13

Click here to load reader

Platonisme et pensée contemporaine

  • Upload
    yvon

  • View
    217

  • Download
    3

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Platonisme et pensée contemporaine

Dialoguehttp://journals.cambridge.org/DIA

Additional services for Dialogue:

Email alerts: Click hereSubscriptions: Click hereCommercial reprints: Click hereTerms of use : Click here

Platonisme et pensée contemporaine

Yvon Lafrance

Dialogue / Volume 14 / Issue 01 / March 1975, pp 147 - 158DOI: 10.1017/S0012217300030493, Published online: 05 May 2010

Link to this article: http://journals.cambridge.org/abstract_S0012217300030493

How to cite this article:Yvon Lafrance (1975). Platonisme et pensée contemporaine. Dialogue, 14,pp 147-158 doi:10.1017/S0012217300030493

Request Permissions : Click here

Downloaded from http://journals.cambridge.org/DIA, IP address: 195.19.233.81 on 28 Nov 2013

Page 2: Platonisme et pensée contemporaine

ETUDE CRITIQUE

PLATONISME ETPENSEE CONTEMPORAINE

D EUX ouvrages de l'eminent platonisant francais, V. Golds-chmidt, ont paru en 1970 aux editions Vrin et Aubier-Mon-

taigne. II s'agit de Platonisme et Pensee Contemporaine et de Ques-tions Platoniciennes ' . Le premier reproduit un texte deja ancien LaReligion de Platon.(pp. 11-125) que l'auteur avait deja publie en 1949en guise d'introduction a la philosophic de Platon2, et un texte ineditLes Que relies sur le Platonisme (pp. 133-265) dans lequel l'exegetede metier s'interroge sur «l'apparente inactualite actuelle» de Platon(p. 7). Au point de depart, il ne s'agissait que d'une rendition de LaReligion de Platon a laquelle l'auteur devait ajouter quelques remar-ques sur l'actualite du platonisme. Ces remarques s'elargirentjusqu'a donner un texte suffisamment long pour constituer la secondepartie de l'ouvrage et lui donner son titre. La seconde publicationgroupe sous le titre Questions Platoniciennes un ensemble d'articlespublies par l'auteur dans diverses revues philosophiques entre lesannees 1947 et 1955, a l'exception de la derniere etude sur «Le videpythagoricien et le nombre chez Bergson» qui fut redigee en 1966.Nous esperons avoir l'occasion de revenir sur cet ensemble d'articlesqui offre aux platonisants un instrument de travail de haute qualitetant par la profondeur de la reflexion que par la rigueur de la me-thode d'analyse du texte platonicien. Nous n'avons pas a revenir surla Religion de Platon, texte bien connu de l'auteur. Mais nous aime-rions nous limiter, ici, a ce texte tout a fait nouveau que constitueLes Querelles sur le Platonisme parce qu'il nous permet, d'une part,de situer le platonisme a Finterieur de la pensee contemporaine, etd'autre part, parce qu'il est le reflet de la confrontation actuelle desmethodes d'interpretation en histoire de la philosophic

Les Querelles sur le Platonisme se presente d'abord, a notreavis, comme l'examen de conscience d'un historien de metier sur

1 GOLDSCHM1DT. V.. Platonisme et Pensee Contemporaine, coll. Presenceet Pensee. Paris, Aubier-Montaigne, 1970, 271 pp. Questions Platoniciennes,Paris. Vrin. 1970. 290 pp.

2 GOLDSCHMIDT, V.. La Religion de Platon, Paris, P.U.F., 1949. II existeline traductioii portugaise de 1'ouvrage faite par d'anciens etudiants bresiliensde Goldsehmidt qui suivirent ses cours a I'Universite de Rennes. II s'agit de:A Religiao de Platao, trad. Ieda et Oswaldo Porchat Pereira, Sao Paulo, DifusaoEuropeia do Livro. 1963, 150 pp.

147

Page 3: Platonisme et pensée contemporaine

YVON LAFRANCE

les methodes de lecture des textes philosophiques. L'on com-prend, des lors, que l'auteur tienne a souligner le caractere pro-prement «exoterique» de ses reflexions qui portent moins sur lapensee de Platon que sur la pensee contemporaine, en particuliercelle de Nietzsche et de Heidegger, ainsi que sur les nouvellesmethodes de lecture qui s'en inspirent (p. 133). N'oublions pasque l'auteur appartient a cette generation d'universitaires fran-cais qui apporterent aux etudes de philosophic ancienne et pla-tonicienne une contribution scientifique de premiere valeur et quifurent, pour ainsi dire, les figures de proue de l'exegese plato-nicienne en France pendant la premiere moitie du XXe siecle.C'est l'epoque ou l'Association Guillaume Bude travaille ardem-ment a l'edition et a la traduction des ceuvres completes de Platon(1920-1964). Pendant presqu'un demi siecle les savants frangais,tels que Robin, Dies, Des Places, Rivaud, Croiset, et bien d'au-tres, vont donner le meilleur de leurs energies a l'edificationd'un texte platonicien authentique et epure des scories de la tra-dition. Ce demi-siecle d'etudes platoniciennes presente, sous lesdivergences d'interpretation et la lutte autour du texte de Platon,une caracteristique commune: l'exegese universitaire franchise duplatonisme reposait sur une methode scientifique eprouvee quilui permettait d'eviter l'arbitraire, le subjectivisme et les jugementsprecipites. Elle constitue un veritable monument de patience,d'objectivite dans la soumission inconditionnelle au texte, et d'au-thentique ascese intellectuelle. Goldschmidt resume tres bienl'esprit fondamental qui animait cette generation d'universitairesdans ses recherches en histoire de la philosophic lorsqu'il ecrit:« Si paradoxal (ou banal) que cela paraisse, on peut dire que, siI'historiographie de la philosophic a fait de nos jours quelquesprogres, c'est pour avoir compris qu'il fallait commencer par lireles textes, que cette lecture ne se faisait pas, si l'on peut dire, alivre ouvert, et que, avant de songer a ecrire l'histoire des sys-temes, il fallait d'abord etudier chacun d'eux en lui-meme»(p. 239).

Cette tradition scientifique, nous le savons, a subi depuis quel-ques annees les assauts repetes des methodes d'exegese et delecture de textes philosophiques qui s'inspirent de ce que Golds-chmidt appelle les philosophies politico-existentielles et dont ilvoit les principaux initiateurs chez Nietzsche et Heidegger (p. 173,212-213). La nouvelle critique politico-existentielle professe, al'exemple de Nietzsche et de Heidegger, un profond mepris deI'historiographie et de Fobjectivite. L'interprete moderne se veutavant tout original et createur, il vise moins la comprehensiondes textes que la presentation de sa propre pensee a l'occasion

148

Page 4: Platonisme et pensée contemporaine

PLATON1SME ET PENSEE CONTEMPORAINE

des textes. II instaure avec son auteur un dialogue, le dialoguede l'etre pensant, dont Fauteur demeure presque toujours absent.Bref, la nouvelle critique met, dans tous les textes qu'elle aborde,sa propre vision actuelle du monde. Goldschmidt lui reprochede transformer le dialogue en veritable solipsisme (pp. 243-244).

L'opposition entre la tradition scientifique et la traditionpolitico-existentielle constitue, a notre avis, l'enjeu fondamentalde ce debat qu'instaure Goldschmidt entre le platonisme et lapensee contemporaine. Le refus de cheminer dans les voies equi-voques de l'exegese politico-existentielle exprime le credo del'auteur. Ce debat, l'auteur l'analyse d'abord a partir de la que-relle politique, ensuite de la querelle des Idees pour donner en-suite quelques conclusions sur les querelles conjointes.

1. La Querelle Politique (pp. 135-175)

L'actualite de Platon se revele, selon l'auteur, dans cettefameuse querelle politique suscitee, autour des annees 30', parles critiques anglo-saxons (pp. 139-141). L'histoire de cette que-relle est assez longue et mouvementee de sorte que l'auteur secontente d'en donner seulement quelques brefs episodes3. Cettequerelle mit aux prises deux interpretations opposees de la pen-see sociale et politique de Platon. L'une, dont Popper, se fitl'ardent protagoniste, presentait Platon comme l'inspirateur desregimes politiques totalitaires contemporains dans la mesure outoutes ces conceptions sociales et politiques relevaient d'une«technique sociale utopique» que Ton opposait a une «techniquesociale fragmentaire4». L'autre interpretation, dont Levinsonse fit l'ardent defenseur, marchait dans les traces de la traditionpour voir en Platon l'initiateur des valeurs conquises de hautesluttes dans les democraties representatives5. Le camp de Pop-per recut le nom d'«ennemis de Platon» tandis que celui deLevinson se presenta sous la banniere des «amis de Platon».Bref, la critique anglo-saxonne revelait la possibility d'une dou-ble interpretation de la pensee sociale et politique de Platon.

Goldschmidt se met alors a la recherche des antecedents dela critique anglo-saxonne (pp. 142-158). Soulignant au passage les

1 On trouvera une ample bibliographie de la question dans: CHERNISS, H.,Plato 1950-1957, in Lustrum, 1960/5, Gottingen, Vandenhoeck & Ruprecht, I960,pp. 470-510. On pourra completer avec la bibliographie que donne LEVINSON ala fin de son ouvrage: In Defense of Plato, Harvard University Press, Cambridge,1953, pp. 646-650'.

4 POPPER, K., The Open Society and its Enemies, vol. I. The Spell of Plato,5c ed. London, Routledge & Kegan Paul, 1966, 361 pp.

5 LEVINSON. R.B., In Defense of Plato, Harvard University Press,Cambridge. 1953, 674 pp.

149

Page 5: Platonisme et pensée contemporaine

YVON LAFRANCE

references socialistes a la Republique (Cabet, Proudhon, Marx,Comte), sans oublier Renan, l'attention de l'auteur se concentresurtout sur Nietzsche. L'apport contemporain de Nietzsche auplatonisme serait double: d'une part, la methode «typisante»de Nietzsche lui aurait permis une lecture actuelle de Platon enremplacant I'historiographie par les «types ideaux» (p. 146),d'autre part, en suivant sa methode typisante, Nietzsche ne crai-gnait pas de presenter Platon comme «le vieux socialiste typiquea la cour du tyran sicilien» (p. 145). Bien avant la critique anglo-saxonne, Nietzsche avait done identifie le platonisme politique auxsocialismes contemporains. Mais contrairement aux critiquesanglo-saxons, Nietzsche n'opposait pas les socialistes aux demo-crates, au contraire il situait socialistes et democrates dans lememe camp qu'il opposait a «une race de maitres, les futursmaitres de la terre; une aristocratie nouvelle...», celle des sur-hommes (p. 159). Ainsi dans la lecture actuelle que Nietzschefaisait de la Republique, nous trouvons deja notre double inter-pretation de la critique anglo-saxonne. «La Republique, ecritGoldschmidt dans le cheminement de la pensee de Nietzsche,est bien la source de deux regimes opposes, et les savants anglo-saxons, quelques einquante ans plus tard, n'auront plus qu'a redi-ger, point par point, leur double acte d'accusation dresse contrePlaton» (p. 155).

A cette explication historique de la genese de la double inter-pretation de la pensee politique de Platon, l'auteur joint uneexplication sociologique en s'interrogeant sur les motifs actuelsdes critiques anglo-saxons (pp. 158-165). «L'attaque contrePlaton» lui apparait alors comme une reaction a des evenementsqui s'abattirent sur 1'Europe comme un coup de foudre. La Pre-miere Guerre mondiale aurait montre le triomphe des demo-craties sur le despotisme et, dans cette marche vers les valeursdemocratiques, on reconnaissait ce que l'antiquite avait produitde meilleur: un ideal d'humanite et de justice. Platon n'etaiteertes pas etranger a ce produit historique. L'avenement des nou-veaux regimes politiques, tels que le nazisme, le fascisme et lecommunisme, avait, pour ainsi dire, pris par surprise les tenantsd'une conception democratique de la societe dans la pure lignede l'antiquite. Ce serait sous le coup de cette discontinuity histo-rique que naquirent, selon Goldschmidt, les paralleles entre laRepublique de Platon et les nouveaux regimes totalitaires6. Des1920, Russell signalait deja le parallele tandis qu'en 1945, Popper

6 On pourra consulter avec profit a ce sujet les articles rassembles par R.BAMBROUGH, Plato, Popper and Politics, Cambridge et New York, Hefferet Barnes, 1967. 343 pp.

150

Page 6: Platonisme et pensée contemporaine

PLA TON IS ME ET PEN SEE CONTEMPORA1NE

etablissait, sous le choc des evenements de la Seconde Guerremondiale, une etroite filiation entre la pensee politique de Platon,de Hegel et de Marx. Or, cette filiation etait possible a partirdu concept d'utopie sociale de sorte que le fondement de «l'atta-que contre Platon» se trouva, selon Goldschmidt, dans le con-cept d'utopie (pp. 165-173). «L'actualite politique de Platon,ecrit Goldschmidt, se ramene, en fin de compte, a la transforma-tion qu'a subie, de nos jours, la notion d'utopie». (p. 165).

II s'agit, en realite, d'une bien etrange transformation. Devaleur negative qu'elle etait, l'utopie passe, dans l'esprit de noscontemporains, pour une valeur positive. Cependant, il faut dired'abord, que l'utopie n'a rien a voir avec le projet politique dePlaton et qu'elle appartient en premier lieu aux commentaires dela Republique. Dans l'esprit de son createur, la Republique n'ajamais ete un projet utopique, mais au contraire, la rechercherealiste de la meilleure constitution politique pour l'homme (pp.165-166). La cite ideale de Platon ne doit pas etre confondueavec les cites utopiques de la Renaissance. Pourtant, c'est ceque les commentateurs n'ont pas craint de faire. La Repnbliquede Platon fut comparee a l'«Utopie» de Thomas Morus et cetteinterpretation anachronique se retrouva jusque dans les leconssur 1'histoire de la philosophic de Hegel (p. 161-162). Le con-cept d'utopie, totalement absent du projet initial de Platon, s'estdone vu relie a la Repnblique pendant longtemps avant de rece-voir de nos contemporains une transformation de sens. L'utopien'est plus ce reve pur que Ton abandonne aux esprits malades,mais ce par quoi la realite politique peut etre transformee. Lesnouveaux regimes politiques faisaient la preuve de la force del'utopie, de sa puissance et de son emprise sur les choses. L'uto-pie entrait dans notre realite et il fallait compter sur elle. Le pla-tonisme triomphait non pas tant parce que la Republique avaitinspire les nouvelles structures des regimes totalitaires, maisparce qu'elle avait enseigne a tous le dynamisme des idees, lavaleur effective du modele ideal qui se joue innocemment despossibilites d'existence. On assistait au triomphe d'un plato-nisme anachronique et devoye. Un tel triomphe justifiait l'atta-que de Popper au nom d'un empirisme philosophique qui s'obsti-nait a defendre les valeurs democratiques, et qui voyait en Platonun adversaire deguise de ces memes valeurs.

Voila, en resume, l'explication purement exoterique que Golds-chmidt donne de la querelle politique contemporaine autour dePlaton. L'explication historique rattache la «lecture actuelle»de Platon a la methode typisante de Nietzsche tandis que l'expli-cation sociologique en appelle a l'avenement des nouveaux regi-

151

Page 7: Platonisme et pensée contemporaine

YVON LAtRANCE

mes politiques entre les deux guerres mondiales. Finalement,Goldschmidt decouvre le fondement de l'antiplatonisme politiquecontemporain dans le concept d'utopie. Sur ces explications nousaimerions faire quelques remarques.

II nous semble, d'abord, que l'auteur exagere le role qu'a pujouer la methode typisante de Nietzsche dans cette querelle po-litique. En effet, ni Popper, ni Levinson, qui demeurent lesdeux protagonistes principaux de cette querelle, n'ont adopte lamaniere nietzscheenne de lire les textes platoniciens. Le celebreouvrage de Popper ne renferme que deux references anodinesa Nietzsche (pp. 230, 284) tandis que celui de Levinson ne lecite qu'une seule fois (p. 444). Ce qui fait probleme dans cettequerelle politique, ce n'est pas la presence — ou l'absence de lamethode typisante de Nietzsche, mais que les protagonistes dudebat se meuvent a l'interieur d'une meme methode historiqueet philologique et, qu'obeissant a des normes scientifiques a peupres identifiques, ils aboutissent a deux interpretations aussi op-posees d'un meme texte philosophique. Sans doute, Levinson,qui ecrit apres Popper, peut-il lui reprocher certains anachronis-mes et des interpretations erronees du texte platonicien, mais ils'agit la de luttes normales autour du texte platonicien. L'ampledocumentation historique des deux protagonistes, leur intelligencedu texte, leur rigueur dans Fargumentation manifestent un degred'objectivite qui ne s'inspire surement pas de la methode typi-sante de Nietzsche. Meme une lecture actuelle de Platon est pos-sible sans recourir a l'abolition nietzscheenne des distances histo-riques. Les idees philosophiques n'ont pas de passe dans le memesens que les idees scientifiques. Dans la mesure ou une ceu-vre philosophique, a l'instar d'une ceuvre d'art ou d'une oeuvrelitteraire, resiste au temps, il est toujours possible d'en faire unelecture actuelle qui n'est pas necessairement anti-historique. LaRepublique de Platon n'est pas un monument archeologique amettre sur les tablettes des musees d'antiquites. Elle exprime, aucontraire, toute une conception de la societe humaine et de l'orga-nisation politique et les principes qui y sont exprimes traduisentencore les lignes de force de toute problematique sociale. Lesprotagonistes de la querelle politique ont pu actualiser la penseesociale et politique de Platon sans recourir, pour autant, au meprisnietzscheen de l'histoire. II leur suffisait d'etablir une veritablereflexion philosophique sur le texte platonicien pour s'apercevoir,en cours de route, qu'ils soulevaient, en compagnie de Platon,l'essentiel du probleme social et politique contemporain. La lec-ture actuelle de Platon decoule, a notre avis, de la nature memede la reflexion philosophique et de l'oeuvre philosophique. Ceci

152

Page 8: Platonisme et pensée contemporaine

PLA TON1SME ET PEN SEE CONTEMPORAINE

dit, on peut toujours rendre Nietzsche responsable du meprisactuel de l'histoire dans certains milieux philosophiques, et c'estsans doute a ces milieux que s'adresse Goldschmidt par-dessus latete des protagonistes de la querelle politique. Cependant, ce nesont pas ces milieux qui eurent du poids dans cette querelle oubrillaient surtout des critiques anglo-saxons qui n'ont pas la repu-tation de s'interesser outre mesure a l'auteur du Gai Savoir.

Pour nous, la querelle politique autour de Platon possede unesignification proprement philosophique et, de ce point de vue,nous serions d'accord avec Goldschmidt pour retenir le roleimportant qu'a pu jouer dans cette querelle le concept d'utopie7.La possibilite d'une interpretation totalitariste et democratique dela pensee sociale et politique de Platon releve, a notre avis, del'universalite du modele social platonicien et des philosophiesimplicites des commentateurs8.

Les etudes historiques sur la Republique de Platon ont montreque la cite ideale s'inspire d'elements empruntes a des constitu-tions politiques aussi opposees que celle d'Athenes et de Sparte9.Cependant, la cite ideale, en tant que projet philosophique, neretient de ces elements divergents que les principes generaux qui,selon Platon, fondent la possibilite d'une veritable cite humaine.Les particularites du scheme oligarchique et du scheme demo-cratique, c'est-a-dire de Sparte et d'Athenes, disparaissent dansl'universalite du projet platonicien. Le cas de Platon est analoguea celui de Hegel. La philosophic sociale et politique de Hegel seveut une interpretation philosophique de la Revolution Francaiseet s'inspire des realisations concretes de l'Etat Prussien10. Cepen-dant, le projet social et politique de Hegel, tel qu'exprime danssa Philosophic du Droit, n'est pas une apologie inconditionnellede l'Etat Prussien comme nous l'a fait croire pendant longtempsune certaine tradition marxiste qui allait, par ailleurs, a l'encon-tre de Marx et de Engels, mais plutot un effort pour degager lesprincipes essentiels de la nouvelle societe bourgeoise et de l'EtatModerne". II se pourrait bien que la Republic/uc de Platon nepoursuive, elle aussi, qu'un effort de clarification des principesessentiels de toute cite grecque et que son auteur refuse de pren-

7 POPPER consacre tout un chapitre a ce sujet dans son ouvrage: The OpenSociety..., vol. I., pp. 157-168.

8 BAMBROUGH a beaucoup insiste sur ce point dans son article: Plato'sModern Friends and Enemies, ds. Plato, Popper and Politics, op. cit., pp. 3-19.

9 LEVINSON. R. B.. In Defense of Plato, op. cit., pp. 507-518.10 R1TTER, J., Hegel et la Revolution Francaise, Paris, Beauchesne, 1970,

pp. 1-64.11 WEIL, E., Hegel et I'Etat. Paris, Vrin, 1970, 3e ed. pp. 11-24.

153

Page 9: Platonisme et pensée contemporaine

WON LA FRANCE

dre parti soit pour le modele spartiate soit pour le modele athe-nien. Prenons, a titre d'exemple, la fameuse these du roi-philosophe. Elle n'affirme rien de plus, dans son universalite,que le principe de la competence dans le gouvernement des citesgrecques. Mais la these ne dit nulle part qui est le plus competentpour gouverner la cite. La particularisation du principe univer-sel donne ainsi lieu a la pluralite des interpretations. Le pluscompetent peut etre le parti unique, un dictateur ou des repre-sentants elus du peuple. Chacun pourra done trouver dans lathese platonicienne le bien qu'il recherche: il suffit de particula-riser la these univefselle dans la philosophic sociale que Tonprofesse.

Les philosophies implicites des commentateurs ont joue, anotre avis, un role de premier plan dans la querelle politiqueautour de Platon. Goldschmidt, a notre avis, ne parle pas suf-fisamment de ces philosophies- implicites qui sont au coeur decette querelle d'interpretations platoniciennes. L'attaque poppe-rienne contre Platon ne s'explique pas par une reference a Nietzs-che, elle peut etre expliquee, en partie, par Timpact de la secondeguerre mondiale sur un esprit lucide, mais elle s'explique avanttout a partir des postulats empiristes de la philosophic socialede Popper. L'empirisme philosophique de Popper, applique ala realite sociale et politique, se trouve tres bien resume par1'auteur lui-meme dans sa fameuse distinction entre «une techni-que sociale fragmentaire» et une «technique sociale rationnelle»,qualifiee, par ailleurs, d'utopisme l2. Or, ces postulats empiristessuffisent a jeter sur le texte platonicien une lumiere toute parti-culiere. La Republique de Platon est, pour Popper, le type memed'une «technique sociale rationnelle» qui croit dans la possibi-lite de transformer la societe et les hommes par l'applicationdictatoriale d'un projet social global. En ceci, Platon n'est qu'unprecurseur de Hegel et de Marx. Son projet social frise l'utopie,il est meme dangereux et pervers. En effet, le progres socialsuppose que Ton se fixe des fins possibles et realisables et queTon s'applique a decouvrir les moyens concrets de realiser cesfins. La «technique sociale fragmentaire» fait un usage raisonnablede la raison et n'a pas besoin de recourir a la violence pour modi-fier la realite sociale. Par contre, la «technique sociale ration-nelle» propose des fins impossibles ou vides, telle Tldee de Bienchez Platon, et ne peut s'actualiser que dans la violence et ladictature'\ Naturellement, les partisans de postulats philosophi-

12 POPPER. K.. The Open Society, vol. I., op. cit., p. 22. 157-159.11 Popper consacre tout un chapitre a la critique de la theorie des Idees chez

Platon. Cf. The Open Society, vol. I., op. cit. . pp. 18-34.

154

Page 10: Platonisme et pensée contemporaine

PLATONISME ET PEN SEE CONTEMPORAINE

ques rationalistes voient les choses d'une autre maniere en insis-tant sur la necessite de bien determiner les fins ultimes de la so-ciete, de choisir rationnellement les moyens aptes a realiser cesfins, bref, d'avoir en tete la cite ideale avant de commencer aconstruire la cite reelle. Sans ce projet ideal, Faction humainene saurait etre qualifiee de rationnelle. Ainsi s'affrontent dans laquerelle politique autour de Platon l'empirisme et le rationalisme.II nous semble que c'est dans ces postulats philosophiques quese situe l'enjeu profond de toute cette querelle politique. A notreavis, la querelle est sans issue si les protagonistes ne font pasla critique lucide de leurs postulats philosophiques. Une simplecritique des interpretations demeure sterile, il s'agit ici d'un veri-table probleme philosophique.

2. La Querelle des Idees (pp. 177-246)

Parallelement a l'antiplatonisme politique, la pensee contem-poraine a developpe un antiplatonisme a 1'egard de la theorie desIdees. Le marxisme a vu dans la theorie des Idees une ideologicdont le fondement reside dans les interets economiques, le freu-disme en a retrace I'origine dans la prehistoire de l'enfance per-sonnelle de Platon14 tandis que les philosophies du concret ontdenonce avec virulence cette transcendance evasive (pp. 177-179).A cette liste, on pourrait aussi ajouter les critiques du positivismelogique qui ont discerne dans cette transcendance evasive unesuite de propositions sans signification reelle. Goldschmidt s'at-tarde longuement sur ce qu'il considere comme les deux sour-ces importantes de cet antiplatonisme metaphysique: Nietzscheet Heidegger (pp. 179-206).

Nietzsche a appele sa propre philosophie «un platonisme in-verse» tandis que Heidegger a vu, dans la philosophie de Nietzs-che, le couronnement meme du platonisme de sorte que Nietzschelui est apparu comme le platonicien le plus effrene jusque danssa theorie de la transmutation des valeurs (p. 180). L'antipla-tonisme de Nietzsche et de Heidegger est done fonde sur uneequivoque que Goldschmidt essaie de demeler (pp. 181-206).Heidegger aurait mal interprets Nietzsche. L'« Histoire d'une er-reur» a laquelle est formellement suspendue Vinterpretationheideggerienne n'est, selon Goldschmidt, ni l'histoire de la meta-physique occidentale, ni l'histoire du platonisme, mais bien, dansla pensee de Nietzsche, l'histoire du christianisme et de la moralechretienne. Dans la celebre expression nietzscheenne, «Dieu

14 Pour une interpretation freudienne de la theorie des Idees, voir: BRES, Y.,La Psychologic de Platon, Paris, P.U.F., 1968, pp. 200-213.

155

Page 11: Platonisme et pensée contemporaine

WON LAFRANCE

est mort». le nom de Dieu ne signifie pas, comme le croit Heideg-ger, «le monde suprasensible des ideaux», mais bien le «Dieuchretien». Une fois l'equivoque dissipee, il demeure que les deuxinterpretations du platonisme sont fondees sur une vision dumonde actuel et que «l'une tire le platonisme du cote du chris-tianisme et de la faiblesse. l'autre du cote des techniques et de lavolonte de puissance » (p. 206).

Comment expliquer l'influence de ces deux philosophes sur lapensee contemporaine, influence qui contribue, par ailleurs, arepandre cet antiplatonisme metaphysique? (pp. 206-217). Golds-chmidt relie a Nietzsche et Heidegger la propagation de ce qu'ilappelle les «philosophies politico-existentielles» par oppositionaux philosophies scientifiques. Les philosophies politico-existen-tielles sont des conceptions du monde qui poursuivent ce qu'onappelait autrefois la sagesse. Ces philosophies se preoccupentdavantage de Faction que de la theorie, elles opposent a l'imper-sonnalite de la science «l'accomplissement de la personnaliteparticuliere», elles s'inscrivent dans la temporalite et non dansI'eternite, elles s'enracinent dans le sentiment et non dans l'enten-dement, elles se nourrissent parfois de sciences humaines. Nietzs-che et Heidegger seraient a I'origine du mepris de la technicitedans l'aventure philosophique, par ou ils auraient contribue a laconfusion des genres: la philosophic se confond maintenant avecla poesie, le roman. la mythologie, l'ethnologie, la psychanalyseet la linguistique. L'une des caracteristiques de ce nouveau stylephilosophique, note Goldschmidt, est qu'il ne se prete a aucunetentative de resume de la pensee de l'auteur. C'est par ces traitsque I'antiplatonisme de Nietzsche et de Heidegger recoit ses let-tres de creance face a la pensee contemporaine. La « fidelite a laterre» par ou la pensee contemporaine communie avec Nietzschepresente une hostilite congenitale a I'egard de la philosophic dusuprasensible tandis que «l'absurdite de la technologie contempo-raine » apparait, chez Heidegger, comme le produit direct d'unrationalisme qu'il denonce jusque dans la theorie des Idees. D'ouce retour aux presocratiques que Ton explique dans un sens anti-socratique, antiplatonicien et antiscientifique comme si Tons'acharnait a « la destruction de la raison» (p. 216).

Finalement, Goldschmidt decouvre le fondement de cet an-tiplatonisme metaphysique dans ce qu'il appelle le scheme del'histoire (pp. 218-242). Apres avoir explique la genese du schemede l'histoire qui a envahi la philosophic et les sciences, l'auteurmontre comment celui-ci a joue un role important dans I'anti-platonisme contemporain (pp. 242-246). Avec Nietzsche etHeidegger, l'histoire est de venue «une occasion pour raconter

156

Page 12: Platonisme et pensée contemporaine

PL A TON IS ME ET PEN SEE CONTEMPORAINE

ses propres experiences et le passe doit etre vu et interpretsdans la perspective du present» (p. 242). Ainsi l'historicisme quifut une conquete du XIX e siecle se transforme au XX e siecleen relativisme et subjectivisme, voire meme en solipsisme. Bref, onest moins preoccupe de dialoguer avec Platon que de dialogueravec soi-meme. Goldschmidt consacre les dernieres pages adegager la veritable signification de ces querelles conjointes (pp.247-265).

Nous serions d'accord avec Goldschmidt pour voir dans la que-relle contemporaine des Idees une serie de meprises sur le sensveritable de la theorie platonicienne des Idees. On a trop ten-dance a considerer cette theorie comme un dogme et a la com-prendre dans un sens strictement substantialiste. L'interpretationsubstantialiste simplifie a l'extreme la problematique de la theoriedes Idees en comprenant le monde intelligible comme une sortede substance, et non pas comme une fonction, une structure, unemethode (pp. 260-261). Ce qui amene les interpretes contemporainsde la theorie a accentuer le caractere transcendant du mondeintelligible au depens de son caractere immanent. Dans son etudemagistrale sur la theorie des Idees, Ross a montre pourtant ladifficulte de se prononcer sur le caractere transcendant ou im-manent des Idees ou Formes15. En accentuant l'aspect trans-cendant des Idees, les interpretes contemporains simplifient con-siderablement la problematique platonicienne, ce qui rend leurtache critique plus facile. La philosophic des Idees est implicitea toute explication du monde sensible aussi bien qu'a toutedemarche scientifique. Elle incite d'abord l'esprit a ne pas se satis-faire du monde tel qu'il se donne, qu'il s'agisse du monde phy-sique, social, economique et politique. Toute explication dumonde se situe toujours dans la perspective d'une ideation quitranscende inevitablement le donne empirique. La transcendanceevasive que Ton croit reconnaitre dans la theorie des Idees n'est,au fond, qu'une recherche des structures intelligibles du monde oude la realite, recherches que poursuivent intensement toutes lessciences humaines et physiques. D'autre part, la theorie des Ideesnous indique que toute demarche scientifique n'est qu'un effortde formalisation et d'axiomatisation dans le but d'arriver a la for-mulation de jugements necessaires et universels. Elle enoncemoins Fexistence d'un au-dela transcendant que les conditionsminimales de possibility de la science, c'est-a-dire de possibilityd'une explication scientifique de l'univers.

15 ROSS, D., Plato's Theory of Ideas, Oxford, Clarendon Press, 1963, pp. 227-230.

157

Page 13: Platonisme et pensée contemporaine

YVON LAFRANCE

Goldschmidt nous avertit pertinemment que de telles incompre-hensions relevent d'une methode d'interpretation des textes phi-losophiques. On ne peut abolir innocemment les distances histo-riques pour instaurer, a l'encontre meme des textes, une « visiondu monde actuel» sans se vouer a manquer 1'intelligibilite d'uneproblematique philosophique. II faut retenir ici la lecon d'histo-riographie que nous donne Goldschmidt lorsqu'il denonce les prin-cipaux sophismes qui ont envahi les etudes d'histoire de la phi-losophie (pp. 236-241). Cette denonciation est deja, a elle seule,tout un programme de travail pour l'historien de la philosophic quidoit affronter la resistance d'une problematique philosophiquecomme l'ouvrier ou le tailleur de pierre affrontent la resistancedu materiau qu'il manie. Certes, on pourra faire le proces d'uneactivite philosophique artisanale et preferer, a l'exemple deNietzsche et de Heidegger, exposer sa propre pensee a l'occa-sion des textes plutot que degager laborieusement les structuresd'une problematique philosophique qui la rendent davantage intel-ligible. Mais, comme le note Goldschmidt, ces proces s'inspi-rent dans la plupart des cas, de philosophies politico-existentiellesqui reposent sur des presupposes etrangers a des interets stricte-ment theoriques (p. 211).

Ainsi l'ouvrage de Goldschmidt nous rappelle les principes es-sentiels d'une interpretation scientifique des textes philosophiques,et meme s'il est ecrit, pour ainsi dire, a contre-courant, il nousdevoile les voies secretes pratiquees par 1'auteur au cours d'une vieconsacree a l'etude scientifique des textes platoniciens. A ce titre,il interesse non seulement les platonisants, mais tous ceux quis'interrogent sur les methodes de lecture des textes philosophi-ques.

YVON LAFRANCE

Universite d'Ottawa

158