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Livraisons de l'histoire de l'architecture 39 | 2020 Maquettes d'architecture Pour une historiographie de la maquette d'architecture (XIX e -XX e siĂšcles) For a historiography of the architectural model (XIX-XX th centuries) Eine Geschichte des Architekturmodells (19.-20. Jahrhundert) StĂ©phanie Quantin-Biancalani Édition Ă©lectronique URL : http://journals.openedition.org/lha/1541 DOI : 10.4000/lha.1541 ISSN : 1960-5994 Éditeur Association Livraisons d’histoire de l’architecture - LHA Édition imprimĂ©e Date de publication : 15 juin 2020 Pagination : 11-25 ISSN : 1627-4970 RĂ©fĂ©rence Ă©lectronique StĂ©phanie Quantin-Biancalani, « Pour une historiographie de la maquette d'architecture (XIX e -XX e siĂšcles) », Livraisons de l'histoire de l'architecture [En ligne], 39 | 2020, mis en ligne le 24 janvier 2021, consultĂ© le 26 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/lha/1541 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/lha.1541 Tous droits rĂ©servĂ©s Ă  l'Association LHA

Pour une historiographie de la maquette d'architecture

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Livraisons de l'histoire de l'architecture 39 | 2020Maquettes d'architecture

Pour une historiographie de la maquetted'architecture (XIXe-XXe siĂšcles)For a historiography of the architectural model (XIX-XXth centuries)Eine Geschichte des Architekturmodells (19.-20. Jahrhundert)

StĂ©phanie Quantin-Biancalani

Édition Ă©lectroniqueURL : http://journals.openedition.org/lha/1541DOI : 10.4000/lha.1541ISSN : 1960-5994

ÉditeurAssociation Livraisons d’histoire de l’architecture - LHA

Édition imprimĂ©eDate de publication : 15 juin 2020Pagination : 11-25ISSN : 1627-4970

RĂ©fĂ©rence Ă©lectroniqueStĂ©phanie Quantin-Biancalani, « Pour une historiographie de la maquette d'architecture (XIXe-XXe

siÚcles) », Livraisons de l'histoire de l'architecture [En ligne], 39 | 2020, mis en ligne le 24 janvier 2021,consulté le 26 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/lha/1541 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lha.1541

Tous droits réservés à l'Association LHA

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Par Stéphanie QUANTIN-BIANCALANI

POUR UNE HISTORIOGRAPHIEDE LA MAQUETTE D’ARCHITECTURE (XIXe-XXe SIÈCLES)

Par comparaison avec la Renaissance et la pĂ©riode moderne, la connaissance dela maquette d’architecture aux XIXe et XXe siĂšcles en est Ă  ses prĂ©mices. CettepĂ©riode chronologique est cependant marquĂ©e par des bouleversements majeursqui modifient en profondeur son statut, les techniques et les acteurs concernĂ©s.Alors que le dessin prĂ©vaut largement sur le recours Ă  la maquette au XIXe siĂšcle,le XXe siĂšcle marque le triomphe de ces reprĂ©sentations miniatures en trois dimen-sions : la gĂ©nĂ©ralisation des maquettes et des photographies de maquette dans lapresse architecturale dans les annĂ©es 1920-1930, la rĂ©volution des matĂ©riaux acry-liques et la professionnalisation du mĂ©tier de maquettiste aprĂšs la guerre, la diver-sitĂ© des techniques d’exĂ©cution et la dimension artistique, enfin l’autonomisationet la patrimonialisation de la maquette Ă  partir des annĂ©es 1970 sont autant de faitsmajeurs qui invitent Ă  reconsidĂ©rer les bornes Ă©pistĂ©mologiques du sujet.

Sans prĂ©tendre Ă  l’enquĂȘte exhaustive et Ă  dĂ©faut d’un repĂ©rage systĂ©matiquedans les monographies d’architectes, ce bilan qui privilĂ©gie les catĂ©gories tradition-nelles des maquettes de conception et de communication, et exclut une rĂ©flexion croi-sĂ©e sur le dessin d’architecture, vise Ă  tracer les grandes lignes d’une histoire renduecomplexe par l’extrĂȘme fragilitĂ© de ses sources (ill. 1).

Ill. 1 : Atelier du maquettiste Claude Harang, Paris, s.d., Jean Biaugeaud (photographe). © Collectionprivée.

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« The model revolution »

En 1958, Jane Jacobs publie dans la revue amĂ©ricaine The Architectural Forumun article qui saisit avec une acuitĂ© remarquable la transformation radicale desconditions de fabrication des maquettes aux États-Unis (ill. 2)1. Alors que celles-ciĂ©taient autrefois basĂ©es sur le geste artisanal et privilĂ©giaient des matĂ©riaux de sculp-ture tels que le bois et le plĂątre, la demande considĂ©rablement accrue de maquettesd’architecture de plus en plus rĂ©alistes et prĂ©cises par les architectes et leurs clientsaprĂšs la guerre, suscite un dĂ©veloppement sans prĂ©cĂ©dent de la production, permisepar l’apparition de matĂ©riaux rĂ©volutionnaires tels que les verres acryliques, la mĂ©ca-nisation des procĂ©dĂ©s et la professionnalisation des maquettistes. Ce phĂ©nomĂšne,rĂ©sumĂ© sous le titre choc de « the Miniature Boom », aboutit Ă  la crĂ©ation de maquettesd’un tel rĂ©alisme qu’elles sont, plutĂŽt que des « imitations » du bĂątiment, le bĂąti-ment lui-mĂȘme, dont elles reproduisent les caractĂ©ristiques constructives ou struc-turelles les plus complexes2. Par comparaison avec d’autres articles parus dans lapresse architecturale amĂ©ricaine et europĂ©enne dans les annĂ©es 1920 et 1930, signĂ©spar des architectes ou des maquettistes3, l’intĂ©rĂȘt de la contribution de Jane Jacobsest d’offrir une des premiĂšres analyses qui remet en perspective cette rĂ©volution dela maquette (« model revolution »4) dans le contexte de la construction amĂ©ricaineaprĂšs guerre et donne, Ă  travers la figure du plus renommĂ© d’entre eux, TheodoreConrad (1910-1994), un aperçu inĂ©dit du mĂ©tier de maquettiste et une descriptionprĂ©cise du fonctionnement d’un atelier mĂ©canisĂ© qui inclut profils des employĂ©s,nombre de machines et donnĂ©es Ă©conomiques. Loin du plaidoyer pro domo ou dubillet publicitaire, cet article qui n’émane certes pas d’une historienne a Ă©tĂ© mis au jourgrĂące aux recherches de Karen Moon, puis d’Oliver Elser et de Teresa FankhĂ€nel5,qui ont soulignĂ© toute l’importance historique du texte et la pertinence du regardde Jane Jacobs, journaliste spĂ©cialisĂ©e dans l’urbanisme et activiste, future auteuredu cĂ©lĂšbre essai The Death and Life of Great American Cities (1961). Certaines de sesrĂ©flexions, telles que le parallĂšle entre les matĂ©riaux de l’architecture moderne etceux de la maquette mĂ©canisĂ©e, le rĂŽle de catalyseur jouĂ© par la presse dans la multi-plication des photographies de maquettes durant la grande dĂ©pression, la structura-tion de la profession grĂące Ă  un savoir-faire technique commun, continuent d’inspirerdes recherches en cours, comme on le verra par la suite.

1. Jane Jacobs, « The miniature boom. The growing demand for precision models has propelled thearchitectural modelmaker into the machine age », The Architectural Forum, vol. 108, no 5, mai 1958,p. 106-111, 196.

2. Ibidem, p. 107.3. Voir notamment : Jean LĂ©on, « Les maquettes », L’Architecture d’Aujourd’hui, 11, mars 1932,

p. 114-116.4. Jane Jacobs, « The miniature boom », opus cit., p. 107.5. Voir infra.

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Ill. 2 : Jane Jacobs, page de l’article « The Miniature Boom », The Architectural Forum, mai 1958.© The Architectural Forum.

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Muséalisation et patrimonialisation

Les annĂ©es 1970 et surtout 1980 marquent un tournant dĂ©cisif Ă  travers deuxphĂ©nomĂšnes croisĂ©s qui consacrent l’autonomie de la maquette. D’une part, l’expo-sition Idea as Model organisĂ©e Ă  l’Institute of Architecture and Urban Studies(IAUS) Ă  New York en 1976 et la publication de son catalogue en 1981 cĂ©lĂšbrentune conversion Ă  double dĂ©tente : en rĂ©ponse Ă  l’exposition The Architecture of theÉcole des Beaux-Arts d’Arthur Drexler en 1975, vingt-deux architectes sont invitĂ©sĂ  concevoir et Ă  exposer des maquettes qui ne sont pas des outils liĂ©s Ă  l’élaborationou Ă  la communication d’un projet architectural, mais plutĂŽt des recherches entrois dimensions sur des « idĂ©es architecturales » selon une dĂ©marche comparable Ă celle des artistes de l’art conceptuel. L’un des inspirateurs de l’exposition, l’archi-tecte Peter Eisenman, Ă©voque son intuition selon laquelle

« une maquette d’un bĂątiment pouvait ĂȘtre autre chose que l’archive narra-tive d’un projet ou d’un bĂątiment. Il me semblait que les maquettes, toutcomme les dessins d’architecture, pouvaient avoir une existence artistique ouconceptuelle propre, qui serait relativement indĂ©pendante du projet qu’ellesreprĂ©sentaient. »6

L’émancipation de la maquette, autrefois servante du processus projectuel, estparachevĂ©e cinq ans plus tard, lors de la publication tardive du catalogue (ill. 3),alors que Richard Pommer constate que les maquettes et les dessins sont exposĂ©sdans les galeries new-yorkaises et qu’ils sont vendues selon des cotes comparablesĂ  celles d’artistes. Alors que l’auteur conclut que « les architectes ont perdu leurvirginitĂ© »7, la maquette, Ă©levĂ©e Ă  la dignitĂ© artistique par l’exercice de l’expositionet placĂ©e dans l’orbite du marchĂ© de l’art, est devenue une Ɠuvre d’art Ă  partentiĂšre. À partir de 1979, le lancement de la Biennale d’architecture Ă  Venise enmiroir de l’édition artistique symbolise cette volontĂ© d’appropriation des codes del’art contemporain8.

MalgrĂ© son caractĂšre expĂ©rimental, le projet new-yorkais fait figure d’évĂšnementheuristique Ă  un phĂ©nomĂšne international de musĂ©alisation et de patrimonialisa-tion de la maquette : la fondation de l’International Confederation of ArchitecturalMuseums (ICAM) en 1979, de mĂȘme que la crĂ©ation des principaux musĂ©es d’archi-tecture au cours des annĂ©es 1970 et 1980 tels que le Centre canadien d’architecture(CCA) Ă  MontrĂ©al en 1979, le Deutsches Architektur Museum (DAM) en 1981,ou encore le Netherlands Architecture Institute Ă  Rotterdam (NAI) en 1988 scellentl’institutionnalisation du statut de la maquette en tant qu’Ɠuvre par la collection

6. Kenneth Frampton, Silvia Kolbowski (dir.), Idea as Model. 22 Architects 1978/1980, IAUS Exhibi-tion catalog 3, The Institute of Architecture and Urban Studies, New York, Rizzoli, 1981, p. 1.

7. Richard Pommer, « Postscript to a Post-Mortem », Kenneth Frampton, Silvia Kolbowski (dir.),Idea as Model, opus cit., p. 10.

8. StĂ©phanie Dadour, LĂ©a-Catherine Szacka, « Exposer l’architecture : enjeux, institutionnalisation ethistoricisation », Les Cahiers du Mnam, 129, automne 2014, p. 3.

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Ill. 3 : Idea as Model, The Institute of Architecture and Urban Studies, New York, 1981, page de cou-verture, collage de Michael Graves tirĂ© en Ă©dition limitĂ©e pour l’affiche de l’exposition.

ou par l’exposition, parfois dĂ©crit comme hybride, entre l’art et le document. EnFrance, dans le prolongement de l’éditorial d’AndrĂ© Chastel en faveur de la conser-vation des archives d’architectures de 1975, la Revue de l’art cĂ©lĂšbre dans deux Ă©di-toriaux successifs, en 1981 et en 1983, la dimension patrimoniale de ces objets qui« originellement liĂ©s Ă  la crĂ©ation, deviennent de prĂ©cieux tĂ©moins de l’histoire, car

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la qualitĂ© de leur exĂ©cution et leur pouvoir immĂ©diat d’évocation en font les objetsprivilĂ©giĂ©s de la mĂ©moire architecturale »9. Alors qu’émerge l’idĂ©e d’un musĂ©e d’archi-tecture en France, la Revue, consciente du problĂšme critique de la sauvegarde dece patrimoine menacĂ©, lance une enquĂȘte sur les maquettes d’architecture conser-vĂ©es en France10. La nouveautĂ© du propos tient Ă  la prise en compte de l’histoirematĂ©rielle de l’objet : les auteurs formulent le vƓu que ce travail puisse inciter Ă l’« identification des matĂ©riaux employĂ©s, modes de fabrication (...) »11 ou encorel’étude des maquettistes. Symbole de son nouveau statut, la maquette n’est plusseulement envisagĂ©e dans sa valeur historique de documentation du projet, maisvaut aussi per se dans sa valeur artisanale ou artistique d’Ɠuvre musĂ©ale. Le servicede l’Inventaire des monuments et richesses artistiques de la France aborde Ă©galement lesujet Ă  travers l’exposition L’architecture en reprĂ©sentation organisĂ©e Ă  l’hĂŽtel de Vignyen 1985, prolongĂ©e par la publication d’un numĂ©ro spĂ©cial de la revue Monumentshistoriques12. Alors que se dessine une politique en faveur du patrimoine du XXe siĂšcle,la reconnaissance patrimoniale de la maquette semble aboutir en France avec la crĂ©a-tion de l’institut français d’architecture (IFA) en 1980 et la constitution du Centred’archives d’architecture.

Cet Ăąge d’or caractĂ©risĂ© par une prise de conscience patrimoniale ne semble pasavoir constituĂ© un terreau fertile pour une recherche systĂ©matique sur les modĂšlesde la pĂ©riode contemporaine. En 1974, François Loyer consacre un court article aurelatoscope, dont l’usage Ă©tait alors en vogue13. En 1990, lors de la publication deson Histoire critique de l’architecture en France, issue de sa thĂšse de doctorat, GĂ©rardMonnier pointe l’utilisation massive des maquettes et des photographies de maquettesĂ  partir de l’entre-deux-guerres et revient sur les diffĂ©rentes fonctions du mĂ©dium14.Citant l’exemple des maquettes de Mallet-Stevens et de Le Corbusier prĂ©sentĂ©es auSalon d’automne de 1922 et 1924, l’historien distingue notamment une certainecatĂ©gorie de maquettes qui ne participent pas de la conception du projet : « Ă©lĂ©-ments plastiques forts », ces objets se veulent Ă  la fois le « rĂ©sultat d’une Ă©tude » et,placĂ©es dans le contexte de l’exposition, les manifestes spectaculaires d’une nouvellemodernitĂ© architecturale15. En Ă©cho Ă  l’exposition Idea as Model, ce thĂšme de la

9. « Les musĂ©es d’architecture », Ă©ditorial, Revue de l’art, no 52, 1981, Paris, Éditions du CNRS, p. 5.10. « EnquĂȘte. Les maquettes d’architecture », Revue de l’art, no 58-59, 1983, Paris, Éditions du CNRS,

p. 123-141. Cette liste exclut malheureusement les modĂšles architecturaux d’édifices contemporainsconstruits aprĂšs 1960.

11. Ibidem, p. 127.12. L’architecture en reprĂ©sentation, Paris, Inventaire gĂ©nĂ©ral des monuments et des richesses artistiques

de la France, 1985, 287 p. Voir : François Chaslin, « Pas plus grosse qu’un jouet, la maquetted’architecture », Monuments historiques, no 148, numĂ©ro spĂ©cial « Les Plans-Reliefs », Paris, Delcambre,1986, p. 65-72.

13. François Loyer, « Pour bien lire une maquette d’architecture : le relatoscope », Communication etlangages, no 23, 1974, p. 56-75.

14. GĂ©rard Monnier, Histoire critique de l’architecture en France : 1918-1950, Paris, Philippe Sers Ă©diteur,Vilo diffusion, 1990, p. 259-262.

15. Ibidem, p. 260.

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maquette comme support de recherche conceptuelle ou plastique modifie la carto-graphie habituelle du sujet en l’amenant aux frontiĂšres de l’histoire de l’art. ParallĂš-lement, l’analyse comparative entre les maquettes « artisanales » en plĂątre du dĂ©butdes annĂ©es 1920 et celles plus tardives rĂ©vĂšle une Ă©volution vers une fabrication plusprofessionnelle, animĂ©e par une exigence de rĂ©alisme qui peut ĂȘtre mise en parallĂšleavec les exemples amĂ©ricains dĂ©crits par Jane Jacobs. Cette contribution se heurtetoutefois rapidement au constat des nombreuses destructions de maquettes et Ă  la« mĂ©diocritĂ© des informations disponibles Ă  ce sujet », tant sur les maquettes que surleurs fabricants16. Alors que l’état de la recherche sur la question demeure embryon-naire17, l’exposition intitulĂ©e Ma quĂȘte d’architecture. Maquettes d’architecture qui prĂ©-sente plus de 400 maquettes historiques et contemporaines au Pavillon de l’ArsenalĂ  Paris18, symbolise de maniĂšre spectaculaire l’acmĂ© de cette ferveur gĂ©nĂ©rale pour lemodĂ©lisme et de la fascination pour la maquette d’architecture en particulier.

Vers une institutionnalisation de la recherche

Au cours des annĂ©es 2000 et 2010 s’amorce une institutionnalisation de larecherche dont le fer de lance est le musĂ©e d’architecture. Si le champ d’étudedemeure largement partagĂ© entre architectes, historiens et conservateurs, la connais-sance acquise par les institutions de leurs propres collections, couplĂ©e Ă  l’intĂ©rĂȘtcroissant pour l’histoire des expositions font du musĂ©e le creuset de ces rĂ©flexionsnouvelles : l’architecte, historien et commissaire d’exposition Jean-Louis Cohen, encharge de la crĂ©ation de la CitĂ© de l’architecture et du patrimoine Ă  partir de 1997,livre au dĂ©but des annĂ©es 2000 plusieurs contributions pionniĂšres sur l’expositiond’architecture et ses moyens de reprĂ©sentation19 : publiĂ©e dans un catalogue d’exposi-tion du Netherlands Architecture Institute de 2001, son article intitulĂ© « Models andthe Exhibition of Architecture » restitue l’histoire de la maquette en tant que mĂ©diumprivilĂ©giĂ© de l’exposition d’architecture aux XIXe et XXe siĂšcles, depuis la galerieparisienne de Louis-François Cassas aux scĂ©nographies d’ArchiLab. Cette approcheprĂ©sente l’avantage de dĂ©cloisonner un sujet traditionnellement cantonnĂ© Ă  l’anti-chambre du projet d’architecture.

16. Ibidem, p. 428, note 71.17. Il convient toutefois de citer le travail d’Alain Diogo, Les maquettes d’architecture au XXe siùcle. Les

maquettes et leur reprĂ©sentation dans la revue Architecture d’Aujourd’hui, entre mimĂ©sis et architectureidĂ©elle, mĂ©moire de DEA (Histoire de l’art), sous la dir. de François Loyer, universitĂ© LumiĂšreLyon II, 1996-1997, 2 vol., texte : 72 p.

18. Catherine Clarisse, « Ma quĂȘte d’architecture » : maquettes d’architectures, collection Les Mini PA,Paris, Éditions du Pavillon de l’Arsenal, 1997, 125 p.

19. Jean-Louis Cohen, « Models and the Exhibition of Architecture », The Art of architecture exhibi-tions, sous la dir. de Kristin Feireiss et Jean-Louis Cohen, Rotterdam, NAI Publishers, 2001, p. 25-33 ; voir aussi Jean-Louis Cohen, Claude Eveno, Une citĂ© Ă  Chaillot. Avant-premiĂšre, Paris, LesÉditions de l’Imprimeur, 2001, p. 39.

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Suivant une dĂ©marche comparable, les recherches menĂ©es par Marie-Ange Brayersur les collections d’architecture du FRAC Centre20, dont elle fut la directrice de1996 Ă  2014, font date dans l’historiographie du sujet. RassemblĂ©es dans sa thĂšsede doctorat21, ses rĂ©flexions apprĂ©hendent la maquette comme un « objet d’expĂ©ri-mentation au confluent des pratiques artistiques et architecturales » Ă  partir de troismoments de ruptures Ă©pistĂ©miques que sont les avant-gardes historiques au dĂ©butdu XXe siĂšcle, l’architecture radicale des annĂ©es 1960 et 1970, et enfin l’architec-ture numĂ©rique Ă  partir des annĂ©es 1990. FondĂ©e sur le postulat que « la maquetted’architecture est devenue une modalitĂ© d’expression artistique propre, qui relĂšveautant de l’art moderne que de l’architecture »22, l’étude vise Ă  l’exploration croisĂ©edes champs disciplinaires de l’art et de l’architecture afin de mettre en exergue lerĂŽle de cet « objet interstitiel » dans le processus de crĂ©ation. Le renouvellement duquestionnement par une approche transdisciplinaire et l’élargissement de l’horizonĂ©pistĂ©mologique du sujet en font une des recherches les plus abouties et les plusfĂ©condes, qui couvrent une partie essentielle de l’histoire de la maquette au XXe siĂšcle.

Exception Ă  ce contexte musĂ©al, la publication de Modeling Messages23 par KarenMoon en 2005 se veut un des tous premiers travaux de synthĂšse sur la maquetteet son rĂŽle dans le processus de conception d’un projet architectural au XXe siĂšcle.RĂ©guliĂšrement citĂ©, cet ouvrage dont l’ambition est plus gĂ©nĂ©raliste qu’acadĂ©miquerassemble un substantiel matĂ©riel documentaire, riche en rĂ©fĂ©rences inĂ©dites et enexemples pertinents. Cependant, le caractĂšre novateur de cette Ă©tude se concentresurtout dans les trois chapitres consacrĂ©s aux maquettistes, aux matĂ©riaux et auxprocĂ©dĂ©s de fabrication. Les connaissances sur l’histoire matĂ©rielle de ces objets sontd’autant mieux informĂ©es et explicitĂ©es que l’auteure, qui se prĂ©sente comme unehistorienne de l’architecture et du design, a travaillĂ© comme maquettiste pour laBBC. Fait rare, les enjeux propres Ă  la profession de maquettiste – statut, formation,culture et technique –, sont saisis avec une acuitĂ© particuliĂšre.

Quatre ans aprĂšs son inauguration, la CitĂ© de l’architecture et du patrimoineorganise en 2011 un colloque intitulĂ© La maquette : un outil au service du projetarchitectural24, renouant avec cette thĂ©matique centrale de la maquette commeinstrument de conception et de communication, interrogĂ©e Ă  l’échelle europĂ©enneĂ  travers les interventions d’architectes, de conservateurs, d’universitaires ou encorede maquettistes. Bien que le cadre de rĂ©flexion soit transchronologique, la manifes-tation rend compte d’un intĂ©rĂȘt croissant (et inhabituel) pour les XIXe et XXe siĂšcles,

20. Voir entre autres : Marie-Ange Brayer, « Un objet modĂšle, la maquette d’architecture », Architec-tures expĂ©rimentales 1950-2000, OrlĂ©ans, HYX, 2003, p. 15-25.

21. Marie-Ange Brayer, Entre art et architecture : La maquette comme objet d’expĂ©rimentation auXXe siĂšcle, thĂšse dirigĂ©e par Éric Michaud, Paris, École des hautes Ă©tudes en sciences sociales, sou-tenue en 2016, 3 volumes, texte : 376 p.

22. Ibidem, p. 27.23. Karen Moon, Modeling Messages, New York, The Monacelli Press, 2005, 239 p.24. La maquette : un outil au service du projet architectural, actes du colloque organisé les 20 et 21 mai

2011 Ă  la CitĂ© de l’architecture & du patrimoine, Paris, Éditions des Cendres/CitĂ© de l’architecture& du patrimoine, 2015, 329 p.

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Ill. 4 : Vue de l’exposition Das Architekturmodell. Werkzeug, Fetisch, kleine Utopie, 25 mai - 16 septembre2012, Deutsches Architekturmuseum (DAM), Francfort. © DAM Deutsches Architekturmuseum /Uwe Dettmar photographe.

particuliĂšrement bien reprĂ©sentĂ©s, et esquisse plusieurs orientations dĂ©cisives pourla recherche, que l’on dĂ©veloppera par la suite.

Enfin, l’exposition Das Architekturmodell. Werkzeug, Fetisch, Kleine Utopie25 quise tient au Deutsches Architekturmuseum Ă  Francfort en 2012 (ill. 4) constitue unjalon majeur dans ce rĂ©cit historiographique : d’une part, la mĂ©thode exemplairemise en place par Oliver Elser, conservateur et commissaire de l’exposition, reposesur des recherches intensives sur l’histoire de la riche collection de maquettes duDAM entre 2009 et 2012, qui ont conduit Ă  d’importantes dĂ©couvertes et Ă  denouvelles attributions. De façon tout Ă  fait significative, cette approche fondĂ©e surla matĂ©rialitĂ© de la maquette a permis de recentrer le regard sur l’objet qui n’estplus considĂ©rĂ© comme un substitut miniaturisĂ© du bĂątiment reprĂ©sentĂ©, maiscomme une Ɠuvre autonome avec sa propre histoire et sa fonction spĂ©cifique, gui-dant ainsi l’objectif de l’exposition : « construire une histoire de la crĂ©ation de lamaquette pour chaque objet exposĂ©. »26 Au-delĂ  de la prĂ©sentation, l’analysed’Oliver Elser sur l’histoire de la maquette au XXe siĂšcle fait partie, avec le travailde Karen Moon dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©, des premiers essais de synthĂšse sur la question, tandis

25. Oliver Elser, Peter Cachola Schmal (dir.), Das Architekturmodell. Werkzeug, Fetisch, Kleine Utopie,catalogue d’exposition, 25 mai - 16 septembre 2012, DAM Deutsches Architekturmuseum, Zurich,Scheidegger & Spiess, 2012, 359 p.

26. Oliver Elser, « Exhibiting Models of the 20th Century : Destruction, Fieldwork and Photography »,Les maquettes d’architecture, opus cit., p. 272.

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que les investigations menĂ©es dans le cadre du projet ont jouĂ© un rĂŽle prospectifpour la recherche, dressant un panorama gĂ©nĂ©ral de problĂ©matiques jusque-lĂ  engrande partie ignorĂ©es, telles que la professionnalisation des maquettistes et l’his-toire des techniques de fabrication, l’importance de la photographie de maquettes,ou encore la notion de « model simulation » Ă  travers l’utilisation de l’endoscope.

Les ouvrages gĂ©nĂ©raux de synthĂšse27 sur l’histoire de la maquette abondent depuisune quinzaine d’annĂ©es. Parue en 2015, la publication de rĂ©fĂ©rence dirigĂ©e par SabineFrommel sous le titre Les maquettes d’architecture28 rassemble les contributions devingt-huit auteurs issus de diffĂ©rents horizons disciplinaires et professionnels, suivantune diachronie qui va des bĂątisseurs romains jusqu’à la pĂ©riode contemporaine.Bien que les XIXe et XXe siĂšcles soient moins reprĂ©sentĂ©s que les autres Ă©poques,les articles confiĂ©s Ă  Teresa FankhĂ€nel et Olivier Elser reflĂštent le rĂŽle de catalyseurjouĂ© par les musĂ©es et les expositions dans l’histoire de la maquette.

Nouvelles perspectives

Parmi les perspectives les plus stimulantes, la photographie de maquette a attirĂ©l’attention de plusieurs chercheurs de maniĂšre concomitante. S’appuyant sur lesrĂ©flexions de Beatriz Colomina, Davide Deriu reconsidĂšre le revival de la maquetted’architecture Ă  partir des annĂ©es 1920, Ă  la lumiĂšre du dĂ©veloppement de la photo-graphie de maquette et d’une nouvelle culture des mĂ©dias de masse, rapidementintĂ©grĂ©e par les architectes modernes. Cette analyse novatrice a donnĂ© lieu Ă  uneexposition intitulĂ©e Modernisme en miniature : points de vue au CCA en 2011-2012,ainsi qu’à la publication d’un article29. Dans le contexte de la rĂ©organisation de laprofession architecturale au dĂ©but du XXe siĂšcle, Ă  la fois dans les systĂšmes de for-mation et les modes de communication, la photographie de maquette est d’abordpratiquĂ©e et encouragĂ©e dans les Ă©coles d’architecture, avant d’ĂȘtre largement diffusĂ©edans les revues spĂ©cialisĂ©es au point de s’imposer dans le rĂ©pertoire visuel moder-niste et d’en produire les icĂŽnes. À un niveau plus pragmatique, l’application com-merciale des photographies de maquettes qui abondent dans la presse architecturalede l’entre-deux-guerres contribua aussi largement Ă  leur succĂšs et Ă  une nouvelleconscience de l’image photographique, propice aux manipulations techniques et Ă un niveau inĂ©dit de rĂ©alisme. Ici, l’étude du contexte se double d’une interrogation

27. Voir notamment : Albert Smith, Architectural Model as Machine : A New View of Models from Anti-quity to the Present Day, Oxford, Architectural Press, 2004, 137 p. ; Matthew Mindrup, The Archi-tectural Model. Histories of the Miniature and the Prototype, the Exemplar and the Muse, Cambridge,Massachusetts, London, The MIT Press, 2019, 352 p.

28. Sabine Frommel (dir.), Les maquettes d’architecture : fonction et Ă©volution d’un instrument de concep-tion et de rĂ©alisation, avec la collaboration de RaphaĂ«l Tassin, Paris, Rome, Picard, Campisano, 2015,325 p.

29. Davide Deriu, « Transforming Ideas into Pictures : Model Photography and Modern Architec-ture », Andrew Higgott, Timothy Wray (dir.), Camera Constructs: Photography, Architecture and theModern City, Burlington, Ashgate, 2012, p. 159-178.

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stimulante sur l’économie symbolique de la reprĂ©sentation propre Ă  la photographiede maquette, « image particuliĂšre (et paradoxale), toujours suspendue entre la matĂ©-rialitĂ© irrĂ©ductible de son sujet et l’espace visuel de l’image »30. ParallĂšlement, l’undes apports les plus significatifs de l’exposition du DAM Ă  l’histoire de la maquetteĂ©tait prĂ©cisĂ©ment la recherche sur les photographies de maquettes31, notammentaux États-Unis, et leur rĂŽle Ă  la fois dans la conception, l’interprĂ©tation et la prĂ©-sentation du projet architectural. L’accent fut notamment mis sur une nouvellecatĂ©gorie de maquettes, les « photo models » conçues et rĂ©alisĂ©es spĂ©cifiquement pourles prises de vues photographiques et Ă  des fins de diffusion dans les magazines32.En 2010, l’historien Richard Klein a aussi soulignĂ© l’importance du lien entre lamaquette et son double photographique en France au XXe siĂšcle, inscrites dansune stratĂ©gie de mĂ©diation grĂące Ă  la diffusion croissante des images dans la pressearchitecturale Ă  partir des annĂ©es 1920-193033. En 2011, le sujet a aussi fait l’objetd’un mĂ©moire d’étude de l’École du Louvre par Marion Pacot34, notamment Ă partir des collections photographiques de la BibliothĂšque Kandinsky.

Reflet d’une attention nouvelle portĂ©e Ă  la matĂ©rialitĂ© de l’objet, l’histoire de laprofession de maquettiste se structure progressivement autour de pĂŽles topographiques.L’étude menĂ©e par Teresa FankhĂ€nel dans le cadre de sa thĂšse de doctorat35, intitulĂ©eThe Miniature Boom en hommage Ă  l’article de Jane Jacobs, fait figure de recherchepionniĂšre sur le sujet. Pour la premiĂšre fois, une Ă©tude de fond rend compte del’essor sans prĂ©cĂ©dent de la maquette d’architecture au XXe siĂšcle aux États-Unis,Ă  travers une analyse approfondie des rĂ©seaux professionnels, de l’histoire des matĂ©-riaux et des techniques de fabrication ainsi que des interactions entre les diffĂ©rentsmĂ©dias architecturaux (notamment les maquettes et photographies de maquettes).Ce brillant travail offre un des premiers aperçus substantiels de l’évolution socio-professionnelle du mĂ©tier de maquettiste, basĂ©e sur des sources inĂ©dites et centrĂ©e

30. Davide Deriu, « Photography and the Architectural Model, ca. 1919-1939 », sĂ©minaire de cher-cheur en rĂ©sidence, 9 aoĂ»t 2007, Centre canadien d’architecture, MontrĂ©al.

31. Rolf Sachsse, « A short history of architectural model photography », Oliver Elser, Peter CacholaSchmal (dir.), Das Architekturmodell, opus cit., p. 23-28.

32. Cette catĂ©gorie correspond trĂšs probablement Ă  la « photomaquette » de l’atelier Perfecta Ă©voquĂ©epar Richard Klein et invite Ă  se poser la question des transferts d’usages (« L’architecture en rĂ©duc-tion (...) », opus cit., p. 119).

33. Richard Klein, « Maquettes, l’architecture rĂ©duite Ă  l’art », Catherine Coley, DaniĂšle Pauly (dir.),Quand l’architecture internationale s’exposait. 1922-1932, actes du colloque Nancy 1926, le printempsdu Mouvement moderne, Nancy, FAGE, 2010, p. 123-131 ; Richard Klein, « L’architecture enrĂ©duction : art ou communication ? », La maquette : un outil au service du projet architectural, opus cit.,p. 113-122.

34. Marion Pacot, La photographie de la maquette d’architecture aux XXe et XXI e siĂšcles, mĂ©moire d’étude(1re annĂ©e de 2e cycle), sous la dir. de Didier Schulmann et de RĂ©mi Parcollet, École du Louvre,mai 2011, 2 vol., 63 p.

35. Teresa FankhĂ€nel, The Miniature Boom. A History of American Architectural Models in the 20th Century,thĂšse de doctorat sous la dir. de Martino Stierli, University of Zurich, 2016, publication Ă  paraĂźtre ;voir aussi : « Introducing Theodore Conrad or Why should we look at the architectural modelmaker ? », Sabine Frommel (dir.), Les maquettes d’architecture, opus cit., p. 259-267.

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sur la personnalitĂ© de Theodore Conrad (1910-1994), le plus important maquet-tiste amĂ©ricain de la pĂ©riode. L’auteure fut notamment une des chevilles ouvriĂšresde la sauvegarde des archives de Conrad, qui ont Ă©tĂ© donnĂ©es Ă  l’Avery Architecturaland Fine Arts Library et au MoMA. FormĂ© en tant que maquettiste au sein de l’ArtsUniversity Bournemouth (AUB) – une des rares universitĂ©s Ă  dĂ©livrer un diplĂŽmede licence en Modelmaking –, David Lund poursuit Ă©galement une thĂšse de docto-rat sur l’histoire de la fabrication des maquettes d’architecture en Grande-Bretagnede 1883 Ă  nos jours36, apprĂ©hendĂ©e depuis le point de vue du maquettiste profes-sionnel. S’appuyant sur des sources historiques inĂ©dites et des campagnes d’inter-views de maquettistes, cette enquĂȘte substantielle aborde le sujet Ă  travers quatreĂ©tapes : la professionnalisation de la fabrication des maquettes dont les originesremontent Ă  John Thorp au XIXe siĂšcle, la rĂ©volution liĂ©e aux matĂ©riaux plastiquesĂ  partir des annĂ©es 1950, l’évolution visuelle de la maquette vers une plus grandeabstraction et crĂ©ativitĂ© au cours des annĂ©es 1980 et enfin l’introduction des techno-logies numĂ©riques de CAO (conception assistĂ©e par ordinateur) et DAO (dessinassistĂ© par ordinateur) Ă  partir des annĂ©es 1990. L’étude s’attache particuliĂšrementĂ  la figure de John Thorp (ill. 5), dont l’entreprise fut exceptionnelle de longĂ©vitĂ©et dont les archives qui couvrent la pĂ©riode 1883-1995 et comprennent plus de25 000 documents et photographies viennent d’ĂȘtre acquises par l’AUB. ParallĂšle-ment Ă  ces travaux fondateurs, le programme de recherche europĂ©en ArchitecturalModels in context: creativity, skill and spectacle, crĂ©Ă© en 2017 Ă  l’instigation du Victoriaand Albert Museum et rĂ©unissant plusieurs musĂ©es d’architecture et laboratoires derecherche, comprend Ă©galement un volet historique dans le cadre duquel a Ă©tĂ© ini-tiĂ©e, Ă  l’aide d’étudiants, la collecte d’archives orales d’architectes et de maquettistes.En France, Richard Klein figure parmi les rares acteurs de l’histoire de l’architec-ture Ă  avoir appelĂ© l’attention des chercheurs sur ce sujet37, enjeu d’autant plusfondamental au regard de la disparition de nombreux maquettistes du XXe siĂšcleet de la vulnĂ©rabilitĂ© des sources de premiĂšre main.

Parmi les thĂ©matiques encore sous-exploitĂ©es, le statut de la maquette au XIXe siĂšclemĂ©riterait sans doute d’ĂȘtre rĂ©Ă©valuĂ©, considĂ©rant quelques contributions rĂ©centes.Les articles de Jean-Michel Leniaud sur les maquettes sous le Premier Empire38,d’Alice Thomine-Berrada sur l’usage des maquettes durant les grands chantiers duSecond Empire39 ou encore l’exemple des maquettes prĂ©sentĂ©es lors de l’exposition

36. David Lund, Ingenious Adaptation : The Development of the Professionally-Made Architectural Modelin Britain, 1883-2020, PdD Thesis, Arts University Bournemouth & University of the Arts, London,en cours de préparation.

37. Ibidem, voir note 33.38. Jean-Michel Leniaud, « Pourquoi tant de maquettes d’architecture sous l’Empire ? », Sabine

Frommel (dir.), Les maquettes d’architecture, opus cit., p. 255-258.39. Alice Thomine-Berrada, « De la maquette de prĂ©sentation Ă  la maquette de conception (1850-1880) :

rĂ©flexions autour de l’emploi de la maquette au XIXe siĂšcle », La maquette : un outil au service duprojet architectural, opus cit., p. 241-251.

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Ill. 5 : John Thorp, vers 1915. © Images courtesy Thorp Archive, Arts University Bournemouth.

universelle de 1873 Ă  Vienne relatĂ© par Andreas Nierhaus40, montrent que les pro-blĂ©matiques Ă©voquĂ©es pour le XXe siĂšcle (conception, communication, exposition)sont, en dĂ©pit d’un nombre limitĂ© d’exemples, dĂ©jĂ  prĂ©sentes au XIXe siĂšcle. La fabri-cation artisanale des maquettes, gĂ©nĂ©ralement en plĂątre ou en bois, souvent le faitde sculpteurs, d’inventeurs ou d’artistes, ou encore des typologies spĂ©cifiques tellesque les maquettes de paysage, sont encore largement mĂ©connues.

Bien qu’elle semble ĂȘtre assez rare, l’approche monographique demeure tout Ă fait pertinente. D’une part, l’histoire des structures architecturales au XXe siĂšcle estconsubstantielle d’une histoire des processus de conception et des outils d’expĂ©ri-mentation, au sein desquels la maquette joue un rĂŽle privilĂ©giĂ©, comme en tĂ©moignentpar exemple, la rĂ©cente thĂšse de doctorat de Gabriele Neri sur la modĂ©lisation structu-relle de Pier Luigi Nervi41 ou encore les recherches menĂ©es par Georg Vrachliotis surla culture expĂ©rimentale de Frei Otto dans le cadre de la spectaculaire expositionFrei Otto. Denken an Modellen organisĂ©e au Zentrum fĂŒr Kunst und Medien (ZKM)

40. Andreas Nierhaus, « Zeichnungen, Modelle, Musterbauten. Architektur als Medium auf derWeltausstellung », Wolfgang Kos, Ralph Gleis (dir.), Experiment Metropole. 1873: Wien und dieWeltausstellung, Vienne, Czernin Verlag, 2014, p. 142-149.

41. Gabriele Neri, Capolavori in miniatura. Pier Luigi Nervi e la modellazione strutturale, Mendrisio,Mendrisio Academy Press, Milan, Silvana Editoriale, 2014, 340 p.

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Ă  Karlsruhe en 201642. D’autre part, certains architectes modernes tels que RobertMallet-Stevens, Le Corbusier ou encore Mies van der Rohe se sont distinguĂ©s par unusage stratĂ©gique de la maquette, en interaction avec d’autres mĂ©dias architecturaux(photographie de maquette, cinĂ©ma) suivant des stratĂ©gies nouvelles de reprĂ©senta-tion. La thĂšse rĂ©cente de Miguel Ánge de la Cova43 dĂ©montre de maniĂšre exemplairetoute la pertinence d’une Ă©tude spĂ©cifique pour certains acteurs de l’architecturemoderne : sur la base d’un corpus de prĂšs de 200 maquettes, dont Le Corbusiersupervisa l’exĂ©cution durant toute sa carriĂšre de 1906 Ă  1965, la spĂ©cificitĂ© de cetteproduction tient, selon l’auteur, au fait qu’elles sont non seulement l’Ɠuvre d’unarchitecte, mais aussi d’un artiste plasticien. À travers une rĂ©flexion sur la notionde matĂ©rialitĂ©, l’exploration des diffĂ©rentes techniques d’exĂ©cution hĂ©ritĂ©es de saformation artistique ou empruntĂ©es Ă  l’art moderne, ainsi que des recherches surles collaborateurs en charge de la fabrication des modĂšles, ces maquettes sont prĂ©-sentĂ©es, non pas comme des Ă©tudes en rĂ©duction de sa production architecturale,mais comme des agents intermĂ©diaires entre l’objet Ă  rĂ©action poĂ©tique et l’ƓuvredĂ©finitive. La question centrale de la matiĂšre et de son potentiel expressif met enjeu des transferts et des connexions entre les procĂ©dĂ©s d’exĂ©cution des maquettes etles architectures construites. Au-delĂ  de la contribution Ă  l’hĂ©ritage de Le Corbusier,cette recherche reprĂ©sente un formidable apport Ă  l’histoire matĂ©rielle de la maquette,riche en dĂ©couvertes sur des pans peu Ă©tudiĂ©s, en particulier la dimension cinĂ©tiqueet le rapport Ă  la photographie et au cinĂ©ma – apport qui rend souhaitable des enquĂȘtesciblĂ©es sur des architectes tels qu’EugĂšne Beaudouin et Marcel Lods, ou encore JeanProuvĂ©44.

Par comparaison avec les nombreux manuels et mĂ©thodes d’architectes sur laconception et l’exĂ©cution de modĂšles, l’utilisation de la maquette dans la pĂ©dagogiearchitecturale n’est que ponctuellement Ă©voquĂ©e par les historiens et semble n’avoirjamais fait l’objet d’un travail de synthĂšse. Les exemples historiques des anciennescollections de maquettes de l’École des Beaux-Arts, de l’École de Chaillot (maquettesd’Anatole de Baudot) et du conservatoire national des arts et mĂ©tiers ont Ă©tĂ© respec-tivement Ă©tudiĂ©s. Mais, d’une part, la dynamique de recherche sur l’histoire del’enseignement de l’architecture invite Ă  reconsidĂ©rer de maniĂšre globale la questiondu rĂŽle pĂ©dagogique de la maquette en France par rapport aux autres mĂ©dias dereprĂ©sentation. D’autre part, l’évolution des pratiques architecturales et le dĂ©velop-pement de la modĂ©lisation numĂ©rique rend d’autant plus souhaitable l’associationentre une rĂ©flexion prospective et une remise en perspective historique de la maquette

42. Georg Vrachliotis (dir.), Frei Otto. Denken in Modellen, Karlsruhe, Spector Books, 2017, 420 p.43. Miguel Ángel de la Cova Morillo-Velarde, Objets : projet et maquette dans l’Ɠuvre de Le Corbusier,

thĂšse de doctorat sous la dir. d’Amadeo Ramos Carranza et de Caroline Maniaque-Benton, univerisadde Sevilla, universitĂ© Paris-Est, 2015, 259 p. ; du mĂȘme auteur : « Photographie et maquette chez LeCorbusier. Dialogues entre la crĂ©ation et la diffusion. », Les Cahiers de la recherche architecturaleurbaine et paysagĂšre [En ligne], 5 | 2019, mis en ligne le 10 septembre 2019, consultĂ© le 18 janvier2020. URL : http://journals.openedition.org/craup/2049 ; DOI : https://doi.org/10.4000/craup.2049

44. Catherine Coley, « L’intuition mise en Ɠuvre. Maquettes et prototypes aux ateliers ProuvĂ© (1928-1953) », Monumental, no 21, juin 1998, p. 70-75.

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physique au sein des Ă©coles d’architecture, ainsi que l’ont proposĂ© rĂ©cemment NadjaMaillart et Cyril Veillon Ă  travers une anthologie confrontant textes thĂ©oriques etregards contemporains d’enseignants de l’EPFL de Lausanne45.

À l’image de la diversitĂ© des contributeurs de ce numĂ©ro, ces avancĂ©es rĂ©centesaugurent d’une historicisation fĂ©conde du sujet, au croisement de tous les acteursde la discipline.

Stéphanie QUANTIN-BIANCALANI

Conservateur de la collection d’architecture moderne et contemporaine,musĂ©e des Monuments français, CitĂ© de l’architecture et du patrimoine

45. Nadja Maillard, Cyril Veillon (dir.), Architecture and Scale. Isle of Models, EPFL Lausanne,Amsterdam, Idea Books, à paraßtre, 148 p. ; voir le rappel historique de Nicola Braghieri, « Piccolistrumenti per grandi progetti », p. 51-83.

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