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Politique et société entretien Ces dernières années, l’Union européenne (UE) a traversé de nombreuses crises – économique, politique, sécuritaire et humanitaire – qui ne sont pas restées sans impact sur ses institutions. L’euroscepticisme gagne en influence partout en Europe et le désamour des citoyens à l’égard des institu- tions européennes grandit chaque jour. Jugée trop techno- crate, souffrant d’un déficit démocratique, impuissante ou incapable de s’unir sur les sujets importants, l’Union euro- péenne semble aujourd’hui à un tournant de son histoire, obligée de se réinventer. Quelles sont les réformes néces- saires pour raviver le « rêve européen » ? Peuvent-elles être menées à bien ? Charles de Marcilly : Certes, ce pessimisme ambiant ne pousse pas à l’enthousiasme ! Il ne concerne d’ailleurs pas que l’Union européenne, et on observe une réelle fatigue des démocraties occidentales face aux défis de la mondialisation, des flux migra- toires illégaux ou aux résultats de politiques portées par des responsables présents depuis plusieurs décennies. L’élection de Donald Trump l’illustre également, et il est difficile d’en blâ- mer Bruxelles ! Pourtant, l’Union européenne est une des économies majeures de la planète, représentant 17 % de la richesse créée dans le monde. Premier marché de consommation par le pouvoir d’achat moyen de ses 500 millions de citoyens, elle constitue une force d’attraction exceptionnelle. Cinquante-cinq pour- cents des investissements américains à l’étranger sont des- tinés aux Européens. Le changement de paradigme probable entrainé par l’élection d’un président américain concentré sur la politique domestique redistribue les cartes de la géopolitique mondiale, mais également des flux commerciaux et financiers. Collectivement, nous pourrions être leader sur ces deux aspects. Désunis, nous serons peu à même d’assurer prospérité et sécurité à quelques exceptions près. Le repli sur soi mènera au contraire à renforcer les difficultés. Regardez le Royaume- Uni, qui mise sa prospérité future sur des accords de libre- échange bilatéraux et qui commence à mesurer la difficulté de négocier seul face aux autres puissances commerciales. Peut-il bénéficier d’un meilleur « deal » que les 28 réunis ? Maintenant, les défis les plus importants viennent de l’exté- rieur (climat, mouvements de population, début de la crise éco- nomique en 2008, dumping commercial, voisinage en feu…), mais les réponses sont lentes à venir par la faute de freins intérieurs, que ce soit sur la gestion de la monnaie unique [voir p. 55 de ces Grands Dossiers, NdlR] ou une voix diplomatique commune forte. Nous sommes à mi-chemin sur de nombreux sujets pour réellement devenir une force collective incontour- nable. Les Européens pèchent encore souvent par naïveté, excès de prudence et volonté collective, alors que les défis ont Avec Charles de Marcilly*, responsable du bureau de Bruxelles de la Fondation Robert Schuman. Quel avenir politique pour l’Union européenne ? Photo ci-dessus : En juin 2016, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker – qui l’avait lui-même proclamée « Commission de la dernière chance » –, déclarait que les conséquences du Brexit, en osant toucher à un tabou, allaient occuper l’UE pour longtemps. Si beaucoup espèrent ou attendent une grande initiative pour relancer la construction européenne qui traverse de multiples crises, Jean-Claude Juncker souhaite des actions prudentes et concertées, préférant pour l’instant éviter les affrontements et attendre de connaître ses nouveaux interlocuteurs français et allemand en 2017. (© 360b/ Shutterstock) Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 36 Décembre 2016 - Janvier 2017 8

Politique et société - Robert Schuman · Politique et société entretien Ces dernières années, l’Union européenne (UE) a traversé de nombreuses crises – économique, politique,

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  • Politique et société

    entretien

    Ces dernières années, l’Union européenne (UE) a traversé de nombreuses crises – économique, politique, sécuritaire et humanitaire – qui ne sont pas restées sans impact sur ses institutions. L’euroscepticisme gagne en influence partout en Europe et le désamour des citoyens à l’égard des institu-tions européennes grandit chaque jour. Jugée trop techno-crate, souffrant d’un déficit démocratique, impuissante ou incapable de s’unir sur les sujets importants, l’Union euro-péenne semble aujourd’hui à un tournant de son histoire, obligée de se réinventer. Quelles sont les réformes néces-saires pour raviver le « rêve européen » ? Peuvent-elles être menées à bien ?Charles de Marcilly : Certes, ce pessimisme ambiant ne pousse pas à l’enthousiasme ! Il ne concerne d’ailleurs pas que l’Union européenne, et on observe une réelle fatigue des démocraties occidentales face aux défis de la mondialisation, des flux migra-toires illégaux ou aux résultats de politiques portées par des responsables présents depuis plusieurs décennies. L’élection de Donald Trump l’illustre également, et il est difficile d’en blâ-mer Bruxelles ! Pourtant, l’Union européenne est une des économies majeures de la planète, représentant 17 % de la richesse créée dans le monde. Premier marché de consommation par le pouvoir d’achat moyen de ses 500 millions de citoyens, elle constitue

    une force d’attraction exceptionnelle. Cinquante-cinq pour-cents des investissements américains à l’étranger sont des-tinés aux Européens. Le changement de paradigme probable entrainé par l’élection d’un président américain concentré sur la politique domestique redistribue les cartes de la géopolitique mondiale, mais également des flux commerciaux et financiers. Collectivement, nous pourrions être leader sur ces deux aspects. Désunis, nous serons peu à même d’assurer prospérité et sécurité à quelques exceptions près. Le repli sur soi mènera au contraire à renforcer les difficultés. Regardez le Royaume-Uni, qui mise sa prospérité future sur des accords de libre-échange bilatéraux et qui commence à mesurer la difficulté de négocier seul face aux autres puissances commerciales. Peut-il bénéficier d’un meilleur « deal » que les 28 réunis ? Maintenant, les défis les plus importants viennent de l’exté-rieur (climat, mouvements de population, début de la crise éco-nomique en 2008, dumping commercial, voisinage en feu…), mais les réponses sont lentes à venir par la faute de freins intérieurs, que ce soit sur la gestion de la monnaie unique [voir p. 55 de ces Grands Dossiers, NdlR] ou une voix diplomatique commune forte. Nous sommes à mi-chemin sur de nombreux sujets pour réellement devenir une force collective incontour-nable. Les Européens pèchent encore souvent par naïveté, excès de prudence et volonté collective, alors que les défis ont

    Avec Charles de Marcilly*, responsable du bureau de Bruxelles de la Fondation Robert Schuman. Quel avenir politique pour

    l’Union européenne ?Photo ci-dessus :En juin 2016, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker – qui l’avait lui-même proclamée « Commission de la dernière chance » –, déclarait que les conséquences du Brexit, en osant toucher à un tabou, allaient occuper l’UE pour longtemps. Si beaucoup espèrent ou attendent une grande initiative pour relancer la construction européenne qui traverse de multiples crises, Jean-Claude Juncker souhaite des actions prudentes et concertées, préférant pour l’instant éviter les affrontements et attendre de connaître ses nouveaux interlocuteurs français et allemand en 2017. (© 360b/Shutterstock)

    Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 36Décembre 2016 - Janvier 20178

  • Politique et société

    des conséquences immédiates ressen-ties par les citoyens, si on pense aux flux migratoires, ou au chômage structurel qui touche de trop nombreux pays.Le « rêve européen » que vous évoquez se définit aujourd’hui d’abord par une approche pragmatique. Sans dynamique positive sur les sujets cités, il n’y aura pas de rêve. La Commission européenne y répond en se concentrant sur une dizaine de priorités, dont l’achèvement du mar-ché unique, l’environnement, la sécurité… Les États se réunissent à chaque crise, mais si les réponses finissent par arriver, c’est souvent en réaction plutôt que par anticipation. Un exemple me semble particulièrement parlant : le 11 décembre 2016, la Chine ne sera plus sujette à un statut particulier dans ses relations com-merciales avec les Européens. Pourtant,

    ce n’est pas une économie de marché et les cas de dumping sont avérés. Sur l’acier, les Européens imposent des droits de douane d’environ 25 %, contre plus de 250 % pour les importations d’acier chinois aux États-Unis ! [Voir également p. 32 de ces Grands Dossiers, NdlR.] La Commission européenne a proposé en avril 2013 de renforcer nos instruments de défense commerciaux. Pourtant, douze États bloquent au Conseil l’appli-cation de droits de douane plus prohi-bitifs, essentiellement par crainte de mesures de rétorsion. Si nous n’agissons pas ensemble, aucun État ne pourra dicter des normes commerciales en accord avec ses préférences collectives – sociales, environnementales… – à des économies telles que l’Inde ou la Chine.Si renforcer la proximité entre les déci-sions politiques et le citoyen est une évidence, il n’y a pas nécessairement l’impérieuse nécessité de se réinventer. Tous les instruments sont disponibles, il faut surtout la volonté politique de les utiliser en commun et de les amélio-rer. C’est valable pour la lutte contre les comportements fiscaux abusifs, une poli-tique commerciale qui rende la mondiali-sation acceptable, une vision industrielle

    ambitieuse, une politique de concur-rence pragmatique ou la sécurisation des frontières communes pour lutter contre l’immigration illégale.

    En juin, les Britanniques votaient en faveur du Brexit, à la grande surprise de bon nombre d’entre nous, y compris des partisans du Brexit eux-mêmes. Quelles peuvent être les conséquences de ce vote sur l’Union européenne, à court terme, et à plus long terme ? Le Brexit constitue une amputation économique, politique, stratégique et culturelle, si l’on pense à l’accès au Commonwealth. À long terme, le cadre des relations futures entre Londres et Bruxelles, qui reste à définir, transfor-mera probablement l’architecture de l’Union, en redéfinissant l’articulation

    entre l’Europe du marché unique et celle de la zone euro, naturellement plus favo-rable à une intégration politique. Il s’agit d’abord du choix unilatéral des Britanniques et il faut le respecter. Après une période de surprise et de flou, ces derniers commencent à s’organiser et l’article 50 du traité de Lisbonne qui per-met d’entamer les négociations de sor-tie (mais pas nécessairement de définir les relations futures) devrait être activé au premier trimestre 2017. J’utilise le conditionnel car des péripéties internes au Royaume-Uni entrainent une incerti-tude. Quel sera l’effet d’une consultation parlementaire ou de l’absence de prise en compte des demandes écossaises ? Une fois cette volonté de sortie noti-fiée auprès de Bruxelles, une période de négociation de deux années s’ouvre. La question principale selon moi est de savoir si les 27 auront une vision collec-tive égoïste et proposeront ainsi un front uni face aux demandes britanniques, notamment sur l’accès au marché inté-rieur, ou si chaque État regardera d’abord sa balance commerciale et sera donc amené à davantage de clémence. À court terme, malgré les divergences qu’il a fait apparaître sur les différentes

    conceptions de l’Union coexistant en Europe, le résultat du référendum a ras-semblé les 27 États membres « restants » autour d’une ambition partagée, celle de relancer l’intégration dans certains domaines tels que les investissements, la jeunesse ou encore la sécurité, point sur lequel de réelles avancées ont été obte-nues, comme l’illustre l’entrée en service d’un corps européen de gardes-côtes et de gardes-frontières le 6 octobre dernier. Dégager une vision à long terme de l’Eu-rope, commune et rassembleuse, semble difficile à l’heure où l’on négocie encore à 28 ce qui sera appliqué à 27. Le sommet de Bratislava du 16 septembre 2016 a tracé une feuille de route concrète pour redon-ner une « impulsion » à l’Union, mais n’a pas fait émerger une mesure symbolique capable de rassembler les opinions euro-péennes. Les États divergent encore sur la meilleure façon d’avancer. Méthode communautaire ou intergouvernementa-lisme systématique ? Pour être pragma-tique, c’est l’intergouvernementalisme au service du communautaire – et pas des égoïsmes nationaux – qui permettra de progresser. Les crises successives nous y contraignent.

    Pour être pragmatique, c’est l’intergouvernementalisme au service du communautaire – et

    pas des égoïsmes nationaux – qui permettra de progresser.

    500 km

    Pays trés fortement dépendant (+75 %)

    1er producteur mondial de pétrole2e producteur mondial de gaz

    Siège de Gazprom : l’entreprisedevrait exporter en 2011 près de72 Mds USD de gaz vers l’Europe

    Pays ayant eu à faire face aux menaces russesd’interruption de l’approvisionnementou d'augmentation du prix

    Pays potentiellement sous une menacedirecte ou indirecte de ruptured’approvisionnement

    La dépendance européenne au gaz russe

    L’énergie russe, source de puissance

    L’énergie comme moyen de pression

    Pays très dépendant (45 à 75 %)Pays dépendant (15 à 45 %)Pays peu ou pas dépendant ( -15 %)

    État membre de l’UE ayant voté pour son retraitÉtat membre de l’Union européenne (UE)

    État candidat reconnu (négociations ouvertes)État ayant le statut o�ciel de candidatÉtat ayant pour objectif d’intégrer l’UEÉtat ayant retiré ou interrompu sa candidature

    Sources : Commission européenne, Touteleurope.eu

    Quel visage pour l’UE de demain ?

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    Pour aller plus loinDossier spécial Brexit : « Quelles menaces pour l’Europe ? » disponible sur http://www.touteleurope.eu/actualite/dossier-special-brexit-quelles-menaces-pour-l-europe.html

    Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 36Affaires stratégiques et relations internationales 9

  • Politique et société

    Londres est désormais engagée sur la voix du Brexit et les longues négociations à venir augurent d’un « divorce » qu’on annonce compliqué. Quelle va être la position de Bruxelles – qui a annoncé qu’elle négocierait « fermement » – dans ces négociations, et quels sont les enjeux pour l’UE ?Comme tout divorce portant sur des biens ou de l’argent, la négociation sera âpre et difficile. D’un côté, Theresa May s’est engagée à respecter la volonté du peuple et des classes popu-laires qui ont avant tout voté pour « reprendre le contrôle », même si cela reste vague concernant les frontières, car le Royaume-Uni ne fait pas partie de Schengen ! En revanche, c’est très clairement un message contre la libre circulation des travailleurs. Theresa May souhaite dissocier les libertés de cir-culation (biens, capitaux, personnes) alors que c’est une ligne rouge pour les Européens. Les capitales se montreront intran-sigeantes, craignant que ce vote ne crée un précédent et ne devienne la référence des populismes en Europe. C’est pourquoi l’Union n’accédera sûrement pas aux revendi-cations de Theresa May qui affirme que le Royaume-Uni sera en mesure de maintenir son accès au marché européen tout en supprimant la liberté de circulation des personnes venant de l’UE, condition essentielle à l’accès au marché unique. Parmi les nombreuses politiques européennes qui seront concernées, une mérite particulièrement l’attention. Les Brexiters souhaitent multiplier les accords de libre-échange bilatéraux une fois la séparation actée. Or, ils sont toujours membres de l’Union européenne et participent aux négocia-tions avec les entités tiers telles que le Canada par exemple. Une clarification s’impose donc vis-à-vis de nos partenaires qui s’interrogent sur le bien-fondé de négocier avec la Commission (le commerce est une compétence exclusive européenne) un accord pour 28 États membres mais qui ne s’appliquera vrai-semblablement qu’à 27 d’entre eux. Ce cheval de Troie britan-nique qui souhaite faire cavalier seul pose une réelle question de crédibilité collective dans cette phase de séparation, que je vois trop souvent peu abordée. Or, chaque État membre dispose d’un droit de veto sur tout accord de Brexit qui, de plus, sera soumis à l’approbation du Parlement européen et celui-ci, dans l’intérêt de ses citoyens,

    refuserait d’approuver une telle dérogation. Ainsi, l’Union euro-péenne est en position de force dans les négociations, car si à l’issue des deux années de négociation aucun accord n’est trouvé, le Royaume-Uni deviendra automatiquement un État tiers tel la Bolivie ! Une fois le compte à rebours déclenché, le temps joue clairement contre les Britanniques, ce qui explique leur manque d’empressement pour activer l’article 50. La Prime Minister aura également des défis intérieurs à relever, outre la pression des marchés et du monde économique. Elle ne tiendra probablement pas le Parlement à distance tout au long des négociations, alors même qu’une première décision légale du 3 novembre a dénié au gouvernement britannique le pouvoir de déclencher sans consultation la procédure de sortie,

    l’obligeant à saisir le Parlement. Enfin, les velléités écossaises sont de plus en plus pressantes. En votant pour le démembre-ment partiel de l’Union européenne, le Royaume-Uni a peut être enclenché son délitement.

    En septembre 2016, le Luxembourg appelait à exclure la Hongrie de l’Union pour sanctionner les violations de la démocratie commises par le Premier ministre Viktor Orban. Parallèlement, l’idée d’un Grexit a été abordée de nom-breuses fois au cours de la crise de l’euro, et la victoire du Leave au Royaume-Uni a motivé bon nombre de partis eurosceptiques à demander un référendum similaire sur une sortie de l’Union européenne. L’UE peut-elle perdre à nouveau des membres dans les années à venir ? Cela serait-il le « début de la fin » de l’Union européenne ?

    Le résultat du vote britannique fut un véritable

    électrochoc pour les dirigeants européens, qui ont réalisé que le référendum était un outil politique incontrôlable, à l’inverse de ce que pensait

    David Cameron.

    Photo ci-dessus :Alors que Londres a annoncé vouloir déclencher la procédure de divorce avec l’UE d’ici à fin mars 2017, le Times révélait en novembre dernier que le gouvernement britannique ne savait pas comment procéder pour mettre en œuvre le Brexit. Parallèlement, l’institution britannique chargée des prévisions économiques officielles a estimé que Londres devrait emprunter 69 milliards d’euros en cinq ans pour compenser le Brexit. (© Crown Copyright/Tom Evans)

    Photo ci-contre :Martin Schulz, président du Parlement européen depuis janvier 2012, a annoncé le 24 novembre dernier qu’il ne briguerait pas de troisième mandat et poursuivrait sa carrière à Berlin. Si une majorité de représentants du Parlement européen s’accordent à dire que M. Schulz a fait beaucoup pour la visibilité de cette institution – la seule de l’UE élue au suffrage universel direct –, son départ pourrait augurer une guerre des chefs qui relancerait la question de l’équilibre des forces politiques à Bruxelles. (© Martin Schulz)

    Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 36Décembre 2016 - Janvier 201710

  • Politique et société

    Le Royaume-Uni bénéficiait déjà de nombreux « opt out » en ne participant pas à l’espace Schengen, en appliquant « à la carte » certaines dispositions dans les matières judiciaires par exemple ou en conservant la livre sterling. Le départ sera rude, mais pas insupportable pour l’UE, alors qu’il ouvre une période d’incerti-tude majeure pour le Royaume-Uni. Ensuite, il faut souligner que le vote n’a pas entrainé un phé-nomène de contagion des autres États membres. Le résul-tat du vote britannique fut un véritable électrochoc pour les dirigeants européens, qui ont réalisé que le référendum était un outil politique incontrôlable, à l’inverse de ce que pensait David Cameron. Ainsi, le vote en faveur du Brexit a entrainé une prise de conscience chez les Européens des dangers auxquels

    peuvent mener les fractures et les visions divergentes de la souveraineté et de l’Union. C’est ce dont témoigne le change-ment d’attitude de certains dirigeants eurosceptiques comme Viktor Orban ou des autres dirigeants du groupe de Visegrad (1), qui appellent aujourd’hui à une défense européenne, prenant la mesure de la nécessité d’un effort collectif face aux menaces extérieures en termes de défense et de sécurité. Ces derniers ont réalisé qu’ils ont intérêt à être actifs – y compris collecti-vement – pour modifier la vision communautaire plutôt que de prôner un message politique dangereux. Par ailleurs, on peut rappeler que J.-C. Juncker, dans son dis-cours sur l’état de l’Union en septembre, a affirmé l’urgente nécessité de rapprocher l’Est de l’Ouest pour créer une vision collective et décider ensemble de ce qui doit rester du domaine national et de ce qui doit faire l’objet d’un transfert de souve-raineté. Un tel constat est certes dommageable après quinze ans d’élargissement, mais, au même titre que le changement de position du groupe de Visegrad sur la défense de l’Union, il témoigne d’une volonté d’union et d’efforts collectifs que « l’esprit de Bratislava » prolonge, selon les diplomates.

    Certains proposent un rétrécissement de l’Union euro-péenne. Cette option est-elle crédible et si oui, avec qui ?Le résultat du vote du référendum du Brexit a mis en lumière les diverses visions de l’Europe et de la souveraineté qui coha-bitent au sein d’une même organisation régionale : doit-elle être un simple marché unique ou une intégration plus poli-tique ? Puisque les Britanniques, comme les États membres, ont intérêt à maintenir une union étroite avec le Royaume-

    Uni, l’accord de séparation peut être l’occasion d’un travail de rationalisation et de clarification des différents niveaux d’inté-gration au sein de l’UE. Il pourrait même conduire à repenser l’articulation entre les « deux Europes » que sont la zone euro et le marché unique. En effet, les options de l’Espace économique européen et du modèle suisse ne résolvent pas le dilemme britannique dans leur état actuel. La Fondation Schuman a publié le 23 mai une

    proposition de T. Chopin et J.-F. Jamet intitulée « L’avenir du projet européen » qui suggère de résoudre l’équation par une révision des règles de l’Espace économique européen (EEE) afin de conférer un droit de vote égal aux États membres de l’EEE non membres de l’UE pour les politiques auxquelles ils participent, notamment celles ayant trait au marché unique. Parallèlement, la liberté de circulation continuerait de s’appli-quer, mais l’Accord sur l’EEE prévoit des mesures de sauve-garde qui peuvent être activées unilatéralement ; ce modèle pourrait donc constituer un compromis politique acceptable par les États membres et les institutions. Royaume-Uni, États membres et Union continueraient de bénéficier d’un haut degré de coopération économique, voire davantage puisque les États membres de l’EEE pourraient choisir de participer à certains programmes de l’Union tant qu’ils contribuent à leur financement. Ainsi cela permettrait de réaligner les institutions avec les diffé-rents stades d’intégration et avec les choix politiques des États européens. Le Conseil de l’EEE deviendrait le cadre institution-nel de la gestion du marché intérieur, quand le Conseil de l’UE regrouperait les pays ayant vocation à rejoindre l’Union écono-mique et monétaire. De plus, un tel arrangement offrirait une alternative pour les États candidats à l’élargissement qui pour-raient choisir de postuler à l’EEE plutôt que dans l’Union. Certes, on peut imaginer que dans ce scénario, certains États membres quittent l’Union pour rejoindre l’EEE, mais cela permettrait alors aux membres restants de poursuivre l’intégration économique de la zone euro et de lui donner une dimension politique y com-pris dans des domaines régaliens.

    L’accord de séparation peut être l’occasion d’un

    travail de rationalisation et de clarification des différents

    niveaux d’intégration au sein de l’UE. Il pourrait

    même conduire à repenser l’articulation entre les « deux Europes » que sont la zone

    euro et le marché unique.

    Photo ci-dessus :Le 22 août 2016, le président français, la chancelière allemande et le Premier ministre italien se réunissent en Italie dans l’espoir de relancer une Europe en pleine crise d’identité depuis le vote britannique en faveur du Brexit. Mais les trois leaders – aux prises avec des difficultés internes et affaiblis par l’imminence d’échéances électorales nationales – avaient de fait une marge de manœuvre restreinte. Dès le mois suivant, lors du sommet européen de Bratislava, l’unité a d’ailleurs volé en éclats, Matteo Renzi ne participant pas à la conférence de presse avec François Hollande et Angela Merkel, en raison de désaccords profonds sur la gestion de l’immigration et la politique économique. (© AFP/Carlo Hermann)

    Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 36Affaires stratégiques et relations internationales 11

  • Politique et société

    Dans le contexte actuel, toute pers-pective d’élargissement de l’Union européenne semble irréaliste à court ou moyen terme. Quid des candidats à l’Union tels que les pays des Balkans ou la Turquie ? Doivent-ils faire une croix sur l’UE ?Le programme d’élargissement actuel concerne la Turquie et les pays des Balkans occidentaux, notamment l’Alba-nie, la Macédoine, le Monténégro et la Serbie, qui ont obtenu le statut de can-didats à l’adhésion, puis les candidats potentiels, la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo. À ce propos, bien que la plupart d’entre eux réalisent des progrès impor-tants dans de nombreux domaines, ils sont encore confrontés à des défis tels « qu’aucun d’entre eux ne sera en mesure d’adhérer à l’UE au cours du mandat de la Commission actuelle » (qui va expirer fin 2019). Jean-Claude Juncker avant sa nomination en 2014 avait d’ail-leurs précisé qu’aucun État ne rejoindrait le club européen lors de son mandat. Il répondait en cela au constat d’une cer-taine fatigue et d’un besoin de digérer les élargissements des années 2000 qui ont intégré treize nouveaux membres. Cependant, la porte reste ouverte ; lors du sommet des Balkans occiden-taux en septembre dernier, la Haute Représentante de l’UE, Federica Mogherini, a notamment souligné que le Brexit ne marquait pas la fin de toute perspective d’élargissement et a réaf-firmé l’intérêt que l’Union avait à sou-tenir les programmes de réformes dans

    son voisinage, y compris dans l’optique de leur intégration future.Les principales sources d’inquiétudes dans les pays candidats concernent l’État de droit, la lutte contre la criminalité organisée et la corruption, le respect pratique des droits fondamentaux (en particulier la liberté d’expression), même

    quand ils sont encadrés par la législation. À cet égard, les répercussions politiques prolongées du putsch manqué de juillet contre Recep Tayyip Erdogan en Turquie n’augurent rien de bon [voir p. 74 de ces Grands Dossiers, NdlR]. On touche au cœur de la problématique de l’élargissement, dont la perspective a servi de levier d’harmonisation à notre voisinage sur l’État de droit ou le déve-loppement économique. L’élargissement allait de soi et par nature était positif. Cette perception est fortement contes-tée aujourd’hui, et il faudrait être plus clair avec la Turquie notamment, qui s’éloigne de plus en plus des standards européens et dont l’intégration serait un bouleversement. D’autres formes de partenariats sont à envisager, et l’approche individuelle du voisinage doit désormais primer en tenant compte de l’importance d’une coopération renforcée avec ces régions

    qui jouent un rôle clé dans la gestion des flux migratoires illégaux et par extension de la sécurité collective.

    Avec le départ du Royaume-Uni, l’Union européenne va perdre le qua-trième contributeur à son budget, l’un de ses poids lourds démographiques

    ainsi qu’un membre permanent du Conseil de sécurité, qui avait le pre-mier budget de défense de l’UE. Le départ du Royaume-Uni va-t-il affai-blir la parole de Bruxelles dans le monde ? Sur l’échiquier international, l’Union européenne – qui demeure un géant économique mais dont le poids démographique est déclinant – est-elle condamnée à être un « nain poli-tique », comme on la décrit parfois ?Il est vrai que le départ du Royaume-Uni, deuxième ou troisième puissance éco-nomique en Europe, et qui compte pour 10 % du commerce de ses partenaires européens, va constituer une perte importante. La baisse de la livre aura déjà un impact négatif sur le budget euro-péen 2017, dont le Royaume-Uni est le quatrième contributeur. Par ailleurs, au-delà des considérations économiques, un Brexit serait une amputation cultu-relle, politique, mais aussi stratégique.

    Le Brexit pourrait rendre possible une coopération militaire renforcée, réclamée par la grande majorité des États membres, mais à laquelle le

    Royaume-Uni s’est toujours opposé.

    Photo ci-contre :En septembre 2014, le président ukrainien Petro Porochenko annonçait que l’Ukraine demanderait en 2020 son adhésion à l’Union européenne. Deux mois plus tôt, lors de son élection à la tête de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker affirmait qu’aucun nouveau pays ne rejoindrait l’UE au cours des cinq ans de son mandat et que l’Union avait besoin de se consolider à 28. (© European Council)

    L’UE va-t-elle continuer à parler anglais ?L’anglais est actuellement l’une des trois langues de travail de l’UE, avec le français et l’allemand. Et, malgré certaines rumeurs qui ont suivi le vote en faveur du Brexit, il restera l’une des langues offi cielles de l’Union européenne – étant aussi langue offi cielle de l’Irlande et de Malte, bien qu’ils aient choisi le gaélique et le maltais comme langue de représentation à l’UE. De plus, l’anglais étant devenu la langue dominante des échanges dans l’UE à la suite des divers élargissements, la modifi cation du régime linguistique de l’UE serait très couteuse, sachant que les services de traduction représentent 1 % de son budget annuel. (© Feng Yu)

    Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 36Décembre 2016 - Janvier 201712

  • Politique et société

    Politiquement, il entrainerait un affaiblissement du poids poli-tique des libéraux en Europe. Stratégiquement, la sortie de la Grande-Bretagne représenterait pour l’Europe la disparition d’une puissance nucléaire et d’un siège au Conseil de sécurité. Le coût de cette amputation n’est donc pas neutre ni indo-lore. Pourtant, le Brexit ne se traduirait pas forcément par une diminution de la capacité de défense de l’Europe, au contraire, d’autant plus avec la nouvelle donne géopolitique imposée par Donald Trump [voir p. 84 de ces Grands Dossiers, NdlR]. D’une part, la Grande-Bretagne fait toujours partie de l’OTAN, qui demeure le cadre principal de la défense de l’UE. D’autre part, le Brexit pourrait rendre possible une coopéra-

    tion militaire renforcée, réclamée par la grande majorité des États membres, mais à laquelle le Royaume-Uni s’est toujours opposé. Sur ce sujet, les Britanniques ont toujours un pied dedans et un pied en dehors, il pourrait s’avérer que cela soit désormais l’inverse : si les Britanniques ont des « opt out » sur les questions de justice et de sécurité, leur protection est intrinsèquement liée à celle du continent et certains aspects de la sécurité devront être gérés conjointement. D’ailleurs, le Royaume-Uni a confirmé son souhait de coopérer au sein d’Europol après le Brexit et le commissaire européen britan-nique est en charge du portefeuille lié à la sécurité. Ce n’est pas anodin et cela laisse présager des relations étroites sur ces sujets à la suite de leur départ.Par ailleurs, la plupart des citoyens européens sont favorables à un renforcement des politiques en matière d’affaires étrangères, de sécurité et de défense, comme le montrent les enquêtes d’opinion sur les vingt dernières années. On peut donc espé-rer une relance du processus d’intégration européenne dans ces domaines, qui passe par un rapprochement des diploma-ties des États membres au lieu de se contenter d’une addition de perceptions nationales. La sécurité et la défense commune vont de pair avec le renforcement d’une vision stratégique claire et par ricochet d’une vision plus politique de nos intérêts. Le départ britannique fait sauter un verrou. C’est un enjeu cru-cial à l’heure où les États-Unis vont passer de « gendarme du monde à mercenaire », souhaitant une contrepartie financière à leur présence.

    Si le couple franco-allemand a toujours été présenté comme le moteur de l’Union européenne, le départ de Londres va-

    t-il renforcer le poids et l’influence du couple franco-alle-mand ou va-t-il rebattre les cartes du leadership en Europe ?Les élections allemandes et françaises qui se tiendront en 2017 apporteront des éléments de réflexion complémentaires sur les dynamiques en cours. Le départ du Royaume-Uni va nécessairement modi-fier les rapports de force au sein de l’Union européenne. Diplomatiquement, ce sera sans doute l’axe franco-allemand qui se consolidera, comme pour les dossiers syrien ou ukrai-nien. La France et l’Italie pourraient avoir un rôle renforcé en tant que deuxième et troisième puissances économiques, mais leurs difficultés financières placent l’Allemagne dans une position bien plus favorable. Toutefois, les critiques du Sud de l’Europe sur l’inflexibilité budgétaire atténuent cette analyse et laissent planer le doute sur les doctrines économiques qui seront appliquées dans la décennie à venir.

    D’autre part, c’est sur le plan de la défense et de la sécurité que la France voit un retour de son rayonnement dans l’Union. Seule puissance de l’UE disposant d’un arsenal nucléaire, deuxième en Europe – après le Royaume-Uni – en termes de dépenses militaires, seul membre européen du Conseil de sécu-rité de l’ONU après le Brexit, la France sera l’allié privilégié des puissances militaires. Dans ce contexte, le couple franco-alle-mand pourrait devenir un moteur européen dans ce domaine. La coopération industrielle, par exemple, est un enjeu crucial puisqu’ensemble, elles représentent 40 % de la base indus-trielle de la défense en Europe. On peut également signaler que début octobre 2016, ces deux pays ont signé un accord qui prévoit le partage d’une base aérienne et d’avions de transport après le Brexit.

    Entretien réalisé par Thomas Delage le 10 novembre 2016

    *Les propos tenus dans cet article sont propres à l’auteur et ne sauraient engager l’institution dont il relève.

    Note

    (1) Le groupe de Visegrad est un groupe informel qui réunit quatre pays d’Europe centrale : la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie (NdlR).

    Seule puissance de l’UE disposant d’un arsenal

    nucléaire, deuxième en Europe – après le Royaume-Uni – en

    termes de dépenses militaires, seul membre européen du Conseil de sécurité de l’ONU

    après le Brexit, la France sera l’allié privilégié des puissances militaires.

    Photo ci-dessus :La ministre allemande de la Défense, Ursula von der Leyen, a annoncé le 10 mai 2016 une augmentation des effectifs de la Bundeswehr (l’armée allemande) – qui n’avaient cessé de diminuer depuis la fin de la guerre froide –, ainsi que du budget de la Défense. Par ailleurs, dans le nouveau livre blanc de la défense adopté en juillet 2016, Berlin assure qu’il assumera désormais son leadership sur la scène sécuritaire internationale, y compris en combattant, répondant ainsi aux critiques régulières sur son manque d’implication dans les coalitions. (© Joerg Huettenhoelscher)

    Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 36Affaires stratégiques et relations internationales 13