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Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
1
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault
Auteurs
Pierre GILLOURY
Francois MARTEL
Christophe MIDLER
Master PIC de l’Ecole Polytechnique
(Université Paris-Saclay)
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
2
Sommaire
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Introduction à la conduite autonome : contexte, enjeux, marché, perspectives. . . . . . . . . . 11
I. Le mythe de la conduite autonome . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
1) Un rêve issu de la science-fiction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
2) Le passage des aides à la conduite (ADAS) à l’AD. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
3) Les niveaux d’autonomie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
II. La triple incertitude autour du véhicule autonome. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
1) Une incertitude d’ordre technique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
2) Une incertitude pesant sur le marché. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32
3) Une incertitude sur l’écosystème . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
Monographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
I. Le projet de véhicule autonome Renault : un projet d’innovation aux
nombreuses contraintes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
55
1) Renault, en retard, décide de concevoir son propre véhicule autonome. . . 55
2) D’un projet R&D classique à un projet commercialisation . . . . . . . . . . . . 56
3) Une stratégie en deux temps : stratégie de vitesse et stratégie
d’apprentissage/amélioration. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
58
4) Constitution de l’équipe ILIAD et installation dans les bureaux du CEA . . 60
5) Exploration : précision du produit final, de la technologie, du marché, et
du cadre réglementaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
62
6) Avancement au moment où nous avons quitté Renault : des questions sans
réponse, notamment à propos de la commercialisation et du modèle
d’affaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
70
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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II. Le lien entre projet et organisation : l’élaboration des roadmaps véhicules
autonomes de Renault. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
71
1) Le constat à notre arrivée : la Direction Programme face à une multitude
de systèmes en cours de conception . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
71
2) La difficile équation économique des systèmes d’autonomie . . . . . . . . . . . 75
Note bibliographique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
I. Gestion des incertitudes dans un projet d’innovation technologique radicale
validée de manière déterministe. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
82
1) Définition des termes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82
2) Management des incertitudes en phase amont . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
3) Management des incertitudes en phase de développement de nouveau
produit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
94
II. Conséquences réciproques d’une démarche de conception à validation
déterministe sur les modèles d’adoption d’une innovation de rupture. . . . . . .
103
1) Facteurs intrinsèques aux innovations influençant leur diffusion . . . . . . . . 103
2) Le rôle de l’utilisateur dans la conception. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110
Focus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
Première partie : pilotage d’une exploration concourante. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
I. Le véhicule autonome de niveau 3 ou plus au sein de l’Alliance Renault-
Nissan : un cas d’école du management des projets d’exploration. . . . . . . . . . . . . .
117
II. Le rôle du projet ILIAD au sein de l’exploration : moteur du sous-espace de
conception dédié aux systèmes d’autonomie de niveaux 3 et 4. . . . . . . . . . . . .
118
III. Le cycle de conception du projet ILIAD : application naturelle des méthodes
liées aux stratégies de vitesse, flexibilité et ingénierie concourante, et
implication des fournisseurs dans le processus de conception. . . . . . . . . . . . . .
122
1) Rupture avec le cycle de conception classique de Renault. . . . . . . . . . . . . . 122
2) Un cycle adoptant les principes de l’ingénierie concourante, flexibilité et
collaboration des métiers, avec une forte implication des fournisseurs. . . .
128
IV. Le projet ILIAD et la Direction Programme : le projet ILIAD n’est pas un
projet autonome au sein de l’Alliance, d’où l’impossibilité d’appliquer les
méthodes classiques de management des projets d’exploration. . . . . . . . . . . .
135
1) Un écosystème combinant des entités d’exploitation et d’exploration,
aboutissant à une ambidextrie plurielle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
136
2) Pour le pilotage d’un tel écosystème, une recommandation de la
littérature : les méthodes de pilotage de projets d’exploration . . . . . . . . . .
140
3) Des stratégies peu adaptables au contexte du véhicule autonome, du fait
des contraintes de ressources, de transposition industrielle, de temps, de
compatibilité des systèmes avec les véhicules de la gamme. . . . . . . . . . . . .
142
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V. Le choix d’une méthode d’exploration pragmatique: l’exploration
concourante. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
147
Deuxième partie : élaboration d’une méthode d’estimation de la valeur par représentation
implicite du client et analyse de ses usages. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
152
I. Une implication difficile du client dans la conception. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
II. Méthodologie déployée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
III. Résultats et discussion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 160
Annexes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Introduction
Abstract
Un an. C’est le temps que nous, Pierre Gilloury et François Martel, avons passé en compagnie des
femmes et des hommes qui travaillaient, quand nous étions parmi eux, à l’un des plus grands
bouleversements de leur industrie : le véhicule autonome. Un an pendant lequel nous avons travaillé avec
ces femmes et ces hommes, mais aussi un an pendant lequel nous avons observé ensemble le processus de
conception de cette innovation si attrayante. Ce mémoire, que nous avons tenté de rendre aussi accessible
que possible, vise à transmettre notre compréhension des événements auxquels nous avons assisté, et
auxquels nous avons pris part.
Les concept-cars de véhicules complètement autonomes présentés par Google, Mercedes ou par le
cinéma et les bandes dessinées d’anticipation, n’arriveront pas demain dans les concessions. Car un long
chemin reste à parcourir avant que Monsieur et Madame Toutlemonde se laissent conduire dans une voiture
sans pédales ni volants, dos à la route. Parmi les experts, certains parlent de 2030, voire 2050, d’autres
doutent que cela soit un jour possible, à moins de supprimer tous les véhicules avec un conducteur humain,
et de tous les remplacer par des véhicules autonomes. En revanche, de nombreux systèmes d’autonomie
partiels équipent déjà de nombreuses voitures, et d’autres, toujours plus perfectionnés, continueront
d’équiper les véhicules des années à venir.
Parmi ces systèmes, il en est un que certains employés de Renault se sont promis de mettre au point
et de commercialiser : un système qui, sur certaines voies rapides, conduirait le véhicule sans intervention
du conducteur. Le conducteur pourrait alors travailler, regarder un film, lire un livre, etc., avant de reprendre
les commandes pour finir son parcours. Tout, ou presque, était à apprendre pour atteindre cet objectif.
Cette innovation, en parallèle de nombreuses autres, s’inscrit dans une gamme de produits et
services d’une diversité foisonnante, alors que les ingénieurs auraient voulu avoir carte blanche. Ce projet
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se mêle à une organisation tentaculaire complexe, là où il faudrait de la flexibilité et de l’agilité. Ce système
est développé dans une entreprise positionnée sur le milieu de gamme et l’entrée de gamme, alors que
l’immaturité des technologies d’autonomie amène les composants à être parfois plus chers qu’un véhicule.
Enfin, le produit est développé sur des véhicules destinés à une clientèle Renault globalement peu
technophile, d’un âge moyen supérieur à 55 ans, alors qu’il s’agit d’une innovation radicale tels qu’ont pu
l’être l’aviation commerciale ou le smartphone. Comment, dès lors, piloter une innovation dans un tel cadre,
tout en assurant une convergence des apprentissages, en évitant de développer un produit qui n’a pas de
clientèle, mais, surtout, sans se laisser distancer par la concurrence qui a déjà pris de l’avance ?
Dans ce mémoire, nous tenterons de caractériser et de conceptualiser l’écosystème innovant dans
lequel nous avons évolué, pour en expliquer les contraintes et les enjeux. Nous tâcherons de comprendre si
les méthodes classiques de pilotage des explorations y sont adaptées, et proposerons humblement quelques
recommandations. Enfin, nous décrirons les difficultés de valoriser une telle innovation et de quantifier son
intérêt pour le client final, avant d’expliquer la méthode que nous avons utilisée pour orienter l’exploration
grâce la valeur client.
Contexte – Le Master PIC de l’Ecole Polytechnique (Université Paris-Saclay)
Le Master PIC est une formation en alternance proposée par l’Ecole Polytechnique. Sa vocation :
permettre aux étudiants de vivre l’émergence des innovations dans les grandes entreprises. Pour cela, les
étudiants du Master, seuls ou en binômes, intègrent de grands groupes comme Renault, Thalès, Orange,
RATP, ou de plus petites structures comme Girève, Kyriba, Vianeo, avec le statut d’apprenti, au sein des
équipes en chargent d’innover. Cette formation professionnelle est doublée d’une formation théorique en
sciences de gestion, afin d’avoir les clés de compréhension des réalités de l’entreprise.
Contexte – Les auteurs
Pierre Gilloury a fait le choix du Master PIC pour la dernière année de spécialisation de son cursus
à HEC Paris (Promotion 2017). Après un stage en audit chez Deloitte à Paris, puis une expérience en
marketing stratégique et business development en Inde chez AXA, il a intégré le master PIC pour l’intérêt
des thèmes de recherche et concepts qui y étaient exposés, et surtout pour le sujet du véhicule autonome en
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lui-même, dans un groupe qui devait faire face à un des plus grands bouleversements de son secteur depuis
les débuts de son histoire plus que centenaire.
François Martel a également choisi d’intégrer le Master PIC en dernière année de son cursus à HEC
Paris (Promotion 2017), après une première expérience en marketing digital chez Procter & Gamble à
Genève, puis une autre chez AXA en management de projets d’offshoring en Inde. Très attiré par
l’apprentissage, il a tout de suite cherché à rejoindre le projet de véhicule autonome Renault, séduit par
l’idée de travailler sur ce qui sera sans doute l’une des grandes inventions du vingt-et-unième siècle. Pour
être au plus près de la technologie et des dilemmes de conception (du genre « que choisir entre écraser une
personne âgée ou l’éviter, foncer dans un mur mais tuer le conducteur ? »), il a rejoint, au sein de Renault,
l’équipe d’ingénieurs en charge de concevoir et de commercialiser un véhicule capable de se conduire seul
sur certaines routes, sans que son conducteur n’ait à agir sur les commandes, ni même à regarder la route.
Christophe Midler, professeur à l’Ecole Polytechnique et responsable du Master PIC, est un
chercheur en sciences de gestion. Ayant dirigé de nombreuses recherches chez Renault et PSA, il a une
longue expérience du secteur automobile, et en particulier de la conception et du management de projet
chez les constructeurs français. Il a notamment publié deux ouvrages de référence sur l’innovation dans
l’industrie automobile, L'Auto qui n'existait pas : Management des projets et transformation de l'entreprise,
Dunod, 1993, et Innover à l’envers : Repenser la stratégie et la conception dans un monde frugal, Dunod,
2017. Très impliqué dès le départ sur le projet PIC de Pierre et François, il les a suivis de manière régulière
et a très largement aiguillé leurs réflexions.
Position au sein de Renault
Nous avons intégré Renault en Septembre 2016. Deux positions nous ont été proposées : une au
sein du projet ILIAD, projet d’ingénierie ayant pour but de concevoir et de commercialiser un véhicule
autonome, et une seconde auprès du Directeur de Programme Adjoint véhicule autonome. Pierre a donc
intégré le Programme Véhicule Autonome, et François le projet ILIAD. L’organigramme qui suit cette
introduction montre la place de chacun dans l’organisation. Y sont mis en surbrillance les personnes qui
ont joué un rôle clé tout au long du projet de Master PIC : Laurent Taupin, chef du projet ILIAD, et Karl
Laferté, Directeur de Programme Adjoint Véhicule Autonome. Travaillant en binôme mais séparés
géographiquement, nous avons été en contact quotidien et nous sommes retrouvés régulièrement, de telle
sorte que chacun de nous savait à peu près tout ce que savait l’autre, et réciproquement. Cette double
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exposition stratégie et ingénierie nous a permis de saisir la complexité de la conduite autonome dans son
ensemble, depuis le moindre composant électronique jusqu’aux considérations juridiques ou commerciales.
Nous avons également pu parfois servir de relais de communication entre le projet ILIAD et la Direction
de Programme.
Postes de chacun et objectif
Aucun de nos postes ne correspondait à une fiche de poste détaillée. Nos responsabilités se sont
clarifiées au fil du temps, en cherchant à servir au mieux nos supérieurs hiérarchiques respectifs. François
a joué un rôle d’homme à tout faire auprès de Laurent Taupin, chef de projet ILIAD. Ses tâches sont allées
de la réalisation du logo du projet ou de la décoration murale des bureaux, à la rencontre et la
recommandation de partenaires stratégiques potentiels, en passant par des activités de veille ou encore de
représentation du projet (devant la Direction commerciale France par exemple). Au sein de la Direction de
Programme, Pierre a, entre autres, constitué, analysé et synthétisé des bases de données aidant à estimer la
valeur client des systèmes d’autonomie conçus dans l’Alliance, contribué à une veille autour de la définition
des niveaux d’autonomie et des questions juridiques autour de la responsabilité du conducteur, mené des
études ponctuelles sur les aides à la conduite ou l’impact en termes de sécurité routière du véhicule
autonome. En revanche, nous avions tous deux un objectif commun, dans le cadre de notre projet de
recherche : explorer les problématiques de coût, de valeur client, de modèle d’affaires, pour essayer d’aider
Renault à trouver le bon produit à offrir, au bon client, au bon moment. Ces réflexions, soutenues et
aiguillées par les professeurs Christophe Midler et Rémi Maniak, ont, nous l’espérons, au travers des
différentes présentations que nous avons pu en fai, eu un impact dans quelques prises de décisions.
Remerciements
Nous souhaitons d’abord remercier nos professeurs sans lesquels cette expérience, qui a sans doute
été la plus riche pour nous jusqu’à maintenant, n’aurait pas été possible. Nous souhaitons en premier lieu
remercier bien sûr le Prof. Christophe Midler, responsable et plus grand atout du Master PIC, sans qui, bien
évidemment, nous n’aurions pu travailler sur ce projet et dans ces conditions. Sa simplicité, sa bonne
humeur, la justesse de ses analyses et de ses commentaires, sa rare gentillesse et sa bienveillance à toute
épreuve ont joué un rôle majeur dans notre motivation et dans notre compréhension des enjeux liés à une
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innovation comme le véhicule autonome. Nous souhaitons également adresser nos plus sincères
remerciements au Prof. Rémi Maniak, qui nous a consacré de nombreuses heures de son temps pour nous
aiguiller sur notre projet, en particulier à ses débuts, dans une entreprise dont sa connaissance a été d’une
grande aide. Nous tenons plus généralement à exprimer notre très sincère reconnaissance au corps
professoral du Master PIC, qui, par ses enseignements, nous a donné les mots et les concepts pour
comprendre ce qui s’est joué en entreprise pendant ce projet de Master. Comment ne pas remercier
également Messieurs Karl Laferté et Laurent Taupin, qui ont accepté de nous accueillir, et qui nous ont
offert toutes les opportunités d’apprendre et de comprendre que nous aurions pu souhaiter. Nous souhaitons
tout particulièrement remercier Karl (Vador) Laferté, pas seulement pour ses blagues et anecdotes,
quoiqu’elles aient été nombreuses, mais surtout pour son partage sans relâche de sa passion pour
l’automobile et pour un groupe dont il connaît tous les secrets et rouages, pour son accessibilité et sa volonté
de nous faire progresser un maximum pendant notre séjour à ses côtés. Nous souhaitons de même remercier
chaleureusement Laurent Taupin pour son indéfectible bonne humeur, ses métaphores
abracadabrantesques, son écoute et sa formidable capacité de motivation. Nous avons beaucoup appris
auprès d’eux.
Nous voulons également dire à toutes les personnes de Renault qui ont rendu cette expérience
enthousiasmante et enrichissante combien nous avons apprécié travailler avec eux. A tous les membres du
campus AD, employés Renault et prestataires, un grand merci pour leur accessibilité et pour la bienveillance
qui a été la leur pour nous expliquer, à nous, étudiants business non ingénieurs, le dessous des cartes. A ce
titre nous remercions chaleureusement : Eric, Isabelle, Olivier, Philippe, Marc, Solen, Christophe, Vincent
Valérie, Jérôme, Philippe, Marie-Anne, David, Adnane, Alaeddine, Philippe, Daniel, Bertrand, Yannick,
Yves, Jean-François, Romain, Déborah, Cyrille, Charaf, Sakina, Jérémy, Richard, Marwa, Soufiane,
Stéphanie, Ariane, Pierre-Luc, Omar, Haithem, et Son. A toutes les personnes que nous avons côtoyées au
Technocentre, nous souhaitons dire également un très grand merci : Thierry, Claire, Marie-Laure, Laurent,
Nadia, Marie, Agnès, Jean-François, Dominique et Laurence
.
Nous souhaitons adresser également nos chaleureux remerciements à Madame Marie-Hélène
Delmond, professeur à HEC Paris, qui a encadré notre stage commun en Inde chez AXA, et qui nous a parlé
du Master PIC, et convaincu d’y finir notre cursus à HEC Paris. Nous remercions très amicalement nos
camarades de promotion de Master PIC, qui nous ont donné beaucoup de joie, de rires et de motivation, et
qui nous ont soutenus dans la production de ce mémoire. Enfin, nous souhaitons exprimer notre gratitude à
Angélique, qui a pour nous été un soutien important dans toutes les contraintes administratives que la
poursuite de nos études a pu poser.
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Introduction à la conduite autonome :
Contexte, enjeux, marché, perspectives
Plan :
I. Le mythe de la conduite autonome
1) Un rêve issu de la science-fiction
2) Le passage des aides à la conduite (ADAS) à l’AD
3) Les niveaux d’autonomie
II. La triple incertitude autour du véhicule autonome
4) Une incertitude d’ordre technique
5) Une incertitude pesant sur le marché
6) Une incertitude sur l’écosystème
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I. Le mythe de la conduite autonome
1) Un rêve issu de la science-fiction
« Un effort particulier sera consacré à la conception de véhicules à l’intelligence robotisée, qui
pourront être programmés pour rejoindre une destination particulière puis s’y rendre sans devoir subir les
interférences des gestes lents d’un conducteur humain. Je suspecte qu’une des attractions majeures du salon
de 2014 sera offerte par les promenades dans de petites voitures robotisées manœuvrant à 50 cm au-dessus
du sol, en s’évitant l’une l’autre soigneusement et automatiquement. »1 Ces quelques lignes pourraient, si
leur style n’y révélait pas l’œuvre d’un formidable écrivain, figurer dans n’importe quel magazine
rapportant à ses lecteurs les nouveautés présentées au dernier Mondial de l’Automobile. Leur auteur en est
pourtant Isaac Asimov, qui dans les colonnes du New York Times, se proposait en 1964 d’anticiper le
monde tel qu’il deviendrait 50 ans après. Si une telle anticipation peut sembler particulièrement
prophétique, puisqu’écrite il y a de cela un demi-siècle, le contexte des années 1960, à force d’exploration
de l’espace, des progrès de l’informatique, et d’étalement urbain dans des villes pensées par les urbanistes
et architectes depuis les années 19202 pour la voiture individuelle, est particulièrement propice aux rêves
les plus fous de la science-fiction : si après tout IBM est capable de construire dans 2001 Odyssée de
l’Espace une intelligence artificielle, quoique ce terme soit sans doute anachronique, capable de gérer
l’ensemble des commandes d’un vaisseau spatial, imaginer une voiture capable de se conduire toute seule
n’est sans doute pas hors de propos. Paradoxalement les premiers prototypes de voiture autonome sont à
trouver bien plus tôt qu’à cette période d’avancées dans l’informatique, dans les années 1920, alors que la
maîtrise des ondes radio et le développement de la TSF entraînaient déjà une révolution des
communications. Il s’agissait en fait d’un véhicule pouvant en suivre un autre, conduit par un pilote humain,
uniquement par ondes radios, inventant de fait le concept du platooning, repris aujourd’hui dans les
communications de constructeurs comme Volvo. Le schéma suivant, extrait d’un numéro de l’Usine
Nouvelle consacré aux véhicules autonomes, montre que de nombreux concepts de voitures autonomes ont
en fait jalonné l’histoire de l’automobile au XXe siècle.
1 “Much effort will be put into the designing of vehicles with "Robot-brains"*vehicles that can be set for particular
destinations and that will then proceed there without interference by the slow reflexes of a human driver. I suspect one
of the major attractions of the 2014 fair will be rides on small roboticized cars which will maneuver in crowds at the
two-foot level, neatly and automatically avoiding each other.”
Isaac Asimov, Visit to the World's Fair of 2014, The New York Times, August 16, 1964 2 On se référera notamment en France au Plan Voisin de Le Corbusier, qui se proposait de détruire Paris, à quelques
rares monuments près, pour construire des tours monumentales reliées par un réseau d’autoroutes souterraines,
vision mise en œuvre dans le projet d’aménagement de la Défense quelques décennies plus tard.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Devant cette multitude de concepts, et sans vouloir dénier à Asimov ses exceptionnelles capacités
d’anticipation, il semble que l’idée d’un véhicule autonome ait toujours existé, s’inscrivant dans une
ambition millénaire de se libérer de tâches ingrates qui constituent une forme de souffrance. Aristote
n’écrivait-il pas : « Si chacun des instruments pouvait, sur un ordre ou bien en pressentant un ordre, remplir
sa fonction, et si, comme faisaient, dit-on, les statues de Dédale, de la même manière, les navettes tissaient
d'elles-mêmes et les plectres jouaient de la cithare, alors les maîtres artisans n'auraient nul besoin de
serviteurs, ni les maîtres, d'esclaves »3 Il s’agit de se demander si ce rêve d’autonomie, de robotique, dont
Aristote promet les bouleversements sociaux afférents, n’a pas en fait servi d’aiguillon à l’histoire de
l’industrie automobile elle-même, comme une forme d’ambition à atteindre : alors que celle-ci est justement
née de la mécanique, et de l’automatisation de la traction animale, elle grandit aujourd’hui dans
l’automatisation de la tâche humaine.
2) Le passage des aides à la conduite (ADAS) à l’AD
3 Aristote, Politique, Livre I 1253b15 - 1255b40
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Le rêve – ou donc l’ambition – de la conduite autonome, s’il a été marqué par une succession de
concepts fous, a peu à peu pu devenir une perspective atteignable, au cours du développement d’aides à la
conduite de plus en plus sophistiquées, intervenant toujours davantage dans la conduite des véhicules.
Ce développement s’est effectué sous une double influence :
- La prise de conscience d’une mortalité importante liée aux accidents de la route dans les pays
occidentaux, suite au développement massif de l’automobile. Au début des années 1970, plus de
15 000 personnes meurent tous les ans sur les routes de France, ce qui provoque une réaction de
l’Etat, imposant des limitations de vitesse, des contrôles d’alcoolémie, et rendant obligatoires
certains équipements de sécurité, en premier lieu la ceinture de sécurité4. Le Parlement européen a
également imposé de nombreux équipements de sécurité passive et active, comme l’ABS
(antiblocage des roues) en 2003, l’ESP (correcteur électronique de trajectoire) en 20115 ou encore
l’AEB et le LKA qui seront obligatoires à partir de l’année 20206.
Figure 1 Evolution du nombre de morts sur la route en France entre 1970 et aujourd'hui, et principales évolutions
réglementaires
4 http://www.securite-routiere.gouv.fr/medias/espace-presse/publications-presse/1972-2012-les-francais-et-la-
securite-routiere-40-annees-de-route-commune 5 http://www.cnetfrance.fr/cartech/esp-obligatoire-39765338.htm 6 Nous proposons en annexe 1 une description de ces aides à la conduite et autres équipements de sécurité
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- Le développement de nombreux équipements détournant le conducteur des seules tâches de
conduite (comme le GPS, qui enjoint le conducteur à regarder une carte pendant la conduite, alors
qu’il était auparavant obligé de s’arrêter) a rendu nécessaire la mise en place d’aides à la conduite
permettant de corriger ses inattentions : il ne s’agit plus seulement d’aider au freinage d’urgence
(ABS et AFU), ou de protéger les occupants (airbags, ceintures de sécurité…) c’est-à-dire de
fournir une assistance optimale au conducteur pour qu’il garde plus aisément le contrôle de son
véhicule ou de le protéger lorsque l’accident est inévitable, mais bien, par une action sur la direction
ou les freins, de prévenir tout accident provenant d’une situation d’urgence ou d’un manque
d’attention du conducteur.7 C’est ainsi qu’émergèrent les premiers systèmes d’AEB et de LKA au
début des années 2000 (on citera notamment la mise en place du Pre-Collision System sur la Lexus
LS430 en 2003, ou encore le Lane Keeping Support de la Nissan Cima en 2001).
L’émergence de ces nouvelles aides à la conduite, permettant d’intervenir directement sur les freins
ou la direction pour protéger les occupants d’un véhicule, a peu à peu conduit au développement de
systèmes intervenant sur des durées plus longues, permettant au conducteur d’adopter une conduite plus
reposante et confortable, notamment grâce au régulateur de vitesse adaptatif. Dès lors, les voitures mises
sur le marché disposant de ce genre d’équipements étaient capables de freiner en réaction à un obstacle,
d’accélérer, et de tourner : il n’en faut, au premier abord, pas davantage à un conducteur humain pour piloter
son véhicule, ce qui a laissé penser qu’une fois combinés, ces systèmes pourraient devenir autonomes. C’est
ainsi que se sont développés les premières applications de systèmes de conduite semi autonomes de niveau
28, qui sous supervision du conducteur, conduisent entièrement la voiture dans des situations adaptées. On
ne peut donc que constater que le développement du véhicule autonome, s’il a été envisagé comme une
innovation de rupture, comme une succession de « crazy concepts » à l’avenir incertain, est né dans
l’incrémentation d’aides à la conduite successives, et est, dans ses premières applications, le résultat d’une
somme d’équipements déjà présents depuis longtemps dans nos automobiles.
3) Les niveaux d’autonomie
7 A. Motoyuki, P. Green, K. Bengler (2013), Automotive Technology and Human Factors Research: Past, Present
and Future, International Journal of Vehicular Technology 2013, p1-27 8 Voir p. 21
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
16
Si comme nous l’avons vu, l’idée d’un véhicule autonome est née dans l’anticipation des avancées
d’un machinisme remplaçant l’homme dans nombre de ses tâches, idée rendue envisageable à moyen terme
par le déploiement d’ADAS9 de plus en plus sophistiqués, la radicalité de l’innovation qu’un tel véhicule
représenterait est amenée à se faire jour de manière progressive, incrémentale, au rythme de la capitalisation
des savoir-faire accumulés sur des objets techniques intermédiaires, partiellement autonomes, prenant en
charge la conduite dans des cas très précis et limités. Pour comprendre ces systèmes intermédiaires qui,
s’ils ne sont déjà commercialisés, le seront dans les mois et années à venir, il nous faut déployer un modèle
d’analyse qui nous permette d’en saisir les performances et les limites. Nous tenons à cette fin à décrire le
plus finement possible le modèle qui dans l’industrie automobile sert de référentiel, de base lexicale
commune, de lingua franca, à la classification des différents systèmes d’autonomie, référentiel qui permet
de dresser automatiquement la liste des caractéristiques d’un système à l’annonce de son « niveau » sans
lequel toute discussion, notamment sur les évolutions du droit nécessaires à la commercialisation des
systèmes concernées, serait paralysée. Ce modèle, établi par la SAE10, distingue 5 « niveaux d’autonomie »,
allant de la simple aide à la conduite au « robocab » (véhicule sans conducteur) principalement en fonction
des critères suivants :
- La DDT (dynamic driving task) : il s’agit de l’ensemble des opérations nécessaires à la conduite
effective du véhicule, incluant notamment le contrôle latéral de la voiture (action sur la direction
visant à se maintenir dans une voie ou à changer de direction) ; son contrôle longitudinal (action
sur l’accélérateur ou le frein visant à faire avancer le véhicule, à maintenir une distance de sécurité
avec le véhicule précédent, à freiner ou à s’arrêter lorsque les conditions de circulation l’exigent ou
lorsque la destination est atteinte) ; la réponse – au-delà de l’identification (cf. OEDR ci-après) à
une modification de l’environnement du véhicule (circulation, objet sur la route, événement
inattendu) ; le signalement aux autres utilisateurs (actionnement des clignotants, des feux de
position, de route etc.)11
- L’OEDR (object and event detection and response) et le DDT Fallback Performance :
9 Advanced Driver Assistance Systems, groupe d’aides à la conduite parmi les plus élaborés. En voir la liste en annexe 1 10 Society of Automotive Engineers, fondée aux Etats-Unis en 1905, est une association professionnelle regroupant des ingénieurs, chercheurs, étudiants etc. visant entre autres à l’élaboration de standards techniques et à la définition de bonnes pratiques dans chacune des industries représentées (http://www.sae.org/about/general/history/) 11 Surface Vehicle Recommended Practice, J3016, Sept. 2016, Taxonomy and Definitions for Terms Related to Driving Automation Systems for On-Road Motor Vehicles, p. 5 “3.8 Dynamic Driving Task (DDT)” Lien vers le document : http://fileopen.ansi.org/encservice/FileStreamer.ashx?TaskID=57119a5b6e4c476796b18e4facc433e7
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
17
L’OEDR renvoie à l’ensemble des tâches de reconnaissance de la scène de conduite, de détection
des utilisateurs et objets pouvant s’y trouver et devant être pris en compte ainsi que l’ensemble des
actions (DDT) nécessaires, suite à la reconnaissance de ces objets et situations, à l’exercice d’une
conduite sûre.12
Plus spécifiquement, le DDT Fallback correspond à l’ensemble des manœuvres requises du
conducteur humain ou du système de conduite autonome pour mettre le véhicule en sécurité, dans
un état de risque minimal variant selon les situations, lors d’une défaillance ne permettant plus la
conduite sûre et l’exécution de la DDT (ces défaillances peuvent être d’ordre technique : panne
d’un capteur, crevaison d’un pneu etc. ; ou bien humain : malaise du conducteur) ou en cas
d’atteinte des limites de l’ODD (voir ci-après)13
Si le système autonome est en charge de ce DDT fallback, il doit mener une MRM (Minimum Risk
Manoeuver), manœuvre permettant, en fonction des performances du système, de placer le véhicule
dans une position de risque minimal (comme une bande d’arrêt d’urgence sur l’autoroute)14. Cette
fonctionnalité requiert une « redondance » de certains capteurs et actuateurs de la voiture
permettant au système de mener ce genre de manœuvres en cas de défaillance.
- L’ODD (operational design domain) désigne l’ensemble des conditions nécessaires à l’activation
d’un système de conduite autonome, qui peuvent être d’ordres différents : type de route (autoroute,
voie express à chaussées séparées, nationale, route urbaine…), nature des usagers autorisés à
circuler sur cette route (la route n’est-elle ouverte qu’aux voitures, motos et camions ou bien encore
aux piétons et cyclistes ?), météo sur le parcours et moment de la journée (certains capteurs ne
pouvant fonctionner de manière optimale qu’en l’absence de pluie, neige et autres intempéries et
dans des conditions de luminosité satisfaisantes), vitesse et conditions de circulation. En fonction
du niveau d’autonomie, mais également des prestations offertes par le constructeur ou de
législations à définir, il incombe au conducteur humain ou au système d’identifier ces conditions
et de vérifier qu’elles sont réunies avant toute activation de la conduite autonome.15
Les niveaux d’autonomie fournissent chacun une combinaison de réponses différentes à ces
critères. Il est à noter que les niveaux d’autonomie ne dépendent pas linéairement de la quantité ou de la
12 Ibid., p. 12 ‘’3.15 Object and Event Detection and Response’’ 13 Ibid., p. 6 ‘’3.9 [Dynamic Driving Task (DDT)] Fallback’’ 14 Ibid., p. 6 ‘’3.9 [Dynamic Driving Task (DDT)] Fallback, EXAMPLE 3’’ 15 Ibid., p.12 ‘’3.17 Operational Design Domain’’
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
18
sophistication des capteurs qui forment la DT (définition technique16) du véhicule. Ainsi une caméra
frontale (placée à l’avant du véhicule) peut par exemple servir à fournir un TSR (Trafic Sign Recognition)
qui reproduit certains panneaux de circulation (notamment des limites de vitesse) observés sur la route sur
le tableau de bord, ou bien encore à la réalisation d’un LKA (Lane Keeping Assist), qui corrige par une
action sur la direction la trajectoire d’un véhicule qui aurait franchi une ligne sur la route sans que le
conducteur ait actionné le clignotant. Ces deux systèmes correspondent à des niveaux d’autonomie
différents, car intervenant de manière diverse dans la conduite de la voiture mais sont basés sur le même
capteur. Cependant, lorsque le niveau d’autonomie des systèmes augmente, les capteurs deviennent plus
variés, plus performants, et plus nombreux ; les actuateurs10 deviennent plus sophistiqués, et les calculateurs
deviennent plus puissants, et le software devient plus complexe et plus performant.
16 Ensemble des mécanismes permettant d’actionner électroniquement les freins, la direction etc.
Figure 2 Tableau récapitulatif des niveaux SAE
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
19
- Niveau 0
Il s’agit d’un niveau de référence regroupant les véhicules ne disposant pas d’équipements
de conduite autonome, et donc pas d’aides à la conduite, à l’exception des moins
sophistiquées, qui n’interviennent pas directement dans la conduite du véhicule, c’est-à-dire
qui ne prennent pas de décision face au constat d’une situation, celle-ci étant laissée au
conducteur.
Les aides à la conduite permettant d’avertir le conducteur, sont ainsi classées en niveau 0
d’autonomie, comme le TSR (Trafic Sign Recognition, défini supra), le RCTA (Rear Cross
Trafic Alert, qui permet d’avertir le conducteur de la présence de voitures roulant
perpendiculairement à sa trajectoire lorsqu’il sort d’une place de parking en marche arrière),
ou encore le BSM (Blind Spot Monitoring, qui prévient le conducteur de la présence
d’usagers de la route dans certains angles morts). Le conducteur est ici maître de l’indication
fournie par les systèmes, qui ne sont en aucun cas conçus pour fournir d’eux-mêmes une
réponse à la situation détectée (par une action sur les freins ou la direction par exemple).
Sont aussi considérés comme systèmes de niveau 0 les limiteurs de vitesse et régulateurs de
vitesse non adaptatifs (ne freinant pas de leur propre chef à l’approche d’un autre véhicule),
que le conducteur aura décidé d’activer et auxquels il aura donné une consigne, que les
systèmes doivent exécuter sans la remettre en cause.
- Niveau 1
Il s’agit du niveau minimum d’autonomie, à partir duquel certaines tâches de conduite
sont confiées au véhicule, sous supervision complète du conducteur, qui ne doit ni quitter la
route des yeux ni ôter ses mains du volant, respectant ainsi l’obligation de prudence prévue
à l’article R. 412-6-I du Code de la Route17, adaptation en droit français des dispositions
imposées par la convention de Vienne (que nous serons amenés à présenter en p. 38).
Par opposition au niveau 0 d’autonomie, le niveau 1 introduit des aides à la conduite capables
de prendre le contrôle d’une partie de la DDT. Il existe deux catégories d’aides à la conduite
de niveau 1 : celles prenant exclusivement en charge l’accélération et le freinage (contrôle
longitudinal) d’une part et celles gérant exclusivement la direction (contrôle latéral) d’autre
17 « Tout véhicule en mouvement ou tout ensemble de véhicules en mouvement doit avoir un conducteur. Celui-ci doit, à tout moment, adopter un comportement prudent et respectueux envers les autres usagers des voies ouvertes à la circulation. Il doit notamment faire preuve d'une prudence accrue à l'égard des usagers les plus vulnérables. » (Lien de l’article sur Légifrance : https://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do;jsessionid=AD30BE0B6FF120E1D19EC35451ADC2B6.tpdila17v_1?idSectionTA=LEGISCTA000006177121&cidTexte=LEGITEXT000006074228&dateTexte=20170816)
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
20
part. Les autres parties de la DDT, respectivement pour les aides longitudinales la direction
et pour les aides latérales l’accélération et le freinage sont confiées au conducteur. Plusieurs
systèmes existent sur le marché, offrant des prestations différentes qu’il convient de détailler.
Nous introduisons ici une distinction entre différents ODD, c’est-à-dire ici entre les différents
types de route et scènes de conduite pour lesquels les systèmes ont ou auront été conçus, que
nous serons amenés à développer tout au long de notre description des différents niveaux
d’autonomie : nous analyserons d’une part des exemples de systèmes conçus pour des voies
à chaussées séparées de type autoroutier, d’autre part les systèmes d’aide au stationnement
et le cas échéant, nous prendrons des exemples fonctionnant sur un ODD tiers. Il est à
souligner que, bien que les systèmes soient conçus pour certains types de route particuliers,
tous ne sont pas contextualisés (i.e. il appartient au conducteur d’identifier que la route ou la
scène de conduite est adaptée à l’activation du système selon les indications qui figurent dans
le manuel d’utilisation de son véhicule ; a contrario, un système contextualisé n’autorise
l’activation que sur des routes définies comme compatibles d’après les informations du
GPS). Dans le cas des aides à la conduite de niveau 1, les systèmes suivants sont dès
aujourd’hui offerts sur le marché :
Scènes de type autoroutier
Les ACC (Adaptive Cruise Control) sont des régulateurs de vitesse qui disposent
d’une fonction de freinage : ces systèmes sont ainsi capables d’accélérer et de
maintenir une vitesse renseignée par le conducteur, mais également de ralentir ou
de freiner si un véhicule plus lent le précédant est détecté. La plupart des ACC
aujourd’hui commercialisés, en particulier ceux ne se basant que sur un radar
frontal, ne détectent pas les cibles fixes, c’est-à-dire les véhicules précédents
arrêtés sur leur voie. L’objectif est d’éviter les « faux positifs », c’est-à-dire la prise
en compte erronée de certains objets (comme des arbres ou des panneaux de
circulation) comme des obstacles devant lesquels le véhicule devrait s’arrêter. A
cet effet, mais également pour permettre d’équiper les véhicules à boîtes de vitesse
manuelles d’ACC, la plupart des systèmes imposent une condition de vitesse
minimale, en dessous de laquelle le système se désactive. D’autres systèmes dits
Stop & Go, notamment ceux qui gèrent les cibles fixes (souvent à l’aide d’une
caméra frontale qui, associée à de la reconnaissance d’image, ne permet de freiner
le véhicule que si l’obstacle identifié a été catégorisé comme une voiture, un
camion ou encore une moto), sont actifs dès 0 km/h. C
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
21
Aides au stationnement
Certains systèmes dénommés Park Assist prennent en charge la direction lors des
manœuvres de stationnement : une fois activé, généralement à faible vitesse (moins
de 20 km/h), le système détecte une place de parking adaptée. Le conducteur est
appelé à gérer le frein et l’accélérateur, ainsi que le contrôle permanent de
l’environnement, seule la direction étant déléguée au véhicule.
Autres aides à la conduite et dispositifs de sécurité
L’AEB (Autonomous Emergency Braking) est une fonction de freinage
automatique (contrôle longitudinal). Lorsque le véhicule équipé détecte
une collision imminente, les freins sont automatiquement appliqués.
Originellement limités par des conditions de vitesse réduites (souvent
moins de 30 km/h) et par une reconnaissance d’objets embryonnaire (pour
éviter les faux positifs), les systèmes les plus récents fonctionnent sur des
plages de vitesse étendues et incluent la reconnaissance des piétons et
cyclistes ainsi que la gestion des intersections18.
Le LKA (Lane Keeping Assist), déjà mentionné en page 17, mène quant à
lui des actions correctives sur la direction du véhicule (contrôle latéral) en
cas de franchissement involontaire d’une ligne séparant deux voies,
détecté par exemple par une absence d’actionnement du clignotant.
Il est à noter que ces deux équipements seront rendus obligatoires sur toutes les
voitures en Europe à horizon 2020.
- Niveau 2
Il s’agit du niveau d’autonomie le plus élevé qui soit aujourd’hui commercialisé. Si
les systèmes de niveau 1 prenaient en charge le contrôle latéral (direction) ou longitudinal
(accélération / freinage) de la DDT, les systèmes de niveau 2 gèrent l’ensemble des actions
latérales et longitudinales nécessaires à la réalisation de l’ensemble de la DDT : ils contrôlent
simultanément la direction, l’accélération et le freinage dans les situations de conduite pour
18 Le pack City Safety de Volvo rassemble sur les modèles S90 et XC90 l’ensemble de ces nouvelles fonctionnalités, dont un descriptif corporate est proposé ici : https://www.media.volvocars.com/fr/fr-fr/media/pressreleases/154717/le-city-safety-de-volvo-cars-un-systme-exceptionnel-de-prvention-des-collisions-en-srie-sur-le-tout
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
22
lesquelles ils sont conçus (ODD). Le rôle du conducteur est cependant prépondérant : il a
pour fonction de contrôler le système à tout instant et doit reprendre en charge, de son propre
chef, l’ensemble des tâches de conduite s’il l’estime nécessaire (comportement erratique de
la voiture une fois le système activé, présence d’usagers vulnérables, etc.). Les systèmes de
niveau 2 imposent donc du conducteur une prudence constante, et par conséquent de garder
à la fois les yeux sur la route et les mains sur le volant (eyes on / hands on). Comme nous
l’expliquons en p. 38, la convention de Vienne a dû être amendée pour donner un cadre
juridique auparavant peu précis à ces systèmes semi-autonomes, qui permettent au
conducteur de se désengager d’une grande partie de ses tâches, en restant cependant, comme
l’y engage son obligation de prudence, responsable de la sécurité de la conduite de son
véhicule. De nombreuses fonctionnalités de niveau 2 existent en effet déjà sur le marché :
Scènes de type autoroutier
Les TJP (Trafic Jam Pilot) sont pensés comme une combinaison de deux
systèmes de niveau 1, à savoir l’ACC et le LKA, rendue possible par un
calculateur suffisamment puissant. Ils permettent, une fois activés par le
conducteur, à un véhicule de rouler de manière autonome, sous
surveillance du conducteur en situation de trafic dense (détection d’un
véhicule devant soi, vitesse maximale de 30 à 60 km/h en fonction des
systèmes) : le véhicule assure à la fois le respect d’une distance de sécurité
suffisante avec le véhicule précédent, et se maintient automatiquement
dans sa voie.19 Les TJP fonctionnent, contrairement à certains ACC,
jusqu’à l’arrêt complet du véhicule, mais ils en conservent certaines
limitations, comme la détection des cibles fixes, qui n’est pas offerte par
tous les modèles du marché. La plupart des TJP sur le marché ont
également un auto-restart limité : si les conditions de trafic exigent du
véhicule qu’il s’arrête, le système ne peut plus se remettre en marche
automatiquement si une certaine durée d’immobilisation est dépassée.
Des systèmes plus sophistiqués, fonctionnant sur des plages de vitesse
étendues, existent également sous des dénominations variant selon les
constructeurs : il s’agit chez Tesla de l’Autosteer, chez Nissan du système
19 Volkswagen donne une explication du Trafic Jam Pilot équipant la Passat dans la vidéo suivante : http://webspecial.volkswagen.de/innovative-technologies/ch/fr/mainpage.htmlaa735e?deep=51667d42-39bf-4d46-a5f9-277003e8fa9b
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
23
ProPilot, ou encore chez Mercedes du Distronic Plus. Ils se différencient
par les fonctionnalités qu’ils offrent (détection des cibles fixes, durée plus
ou moins longue de l’auto-restart, présence ou non d’un assistant de
changement de voie, possibilité d’une mise à jour du système avec une
connexion internet etc.), ainsi que par la qualité de leurs performances
(fiabilité des détections de cibles fixes, qualité du lane centering,
notamment en cas de virages abrupts, finesse du freinage etc.)
Aides au stationnement
D’autres systèmes de niveau 2 constituent une assistance poussée au stationnement,
à l’image des SAPA (semi autonomous parking assist), qui ajoutent aux simples
Park Assist de niveau 1 décrit supra le contrôle de l’accélération et du freinage.
Comme dans tout système de niveau 2, le véhicule analyse son environnement et y
réagit dans son ODD, mais la supervision du conducteur est indispensable, même
si celui-ci peut, dans certains modèles garer son véhicule à distance grâce à son
smartphone, qui permet de s’assurer que le conducteur surveille bien les
manœuvres de son véhicule (la récente Classe E de Mercedes offre ces fonctions
de parking autonome, le smartphone servant à vérifier que le conducteur est à
proximité de la voiture, et qu’il en analyse l’environnement en exigeant de lui qu’il
appuie continuellement sur l’écran de son téléphone pendant la manœuvre ; il en
va de même, quoiqu’avec moins de contraintes pour le conducteur, avec la fonction
« Summon » de Tesla).
- Niveau 3
Le niveau 3 est sans doute celui qui a suscité le plus de débats dans l’industrie depuis
la première catégorisation des niveaux d’autonomie offerte par SAE en 2014. Cette
controverse se cristallise autour des notions de « désengagement cognitif » du conducteur et
des éventuelles manœuvres de sécurité que le véhicule devrait pouvoir effectuer en cas
d’erreur du conducteur humain. Avant d’exposer l’argument de ce débat, dans lequel Renault
a eu sa part20, encore nous faut-il nous attacher à expliquer le niveau 3 tel qu’il est imaginé
dans les documents de la SAE.
20 Nous expliquerons en quoi les hésitations autour de la définition du niveau 3 ont fortement influencé les débats autour de l’élaboration des roadmaps des systèmes d’autonomie du groupe dans notre monographie.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
24
A la différence des niveaux d’autonomie précédemment décrits, le niveau 3 introduit
la notion d’un conducteur qui ne serait pas en charge d’observer et d’analyser à tout instant
la scène de conduite et qui ne serait donc plus requis à tout instant de la conduite : le niveau
3 laisse, sur l’ODD adapté, l’entière maîtrise de la DDT et de l’OEDR21 au véhicule. En
d’autres termes, le véhicule doit sur le cas d’usage qui lui est imparti, conduire de manière
autonome, sans que le conducteur n’ait à surveiller ses actions (eyes off). Dans la définition
initiale du SAE, le conducteur est cependant le seul « fallback »22 : à la fin du cas d’usage ou
lors d’une défaillance du système, celui-ci demande au conducteur de reprendre la main s’il
ne le fait pas spontanément, et il n’est pas attendu du véhicule qu’il exécute, de son propre
chef et de sa propre initiative, une manœuvre permettant, en cas d’absence de réponse du
conducteur, d’arrêter le véhicule de manière sûre. Le conducteur doit également reprendre la
main en cas de survenance d’un événement imprévu (fin non prévue du cas d’usage) non
géré par la voiture. Il doit donc garder une position compatible avec la reprise en main, et
rester vigilant, si ce n’est constamment, aux changements intervenant dans l’environnement
de conduite (si le véhicule n’est pas conçu pour gérer une ambulance et / ou lancer une
demande de reprise en main lorsque celle-ci est en approche, le conducteur doit
spontanément reprendre la main) ainsi qu’aux défaillances possibles du système, entraînant
l’absence de demande de reprise en main. Le « eyes-off » fait donc l’objet de certaines
limites, ce qui n’empêche pas de nombreux constructeurs de développer des systèmes de
niveau 3 :
Scènes de type autoroutier
Il s’agit de la seule application commerciale de niveau 3 qui ait fait l’objet d’annonces,
aucun des systèmes de niveau 3 n’ayant à l’heure où nous rendons ce mémoire commencé
leur vie série. Une des annonces les plus significatives émane d’Audi, qui lancera en 2018
un système de niveau 3 à l’ODD restrictive : pour pouvoir être activé, la voiture devra
circuler à une vitesse de moins de 70 km/h, sur l’autoroute, et en condition de trafic dense
(le système nécessitera la présence d’au moins un véhicule précédent dans la voie). Une fois
ces conditions réunies, le conducteur ne sera pas contraint d’analyser la scène de conduite et
pourra se livrer à des activités annexes, en fonction d’évolutions juridiques propres à chaque
21 Voir p. 15-16 22 Voir p. 15-16
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
25
zone géographique, voire à chaque pays23. Le conducteur devra cependant reprendre la main
à la fin du cas d’usage, lorsqu’une des conditions initiales d’activation ne sera plus satisfaite,
sur demande de la voiture voire de sa propre initiative24.
Le lecteur initié pourrait dans cette description déceler une prise de liberté par rapport
à la définition des niveaux fournis par la SAE, en ce qui concerne notamment le rôle de
reprise en main du conducteur25, que nous avons ici étendu à des situations, amenées à
exister, ne provoquant pas de demande du système, et ne constituant pour autant pas une
défaillance du système. Il nous faut ici amorcer l’exposé d’une réflexion autour d’un
deuxième texte, offrant une interprétation des niveaux SAE d’autant plus structurante qu’elle
émane du WP 29, groupe de travail de l’UNECE26, en charge d’organiser les débats menant
à l’adoption de cadres de régulation communs entre les pays membres, sur l’ensemble des
sujets traitant des véhicules à moteur. Ce groupe de travail mène donc en particulier les
discussions sur les évolutions de la Convention de Vienne de 1968, qui sert de base aux codes
de la route nationaux des pays d’Europe signataires (dans le sens où ils ne peuvent inclure
des dispositions allant contre cette convention internationale), évolutions nécessaires à la
commercialisation de systèmes d’autonomie de niveau supérieurs à 3 au sein des pays
signataires27.
Dans ce document de travail, reproduit en annexe 1 bis, si le WP 29 envisage
d’accorder au conducteur d’un système de niveau 3 la possibilité de se livrer à des activités
annexes à la conduite via des systèmes embarqués compatibles avec la reprise en main, il
stipule également que celui-ci doit rester suffisamment prudent, non seulement pour répondre
aux sollicitations de reprise en main du système ou à ce qui pourrait lui sembler constituer
une défaillance de la voiture (comme le changement de comportement de la voiture à cause
d’un pneu crevé, qui, si un tel cas n’est pas prévu par le constructeur, devrait dans ces
conditions faire l’objet d’une reprise en main de la part du conducteur), mais aussi pour
23 Ces considérations juridiques, et notamment le projet de loi allemand visant à permettre l’usage de systèmes de niveaux 3 et 4 seront traitées p. 40 24Article du site spécialisé Net Car Show en date du 11 juillet 2017 : https://www.netcarshow.com/audi/2018-a8/ 25 “The sustained and ODD-specific performance by an Automated Driving System (ADS) of the entire DDT with the expectation that the DDT fallback-ready user is receptive to ADS-issued requests to intervene, as well as to DDT performance relevant system failures in other vehicle systems, and will respond appropriately”, 26 L’UNECE (United Nations Economic Commission for Europe), instituée en 1947 par le Conseil économique et social des Nations Unies, a pour but de « promouvoir l’intégration économique paneuropéenne », au travers d’échanges, de dialogues pouvant aller jusqu’à l’élaboration de conventions communes, établies par 56 pays membres situés en Europe et en Amérique du Nord (http://www.unece.org/fr/mission.html) 27 Se référer à ce sujet à la p. 38
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
26
identifier des situations explicitement non gérées par le système car hors de son ODD bien
que survenant sur une route compatible, et qui ne font pour autant pas l’objet d’une demande
de reprise en main, comme par exemple le passage d’un véhicule d’urgence.
Par ailleurs, ce document a apporté une forme de réponse à la controverse, brièvement
mentionnée en introduction de ce paragraphe, autour du « désengagement cognitif » et des
manœuvres de sécurité. De nombreux travaux tendent en effet à prouver que plus une aide à
la conduite est performante et plus elle intervient dans la conduite d’un véhicule, plus le
temps de réaction du conducteur qui l’utilise est élevé. Cela est d’autant plus problématique
dans le cas des systèmes de niveau 3, qui requièrent dans certains cas une reprise en main
rapide du conducteur28. De plus, si le « takeover lead time » (la durée entre la demande de
reprise en main et la survenance d’une situation non gérée par le système), qui doit être
donnée au conducteur pour qu’il puisse se réengager dans la conduite) minimal est estimé
dans la littérature à environ 5 secondes (avec toutefois une variance forte). Le takeover lead
time minimal requis peut cependant être considérablement plus élevé en fonction des
activités secondaires auxquelles se livre le conducteur d’un système de niveau 329. C’est sans
doute la raison pour laquelle le WP 29, dans l’interprétation qu’il livre des niveaux SAE, fixe
des exigences minimales pour les systèmes « eyes-off » de niveau 3, qui sont dans une lecture
stricte des niveaux SAE l’apanage de systèmes de niveau 4. Le WP 29 établit ainsi une sorte
de base sur laquelle tout système se proposant d’offrir aux conducteurs des activités annexes
doit reposer :
L’obligation d’un takeover lead time minimum à définir, offrant cependant
davantage de temps que les demandes de reprise en main existant déjà en
niveau 2 (demande de reprise en main immédiate, notamment en cas de
marquage au sol effacé)30
L’obligation de prévoir la réalisation, ou au moins l’initiation, d’une
manœuvre d’urgence, même si le conducteur demeure officiellement le
fallback (on peut à ce titre parler d’une obligation de moyen : le système
doit mettre en place cette manœuvre ; cette obligation de moyen n’est
28 Eriksson, Alexander & Stanton, Neville (2016) Takeover Time in Highly Automated Vehicles: Noncritical Transitions to and From Manual Control, Human Factors (On pourra notamment se référer à la note introductive) 29 Ibid. 30 Voir document en annexe 1 bis : “System automatically deactivated only after requesting the driver to take-over with a sufficient lead time”
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27
cependant pas assortie d’une obligation de résultat : il incombe au
conducteur de reprendre la main et de gérer la situation)31
- Niveau 4
Une lecture rapide du tableau du tableau récapitulatif des niveaux SAE produit en
figure 1 permettrait de penser que le niveau 4 est un prolongement du niveau 3, où le fallback,
c’est-à-dire la mise en sécurité du véhicule en cas de défaillance du système d’autonomie ou
de tout autre organe technique, serait confiée au système lui-même et non à l’humain.
L’augmentation des exigences imposées au niveau 3 par le WP 29 impacte également le
niveau 4 : certes, le fallback réalisé ici par le système revêt une obligation de moyen et une
obligation de résultat, mais la différence entre niveau 3 et niveau 4 se joue de manière plus
profonde sur une définition plus stricte de l’ODD. Si les systèmes de niveau 3 peuvent en
effet émettre des demandes de reprise en main si une situation non gérée se fait jour sur la
route compatible, le système de niveau 4 doit pouvoir gérer toutes les situations survenant
sur cette route compatible, et aucune action du conducteur n’est donc nécessaire, à
l’exception de la reprise en main finale, lorsque le véhicule s’apprête à quitter la scène de
route compatible. Le WP 29 prend l’exemple des ambulances et des agents de la circulation,
dont les injonctions doivent pouvoir être comprises et respectées par le système. Le rôle du
conducteur se borne à l’activation / la désactivation du système ainsi qu’à la vérification des
conditions, notamment climatiques, permettant l’utilisation, ainsi qu’au respect des
consignes du véhicule quant à la reprise en main finale. Le WP 29 indique sans davantage
de précision que le conducteur pourra se livrer à une large plage d’activités (« wide array of
activities »)32
Scènes de type autoroutier
Il s’agit de la principale application commerciale envisagée par les constructeurs
pour les systèmes de niveau 4, tant l’autoroute constitue une ODD limitant la
variété des situations à gérer. Ces Highway Chauffeurs permettront, une fois
activés sur la route compatible, au conducteur de se livrer à de nombreuses
activités, éventuellement sur des appareils nomades (téléphone portable,
ordinateur, etc. si la sécurité passive du véhicule le permet), en fonction des
31 Voir document en annexe 1 bis : “[System] may − under certain, limited circumstances − transition (at least initiate) to minimal risk condition if the human driver does not take over” 32 Voir annexe 1 bis
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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prestations prévues dans un habitacle évolutif qui lui permettra par exemple de
reculer son siège, sans qu’il n’ait à intervenir à aucun moment dans la conduite :
le système devra pouvoir gérer toutes les situations qui surviendront dans l’ODD,
ou bien, si la communication avec l’infrastructure et les gestionnaires de réseau le
permet, déclarer par exemple en raison d’un événement particulièrement grave,
que la route compatible, après un nombre de kms suffisant, que la route pourtant
en apparence compatible ne respecte plus les conditions de l’ODD, et dans ce cas
demander une reprise en main finale au conducteur (forecasted end)
Aides au stationnement
Les systèmes de Valet Parking annoncés par certains constructeurs sont une
application de niveau 4 : ils permettront aux conducteurs de descendre de leur
voiture à l’entrée d’un parking compatible (zones interdites aux piétons et
exclusivement réservées aux voitures dotées du système, ou conçues pour
communiquer avec le système, etc.) et d’y abandonner leur véhicule, qui s’y
déplacera seul et y trouvera une place. Des expérimentations sont en cours dans
certains parkings pionniers33.
Autres applications envisagées
Des navettes (campus shuttles) sans conducteur, amenées à se déplacer sur un ODD
très restrictif, voire sur des sites coupés de la circulation ou sur des voies réservées,
font également l’objet d’expérimentations et d’un début d’exploitation
commerciale, à l’instar de la société Navya34.
- Niveau 5
Le niveau 5 correspond enfin à la voiture sans chauffeur, capable de se mouvoir sur
tout type de route, dans toutes les conditions, sans qu’aucune intervention humaine ne soit
nécessaire. Les véhicules de niveau 5 ne requièrent aucun conducteur, et tous ceux qui
montent à son bord sont des passagers. Il s’agit du niveau d’autonomie sur lequel se fondent
les futures applications de robotaxis, dont les expérimentations sont à la fois parmi les plus
médiatiques et les plus nombreuses, tant elles intéressent une variété importante d’acteurs
33 Indigo et Valeo coopèrent notamment avec Cisco autour d’un parking situé à Issy-les-Moulineaux (http://www.valeo.com/fr/valeo-cisco-service-parking-intelligent/) 34 http://navya.tech/?lang=fr
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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dépassant le monde des constructeurs automobiles, des exemples emblématiques étant
Waymo (ex Google), Uber ou encore Lyft.
II. La triple incertitude entourant le développement des véhicules autonomes
1) Une incertitude d’ordre technique
Même si une grande expérience et un grand savoir-faire ont été accumulés par la plupart des
constructeurs et fournisseurs depuis la conception et la commercialisation des premiers ACC à la fin des
années 1990, de nombreuses incertitudes entourent la conception du véhicule autonome, pour passer aux
niveaux eyes-off (niveau 3) et mind-off (niveau 4). Ces incertitudes se cristallisent autour de 3 questions
majeures :
- Quel hardware et quel software sont nécessaires à la conception d’un véhicule autonome de niveau
3 ou 4 ?
Il existe aujourd’hui deux approches majeures et divergentes dans l’industrie automobile,
quant à la question du développement du véhicule autonome. Dans leur ensemble, les constructeurs
automobiles privilégient une méthode dite « déterministe » : de nombreux capteurs de différents
types (radars, caméras, lidars, ultrasons…) et disposés tout autour du véhicule, ainsi qu’une
redondance accrue (plusieurs capteurs et plusieurs actionneurs jouant le même rôle doivent être
inclus dans la définition technique du véhicule, assurant la persistance du fonctionnement du
véhicule en cas de défaillance d’un des capteurs), doivent assurer le respect d’un concept de sécurité
exigeant et ambitieux, visant à considérablement réduire le nombre d’accidents sur les routes et à
ne connaître de défaillance qu’au bout d’un nombre de l’ordre du milliard de kms, nécessitant dans
la conception de prévoir au préalable la variété des situations auxquelles le véhicule sera confronté,
tout en inscrivant dans son code les réponses qu’il devra apporter à chacune de ces situations une
fois le mode autonome enclenché. C’est notamment l’approche retenue dans le développement des
systèmes de niveau 4 par des constructeurs comme Volvo et Renault.
Une approche plus hétérodoxe a cependant été retenue par le constructeur américain Tesla avec son
système Autopilot. Depuis octobre 2016, Tesla équipe en effet tous les véhicules qu’il produit d’une
série de 8 caméras, ainsi que d’un radar avant et d’une ceinture d’ultrasons. Tesla promet que ces
capteurs dits dans le jargon automobile « vision based », c’est-à-dire se fondant principalement sur
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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la reconnaissance d’image, associés au puissant processeur également installé, suffira à activer par
mise à jour dite « over the air »35 un système permettant une conduite autonome de niveau 5, c’est-
à-dire sans nécessité d’une présence humaine à bord, quelles que soient les conditions de route, de
circulation et de météo, une fois les validations du software réalisées et les barrières juridiques
levées. C’est sur la connectivité poussée du véhicule permettant les mises à jour over the air que se
fondent d’une part la faisabilité de ces objectifs ambitieux et d’autre part la conception elle-même
du véhicule autonome de Tesla : il s’agit de mettre en place des cycles de conception courts, bien
différents des traditionnels cycles en V qui ont toujours cours dans l’automobile, se fondant sur un
retour d’expérience constant des versions du logiciel de conduite déroulées36. Tesla lance une
version « bêta » de son logiciel, puis grâce au machine learning permis par la remontée de données,
se nourrit des kms de route accumulés par ses conducteurs pour aboutir à une version plus robuste
et plus sophistiquée de son logiciel, qui aura de plus une conduite ressemblant davantage à celle
d’un humain. L’absence de redondance dans la définition technique choisie par Tesla, et notamment
l’absence de Lidar, ne lui permettent pas d’afficher des ambitions de réduction du nombre
d’accidents et de sécurité aussi importantes que les autres constructeurs. Nous ne pouvons
cependant que souligner le savoir-faire important acquis en si peu de temps par ce jeune
constructeur, qui promet que ses prototypes seront capables de se rendre d’un parking de Los
Angeles à un parking de New York d’ici la fin de l’année, sans que son pilote n’ait à toucher le
volant ou les pédales une seule fois, prélude à une mise à jour vers un « full self driving autopilot »
prévue pour 201837. Il est cependant impossible de savoir laquelle de ces deux approches,
l’approche déterministe ou l’approche de Tesla, permettront la mise au point du véhicule autonome
le plus sûr, le plus efficace et de manière générale présentant les prestations les plus abouties en
matière de conduite.
- Quel est le coût des solutions envisagées ?
Il est cependant fort probable que l’absence de redondance et l’utilisation de capteurs déjà
connus et commercialement éprouvés que sont les radars, caméras et ultrasons, permettront à Tesla
de présenter une des définitions techniques les moins coûteuses du marché, quoique l’effort
financier consenti pour équiper dès aujourd’hui avec de nombreux capteurs des véhicules qui n’en
35 Mise à jour téléchargée grâce à une connexion internet dont le véhicule est équipé grâce à une carte SIM appropriée ou par WIFI, à l’image de celles qui sont effectuées sur nos ordinateurs ou téléphones. 36 Une Tesla consommerait autant de données qu’un téléphone streamant de la vidéo constamment. 37 https://electrek.co/2016/10/20/tesla-enhanced-autopilot-full-self-driving-capability/
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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font qu’un usage incomplet soit significatif. Il n’en va pas de même pour les Lidar, notamment
ceux amenés à équiper les robotaxis (« Non solid state lidars »), dont le coût est difficile à estimer :
preuve en est que les estimations oscillent entre 90$ et 8000$ à moyen terme, comme en témoigne
ce schéma établi par le BCG38 :
Figure 3 Coûts des différents capteurs estimés par le BCG
A mesure que la production des capteurs augmentera sous le double effet de
l’autonomisation des véhicules mais également d’évolutions réglementaires rendant certaines
ADAS comme l’AEB et le LKA obligatoires, par exemple sur le marché européen en 2020, ces
capteurs sont appelés à être commoditisés et leur coût à être considérablement réduit.
- Comment valider le software du véhicule autonome ?
Prouver les concepts de sécurité ambitieux promis par les constructeurs automobiles par
l’accumulation de roulages (kilomètres parcourus lors de tests en condition réelles) relève de la
38 Mosquet, X., Dauner, T., Lang, N., Rubmann, N., Mei-Pochtler, A., Agrawal, R., & Schmieg, F. (2015). Revolution in the driver’s seat: The road to autonomous vehicles, Boston Consulting Group Perspectives, p. 13
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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gageure. Nous retranscrivons en donnant ici plus de détails des calculs auxquels s’est livré le
cabinet de conseil « le BIPE »39 :
Aux Etats-Unis, on dénombre 1,09 morts tous les 100 millions de miles, tous types de route
confondus. Pour prouver que les véhicules autonomes sont au moins aussi sûrs que les conducteurs
humains, l’application d’une loi de Poisson requiert qu’on roule 11 milliards de miles. Une flotte
de 100 véhicules autonomes roulant 24h/24, 7j/7 à une vitesse de 30 miles à l’heure (environ 50
km/h) pourrait donc parcourir 100*24*365*30=26 280 000 miles en une année et pour parcourir
11 milliards de miles, il faudrait donc 419 ans…
Il va sans dire que des solutions alternatives sont nécessaires. Une manière efficace de
réduire cette durée serait évidemment d’augmenter la taille de la flotte de tests. C’est en quelque
sorte ce que fait Tesla, en considérant tous ses clients comme des beta-testeurs (un simple calcul
permet d’ailleurs d’affirmer que si les 220 000 Models S et X vendus depuis 2015, bien qu’elles ne
disposent pas toutes du bon hardware, roulaient 24h/24 7j/7, il faudrait à Tesla 2 mois et demi pour
prouver que ses véhicules sont plus sûrs que l’humain). Une manière plus fine serait de réserver les
roulages à des situations particulièrement difficiles à traiter pour un véhicule autonome, sur des
routes présentant des difficultés importantes et particulièrement mortifères, tandis que le reste de
la validation s’effectuerait par simulation numérique, notamment à chaque fois qu’une évolution
du software serait nécessaire face au constat d’une insuffisance. C’est notamment l’approche
retenue par Renault40. Il convient de souligner que ce genre de méthodes n’a sans doute jamais été
mise en œuvre dans l’histoire de l’industrie automobile et que ses résultats ainsi que sa fiabilité,
reposant sur des statistiques, n’ont pour l’instant pas été prouvés. C’est en cela qu’il s’agit d’une
des plus grandes incertitudes qui entourent le véhicule autonome : on ne sait non seulement pas s’il
est possible de réaliser une voiture autonome de niveau 3 et plus, mais on sait sans doute encore
moins comment prouver, une fois réalisé, qu’il est aussi sûr et fiable qu’annoncé dans les ambitions
des constructeurs.
2) Une incertitude pesant sur le marché
A la lecture de nombreux rapports réalisés par de grands cabinets de conseil, le marché des
véhicules autonomes connaîtra une croissance importante au cours des 20 prochaines années. Le BCG
prévoit ainsi que le marché des véhicules autonomes, de niveau 2 et plus, représentera à l’échelle mondiale
39 Le BIPE, World Automotive Powertrain Outlook, 8th season, voir slide en annexe 1 ter 40 Communication officielle du groupe : https://group.renault.com/en/news/blog-renault/physical-virtual-simulation-a-winning-combination-for-autonomous-drive/
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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42 milliards d’euros en 2025 et 77 milliards en 2035. Les véhicules équipés de systèmes d’autonomie de
niveaux 2 et plus représenteront ainsi 12 à 13% des volumes en 2025 et environ 25% du marché en 2035,
dont 10% de véhicules complètement autonomes41. Il semblerait donc qu’en dépit des prix de
commercialisation élevés déjà annoncés par certains constructeurs, l’analyse des avantages que cette
technologie apporterait permette d’affirmer que les volumes seront importants. Si à n’en pas douter les
systèmes d’autonomie de niveau 5 connaîtront une adoption importante de la part des utilisateurs,
nonobstant les peurs que des voitures sans conducteur pourraient engendrer comme avant elles tout moyen
de transport fondamentalement nouveau42, tant les avantages qu’ils offrent sont manifestes, les systèmes
d’autonomie moins sophistiqués, qui pour la plupart d’entre eux ne sont pas porteurs d’un concept suffisant
pour s’extraire du domaine des aides à la conduite, ne sauraient jouir de la même évidence dans l’estimation
de leurs volumes. Deux grands types d’incertitudes entourent en effet la mise sur le marché de ces
systèmes : la réaction des conducteurs d’une part, peu susceptibles d’adopter en masse les systèmes de
niveau 3 ou 4 du fait, pour nombre d’entre eux, de leur inexpérience des aides à la conduite43 ainsi que des
restrictions d’usage de ces systèmes à l’ODD restrictive ; des incertitudes juridiques d’autre part, tant les
textes ne permettent pas aujourd’hui d’affirmer si, et dans quelles circonstances, les systèmes de niveau 3
et 4 pourront être utilisés.
Les conducteurs sont-ils prêts pour la conduite autonome ?
- Une large inexpérience des aides à la conduite
Tout au long de notre analyse du marché des aides à la conduite et des systèmes
d’autonomie, nous avons pu constater au travers de diverses études le manque d’intérêt, si ce n’est
la méfiance, que la plupart des automobilistes nourrissaient à leur égard.
Comme nous l’avons fait pour les niveaux d’autonomie, il nous semble important, afin de
comprendre les raisons et les manifestations de l’inexpérience des conducteurs en termes d’aides à
41 Mosquet, X., Dauner, T., Lang, N., Rubmann, N., Mei-Pochtler, A., Agrawal, R., & Schmieg, F. (2015). Revolution in the driver’s seat: The road to autonomous vehicles, Boston Consulting Group Perspectives, p. 18 42 Il est intéressant de relire à ce titre les quelques lignes de Victor Hugo qui, horrifié par le train, écrit à sa femme le 22 août 1837 : « Le convoi qui allait à Bruxelles a rencontré le nôtre. Rien d'effrayant comme ces deux rapidités qui se côtoyaient et qui, pour les voyageurs, se multipliaient l'une par l'autre ; on ne voyait passer ni des wagons, ni des hommes, ni des femmes, on voyait passer des formes blanchâtres ou sombres dans un tourbillon » 43 Bien que ce mémoire ne puisse être le lieu d’anecdotes personnelles amenuisant le sérieux du propos, une de nos mères nous a demandé, à l’annonce de notre sujet, si les voitures « à boîte automatique » allaient se développer, dans une touchante confusion !
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
34
la conduite (que nous désignerons dans la suite par leur acronyme anglais, ADAS44), d’établir une
classification fonctionnelle permettant de comparer des études qui n’utilisent pas nécessairement
le même langage, mais dont l’objet d’étude est pourtant le même. Nous distinguerons donc 3 types
majeurs d’aide à la conduite :
o Les avertisseurs regroupent les ADAS qui donnent des informations au conducteur sans
intervenir dans la conduite : ils correspondent au niveau 0 d’autonomie. Il s’agit d’ADAS
de sécurité (BSM ; FCW : Forward Collision Warning, qui avertit le conducteur de
l’imminence d’une collision à l’avant ; Lane Departure Warning, qui à la différence du
LKA ne fait que prévenir le conducteur que son véhicule est en train de se déporter sans
intervenir ; etc.) ou de confort (aides au parking avant ou arrière par exemple)
o Les limiteurs correspondent aux ADAS qui interviennent dans la conduite uniquement pour
empêcher un accident imminent résultant d’un manque de vigilance du conducteur ou d’un
changement brutal dans l’environnement de conduite. Il s’agit essentiellement de l’AEB et
du LKA. Ces ADAS sont de niveau d’autonomie 1
o Les régulateurs sont des ADAS auxquelles le conducteur a volontairement confié une
partie des tâches de conduite, c’est-à-dire le contrôle de la direction, de l’accélération et ou
de la décélération. L’ACC, le Traffic Jam Pilot et le Park Assist, ADAS de niveaux
d’autonomie 1 à 2 en sont des exemples.
De manière générale, les études tendent à montrer que plus l’aide à la conduite est
sophistiquée, moins elle est considérée positivement par les conducteurs, et cela à plusieurs égards :
o Tout d’abord, de nombreuses études tendent à prouver que parmi les aides à la conduite
qui leur sont proposées, les conducteurs ont tendance à plébisciter les avertisseurs, c’est-
à-dire les ADAS qui les épaulent en tant que conducteur sans pour autant intervenir à leur
place. Une première étude réalisée en 2005 aux Pays-Bas, alors certes que les limiteurs et
régulateurs étaient alors réservés aux véhicules premium, a ainsi établi que les aides à la
conduite pour lesquelles les sondés ont manifesté le plus grand besoin étaient l’info trafic
44 Advanced Driver Assistance Systems
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
35
(90% de « greatly needed »), le BSM (82%) et le FCW (70%)45. Plus récemment, le cabinet
de conseil spécialisé SBD, a publié une étude réalisée aux Etats-Unis, où à la question
« when thinking about your current vehicle, what is your top feature or attribute ? That is,
the one thing that you must have on your next vehicle », la réponse la plus fréquemment
citée fut la caméra de recul (7% des sondés), les autres aides à la conduite étant reléguées
bien après nombre d’autres équipements à l’instar de la sono, du badge remplaçant la clé
ou encore de la climatisation.46
o Deuxièmement, il semble que plus les ADAS interviennent dans la conduite, plus les
conducteurs qui les utilisent sont considérés comme des mauvais conducteurs par leurs
pairs. Lors d’une étude menée à Rennes entre 2005 et 2008, il a en effet été demandé à 900
participants de noter des conducteurs présentés dans une vidéo lors de leur utilisation de 3
systèmes correspondant aujourd’hui respectivement au FCW (avertisseur de collision), à
l’AEB (limiteur, freinage automatique d’urgence) et à l’ACC (régulateur de vitesse
adaptatif). Les conducteurs utilisant l’AEB ont été considérés comme les pires conducteurs,
suivis des utilisateurs de l’ACC, alors que les utilisateurs du FCW ont été considérés
comme les meilleurs conducteurs.47 Le fait que l’utilisateur d’AEB soit considéré comme
le pire conducteur peut être justifié par son absence de réaction face à un obstacle, absence
de réaction qui a entraîné le freinage d’urgence automatique. En revanche, il a également
fallu, pour que le FCW s’enclenche, que le conducteur se rapproche trop du véhicule
précédent, alors que l’utilisateur d’ACC se prémunit justement de tels risques en utilisant
cette ADAS. Il semble donc régner une forme d’incompréhension des différents systèmes.
Les résultats sont pires encore lorsqu’a été demandé aux participants quels systèmes ils
utiliseraient pour être jugé comme étant un bon conducteur par leurs amis et collègues :
environ 60% ont répondu qu’ils utiliseraient le FCW, 20% l’AEB et seulement 14%
l’ACC48. On peut non seulement en conclure une méconnaissance de ces systèmes, mais
également et surtout la pression sociale qui interdit l’usage d’aides à la conduite à toute
personne souhaitant être considéré par ses pairs comme un bon conducteur. Ceci est en
45 Van Driel, Cornelie & van Arem, Bart (2005), Investigation of user needs for driver assistance : results of an internet questionnaire, European Journal of Transport and Infrastructure Research N°4, pp. 297-316 46 SBD, Morpace, Gamivation (2016), A consumer-centric journey towards autonomy – Main Report, p. 32 47 R. Lefeuvre & al. (2008), « Sentiment de contrôle et acceptabilité sociale a priori des aides à la conduite », Tableau 2, p. 16, Le travail humain 2008/2 (Vol. 71), p. 97-135 (https://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=TH_712_0097) 48 Ibid., Tableau 11, p.30
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
36
particulier vrai pour les aides à la conduite les plus sophistiquées, correspondant aux
niveaux d’autonomie les plus élevés (1 ou 2), ce qui trahit une défiance en la machine, et
un rejet de l’idée que ces systèmes pourraient, en étant utilisés, réduire le nombre
d’accidents. Un tel constat doit cependant être tempéré par la faible pénétration de ces
ADAS sur le marché et le relatif manque d’expérience des conducteurs, dont une grande
majorité ne dispose pas de ce genre d’équipements sur leurs véhicules. Ainsi dans l’Union
Européenne en 2014, l’ACC affichait un taux de monte de 11% et l’AEB de seulement
3%49.
o Enfin, il semble que les conducteurs qui disposent dans leurs véhicules d’ADAS
sophistiquées, présentent pour beaucoup des lacunes importantes et inquiétantes dans leurs
connaissances des prestations que ces systèmes leur offrent ainsi que de leurs nombreuses
limites. Le propos n’est pas ici d’exposer les exploits de certains conducteurs qui utilisent
sciemment les systèmes au-delà de conditions d’utilisation préconisées à la fois par les
constructeurs50 et par le bon sens pour en faire une promotion tapageuse sur les réseaux
sociaux51. Plus éclairants sont en effet les différents sondages réalisés auprès des
conducteurs pour identifier comment ils utilisent et comprennent leurs ADAS. Une étude
réalisée par le cabinet de conseil spécialisé SBD a ainsi démontré que le « knowledge
gap », pourcentage de sondés qui fournissent au moins une mauvaise réponse quand il
s’agit de décrire les prestations de leur système est particulièrement élevé pour certains
systèmes. En 2013, 87% des conducteurs américains interrogés pensaient en effet à tort
que leur ACC ralentissait automatiquement avant un virage en s’adaptant à un rayon de
courbure que les données du GPS auraient permis de renseigner. Plus inquiétant encore
49 SBD (2015), ‘’Europe ADAS forecast’’, Safe Car 50 Quoique certaines publicités puissent prêter à confusion quant à la constante surveillance dont le conducteur doit faire preuve dans les systèmes de niveau 2 : https://www.youtube.com/watch?v=77-O9l0LlAo 51 Nous indiquons cependant quelques exemples édifiants : https://www.youtube.com/watch?v=-okFVuHlxII ; https://www.youtube.com/watch?v=Kv9JYqhFV-M ; https://www.youtube.com/watch?v=WGoeIjSuJzo
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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sont les 46% de conducteurs américains
pensant que leur LDW (Lane Departure
Warning) replaçait automatiquement le
véhicule dans sa ligne par une action sur le
volant, alors que le système se limite en fait
à avertir le conducteur que son véhicule se
déporte sur une ligne adjacente. Il en va de
même pour les 53% de conducteurs
allemands qui pensent que leur BSM
(Blind Spot Monitoring) les empêchera de
changer de voie s’ils engagent une telle
manœuvre alors qu’un autre véhicule est
détecté dans l’angle mort, alors que le
système ne fait qu’avertir le conducteur de
la présence d’un véhicule dans l’angle
mort (le BSM est à distinguer du Blind
Spot Intervention, de toute manière peu
répandu en 2013). Ces quelques exemples
peuvent se répéter à foison et éclairent de
manière éloquente le manque de formation des conducteurs à ces nouvelles aides à la
conduite, qui sont pourtant simples au regard des systèmes d’autonomie de niveaux 3 et 4
qui s’apprêtent à envahir le marché, et qui requièrent du conducteur de pertinemment savoir
à tout moment quelles sont ses obligations et quelles sont les activités qui lui sont permises.
La formation ou l’information des conducteurs est dans ce cas d’autant plus importante que
des systèmes de niveau 2, 3 et 4 seront sans doute amenés à cohabiter dans les voitures,
modifiant le niveau de vigilance attendu du conducteur en fonction de l’ODD traversée.
Une interface homme-machine claire est à cet égard essentielle.
Cette triple défiance à l’égard des aides à la conduite, se traduisant par une préférence à la
fois personnelle et sociale pour les ADAS qui ne prennent aucun rôle dans la conduite du
véhicule ainsi que par un désintérêt général entraînant un défaut de connaissance des
systèmes, constitue un risque dans le déploiement massif du véhicule autonome, et
particulièrement des systèmes de niveaux 3 et 4, au-delà d’une population qui est
aujourd’hui intéressée par les ADAS, qui en dispose, et qui sait les utiliser. Comme en
Figure 4 ; Source : SBD, Morpace, Gamivation (2016), A consumer-centric
journey towards autonomy – Main Report, p. 89
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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atteste le schéma ci-dessus, il existe en effet un fossé dans les manifestations d’intérêt
suscité par le véhicule autonome entre les populations disposant d’ADAS sophistiqués dans
leur véhicule (seuls environ 30% des conducteurs ne possédant pas d’ADAS se déclarent
intéressés par le véhicule autonome), et celles qui en disposent (intérêt d’environ 80% de
ce groupe pour les voitures autonomes).
- Des restrictions d’usage inhérentes au système rendant leur valeur client incertaine
Pour estimer la taille du marché des systèmes d’autonomie de niveaux 3 et 4, sans encore
parler des véhicules sans conducteurs de niveau 5, il ne suffit sans doute pas d’analyser les taux de
monte actuels des aides à la conduite. Les promesses de ces systèmes, ainsi que l’emballement
médiatique autour du véhicule autonome, contribuent à attirer l’attention d’un public large. L’attrait
occasionné par une nouvelle technologie ne saurait cependant à lui seul prescrire l’achat, comme
la recherche en marketing l’a établi à travers des études nombreuses52. La valeur fonctionnelle, la
valeur d’usage, en d’autres termes la valeur client de l’équipement, de ce qu’il lui apporte
concrètement en termes de sécurité et de confort, doivent également faire l’objet d’une analyse,
difficile à mener tant le prototypage offre ici une vision particulièrement dégradée des prestations
qui seront offertes aux clients de systèmes d’autonomie dans les années à venir. Nous avons donc
dû mener une analyse approfondie des usages des conducteurs pour comprendre à combien d’entre
eux les systèmes d’autonomie, avec leurs restrictions d’usage, pourraient s’adresser, et la valeur
qu’ils permettraient de créer pour les conducteurs les utilisant. L’ODD limitée des systèmes
d’autonomie développés aujourd’hui par les constructeurs entraîne en effet nécessairement des
disparités dans les valeurs d’usage des systèmes : il s’agit essentiellement de Highway Pilots, qui
comme leur nom l’indique, sont avant tout utilisables, si ce n’est exclusivement activables, sur des
scènes autoroutières et leur valeur dépend donc de l’intensité et la fréquence à laquelle le client
potentiel utilise l’autoroute. La découverte des données publiées par les sociétés d’autoroute en
France laisse au premier abord présager d’une taille de marché minuscule : seules 24 461 voitures
en moyenne ont emprunté une des routes du réseau concédé (autoroutes et ouvrages d’art payants
et exploités par une société d’autoroute) chaque jour en 201653, sur un parc total de 32 millions de
voitures particulières circulant en France54. Il existe cependant d’autres routes, publiques et
gratuites, compatibles avec ces systèmes, et ces chiffres ne sauraient restituer la fréquence d’usage
52 Se référer notamment à Sheth, Newman & Gross (1991) dans la note bibliographique 53 http://www.autoroutes.fr/FCKeditor/UserFiles/File/ASFA_cles17.pdf 54Chiffres communiqués par le CCFA (Comité des Constructeurs Français d’Automobiles) en 2016 http://www.ccfa.fr/La-croissance-du-parc-automobile-163114
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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importante de certaines catégories de population. Il s’agit donc d’estimer la taille du marché et de
lever une partie de l’incertitude quant à la valeur client différentiée en fonction des utilisateurs et
donc quant aux volumes de vente à attendre. Nous nous sommes proposé de répondre à ces
questions au cours de notre recherche sur le véhicule autonome, comme expliqué dans la dernière
partie de ce mémoire.
Les évolutions du droit nécessaire à l’utilisation des systèmes autonomes à partir du niveau 3
Les incertitudes concernant la maturité des conducteurs pour l’autonomie ne viennent en fait que
s’ajouter à d’autres questions non résolues bien que plus structurantes encore dans la définition des
prestations, et donc de la valeur client, des systèmes d’autonomie, concernant les responsabilités civile et
pénale du conducteur une fois le système d’autonomie activé, et par conséquent le rôle qui lui est confié et
les éventuelles tâches annexes auxquelles il peut se livrer. Si un important objectif du véhicule autonome
est de réduire drastiquement le nombre d’accidents jusqu’au « 0 fatalities », comme s’y engagent des
constructeurs comme Volvo55, il ne peut s’agir que d’un objectif, de la limite d’une suite tendant vers 0
sans jamais l’atteindre, mais en aucun cas cela ne veut dire que ne serait-ce que l’éventualité d’un accident
soit annihilée par la voiture autonome : la voiture autonome, quel que soit son niveau, sera impliquée dans
des accidents de la route. Un des autres objectifs des constructeurs automobiles, et notamment de Renault,
est d’offrir du temps récupéré aux clients des véhicules autonomes, pendant leur parcours, en leur
permettant de travailler, de lire, de se détendre dans leur véhicule. Mais concilier ces deux objectifs d’un
point de vue juridique est difficile : pour qu’un client puisse bénéficier d’un « temps récupéré », il doit
pouvoir être autorisé à détourner complètement son attention de la route, ce qui implique que le véhicule,
et donc son concepteur, soit reconnu comme le seul et unique responsable en cas d’accident ; pour pouvoir
construire une proposition de valeur autour du temps, il faut avoir l’assurance que le conducteur ne soit pas
inquiété si l’accident a lieu en mode autonome, dans des conditions d’utilisation idoines que le conducteur
aura respecté, et qui lui permettaient de quitter la route des yeux. De nombreux obstacles juridiques se
dressent pourtant contre cet objectif (nous traiterons ici essentiellement du cas français) :
- Comme évoqué en page 24, les pays de l’UNECE se sont accordés sur des règles internationales
régissant les codes de la route nationaux. Il s’agit de la Convention de Vienne, signée en 1968 et
régulièrement amendée depuis. La pyramide de Kelsen imposant que les conventions
55 http://www.volvocars.com/intl/about/vision-2020/aiming-for-zero
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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internationales priment sur le droit national, constitution ou loi fondamentale mis à part, les codes
de la route nationaux ne peuvent donc pas contenir de dispositions contraires à la Convention de
Vienne, quoi qu’ils puissent parfaitement la compléter et donc contenir des mesures qui n’auraient
pas été prévues par la convention. Ainsi, la Convention de Vienne sert de référence inviolable, pour
tous les signataires, lorsqu’il s’agit de fournir une définition stricte de la nature du rôle d’un
conducteur, notamment à travers les articles 8 et 13 :
Art. 8 § 5 : « Tout conducteur doit constamment avoir le contrôle de son véhicule »
Art. 13 § 1 : « Tout conducteur de véhicule doit rester, en toutes circonstances, maître de
son véhicule, de façon à pouvoir se conformer aux exigences de la prudence et à être
constamment en mesure d’effectuer toutes les manœuvres qui lui incombent »
Ces dispositions n’ont cependant pas été jugées suffisamment précises par l’UNECE et les
pays signataires pour offrir un cadre juridique commun, stable et clair aux aides à la conduite les
plus sophistiquées. Comment en effet comprendre la formulation « être constamment en mesure
d’effectuer toutes les manœuvres qui incombent [au conducteur] » dans le cadre de l’utilisation
d’un ACC (niveau 1) ou d’un Traffic Jam Pilot (niveau 2) ? Le simple fait de rester dans sa position
de conduite et de surveiller la route, en gardant les mains sur le volant, suffit-il à satisfaire à ces
exigences ou bien faut-il que le conducteur effectue lui-même, sans rien déléguer à la voiture, toutes
les manœuvres qui lui incombent ? Un amendement à la Convention de Vienne a donc été rédigé
et est entré en vigueur le 23 mars 2016 :
Art. 8 § 5 bis : « Les systèmes embarqués ayant une incidence sur la conduite d’un véhicule
(…) sont réputés conformes au par. 5 du présent article et au premier paragraphe de l’art.
13 pour autant qu’ils puissent être neutralisés ou désactivés par le conducteur »
Cet amendement autorise donc sans détour l’utilisation des systèmes d’autonomie de
niveaux 1 et 2, tant qu’ils sont désactivables par le conducteur, tant que celui-ci en reste maître. Si
les systèmes de niveau 5, où la notion de « conducteur » est appelée à être redéfinie, requièrent sans
ambiguïté un autre texte, il subsiste un doute quant à la compatibilité des systèmes de niveau 3 et
4 avec ce nouvel amendement, tant les constructeurs promettent de rendre ces systèmes aisément
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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désactivables par les conducteurs, à la lumière d’un ACC aujourd’hui. Il ne s’agit pourtant en aucun
cas de l’esprit de l’amendement, qui ne fait pas évoluer la notion de « contrôle » du véhicule telle
qu’énoncée dans l’article 8. Car que veut dire, pour un conducteur utilisant un système de niveau
3 ou 4, « constamment avoir le contrôle de son véhicule » ? Est-ce être vigilant à ses sollicitations
comme à ses demandes de reprise en mains, est-ce contrôler en permanence que les conditions
initiales, qui ont permis l’activation du système, se poursuivent (spécifique au niveau 3), ou est-ce
même contrôler en permanence que le système fonctionne convenablement, c’est-à-dire qu’il fait
avancer la voiture de manière sûre ? Pour répondre à ces questions essentielles, la Convention de
Vienne doit de nouveau être amendée, ou faire l’objet d’une simple interprétation unanime de la
part des pays signataires, solution qui présente certes l’avantage de subir un formalisme moindre
et d’être donc plus rapide à adopter, mais qui aurait également moins de force de persuasion auprès
des tribunaux, en particulier en matière pénale, qui est en France d’application stricte.
- Des initiatives isolées de certains pays, désireux d’autoriser rapidement les systèmes de niveau 3
et 4, et notamment les activités annexes qu’ils permettent, commencent à poindre. Le 30 mars 2017,
le Parlement allemand a ainsi voté un texte autorisant au conducteur de « se détourner de la
circulation ou de la conduite du véhicule lors de l’utilisation d’un système hautement ou
complètement automatisé, en restant suffisamment vigilant pour pouvoir remplir ses
obligations »56, obligations qui sont ainsi définies : « Le conducteur doit reprendre en main les
fonctions de conduite immédiatement, lorsque le système hautement ou complètement automatisé
l’en prie ; lorsqu’il constate ou est amené à constater du fait de circonstances manifestes, que les
conditions d’une utilisation conforme des systèmes de conduite hautement ou complètement
automatisés ne sont plus réunies ». Ce texte permet donc la commercialisation et l’utilisation de
systèmes de niveaux 3 et 4 en Allemagne, autorisant les conducteurs à quitter la route des yeux,
tout en leur enjoignant de répondre aux sollicitations du système, qui doit connaître ses limites, et
demander au conducteur de reprendre la main lorsque celles-ci sont atteintes. Le texte ne lève
cependant pas toutes les ambigüités concernant l’éventuelle responsabilité du conducteur au cas,
certes improbable, où un accident surviendrait en mode autonome, dans une situation où la voiture
n’aurait pas demandé au conducteur de reprendre la main, et où celui-ci aurait été par exemple en
train de regarder un film à ce moment : le texte précise en effet que le conducteur doit en
56 „Der Fahrzeugführer darf sich während der Fahrzeugführung mittels hoch- oder vollautomatisierter Fahrfunktionen gemäß § 1a vom Verkehrsgeschehen und der Fahrzeugsteuerung abwenden; dabei muss er derart wahrnehmungsbereit bleiben, dass er seiner Pflicht nach Absatz 2 jederzeit nachkommen kann.“ (traduction non officielle)
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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permanence s’assurer que les conditions initiales d’activation soient toujours respectées, mais ces
conditions ne sont pas détaillées. S’agit-il par exemple de reprendre la main s’il entend une
ambulance au loin (niveau 3), ou bien s’il constate qu’un pneu a crevé ? Ou bien faut-il encore qu’il
vérifie que les capteurs fonctionnent correctement, c’est-à-dire qu’ils conduisent la voiture de
manière sûre, comme ils le faisaient lorsqu’il a activé le système et qu’il a commencé ses tâches
annexes. Et surtout, à quelle fréquence doit-il vérifier le bon comportement de la voiture et la
persistance des conditions d’activation initiales ? Le travail en commission n’a pas permis de faire
avancer ces questions, qui n’ont pas empêché l’adoption du texte. Des critiques virulentes ont
émaillé le débat parlementaire, à l’image du député Die Linke (gauche radicale) Herbert Behrens,
qui a affirmé que le texte « fait des automobilistes des souris de laboratoire. Ils doivent deviner par
eux-mêmes quand ils doivent reprendre le contrôle de la voiture et quand la technique se met en
mode off »57.
- Quand bien même un tel texte serait adopté en France, il n’en resterait pas moins que les
responsabilités civile et pénale du conducteur pourrait être mise en cause en cas d’accident se
produisant alors que le véhicule est en mode autonome de niveau 3 ou 4. Les ressorts des deux
régimes de responsabilité en cas d’accident diffèrent fortement.
En ce qui concerne la responsabilité civile du conducteur d’une part, la loi Badinter du 5 juillet
1985 prévoit que l’assureur du véhicule « impliqué » dans l’accident doit automatiquement en
indemniser les victimes, quelle que soit les éventuelles fautes commises par son conducteur : la
Cour de Cassation a retenu dans un arrêt en date du 25 Janvier 199558 l’implication d’un camion
dans l’accident ayant provoqué la mort d’un jeune cycliste qui s’était encastré dans l’arrière de ce
camion, alors que celui-ci était parfaitement et régulièrement garé. Plus tard, la jurisprudence a
même abandonné la condition d’une collision ou a minima d’un rôle perturbateur, quoique régulier
ou non, dans la caractérisation du « véhicule impliqué »59. Dans le cas d’un accident où un véhicule
circulant en mode autonome de niveau 3 ou 4 activé entrerait en collision avec un autre véhicule,
un piéton, un cycliste ou tout autre type d’obstacle, l’éventuelle victime serait donc
57 „Ich habe den Eindruck, die Autofahrer werden zu Versuchskaninchen gemacht. Sie müssten selber herausbekommen, wann das Auto übernommen werden muss und wann sich die Technik ausschaltet“ Issu du compte rendu de séance du Bundestag : https://www.bundestag.de/dokumente/textarchiv/2017/kw13-de-automatisiertes-fahren/499928 58 Cour de Cassation, 2ème Chambre civile, du 25 janvier 1995, 92-17.164 (arrêt sur Légifrance : https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000007033490) 59 Voir à cet égard Cour de cassation, 2ème Chambre civile, du 4 juillet 2007, 06-14.484 (arrêt sur Légifrance : https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000017907488)
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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automatiquement indemnisée par l’assurance du conducteur, quel qu’ait été la responsabilité
effective du véhicule dans l’accident, et sans possibilité de recours contre l’assureur d’un tiers
responsable de l’accident60. Il existe cependant des recours que l’assureur peut exercer pour être
remboursé. Il peut tout d’abord mener une action récursoire contre le conducteur d’un véhicule
impliqué dans l’accident et indemnisé en tant que victime, si celui-ci a commis une faute
intentionnelle et/ou inexcusable61. Ce cas semble au premier abord peu pertinent lorsqu’il s’agit
d’un véhicule roulant en mode autonome de niveau 3 ou 4 : si un client ayant activé le mode AD
est blessé ou meurt au cours d’un accident provoqué par une défaillance du système, il pourrait
difficilement être considéré comme un conducteur, et encore moins comme un conducteur fautif si
celui-ci s’est parfaitement conformé aux exigences du système. La qualité de conducteur, et qui
plus est de conducteur fautif ne devant en ce sens pas être indemnisé, est pourtant attribuée
fréquemment à des personnes n’étant pourtant pas assises derrière le volant. Ainsi a été considéré,
par la jurisprudence, conducteur ayant commis une faute inexcusable un passager ayant appuyé sur
la jambe droite de la personne au volant dans le but d’accélérer le véhicule, provoquant un accident
tuant le passager mentionné, dont les ayant droits n’ont ainsi pas été indemnisés62. Dans un autre
cas, un moniteur d’auto-école a été considéré comme seul conducteur du véhicule co-conduit par
son élève, au motif qu’il pouvait « à tout moment retirer à l'élève la maîtrise du véhicule en
intervenant directement et personnellement dans la conduite »63. Dans un autre cas encore, un
adolescent assis à l’arrière d’un véhicule a été considéré comme son conducteur involontaire : alors
qu’il avait démarré le moteur pour allumer la radio, le véhicule, en prise et le frein à main non
enclenché, avait percuté sa sœur64. Tous ces cas peuvent s’appliquer au conducteur d’un véhicule
autonome dont le mode AD de niveau 3 ou 4 aurait été enclenché : il peut à tout moment reprendre
la main, volontairement à l’instar du moniteur d’auto-école, ou involontairement comme
l’adolescent ayant voulu activer la radio (de nombreux garde-fous étant cependant développés pour
se prémunir d’un reprise en main involontaire : un couple minimum exercé sur le volant ou le frein
est ainsi exigé). Il est donc concevable qu’un assureur refuse à ce titre d’indemniser le conducteur
d’un tel véhicule qui aurait été blessé, ou ses ayant droits en cas de décès. Il est également possible
qu’en cas de procès, ce conducteur, ayant disposé du contrôle de la voiture à tout moment, ne serait-
60 La loi Badinter introduit en effet dans son article 2 l’impossibilité d’opposer aux victimes « la force majeure ou le fait d'un tiers », ce qui constitue une exception à la responsabilité du fait des choses. 61 L’article 4 de la loi Badinter stipulant que « La faute commise par le conducteur du véhicule terrestre à moteur a pour effet de limiter ou d'exclure l'indemnisation des dommages qu'il a subis » 62 Cour de Cassation, 2ème Chambre Civile, du 31 mai 2000, 98-21.203 63 Cour de Cassation, 2ème Chambre Civile, du 29 juin 2000, 98-18.847 98-18.848 64 Cour de Cassation, 2ème Chambre Civile, 28 mars 2013, 12-17.548
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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ce que potentiellement, soit considéré comme coupable d’une faute inexcusable s’il n’était pas
intervenu pour éviter l’accident, même si son système était conçu pour lui permettre de quitter les
yeux de la route. S’agissant cependant ici de questions d’ordre exclusivement financier, certains
constructeurs se sont déjà engagés à prendre en charge cette indemnisation, au cas où de tels
accidents et de telles situations juridiques se produisaient. C’est notamment le cas de Volvo. Si cela
est sans doute un frein en moins dans l’achat d’un système de niveau 3 ou 4 pour un client, qui
aurait ainsi l’assurance d’être indemnisé en cas d’accident, le risque financier porté par les
constructeurs portant un tel engagement est considérable, et les dotations aux provisions nécessaires
grèveront immanquablement significativement leurs comptes de résultat.
La question de la responsabilité pénale du conducteur est à la fois plus simple et plus problématique,
marquée en droit français par le double principe d’une part de légalité des délits et des peines et
d’autre part de personnalité des peines : on ne peut être considéré coupable d’une faute que si celle-
ci est expressément prévue par la loi, dans le cadre d’une interprétation stricte de celle-ci par le
juge et parallèlement, seul peut être considéré coupable la personne clairement mentionnée par la
loi. Le code de la route faisant sans cesse mention du « conducteur » - notion que ni une
interprétation ou un amendement de la Convention de Vienne dans le sens d’une autorisation des
niveaux 3 et 4, ni l’adoption d’un texte analogue à la loi allemande ne saurait remettre en cause –
à qui la prudence incombe, et qui seul est évoqué comme éventuel fautif ou coupable d’une
infraction, si le véhicule circulant en mode autonome de niveau 3 ou 4 provoque un accident
entraînant des poursuites pénales, ces poursuites s’exercent nécessairement contre le conducteur
personne physique, ou à défaut le titulaire du certificat d’immatriculation. Le conducteur ou le
titulaire du certificat d’immatriculation peut cependant s’exonérer de cette responsabilité en
apportant la preuve qu’il n’était pas le conducteur au moment où les faits ont été commis (mais en
vertu de la personnalité des peines, même si un enregistreur de données permettait d’établir à tout
moment qui du système ou de l’humain était en charge de la conduite, le système ne pourrait sans
doute pas être considéré comme conducteur), ou en apportant la preuve qu’un élément de force
majeure est survenu. La défaillance technique peut s’inscrire dans cet élément de force majeure,
mais dans des cas en pratique extrêmement limités, tant la chambre criminelle de la cour de
cassation retient qu’il est demandé au conducteur de s’assurer du bon entretien et du bon état de
marche de son véhicule. A défaut d’évolutions juridiques supplémentaires, il subsiste donc un
risque que soit considéré comme pénalement responsable le conducteur du véhicule autonome
causant un accident alors que le mode autonome de niveau 3 ou 4 est actif, en rejetant l’argument
d’une défaillance technique, tant il appartient au conducteur de s’assurer du bon fonctionnement
de son véhicule.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Tous ces éléments font peser un risque important sur le développement du marché du
véhicule autonome, sans même évoquer les problématiques d’homologation et le formalisme nécessaire à
la conduite d’expérimentations sur route ouverte dans les quelques pays qui les autorisent. Il est maintenant
incontestable que les systèmes de niveau 3, amenés à être lancés dans un futur très proche, la future Audi
A8 étant par exemple annoncée pour le début de l’année 2018, ne pourront dans un premier temps
fonctionner que dans un mode dégradé, c’est-à-dire en niveau 2, si tant est que ces évolutions juridiques se
concrétisent un jour.
3) Une incertitude sur l’écosystème
Le déploiement de la voiture autonome ne saurait être analysé qu’à l’aune du contexte stratégique
actuel de l’industrie automobile tant, en dépit des nouveaux champs de business models envisageables qu’il
ouvre et qui permettraient à un constructeur de disrupter le secteur dans une démarche « océan bleu », les
éléments techniques nécessaires à l’émergence de tels nouveaux business models requièrent des
investissements et des savoir-faire massifs, produits des positionnements et des avantages compétitifs
actuels. Notre analyse stratégique se fonde donc sur les rapports de force existants entre les différents
acteurs de l’industrie automobile d’aujourd’hui, et non sur leur potentielle compétitivité dans un contexte
futur de véhicule autonome. Nous nous attacherons cependant à évaluer les forces et faiblesses actuelles
des constructeurs, et en particulier celles de Renault, dans l’émergence du véhicule autonome.65
- Intensité concurrentielle
L’industrie automobile est marquée depuis ses débuts par des vagues ininterrompues de
concentration. Si des centaines de petits constructeurs relevant davantage du garage ou de l’atelier
fleurissaient au début du XXème siècle, 75% de la production mondiale d’automobiles est
aujourd’hui assurée par les 10 plus grands constructeurs internationaux. Ces mouvements de
concentration sont en partie dus à la forte intensité capitalistique de l’industrie automobile :
construire une voiture coûte cher et est de plus en plus complexe (des investissements lourds sont
par exemple requis pour accroître la connectivité des modèles, ou pour suivre les normes de plus
en plus drastiques de dépollution des moteurs). Les barrières à l’entrée n’en sont que plus élevées,
65 Les données citées dans cette analyse stratégique sont pour beaucoup issues de l’étude Xerfi (2015) Carmakers – World, Market Analysis Trends 2015-2020 Corporate Strategies, ainsi que d’informations financières directement issues des sites internet des différents acteurs mentionnés
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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mais les points morts pour rentabiliser ces investissements sont très élevés et les constructeurs se
livrent donc une compétition féroce pour conquérir de nouvelles parts de marché :
o C’est particulièrement le cas dans les pays occidentaux, où les ménages présentent des taux
d’équipement importants, et où la croissance du marché (de renouvellement) ne saurait être
suffisante pour que chaque constructeur atteigne ces points morts
o C’est dans une moindre mesure le cas dans les pays émergents, qui ont été une source de
croissance importante pour les constructeurs automobiles dans la dernière décennie mais
dont les ventes ralentissent (le marché chinois, qui représente 25% des ventes mondiales,
n’a crû que d’1,5% en 2015 contre 10% en 2014).
La conquête de nouvelles parts de marché ne s’appuie donc pas uniquement sur l’équipement
des pays émergents mais repose sur l’amélioration des produits : les cycles de vie des véhicules se
sont considérablement raccourcis et les listes d’équipements se sont enrichies. Cette conquête de
parts de marché est donc coûteuse et s’entretient elle-même : plus les investissements sont
importants, plus il faut à un constructeur rentabiliser ses tickets d’entrée sur un nombre important
de véhicules, et plus il doit développer de nouveaux produits pour augmenter ses parts de marché
permettant la rentabilisation de ces mêmes investissements. Un tel cycle rend l’industrie
extrêmement concurrentielle, comme en témoigne les faibles marges que la plupart des
constructeurs génèrent. Le véhicule autonome n’échappe pas à cette inflation d’équipements et de
nouveaux produits. Les constructeurs se disputent cependant la suprématie technique et le privilège
du first mover et de la valeur qui lui est associé (marché chiffré à 500 milliards de dollar par AT
Kearney) davantage que des parts de marché. La concurrence est, pour le véhicule autonome, avant
tout d’ordre technologique, mais seuls les profits réalisés aujourd’hui, sans le véhicule autonome,
permettent de financer les investissements nécessaires à son développement : c’est sur ce dernier
point que se trame l’intensité concurrentielle de l’industrie automobile d’aujourd’hui.
- Clients
Si 80% des clients des constructeurs automobiles sont des particuliers passés par des
concessions, force est de constater que ce modèle s’effrite en conséquence de la servitization de
l’économie. Les social trends que sont le car sharing (Autolib) ou le car pooling (Uber) mettent à
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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mal le business model traditionnel de l’automobile et redonnent du pouvoir de négociation aux
clients : la clientèle évolue, elle n’est plus captive, et doit être convaincue à chaque fois qu’elle
utilise un véhicule et non seulement au moment initial d’un achat traditionnel. Comme évoqué
précédemment, les clients peuvent également bénéficier d’un environnement concurrentiel qui leur
est favorable et qui pousse les constructeurs à accélérer les rythmes de remplacement de leurs
gammes pour les séduire en permanence. A cette clientèle versatile et changeante, l’industrie
souhaite offrir des produits compatibles avec à la fois un prix d’achat élevé qui rend nécessaire de
garder les véhicules sur des durées d’amortissement longues et une exigence de modernité du
produit, au travers des mises à jour « over the air » des systèmes embarqués (ordinateur de bord,
tablette, divertissement, GPS, connectivité…). Seul Tesla propose aujourd’hui un tel système de
manière aussi sophistiquée.
- Fournisseurs
Les fournisseurs de l’industrie automobile se structurent en plusieurs rangs, en fonction de
leur position dans la chaîne de valeur : les « tiers 3 suppliers » fournissent la matière première
(notamment l’acier), les « tier 2 » des sous-systèmes (appuie-têtes) et les « tiers 1 » des systèmes
entiers (sièges). Bien que les constructeurs automobiles soient très concentrés, ce qui rend les
fournisseurs vulnérables à la moindre perte d’un contrat, le pouvoir de négociation de certains
d’entre eux est très élevé, tant leurs ressources sont rares et non substituables (VRISA). C’est
notamment le cas de la start up israëlienne Mobileye, qui est à la fois fournisseur de rang 2
(traitement d’images) et de rang 1 (caméras et traitement d’images combinés) et dont l’expérience
significative en machine learning et en traitement d’image la rend indispensable auprès de la
majorité des constructeurs, à qui il manque ces compétences. Le cas de Mobileye n’est qu’un
exemple parmi d’autres de la force de certains fournisseurs, notamment dans les technologies
nécessaires au véhicule autonome, qui trahissent une certaine externalisation de la R&D vers les
fournisseurs, à l’initiative des constructeurs (l’effort de R&D représente ainsi 4% du CA chez
Toyota et 9% chez Valeo ou Denso). Parallèlement, certains fournisseurs autrefois éloignés de
l’industrie automobile émergent, comme Apple et Google, qui se sont rendus indispensables dans
les nouvelles solutions de connectivité voiture – smartphone (Android Auto et Carplay). Forts d’un
pouvoir de négociation d’autant plus important qu’ils sont à la tête d’un duopole et donc d’un
secteur encore plus concentré que celui de l’automobile, ces fournisseurs cherchent à capter
davantage la valeur des constructeurs automobiles en devenant eux-mêmes constructeurs.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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- Nouveaux entrants
En souhaitant acquérir de nouvelles connaissances, notamment en software et en
intelligence artificielle, pour soutenir le développement des véhicules connectés et autonomes, les
constructeurs automobiles entrent en concurrence frontale avec Apple et Google, dont le logiciel
est le cœur de métier. S’il n’est pas sûr que ces deux acteurs deviennent des nouveaux concurrents
en lançant leurs propres véhicules, ils travaillent à l’élaboration de véhicules autonomes et peuvent
alternativement devenir des fournisseurs très puissants. D’autres nouveaux entrants émergent avec
le développement du véhicule autonome en particulier, comme Uber, dont le business serait anéanti
par la présence de véhicules sans chauffeurs dont il n’aurait pas la maîtrise. De manière plus
traditionnelle, le constructeur américain Tesla a axé son développement sur le véhicule électrique
et autonome et représente la menace la plus importante pour des constructeurs tels que Renault : ils
fabriquent déjà des voitures, qui sont de plus équipées de capteurs collectant des milliards de
données sur la conduite et qui permettent, dans une démarche de deep learning, d’apprendre et de
réduire considérablement le time to market des véhicules autonomes.
- Stratégies génériques
Les marges de l’industrie automobile sont globalement basses, même si certains
constructeurs parviennent à appliquer des stratégies génériques (Porter) :
o Différenciation : c’est le cas des constructeurs premium, à l’instar de BMW ou Daimler,
qui offrent à leurs clients une valeur perçue élevée pour un prix élevé, ce qui leur permet
d’afficher des taux de rentabilité bien supérieurs à leurs concurrents dits « généralistes »
(marge opérationnelle de 10% pour BMW entre 2010 et 2014 contre environ 5% pour
Toyota). Cette différenciation se fonde sur la puissance de la marque, résultant elle-même
d’une promesse de sophistication technologique : les clients de ces marques sont habitués
aux aides à la conduite avancées qui leur sont proposées depuis les années 1990 et qui les
forment à laisser, au fur et à mesure qu’ils renouvellent leur véhicule, de plus en plus de
contrôle au véhicule. Dans la perspective de l’émergence du VA, ces constructeurs
semblent donc particulièrement bien placé, tant ils disposent d’une avance technologique
et d’un réservoir de clients qui a appris avec eux.
o Domination par les coûts, qui se subdivise en 2 sous-catégories :
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Le modèle low cost, adopté par Renault sur le marché européen avec le lancement
au début des années 2000 du modèle « Logan ». : il s’agit de proposer aux clients
un modèle qui réponde à ses besoins essentiels, dont la valeur perçue s’axe sur la
simplicité d’utilisation, la robustesse et la rusticité du véhicule, répondant à un prix
faible, qui peut être proposé grâce au target costing et à une implication très
précoce des fournisseurs dans la chaîne de conception. Ces modèles sont
aujourd’hui parmi les plus vendus sur le marché européen (la Dacia Sandero est
ainsi la voiture la plus vendue aux particuliers en France en 2016) et les plus
rentables du constructeur, en particulier grâce à des économies réalisées sur les
coûts de commercialisation. Cette stratégie permet cependant peu au constructeur
de développer des technologies de pointe, qu’il ne pourrait revendre aux clients
qu’à très long terme. Le modèle low cost oblige à être un suiveur technologique,
et semble donc peu propice au développement du VA dans les années à venir.
Le modèle de plateformes qui, dans le cas de l’industrie automobile, fait apparaître
les limites des stratégies génériques de Porter : depuis la fin des années 90, les
constructeurs ont développé des « plateformes » dans le triple objectif de
concentrer les investissements sur une base technique commune à plusieurs
modèles, en permettant ainsi de réduire le PRF unitaire de chaque voiture issue de
cette plateforme par effet volume, de standardiser les composants commandés en
plus grand nombre et à prix plus faibles auprès des fournisseurs, et d’accentuer la
variété de la gamme à faible coût. C’est notamment le choix stratégique de
Volkswagen, qui développe sur la même plateforme des véhicules allant du bas de
gamme (Skoda) au luxe (Bentley). La plateforme est cependant devenue un facteur
clé de succès pour de nombreux constructeurs et dans le cas de l’AD (autonomous
driving), elle devient indispensable, tant les investissements sont importants et les
solutions techniques adaptées à un seul et même modèle (adéquation entre le
hardware, l’architecture électronique et le software, qui voudrait, sans plateforme,
que l’on réinvente l’AD à chaque sortie d’un nouveau modèle)
Cette traditionnelle représentation de l’industrie automobile est cependant, sous l’influence du
développement de la conduite autonome, en train de céder le pas à une chaîne de valeur moins transparente
et linéaire, beaucoup plus complexe et protéiforme, où les fournisseurs et les clients ne sont plus aisément
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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identifiables, tant la co-conception est
indispensable et multiple, entraînant de
grandes incertitudes dans le partage de la
valeur : on ignore aujourd’hui quelle
forme organisationnelle et
écosystémique sera la plus efficace dans
le développement du véhicule autonome.
En témoigne l’embrouillamini des
relations entre constructeurs, start-ups,
fournisseurs, services de mobilité, et
autres acteurs étant impliqués de loin ou
de près dans la conception d’un véhicule
autonome, prenant des formes diverses
allant du simple partenariat ponctuel aux
partenariats de grande envergure dont il
est difficile de connaître les termes (la
technologie développée par Nutonomy
se retrouvera-t-elle par exemple un jour
sur les véhicules de PSA ?66), en passant
par les prises de participation
capitalistique les plus variées. De
nombreux cabinets de conseil
fournissent des représentations de cet
écosystème que nous ne saurions nous-
mêmes reproduire de manière aussi
fidèle, et qui pourtant ne semblent pas
évidentes au premier regard, à l’image
du schéma ci-contre qui requiert un certain examen.
Chacun des acteurs de l’écosystème est amené à se positionner de manière variée sur une ou plusieurs des
briques technologiques nécessaires à l’élaboration ou à l’exploitation des véhicules autonomes, telles que
représentées dans le schéma suivant que nous avons pu constituer :
66 http://www.lefigaro.fr/societes/2017/05/03/20005-20170503ARTFIG00006-psa-s-allie-a-la-start-up-nutonomy-pour-developper-la-voiture-sans-chauffeur.php
Figure 5 Tableau de l'écosystème du véhicule autonome et connecté, établi par la société
Ptolemus
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 6 Ensemble des étapes et briques technologiques nécessaires à la conduite autonome
Ces briques technologiques requièrent un savoir-faire technologique particulièrement précis, qui a refroidi
les ardeurs de certains acteurs du numérique comme Google, qui est obligé de compenser son manque de
savoir-faire en termes de construction automobile en s’associant avec FCA. L’exemple de la cartographie
montre la complexité de cet écosystème où les acteurs sont diversement impliqués :
Figure 7 Ecosystème de la cartographie du véhicule autonome
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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L’écosystème se développe également autour de la question des usages du véhicule autonome. En
effet, de par la technologie qu’il embarque, notamment caméras et capteurs, mais aussi suivi géo-localisé,
etc. le véhicule autonome devient un contributeur important d’un environnement connecté à l’infrastructure
et aux services de mobilité, faisant entrer ces acteurs dans le voisinage stratégique direct des constructeurs
automobiles. Entrant dans l’économie digitale, le véhicule autonome devient en effet le centre d’un marché
multiface au sens de Tirole : plus le véhicule autonome est utilisé, plus le besoin en infrastructures adaptées
et intégrées se fait ressentir et vice versa.
Une des questions centrales de ces écosystèmes est, comme mentionné précédemment, celle du
partage de la valeur entre les différents acteurs. La valeur apportée par chacun des acteurs est en effet
difficilement identifiable tant elle est intrinsèquement liée à celle des autres acteurs : l’intelligence
artificielle la plus avancée du monde n’a aucune valeur si elle ne trouve pas d’objet sur lequel se greffer, si
par exemple les actionneurs électronique et mécanique de chacun des organes du véhicule ne fonctionnaient
pas. Des plateformes nommées « marketplaces » où la donnée constitue une forme de monnaie d’échange,
ont cependant été introduites pour répondre à cette question, à l’image du consortium allemand BMW-
VAG-Daimler-Here (voir schéma page suivante).
Figure 8 Exemples d'infrastructures potentiellement impactées le véhicule autonome et pouvant le nourrir en données
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 9 Marketplace mise en place par Here
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Monographie
Plan de la monographie :
I. Le projet de véhicule autonome Renault : un projet d’innovation aux nombreuses
contraintes
7) Renault, en retard, décide de concevoir son propre véhicule autonome
8) D’un projet R&D classique à un projet commercialisation
9) Une stratégie en deux temps : stratégie de vitesse et stratégie
d’apprentissage/amélioration
10) Constitution de l’équipe ILIAD et installation dans les bureaux du CEA
11) Exploration : précision du produit final, de la technologie, du marché, et du cadre
réglementaire
12) Avancement au moment où nous avons quitté Renault : des questions sans réponse,
notamment à propos de la commercialisation et du modèle d’affaire
II. Le lien entre projet et organisation : l’élaboration des roadmaps véhicules autonomes
de Renault
1) Le constat à notre arrivée : la Direction Programme face à une multitude de
systèmes en cours de conception
2) La difficile équation économique des systèmes d’autonomie
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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I. Le projet de véhicule autonome Renault : un projet d’innovation aux nombreuses
contraintes
1) Renault, en retard, décide de concevoir son propre véhicule autonome
Comme expliqué dans la première partie abordant le développement des technologies d’autonomie
et l’environnement concurrentiel, l’Alliance Renault-Nissan s’est lancée sur le sujet du véhicule autonome
à travers les aides à la conduite et la conduite automatisée. Les technologies et les usages de ces systèmes
sont connus depuis plusieurs années, même si l’équilibre coût-valeur de certaines options n’est pas certain.
Le fait que l’environnement concurrentiel avance vers la conduite autonome a poussé Renault à
faire de même. Cependant, là où les aides à la conduite sont presque disponibles sur étagères chez les
fournisseurs de rang 1 en 2014, avec une bonne visibilité sur les options en développement, ce n’est pas le
cas de l’autonomie. Aucun fournisseur ne peut fournir en 2014, ni aujourd’hui, un système autonome prêt
à intégrer.
Cette situation a incité l’Alliance Renault-Nissan à s’organiser pour préparer le développement de
la voiture autonome. Comme beaucoup de concurrents, Renault s’est positionné comme intégrateur, en
traitant directement avec des fournisseurs qui, habituellement, sont des fournisseurs de rang 2, 3 ou même
plus : fournisseurs de technologies de détection, fournisseurs d’électronique et de microélectronique, etc.
En s’alliant avec un fournisseur prototypiste allemand, habitué à intégrer des systèmes nouveaux dans des
véhicules existants, les ingénieurs Renault ont commencé à faire « eux-mêmes » un véhicule autonome.
Cependant, ce travail a commencé tardivement par rapport aux concurrents, et avec des moyens
parfois bien inférieurs. Ce retard est notamment visible par rapport aux constructeurs premium (Mercedes,
BMW, Tesla, …). Certes, ces constructeurs ne sont pas les concurrents directs de Renault et Nissan, à
l’inverse de groupes comme PSA, Toyota ou Ford. Mais aujourd’hui, les systèmes de conduite autonome
développés par Renault et par Nissan ont atteint un niveau de performance environ équivalent à celui du
système Autopilot commercialisé sur les Tesla Modèle S en 2014. Soit un retard, pour Renault, de 3 ans au
moins, puisque ces systèmes ne sont pas encore commercialisés, à l’été 2017 (Nissan a lancé au Japon en
2016 le modèle Serena, doté du ProPilot, équivalent à l’Autopilot de Tesla). Le chef de projet véhicule
autonome Renault, Laurent Taupin, estime que le retard de Renault sur la voiture autonome est de 5 ans par
rapport aux leaders.
Renault a également pris du retard par rapport à Nissan. La culture d’entreprise de Nissan, très
portée sur l’innovation technologique, parfois sans qu’il n’y ait de marché correspondant, contraste avec
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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celle de Renault sur un sujet comme l’autonomie. Renault a aujourd’hui des capacités reconnues pour faire
des systèmes équivalents ou presque, en termes de performance, à ses concurrents, mais moins chers. C’est
par exemple la raison pour laquelle Daimler, qui n’arrivait pas à obtenir un niveau de rentabilité suffisant
sur sa Smart, a décidé de faire appel à Renault pour en concevoir le dernier modèle, partageant sa plateforme
avec la nouvelle Twingo. De manière plus générale, Renault est un groupe reconnu pour savoir proposer
les bons attributs aux bons clients, et au bon prix. L’innovation technologique de pointe, en dépit d’un
savoir-faire certain par exemple sur les moteurs ou la propulsion électrique est alors souvent assurée par les
fournisseurs de rang 1. Mais cette culture d’entreprise tirée par la valeur cause de facto un retard de Renault
sur le véhicule autonome, innovation qu’aucun rang 1 ne peut proposer sur étagère. Ainsi, les premiers
systèmes de conduite automatisée qui doivent sortir en 2018 sur la gamme Renault ont été développés à
partir de technologies Nissan, adaptées pour le marché de Renault.
2) D’un projet R&D classique à un projet commercialisation, avec un objectif mal
défini initialement
En 2015, un projet de recherche et développement est donc lancé en interne Renault. Son but :
construire une micro-flotte de prototypes autonomes de niveau 4. L’objectif était double : obtenir un support
de communication interne et externe sur le sujet du véhicule autonome, et défricher toutes les contraintes
liées à cette innovation (technologiques, sécuritaires, …). Concrètement, il devait être possible, grâce à ces
prototypes, d’emmener des journalistes faire des essais comme passagers sur les routes autour du site de
Renault à Guyancourt, ou Boulogne, sans que le conducteur – un ingénieur Renault – n’ait besoin de faire
quoi que ce soit. L’objectif était donc simplement exprimé en termes de performance technologique :
l’équipe n’avait pas à imaginer de modèle d’affaire ni de méthode de commercialisation. Ce projet, en
référence à la guerre de Troie, se nomme TRAJAM, un nom révélateur des ambitions stratégiques du groupe
Renault.
Le projet a été positionné, dans l’organisation, dans une direction Alliance (c’est-à-dire Renault-
Nissan), dépendant de la Direction ingénierie Alliance des systèmes. A sa tête, Monsieur A. Corjon, de
Renault. Cette Direction est elle-même dépendante de la Direction du Développement de Technologies
Alliance. A sa tête, Monsieur T. Yamaguchi, de Nissan.
Pour atteindre l’objectif d’un prototype autonome de niveau 4, le chef de projet TRAJAM,
Monsieur E. Debernard, s’est entouré d’experts de différents métiers, notamment perception, dynamique
du véhicule, et sécurité des systèmes. Le projet a aussi constitué un partenariat avec un prototypeur
allemand, dont le rôle était d’intégrer les technologies choisies par les ingénieurs du projet TRAJAM. C’est
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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également eux qui devaient faire les modifications de software en fonction des remarques des testeurs
Renault (exemple : « la voiture a confondu la glissière centrale avec un camion a plusieurs reprises, il faut
revoir l’algorithme d’identification des obstacles »). Le schéma suivant est une tentative d’explication du
fonctionnement du projet :
Figure 10 Fonctionnement du partenariat du projet TRAJAM
En 2016, le projet TRAJAM en est donc à sa deuxième année. Déjà, 5 voitures roulent presque en
permanence depuis plusieurs mois – quand elles ne sont pas mises à jour ou en débuggage67 – et accumulent
des données de roulage. La voiture choisie pour porter la technologie a été l’Espace V, nouveau-né de la
marque, tourné vers des clients premium, susceptibles d’être prêts à payer pour un système d’autonomie
relativement cher. Autre avantage, la hauteur du toit permet aux capteurs installés sur le véhicule de
percevoir les obstacles à une distance légèrement plus grande. Les zones de roulage sont situées entre
Guyancourt, en banlieue sud-ouest de Paris, et l’Allemagne. Au premier trimestre 2017, le volume de
données collectées était de 250,000 km de roulage.
67 Le débuggage correspond à l’amélioration du code, une fois écrit, selon un processus cyclique en deux phases : dans un premier temps, une phase de test qui permet de faire remonter les problèmes (bugs), puis une phase de modification du code pour les résoudre, puis à nouveau une phase de tests, etc., jusqu’à atteindre le niveau de performance souhaité.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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3) Une stratégie en deux temps : stratégie de vitesse et stratégie
d’apprentissage/amélioration
Au-delà de ce projet de R&D est venu se greffer un projet dont l’objectif est de commercialiser les
premiers véhicules autonomes. Son nom : ILIAD, pour Innovation for Life In Autonomous Driving. Le nom
est justifié par la conviction intime du chef de Projet, Monsieur L. Taupin, que la valeur du véhicule
autonome pour le client réside dans la capacité à faire autre chose pendant son trajet. D’où l’ambition de
proposer un système de conduite autonome qui soit suffisamment fiable pour que le client puisse regarder
un film pendant que la voiture se conduit toute seule. Le projet ILIAD s’est nourri des avancées du projet
TRAJAM, qui a passé son dernier jalon en juillet 2017 (chez Renault, les étapes d’un projet sont appelées
jalons ; les jalons correspondent à des réunions de suivi du projet, faisant parfois l’objet de go/no-go, sur le
projet en lui-même, ou sur un sujet abordé par le projet ; le dernier jalon d’un projet est donc celui dans
lequel est évalué le succès ou l’échec du projet). Le projet ILIAD a ainsi récupéré la technologie développée
par le projet TRAJAM, ainsi que les ingénieurs qui y travaillaient.
Ce projet est cependant très différent du projet TRAJAM pour plusieurs raisons. Tout d’abord,
l’objectif est de commercialiser des véhicules en production de masse, même si cela doit être sur des
volumes restreints. En d’autres termes, on ne parle plus d’un prototype. Deuxièmement, ces véhicules
doivent faire partie des « 10 véhicules Renault-Nissan autopilotées dans la rue en 2020 » annoncés par
Carlos Ghosn, PFG de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi. Ensuite, le niveau d’autonomie demandé est
le niveau 4 SAE. Pour rappel, cela signifie que sur un domaine d’opérabilité précis (exemple : le boulevard
périphérique parisien, à moins de 50 km/h), le véhicule fonctionne de manière totalement autonome : le
conducteur n’a plus à toucher les commandes, il peut faire autre chose que surveiller la route, et la voiture
gère toutes les situations, même le passage des véhicules d’intervention d’urgence ; en cas de problème, la
voiture met le conducteur en sécurité. Le projet ILIAD doit fournir un système compatible avec le plus
possible de véhicules de la gamme Renault-Nissan, et non simplement un ou deux véhicules Renault. Et le
projet ILIAD doit aussi faire la preuve d’une équation économique équilibrée : des coûts maîtrisés, une
valeur client identifiée et quantifiée, et un mode de commercialisation approprié. Ces contraintes le
rapprochent à bien des égards du projet de véhicule électrique ayant abouti à la Zoé.
Afin de maximiser l’apprentissage, tout en répondant aux contraintes de vitesse de
commercialisation, Monsieur L. Taupin a choisi une double stratégie : un sous-projet nommé Fast Track,
et un sous-projet nommé Smart Lane. Fast Track avait pour objectif d’avancer le plus vite possible d’un
point de vue technique. En d’autres termes, il devait aboutir à un véhicule autonome performant de niveau
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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4, sans pour autant que celui-ci soit rentable ou même vendable. Les fournisseurs sont très impliqués,
parfois sans réel contrôle des technologies embarquées. Smart Lane était une stratégie d’amélioration.
Concrètement, il s’agit d’apprendre des difficultés rencontrées par Fast Track, de s’en nourrir, et de trouver
des solutions mieux adaptées. Les objectifs étaient les suivants : reprendre la maîtrise de la technologie,
améliorer encore la performance, trouver des solutions pour diminuer et maîtriser les coûts, construire des
partenariats, définir un modèle d’affaires. Une fois ces solutions trouvées, les apprentissages seront partagés
avec Fast Track pour améliorer les véhicules conçus. Les deux sous-projets ne sont pas séquentiels mais
parallèles : on a travaillé en même temps sur les deux.
En parallèle de ces deux projets, l’équipe s’organise également par rapport au véhicule support,
c’est-à-dire au véhicule amené à accueillir le système d’autonomie. Le projet ILIAD a mis en place un
planning avec quatre phases de conception de véhicules, en plus des prototypes. Chaque phase de véhicule
a un but précis. Ainsi, après les prototypes, les trois premières phases seront des phases de flottes. Une
flotte correspond à une certaine quantité limitée de véhicules, avec des caractéristiques bien définies,
produite pour tester un attribut déterminé. Ainsi, dans le cadre du projet ILIAD, la première flotte comptera
quelques dizaines de véhicules et visera à valider les performances de sécurité du véhicule, c’est-à-dire
qu’il devra se montrer dix fois plus sûr qu’un conducteur humain. Elle sera conduite par des experts Renault.
La deuxième flotte sera une flotte pour tester l’acceptabilité du système par les clients et la valeur qu’ils
donnent à ce système. Elle sera conduite par des personnes qui ne sont pas des experts de l’automobile pour
correspondre à des clients lambda. La troisième flotte sera une pré-série, confiée à des personnes choisies
par l’équipe du projet ILIAD. Enfin viendra la commercialisation, et le début des grands volumes. Le
planning détaillé de ces flottes est expliqué sur la figure ci-dessous.
Figure 11 Planning du projet ILIAD
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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4) Constitution de l’équipe ILIAD et installation dans les bureaux du CEA
Les contraintes que nous avons mentionnées sont contrebalancées par certaines libertés. Monsieur
L. Taupin, chef de projet ILIAD, est l’ancien chef de projet Eolab, la voiture quasi-commercialisable
consommant un litre au cent kilomètres. Fort de son expérience de chef de projet, il a demandé que l’équipe
du projet ILIAD ait son propre « plateau », c’est-à-dire un espace de bureaux dédiés au projet. Et, pour
s’isoler du reste du bureau d’études de Guyancourt, et de la lourdeur de ses processus, il a demandé et
obtenu de délocaliser son projet dans les locaux du CEA de Saclay, à 20 minutes en voiture de Guyancourt.
L’objectif de ce rassemblement en un même lieu de toute l’équipe, avec des compétences très diverses
(recherche, ingénierie, prestation, valeur client, …) était également d’accélérer les apprentissages en
favorisant l’intelligence collective et la communication. Cela afin d’anticiper les problèmes et les résoudre
le plus tôt possible. En revanche, Monsieur L. Taupin était bien conscient que ce genre d’organisation, sans
processus très détaillés, sans fiches de postes très précises, ne permettrait pas de sortir efficacement
plusieurs dizaines de milliers de voitures. Mais le volume ciblé par l’équipe-projet était suffisamment faible
pour que cela ne soit pas un problème.
L’équipe du projet ILIAD (Fast Track + Smart Lane) a donc été voulue la plus éclectique possible.
L’équipe regroupe des profils issus de différents métiers, et notamment : architecture électronique,
architecture des systèmes, architecture véhicule, composants, connectivité, IHM (interface homme-
machine), localisation, partenariats, planning, perception, prestation/essais, réglementation, sécurité de
fonctionnement, validation, valeur client (ce dernier métier ayant essentiellement été alimenté par nos
réflexions, sur lesquelles nous reviendront plus tard). Ayant commencé avec seulement 2 employés de
Renault (Monsieur L. Taupin et son bras-droit), le projet comptait 37 personnes impliquées directement,
dont 16 prestataires, en Août 2017. Les prestataires travaillent essentiellement sur les métiers liés à la
programmation informatique, les capteurs et la localisation : perception, conception logicielle, … L’équipe
devrait s’agrandir de 40 personnes issues de la branche R&D d’Intel à Sophia Antipolis, rachetée par
Renault en Mai 2017. Hormis les prestataires qui sont dédiés le plus souvent à 100% au projet ILIAD, les
employés Renault impliqués dans le projet ne le sont que rarement. Tous conservent un lien hiérarchique
direct avec leur métier. Et environ 90% d’entre eux ont d’autres responsabilités que le véhicule autonome
du projet ILIAD.
L’installation du projet ILIAD à Saclay dans les locaux du CEA s’est faite en Septembre 2016.
Monsieur L. Taupin et son bras-droit ont visité plusieurs bureaux, avant de choisir ceux du CEA, pour leurs
atouts d’infrastructures, mais aussi pour l’écosystème environnant (entreprises de simulation informatique,
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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d’objets connectés, etc.). Ils ont choisi eux-mêmes l’ameublement, la disposition des salles et la décoration.
Ils ont notamment pris des bureaux environ deux fois moins larges que ceux du bureau d’étude de
Guyancourt, afin que les gens soient plus proches les uns des autres. De même, les chaises dans les salles
de réunion, ou dans les salles pour téléphoner, ont été choisies relativement peu confortables, de manière à
ce que les membres du projet ne s’y installent pas pour travailler. Tout cela, évidemment, dans le but de
favoriser les interactions. Ce mode de fonctionnement a séduit un autre projet, visant à concevoir une
nouvelle architecture électronique, qui est venu s’installer à côté, dans le même bloc de bureaux.
Une fois installé, le chef de projet ILIAD a dû convaincre ses futurs collaborateurs de venir
travailler sur ce qui s’appelait dès lors le « campus AD » (AD pour Autonomous Driving). Pour cela,
Monsieur L. Taupin a dû batailler avec les RH pour que le site soit reconnu comme un lieu de travail
Renault, au même titre que le site de Guyancourt, ou que le siège à Boulogne. Dès lors, les employés venant
y travailler étaient assurés comme s’ils venaient sur leur lieu de travail habituel, et n’avaient donc plus
besoin de faire des avis de mission. Ensuite, tout a été fait pour améliorer les conditions de travail, en
comparaison du bureau d’étude de Guyancourt : proximité du parking souterrain (30 secondes entre sa
voiture et son bureau, contre parfois 10 minutes sur le site de Guyancourt), machine à café en libre-service,
décoration murale inspirée de l’univers de Tintin, etc. Enfin, tous les vendredis matins, un « Café campus »
a été instauré. A l’origine, il s’agissait de faire un point en équipe sur l’avancement du projet autour de la
machine à café, de manière très informelle. Et chaque fois, un membre de l’équipe amenait le petit-déjeuner
pour tout le monde, ce qui a très rapidement séduit. Le vendredi est devenu le jour avec le plus de
fréquentation sur le campus AD. Puis, un vendredi, le bras droit de Monsieur L. Taupin, Madame I. Paulin-
Jardel, responsable des partenariats, a décidé d’inviter un collègue et de le faire intervenir sur un sujet
indirectement lié à l’autonomie. Cette micro-conférence a eu un franc succès, et depuis, tous les vendredis
matin, un expert, non-membre du projet ILIAD, est venu parler d’un sujet comme l’intelligence artificielle,
les livraisons en France, le coût réel des capteurs, etc. Est ainsi né une instance de partage de connaissances
très appréciée qui a contribué à faire connaitre le projet en interne.
En revanche, le campus AD a souffert de quelques problèmes récurrents de réseau : pendant
presque un an, les membres de l’équipe n’avaient pas de réseau téléphonique mobile, seulement une ligne
fixe. Ensuite, le réseau internet du CEA s’est révélé très instable dans les premiers mois après l’installation
du projet. Il était récurrent que le réseau Wifi saute pendant plusieurs dizaines de minutes, interrompant
parfois les membres du projet en pleine visio-conférence.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 12 Localisation du Campus AD par rapport au siège de Boulogne et du bureau d'études de Guyancourt
5) Exploration : précision du produit final, de la technologie, du marché, et du cadre
réglementaire
Les prototypes au cœur de l’apprentissage technique :
Le projet ILIAD s’est nourri du travail du projet TRAJAM, et a accompagné son développement.
Lorsque le projet ILIAD a été lancé, le projet TRAJAM avait déjà cinq prototypes, des Espaces V. Ces
« mulets » comme on les appelle chez Renault, alternaient entre des phases de préparation chez le
prototypeur partenaire allemand, des phases de roulage, des événements de communication internes et
externes, et du débuggage. Un mulet supplémentaire, dédié exclusivement à la localisation (assurer le
positionnement du véhicule dans sa voie de la manière la plus précise possible) a été ajouté aux cinq
premiers par les ingénieurs du métier localisation. Chacun des cinq prototypes avait roulé environ 50 000
km en Juillet 2017. Sur les cinq, deux sont souvent en préparation/debuggage, et un est souvent immobilisé
pour des réparations (capteurs défaillants, …). En moyenne, c’est donc deux voitures seulement qui étaient
à disposition pour des roulages, sachant qu’elles étaient souvent réquisitionnées pour des événements de
communication. Ainsi, les principaux directeurs de l’ingénierie Renault-Nissan ont été conduits dans l’un
des prototypes, tout comme plusieurs journalistes, et quelques bloggeurs et autres influenceurs.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
63
Ces prototypes présentent de nombreuses contraintes. Tout d’abord, la conception en tant que telle
est laborieuse : quels capteurs choisir, comment les implanter, comment les régler pour que les données
soient utilisables, comment concevoir le logiciel du système, comment le modifier, et comment savoir s’il
est prêt à rouler sur route ouverte ? Ensuite, chaque prototype remonte des quantités astronomiques de
données qu’il faut savoir traiter (environ 10 GB par minute de roulage). La technologie pose également
problème, puisqu’elle subit les lois de l’électronique : rapide obsolescence, des capteurs, des calculateurs,
et même des algorithmes. Comme on l’a dit, un prototype demande également une maintenance qui
correspond environ à trois heures de tests et de vérification en moyenne pour une heure de roulage, ainsi
que la réparation des pièces défaillantes. Et chaque prototype monopolise ainsi des ressources financières
et humaines très importantes : plusieurs centaines de milliers d’euros pour un mulet. Enfin, l’aspect
réglementaire a également été un problème. Il a en effet été laborieux pour les ingénieurs de convaincre les
autorités de leur donner une autorisation pour faire rouler un véhicule autonome en développement sur des
routes ouvertes, au milieu d’autres usagers. Les autorisations accordées ont impliqué quatre directions
ministérielles, après un délai de trois mois, et un dossier de cinquante pages constitué par les membres du
projet TRAJAM. C’est ce qui a permis aux ingénieurs de faire rouler les prototypes sur certaines routes
pour lesquelles ils en avaient l’autorisation. En revanche, l’autorisation stipulait que le véhicule ne pouvait
être conduit que par un ingénieur Renault et qu’il devait en permanence avoir les mains à proximité
immédiate du volant, prêt à intervenir.
Les prototypes ont permis d’apprendre à connaître les briques techniques utilisées pour un véhicule
autonome : caméras, lidars, radars, ultrasons. Surtout, ils ont permis d’en mesurer la performance. En effet,
les ingénieurs ont toujours trouvé des différences entre les promesses des fournisseurs (« ma caméra
identifie un piéton dans le brouillard à 100 m ») et ce qui a été mesuré une fois les capteurs sur les
prototypes. Pour un véhicule autonome de niveau 4, qui roule à des vitesses élevées, l’un des principaux
facteurs de succès est de « voir » loin, c’est-à-dire de percevoir l’environnement et les obstacles à une
distance suffisamment grande pour pouvoir anticiper et prévoir à l’avance la manœuvre la plus appropriée.
Pour arrêter une voiture qui roule à 100 km/h, lorsque des véhicules accidentés bloquent la chaussée, il faut
« voir » les véhicules accidentés à une distance égale à la somme de la distance parcourue pendant la
perception et l’identification des obstacles, et la distance de freinage. Et l’identification des obstacles s’est
avérée très compliquée à partir de 100 mètres de distance. Par exemple, un piéton vu par un lidar (un scanner
laser qui envoie des rayons lumineux) à 200 mètres n’est visible que par ses mollets, ce qui rend son
identification difficile (voir figure ci-dessous) :
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 13 Nuage de points généré par la perception d'un piéton par un capteur lidar à 200m
L’apprentissage technologique a donc été favorisé par l’accès aux données brutes de la plupart des capteurs.
En revanche, les prototypes ne correspondant pas du tout aux véhicules qui seront commercialisés,
leur usage pour des tests clients a été très limité, sinon impossible. Tout d’abord, l’intégration du système
dans la voiture ne correspondait pas à ce qui peut être effectué en série : le coffre, notamment, était
quasiment complètement rempli d’ordinateurs, de batteries, etc. De plus, aucun testeur ne pouvait conduire
le prototype, à cause des autorisations ministérielles très restrictives. Les testeurs extérieurs à l’équipe
TRAJAM ne pouvaient qu’être seulement passagers. Cela a posé problème pour tester l’acceptation du
système par les clients. Enfin, la technologie avance tellement rapidement sur cette innovation qu’il
paraissait peu utile de faire tester à un client un produit qui sera totalement différent lorsqu’il sera
commercialisé.
Le produit final : une définition qui s’est précisée et simplifiée
Les objectifs du projet, définis par la Direction Produit, étaient à l’origine fondés sur trois attentes
clients : une conduite qui ne soit pas ennuyeuse, pas stressante, et une possibilité de récupérer le temps
dédié à la conduite pour d’autres activités. Pour répondre à ces exigences, deux systèmes ont été envisagés
par la Direction produit. Un premier système de conduite autonome de niveau 4 qui serait capable de
conduire le véhicule dans des zones de trafic dense sur voie rapide. Et un deuxième système de niveau 4
également, qui serait capable de conduire le véhicule de manière autonome sur des voies rapides sans limite
de vitesse, avec changements de voies si nécessaire. Autrement dit, des systèmes pour multivoies rapides,
un pour les embouteillages, un pour toutes les conditions de circulation. Ainsi, sur un trajet, d’un point A à
un point B, le véhicule ne se conduirait pas tout seul sur la totalité du trajet mais sur des tronçons seulement.
Chaussée
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En revanche, comme c’est un système de niveau 4, le conducteur pourrait faire autre chose pendant les
temps de délégation. Les voies rapides ont été choisies pour leur simplicité supposée : faible diversité
d’obstacles (voitures, camions et motos, contre voitures, camions, vélos, piétons, animaux de compagnie,
… en ville) et faible diversité des possibilités de trajectoire des véhicules (accélérer, freiner, changer de
voie, sortir, s’insérer, contre une myriade de possibilités pour le trafic en ville).
Pour répondre à cette exigence, les acteurs du projet ILIAD ont distingué deux systèmes, nommés
AD1.1 et AD2.1 (« AD » pour autonomous driving, 1 pour du monovoie et 2 pour du multivoies, « .1 »
pour montrer la différence avec les systèmes de conduite supervisée développés en parallèle par d’autres
équipes et nommés AD1 et AD2). Après plusieurs semaines, les caractéristiques de ces systèmes ont été
clarifiées par l’équipe ILIAD. AD1.1, pour les embouteillages, sera un système de niveau 4 disponible
jusqu’à 90 km/h (au-delà, le trafic n’est plus dense), en monovoie (pour éviter les problèmes de négociations
avec les autres usagers, complexes à faible vitesse), sur des 2 x 2 voies à accès réglementé (pour éviter le
plus possible les piétons, les cyclomoteurs et les cyclistes). AD2.1 sera un système disponible jusqu’à 110
km/h puis seulement 130 km/h (plus on roule vite plus il faut que le système voie les obstacles loin, et les
identifier au-delà de 110 km/h est difficile compte tenu des capacités de perception actuelles des capteurs),
multivoies (le système saura gérer des manœuvres de dépassement tout seul), sur 2x2 voies à chaussées
séparées également. Les deux systèmes seront de niveau 4 : pas d’action requise du conducteur, jusqu’à la
fin de la zone de délégation, sauf situation d’urgence (ex : un avion qui doit se poser sur une autoroute).
Cette définition du produit final du projet a ensuite évolué. Pensé a priori comme plus simple que
l’AD2.1, l’AD1.1 s’est révélé presque aussi complexe à réaliser. En effet, la complexité provient
essentiellement de deux facteurs : la cohabitation entre le véhicule autonome et les autres véhicules, et la
détection de l’environnement. Pour ce qui est de la cohabitation, le trafic fluide ne pose que peu de
problèmes : la voiture peut attendre quelques secondes que la voie à sa gauche soit pleinement libre pour
dépasser si besoin. De même, gérer un véhicule qui s’insère sur l’autoroute est aisé en trafic fluide,
lorsqu’on sait gérer le gérer en trafic dense, voire très dense, comme sur le périphérique parisien où le
véhicule qui s’insère a la priorité. Et pour ce qui est de la détection des obstacles, la détection à 90 km/h ou
à 110 km/h pose les mêmes problèmes de capacité d’anticipation. Ainsi, après quelques mois, l’équipe
projet, en accord avec le Produit, a décidé d’abandonner la dénomination AD1.1 et de ne faire qu’un
système AD2.1, qui gère le trafic dense et fluide, et à toutes les vitesses jusqu’à 110 km/h.
Une fois le domaine d’utilisation de la technologie précisé (certaines routes), il restait à déterminer
la performance ciblée du système. Cette question s’est posée de manière très problématique : conçoit-on un
système qui ne tue pas son conducteur ? Qui ne tue aucun usager ? Qui ne blesse pas son conducteur ? Qui
n’a aucun accident ? Qui n’a aucun accident responsable ? Ce que les membres du projet, et notamment
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
66
Monsieur L. Taupin, ont bien compris, c’est qu’en cas d’accident d’un système de niveau 4, c’est leur
responsabilité qui était en jeu, puisque le conducteur se repose entièrement sur le système qui est censé être
autonome. Sauf bien évidemment en cas de force majeure, imprévisible, insurmontable et indépendant de
la volonté des ingénieurs. Au-delà, c’est la responsabilité de Renault qui, en fonction des évolutions
juridiques, pourrait également être en jeu. C’est pour ces raisons que la réponse apportée par le projet ILIAD
a été la suivante : le véhicule n’aura aucun accident responsable. Et pour les accidents non-responsables, il
en aura dix fois moins qu’un conducteur normal. On peut donc dire que le système de conduite autonome
de niveau 4 est globalement dix fois plus sûr qu’un conducteur humain.
La technologie : le coût et le problème des données
Un des apprentissages au niveau de la technologie a été celui du coût unitaire d’un système
autonome de niveau 4. La technologie choisie par les acteurs du projet ILIAD pour faire un véhicule
autonome est relativement classique. Pour les capteurs, des caméras, des radars, des lidars et des ultrasons.
Pour l’électronique, des calculateurs d’une puissance bien supérieure à ceux utilisés sur le reste de la
gamme. Parmi ces capteurs, et l’électronique qui va avec, certains sont très onéreux. Par exemple, les lidars
sur le toit des Google Cars coûtent aujourd’hui autour de $ 70,000. Et les contraintes d’un système
autonome de niveau 4, qui ne permet pas de se reposer sur le conducteur en cas de problème, exige une
redondance à presque tous les niveaux. Par exemple, il faut un système capable de prendre le relais des
caméras lorsqu’il fait nuit et que les phares s’arrêtent de fonctionner (les caméras sont incapables de détecter
précisément les lignes dans le noir). De même, il faut prévoir une redondance pour la direction si jamais
elle venait à être défaillante, car le conducteur n’est pas censé intervenir. Ainsi, le coût final du système est
effectivement très élevé. En appliquant les méthodes de calcul de prix de vente classiques de Renault, le
prix de vente estimé du système est d’au moins 6 000 €, ce qui pose un problème de vendabilité. Sur un
Espace V équipé toutes-options au plus haut niveau de finition par exemple, le prix du système
représenterait plus de 10% du prix de vente du véhicule. Pour trouver des solutions à ce problème de coût,
une piste exploratoire a été lancée en parallèle par quelques membres de l’équipe projet, en discussion avec
une société de concession autoroutière, sur la possibilité d’exporter les capteurs du véhicule vers
l’infrastructure, notamment les autoroutes. La perception de l’environnement serait faite par des capteurs
sur les bas-côtés de la route, et des calculateurs transmettraient par réseau sans fil leur trajectoire aux
véhicules. Le taux d’utilisation du système serait ainsi bien plus élevé (tous les véhicules disposant d’une
connexion sans fil pourraient en bénéficier), ce qui devrait baisser le prix par véhicule.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
67
Un deuxième apprentissage sur la technologie a été celui des enjeux de données. Ces données sont
générées à hauteur d’environ 10 GB par minute de roulage. Hors la capacité de traitement des données est
primordiale pour comprendre ce qui ne marche pas et pourquoi, afin d’améliorer le système, mais également
afin de comprendre un crash par exemple. Face à ces volumes considérables, l’équipe projet a d’abord
commencé par se doter d’ordinateurs de bureau plus puissants que ceux prévus initialement. Ensuite,
l’équipe ILIAD a dû négocier en interne des capacités de stockage correspondant à ses besoins dans le cloud
proposé par le partenaire de Renault, Microsoft. Ensuite, il a fallu que l’équipe projet embauche des
personnes compétentes pour passer du temps sur les données, comprendre comment elles sont collectées,
comment elles sont retravaillées, et comment les exploiter. Toute cette partie avait clairement été sous-
estimée au début du projet, puisque seulement une personne s’occupait de regarder les données remontées
par le software autonome du partenaire prototypeur allemand lorsque nous sommes arrivés. Il s’était
d’ailleurs rendu compte que le software en question ne prenait pas en compte les informations de tous les
capteurs du véhicule pour fonctionner, et que certains étaient volontairement oubliés, ce qui n’était pas du
tout prévu, ni demandé par Renault. Une partie des ex-employés du département de R&D d’Intel à Sophia
Antipolis, racheté par Renault en mai 2017, qui vient renforcer l’équipe ILIAD, va apporter des
compétences clés sur ces sujets de conception logicielle et de traitement des données.
La validation : apprentissage de la preuve de la performance d’un système engageant la vie de son
utilisateur
Comment prouver qu’un véhicule est fiable ? Habituellement, pour valider un essieu par exemple,
on fait plusieurs simulations qui consistent à faire rouler une voiture dotée de l’essieu en question sur des
rouleaux. On soumet l’essieu à des contraintes très importantes, comparées aux conditions habituelles de
conduite, S’il résiste à ces tests, il est validé. L’équipe du projet ILIAD s’est vite rendu compte que cette
méthode ne pouvait pas être appliquée à un système de conduite autonome. Car on ne peut pas valider un
tel système en le testant sur des pistes d’essais qui simuleraient des situations de conduite. On ne validerait
qu’une infime partie des situations que le véhicule peut rencontrer, certaines n’étant même pas connues. Il
faut donc faire rouler le véhicule en situation réelle pour garantir une validation fiable. Mais les
constructeurs s’accordent à dire qu’il faudrait rouler plusieurs milliards de kilomètres pour valider un
système autonome de niveau 4, afin de pouvoir dire qu’on a rencontré toutes les situations possibles, sauf
évidemment les plus extrêmes, et qu’on a su les gérer. Mais même Google, qui avait parcouru près de 3
millions de kilomètres en conduite autonome fin 2016, est bien loin de valider la voiture en question ! Le
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
68
responsable de la validation du projet ILIAD a donc cherché un modèle statistique permettant de valider
une performance correspondant à l’objectif du projet, c’est-à-dire un système autonome dix fois plus sûr
qu’un conducteur humain, sans passer des dizaines d’années à faire des tests. La solution trouvée est la
suivante : en caractérisant toutes les routes possibles, avec des critères telles que la largeur de la voie, la
pente, les conditions météorologiques, le trafic, l’état du marquage au sol, l’état du macadam, la présence
d’animaux sur les voies, etc., on peut choisir de rouler uniquement sur les routes les plus complexes, de
manière répétée pour mettre à l’épreuve le système en vérifiant qu’on rencontre bien toutes ces situations
qui posent problème (exemple : rouler en hiver, la nuit, sur une route souvent verglacée, proche d’une forêt,
et donc avec des traversées régulières d’animaux sauvages, vallonnée, et avec des virages très serrés). On
retrouve alors le principe du test en conditions extrêmes utilisé pour les pièces des véhicules. En supposant
que les situations de conduite sur les routes plus simples à gérer sont inclues dans les situations rencontrées
sur les routes très complexes, on peut dire que le système est validé partout, sur toutes les routes.
Cependant, ce plan de validation requiert une connaissance parfait du réseau routier. Et c’est le
sujet du deuxième apprentissage important du projet ILIAD sur la validation. Au début du projet ILIAD, le
réseau routier français était très mal connu. Certains exemples, tirés notamment de l’étude faite sur les
routes grâce à Google Maps, ont montré qu’on rencontrait très souvent des situations curieuses. Par
exemple, une autoroute qui passe à une voie sur un tronçon, comme l’A85. Ou encore des 2x2 voies à accès
réglementé sur lesquels les engins agricoles sont autorisés. L’équipe du projet ILIAD ne comptait pas
d’expert en réseau routier. De même, l’équipe ne comportait pas d’expert du code de la route, ce qui posait
problème dans plusieurs situations, et a généré des argumentations sur ce que peuvent faire ou ne pas faire
les automobilistes pendant les réunions.
Les partenariats : une chaîne de valeur bouleversée qui rend les alliances fragiles
Dans un écosystème aussi incertain que celui des technologies de la voiture autonome, trouver les
bons partenaires n’a pas été chose simple. L’enjeu est pourtant énorme, puisqu’il engage l’entreprise sur un
des trois sujets stratégiques (véhicule autonome, véhicule électrique, véhicule connecté). Le premier besoin
a été de trouver un prototypeur pour le projet TRAJAM. C’est une entreprise allemande qui a été choisie.
Cependant, pour mettre en place une relation de confiance, gagnant-gagnant, c’est sous la forme d’un
partenariat que le contrat s’est construit. Le partenaire allemand a cependant, d’après les avis entendus sur
le campus AD du projet ILIAD, sous-estimé les effectifs requis par le projet, et choisi un responsable projet
peu compétent de leur côté. Rapidement, les relations se sont tendues entre le partenaire et le projet
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
69
TRAJAM. Les conflits portaient sur des informations non-partagées par les Allemands, des prototypes
retenus en Allemagne pour des raisons peu claires, des livrables non fournis, etc. Ces conflits ont entraîné
des sanctions sous forme de retards de paiement de la part de Renault, ce qui n’a pas contribué à la sérénité
de la relation.
Devant ces difficultés, et devant l’incapacité du partenaire allemand de prendre de l’ampleur en
termes de volumes, le projet ILIAD, qui a commencé avec le même partenaire, a décidé de faire appel à un
fournisseur de rang 1 pour assembler ses systèmes autonomes. Ayant des objectifs de commercialisation,
le projet ILIAD avait en effet besoin d’un partenaire capable de le suivre dans ces ambitions, ce qu’un
prototypeur ne pouvait plus faire. L’idée était par contre de continuer de travailler sur le modèle d’un
partenariat.
Mais comment sélectionner ce fournisseur de rang 1 ? Dans la chaîne de valeur de l’autonomie, de
très nombreuses alliances se sont formées, entre constructeurs et fournisseurs, entre fournisseurs, entre
constructeurs et villes, etc. Pour garantir la compatibilité du fournisseur de rang 1 choisi par le projet avec
les fournisseurs déjà sélectionnés pour d’autres tâches, mais aussi avec ceux avec lesquels les membres du
projet souhaitaient tisser des liens forts dans un avenir proche, l’équipe ILIAD a raisonné par élimination.
Ont d’abord été éliminés ceux qui sont dédiés à un constructeur en particulier, comme Denso pour Toyota
et Autoliv pour Volvo. Ensuite, ceux avec lesquels Renault a eu des expériences conflictuelles. Enfin, parmi
ceux qui restaient ont été éliminés ceux qui n’étaient pas prêt à suivre l’effort du projet avec suffisamment
de ressources humaines et financières. Une fois tous les candidats possibles ainsi rassemblés, la réflexion
sur la compatibilité a permis de faire un nouveau tri, et une recommandation a été transmise par l’équipe
projet ILIAD à la direction de l’ingénierie responsable des partenariats de cette envergure, pour une prise
de décision. Décision qui n’était pas prise quand nous sommes partis.
Pour ce qui est des partenaires de plus petite taille, comme les fournisseurs de capteurs, ou les
fournisseurs de technologie de géolocalisation, leur taille variait grandement. Ainsi, certains étaient des
startups avec une équipe réduite aux deux fondateurs. D’autres ont déjà l’habitude de travailler avec des
constructeurs, comme la plupart des fabricants de capteurs – qui, pour beaucoup, sont d’ailleurs détenus en
partie par des constructeurs (Ford détient une partie de Velodyne, un fournisseur de lidars par exemple).
Les membres du projet ont dû s’adapter à ces contraintes, notamment en termes de planning. Par exemple,
il a fallu 32 semaines d’attente pour recevoir les lidars commandés à Velodyne. De même les plus petites
structures, qui sont sollicitées par de très nombreux acteurs, ont du mal à respecter leurs engagements. C’est
le cas par exemple d’u-blox, une ETI de localisation, qui, en plus de son partenariat avec Renault, et de ses
autres engagements avec NXP ou Commsigma, vient encore en Août 2017 de signer un accord avec Bosch,
Geo++ et Mitsubishi Electric. Or leur taille (836 employés) ne semble pas permettre de répondre aux
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
70
volumes demandés par tous leurs clients. L’attractivité de ces acteurs positionnés en amont de la chaîne de
valeur, et qui possèdent un savoir-faire ou des technologies clés pour l’autonomie, a parfois rendu
compliquée leur accessibilité et leur réactivité aux acteurs du projet ILIAD.
6) Avancement au moment où nous avons quitté Renault : des questions sans
réponses, notamment à propos de la commercialisation et du modèle d’affaires
Au moment de notre départ, la performance technique atteinte par les prototypes n’était pas encore
satisfaisante. Ce qui est normal puisque ces véhicules doivent sortir en 2023. La fréquence des reprises en
mains inattendues, causées par des incapacités du système, était de quatre par heure en moyenne. Ce qui
est encore loin des objectifs, mais qui constitue une avancée décisive étant donné le point de départ.
L’aspect purement technique mis de côté, de grandes questions subsistaient encore. La première
tournait autour de la capacité de l’équipe à mettre dans la rue un système qui soit tout de suite de niveau 4.
Faudrait-il commercialiser le système en mode dégradé, comme un système de niveau 3, ou même 2, afin
de l’améliorer, et une fois la performance améliorée, le convertir en système de niveau 4 par une mise à
jour via internet ? Rien n’était encore tranché sur ce sujet au moment de notre départ, mais une telle question
est révélatrice de l’immense complexité liée à la commercialisation d’un système de niveau 4.
Une autre grande question était celle de la commercialisation : équation économique et vente.
Comment faire baisser encore les coûts, et comment déterminer un prix de vente pour un système de niveau
4, quand aucun étalon n’existe sur le marché ? Comment adapter le modèle d’affaire à l’usage lié au temps :
facturation à la minute, forfait mensuel, annuel, ou achat comptant au moment de l’achat du véhicule ?
Combien les clients seront-ils prêts à payer pour un tel système ? Comment former les acteurs du réseau de
distribution pour que le système soit expliqué aux clients comme il se doit, sans les effrayer, ni leur faire
des promesses que le système ne pourra pas tenir ?
L’aspect réglementaire était également un autre facteur d’incertitude. Les utilisateurs pourront-ils
vraiment faire autre chose que conduire, ou leur qualité de conducteur les forcera-t-elle à faire leur devoir
de vigilance et d’attention ? Le code de la route acceptera-t-il les appareils nomades à bord (téléphones,
ordinateurs, …) ? La valeur client d’un système de conduite autonome est évidemment très liée à ces
questions.
Ainsi sont nés et ont progressé les projets TRAJAM et ILIAD. Mais ces deux projets font corps
avec une organisation matricielle complexe, et nous allons maintenant en décrire les interactions.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
71
II. Le lien entre projet et organisation : l’élaboration des roadmaps véhicules autonomes
de Renault
Si l’Alliance Renault-Nissan existe depuis 1999, et malgré les transferts de compétences, de
technologie, les projets communs, etc, la véritable « convergence » ou fusion de certaines équipes au sein
d’une même entité, n’a commencé qu’en 2014 avec 4 fonctions clés : Ingénierie, Achats, Ressources
Humaines, Fabrication et Logistique (Toshifumi Unno, Mémoire Renault PIC 2016).
Bien que dépendant donc d’une fonction ingénierie convergée, et même de la même direction
R&AE (Rsearch & Advanced Engineering) au sein de l’Alliance, les équipes de Renault et de Nissan ne
travaillent pas sur les mêmes systèmes d’autonomie. Capitalisant sur une longue tradition de développement
d’aides à la conduite, les équipes de Nissan ont une approche horizontale dans la mise au point de leur
système d’autonomie : il s’agit d’étendre petit à petit le champ des situations de conduite prises en charge
par la voiture, depuis l’autoroute jusqu’aux scènes urbaines les plus complexes. L’ambition de Nissan est
avant tout de relever un défi technique. Les équipes de Renault, en revanche, ont une approche verticale du
développement de la conduite autonome : il s’agit, pour répondre à des objectifs de sécurité et de valeur
client – celle du temps récupéré – de proposer sur des zones restreintes une conduite en mode « eyes off »,
entièrement prise en charge par le système. L’ambition de Renault est avant tout d’être utile au client.
Ces cultures d’entreprise différentes ont eu un impact considérable dans l’élaboration des roadmaps
des 2 groupes, qui, devant la lourdeur des investissements et les faibles indices de profitabilité des systèmes
d’autonomie, sont contraints de travailler davantage ensemble. Il semblerait donc que les objectifs des
programmes de chacun des deux groupes, dont nous expliquerons le rôle ci-dessous, soient en fait davantage
alignés que ceux de l’ingénierie, pourtant convergée.
1) Le constat à notre arrivée : la Direction Programme face à une multitude de
systèmes en cours de conception
Propos liminaire : le rôle majeur de la Direction de Programme
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
72
Avant d’entrer dans le détail des roadmaps68 des différents systèmes d’autonomie qui doivent être
mis sur le marché par Renault dans les années à venir, en spécifiant leurs fonctionnalités, les véhicules qui
les recevront, sur quelle architecture électronique ou sur quelle plateforme, et dans quelles régions, il est
nécessaire de décrire les acteurs qui décident de ces roadmaps. Le rôle central est tenu par la Direction de
Programme, dont le rôle est d’assurer la rentabilité de l’ensemble de la gamme de systèmes de conduite
autonome, sur un périmètre mondial : il s’agit de trouver un équilibre coût / valeur optimal, en confrontant
les promesses et exigences de la Direction du Produit, de la Direction de l’Ingénierie et des Régions. D’une
part, la Direction du Produit doit définir un cahier des charges précis spécifiant un niveau de prestations à
atteindre, et une liste d’équipements à inclure dans le produit final pour faire face à la concurrence, donnant
ainsi naissance à une gamme de véhicules et produits cohérente avec l’image de marque véhiculée par le
groupe. La Direction de l’Ingénierie, d’autre part, a pour rôle au travers de différents métiers, de trouver la
meilleure réponse technique à ce cahier des charges. Les Régions (Europe, Eurasie, Amérique, Asie-
Pacifique, Africa-Middle East-India), quant à elles, font part de leurs objectifs de vente et remontent des
besoins dont elles ont connaissance grâce à leur proximité avec leurs marchés et avec leurs clients. Il s’agit
donc de s’assurer que les demandes des régions, combinées aux exigences de prestation du produit, une fois
leur valeur évaluée et leur faisabilité technique et industrielle établie, permettent de dépasser un ratio Valeur
Client / Prix de revient final de 2, seuil de rentabilité que Renault fixe pour nombre de ses projets. C’est
donc au sein de la Direction de Programme Véhicule Autonome et Connecté, et en particulier sous
l’impulsion du Directeur de Programme Adjoint Véhicule Autonome, et de son homologue chez Nissan,
que se sont au fur et à mesure des mois mis en branle les différentes roadmaps liées aux nombreux systèmes
d’autonomie développés par l’Alliance, selon des modalités que nous nous proposons d’expliquer dans le
présent propos.
Une multitude de systèmes prévus
Comme déjà mentionné, de nombreux systèmes d’autonomie, correspondant à des niveaux
différents et à des prestations différentes, sont en cours de développement ou de déploiement au sein de
l’Alliance69. À notre arrivée, ces systèmes se structuraient comme suit :
68 Calendrier de lancement des produits développés par le groupe, qu’il s’agisse de véhicules, d’équipements, de plateformes, d’architectures électroniques etc. 69 On pourra se référer à l’annexe 2 pour avoir le détail des différentes roadmaps.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
73
AD1.0, système de niveau 2 (eyes-on / hands on), permettant le maintien du véhicule dans sa voie
de 0 à 160 km/h, sans condition de trafic, jusqu’à l’arrêt complet du véhicule. Destiné à l’autoroute
mais non contextualisé (le client peut l’activer où il le souhaite, même si la route n’est pas
préconisée), le système ne gère pas davantage les cibles fixes et son auto-restart est limité à 3
secondes. Le déploiement d’AD1.0 a commencé sous le nom de ProPilot dans la gamme Nissan au
Japon (Nissan Serena à la fin 2016) et en Europe (Nissan Qashqai en 2018). Chez Renault, le
premier modèle équipé sera commercialisé sur les marchés européen, chinois et coréen en 2019 sur
BJA (Clio) et JFC (Espace). A bien des égards pourtant, le choix des véhicules cibles n’optimise
pas la profitabilité globale des systèmes AD, puisqu’AD1.0 sera, à ses débuts, disponible sur deux
architectures électroniques différentes, ainsi que sur des plateformes différentes. Renault et Nissan
ont également fait le choix de fournisseurs différents pour leurs capteurs et n’ont globalement pas
partagé le ticket d’entrée du système. Cette problématique se retrouve sur les autres systèmes
décrits ci-après70. La plupart des marchés doit encore faire l’objet de validations importantes, par
des roulages sur l’ensemble des réseaux autoroutiers des pays concernés, et il n’est pas acquis que
Renault puisse profiter de l’avancée de Nissan en la matière. Les moindres volumes de Renault sur
certains de ces marchés et les coûts importants de ces validations plaident cependant pour un
partage de ces coûts et une approche économique rationnelle.
Une évolution ultérieure d’AD1.0, dénommée AD1.0 evo ou enhancement, est prévue.
Davantage de capteurs permettraient d’augmenter les performances du système et de prendre en
charge les cibles fixes, ainsi que de proposer une contextualisation et un auto-restart à l’infini. Une
aide au changement de voie (il suffirait d’actionner un clignotant pour que la voiture, après avoir
fait les contrôles nécessaires, gère d’elle-même le dépassement) est également à l’étude. L’AD1.0
enhancement se rapprocherait ainsi de la première génération d’Autopilot proposée par Tesla.
AD2.0, système de niveau 2, ajoutera à AD1.0 enhancement le changement de voie autonome sur
autoroute, à l’initiative du conducteur. Le système sera cependant « hands off », et le conducteur
devra continuer à regarder la route, ce qui sera vérifié par un driver monitoring important et
contraignant. Il est toutefois prévu que le système puisse initier voire effectuer une MRM71 en cas
d’absence de réaction du conducteur à un rappel à l’ordre du système (le conducteur étant supposé
garder les yeux sur la route, il ne s’agit pas à proprement parler ici question d’une « demande de
reprise en main ») ou de panne. Cette version d’AD2.0 sera proposée uniquement par Nissan, à
70 On pourra à cet égard consulter l’annexe 3, qui donne une synthèse des différentes architectures électroniques et plateformes en fonction des systèmes développés et d’une timeline allant d’aujourd’hui à 2023. 71 Minimum Risk Manoeuver, voir p. 25 et suivantes
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
74
partir de 2018 au Japon, Renault n’ayant initialement pas trouvé de valeur dans un système dit
« eyes on – hands off », que certains experts de la direction de l’ingénierie considèrent par ailleurs
dangereux, compte tenu du « désengagement cognitif » qu’il implique. Un AD2.0 enhancement,
version « eyes-off » d’AD2.0, c’est-à-dire de niveau 3 (nous l’appellerons donc AD2.0 L3 dans la
suite de l’exposé), est cependant aujourd’hui envisagée par Nissan, version que Renault pourrait
inclure dans ses roadmaps à la condition expresse que celle-ci puisse effectuer une MRM
sophistiquée, avec changement de voie. L’ajout d’un Lidar à la liste de capteurs d’AD2.0 est ainsi
prévu, ce qui permettrait d’accroître le « takeover lead time » requis pour passer au niveau 3.
L’objectif de ce système est double : développer un système acceptable pour les 2 membres de
l’Alliance, à la fois suffisamment sûr et présentant suffisamment de valeur pour convaincre Renault
de l’inclure dans ses roadmaps, cette implication de Renault et de Nissan permettant de partager le
ticket d’entrée et de dégager des synergies, et d’autre part de s’adapter au contexte concurrentiel,
les annonces de lancements de systèmes de niveau 3 étant aujourd’hui pléthoriques dans l’industrie,
notamment du fait d’évolutions juridiques favorables72. Cette décision constitue une évolution
importante dans la progression de la question du véhicule autonome dans le groupe, bien qu’elle
fragilise grandement le développement de l’AD2.1 (voir ci-dessous).
Renault se concentrait en effet jusqu’à récemment sur le développement de l’AD2.1, système de
niveau 4 « mind off », dont les bases ont été jetées en R&AE par le projet Trajam, qui promettait
une moindre occurrence de demandes de reprises en main, ainsi qu’un « take over lead time » plus
important, permettant au conducteur de se livrer à des tâches annexes sur des périodes longues,
dans un habitacle reconfiguré pour l’usage d’appareils nomades. Ce système doit être mis sur le
marché dès 2021 dans une série limitée à une centaine d’exemplaires (« captive fleet »), auprès
d’une clientèle choisie, servant à valider les hypothèses de valeur client, puis en 2023 pour son
lancement commercial définitif sur des véhicules cibles à définir. La décision de développer un
système de niveau 3 en extension de l’AD2.0 par Nissan a cependant été à l’origine de nombreuses
hésitations autour de la pertinence de ce système, que nous détaillerons ci-dessous.
Enfin, un AD3.0 City, développé par Nissan, capable de gérer une conduite urbaine, et notamment
les intersections, les feux rouges, rond points etc. sous supervision du conducteur, sera proposé au
Japon en 2020. Il devrait se greffer sur l’AD2.0 L3, et fonctionner avec les mêmes capteurs. AD3.0
sera donc probablement de niveau 2 (« eyes-on ») en ville et de niveau 3 (« eyes-off ») sur un
72 Voir p. 38 et la description du texte de loi adopté en mars 2017 en Allemagne
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
75
ensemble plus restreint de routes compatibles, voire de niveau 4 (« mind off ») s’il est associé à
AD2.1.
Le schéma suivant reprend de manière synthétique l’ensemble des roadmaps des différents
systèmes, de leur conception jusqu’à leur commercialisation sur un premier véhicule :
Figure 14 Roadmaps des systèmes d'AD chez Renault
2) La difficile équation économique des systèmes d’autonomie
Des coûts importants
Si la plupart des coûts d’AD1.0 sont déjà embarqués dans les véhicules (des caméras et des radars
sont aujourd’hui nécessaires pour pouvoir permettre aux ADAS les plus sophistiqués, comme les AEB ou
l’ACC de fonctionner), à la notable exception de calculateurs plus puissants, les capteurs et actuateurs
nécessaires à l’exécution des prestations promises par AD2.0, AD2.1 et AD3.0 entraînent une augmentation
importante du prix de revient (PRF) des systèmes. Il subsiste de plus une grande incertitude concernant le
coût de certains composants (comme les Lidars), bien que la direction du coût des ventes soit capable de
fournir certains coûts projetés de ces différents capteurs, en fonction de leurs évolutions technologiques
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
76
ainsi que de leur demande globale au sein de l’industrie. Le tableau suivant permet d’estimer le rythme de
la baisse des coûts suscitée par la généralisation des équipements de sécurité dans les gammes des
constructeurs, provoquée par une réglementation plus poussée.
Figure 15 Coûts projetés de l’ensemble des systèmes développés dans l'Alliance
Le coût d’AD1.0 connaîtrait par exemple une chute de 42% entre 2016 et 2020. Ce tableau révèle
également la cherté des systèmes de niveaux 4, qui représentent un PRF, à terme, 3 fois plus élevé qu’un
système de niveau 3.
Une valeur client incertaine
En plus de coûts supérieurs, les prestations de l’AD2.1 apparaissent, tout du moins dans un premier
temps, n’apporter que peu d’avantages comparé à AD2.0 L3, si ce n’est des reprises en mains moins
fréquentes, et offrant plus de temps au conducteur pour s’y préparer. La valeur de la vie à bord et du temps
récupéré qui faisaient la spécificité et la richesse du système AD2.1 sont en effet pour une bonne part
incluses dans les activités annexes permises par un système de niveau 3 comme l’est l’AD2.0 L3.
Pour formuler une opinion objective et factuelle sur la valeur respective de ces systèmes, Renault
dispose au sein de la Direction du Produit d’une Direction de la Valeur Client, chargée d’évaluer la
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Willingness to Pay des différents produits proposés, c’est-à-dire de la valeur apportée par le système au
client, qui ne saurait complètement correspondre à un prix de vente, qui dépend également d’autres
paramètres comme l’image de marque, l’offre existante etc. La méthode de la Valeur Client en ce qui
concerne l’estimation de la valeur des ADAS, est traditionnellement centrée sur une analyse de la
concurrence : les prix de vente annoncés par différents constructeurs sont retraités : décote de 10% par an
pour les équipements de sécurité, dont l’obsolescence est importante et qui ont peu d’impact sur la valeur
résiduelle d’un véhicule, bien que les mises à jour constantes des systèmes d’autonomie à partir du niveau
3 leur permette de déroger à cette règle ; décote de 40% par rapport aux équipements d’un constructeur
premium. Cette valeur est ensuite ajustée aux prestations spécifiques au produit de Renault. Tesla étant le
seul constructeur à avoir à la fois développé un des systèmes les plus performants du marché et fait
l’annonce détaillée des tarifs de tous ses systèmes jusqu’à la complète autonomie, il est naturel qu’il soit
utilisé pour benchmark dans l’analyse de la valeur client :
- AD 1.0 enhancement offre des prestations similaires à la première version de l’Autopilot
commercialisé sur les premières générations de Model S (2014)
- AD 2.0 L3 et AD 2.1 correspondent à l’Enhanced Autopilot, dont le déploiement est en cours
- AD 3.0 correspond davantage au Full Autopilot prévu pour 2018
Un indice de profitabilité basique a ensuite été calculé pour chacun de ces systèmes lors des comités
exécutifs où ces sujets ont été traités, comme reproduit dans la figure ci-dessous. Le critère de rentabilité
adopté par Renault pour adopter un projet stipule que la valeur client doit être égale à au moins deux fois
le PRF. Il est tout d’abord frappant de constater que tous les systèmes, à l’exception notable de l’AD1.0 et
de l’AD3.1 ne franchissent pas l’indice de profitabilité minimal : le niveau 2 est rentable, un système
d’autonomie conduisant la voiture sur tout type de route avec des degrés de délégation variant en fonction
de l’environnement rencontré est rentable, mais tous les systèmes intermédiaires présentent un équilibre
coût – valeur défavorable.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 16 Positionnement Valeur / PRF des systèmes d'autonomie développés par l'Alliance Renault-Nissan
Un deuxième constat immédiat est le meilleur équilibre coût / valeur de l’AD 2.0 L3 par rapport à
l’AD2.1, qui pâtit énormément de ses coûts importants, pour une valeur client jugée peu supérieure, ce qui
a engendré une double contestation de la part notamment des équipes du Campus AD du plateau de Saclay,
travaillant sur AD2.1 :
- Une discussion sur la définition du niveau 3, autour du document du WP 29 a d’une part été tenue73.
Les niveaux d’exigences du niveau 3 et du niveau 4 ont en fait été relevés, et les interprétations
précédentes ne pouvaient plus avoir cours : si auparavant il subsistait un doute sur la présence
(obligatoire) de MRM dans les systèmes de niveau 3, ce qui avait conduit à l’interprétation
répandue que la MRM était le marqueur faisant passer un système du niveau 3 vers le niveau 4, ce
document l’avalisait. Car le niveau 4 devenait une forme de niveau 5 limitée dans son usage à
l’autoroute, c’est-à-dire un système capable de gérer ambulances, zones de travaux, agents de la
circulation, etc. en d’autres termes l’ensemble des situations pouvant se présenter sur une autoroute
ou une voie à accès réglementé. Dès lors le système de niveau 4 de Renault ne peut plus que
difficilement comprendre des « quick ends » (takeover requests laissant 10 secondes au conducteur
pour reprendre la main avant de lancer une MRM), sous peine de devenir un système de niveau 3.
Et ce même s’il offre un concept de sécurité bien plus performant et des demandes de reprises en
main laissant beaucoup plus de temps pour réagir à un conducteur que l’immédiateté du takeover
dans un système de niveau 3 de base. Eradiquer ces quick ends demanderait cependant de savoir
gérer des situations qui, s’il était prévu qu’elles soient identifiées, ne devaient pas être gérées par
73 Voir p. 24 et annexe 1 bis
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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le mode AD de la voiture, ajoutant ainsi une complexité technique supplémentaire importante à un
produit déjà grevé d’incertitudes. Une autre possibilité consisterait à développer une
communication avec l’infrastructure efficace et fiable. Mais cela ajouterait cette fois-ci une
complexité organisationnelle semblant insurmontable, puisqu’il faudrait passer des accords avec
tous les concessionnaires autoroutiers de chaque pays où la commercialisation est prévue. La
solution pour développer un véritable système de niveau 4 fera sans doute appel à une augmentation
des performances intrinsèques du software ainsi qu’à une connectivité VtoX74 accrue, mais cela
risque de prendre du temps. Pour ces raisons, mais également pour permettre d’assurer un time to
market réduit, il fallait de toute manière, et impérativement, sortir le système en niveau 2, voire en
niveau 3 pour ensuite, une fois les validations requises effectuées, le mettre à jour en niveau 4.
- Une demande d’explication puis une remise en cause du calcul de la valeur client ensuite, dont le
benchmark n’est pas considéré comme satisfaisant : le concept de sécurité de Tesla est, force est de
le constater, bien moins exigeant que celui proposé par Renault dans le développement du système
AD2.1. Bien qu’il soit naturel et prudent d’appliquer au calcul d’un chiffre aussi important une
méthode efficace, qui a fait ses preuves, pour la conduite d’un tel projet, la difficulté consiste en
effet ici à trouver un benchmark de qualité, un système développé par un concurrent dont on
connaîtrait les caractéristiques, qui aurait déjà été mis sur le marché, et qui offrirait des prestations
en tout point semblables au produit développé. S’agissant cependant d’une innovation amorçant
une rupture dans l’industrie automobile, ce benchmark idéal est ici rare voire inexistant : de par sa
méthode de développement iconoclaste, le produit de Tesla ne saurait offrir les mêmes promesses
ni les mêmes bénéfices au client actuel ou futur. Il en va de même pour d’autres constructeurs, dont
on ne connaît, pour la plupart d’entre eux, pas les produits, à l’exception notable des équivalents
de l’AD1.0, pour la bonne raison qu’ils n’ont pas encore été mis sur le marché. De plus, chaque
constructeur ayant pu forger son propre concept de sécurité, sa propre promesse de valeur au client,
certains désirant offrir dès que possible à leurs clients une conduite « eyes-off », d’autres
privilégiant l’extension des scènes de conduite compatibles, fût-ce au prix d’une nécessaire
supervision du conducteur, chaque constructeur interprétant de manière différente des niveaux
d’autonomie dont les spécificités peuvent changer, il semble illusoire de trouver un tel benchmark
chez quelque constructeur que ce soit. Une analyse repartant de la définition même de la valeur
client, c’est-à-dire des avantages, estimés en euros, que la conduite autonome apporte concrètement
au client, est donc nécessaire. Cette analyse a d’ailleurs été amorcée par la direction de la Valeur
74 Vehicle to X ou communication avec X, X pouvant représenter l’infrastructure (VtoI), ou un autre véhicule (V2V) par exemple
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Client, qui envisageait d’estimer la valeur de la quantité de temps récupéré par un client ayant activé
le mode eyes-off par des multiples de comparables : un exemple de valorisation mettait sur le même
pied la willingness to pay pour 1h d’AD2.1 et pour 1h de personnel de ménage (il s’agit, après tout,
de se libérer du temps dans les tâches ingrates). Au-delà de cette ébauche, de nombreuses questions
restaient cependant ouvertes : qui seraient les clients d’une telle voiture (la valeur client dépendant,
à notre sens, du profil sociologique de l’acheteur et de sa propension à l’innovation), du cadre dans
lequel cadre il utiliserait le mode autonome (si 1h de parcours en mode AD pour se rendre au travail
permet de commencer sa journée, par exemple en traitant ses mails, a sans doute une valeur
s’approchant du salaire horaire de l’employé, 1h de parcours en mode AD pour se rendre en
vacances est moins productive et sans doute moins aisément valorisable) et surtout, combien de
temps passeraient-ils en mode autonome et quelle serait la qualité de ce temps (serait-il entrecoupé
de reprises en main fréquentes ou non ?) C’est pour répondre à ces questions que nous avons
développé une méthodologie trouvant ses origines dans le retex des recherches sur le VE, faisant
intervenir indirectement l’utilisateur dans le calcul de la valeur client, par l’analyse de ses usages
quotidiens et occasionnels, que nous détaillerons dans notre analyse.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Note bibliographique
Plan de la Note Bibliographique :
III. Gestion des incertitudes dans un projet d’innovation technologique radicale validée
de manière déterministe
1) Définition des termes
2) Management des incertitudes en phase amont
3) Management des incertitudes en phase de développement de nouveau produit
IV. Conséquences réciproques d’une démarche de conception à validation déterministe
sur les modèles d’adoption d’une innovation de rupture
1) Facteurs intrinsèques aux innovations influençant leur diffusion
2) Le rôle de l’utilisateur dans la conception
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Cette note a pour but de recenser les références majeures des sujets traités dans le cadre de notre
mémoire. Elle ne couvre pas la totalité des références de ce mémoire, mais nous avons tâché de détailler
dans le reste de ce document ce qui n’était pas expliqué ici.
Cette note s’articule autour de deux sujets majeurs : dans un premier temps, la gestion des incertitudes
dans un projet d’innovation radicale technologique validée de manière déterministe ; dans un second temps,
les dynamiques de conception et d’adoption.
I. Gestion des incertitudes dans un projet d’innovation technologique radicale validée
de manière déterministe
1) Définition des termes
Innovation radicale :
Le terme d’innovation radicale fait écho à un article de C. Christensen de 1955, Disruptive
Technologies : Catching the Wave. La définition la plus précise donnée par C. Christensen lui-même vient
de son ouvrage de 1997, The innovator's dilemma: when new technologies cause great firms to fail :
"Generally, disruptive innovations were technologically straightforward, consisting
of off-the-shelf components put together in a product architecture that was often simpler
than prior approaches. They offered less of what customers in established markets wanted
and so could rarely be initially employed there. They offered a different package of
attributes valued only in emerging markets remote from, and unimportant to, the
mainstream."
C. Christensen fait la différence entre « low-end disruption » qui cible des clients qui n’ont pas
besoin de l’intégralité des attributs d’un produit dédié aux segments supérieurs du marché (exemple :
compagnies aériennes low-cost), et « new-market disruption », qui cible les clients dont les besoins ne
peuvent pas être satisfaits par les produits existants. Les innovations radicales « low-end », lorsqu’elles sont
des succès, suivent, selon C. Christensen, une trajectoire de repositionnement comme illustrée sur la figure
suivante :
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 17 La trajectoire des low-end disruptions au cours du temps
Incertitude :
L’incertitude est l’impossibilité pour une personne, ou une organisation, de connaître ou de prévoir
un fait, un événement qui la concerne; ainsi que le sentiment de précarité qui en résulte. Dans le cadre du
management de projet, l’incertitude est couramment classifiée sur la base du travail de C. Loch entre
variation, known-knowns, known-unknowns, and unknowns-unknowns. Mais nous aborderons dans cette
note une répartition plus fine, afin de mieux comprendre la complexité de la validation déterministe.
La notion de validation déterministe est liée à la charge de la preuve. En validation déterministe,
l’entreprise qui développe le produit doit prouver qu’elle a fait tous les efforts nécessaires pour valider un
niveau d’exigence requis avant de lancer son produit sur le marché. L’exemple le plus parlant est sans doute
le nucléaire : on ne peut mettre en service une centrale sans avoir étudié tous les scénarii possibles, et avoir
préparé une parade pour chacun d’eux, en amont. A l’inverse, une application mobile peut être lancée en
version bêta et améliorée au cours du temps, après son lancement. La validation déterministe se caractérise
donc, pour le développement d’innovations radicales technologiques, par un processus de validation pré-
lancement très lourd, car le plus exhaustif possible, comme dans l’industrie pharmaceutique.
Uncertainty continuum :
Pour faire face à ces exigences de preuve en amont du lancement, une classification de l’incertitude
sur la base du degré de prévisibilité a été proposée par Schlensinger, Kiefer, & Brown (Just Start: Take
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
84
Action, Embrace Uncertainty, Create the Future, 2012). Elle se prête bien aux incertitudes liées aux
situations rencontrées par un véhicule autonome :
- Completely predictable : caractérise une situation dont l’évolution est tout à fait prévisible en
fonction des lois de la physique (exemple : la distance de freinage d’un véhicule autonome, tous
les paramètres étant connus, sur une piste d’essai, sans aucun obstacle)
- Predictable through probability : caractérise une situation dont l’évolution peut être prédite grâce
à des statistiques, avec un niveau de précision connu ; des scenarii extrêmes non représentés dans
les analyses statistiques peuvent cependant survenir (exemple : le nombre de voiture arrivant à un
péage en fonction d’une heure de la journée, sur le modèle d’une loi de Poisson)
- Predictable through other analythic methods : caractérise une situation dont l’évolution peut être
prédite grâce à d’autres méthodes (théorie du chaos, simulation informatique, …). La prédiction
est en générale plus imprécise et le niveau de précision est souvent inconnu (exemple : la possibilité
pour les capteurs d’un véhicule autonome de ne pas percevoir un obstacle sur la route en fonction
du contexte, par simulation : luminosité, météo, inclinaison de la route, taille de l’obstacle, couleur
de l’obstacle…)
- Predictable through pattern recognition, experience and the like : caractérise une situation dont
l’évolution peut être prédite grâce à l’expérience, ou par analogie avec d’autres modèles
(l’identification d’un obstacle par un véhicule autonome, basée sur l’apprentissage effectué sur le
traitement des données collectées par les capteurs)
- Not predictable but you can say what can’t happen : caractérise une situation dont l’évolution ne
peut être prédite mais certains cas peuvent être éliminés avec un fort degré de certitude (exemple :
lorsqu’un véhicule autonome s’engage sur l’autoroute, il est très peu probable qu’il ne rencontre
pas certains types de véhicules : engins agricoles, avions privés, …)
- Completely unpredictable : caractérise une situation dont l’évolution ne peut-être
prédite, (exemple : un trou qui se forme sur la route suite à l’explosion d’une conduite d’eau ou
d’une poche de gaz sous la chaussée)
Cette compréhension de l’incertitude ne mentionne pas directement les unknows-unknowns. En
effet, dans le cadre d’une validation déterministe, seuls les known-unknowns peuvent être pris en compte,
puisqu’il s’agit de prévoir une solution a priori aux problèmes que l’on sait que l’on peut rencontrer.
Uncertainty Framework :
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Un autre modèle a été développé par H. MacManus et D. Hastings, sur les types d’incertitudes ainsi
que les risques qui y sont associés, les manières de les approcher, et les bénéfices qu’une approche
d’anticipation peut apporter au produit développé (A framework for understanding muncertainty and its
mitigation and exploitation in complex systems, 2005).
Le modèle est donc construit sur les notions suivantes :
- Uncertainties are things that are not known, or not precisely.
- Risks are pathologies created by the uncertainties that are specific to the program in question
- Mitigations are technical approaches to risk minimization.
- Outcomes are attributes to the system that the user may find valuable, specifically those which
quantify, or at least characterize, its interaction with uncertainties
Dans ce modèle, les incertitudes sont différenciées entre :
- Le manque de connaissance : Facts that are not known, or are known only imprecisely, that are
needed to complete the system architecture in a rational way.
- Le manque de définition : Things about the system in question that have not been defined or
specified
- Les variables caractérisées par des statistiques : Things that cannot always be known precisely but
which can be statistically characterized, or at least bounded
- Les known-unknowns
- Les unknown-unknowns
Une autre manière d’envisager les incertitudes est celle de Leifer et al. (Radical Innovations : How
Mature Companies Can Outsmart Upstarts, 2000). Dans son étude du cas DuPont Biomax, Leifer et al.
mettent en avant les difficultés que peut rencontrer un projet d’innovation radicale :
“The abundance of project discontinuities […] makes this project life cycle appear
like chaos punctuated occasionally with periods of manageable, routine uncertainty.
Discontinuities influenced the project’s funding, staffing, tasks, management
requirements, and relationship to the larger organization. For example, one of the most
promising agricultural application disappeared because of an internal squabble within
the lead customer’s organization. As a result, the project went from a full-time project to
a skeleton crew working part-time. The project team struggled to find the next market
opportunity and barely survived on the minimal, life-support-level funding”
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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De cette expérience, Leifer et al. concluent qu’il existe quatre dimensions d’incertitude, qui sont
les suivantes :
- Incertitude technologique (“This included issues related to degradability, biodegradability,
formulation to achieve appropriate degradation characteristics, and manufacturability of the
material and end products”),
- Incertitude de marché (“The market was inundated by market uncertainties related to a number of
applications, the actions of potential internal and external customers, and decisions by government
agencies about environmental regulations”),
- Incertitude organisationnelle (“The project had three distinctly different homes and passed through
the hands of a changing cast of laboratory scientists, technicians and project champions”),
- Incertitude de ressources (“Financial support, provided by a variety of internal sources, fluctuated
throughout the project”)
Pour cette note bibliographique, nous retiendrons donc, comme synthèse des trois modèles
présentés précédemment, sur la base du modèle de C. Loch, la classification de Leifer et al. pour les
incertitudes qui concernent les projets d’innovations technologiques radicales de manière générale. Pour
l’incertitude technologique, au cœur de notre sujet, nous utiliserons les niveaux d’incertitude suivants, qui
sont une synthèse des modèles de Schlensinger, Kiefer, & Brown et de H. MacManus et D. Hastings :
Known-
unknowns
Prévisible avec exactitude
Variables caractérisées par des lois
mathématiques/physiques
Prévisible avec une précision
connue Variables caractérisées par des lois statistiques
Prévisible avec une précision
inconnue mais estimable Variables caractérisées par des lois probabilistes
Prévisible avec une précision inconnue, non estimable, et sans pouvoir exclure des
configurations ou évolutions possibles de la situation
Unknown-
unknowns
Scenarii non définis ou non abordés
Manque de définition (pouvant devenir des
known-unknowns)
Scenarii imprévisibles
Table 1 Les différents types d'incertitude
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Risque technique :
Le risque technique est l’impact que peut avoir un changement lié à une solution technique qui ne
fonctionne pas comme prévu sur un projet, un système ou une infrastructure.
Le risque technique est un facteur récurrent de dépenses excessives et de retards sur un projet.
Théoriquement, le risque technique doit être mesuré avant la décision d’investir ou non dans un projet, pour
concentrer les efforts sur les technologies les plus risquées. Pour mesurer le risque technique, il faut
envisager les briques techniques de manière indépendantes, mais aussi l’intégration de ces briques entre
elles, l’interaction entre le produit et son environnement (infrastructure, …), et la manière de produire à un
coût raisonnable.
Le risque technique global d’un produit dépend donc du degré de maturité des briques techniques.
La maturité technique se mesure sur une échelle inventée, à l’origine, par la NASA, comme indiquée sur le
schéma suivant :
Figure 18 Technology readiness levels (TRLs) as defined by the NASA
2) Management des incertitudes en phase amont
Processus de développement des innovations radicales technologiques
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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L’incertitude, dans un projet, peut être appréhendée et gérée depuis l’idée de départ jusqu’à la
commercialisation. Nous nous concentrons dans cette partie sur la phase amont. Nous tenterons d’associer
plusieurs modèles existant dans la littérature pour mettre en avant les méthodes de management des
incertitudes dans cette phase amont qui sont aujourd’hui à disposition des décisionnaires sur les innovations
radicales.
Ce que nous appelons ici phase amont d’un projet correspond aux deux premières étapes du modèle
de processus de développement des innovations radicales de Meristö et al, ce qu’il appelle foresight et
concept development R&D (Managing the Uncertainty of the Future in the Business-Driven Innovation
Process, 2006). Cela représente à la fois l’étape où le processus d’innovation se met en route (soit parce
que le marché exprime des demandes non satisfaites ou du fait d’innovations concurrentes, soit par l’arrivée
de nouvelles technologies, soit par l’évolution des législations, ou tout simplement sur idée des
collaborateurs), mais aussi l’étape de génération du concept de produit/service innovant. Viennent ensuite
les étapes de développement de produit, puis de commercialisation (Voir figure 3).
Figure 19 Framework of development process for radical innovations
La phase amont regroupe les étapes clés qui permettent de trier les projets, tout en prenant en
compte le fait que la recherche et la stratégie marketing ne travaillent pas sur des horizons de temps
similaires. Cet écart en termes d’horizon temporel est d’autant plus important qu’on parle d’innovation
radicale, par opposition aux innovations incrémentales. L’idée de Meristö et al était donc de développer un
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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modèle de guidage de l’innovation pour aider les entreprises à investir sur les bons projets d’innovation
radicale tout en limitant les incertitudes.
D’après Meristö, les incertitudes pouvant devenir des facteurs d’échec pour une innovation radicale
doivent être identifiés et, dans la mesure du possible, pendant cette phase amont, avant même le
développement du nouveau produit.
Meristö n’identifie pas d’autres dimensions d’incertitudes que celles mises en avant par Leifer et
al. Pour traiter ces incertitudes et aboutir à un concept de produit innovant intéressant pour le client et pour
l’entreprise, Leifer et al. proposent d’utiliser les processus classiques de sélection de projets en entreprise.
Il identifie trois étapes méthodologiques : i) la génération d’idée, qui n’aboutit souvent pas pour cause de
mauvaise communication des idées (idées solitaires qui n’essaiment pas), ii) la reconnaissance des
opportunités, c’est-à-dire du potentiel de création de valeur, qui requiert d’impliquer des personnes qui
viennent de l’extérieur du cercle de chercheurs ou d’ingénieurs travaillant sur le sujet, iii) et l’évaluation
initiale, c’est-à-dire le processus par lequel une entreprise va décider d’investir ou non sur le projet, en
faisant des hypothèses sur l’évolution de la technologie, du marché, et de l’organisation, en pointant du
doigt que l’incertitude de marché élevée pour les innovations radicales rend cette dernière étape
particulièrement difficile.
Modèle NCD
Comprenant les difficultés des projets d’innovations radicales à passer ces trois étapes classiques,
Koen et al. ont proposé un modèle de réflexion itératif appelé New Concept Development (NCD) model. Il
est construit en cinq phases (Voir figure 4). Les flèches représentent les deux entrées possibles pour un
projet. Koen et al. recommandent de commencer par l’identification de l’opportunité, et non par la
génération d’idée, sur un modèle plus proche du design thinking. Cela doit permettre de réduire l’incertitude
de marché, en ne sélectionnant pas des opportunités sans marché, mais également l’incertitude
technologique, organisationnelle, et de ressources, en ne sélectionnant pas des idées irréalisables sur ces
différents points. L’itération s’arrête lorsque le concept défini permet de lancer un nouveau produit (NPD
= New product development), sur la base de l’analyse d’opportunité et de la sélection d’idée, ou en
TechStageGate (Voir la deuxième sous-partie)
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 20 The New Concept Development (NCD) model
Modèle NCD amélioré :
Sur la base de ce modèle NDC, J. Paasi et al. (Managing Uncertainty in the Front End of Radical
Innovation Development, 2007) ont développé des outils pour préciser les étapes du modèle NCD et limiter
encore les incertitudes de marché, technologiques, et les incertitudes liées aux ressources et à l’organisation.
Voici donc le modèle auquel ils aboutissent : Voir figure 5
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 21 Modèle NCD amélioré
Le premier outil, nommé Opportunity Balance Matrix est un outil d’identification et d’analyse des
opportunités pour révéler les incertitudes de marché (comprenant l’environnement réglementaire et social)
et technologiques. L’objectif est de lister les caractéristiques de chaque opportunité selon les critères
suivants : environnement technologique, évaluation spécifiques des technologies, environnement marché,
besoins marché, concurrence, groupes d’influence, environnement politique, environnement social et
sociétal, écologie. Pour chaque thème, l’entreprise doit faire l’effort de lister entre trois et dix facteurs de
décisions, et les évaluer sur une échelle de 1 à 5 en fonction des différents scénarii futurs possibles (pire
scénario, scénario le plus plausible, meilleur scénario possible), en accordant à chaque scénario un poids
correspondant à sa probabilité. Le niveau de risque doit aussi être pris en compte pour chaque scénario. Un
début d’exemple est donné dans le tableau suivant : Voir table 2.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Table 2 Exemple d'Opportunity Balance Matrix (OBM)
Un deuxième outil est également proposé pour identifier et gérer les incertitudes liées aux réseaux
(partenaires, fournisseurs, …). Il permet d’évaluer les différents collaborateurs potentiels sur des critères
identiques pour évaluer leurs forces et faiblesses. Le format doit bien sûr être adapté aux contraintes du
projet : Voir Table 3.
Table 3 Exemple de tableau d'évaluation du réseau de partenaires, fournisseurs, etc.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Enfin, un troisième outil est conçu pour la sélection d’idées dans le cas d’innovations
technologiques radicales, orienté vers les incertitudes organisationnelles et de ressources. Cette étape doit
permettre de décider si l’innovation considérée va aboutir au développement d’un nouveau produit, ou s’il
faut envisager un Tech stage gate pour cette technologie, ou s’il faut plutôt l’abandonner. L’outil est
construit en deux parties qui correspondent à deux étapes de la réflexion. La première phase est qualitative
et porte sur les avantages du produit, l’attrait pour le marché et les retours financiers par rapport aux risques.
La deuxième phase est qualitative également et vise à assurer l’alignement du projet avec la stratégie de
l’entreprise, ses compétences, ses ressources humaines, en prenant en compte la faisabilité technique, afin
d’identifier les incertitudes organisationnelles et les incertitudes de ressource :
Table 4 Exemple de table de décision pour la sélection d'idées d'innovations technologiques radicales
Toujours dans le cadre de la sélection d’idées, R. Macgrath & I. MacMillan ont conçu une
méthodologie pour décider si une idée mérite d’être développée, sur la base du real options reasoning.
Dans leur article Assessing Technology Projects Using Real Options Reasoning (2000), la valeur
potentielle d’une technologie est estimée qualitativement en comparant les risques et les opportunités de
commercialisation et de production. Chacun de ces deux aspects est fragmenté en de nombreux critères et
sous-critères, comme expliqué en figure 6. Pour qualifier chacun des sous-critères, les auteurs
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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recommandent de sélectionner une équipe diverses (en termes de métiers et de compétences notamment),
et de donner une note de 1 à 7 à chaque sous-critère. Le manager fait ensuite la moyenne des notes et peut
déterminer si l’idée doit être sélectionnée ou non, en comparant la note moyenne du potentiel commercial
de l’idée et de son coût de commercialisation. La liste complète des sous-critères à évaluer sur une échelle
de 1 à 7 est disponible en annexe 1. Cette méthodologie est nommée STAR pour Strategic Technology
Assessment Review.
Figure 22 Critères d'évaluation d'une technologie
3) Management des incertitudes en phase de développement de nouveau produit
Management de l’incertitude dans le cadre d’une technologie non suffisamment mature pour le
développement d’un nouveau produit
Technology Stage Gate :
Le modèle NCD apporte une nuance par rapport au modèle de Meristö sur l’issue de la phase amont.
Là où Meristö envisage soit le développement d’un nouveau produit, soit l’arrêt du processus, le modèle
NCD envisage une autre option : le Technology Stage Gate (TSG). Le TSG est une méthodologie décrite
initialement par Eldred & Shapiro (Technology Management, 1996) et Eldred and McGrath
(Commercializing New Technology—I., Research Technology Management, 1997), pour gérer par la
planification le développement d’une technologie sans freiner la créativité nécessaire à l’évolution de la
technologie vers un produit ou un service. Le TSG est donc un concept qui se situe entre la fin de la phase
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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amont et le développement d’un nouveau produit, afin d’amener une technologie à un niveau de maturité
suffisant pour lancer un produit. Contrairement aux processus classiques de management de la technologie,
dans la méthodologie TSG, on part du principe qu’on ne sait pas où va mener la technologie, et on raisonne
par jalons successifs. A chaque jalon, de nouveaux objectifs sont définis pour les jalons à venir.
Le TSG est un processus qui comporte six éléments, comme représenté en figure 6 : (a)une charte
pour le projet, (b) un procédé de suivi de la technologie, (c) un comité de pilotage de la technologie, (d)
un planning structuré, (e) une équipe de développement, (f) et un chef de projet.
Figure 23 Les éléments du Technology Stage Gate (TSG)
La charte définit les objectifs et l’ampleur du projet et garantit par un document écrit l’alignement
entre la stratégie de l’entreprise et le projet. C’est un moyen simple mais très efficace pour réduire les
incertitudes organisationnelles. Elle est idéalement écrite par le chef de projet, des membres de la direction
stratégique, des membres du comité de pilotage de la technologie et les membres clés de l’équipe de
développement. Elle stipule les objectifs technologiques, les hypothèses et les risques techniques,
marketing, et de régulations associés aux efforts de développement les ressources allouées et le temps dont
dispose le projet avant le premier jalon (technology review 0, TR0). La charte doit être écrite avant le début
de toute activité de développement de la technologie, et c’est à cette condition qu’elle permet d’économiser
le temps et les efforts de l’équipe projet. Une structure de charte est disponible en Annexe 5.
(a)
(c) (b)
(d) (e)
(f)
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Le comité de pilotage de la technologie doit compter des personnes ayant une expérience business,
mais est en majorité constitué d’une équipe d’ingénieurs centrée sur la technologie. Idéalement, le
marketing, la stratégie, la R&D ainsi que des experts externes sont représentés dans ce groupe qui est
responsable des décisions de go/no-go à chaque jalon. Pour s’assurer que l’équipe de développement du
projet s’attaque aux problèmes ardus, la revue de l’avancée technologique par les pairs à chaque passage
de jalon est très efficace, selon les auteurs. C’est pour cela qu’ils recommandent également de faire appel
à des experts externes pour faire part du comité de pilotage de la technologie (TRC).
Au niveau des réunions de décisions (go/no-go), la méthode TSG propose un planning pour une
revue technologique typique : Voir figure 8.
Figure 24 Planning typique pour une revue technologique
La technology review (première partie) a pour but de déterminer l’avancée de l’équipe de
développement en termes de qualité scientifique. La business review (seconde partie) a pour but d’exposer
à tous les dernières informations sur le marché et l’environnement. A la fin de chaque revue technologique
du TRC, une décision doit être prise, soit d’investir plus, soit de rediriger le projet, soit d’arrêter
l’investissement.
Le procédé de suivi de la technologie est tourné vers l’anticipation des prochains jalons : sur la base
de l’évolution actuelle de la technologie, quels efforts faut-il faire et quels objectifs faut-il viser pour
correspondre à la charte ? A ce sujet, chaque membre de l’équipe de développement est invité à faire une
estimation du nombre de jalons nécessaires pour arriver à l’objectif de la charte. Les auteurs identifient trois
facteurs qui pourraient mener à l’arrêt du projet dans le cadre du suivi de la technologie, et inciter
l’entreprise à se concentrer sur un autre projet à risque, auxquel il est sans doute possible d’en ajouter un
quatrième (en italique) :
- Si, au bout de 6 mois, l’équipe de développement n’a pas trouvé une réponse à un problème critique
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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- Si toutes les possibilités envisagées (ayant fait l’objet d’un accord à une précédente revue
technologique) pour tenter de résoudre un problème précis n’ont pas abouti, et qu’aucune autre
piste ne se dégage
- Si la probabilité de succès chute fortement suite aux apprentissages effectués jusqu’ici dans le
projet, ou à cause de facteurs liés à la sécurité ou au coût
- Si, la probabilité de succès chute fortement à cause de facteurs extérieurs (régulation, etc.)
Pour le suivi de la technologie, les auteurs proposent d’appliquer la méthode STAR mentionnée
plus haut, à chaque jalon. A la fin du processus TSG, la dernière revue technologique TRN a pour but
d’assurer le transfert de la technologie en phase de développement d’un nouveau produit. Dans les cas où
l’innovation en question s’inscrit dans un écosystème de partenaires, le travail sur le transfert au
développement produit commence plus en amont.
Enfin, pour suivre l’avancée du projet de manière générale, les auteurs recommandent que le chef
de projet ou le TRC construisent et communiquent régulièrement sur une matrice développement/potentiel,
comme illustré sur la figure 9.
Figure 25 Exemple de matrice Développement/Potentiel
Management de l’incertitude en développement d’un nouveau produit
Dans cette sous-partie, nous nous plaçons maintenant à la phase de développement du nouveau
produit, c’est-à-dire en sortie de phase amont ou en sortie de TSG. C’est pendant cette phase que le projet
est réellement lancé. Le développement du produit doit aboutir à la commercialisation. Lors de cette phase,
toutes les différentes catégories d’incertitude persistent : incertitude technologique, incertitude de marché,
incertitude de ressources et incertitude organisationnelle. Idéalement, pour cette phase, les incertitudes
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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organisationnelles et de ressources ne devraient plus exister : une fois que le projet d’innovation radicale a
été soigneusement sélectionné pour son potentiel, il devrait bénéficier de l’investissement et des ressources
requis. Cependant, de nombreux projets sont lancés en phase de développement de produit sans que le
travail d’analyse ait été fait, pour toutes sortes de raisons. Dans leur article, R. Macgrath & I. MacMillan
estiment que les entreprises investissent actuellement dans un trop grand nombre de projets, bon nombre
d’entre eux n’ayant pas lieu d’être. Il nous faut donc de nouveau explorer les méthodes de gestion des
incertitudes des quatre types pendant cette étape de développement d’un nouveau produit.
Mr Optimizer vs Mr Skeptic :
Dans le cadre de projet d’innovations, Klein & Meckling (Application of OR to development
decisions, 1958) opposent deux paradigmes de méthodes de management. Le premier paradigme,
personnifié par le manager Mr. Optimizer dans l’ouvrage de Klein & Meckling, requiert une analyse
préalable de l’environnement actuel, une analyse systématique de toutes les options possibles, la
comparaison de ces options, et ensuite le choix de la meilleure option en prenant en compte les risques du
projet, notamment techniques. Vient ensuite la planification pour atteindre l’objectif, typiquement sur un
modèle PERT (Program Evaluation Review Technique)
Face à ce premier paradigme, Klein & Meckling en proposent un second, celui de Mr. Skeptic.
L’importance n’est plus donnée à l’analyse en amont mais l’expérimentation : Mr. Skeptic veut savoir ce
qui marche, et ce qui ne marche pas :
“Under this stage, he has little confidence in his estimates of the possible cost of
producing the various types of bombers that might be developed. He is more immediately
concerned with the cost of getting some development under way that will give him better
information on these matters”
“In brief, Mr Skeptic’s strategy reflects a deliberate effort to keep his program
flexible in the early stages of development, so that he can take advantage of what he has
learned […] He tries to keep the various subprograms nonspecialized so that each will
be compatible with a wide range of others.”
Klein & Meckling comparent ensuite ces deux approches en fonction des incertitudes qui peuvent
planer sur un projet d’innovation technologique. Pour montrer que l’approche de Mr. Skeptic est plus
adaptée que celle de Mr. Optimizer à ce genre de projet, ils donnent l’exemple d’un jeu où tous deux auraient
pour but de développer une certaine capacité et une certaine performance avant une date fixe, avec les
résultats suivants :
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Résultat de l’analyse de Mr. Optimizer Conséquence et vainqueur
Mr. Optimizer ne se trompe pas dans son analyse
a priori
Mr. Optimizer est capable de produire 25% moins
cher que Mr. Skpetic
Mr. Optimizer se trompe dans son analyse a priori Mr. Optimizer produit finalement à un coût 2 fois
plus élevé que Mr. Skeptic
La mauvaise performance de Mr. Optimizer lorsqu’il se trompe dans son analyse initiale se justifie
d’après Klein & Meckling par le fait que le changement de stratégie est en général très coûteux pour une
entreprise, à la fois en temps et en ressources financières et humaines, dans son paradigme déterministe.
Pour ce jeu, il faut que Mr. Optimizer ne se trompe dans son analyse a priori qu’une fois sur quatre au
maximum, sinon il est moins efficace que Mr. Skeptic. Or, selon les auteurs, qui étudient dans leur article
la conception du bombardier B-52, la probabilité que Mr. Optimizer doive changer de conception pendant
son projet est tellement forte, sur ce genre de projet d’innovation, qu’il est presque certain que la conception
lui coûtera beaucoup plus cher que Mr. Skeptic, ou qu’il n’arrivera pas à un résultat aussi satisfaisant que
lui.
Par cette analyse, Klein & Meckling, dès 1958, poussent donc les managers de projets d’exploration
travaillant sur des innovations technologiques radicales à adopter des démarches développées plus tard dans
la littérature : les stratégies parallèles, et la conception modulaire.
Méthode de management des incertitudes, Loch et al :
Dans leur livre Managing the Unknown: A new approach to managing high uncertainty and risk
in project (2006), Loch et al. développent un outil de management pour aider les chefs de projets à trouver
les bonnes méthodes de gestion des incertitudes, en fonction des types d’incertitude auxquelles ils font face,
et du niveau de complexité de leur projet : Voir figure 10.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 26 Modèle des méthodes de management des incertitudes à choisir en fonction du type d'incertitude et de la complexité
Déterminer le degré de complexité
Pour ce qui est de mesurer la complexité, Loch et al. conseillent d’évaluer les interactions au sein
du projet. La complexité est ensuite calculée en multipliant le nombre d’éléments dans le projet par le
nombre d’interactions. Loch et al. définissent trois domaines d’interactions (exemples tirés du livre):
- Le domaine système, dans lequel les composants interagissent (exemple : un composant fournit de
l’électricité à un autre),
- Le domaine des tâches, dans lequel les activités interagissent (exemples : deux tâches impactent le
même système de composants de manière différentes et ne peuvent donc fonctionner
simultanément),
- Le domaine de l’organisation, dans lequel les équipes et les décisionnaires interagissent (exemple :
incompatibilité des objectifs entre deux groupes qui veulent, l’un, de meilleures performance,
l’autre, des coûts plus bas).
Pour chaque domaine, une matrice DSM (Design Structure Matrix) doit être construite. Du fait des
interactions logiques entre systèmes, tâches et organisation, les matrices DSM sont souvent similaires. Sur
l’exemple suivant donné par les auteurs, qui porte sur les interactions dans un projet de système de contrôle
de la température, la première matrice DSM montre les interactions pour les composants des 16 sous-
systèmes. La deuxième montre les interactions entre les tâches, qui sont bien plus nombreuses que celles
pour les composants, et la troisième les interactions entre les groupes et les équipes. Certains membres
d’équipes différentes travaillaient sur des composants identiques, d’où les chevauchements. Une «équipe a
travaillé sur l’intégration de tous les sous-systèmes, d’où les interactions de cette équipe avec toutes les
autres, en simultané. Voir figure 11.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 27 Exemple des trois matrices DSM identifiant les interactions sur les trois domaines : systèmes, tâches, organisation
Dans l’ouvrage de Loch et al, on ne trouve pas d’exemple de niveaux de complexité.
Déterminer les types d’incertitude
Loch et al. proposent également une méthode d’identification des incertitude non prévisibles : les
unknown-unknowns. Cette méthode demande à l’équipe projet de réfléchir à ce qui est connu et ce qui est
encore inconnu, et de mettre en évidence les manques de connaissances. Car c’est sur les domaines où il y
a des manques de connaissances que sont susceptibles d’apparaître les unknown-unknowns. La méthode
comprend cinq étapes :
1. Identifier la structure du problème : « Comprenons-nous l’objectif global du projet tel qu’il est
défini ? Qui sont les acteurs qui feront que le projet sera un succès ou un échec ? Comprenons-nous
les relations de cause à effet inhérentes au projet ? »
2. Décomposer le problème : Au lieu d’un problème de type « Comment vendre assez ? »,
décomposer en « Quels modules requièrent une attention particulière ? Qui sont les acteurs ayant
un rôle déterminant ? Qui doit être impliqué dans l’organisation ? »
3. Pour chaque sous-problème, identifier les risques : déterminer l’impact des variations de budget,
de planning, de performance, etc sur le projet, et identifier les risques qui doivent être une priorité.
Tout en continuant de chercher les manques de connaissance.
4. Estimer la complexité de chaque brique du projet et celle du projet global
5. Gérer les briques du projet en parallèle en fonction du modèle de méthodes de management des
incertitudes
Cette méthode est résumée en figure 12 :
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 28 Méthode pour identifier les unknown-unknowns
Deux approches : sélection and apprentissage
Pour traiter les unknown-unknowns, Loch et al. proposent deux alternatives, et leur combinaison :
la sélection et l’apprentissage. Le choix de stratégie se fait en fonction du niveau de complexité et du degré
d’imprévisibilité sur les incertitudes techniques. La sélection consiste à lancer plusieurs pistes de solutions
techniques et sélectionner celle qui s’avère la plus efficace. Cela peut être réalisé sur un composant d’un
système (tester plusieurs composants), sur un fournisseur ou un partenaire, sur les technologies de
production, sur les caractéristiques des produits qui sont testées (essayer plusieurs combinaisons), sur le
segment de clients ciblé, etc. L’apprentissage a pour but de faire face aux changements de manière agile. Il
requiert de lancer des cycles courts d’expérimentation sur le modèle suivant : construction d’un
prototype/d’une maquette, test client, revue de performance, adaptation, construction d’un autre prototype,
etc. Il est recommandé de changer le positionnement du produit entre les cycles, de changer les niveaux de
performance des technologies et de changer les fournisseurs.
Loch et al. définissent ainsi une méthode pour gérer des incertitudes de tous niveaux de
prévisibilité, en fonction de la complexité du projet.
Forte
complexité
Planning et
Contrôle (Réaction rapide pour
prévenir les
dispersions)
Contrôle et
réaction rapide
Sélection (Expérimentations
parallèles, une fois
que les unknown-
unknowns ont été
identifiés
Apprentissage et
Sélection (Meilleure solution
définie après que les
unknown-unknowns
aient été identifiés)
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Faible
complexité
Planning (avec de la marge
pour s’adapter aux
variations)
Project Risk
Management (Identifier les risques,
prioriser les risques,
gérer les risques)
Project Risk
Management et
planning (avec marges)
Apprentissage par
tests et erreurs (Flexibilité pour
redéfinir le business
plan)
Variations Evénements
prévisibles
Peu d’unknown-
unknowns
Beaucoup
d’unknown-
unknowns
Table 5 Méthode de management des incertitudes prévisibles et imprévisibles
Finalement, Loch et al. concordent avec les recommandations d’Abernathy et Rosenbloom
(Parallel Strategies in Development Projects, 1969), qui définissaient l’approche parallèle comme : “The
simultaneous pursuit of two or more distinct approaches to a single task, when successful completion of
any one would satisfy the task requirements”. Les avantages alors identifies étaient également similaires :
en suivant plusieurs pistes, les managers évitent les risques de se tromper dans une analyse a priori des
différentes pistes pour choisir la meilleure. Le coût de changement est alors plus faible, et la motivation au
sein du projet est également sans doute poussée par un certain esprit de compétition entre les différentes
équipes. Au niveau de l’organisation, l’apprentissage est également plus important. Cette stratégie s’oppose
à l’approche séquentielle, qui choisit une piste, la suit jusqu’à ce qu’on puisse déterminer si c’est la bonne,
et seulement si ce n’est pas le cas, envisage d’autres options. Abernathy & Rosenbloom rejoingnent donc
Klein & Meckling (1958).
II. Conséquences réciproques d’une démarche de conception à validation déterministe sur
les modèles d’adoption d’une innovation de rupture
1) Facteurs intrinsèques aux innovations influençant leur diffusion
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Les variables déterminant la vitesse d’adoption chez Rogers75
Dans les parutions successives de Diffusion of Innovations, Rogers fait le constat que le taux et la
vitesse d’adoption des innovations, qu’il définit de manière large en s’appuyant sur la notion de
« nouveauté » comme « an idea, practice, or object that is perceived as new by an individual or other unit
of adoption », présentaient des valeurs variées en fonction des produits, des époques et des système sociaux
concernés. Rogers s’étonne ainsi du formidable succès des calculatrices au milieu des années 70, qui ont
en quelques années fait l’objet d’une diffusion76 massive dans la société, tandis que seuls 3% des foyers
étaient équipés de magnétoscope 8 ans après leur mise sur le marché. Rogers se propose d’établir une base
d’attributs universelle permettant de caractériser et de comparer toutes les innovations, i.e. tout ce qui relève
d’une nouvelle idée, d’une nouvelle pratique, d’un nouvel objet, attributs dont l’analyse permettrait de
prédire la vitesse et le taux final d’adoption à l’aune de la perception, du jugement que les utilisateurs en
formeront. Rogers identifie ainsi cinq « attributes of innovation » fournissant non seulement une grille
d’analyse et de comparaison commune à toutes les innovations et influençant leur vitesse d’adoption :
- Relative advantage, que Rogers définit comme « the degree to which an innovation is perceived as
being better than the idea it supersedes » est corrélé positivement au taux d’adoption. Le relative
advantage d’une innovation correspond au delta d’amélioration qu’elle apporte par rapport à une
situation antérieure, que cette amélioration soit intrinsèque ou extrinsèque, liée par exemple à
certains effets d’incitation77. Rogers caractérise ce « better » par différents agrégats :
o Economic profitability : Bien que Rogers juge sévèrement le courant de l’Ecole de
Chicago, et notamment Griliches, affirmant en 1957 dans une étude sur le taux d’adoption
des semences hybrides que l’acceptation du progrès technologique n’est soumise à long
terme qu’à la profitabilité économique78, il souligne l’évidence qu’une innovation dispose
d’un relative advantage quand elle permet à son adopter de réduire ses coûts à
isoperformance. Rogers inscrit donc certes les adopters dans leur nature d’agents
économiques, mais cherche également à mettre en exergue leur nature d’agents sociaux.
75 ROGERS, Everett, 2003, The Diffusion of Innovations, Chap. 6 “Attributes of Innovations and Their Rate of Adoption”. Fifth Edition. The Free Press, New York 76 “Diffusion is the process by which an innovation is communicated through certain channels over time among the members of a social system”, ibid. 77 “Many change agencies award incentives or subsidies to clients in order to speed the rate of adoption of innovations.(…) Incentives are direct or indirect payments of cash or in kind that are given to an individual or a system in order to encourage some overt behavioral change. Often, the change entails the adoption of an innovation”, ibid. 78 “If Dr. Griliches had ever personally interviewed one of the Midwestern farmers whose adoption of hybrid corn he was trying to understand (instead of just statistically analyzing their aggregated behavior from secondary data sources), he would have understood that farmers are not 100 percent economic men”, ibid.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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o Status aspects : Rogers assoit en effet également le relative advantage d’une innovation sur
le statut social qu’il permet d’acquérir aux yeux de l’adopter. Il prend notamment
l’exemple de l’industrie de la mode, dont les adopters fondent leur décision d’achat sur leur
volonté d’appartenance à un groupe social auquel ils prêtent de la valeur, au détriment de
critères utilitaristes (prix et qualité du vêtement). Le relative advantage social d’une
innovation n’est donc pas lié à ses qualités intrinsèques mais au positionnement que
l’innovation permet à son adopter d’afficher.
- Compatibility, que Rogers introduit comme « the degree to which an innovation is perceived as
consistent with the existing values, past experiences, and needs of potential adopters », implique
que plus l’innovation s’inscrit dans un référentiel de valeurs, d’offres et de besoins immédiatement
identifiable par le client qui en est familier, plus le taux d’adoption est important (ou plus
exactement moins la probabilité de non adoption est élevée). Rogers propose une segmentation des
différentes compatibilités propices à la diffusion des innovations :
o la Compatibility with Values and Beliefs, que Rogers agrémente de nombreux exemples
d’innovations dont l’adoption a échoué ou ralentie tant elle ne reposait pas soit sur une
compréhension fine du système de valeurs dans lequel elle était introduite soit parce qu’elle
remettait en cause sciemment ce système de valeur, évoquant l’exemple cher à ses
recherches des agriculteurs américains qu’il affuble d’une culture du rendement qui
freinerait l’adoption de semences protectrices des sols
o la Compatibility with Previously Introduced Ideas, transposition de la compatibility with
values à une échelle plus historique et moins sociologique
o la Compatibility with Needs, qui traduit l’exigence de fit de l’innovation avec un marché
potentiel, c’est-à-dire à un besoin, exprimé et préexistant ou tacite et à susciter
o le push de l’innovation dans un Technology Cluster, c’est-à-dire au sein d’une offre globale
incluant des éléments connus ou aux performances prouvées permettant de légitimer
l’innovation et de l’inscrire dans un référentiel compatible habituel
o le Naming et le Positionning de l’innovation permettent quant à eux de l’inscrire dans des
catégories identifiables et comprises par les cibles.
- Complexity : Rogers met en évidence les recherches de Kivlin79 qui dans le contexte d’un produit
innovant commercialisé auprès d’agriculteurs, émet l’hypothèse que la facilité à comprendre
l’innovation et ses caractéristiques, fortement corrélée à la notion de compatibility qui permet
d’inscrire l’innovation dans un référentiel établi, est tout aussi fondamentale que les relative
79 Kivlin, Joseph E. (1960), Characteristics of Farm Practices Associated with Rate of Adoption, Ph.D. Thesis, University Park, Pennsylvania State University
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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advantages du produit, qui ne peuvent logiquement pas apparaître aux clients s’ils ne les
comprennent pas.
- Trialability : Rogers affirme que la vitesse d’adoption d’un produit est plus grande si l’innovation
peut être testée de manière concrète, particulièrement dans les premières phases de la diffusion,
auprès des populations d’early adopters qui ne disposent pas de l’expérience et de la réputation
acquise par un produit au cours de son cycle de diffusion, à mesure qu’il aura été testé à plus grande
ampleur au sein de la population.
- Observability : Parallèlement à la trialability, Rogers explique qu’une innovation se diffuse
d’autant plus rapidement que ses résultats lui suffisent à elle-même, c’est-à-dire que le relative
advantage matériel (produit) ou immatériel (idée) qu’elle engendre s’offre aux yeux de tous de
manière manifeste.
Au-delà de la notion « d’attributes of innovation », Rogers mentionne quatre autres variables dont
dépend la vitesse d’adoption, résumées en figure 13 :
- Type of innovation decision : la vitesse d’adoption d’une innovation ne dépend pas uniquement de
ses attributs mais également des personnes impliquées dans la décision d’achat. Prenant l’exemple
de l’adoption de la purification de l’eau au fluor aux Etats-Unis, Rogers explique qu’il a été prouvé
que les communes soumettant la question à l’avis de leur population par référendum présentaient
un retard dans la mise en place du dispositif par rapport aux communes où la décision avait été
prise de manière monolithique par le maire ou le conseil municipal. Plus le nombre de personnes
impliquées dans la décision d’adoption est important, moins la vitesse d’adoption est donc rapide,
ce qui s’explique de manière évidente par les discussions et négociations qu’une décision collective
nécessite immanquablement.
- Communication Channels : Il s’agit là d’un élément de mix marketing, qui a une influence sur la
vitesse d’adoption, même si le choix du canal de communication peut être contraint par la catégorie
de produit (« compatibility ») dans laquelle l’innovation s’inscrit. Ainsi un clip publicitaire à une
heure de grande écoute sur une grande chaîne de télévision semble tout à fait adapté à
l’augmentation de la vitesse d’adoption d’un produit de grande consommation mais certaines
innovations, plus engageantes de part leur prix, leur complexité ou la radicalité du changement
qu’elles apportent, nécessitent des moyens plus humains et directs pour connaître une accélération
de leur diffusion.
- Nature of the social system : Une innovation n’est pas hors sol, elle se commercialise ou se diffuse
dans un contexte culturel et social spécifique, à des échelles locale ou régionale, qu’il s’agit de
mieux comprendre pour augmenter le « diffusion effect ».
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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- Extent of Change Agents' Promotion Efforts : Dans son modèle de diffusion de l’innovation, Rogers
affirme qu’un point d’inflexion fondamental est atteint quand les leaders d’opinion et prescripteurs
traditionnels d’achat commencent à adopter l’innovation et la rendent manifeste publiquement. Une
mobilisation d’ampleur des leaders d’opinion peut avoir un impact considérable sur la vitesse
d’adoption de l’innovation
Figure 13 Ensemble de facteurs influençant la vitesse d'adoption d'une innovation chez Rogers
Les modèles multidimensionnels de valeur client dans la littérature
Parallèlement aux travaux de Rogers sur les attributs influençant la diffusion d’une innovation, de
nombreux auteurs ont développé des modèles généraux, non centrés sur les problématiques d’innovation,
identifiant les dimensions de valeur présidant aux décisions d’achat des clients. Si jusqu’au début des
années 90, la littérature ne recense que des modèles unidimensionnels de valeur, où la seule performance
utilitaire d’un produit présiderait à son adoption par un client, des modèles multidimensionnels de valeur
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proposant des grilles d’analyse plus complexes des critères d’adoption ont été avancées dans la littérature80.
Le constat dressé par certains chercheurs prolonge la prise en compte, bien que limitée, par Rogers de
facteurs exogènes à la performance du bien tels que le statut social conféré par l’innovation dans la
compréhension du « relative advantage » que celle-ci apporte. Comme l’expliquent Sánchez-Fernández et
Iniesta-Bonillo en citant Holbrook81, « shopping trips are not evaluated exclusively on the merits of the
goods or services that are acquired; rather, there are numerous intangible and emotional costs/benefits that
must be allowed for in attempting to understand the activity of consumption ».
En 1991, Sheth, Newman & Gross82 mettent ainsi en avant 5 dimensions de valeur pouvant à des
degrés divers intervenir a priori dans le processus de décision d’achat - transposé au cas d’une innovation,
dans le processus d’adoption – et a posteriori dans l’expérience d’usage du produit, représentées en figure
14 :
- Functional : la dimension de valeur « fonctionnelle » émane des performances intrinsèques du bien
considéré, de son utilité, de ses caractéristiques et capacités
- Emotional : cette dimension regroupe les sentiments engendrés par le bien ou dont la possession
permet la perception. Un produit d’assurance par exemple engendre un sentiment de « peace of
mind » qui dans certains contextes l’emporte sur les réelles performances du produit, qui ne peuvent
qu’être devinées puisque non consommées immédiatement83.
- Social : telle qu’introduite par Sheth, Newman & Gross, cette dimension dépasse, tout en l’incluant,
le « relative advantage derived from status » de Rogers présenté précédemment. La « social
dimension » fait non seulement référence au contexte social dans lequel le produit inscrit l’acheteur,
ou dans lequel ce dernier perçoit être placé, mais également les interactions sociales qui ont amené
un client à prendre une décision d’achat84.
- Epistemic : l’ « epistemic value dimension » fait référence au sentiment de nouveauté généré par
le produit, et, en complément de la « social dimension », au positionnement social que cette
nouveauté confère, i.e. au degré d’acceptation et d’affirmation de la nouveauté que le produit
permet au client de ressentir ou d’afficher.
80 Sánchez-Fernandez R, Iniesta-Bonillo MA. 2007. The concept of perceived value: a systematic review of the research. Marketing Theory 7(4): 427–451 81 Holbrook, M.B. (1986) ‘Emotion in the Consumption Experience: Toward a New Model of the Human Consumer’, in R.A. Peterson (ed.) The Role of Affect in Consumer Behavior: Emerging Theories and Applications, pp. 17–52. Lexington, MA: Lexington Books 82 Sheth JN, Newman BI, Gross BL. 1991. Why we buy what we buy: a theory of consumption values, Journal of Business Research 22(2): 159–170 83 Giesbert L., Steiner S. (2015), Client Perceptions of the Value of Microinsurance : Evidence from Southern Ghana, Journal of International Development, Dev. 27, 15-35 84 Ibid.
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- Conditional : la dimension de valeur « conditional » correspond aux facteurs liés au contexte
d’achat et d’utilisation du produit, ainsi qu’aux éléments spécifiques à certains marchés et certaines
industries qui ne transparaissent pas nécessairement dans les autres dimensions introduites de
manière générique à tous les produits.
Figure 14 Multi dimensionnal Value Perception Model by Sheth, Newman & Gross
Si cette cartographie des éléments dont la perception par le client motive la décision d’achat permet,
en complément de la conceptualisation de la diffusion chez Rogers, de comprendre les facteurs gouvernant
l’adoption des innovations ainsi que l’étendue et la vitesse de leur propagation, ou tout du moins d’en
donner une représentation fonctionnelle et générale, ils semblent cependant présenter certains écueils :
- L’effort de conceptualisation et de généralisation de ces facteurs à toute forme d’innovation ou de
produit permet certes de parvenir à une base de comparaison pour toutes les innovations et tous les
processus d’adoption, mais néglige la spécificité de chaque industrie et de chaque marché, dont les
mécanismes d’adoption ne sont pas nécessairement des combinaisons linéaires des différents
facteurs d’adoption cités mais peuvent faire émerger d’autres vecteurs, d’autres facteurs essentiels
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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inclassables ou mal représentés. La dimension « conditional » plébiscitée par Sheth, Newman &
Gross en atteste, puisqu’il s’agit en fait d’une sorte de « pot pourri » de toutes les dimensions
spécifiques à la situation qui auraient été omises par le modèle.
- L’adopter est considéré comme un agent passif, même s’il intervient, pour les innovators et early
adopters, dans le processus de diffusion : on lui soumet une innovation sur laquelle il est certes
amené à se prononcer, à émettre un jugement en fonction de son évaluation des différentes
dimensions de valeur qu’il perçoit, mais la possibilité qu’il intervienne directement dans le
processus de conception ou que l’innovation elle-même puisse subir des modifications à mesure
qu’elle est utilisée n’est pas évoquée.
- Plus généralement, les dynamiques tissant des liens entre d’une part la conception d’une innovation
et d’autre part les facteurs de son adoption ne sont pas investiguées : il s’agit davantage d’analyser
de manière statique, à iso-produit, les mécanismes, les dos and don’ts qui permettent,
lorsqu’implémentés dans un cahier des charges ou une politique de communication, que
l’innovation touche son marché le plus efficacement possible. La possibilité d’aller-retours, au
cours de la conception, entre une innovation et son marché, ainsi que l’évolution correspondante
des dimensions de valeur les plus significatives au cours de la conception, de la diffusion et du
cycle de vie du produit, ne sont pas mentionnées.
2) Le rôle de l’utilisateur dans la conception
Les différents types d’utilisateurs chez Madeleine Akrich
Nous souhaitons ici instruire la question de l’influence de l’utilisateur dans la conception d’une
innovation et dans la capitalisation sur les facteurs accélérant leur adoption et diffusion. Le rôle de
l’utilisateur dans la mise en place d’une innovation dépend à la fois de la place que l’organisation, la
fonction de conception, lui donne ainsi que de son intérêt personnel à développer ces solutions. Madeleine
Akrich85 identifie plusieurs types d’utilisateurs présentant des des positions dans la chaîne de création de
l’innovation et des caractéristiques « d’adopters » différentes :
- L’utilisateur représenté : Akrich explique que l’utilisateur jouit contrairement à une idée reçue
d’une large représentation dans les activités de conception. Comme dans un système politique
85 AKRICH, Madeleine, CALLON, Michel, LATOUR, Bruno (2006) Les utilisateurs, acteurs de l’innovation, Sociologie de la traduction : Textes fondateurs. Paris : Presses des Mines, p. 253-265
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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représentatif le citoyen ne vote pas directement les lois, l’utilisateur représenté ne conçoit pas son
propre produit et n’est affublé d’aucun pouvoir décisionnel, mais, dans un processus de conception
qu’il ne maîtrise pas, ses avis sont testés pris en compte et ses réactions sont analysées. Akrich
scinde les modes de représentation de l’utilisateur en deux groupes :
o Les techniques implicites impliquent que les utilisateurs soient indirectement représentés
par les membres de l’équipe du projet concevant l’innovation, qui prendraient appui sur
leur propre expérience de consommateur ou de client potentiel du produit conçu pour
légitimer leurs positions et faire entendre une « voix du client ». Ces équipes peuvent
également faire appel à des experts (sociologues, anthropologues, etc.) connaissant les
populations d’utilisateurs potentiels, et les représentant, en soulignant les difficultés de
« compatibilité » au sens de Rogers auxquelles le produit pourrait être confronté.
o Les techniques explicites au rebours, permettent une représentation plus directe des
utilisateurs potentiels, en sélectionnant un panel, en répertoriant ses attentes, ses réactions
et en recensant ses doléances, en suivant des modus operandi plus ou moins formalisés.
La représentation directe et explicite de l’utilisateur sert souvent d’aide à la décision sur
des phases aussi multiples que localisées du processus de conception, ou encore à infirmer
ou confirmer des hypothèses qui auraient été formulées par des membres de l’équipe projet
- L’utilisateur actif qui est amené à agir sur un produit ou un dispositif déjà existant, en en faisant un
usage non traditionnel ou en l’amendant physiquement. Akrich distingue quatre types d’action post
adoption sur le produit :
o Le déplacement, qui consiste en l’utilisation d’un produit d’une manière non explicitement
anticipée par le concepteur, sans pour autant apporter de modification technique à l’objet.
Akrich donne l’exemple du sèche-cheveux, utilisé non seulement pour sa fonction première
mais également pour réaliser une multitude d’autres taches dont le nombre n’est limité que
par l’imagination de leur utilisateur, par exemple pour faire sécher un vernis ou raviver un
feu. Ces usages non prévus par le concepteur sont parfois, si identifiés et sans solution de
substitution apparente, rétrofittés dans la génération suivante du produit, en améliorant ses
performances en vue de l’usage nouveau, comme en atteste l’exemple des fabricants de
bâtons de ski qui ont su aménager leurs objets pour les rendre plus fonctionnels pour les
randonneurs, qui les avaient déjà adoptés au détriment de bâtons de marche plus classiques
mais qui, bien que leur étant spécialement destinés, répondaient moins bien à leurs besoins
(notamment en termes de poids)
o L’adaptation consiste quant à elle à modifier les caractéristiques techniques du produit pour
faire en sorte qu’il remplisse son office et donc l’usage prévu dans un contexte spécifique,
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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que cette modification soit effectuée par l’utilisateur ou bien par le concepteur lui-même
s’il avait estimé que le contexte d’utilisation en question était trop marginal pour qu’une
solution industrielle y soit apportée. Akrich donne l’exemple des kits d’éclairage par
panneaux solaires en Afrique subsaharienne, initialement prévus pour électrifier les foyers,
mais qui ont été adoptés par d’autres utilisateurs, comme des mosquées, en allongeant les
câbles.
o L’extension n’implique pas de modification technique du produit ou de développement de
nouveaux usages mais repose sur l’utilisation d’objets périphériques simplifiant ou
étendant un cas d’usage prévu. Akrich donne l’exemple des poussettes d’enfant que les
parents agrémentent de cartons pour rehausser l’assise ou parent de sacs de course pour les
rendre plus pratiques au quotidien. Comme dans le cas du déplacement, certains fabricants
ont su observer ces usages improvisés et ont proposé des solutions techniques y répondant
plus spécifiquement (mise en place de poignées permettant d’accrocher son sac sur les
landaus)
o Le détournement, dont Akrich situe l’origine dans l’art contemporain, est bien plus radical
que les 3 autres types d’actions d’utilisateurs précédemment expliqués : il consiste, pour
un utilisateur, à utiliser un objet dans un but complètement différent de ce qui avait été
prévu par son concepteur, en oubliant sa fonction première (contrairement au
déplacement), et parfois même en le modifiant techniquement. L’exemple le plus explicite
et patent développé par Akrich est celui des fûts de pétrole découpés puis utilisés comme
tambours par certains musiciens des Caraïbes dans les années 30.
La matrice présentée en figure 15 permet de comprendre que « l’utilisateur actif » dispose de deux
dimensions d’actions, comme cela transparaît dans l’exposé d’Akrich : la modification technique, physique
du produit ou du dispositif, et la modification des usages initialement imaginés par le concepteur.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 15 Champs d'intervention de l'utilisateur actif chez Akrich
- L’utilisateur innovateur, qu’Akrich inscrit dans une dimension différente des utilisateurs représenté
et actif, qui certes, de par l’observation que les concepteurs en font, participent à une forme
d’innovation incrémentale au fur et à mesure du renouvellement des produits, mais qui ne sont
aucunement à l’origine ou impliqués de manière poussée dans la conception du produit. Akrich
identifie deux types d’utilisateurs innovateurs, où une identification, une bijection se produit entre
le concepteur et l’utilisateur :
o Le premier type correspond aux usagers ayant à la fois des besoins extrêmement
spécifiques dans un contexte où ils sont seuls à pouvoir développer l’innovation tant elle
est liée à une forme de connaissance dont ils sont les seuls détenteurs. C’est le cas des
scientifiques décrits par Von Hippel86, qui doivent expliquer et concevoir avec des
fabricants certains de leurs instruments les plus poussés
o Le second type correspond à des utilisateurs ne disposant pas du niveau d’expertise poussée
des utilisateurs du premier type, mais ayant des besoins à la fois très spécifiques et pointus
et requérant la mise en œuvre de moyens importants pour être satisfaits, qu’ils doivent
accompagner chaque phase du processus de conception.
86
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Lien avec la problématique du véhicule autonome
La question du rôle de l’utilisateur dans la conception du véhicule autonome se pose de manière
d’autant plus insistante qu’elle constitue une ligne de démarcation fondamentale dans la gestion de
l’incertitude technique des différentes situations que le futur véhicule sera amené à rencontrer87. La
démarche de conception développée par les constructeurs traditionnels repose en effet sur des utilisateurs
représentés de manière implicite ou explicite au sens d’Akrich : les utilisateurs sont représentés par des
ingénieurs prestation ou des spécialistes de la market & customer intelligence se revendiquant d’une
certaine « voix du client », ou bien par des panels d’utilisateurs, qui testent les véhicules pour les calibrer
ou pour renseigner les équipes sur les usages qu’ils feront du temps que le véhicule autonome leur permettra
de dégager, mais qui ne sont aucunement impliqués dans la conception de l’essentiel du produit, qui reste
l’apanage des équipes d’ingénierie. La raison avancée semble évidente : les enjeux de sécurité sont
tellement importants que les processus de validation doivent être maîtrisés et connus : non seulement la
perspective d’un utilisateur ayant un rôle accru dans la conception du véhicule est-elle rejetée mais elle est
même vigoureusement combattu dans la conception même des systèmes, qui doivent savoir empêcher les
usages déviants des utilisateurs88, c’est-à-dire les adaptations, extensions, déplacements et autres
détournements décrits par Akrich et dont les réseaux sociaux se font l’écho89.
A rebours, certains constructeurs comme Tesla ont décidé d’impliquer de manière plus poussée
leurs clients dans la conception du véhicule autonome. Il ne s’agit pas d’utilisateurs innovateurs, tant les
clients n’ont guère plus de besoins que ceux d’autres constructeurs et ne disposent pour la plupart d’aucun
savoir-faire technique leur permettant de prétendre à la programmation concrète des fonctions du véhicule.
Mais, par leurs déplacements quotidiens, ils participent à l’édification progressive du système, qui apprend
grâce au deep learning de manière incrémentale.
Parallèlement, ces deux démarches différentes d’implication des utilisateurs dans la conception des
dispositifs d’autonomie supposent au premier abord des modèles de diffusion différents. Si au sens de
Sheth, Newman & Gross, les innovators de Tesla ne peuvent que percevoir la valeur fonctionnelle de
« l’Autopilot » tant qu’il n’a pas été activé, ils font par contre sans doute preuve d’une valorisation extrême
de la dimension « epistemic » de leur achat, qui se traduit par un certain enthousiasme à participer au
développement de la technologie. Les innovators des constructeurs traditionnels, s’ils pourront faire acte
87 https://medium.com/twentybn/germany-asleep-at-the-wheel-d800445d6da2 88 Le « driver monitoring » et la « contextualization » permettant de n’activer les systèmes d’autonomie que dans des conditions précises, font partie des briques technologiques que le législateur envisage pour autoriser des systèmes plus sophistiqués de conduite automatisée. 89 https://www.youtube.com/watch?v=pJ4-2d7C6gg
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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d’une affirmation sociale forte en devenant les premiers conducteurs de véhicules autonomes, achèteront
immanquablement leur véhicule en insistant sur des dimensions de valeur différentes : la performance du
système, sa qualité intrinsèque et bien évidemment le temps qu’il leur permettra de gagner. Se pose
également la question, au-delà de la simple adoption par des innovators au faîte de toutes les évolutions
technologiques, de la diffusion de l’innovation. Une étude90 menée au début des années 2000 auprès
d’habitants de Rennes portant sur les degrés d’acceptation des aides à la conduite (ADAS) au sein de la
société, a mis en évidence que les conducteurs utilisant les ADAS les plus sophistiquées, qui intervenaient
directement dans la conduite du véhicule (régulateur de vitesse adaptatif) étaient non seulement considérés
par leurs pairs comme plus dangereux que ceux qui utilisaient des systèmes ne faisant que les avertir de
situations à risques sur leur route mais estimaient eux-mêmes qu’ils seraient considérés comme des
conducteurs plus dangereux, dans des proportions encore plus importantes qu’en réalité. Les deux méthodes
de développement du véhicule autonome exposées brièvement ici mettant en œuvre des méthodes de
validation de comportement du véhicule différentes, il est sans doute à attendre qu’ils seront jugés
différemment par les autres usagers de la route, et potentiels adopters plus tardifs du véhicule autonome, en
fonction à la fois des méthodes d’implication des utilisateurs dans la conception du véhicule mais des
utilisateurs eux-mêmes, et partant des dimensions de valeur que ceux-ci estiment être les plus importantes
dans leur comportement précurseur.
C’est la raison pour laquelle nous souhaitons discuter non seulement de la place laissée à
l’utilisateur dans une conception faisant part à une gestion déterministe de l’incertitude, mais encore
analyser les impacts potentiels de cette méthode de conception sur la diffusion de l’innovation radicale que
constitue le véhicule autonome.
90 R. Lefeuvre et al., « Sentiment de contrôle et acceptabilité sociale a priori des aides à la conduite », Le travail humain 2008/2 (Vol. 71), p. 97-135
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Focus
Première partie : pilotage d’une exploration concourante
Plan
I. Le véhicule autonome de niveau 3 ou plus au sein de l’Alliance Renault-Nissan : un
cas d’école du management des projets d’exploration
II. Le rôle du projet ILIAD au sein de l’exploration : moteur du sous-espace de
conception dédié aux systèmes d’autonomie de niveaux 3 et 4
III. Le cycle de conception du projet ILIAD : application naturelle des méthodes liées
aux stratégies de vitesse, flexibilité et ingénierie concourante, et implication des
fournisseurs dans le processus de conception
1) Rupture avec le cycle de conception classique de Renault
2) Un cycle adoptant les principes de l’ingénierie concourante, flexibilité et
collaboration des métiers, avec une forte implication des fournisseurs
IV. Le projet ILIAD et la Direction Programme : le projet ILIAD n’est pas un projet
autonome au sein de l’Alliance, d’où l’impossibilité d’appliquer les méthodes
classiques de management des projets d’exploration
1) Un écosystème combinant des entités d’exploitation et d’exploration, aboutissant à
une ambidextrie plurielle
2) Pour le pilotage d’un tel écosystème, une recommandation de la littérature : les
méthodes de pilotage de projets d’exploration
3) Des stratégies peu adaptables au contexte du véhicule autonome, du fait des
contraintes de ressources, de transposition industrielle, de temps, de compatibilité
des systèmes avec les véhicules de la gamme
V. Le choix d’une méthode d’exploration pragmatique: l’exploration concourante
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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I. Le véhicule autonome de niveau 3 ou plus au sein de l’Alliance Renault-Nissan : un
cas d’école du management des projets d’exploration
Lorsque Renault décide de se lancer dans les systèmes d’autonomie de niveau 3 ou plus, tout est à
apprendre. Cette situation est caractéristique des projets d’exploration. L’exploration est définie par Lenfle
(2004)91 selon cinq critères, qui interdisent l’application des méthodes de management de projet
classiques à un projet d’exploration:
Une stratégie émergente et ambiguë : « Dans les projets innovation, un tel cadrage stratégique a
priori est difficile, tout simplement parce qu’il n’existe pas un vocabulaire, une compréhension
partagée des phénomènes et des causalités qui sont nécessaires à un énoncé stratégique stable et
consistant »
Un client non-identifié : les acteurs d’un projet comme celui visant à concevoir un véhicule
autonome de niveau 4 ne peuvent pas connaître a priori leur client final, puisqu’ils ne connaissent
pas le coût de leur système, l’usage auquel il pourra correspondre en toute sécurité, etc. Et ce débat
continue d’ailleurs aujourd’hui dans le secteur, malgré toutes les avancées. Comme l’expliquent
Christensen & Bower (2006)92, cela pose un réel problème pour obtenir des ressources en interne,
puisqu’on ne peut pas expliquer à ses supérieurs qui achètera le système, combien, et combien cela
rapportera, ce qui peut nuire au financement du projet. Cela pose également un problème de
conception pour le projet : quel concept de produit viser lorsqu’on n’en connaît pas le client ?
La difficulté à définir le résultat du projet : Cette difficulté découle immédiatement de la deuxième.
Faut-il évaluer un projet tel que le projet ILIAD sur sa capacité à commercialiser un système de
niveau 4 dans un objectif de rentabilité, ou plutôt sur sa capacité à initier un volume
d’apprentissages suffisamment important sur les niveaux élevés d’autonomie pour générer une
lignée de produits et services relatifs à l’autonomie par la suite ?
L’obligation d’explorer de nouvelles poches de connaissances : Allusion directe à la théorie C-K
(Hatchuel et Weil, 2002)93, cette formulation signifie qu’une équipe travaillant sur une innovation
telle que le véhicule autonome de niveau 4 doit apprendre à découvrir et à comprendre des
91 Lenfle S., Peut-on gérer l’innovation par projet ?, Définir et piloter l’avant-projet, chapitre 2, 2004
92 Bower J.L. and Christensen, C.M., Customer Power, Strategic Investment, and the Failure of Leading Firms. Strategic Management Journal 17 (March), 1996 93 Hatchuel, A; B. Weil, La théorie C-K : Fondements et usages d'une théorie unifiée de la conception. Colloque Sciences de la conception, 2002
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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technologies jusque-là peu ou pas utilisées par l’entreprise, ce qui introduit une incertitude
technique
L’urgence masquée : Lenfle94 utilise cette formulation pour caractériser la contingence de l’horizon
temporel d’un projet d’exploration. Il faut en effet ancrer le plus rapidement possible l’innovation
dans les roadmaps produits déjà définies pour avoir une base de travail stable (dans le cadre de
l’autonomie, cela correspond à choisir un véhicule de la gamme pour porter le système de conduite
autonome), tout en n’ayant aucune idée réelle du temps qu’il faudra pour développer l’innovation,
à cause du manque de connaissances. Et l’urgence du court-terme est renforcée, dans le cas de
l’autonomie, par le buzz médiatique, l’attente – bien que sans compréhension réelle du produit et
de ses usages – de la part des clients, et les avancées des concurrents, qui semblent tous les jours
plus près d’atteindre le graal, sans jamais y parvenir vraiment.
Ces cinq critères recoupent presque parfaitement les trois incertitudes définies dans la partie
précédente. Les projets de véhicules autonomes de niveaux 3 et plus peuvent donc être définis comme des
projets d’exploration. Notre travail de recherche étant essentiellement tourné autour du rôle du projet ILIAD
et de la Direction Programme dans cette exploration de l’autonomie, il convient d’abord d’analyser le rôle
de ces deux entités, et leur mode de fonctionnement.
II. Le rôle du projet ILIAD au sein de l’exploration : moteur du sous-espace de
conception dédié aux systèmes d’autonomie de niveaux 3 et 4
Le projet ILIAD présenté précédemment ne rentre pas dans la classification habituelle des projets de
Renault. Il est donc important dans un premier temps d’en comprendre les particularités. Tout d’abord, ce
projet de conception d’un véhicule autonome ne peut être apparenté à un projet de développement, ni à un
projet de recherche. Les chercheurs du Centre de gestion scientifique se sont attachés à définir précisément
94 Lenfle S., Peut-on gérer l’innovation par projet ?, Définir et piloter l’avant-projet, chapitre 2, 2004
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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ce qu’il convient – selon eux – d’appeler le développement, la recherche, et l’innovation (Chapel, 199795 ;
Le Masson, 200196 ; Le Masson, Hatchuel et Weil, 200197).
Un projet de développement a pour objectif de concevoir, produire et commercialiser un
produit/service correspondant à un cahier des charges précis, dans un délai déterminé, avec des ressources
déterminées, et en respectant un objectif de coût déterminé. Les facteurs de succès d’un projet de
développement sont liés aux méthodes de management de projet (coordination, planning, …).
Un projet de recherche a un enjeu tout autre. Il vise à accumuler des connaissances sur un sujet
défini par une vision interne ou des contraintes externes. Les facteurs de succès sont alors liés à la gestion
des ressources, des informations, et finalement le management d’un tel projet se rapproche, comme
l’explique Lenfle (2004), de celui d’une équipe de consultants travaillant pour des tierces parties.
Le projet de véhicule autonome de Renault se distingue d’un projet de développement parce qu’il
ne dispose pas d’un cahier des charges précis, d’un objectif de coût déterminé. Il a seulement un objectif
de temps, et cet objectif est autant celui que les acteurs du projet se sont fixés pour garantir leur crédibilité
vis-à-vis du reste de l’entreprise, qu’un délai fixé par l’organisation. Comme on l’a vu dans la deuxième
partie qui explique l’histoire du projet, la demande produit faite aux acteurs du projet était relativement peu
claire, pour tout un tas de raisons (immaturité globale du marché sur le concept d’autonomie, pas de système
sur lequel prendre modèle chez les concurrents, méconnaissance des usages, etc). Tout d’abord, cette
demande produit parlait d’autonomie de manière très générale, sans fixer de niveau de performance, ni de
domaine d’opérabilité, ni de véhicule cible, ni de gamme de prix, etc. Elle correspondait seulement à un
usage défini négativement, celui d’une conduite sans stress, non fatigante et non ennuyante. L’équipe projet
ILIAD ne savait donc pas vraiment ce que devrait être le produit de leur travail. Ensuite, aucun n’objectif
de coût n’était spécifié. Il était simplement sous-entendu que le produit/service développé devait pouvoir
être vendu sur des véhicules de la gamme Renault, c’est-à-dire des véhicules allant d’environ 10 000 € à
50 000 €. En revanche, le projet ILIAD se rapproche d’un projet de développement au sens où il sera évalué
sur sa capacité à commercialiser un produit/service, et à définir un couple produit/processus qui permette
de générer une activité rentable. Ainsi, l’absence d’objectifs précis et quantifiés distingue le projet ILIAD
d’un projet de développement.
95 Chapel V., La croissance par l'innovation intensive : de la dynamique d'apprentissage a la révélation d'un modèle industriel le cas Tefal, 1997 96 LeMasson P., De la R&D à la R-I-D : Modélisation des fonctions de conception et nouvelles organisations de la R&D. Paris, Ecole des mines de Paris, 2001 97 Hatchuel A., Le Masson P., Weil B., De la R&D a la R-I-D, la construction des fonctions « innovation » dans les entreprises, 2001
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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En revanche, le projet ILIAD se rapproche d’un projet de développement au sens où son but est
d’aboutir à la commercialisation de systèmes de série, avec des objectifs de rentabilité.
Le projet ILIAD se distingue également de la recherche car l’objectif n’est pas seulement de générer
de la connaissance sur un sujet. En effet, si le projet ILIAD s’est nourri du projet TRAJAM – qui, lui, était
un pur projet de recherche – les acteurs du projet ILIAD sont également responsables d’enjeux de
rentabilité, et notamment de la définition d’une stratégie de commercialisation qui ne rentre habituellement
pas dans les projets de recherche technologiques de Renault. L’ampleur des sujets abordés par le projet
ILIAD est également marquante, puisqu’on pourrait identifier en son sein des dizaines de sous-projets de
recherches : la détection des obstacles, la localisation du véhicule, la gestion de la trajectoire du véhicule,
la cohabitation avec les véhicules non-autonomes, la communication du système avec l’utilisateur, la
classification des systèmes d’autonomie, la responsabilité du conducteur en conduite autonome, les usages
de l’autonomie, l’apprentissage du client des technologies de conduite autonome, etc. Ces sujets couvrent
la technologie, mais aussi les sciences cognitives humaines, la législation, le marketing, etc.
En revanche, un tel projet se rapproche d’un projet de recherche par la criticité des enjeux de
communication des connaissances existantes et générées entre les différents métiers, afin d’éviter un
fonctionnement en silos, et des apprentissages exclusifs.
Dans leur papier de 200198, Le Masson et al. définissent l’innovation comme la clé de voûte de l’aller-
retour permanent entre recherche et développement. Ainsi, l’innovation nourrit la recherche de ses
questions, en échange d’apprentissages et de connaissances. L’innovation nourrit également le
développement avec ses propres connaissances, en échange de concepts et de valeurs. Le projet ILIAD
correspond-il donc à cette définition ? Selon nous, il englobe les problématiques d’innovation ainsi définies,
mais il partage également certaines caractéristiques avec des projets de développement et de recherche. En
effet, si l’on caricature les objectifs du projet ILIAD, il s’agit à la fois de questionner, comme une cellule
d’innovation, de générer des connaissances en tous genres comme un centre de recherche, et de générer des
concepts et des valeurs comme une cellule de développement. En deux mots : apprendre ce que doit être un
véhicule autonome, en apprendre les usages, apprendre comment le produire, apprendre comment
l’homologuer, et apprendre comment le vendre. Pour reprendre la représentation de Le Masson et al. de
l’interaction entre développement, recherche, et innovation, on pourrait décrire le projet ILIAD comme le
moteur de ces interactions :
98 Le Masson P., Mcmahon C., Hatchuel A. et Weil B., La théorie C-K, un fondement formel aux théories de l’innovation. Les grands auteurs du management de l’innovation et de la créativité, In Quarto - Editions Management et Société, pp.588-613, 2016
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 29 Les interactions recherche/innovation/développement (d’après Le Masson et al.)
Ainsi, la meilleur manière de définir cette entité curieuse qu’est le projet ILIAD, autrement qu’en
cédant nous aussi aux charmes de la définition par la négation, en disant ce qu’il n’est pas, est d’invoquer
le concept d’espace de conception développé par Hatchuel (2002)99. Selon Hatchuel, un espace de
conception se définit ainsi : « pour le processus de conception, un espace qui permet d’apprendre ce sur
quoi il faut apprendre ». Pour paraphraser Hatchuel, il était donc aussi important pour Renault d’identifier
les cibles à atteindre, que de les atteindre. Dès lors, les dirigeants de Renault ont dû mettre en place un
espace de conception sur le sujet de l’autonomie. Cet espace de conception, regroupant implicitement
l’ensemble des directions de l’entreprise (Recherche, Produit, Programme, Marketing, Communication,
Finance, Ingénierie, etc.), a lui-même été divisé en plusieurs sous-espaces de conception : celui dédié aux
niveaux 1 et 2 d’autonomie, celui dédié aux niveaux 3 et 4, et celui dédié au niveau 5. Une fois définis ces
sous-espaces de conception, le projet ILIAD peut-être défini comme le moteur du sous-espace dédié aux
niveaux d’autonomie 3 et 4. De même, le projet robotaxi est le moteur de l’espace de conception du sous-
espace dédié au niveau 5 d’autonomie. Ainsi, on pourrait inscrire le projet ILIAD dans le schéma suivant :
99 Hatchuel, A; B. Weil, La théorie C-K : Fondements et usages d'une théorie unifiée de la conception. Colloque Sciences de la conception, 2002
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Figure 30 Représentation de l'espace de conception du véhicule autonome au sein de Renault, et position/rôle du projet ILIAD
III. Le cycle de conception du projet ILIAD : application naturelle des méthodes liées
aux stratégies de vitesse, flexibilité et ingénierie concourante, et implication des
fournisseurs dans le processus de conception
1) Rupture avec le cycle de conception classique de Renault
Maintenant que nous avons identifié l’objet théorique auquel peut être rattaché le projet ILIAD,
nous allons montrer en quoi une telle cellule est en rupture avec les processus classiques de conception de
Renault.
Tout d’abord, il nous paraît bon de rappeler que les choix relatifs au projet ILIAD, ses origines, ses
caractéristiques, etc., résultent très majoritairement de l’expérience des hommes et des femmes qui en sont
les instigateurs, ainsi que d’une culture d’entreprise qui donne la part belle aux projets. Cette entité n’est
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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pas l’aboutissement de réflexions théoriques sur les sciences de gestion. Cependant, le projet ILIAD est
clairement en rupture avec les modes de conception habituels de Renault.
Le cycle de conception classique de Renault est un cycle séquentiel qui se décompose en quatre
phases : une première phase de recherche, une deuxième phase d’avant-projet, suivie d’une phase de
développement, et enfin une phase de cycle de vie produit. Chaque phase comporte plusieurs jalons
intermédiaires et un jalon final, qui valide le passage à la phase suivante.
Figure 31 Cycle de conception séquentiel classique de Renault
Parcourons ce cycle avec un exemple pour bien en saisir le fonctionnement : le système des quatre
roues directrices (les quatre roues du véhicules tournent, et non seulement les deux roues du train avant).
Pour commencer, la recherche se voit confier un budget pour étudier comment peut être réalisé un
système qui permette aux quatre roues de tourner en garantissant un confort optimal au passager,
et de manière à améliorer significativement les performances de maniabilité des véhicules de type
berline et monospace de la gamme Renault. Les ingénieurs chercheurs construisent une définition
technique d’un système capable d’effectuer de telles tâches : modification de la colonne de
direction, ajout d’actionneurs au niveau des roues arrière, définition de règles de rotation des roues
(rotation en sens inverse à faible vitesse, rotation dans le même sens à vitesse moyenne et élevée),
configuration d’un calculateur capable de gérer le nouveau système, etc. Une fois cette définition
technique déterminée, un prototype est réalisé. Ce prototype a deux objectifs : valider la
technologie en montrant notamment que les risques liés à un tel système ont été identifiés, et
résolus, et qu’une valeur client existe. Dans le cadre du système quatre roues directrices, le bénéfice
a très vite été immédiat : l’ajout d’un tel système à des voitures comme la Talisman ou l’Espace V
augmente significativement la mobilité à faible vitesse, notamment en zone de parking, et à vitesse
moyenne et élevée, notamment en conduite sportive. Le projet de recherche se termine sur un jalon
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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final au cours duquel il est jugé sur ces deux démonstrations, risques et valeur, qui permettent de
déterminer un coût approximatif du système, et une valeur approximative.
Une fois le projet de recherche terminé, une nouvelle équipe prend le projet quatre roues directrices
en charge : c’est l’équipe avant-projet. Elle doit transformer un système prototype en un système
de série. Son rôle est donc de préparer l’intégration du système développé dans les véhicules de la
gamme Renault, et d’y apporter les modifications nécessaires. En l’occurrence, le système a dû être
adapté à plusieurs niveaux, pour correspondre aux différents véhicules de la gamme. Ensuite, il a
fallu adapter la programmation du système pour qu’il puisse être géré par le calculateur des
véhicules cibles, sans avoir à remplacer le calculateur déjà prévu. L’intégration du système avec
les autres systèmes du véhicule a donc dû, plus généralement, être étudiée, afin de trouver une
solution. Enfin, la définition technique est précisée : pour chaque brique technologique ou
technique sont identifiés des fournisseurs capables de fournir les pièces, etc. L’équipe avant-projet
aboutit donc à une étude de rentabilité qui permet d’anticiper la rentabilité réelle d’un tel système,
en définissant un objectif de coût et de prix de vente.
L’équipe de développement prend ensuite le relai. Elle doit préparer la fabrication et la
commercialisation. Cela passe d’abord par la sélection des fournisseurs et la négociation des
contrats, pour coller aux objectifs de coûts de production. Ensuite, il faut préparer la fabrication.
Pour le système quatre roues directrices, il a fallu adapter les chaînes de montage pour installer le
système dans les véhicules. Enfin, la commercialisation doit être anticipée. Cela couvre la
communication, mais aussi la logistique de distribution, et la formation des concessionnaires. La
phase de développement se termine avec le début de la production série et les premières
commandes.
Enfin la phase de cycle de vie produit a pour rôle de gérer toutes les problématiques qui concernent
le système après sa commercialisation. Par exemple, le système quatre roues directrices était une
nouveauté pour les garagistes, qui devaient en comprendre le fonctionnement. L’équipe de cycle
de vie produit va également suivre des indicateurs clés tels que le taux de monte de l’option, la
satisfaction client, et, ensuite, lancer des améliorations du système si besoin.
L’avantage premier d’un tel cycle de conception, c’est sa mécanique très bien huilée. Il est extrêmement
performant chez Renault pour sortir des produits, ou services, sur des milliers de véhicules, à faible coût de
fabrication, et de qualité uniforme. Ou même des milliers de nouveaux véhicules. En effet, correspondant
à l’organisation scientifique du travail de Taylor – c’est-à-dire la compréhension par l’observation des
problématiques liées à chaque étape d’un processus, et l’utilisation des outils les plus appropriés pour
optimiser la productivité de ces tâches – chaque étape de ce cycle est réalisée par des équipes qui ont une
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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réelle expertise dans leur domaine, comme l’équipe des achats, par exemple. Ainsi, des processus
standardisés adaptés à chaque innovation permettent d’atteindre des volumes de fabrication importants avec
un coût et une qualité maîtrisés.
Le deuxième avantage de ce cycle est de limiter très vite les incertitudes liées au produit/service conçu.
Les incertitudes principales que sont les incertitudes technologiques et de marché sont ainsi levées dès la
fin de la première phase de recherche : la définition technique n’évolue ensuite que très peu en aval, même
si les fournisseurs changent souvent. De même les incertitudes de compatibilité du système conçu avec les
véhicules de la gamme sont levées en phase d’avant-projet : une fois la définition technique figée, il est aisé
de l’adapter légèrement pour coller aux cycles de conception et de fabrication des véhicules qui, eux, sont
déterminés en avance.
Le système de jalon offre également une excellente visibilité sur l’avancement de la conception, et des
occasions d’arrêter les projets tôt si nécessaire : les objectifs étant très bien définis pour chaque phase, il est
aisé d’identifier les écarts par rapport aux objectifs.
En revanche, un tel modèle de conception peut donner lieu à des interrogations sur la rapidité
d’apprentissage. En effet, puisque chaque étape est prise en charge par une équipe différente, cela génère
parfois un manque d’anticipation des problèmes en aval. Comme l’équipe responsable d’une phase a une
liste claire d’objectifs à atteindre, avant de passer le relai à une autre, la découverte des problèmes est parfois
très tardive et demande de remonter le cycle de conception pour effectuer des modifications en amont. Par
exemple, Renault a conçu de nouvelles portières plus légères sur l’Espace V. Mais, pour des contraintes de
fabrication et de commercialisation, il a fallu alourdir ensuite artificiellement ces portières avec du lest.
Certains collègues nous ont expliqué qu’à chaque phase, les équipes ne sont donc pas vraiment encouragées
à anticiper tous les problèmes qui pourraient survenir en aval. Evidemment, chaque retour à des étapes
antérieures de conception pour résoudre un problème non-anticipé (par exemple : le fait que le calculateur
choisi par l’équipe avant-projet pour le système quatre roues directrices ne permettait pas de faire
fonctionner simultanément les quatre roues directrices et certaines aides à la conduite) génère des retards
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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et des surcoûts de conception (Midler, 1993100 ; Clark & Fujimoto, 1991101, Nakhla & Sardas, 1999102 ;
Capul, 2000103).
Ce modèle pourrait aussi être un frein à la continuité des apprentissages et des concepts. En effet,
chaque étape est prise en charge par une équipe différente. A chaque étape, donc, une période
d’appropriation du produit ou du service conçu est nécessaire pour la nouvelle équipe. Et on peut envisager
qu’une partie des connaissances est perdue lors de la transition entre une phase et la suivante, lors du
passage de témoin. Les témoignages de plusieurs membres du projet ILIAD, par rapport à leur propre
expérience, allaient dans ce sens.
Le cycle de conception choisi par le projet ILIAD est très différent de ce cycle séquentiel à bien des
égards. Tout d’abord, les quatre phases sont simultanées, ou quasiment simultanées, au lieu d’être
séquentielles :
Figure 32 Cycle de conception du projet ILIAD
100 Midler C., L'auto qui n'existait pas, management des projets et transformation de l'entreprise, InterEditions, Paris, 1993 101 Clark K. B. et Fujimoto T., Product Development Performance ; strategy, organization, and management in the world auto industry, Harvard Business School Press, 1991 102 Nakhla M. et Sardas J.-C. (Eds.), Intégration produit-process dans les projets : de l'ingé- nierie concourante à l'ingénierie intégrée. Le cas des Unités de conception plurimétiers, Renault, 1999 103 Capul J.Y., Les enjeux économiques de l’ingénierie concourante, Revue Française de Gestion, Mars-Avril-Mai, pp. 28-43, 2000
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Tout d’abord, ce modèle a la particularité, comme on l’a vu dans la partie précédente, de rassembler
en un même lieu et dans une même équipe l’ensemble des compétences liées habituellement à la conception
chez Renault : recherche, avant-projet, développement, et cycle de vie produit. L’idée était d’abord de
donner aux personnes travaillant sur ce projet un réel sentiment d’appartenance à quelque chose qui n’a
rien à voir avec ce que l’entreprise a l’habitude de faire, dans un but de motivation et d’implication. Dans
la même lignée, le fait de rendre l’équipe, et donc tout le monde, responsable du succès final du projet avait
pour but de responsabiliser les membres du projet sur l’ensemble des problèmes potentiels. A l’inverse de
ce qu’implique implicitement le modèle séquentiel habituel : les problèmes de recherche pour les ingénieurs
chercheurs, les problèmes de commercialisation pour le développement, etc.
La deuxième particularité de ce modèle réside dans la quasi-simultanéité des tâches de conception :
l’équipe avant-projet n’attend pas que la recherche ait fixé une définition technique pour commencer à
travailler, ni l’équipe développement. L’équipe cycle de vie produit est même impliquée avant le début de
la commercialisation. Selon Monsieur L. Taupin, chef de projet ILIAD qui a fait le choix de ce modèle,
cela permet d’augmenter significativement les interactions entre les personnes et entre les métiers.
L’objectif est simple : favoriser la communication des apprentissages. Autrement dit, éviter le plus possible
les remontées en amont du cycle de conception dues à des émergences de problèmes en aval : si tout le
monde réfléchit au même problème en même temps, les problèmes des uns forcent les autres à trouver dès
le début des solutions, sans attendre. Un exemple de cette anticipation des problèmes est la collaboration
entre les équipes de recherche sur la vie à bord, et les équipes avant-projet d’intégration dans les véhicules.
En effet, l’équipe travaillant sur la vie à bord cherchait à proposer différentes positions au conducteur, pour
que la conduite autonome soit la plus relaxante possible. Ils ont donc travaillé sur plusieurs positions du
siège avec des hauteurs et des inclinaisons différentes. Mais la collaboration avec l’équipe d’intégration du
système dans le véhicule a très rapidement soulevé un problème qui aurait pu coûter cher en termes de
retard s’il avait été identifié plus tardivement : le véhicule cible pour l’intégration du système ILIAD est un
véhicule électrique, et les batteries placées sous le siège empêchent toute modification de la hauteur de ce
siège. Cela a poussé les équipes de vie à bord à repenser leurs solutions pour tenir compte de cette
contrainte. Enfin, un tel fonctionnement simultané renforce également l’implication de chacun, et la
solidarité des équipes des différentes phases. En théorie, selon la classification des problèmes de conception
établie par Franck Aggeri et Blanche Segrestin (2002)104, ce type de cycle doit permettre d’éviter les
modifications de type 4 avec un délai de latence long et un délai de traitement long, tel le problème des
ouvrants sur la Laguna II. Ces modifications de type 4 sont les plus menaçantes pour les délais du projet.
104 Aggeri F., Segrestin B., Comment concilier innovation et réduction des délais ? Quelques leçons tirées du développement de la Laguna II, Gérer et comprendre, Mars 2002
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 33 Typologie des modifications (Source Aggeri et al. 2002)
2) Un cycle adoptant les principes de l’ingénierie concourante, flexibilité et
collaboration des métiers, avec une forte implication des fournisseurs
Ce cycle de conception est typique de ce qui est appelé dans littérature « l’ingénierie concourante »,
ou « ingénierie simultanée », un concept développé dès la fin des années 1980 (Winner et al. 1988)105 pour
minimiser les retours en arrière et maximiser l’anticipation. En pratique, dans le cadre du projet ILIAD,
cela a en effet maximisé l’anticipation mais pas le délai de temps de résolution, du fait de la complexité des
problèmes émergents. Cela a même parfois donné lieu à un phénomène mal représenté dans la typologie
d’Aggeri & Segrestin, qui questionne la cause d’un délai de latence avant traitement : un problème de type
4, avec un délai de latence avant traitement long, non pas parce que le temps de détection du problème a
été long, au contraire, mais parce que le temps entre la détection et le début du traitement a lui été très long.
Pour une raison simple : les membres du projet ne savaient quelle modification effectuer pour résoudre le
problème. Combinés avec une complexité très importante demandant une expertise inexistante, ces
problèmes avaient en plus, dans le cas du projet ILIAD, des boucles de résolutions longues, ou même très
longues.
C’est le cas de l’horizon de perception du véhicule autonome développé par ILIAD. En effet, les
membres de l’équipe prestations client ont rapidement conclu qu’un système autonome sur autoroute doit
pouvoir rouler à des vitesses élevées, 90 km.h-1 étant un prérequis pour pouvoir vendre le système, 110
105 Winner, Robert I., Pennell, James P., Bertrand, Harold E., and Slusarczuk, Marko M. G. (1991). "The Role of Concurrent Engineering in Weapons System Acquisition", Institute for Defense Analyses Report R-338, December 1988
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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kmh-1 un minimum d’acceptabilité pour le client, et 130 km.h-1 le scénario idéal. En effet, lors d’un trajet
Paris – Lyon par exemple, un système ne roulant qu’à 90 km.h-1 ferait perdre plus d’une heure à son
propriétaire par rapport à un système roulant à 130 km.h-1, sans parler d’une potentielle dangerosité sur
autoroute d’une vitesse si faible. Or ces contraintes de vitesse posent un réel problème de distance de
détection des obstacles. Pour bien comprendre cela, prenons un exemple : une voiture autonome roule à
110 km.h-1 sur une autoroute (soit 30 m.s-1 environ). Elle est, bien sûr, toujours prête à effectuer un freinage
d’urgence si besoin. Pour arrêter un véhicule à 110 km.h-1 avec une intensité de freinage de 5,5 m.s-2
(décélération minimale définie par la législation pour les voitures particulières), il faut 82 mètres sur une
route sèche, ou 136 mètres sur route mouillée. Cela signifie qu’un véhicule autonome doit voir à au moins
136 mètres, avec une précision quasi-parfaite, lorsque la route est mouillée, s’il veut pouvoir s’arrêter en
cas de besoin. Si son horizon de perception est inférieur, il n’aura pas le temps de s’arrêter, et percutera
l’obstacle. En augmentant l’intensité du freinage, on peut réduire la distance d’arrêt de 136 mètres jusqu’à
75 mètres, en prenant en compte le temps de perception et d’identification de l’obstacle par le système,
mais le niveau de freinage est alors d’un inconfort extrême pour le client, sans compter qu’il aura sans doute
vu l’obstacle avant que le véhicule ne déclenche le freinage (une telle situation lui ôterait sans doute toute
confiance dans le système). Or, sur certains tronçons autoroutiers, même avec les capteurs les plus
puissants, la visibilité est limitée par l’infrastructure ou les conditions (virage serré, arrivée en haut d’une
bosse, conditions météorologiques, etc.), et même avec les meilleurs capteurs, le système ne peut parfois
pas voir à une distance suffisante pour atteindre 110 kmm.h-1 en toute sécurité. L’équipe projet ILIAD a
donc très vite réalisé qu’il allait falloir trouver une solution pour « voir plus loin », une solution autre que
des capteurs embarqués sur le véhicule. Cette solution n’était pas trouvée, au moment où nous avons quitté
Renault, même si des pistes étaient évoquées (capteurs débarqués sur l’infrastructure et communication
véhicule – infrastructure, etc.). Mais comme il est déjà extrêmement compliqué d’avoir un véhicule qui
fonctionne jusqu’à 90 km.h-1, les acteurs du projet ILIAD se sont pour l’instant concentrés sur cette
problématique moins contraignante, d’autant plus que personne parmi les concurrents ne semble avoir
trouvé une manière de résoudre le problème de l’horizon de perception. On aboutit donc à un problème
détecté, mais avec une forte latence avant le début de traitement, et qui devrait en plus être très long à traiter.
Et ce problème peut remettre en cause fortement la capacité de l’entreprise à vendre un tel système.
D’autres problèmes de type 4 ont émergé rapidement mais ont été traités tardivement, ou pas traités.
C’est le cas de la question du modèle d’affaire du véhicule autonome. La définition technique du système
nécessaire pour réaliser un système autonome de niveau 4 a rapidement fait comprendre aux membres du
projet que le coût unitaire allait s’élever à environ 2 000 euros, en faisant de gros efforts de réduction des
coûts. Or chez Renault, un système doit pouvoir être vendu à un prix égal à deux fois son coût, en moyenne,
soit 4 000 euros au minimum. Le véhicule électrique bénéficie d’une dérogation à la règle, car le système
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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de location de batteries permet d’équilibrer l’équation économique tout en maintenant le prix de vente du
véhicule en concession relativement faible. Le projet ILIAD doit donc casser ses coûts, ou trouver un
modèle d’affaire similaire à celui de la Zoé. Des réflexions ont été lancées sur le sujet (facturation en service
à la minute ou via un forfait mensuel, etc.) mais l’immaturité du produit conçu, et le flou juridique qui
l’entoure, font pour l’instant obstacle à toute solution définitive.
En revanche, ce modèle de l’ingénierie concourante choisi par le chef de projet ILIAD a pour
avantage de maintenir une grande flexibilité pendant des périodes beaucoup plus longues que ce que permet
le cycle séquentiel : le concept du produit n’est pas figé au moment où les équipes commencent à travailler,
les définitions techniques sont figées bien plus tard, le véhicule cible change en cours de projet, etc. Cela
correspond à la gestion des degrés de liberté dans les projets (Midler). En mode séquentiel, les degrés de
libertés diminuent par sauts successifs, au fur et à mesure que le projet avance, à la fin de chaque phase,
puisque chaque équipe successive a pour rôle de résoudre une série de problèmes spécifiques en imposant
une ou plusieurs solutions. On aboutit à un schéma similaire à la figure suivante :
Figure 34 Réduction des degrés de liberté en cycle de conception séquentiel
Cette réduction des degrés de liberté va de pair avec la résolution des incertitudes, ce qui confère
au modèle séquentiel une réelle force de conviction en interne. Dans le cadre du modèle d’ingénierie
concourante mis en place par le projet ILIAD, les décisions étant retardées, les degrés de libertés diminuent
plus tard, mais également plus brutalement, ce qui correspond au schéma suivant :
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 35 Réduction des degrés de liberté en cycle de conception d'ingénierie concourante
Dans le cadre du projet ILIAD, cette flexibilité était nécessaire pour laisser au projet le temps
d’apprendre. Lorsque nous sommes arrivés sur le projet, le concept n’était pas pleinement figé, et lorsque
nous sommes partis, ce n’était toujours pas le cas. Cependant, il était bien plus précis qu’au départ. Pour
preuve, la note de cadrage du projet, qui recense entre autres les apprentissages effectués par ses membres
et les méthodes de conception choisies de manière synthétique, est passée de 19 pages en octobre 2016 à
64 pages en juillet 2017, et de 13 parties à 18. C’est l’un des intérêts de l’ingénierie concourante : augmenter
la vitesse d’apprentissage. Dans un cycle de conception séquentiel classique, le manque de coordination
entre les différentes équipes retarde l’apprentissage sur les sujets en aval, tandis que la fixation de définition
technique en amont rend parfois difficile leur traitement. Dans un cycle d’ingénierie concourante, la
réflexion sur tous les sujets ou presque, de manière simultanée, combinée au report de la fixation du concept,
des définitions techniques, des méthodes de fabrication, etc, permet d’anticiper les problèmes et de
maximiser l’apprentissage par rapport au temps.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 36 Vitesses comparées des apprentissages en cycle séquentiel et en cycle concourant
Pour accélérer encore les apprentissages, les acteurs du projet ILIAD ont impliqué les fournisseurs
le plus possibles dans le processus de conception, sur un modèle proche de celui de la conception de la
Kwid en Inde, comme en parle Midler dans son ouvrage Innover à l'envers — repenser la stratégie et la
conception dans un monde frugal106. Un bon exemple de cette implication réside dans le pari du projet
ILIAD sur les lidars. L’idée de ce pari est relativement simple : là où une caméra, en effectuant de la
reconnaissance d’images, analyse des pixels, le lidar analyse des distances. Quelle différence cela fait-il ?
Prenons l’exemple d’un tunnel dont le plafond est percé de puits de lumière et d’aérations, sur l’A86 au
niveau de Versailles par exemple, comme sur la photo suivante :
106 Midler C., Jullien B. et Lung Y., Innover à l'envers — repenser la stratégie et la conception dans un monde frugal, Dunod, Janvier 2017
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 37 Tunnel ajouré de l'A86 au niveau de Versailles (Source : Google street view)
Lorsque le soleil est haut dans le ciel et n’est pas masqué par les nuages, comme c’est
malheureusement le cas sur la photo, les ombres des panneaux de béton qui constituent le plafond de ce
tunnel dessinent sur la route un damier irrégulier, produisant une alternance de zones d’ombres et de zones
de vive lumière, avec un très fort contraste. Ce type de situation est un enfer pour les véhicules autonomes
se reposant surtout sur des caméras. Tout d’abord, la lecture des lignes devient très difficile, et les caméras
embarquées sur le prototype ILIAD avaient même tendance à confondre les zones claires avec des lignes.
Ensuite, il est compliqué, pour les caméras de distinguer si les zones d’ombres très géométriques sont des
obstacles ou pas (des cartons sur la voie, etc). Le véhicule autonome a donc tendance à « paniquer » dans
ce genre de situation si son système repose sur de la reconnaissance d’images. En revanche, si la perception
est réalisée par fusion des données de caméras et de lidars, le véhicule comprend vite la situation. En effet,
le lidar fonctionne sur un principe similaire au radar (envoi d’ondes, et mesure du temps de retour du signal),
mais avec des rayons lasers au lieu d’ondes radio. Le lidar est donc capable de dire qu’il n’y a aucun obstacle
sur la route : s’il y en avait un, les rayons lasers rebondiraient dessus et reviendraient plus vite. De plus, à
la différence des radars, les lidars permettent de percevoir les lignes, grâce à l’épaisseur de peinture. Dans
une situation comme celle-ci, le lidar permet donc d’éviter la panique, en précisant qu’il n’y a pas
d’obstacle. Mais l’intérêt de cette technologie par rapport à la caméra est d’autant plus grand pour le constat
opposé : il y a un obstacle, je dois freiner. Car un obstacle peut ne pas être vu par une caméra : obstacle
sombre sur une route ombragée, obstacle blanc sur un horizon très ensoleillé comme lors de l’accident
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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d’une Tesla où la caméra n’a pas vu un camion blanc sur un ciel blanc107, etc. Là où un système fondé sur
des caméras fait avancer la voiture en supposant qu’il n’y a pas d’obstacle (si je ne vois pas d’obstacle,
j’avance), un système fondé sur des lidars ne fait avancer la voiture que s’il est certain de l’absence
d’obstacle (si le retour du lidar ne présente aucune anomalie, j’avance). En effet, le lidar mesure des
distances réelles entre les objets, là où la caméra interprète des images, qui peuvent ne pas correspondre à
la réalité. La technologie lidar coûte bien plus cher qu’une caméra, mais la conviction de Monsieur L.
Taupin, chef de projet ILIAD, était qu’on ne peut pas atteindre un niveau de performance suffisant pour
produire et commercialiser un système autonome de niveau 4 sans utiliser de lidar. Cette approche est
d’ailleurs proche de celle de Google, qui met les lidars les plus performants et les plus chers du marché sur
ses prototypes.
Conscients que d’autres constructeurs, et notamment Tesla, n’ont pas tous misé autant sur cette
technologie, les membres du projet ILIAD ont décidé d’en faire leur atout de différentiation par rapport à
la concurrence. Ce choix est d’autant plus intéressant que les lidars sont vendus sans l’algorithme de
reconnaissance et d’identification des objets, à l’inverse des caméras Mobileye par exemple, qui fournissent
comme données de sortie les obstacles environnants identifiés dans un repère orthogonal, là où le lidar ne
remonte que des nuages de points non traités. Le lidar force donc les équipes à réaliser elles-mêmes leurs
algorithmes de traitement, permettant ainsi d’avoir une compréhension globale du processus de traitement
de la donnée. Les membres du projet ILIAD ont donc établi un contact aussi régulier et transparent que
possible avec Velodyne, le fournisseur de lidars. Mais surtout, ils ont passé des accords avec des start-ups
spécialisées dans l’analyse de données lidars, et en ont racheté certaines. Dibotics, jeune microentreprise
spécialisée dans ce secteur, travaille par exemple main dans la main avec Renault, qui souhaitait que ce
partenaire augmente rapidement de taille pour supporter des charges de travail correspondant à la
production de masse. Renault a appris à traiter des données lidars en grande partie avec Dibotics.
Le projet ILIAD semble donc avoir adopté une stratégie adaptée aux exigences imposées : trouver
rapidement un moyen de fabriquer et commercialiser un véhicule autonome de niveau 4, à partir de rien,
ou presque. Une stratégie de vitesse, favorisée par l’ingénierie concourante, et l’implication des
fournisseurs, permettant une flexibilité propice à un apprentissage rapide sur plusieurs domaines en même
temps. Cette stratégie hybride serait sans doute un facteur clé de succès si le projet ILIAD était un projet
autonome et isolé du reste de l’organisation. Or ce n’est pas le cas : le projet ILIAD doit se coordonner avec
les projets des autres sous-espaces de conception (niveaux 1 et 2, et niveau 5). Et le projet ILIAD ne
107 Citation : It’s understandable that the camera couldn’t detect the trailer as an obstacle based on Tesla’s explanation of the trailer’s “white color against a brightly lit sky” and the “high ride height”, Understanding the fatal Tesla accident on Autopilot and the NHTSA probe, electrek, 1er Juillet 2016 https://electrek.co/2016/07/01/understanding-fatal-tesla-accident-autopilot-nhtsa-probe/
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comporte pas en son sein tous les décisionnaires : il doit collaborer avec la Direction Programme qui oriente
son avancée, avec la Direction Produit qui lui précise le produit à fournir à travers les concepts d’usages et
de valeur client, avec les Experts leaders de l’ingénierie qui suivent l’avancée du projet et décident du
passage ou non des jalons, avec les projets véhicules, qui définissent le support sur lequel sera greffé le
système, etc. L’exploration serait bien plus aisée, en d’autres termes, si le projet ILIAD était une start-up,
ou si le véhicule support était pensé à partir du système d’autonomie, comme la Zoé a été pensée à partir
du système de propulsion électrique.
La question se pose donc maintenant du pilotage de l’exploration sur le sous-espace de conception
de l’autonomie de niveaux 3 et 4, dont le projet ILIAD peut être perçu comme étant le moteur, en
collaboration avec le pilotage de l’exploration sur l’espace de conception du véhicule autonome dans sa
globalité.
IV. Le projet ILIAD et la Direction Programme : le projet ILIAD n’est pas un projet
autonome au sein de l’Alliance, d’où l’impossibilité d’appliquer les méthodes
classiques de management des projets d’exploration
Tout d’abord, il est important de rappeler que le projet ILIAD n’est en effet pas LE projet de véhicule
autonome Renault. C’est un projet de véhicule autonome, celui des niveaux 3 et 4, dans un écosystème
hybride regroupant des directions travaillant sur les business existants, avec des roadmaps claires et définies
souvent plusieurs années à l’avance, et des cellules plus agiles travaillant sur de nouveaux business, comme
le projet de recherche TRAJAM mentionné dans la partie précédente. On pourrait représenter cet
écosystème comme suit :
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 38 Acteurs impliqués dans l'exploration sur le véhicule autonome Renault, avec focus sur le projet ILIAD
1) Un écosystème combinant des entités d’exploitation et d’exploration, aboutissant à
une ambidextrie plurielle
Les problématiques de cet écosystème sont caractéristiques de l’ambidextrie, c’est-à-dire la capacité
pour une entreprise à trouver un équilibre entre exploitation et exploration. Selon March (1991)108,
« l’essence de l’exploitation est l’amélioration et l’extension des compétences, technologies et paradigmes
existants… L’essence de l’exploration est l’expérimentation avec de nouvelles alternatives ». Cette
nécessité de trouver un équilibre a donné lieu à la littérature sur l’ambidextrie, dont l’enjeu réside dans la
simultanéité de l’exploitation et de l’exploration, à la différence des modèles d’équilibres ponctués qui
suggèrent une séquentialité (l’un puis l’autre)109. Dans le cadre du véhicule autonome de Renault, les projets
ILIAD et TRAJAM correspondent à l’exploration. Les directions impliquées dans l’espace de conception
font à la fois de l’exploration et de l’exploitation. Les différents acteurs qui participent à l’exploration sur
le véhicule autonome n’ont donc pas tous le même horizon.
108 March J. G. (1991), Exploration and exploitation in organizational learning, Organization Science, Vol. 2, pp. 71–87. 109 Gersick, C. G., Revolutionary change theories: a multilevel exploration of the punctuated equilibrium paradigm, Academy of Management Review, 16, 10-36, 1991
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Dans la littérature, il existe quatre modèles d’ambidextrie : l’ambidextrie structurelle, l’ambidextrie de
réseau, l’ambidextrie contextuelle et l’ambidextrie multiplex. L’ambidextrie structurelle (Tushman &
O’Reilly, 1997)110 consiste à générer un pôle d’exploration et à en confier la responsabilité à une équipe
d’employés. Ce pôle est séparé des autres directions et métiers. Les apprentissages du pôle d’exploration
sont remontés à la Direction générale avant de redescendre les métiers. Cela correspond au schéma suivant :
Figure 39 Schéma explicatif de l'ambidextrie structurelle
Avec ce type de fonctionnement, le cloisonnement entre exploration et exploitation confère une
grande autonomie au pôle d’exploration qui se nourrit de compétences existantes au sein de l’entreprise.
C’est donc un système efficace pour concevoir entièrement des produits innovants indépendants du reste
de la gamme. En revanche, dans le cadre des projets de véhicule autonome, un tel cloisonnement serait un
frein car on parle ici d’un système innovant qui doit pouvoir se greffer sur les véhicules de la gamme.
Le deuxième type d’ambidextrie est l’ambidextrie de réseau (Lavie & Rosenkopf, 2006)111, qui fait
appel à l’innovation ouverte112 (ou open innovation en anglais). Ce modèle consiste à compléter les
connaissances dont dispose la firme en faisant appel à des partenaires, et en les impliquant dans le processus
110 Tushman, M. and O'Reilly C., Winning through Innovation: A Practical Guide to Leading Organizational Change and Renewal. Boston, MA: Harvard Business School Press, 1997 111 Lavie D, Rosenkopf L., Balancing exploration and exploitation in alliance formation. Academy of Management Journal, 2006 112 Le terme 'Open innovation', traduit en français par 'Innovation ouverte' - ou encore, terme que nous préférons 'Innovation Partagée' - a été promu par Henry Chesbrough, Professeur à la célèbre université américaine de Berkeley. Ce terme définit le processus par lequel une entreprise est capable de faire appel à des idées et expertises en dehors de ses propres murs. L'Innovation Partagée permet également à une entreprise de rentabiliser ses idées / brevets en dehors de son propre marché en les proposant à d'autres entreprises, institutions...
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d’innovation. Ce modèle présente des risques en termes de propriété intellectuelle par rapport à
l’ambidextrie structurelle, mais permet un apprentissage plus rapide.
Figure 40 Schéma explicative de l’ambidextrie de réseau
Cependant, le pôle d’exploration de réseau est toujours, dans le cadre de l’ambidextrie de réseau,
cloisonné, ce qui, pour la même raison, ne saurait convenir à un projet de système de conduite autonome.
Le troisième type d’ambidextrie correspond à l’ambidextrie contextuelle (Gibson & Birkinshaw,
2004113 ; Burgelman, 2002114). L’idée de ce modèle est très différente des deux précédents, puisqu’il s’agit
d’intégrer l’exploration dans les directions travaillant sur l’exploitation, dans le but d’assurer un dialogue
constant entre exploitation et exploration. En revanche, ce modèle est construit sur les connaissances
propres de l’entreprise, et ne fait que peu, ou pas, appel à l’innovation ouverte. Cela correspond au schéma
suivant :
113 Gibson CB, Birkinshaw J., The antecedents, consequences, and mediating role of organizational ambidexterity. Academy of Management Journal, 2004 114 Burgelman RA, Strategy as vector and the inertia of coevolutionary lock-in. Administrative Science Quarterly, 2002
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 41 Schéma explicatif de l'ambidextrie contextuelle
Ce troisième modèle correspond bien aux exigences de compatibilité des systèmes de conduite
autonome avec les véhicules de la gamme, mais il repose essentiellement sur les compétences des employés
de l’entreprise, ce qui n’est pas suffisant pour l’autonomie. Car la conception d’un système d’autonomie
demande l’exploration de nouvelles poches de connaissances, dans plusieurs domaines différents.
Combinée avec les exigences de vitesse de commercialisation dues à la pression concurrentielle, cette
problématique oblige les constructeurs comme Renault à aller chercher des compétences à travers
l’innovation ouverte.
Enfin, le dernier type d’ambidextrie correspond à l’ambidextrie multiplex (Jouini & Charue-Duboc,
2008)115. Elle correspond à une combinaison des trois modèles présentés précédemment : mélange de
compétences internes et externes dans un pôle d’exploration séparé des autres directions, mais dont
l’interaction avec les autres directions travaillant sur l’exploitation est rendue possible par la double
appartenance des employés à leur hiérarchie métier (exploitation) et au pôle d’exploration. Cela correspond
au schéma suivant :
115 Jouini S., Charue-Duboc F., Achieving Ambidexterity Across Multiple Levels Of Analysis: The Case Of The Multiplex Form, 2008
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Figure 42 Schéma explicatif de l'ambidextrie multiplex
Ce dernier modèle correspond exactement au projet ILIAD, même si, encore une fois, le choix de
ce mode de fonctionnement de la part du chef de projet ILIAD tient plus de l’expérience et de l’instinct que
d’une démarche de recherche des modes d’organisation les plus adaptés à l’exploration dans un grand
groupe. Le projet TRAJAM, bien plus indépendant du reste de l’organisation et ayant travaillé avec de
nombreux partenaires, correspond typiquement au modèle d’ambidextrie de réseau. Mais au sein des
métiers, et notamment au sein de l’ingénierie, certains sous-projets travaillent aussi sur des projets
d’exploration sur un modèle d’ambidextrie contextuelle, comme le projet du nouvel habitacle pour les futurs
véhicules de la gamme, directement lié à l’autonomie.
La littérature sur l’ambidextrie permet donc de traduire la réalité de l’exploration chez Renault en
concepts. Mais cette littérature, qui explique comment construire ou organiser l’entreprise pour atteindre
un équilibre entre exploration et exploitation ne donne que très peu de recommandations sur le pilotage
d’une exploration qui implique plusieurs structures ambidextres qui se recoupent (TRAJAM et ILIAD,
sous-projets au sein des métiers), et des entités d’exploitation (notamment la Direction Programme et la
Direction Produit), qui ne partagent pas les mêmes objectifs.
2) Pour le pilotage d’un tel écosystème, une recommandation de la littérature : les
méthodes de pilotage de projets d’exploration
Pour le pilotage de ce genre de grands projets d’exploration, on pourrait donc tenter de s’en remettre
aux méthodes usuelles de pilotage des projets d’exploration. Parmi ces méthodes, une partie traite des
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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projets d’exploration autonomes, au sens où ils peuvent fonctionner en marge de l’organisation. C’est par
exemple le cas du projet Manhattan de fabrication de la bombe A, aux Etats-Unis, qui a abouti aux
bombardements de Nagasaki et Hiroshima. Les méthodes de pilotage de tels projets d’exploration ont
notamment été théorisées par Sommer & Loch (2004)116, Loch & al. (2006)117 et Lenfle (2010)118, en
complément des recommandations de Klein & Mekling (1958)119, d’Abernathy & Rosenbloom (1969)120.
Le premier principe de management des projets d’exploration correspond aux objectifs de l’ingénierie
concourante : maintenir un maximum de flexibilité pour accélérer les apprentissages en retardant la fixation
des concepts et des technologies. Mais l’ingénierie concourante ne donne pas d’éléments sur le pilotage de
l’apprentissage.
Les travaux de Loch mettent en lumière deux grandes stratégies d’exploration : l’approche try &
learn et la selectionism approach. La première approche est une approche itérative, qui consiste à apprendre
par itération d’un cycle en trois phases : face à un problème de conception, commencer par élaborer un
embryon de solution, faire un test, et identifier tous les nouveaux problèmes générés par ce test, c’est-à-
dire à la fois les problèmes de performance par rapport au problème initial, et tous les autres nouveaux
problèmes inconnus auparavant. La deuxième approche est plus connue sous le nom des stratégies
parallèles. Elle consiste à lancer en parallèle plusieurs pistes visant toutes à résoudre un même problème de
conception, mais par des moyens différents. Le projet Manhattan donne un bon exemple de cette
approche121. Les membres du projet avaient un problème pour faire exploser leur bombe, et un problème
pour produire la matière première radioactive : le concept d’une bombe à explosion était maîtrisé, mais ne
pouvait fonctionner qu’avec de l’uranium 235 pour générer une réaction en chaîne, mais cet uranium 235
était extrêmement difficile à produire ; à l’opposé, un autre concept de bombe au plutonium pouvait être
envisagé, le plutonium étant plus facile à produire, mais une bombe à explosion au plutonium ne permettrait
pas de générer une réaction en chaîne. Les responsables du projet Manhattan ont donc accepté l’idée que la
meilleure manière d’avoir la réponse à ce dilemme était de concevoir deux types de bombes. Ce qu’ils
firent : une bombe à explosion à l’uranium 235, non testée avant son lancement à cause de l’extrême
difficulté à produire de l’uranium, Little Boy, et deux bombes à implosion au plutonium, une pour un test
sur le champ de tir de la base aérienne d'Alamogordo, et une pour le lancement sur Nagasaki, Fat Man.
116 Sommer S. C., Loch C. H., Selectionism and Learning in Projects with Complexity and Unforeseeable Uncertainty, Management Science Vol. 50 Issue 10, 2004 117 De Meyer, A., Loch, C.H. and Pich, M.T., Management of novel projects under conditions of high uncertainty, Working Paper Series, 2006 118 Lenfle, S., Projets Et Conception Innovante. Editions Universitaires Européennes, 2010 119 Voir note bibliographique 120 Voir note bibliographique 121 Lenfle, S., The Manhattan project : an annotated bibliography, 2011
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Finalement, les deux stratégies ont abouti à un produit fonctionnel. Mais l’idée de la méthode des stratégies
parallèles est de sélectionner, parmi toutes les stratégies testées simultanément, celle ou celles qui peuvent
constituer une solution viable, et écarter celles qui n’aboutissent pas. On pourrait représenter l’approche try
& learn et la selectionism approach avec le schéma suivant :
Figure 43 Approche earn & try et selectionism approach
3) Des stratégies peu adaptables au contexte du véhicule autonome, du fait des
contraintes de ressources, de transposition industrielle, de temps, de compatibilité
des systèmes avec les véhicules de la gamme
Loch recommande donc de choisir l’une de ces deux approches pour piloter une exploration. Mais
ces deux stratégies sont-elles adaptées à la conception d’un système de conduit autonome ? Posons-nous
tout d’abord cette question à l’échelle du sous-espace de conception dédié à l’autonomie de niveaux 3 et 4,
c’est-à-dire à l’échelle des projets ILIAD et TRAJAM.
Pour ce qui est de la selectionism approach, c’est très peu probable. Très efficace et très rapide,
lorsqu’elle aboutit, son succès dépend cependant de deux facteurs : la disponibilité de ressources
supplémentaires pour tester toutes les pistes simultanément, et l’indépendance entre les pistes de solutions
suivies. Pour ce qui est de la disponibilité des ressources, il est évidemment très onéreux de demander à
une équipe de travailler de front sur plusieurs pistes : il faut la soutenir avec des moyens humains et
financiers très importants, et surtout lui donner une grande autonomie par rapport au reste de l’entreprise
pour qu’elle puisse avancer le plus vite possible (capacité à nouer des partenariats, accès aux capacités de
fabrication, etc.). Sur l’autonomie de niveaux 3 et 4, les projets ILIAD et TRAJAM ne bénéficiaient pas de
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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telles ressources, bien au contraire, et la dimension de ces projets était d’ailleurs souvent très inférieure aux
projets équivalents chez les constructeurs concurrents premiums. Si l’industrie pharmaceutique utilise
beaucoup cette méthode des stratégies parallèle – même si cette tendance n’est plus aussi généralisée ces
dernières années, du fait de son coût – c’est que la découverte d’une nouvelle molécule ouvre bien souvent,
un peu à la manière d’un achat de concession d’autoroute, sur plusieurs années d’exploitation, protégée de
la concurrence. Ce n’est pas le cas de l’autonomie. De plus, les incertitudes d’écosystème sont tellement
fortes, ne serait-ce que sur la capacité à homologuer de tels systèmes étant donné le cadre juridique actuel,
qu’on peut comprendre que les dirigeants de Renault soient frileux sur l‘allocation des ressources.
Ensuite, le deuxième facteur de succès des stratégies parallèles réside dans l’indépendance des
stratégies. Par exemple, les pistes de solutions suivies par le projet Manhattan était totalement
indépendantes : la manière de déclencher la réaction en chaîne était différente (implosion VS explosion), et
la matière première était également différente (uranium VS plutonium). Cette importance de l’indépendance
des pistes est quelque peu mathématique. Prenons l’exemple d’un jeu de dé où le premier joueur lance un
dé, puis donne le dé à un second joueur, qui le lance à son tour. Lorsqu’on veut connaitre le nombre de
possibilités pour le premier joueur de battre le second joueur, il est fastidieux de le faire directement. En
revanche, il est bien plus simple de dénombrer les succès en faisant une hypothèse sur le résultat obtenu par
le premier joueur. On peut ainsi diviser l’événement « le premier joueur bat le second » en six événements
indépendants « le premier joueur fait 1 et bat le second joueur », ce qui ne donne aucune possibilité de
succès, « le premier joueur fait 2 et bat le second joueur », ce qui donne une possibilité de succès, si le
second joueur fait 1, etc. jusqu’à « le premier joueur fait 6 et bat le second joueur », ce qui donne cinq
possibilités de succès, soit un total de 15 configurations possibles aboutissant à la conclusion « le premier
joueur bat le second ». Le projet ILIAD a essayé d’initier une réflexion similaire sur le sujet de l’horizon
de perception du véhicule autonome pour répondre à la question « comment résoudre le problème lié au
fait que notre véhicule ne voit pas assez loin ? ». Ainsi s’est dessinée l’arborescence suivante :
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
144
Figure 44 Arborescence de la réflexion des membres du projet ILIAD sur le problème de l’horizon de perception du véhicule
autonome
Mais le projet ILIAD n’avait pas les ressources pour s’engager sur ces trois pistes, alors que
d’autres sujets réclamaient des efforts bien plus importants pour l’avancée du projet.
Quant à l’approche try & learn, elle présuppose, pour garantir un apprentissage rapide, des boucles
de tests et d’améliorations courtes. Or, dans le cadre de la conception d’un système d’autonomie, de telles
boucles courtes sont extrêmement difficiles à mettre en place, du fait des contraintes qui pèsent sur un
prototype de véhicule autonome. Le schéma suivant résume ces contraintes122 :
Figure 45 Contraintes pesant sur la conception, la fabrication et l'utilisation d'un prototype de véhicule autonome
122 Voir également p. ?
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
145
Face à ces contraintes, les membres des projets TRAJAM et ILIAD ont d’ailleurs dû limiter le
nombre d’itérations et en augmenter le contenu : de nouvelles versions de software étaient ainsi livrées et
testées régulièrement, et chacune d’elle ne s’attachait pas à résoudre un problème particulier mais plusieurs.
Cela a de fait causé des retours en arrière au cours des boucles de résolutions. Pour reprendre l’exemple
donné dans la monographie, les ingénieurs Renault se sont rendu compte que le prototype avait tendance à
confondre la barrière centrale avec un camion, causant une panique du système. Une demande a donc été
faite, parmi d’autres requêtes, de régler ce problème. La version de software qui a suivi ne faisait
effectivement plus cette erreur, cependant, le prototype ne percevait plus les camions dans certaines
situations, et a manqué d’en percuter un lors des tests, ce qui serait arrivé si les testeurs n’avaient pas repris
le contrôle.
Nous pouvons maintenant nous poser la question de l’applicabilité de ces deux stratégies de
pilotage de l’exploration à l’échelle de l’espace de conception du véhicule autonome dans sa globalité,
c’est-à-dire au niveau des directions, Renault et Nissan, impliquées dans cette exploration si difficile que
représente l’innovation de l’autonomie.
Tout d’abord, la séparation de l’espace de conception du véhicule autonome en trois sous-espaces
de conception dédiés aux niveaux 1 et 2, 3 et 4 et 5, pourrait apparaître comme l’application de stratégies
parallèles .En effet, cela correspond à une démarche de division de l’idée globale du véhicule autonome, en
trois grands axes en faisant l’hypothèse du niveau d’autonomie. Les trois grands axes couvrent bien la
totalité des niveaux possibles, et donc théoriquement toutes les solutions possibles, mais ils ne sont en rien
indépendants. Des liens étroits existent entre ces différents axes pour des raisons multiples.
En premier lieu, pour des raisons de coût des équipements et de place disponible, il est impensable
qu’un même véhicule soit doté de plusieurs équipements ayant la même fonction, un pour chaque système
proposé : quatre caméras avant par exemple, une pour l’AEB, une pour le LKA, une pour un système
autonome, une enfin pour une boîte noire. Les équipes de conception de chaque système doivent donc
s’assurer de la convergence de leur définition technique avec celle des autres systèmes. Il semblerait par
exemple, d’après nos informations, qu’il ne soit pas possible de faire fonctionner en même temps le système
quatre roues directrices et l’ADAS line keeping assist (LKA) sur le nouvel Espace V, car le calculateur
n’est pas assez puissant pour supporter les deux en même temps. La Direction Programme a aussi un rôle
à jouer pour éviter les écarts, puisqu’elle coordonne les différents projets avec la Direction Ingénierie. Pour
l’autonomie, les équipes de conception, à défaut de reprendre la définition technique des autres systèmes
de niveaux supérieurs ou inférieurs pour la dégrader ou l’améliorer, doivent concevoir leur système comme
étant capable de fonctionner avec les autres. Prenons l’exemple d’un client qui souhaiterait avoir sur
l’Espace qu’il est sur le point d’acheter, à la fois un système de niveau 4 mind-off sur voies rapides, et un
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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système de niveau 1 qu’il puisse utiliser lorsque les conditions ne sont pas réunies pour de la conduite mind-
off. Le véhicule ne pouvant pas avoir deux jeux de capteurs, deux jeux d’actionneurs, deux calculateurs,
etc., il faut soit déterminer une définition technique permettant aux deux systèmes de fonctionner, ou alors
prévoir que le système de niveau 4 doit comporter un mode dégradé lui permettant de se convertir en
système de niveau 1.
Si les sous-espaces de conception des différents niveaux ne sont donc pas indépendants, c’est que
les Directions Programme, Ingénierie et Produit qui les coordonnent – principalement – doivent optimiser
simultanément les contraintes d’apprentissages, de coût, de temps et de transposabilité industrielle. En
d’autres termes, il faut avancer le plus vite possible, à moindre coût, sur des technologies pouvant servir un
maximum de produits, et rapidement industrialisables. La Direction Programme a par exemple fait l’effort
de réunir toutes les définitions techniques des différents systèmes d’autonomie en cours de conception chez
Renault et Nissan, y compris les ADAS, avec le coût de chaque composant, pour imposer autant que
possible aux différents projets de travailler sur une base commune, ou du moins similaire. Un obstacle
majeur, dans cette tentative, a été la frilosité de Nissan à communiquer les détails techniques des systèmes.
Cette frilosité a été à la fois un obstacle et une motivation pour les ingénieurs du projet ILIAD, puisque,
sans que ce soit forcément voulu par qui que ce soit, l’équipe ILIAD et son équivalent chez Nissan se sont
retrouvées de fait en concurrence. Chacune promettait un certain niveau de performance, à un certain coût,
en fonction d’une certaine définition technique. Les directions Programme et Ingénierie n’avaient ensuite
plus qu’à choisir la meilleure option. Bien évidemment, cela n’est pas aussi simple, puisque les deux
équipes travaillent finalement sur les mêmes problèmes, puisqu’elles ne communiquent que très peu, ce qui
coûte cher en temps et en ressources. Personne, n’a intérêt en interne à ce genre de guerre de clocher.
La Direction Programme pourrait-elle lancer des explorations indépendantes, conformément aux
stratégies parallèles, comme dans le cadre du projet Manhattan ? Si le projet Manhattan a des contraintes
de temps similaires, il n’a pas vraiment de contrainte de coûts. C’est d’ailleurs cette contrainte de coûts qui
justifie l’intervention du Programme autant en amont du processus de conception, puisqu’il n’intervient
habituellement pas en phase de recherche. Cette contrainte de coûts prohibe la multiplicité de pistes
indépendantes.
Peut-on alors adopter l’approche learn & try, c’est-à-dire avancer par apprentissages rapides et par
pivots ? Là encore, on s’oppose aux mêmes contraintes de temps et de coût : on n’apprend pas sur un
véhicule autonome aussi vite que lorsqu’on conçoit une brosse à dents. La complexité de l’autonomie exige,
nous l’avons vu, des cyles try & learn longs, et donc des pivots qui peuvent être tardifs.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
147
Comment donc piloter cette exploration. Rappelons-le, il s’agit de coordonner en simultané des
entités qui n’ont pas les mêmes objectifs : cellules de recherche, qui visent à produire une technologie avec
un certain TRL (Technology Readiness Level), et projets d’ingénierie, qui visent à convertir ces
technologies en systèmes transposables sur les véhicules de série. Certaines entités, comme le projet ILIAD,
mélangent même les deux. Pour finir, il faut ensuite coordonner ces entités avec les projets véhicules. La
Direction Programme, face à ces problématiques de pilotage, a contribué à effectuer un arbitrage. Cet
arbitrage consistait, au moment où nous étions chez Renault, à prendre les systèmes développés par Nissan,
et à les modifier pour les adapter sur la gamme Renault. Et ce pour les systèmes autonomes de niveau 1, 2
et potentiellement 3. On pourrait se féliciter de cette convergence des définitions techniques des différents
projets sur la base des technologies Nissan. Cependant, cela traduit également une volonté de stopper
l’exploration où elle en est, de remonter les apprentissages d’ingénierie de Nissan – puisque les technologies
sont presque prêtes – et de les transférer en amont à la recherche pour poursuivre son exploration sur cette
nouvelle base. Mais cela a peut-être balayé certains apprentissages des équipes qui se sont vues imposées
les systèmes Nissan. Sans parler de la frustration que nous avons pu mesurer auprès des ingénieurs Renault
à l’idée de faire de la mise au point de technologies Nissan.
D’après ce que nous avons pu observer tout au long de notre apprentissage, il semblerait finalement
que le choix, à la fois des projets ILIAD et TRAJAM et des Directions Programme et Ingénierie, a été de
combiner les deux approches de Loch, sans pourtant assurer un essaimage des apprentissages entre les
projets. Sans prétention aucune, nous essaierons donc, dans la sous-partie qui suit, de proposer un embryon
de méthode de pilotage de l’exploration dans un contexte aussi particulier.
V. L’exploration concourante : le pilotage de l’exploration par un plan d’expérimentation
Le contexte d’exploration du véhicule autonome Renault, collaboration d’entités ambidextres de
différentes natures et de directions regroupant presque tous les métiers impliqués dans la conception, la
fabrication et la vente d’un véhicule, est particulier par son ampleur et sa diversité. Tous ces acteurs
collaborent pour explorer un concept flou, celui de véhicule autonome. Cette collaboration, nous
l’appellerons exploration concourante, en référence à l’ingénierie concourante. Comme l’ingénierie
concourante, elle se caractérise par l’implication simultanée des différents métiers, différentes fonctions,
par opposition à un fonctionnement séquentiel.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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La compréhension que nous avons des contraintes de conception des différents niveaux
d’autonomie nous laisse à penser que c’est le passage du niveau 2 d’autonomie aux niveaux 3 et plus,
combiné avec la volonté de rendre les systèmes développés compatibles avec les véhicules de la gamme,
qui génère de la complexité dans le pilotage de l’exploration. Les systèmes d’autonomie semblent pouvoir
être conçus comme des aides à la conduite tant que le conducteur doit garder les yeux sur la route, c’est-à-
dire tant que l’on ne révolutionne pas le produit « voiture particulière ». Cela couvre les niveaux 1 et 2
d’autonomie. En effet, ces systèmes ne modifient que peu l’architecture du véhicule par rapport aux aides
à la conduite (ADAS) que Renault a l’habitude d’intégrer dans ses véhicules : pas de modification du
cockpit, pas de modification du modèle d’affaire, peu de modifications de l’architecture électronique, etc.
A l’inverse, lorsqu’on cherche à atteindre les niveaux 3 et plus, c’est-à-dire à changer partiellement
la fonctionnalité du véhicule – qui devient un lieu de divertissement, de travail, etc, grâce au temps récupéré
sur la conduite – le niveau de performance requis impose aux équipes de développer des systèmes
d’autonomies qui impactent presque l’ensemble des systèmes du véhicule. Et pour proposer des activités à
bord, il faut en plus modifier l’habitacle. Cette problématique est illustrée par le schéma suivant :
Figure 46 Schéma de l'impact d'un système d'autonomie sur le véhicule en fonction de son niveau d'autonomie
Le passage au niveau 5 représente encore une autre rupture, par rapport au niveau 4. Le coût des
systèmes, en fonction de leur niveau d’autonomie, évolue selon une courbe en escalier similaire.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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Au moment d’écrire ce mémoire, nous nous posons la question de savoir si la seule manière de
piloter une exploration sur des systèmes d’autonomie de niveaux 3 et plus, en parallèle de projets de
systèmes de niveaux 1 et 2, est de donner une autonomie totale aux équipes par rapport au produit final,
sans imposer la compatibilité avec les véhicules de la gamme. En d’autres termes, profiter de la radicalité
et de l’ampleur de cette innovation pour concevoir un système d’autonomie et un véhicule autour du
système d’autonomie, plutôt qu’un système qui doit s’imbriquer dans des véhicules existants ou dans des
véhicules futurs dont les caractéristiques sont connues. C’est ce qui a été fait pour le véhicule électrique
Renault, dont on peut aujourd’hui dire qu’il est un succès : la Zoé. Les équipes n’ont pas simplement conçu
un système de propulsion ou de traction électrique, mais aussi le véhicule dont il est la base. Cela correspond
également à l’approche Tesla, qui, une fois effectué son apprentissage en termes de mécanique et de
propulsion électrique, par la conception et la production de roadsters, a conçu un véhicule autour d’une
plateforme électrique, connectée, et autonome.
En revanche, cette approche est une approche à court terme. Elle correspond à une stratégie de
vitesse dont l’objectif serait d’occuper le marché le plus vite possible. Mais l’objectif est différent sur le
moyen et long terme, puisqu’il s’agit de rentabiliser au maximum les apprentissages et les technologies
développées, par l’équipement d’un maximum de véhicules. De plus, l’autonomie comporte de nombreuses
caractéristiques des marchés bifaces : l’effet volume est très important pour conclure des partenariats
stratégiques avec les acteurs de cette nouvelle forme de mobilité, pour imposer des standards ou pour faire
pression sur les pouvoirs législatifs. Comment en effet convaincre par exemple TomTom, un des leaders de
la navigation, de développer une cartographie spéciale pour l’autonomie, si le système final n’est vendu
qu’à quelques milliers d’exemplaires ? Pour atteindre cet objectif, il ne suffit pas de construire un véhicule
autonome, dont le système ne pourrait être adapté à aucun autre véhicule : c’est un peu le problème de la
Zoé, qui demeure pour l’instant le seul véhicule particulier électrique de la gamme, car la motorisation
électrique conçue est peu adaptable à d’autres véhicules. Pour le véhicule autonome, il faudrait dans l’idéal
éviter cet écueil et concevoir un système d’autonomie standard capable de générer une lignée de véhicules
autonomes, c’est-à-dire concevoir une plateforme pour l’autonomie de niveaux 3 et 4. Idéalement cette
plateforme partagerait un maximum de caractéristiques avec les systèmes de niveaux 1 et 2, afin de
bénéficier également d’effets volumes sur ces systèmes. Et, idéalement toujours, cette plateforme devrait
permettre à un système de niveau 3 ou 4 de fonctionner en mode dégradé comme un système de niveau 1
ou 2.
Cependant, ces réflexions ne résolvent pas les problèmes de conception de cette plateforme.
Comment faire pour piloter une exploration dont le but serait d’aboutir à une plateforme commune Renault-
Nissan pour l’autonomie de niveaux 3 et 4 ? Le pilotage de l’exploration dans ce genre d’écosystème
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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caractérisée par une ambidextrie plurielle, peut sans doute être effectué en combinant les deux approches,
comme cela a été fait jusqu’à maintenant. L’idée est simple : on ne peut pas se permettre de mettre tous ses
œufs dans le même panier (try & learn), et on ne peut pas non plus s’offrir le luxe d’une approche de type
selectionism avec plusieurs pistes indépendantes. En revanche, certaines modifications pourraient
hypothétiquement être apportées sur la manière de coordonner ces projets.
Tout d’abord, nous avons ressenti qu’il n’y avait que peu de convergence des apprentissages entre
les projets. Par exemple, l’ensemble des projets Renault travaillant sur le sujet du véhicule autonome est
mal connu des équipes. D’ailleurs, pour avoir posé la question, certains membres du projet ILIAD nous ont
confié qu’ils n’avaient aucune vision globale de la conception de véhicules autonomes chez Renault. Une
cartographie des projets travaillant sur l’autonomie semble donc nécessaire, en premier lieu, cartographie
qui devrait être communiquée à chacun des acteurs impliqués. Cette cartographie doit couvrir les projets de
Renault et les projets Nissan, dans les directions de la recherche, de l’ingénierie, du programme, du produit,
etc.
Ensuite, la coordination de ces différents projets, dont ILIAD et TRAJAM font partie, devrait être
prévue dans le cadre d’un grand plan d’exploration, défini ex ante, composé d’une multitude de plans
d’expériences, chaque plan d’expérience correspondant à un sujet sur lequel Renault et Nissan ont besoin
d’apprendre, se traduisant par une étude, confiée à une équipe. Le plan d’exploration permet de remonter
les résultats des différents plans d’expérience, et structure les différents acteurs en fonction de leurs
domaines d’étude. Si un tel plan d’expérience n’existe pas encore, les données d’un tel plan d’exploration
existent sans doute déjà : chaque projet connaît son champ d’étude, ses objectifs, ses moyens, etc. Mais il
semblerait qu’il manque le plan d’exploration, c’est-à-dire, un peu à la manière des murs couverts de
coupures de presse et de photographies par les enquêteurs dans les films, une vision globale. L’intérêt de
ce genre de plan d’exploration est double : d’une part éviter les doublons en s’assurant que deux équipes
ne développent pas une même solution à un même problème, causant ainsi une perte de temps et de
ressources sans générer de nouveaux apprentissages, et d’autre part éviter la dispersion en s’assurant que
toute piste suivie par un projet, si elle n’aboutit pas, génère suffisamment d’apprentissages pour justifier
qu’on s’y lance. Pour mettre en place ce plan d’expérience, la cartographie des projets travaillant sur
l’autonomie est nécessaire. Ensuite, peut-être faut-il commencer par faire remonter de tous les projets
l’ensemble des problèmes auxquels ils font face. Une fois ces problèmes recensés, il faudrait les trier par
domaine (fusion, validation, juridique, électronique, connectivité, sécuritaire, marketing, etc.), puis, pour
chaque domaine, les hiérarchiser en fonction des menaces qu’ils représentent pour le succès global de
l’exploration, c’est-à-dire la création d’une plateforme permettant la commercialisation d’un véhicule
autonome de niveau 3 au minimum. Par exemple, dans le domaine de la fusion, le problème de l’horizon
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
151
de perception d’un véhicule autonome est sans doute l’une des principales menaces, tandis que le problème
de l’identification des animaux est moins prioritaire. Une fois cette vision globale en place, il faudrait
identifier les problèmes connus sur lesquels aucun projet ne travaille activement, et en fonction de leur
criticité, réorienter les efforts de certains pour s’assurer d’un apprentissage sur ces problèmes, à défaut de
trouver une solution viable.
Puisque l’objectif final est de construire une plateforme de l’autonomie, les systèmes autonomes
doivent devenir des design rules, c’est-à-dire des caractéristiques de base du produit, non négociables, que
tout projet interne doit prendre en compte. Les airbags font par exemple pleinement partie des design rules
aujourd’hui, ce qui n’a pas été le cas pendant longtemps, de même que la présence d’un système ABS est
aujourd’hui une contrainte de conception que personne ne discute. Comment cependant imposer
l’autonomie partie intégrante des design rules ? Nous nous posons la question, sans avoir la réponse, de la
nécessité de faire de l’autonomie une entité transversale, au même titre que l’architecture électronique du
véhicule.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
152
Focus
Deuxième partie : élaboration d’une méthode d’estimation
de la valeur par représentation implicite du client et
analyse de ses usages
Plan
IV. Une implication difficile du client dans la conception
V. Méthodologie déployée
VI. Résultats et discussion
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
153
I. Une implication difficile du client dans la conception
Comme nous l’avons déjà mentionné, il existe diverses manières d’impliquer l’utilisateur dans la
conception d’une innovation telle que le véhicule autonome. Certaines confinent à des tests de la valeur à
petite échelle, par des expérimentations et un prototypage familier à l’industrie automobile ; d’autres
impliquent la considération du client comme une forme d’utilisateur-innovateur, bien qu’adaptée, décrite
par Akrich123 où le conducteur participe activement, par son usage quotidien, à concevoir le véhicule,
comme tente de le faire aujourd’hui Tesla.
Il semble cependant que ces implications diversement actives du conducteur dans la conception du véhicule
autonome se heurtent à des obstacles insurmontables pour un constructeur automobile comme Renault. Il
est d’une part hors de question pour les équipes de Renault d’aborder la question du véhicule autonome à
la manière de Tesla : une connaissance client fine, développée sur de longues années, assortie à une gamme
présentant un contenu technologique, en termes d’ADAS, permet d’affirmer que la grande majorité des
clients de Renault ne sont pas des innovateurs entichés de technologie et prêts à subir des performances
dégradées, des immuables « beta versions » de systèmes qu’ils se sont offerts. Hors, la méthode de Tesla
ne s’appuie pas sur une communauté restreinte de lead users124, mais bien sur un déploiement massif de
voitures constamment connectées et upgradables dont tous les clients acceptent les limites et promesses.
Un tel déploiement massif, sur des véhicules qui plus est abordables, mettrait en péril l’équilibre financier
des projets développés par Renault. Au-delà de l’impossibilité d’être un second Tesla, le prototypage est
lui-même problématique et ne permet que difficilement d’organiser une analyse de la valeur poussée. Les
obstacles sont en effet multiples :
- Un problème technologique. Les prototypes construits et utilisés par Renault125 aujourd’hui, s’ils
servent à remonter une grande quantité de données et à amorcer la validation du système
d’autonomie développé, ne permettent pas une simulation très fidèle de ce que sera la fonctionnalité
de conduite autonome : la conduite est encore trop erratique et hésitante, les prestations ne sont pas
assez poussées, la fréquence des reprises en main trop importante, le réseau de routes et scènes de
conduite compatibles étant très restreint.
- Un problème de ressources. Chaque prototype coûte cher, plusieurs centaines de milliers d’euros,
notamment à cause de l’utilisation de capteurs performants, non encore produits en des quantités
industrielles. Leur utilisation quotidienne est également un inducteur de coût significatif, 1 heure
123 Voir Note Bibliographique 124 Voir Note Bibliographique 125 Voir Note Bibliographique
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
154
de conduite nécessitant environ 3 heures de vérifications et de maintenance du véhicule. Dans ce
contexte de ressources finies, il est donc difficile d’utiliser un prototype pour d’autres raisons que
pour la validation du logiciel lui-même, et les diverses sollicitations venant de collaborateurs de
l’entreprise pour tester le véhicule sont aujourd’hui soumises à des délais d’attente importants.
- Un problème règlementaire enfin. Les essais sur route ouverte de systèmes de conduite autonome
par des conducteurs non experts n’ont été autorisés pour la première fois en France qu’il y a
quelques mois126 et le dossiers à remettre au ministère des transports sont complexes et
particulièrement longs à monter, bien que Renault soit sur le point d’obtenir ces agréments et de
lancer des tests avec un public non expert, bien que dans des proportions très limitées.
Face à la fois à ce constat, mais également à la difficulté de sélectionner d’éventuels clients testeurs127, s’est
également posée la question de la valeur d’usage du système : la valeur du véhicule autonome de niveau 4
ne réside pas seulement dans la qualité de sa conduite, de sa détection des situations, du sentiment de
sécurité et de confort qu’il confère, et qu’un prototype fonctionnel pourrait effectivement permettre
d’identifier, mais également, si ce n’est davantage, dans l’intérêt que ce système peut revêtir dans les usages
de son conducteur, dans ses habitudes de mobilité, qu’elles soient personnelles ou professionnelles,
quotidiennes ou occasionnelles. Estimer cette valeur ne requiert pas un engagement actif du client dans la
conception du système, tout du moins dans un premier temps : il s’agit de segmenter les différentes
catégories de clients possibles en fonction de leurs usages, d’identifier des cibles de clients prometteurs,
qui auraient un usage intensif de ce genre de systèmes, et d’adapter alors les prestations du véhicule, et
notamment la vie à bord, en fonction de leurs besoins. Nous avons donc cherché à développer une
méthodologie permettant d’estimer finement la quantité de temps que des catégories d’utilisateurs
(commuters effectuant des déplacements domicile travail, professionnels partant en mission, particuliers
partant en vacances etc.) pourraient passer en mode autonome, et d’identifier parmi ces catégories
d’utilisateur des niches de clients pour lesquels un système d’autonomie de niveau 4 aurait une valeur
immédiatement identifiable et importante. En d’autres termes nous avons cherché à savoir combien
d’utilisateurs potentiels récupéraient combien de minutes grâce à un système de conduite autonome et dans
quel cas d’usage.
126 http://www.zdnet.fr/actualites/psa-fait-tester-ses-voitures-autonomes-a-monsieur-tout-le-monde-sebastien-
loeb-deprime-39850584.htm 127 Les critères utilisés risquant de biaiser le profil des personnes contactées, et donc l’estimation de la valeur
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
155
II. Méthodologie déployée
Pour mener à bien notre étude, il nous fallait tout d’abord trouver des bases de données permettant
d’apporter une dimension quantitative importante à l’étude. Nous avons, si ce n’est d’emblée, au moins
rapidement, fait le choix de limiter notre étude à la France, premier marché du Groupe Renault128. Nous
avions en effet consulté de nombreux sondages et études sur les habitudes de mobilité des Français, réalisés
notamment par le Credoc, qui, si elles nous permettaient d’obtenir un paysage et une compréhension
globaux sur certaines questions, comme le temps moyen passé dans une voiture pour se rendre au travail
ou la proportion de personnes prenant les transports en commun, ne constituaient que des moyennes, qui
ne pouvaient guère nous satisfaire. Nous souhaitions en effet être en mesure de dire, tout d’abord pour le
cas d’usage des commuters129, de combien de minutes chaque client potentiel disposerait. Il nous fallait
trouver ou construire une base de données permettant d’identifier des trajets types, que nous analyserions,
et une estimation de la population empruntant ce trajet. De manière plus claire, nous cherchions à savoir
combien de personnes habitant à Fontainebleau allaient travailler à Paris, combien d’entre elles effectuaient
ce trajet en voiture, par quelles routes ces personnes voyageaient et donc combien de temps elles passaient
sur une ou des routes compatibles. Après avoir consulté, sur les conseils du Prof. Rémi Maniak, de
nombreuses études publiées par l’Insee sur les habitudes de mobilité des Français130, et à force de recherches
sur le site internet de l’Insee et sur le site d’open data lancé par le gouvernement131, nous avons trouvé un
fichier excel annexe au recensement de la population, au cours duquel est demandé aux sondés non
seulement leur lieu d’habitation mais également leur lieu de travail, référençant pour chaque ville de
domicile l’ensemble des communes de travail qui avaient été indiquées et le nombre de personnes
correspondant. Chaque ligne indiquait donc un lieu de domicile, un lieu de travail et la population faisant
le déplacement tous les jours pour se rendre au travail entre ces deux lieux, ligne que nous nommerons dans
la suite du propos « flux ». Ce fichier ne faisant figurer que les flux de plus de 100 personnes, l’ensemble
de la population active n’était pas représentée. De fait les actifs travaillant dans leur commune de résidence
n’ont pas non plus été pris en compte dans notre analyse : la finesse de la base de données étant au niveau
128 Nous avons également étudié la question de réaliser l’étude décrite dans cette partie sur le marché allemand,
mais Destatis, l’institut fédéral allemand de statistiques, bien que nous l’ayons contacté, n’a pas été en mesure de nous fournir les informations et données requises. 129 Personnes se rendant vers leur lieu habituel de travail tous les jours, réalisant donc deux déplacements
domicile – travail (ou travail – domicile) dans une journée 130 Notamment l’Enquête Globale Transports, réalisée par l’Insee, et dont les tableaux de synthèse de l’édition
2008 sont publiés par le Ministère de l’Ecologie : http://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/transports/s/transport-voyageurs-deplacements.html 131 https://www.data.gouv.fr/fr/
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
156
de la ville, et non par exemple du quartier, il nous était impossible d’identifier les trajets suivis par les
personnes travaillant et habitant dans la même commune, à l’exception de Paris, Lyon et Marseille, scindées
en arrondissements. Au total, le fichier rassemblait tout de même 7 892 983 personnes habitant et travaillant
dans des communes différentes. Il nous fallait ensuite identifier lesquelles de ces personnes utilisaient leur
voiture pour se rendre au travail. De manière conservatrice, nous avons supposé que les systèmes de niveau
3 ou de niveau 4 ne constituaient pas une innovation si radicale qu’elle convainque certains commuters de
délaisser les transports en commun ou autres solutions alternatives pour la voiture. Nous avons donc
supposé que les personnes se rendant aujourd’hui en travail en voiture continueraient à le faire avec un
système de conduite autonome et que celles qui prenaient d’autres moyens de transport ne changeraient pas
non plus leurs habitudes. Une autre base de données de l’Insee, « Population active de 15 ans ou plus ayant
un emploi par sexe, lieu de travail et moyen de transport »132, toujours issue du recensement de la
population, permet, après retraitement, d’identifier pour chaque commune le nombre d’actifs utilisant leur
voiture pour se rendre au travail. En prenant l’hypothèse que le taux d’utilisation de la voiture pour se rendre
au travail était le même pour les personnes habitant et travaillant dans la même ville et pour celles habitant
et travaillant dans des villes différentes, nous avons retraité nos premiers chiffres pour obtenir des flux de
personnes se rendant tous les jours pour travailler dans une ville différente que celle de leur domicile, qui
plus est en voiture. La base de données que nous avions ainsi constituée représentait 25 920 flux pour une
population totale de 4 953 235 personnes.
Une fois cette base de données élaborée, encore nous fallait-il l’exploiter : étant donné le nombre
considérable de flux, le temps limité dont nous disposions, et l’impossibilité d’automatiser les tâches que
nous exposerons ci-dessous, nous avons opéré à une sélection d’une centaine de flux, soit un échantillon
représentant 5% de l’ensemble de la population active se rendant au travail en voiture dans une ville
différente de sa commune de résidence. En utilisant différents outils de Google Maps, nous avons ensuite
cherché et relevé les informations suivantes sur chacun des flux de cette sélection, qui se présentaient donc
sous la forme d’une ville de domicile, d’une ville de travail et d’une somme de personnes faisant le
déplacement tous les jours entre ces deux villes pour se rendre au travail :
- Nous avons tout d’abord cherché sur Google Maps le parcours le plus rapide entre les centre villes
de la commune de résidence d’une part et de la commune de travail d’autre part. Nous avons utilisé
la fonctionnalité « arriver à » qui permet de préciser une heure et un jour d’arrivée souhaités à la
destination finale. En renseignant une arrivée souhaitée à 9h un mardi du mois de septembre,
132https://www.insee.fr/fr/statistiques/2046666?sommaire=2117382&q=d%C3%A9placements+domicile+travail+v
oiture
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
157
Google nous a alors fourni pour chaque trajet une fourchette de temps de parcours plus ou moins
large, dont nous avons relevé la moyenne. Cela nous a permis de nous extraire de la contingence
de l’heure à laquelle nous travaillions et demandions ces informations sur l’interface de Google
Maps, extraction d’autant plus nécessaire qu’un aller Toulouse – Blagnac prend une 15aine de
minutes le 25 août aux alentours de 14h mais davantage une 30aine de minutes en plein mois de
septembre, aux environs de 8h30…
- Une deuxième étape consistait à identifier les routes définies comme compatibles avec la conduite
autonome sur le parcours ainsi obtenu. Quoique notre étude puisse s’appliquer à de nombreux
systèmes d’autonomie dont l’ODD133 est l’autoroute, nous avons utilisé les spécifications du
système de niveau 4 AD2.1 développé par le projet ILIAD, au sein de Renault : une route est
considérée comme compatible lorsqu’elle est à accès réglementé (pas de piétons, ni de cyclistes, ni
de scooters de faible cylindrée par exemple), et présente au moins 2 voies dans le sens de circulation
où se situe le véhicule autonome, et est séparée physiquement (et non simplement par une ligne) de
l’autre sens de circulation. Nous avons ensuite analysé du début à sa fin chaque parcours
sélectionné, en nous livrant à un double niveau de réflexion. Nous avons tout d’abord repéré les
routes évidemment non compatibles et les routes évidemment compatibles. Les routes évidemment
non compatibles étaient celles passant par les centres-villes, dont le simple plan sur Google Maps
montrait qu’elles s’enchevêtraient dans un nombre important d’intersections. Les routes
évidemment compatibles étaient les autoroutes (c’est-à-dire toutes les routes dont la référence
commence par A), à l’exception de l’A85 qui présente sur une section importante une voie unique
de circulation, ainsi que des zones de péages, d’échangeurs, ou de sorties qui requièrent une reprise
en main de la part du conducteur. Nous avons cependant pu facilement identifier le positionnement
des péages grâce au site Viamichelin et des sorties ou échangeurs grâce aux descriptions
d’itinéraires de Google Maps. Grâce à Google Street View ou Google Earth, nous avons ensuite
vérifié si l’ensemble des routes restantes étaient compatibles ou non compatibles.
- Lors d’une troisième étape, parfois concomitante à la précédente en fonction de la difficulté de
l’itinéraire, nous relevions les temps de parcours de chacun des tronçons, compatibles ou non,
fournis par les prévisions de Google Maps, en ajustant à chaque fois l’heure de départ en fonction
de la durée constatée pour le tronçon précédent (afin ainsi de bien relever des temps de parcours
correspondant à une arrivée à 9h). Le système AD2.1 ne proposant pas d’activation si la durée de
133 Voir p. ?
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
158
parcours prévue sur la route compatible est de moins de 2 minutes, nous n’avons donc pas non plus
retenu comme compatibles les morceaux de parcours effectués dans ces conditions.
Pour résumer, nous disposions ainsi dans chaque ligne de notre tableau :
- D’une commune de résidence
- D’une commune de travail
- D’un flux de population se déplaçant chaque jour en voiture entre ces deux villes (dans le sens
domicile -> travail) pour se rendre au travail
- De la durée de parcours totale pour une arrivée à 9h un jour de semaine
- De la durée de parcours avant de rejoindre la première route compatible
- De la durée de parcours sur chacune des routes compatibles, entrecoupées d’éventuelles reprises
en mains plus ou moins longues (quitte à sortir d’une autoroute pour en rejoindre une autre 5 km
après)
- De la durée de parcours après avoir quitté la dernière route compatible.
Une fois cette méthodologie mise en place, suite à de nombreux essais et à de non moins nombreuses erreurs
à rectifier, nous l’avons appliquée à d’autres cas d’usage du véhicule autonome, à des trajets ayant des
motifs différents du commuting:
- Le cas d’usage des déplacements professionnels à longue distance d’une part, c’est-à-dire vers le
lieu non habituel de travail. Pour constituer notre base de données, nous sommes partis d’un tableau
fourni par l’Enquête Globale Transports134, matrice indiquant le nombre de déplacements de plus
de 80 kms, tous motifs confondus, entre toutes les régions de France métropolitaine (à l’exception
toutefois de la Corse). Nous avons pu en déduire pour chaque région d’origine une répartition du
flux, tous motifs confondus, vers l’ensemble des régions de destination : cela nous permettait par
exemple de savoir que 5% des déplacements en provenance d’Ile de France avaient pour destination
la Picardie etc.135 Nous appellerons dans la suite du propos ces 5% « part de marché » d’une région
de destination dans l’ensemble des déplacements au départ de la région d’origine. Un autre tableau
nous indiquant le nombre de déplacements professionnels au départ de chaque région (sans
toutefois donner directement leur répartition vers des régions de destination) ainsi que la part de
ces déplacements effectués en voiture, nous avons pour chaque région d’origine ventilé ce total de
134 Voir Note ? plus haut. Nous avons notamment utilisé notamment les tableaux 3.4.2.a., 3.4.6, 4.1.8. 135 Ce chiffre n’est utilisé que pour illustrer notre propos et ne provient en aucun cas du tableau en question
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
159
déplacements ayant un motif professionnel effectués en voiture en fonction des « parts de marché »
des différentes régions de destination trouvé dans le tableau précédent. Nous savons dire, à titre
d’exemple, à cette étape, que 10 000 déplacements en voiture pour motif professionnel entre
l’Alsace et la Bretagne sont réalisés chaque année. Nous cherchons cependant à avoir des flux entre
communes pour pouvoir estimer de la manière la plus fidèle possible les itinéraires réalisés et donc
les quantités de temps passées sur des routes compatibles. Pour descendre à une échelle
communale, nous avons donc, en filant notre exemple :
o Ventilé les 10 000 déplacements en fonction de la population active résidant dans les villes
de la région de départ, que nous avons trouvée dans le tableau utilisé dans le cas des
déplacements de commuting. Ainsi, si l’Alsace compte 1 000 000 d’actifs136 dont 100 000,
soit 10%, à Strasbourg, nous considérons que 1 000 déplacements professionnels se font
en voiture chaque année depuis Strasbourg vers la Bretagne.
o Ventilé les 1000 déplacements Strasbourg – Bretagne obtenus en fonction du nombre de
personnes travaillant dans chacune des villes de Bretagne, information se trouvant
également dans le tableau utilisé dans le cas du commuting. Ainsi, si 1 000 000 de
personnes travaillent en Bretagne et 10%, soit 100 000 travaillent à Rennes, on considérera
que le flux de déplacements professionnels réalisés en voiture chaque année entre
Strasbourg et Rennes se monte à 100.
Nous avons ainsi obtenu une base de données fournissant une estimation du nombre annuel de
déplacements professionnels effectués en voiture entre toutes les villes de France, dont nous avons
sélectionné les 100 plus importants dans notre analyse.
- Le cas d’usage des déplacements personnels liés à des motifs de loisir d’autre part (que nous
appellerons par hyperbole « déplacements domicile - vacances » dans la suite du propos).
Contrairement au cas des déplacements professionnels, un des tableaux de l’Enquête Globale
Transports indiquait clairement le nombre de déplacements domicile – vacances réalisés chaque
année entre les différentes régions françaises137. De la même manière que précédemment, nous
avons retraité ces chiffres pour ne prendre en compte que les déplacements réalisés en voiture, dans
une approche conservatrice. A titre d’exemple nous savions donc que 10 000 personnes habitant la
Bourgogne se rendaient chaque année dans le Languedoc pour leurs vacances (ou donc pour tout
136 Et non d’habitants, ce qui permet de ne pas avantager artificiellement d’éventuelles villes où la population
retraitée serait importante. 137 Tableau 5.4.3.a
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
160
autre motif personnel lié au loisir) Comme dans le cas précédent, nous souhaitions ensuite
redescendre au niveau communal. Nous avons fait l’hypothèse que les personnes partant en
vacances disposaient d’un revenu suffisant et se rendaient dans des destinations touristiques et
capables de les accueillir.
o Forts de cette hypothèse, nous avons d’abord consulté un tableau138 sur le niveau de départ
en vacances des Français en fonction de leur décile de revenu et du type de destination
choisi : pour chaque décile national de revenu était indiquée la proportion de foyers partant
en vacances dans leur région, dans une région différente de la leur ou à l’étranger (ou en
Outre-Mer). Grâce aux données de revenus sur les villes communiquées par ailleurs par
l’Insee, que nous avons retraitées pour obtenir la distribution de la population des villes
françaises en fonction de leur décile national (et non local) de revenu, et donc in fine le
nombre de personnes qui partaient en vacances dans une région différente de la leur dans
chaque ville. Nous étions ainsi capables de dire, toujours à titre d’exemple, que 10% des
Bourguignons partant en vacances dans une région différente de la leur venaient de Dijon,
et donc que 1000 Dijonais se rendaient dans le Languedoc tous les ans pour leurs vacances.
o Dans un deuxième temps, encore nous fallait-il trouver vers quelles destinations précises
ces Dijonais se rendaient. Nous avons consulté un tableau de l’Insee nommé « Capacités
des communes en hébergement touristique »139, et avons agrégé le nombre de lits dont
disposait la région Languedoc, puis distribué le flux précédent en fonction du pourcentage
de lits que chacune des communes de destination disposait dans la Région. Ainsi, si par
exemple Palavas regroupe 10% des capacités d’hébergement de la région, nous pouvons
évaluer à 100 personnes par an le flux Dijon - Palavas.
III. Résultats et discussion
Nous fournissons en annexe ? l’ensemble des tableaux et slides de synthèse, qui sont les résultats bruts de
notre étude ainsi que les conclusions que nous en avons tirée, qui ont été présentées à divers publics au sein
du Groupe. En voici les principaux aspects :
- Nos résultats ont tout d’abord mis en exergue la problématique des reprises en main liées aux
changements d’autoroute, qui n’avait pas été officiellement identifiée comme un frein à l’achat du
138 Enquête Globale Transport, Tableau 3.2.3.b 139 https://www.insee.fr/fr/statistiques/2021703
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
161
système. Si certains trajets ménagent en effet des plages de plus de 20 ou 30 minutes sans
interruption de conduite autonome, en particulier dans le cas des déplacements professionnels et
des déplacements domicile vacances, faisant en sorte que la survenance ponctuelle de demandes de
reprises en mains liées à ces changements d’autoroute ne réduise pas considérablement les
prestations offertes par le système, la situation des déplacements domicile travail, où les durées
totales de trajet, et surtout les durées de trajet sur route compatible, sont moins longes et les
changements d’autoroutes non moins fréquents.
- La problématique des reprises en mains est d’autant plus aigüe que le cas d’usage des déplacements
domicile travail quotidiens présente une situation très contrastée. Tout d’abord, il apparaît que 42%
des personnes de notre échantillon empruntent un itinéraire ne passant par aucune route compatible
(sans qu’aucun itinéraire alternatif compétitif en termes de temps et faisant intervenir une route
compatible ne soit envisageable), et 16% ne disposent qu’entre 2 et 5 minutes de route compatible.
32% disposent de 6 à 15 minutes et seuls 5% des commuters disposent d’au moins 16 minutes. Ce
temps passé sur autoroute, si la voiture était en mode autonome, serait qui plus est de piètre qualité :
si en moyenne le commuter qui passe par une route compatible dans son trajet quotidien (c’est-à-
dire l’ensemble des commuters à l’exception des 48% susmentionnés) dispose d’une durée globale
totale de 8 minutes sur route compatible, il s’agit en fait d’en moyenne 2x4 minutes, puisqu’on
constate une moyenne d’une reprise en main sur ces mêmes trajets. Ces 8 minutes ne représentent
en plus qu’une faible part du trajet, soit en moyenne 29% du temps de parcours. Si l’on suppose
que le système n’a de la valeur qu’au dessus d’une durée totale de fonctionnement par trajet de plus
de 5 minutes, qui à elle seule pourrait justifier qu’un client de Renault débourse la somme d’argent
importante qui sera requise, 64%, soit environ les 2/3, des clients Français n’y verraient pas ou peu
d’intérêt.
- La situation est moins problématique pour les déplacements professionnels et vers la destination de
loisir ou de vacances. Les plages d’autonomie sont généralisées (chaque trajet sélectionné contenait
au moins une route compatible), plus longues (en moyenne 253 minutes pour les déplacements
domicile – vacances, et 91 minutes pour les déplacements professionnels), et proposent des
périodes moyennes d’autonomie non interrompue par une demande de reprise en main
respectivement de 43 minutes et de 35 minutes. Les phases de conduite autonome correspondent
de plus à une part importante des trajets, soit 82% pour les trajets domicile-vacances et 72% pour
les déplacements professionnels.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
162
Il semble donc au premier abord que les professionnels soient une catégorie de clients à favoriser dans les
efforts commerciaux et à laquelle particulièrement s’adresser dans chaque étape de la conception du
véhicule : les trajets longue distance qu’ils effectuent passent par des routes autonomes, et la valeur du
système est particulièrement significative à leurs yeux.140. Le cas des déplacements de loisir est plus
problématique : certes les distances parcourues sont longues et les temps d’autonomie potentielle
importants, ce qui rendrait ce système idéal pour les grands départs en vacances, mais il est de la nature des
vacances d’être peu fréquentes et un tel système n’aurait donc qu’une faible fréquence d’utilisation globale
tout au long de l’année. Reste le cas des déplacements domicile travail, qui sont les plus fréquents, mais
également les moins propices au système, qui peine à adresser une grande partie de ces utilisateurs de par
les restrictions de scènes de route (limitation aux scènes autoroutières) et de situations gérées (pas de prise
en compte des changements d’autoroute, ni de certaines situations imprévues qui requièrent une demande
de reprise en main). Il n’en subsiste pas moins l’existence de niches d’utilisateurs à identifier (habitants de
grande banlieue travaillant en centre-ville ou de centre-ville travaillant en grande banlieue, jeunes retraités
compatibles avec la moyenne d’âge des clients de Renault qui voyagent intensément, professions aux
déplacements fréquents et lointains, à l’image des commissaires aux comptes, etc.)
Grâce aux bases de données que nous avons constituées et à leur exploitation sur Google Maps, nous avons
donc été capables, dans ces trois cas d’usage, d’impliquer de manière implicite l’utilisateur, sans toutefois
le connaître précisément. Or, comme nous l’avons précédemment évoqué, la conception du véhicule
autonome tel que Renault l’imagine nécessite une implication bien plus avancée du conducteur, dans une
forme d’entre deux entre d’une part, son implication ponctuelle lors d’essais sur circuit ou sur route ouverte,
qui ne sont pas suffisants pour identifier ses besoins et collecter suffisamment de données pour tout
simplement pouvoir faire rouler un jour un véhicule autonome, et d’autre part son implication en tant
qu’innovateur-concepteur au sens de Tesla, que l’histoire et la culture du groupe, la constante recherche de
sûreté de la part de ses ingénieurs, et une clientèle différente, rendent impossible. Dans ses « captive fleet »
d’une centaine de véhicules que Renault souhaite lancer pour résoudre ce paradoxe entre recherche de
sécurité dans le développement et nécessité de la donnée, Renault a cependant besoin d’utilisateurs ayant
un usage particulièrement actif des systèmes. Nos résultats ont pu contribuer à identifier ces utilisateurs
140 Nous ne développerons pas ici le calcul de la valeur différencié des systèmes de niveau 3 et 4 en fonction du cas d’usage. Il s’agit d’un travail que nous avons cependant mené, en nous appuyant sur le rapport Boiteux, qui propose une valorisation du temps en pourcentage de salaire horaire brut pour chacun des cas d’usage que nous avons traités : 1 heure de trajet de déplacement professionnel est valorisée 85% du salaire horaire brut, 1 heure de trajet domicile – travail quotidien 77% et 1 heure de trajet lié aux loisirs 42% M. Boiteux (2001) Transports : choix des investissements et coût des nuisances, Commissariat Général du Plan, p. 40
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
163
potentiels : ayant montré que seule une faible proportion des commuters serait intéressé par le système,
encore nous fallait-il dire quelles niches de personnes se rendant tous les jours au travail en voiture et faisant
des dizaines de kms sur les autoroutes existaient ; inversement, ayant identifié les déplacements
professionnels comme un gisement de valeur plus important, encore nous fallait-il préciser quelles
catégories de professions seraient les plus susceptibles d’être intéressées par notre produit, et comment faire
en sorte que nous adaptions, en collaboration avec elles, ce produit. Ces travaux sont toujours en cours.
Il n’aurait cependant pas été possible d’identifier ces lead users sans avoir auparavant effectué ce travail de
connaissance des conducteurs, servant non seulement à estimer la valeur client, mais aidant également, par
itérations, à impliquer les bons clients au bon moment. Le paradoxe est qu’ici, alors que le Groupe Renault
dispose d’un département de Market Intelligence très actif et efficace, ne disposait pas de cette
connaissance, parce qu’elle a peu d’intérêt en dehors du contexte du véhicule autonome. Pourtant, concevoir
un véhicule autonome porteur de valeur ne nécessite pas seulement de savoir le réaliser d’un point de vue
technique mais également de connaître les habitudes des clients pour faire en sorte que la technique réponde,
à court, moyen ou long terme à ses besoins, tout en apprenant suffisamment pour un jour, être capable de
mettre sur le marché un système où ces considérations n’auront que peu de poids face à une révolution
annoncée : celle du véhicule sans chauffeur.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
164
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Annexes
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Annexes de l’Introduction à la conduite autonome
Annexe 1 :
Tableau récapitulatif des ADAS
ACC – Adaptive Cruise Control
Régulateur de vitesse qui adapte automatiquement la vitesse pour
maintenir une certaine distance de sécurité avec le véhicule
précédent.
AFLS – Adaptive Front
Lighting System
Système qui oriente automatiquement le faisceau lumineux des
phares vers la droite ou la gauche dans les virages, pour s’adapter à
la direction du véhicule.
AHBC – Adaptive High Beam
Control
ALC – Adaptive Light Control
Système qui ajuste automatiquement la hauteur des phares en
fonction du trafic arrivant en sens inverse.
ANV – Automotive Night
Vision
NVA – Night View Assist
Système qui, à l’aide de caméras infrarouges ou thermiques, affiche
à l’écran les images qui permettent au conducteur d’avoir une
meilleure perception de la route devant lui dans l’obscurité.
AEB – Automatic Emergency
Braking, Autonomous
Emergency Braking
Systèmes surveillant la présence d’obstacles (véhicules, piétons,
etc.) devant le véhicule, détecte les situations où une collision est
imminente, et enclenche un freinage d’urgence automatiquement
pour éviter la collision ou en diminuer les conséquences.
Notamment utilisé pour les piétons qui traversent devant un
véhicule.
APS – Automatic Parking
System
IPAS – Intelligent Parking
Assist System
PA – Parking Assistance
Système conçu pour aider le conducteur à garer son véhicule.
Certains gèrent l’intégralité de la manœuvre, d’autres donnent
simplement des conseils au conducteur sur la trajectoire à suivre où
l’endroit où s’arrêter.
BSD – Blind Spot Detection
BSM – Blind Spot Monitoring
BSW – Blind Spot Warning
Système qui détecte la présence d’obstacles (voiture, motard,
cycliste) dans les angles morts du véhicules. Certains systèmes
alertent le conducteur, d’autres lui montrent grâce à des caméras
l’obstacle en question.
BOP – Back-Over Protection,
Back-Over Prevention
« Radar de recul » qui combine des ultrasons et/ou une caméra pour
avertir le conducteur de la proximité d’obstacles lors d’une marche
arrière (piéton, mur, véhicule, etc.).
CIB – Crash Imminent Braking,
Collision Imminent Braking
Système qui déclenche automatiquement un freinage d’urgence
lorsque le conducteur ne répond pas aux alertes des autres systèmes
d’aide à la conduite.
CDW – Collision Detection
Warning
CAS – Collision Avoidance
System
Système qui utilise divers capteurs pour déterminer si le véhicule
est sur le point d’entrer en collision avec un obstacle (véhicule,
piéton, mur, etc.). Lorsque le système détermine que le véhicule est
dans une situation pouvant mener à une collision, il avertit le
conducteur et dans certains cas, enclenche des actions préventives,
comme la pré-charge des freins, la tension de la ceinture de sécurité,
ou la gestion de la direction.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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CMS – Camera Monitor System
SVC – Surround View Camera
Système qui transmet par des écrans la vision de caméras
extérieures montées sur le véhicule au conducteur. Exemple :
caméras de remplacement des rétroviseurs extérieurs, caméra de
recul, etc.
CTA – Cross-Traffic Alert
Système alertant le conducteur lorsqu’une collision avec un
véhicule venant d’une direction perpendiculaire est sur le point de
survenir, grâce à des capteurs avec de grands angles de perception
(caméras). Notamment dans les zones de stationnement (parkings).
DDW – Drowsy Driver Warning
DFW – Driver Fatigue Warning
DDD – Driver Drowsiness
Detection
DMS – Driver Monitoring
System
Système qui détermine si l’attention du conducteur est portée sur la
scène de conduit et l’actionnement des commandes, ou s’il est en
état d’hypovigilance (activités secondaires, somnolence, etc.). La
plupart des systèmes utilisent des caméras pour surveiller la
direction du regard.
EVWS – Electric Vehicle
Warning Sound
Système qui alerte les piétons par signal sonore pour les prévenir de
l’approche du véhicule qui, lorsqu’il est électrique, fait très peu de
bruit.
EDA – Emergency Driver
Assistant
Système qui prend le contrôle du véhicule lorsqu’il détermine que
le conducteur n’est plus en mesure de le faire (malaise, etc.).
FCW – Forward Collision
Warning
FCWS – Forward Collision
Warning System
FCA – Forward Collision
Avoidance
Système qui utilise divers capteurs pour déterminer si le véhicule
est sur le point d’entrer en collision avec un obstacle (véhicule,
piéton, mur, etc.). Lorsque le système détermine que le véhicule est
dans une situation pouvant mener à une collision, il avertit le
conducteur et dans certains cas, enclenche des actions préventives,
comme la pré-charge des freins, la tension de la ceinture de sécurité,
ou la gestion de la direction.
GFHB – Glare-Free High Beam
HLA – Head Lamp Assist
IHBC – Intelligent High Beam
Control
LA – Lighting Automation
Système de détection des véhicules arrivant dans l’autre sens, qui
passe automatiquement de pleins-phares à feux de route, et
inversement, en fonction, pour éviter d’éblouir les conducteurs.
HUD – Head-Up-Display
Un affichage transparent (souvent une lamelle de verre)
communiquant des informations au conducteur au niveau de son
regard (souvent au-dessus du volant ou sur le pare-brise),
permettant au conducteur de garder les yeux sur la route au lieu
d’aller chercher ces informations sur le tableau de bord.
HDC – Hill Descent Control Système qui adapte automatiquement la vitesse engagée pour
profiter au maximum du frein moteur dans les descentes.
ISA – Intelligent Speed
Adaptation, Intelligent Speed
Advice
Système avertissant le conducteur lorsqu’il dépasse la vitesse
autorisée, grâce à la reconnaissance des panneaux et aux données de
cartographie.
LCA – Lane Change Assist
Système qui détecte la présence d’un véhicule à proximité lors
d’une manœuvre de dépassement qui serait alors dangereuse. Le
système alerte le conducteur, souvent grâce à un voyant au niveau
du rétroviseur.
LCA – Lane Centering Assist
LKA – Lane Keeping Assist
Système combinant une caméra de détection des lignes et une
direction électrique permettant de maintenir le véhicule dans sa
voie.
LD – Lane Detection Système détectant les lignes grâce à une caméra.
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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LDW – Lane Departure
Warning
LDWS – Lane Departure
Warning System
Système utilisant des caméras de détection de lignes pour avertir le
conducteur lorsque le véhicule est sur le point de quitter sa voie, par
un signal sonore, une alerte visuelle, etc.
MOD – Moving Object
Detection
Système détectant la présence et la trajectoire d’objets mobiles
autour du véhicule, notamment lors des manœuvres de
stationnement, utilisant plusieurs caméras.
OC – Online Calibration
Un système reposant sur des capteurs qui se met à jour
automatiquement, par opposition à un système pour lequel la mise à
jour demande de passer au garage.
OD – Object Detection Algorithme de détection et d’identification des obstacles
environnants : piétons, véhicules, murs, etc.
OSD – Optical Surface Dirt Un système qui détecte lorsque l’objectif d’une caméra doit être
nettoyé, et alerte le conducteur.
PD – Pedestrian Detection
PDS – Pedestrian Detection
System
Système qui détecte les piétons autour du véhicule, le plus souvent
à l’avant et à l’arrière, fonctionnant avec des caméras.
PAEB – Pedestrian Automatic
Emergency Braking
Système qui déclenche un freinage d’urgence lorsqu’un piéton est
détecté devant le véhicule.
PLD – Parking Line Detection
PSMD – Parking Slot Marking
Detection
Un système qui lit le marquage au sol par caméra pour détecter les
places de stationnement.
RCTA – Rear Cross-Traffic
Alert
Système avertissant le conducteur lorsque le véhicule est sur le
point de rentrer en collision avec un véhicule venant en direction
perpendiculaire lors d’une marche arrière. Notamment lors des
manœuvres de stationnement.
RVC – Rear View Camera Caméra qui retransmet la vision depuis l’arrière du véhicule.
SVPA – Surround View Park
Assist
Système qui transmet par des écrans la vision de caméras
extérieures montées sur le véhicule au conducteur lors des
manœuvres de stationnement. Exemple : caméras de remplacement
des rétroviseurs extérieurs, caméra de recul, etc.
TJA/TJP – Traffic Jam
Assist/Pilot
Système qui adapte la vitesse du véhicule, et optionnellement la
trajectoire, pour garder une certaine distance avec le véhicule
précédent en situation de trafic dense, à faible vitesse.
TSR – Traffic Sign Recognition
Système fonctionnant avec des caméras, qui lit les panneaux de
signalisation, notamment les panneaux indiquant la limite de vitesse
autorisée pour avertir le conducteur d’un dépassement.
TLR – Traffic Light
Recognition
Système fonctionnant avec des caméras, qui lit les feux tricolores,
pour avertir le conducteur ou le système de conduite autonome.
TA – Turning Assistant Système surveillant le trafic en sens inverse lors de virages à faibles
vitesse, déclenchant un freinage en cas de situation dangereuse.
UPA – Ultrasonic Park Assist
Système d’assistance aux manœuvres de stationnement utilisant des
capteurs ultrasoniques, qui alerte le conducteur lorsque le véhicule
arrive à proximité d’un obstacle.
WWDW – Wrong-Way Driving
Warning
WWDA – Wrong-Way Driving
Alert
Système qui alerte le conducteur lorsque celui-ci roule en sens
inverse. Utilise notamment la reconnaissance des panneaux de
signalisation et la cartographie.
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Annexe 1 bis
A proposal for the Definitions of Automated Driving under WP.29 and the General Principles
for developing a UN Regulation
○ The following table reflects the general principles for automated driving systems as WP.29. These principles will be treated as guidelines for developing a new regulation related to automated driving systems at WP.29. ・The control systems that intervening in case of emergency (AEB, ESC, Deadman, etc.) are not
included in these definitions of automated driving.
・The control functions that avoid dangers caused by unpredictable traffic conditions (goods/luggage dropping, frozen road, etc.) or other drivers’ illegal driving behaviors are not considered in this table.
○ The regulation on automated driving needs to have new specific performance requirements and verification tests under various conditions depending on each level.
○ In discussing system requirements, it is desirable to organize them by level as well as by road way type (1: parking area; 2: motorway; 3: urban and interurban road).
○ The following table shows the distinguish way of level of automated driving under WP.29 at this present considering the results of discussions so far and the assumed use cases. This table should be reconsidered appropriately in accordance with each concept of automated driving system to be placed on the market in the future.
Object and Event Detection and Response (OEDR) by the driver
The driver may not perform secondary activities
Object and Event Detection and Response (OEDR) by the system
The driver may perform secondary activities
Monitor by Driver
Monitor by
Driver
(a)
Monitor by
Driver
(b)
Monitor by System
(Return to Driver Control
on System Request)
Monitor by System Full Time
under defined use case
Monitor by
System only
Ref. SAE Level (J3016)
1 2
3 4 5
Outline of Classification
System takes care of longitudinal or lateral control.
Monitoring by the driver.
The system takes care of both longitudinal and lateral control.
Monitoring by driver necessary because the system is not able to
The system is able to cope with all dynamic driving tasks within its designed use-case* or will otherwise transition to the
The system is able to cope with any situations in the concerned use case (fallback included).
The system is able to cope with any situations on all road types, speed
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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detect all the situations in the use case.
The driver shall be able to intervene at any time.
driver offering sufficient lead time (driver is fallback).
The system drives and monitors (specific to the use-case) the environment.
The system detects system limits and issues a transition demand if these are reached.
*The Level 3 system is e.g. not expected to provide a corridor for emergency vehicle access or to follow hand signals given by traffic enforcement officers. The driver needs to remain sufficiently vigilant as to acknowledge and react on these situations (e. g. when he hears the sirens of an emergency vehicle in close vicinity).
The driver is not necessarily needed during the specific use-case, e. g. Vallet Parking/ Campus Shuttle.
The system may however request a takeover if the use case boundaries are reached (e.g. motorway exit).
ranges and environmental conditions.
No driver necessary.
Vehicle System Tasks
1. Execute either longitudinal (acceleration/braking) or lateral (steering) dynamic driving tasks when activated. The system is not able to detect all the situations in the use case.
1. Execute longitudinal (accelerating, braking) and lateral (steering) dynamic driving tasks when activated. The system is not able to detect all the situations in the use case.
2. System deactivated immediately upon request by the human driver.
1. Execute longitudinal (accelerating/braking) and lateral (steering) portions of the dynamic driving task when activated. Shall monitor the driving environment for operational decisions when activated.
1. Execute longitudinal (accelerating/braking) and lateral (steering) portions of the dynamic driving task when activated. Shall monitor the driving environment for any decisions happening in the use case (for example Emergency
1. Monitor the driving environment
2. Execute longitudinal (accelerating/ braking) and lateral (steering)
3. Execute the OEDR subtasks of the dynamic
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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2. System deactivated immediately at the request of the driver
3. No transition demand as such, only warnings.
4-A driver availability recognition function (could be realized, for example, as hands-on detection or monitoring cameras to detect the driver’s head position and eyelid movement etc.) could evaluate the driver’s involvement in the monitoring task and ability to intervene immediately.
2. Permit activation only under conditions for which it was designed. System deactivated immediately at the request of the driver. However the system may momentarily delay deactivation when immediate human takeover could compromise safety
3. System automatically deactivated only after requesting the driver to take-over with a sufficient lead time; may − under certain, limited circumstances − transition (at least initiate) to minimal risk condition if the human driver does not take over. It would be beneficial if the vehicle displays used for the secondary activities were also used to improve the human takeover process.
4. Driver availability recognition shall be used to ensure the driver is in the position to take over when requested by the system. Potential technical
vehicles).
2 Permit activation only under conditions for which it was designed. System deactivated immediately at the request of the driver. However the system may momentarily delay deactivation when immediate human takeover could compromise safety
3. Shall deactivate automatically if design/boundary conditions are no longer met and must be able to transfer the vehicle to a minimal risk condition. May also ask for a transition demand before deactivating.
4. Driver availability recognition shall be used to ensure the driver is in the position to take over when requested by transition demand. This can however be lighter solutions than for level 3 because the system is able to transfer the vehicle to a minimal risk condition in the use case.
5. Emergency braking measures must be
driving task- human controls are not required in an extreme scenario
4. System will transfer the vehicle to a minimal risk condition
Pilotage d’une exploration concourante : Le projet de véhicule autonome Renault, Gilloury P., Martel F., Midler C., 2017
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solutions range from detecting the driver’s manual operations to monitoring cameras to detect the driver’s head position and eyelid movement.
5. Emergency braking measures must be accomplished by the system and not expected from the driver (due to secondary activities)
accomplished by the system and not expected from the driver (due to secondary activities)
Driver Tasks 1. Determine when activation or deactivation of assistance system is appropriate
2. Monitor the driving environment. Execute either longitudinal (acceleration/braking) or lateral (steering) dynamic driving task
3. Supervise the dynamic driving task executed by driver assistance system and intervening immediately when required by the environment and the system (warnings)
4. The driver shall not perform secondary activities which will hamper him
1. Determine when activation or deactivation of the system is appropriate.
2. Execute the OEDR by monitoring the driving environment and responding if necessary (e.g. emergency vehicles coming).
3. Constantly supervise the dynamic driving task executed by the system. Although the driver may be disengaged from the physical aspects of driving, he/she must be fully engaged mentally with the driving task and shall immediately intervene when required by the environment or by the system (no transition demand by the system, just warning in case of misuse or failure).
4. The driver shall not perform secondary activities which will
1. Determine when activation or deactivation of the automated driving system is appropriate.
2. Does not need to execute the longitudinal, lateral driving tasks and monitoring of the environment for operational decisions in the use case.
3. Shall remain sufficiently vigilant as to acknowledge the transition demand and, acknowledge vehicle warnings, mechanical failure or emergency vehicles (increase lead time compared to level 2).
4. May turn his attention away
1. Determine when activation/deactivation of the automated driving system is appropriate.
2. Does not need to execute the longitudinal, lateral driving tasks and monitoring of the environment in the use case.
3. May be asked to take over upon request within lead time. However the system does not require the driver to provide fallback performance under the use case.
4. May perform a wide variety of secondary activities in the use case.
1. Activate and deactivate the automated driving system.
2. Does not need to execute the longitudinal, lateral driving tasks and monitoring of the environment during the whole trip.
3. Determine waypoints and destinations
4. May perform a wide variety of secondary activities
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in intervening immediately when required.
hamper him in intervening immediately when required.
from the complete dynamic driving task in the use case but can only perform secondary activities with appropriate reaction times. It would be beneficial if the vehicle displays were used for the secondary activities.
during the whole trip.
Consideration points on development of vehicle regulation
Same as current principle (manner)
1. Consider whether regulatory provision for longitudinal (accelerating, braking) and lateral control (steering) are necessary.
2. Consider regulatory provision to ensure the system is deactivated immediately upon request by the human driver.
3. Consider the warning strategy to be used.
4. Consider the driver availability recognition function to evaluate the driver’s involvement in the monitoring task and ability to intervene immediately. For example, as hands-on detection or monitoring cameras to detect the driver’s head position and eyelid movement etc.
1. Consider which regulatory provision for longitudinal (accelerating, braking) and lateral control (steering) are necessary including the monitoring of the driving environment.
2. Consider regulatory provision to ensure the system:
i) Permits activation only under conditions for which it was designed, and
ii) Deactivates immediately upon request by the driver. However the system may momentarily delay deactivation when immediate driver takeover could compromise safety
1. Consider which regulatory provision for longitudinal (accelerating, braking) and lateral control (steering) are necessary including the monitoring of the driving environment for any decisions happening in the use case (for example Emergency vehicles).
2. Consider regulatory provision to ensure the system:
i) Permits activation only under conditions for which it was designed, and
ii) Deactivates immediately upon request by the driver. However the system may momentarily delay deactivation when immediate driver
Note: Preliminary analysis only- subject further review.
1. Consider which regulatory provision for longitudinal (accelerating, braking) and lateral control (steering) are necessary including the monitoring of the driving environment for any decisions (for example Emergency vehicles).
2. Depending upon the
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3. Consider regulatory provision to ensure the system automatically deactivates only after requesting the driver to take-over with a sufficient lead time; including − under certain, limited circumstances − transition (at least initiate) to minimal risk condition if the driver does not take over. It would be beneficial if the vehicle displays used for the secondary activities were also used to improve the human takeover process.
4. Consider regulatory provision for driver availability recognition is used to ensure the driver is in the position to take over when requested by the system.
5. Consider regulatory provision for emergency braking measures by the system.
takeover could compromise safety
3. Consider regulatory provision to ensure the system automatically transfer the vehicle to a minimal risk condition preferably outside of an active lane of traffic if design/boundary conditions are no longer met.
4. Consider regulatory provision for driver availability recognition is used to ensure the driver is in the position to take over when requested by the system transition demand at the end of the use case.
5. Consider regulatory provision for emergency braking measures by the system.
vehicle configuration, consider regulatory provision to ensure the system:
i) Permits activation only under conditions for which it was designed, and
ii) Deactivates immediately upon request by the driver. However the system may momentarily delay deactivation when immediate driver takeover could compromise safety
3. Consider regulatory provision to ensure the system automatically transfer the vehicle to a minimal risk condition preferably outside of an active lane of traffic.
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4. Consider regulatory provision for emergency braking measures by the system.
Examples of the necessary system performance requirements
Override (e.g. steering, braking, accelerating) function by the driver
Necessary in general Unnecessary when driverless mode. Otherwise necessary in general. However the system may momentarily delay deactivation when immediate human takeover could compromise safety.
Unnecessary
Aspects of arrangement that ensures the driver’s involvement in dynamic driving tasks (driver monitoring, etc.)
Detection of hands- off when Level 1 addresses LKAS
Detection of hands-off as necessary
Detecting the driver availability recog-nition function to evaluate the driver’s involvement in the monitoring task and ability to intervene immediately (e.g. hands off detection, head and/or eye movement and/or input to any control element of the vehicle)
Detection of driver’s availability to take over the driving task upon request or when required:
e.g. seated/unseated,
driver availability recognition system (e.g. head and/or eye movement and/or input to any control element of the vehicle)
Unnecessary when driverless operation/use case.
Necessary when driver is requested to take over at the end of use case. In these circumstances, this can be lighter solutions than for level 3 because the system is able to transfer the vehicle to a minimal risk condition in the use case.
Unnecessary
Aspects of arrangement that ensures the
not applicable Consideration of the methods used to reengage the driver following
Unnecessary when driverless operation/use case but level 3
Unnecessary
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driver’s resumption of dynamic driving tasks (transition periods to the driver, etc.)
Aspect of transition demand procedure.
system request (including minimal risk maneuver and cognitive stimulation- if applicable the vehicle infotainment system showing non-driving relevant content to be deactivated automatically when transition demand is issued).
requirement when the end of the use case is reached.
System reliability
Consideration shall be given to evaluation of the system reliability and redundancy as necessary.
Comprehensive recognition of surrounding environment
(sensing, etc.)
The area to be monitored (depends on the system function).
The area to be monitored necessary for lateral and longitudinal control (depends on the system function, while recognizing it is the task of the driver to perform the Object and Event Detection and Response).
The area to be monitored necessary for lateral and longitudinal control (depends on the system function, while recognizing it is the task of the driver to perform the Object and Event Detection and Response).
Additionally the system may perform OEDR function.
The area to be monitored depends on the system function (Lateral and longitudinal directions).
It is the task of the system to perform the Object and Event Detection and Response (system performance requirements necessary).
Recording of system status (inc.
Unnecessary Unnecessary
The driver’s operations and the system
The driver’s operations and the system status
The system status (incl. system behavior))
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system behavior)
(DSSA-Data Storage System for ACSF, EDR, etc.)
status (incl. system behavior)
(incl. system behavior)
Cyber-Security
Necessary if the information communication in connected vehicles, etc. affects the vehicle control
Compatibility with traffic law (WP.1)
Yes Yes Yes [WP.1-IWG-AD recommends WP.1 to state that the use of these functions remain within the requirements of the Conventions.]
[WP.1-IWG-AD recommends WP.1 to state that the use of these functions remain within the requirements of the Conventions. These are functions whereby a driver is still available at the end of the use-case. Functions that do not require a driver (e.g. campus shuttle) at all (driverless) are still in discussion – except for those that do not interact on/with public roads.]
Further consideration necessary to reflect driverless systems before a conclusion can be made.
Summary of the current conditions and the issues to be discussed (specific use cases)
Parking area Already put into practice:
Parking Assist LKA (draft
standards) ACC (no specific
performance requirements)
ACSF Cat.B1 (Steering Function hands-on)
Automated parking by the driver’s remote control (monitoring) (RCP-Remote Control Parking, CAT. A under ACSF amendment of R79)
Requirements need to be developed
Roads exclusively for motor vehicles with physical separation from oncoming traffic (e.g. motorway)
Under discussion:
Categories [B2], C, D and [E] under ACSF (amendment of R79)
Category B1 in combination with longitudinal control
Under discussion :
Categories B2, B2+E under ACSF (amendment of R79)
Requirements need to be developed
ACC+ACSF (Cat.B1, Cat.C [Basic
[ACSF Cat. B2]
[ACSF Cat.E]
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Lane Change Assist], Cat.D [Smart LCA])
(Continuous Lane Guidance hands-off)
Urban and interurban roads
Category B1 in combination with longitudinal Control
To be discussed by R79 IWG ACSF: Cat. B1 in combination with C, D
Requirements need to be developed
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Annexe 1 ter
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Annexes de la Monographie
Annexe 2 :
Plan de déploiement de l'AD de l'Alliance Renault Nissan. Le level 2 correspond à
AD1.0, le level 3 à AD2.0, le + city à AD3.0 et le level 4 à AD2.1
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Annexe 3 :
Ensemble des plateformes et architectures électroniques en fonction de l'année et
des projets
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Annexes de la Note Bibliographique
Annexe 4 :
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Annexe 5 :
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Annexe du 2e focus
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