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Principe de Contradiction Lukasiewicz

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Pouivet critique du principe de contradiction par lukasiewicz

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    Lukasiewicz: de l'aristotlisme autrichien l'aristotlisme polonais Roger PouivetPhilosophiques, vol. 26, n 2, 1999, p. 263-277.

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  • PHILOSOPHIQUES 26/2 Automne 1999, p. 263-277

    Lukasiewicz : de laristotlisme autrichien laristotlisme polonais

    ROGER POUIVETUniversit de Rennes [email protected]

    PHILOSOPHIQUES 26/2 Automne 1999, p. Philosophiques / Automne 1999

    RSUM. En 1910, Jan Lukasiewicz publiait Du principe de contradiction chezAristote. Dans cet article, on explique les points principaux du livre de Luka-siewicz. Ce dernier affirme quAristote na pas russi dans sa tentative pour jus-tifier le principe de contradiction. En fait, ce principe est moins logiquequthique, selon Lukasiewicz, et cela explique bien des difficults poses par lathorie dAristote. On discute galement de la faon dont Lukasiewicz utilise lanotion d objets contradictoires , emprunte la Thorie des Objets deMeinong ; on montre que Lukasiewicz se situe dans le cadre dune version bren-tanienne de laristotlisme. Certaines connexions entre Lukasiewicz et la con-ception wittgensteinienne de la ncessit ou le conservatisme logique de Quinesont indiques. Le but de mon article est essentiellement dencourager une lec-ture attentive du livre qui na pas reu lattention quil mrite parce quil a tcrit lorigine en polonais. Souvent, les philosophes croient connatre son con-tenu travers le rsum que Lukasiewicz crivit en allemand en 1910, et qui a ttraduit en anglais. Mais, en fait, il y a bien des choses importantes dans le livrequi napparaissent nullement dans le rsum.

    ABSTRACT. In 1910, Jan Lukasiewicz published On the Principle of Contradic-tion in Aristotle. In the present paper, I explain the main points in Lukasiewiczsbook. Lukasiewicz claims that Aristotle was not successful in his attempt to jus-tify the principle of contradiction. In fact, this principle is less logical than ethi-cal, according to Lukasiewicz ; and this accounts for many of Aristotlesdifficulties. Lukasiewiczs use of the notion of contradictory objects, takenfrom Meinongs Theory of Objects, is also discussed, and Lukasiewicz is shownto be situated within the Brentanian form of Aristotelism. I also indicate someconnections between Lukasiewicz and Wittgenstein on necessity, and betweenLukasiewicz and Quine on logical conservatism. The goal of the present paperis principally to encourage an attentive reading of a book that has not receivedthe consideration it deserves because it was initially written in Polish. Often, phi-losophers believe that they grasp the content of the book through the briefabstract which Lukasiewicz wrote in German in 1910, and which has been trans-lated into English ; but in fact there is much of importance which the abstractdoes not cover

    1. Aristotlisme autrichien et aristotlisme polonais

    Linterlocuteur privilgi des philosophes autrichiens du dix-neuvime sicleet du dbut du vingtime sicle a t Aristote. On peut ainsi parlerd aristotlisme autrichien . Dans cet essai, on commencera par dfinirsuccinctement trois attitudes gnrales lgard de la philosophie dAristote,puisque lune delles est justement caractristique de laristotlisme autri-

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    chien1. Puis on insistera sur limportance du livre de Lukasiewicz Du prin-cipe de contradiction chez Aristote (1910)2, un livre qui est, mon sens, quel-que peu sous-estim. Il est pourtant fondamental dans le passage dunaristotlisme autrichien un aristotlisme polonais.

    Toute cette tude relve dun intrt plus large pour les figures de laris-totlisme.3 Laristotlisme polonais, de Twardowski Kotarbinski, en pas-sant par Lukasiewicz, tout en se situant coup sr dans la ligne de laris-totlisme autrichien, fait pendant laristotlisme britannique tel quil semanifeste aujourdhui chez Geach, Anscombe, Kenny ou Wiggins. On verraaussi que certaines remarques de Wittgenstein, dans lesquelles les aristotli-ciens et thomistes britanniques ont reconnu les penses du Stagirite et delAquinate, sont anticipes par Lukasiewicz dans son livre de 1910.

    2. Trois attitudes lgard dAristote

    La philosophie moderne est anti-aristotlicienne en ce quelle est post-cart-sienne. Avec Descartes est apparue la thse selon laquelle lide, commereprsentation, sinterpose entre moi et le monde. Tout le problme mta-physique devient celui de savoir comment lide peut reprsenter correcte-ment le monde et ce qui peut justifier4 la confiance que nous avons dans nosreprsentations. Aristote na pas grand-chose dire sur ce point, puisque

    1. Voir Smith, 1994, chap. 10, 6. Le ralisme autrichien peut tre caractris de lafaon suivante :

    a) Le monde existe indpendamment de nous.b) Il existe des structures dterminantes relles des choses (natures, lois), instanciesdans le monde.c) Notre exprience des choses suppose la fois un aspect singulier et un aspectuniversel ou gnral.d) Notre connaissance est faillible et il ny a pas de mode spcial et absolu de connais-sance, mme concernant laspect universel de notre connaissance.e) Cependant, nous pouvons savoir, par le sens commun et par la connaissancescientifique, comment est le monde.

    2. Toutes les rfrences de Lukasiewicz sont des rfrences ce livre. Dans la mesure oil nen existe pas de traduction franaise publie, jai donn des rfrences aux chapitres pluttquaux pages de loriginal polonais dont ldition rcente est due Jan Wolenski.

    3. Sujet auquel jai dj consacr un ouvrage : Pouivet, 1997.4. Le problme de la justification de notre connaissance est diffrent de celui de la

    garantie de notre connaissance. Le premier est typiquement issu du scepticisme moderne post-cartsien. On se demande ce qui pourrait justifier une connaissance qui ne lest pas. dfaut decette justification, notre connaissance naurait quune valeur cognitive limite. Le problme dela garantie part du fait de la connaissance, et cherche dcouvrir pourquoi notre connaissanceest garantie par le processus mme par lequel elle se met en place. Justifier, cest supposer quela connaissance est en question et le reste tant que la certitude na pas t constituemtaphysiquement, par une procdure du type de celle quon trouve dans les Mditationsmtaphysiques. Garantir, cest prsenter la mtaphysique de la connaissance comme uneentreprise descriptive (et non pas dabord normative) de lactivit cognitive et des objets duneconnaissance humaine garantie.

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    pour lui le problme mtaphysique consiste sinterroger sur la nature de cequi est, comme lindiquent les premires lignes du livre de la Mtaphysique.La mtaphysique post-cartsienne est une machine de guerre contre un scep-ticisme qui nest jamais pris au srieux dans laristotlisme. La connaissanceest un fait, et sa condition de possibilit na pas tre tablie. La premireattitude possible lgard dAristote dans la philosophie moderne est ainsi lerejet dune mtaphysique qui ne prend pas au srieux le dfi sceptique de lacorrespondance entre nos reprsentations et la ralit. Il est clair que laris-totlisme qui sest dvelopp dans la philosophie autrichienne et chez Luka-siewicz chappe totalement cette attitude. Non pas que largumentairecartsien propos de la reprsentativit des ides soit ignor, mais on nentire pas de consquence idaliste.

    Lautre attitude lgard de laristotlisme, cest lanti-modernisme. Lascolastique cartsienne qui sest dveloppe aux XVIIe et XVIIIe sicles nepeut pas vraiment contrecarrer les effets anti-religieux du scepticisme que lamtaphysique idaliste tait suppose combattre. La mtaphysique moderne,en tant quidalisme et comme machine de guerre contre le scepticisme, si ellechoue, promeut cela mme quelle combat. Inquite dun scepticisme quiconduit lagnosticisme ou un christianisme personnel refusant lautoritecclsiale (et rejeton spiritualiste du kantisme5), la hirarchie de lglisecatholique ragit en affirmant un thomisme strict. Lencyclique AeterniPatris de Lon XIII, le 4 aot 1879, encourage le renouveau de laristotlisme travers le thomisme. Sans entrer dans le dtail de la querelle moderniste, ilapparat hlas que le caractre ractif de laristotlisme nothomiste auraplutt nui laristotlisme que le contraire.

    Il y a cependant une troisime attitude possible lgard dAristote etde laristotlisme chrtien en gnral. Cest lattitude des thomistes britanni-ques, mais cest aussi celle de Brentano, dans ses travaux sur la mtaphysiqueet la psychologie dAristote6. Aristote ny est pas un simple repoussoir per-mettant de se dmarquer dune mtaphysique raliste et dune philosophie delesprit non dualiste toutes deux parfaitement naves, cest linterlocuteurphilosophique de base. Aristote nest pas une tape dpasse de lHistoire delEsprit, cest un contemporain.

    Au tout dbut de sa carrire, Lukasiewicz crivait dans un article con-sacr au concept de cause : Ni Kant ni Hume ne savait ce quest la mta-physique [...]. Les combats de Hume et de Kant contre la mtaphysiquentaient pas de vritables combats ; leurs traits nindiquent pas quils aientjamais examin ce que disait Aristote. 7 Ce passage peut tre compris dedeux faons. (a) Lattaque contre la mtaphysique aristotlicienne par desphilosophes reprsentatifs de la pense moderne, comme Hume et Kant,

    5. Voir Colin, 1997.6. Voir pour une prsentation Smith, 1994.7. Cit par Skolimowski, 1967, p. 58.

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    nest pas victorieuse parce quelle ne porte pas contre ce quest vraiment cettemtaphysique. (b) Lattaque contre la mtaphysique aristotlicienne doit sefaire sur dautres bases que celles des philosophies de Hume et de Kant. Il estvraisemblable que ce passage ait les deux significations. Lukasiewicz ne con-oit pas le respect philosophique pour les auteurs philosophiques autrementque sur le mode de la critique constructive, linstar de Brentano. Ds lors,prendre au srieux Aristote, cest juger de la russite de ses projets philoso-phiques laune des exigences dAristote lui-mme. Cest aussi tenter dam-liorer le modle lgu, den rsoudre les difficults ou den montrer lesimpasses.

    Cette attitude dun aristotlisme constructif (plutt que ractif) aurat celle de Brentano, de Lukasiewicz, mais aussi entre les deux guerres duCercle de Cracovie. Des philosophes comme Salamucha ou Bochenski, pr-tres catholiques, dveloppent un aristotlisme qui use des instruments nou-veaux de la logique moderne.8 Ils ne voient pas en celle-ci lennemi de lalogique aristotlicienne, mais son renouveau, aprs les errements idalistes,et tout particulirement les prtentions de la dialectique hglienne. Selon B.Smith,

    Brentano a dvelopp une conception de la science et de la connaissance quiincorpore la fois des aspects de la philosophie cartsienne et de la philosophieempiriste britannique. Le contexte gnral de tous les crits de Brentano estcependant la psychologie dAristote, avec lontologie de la substance matrielleet immatrielle qui va avec.9

    Laristotlisme polonais est plus radical encore. Lanti-psychologismede Lukasiewicz est tel que les aspects du mentalisme cartsien quon trouvaitencore chez Brentano disparaissent. Lukasiewicz ne fait aucun cas de lidecartsienne selon laquelle la mtaphysique consiste fondamentalement exa-miner des contenus mentaux et valuer leur valeur fondationnelle pour laconnaissance. Cest lvidence une ide totalement trangre laristot-lisme. En revanche, cette ide, qui joue encore un rle fondamental chezBrentano, sera dveloppe par Husserl, malgr lanti-psychologisme pro-clam, en partie contre Brentano justement. Cette mme ide se retrouvedans les diffrents courants phnomnologiques, avec une teneur variable enmentalisme et en idalisme (trs faible chez Ingarden, extrmement forte

    8. Pour Wolenski, 1989, de nombreux philosophes de lcole de Lvov-Varsovientaient pas seulement des catholiques romains, mais aussi bien des philosophes catholiques (p. 16-17). Le Cercle de Cracovie comprenait aussi deux lacs, Drewnowski, un ancien lve deKotarbinski, et Sobicinski, qui tait lassistant de Lesniewski. Lors de leur premire runion (en1936, lors du Troisime Congrs de Philosophie Cracovie), Lukasiewicz fit la premireconfrence (voir une version tendue de ce texte dans Lukasiewicz, 1970, In Defense ofLogistic ). Sur le Cercle de Cracovie, voir Bochenski, 1990, p. 19-21, et Puciato, 1993. Lestravaux de ce Cercle constituent un moment important, et trop mconnu, du thomisme au XXe

    sicle.9. Smith, 1994, p. 35.

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    chez certains phnomnologues franais). Lukasiewicz renoue quant luiavec un aristotlisme radical dans lequel lanalyse philosophique porte surles objets de la connaissance et non pas sur les modes de la connaissance. Ily a ainsi chez les Polonais, avec Lukasiewicz, mais aussi avec Kotarbinski,une descendance non phnomnologique de Brentano.

    3. Lukasiewicz est-il un crypto-idaliste?

    En 1910, Lukasiewicz publie son premier livre, Du principe de contradictionchez Aristote. Il en propose une sorte de rsum dans un article publi en alle-mand par le Bulletin international de lAcadmie des sciences de Cracovie. Ilsera traduit en anglais en 1971 dans la Review of Metaphysics (95). Du livrede 1910, il existe une traduction trs rcente en allemand. Une traductionencore plus rcente en franais est encore indite. Il reste que pendant trslongtemps, ceux qui ne pouvaient le lire en polonais ne connaissaient le con-tenu du livre que par son rsum, vrai dire assez brutal. Ds lors, on trouvedeux types de considrations lgard de louvrage. Dans le premier,louvrage est cit comme anticipant les proccupations futures de Luka-siewicz, aussi bien concernant la logique trivalente que la question des rap-ports entre dterminisme et libert autour de la question des futurscontingents. Louvrage est plus mentionn et salu quexamin dans le dtail.En revanche, dans le deuxime type de considrations, louvrage est critiqu.Cest ainsi que Lukasiewicz est prsent, par les traducteurs franais dursum, comme faisant siennes les thses des Sophistes10, et comme reprsen-tant le mode de pense logico-scientiste auquel sest oppos Heidegger11.Selon cette interprtation, Lukasiewicz naurait peu prs rien compris ceque cherchait faire Aristote dans le livre . Il naurait pas saisi que le prin-cipe de contradiction [est] inscrit davance dans la constitution du sens,[qu]il est comme le transcendantal de tout acte de parole, inscrit au curmme de la langue 12. Curieusement, Lukasiewicz est prsent commedfendant une doctrine suppose dinspiration cartsienne selon laquelle leprincipe de la logique symbolique moderne consisterait dans un performatifpar lequel le moi dsignerait comme vraies certaines propositions.

    Cette dernire thse peut pourtant difficilement tre attribue un phi-losophe archiraliste, et dont lanti-psychologisme a presque t obsession-nel. Ce que dit Lukasiewicz dans le passage incrimin du rsum ( 10) ne

    10. Cassin et Narcy, 1991, p. 9.11. Cassin, 1989, p.12. Cette interprtation est particulirement discutable puisque

    Lukasiewicz a toujours dfendu le principe dune indpendance de la logique et de laphilosophie. Un systme de logique est un instrument intellectuel sans rapport direct avec laralit ; il peut tre utile ou pas pour la rflexion mtaphysique, mais en aucun cas il ne constitueun critre de correction philosophique. Cet aspect est trs bien expliqu par F. Caujolle, 1970,p. 50-51.

    12. Cassin et Narcy, 1991, p. 11.

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    vaut que pour des jugements a priori et ne peut tre interprt en termesdune thorie gnrale de la vrit. Il sagit en fait dune thorie de la dfini-tion. Si quelquun dit Jentends par cercle une courbe , par le seul fait dele dire, il dtermine cela mme dont il parle13. Mme si Lukasiewicz ne le pr-cise pas, ce serait exactement la mme chose si je disais que jentends parlicorne une bte ressemblant un cheval, mais qui a une unique corne. Unetelle dfinition peut savrer parfaitement inutile. Cest le cas, si rien ne cor-respond dans la ralit ce dont je parle, et si nous ne sommes pas dans unefiction.

    Par ailleurs, la conception de la vrit dfendue par Lukasiewicz sesitue dans la ligne de celle de Twardowski14, cest--dire dans la ligne dunethorie correspondantiste tout fait aristotlicienne, comme peut sen con-vaincre la lecture du chapitre XVII du livre de Lukasiewicz. Dire alors,comme les traducteurs franais du rsum, que cela place curieusementtout ldifice de la logique symbolique dans la dpendance du sujet non dusujet transcendantal, mais du sujet actuel 15, parat vraiment discutable.

    Toute cette interprtation ngative des thses de Lukasiewicz est par-tiellement due au fait de juger de ce que dit un philosophe dans un livre trsdense de 120 pages par lesquisse dune vingtaine de pages quil en a propo-se seule fin de faire lire le livre. Lesquisse consiste mme trs largement encitations en grec dAristote et dans leurs traductions allemandes. Cette inter-prtation souffre galement du manque de considration pour lancrageautrichien et polonais de Lukasiewicz dont il a t question dans le 2.Enfin, cette interprtation sous-estime beaucoup limportance du fait quelorsque Lukasiewicz rdige le livre de 1910, il conoit encore lapport de lalogique lanalyse philosophique comme une garantie de rigueur et de clart,tout comme Bolzano ou Brentano. Il na pas encore accord au calcul pro-positionnel limportance quil lui donnera partir de 1913, et qui le conduiraalors, et alors seulement, faire de la logique un instrument de critique desfaux problmes philosophiques, une attitude philosophique quon retrou-vera aussi chez le Wittgenstein du Tractatus.16 En 1910, Lukasiewicz fait dela philosophie scientifique , comme disent les Polonais, ou ana-lytique , comme disent les Anglo-Saxons. Cest seulement partir de 1926,alors quil nenseigne plus que la logique mathmatique, que saccentue cemode de pense pour lequel la logique est effectivement la pierre de toucheultime. En 1910, Lukasiewicz ne dit rien de plus que ce que disent Aristoteou le philosophe analytique typique daujourdhui : la logique constitue

    13. Lukasiewicz, 1910a, chap. VIII14. Voir Smith, 1994, chap. 6, 2.15. Cassin et Narcy, 1991, p. 1116. cet gard, les affinits de Lukasiewicz avec les membres du Cercle de Cracovie, des

    thistes convaincus et militants, invalident compltement lide dun Lukasiewicz positiviste, aumoins dans une acception courante du terme. Dans le Cercle de Cracovie, la logique est mise auservice de la mtaphysique et de la thologie, et ne joue nullement contre elles.

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    lorganon de la philosophie, ce grce quoi on peut esprer parvenir desrsultats fiables. Comment peut-on reprocher Lukasiewicz de navoir pascompris Aristote alors mme quil est, en 1910, dun aristotlisme de stricteobdience, mme sil nest pas confit de dvotion lgard du Stagirite? Sur-tout, comment peut-on le lui reprocher au nom dun (suppos) principetranscendantal inscrit dans la langue et quAristote aurait mis en vidence?Cela signifierait quAristote ne serait pas raliste, quil soutiendrait une sortedidalisme linguistique ce qui parat tout de mme assez peu probable...

    4. Le principe de contradiction comme principe thique

    Pour Lukasiewicz, lhistoire du principe de contradiction connat troismoments. Dabord, le combat dAristote contre les Sophistes, puis la contes-tation hglienne, et enfin lexamen actuel, en 1910, de la possibilit dune logique non aristotlicienne 17, cest--dire omettant le principe de con-tradiction. Si le troisime moment est ncessaire, cest que le deuxime taitun faux-semblant. Hegel ragissait la thse kantienne selon laquelle lamtaphysique verse invitablement dans des antinomies et senferre ainsidans des contradictions18. Hegel reconnut lexistence relle des contradic-tions en y voyant un lment de vie et mouvement 19. Mais chez Hegel, lacontestation du principe de contradiction est purement verbale 20 ; elle nesappuie sur aucun travail srieux dexamen du principe lui-mme. Ainsi, ilfaut reprendre le travail entrepris par Aristote dans la Mtaphysique. Lersultat sera ltablissement du principe de contradiction, alors mmequAristote pensait cela impossible21. Ds lors, ltablissement du principeindiquera sa vraie nature.

    Lukasiewicz dit alors ce que Wittgenstein dira plus tard propos de lancessit : le principe de contradiction est comme un roc au-del duquel nousne pouvons plus creuser. Certes, on peut toujours construire des systmesformels qui lomettent. Lukasiewicz ajoute mme que Dieu pourrait se passerde ce principe22. Mais nous, humains, ne pouvons pas nous en passer. Noussommes ainsi faits. Lhomme est non seulement faillible, mais menteur. Dslors, pour dceler lerreur et le mensonge, nous devons accepter le principe decontradiction. Seule la contradiction permet en effet de les rvler. Mais silnexistait ni erreur ni mensonge dceler, rencontrer une contradiction nedevrait conduire qu laccepter sans mal. Autrement dit, il ny a pas de rai-son logique ni ontologique lacceptation du principe de contradiction, maisune raison qui concerne la nature humaine elle-mme. On aurait donc tort de

    17. Lukasiewicz, 1910a, chap. XVI.18. Ibid., introduction.19. Ibid., introduction.20. Ibid., introduction.21. Mt., , 6, 1011a 12.22. Lukasiewicz, 1910a, chap. XX.

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    penser que, dans le texte de 1910, Lukasiewicz conteste la validit du prin-cipe de contradiction. On aurait galement tort de penser que la validit duprincipe de contradiction, parce quelle est pratique et thique 23 nauraitds lors aucune objectivit, quelle dtruit la ncessit ternelle et objec-tive 24 dont Aristote aurait par le principe. Que la ncessit du principe decontradiction ne soit ni logique (il ny en a pas de preuve logique), ni onto-logique (la notion dobjets contradictoires nest pas absurde), ne change rien cette ncessit. Que ce principe soit li une caractristique de la naturehumaine, la faillibilit, ne le rend pas moins srieux. Mme si Lukasiewicz nesexprime nullement de cette faon, on pourrait considrer quil y a unencessit anthropologique qui a trait notre nature propre, et dont le prin-cipe de contradiction relve.

    Lukasiewicz propose une exprience de pense tout fait similaire celles auxquelles le second Wittgenstein nous a accoutums25, celle dune viesociale sans le principe de contradiction.

    Quelquun est injustement accus du meurtre dun ami. De faux tmoins,dposant sous serment, dclarent avoir vu laccus le jour du crime au domicilede sa victime, avoir suivi de loin le droulement de la dispute pour, enfin, sevoir obligs dassister la triste scne finale sans pouvoir venir temps ausecours de la victime. Laccus proteste de son innocence, sen rapporte sa vieirrprochable, son caractre calme et conciliant, lamiti de longues annesqui le liait avec le dfunt ; enfin il cite toute une liste de tmoins dignes deconfiance qui, dune faon unanime et irrfutable, tablissent son alibi. Mais quoi tout cela lui servira-t-il? Il ne peut que justifier son propre propos selonlequel il na pas tu lami. Cependant, si le principe de contradiction nexistepas, la vrit de ce jugement nexclut pas la vrit du jugement contradictoireselon lequel il la tu. Aussi, ne disposant daucun moyen de rfuter un fauxtmoignage de gens indignes, le juge doit-il admettre que sans tuer son ami,laccus la quand mme tu, la suite de quoi une condamnation estprononce.26

    La contradiction, tant quon en reste dans les sciences formelles, la logi-que ou les mathmatiques, nest en rien un mal. Un paradoxe logique,comme celui de Russell par exemple, doit tre reconnu et accept. Reconna-tre lexistence dune contradiction est alors un progrs scientifique. Ce sontles sciences empiriques et la vie quotidienne qui ne peuvent tolrer lomissiondu principe de contradiction. Pour Lukasiewicz, cest la raison pour laquelle,en labsence mme de toute preuve au sens strict, Aristote lve le principe de

    23. Ibid., chap. XX.24. Cassin et Narcy, 1991, p. 9.25. Il dit aussi : La fiction est le moyen scientifique le plus appropri pour illustrer

    limportance des lois, des causes ou des proprits des objets analyss, puisquelle permet, parexemple, dabolir certaines lois gouvernant tel ou tel ensemble de phnomnes (Lukasiewicz,1910a, chap. XVI).

    26. Lukasiewicz, 1910a, chap. XX.

  • Lukasiewicz 271

    contradiction au rang de dogme. Les Sophistes ridiculisaient la science danslopinion publique et jetaient la confusion dans les esprits. Le principe decontradiction nest en rien un principe dont la valeur serait logique ou onto-logique, et encore moins un transcendantal du sens, cest un principe thique.

    5. Ontologie, logique et psychologie

    Ce qui est le mieux connu dans Du principe de contradiction chez Aristote,cest la distinction entre trois principes de contradiction partir du texte dela Mtaphysique27 :

    principe ontologique : Aucun objet ne peut en mme temps pos-sder et ne pas possder une mme proprit ;

    principe logique : Deux jugements dont lun attribue lobjet just-ement cette proprit que lautre lui refuse, ne peuvent tre vrais en mmetemps ;

    principe psychologique : Deux convictions auxquelles correspon-dent des jugements contradictoires ne peuvent pas exister ensemble dans lemme esprit.

    Sil sagit bien de trois principes diffrents, cest quils portent sur desobjets diffrents : les objets du monde, les jugements, les convictions. Ils nesont pas synonymes, mais quivalents. Les deux premiers le sont du faitdune correspondance entre ltre et les jugements vrais28. Selon Lukasiewicz,Aristote ne tente pas de prouver les principes ontologique et logique ; il essaiesimplement de prouver le principe psychologique en partant des deux autressur le mode suivant :

    Si deux convictions auxquelles correspondent des jugements contradictoiresexistaient dans le mme esprit, cet esprit possderait ensemble des propritscontraires. Selon le principe logique de contradiction, aucun objet ne peutpossder ensemble de proprits contraires. Ds lors, deux convictionsauxquelles correspondent des jugements contradictoires ne peuvent pas existerensemble dans le mme esprit.29

    Cela suppose que les convictions soient des proprits de lesprit danslequel elles existent. Cela suppose aussi une relation de contrarit entre laconviction la plus vraie et la conviction la plus fausse. Pour Lukasiewicz, onaura alors des diffrences graduelles entre la vrit et la fausset. Mais pourquil y ait des degrs de vrit, il faudrait quil y ait des degrs dinhrence desproprits aux objets qui les possdent. dfaut de cela, comment y aurait-il des convictions contraires situes de chaque ct dune relation de contra-rit? Cette difficult est due la confusion entre logique et psychologie,cest--dire la thse selon laquelle jugements et convictions entretiennent

    27. Ibid., chap. I.28. Mt., , 7, 1011b 26-27.29. Lukasiewicz, 1910a, chap. III, i.f.

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    les mmes relations. En gnral, on pense en ce cas au psychologisme. Maisici Lukasiewicz en a plutt contre le logicisme en psychologie, cest--dire lathse selon laquelle ce qui vaut pour les jugements, objectifs, vaut pour lesconvictions, subjectives. (Daprs Lukasiewicz, Meinong nest pas sans fairela mme erreur.) Finalement, le principe psychologique de contradictionnest nullement prouv, parce quil dpend de lexprience. En sa faveur, ilnest pas possible daller plus loin quune supposition inductive.

    Lukasiewicz montre ensuite30 quon aurait tort de considrer le prin-cipe didentit comme une formulation positive du principe de contradiction.Dune faon gnrale, les trois principes didentit, de contradiction et dedouble ngation ne sont pas synonymes, mme sils peuvent tre considrscomme logiquement quivalents. Par exemple, si le principe de contradictionpeut prendre systmatiquement la forme dun nonc conditionnel concer-nant un objet O ( Si O est un objet, alors O ne peut pas possder P et ne paspossder P ), lintroduction de la notion dobjet dans la formulation duprincipe didentit ne permet dobtenir quun cas particulier du principe ( SiO est un objet, alors O est un objet/O ne peut pas ne pas tre un objet ). Pest nimporte quelle proprit dun objet quelconque, alors que dans le cas delidentit on a restreint le principe la notion dobjet.

    Lukasiewicz examine aussi la preuve lenctique et la preuve par rfu-tation. La Mtaphysique nest pas pour Lukasiewicz lobjet dun commen-taire, mais dune discussion critique et dune valuation de largumentationqui ne sembarrasse pas dune interprtation historique. La question est desavoir si Aristote russit faire ce quil dit quil fait, cest--dire prouver leprincipe de contradiction. La rponse de Lukasiewicz est non. Autrement dit,il traite Aristote comme Aristote traitait ses prdcesseurs et ses contempo-rains. En cela, Lukasiewicz anticipe le rapport aux textes philosophiquescanoniques quon trouve dans le livre de Russell sur Leibniz et quonretrouve dans la faon dont Strawson ou Bennett ont lu Kant ou Spinoza, oucelle dont Kenny a lu Descartes et saint Thomas.

    Prenons ainsi lexemple du chapitre X. Lukasiewicz discute le texte deMtaphysique, , 4, 1006b 28-34. Quand on prononce le mot homme ,on entend par ce terme ceci ou cela. Aristote prcise : Si le mot homme etle mot non homme ne signifient pas des choses diffrentes, il est clair quentre pas un homme a la mme signification qutre un homme, et que rci-proquement tre homme se confond avec ntre pas homme.

    Le raisonnement dAristote serait le suivant :

    1) Jentends par O quelque chose qui est P.2) O doit donc tre P.3) O ne peut pas ne pas tre P.4) O ne peut pas la fois tre P et ne pas tre P.

    30. Ibid., chap. VII.

  • Lukasiewicz 273

    La prmisse (3) est en fait le principe de double ngation. Si selon (2)O doit tre P, alors O ne peut pas ne pas tre P. Autrement dit :

    Sil est ncessaire que O soit P, alors il est ncessaire que O ne soit pasnon P.

    Or, le principe de double ngation nimplique pas le principe de con-tradiction, contrairement ce que suggre Aristote. Les objets contradictoi-res, comme cercle carr, ne peuvent tre considrs comme de simplesassociations de sons sans signification, comme abracadabra. Jusqu Her-mite et Lindemann, au XIXe sicle, on a essay de construire le carr dont lasurface galerait celle dun cercle de rayon 1. On le sait maintenant, ce carrest un objet contradictoire, puisquil doit avoir des cts quil est impossibledexprimer par un nombre algbrique. Il nen est pas moins un objet, ditLukasiewicz. Le principe de double ngation sapplique ce carr. Si cest uncarr, il doit avoir des cts exprimables par un nombre algbrique, et doncil ne peut pas ne pas avoir des cts exprimables par un nombre algbrique.Le principe de double ngation sapplique, mais le carr en question, en tantquobjet, a et na pas la proprit que ses cts soient exprimables par unnombre algbrique. Autrement dit, le principe de double ngation nimpli-que pas le principe de contradiction. Ds lors (1)-(3) nimplique pas (4).Lukasiewicz prcise quon pourrait contester la notion mme dobjet contra-dictoire, cest--dire lide quil sagisse dobjet proprement parler. Maisalors il faudrait une affirmation plus forte que celle quentend faire Aristotedans le passage incrimin. Il faudrait une affirmation ontologique, et pas seu-lement une infrence qui prtend acculer le contradicteur accepter celamme quil prtend rejeter, selon le principe dune preuve lenctique.

    On a l un exemple de la dmarche de Lukasiewicz. Ce qui fait toutlintrt du livre, ce sont ces discussions dtailles, justement parce quellesprennent au srieux les arguments dAristote en les discutant.

    6. Ontologie de la substance, objets constructionnels et reconstructionnels

    Le livre de 1910 peut tre considr comme anticipant largement ce quonpeut appeler la mtaphysique analytique, cest--dire lusage dune instru-mentation logique pour analyser les thses mtaphysiques ce quoi la lec-ture de Strawson, Quine, Chisholm ou Armstrong nous a accoutums.

    Ainsi, dans le chapitre XI, Lukasiewicz insiste sur le lien troit entre leprincipe de contradiction et lontologie aristotlicienne de la substance. PourAristote, les mots nont de sens que sils dsignent quelque chose qui, dansson essence, est singulier31. Le principe de contradiction reposerait ainsi fina-lement sur limpossibilit pour une chose dtre ce quelle est et la fois dene pas ltre. La consquence serait que ce principe ne vaudrait finalement

    31. Mt., , 1006a 31-34 ; 1006b 7-9.

  • 274 Philosophiques / Automne 1999

    pas pour les proprits accidentelles. En cela, le principe de contradiction estun lment dans sa polmique contre les Mgariques, qui ne reconnaissentpas la diffrence entre substance et accident, mais galement contre Protago-ras. Pour rfuter la thse selon laquelle tout est la fois vrai et faux, Aristotepropose la distinction entre actualit et potentialit : Si une mme chosepeut tout la fois tre et ntre pas, ce nest pas du moins dans le mme sens.En puissance, une mme chose peut tre les deux contraires, mais en absolueralit, elle ne le peut pas.32 Selon Lukasiewicz, le principe de contradictionne concernerait alors que les tres actuels et non les tres en tant quepotentiels33. Aristote semble mme dire que les objets de la perception sontdes tres potentiels34. Dans la mesure o ils disent quil ny a que des objetsde perception, les Sensualistes ont raison de ne pas admettre le principe decontradiction. Simplement, ils ont tort de croire quil nexiste que des objetsde perception, et pas des substances. Lunivocit des termes suppose des con-cepts des choses ; les concepts des choses supposent une nature propre deschoses qui sont dans lextension des concepts que les termes expriment.Lukasiewicz en conclut que force est de constater que le principe de con-tradiction chez Aristote est non seulement un principe ontologique, maisquil revt galement un sens mtaphysique 35. Tout le problme est quereste obscur le lien exact entre la thorie aristotlicienne de la prdicationsingulire vraie, qui est au cur de sa mtaphysique, et le principe de con-tradiction.36

    Lukasiewicz montre galement que le principe du syllogisme et le rai-sonnement syllogistique seraient valables, mme si le principe de contradic-tion tait erron 37. Par exemple, le syllogisme suivant est parfaitementvalide :

    B est A (et nest pas en mme temps non A)

    C est et nest pas B

    C est A (et nest pas en mme temps non A)

    Lukasiewicz signale quAristote savait cela38. Il aurait donc pu en con-clure quune communaut dans laquelle les ngations seraient systmatique-ment vraies pourrait ainsi noter des faits dexprience, raisonner induc-tivement et dductivement, et agir efficacement partir de tels raisonne-ments. Il existe un monde possible, celui dune logique non aristotli-

    32. Mt., , 5, 1008b.33. Lukasiewicz, 1910a, chap. XIV.34. En 1010a 1-5.35. Lukasiewicz, 1910a, chap. XIV.36. Voir Anscombe, 1961, p. 41-46, pour une analyse serre de ce point.37. Lukasiewicz, 1910a, chap. XV.38. Seconds Analytiques, I, 11, 77a 10-22.

  • Lukasiewicz 275

    cienne le Monde des Non-A si lon prfre dans lequel le principe decontradiction ne vaut pas. Pour autant que les tres qui y vivent ne fassentpas derreur et ne mentent pas, ils y vivent fort bien. Mais certes, cest unmonde danges plus que dtres humains.

    Pour pouvoir tirer le principe de contradiction dune ontologie de lasubstance, encore faut-il limiter la notion dobjet aux objets non contradic-toires. Lukasiewicz est ainsi conduit dans le chapitre XVIII de son livre dvelopper une ontologie des objets contradictoires. Il part de la distinctionmeinongienne il a suivi les cours de Meinong Graz en 1909 entreobjets complets, qui sont les objets concrets, et objets incomplets, qui sont lesobjets abstraits. Parmi les objets incomplets, il y a des objets reconstruction-nels, cest--dire des objets incomplets mais qui deviennent concrets par uncomplment adquat. Ce sont les objets des notions empiriques, commehomme, plante, cristal, rayon, etc. Il y a aussi des objets constructionnels. Ilsne peuvent tre complts et transforms en objets concrets. Ils ne dpendentpas de lexprience. On les trouve dans les domaines de la logique et desmathmatiques. Ces objets ne peuvent pas moins en jouer un rle thoriqueet pratique. Dans la mesure o nous tenons au principe de contradiction,nous les construisons de faon quils ne soient pas contradictoires. Celanempche pas que de telles contradictions apparaissent, malgr nous. Cestle cas pour le plus grand nombre premier . Nous navons finalementaucune garantie quil existe des objets constructionnels non contradictoires.La construction des objets constructionnels est libre, mais les relations quilsentretiennent une fois construits sont indpendantes de nous, et peuvent pro-voquer des contradictions. Lexemple le plus fameux est celui du rapportentre la suite infinie des nombres entiers et la suite infinie des nombres pairs.La partie, la suite des nombres pairs, est gale au tout, la suite des nombresentiers. Lukasiewicz cite aussi le transfini et le paradoxe russellien de laclasse de toutes les classes qui ne sont pas membres delles-mmes.

    Peut-il y avoir des objets reconstructionnels contradictoires? Luka-siewicz reconnat aisment que nous sommes tents de penser que non. Pour-tant, il propose encore cette exprience de pense :

    Imaginons une coupe en travers du monde entier des phnomnes unmoment du temps. Il ny aurait plus aucun changement, le temps nexisteraitplus la surface fige de cette coupe, et la flche [du temps] se trouverait figeen un endroit. Mais pouvons-nous savoir si, effectivement, elle se situeraitseulement en un endroit? Or, tant quelle se dplaait, elle changeait constam-ment sa position dans lespace et chaque moment du temps continu, elle setrouvait dans plusieurs endroits. Pourquoi donc ne pourrait-elle pas tre dansau moins deux endroits diffrents un moment discontinu, cest--dire la foisse trouver dans un endroit et ne pas sy trouver? Comment savoir si unecontradiction semblable ne serait pas contenue dans chaque objet subissant unchangement quelconque? Et puisque tout change constamment et toutscoule, il se pourrait que le monde sensoriel contienne de nombreusescontradictions rvles par une telle coupe.

  • 276 Philosophiques / Automne 1999

    La contradiction, si elle concerne un moment discontinu auquel nousnavons pas accs, est la fois relle et indcelable pour des tres humains.Il pourrait y avoir des objets concrets contradictoires, mme sil est impossi-ble de prouver que de tels objets existent bien, et mme si rien dans notreexprience ne conduit indubitablement le penser.

    7. Rvision minimale

    Lukasiewicz a soumis le livre de la Mtaphysique dAristote une critiqueradicale. La conclusion en est quil est fort possible que le principe de con-tradiction ne puisse au sens strict tre prouv. En cela, Lukasiewicz saccordeavec une conception quon trouvera chez Wittgenstein : convention et nces-sit ne sont pas du tout contradictoires. Il se pourrait que le principe de con-tradiction ne puisse tre prouv, sans pour autant quil ne nous soit pasncessaire de le respecter. Il anticipe aussi la thse quinenne selon laquellecertains principes fondamentaux de la logique pourraient tre contests,mme si nous ferons toujours tout pour viter leur rejet. Le cot cognitif duntel rejet serait beaucoup plus grand que tout effort de conservation du prin-cipe contest39 : Mme si nous nous retrouvions un jour face une contra-diction relle, bien videmment, sans le savoir, il y aurait toujours desmoyens pour lliminer. 40 On interprterait lexprience de faon tellequune rvision minimale, excluant surtout le principe de contradiction,rsoudrait le problme. Si nous trouvons un objet concret contradictoire,nous pouvons toujours dire quil sagit en fait de deux objets.

    Lukasiewicz constate ainsi que ce qui nous est ncessaire pourrait biencependant ntre pas une loi de ltre. Nous ne pouvons connatre a priori leslois divines, prcise-t-il41. Le principe de contradiction, plus quune loi abso-lue et indiscutable simposant toutes choses, ne constitue quune contre-partie pistmique dune nature humaine faillible. Il parat alors clair que lacritique laquelle Aristote est soumis relve, typiquement, de laristotlismechrtien. Ce que Lukasiewicz dit, cest que la nature humaine est aussi celledun tre limit, dune crature.

    Ce nest pas parce que nous ne pouvons pas, nous, cratures, nous pas-ser du principe de contradiction quil faut lui accorder le statut dun principeabsolu, le statut dune vrit ternelle simposant Dieu lui-mme.

    Bydgoszcz, aot 1997 Saint-Laurent, janvier 1998

    39. Par exemple, Quine et Ullian, 1970, pour une prsentation simple de cette thsemajeure de Quine. Voir aussi sur cette question, quand il sagit de logique, Haack, 1996.

    40. Lukasiewicz, 1910a, chap. XIX.41. Ibid., chap. XX.

  • Lukasiewicz 277

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