Préface L'imposture Économique Gaël Giraud

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  • 8/9/2019 Prface L'imposture conomique Gal Giraud

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    Pre face

    par Gael Giraud*

    Pangloss disait quelquefois a ` Candide :Tous les evenements sont enchanes dans le meilleur des mondes possibles ; car enn si vous naviez pas ete chasse dun beau cha teau a ` grands coups de pieddans le derrie`re pour lamour de mademoiselle Cunegonde, si vous naviez pas

    ete mis a ` lInquisition, si vous naviez pas couru lAmerique a ` pied, si vousnaviez pas donne un bon coup depee au baron, si vous naviez pas perdu tous

    vos moutons du bon pays dEldorado, vous ne mangeriez pas ici des cedratsconts et des pistaches.

    Voltaire, Candide .

    Ce livre est une interpellation. Celle dun universitaire economiste qui apostrophe sa communaute et, par-dela ` celle-ci, notre societe tout entiere. Les questions quil nousadresse sont celles que nous nous posons tous : commentse fait-il quesi peu deconomistesaient pu anticiper, meme confusement, une catastrophe majeure comme lekrach nancier de 2008 ? Et quont-ils change dans leur facon dapprehender le monde, suite a ` la crise ?

    Certains dentre nous, economistes, repondront volontiers : la crise des subprimes a ete une surprise absolue , un cygne noir . Certes, nous avons peut-etre manque devigilance, nostra culpa , mais, dans le fond, il etait impossible danticiper linou. Et cestprecisement la raison pour laquelle nous navons a ` peu pres rien modie a ` nos modeleseconomiques. Hormis quelques epsilons par-ci, par-la `, a ` quoi bon bouleverser enprofondeur des representations theoriques dont nous avions toute raison de penser quelles sont les moins mauvaises possibles ? Absolutio .

    * Directeur de recherche au CNRS, membre du Centre deconomie de la Sorbonne, de lEcole deconomiede Paris et du Laboratoire dexcellence REFI (Regulation nancie`re).

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    Pourtant, retorque Steve Keen, certains observateurs, dont lui-meme, avaient anti-cipe le mecanisme pervers qui, du credit a ` la consommation destine aux menagespauvres, a conduit a ` une tempete boursiere et une recession economique commenous nen avions plus connu depuis les annees trente1 . Cest donc qua ` condition dedisposer de la bonne grille danalyse, la venue de ce cygne noir pouvait, au contraire,etre anticipee. Partant de ce constat, Keen remonte a ` la source du proble`me : la theorieeconomique elle-meme.

    Le lecteur de ce livre ne tardera pas a ` decouvrir, sans doute abasourdi, que, dans la plupart des mode`les neoclassiques qui dominent tre`s largement la profession, une crisecomme celle de 2008 est tout simplement impossible . Imagine-t-on des sismologuestravaillant avec des mode`les qui excluent a priori toute forme de tremblement de terre ?Telle est pourtant la situation dans laquelle se trouve actuellement la science econo-mique. Quy a-t-il detonnant, des lors, si, depuis le debut de lexperience de deregu-lation entamee dans les annees 1980, le syste`me nancier international connat, enmoyenne, une crise grave tous les quatre ans ? Sans que, pour autant, la plupart dentrenous, economistes, ne salarment dune telle accumulation de krachs ? En theorie, lesmarches nanciers devraient etre efcients, et ces echecs ne devraient tout simplement jamais advenir... Que dirions-nous si une come`te semblable a ` la come`te de Halley secrasait sur notre sol tous les quatre ans, et que les astrophysiciens continuaient detravailler avec une image du syste`me solaire construite sur le postulat quaucun meteoritene peut jamais heurter notre plane`te ?

    Mieux encore. Dans la plupart des mode`les avec lesquels nous autres, economistes,travaillons, la monnaie nexiste pas, sinon comme unite de compte, a ` la manie`re dunthermometre qui se contente denregistrer la temperature ambiante. Changer la quantitede monnaie en circulation ne devrait pas avoir plus dimportance que de troquer desdegres Celsius contre des Kelvin, et vice versa. Pourtant, toutes les etudes empiriquesmontrent le contraire : loin detre neutre, la monnaie exerce une inuence decisive sur lecycle economique, le chomage, la croissance. Certains dentre nous se defendent alors enafrmant quil sagit dune illusion doptique : a ` condition dattendre sufsammentlongtemps, et si, entre-temps, nos economies ne connaissaient pas de bouleversementssusceptibles de brouiller notre etude, nous verrions que sur la longue duree, la monnaiefonctionne comme une jauge. Rien de plus.

    La longue duree ? Mais quand commence-t-elle ? Qui la jamais observee ? Quelledifference epistemologique entre une telle posture et celle des vieux marxistes quipretendaient avoir decouvert la loi dairain de lhistoire (la baisse tendancielle dutaux de prot) et, devant le dementi, se retranchaient dans leschatologie du Grand Soir ?

    Quand il nest plus celui de quelques individus, inoffensifs parce quisoles, mais detoute une profession universitaire, un tel deni de la realite est grave. Il nous conduit a `deployer les mode`les dun monde qui nest pas le notre : un univers sans monnaie et sanssecteur bancaire, ou` le capital saccumule tout seul sans etre produit par personne et ou` lesecteur productif, parce quil est cense exhiber des rendements dechelle constants, nefait jamais de prot agrege net. Une galaxie imaginaire peuplee de gentlemen dotes dunepuissance de calcul innie, capables danticiper le niveau de tous les prix (et les cygnesnoirs , alors ?) jusqua ` la n des temps, et de jouer sur des marches efcients, depuis

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    toujours a ` lequilibre. Un monde ergodique, lineaire, gaussien et stable, que viennentseulement perturber de temps a ` autre des chocs exoge`nes venus don ne sait ou`, mais qui,en moyenne et sur la longue duree (ca commence quand, au juste ?), nalte`rent pas lesvertus du cosmos.

    Dans un tel monde, le chomage involontaire nexiste pas, sinon sous la forme dunfrottement negligeable et temporaire. Ne souffrons-nous donc pas, en Europe, et depuisquarante ans, dun chomage de masse et de longue duree ? La moitie des jeunes, enEspagne, ne sont-ils pas aujourdhui sans emploi? Cest, pretend la micro-economie delEcole, parce quils preferent prendre des vacances plutot que de travailler. A ` moinsquils ne soient les victimes de lexce`s de rigidite du marche du travail : le Smic, lesprocedures de licenciement...

    Dans un tel monde, si les inegalites de revenu et de capital ont explose, cela ne sauraitprovenir dune malfacon dans le mode de redistribution des richesses car, selon la theorie, la redistribution est demblee, a ` peu de chose pre`s, optimale. Toute tentativeserieuse pour corriger les inegalites conduira, tot ou tard, a ` gripper lhorlogerie ne desmarches. Tel nancier percoit plus dun million deuros par mois, alors quil est moinsqualie quun ingenieur qui, lui, est paye 3 000 euros ? La raison dun tel ecart devraitetre claire : cest parce que la productivite marginale du nancier est 300 fois supe-rieure a ` celle dudit ingenieur. Et 1 000 fois superieure a ` celle de nimporte quelsmicard...

    Dans ce monde-la `, un phenomene comme la deation devient, lui aussi, impossible.Le Japon ne se debat-il pas, pourtant, dans une trappe deationniste depuis plus de vingtans2 ? Non, il sagit simplement dune desination prolongee . Dailleurs, attendez,vous verrez, le Japon ne tardera pas a ` redecoller, comme lEspagne, le Portugal, la Grece... Le Japon nest-il pas, cependant, crible de dettes (privees et publiques)comme tous les pays dEurope, ou presque ? Ces dettes ne sont-elles pas susceptiblesdoberer toute reprise economique ? Cest que, dans la plupart de nos mode`les, lesdettes nexistent pas3 ...

    Les decideurs qui travaillent dans le monde reel , celui des entreprises, nesy trompent pas : combien nen ai-je pas rencontre pour qui la plupart des economistesracontent des contes a ` dormir debout ? Ce divorce est tragique. A ` la fois pour leseconomistes, dont beaucoup ne savent plus ce quest une entreprise (sinon une botenoire destinee a ` produire du cash par une gestion intelligente de la carotte et du ba toninigee a ` ses salaries 4 ). Et pour les cadres dentreprise qui se retrouvent prives desmoyens de reechir aux consequences macroeconomiques de leurs actions 5 .

    La situation nest gue`re plus brillante du cote de la puissance publique car, dans lemonde que nous analysons, nous autres economistes, la politique economique, elle nonplus, na plus de sens : a-t-on vu un medecin qui remettrait le diagnostic vital dunpatient a ` la decision democratique de la majorite des membres de sa famille ? Sil a unrapport navement positiviste a ` la medecine, il ne le fera jamais. Tuera peut-etre lepatient. Et, le soir des funerailles, expliquera aux parents eplores : Too bad , cetait unemaladie rare, orpheline. Je suis since`rement desole. Keen insiste, a ` juste titre, sur cepoint : la compassion de notre economiste sera since`re. Car il croit vraiment a ` la verite desa science. A ` moins quil ne se fa che, et ne prenne un ton severe, facon Molie`re :

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    Votre ls naurait pas du mourir. Simplement, il na pas accepte de souffrir sufsam-ment. Encore une saignee et, demain, il courait dans le jardin. On ne peut sauver personne contre son gre. Est-ce que, par hasard, la saignee (e.g., les plans dajuste-ment structurel iniges en pure perte aux pays du sud de lEurope) naurait pas provoque le deces ? Impossible de repondre a ` cette question avec les outils de la theorie econo-mique dominante car, pour celle-ci, le patient naurait jamais du tomber malade.

    *

    A ` la n du dix-neuvie`me siecle, la physique se trouvait confrontee a ` un probleme detaille : comment rendre compte du principe, implicite dans les equations de Maxwell,selon lequel la vitesse de la lumie`re dans le vide est independante du referentiel (sans

    acceleration) depuis lequel elle est mesuree ? La communaute des physiciens a alorsinvente lether, une substance subtile , inaccessible a ` lexperimentation et chargeedexpliquer ce que lelectrodynamique classique ne pouvait justier. Le MIT, a ` Boston,avait meme construit un ba timent ambant neuf pour mesurer les effets indirects delether. Il aura fallu laudace dun jeune ingenieur isole, a ` Bern, Albert Einstein, pour oser remettre en cause la theorie de lether, et proposer, en 1905, la relativite restreinte(bientot conrmee empiriquement). Le livre de Steve Keen montre que lessentiel de la theorie economique contemporaine est construit sur des concepts analogues a ` celui delether. Elegants mais inaccessibles a ` lexperience. Et, pour une bonne part cest la ` que

    cesse lanalogie avec la physique du dix-neuvie`me siecle , incoherents.Un exemple parmi tant dautres : le taux de chomage sans acceleration dination(NAIRU). Il sagit du taux de chomage de longue duree (quand... au juste ?) compatibleavec lequilibre simultane de tous les marches (en particulier, le marche du travail) etavec un taux dination stationnaire. Toute tentative pour ramener le chomage en deca `de ce seuil serait vouee a ` lechec et condamnee a ` navoir pas dautre effet que laccele-ration inutile de lination6 a ` lexception, bien sur, des reformes structurelles destinees a ` rendre le marche du travail plus exible ou a ` alleger les entreprises detout fardeau scal. Pourtant, un pays comme la Suisse connat depuis des decennies un

    chomage infe

    rieur a

    ` 5 %. Et la France, durant les Trente Glorieuses, ne connaissait pas leplein emploi. Or le marche du travail de ces deux exemples ne ressemble nullement a ` la

    vente aux enche`res humaines, transparente et idealement exible, seule capable, selon la theorie, de faire diminuer le NAIRU. Reste que, selon Gregory Mankiw, professeur demacroeconomie a ` Harvard, et lun des tenors de leconomie contemporaine, les mauvaisesprits ont tort de reprocher aux economistes de netre pas capables de mesurer leNAIRU. Dans son manuel qui est lune des references universitaires aux E tats-Unis(et dans le monde), Mankiw explique, en effet, que les physiciens ont une marge derreur dans la mesure de la distance Terre-Soleil qui va de 50 % a ` + 100 %. Puisquune telleimprecision est tolerable dans le monde bien regle de la mecanique celeste, sugge`re-t-il,rien dalarmant si nous autres, economistes, avons quelques hesitations sur le vrai niveaudune notion aussi difcile a ` cerner que le NAIRU, non ?

    Peut-etre, sauf que la distance Terre-Soleil est connue avec une precision de lordrede dix chiffres apre`s la virgule (mainstream.

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    La force de LImposture e conomique est de proposer une deconstruction systematiqueet raisonnee de ce monde-la `. A ` ma connaissance, personne navait tente, a ` ce jour,leffort darticuler lensemble des critiques qui se peuvent formuler a ` legard du corpusneoclassique. Non seulement les critiques externes (le bon sens, comme toutes lesexperimentations en laboratoire, indiquent que letre humain ne ressemble aucunementa ` lhomo economicus de la theorie), mais aussi, et surtout, les critiques internes : linco-herence de la loi de la demande, les faiblesses du concept de concurrence parfaite, la querelle de Cambridge autour du capital, la contradiction inherente a ` la pretendue critique de Lucas , le caracte`re profondement anti-keynesien de leconomie neo-keynesienne, etc. Que reste-t-il au terme de ce parcours ? Des ruines fumantes. Memelidee, pourtant de ja ` ancienne, que les prix de marche naissent de la rencontre dunedemande et dune offre, sen trouve mise a ` mal : avec elle seffondre la justicationultime du juste prix telle quelle fut elaboree, au XVIe siecle, par les penseurs de lecolede Salamanque (Martn de Azpicuelta, Luis Saravia de la Calle), en reaction a ` la manipulation de la monnaie par les monarques. Non, la valeur des biens et servicesnest pas determinee, en dernie`re analyse, par legalite de loffre et de la demande. Entout cas, la theorie qui le pretend ne parvient pas a ` tenir sa promesse. Et ce, non pas pour des raisons adventices, mais parce quelle echoue a ` en administrer la preuve. De sorte quela theorie economique, si nous voulons quelle soit autre chose quune serie de contes defee, doit etre reecrite de fond en comble.

    *

    Que nous commettions des erreurs fait partie du processus normal, inherent a ` la recherche scientique. Einstein lui-meme sest trompe en ajoutant une constantecosmologique a ` son modele de lunivers, en vue de garantir la stabilite de ce dernier. Apres que Edwin Hubble eut demontre que lunivers est en expansion, Einstein parlera de sa constante comme de son erreur la plus grave . Dailleurs, depuis lors, nous avonsdu corriger a ` nouveau les equations initiales du mode`le cosmologique relativiste an detenir compte de lacceleration de cette expansion sous leffet de lenergie sombre unconcept lui-meme sujet a ` debat, et qui temoigne de ce que la physique, elle aussi,possede ses obscurites.

    La science economique contemporaine, elle, et cest une autre lecon de ce livre,refuse dadmettre ses erreurs sinon sur un mode strictement rhetorique. Du coup, ellese revele incapable dapprendre de ses echecs. Et, de fait, alors que toutes les sciences ontete profondement reelaborees au cours du vingtie`me siecle (que lon songe a ` la theorieensembliste des mathematiques, a ` la mecanique quantique et relativiste, a ` la genetique,etc.), leconomie contemporaine, elle, nest rien dautre quun rafnement plus oumoins sophistique dun paradigme issu de la psychologie rationnelle , elabore autournant des annees 1870. Comme si les contributions majeures de Schumpeter,Keynes, Kalecki, Sraffa, Minsky... navaient rien apporte a ` lintelligence des faits econo-miques majeurs survenus au vingtie`me siecle.

    Pourtant une bonne partie des critiques formulees dans cet ouvrage lont ete par deseconomistes orthodoxes . Les voix les plus autorisees se sont elevees, depuis un sie`cle, pour

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    avertir que les fondations de ledice avaient ete posees de travers Schumpeter,Samuelson, Debreu, Solow, Kydland, Prescott, Mas-Colell, Fama... Mais leur protes-tation a ete oubliee, ou bien ensevelie sous un deluge damendements qui, sans rienchanger a ` lessentiel, ont pu donner le sentiment que le proble`me avait ete traite. A ` moins que les lanceurs dalerte, setant ravises, ne se soient reconcilies avec la saine doctrine , et naient eux-memes denonce leurs propres critiques anterieures,sans jamais, dailleurs, expliquer en quoi ils avaient eu tort de tirer la sonnette dalarme.On songe aux aveux spontanes des proce`s de Moscou...

    Le lecteur, etonne, sinterrogera sans doute : les veterans bolcheviques qui compa-raissaient en proce`s sous Staline avaient interet a ` saccuser eux-memes pour mourir rapidement, et separgner datroces souffrances. Que craignent donc les economistes du courant dominant qui taisent les incoherences de leur theorie ou ses contradictionsavec lexperience empirique quotidienne ? Rien, sinon le risque detre marginalises ausein du monde academique, de ne plus pouvoir publier dans la moindre revue depremier rang, de rater leur carrie`re. Et, partant, de ne jamais benecier de la mannea ` laquelle les revolving doors (aux Etats-Unis comme en Europe) donnent acce`s : celle desconsultants nanciers, en particulier, qui, du jour au lendemain, peuvent multiplier leur productivite marginale par 10, 50, 100... Soyons justes : la plupart dentre nousignorent meme quil y aun proble ` me dans la theorie. Rien dans la profession ne lesincite a ` prendre du recul et a ` risquer un regard critique.

    Steve Keen est lun de ces economistes rares qui osent prendre un tel risque.

    *

    Chaque annee, je rencontre des etudiants deconomie litteralement deprimes : alorsquils setaient engages dans leurs etudes avec lespoir dapprendre comment aider lemonde a ` sortir de limpasse, les voila ` contraints detudier une discipline qui, pour lessentiel, se resume a ` des petits exercices de microeconomie dont le lien avec la viereelle leur echappe tres largement. Alors quils voulaient, avec generosite, inventer lesmanieres dagir, de vivre, de produire, de consommer qui, demain, rendraient ce monde

    moins injuste et permettraient de relever, notamment, le formidable de du de

    re`gle-ment climatique, les voila ` confrontes a ` une theorie de lharmonie preetablie a ` cote de

    laquelle celle de Leibniz pe`che encore par exce`s de pragmatisme. Le concept de justicesociale ? Un non-sens economique, nous explique Hayek. Le rechauffement climatique?Une question secondaire : de`s que les investissements necessaires a ` la transition ecolo-gique deviendront rentables (et, compte tenu de la catastrophe annoncee, ils le sont !), lesmarches efcients les prendront en charge7 ...

    Parfois, les plus intrepides osent sen ouvrir a ` tel de leur professeur deconomie : Rien detonnant a ` votre frustration, chers enfants, sentendent-ils repondre, vous etesnuls en maths. Ne cherchez donc point a ` masquer votre mediocrite sous le manteaudune contestation ignorante ! Pourtant, les authentiques mathematiciens qui sinte-ressent a ` leconomie, et ils sont rares, repartent en general depites : ces syste`mes dequa-tions linearisees autour dun point xe suppose localement stable peuvent-ils nousenseigner quoi que ce soit de pertinent pour le monde hautement non lineaire, complexe

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    (au sens technique du terme) et chaotique (idem) qui est le notre ? A ` moins quils nedecident de prendre le proble`me a ` bras-le-corps, et de proposer une alternative profondea ` la vulgate dominante. Cest ce que t John M. Keynes, probabiliste de formation, ouencore Richard M. Goodwin, mathematicien de Harvard.

    Les proble`mes de leconomie contemporaine ne proviennent donc pas de lemploiexcessif des mathematiques. Mais de leur usage detourne, parfois uniquement aux nsdecarter les badauds susceptibles de poser des questions derangeantes. An de faireentendre cela, et de montrer quil est possible de faire de leconomie intelligente pour les nuls (en maths) , Keen a choisi decrire un livre sans la moindre equation.

    Quant au modele modele cyclique de Goodwin, il constitue la version elementaire dela theorie alternative proposee par Keen. Son auteur ne pretend evidemment pas quecette dernie`re soit lunique candidate a ` se substituer a ` la theorie dominante moribonde :il prend soin dintroduire son lecteur a ` la demi-douzaine dapproches alternativesactuellement en lice. Souvre alors, sous nos yeux, un autre monde : une economie ouchomeurs et travailleurs a ` temps partiel aimeraient travailler davantage mais ne trouventpas demploi, et nen trouveront pas davantage meme une fois le Smic supprime. Unmonde, comme le notre, ou les banques privees creent chaque jour de la monnaie ; ou`laccumulation des dettes (privees dabord, publiques ensuite) fait courir lensemble deleconomie a ` la ruine; ou` la puissance publique a une mission essentielle, celle destabiliser un syste`me qui, sans elle, se revele profondement instable. La n de louvrage,en temoigne : il existe des alternatives au corpus dominant. Voila ` qui ecarte notre ultimetentation, a ` nous, economistes, de nous enteter a ` raisonner avec des mode`les dontbeaucoup dentre nous savent quils sont incoherents, au motif quils constitueraientles uniques outils a ` notre disposition. De`s lors quil existe une theorie heliocentriquecoherente, et meme plusieurs, pourquoi sacharner a ` pretendre que le Soleil tourneautour de la Terre ?

    Lenjeu nest pas celui dune simple querelle byzantine. Navons-nous donc tireaucune lecon de lentre-deux-guerres ? Avons-nous oublie la victoire electorale demo-cratique de Hitler en janvier 1933, au terme de trois annees dausterite budgetaireorchestree par le chancelier Heinrich Bruning dans un pays plonge dans la deationpar suite du krach de 1929 ? Pourquoi certains dentre nous feignent-ils de croire que la sortie de route antidemocratique de lAllemagne est liee a ` lepisode dhyperination de Weimar, alors que ce dernier a eu lieu en... 1923 ? Poser ces questions, cest rappeler la responsabilite citoyenne des economistes : non seulement pour conseiller les decideursnanciers et le prince, mais aussi pour eclairer lopinion publique, seule garante de la legitimite democratique de nos decisions.

    Puisse ce livre contribuer au debat qui nira tot ou tard par eclater, aussi bien sur lesbancs des amphithea tres que dans les couloirs des ministe`res et des banques centrales,dans les colonnes des journaux et sur les plateaux televises : la necessaire remise en causedune theorie economique, la notre, qui non seulement ne nous aide pas a ` panser les

    blessures que les krachs nanciers inigent a ` notre societe, mais encore contribue, par son aveuglement, a ` preparer de nouvelles crises.

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    Notes

    1. La premie`re version de louvrage, en anglais, date de 2000 date a ` laquelle Keen, de ja `, predisait que la bulle Internet nirait par imploser. Les editions ulterieures ont largement anticipe limplosion de celle dessubprimes .2. Apres avoir experimente, lui aussi, une repetition generale de la crise des subprimes au debut des annees1990 sans doute un enieme cygne noir ?3. Situation etrange ou tout le monde ne cesse de parler de dette et ou` un anthropologue comme David Graeber nous explique que celle-ci structure nos societes depuis 5 millenaires (Dette, 5 000 ans dhistoire ,Paris, Les Liens qui Libe`rent, 2013), pendant que tant deconomistes raisonnent depuis un sie`cle sur desrepresentations du monde ou` les dettes nexistent pas !4. La theorie des incitations, cf. G. Giraud, La The orie des jeux , Paris, Flammarion, 2012 (3e ed.).5. Comme on le verra dans louvrage, la macroeconomie nat, dans les annees 1930, de lobservation queleconomie, comme la physique, connat des phenomenes demergence : le tout est autre que la somme deses parties. Pour avoir reconstruit la macroeconomie a ` partir des annees 1970, en bannissant a priori touteffet demergence, nous avons reduit la macroeconomie au statut de microeconomie appliquee.6. Le lecteur impertinent ne manquera pas de sinterroger : si la monnaie est une pure convention, et silination (des prix, des salaires et des indemnites), comme vous le pretendez, vous, les economistes, estavant tout un phenomene monetaire, pourquoi lination est-elle consideree, depuis une quarantainedannees, comme le pire des eaux?7. Cf. Gael Giraud, Illusion nancie ` re , Ivry-sur-Seine, Les Editions de lAtelier, 2012.

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