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Photo de couverture : © Fotolia/kopitinphoto. ISBN : …ekladata.com/wGG0e1MPmY3gyG-3VJLvZI6ZoiM.pdf · 2 Londres — Si Milady voulait bien me laisser l’aider… — Je vais me

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Photodecouverture:©Fotolia/kopitinphoto.

©HachetteLivre,2017,pourlaprésenteédition.HachetteLivre,58rueJeanBleuzen,92170Vanves.

ISBN:978-2-01-700798-2

1

Cannes,août1933Elleaimaitsepréparerpourcesrendez-vous.Sebaigner,sesécheravecuneserviettemoelleuse,se

parfumeravecsoin,déposantquelquesgouttesdecapiteuseessencederrièresesoreilles,sursanuque,entresesseins,aucreuxdesescoudes,maispaslà,carcertainshommesavaientlagourmandisedessucsfémininsetn’appréciaientpasquel’odeuretlasaveurensoientaltérés.Ellel’avaitappris,àsagrandesurprise.Elleavaitapprisbeaucoupdechosesenquelquesmois.Souriant à son image dans lemiroir,Arabella Townsend – elle n’avait pas, désobéissant ainsi aux

ordresdesafamille,changédenom–caressasesseinsemprisonnésdansuneguêpièrededentellenoirequilesfaisaitpigeonnerdemanière,ilfallaitlereconnaître,toutàfaitappétissante.Tendantunejambe,puis l’autre, elle lissa sesbasde soiequ’elle fixa à ses jarretières et se leva, admirant lebuissondebouclesroussesencadrédelargesrubansdontlacouleursombretranchaitsursapeaulaiteuse.Unécrinparfaitpourunbijouparfait,pensa-t-elle.Unbijousansprix.Ouplutôt,enchaîna-t-ellementalementaveccynisme,d’unprixextrêmementélevé,

quepeuavaientlesmoyensdesepayer.Maisseulsceux-làl’intéressaient.Temporairement.Tournantledosàsacoiffeuse,ellesedirigead’unpasondulantverslagrandependeriequioccupait

toutunmurdelapetitepièce;lesportesouverteslaissaientapercevoirunerangéeserréederobes,detailleursetdemanteaux.Pensive,ellelaissaglisserledosdesamainsurlestissusluxueux.Laquelle,cesoir?Quelpersonnagejouerait-elle?Serait-ellecâline,inquiétante,hautaine?Semontrerait-elleavide,affamée de caresses, ou bien dure, dominatrice ? Princesse lointaine, piquante aventurière, panthèreapprivoisée,ingénuetimide…Ellepouvaitêtretoutescesfemmes,etbiend’autresencore.Ellepouvaitêtre toutcequ’unhommedésirait.C’était là sa force,et son talent.Ellen’enavaitpas

d’autres,maiselleavaitcultivécelui-làdemanièreàfrôlerlaperfection.Un léger sourire jouant sur ses lèvres, elle sortit une robe noire ornée de jais, la posa contre sa

poitrine,sebalançad’unpiedsurl’autre,puislarejeta.Non…pascesoir.Cesoir,ellevoulaitêtre lalumière.Jouerdesrefletsdontcelle-cihabilleraitsoncorpssouple.La robe argentée serait idéale. Avec les pendants d’oreilles que lui avait offert ce duc – ou ce

comte?–autrichienquiavaitpasséunmoisensacompagnie,dansunesomptueuserésidenceprèsdulacdeGarde…Diamants et opales.Opales, ses pierres préférées, à l’exception des émeraudes.Un jour,s’était-ellejuré,elleauraitdesémeraudesaussibellesquecellesdesamère–qu’ellecrève,lavieillepeau!Direqu’elles’étaittrouvéeàuncheveudelesposséder!Saseuleconsolation,c’étaitd’imaginerlafigurequedevaitfairecelaiderondeCassandraaveccecollierfabuleux…LadyCassandraBennet,àprésent…Elle avait épousé son cousin Percy, qu’Arabella avait repoussé un an auparavant. Sa sœurdétestée…elleluisouhaitaittoutlemalheurdumonde.Mais,malgré tout, elle l’enviait unpeu.Cassandraétaitmariée, alorsqu’elle…Qu’était-elle ?Une

femmeperdue,commeonlechuchotaitdiscrètement.Uneputain,autrementdit.Arabellahaussa lesépaules.Qu’avait-ellebesoind’unmari?Elles’amusaitprodigieusement.Avec

Penelope,sonamie–etmaîtresse,certainssoirs–ellecouraitdepalaceenpalace,volaitdefêteenfête,d’amant en amant. La rousse, la brune… Elles se complétaient parfaitement. Jusqu’à former un duosensuelquirendaitleshommesfous…Se complétaient. S’étaient complétées, plutôt. Oui, elle devait s’habituer à parler au passé de ce

brillanttandemquiavaitfaitdudernierprintempssurlaRivieraunesaisond’étourdissantesfolies.Penelope. Son rire argentin, ses longs yeux noirs, sa bouche pulpeuse, son petit corps aux courbes

séductrices.Ellesentaitencore,surseslèvres,sursalangue,legoûtdesapeauambrée,desonsexeaussirose et parfait qu’un coquillage… Comme elle lui manquait ! Depuis quand était-elle partie ? Unesemaine?Unmois?Uneéternité…Arabellasoupiraetpassa la robe lamée,savourant lasensationdu tissuglissantsurseshanches.Se

laisserallerà lanostalgieétait inutile :Penelopeétait tombéeamoureuse,voilà tout.Ellene tarderaitcertainement pas à s’apercevoir qu’elle avait tiré le mauvais numéro, un écrivain sans le sou quigriffonnaitàlongueurdetempsdesversobscursetprétentieux.Maisl’écerveléecroyaitensongénie,ettrouvaitactuellementsonbonheurensedévouantàluicorpsetâme.Arabellasoupçonnaitquelesdonsérotiquesduplumitifn’avaientpasétépourriendanscechoixdésintéressé.Toujoursest-ilquesonamievivaitdésormaisdansunegrandebaraquemalchauffée,ducôtédeLimoges,unemaisonsûrementpleinede portraits de famille, de bibelots affreux, de tapisseries moisies et de napperons au crochet. Unenterrementdepremièreclasse!—Ellene ferapas long feudans ce trou,murmuraArabella avantde se tourner ànouveauvers sa

coiffeuse.Jelaverraireveniravantleprochainhiver…Etsiellenerevientpas,j’irailachercher.Onverrabienquil’emportera,demoioudesonBaudelairedetroisièmeordre!Ellesefarda,poudrantsondécolletéà l’aided’unehouppettededuvetdecygne,puispassasurses

lèvres un bâton de rouge à lèvres avec une lenteur voulue. Ces soins qu’elle se donnait à elle-mêmeétaient un prélude aux jeux érotiques de la nuit – un excitant prélude. Elle se perdait dans sa propreimage, indéfiniment reflétéepar lemiroir à troispansqui lamultipliait.Reins creusés.Profond sillonséparant les fesses charnues. Arrondi d’un sein. Cuisses satinées. Cercle bistre d’une aréole où sedressaitun tétonpareilàun fruit savoureux…ArabellaTownsendn’avaitpasbesoinqu’on l’aime,enfait:elleétaitamoureusedesaproprepersonne.La soiréeétait encorechaude,malgré l’heureavancée.Dèsqu’Arabella franchit laporte, lavoiture

vint se ranger contre le trottoir, devant elle. Une longue voiture à la carrosserie luisante, aux siègesmoelleux.Lechauffeurdescendit,ouvritlaporte.Muet.Déférent.—LeHyatt,dit-elleduboutdeslèvres.Etpressez-vous,jesuisenretard.Avecunsourire,toutefois.Lechauffeurn’était-ilpasunhomme?Etunbelhomme,desurcroît,l’œil

velouté,lamoustachefine.Grandetbiendécouplé.Elleenauraitpresqueregrettéd’avoirprisd’autresengagements…Ildevaitêtredesonavis,carill’enveloppad’unregardcaressant.—Bien,madame.Lavilledéfilaitde l’autrecôtédesvitres, lumineuse,nimbéed’unebrumeestivale.Lamer,au loin,

scintillait doucement de tous les feux de ses yachts bercés par la houle paresseuse. Des couples sepromenaient,brasdessus,brasdessous.Desfemmesseules,tropfardéesetinquiètes,prenaientunverreauxterrassesenguettantlespassants.Parlesbaiesgrandesouvertesdesbeauxhôtels,desfragmentsdemélodiess’échappaient.« J’aimecettevie,pensaArabella.Le luxe, les lumièresnocturnes…Ceshommesque jeconnaisà

peine…cetinconnu,oupresque,quitoutàl’heuremedépouillerademarobeetmecaressera,bienou

mal…Quimepénétrera,avecdouceurouviolence…»Lavoitureralentissait.Ellesortit,s’enveloppantdanslagrandeétoledesoiequ’elleavaitpasséepar-

dessussarobe.Leportierdel’hôtelluiadressaunsourirecomplice.Elleglissaunbilletdanslamaintendue.—Chambre107,dit-elleauliftiergalonnécommeungénéral.L’ascenseurs’ébranlasilencieusement.Lesétagessemirentàdéfiler.Lanuitcommençait.

2

Londres—SiMiladyvoulaitbienmelaisserl’aider…—Jevaismedébrouiller,répliquaFrances,lesdentsserrées.D’unesaccade,elleréussitàremonterdequelquescentimètreslafermetureàglissièredesarobe,puis

renonça,découragée.Pourquoidiablelesrobesdestinéesauxfemmesenceintesétaient-ellessidifficilesà enfiler ?N’était-il pas suffisant de souffler commeun phoque enmontant les escaliers et de ne paspouvoirsepencherpourramassersonmouchoir?Il était vrai aussi que les futuresmères de la haute société, en principe, ne s’habillaient pas elles-

mêmes.Leursfemmesdechambreétaientlàpourça.C’étaitbienlàquelebâtblessait.Lablessait.Entreautres.Avec un soupir, elle laissa retomber ses bras le long de son corps et fit signe à Mrs Perkins

d’approcher.Celle-ci segardabiende tout commentaire,maisuneombrede sourireégaya sonvisageaustère.—Jeressembleàunemontgolfière,ditFrancesenposantunemainsursonventredéformé.— Il y a de cela, admitMrsPerkins avec humour.Mais ceci est de très bon augure, si je puisme

permettre.Leursregardsserencontrèrentdanslemiroirquioccupaittoutunpandelavastegarde-robeattenantà

la chambre. Frances sourit, amusée.ChèreMrs Perkins…Sans elle, sa vie de femmemariée – et denouvellevenue,pournepasdired’intruse,danslahautesociétélondonienne–auraitétébeaucoupplusdifficilequ’ellenel’était.L’intendantedelafamilleWindmerel’avaitaussitôtpriseenaffectionetavaitguidésespremierspas.Sanselle,Franceslesavait,lesdomestiquesl’auraientprisedehaut,ignorantsesordres.Elleavaitentendubiendesmurmuresétouffés,quisetaisaientàsonapproche;elleavaitsenti,souslaservilitéétudiée,larancœur,lajalousie.N’était-ellepas,elle,uneanciennefemmedechambre,devenue un membre de l’aristocratie, franchissant les frontières interdites, transgressant toutes lesrègles?«Etpourtant,jenel’aipasvoulu…»pensa-t-elletandisqueMrsPerkinspassaitautourdesoncoula

chaînequiretenaitlemédaillondesamère–leseulbijouquiluiappartenaitenpropre.Elleleportaitconstamment,commepourseforcerànepasoublierquielleétait,nid’oùellevenait.Pourcontinueràserespecterelle-même.—Quirecevons-nous,cesoir?demanda-t-elledansunsoupirlas.Elletira,unpeunerveusement,sursesmanches.Larobedemousselinebleusombreétaitbelle,même

si elle ne pouvait dissimuler son ventre proéminent. Ce ventre que Frances fixait avec une sorted’hostilité.Sanscetenfant,elleauraitétélibredepartir…Derecommencersavie.Ailleurs.Trèsloin…Non,ellenedevaitpasnourrircegenredepensées.C’étaitcontrenature.Francesfituneffortpourse

concentrersurlaréponsedel’intendante.—LecoloneletMrsBramble.Lecolonelestunanciencompagnond’armesdupèredeMilord.—Jevois…

— Que Milady ne s’inquiète pas. Le colonel se proclame conservateur, mais il adore les jeunesfemmes.Parlez-luichevaux,campagneetcueillettedeschampignons,ilseraravi.Ildétestetouteformedemondanités.Franceslaissaéchapperunpetitrire.—Lacueillettedeschampignons!MadamePerkins,jen’aipresquejamaisquittéLondres…—Demandez-luidevousinitier.Iln’enseraqueplusheureux.Lajeunefemmeprit,surlatabledetoilette,unflacondeparfum,ledébouchaetendéposadeuxgouttes

derrièresesoreilles.Presque jamais quitté Londres. C’était vrai. Le court séjour à Cloverley et l’inévitable voyage de

nocesenItalien’avaientpassuffiàfaired’elleunevéritablevoyageuse.D’autantqu’àRome,aussibienqu’àFlorenceetàSienne,Jasonavaitpassésontempsdanslesréservesdesmusées,àexamineravecunsoinun tant soitpeumaniaque, jugeait-elle,des toilesabusivementattribuéesàdespeintresconnus,etnonauxartistesfemmesdontlavocation,auXVI siècle,scandalisaitlesfamilles.Etàlire,àl’aided’uneloupe,deslivresdontlesreliurespartaientenlambeaux.Enfait,ellel’auraitvolontierssecondédanssesrecherches;celles-cileurauraientfourni,aumoins,

unsujetdeconversationsansdanger.Maisilavaitdécrétéquelapoussièrequidormaitentrelespagesdesvieuxdocuments,toutautantquel’atmosphèreconfinéedesréserves,étaitnocivepourelle.Danssonétat.« Dans son état » ! Frances en était venue à haïr ces trois mots que tant de gens, autour d’elle,

prononçaient avec componction. « Dans son état », les longues marches dans les bois étaientdéconseillées,ainsiquelesbainsdemer;«danssonétat»,ellenedevaitpastrops’exposerausoleil;«danssonétat»,illuifallaitingurgitertoutesorted’horriblesmixtures,laitdepoule,bouillonsàl’odeurpeuappétissante,semoulesetjusdeviande…Elleenavaitlanausée,alorsmêmequesesvomissementsavaient cessé depuis longtemps et qu’elle se portait comme un charme. Elle se serait mieux portée,d’ailleurs,sionl’avaitlaisséetranquille…Pireencore:Jason,depuisquelquessemaines,avaitdésertésonlit.Pourlaménager,avait-ilprétendu.

Pournepasrisquerunaccouchementprématuré.Or, leurententesensuelleétait leciment,fragilemais indispensable,deleurcouple.Durant lesdeux

premiersmoisdeleurviecommune,ilsavaientfaitl’amourpartoutoùilssetrouvaient,dansdeslits,desfauteuils,surlalonguetabledelasalleàmangerdeCloverley,dansleparc,dansunesalledéserted’unpalaisflorentin,unjardind’hiveràRome,unsleepingdel’Orient-Express,etmême,parunenuitd’étéparticulièrementchaude,contrelemurd’uncimetière,dansunpetitvillagedontlajeuneladyWindmereavaitoubliélenom.Jasonsemblaitnepouvoirselasserd’elle;ilexploraitsoncorpsavecunepassionsanscesserenouvelée,osantlescaresseslesplusaudacieuses,l’encourageantàexprimersesdésirs,lataquinant quand, confuse, elle se dérobait à ses exigences. Même leurs disputes s’étaient toujoursconcluesainsi,paruneétreintebrûlante,presquefurieuse.Lesgestesdel’amourremplaçaientlesmotsqu’ilsnepouvaientounevoulaientpasprononcer,lesexplicationsimpossiblesàdonner,lesaveuxparlesquelsilsauraientpujeterunpontsurl’abîmequilesséparait.—Etmaintenant?Frances,leregardrivésursonreflet,s’étaitexpriméeàhautevoix.—Miladyestprête,ilmesemble,ditMrsPerkinsd’untonpaisible.Lajeunefemmesouritavecunpeudetristesse.Cen’étaitpaslàlesensdesaquestion,bienentendu.—Merci,madamePerkins,murmura-t-elle.Jevaisdescendre…dansuninstant.

e

L’intendantesedétourna,ramassaquelquesvêtementsjetésaudosd’unfauteuil,puissortitsansbruitdelachambre.Francesn’avaitpasbougé.Ellefixaittoujourssonimagedanslemiroir.Dontleregardsemblaitl’interroger.—Etmaintenant?répéta-t-elle.

3

CannesArabella, lesmainsposéessurlemarbredelacommodeLouisXV,secambraet laissaéchapperun

feulementcalculé.L’hommequisetenaitderrièreelle,etquicontemplaitavecunplaisirmanifesteleurdoublerefletdanslegrandmiroirbiseauté,lâchasesseins,dontilpinçaitrudementlapointedepuisdixbonnesminutes,etl’agrippaauxhanches:sescoupsdereinssefirentpluspuissants,plusprécipités.« Il était temps, pensa la jeune femme tout en semordant la lèvre. Je vais avoir les tétons enflés

pendantunesemaine.Etdirequ’ilcroitmefairejouir…»Ellebaissalatêtepourdissimulersonsouriremoqueuretsemitàcrier,offrantdavantagesesfesses.—Oh…oui!Oui,oui!Commetuesfort,commetues…—Tuaimesça,hein?Tuaimesça?haletal’hommeenlapilonnantdeplusbelle.Tuaimesça,dis?Arabellanepritpaslapeined’acquiescer;ellesavaitquecettequestionn’étaitquelepréludeàsa

délivrance. Cet homme-là ne pouvait parvenir à l’orgasme qu’en prononçant ces mots, toujours lesmêmes. Dans quelques secondes, elle serait libre. Ou presque. Le temps d’assurer à ce… comments’appelait-il, déjà ?Randolph ?Richard ?…qu’il était l’étalon superbe que chaque femme attendait,qu’il l’avait comblée au-delà de toute expression, et qu’elle le reverrait avec un plaisir infini à sonprochainpassagesurlaRiviera.Letempsdeboireunedernièrecoupedechampagne,deseremaquiller,etdefairedisparaître,avecladiscrétionrequise,l’enveloppequiluiétaitdestinéedanssonpetitsacdesoirée.Unquartd’heure.Dansunquartd’heure,ellefouleraitànouveaulajetéeoùétaientamarréslesyachts

les plus luxueux, jusqu’à son extrémité : là, parmi les bateaux plus modestes, elle saurait trouver leGladiateur, le trois-mâts barque de son amant, rejeton d’un aristocrate français et de la fille d’unarmateur richissime, beau à tomber – et héritier d’une coquette fortune, même si son train de vie,actuellement,n’étaitpasceluiqu’ilauraitsouhaité.Ungigolo,avaittranchéPenelopedanssadernièrelettre.N’oubliepasquesesparentsluiontcoupé

lesvivres.Tume reprochesdeprendre soind’unhommedont je suisamoureuse,mais tuesprêteàjeter ton argent par les fenêtres pour ce viveur… alors que tu ne l’aimes même pas. Tu n’aimespersonne,Arabella,etc’esttaforce.Garde-la.Faisattentionàtoi.Arabella avait jeté cette lettre dans la corbeille à papiers avec un petit rire méprisant. Penelope,

depuisqu’ellevivaitavecunsoi-disantpoète,sepiquaitdepsychologie,cequiluiôtaitbeaucoupdesoncharme.Bientôt,ellesetransformeraitenmatronemoralisatrice.Quellehorreur!«Ilfaudraquejelasauvedecelaaussi»,avaitpensélafilledelordTownsend.Puissonancienne

amante avait quitté le champ de ses pensées, s’évaporant comme une brumematinale sur un paysageensoleillé.Elleavaitd’autreschatsàfouetter.Unefortuneàbâtir.Et surtout, surtout, une vengeance à exercer. Contre ses parents, qui l’avaient reniée ; contre Jason

Windmere,quil’avaitrepoussée;etcontrecettepetitehorreurdeFrancesHawk,sonanciennefemmedechambre, une intrigante qui avait réussi à se faire épouser, à devenir une lady… elle ! Une fille du

peuple!Quiavaitréussilàoùelle,Arabella,avaitéchoué.Laseulefauteimpardonnable.

QuandArabella arriva sur le ponton où leGladiateurétait amarré, il était plus de deux heures du

matin.Unefinebruinesecollaitcontresonvisagecommeunvoiledemousselinemouillé.Ellenemitpasle pied sur l’étroite passerelle,mais actionna deux fois, avec impatience, la clochette accrochée à untrépieddefer.Ausecondtintement,unehautesilhouetteémergeadelacabine.—Allons,monange, tunevaspasme faire croireque tun’aspas lepiedmarin. Il te faudraitune

tempêtepourrenonceràmontersurlepont.—Ungentlemanm’auraitattenduepourmetendrelamain,ripostaArabella,leslèvrespincées.—Jenesuispasungentleman.—Tuneveuxpasl’être,c’estdifférent.Alors,cettemain?Renaud de Saint-Sauveur semit à rire et tendit le bras. La jeune femme s’y agrippa et sauta avec

légèretésurlesplanchesdeteckfraîchementvernies.—Jesuisgelée,mouillée,j’aifaimetsoif,énuméra-t-elle,boudeuse.—Tonamantdecesoirnet’apasnourrie?—Àpeine.Uneassiettedepetitsfourspastrèsfraisetunedemi-bouteilledechampagne.— Les effets de la crise, fit remarquer avec philosophie le rejeton désargenté de l’aristocratie

française.Quedirais-tud’uneomelette?—J’adorerais.Ilsepenchaverselleetmurmuraàsonoreille:—Jepourraiscasserlesœufssurtesreins…ilsdoiventencoreêtrebrûlants.Arabella,avecunriredegorge,fitminedegiflerlejeunehomme.Illuiattrapalepoignet,l’attiraàlui

etl’embrassaavecfureur,luimordantleslèvres.— Je vais devoir effacer toutes les traces que cet homme a laissées sur toi… à la réflexion, une

omelettedehuitœufsneserapasdetrop.J’auraibesoindetoutesmesforces…toutàl’heure.Pourledeuxièmecombat…Renaud la poussa dans la cabine et releva d’une main la robe d’Arabella, tandis que sa bouche

descendaitdanssoncouetquesonautremainexploraitsondécolleté.Ilsecollaàelle,neluilaissantrienignorerdesonérection.Avecunsoupirdesatisfaction,ellepassaunemainsurlavergequitendaitlepantalondeflanelleblancheetlapressadoucement.Cetamant-là,aumoins,neladécevraitpas…—Commentt’a-t-ilprise?chuchota-t-il.—Par-derrière,répondit-elle.Iln’aaucuneimagination.C’estlaseulechosequil’excite…—Pauvretype…Ilpourraitaumoinsvariersesplaisirs…Illasoulevapendantqu’elledégrafaitsaceinture.Elleenroulasesjambesautourdeseshanchesetse

mit à gémir quand il la pénétra sans plus de préliminaires. Renaud se montrait parfois brutal, maistoujoursardent,etArabellanedétestaitpasêtreunpeubousculée.Lafrustrationqueluiavaientlaisséeles piètres performances de son « client » ne fut bientôt plus qu’un souvenir –moins qu’un souvenir,même…

Plustarddanslanuit,aprèsavoirdégustéuneomeletteàmoitiébrûléeetbuquelquesverresd’unâpre

vin rouge,Arabella revêtit unedes chemisesde sonamant et, piedsnus, alla s’asseoir à laminusculetableducarré.Ellerepoussalescartesmarinesquis’yentassaientetsortitdesonsacunpetitcarnet.—Nousdevonsparler,lança-t-elle.As-tul’intentiondepasserlerestedetavieàattendretonhéritage

oues-tuassezhommepourprendrel’initiative?LebeauRenaudhaussasessourcilsparfaitementdessinés.—Prendrel’initiative?Queveux-tudire?JenevaistoutdemêmepastuerleVieuxdanssonlit,ni

étouffermamèreavecsonoreiller. J’aihorreurdusang,despoisons,de toutesceschoses.C’estd’unmauvaisgoût…—Oh,jevois.Tutueraissanslamoindrehésitationsilachoseétaitdebongoût.—Unduel,àlarigueur…—Oublie.J’aidemeilleuresidéespourtoietmoi.—Lesquelles?Ellel’épiauninstant,lesyeuxmi-clos.Àcetinstant,sedisait-elle,ellenepouvaitsepermettreaucune

erreur.Pouvait-elleréellementcomptersurcegarçonpourservirsesprojets?Avait-ilunpeud’étoffe,oun’était-ilqu’unpantinsuprêmementélégant?—Sijeteproposais,dit-elleavecnonchalance,dedoublerlejolipetitmagotquit’attend?Ilseredressaunpeusurlacouchette;ellevitqu’elleavaitéveillésonintérêtetcontinua:—Commejetel’aiavoué–tunepeuxpasmereprocherdenepasm’êtremontréehonnête–monpère

m’adéshéritée.Toutiraàmonidiotedesœur.Elleplongeasondoigtdansunpotdeconfituredefraises,leléchaetcontinua:—Maisj’aiunplanpourremédieràcetteinjustice.—Unplan?Lequel?Arabella se penchavers lui, lui offrant le spectacle de ses seins nus que l’ouverture de la chemise

dévoilait.Unevision,ellelesavait,propreàaffolern’importequi.SurtoutRenaud,dontl’espritn’égalaitpaslabeauté,etquiselaissaitfacilementdistraire.—Monchéri,ronronna-t-elle,jenevaispastoutterévélermaintenant;l’aventureseraitbienmoins

excitante…Etjetiensàcequetut’amuses.Unsouriredétenditlesbelleslèvresdesonamant.—Tuespleinedeprévenances.Qu’est-cequeçacache?—Rien.Ouplutôtsi:pourparveniràmesfins,jevaisavoirbesoindetestalentsd’acteur.Tuasdes

donsexceptionnels,etjem’étonnequelecinéman’aitpasdéjàfaitdetoiunjeunepremier.Tuauraisunsuccèsfou!Un peu de flatterie, quand on voulait manœuvrer un homme, ne pouvait nuire : c’était l’une des

premières leçonsque lavieavaitapprisesà la jeuneArabella.Etelle l’avait retenue,contrairementàcellesquetentaientdeluiprodiguersesgouvernantessuccessives.Renaud,aumotde«cinéma»,s’étaitrembruni.—LeVieuxn’auraitjamaisvoulu.Jeluienaiparléunefois,etc’estmoiqu’ilamenacédedéshériter,

pourlecoup.Quelraseur!Elles’approchadelui,câline,ets’installasurleborddelacouchette,legrisantdesonparfum.

— Moi, je t’offre le rôle de ta vie. Ton propre rôle, celui du marquis de Saint-Sauveur, beau,séduisant,un rienmachiavélique.Nousallonsduper tout lemonde, et au finalnous serons riches, trèsriches.Tupourrasmêmefondertapropresociétédeproductionetfinancertesfilms…—C’esttentant,jedoislereconnaître.—Iln’yaqu’uneconditionpréalableàtoutcela.—Laquelle?demandaRenaud,déjàconquis.

—Quetum’épouses,monchéri.

4

Londres—Les vraies coulemelles, voyez-vous, sont faciles à distinguer des fausses, extrêmement toxiques,

expliquait le colonel Bramble, emporté par sa passion pour la science mycologique. Leur pied estbeaucouppluslong,etl’anneauquil’encerclecoulisseaisément,commececi…Ilempoignalecouteauàmanched’argentquiluiavaitserviàpelersapoireetsemitàlefrotterdebas

enhaut.Safemme,placéeàladroitedeJason,luilançaunregardcourroucé.—Adalbert!Jevousenprie!Cegesteest…obscène!—Quoi?s’étonna-t-il.Quevousarrive-t-il,machère?Jenecomprendsvraimentpas.Écarlate,MrsBramble baissa le nez vers son assiette. Frances croisa le regard de Jason, pétillant.

C’étaitlapremièrefoisdelasoiréequ’illaregardait–qu’ilsavaientunéchangeautrequedepolitesse.Unéclairdecomplicitéetd’humourétaitpasséentreeux……maisjenepeuxpasmecontenterdecela,pensaFrances.Elle reporta son attention sur son voisin, qui continuait à pérorer. Elle ne l’écoutait plus ; elle se

contentaitdehocherlatêteetd’émettredetempsàautredesmonosyllabesappropriés,l’espérait-elle,àlavéritableconférencedontillagratifiait.MrsPerkins n’avait pasmenti : il suffisait demettre le colonel sur le terrain de ses passions pour

aussitôtprendreuneplaceprivilégiéedanssoncœur.Aprèslepotage,illuiavaitdéclaréqu’elleétaitlaplusaimabledesfemmes;lerôtin’avaitfaitqueleconforterdanscetteopinion;onenétaitaudessert–meringueglacée,sabayonauchampagne,fruitsdesaison–etilnejuraitplusqueparelle.Ilavaitdéjàdécrétéquel’airdesarésidenced’étéàBrightonseraitparfaitpourlasantédufuturhéritierdelafamilleWindmere,etqu’ilespéraitbienquelamèreetl’enfantyferaientdelongsséjoursdèsqueletempssemontreraitfavorable.—Jem’yconnaisaussiunpeuencoquillages,avait-ilajoutéentapotantlamaindeFrances.Celle-ciavaitsourietremercié,toutensedisantqu’elleallaitbientôtdétesterlescoquillagesautant

queleschampignons.Etcettemaniedeshommesdenepaspouvoirimaginerqu’unefemmeenceintepûtaccoucherd’unefille!Ilsvoulaienttousunhéritier–ilsétaientvéritablementobsédésparcela.C’étaitridicule ! S’il ne naissait que des garçons, la race humaine aurait tôt fait de s’éteindre. Frances sedemandait,d’ailleurs,àquoipourraitbienressemblerunesociétéd’oùlesfemmesauraientdisparu:àungigantesquepub,peut-être?Danslafuméedescigaresoudespipesetlesémanationsdesbocksdebière,desindividusdeplusenpluschenusetcourbéss’entretiendraientdesujetspassionnantscommelegolf,lecricket,lescourses…oubienleschampignons.Quellehorreur.Distraitement,elleportasacuillèreàsabouche.Lesabayonétaitdélicieux,commetouslesplatsque

confectionnaitMrsMiller,lacuisinière.Maiscesoir,ellen’avaitaucunappétit.Ellesesentait…unpeunauséeuse,moinsqu’audébutdesagrossesse,certes ;et surtout fatiguée, très fatiguée…Unecurieusecrampe, par moments, lui tiraillait le bas-ventre… C’était désagréable… Cela commençait même àdevenirdouloureux.

Elleretintunsoupiretsetournaverssonvoisindegauche,quisetrouvaitêtrelemédecinpersonneldeJason.SirMylesHewlettétaitunesommitédeHarleyStreet,etils’étaittoujoursmontréfroidetdistantavecelle.Néanmoins,ilséchangèrentquelquesbanalitéspolies,jusqu’àcequeFranceslaissetombersapetitecuillère.Unvaletseprécipitaaussitôtpourlaramasser.—Désolée,murmuralajeunefemme.SirMylesladévisagea,lessourcilsfroncés.Elleprittoutd’abordpourdudédain–nes’était-ellepas

montréemaladroite,prouvantainsiqu’ellen’avaitpassaplacedanslabonnesociété?–cequiétait,enréalité,del’inquiétude.—LadyWindmere,voussentez-voustoutàfaitbien?demanda-t-ilàvoixbasse.Elleouvritlabouchepourrépondreparl’affirmative,maislesmurstapissésdemoirerougesombre,

autourd’elle,semirentàonduler,etellesentitsonfrontsecouvrirdesueur.Unemainsaisitsoncoude.—Jecroisquevousdevriezmontervousétendre,murmuralemédecin.Jevaisdemanderàcevalet

d’appelervotrefemmedechambre,et jeviendraivousexaminerdansquelquesminutes,sivousmelepermettez.Frances,étourdie,hochalatêteetfituneffortpourselever.Ladouleurquilatransperçafutalorssi

violentequ’ellepoussauncrietsepliaendeux,lesmainscrispéessursonventre.Touteslestêtess’étaienttournéesverselle.EllevitJasonrepoussersachaise,MrsBrambleportersa

mainàsabouche,lesyeuxécarquillés,lecoloneldétournerlatête,commesiunspectacleinconvenantluiétaitimposé;ellevitsapropremainsetendreverslatable,commepourchercherunappui,etsesdoigtsse refermer sur la nappe d’une blancheur éblouissante. Puis elle se sentit basculer en arrière dans untintementdecouvertsquidégringolaientetunfracasdevaissellebrisée.«Quejesuismaladroite…Jasonnemepardonnerapascela.»Ce fut sa dernière pensée avant d’être happée par des ténèbres amicales, bienfaisantes, où toute

douleurettoutepeurs’abolirent.

5

Elleavaitperdul’enfant.Ellelecompritdèsqu’elleseréveilla.Doucement,ellelevaunemaindevantsesyeux, remarquant le dessindesveines, trop apparent, sous sapeau fine et blanchemarquéepar lecercled’ordesonalliance,puislaglissaànouveausouslacouvertureetfrôlasonventreplat.Plusrienne subsistait de l’arrondiqu’elle avait pris l’habitudede caresser avecune certaine tendresse, surtoutdepuis qu’elle sentait les mouvements du fœtus. Entre ses jambes, un épais pansement l’emmaillotaitcommesielleavaitété,elle-même,cebébéquiàprésentnenaîtraitjamais.Frances tourna sa tête, qui lui sembla très lourde, vers la fenêtre.Les rideauxétaient tirés,maisun

rayondesoleilfiltraitparl’intersticeentrelesdeuxpansdetissu.Unrayondesoleildefind’été,chaudetdoré,danslequeldesmyriadesdepoussièresdansaient.Lesanglesdelachambreétaientplongésdanslapénombre.Elledevina,plutôtqu’ellenevit,unmouvement:quelqu’unétaitassislà.—Milady?C’étaitlavoixdeMrsPerkins.L’intendantes’approchadulitetsepenchaverselle.— Ne bougez pas, surtout, conseilla-t-elle. L’infirmière est allée prendre son thé, je la remplace

pendantunmoment.Voulez-vousquejesonnepourqu’ellemontetoutdesuite?Difficilement,Francesfitunsignededénégation.Pourquoiaurait-elleeubesoind’uneinfirmièreàson

chevet?Toutétaitfini.Iln’yavaitplusrienàfaire.Elletentaderepousserlescouvertures.— Ne vous agitez pas… Vous êtes encore trop faible. Mais puisque vous êtes réveillée, je vais

demanderunplateauàlacuisine.Vousn’avezrienmangénibudepuishiersoir.Hiersoir?Était-ellerestéeinconscientesilongtemps?—Quelleheureest-il?interrogea-t-elled’unevoixpâteuse.—Sixheuresdusoir,Milady.Après…lapetiteopération,lemédecinvousadonnéunsédatif.Ilétait

importantquevousdormiezpourreprendredesforces.Etmaintenant,ilestimportantquevousmangiez!conclut-elleavecunentrainquiparutàlajeunefemmequelquepeuforcé.AvantqueFrancesaitpuluiposerl’autrequestionquilataraudait,elleavaittournélestalonsetétait

sortiedelachambre.L’autrequestion…laplusimportante,puisqu’ellen’avaitmêmepaseuàs’interrogersurlesortdeson

enfant.Ilétaitmort.Sicen’avaitpasétélecas,siparmiracleilavaitsurvécu,néavantterme,fragile,légercommeunpoupondecelluloïd,MrsPerkinsseseraitempresséedeleluidire,pourlarassurer.L’autrequestion:oùétaitJason?Pourquoinesetrouvait-ilpasàsonchevet?Ànouveau,ellelaissaitsonregarddériverdanslachambre.Surtouteslessurfacesdisponibles,tables,

consoles, coiffeuse, guéridons, de somptueux bouquets de fleurs s’épanouissaient dans des vases deporcelaine ou de cristal. Elle reconnut les roses deCloverley et esquissa un pâle sourire. L’oncle deJasonavaitpenséàelle,uneattentionsincèrequi la touchait.Lesautresbouquetsétaientcomposésdefleursdeserre,magnifiquesmais,pourelle,sansâme.LecoloneletMrsBramble,peut-être.Delapitié.Quellehorreur.Ontoquaàlaporte.MrsPerkinsrevenait,chargéed’unplateaud’oùmontaitunebuéelégère.—Lacuisinièreafaitunconsommé,expliqua-t-elleenaidantFrancesàseredressersursesoreillers,

aprèsavoirdéposésonfardeau.Ilyaaussiunblancdepouletàlavapeuravecdesconcombres,etune

petitecrèmepralinée.—Vouslaremercierez,murmuraFrances,malgrélanauséequiluitordaitl’estomac.MrsPerkinsserelevaetarrangea,danslevaseleplusproche,unebranchefleurie.—C’estMilordquiacommandécesfleurs,cematin,dit-elle.Ilvoulaitquevousaperceviezquelque

chosedebeauàvotreréveil.Francesdutagripper le rebordduplateaupournepas semettreàhurler.Quelquechosedebeau?

N’aurait-ilpaspu,simplement,êtrelà,commen’importequelépouxl’auraitfaitdanscescirconstances?Luitenirlamain,luichuchoterdesparolesdeconsolation?Laprendredanssesbrasetlalaisserpleurer,pendantdesheuress’il le fallait,etmêmesielledevaitdétruire l’amidonnageparfaitdesachemise?Voilàcequ’ilauraitdûfaire,aulieudedévaliserlesfleuristes.C’était peut-être aussi l’avis de Mrs Perkins, dont le visage semblait préoccupé. Cette ombre de

réprobationpoussaFrancesàparler,mêmesielleredoutaitd’apprendrelavérité:—Oùsetrouvemonmari,madamePerkins?L’intendantehésitaunesecondeavantde répondre.Son regardcompatissanteffleura la jeune femme

adosséeàsesoreillers.—Àsonclub,Milady.—Àsonclub…Lavoixdelajeunefemmen’étaitplusqu’unsouffle.Lanauséerevint,violente.—Jen’aipasfaim,dit-ellepéniblement.LesmainsdeMrsPerkins–desmainsfortes,ornéesd’uneseulebague,uneallianceépaisseetsansle

moindreornement–seposèrentsurlespoignéesduplateau.—Ilfautvousforcerunpeu,Milady.Aumoinsleconsommé.Elleaussibaissalavoixjusqu’aumurmure.—Nerenoncezpassanscombattre.Celanevousressemblepas.Frances leva la tête et croisa le regard de l’intendante. Elle y lut une telle compréhension que des

larmespiquèrentsespaupières.Ellelesrefoulaettentadesourire.—Vous avez raison,madamePerkins,même s’il existed’autresbataillesdont l’enjeu est bienplus

important,n’est-cepas?ironisa-t-elle.— Rien n’est plus important que la vie, Milady. QueMilady me pardonne si je me suis montrée

indiscrète.Ladomestiques’étaitretiréedanssacoquille,àl’abridesesmanièresparfaitesetdesonindifférence

defaçade.Ellefitrapidementletourdelachambre,pliaunchâlejetésurunfauteuil,tiralesrideauxetsortit.Frances,avecunegrimace,plongeasacuillèredansleconsomméàl’aspectlaiteux.Rienn’estplusimportantquelavie…Ellen’enétaitpassisûre,aujourd’hui.

6

—Etmaintenant,quefaisons-nous?LemarquisRenauddeSaint-Sauveur,affalésurunsofarecouvertdeveloursdéfraîchi,unfincigareà

lamain,regardaitsafemmechangerdetoilette.Arabellaavaitôtésesvêtements,puisouvertsamalleetrejetélaplupartdesrobesquiyétaientpliées.

Lamés,satins,faillesetsoiesrecouvraientàprésentd’undésordrescintillantlelitdelachambred’hôteloùlecouple,àsonarrivéeàLondres,avaitchoisideloger.Unhôteldesecondordre,discret,situédansun quartier où la fille des Townsend ne risquait pas de rencontrer ses anciennes connaissances, nipersonnedesafamille.—Nousréfléchissons,répondit-elled’untonbref.Ou,plusexactement,jeréfléchis.—Tantmieux.Tusaisàquelpointj’aihorreurd’échafauderdesplansetdesstratégies.—Jelesais,moncher,etc’estaussipourcelaquejet’aime…tendrement.Tuneteposesjamaisde

questionsinutiles.Lanouvellemarquisedédiaàsonépouxunsourireéblouissant,puiss’immobilisa,brandissantàbout

debrasunerobenoiredecoupeparfaite,maissévère.—Nousavonsdeuxoptions,résuma-t-elle.Notebien,Renaud,quejenetedemandepaslemoindre

conseil. Jem’interrogeàhautevoix,etpuisque tues là,ma foi, jenepeux t’empêcherdem’entendre.Maisloindemoil’idéedetetroubleroudet’ennuyeravecmesspéculations…Veux-tuunwhisky?—Avecplaisir.Sansglace,jeteprie.—Jeconnaistesgoûts.Arabellaposa la robe sur les autres, sedirigeaversune consoleplacée contre lemur et versaune

bonne dose dewhisky dans un verre de cristal taillé qui présentait néanmoins plusieurs fêlures. ElletenditlaboissonàRenaudets’assitàsespieds,surletapis.—Nousavonsdeuxoptions,reprit-elle.Premièrement,larobenoire,c’est-à-direlerepentir.Jecours

àHollandHousemeprosternerauxpiedsdemonpère.Jedisbiendemonpère,carilatoujoursétéplusindulgentpourmoiquemagarcedemère.Jepleure,jemetordslesmains,jesorslegrandjeu,j’exhibemonallianceettonmarquisat,brefj’interprèteavecgénielerôledelapécheressequirevientaubercail,mariée et désormais respectable. Et toi, le rôle du séducteur pétri de bonnes intentions et de bonneéducation.C’étaitmapremièreidéeetçapeutmarcher.Çamarcheramêmesûrement…—Mais…?Renaud,paresseusement,avaitplongésamaingaucheentrelesdeuxglobeslaiteuxquisetrouvaientà

saportée,etpinçaitlestétonsérigés.—Commetuesfin,monchéri,ronronnaArabella.Tudevinestout.Ehbien,çamarchera,oui,maisça

nemeplaîtpas.—Jecroyaisquetuvoulaisroulertamèredanslafarine.Etquej’étaiscensét’aider.—Bien sûr.Mais j’aimerais… comment dire… que ce soit elle qui vienne implorermon pardon.

Qu’ellereconnaissemasupériorité.Qu’elles’inclinedevantmonpouvoir.Tumefaismal,Renaud.—Tuadoresça.

—Oui…biensûr.Maistumetroubles.Jen’arriveplusàpenser.—Ravi.Lemarquis,abandonnantlesseinsdesarécenteetlégitimeépouse,seredressa.—Tunesemblespastrèssûredetoi,effectivement.C’estpourcelaquetunousasimposécethôtel?

Cequartiersi…populaire?—Exactement,réponditArabellaenguidantdenouveaulamaindeRenaudverssapoitrine.Ellesemitàgenouxetentrepritdedébouclerlaceinturedupantalondesonmari.Lesyeuxmi-clos,il

laregardadéfairelesboutonsdesoncaleçon,lebaisseretensortirsonmembredéjàraidi.—Tu ne vas plus pouvoirm’exposer tes idées, si tu fais ce que, semble-t-il, tu t’apprêtes à faire,

murmura-t-il.Arabella posa ses lèvres sur le gland turgescent, qu’elle embrassa, puis lécha avec une douceur

trompeuse.L’instantd’après,ellelemordilla,etRenaudpoussaunpetitcri.—Ilestparfoisbondesetaire.Jesuissûrequ’ilyaunsagechinois,oujaponais,quiaécritquelque

chosedecegenre,ilyalongtemps.Elleengloutitlentementlavergedumarquis,quisecramponnadesdeuxmainsauxaccoudoirsdusofa

tandisqu’elleallaitetvenaitlelongdesahampe,toutenagaçant,d’unemain,sesboursesgonflées.—J’adoretaphilosophie,gronda-t-il,sentantmonterleplaisir.Continue.Maisnetehâtepas…Etilposaunemainsurlatêteroussepourluiimposerlerythmequiluiconvenait.

—Etlasecondeoption?Renaudavaitrallumésoncigare;Arabella,étenduesur le tapis,semblaitrêverenfixant leplafond.

Elleserelevad’unbondetseprécipitaverslelit.Saisissantlarobenoired’unemain,elleempoignadel’autreunfourreaudesoieémeraude.—Lavoilà!—Jenecomprendspas.—Tunecomprendsjamaisrien.Cen’estpasgrave…Laisse-toiguiderparmoi.Jepensepourdeux.

Lasecondeoption,c’estl’esbroufe.Lescandale.Uncoupd’éclat!Nousavonsunpeud’argent,grâceàmoi…—Grâceàtontravailacharné,ricanaRenaud.— Parfaitement, et tu ne peux pas en dire autant. Donc, nous le claquons, cet argent. Nous

déménageons,nousallonsàCoventGarden,nouséblouissons.TonnomnousserviradeSésame.Etnousenmettonspleinlavueàmeschersparents.Jusqu’àceque…Elles’interrompitbrusquement,tandisqu’unlentsouriredétendaitseslèvres.—Jusqu’àceque?—Tuverras.Lerestemeregarde…

7

«Nerenoncezpassanscombattre!MrsPerkinsenadebonnes!»Frances marchait à grands pas dans les allées qui menaient du manoir de Cloverley aux écuries

attenantesaudomaine.Jasonl’avaitexpédiéelà–«commeunpaquetencombrant»,avait-ellepensé–sous leprétextede luioffrir,poursaconvalescence, tout lecalmepossible.Lebonair, lesœufsde laferme,lelaitfrais,leslégumesdupotager,lalisteétaitlongueetlajeunefemmeauraitpularéciterdemémoireetàrebours.Cequil’exaspérait.Oh,biensûr,toutlemondeétaittrèsattentionnéàsonégard.Lechauffeur,lemajordome,l’oncle,les

femmesdechambre,lesvisiteursetvisiteuses–cesdernièresévitantd’ameneretmêmedementionnerleursenfantsenbasâge.Aucoursdel’unedesespromenades,elleavaitmêmevuunevillageoisefairerentrerprécipitammentdanssoncottageunbambinquimarchaitàpeine.«Quecroient-elles?Quejevaism’effondrerenpleurschaquefoisquej’aperçoisunêtrehumainâgé

demoinsdequinzeans?Etpuisquoiencore?»Francess’immobilisauncourtinstantetposaunemainsursonventreplat.Ungestedevenuunréflexe.

Commesiellevoulaits’assurerqu’iln’yavaitplusrienlà–plusdevie,plusdemouvement,quecetteprésencequ’ellen’avaitpassouhaitée,maisquil’avaithabitéedelongsmois,avaitdisparu.Soudain, ses yeux se remplirent de larmes. Ses genoux plièrent, et elle s’affaissa dans la boue du

chemin.Cetenfant,ellenel’avaitpasvoulu.Aucontraire.Elleluiavaitgardérancunedes’êtreannoncéalors

qu’elleneledésiraitpas–del’avoirforcée,enquelquesorte,àcemariageinsensé.Mêmesielleaimaitdésespérémentlepèredecetenfant.Parcequ’ellel’aimait.Etpuis,lesmoispassant,elles’étaithabituée.Àcettepetiteviequigrandissaitenelle.Àimaginerson

visage,sesgestes,soncaractère.Ceseraitpeut-êtreungarçon–quiressembleraitàJason,têtu,emporté,nonchalant, insupportablement séduisant…Ouune fille–elle l’espérait–dotéedesmêmesqualitésetdesmêmesdéfauts…Peut-être, aucontraire, lebébé lui ressemblerait-il…peut-êtreaurait-il en lui lapatienceet l’endurancedesclasses travailleuses,peut-être serait-ildotéd’unsensde l’humourqui luipermettraitderiredeceuxquesanaissancel’obligeaitàfréquenter.Peut-êtrepourrait-elle,oupourrait-il,accomplirdegrandeschoses.Remplir le vide que sa mère portait en elle, ce vide que son amour pour Jason ne suffisait pas à

combler.Etmaintenant…Lebébéétaitmort.Mort.Sansavoirjamaisvécu.Sesdeuxmainsserejoignirentlàoùelleavaitsenti,moisaprèsmois,croîtreladoucerotonditédeson

ventre.Etelleéclata–enfin–ensanglotsdésespérés.

*

—Cen’estpasraisonnable,Milady.Laissez-moiaumoinsprévenirMilord…— Il n’en est pas question, madame Perkins. Je rentre à Londres. Personne n’a besoin d’être au

courant.Etsurtoutpasmonmari,conclutFrancesentresesdents.—Maispersonneneseralàpourvousaccueillir…Oupresque…C’estlesoirdugrandbalde…—DeladyForthingale,jelesais.Justement.—Milordsedoitd’yassister,ladyForthingaleestsacousinegermaine…Ilseranavréde…—Vraiment?Francesseredressaetdéfial’intendanteduregard.Celle-ci,gênée,baissalesyeuxsurlesvêtements

qu’elle enveloppait de papier de soie avant de les déposer dans la seule valise que Frances avaitl’intentiond’emporter.—Vousdemanderezauchauffeurd’avancerlavoiturejusteaprèslelunch,ordonna-t-elle.—Vousnevoulezvraimentpasquejetéléphonepourprévenirdevotrearrivée,Milady?—Non,madamePerkins.Surtoutpas.Etcettediscussionestclose.Letondesavoixlasurpritelle-même.Ellesedirigeaverslafenêtre,tournantledosàladomestique,

et fermalepoingsur le lourd tissudesrideaux.Qu’était-elleen traindedevenir?Unedecesfemmeshabituéesàêtreservies,àdistribuerdesordres,àvoirchacundeleurscapricessatisfaits–unedecesfemmes hautaines, égoïstes, qu’elle détestait ?Était-il donc si simple de passer de l’autre côté, de secroiresupérieureauxautres,deconsidérerleurobéissanceetleurdéférencecommeundû?Frances frissonna. Il était trop tard pour revenir sur ses paroles, et elle n’étaitmême pas sûre que

Mrs Perkins apprécierait ses excuses. Elle se sentit, une fois encore, écrasée par sa solitude. Sanspersonne, autourd’elle,qui lui ressemblât.Sans enfant.Mariée àune sortede fantôme,ouplutôt àunlâchequiavaitsoigneusementévitédeseretrouverensaprésenceaprèssafaussecouche.Iln’étaitentréqu’une fois dans sa chambre, pour lui annoncer que le chauffeur, dès le lendemain, l’emmènerait àCloverley, etqu’il lui souhaitaitunprompt rétablissement. Ilne se seraitpasmontréplus froid si ellen’avaitétéqu’unelointaineconnaissance,recueillieparcharitéetdontlaprésenceserévélait,deplusenplus,importune.SansdouteJasonWindmerecherchait-ilunmoyendécentdesesoustraireauxobligationsd’unmariage

auquel,aufond, ilavaitétéforcé. Ilnepouvaitpasdivorcer :s’il lefaisait, toute labonnesociété luitourneraitledos,etilperdraitCloverley,lamaisondesonenfance,carsononclenemanqueraitpasdeledéshériter.Il allait donc, sans doute, reprendre sa vie de voyageur et de célibataire, la laissant gouverner sa

maison,luirendantquelquesvisitescourtoises…lalaissantseuledanssonlit,seuledanssavie,seuleaveclesentimentd’unimmensegâchis.Ellenepouvaitpasl’enempêcher.Ellepouvait,aumoins,luidonnerunepetiteidéedecequ’ilperdait.

C’estcequ’elles’apprêtaitàfaire,lesoirmême.

8

QuandlaluxueusevoitureentradanslesfaubourgsdeLondres,lechauffeurdeladyWindmerefuttrèsétonnéde l’entendre luidemanderde laconduireàClerkenwell,dansune ruepopulaire.Mais ilavaitpourprincipedenejamaisdiscuterunordredesesemployeurs,aussimanœuvra-t-ilavechabiletédansles artères étroites avant de se garer devant une petite pension de famille d’aspect, pensa-t-il, bienmisérable.—Attendez-moiici,Richard,ditFrances.Etprenezpatience,celarisquededurerunbonmoment.Ah,

etilmefaudraitlesacdetapisseriequevousavezrangédanslamalle,àcôtédemavalise.Lechauffeurouvritdegrandsyeuxets’exécuta.Ilsuivitdesyeuxl’élégantejeunefemme,quifrappait

à une porte dont la peinture s’écaillait. Les racontars d’office nementaient donc pas, se dit-il ; ladyWindmere étant debasse extraction, elle allait sans doute rendrevisite à uneparente, uneparente quin’étaitniplusrichenipluséduquéequesapropremère,àlui.Peut-êtrecettefemmequiavaitassistéaumariage ? Mrs Perkins avait affirmé qu’il s’agissait de l’ancienne nourrice de ladyWindmere, maispersonnen’enavaitcruunmot.Ildécidad’ouvrirsesyeuxetsesoreilles.Ilaurait,cesoir-là,unebonnehistoireàraconter.

Frances suivit le petit couloir familier et entra dans la cuisine deMrs Jones. Rien n’avait changé,

constata-t-elleavecunsentimentderéconfort:lacuisinièrepasséeaunoir,l’horlogeàcarillon,laboîteà thé rouillée, les chromos encadrés accrochés aux murs, les chaises droites et affreusementinconfortablesbienrangéesautourdelatable.Elletombadanslesbrasdesonanciennelogeuse,quil’embrassasurlesdeuxjouesavantdesereculer

pourl’examineravecinquiétude.—Francie,monagneau…jeveuxdireMilady…—Francieiratrèsbien,ditlajeunefemmeensouriantàtraversleslarmesquiluipiquaientlesyeux.—Vousavezunemineépouvantable.Jenevousaipasvuecommeçadepuislamortdevotrechère

maman…Pardonnez-moi, jenevoulaispasvous fairepleurer…J’ai reçuvotre lettre.Lepauvrepetitange!Machérie,commejevoudraisfairequelquechosepourvous…Francesreniflaettentadesereprendre.Cen’étaitpaslemomentdes’écrouler–vraimentpas,même

sielleauraitaimélepouvoir.—Vouslepouvez,répondit-elle.J’aibesoind’unmiracle,etdelameilleurecouturièredeLondres.Et

jesaisquelameilleurecouturièredeLondres,n’endéplaiseàcespimbêchesquitiennentboutiquedanslesbeauxquartiers,c’estvous.Ellesedégageadoucementdel’étreintedeMrsJonesetouvritlesacqu’elleavaitposésurlatable.—Voilà,dit-elle.C’estàpartirdececiqu’ilfautcréerunmiracle…MrsJonesjoignitsesmainsdevantsaboucheetétouffauncrid’admiration.—Milady…Pardon,Francie…Quellemerveille!

Le chauffeur commençait à trouver le temps long.Plusde troisheures s’étaient écoulées, etMilady

était toujoursdans lamaison.Toutcelapourunevisiteàuneparentedans lebesoin…Etqu’yavait-ildanslesacqu’elleavaitemportéàl’intérieur?Desprovisions?Desvêtementsdontelleseséparaitparcharité?Del’argent,desbibelots,despelotesdelaine?Ilsecreusaitlatête,sanstrouverderéponse.Décidément,lanouvelleépousedesonmaîtreétaitunefemmemystérieuse.Imprévisible.L’histoirequ’ilpensaitconterà l’officesecorsait–mêmes’iln’ensavaitpasplusquetoutà l’heure,quandil l’avaitdéposéedanscetterueoùuneladyn’auraitjamaisdûmettrelespieds.Mais il s’ennuyait, et il n’aurait pas craché sur une bonne tasse de thé, avec une goutte de brandy

dedans,depréférence.Etunepartdepudding,peut-être.Enfin,laportes’ouvritdenouveau,etladyWindmere,portanttoujourssonsac,courutverslavoiture.—Vite,Richard,lança-t-elleens’installantsurlaconfortablebanquette.Jesuisenretard.Richardtouchasacasquetteet lançalemoteur.Àladérobée, ilobservasapassagère.Elleavait les

traitsmoinstirés,leregardplusanimé;ellesouriait,même.Ques’était-ilpassé?Malheureusementpourlui,ilneconnaîtraitjamaislaréponse.Cequinel’empêchapas,lesoirmême,

d’exposeraumajordomeetauxvaletsmédusésunehypothèsedesplusfantaisistes:Miladyavaitconsultéunevoyantequiluiavaitpréditqu’elledonneraittrèsvitenaissanceàunnouvelhéritier.Lafemmeavaitsansdouteaccomplisursoncorpsdesritescompliqués,vuletempsquetoutçaavaitpris.Ilavaitdéjàentenduparlerdesemblablesséances: laclientedevaitsedéshabillerentièrementets’étendresurunetablerecouverted’undraprouge;onégorgeaitalorsunpouletsursonventrepourlerendrefertile.Sonrécits’inspiraitd’unarticle ludansunerevuequi traînaitdanslehall,etqu’ilavait luunsoiroùlordJasonl’avaitfaitattendrelàunbonmoment.Maisiloubliavitecedétailetfutbientôtpersuadé,commesesinterlocuteurs,qu’ilavaitaperçulascèneparunefenêtredonnantsurlarue.Lemajordomeluiintima,avec sévérité, de ne rien ébruiter auprès des femmes de chambre : elles étaient jeunes etimpressionnables,ilfallaitlesprotégerdesdébauches,réellesousupposées,deleursmaîtres.Pendantcetemps,Francess’étaitenferméedanssachambre.MrsPerkinsétantdemeuréeàCloverley,

elle n’avait affaire qu’à la seconde classe de la domesticité, et la femme de chambre qui s’étaittimidementproposéepourl’aideràdéfairesesbagagesn’avaitpastropprotestéquandsonoffreavaitétégentiment,maisfermementdéclinée.Francesouvritlesacqu’elleavaitapporté,entiralaroberetouchéeparMrsJonesetlasuspenditàun

cintredans la salledebains.Parbonheur, ellen’auraitmêmepasbesoind’uncoupde fer ; lavapeurdégagéeparlacuved’eauchaudesuffirait.Elles’offritdoncun longbain,usantetabusantdeshuilesparfuméesqu’elledédaignaitd’ordinaire.

Elleselavalescheveux,puiss’enveloppadansunpeignoirentissu-épongeetallas’asseoirdevantlefeupour sécher ses longuesmèches. Face à elle, la fenêtre aux vitres déjà enténébrées lui renvoyait uneimage brouillée : cheveux auburn, visage fin, silhouette gracile, longues jambes. Elle avait perdubeaucoupdepoidsaprèssafaussecoucheetflottaitdanstoussesvêtements.Elleavaitl’airtrèsjeune–plusqu’ellenel’étaitenréalité.Uninstant,sapenséeeffleuraArabellaTownsend,dontelleavaitétélafemmedechambre.Arabella,

quiavaitsouventinsistésurleurressemblance.Ilyavaitquelquessimilitudes,oui:lacouleurdesyeux,ledessindespommettes, les lèvres charnues, sensuelles…mais c’était tout.Arabella était une femmeépanouie,sûred’elleetdesonpouvoirsurleshommes.Francesavaittoujoursététimide,introvertie–saufcettenuitdebalmasquéoùelles’étaitlaisséeséduire(et«séduire»étaitunmotpudique)parJasonWindmeredanslabibliothèquedupèred’Arabella.

Parfois,ellesedemandaitsi,cesoir-là,ellen’avaitpasbuunphiltre,commedans les légendes,ouabsorbéunedroguequi l’avaitpousséeàagird’unemanièreextravagante.La réponseétait toujours lamême:non.Non,ellen’avaitpasbu,pasmêmeunverredepunchpoursedonnerlecouragedejouer,pendantquelquesminutes,un rôlequin’étaitpas le sien ; ellen’avaitpasnonplus respiréd’étheroufuméd’opium.Ladrogue,c’étaitJason–sapeau,sonodeur,seslèvres,salangue,sescaresses…Jason.Ellenedevaitpaspenseràlui,pasencore.Oualors,elledevaitlevoircommeunpionsurun

plateaud’échecs,unpionengagédansunepartiedontsavieàelledépendrait.Quiétait-il?LeFou,leRoi,leCavalier?LeCavalier,oui,celaluiallaitbien…Etelle?Ellepensaàlarobependueprèsdelabaignoireetsourit.LaReineblanche…oui.Unereinequiallaitapparaître,cesoir,enpleinelumière,surl’échiquier.Unereinequin’avaitplusdroitàl’erreur.Quisedevaitderemporterlapartie.

Oudedisparaître.

9

JasonWindmeren’étaitpasrentréchezluidepuistroissemaines.Ilavaitfaitporterdeuxvalisesàsonclub,oùunechambreluiétaittoujoursréservée.Etilavaitengagéunvalet,enextra,pours’occuperdeson linge et de ses costumes.Un inconnu, un type tout juste sorti de sa campagne, qui ne connaissaitpersonneàLondres.Quelqu’unquineleregarderaitpasd’unairapitoyéouméprisant,commetouslesautres. Quelqu’un qui ne penserait pas, en le voyant : « Voilà un homme qui a parié sur le mauvaischeval.»Ilsavaitbiencequesesamispensaient.Cequesafamille–àl’exceptionpeut-êtredelordArthur,son

oncle–pensait.Ceque tous lesmembresde lagentrypensaient.Ceque,peut-être,SaMajesté le roiGeorge,cinquièmedunom,quandildiscutaitdel’affaireavecsonépouse,pensait!CepauvreJason!Direqu’ils’estsentiobligéd’épousercettefilleparcequ’elleétaitenceinte…et

voilà qu’elle perd l’enfant !Ungarçon, de surcroît !Ehbien, voilà qui va lui rabattre son caquet.Peut-être va-t-il comprendre, maintenant, qu’il ne peut pas tout se permettre. Et surtout pasd’introduireparminousunecréaturesortied’onnesaitoù…Ilnepouvaitplussupportercela.IlnepouvaitpassupporterdevoirFrancespâle,faible,amaigrie,morose,perduedanscetimmenselit

àcolonnesoùilsavaientfaitl’amoursisouventdepuisleurmariage.Ilnepouvaitplussesupporterlui-même.Alors,ilavaitenvoyéFrancesàlacampagne,àCloverley–honteuxdelui-même,honteuxdesesentir

soulagé.C’étaitlemieuxdecequ’ilavaitàluioffrirpourlemoment.Etils’étaitretirédanssatanière,telunours.Ilyseraitbienrestépluslongtemps,letempsquelablessuresereferme,letempsqu’ilcessedepenseràcetenfant,sonfils,commes’ilétaitlà,vivantetbraillant,danslachambrevoisine.Ilsouffrait.Ils’étaitattachéàuneidée,àunêtreendevenir,commeiln’auraitjamaispenséquecela

fûtpossible.Leshommesdesonmilieuétaientfiersdeleursfilset,dansunemoindremesure,deleursfilles ; ils veillaient à satisfaire leurs besoins matériels et à leur dispenser la meilleure éducationpossible.Néanmoins, lesenfantsétaientélevés loinde leursparents, sous la surveillanced’unenurse,puisd’unegouvernanteoud’unprécepteur;quandilsenavaientl’âge,onlesmettaitenpension.Parfois,ils fréquentaientdeprestigieusesuniversités.Puis ils semariaient,etperpétuaient leseulmodedeviequ’ilsconnaissaientetconcevaient.Maiscetenfant-là…Ilavaittoutdesuitepenséqu’ilseraitdifférent.D’abord, ilétaitamoureuxdeFrances,mêmes’ilne lacomprenaitpas trèsbien,mêmesielle–du

moinsilenavaitl’impression–necherchaitaucunementàlecomprendre.Et puis, justement ! Elle était différente, elle aussi. Elle ne confierait pas son enfant à des mains

mercenaires,ne lerelégueraitpasdansunenurseryàdeuxétagesdesaproprechambre,Jasonenétaitsûr.Elleluidonneraitdutemps,del’attention,etlui,Jason,setrouveraitducoupjustifiépourjouerunvéritablerôledepère.Pourquoiavait-iltellementenvied’êtreunpère?Cetteidée,auparavant,nel’avaitjamaiseffleuré.Il

détestait les marmots braillards, et trouvait ridicules les grand-mères qui s’attendrissaient sur despoupons.Maisilavaitchangé.Profondémentchangé.Depuissonmariage,depuisqu’ilavaitacquislacertitude

queCloverley,ledomainefamilial,neluiseraitpasenlevé,ilvoulaitunefamille.Legenredeviequ’ilavaitmenéjusque-làluiavaittoutàcoupsembléennuyeux,sesancienscompagnonsfutilesetstupides,etlesplaisirsquel’argentpouvaitacheter,singulièrementfades.Ilavaitmêmeenviedeserendreutile!Debout,immobile,tandisquesonvaletnouaitlacravateblanchedesoncostumedesoirée,ilretintun

sourirededérision.Serendreutile!Sionluiavaitditcelaquelquesmoisauparavant,ilauraitéclatéderirepourdebon.Serendreutile,riendeplusridicule,deplusdémodé…Ehbien,ilfallaitcroirequ’ilétaitpassédemode,luiaussi.Jasonauraitbienaimé,d’ailleurs,nepasêtreobligédeserendreàcettefichuesoirée.MaisSerena

Forthingale était sa cousine, et sa cousinepréférée, de surcroît ; unedes seules femmesqu’il estimaitréellement,malgrésonépouvantablecaractère.S’ilnevenaitpas,ellesefâcherait,etiln’avaitpasenviedesebrouilleraveclesrarespersonnesquitrouvaientencoregrâceàsesyeux.Ilallaitdoncexpédiercettecorvée.Soudain,ilpritlaparoled’unevoixforte,quifitsursautersonvalet:—John…—Arthur,Milord.—Ah,pardonnez-moi.Arthur,donc.J’aimeraisquemesbagagessoientprêtsàmonretour.Jeprendrai

lepremiertrainpourCloverleyHall.—Bien,Milord.Legarçonavaitl’airdésappointé.Ah,biensûr:ledépartdesonéphémèreemployeursignifiaitqu’il

allaitdevoirsemettreàlarecherched’unnouvelemploi.L’ancienJasons’enseraitsouciécommed’uneguigne;lenouveauJasondécidadefaireuneffortpourvaincresonégoïsme.—Jevousdonneraiunmotpourmonmajordome,Arthur.Jesuis trèssatisfaitdevosservices,et je

suispersuadéqu’iltrouveraàvousemployerdansnotremaisondeLondres.Ilmesemblel’avoirentendudirequ’ilmanquaitunvaletdepied.Levisagedujeunehommes’éclaira.—Merci,Milord.Mercibeaucoup.JasonWindmeresesentitétrangementréconfortéparcesourire.Étrange,oui.Onpouvaitdoncretirer

unplaisirpersonneldelajoieofferteàautrui?Cepointméritaitd’êtremédité.Dansletrain,ilenauraittoutleloisir.Carilétaitgrandtemps,pourlui,decesserdesecacheretd’affronterlasituation.Tempsdecesserde

semontrer, à sa grande honte, le genre d’homme qu’il détestait par-dessus tout, à savoir le pire deslâches.Temps de rejoindre Frances, de la prendre dans ses bras, de la consoler, de lui dire qu’il l’aimait

commeunfou,etque…Ilnesavaitpastropcequisuivrait.Tantpis.Ilaviserait.

Unedécisionàlafois.

10

SerenaForthingaleavaithorreurdes soiréesguindées ; c’estpourquoionsepressait à sesbals.Onétait sûr d’y récolter, entre la danse et le buffet, un ou deux croustillants potins, voire d’assister à unincidentmondainquialimenteraitlesconversationspendantquelquessemaines.Maiscetteannée,Londresétaitdésespérémentmorneetconventionnel.Leshommesmariéstrompaient

leurs femmes, bien entendu, mais ils le faisaient avec une discrétion exaspérante, et leurs épousesn’étaientpasenrestedeprudence.Biensûr,ilyavaiteuledésastreuxmariagedeJasonWindmere,auprintempsprécédent, qui avait fait couler beaucoupd’encre et de salive,mais…cet épisode sentait àprésentleréchauffé.Certes,lanouvelleladyWindmereavaitperdul’enfantqu’elleattendait,maisonnepouvaitdécemmentpasparlerfaussecouchesousleslustresencristaldelarésidencedesForthingale,justeàcôtédesplateauxdesandwiches,desgeléesetdescoupesdechampagne.C’étaitvulgaire.Il fallait trouverautrechose.Serena s’étaitdoncmiseenchasse.Et ellen’avaitpaseuàallerbien

loin : au comptoir des gants, chez Harrods, elle était tombée sur une revenante ! Une apparitionprovidentielle!Lesymboleincontestableduscandaleetdeladépravation:ArabellaTownsend!Ravissantedansuntailleurblancàreversnoirs,unminusculechapeauposésursesbouclesrousses,

celle-ciessayaitdesgantsdecuirvertjade–unpeupâles,avaitpenséSerena,pours’assortiràsesyeux.LadyForthingalen’hésitapasuninstant:elletenaitl’attractiondesasoirée.Elleseprécipitadonc,les

brasouverts,affichantunsourireradieux.—Chèèèère!Quelleagréablesurprise…quelplaisir!Arabella,desoncôté,affecta l’étonnement.CettemerveilleuseSerena…Commeelleétaitheureuse,

affirma-t-elle,quelepremiervisageconnuqu’illuiétaitdonnédevoirdepuissonretourducontinentfûtceluidelafemmelapluséléganteetlaplusadmiréedeLondres!Elledéposaunbaisertendresurlajouepoudréedesonancienneamieetlacouvritdecomplimentsaussifleurisquepeusincères.MaiscommeSerena faisaitdemême,celan’avait aucune importance.Toutesdeuxsavaientqu’elles

jouaient un rôle. Elles s’y étaient entraînées depuis l’enfance ; elles connaissaient les règles, ellessavaientpourquoiellesagissaientainsi.Lafranchiseétaittoujoursunefautedegoût.Enrevanche,cequeladyForthingaleignorait,c’étaitqu’ArabellanesetrouvaitpaschezHarrodspar

hasard,etquelachasseresseauxcheveuxrouxl’avaitchoisie,elle,pourpremiergibier.ElleconnaissaitleshabitudesdeSerenaetsavaitqu’avantchacundesesbals,elleallaitacheterunassortimentdegantsde soirée dans le célèbre magasin. Elle savait même à quelle heure elle avait une chance de l’yrencontrer. Cela faisait donc plusieurs jours qu’elle s’y rendait ponctuellement, guettant les portesbattantesentresescilstoutenfaisantmined’acquérirdesbabioles.Etsapatiencevenaitderecevoirsarécompense.

Une heure plus tard, Arabella poussa, victorieuse, la porte de la suite où Renaud et elle s’étaient

installéslejourdeleurretour«officiel»,dansl’undeshôtelslesplushuppésdelacapitale–histoire,cettefois,d’êtrevusetreconnus.—Gagné!annonça-t-elle.NoussommesinvitésaubaldeSerenaForthingale,après-demainsoir.—J’ignore totalementquiestSerenaForthingale, réponditsonmarien jetant leTimes surune table

basse.Macharmante,j’aibeaum’acharneràlalecturedevosjournaux,jerestepersuadéquel’anglaisestunelanguebarbareetimpossibleàprononcer.Quelpeupleciviliséauraitpuconcevoirl’idéedesemettresanscesselalangueentrelesdents?—Commevous êtes studieux,mon chéri, fit-elleminede s’attendrir. Surtout, n’en faites pas trop :

votreaccentfrançaisetvotre…commentdirais-je…innocencecontinentalesontvosmeilleursatouts.Jevaisfairebrosservotresmokingetrepasservotrechemisedesoirée.Ilvousfaudraunvaletdèsquenousseronsinstallés…—Etavecquelargentlepaierons-nous?—Lemien,pourl’instant.Non,neprenezpasl’airoffusqué!Celavousestbienégal,aufond,queje

vousentretienne.Venezplutôtm’aideràchoisirmarobe.Renaudsouritetseleva.— C’est une très bonne idée. D’autant qu’il va falloir commencer par vous ôter celle que vous

portez…Cequiprendrapeut-êtreunpeudetemps.J’espèrequevousn’êtespastroppressée…

*

LessalonsdesForthingaleétaientdéjàpleinsàcraquerquandJason,quiétaitvenuàpied,montalegrandescalier. Ilprêta l’oreille,distraitement,aubruissement familier–celuidesconversations,celuidesrobesdontlestissuschatoyantsondoyaientaugrédelamarchedecellesquilesportaient.Lesverresen cristal tintaient, les domestiques engrande livrée passaient d’un invité à l’autre, chargés de lourdsplateaux.Lesouperseraitserviplustard,aprèslebal.Derrièrelesportesclosesdel’immensesalleàmanger,unbataillondeserviteurss’affairaitàdisposerdesplatscontenantdusaumon,ducaviarde laBaltique,descroustadesdecrabe,destimbalesdetruffeauchampagne,delamousselined’écrevisses,desaspicsdelégumes.Plustardviendraientlesdesserts,soufflésetcrèmes,ananasglacés,mandarinesàl’orientale, mignardises roses et blanches en pièce montée. Une œuvre d’art, ou presque, dont il neresteraitplus,àl’aube,quedesmiettes.Tropdenourriturepourtropdegenstropbiennourris–Jasonsourit,lesopinionsdeFrancesdéteignaientsurlui,décidément…Et pourtant, durant leur courte vie conjugale, ils n’avaient cessé de se disputer. Frances, qui avait

connu la pauvreté, était horrifiée par le gaspillage ; elle pensait que les grands domaines étaient unanachronisme, qu’il fallait partager la terre entre ceux qui la travaillaient. Elle sympathisait avec lesrebelles irlandais, les ouvriers au chômage, les femmes écrasées de travail et d’enfants. Elle trouvaitscandaleuxquelesFrançaisesn’aientpasencoreacquisledroitdevote…Lessourcesdesonindignationétaientmultiples.Audébut,sonidéalismeavaitagacéJason,maisàprésentqu’elleétait loinde lui, ilréalisaitqueleursjoutesoratoiresluimanquaient.Oui,dèsdemain,ilprendraitlaroutedeCloverley.Etilessaieraitderéparercequipouvaitl’être.Jasonsaluasonhôtesse,échangeaquelquesparolesaimablesavecdesconnaissances,butunecoupede

champagne.Gestesautomatiques.Tantdesoirées,tantdebals,àentendrelesmêmesmusiques,àvoirlesmêmesvisagesquiseconfondaientensuitedanssamémoire…Iln’allaitpass’attarder.Detoutefaçon,àprésentqu’ilétaitmarié,lesjeunesfillesnelesuivaientplus

d’un œil langoureux. Plutôt déçu. Une fois casées, elles commenceraient à le voir comme un amantpossible,mais,pourl’instant,leséducteuravaitquelquepeuperdudesonaura.Il faisait, sans se presser, le tour des salons quand une rumeur grandissante l’alerta : il se passait

quelquechose…là-bas,prèsdesgrandesportes largementouvertes,oùSerenaet sonmari se tenaientpouraccueillirleursinvités.

Jasonseretournatoutenportantsacoupeàseslèvres.Unesecondeplustard,untintementdecristalfracassé,àsespieds,luipermitderéaliserqu’ill’avaitlâchée.Unefemmevenaitdefairesonentrée.

Unefemmequin’auraitpasdûêtrelà.

11

Arabella Townsend – la marquise de Saint-Sauveur, comme le valet chargé d’annoncer les invitésvenait de le proclamer – s’avança lentement dans le plus grand des salons, sous les regards ébahis,amusés ou franchement offusqués de l’assemblée. Serena Forthingale, qui suivait son amie à quelquedistance,auraitpuenoubliersesbonnesmanièresetexécuterunepetitedansedevictoire,maisiln’étaitpas question de reporter, en cet instant, l’attention sur elle. Elle se contenta donc d’un sourire quitrahissait,avecladiscrétionrequise,sonintensesatisfaction.Elleavaitréussisoncoup.Demain,etlesjourssuivants,toutlemondeparleraitdesonbal.Ilyaurait

sûrement des photos dans leTatler, et sa réputation en sortirait grandie. Quelques vieux ronchons lacritiqueraient,biensûr, lesdouairièresmédiraientd’elleautourdeleurthédominicalet lesTownsend,peut-être,ne la salueraientplus…Elle s’enmoquait.C’étaitun triomphe !Mentalement, elle remerciaArabella,quilasecondaitavectantd’efficacitédanssonirrésistibleascensionmondaine.La nouvelle marquise était, ce soir-là, d’une beauté spectaculaire : moulée dans un fourreau noir

pailletéquiparaissaitavoirétécoususurelleetdontlecorsagedévoilaitunebonnepartiedesesseins,elleneportaitaucunbijou.Unemagnifiqueorchidées’épanouissaitaucreuxdesoncorsage,uneautreornait sa chevelure rousse rassemblée en un savant chignon dont s’échappaient quelques mèchesbouclées.Seslèvrescarminées,elles,offraientauxregardsuneautrefleur,autrementmoinsinnocente…Elleétait,seditSerenaentouteobjectivité,unvivantappelausexe.D’ailleurs, leshommes lasuivaientd’unregardquin’avait riend’équivoque. Ilspensaient tousà la

mêmechose!—Vousvenezd’introduireleloupdanslabergerie,machère,murmuralemarideSerena,quil’avait

rejointe.—Jel’espèrebien,répondit-ellesurlemêmeton.Londresestassommant,cetteannée,vousnetrouvez

pas?Arabellavanousdonnerunpeudedistraction…Arabella, sans hésiter, avait mis le cap sur JasonWindmere. Celui-ci la regardait venir avec une

certaine admiration – elle ne manquait pas d’audace, pensait-il, de reparaître dans cette société quil’avaitrejetée.Car,bienquelesTownsendaienttentédenepasébruiterleursquerellesfamiliales,lesdomestiques avaient parlé, etCassandra, la jeune sœurd’Arabella, neperdait pasuneoccasionde serépandreencommentairesvenimeuxsursonaînée.Sespropos,étourdisouvolontaires,avaientgonflélescandale:Arabellas’étaitenfuieavecPenelopeHaworthetlechauffeurdesesparents,aprèsavoirtentédedéroberlesbijouxdesamère!Dequoialimenterlescomméragespendanttouteunesaison…Un instant, un seul, il pensa qu’il aurait pu l’épouser et posséder ce corps magnifique. Elle le

souhaitait, elle avait même tenté de le prendre au piège… Quelle femme ! Outre sa beauté et soninsolence,ellepossédaitunebonnedosedecourage.Ilnepouvaits’empêcherdesaluersonpanache.Etpuis,oui,elleétaitterriblementattirante…—Bonsoir,Jason,dit-elled’unevoixbasse,sensuelle.—Bonsoir,Arabella.Jesuisheureuxdevousrevoir.C’était vrai. Grâce à elle, cette soirée pour lui interminable et ennuyeuse venait de prendre des

couleurs.

—Faites-moidanser,alors,roucoula-t-elle.Commeàmonpremierbal.Vousvousensouvenez?S’ils’ensouvenait!Ellen’avaitqueseizeans,alors,maiselleavaitréussiàl’entraîner,aprèsdeux

danses, dans un salon désert. Là, elle n’avait eu aucunmal à le persuader qu’un premier bal appelaitnécessairementunpremierbaiser.Qu’illuiavaitdonnédebonnegrâce.Ilserappelaitaussisasurprise:cettegaminesemblaitdéjàtoutsavoirsurlesexe.Elles’étaitpresséecontrelui,avaitattirél’unedesesmainssursesseins,puisfrottésonbassincontrelesienavecunsûrinstinctdesréactionsqu’ellepouvaitsusciter…S’iln’avaitpasétéungentleman,ilauraitpulaprendrelà,sanspréliminaires.Maiselleétaitsijeune!EtlordTownsendétaitunamidesonpère.Ilétaitrestéprudent,ets’enfélicitait.—Sijedevaismesouvenirdetouslesbalsoùj’aifaitvalserunejoliedébutante,monpauvrecerveau

exploserait,dit-ilavecdésinvolture.Maisjeseraivolontiersvotrecavalierpourcettedanse,Arabella.Illuioffritlebrasetl’emmenaverslesalonoùsepressaientlesdanseurs,conscientdesregardsqui

lessuivaientetdeschuchotementsquirésonnaientsurleurpassage.Àpeineétaient-ilsentrésdanslecercletourbillonnantqu’uneautrefemmefitsonentrée–unefemme

dontlenomnefiguraitpassurlalistedesinvités,maisquifaisaitpartiedelafamille,aprèstout.C’estpourquoilemajordomen’avaitmarquéqu’uneinfimehésitationavantd’annoncer:—LadyFrancesWindmere!Cette annonce se perdit dans le brouhaha des conversations et les flots de musique viennoise qui

venaientdudeuxièmesalon.Laplupartdesaimablesoisifsquidevisaient,unecoupeàlamain,nel’entendirentmêmepas.Seulun

hommevêtud’unsmokingàlacoupeimpeccable,quel’apparitionfracassanted’Arabellaavaitreléguéau second plan des curiosités, se retourna. Un infime tressaillement anima son visage jusqu’alorsimpassible,etunmincesouriresedessinasurseslèvrescharnues.LemarquisRenauddeSaint-Sauveurvenaitdetomberamoureux.

Instantanémentetsurcommande.Commesapropreépouseleluiavaitordonné.

12

Frances, un peu étourdie par le flot de sons et de parfums qui l’assaillaient, s’était immobilisée àl’entréedugrandsalon.Siellen’avaitétésitendue,sianxieuse,elleauraitpusavourerlajoied’unejeunefillenaïveàson

premierbal.Car,enfait,c’étaitsonpremierbal:leprécédent,aucoursduquelelleavaitincarnépendantquelquesminuteslepersonnaged’Arabella,déguiséeetmasquée,avaitcomptépourrien–sil’onpouvaitdire. Elle n’était alors qu’une femme de chambre prise dans le filet d’une intrigue dans laquelle ellen’auraitdûjouerqu’unrôlesecondaire.Ellen’étaitquelesosied’uneautre,ellen’étaitlàquepourluipermettrederéalisersesdésirs.Lerésultatavaitétédesplussurprenants:ArabellaavaitdressédesplanspourprendreaupiègeJason

Windmere,etc’étaitFrancesqu’ilavaitépousée.Aujourd’hui,mêmesiFrancesn’avaitpasétépersonnellementconviéeaubaldeSerenaForthingale,

elleavaitledroitd’êtrelà.Ellepouvaitsemontreràvisagedécouvert,sanshonte.Undemi-sourireauxlèvres,sesyeuxfiévreuxparcourant lafouledansl’espoird’ydécouvrirJason,

elleoffrait sans le savoiruncontrepointparfait à lavisiondont les invités,quelquesminutesplus tôt,s’étaientrégalésavecgourmandiseetunbrind’indignation.Elleavait trouvélarobequ’elleportaitcesoir-làdanslesgreniersdeCloverley,parunaprès-midi

pluvieuxoùsamélancoliel’avaitpousséeàexplorerlechâteau.Aufondd’unemansarde,troisgrandesmallescordéesl’avaientintriguée:elleavaitdéfaitlesnœudsserrésaveclasensationunpeucoupablede violer un secret. Mais les malles ne contenaient que des vêtements : petites robes d’enfant auxbroderiesjaunies,chapeauxunpeuaplatis,bottinesàboutons,giletsd’hommeensoiejonquilleouivoire,châles à longues franges…Ce fut dans la dernière qu’elle découvrit la toilette la plus extraordinairequ’elle ait jamaisvue : une robedemariéevictorienneen soieblanche, cousuedeperlesminuscules,avecde longuesmanchesdemousseline.Émerveillée, elle l’avait dépliéepour l’admirer à la lumièrepourtantchichequifiltraitparl’œil-de-bœuf.Unrêve!C’est à cet instant que l’idéedeparaître aubal deSerenaForthingale avait commencé à s’insinuer

danssonesprit.Sagarde-robe,tailléepourunefemmeenceinte,necomportaitaucunerobedusoir,etilétaittroptard

pours’enfaireconfectionnerune.Maiscettemerveille,avecquelquesretouches…Letissuétaitintact,leblancéclatant–commesielleavaitétéportéelaveille…EtFrancessavaitqui,àLondres,pourraitl’aider.

Dansl’undesgrandsmiroirsaccrochésaumurquiluifaisaientface,entredeuxtableauxreprésentants

de confusesmais colorées scènes de bataille, la jeune femme aperçut son reflet, ou plutôt le devina,stupéfaite:était-cebienelle?Mrs Jones, en quelques heures, avait réussi àmoderniser l’apparence de la robe sans toucher à la

coupedelajupe,quis’évasaitlargementautourdelatailleredevenuefinedeFrances.Elleavaitôtélesmanchesdemousseline,coupélecorsagedemanièreàdécouvrirlesépaulesetrecousuungrandnombredeperleslelongdudécolleté,assezmodestedevantmaisprofondémentéchancrédansledos.Lajeunefemmearboraitdespendantsd’oreillesendiamantsquibrillaientdemillefeuxàchaquemouvementde

satête.DurantsonséjouràCloverley,elleavaitdécidédesecouperlescheveuxetsentaitleurscranssoyeuxbalayersajoue.Sansenavoirunepleineconscience,elleincarnaitàlafoisuneépoquerévolue,paréedescharmesdelanostalgie,etunavenirquecertainsredoutaient.Elleétaitéblouissante.Sielles’étaitsouciéedesregardsquil’escortaienttandisqu’ellesedirigeait,àpaslents,verslasalle

de bal, elle l’aurait compris.Mais elle n’avait qu’une idée en tête : retrouver Jason. Ils avaient étéséparéstroplongtemps.Sonattitude,quandillaverraitcesoir,luidicteraitlarésolutionqu’elledevraitprendre:soitmettrefinàcemariagepartouslesmoyens–mêmes’ilnevoulaitpasenentendreparler–,soit luidonnerunechancedesurmonter l’épreuvequ’ellevenaitdevivredans la solitude.FrancesenvoulaitàJason,elleétaitencolère,maiselleétaitprêteàentendresesexplications.Encorefallait-ilbriserlesilence.Surleseuil,ellemarquauntempsd’arrêt.Jasonn’étaitsansdoutepasparmilesdanseurs,illuiavait

dit,unjour,qu’ildétestaitcegenredecorvéemondaine;maisildevaityavoirquelquepartunfumoirouunsalonoùleshommespouvaientseregrouperpourparlerentreeux,discutantdechasseetdelagestiondeleurspropriétés–etdel’avenirdupays,toussujetsqui,dumoinsleprétendaient-ils,neconcernaientpaslesfemmes.Elle allait se mettre à sa recherche. Toutefois, elle avait envie, auparavant, de profiter un peu du

spectacle.Devantsesyeux,lesrobeslonguesondulaientaurythmedeladanse,lesbijouxlançaientdesfeux bleus, grenat, verts ou d’un rouge profond. Les perles brillaient d’un doux éclat, les diamantsilluminaient les visages fardés. Les danseurs, tous en noir, entraînaient leurs partenaires qui ployaientdoucemententreleursbras,latêterenversée.Leursproposlégers,leursriressemêlaientàlamusique.Franceseutunepenséepoursamère.Qu’auraitditlacourageuseMrsHawk,quiavaittravaillétoute

savie,sielleavaitpuvoirsafilleencetinstant?Aurait-elleétéheureuseetfière?L’aurait-elleplainte,oublâmée?Aurait-ellesecouélatêteaveccetteexpressiondedouceréprobationqu’ellearboraitquandFrances,rétive,refusaitdequitterseslivrespourl’assisterdanssestâchesménagères?«Lecolonelatortdetedonnerdesidéesau-dessusdetacondition.Sonmonden’estpastonmonde,et

tun’enferasjamaispartie.Nerêvepastrop,mafille,lesréveilssontdifficiles…etdouloureux.»Francesavait l’impressionquecesmotsavaientété inscritsdans sachair au fer rouge.Pourtant, ce

soir, sa volonté s’était dressée contre la fatalité qui semblait la poursuivre : elle avait décidé derepousser auplusprofondd’elle-même ladouleur causéepar la pertede sonbébé– et devivre, toutsimplement.Soudain,ellevitpasseruncoupleenlacéetsefigea.Cettesilhouettevoluptueuse…Cescheveuxd’un

rouxéclatant…Cesseinsquisemblaientàtoutinstantvouloiréchapperaudécolletéd’unerobequinelaissaitrienàl’imagination,oupresque…ArabellaTownsend!DanslesbrasdeJason!Nerêvepastrop,mafille.

Si,elledevaitrêver.Ouplutôt,faireuncauchemar.

13

Jasonsedemandaitcommentilallaitsetirerdecemauvaispas.Arabella, littéralementcolléeàlui,n’étaitpassansémouvoirsessens;ilauraitfalluêtredeboispournepasavoirenviedelaculbutersurlepremiercanapévenu.Ilrespiraitsonparfum,sentaitlamoiteurchaudedesapeau…Soncorps,malgrélui,réagissait,etellenepouvaitpasnepass’enapercevoir!D’ailleurs,unsouriremalicieuxsedessinabientôtsurleslèvresdelabellerousse,quireculalégèrementlatêtepourplantersonregarddanslesien.—TrèscherJason…Jeconstatequevousêtesheureuxdemeretrouver;et,pourtoutvousavouer,je

mesuislanguiedevous.—Vraiment? lui fit-iléchod’un tonassez froid. Jesuissûrquevousavez trouvéenFrancedes…

distractionssuffisantes.Nevousêtes-vouspasmariéesurleContinent?Avecunfortbelhomme,paraît-il.Vousêtesdoncunefemmecomblée.—Presque…Ilnememanquequedeuxchoses.—Babioles,sansdoute…— Babioles ? Un amant ! Comme vous avez peu de considération pour votre propre sexe, lord

Windmere!—Assezpeu,eneffet…—Quellemodestie!Jevousvoyaispourtantremplircerôleavecpanache.Jason,surpris, faillit raterunemesurede lavalsequi lesemportaitautourdusalon. Ilserattrapaet

choisitdeprendrelachoseavechumour.—Vousnemanquezpasd’aplomb,Arabella.—Merci.Vousvenezdemefaireuntrèsbeaucompliment.Etvousn’avezpasrefusé…—Jen’aipasàlefaire.Jesuismarié,ettrèsamoureuxdemafemme.Sapartenairepenchaunpeulatêtesurlecôté,commepourvoirsousunanglenouveaul’hommequila

tenaitdanssesbras.—Commec’estcharmant!Etdésuet!Jen’auraidoncqueplusdeplaisiràvaincrevosscrupules.Et

j’ail’impression–elleaccentualapressiondesonventrecontrelesien–quevousnem’opposerezpasunerésistancefarouche…Jasons’efforçaitdeseressaisir.Cettediablesseluifaisaitdel’effet,etellelesavait.Autantchanger

desujet.—Etquelleestl’autrechose?Futileouessentielle?—Parfaitementfutile.Etpourtant…Uneexpressiondecolèremêléederusepassasurlestraitsparfaitsdelajeunefemme.—Vousallezavoirvotreréponse.D’iciquelquesinstants.Toutenvalsant,ilss’étaientrapprochésdepersonnesd’âgemûr,groupéesprèsd’unefenêtre,quitous

s’étaienttournésverslahautecroiséeenlesapercevant.Parmielles,JasonreconnutlesTownsend.LordTownsendparlaitbasàsafemme,d’untonpressant;celle-ci,dontlevisagen’étaitpasvisible,secouaitlatêteensignededénégation.Elletenaitunecoupedechampagnedanssamaindroite,ettremblaittantqueleliquideavaitdébordéets’étaitrépandu,enpartie,surleparquetciré.

—Nousallonsfaireunepetitehalte,ordonnaArabellad’unevoixdangereusementdouce.J’aisoif.Jasonfronçalessourcilsettentadel’entraînerplusloin.—Arabella,jenecroispasquecesoitlemoment.Vousallezprovoquerunesclandre…—Depuisquandlesesclandresvousfont-ilspeur?Ah,quelemariagechangeunhomme!lança-t-elle

enéclatantd’unrireaigu.Prenezgarde,épouserunefemmed’uneclasseinférieure, iln’yariendetelpourtransformerunhomme,unvrai,entoutououendespoteconservateur.Heureusement,jesuislàetjevaisymettrebonordre.Sanslâchersoncavalier,elletenditlebrasets’emparadelacoupequesamèreavaitdeplusenplus

dedifficultéàtenirdroite.—Quelgâchis!s’exclama-t-elle.Bonsoir,mère.Vousdevriezvousenteniràlacamomille,l’alcool

nevousréussitpas.Etellelampad’untraitlechampagnequirestaitdanslefragilerécipientdecristal.—Bonsoir,père,poursuivit-elled’unevoixforte.N’êtes-vouspasheureuxdemevoir?Si,biensûr.

Vousenrestez,àcequejeconstate,sansvoix…Jason,apportez-moiuneautrecoupedechampagne.Jeveuxboireàmonheureuxretouretànotreréunion!—Arabella,jevousenprie,murmura-t-il,trèsgêné.—Arabella!Commentoses-tutemontrerici?Cette voix, aigre et coléreuse, était celle de Cassandra. La cadette des sœurs Townsend venait de

surgirderrièresamère,etavaitpassésonbrassouslesiencommepourlasouteniroulaprotéger.Jasonla dévisagea avec commisération : lemariage embellissait certaines femmes, qui s’épanouissaient dèsqu’ellesavaientéchappéàlasurveillancedeleursparentsetdeleurgouvernante,maiscen’étaitpaslecasdeCassandra.Jeunefille,elleavaitdéjàl’aird’unevieillefemme;devenuefemme,elleressemblait,sedit-il,àunegargouille.Sonvisageplatetfadeétaitdéforméparunegrimacehaineuse;sespommettes,déjàcouperosées,s’enflammaientsouslecoupdel’indignation,ainsiquesoncouàlapeaugrumeleuse.Autourdececou,lecollierd’émeraudesetdediamantsdesTownsendbrillaitdetoussesfeux.— Je viens présentermon époux à la famille, rétorqua Arabella avec suavité. Il doit être par ici,

ajouta-t-elleenagitantunemainversl’autresalon.—Ungigolo,sûrement,lâchaCassandra,lalippemauvaise.Undecesviveursfrançais,sortisd’onne

saitoù,duruisseauprobablement…Jesupposequ’ilgagnesavieaucasino!—Tum’étonnes,machèresœur…Jenetepensaispasaucourantdecespratiques.J’ail’impression

que ta science du vice temènera loin.Monmari est issu de la vieille noblesse française ; son père,SaviniendeSaint-Sauveur,possèdeunmagnifiquechâteauenAnjou.Etsamèreest issued’unevieillefamilled’armateursrichissimes.IlsontaussidespropriétésenNormandie.—Pourquoin’yes-tupasrestée,alors?sifflaCassandra.— Parce que j’avais quelque chose à faire, chère sœur… quelque chose de très important. Une

injusticeàréparer.Tunemecontrediraspaslà-dessus,jelesais,tuasuntelsensmoral!Arabella,sedégageantdesbrasdeJason,s’approchadesasœurensouriant;toujoursensouriant,elle

souleva,duboutdesondoigtganté,lesomptueuxcollier.—Quellemerveille,ronronna-t-elle.Etsimalexposée.Nousallonsremédieràcela.

Ellerefermalepoingsurlesémeraudesettira,d’uncoupsec.Lefermoirrésista,écorchantlapeaudeCassandra,quihurla.Puislecolliercédad’uncoup,etcefut,danslalumièredeslustres,commesiunserpentd’étoilessedéroulaitenscintillant.

14

Frances,quisetenaittoujoursimmobile,rigide,àl’entréedusalon,nevitpaslegested’Arabella.Enrevanche,ellediscernafortbienl’élandeJasonquisaisissaitlajeunefemmeàbras-le-corps.Illuiditquelquechoseàl’oreille,etelleseretournavivement,collantseslèvresauxsiennes.Révulsée, Frances recula – pour se heurter aussitôt à quelqu’un. Un homme dont la voix chaude

l’enveloppa,l’isolant,pourquelquessecondes,delascèneincroyableàlaquelleellevenaitd’assister.—Voilàunspectaclequin’estpaspourvosyeux,murmura-t-ilavecunlégeraccentqu’elleidentifia

sansmal.UnFrançais.Illapritparlebrasetl’entraînaverslebuffet.—Jecroisquevousavezbesoindeboirequelquechose.Venez.Touscesgensvousregardent…Ne

leurdonnezpas,commentdiriez-vous?—Matièreàcommérages?articula-t-elleavecdifficulté.Elleavaitl’impressionquesonvisages’étaitfigéenunesortederictus,commeunmasquedethéâtre.—Oui, c’est cela. Ou le plaisir de vous voir souffrir. Que diriez-vous d’un verre de punch ? Le

champagneestàpeinebuvable,ici.PourunFrançais,bienentendu.—Volontiers.Quiétaitcethomme?Commentconnaissait-ilses liensavecJason?Ildonnait l’impressiond’avoir

comprislasituationd’uncoupd’œil.Etilluisauvaitlamise,elledevaitbienlereconnaître.Elleneressentaitencoreaucunedouleur.Celaviendraitplustard.Francescommençaitàseconnaître:

elle restait souvent froide faceàsespropresémotions,quine l’atteignaientqueplusdurement,etplusdurablement,quandenfinelleenavaitcomprislaportée.« Je suis lente d’esprit », pensa-t-elle avec un humour amer, tout en trempant ses lèvres dans le

breuvageà la foisacideetsucré.Ellebutdeuxgrandesgorgées : l’alcool luibrûla lagorge,maissesmainscessèrentdetrembler.—Jemeprésente,dit l’hommeen s’inclinant légèrement.RenauddeSaint-Sauveur. J’ai lebonheur

d’êtrel’épouxdeladélicieusecréaturequivientdecapturervotremari.Ébahie,Francesledévisagea.Commentpouvait-ilmontrertantdelégèreté?—Pourleflegme,vousn’avezrienàenvieràunAnglais,murmura-t-elle,mi-figuemi-raisin.Ilrejetasatêteenarrièreetsemitàriredoucement.C’étaitvraimentunhommesuperbe,grand,blond,

lesyeuxd’unbleuintense.Ilavaitleteinthâléetdepetitesridesaucoindespaupières.Unvraiprincecharmant.Pasétonnantqu’Arabellaaitjetésondévolusurlui…—Pourl’élégance,vousn’avezrienàenvieràuneFrançaise,répliqua-t-il,admiratif.Votrerobeest

unemerveille.Pasunefemmeicinevousvientàlacheville.Maintenantquevousvoilàunpeuremise,m’accorderez-vouscettedanse?Ilsepenchalégèrementverselleetchuchotad’unairdeconspirateur:—Nosconjoints respectifsontbesoind’unepetite leçon,ne croyez-vouspas ?Nousallons la leur

donner.Etleurmontrer,àtous,quelestleplusbeaucoupledecebal.

Francesplongeadanssonregard.Ilparaissaitsincère,etmême–choseétonnante–joyeux.Ellejetauncoupd’œilrapideautourd’eux.Onlesregardait.Beaucoup.Etavecunecertainecommisération.Cela,ellenepouvaitlesupporter.Qu’onaitpitiéd’elle.—Jecrois,dit-elle,quec’estunetrèsbonneidée.

*

JasonluttaitpourmaintenirCassandra,déchaînée,àbonnedistancedesasœur,quibrandissaitcommeuntrophéelefameuxcollieretriaitàperdrehaleinesouslesyeuxdelordetladyTownsend,choquésetmuetsdesaisissement.—Voilà,jerétablislajustice!criaArabella.Cetteparureestunbienfamilialet,commetel,ildoit

êtretransmisàl’aîné.Jesuisl’aînée,ilmerevientdonc.LadyTownsendseressaisitquelquepeuetlançad’unevoixbasse,maissévère:—Àmamort,peut-être.Maisjesuisbienvivante,etjepeuxendisposeràmaguise.—Pasdutout,mère.Vousaviezaffirmévouloirledonneràlapremièredevosfillesquisefiancerait.— Cassandra s’est fiancée la première. Et je t’avais donné un mois pour annoncer tes propres

fiançailles;àcetteconditionseulement,tuauraisobtenulaparure.Etnoussavonstousdequellemanièretuasmisàprofitcedélai.Sonregardmettaitsafilleaudéfidelacontredire.—Oui,nous le savons !hurlaCassandra.Tuas filéaveccettegruedePenelopeet lechauffeur,en

volantlecoffretàbijouxdemaman!Arabellalaregardaavecdégoût.—Vraiment?Sij’aivolélesbijouxdenotremère,commentsefait-ilquetulesportescesoir?Quant

àcefameux«délai»…Ellesetournalégèrement,faisantminedechercherunvisagedansl’assemblée.—…vouspouvezinterrogermonmari.Ilvousdiraquenousnoussommesrencontrésdèsmonarrivée

enFranceetquenoussommesaussitôttombéséperdumentamoureuxl’undel’autre…J’étaisfiancéebienavantquelesquatresemainesfatidiquessoientécoulées.Jesuisdoncabsolumentdansmondroit.Oùestdoncmontendreépoux,quenouséclaircissionscepointcrucial?Renaud,moncher!LevisagedeCassandrasecrispaetsabouches’ouvritdémesurément,sansqu’aucunson,toutefois,en

sorte. Inquiet, Jason décida de couper court à la scène qui s’annonçait particulièrement pénible – leschosesétaientdéjàalléesassezloin.ToutLondresallaitfairedesgorgeschaudesdecequis’étaitpassécesoirchezSerenaForthingale.—Jevaislechercher,s’empressa-t-ildedéclarer.Vousdevriezvousretirerdanslepetitsalonafinde

réglercette…affairedefamille.—Enfinuneparolesensée,grommelalordTownsend,quipritlebrasdesafemmeetl’entraîna.ArabellaserapprochaànouveaudeJasonetgronda:—Jeneveuxabsolumentpasréglercette«affairedefamille»,commevousdites,avecdiscrétion.

Nel’avez-vouspascompris?—Nememêlezpasàcela,Arabella,rétorqua-t-il,glacial.Vousl’avezassezfaitdanslepassé,avec

vosmachinationsridicules.Maisvousêtesmariée,àprésent ;c’estàce…marquisdeseteniràvotre

côtédanscettequerelle–enadmettantquevousayezbesoind’êtresoutenue,cedontjedoute!Sansattendrelaréponsedelajeunefemmequiécumaitdefureur,illaplantalàetsedirigeaàgrandes

enjambéesversl’autreextrémitédusalon.Lesdanseurs,quis’étaientinterrompusauxéclatsdevoix,reprenaientpeuàpeuleurrondebalancéeet

rythmée.Jasoncirculaitentrelescouples,frôlépardesjupesdemousseline,develoursoudesoiedontlesmouvementsbrassaientdesparfumscapiteux.IlaperçutenfinsacousineSerena,quiparlaitàl’oreilled’unedesesamies,etfonçadroitverselle.—Àquoiressemble,dites-moi,lemaridecettefolled’ArabellaTownsend?UnFrançais,m’a-t-on

dit?Dequoia-t-ill’air?Le regarddesacousine,quand il seposasur lui,pétillait.Ellenepouvaitcacherqu’elle s’amusait

follement.—Oh… Il est grand, blond, et très bel homme, je dois le dire. Et j’ai l’impression que certaines

femmes,ici,nesontpasindifférentesàsoncharme.Pourquoiavait-ill’impressionderecevoirunavertissement?Ill’ignora,toutefois,etpoursuivit:—Oùest-il?—Tenez-vousabsolumentàlesavoir,monchercousin?demanda-t-elleavecmalice.Jasonfronçalessourcils.Quecettefemmeétaitagaçante!—Oui,biensûr.—Commeilvousplaira.Elle se détourna légèrement et désignaun couple qui valsait tout près de l’orangerie, dont les deux

portesétaientouvertessurunsavantfouillisdevégétationtropicale.—Merci,réponditbrièvementJasonquitournaaussitôtlestalons.Cependant,àmesurequ’ilprogressaitdenouveauàtraverslafouleélégante,unecurieuseimpression

l’assaillait.L’hommequeSerenaluiavaitmontréétaitbiengrand,blond,élégant.Ildansaitavecgrâce–toutcommelajeunefemmequ’ilserraitdeprès–d’unpeutropprès,même.Cettedernièreportaitunerobe magnifique, un chef-d’œuvre de satin broché d’un blanc pur… Ses cheveux courts, soyeux,oscillaientcontresajoue.Ilaperçutl’éclatdiamantéd’uneboucled’oreille…puisladanseuseluitournaledos.Lebeaumarquisfrançaisavaitposéunemainaucreuxdesesreinsetlapoussait,doucement,verslejardind’hiver.Voilàunjeunemariéquines’embarrassaitguèredesconvenances,pensaJason.Poursapremièresoiréelondonienne,ilauraitpuaumoinsfairesemblantd’êtreunamoureuxempressé–auprèsdesapropreépouseetnond’uneinvitéequiluiétaitprobablementinconnuequelquesheuresplustôt.Justeavantdedisparaîtresouslesfeuilleseffiléesd’unpalmier,lafemmequ’ilescortaitmarquaune

hésitationetjetauncoupd’œilpar-dessussonépaule.C’estalorsqu’illareconnut.

15

—Frances…Cen’étaitpasuncri,maisunfeulementbas,menaçant:quiconqueeûtobservé,àcetinstant,levisage

deJasonWindmereauraitvuceluid’unhommedécidéàcommettreunmeurtre.Maispersonne,cettefois,nel’observait,hormispeut-êtresacousineSerena:lepetitdramequivenait

de se jouerentre lesmembresde la familleTownsendavaitattiré l’attentionde toute l’assemblée.Ondansait encore, certes, mais en chuchotant, on se rassemblait dans les coins pour médire, rire etcommentersansfincettescèneinvraisemblable.Jasonentradoncdanslejardind’hiversansquetropdecurieuxlesuiventduregard.Quand il passa sous le feuillage crissant du palmier, il n’aperçut tout d’abord personne : le couple

s’étaitavancéversl’extrémitédel’orangerie,làoùlesarbresencaissesétaientrentrésdurantlasaisonfroide.LeFrançaisavaitposéunemainsur l’épauledeFrances; il froissaentresesdoigtsunefeuilled’orangeretluifitrespirerleparfumfruitéetamer.—Danslesuddemonpays,dit-il,lesjardinssontpleinsdecesarbres.Ici,ilssouffrent;commevous.

Vousêtestropdélicatepourcettesociétécorsetée.LesAnglaissontrestésdesVictoriensdansl’âme.EnFrance, vous vous épanouiriez…Votre beauté deviendrait véritablement radieuse.Quel dommage quevousayezépousél’undecesrabat-joie!Il parlait anglais, constata Jason, avec une certaine aisance, et son léger accent nemanquait pas de

charme. Évidemment, songea-t-il, rageur, les femmes adoraient les beaux parleurs en général, et lesFrançaisenparticulier.Ellesadoraientaussiqu’onlesplaignedese trouverdansunmilieusipeufaitpourlesmettreenvaleuretleurapporterlebonheur.C’étaitunetechniquedeséductionéprouvée–qu’ilavait,ildevaitbienl’admettre,utiliséelui-mêmeavecsuccès,endenombreusesoccasions.Cen’étaitpasuneraisonpoursupporterquecefreluquetfasselacouràsafemme!Cependant,s’il intervenaitmaintenant, ilallaitserendreridicule.Ilvoulaitvoir jusqu’oùlegaillard

avaitl’intentiond’aller.Et,sansleformulerenclaireconscience,ilvoulaitvoir,surtout,jusqu’oùelleavaitl’intentiond’aller.

*

—Vousneconnaissezmêmepasmonmari,réponditFrancesavecsérieux.Commentpouvez-vousletraiterderabat-joie?— Il est vrai que nous venons de le surprendre dans une position fort compromettante avec la

marquise…Surcederniermot,lavoixdeRenauddeSaint-Sauveuravaitprisuneintonationrailleuse.—…jeretiredonccequejeviensdedire,ouplutôtjecorrigemapensée:queldommagequevous

voustrouviezempêtréedanslesliensdumariage…avecunhommequidevraitsoupireràvosgenouxaulieudeseconduirecommeledernierdesgoujats!Francesfronçalessourcils.—Nesoyezpasstupide.

— Je ne suis surtout pas aveugle. Ma chère moitié possède, chacun le reconnaît, des charmesspectaculaires,maisvousêtesdeuxfoisplusbelle.Etcertainementplusintelligente.Ill’entraînait,doucement,insidieusement,versunezoneobscuresurlaquelles’étendaitl’ombred’un

arbrequipoussaitàl’extérieurdel’orangerie,etdontlesbranches,s’agitantaugrédelabrise,frôlaientles vitres. Levant une main, il effleura le visage de la jeune femme et plissa les yeux, comme s’ilexaminaitunobjetd’art.—Cefront,lemodelédesjoues,ledessindessourcils,leslèvres…Toutcelasembleavoirététracé

parlepinceaud’unmaître.VousavezlevisagedecesfemmesdelaRenaissancequiposaientpourlesMadones…Ils’approcha,sepenchaverslabouchedeFrances.—…ou les pécheresses repenties…Vous feriez unemerveilleuseMarie-Madeleine, vêtue de cette

robe,paréedecesbijoux…Unvoiletransparentcontrevotrevisage,unpotd’onguentsentrevosmainsfines…avecceregardsitristeetsiinquiet…sidésemparé…Ilallaitl’embrasserquandelleserecula.—Jen’airiend’unepécheresserepentie.—Jel’espèrebien.Iln’estriendeplusinutilequelerepentir.Lavieestcourte,ladyWindmere.Ilfaut

ensavourerlesfruitstantqu’ilssontànotreportée.Ellesemitàrire.—Oh,delaphilosophiemaintenant?Est-ceainsiquevousséduisezlesfemmes?Ànouveau,ilfitlegestededessinerlescourbesdesoncorps,descendantcettefoisjusqu’àlataille–

sanslatoucher,toutefois.—Laplupartdu temps,non, reconnut-il.Sivous étiezn’importequelle femme, jevous auraisdéjà

poussée sur cette banquette garniede coussinsqui a été opportunémentplacéedans l’embrasurede lafenêtre,etjeseraisentraindevouscaresser.Etpeut-être,peut-êtreprendriez-vousgoûtàmescaresses…assezpourvousdonneràmoi.Francesallaitprotesterquand,enunéclair,uneimagesurgitdanssamémoire:Jasonetelle,dansla

bibliothèque de lord Townsend – il l’avait embrassée, avait dénudé ses seins, relevé sa jupe, et elles’était laissée faire… Il l’avait prise ainsi, avec fièvre, « commen’importe quelle femme»…et elleavaitaimécela…Voyantqu’ellerougissaitetnerépondaitpas,Renauds’enhardit.—Jeparletrop,chuchota-t-il.Jesuisstupide.Cen’estpascequevousattendez…Etilplaquaseslèvressurlessiennes,forçantlepassagedesesdentsavecsalangue,lafouillantavec

gourmandise.

*

—Monsieur!LesondesaproprevoixclaquaauxoreillesdeJasoncommelamèched’unfouet.Foudecolère,ils’avançaverslecouple,tiral’hommeenarrièreparlecoldesonhabit,lefitpivoter

etlegifla.—C’estmafemmequevousdéshonorez,gronda-t-il,etvousdevezm’enrendreraison!

Lemarquisvacillauninstantetlevalepoingcommepoursedéfendre.Maislamaindesonadversaires’abattitsursonavant-bras,qu’elleserraavecforce.—Nousne sommespas des débardeurs,monsieur, qui se disputent sur les docks les faveurs d’une

catin.Encorequelasituationnesoitpastrèsdifférente,ajouta-t-ilsansregarderFrances,quisursautaetblêmit.RenauddeSaint-Sauveurs’étaittrèsviterepris.—Jesuis…àvotredisposition,monsieur,articula-t-il.— Je vous enverrai mes témoins à votre hôtel, car je suppose que vous ne résidez pas chez les

Townsend.—Eneffet.LeFrançaisétait luiaussiblanccommeunlinge,mais il faisaitpreuved’unecertainedignité,sedit

Jason.Lui-même se sentait assommé, presque détaché, ses sensations et ses sentiments brusquement

émoussés. Sa colère était encore là, en lui, vibrante, profonde, mais il pouvait la maîtriser, tel undangereuxmolossequel’onmuselleetquel’onenchaîneaumur.—Quantàvous,madame…IlrefusaitdesetournerversFrances,devoirsonvisage.—Jevaisdonnerdesordresauchauffeurpourqu’ilvousraccompagne.Nousnousverronsdemain.

Peut-être.Sijesurvisàcetterencontre,jeprendraipourvouslesdispositionsnécessaires.Elle ne répondait pas. Il s’attendait à des protestations, à de la colère, à ces manifestations de la

mauvaisefoiqu’ilattribuaitautomatiquementauxfemmes–elleallaitpleurer,crier,tenterdesejustifier,delemettre,lui,danssontort–maisaubruissementdesajupe,ilcompritqu’elles’éloignait,sortaitdujardind’hiver.Ill’imaginatraversantlessalons,latêtehaute.Sibelle.Sidésirable.Sidifférentedecettefuried’Arabella.Ilavaitenviedelabattre.

Etdel’embrasser.

16

Cinqheuresdumatin.Francesavaitentenduunremue-ménagedanslecouloirdeschambres–unvaletavaitapportéune tassede théàJason,puis l’avaitsansdouteaidéàs’habiller.Quelques instantsplustard,unpasdécidéavaitfaitcraquerleparquet.Couchéesurledos,lesdeuxmainsserrantleborddudrap,elles’étaitraidie,enattente.Maissonmarin’avaitpasralentidevantsaporte:ilavaitpoursuivisoncheminaveclarégularitéd’unmétronome.« Ce n’est pas un homme. C’est un automate dénué de compassion, de tout sentiment réellement

humain.Ilneconnaîtquel’instinctdepossession,etcestupidecoded’honneurqu’onluiaapprisdèssonplusjeuneâge.»Finalement, peut-être valait-ilmieux qu’il ne soit pas entré : elle l’aurait peut-être giflé.Dommage

qu’ellenepuisse ledéfierenduel,elleseseraitbienvue,cematin, luipasseruneépéeau traversducorps…oudisonsdubras.Luiinfligeruneblessuredouloureuse,maisnonvitale.Lepunir.Pourtoutcequ’ilavaitfait,etpourtoutcequ’iln’avaitpasfait!Jasonn’avaitjamaisessayédelaconnaîtrevraiment.Ilavaitgommésonpassé–ellen’avaitjamaispu

luiparlerdesonenfance,delapauvretéqu’elleavaitconnuedurantlamaladiedesamère,desespoirsqu’ellenourrissaitalorsetquis’étaientévanouis.Ilsecomportaitcommesielleétaitnéelejourdeleurmariage.Commes’ilavaitledevoirdeluidispenserl’indispensableéducationqu’ellen’avaitpasreçue,selonlui.Plusieursfois,iln’avaitpus’empêcherdemanifesterdelasurprisequandilluirecommandaitunlivrequ’elleavaitdéjàlu,quandilluiexpliquaitpatiemmentl’œuvred’unpeintrequ’elleconnaissaitpouravoirpasséde longuesaprès-midiauBritishMuseum.Ouquandil la«conseillait»ausujetdesdomestiques – il avait commodément oublié que lamère de son épouse avait été gouvernante, et quecelle-ci en savait probablement beaucoup plus que lui sur la manière dont il convenait de gérer lesaffairesdomestiques.Pire,quandelleavaitperdul’enfant,ilavait«disparu»,l’entourantdesmeilleursspécialistesetdes

meilleurssoins,lacouvrantdecadeauxetdefleurs,maissansprendrepartàsadouleur,sansvenirluiparler,outoutsimplementluitenirlamainpourluimontrerqu’ilétaitlà,commeunmaridoitl’être,justelà,impuissantpeut-être,maisbienveillant,àl’écoute…Ensuite ? Ah, oui : il s’était débarrassé d’elle en l’expédiant à la campagne. Et maintenant, il se

comportaitcommeunbarbare!Àlalimite,elleauraitpréféréqu’ilboxeceridiculeFrançaisetqu’illajettesursonépaulepourlarameneràlamaison,telunvéritablehommedescavernes.Celaauraitété…plusfranc.Maiscecérémonialabsurde,cettegifle,cetonglacéetcourtois…Dieu,qu’ellehaïssaitcescoutumesaristocratiques, complètementdépassées, etqui, pourmasquer labrutalitédes rapports entremâles,necachaientpasleprofondméprisqu’ilséprouvaienttous,aufond,pourl’autresexe!C’enétaittrop!Francesrejetasescouverturesetseleva.Ellenepouvaitpaslelaisserfaireça…Se

battreavecunautrehommepourquelquechosequin’existaitquedansson imaginationétroite.Certes,RenauddeSaint-Sauveurl’avaitembrasséedeforceetsiJasonn’étaitpasentré,c’estellequil’auraitsouffleté,pourluiapprendreàsecontrôler.C’étaitellequiavaitétéagressée,bonsang,paslui!Etelleétaittoutàfaitcapabledesedéfendre.Elleallaitd’ailleurslefairesavoir,decepas,àJason.Laveilleausoir,ellen’avaitpasosésortirde

sachambre,ets’envoulaitàprésent.Elleavaitagicommeunecoupable,alorsqu’ellenel’étaitpas!Francesselevaetpassaunerobedechambre.Oui,elleétaitcoupable,toutdanscettechambrelelui

criait:coupableden’êtrepasnéedanslecercletrèsfermédelagentry,coupabledes’êtredonnéeàunhommequ’elleneconnaissaitpas,maisquil’avaitirrésistiblementattirée;coupabledel’avoirépousé,coupabled’avoirperdu l’enfantqu’elleportait ; coupablededécevoir sanouvelle famille ; coupable,enfin,des’êtrelaisséeentraînerdanslejardind’hiverparce…cebellâtre.Non.Jenesuiscoupablederien.Cesonteux– leshommes–quiont fait lemonde telqu’ilest.

Mais,dèsquequelquechoselesdérange,ilsreportentlafautesurnous.C’esttropfacile.Rapidement, elle brossa ses cheveux, les tordit en un chignon hâtif (hors de question que les

domestiqueslavoientéchevelée),semorditleslèvrespourleurdonnerunpeudecouleuretsortitdesachambre.Toutendévalantl’escalier,ellerépétaitmentalementcequ’elleavaitl’intentiondedireàsonépoux,maislesphrases,lesmotsmêmelafuyaient;iln’enrestaitplusquequatre…N’yallezpas.Ellenevoulaitpasqu’ilsebatte,quecesoitpourelleoupoursatisfairesonamour-propre.Ellene

voulait pas qu’il soit blessé. Ou tué. Si cela arrivait, elle ne se le pardonnerait jamais…Oh, bontédivine?Voilàqu’ellerecommençaitàsesentirresponsabledecettesituationabsurde!Horsd’haleine,elledébouchadanslehalletheurtapresquedepleinfouetlemajordome.—Milordest-ilencoreici?bégaya-t-elle.Danslabibliothèque,peut-être?Ouentraindeprendreson

petitdéjeuner?Levieuxserviteurluicoulaunregarddésapprobateur–uneladynesecomportaitpasainsi,surtoutà

sixheuresdumatin.Uneladynecherchaitjamaissonmari.Uneladyattendaitquesafemmedechambreluiapportesonthéet,s’illuifallaitabsolumentquelquechose,agitaitlasonnetteprévueàceteffet.Uneladynecouraitpasdanslesescaliers.Francesluttoutcelasurlevisageduvieuxserviteuretsoupirad’exaspération.—Milordestparti,Milady,réponditlemajordome.Ilestmontéenvoitureilyacinqminutesenviron.Francesreculad’unpas,lesoufflecoupé.Ilétaitparti…

Ellearrivaittroptard.

17

—Machère,ilestpossiblequejesoistuétoutàl’heureparlegentlemanquevousserriezdesiprèshiersoir.Vouspourriezaumoinsmontrerunesortede…compassion.Deboutdevantl’énormearmoireàglacedelachambred’hôtel,RenauddeSaint-Sauveurfinissaitde

nouer sa cravate. Installée aumilieu du grand lit,Arabella le regardait d’un air narquois.Vêtue d’undéshabillé de voile vert jade qui laissait voir en transparence son corps voluptueux, elle dégustait, àpetitesbouchées,unerôtiebeurrée.Leplateaudupetitdéjeuner«continental»qu’elleavaitcommandéétaitposéprèsd’elle,surlacourtepointedesatin.—Vousêtesmonhéros,susurra-t-elle.—Vousn’encroyezpasunmot.—Eneffet.Monopinion,sivoussouhaitezréellementlaconnaître,estquevousêtesplutôtunsot.Ce

duel n’entrait pas dans mon plan. Je voulais que vous fassiez la conquête de la femme de JasonWindmere,certes…quevouslerendiezridicule…—Ehbien,n’est-cepascequej’aifait?Elleseredressa,lesailesdunezfrémissantdecolère,etsecouasachevelurerousse.—Absolument pas !Vous avez tout gâché. Il ne fallait pas vous faire surprendre, bon dieu !Cette

affairedemandaitdeladiscrétion,dutemps,dudoigté…—Dudoigté?ironisasonmari.Celuidontvousavezfaitpreuveenarrachantsoncollieràvotresœur,

àgrandscrisetenpublic?Arabellaselaissaretombersursesoreillers.—Ils’agitdemoncollier,précisa-t-elle,boudeuse.Ilmerevientdedroit.Etcepetitscandaleétaitlui

aussi prévu : ainsi, tout Londres est au courant que j’ai été spoliée de mes droits. Mon père ne lesupporterapas,jelesais.JevaisrécupérerlesémeraudesTownsendenmoinsdetempsqu’iln’enfautpourledire.—Alors,sonémissairedevraitdéjàêtreàlaporte…Àgrandesenjambées,lemarquistraversalachambre,ouvritlebattantàlavoléeetpassasatêtedans

lecouloir,feignantdescruterlesalentours.—C’estcurieux,jenevoispersonne.—Oh,arrêtez!Unoreillervoladanslapièce:Renaudlebloquasansmaletlerenvoyaverslelit.—Netrépignezpas,monange,celadonneàvotrebeautéunetouchevulgairequinemeplaîtguère.—Jemefichedecequivousplaîtounon,grondaArabella,croisantlesbrassursapoitrineopulente.—Vraiment?D’unedémarcheféline,ilrevintsursespasetserapprochadulit,lesyeuxfixéssursafemme.Desyeuxdanslesquelsdansaitunelueurinquiétante.—Fortbien.Maiscommejevousledisaistoutàl’heure,jevaisrisquermavie,cematin.J’aidonc

besoin d’encouragements. Et de satisfactions immédiates.Après tout, vous serez peut-être veuve dans

quelquesheures.Jesuissûrquevousaurezàcœurderemplirunedernièrefoisvosdevoirsd’épouse?—Allezaudiable!RenauddeSaint-Sauveurlaissaéchapperunriresec.—J’yvais.Maisavant…Ilposaungenousurlematelasettiradrapsetcouverture,quitombèrentaupieddulit.Arabellapoussa

unpetitcri,plussurprisqu’effrayé.—Iln’enestpasquestion…Vousvouscomportezcommeunsoudard…commeun…—Commeundevos clients,mabelle. Je vous ai donnémonnom, et vous, pour l’instant, vousne

m’avez rapportéqu’unduelavecun idiot témérairequivase faireunplaisirdeme trouer lapeau. Jeréclamedoncunretourminimumsurinvestissement!—Vousparlezcommeunboutiquier,noncommeunmarquis.—Monpèreestunesortedeboutiquier,voussavez,depuisquemamèrel’aassociéàsesaffaires;il

yabienlongtempsquenousavonsdérogé.Etvousnevousensortirezpasenpersiflant,cettefois.D’ungestevif,ilrelevalafinechemisedenuit,découvrantleventreàpeinebombé,lebuissonroux

parfaitementdessinéàlanaissancedescuissestrèsblanches.—Charmantevisionpourquis’apprêteàquittercemonde,murmura-t-il.Ilposasamainsurlesexerenflé,lafitglisseretpénétraArabelladesonpouce.Elletressaillit.—Vousaurezmieuxtoutàl’heure…sivousêtessage.De son autremain, il découvrit ses épaules, repoussant le tissu transparent, puis ses seins dont les

pointesavaientdéjàdurci.—Parfait…Sansplusdepréliminaires, il luiécarta lescuissesetdéfit laceinturedesonpantalon.Sonsexese

dressa, tendu, et vint buter contre le clitoris d’Arabella qui serrait les lèvres,mais ne put retenir ungémissement.Ilcontinuait,enelle,sonva-et-vient,faisanttournoyersondoigtdanslesexehumide.—Ilestbonqu’une femmesoit toujoursprêteà recevoir leshommagesdesonmari,dit-ild’un ton

doctequidonnaàArabellaenviedelerouerdecoups.—Des hommages ?Ne prononcez pas demot dont vous ne connaissez pas le sens, répliqua-t-elle

d’unevoixgrinçante.—Sijen’enconnaispaslesens,laprocédurem’estnéanmoinsfamilière…Etillapénétra,violemment.Elles’accrochaàsesépaules,sehaussajusqu’àsaboucheetluimordit

leslèvres,tandisqu’àgrandscoupsdereins,ilfaisaitgémirlavénérableliteriedel’hôtel–jusqu’àcequ’Arabellaenfoncesesonglesdanssanuque,secambreetlaisseéchapperunlongrâledejouissance.Luiaussicria,brièvement,etseretirad’elleaussitôt,larepoussantsurlelit.Danssonregard,ilyavaitdelahaine.

18

Les témoins de Jason, l’honorable Percival Porter, alias « Pop », et le jeune Anthony Gosfords’approchèrentdeRenauddeSaint-Sauveuretlesaluèrentavecgravité.L’armechoisieétantl’épée,ilsluiprésentèrentunétuidecuiroblongoùreposaientdeuxarmessplendides.Leslames,bienentretenues,brillaientd’unéclatfroid.—Votreadversairevousproposede fairevotre choix,ditPercival.Vousêtes, après tout, l’hôtede

l’Angleterre.—Jevousremercie,réponditlemarquisavecunecourtoisieégale,maisjepréfèremapropreépée.Ilfitsigneàsonvaletquisetenaittroispasderrièrelui;cedernierluiapportaunautreétui,presque

identique.Quelquesminutesplus tard, lesdeuxadversaires,ayantôté leurveste, semesuraientdu regard.Une

brumebassetraînaitsurl’herbetrempéederosée,etl’oréedelaforêtprochedressaitverslecielencorepâlesesbranchesdénudées.—Pourquoisebattent-ils,aufait?demandaàvoixbasseAnthonyGosford.—Affairedefemme,réponditsobrementPop,dontleregardnequittaitpaslesduellistes.—LafilleTownsend?—Non.Safemme.Leslèvresdujeunehommeformèrentun«o»presqueparfait.—Lafemmedechambre?Elleavaitl’airsi…—…parfaite.— Presque trop, en fait. Mais je suppose qu’on ne doit pas s’attendre à autre chose quand on se

mésallie.Unegrueresteunegrue.Questiond’éducation…etd’hérédité.Percivaltournaverssonvoisinunregardnoirdefureur.—Continuesurcetonetc’esttoiquejeprovoqueenduel!—Pop!Tun’espassérieux?Ouserais-tuamoureux,toiaussi,delasoubrette?Lamaindel’amideJasonserefermasurlagorgedujeunegandinavecuneforcequisuffoquacelui-ci.—Jevaiste…—Messieurs!JasonWindmeres’étaitretournéetlestoisait,l’airmécontent.—Vousréglerezvosquerellesquandcelle-ciseravidée.Unpeudedignité,bonsang!—EtonditquelesFrançaissontbavards…ironisalemarquisdeSaint-Sauveur.—Onledit,eneffet,répliquaaussitôtJason.C’estpourquoijevousinviteàagir,maintenant!—Engarde,messieurs!criasirMarmadukeFriars,unvieuxbirberecrutéàlahâtepourfournirun

témoinauduellisteétranger,etravidel’importancequecechoixluiconférait.Un duel… Cela lui rappelait sa jeunesse. Et un duel pour une femme, en plus ! Il en était tout

émoustillé. D’un regard, il balaya la lisière des arbres. En d’autres temps, il y aurait vu une voiture

fermée et sans armoiries, tirée par deux chevaux. La voiture de la femme en question, de la perfideHélènepourlaquelle,àLondrescommeàTroie,leshommess’étaienttoujoursbattus.Ilauraitaperçu,àlaportière,unvisagepâle,anxieux–marquéparlerepentir.Hélas, lesusagesseperdaient.Quoique…Enplissant lesyeux–savuen’étaitpluscequ’elleavait

été– il croyaitdiscerner, sous lesbranches,une longue formesombre.Uneautomobile,naturellement.Pluspersonnenesedéplaçaitencalèchenin’entretenaitd’écurieàLondres.Quelledécadence!Mais la femme pour laquelle on se battait était là. C’était le principal. Rasséréné, il reporta son

attentionverslesdeuxhommesquiallaients’affronter.—Jevousrappellequel’usagedelamainquineportepasl’épéeestinterditeparlecodeduduel.

Allez,messieurs!Jason Windmere jeta sur l’herbe la cigarette qu’il avait allumée quelques minutes auparavant. Il

semblait parfaitement calme. Son adversaire, au contraire, avait dû essuyer plusieurs fois son frontmouillédesueur.Unticnerveuxfaisaittressaillirsajoueetétirait,parinstants,lecoindeseslèvres.Lespremierséchanges furent légers,presqueprudents : lesdeuxhommesse jaugeaient.LeFrançais

avaitdu style, l’Anglais,de la solidité.Trèsvite, il apparutque Jasondominerait l’échange.Pourtant,l’autre ne manquait pas d’intrépidité ; il poussa, à plusieurs reprises, des pointes qui forcèrent sonadversaire à rompre de quelques pas. Un sourire étonné détendit le visage de Jason, qui passa àl’offensive :aprèsquelquespassesvives,sa lametraversa lamanchedumarquis,égratignantsonbrasdroit aupassage.RenauddeSaint-Sauveurporta samaingaucheà lablessure, certes légère,maisquisaignaitabondamment,tachantletissublanc.Sestraitsrégulierssedéformèrentsousl’effetdelarage.—Mauditrosbif!Jevaist’apprendre!hurla-t-ilenchangeantsonarmedemain.—Premier sang,messieurs, premier sang ! s’époumonait sirMarmaduke, alarmépar cette diatribe.

Noussommesentregentlemen!Lecombatdoitcesser!Jason,aussitôt,relevasonarme.Maissonadversairen’enavaitcure:sourdetaveugleàtoutcequi

n’étaitpaslacolèrequilepossédait,ilbondit.Son épée s’enfonça dans le torse de lordWindmere, au défaut de l’épaule. Alors que les témoins

poussaientdescrisd’indignation,Jasonchancela,blêmitets’effondra.Mais,danssachute,lapointedesonépéedévia,fouettantl’air.

Ettraversalagorgedumarquis,quivomitunjetdesangettombafacecontreterre.

19

Aussitôt, la portière arrière de la voiture rangée sous les arbres s’ouvrit à la volée, et unemincesilhouetteensortit:Frances,serréedansunmanteausombre,unchapeauàlargebordcachantenpartiesonvisage.Ellecourutverslelieuducombat–sivitequesonchauffeur,quilasuivait,trébuchaitsurlesmottesdeterreententantdelarattraper.—Milady!Attendez!criait-il,oublieuxsoudaindesusages.Ellenel’écoutaitpas:ellecourait,lesyeuxfixéssurlecorpsétendu.CeluideJason,surlequelses

témoins sepenchaient.CeluideRenauddeSaint-Sauveur avait déjà requis lemédecinvenudans leurvoiture ; le praticien avait ouvert sa sacoche, retroussé sesmanches et tentait d’étancher le sang quicoulaitdelaplaieouverte.Francescourait,courait;sonchapeaus’envola,etonnevitplusquesonvisagedécomposéparlapeur.

Seslèvresarticulèrent:«Jason»,sansqu’aucunson,toutefois,sortîtdesabouche.Déjàelleétaitàgenouxprèsdelui,dansl’herbe.Lecouvraitdesoncorps.Farouche.PercivalPorterposadélicatementunemainsursonépaule.—LadyWindmere…Laissez-nousfaire.Nousallons…Elleseredressa.—Non.Vousallezleporterdansmavoiture.Monchauffeurapporteunplaid…Ilvanousservirde

brancard.Vousleglisserezsousluietnousletransporteronsparlesquatrecoins,pourqu’ilnesoitpassecoué.Popvoulutprotester,maisleregardgris-vertposésurluilefittaire.Jamais,devait-ilaffirmerparla

suite,iln’avaitluunetelledéterminationdansunregarddefemme.Niunetelleangoisse.Ilhochadonclatêteetsepréparaàluiobéir.

*

—Commentva-t-il?Frances,quifaisaitlescentpasdanslecouloir,avaitvulaportedelachambredeJasons’ouvrir,et

s’étaitprécipitéeverslemédecin.—Jepensequesavien’estpasendanger, ladyWindmere, répondit lepraticien,dont le frontétait

toutefoiscreuséd’uneridesoucieuse.Lesprochainesheuresnousenapprendrontdavantage.Ilboutonnasavesteetenfilasonmanteau,qu’unvaletdepiedluitendait.—Jevaisenvoyeruneinfirmièrepourcettenuit.—Jeleveillerai,moi.—Pastoutelanuit;votresantéestencorefragile,jenelepermettraipas.—Jenesuispasfragile!s’exclamaFrances.J’ai faitunefaussecouche,etmaintenant, jemeporte

parfaitementbien.Oh!Pardon,docteur, jevoisque jevousaichoqué.Lesmots« faussecouche»ne

font-ilpaspartieduvocabulairemédical?railla-t-elle,leslarmesauxyeux.—Si,eneffet,admit-il,embarrassé.Ilseraclalagorge.— Je vous propose tout de même une infirmière pour vous relayer… Elle se tiendra à votre

disposition. Pardonnez-moi,mais vous ne rendrez pas service à votre époux en vous épuisant.Aussi,j’insistepourquevousdormiezaumoinsquelquesheures.—Jevaisfairedresserunlitdecamppourvousdanslagarde-robedeMilord,s’empressaBertha,la

jeunefemmedechambre.Ainsi,vousrestereztoutprèsdelui.Frances lui adressa un regard reconnaissant. Cette jeune domestique, tout récemment engagée par

MrsPerkins, luiparaissait sympathique.Certes, ellene l’avait croiséequedeuxou trois fois,mais lajeune fille semblait gaie et volontaire, sans cette servilité teintée de méfiance dont la nouvelle ladyWindmereavaitsouffertsisouventdepuissonmariage.—Merci,Bertha,murmura-t-elle.—Jereviendraidemainàlapremièreheure,conclutlemédecin.Siquoiquecesoitvousalertedans

l’étatdublessé,n’hésitezpasàmefaireappeler.—Jen’hésiteraipas,soyez-ensûr!Ànouveau,cetaccentfarouche.Lemédecinpensaqu’ilauraitpuconseilleràcettefemmedeprendre

quelquesgouttesdelaudanum,celaauraitmieuxvalupourtoutlemonde.Lesdamesdumondeetleursnerfs!Évidemment,celle-cin’étaitpasunedamedumonde;elletiendraitpeut-êtremieuxlecoupquelamoyenne.Autantluifaireconfiance.Detoutemanière,ilnepouvaitpasgrand-chosepourelle,nipoursonpatient;transportercelui-cià

l’hôpitalauraitétéinutileetmêmedangereux.Ilavaitlepoumonperforé;àpartluidonnerdel’oxygèneetprierpourquelalésionserésorbe…C’étaitparfoislecas.EtJasonWindmereétaitunsolidegaillard.Néanmoins,cesoir,ilnedonnaitpascherdesavie.

20

—Espèced’imbécile,feulaArabellaentresesdentsserrées.Vousaveztoutgâché,tout!Jevoushais!Étendusurlelitdeleurchambred’hôtel,letorsesoutenupardesoreillersetlagorgeentouréed’un

épaispansement,RenauddeSaint-Sauveuresquissaungested’impuissance.Seslèvress’agitèrent.—Cessezvosgrimacesde singe ! hurla sa femme.De toute façon, vousnepouvezplus parler.Ce

crétinvousatranchéunecordevocale;àquelquescentimètresprès,j’étaisveuve,etjenesuispassûredenepasleregretter.Vousêtesunvraiboulet!JevousavaisdemandédeséduirelafemmedeJason,soit…De la compromettre, de le faire souffrir, lui, assez pour qu’il se lasse définitivement de cettetraînée,pourqu’il l’expédiequelquepartenÉcosseoudansunvillageperdudel’Ulster…Jenevousavaispasdemandédeletuer!Et,commelemarquisposaitundoigtsursonpansement,l’airoffusqué:—C’estvrai,ilnevousapasraténonplus.Vousêtesdeuxidiots!Elleselaissatombersurunfauteuil,secouvritlevisagedesesmainsetsemitàsangloter.Pensif,Renaud lacontemplaun longmoment, sans lamoindrecompassion,aveccuriosité.Pourquoi

pleurait-elle?Pourqui?Ilnepensaitpasqu’ellepuisseéprouverunvraichagrin.Elleétaitsimplementàboutdenerfsparcequesesplansavaient,enpartie,échoué:parcequelafemmequ’ellehaïssaitétaitencemomentmêmeauchevetdel’hommequ’elledésirait,etaussiparcequesonpère,lordTownsend,luiavaitreprislecollierd’émeraudesendécrétantqu’ilallaitconfierl’affaireàseshommesdeloi.Arabella ne supportait pas qu’on lui résiste, ni que tous ses souhaits ne soient pas exaucés sur-le-

champ.Riend’autren’avaitd’importancepourelle.Lemarquisvenaitdefairepreuved’unefinesseassezinhabituelle–sonespritn’égalantpas,etdeloin,

sesavantagesphysiques.Ilavaitassezbienjugélafemmequ’ilavaitépousée.Cependant,cematin-là,ilsetrompait.Arabellasesentaitseule.Terriblement,désespérémentseule.Mais ce n’était pas l’issue du duel entre Jason et Renaud qui lui donnait cet affreux sentiment de

solitude,nileprocèsdontlamenaçaientsesparents.Elle pleura un moment, trouvant dans ses larmes un réconfort inattendu – elle ne pleurait jamais,

d’ordinaire–puisseleva,sedirigeaverssacoiffeuse,serepoudrasoigneusementetmitsonchapeau.—Jesors,annonça-t-elle.Commeellenerecevaitpasderéponse,elleseretourna,puishaussalesépaules :elleavaitoublié,

l’idiotétaitmuet,désormais.Cequinechangeraitpasgrand-choseàleursconversations.D’ailleurs,laplupartdesgensmariésn’avaientplus rien à sedire auboutdequelques années ; dans leur cas, celasurvenaitunpeuplustôt,voilàtout.Ellesauraitenprendresonparti.Etpeut-êtremêmeexploitercetteinfirmité.—Jeneseraipaslongue,daigna-t-elletoutdemêmeexpliquer.Untélégrammeàenvoyer.Non,n’ayez

paspeur,jenesongepasàfairevenirvosparentsàvotrechevet.Inutiledelesinquiéter,n’est-cepas?Jevaisprendregrandsoindevous.Setournantànouveauverslemiroir,ellesefardaleslèvresetsetapotalesjoues.Onvoyaitqu’elle

avaitpleuré,certes;maisc’étaitplutôt,pourelle,unebonnepublicité.—Jevaisprendregrandsoindevous…répéta-t-elle.Maisj’aibesoinquel’onprennesoindemoi,

aussi.Etiln’yaqu’uneseulepersonnequipuisselefaire.Calantsonsacsoussonbras,ellesedirigeaverslaporte.—Restezbientranquille,recommanda-t-ellejusteavantdesortir.Vousavezdeslivresetdesrevues

survotretabledechevet,etlasonnettepourappelerlafemmedechambre.Unpeudeculturenevousferapasdemal.Vouspourriezmême, qui sait ? devenir unvrai philosophe.L’infirmière passera dansunedemi-heure pour refaire votre pansement. Je vous autorise à prendre, avec elle, toutes les licencespossibles – à condition que cela lui plaise. Je sais que cela vous étonne, mais j’ai moi aussi mesprincipes.Une foisdans la rue, elle sehâtavers lagrandeposte centrale, qui se trouvait àquelquespâtésde

maisons. Le ciel était clair, le vent frais : les frondaisons des parcs arboraient les couleurs vives del’automne.Lasaisondelachasseallaitcommencer,maisaprèslescandaledel’avant-veille,ilyavaitfort à parier qu’elle ne serait invitée nulle part. Il allait falloir ruser. Elle avait espéré que SerenaForthingale l’aiderait, mais il ne fallait plus y songer. Si seulement Renaud ne s’était pas comportécommeunimbécile!Àprésent,avecJasonmourant,déjàdécédé,peut-être,Serenan’étaitplusunatoutdanssonjeu.Elleavaittoujoursadorésoncousin.«Uncoupd’épée…dansl’eau»,songeaArabellaaveccynisme.Elle s’était déjà remise de l’accès d’angoisse qui l’avait saisie quelquesminutes plus tôt.Mais sa

résolutionnes’étaitpasmodifiéepourautant.Elleavaitbesoindequelqu’un.D’unealliée.D’unecomplice.

ElleavaitbesoindePenelope.

21

Frances restaitassiseauchevetdeJason,etparlait.Dèsqu’ellese trouvait seuledans lapièce, lesmotss’échappaientdesabouchecommeuntorrenttroplongtempsconfinéderrièreunhautbarrage.Untorrentqui seseraitexprimédansunmurmureconstant : lemédecin, revenudès le lendemainduduel,avait conseillé du calme, beaucoup de calme. Elle avait bien vu, à son expression, ce que cetterecommandationprésageait.Jasonallaitmourir.Il allait mourir en la croyant infidèle, il allait mourir enfermé dans ses préjugés de caste, il allait

mourir…sanssavoiràquelpointellel’aimait.Etc’étaitcela,leplusimportant.Elledevaitleluidire.Etelleleluirépétait,encoreetencore.Parfois,ellecroyaitsentirfrémirlamain

qu’elletenaitaucreuxdelasienne,maiscen’étaitqu’uneillusion,unmouvementréflexe:levisagedublessérestaitlivideetfigé,sesyeuxneclignaientpas,seslèvresclosesdessinaient,danslapénombre,unelignedure.—Jevousaime,Jason.Jevousaimeet jevousaimerai jusqu’àmondernier jour.Mêmesi jem’en

veuxpourcela.Mêmesijevousenveuxpourcela.Ilyatellementd’amertumeenmoi…J’enaihonte,mais j’aurais voulu que vousme compreniez.Que vous fassiez l’effort de découvrir la femme que jesuis…avecseserreurspassées, ses faiblesses, sesmanques, sesangoisses.Vousne l’avezpasvoulu.Vousalleztoujoursdroitvotrechemin,n’est-cepas?Pourvous,rienn’estimportantque«cequisefait»ou«cequinesefaitpas».Oh!Etl’honneur,biensûr.Vousseriezlepremieràcouriraucombatsivotrepaysétaitmenacé,ouàplongerdanslaTamisesivousaperceviezunenfantentraindesenoyer.Maismoi,vousm’avez laisséemenoyerdurantde longsmoisdansunmonde,votremonde,oùpersonnenem’avaitjamaisapprisànager.Sansungeste.MrsPerkinsenaplusfait,pourmoi,quevous.Unbruitfeutrédepas,danslecouloir.L’infirmièreentrait.Francesattendait,patiemment,qu’elleeût

finisessoins,puisreprenaitsaplace.—Vousignoreztoutdelavieréelle,delaviequemènentlesgensquilaventvotrelinge,nettoientvos

maisons,préparentvosrepas,conduisentlestrainsquivousemmènentdanslespropriétésdevosrichesamis, ramonentvoscheminées, impriment les journauxquevous lisez,cousent leschaussuresquevousportez…entre autres.De la vie réelle, Jason. Pas de cette cérémonie permanente que vous organisezautourduvidedevotrepropreexistence.Vousvous levez,vousentrezdansdespiècesbienchaufféesdontlefoyeraétébalayéetl’âtreregarni,vousmangezlepetitdéjeunerqued’autresontpréparépourvous,vous lisezdes journauxquevotremajordomea repassépageaprèspage,vous répondezàvotrecourrier,vousallezàvotreclub,vousrendezquelquesvisites,vousmontezàcheval,vousvouschangezpour dîner avant d’aller assister à quelque spectacle dont vous n’entendez pas unmot tant vous êtesoccupé à lorgner les jolies femmes de l’assistance… Oh, je sais, il y a votre livre sur les femmespeintres !Unbeausujet.Mais,depuisnotre retourdeFlorence,vousn’enavezpasécritune ligne. Jecrois qu’il vous sert de prétexte pour continuer… ainsi. Vous aimez Cloverley, vous m’avez mêmeépousée pour conserver cette maison, mais vous n’avez jamais fait aucun effort pour participer à lagestiondudomaine.Enfait…Ellebaissaencorelavoix.—…vousn’êtesrien,nipersonne,Jason.Etjevousaimequandmême.N’est-cepasironique?

Francesselevaetsemitàarpenterlachambre,allantdelaporteàlafenêtre,etjetant,àchacundesespassages,unregardverslaformeétendue,toujours–aussiimmobilequ’ungisant.—Jen’ai jamais souhaitévivredans le luxe, vous savez, reprit-elle.Quandmamère étaitmalade,

j’aurais juste voulu être un peumoins pauvre, pour que sa chambre soitmieux chauffée, sa nourrituremeilleureetsesderniersjoursplusfaciles.J’auraisaiméapprendreunmétieretl’exercer.Jenepourraijamaismecontenterd’êtreunepotiche,decommanderdesrobes,deprendrelethé,depapoter.Aufond,jecomprends toutescesfemmesqui trompent leurmari ;ellesdoivent tellements’ennuyer!C’estsansdoute laraisonpour laquellevousm’avezimmédiatementsoupçonnéed’avoircédéauxavancesdecethomme.Sansmêmem’interroger.Sansmêmemelaisserlebénéficedudoute.Oh,Jason…Vousm’avezabandonnée.Vousm’avezlivréeauxchiens.Dèslepremierjourdenotremariage.Commentpourrai-jejamais vous pardonner ? Et pourtant, répéta-t-elle en serrant ses bras autour d’elle comme pour seréchauffer,jevousaime.Nemourezpas,jevousensupplie.Jevoudrais…Unsanglotluiéchappa.

—Jevoudraispouvoirvousdiretoutcelaenface.Maisc’estimpossible.Vousnem’écouteriezmêmepas.

22

Uncoupdevent froid rabattit sur le visagedePenelope son écharpe tricotée et fit, dumêmecoup,volersonbéret.Jurantetpestant,elledescenditdesonvéloetramassalecouvre-chefinforme,àprésentmaculédeboue.— Je déteste ce pays, dit-elle entre ses dents. Je déteste la campagne. Je déteste discuter avec ces

femmesstupides,àl’épicerie.Jedétestelesjeuxdecarteetlabroderie.Jedétestemavie.Etlacuisinefrançaise.Ettout,toutcequiestfrançais!Elleremontasursabécaneet,d’uncoupdepédalerageur,larelançasurlechemincreuséd’ornières

quimenaitau«manoir»(unbiengrandmot)defeuMaîtreCourtemanche,notaireàLimoges,etdesafamille.FeuCourtemancheavaitmenéjoyeusevie,faisantdefréquentsséjoursàParisoùilentretenaitunepetitefemmedesFoliesBergère–cela,Penelopenepouvaitleluireprochersil’onconsidéraitlecaractère et le physique de sa légitime épouse – et il avait, par ses habitudes ruineuses, mangé sonpatrimoine et puisé avec insouciance dans les fonds de l’étude. Après sa mort, sa veuve et son filss’étaientvusréduitsàlaportioncongrue:ilsavaientvendulamaisondeLimogespourliquiderlesdettesetétaientvenuss’installerdanscettegrandebaraquepleinedecourantsd’airetdecrottesdesouris,oùilsvivotaientchichementd’uneminusculerenteallouéeàMmeCourtemancheparl’unedesestantes,etdesraresarticlesetpoèmesqueJacquesCourtemanche(JeandePréfonvilleenlittérature)réussissaitàplacerdanscertainsjournauxdeParisetdeClermont-Ferrand.Récemment,ilavaitentreprislarédactiond’ungrandroman«paysan»,carilpensaitsincèrementquesonexistenceactuellelemettaitaucontactde«laVraieViedesVraisTerriens,ceuxquiontfait,parleurPatienceetleurFidélité,laGrandeurdelaFrance».ChaquefoisqueJacques,non,Jean,parlait,Penelopeavaitl’impressionquechaquemotqu’ilprononçaitétaitaffubléd’unemajuscule.Nonobstant (il affectionnait aussi cette expressiondont il usait bien trop fréquemment), ses contacts

avec«laVraieVie»étaientsingulièrementlimités:ilrestaitdanssonbureau,situédanslatourquiluipermettaitdedire«LeManoir»enparlantde lamaison,etbuvaitducafé toutenregardantd’uneairnostalgiquel’infinidelaplainedéployésoussesyeux.QuandPenelopes’étonnaitdupetittasdefeuilletsquirésultaitdecesséancesdetravailprolongées,ilrépondait:«Machérie,jeréfléchis.Vousnepouvezpascomprendre.»—Toutestlà,aimait-ilaussiàrépéterensefrappantlefront.Lerichelimondemonœuvrefermente,

etbientôtdenouvellespoussesverrontlejour,éclatantes,vivaces.Penelopesoupiraitetretournaitàsestâchesménagères.MmeCourtemanche,eneffet,avaitdécidéde

profiterdelaprésencede«cettefilleperdue»imposéeparsonfilspourcongédierleuruniqueservante.C’étaitautantd’économisé.Elletenaitàmontrerqu’elleétaitlarged’esprit:sonfilsétaitunartiste,illuifallait unemuse, unemaîtresse – les hommes ont certains besoins, sur lesquels il convient de ne pass’appesantir. Et elle avait besoin d’une bonne à tout faire. Ne pouvait-on concilier heureusement cesexigences fondamentales ?En société, la veuve du notaire prétendait que les deux jeunes gens étaientfiancés;ladatedumariageavaitétéretardépourd’obscuresraisonsfamilialestoutd’abord,et,dansunsecond temps, elle avaitprisprétextedu romanà terminer.« Jeanestmariéà sonart,proclamait-ellesous les sourires narquois des dames de la bonne société limougeaude, qui n’en pensaient pasmoins.Cette jeune Anglaise l’inspire. D’ailleurs, elle lui montre un grand dévouement… chaste, absolumentchaste. Savez-vous qu’elle est de très bonne famille ? Oui, bien sûr, les Anglais… toujours un peu

excentriques,onlesait…Maisjelaformerai.»Et elle la formait. À la lessive, au repassage, aux gros travaux du ménage, à la cuisine, au

raccommodage,àl’entretiendupotager,àtoutcequipouvaitluipermettrederesteraucoindesonfeu,unouvraged’aiguilleetunlivredepiétéàportéedemain.CarMmeCourtemancheavaitégalementdécidéde convertir cette malheureuse âme égarée dans une hérésie dont elle ne semblait même pas avoirconscience.ElleobligeaitdonclapauvrePenelopeà lirechaquesoir,àhautevoix,quelquespagesduNouveauTestament.Épuiséeparunejournéedelabeur,lajeunefemmevacillaitsurlachaisedureoùelleétait obligée de prendre place ; ses yeux se fermaient, sa tête basculait vers l’avant, elle balbutiait,mélangeaitlamortdeLazareetlecenturiondeCapharnaüm,MariedeMagdalaaveclaVierge-mère,lesdisciples entre eux. Son éducation religieuse n’avançait donc guère, alors que sa haine pour sapersécutriceallaitcroissant.Lepire,danstoutcela,c’estqu’àl’heureoùellepouvaitenfinseglisserhorsdesaproprechambre

pourrejoindreJacques–non,Jean–danslasienne,elleétaittropexténuéepourprofiterdescaresses,d’ailleursexpédiées,qu’illuidispensait.Laplupartdutemps,ilsecontentaitdereleversachemisedenuitetdelaposséderenpoussantdepetitsgrognements.C’étaitfinienquelquesminuteset,ensuite,tousdeuxsombraientdanslesommeil.CeluidePenelopeétaitdûàlarudeviequ’onluifaisaitmener,celuideJean,oudeJacques,auxquantitésprodigieusesdecognacqu’ilabsorbaitaprèsledîner,tandisqueladamedesespenséessechargeaitdelavaisselle.Peuàpeu,l’admirationetl’amourquel’honorablePenelopevouaitàson«grandhomme»s’étaient

consumés.Iln’enrestaitplusqu’unpetittasdecendres.Etcejour-là,lajeunefemmevenaitd’enprendreconscience.Cettesituationnepouvaitplusdurer.Elledevaitplanterlàlamèreetlefils,maisquand?Comment?

Avecquelargent?Ilneluirestaitplusqu’unmincerouleaudebilletsdebanquecousudanslaceintured’unedesesrobes,carlavieille,enplusdelafairetravaillercommeuneesclave,luiavaitimposédeparticiper«auxfraisduménage».Etavant…Oh,avant,quandelleétaitamoureuse,c’estellequis’étaitcomportéeenparfaiteidiote,couvrantl’éludecadeauxextravagants,cravatesetpyjamasdesoie,styloàplumeenor,cahiersdebeauvélinpourycoucherlesfruitsdesoninspiration.Résultat:elleétaitraide,repassée,fauchée,sanslesou!Aveccequiluirestait,ellepouvaitàpeine

sepayerunbilletdetrainpourLyonetunrepasaubuffetdelagare.Cequinelamèneraitpasbienloin.Illuifallaitunplandesecours!Ettoutdesuite!Sinon,undeces

soirs,elleverseraitdel’arsenicdanslasoupe,ettoutseraitdit.Aubasdeladernièrecôte,tropraide,elledescenditdesonvéloetsemitàlepoussertoutendébitant

l’intégralitédesjuronsfrançaisapprisdurantsonséjour.Lalisteétaitlongue,ellelaconduiraitaumoinsjusqu’àlagrilledujardin.Maissoudain,elles’immobilisa;unevoixvenaitdelahéler:—Mademoiselle!Elleseretourna.Lejeunefacteurduvillage,sapèlerineflottantauvent,montaitlacôteendanseuse

justederrièreelle.Arrivéàsahauteur,ilfreina,dérapaetfaillits’étaler.Peneloperetintunsourire:unhommeàsespieds,voilàquineluiétaitpasarrivédepuisbientroplongtemps.Àquellesextrémitésenétait-ellerenduepours’égayerdelagaucheried’unpréposédespostes?—Untélégrammepourvous,haleta-t-il.—Pourmoi?Vousêtessûr?

—Ohoui, affirma-t-il avec enthousiasme. Je suis content d’avoir pu vous rattraper avant que vousarriviezlà-haut.Lavieilledame…ellenem’aimepasbeaucoup,jeneluiapportequedesfactures,dit-elle.—Ellen’aimepersonne…ditPenelopedistraitement,lesyeuxfixéssurle«petitbleu».Entoutcas,

merci.—Pasdequoi!Iltouchasacasquette,fittournersabicycletteetrepartit,filantdansladescentecommecescoureurs

qu’iladmiraitcertainement:LouisAimar,RaymondLouviot,GinoBartali.CesFrançais,décidément…LetélégrammevenaitdeLondres.Fébrile,Penelopel’ouvrit.Ilnecontenaitquequelquesmots.Elleleslut.Lesrelut.Et semit à hurler de joie en trépignant dans la boue liquide, dont les éclaboussures achevèrent de

gâchersadernièrepairedebas.Lematinmême,elleauraitvécucelacommel’épisodefinald’unlentnaufrage.

Maisaprèsavoirreçucetélégramme…

23

Un crépuscule strié de pourpre faisait flamber le ciel au-dessus des toits de Londres. Cette lueurcaressait l’hommecouchédans le lit commepour lui redonnerunpeudevie. Jason sentait une légèrechaleursurledosdesamain;ilsentaitaussilecontactdesdrapsbienrepassés–l’infirmièrevenaitderefaire son lit aprèsavoirchangésonpansement. Il avait eumalquandelleavaitôté lagaze souillée,preuvequ’ilrevenaitàlavie.Il reprenait aussi conscience, graduellement. Sonmédecin était venu, il avait perçu sa présence ; il

avaitmêmeréussiàsaisirquelques-unesdesphrasesquelepraticienavaitprononcées.Plutôtdesbribesdephrases,d’ailleurs.«Incontestableamélioration,mais…»«Despotages,surtoutriendesolide…»«Avecdutemps…»«Ducourage,ladyWindmere…»LadyWindmere ? Il devait êtremort, alors. Car samère l’était, et depuis de longues années. Une

pneumoniel’avaitemportéealorsqu’ilétaitencoreàEton…Quefaisait-elledanssachambre?Ildélirait,àprésent.Réclamaitsonponeypréféré,leballonquesanurseluilançaitdanslesalléesde

Cloverley quand il avait quatre ans, voulait se baigner dans la rivière pour se rafraîchir, il faisait sichaud!Quandavait-ilfaitsichauddurantunétéanglais,iln’enavaitpasgardélesouvenir,maisnon,c’était en Espagne, bien sûr, l’été de ses quatorze ans, il avait suivi son père qui rendait visite à unquelconquehidalgodesaconnaissanceet,pendantquelesdeuxhommesparcouraientàchevallesterresdeleurhôte,ilavaitperdusonpucelageavecunechevrièredudomaine,unebruneauxyeuxdebraise,auxlonguesjambesfines.Deuxjoursdurant,ellel’avaitregardé,quandellefaisaitpassersontroupeaudevant la façade de l’hacienda ; le troisième, elle avait attendu le départ des hommes pour venir leprendrepar lamain,undoigtposé sur sabouche. Intrigué, il l’avait suivie. Ilsétaiententrésdansunegrange immense et sombre, qui devait abriter l’hiver les réserves de fourrage. Sa robe était tombée,dévoilant un corps mince, musclé, aux seins hauts. Elle avait rejeté ses cheveux en arrière. S’étaitapprochéedelui,etl’avaitdéshabillé,enriant,commes’ilavaitétéunegrandepoupée,etquel’amourn’étaitqueleprolongementdesjeuxenfantins.Unprolongement délicieux, avait-il songé, plus tard, ivre des caresses de la jeune fille – il n’avait

jamaissusonnom.Elleluiavaitrévélésaforce.Ellel’avaitprisdanssamain,danssabouche,danslachaleurdesonintimité,et ils’étaitenfouienelleavecungémissement.Sesdeuxmainsposéessur lesreinsdesonsijeuneamant,elleleguidait,luienseignant,sansmots,quelalenteurestl’amieduplaisir.Quandilavaitjoui,elleavaitsouri,victorieuse.Etpuis?Ilnesavaitplus.Lesongefiévreuxquiletenaitcaptifl’emportaitversd’autreslieux,d’autres

visages. D’autres femmes. Il avait seulement conscience qu’il n’avait plus jamais éprouvé la mêmejouissance.Saufavec…Frances.Frances.Ilavait,danssondélire,oubliésonexistence.Oùétait-elle?Lemédecinavaitdit«ladyWindmere».S’était-elletrouvéeauprèsdelui,danscettepièce?Avait-ellechoisideveillersonmariplutôtquede

courirauchevetdesonamant?Sonamant…Les idées de Jason se brouillaient. Frances avait-elle vraiment un amant ? Si c’était le cas, il ne

pourraitpaslesupporter.Ilfituneffortpourouvrirlesyeux.La chambre était, à présent, plongée dans l’obscurité. Seule une veilleuse brûlait sur une table, à

l’autreextrémitédelapièce.Undrapblancjetéaudosd’unfauteuilprenaitdesalluresdespectre.Jasonétaitseul.Non, il n’était pas seul.Dans l’autre fauteuil, poussé près de la cheminée, il apercevait une forme

indistincte.Unêtrehumainrecroquevillésurlui-même.Ilnevoyaitpassonvisage,seulementsesbrasquienserraientsesgenouxremontés.Etcetêtrepleurait.Unbruitdesanglotsétouffésvenaitjusqu’àlui.Ilvoulutparler,interroger:«Quiêtes-vous?Pourquoipleurez-vous?Ilnefautpaspleurersurmoi…

Jenesuispasmort.»Maisiln’enavaitpaslaforce.Seslèvresremuaient,pourtant;sonbrasbougeasurledrap,sesoulevaunpeu,retomba.Cesimplegesteluiavaitpristoutessesforces:lesommeillehappaavantqu’ilaitpuvoirFrancesreleverlatêteetleregarder.Lesjouesdelajeunefemmeétaientmouilléesdelarmes.Lentement, elle se leva, s’approchadu lit.Elle était en tailleur de voyage et portait des chaussures

solides, faites pour lamarche et non pour les salons londoniens. Ses traits exprimaient une profondetristesse.Un longmoment, elle contempla l’homme endormi. Il était sauvé, pensa-t-elle. Dieumerci, il était

sauvé. Il allait reprendredes forces, et, quand il serait assez solidepour réfléchir à la situation, il lahaïrait,croyantqu’ellel’avaittrompéouqu’ellepensaitlefaire,cequirevenaitaumême.Qu’elleavaitdéshonorésonnom.Ellen’avaitplusrienàfairedanssavie.Sondernierespoirdesauverleurmariages’étaitenvolé–il

n’yavaitplusd’enfantàvenir,plusd’amour,sitoutefoisJasonenavaitéprouvépourelle.Francessepenchaet,trèsdoucement,caressalajouedesonmari.Puisellesoupira,seredressaetsedirigeaverslaporte,qu’elleouvritetrefermasansbruitderrièreelle.

24

QuandPenelopeposa lepiedsur lequaideDouvres,elleétait ivre. Ivredebonheur,de liberté,decuriositéaussi.Arabellaluiavaitenvoyél’argentduvoyage,ainsiqu’unesommesupplémentairepourserefaireunegarde-robe,certesréduite,maissuffisantepourneplusavoirl’aird’unesouillon.Elleportaituneéléganterobeivoire,unmanteauassortiàcolderenardetunpetitchapeauornéd’unlargerubandevelours, des bas de soie. Une limousine l’attendait ; elle remit au chauffeur son billet de bagages ets’engouffraàl’arrière.Aussitôt,unevaguedeparfumlasubmergea;deuxbrasserefermèrentsurelleetleslèvresd’Arabellascellèrentlessiennesenunbaiserimpérieux.—Enfin!s’écriacettedernièreauboutd’unlongmoment,quandildevintmanifestequetoutesdeux

devaientreprendreleursouffle.J’aicruquejamaisjenepourraist’arracheràtonpoètesanslesouetàsabouseusedemère!Était-cebienhorrible,machérie?—Encoreplusquetunel’imagines…J’aicruquej’allaismedessécherd’ennui.Etdefrustration.Lamaind’Arabellasefaufilasouslajupedesonamie,remontaàlalisièredesbas.—Comment?fit-elle,rieuse.Jecroyaisquec’étaitl’amantdusiècle!—Audébut,oui.QuandnousétionsàParis.Ensuite,ilestdevenu…unesortedemari.Moinslabague

audoigt.Àlafin,jeregardaisleplafond,commecettebonnereineVictoria,enpensantàl’Angleterre.—Queldommage…Arabellacaressalapeautendredescuissesdelajeunefemme,puissoulevasaculottepoureffleurerle

renflementmoussu.Penelopegémitdoucement.—Lechauffeur,souffla-t-elle.—Ilestparticherchertamalle;cebateauétaitbondé,ilenapourunebonnedemi-heure.D’ungestevif,elletiralesrideauxquimasquaientlesvitresdesportières.—Enlèvecetteculotte,ordonna-t-elled’unevoixunpeurauque.Subjuguée,Penelopeobéit.—Maintenant,défaistonsoutien-gorge…Etcommesonamien’allaitpasassezviteàsongré,ellefouilladanssonsac,ensortitunepetitepaire

deciseauxetcoupalesbretelles,quicédèrentdansunclaquement.—Oh!—Tuesbienmieuxainsi…non?Défais lehautde ta robe,àprésent,et rabats toncorsagesur tes

hanches…Maintenant, relève ta jupe… écarte les jambes… Tu m’as manqué, tu sais ? Tu m’as faitattendrebientroplongtemps…alorsjevaistefairelanguiràmontour.Jeteveuxouverteetofferte…—Maislechauffeur,protestaànouveauPenelope,faiblement.—Jeveuxaussiqu’iltevoie.Peut-êtremêmeluidemanderai-jedefairehalteàlasortieduportetde

teposséderdevantmoi.C’estunbeaugaillard,sûrementbienmembré.Aufait,j’aiuncadeaupourtoi.—Uncadeau?Penelope,quiavaitrougi,serassérénaitdéjà.—Oui.Regarde.

Arabellasepenchaetretiradesouslabanquetteunelongueetfinecravachedecuir.—Lapoignéeest recouvertede soie,précisa-t-elle. Je tedevaisbiencela.Non,ne t’effraiepas…

celapeutêtretrèsexcitant,pourtoicommepourmoi.Etpuisjenel’utiliseraiquesitun’espassage.—Qu’appelles-tu«n’êtrepassage»?demandaPenelope,méfiante.—Me quitter à nouveau pour un homme, une femme, un couvent, n’importe quoi. Pour cela, tu as

méritéunebonnecorrection,ettuvaslarecevoir.Toutdesuite.Àtoidetedébrouillerpourqu’iln’yenaitpasd’autre…saufsitulesouhaites,bienévidemment.Tourne-toi.Allez!Elleprit l’undes seinsdePenelope au creuxde samain, pencha la tête et fit tourner sa langue sur

l’aréolefoncée.— Je vais te battre et te caresser jusqu’à ce que tu ne saches plus où est la douleur et où est le

plaisir…

*

Un heure plus tard, la limousine s’arrêta devant l’hôtel où logeaient les Saint-Sauveur. Penelope,rhabilléeetgantée,endescenditsousleregardimpassibleduchauffeur.—Tum’asfaitmal,seplaignit-elleàmi-voixensuivantArabelladanslehalldallédemarbre.Etlui

aussi.C’estunebrute.—Laprochaine fois, tuauras ledroitde lecravacheraussi, répondit lamarquisedeSaint-Sauveur

avecinsouciance.Toutesdeuxpouffèrentcommedescollégiennes,ets’engouffrèrentdansl’ascenseurdontunliftieren

uniformetenaitlaporte.—Tuvasvoirmonmari,expliquaArabella.Ilestmuet,lepauvrechou.Jasonabienfailliletuer.En

cequime concerne, je trouveque c’est unebonne idéede réduire les hommes au silence.OndevraitvoteruneloiencesensàlaChambredesLords.—Qu’attends-tudemoi,aujuste?LavoixdePenelopeétaitredevenueincisive,sonregarddur.—Quetut’occupesunpeudelui,etbeaucoupdemoi…etdequelquesautres,aussi.—Messervicesnesontpasgratuits…pasplusquelestiens.Tuterappellesnotrejoyeuseviesurla

Riviera,j’espère?Donnant,donnant.—Biensûr,monange.Tun’auraspasàregretterd’avoirànouveautraversélaManche.Penelopehaussalesépaules.—«Tun’auraspasàregretter»…C’estbienvague.J’aimeraisdesassurancesplusdétaillées.—Tuesdureenaffaires,toi!s’exclamaArabellaensortantdel’ascenseur.—J’aieuunbonmodèle,réponditfroidementsonamie.Labellerousseseretournaetluioffritunsourireétincelant.— C’est vrai ! Tu sais que tu me plais de plus en plus ? Je sens que nous allons faire le plus

charmant… et le plus riche des ménages à trois. Viens donc voir ton autre partenaire ; puis jecommanderai un souper fin ; nous causerons affaires, au champagne. Et très sérieusement, je te lepromets.

25

ParlaportièredelavoiturevenuelachercheràlagaredeBirmingham,Francescontemplait,sanslavoirvraiment,lacampagneanglaisetrempéedepluie.Delonguestraînéesliquideszébraientlesvitres,etdesfeuillescouleurd’or,arrachéespar lesrafalesauxbranchesquis’agitaient,seplaquaientcontrelepare-brise. Derrière les collines au relief adouci, elle apercevait de temps à autre un clocher autourduquel se blottissaient de petitesmaisons grises, basses, comme écrasées par le poids des ans et desintempéries.«Jevoistoutennoir,sedit-elle,tentantdesereprendre,alorsqu’ellesentaitleslarmesvenir.Voilà

que jepleure surcesvillagesperdus, ceschampsdésolés, alorsqu’auprintemps je lesaurais trouvéscharmants.C’estidiot.»Elle avait froid. Elle aurait toujours froid, maintenant, lui semblait-il. Elle remonta le col de son

manteau,resserrasonécharpedelaineautourdesoncou.LadyWindmereneporteraitplusdefourrures,ni de robesdu soir ; elle avait laissépresque toute sagarde-robederrière elle, n’emportantquedeuxvalises,desvêtementssimples,pratiques,deschaussuresetdesbottinesconfortables.Quelquescarnets,quelqueslivres,aucunbijou,sauflemédaillondesamèreetsonalliance,qu’elleenlèveraitunefoisqueledivorceauraitétéprononcé.Ellenesavaitpaselle-mêmepourquoiellel’avaitgardée:n’aurait-ellepulalaissersursatabledechevet,aveclalettredestinéeàJason?Pourquoitenait-elleàconserverlesymboledecemariagequin’avaitété,dudébutàlafin,qu’unetristecomédie?Frances se passa une main sur les yeux comme pour chasser questions et pensées importunes.

Aujourd’hui,ellecommençaitunenouvellevie:elledevaitseraccrocheràcela.DèsqueJasonavaitcommencéàserétablir,unefoisassuréequeses joursn’étaientplusendanger,

elle s’était rendue chez son amie Janet pour lui demander conseil. C’était Janet qui l’avait recueilliequandelleavaitdûfuirlamaisondesTownsend:c’étaitellequi,ayantdécouvertqu’elleétaitenceinte,l’avait poussée à épouser Jason. Frances savait que son amie n’approuverait pas sa décision, maisqu’ellel’aiderait.Etc’étaitcequeJanetavaitfait.—Jesuisvraimentdésoléepourvous,Frances–etpourJason,naturellement,avait-ellesimplement

dit.Jepensaisquevousétiezfaitsl’unpourl’autre,etjecontinuedelepenser,maisjepeuxmetromper,aprèstout.Vousêtesl’unetl’autredesadultesetvoussavezcequevousfaites.—Oui,avaitrépondulajeunefemme,retenantdifficilementseslarmes.—Vouspourriezm’êtretrèsutileici,àLondres…—JenesouhaitepasresteràLondres.—Ilestpeut-êtrepréférable,eneffet,quevouspreniezunpeudedistance,auproprecommeaufiguré.

Voyons…Janetavaitfourragéparmilesdossierséparpilléssursonbureauencombré.— Un centre d’accueil pour les réfugiés belges – ils ont été très nombreux à fuir les atrocités

allemandesdurantlaguerre,etcertainsn’ontpluslaforcederetournerchezeux–rechercheunebonnesecrétaire,quipourraitenoutredispenserquelquescoursd’anglais.Unemploiquivousiraitcommeungant.Etc’estàl’autreboutdupays,cequivoussatisfera,jepense.

Yavait-ildanssavoixunenuanced’ironie?Francespréféral’ignorer.—Eneffet.Jevousremercieinfiniment,Janet.—Nemeremerciezpas.Jemesensunpeuresponsable,voyez-vous…

Le centre d’accueil se trouvait dans le Shropshire, à Shrewsbury, au nord-ouest de Birmingham.

Frances ignorait toutdecetteville,saufqu’ils’y trouvaitune trèsancienneabbayeduXI siècleetunecathédrale.Elleconstataque,malgré le tempsexécrable, laplacecentrale,avecsavieillehalleetsesmaisons à colombages, semblait accueillante. Le conducteur, un Gallois taciturne qui n’avait pasprononcé troismots depuis qu’elle étaitmontée dans la voiture, la déposa devant un bâtiment situé àl’écart,àlafaçadelézardée,etquidevaitêtre,àenjugerparsonaspect,uneancienneécole.—C’estlà,dit-il,toujourslaconique.Ilsortitduvéhicule,pritlesvalisesdeFrancesdanslecoffreetsedirigeaàgrandspasverslaporte.

Lajeunefemmen’eutd’autrechoixquedelesuivre.Letempsd’atteindrelaporte,elleétaittrempée,caruncoupdeventavaitretournésonparapluie.Frissonnante,ellevitquesonguides’étaitévaporé,laissantlesvalisesenpleinmilieuduhall.D’unesallevoisineluiparvenaitunbrouhahadevoix.Uneportes’ouvritetunejeunefilleseprécipitaverselle.— Comme je suis contente de vous voir ! s’exclama-t-elle avec exubérance. Vous devez être

MrsHawk.—Eneffet,réponditFrances,quiavaitjugépréférabledereprendresonnomdejeunefille,afindene

pasalimenterlesrumeurs.—JesuisKatherineAbbott.Quelvoyageaffreuxvousavezdûfaire!Venezprendreunetassedethé.

Oupréférez-vousvouschanger?Jevaisvousmontrervotrechambre…elleesttrèsbiensituée,etcalme,elledonnesurlejardin…ElleparlaitsivitequeFrancesn’avaitpasletempsderépondreàsesquestions.Toutàcoup,lajeune

fillesetutetéclataderire.—Jevouspréviens,ilfautsouventmefairetaire,carjesuisuneincorrigiblebavarde!Toutlemonde

s’enplaint!—Jeveuxbienunetassedethé,finitpardireFrancesensouriant.—Alorsvenez.Vousverrez,par lamêmeoccasion,nospensionnaires.Lespauvres ! Ils sont âgés,

pour la plupart, n’ont plus de famille en Belgique et ne savent quoi faire d’eux-mêmes. Nous leurfournissonslegîte,lanourritureetdesvêtementsdécents.Ensuite,ilfautessayerdeleurtrouveruntoit,pourcertainsunemploi,etc’estleplusdifficile.C’estlàquevousnoussereztrèsprécieuse…cartantqu’ils ne parlent pas anglais… Enfin, certains le parlent, bien sûr, mais pas la majorité… Ils sonttellementtristes,voussavez,soulagés,quandmême,d’êtreensécuritéici,maisilsontpeurdel’aveniretjelescomprends…Frances,incapabled’interromprecedélugeverbaldébitésurunrythmeaccéléré,secontentadehocher

latêteetsuivitKatherinedanslagrandesalleadjacenteauhall.Là,parpetitsgroupes,deshommesetquelques femmes prenaient leur thé. Frances vit des vestes usées, des dos voûtés ; des visages où ladétresse avait inscrit ses stigmates se tournèrent vers elle. Ces gens, comprit-elle, sentaient leur peurrenaîtrechaquefoisqu’uneportes’ouvrait.Ilsavaientpeurd’êtrechassésdeleurrefuge.Un élan de pitié la traversa et lui insuffla une certaine énergie. Ses propres souffrances étaient

insignifiantes;ellen’avaitjamaiseuàfuirsonpays,ellen’avaitjamaisétémenacée.Etellepouvaitserendreutile.

e

Ellepouvaitainsiredonnerunsensàsavie.

26

—Commentcela,partie?Jason se redressa sur ses oreillers et porta unemain à sa poitrine, que recouvrait encore un épais

pansement.Inquiet,levalets’approchadulit.—QueMilordnes’agitepas,surtout.— Je vais très bien, coupa Jason. Le médecin l’a affirmé. Cessez donc de me traiter comme une

fillette,monami.Etdonnez-moiquelquesdétails,jevousprie:quandMiladya-t-ellequittélamaison?—Ilyadeuxjours,Milord.Lejourmême,précisa-t-il,oùlemédecinadéclaréquevousétiezhorsde

danger.—Est-ellepartiepourCloverley?Lechauffeur…—Ellen’apasdemandélavoiture,Milord.Elleaprisuntaxi.Jasonrejetasesdraps.—Aidez-moiàmelever.—Ilesttroptôtpour…—C’estàmoid’endécider.Obéissant,ledomestiqueallachercherunerobedechambrequ’ilprésentaàsonmaître,lequelavait

chaussésespantouflesets’essayaitàtenirdeboutsurdesjambesencoreflageolantes.—Votrebras,Jarvis,ordonna-t-il.Vousallezm’aideràtraverserlecouloir…jusqu’àlachambrede

ladyWindmere.Puisvousmelaisserez.Jesonnerai.—Milord…—Gardezpourvousvoscommentaires.Ilfitquelquespashésitants,sedirigeantverslaporte.Levaletétendaitlebraspourtournerlapoignée

lorsquel’ontoquaaubattant.C’étaitlemajordome.Renfrognéetsolennel,ilannonça:—UnavocatdemandeàvoirMilord.UncertainLlewellyn.—Unavocat?Jasonmarquauntempsd’arrêt.—Dois-jeleprévenirqueMilordest…souffrant?—Non.Faites-lemonter.—Ici,Milord?— Oui, ici. Je ne me sens pas la force de marcher jusqu’à la bibliothèque. Jarvis, aidez-moi à

m’asseoirdanscefauteuil,jevousprie,ettirezlesrideauxdulit.Tandisquelevalets’affairait,Jasonnequittaitpaslaporteduregard.Unavocat.Ilnecomprenaitque

tropbiencequecela signifiait.Elle avait pris lesdevants.Une fureur sourde, ànouveau, ledévorait.Était-ellepartie rejoindre sonamant ?L’avait-elle abandonnécommeunmeuble encombrant ?Ellenes’entireraitpasainsi.Elleavaitquittéledomicileconjugal,ilseraitdanssondroits’ilneluiaccordait

paslamoindrepension…Elleallaitretourneràlapauvreté–saufsicemarquisdepacotilleacceptaitdelaprendreencharge.D’ailleurs,avait-ilseulementsurvécu?Peut-êtreétait-cepourcelaqueFrances…Luienvoulait-elleàcepoint?Aupointdenepassupporterl’idéedeleregarderànouveauenface?Ousesentait-elle,toutsimplement,coupable?JasonenétaitlàdesesconjecturesquandlemajordomeintroduisitledénomméLlewellyn,unavocat

qui devait en être à sa première cause ou peu s’en fallait, tant il semblait avoir quitté l’université lasemaineprécédente. Ilétaitblond, fluet,avecungrandnezsur lequelglissaientdes lunettesàmontured’acier.Etilavaitl’airterrifié.—Je…Bonjour,lordWindmere,débita-t-ild’unevoixhautperchée.Onm’aditquevousvousportiez

mieux;permettez-moidevousadressermesvœuxdebonrétablissement.—Aufait,lecoupabrutalementJason.Vousn’êtespasvenupourvousenquérirdemasanté.—Aufait…oui…biensûr.L’avocattiradesaserviettedecuirérafléeuneliassedepapiersettoussota.— Je représente lady Frances Windmere, née Hawks, votre épouse, qui m’a prié de prendre les

dispositionsnécessairespourqu’undivorcesoitprononcéleplusvitepossible.Àsestorts,précisa-t-il.—Quoi?—Oui.Elleasignéunedéclarationoùellesereconnaîtpleinementresponsabledevotreséparation.

Ellenesouhaiteaucunecompensationfinancière.Enfait,sonseulsouhait,c’estqueleschoses…aillentvite,acheva-t-il surun tond’excuse.Sivousêtesd’accord,vousn’avezqu’àsignercespapiers,et jem’occuperai des questions de procédure. Elle a également précisé qu’elle se chargerait de meshonoraires.Jason respirait avec difficulté ; l’avocat, inquiet, fit mine de sonner, mais un geste impérieux l’en

empêcha.—Despapiersàsigner…et…elle…nevousariendonnéd’autre?Unelettre?Unmessage?Pour

moi?L’avocatsecoualatêteensignededénégation.—Non,lordWindmere.Il reculaaussitôtd’unpas,effrayé : l’hommequiseredressaitdanssonfauteuiln’avaitplusriendu

grandblesséqu’ilavaitcrudevoirapprocheravecprécaution.Laprudenceétaitcertesnécessaire,maispaspourlesraisonsqu’ilimaginait.Cethommeétaitfoudecolère.—Sortez!criaJason.Sortezavantquejenevousassomme…etremportezvosmauditspapiersavec

vous!Jamaisjenelessignerai!Jamais!Pasavantqu’ellenem’aitdit,enpersonne,qu’elleneveutplusentendreparlerdemoi!—M…mais,bredouillal’avocat,jenesaispasoùsetrouvevotreépouse…Jen’aiqu’uneadresse

posterestante,àBirmingham.—Ehbien,écrivez-lui!Etcommelejeunehomme,tremblant,restaitimmobile:—Vousêtesencorelà!Disparaissez!

27

Lacannedelavieilledameétaitplacéedetellemanière,debiais,àcôtédusiègesurlequelelleétaitassise,queFrances,quiportaitun lourdplateauchargéde tasses,d’assiettesde toastsetd’une théièrefumante,nelavitpas.Ellebutasurlepiedcaoutchouté,trébuchaettombaversl’avant,laissantéchappersonfardeau.Lefracasdelaporcelainebriséecouvritsoncridedouleur.Aussitôt,deuxmainslasaisirentauxépaules.—Vousn’êtespasblessée?Lavoixétaitgrave,inquiète.Francessecoualatête.—Je…jenecroispas.—Si.Voussaignez.Lajeunefemmeregardasesmains.Eneffet,unecoupureassezprofondeentaillaitsapaume.—Cen’estrien,murmura-t-elle,étourdieetnauséeuse.L’hommepassaunbrasautourd’elleetl’aidaàserelever.—Nousallonssoignercela,fit-ild’untonrassurant.Katherinearrivaitencourant,sepréparantànoyerFrancessousunflotdequestionsetd’exclamations

apitoyées;illafittaired’unsigneautoritaire.— Je m’occupe de tout. Faites plutôt enlever tous ces débris, mademoiselle : quelqu’un d’autre

pourraitseblesser.AugrandétonnementdeFrances,lajeunebénévoleobéitsansdiscuter.Sonmalaises’atténuaitunpeu.—Venez.J’aireçudansl’arméeunesortedeformationmédicale…Jedevraispouvoirdésinfecterla

plaieetbandervotremain,mêmesimasciencenevaguèreau-delà.Elleledévisagea.Âgéd’unecinquantained’années,ilavaitunvisageouvert,dessourcilsépais,des

yeuxclairsetdescheveuxrouxstriésdeblanc.Savestedetweedlaissaitdevinerunecarrureathlétique.—Jenemesuispasprésenté,ajouta-t-il.Veuillezm’excuser.FrancisPeregrine.—FrancesHawk.Iltressaillitetfronçalessourcils.—Hawk?Cen’estpasunnomtrèscourant.Dequellerégionêtes-vousoriginaire?Illascrutait,toutàcoup,avecuneintensitépresquegênante.Francesdétournaleregard.—DeLondres,répondit-elled’unevoixfaible.Elleréalisait,toutàcoup,qu’elleignoraitoùsamèreavaitvécu,enfant.Celle-ciluiavaitparléd’une

ferme,maissanspréciseroùellesetrouvait:celaauraitpuêtrelesCornouaillesoul’EastAnglia,pourcequeFrancesensavait.L’hommerouxl’avaitconduitedanslapetitepiècequiservaitd’infirmerie,l’avaitfaitasseoirsurune

chaisedemétalpeinteenblancetavaitouvertlaboîtedepremierssecours.—Donnez-moivotremain.Lavoixétaitdouce,chaleureuse.Francessesentaitensécuritéauprèsdecetinconnu,ets’enétonnait.

—Jenevousaijamaisvuici,dit-elletandisqu’iltamponnaitlaplaieavecuntampondegazeimbibédedésinfectant.— Je ne viens pas souvent, car j’habite à plus de trentemiles, répondit-il.Mais je fais partie du

conseild’administrationet,àcetitre,jedoisparticiperàquelquesréunions.Ilfautcollecterdesfonds,déciderdeleurattribution…cegenredechoses.Riendebienpassionnant,j’enaipeur.—Vousfaitesdoncpartiedenosgénéreuxdonateurs,conclut-elle.Cen’estpeut-êtrepaspassionnant,

maistrèsutile.Cesgensontbesoindevous.—J’aimeraiscroirequequelqu’unabesoindemoi.Jen’aiplusaucunefamille.Frances,gênée, se tut.À sa compassion semêlait un sentiment étrange : ellepensaitqu’au fondcet

hommeluiressemblait.Ilétaitseul,commeelle.—Mafemmeetmonfilssontmortsdansunaccidentdechemindefer,dit-iltrèsvite.Jenesaispas

pourquoijevousracontecela.Jen’aipaspourhabitudedem’épancher…Adroitement,ilenroulaunebandeautourdelamainblessée.— Je ne pense pas que vous aurez besoin de points de suture. Néanmoins, il serait peut-être plus

prudentquevousconsultiezunmédecin…Ilyenaunici,àShrewsbury.Sivousvoulez, jepeuxvousconduireàsoncabinet,mavoitureestdevantlaporte.—Cen’estsansdoutepasnécessaire,murmuraFrances.Vousm’aveztrèsbiensoignée.Merci.—Jevousenprie.Il se redressait tout en rebouchant le flacondedésinfectant quand son regard seposa sur le coude

Frances.Lemédaillondesamère,quihabituellementétaitcachésoussonchemisier,avaitglissélorsdesachuteetsedétachaitnettementsurletissublanc.Francis Peregrine fit alors un geste inattendu : il tendit lamain et toucha le bijou avec précaution,

commes’ilavaitdumalàcroireàlaréalitédecequ’ilvoyait.—Cen’estpaspossible…Puis,d’untonpressant,ilinterrogea:—Quelâgeavez-vous?Frances,priseaudépourvu,réponditautomatiquement:—Vingt-huitans…pourquoi?Iltirauneautrechaiseets’assitenfaced’elle.Elleremarquaquesesmainstremblaient.Ilseraclala

gorgeàplusieursreprises,puisfouilladanssapochedegilet,dontilsortitsamontre.—Voilàpourquoi,dit-ild’unevoixétranglée.Àlachaînedemontreétaitattachécequelajeunefemmepritaupremierregardpourunebreloque–

certains hommes, âgés pour la plupart, car ce n’était plus la mode, en portaient encore – avant des’apercevoirqu’ils’agissaitdelacopieexactedesonmédaillon.Iltentad’ouvrirlebijou,forçantsurlafinecharnière,maissesgestestrahissaientsafébrilitéetildut

s’yreprendreàtroisfois.Enfin,lepetitboîtiers’ouvrit.Ilcontenaitlaphoto,unpeujaunie,d’unefemme.FrancisPeregrinelacontemplaavecémotion,puisiltournasapaumeversFrancesetinterrogea:—Lareconnaissez-vous?

28

—Oùest-elle?JanetWaltersouritaimablementetagitalaclochetteposéesurunepetitetableàcôtédusofa.—Vousprendrezbienunpeudethé,lordWindmere?Vousmesemblezenavoirgrandbesoin.—Jen’aipasbesoindethé…—Vousêtespâlecommeunmort.—Jemeporteàmerveille.—Oh!Vousavezraison,c’estlemotquejecherchais…Iphigénie,pourriez-vousnousapporterduthé

etdesscones,jevousprie?demanda-t-elleàlaservanteroussequivenaitd’entrerdanslesalon.Jasonsoupira;contremissWalter, iln’aurait jamaislederniermot.Ilauraitdûyêtrehabitué:elle

faisaitpartiedecesfemmesquineselaissaientarrêterparaucunobstacle,dequelquenaturequ’ilfût.Parfois,unfrissond’appréhensionleparcouraitquandilpensaitque,dansunavenirproche, laplupartdesfemmesluiressembleraient:ellesprendraientlesrênesdeleurvieenmain,nelaisseraientpersonneleurdicterleurconduite,feraientfidesconvenancesetfiniraient,logiquement,pargouvernercemonde.Queresterait-ilauxhommes,alors?Ilpréféraitnepasypenser.Surtout aujourd’hui : c’était sa première sortie – formellement déconseillée, d’ailleurs, par le

médecin–etilsesentaitaussinuetvulnérablequ’unnouveau-né.La domestique revint au bout de quelques minutes, posa le plateau et s’éclipsa. Avec des gestes

gracieux,étonnantschezunefemmedesacorpulence,Janetsepenchaetservitlethé.PuiselletenditàJasonuneassiettedesconesbeurrés.—Mangez un peu. Vous avez dû perdre au moins la moitié de votre personne, depuis ce combat

ridicule.Etvous aviezdéjàune ligne à fairedes envieux. Jedevraispeut-êtremebattre enduel,moiaussi,poursuivit-elled’untonméditatif,carj’aibienbesoindemaigrir.—Vousbattreenduel?Là,c’estvousquiêtesridicule…Jasonmorditnéanmoinsdansunsconeetduts’avouerqu’ilétaitparticulièrementbon–etqu’ilavait

faim.Enfacedelui,Janetprenaitsontemps–gagnaitdutemps,songea-t-ilavecrancœur–enbuvantàpetitesgorgéeslebreuvageparfuméauquelelleavaitajoutéunnuagedelait.—Ilyaeudesprécédents,finit-ellepardire.SousLouisXV,parexemple,enFrance,deuxfemmesde

lahautearistocratiesesontbattuesaucouteaudanslesfossésdeParis.Pourunamant.—Vraiment,répondit-ilparpurepolitesse.Commec’estintéressant.—Mme de Villedieu fait aussi mention dans sesMémoires d’un combat à l’épée entre Henriette-

SylviedeMolièreetuneautredame.Toutesdeuxétaienthabilléesenhomme,naturellement.—Naturellement.—Icimême,enAngleterre,onm’acontéplusieursaffairescurieusesqui…—Cessez!Vousvousmoquezdemoi,Janet!Jasonavaitdonnéàsavoixtoutl’éclatqu’ilpouvaitsepermettresansparaîtrevraimentgrossier.Son

hôtessenesursautamêmepas ;elleposasa tasseet ledévisageaavecunsourirequinemanquaitpas

d’unecertaineférocité.—Vousneméritezriendemieux.—Que voulez-vous dire, enfin ? Est-cemoi quime suis fait surprendre dans les bras d’un quasi-

inconnu,unsoirdebal?—Certesnon,encorequel’affaireeûtétédivertissante…enunsens.Non,nevousfâchezpas;vous

connaissezmonespritcaustique. Jebatsmacoulpeetnememoqueraiplusdevous.Mais revenezsurterre,bonsang!Mêmesilachoseestvraie…—J’enatteste:j’aivu!—…lemalneseraitpasbiengrand.—Janet…Letonétaitmenaçant.—Nefaitespaslematamore,jevousconnaisparcœur,vousetlesautres:vousnevoyezqueceque

vouschoisissezdevoir.Quivousditquecethommen’apasembrassévotrefemmedeforce?LesyeuxdeJasonseplissèrent.—Quesavez-vousexactement,Janet?Elleluidédiaunsourirecandide.—Tout–bienentendu.C’estpourcelaquevousêtesici,dansmonsalon,àboiremonthé,sansme

direcequevousenpensez,àsavoirqu’ilestbientropléger.—C’estdonccequeFrancesvousadit?Quece…soi-disantmarquisavaittentédelaviolenter?Sansattendrederéponse,ilposabrusquementsatassesurleguéridonleplusprocheetproférad’une

voixamère:—C’estcequ’ellesdisenttoutes,jesuppose.L’excuseclassique!Pourquoi,voulez-vousmeledire,

melaisserais-jeprendreauxrusesd’unefemme?Janet regarda fixement son visiteur. Sur son visage habituellement pâle, une rougeur s’étendait

progressivement.Ellerestasilencieuseunlongmoment,puis,enfin,seleva.—Sortez,ordonna-t-elled’unevoixcassante.Sortezdechezmoi.— Vous êtes moins prude, habituellement, Janet, ironisa-t-il. Et plus prompte à la critique, même

enversvosamies lespluschères.Mechassez-vousparceque j’insinuequevotreprotégéenevautpasmieuxquelegrosdelatroupefémininequipeuplecetteville?—Non,ripostaJanet.Jevouschasseparcequevousêtesunâneetunbutor–etcesont,croyez-le,les

qualificatifslesplusdouxquimeviennentàl’espritencetinstant.Vousêtesirrécupérable,Jason.J’aicruquevousaviezdel’étoffe,quevousétiezcapabled’amour,quevousétiezcapabledechanger,degrandir,d’évoluer.À l’instantmême, j’étaisprêteàvousdonnerunedernièrechance.Maisnon.Vousnesavezrienetvousvousobstinezdansvotreignorance,dansvospréjugés,dansvotrebêtise!EtcommeJason,pétrifié,n’esquissaitpaslemoindremouvement,elles’éloignadeluietseplantaface

à la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin. Lesmains nouées dans son dos, elle continua d’une voixsourde:—Francesasouffertdelapertedesonenfant,etelleasouffertseule.Vousl’avezabandonnée,comme

lelâchequevousêtes.Etsivousavezsouffert,vousaussi,cedontjecommenceàdouter,vousvousêtesmontré incapable de partager votre peine avec elle.Undouble abandon, lordWindmere. Indigne d’ungentleman.

Elleinspiraprofondément.—SeuleàCloverley,aveccepoidssurlecœur–vous,l’enfant,ettoutcequ’elleadûsubirdepuis

sonmariage…Jasonvoulutprotester:—Qu’a-t-ellesubi?Jel’aiprotégéedetout.Toujours.Unrirededérisionluirépondit.—Detout?Vousêtesencoreplusstupidequejenelepensais.L’avez-vousprotégéedesmurmures

danssondos?Desregardsdemépris?Del’insolencedecertainsdomestiques,danslesmaisonsoùvousétiez invitésensemble?Desquestionscondescendantes?Duvidequise faisaitautourd’elledans lesgarden-parties,l’étédernier?Delahainedetoutescesfemmesquiavaientrêvédevouspourgendre?Accablé,Jasonrestamuet,cettefois.Ilsavaitqu’elleavaitraison,mêmes’ilauraitpréférésecacher

cetteréalitéqu’ilavaitchoisi,danssacertituded’avoirététrahi,d’oublier.—Elleétait là-bas, repritJanet.Siprochedudésespoir–cela, je l’imagine–,mais, telleque je la

connais,prêteàsebattre.Àsebattrepourvous,Jason.Nonenparadantentredeuxtémoins,l’épéeàlamain,maisens’exposantauxregardsetauxcritiquesdecettesociétéquinel’acceptaitqu’àcontrecœur.Imaginez-vous ce qu’il lui a fallu de courage pour se rendre à ce bal où elle n’était pas invitée ?Seulementpourvousretrouver?—Commentlesavez-vous?—Ellemel’adit.ElleestvenueiciavantdequitterLondres.Envouslerévélant,jenetrahisaucun

secret. Au contraire : je veux que vous sachiez exactement ce que vous avez perdu. Et que vous nepuissiezjamaisl’oublier!—Jesouffre,Janet,avouaJasond’unevoixrauque.Elleluifitface,lespoingsserrés.—Vraiment?Vouslemontrezd’étrangemanière.Pardonnez-moidenepasêtretoutàfaitconvaincue.

Puis-jecontinuer?Vousracontertoutel’histoire?Vaincu,ilhochalatête–attendantlecoupdegrâce.

29

L’infirmerie était une pièce exiguë et froide,meublée d’une table de pitchpin, d’une armoire et dechaisesmétalliquesàdossierraide.Aucunegravuren’égayaitlesmursnus,etl’uniquefenêtre,dépourvuederideaux,donnaitsurunecour.MaisFrancesnevoyaitriendecedécoraustère:ellenevoyaitquel’hommeassisenfaced’elle.Sonpère.SirFrancisPeregrine–sonpère!Ellenepouvaitycroire.C’étaitcommeunrêve,dontellenesavait

s’ilétaitterribleoumerveilleux.Sonpère.Depuisplusd’unedemi-heure,elleparlaitàsonpère!—Commentpouvez-vous l’affirmeravecune tellecertitude? lui avait-elledemandéaussitôt. Jene

doutepasde l’honnêtetédemamère,mais leshommes, engénéral, sontprompts àmettre en cause lafidélitédecellesqu’ilsontaimées…untemps.Cettedernièreremarqueluiavaitéchappé.Jason.Encorelui.Non…EllenedevaitpaspenseràJason.

Pasencetinstant.FrancisPeregrinelaregardaavectendresse.—Jecomprendsvotreréaction.Lavievousadonnéquelquesrudesleçons,n’est-cepas?Maisdans

votrecas,lavériténepeutquemesauterauxyeux.Vousverrez,chezmoi,unportraitdemajeunesœur:c’est vous… dans les moindres détails… ou presque, car vous avez le regard de votremère, et sonsourire.Sonsibeausourire…—Jenel’aipasvuesouriresouvent,murmuraFrances,lecœurserré.—Jesaiscequevousdevezpenserdemoi,dit sirPeregrine.Que je suis,comme tantd’autres,un

joueur,unséducteurquifaitpeudecasdesesconquêtesunefoisqu’ellesontcédé.Maisjen’aijamaisétéainsi.J’aiaimévotremère.Vraiment.—Alors,pourquoi…—Laissez-moivousexpliquer.Sonregardseperdit,commesilesquatremursquilesemprisonnaientvenaientd’êtreabattus,laissant

placeaupaysagedesessouvenirs.Unpaysaged’autrefois,embelliparlanostalgie.—J’étaistrèsjeune,etelleaussi.Elleétaitlafilled’undesdeuxmétayersdudomaine…nousavons

grandiensemble.PuisjesuispartiàEton;quandjerevenaischezmoi,pourdebrèvesvacances,jenefaisaisquel’apercevoir.Elleétaitdevenuetimide,presquecraintive.Jepenseaussiquesonpèreneluiautorisait plus, comme dans son enfance, l’accès à notre parc. Peut-être quelqu’un avait-il fait uneremarque…jenel’aijamaissu.L’été,j’étaisinvitéchezlesuns,chezlesautres…Nousmenionsunevieinsouciante,entrepartiesdechasse,patinage,canotage,balsetpique-nique,etjenepassaisàlamaisonqu’encoupdevent.Violet,commemesautrescompagnonsdejeu,n’étaitplusqu’unesilhouetteàdemieffacée,unjolisouvenird’enfance…Ilsoupira.—Jenesuispasrestélongtempsàl’université;nonquelestravauxintellectuelsmedéplaisent,mais

jepréfèredelointoutcequiconcernelagestiondesterres.J’avaishâtedesecondermonpère.J’aidoncquittéOxfordaprèsunsemestre seulement. Jemesouviens,c’était auprintemps,et lepaysnem’avaitjamaissemblésibeau.Mavie,mavraievie,commençait.C’étaitlesentimentquim’étreignaitalorsque

jeparcouraispourlapremièrefoisledomaineavecunœilneuf,celuid’unhommeappeléàenassurerlemaintienetlaprospérité.Etc’estcematin-làquejel’aivue…vraimentvue.FrancisPeregrinereportasonregardsurlajeunefemme,qu’ildévisageaavecémotion.Ilsemblaitne

pouvoirselasserdescruter,encoreetencore,chaquetraitdesonvisage.— Elle étendait du linge dans le pré, derrière la métairie. Je revois ces draps blancs, d’un blanc

éblouissant,qui claquaientdans levent.Elleavaitdumalà les tendre sur le fil, alors je l’ai aidée…Nousnoussommesregardés…Ilasuffidecela.D’unseulregard.Elleavaitmûri,changé:elleétaitsibelle!Forte,sereine…semblableàunbeaufruit.—Quevousvousêtesempressédecueillir,lançaFrances,subitementagressive.Pardon,sehâta-t-elle

d’ajouter.Vousm’avezditquevousl’aimiez…J’aienviedevouscroire,mêmesij’ai,reconnaissez-le,touteslesraisonsd’endouter.—Et jevous le répète.Oui, je l’aimais. Jevoulais l’épouser.Oh, je savaisbienqu’ily auraitdes

difficultés,quema familleneverraitpascemariaged’unbonœil.Etelle le savaitaussi.Alors,nousavons attendu… Je crois que, l’un et l’autre, nous voulions savourer notre amour avant qu’il soitdécouvert et blâmé – avant de devoir combattre pour le garder vivant. Et ce fut un printempsmerveilleux… le plus beau de ma vie. Les jours étaient chauds. Le soleil brillait dans un ciel sansnuages–c’estsirare,enAngleterre,quecessaisons-làparaissentbéniesdesdieux.Nousétionsbénisdes dieux. Et nous en avions conscience. Nous vivions chaque minute comme si elle devait être ladernière.Etpuis…Ilbaissa lesyeuxsursesmainshâlées.Frances remarquaqu’ilneportaitpasd’alliance.Sesdoigts

étaientlongsetfins.—…aumilieudumoisd’août,Violetm’aannoncéqu’elleétaitenceinte.Jenepouvaisplusreculer.Je

luiaiditquej’allaisparleràmonpère,etelleadécidédefairedemêmeaveclesien…Samèreétaitmorte à sa naissance, vous comprenez, elle ne pouvait pas compter sur la protection d’une femmeaimante, compréhensive…maiselle était si courageuse, elle…Ellem’a rassuré.Ellem’apromisquetoutiraitbien.Jesuisrentréchezmoicommeunfou,commeivre,prêtàendécoudres’illefallait…et…Savoixsecassa,sestraitssecrispèrent.—Et?interrogealajeunefemme,lagorgeserrée.—Quandj’aifrappéàlaportedubureaudemonpère,ilnem’apasrépondu.J’aiouvert.Ilétaitbien

là,mais…mort…lefrontsurleregistreouvertqu’ildevaitconsulter…Ilavaiteuuneattaque.Commentvous faire comprendre… À partir de cet instant, j’ai été aspiré dans une sorte de tourbilloncauchemardesque.Lepermisd’inhumer.Lesobsèques.Lesvisitesdecondoléances.Ladouleurdemamère,demasœur.Ceschosesàrégler,quiprenaienttoutàcoupdesproportionsgigantesques…Pendantplusieursjours,jen’aipaspumerendreàlamétairie.Violetetsonpèren’ontpasassistéàl’enterrement,et cela m’a inquiété : je lui ai fait porter un mot par l’intermédiaire de la fille de cuisine, en luirecommandantbiendeneleluiremettrequ’enmainpropre,ethorsdelaprésencedesonpère.Quandelle est revenue, ellem’a dit qu’elle avait trouvé lamaison fermée, la cour vide. Lesmoissons étantrentrées,j’aisupposé,sansvraimentycroire,unevisiteàuneparentequihabitaitlavillevoisine…maispourquoiVioletnem’avait-ellepasprévenu?Celaneluiressemblaitpas.Ànouveau,sonregardseportaverslafenêtre,lecieletlesmursgris.—Moiaussi,jemesuisheurtéàuneporteclose,lelendemain.Jerevoisencorecetteporte,éclairée

en plein par la lumière du couchant…Le bois était chaud sousma paume. Je restais là, immobile etconfus,malheureux.Jenecomprenaispas.Àcetinstant,j’avaisuntelbesoindevoirViolet,delaserrerdansmesbrasquej’auraispucrier.Etpuisj’aientendulabarrièregrincer.Jemesuisretourné.J’étais

sûrquec’étaitelle!Lesoleilm’aveuglait,maislasilhouettequis’avançaitm’aaussitôtdétrompé.Quandl’hommes’estapproché,j’aireconnul’autremétayer,MrBrown–ilvivaitàuneextrémitédudomaine,dansunpetitcottagedontilsedisaitmécontent,cariln’avaitpasmoinsdesixenfants.Enmevoyant,ilaôté sa casquette. « Je n’ai pas eu le temps de transporter mes meubles, a-t-il dit, presque d’un tond’excuse.Mais ce sera fait dès demain,monsieur.Ma femme est en train de tout emballer. Avec lesgossesdans les jambes,çaprenddu temps.Poursûrqu’onseramieux ici !Etsi la terreestbonne, labesogneleseraaussi.»Frances,silencieuse,joignitsesmainssurlatable;elledevinaitlasuite.—J’avaisl’impressiond’avoirreçuuncoupviolentsurlatête.Jenel’aipasinterrogé:j’auraisperdu

laface.Enoutre,jesavaisdéjàquisecachaitderrièrecedépartprécipité.J’aisaluéBrownetjesuisretourné au château.Mamèrem’attendait dans son petit salon ; elle était très calme. Il m’a suffi decroisersonregardpourtoutcomprendre.—Ellelesavaitchassés,murmuraFrances.—EnaccordaveclepèredeViolet.Aprèslesaveuxdesafille,ill’avaitenferméeàdoubletourdans

sachambreetétaitvenulavoirpourtoutluiraconter.J’aisupplié,presquemenacé,maisellenem’arienditdeplus.Saufqu’ilfallaitquej’oublie,quejemedevaisàmafamille,etaussi–commesicelapouvaitmeconsoler!–qu’elleavaitdonnéunecertainesommeàMrHawkpourprendresoindel’enfantdurantlespremiersmois.«C’estunbonfermier,m’a-t-elledit.Ilretrouverauneterre.Etnemedemandepasoùilssontpartis,Francis,carjel’ignore.J’aijugéquec’étaitpréférable.»SirFrancissetutuninstant.Sesépauless’affaissèrentetilparut,soudain,plusvieuxquesonâge.—Voussaveztout,monenfant…presquetout.Jen’aipaseulecouragedetenirtêteàmamère.Elle

venaitdeperdresonmari, jenem’ensuispassenti ledroit.Pourtant, j’aientreprisdesdémarches,ensecret,pourretrouverViolet.Aucunen’aabouti.Siellem’aécrit,ceslettresontdûêtreinterceptées…Jel’ignore,enfait.Jenesaispassiellearenoncéàmoidesonpleingré.Àdirevrai, jenepeuxpaslecroire.Ilhésita.—Vousa-t-elleparléde…cettepériodedesavie?Vousavezdûposerdesquestions,quandvous

étiezunepetitefille…—Jamais,réponditFrances.Elle réalisait à quel point sa mère, dont elle s’était pensée si proche, était restée pour elle une

étrangère.Unmystère.Murée jusqu’à la fin dans le silence qu’elle s’était imposé, ou qu’on lui avaitimposé.—Etvousvousêtesmarié…—Deuxansplustard,aveclafilledudomainevoisin.Celasefaisaitbeaucoup,àl’époque,etcelase

faitencore!Réunirlesterres…J’avaisdel’affectionpourelle,maispasd’amour.Malgrécela,oupeut-êtreàcausedecela,nousavonsvécuenrelativebonneentente.Sansillusionssurnous-mêmes…Etpuis,elleestmorte,commejevousl’aidit,avecnotre…Cettefois,Francestrouvalecouraged’avancerunemain,qu’ilpritsanslaserrer,pournepasluifaire

mal.—Jenepensaispasquelaviemeferaitlecadeauquejereçoisaujourd’hui,dit-ilencore,lesyeux

humides.Uncadeauquejen’ainullementmérité.Jemesuismontréfaible.J’auraisdûremuercieletterrepourretrouvervotremère.Etmaintenant,elleestmorte,elleaussi…—Etnoussommeslà,chuchotaFrances.Touslesdeux.

30

Arabella,RenaudetPenelopeseretrouvèrentàl’issuedel’audience.Lapremière,pâlededépitetdecolère,grondaentresesdents:—Sortonsd’ici.Vite.Penelope interrogea du regard lemari de son amie, qui haussa les épaules et emboîta le pas à sa

bouillanteépouse.Àlafile,ilsdégringolèrentlesmarchesdel’escaliermonumental,traversèrentlehallpresqueaupasdecourseetseretrouvèrentbientôtaucœurdeLondres.Lanuittombaitetlesréverbèresjetaient sur le trottoir des flaques de clarté jaune, que les passants traversaient d’un pas allègre outraînant.ArabellasortitunecigarettedesonétuienargentetsetournaversRenaud.—Donne-moidufeu,puisquetun’esbonqu’àcela.J’aimeraisavoirunmariquipuissemeprotégeret

me défendre, mais je constate que dans ce rôle, tu te montres bien mauvais acteur. Je me suis faitpiétiner!Renaudfitungestemenaçant.—Jen’aipaspeurdetoi!Espècedepantinmuet!Oh,çasuffit!Elle se détourna, fonça vers un passant coiffé d’un chapeau melon et lui demanda d’allumer sa

cigarette.L’hommes’exécuta,nonsansafficherunairréprobateur.—Encoreunquiadesidéestoutesfaitessurlavieengénéraletlesfemmesenparticulier,commenta-

t-elleenrevenantsursespas.Commenotrejuge.Quandjepensequ’ilm’adéboutée,lesaligaud!Etl’airsatisfaitdemonpère!Jel’auraistué.EtcettepécoredeCassandra,trônantlàcommeunevictime!Penelope,tendrement,luicaressalajoue.—N’ypenseplus.Tutefaisdumal…Arabellasoufflaunnuagedefumée.—Tuenparlesàtonaise!—Pasvraiment.Jeterappellequenoussommesassociées…pourlemeilleuretpourlepire.Pourle

moment,c’estlepire:maisjesuisdenatureoptimiste,machérie.Nousallonsremonterlapente.—Ahoui?Etquesuggères-tu?PenelopepassaunbrassousceluideRenaudetl’autreautourdelatailledelabellerousse.—Pourcommencer,quenousallionsboireuncocktailquelquepart. Il faut leurmontrerquerienne

peutnousabattre.—Etensuite?—Ensuite,nousironsdîner.DanslemeilleurrestaurantdeLondres.J’aienviedelangouste,decaviar

etdeprofiterolesauchocolat.Avecunebouteilledechampagne.Oudeux.Comme lemarquisdeSaint-Sauveurapprouvaitvigoureusementde la tête,Arabella lui adressaune

grimaceetrépéta:—Etensuite?—Ensuite,nousrentreronsàl’hôtel…

—Quelprogramme!—…etnousferonsl’amour,touslestrois.Toutelanuit.Etdemain,aprèslebreakfast,nousmettrons

surpiedunplandebataille.— J’avais pensé prendre le premier bateau pour l’Australie, grommela la fille de lord Townsend,

boudeuse.Jenepeuxplussupportercepays,nicesgens.Ilssontmesquins,étroitsd’espritetlaids.Toutcequejedéteste.—Commejetecomprends,ronronnasonamie.Maispartir,matrèsbelle,ceseraitt’avouervaincue.

Etlaisserl’horribleCassandrajouirdesontitreetdesesjoyaux.Tunevaspasfairecela?Tunevaspaslalaisserriredetoijusqu’àlafindesamisérablevie?Arabellajetasacigaretteetlapiétina.Auregardqu’ellejetaverslemégot,Penelopedevinaqu’elle

auraitpréférésentir,soussontalonaiguille,l’undesyeuxdesasœur.—Non.Jeneferaipascela.Tuasraison.—AlorscessedemaltraitercepauvreRenaud. Ilestnotreallié leplusfidèle,etnousavonsautant

besoindeluiqu’ilabesoindenous.Etpuis,ilbaisedivinement:jenepourraisplusm’enpasser,ettoi?Allons,souris.Tuaurastarevanche,jetelepromets…Elleapprochasabouchefardéedel’oreilled’Arabellaetchuchota:—Si jeme trompe, je te donnerai l’autorisation deme battre un peu…Tu adores ça.Mais si j’ai

raison…—Situasraison…?—Alorstumedonnerasunenuitentière,pendantlaquelletuserassoumiseàmonseulcaprice.Non:à

noscaprices.Tonmaripourramenerladanse,pourunefois.Arabella,demanièreinattendue,éclataderire.PuisellepritPenelopeparlanuqueetl’embrassasur

les lèvres. Un couple qui arrivait à leur hauteur sursauta,mais l’airmenaçant de Renaud suffit à leschasser,offusquésetmurmurants.—Paritenu!lançalamarquise.Et le trio réconcilié s’éloignadans lebrouillardquimontait en lentesvolutesdesavenues,vers les

lumièresetlachaleurdesbars,verslafêteperpétuelledanslaquelleilsavaientchoisidevalser–sansscrupuleniregret.

31

QuandJasonWindmerearrivaenvuedesgrillesdumanoird’AshbyauvolantdesaBentley,iln’étaitpas très sûr d’y être le bienvenu. Cent fois, dans le train, il avait lu et relu la lettre de sir FrancisPeregrine–unparfaitinconnupourlui,maisunhommequesononcleavaitconnudanssajeunesse,«unchictype»,auxdiresdelordArthur.Danslabouchedecedernier,peuenclind’ordinaireàdistribuerdeslouanges,c’étaituncomplimentsurlavaleurduquelonnepouvaitseméprendre.Etce«chictype»prétendaitêtrelepèredeFrances.Tout en ralentissant pour franchir le portail et en s’engageant sur la longue allée bordée de chênes

dépouillésdeleursfeuilles,ilseremémoralestroismoisquis’étaientécoulésdepuisleduel.Cesjoursinterminablesdurantlesquelsils’étaitbattu,noncontreunadversairedechairetdesang,maiscontrelamort,puiscontresesproprespréjugés.LamercurialequeJanetluiavait infligéeavaitétésalutaire: ilavaitfiniparadmettrequ’ils’étaitcomportécommeunparfaitcrétin.Iln’avaitpassignélespapiersdudivorce,maisilavaitécritàFrances–posterestante,àBirmingham,

parl’intermédiairedesonavocat.Carelleavaitobstinémentrefusédecommuniquersonadresse.Iln’avaitpasreçuderéponse.Ilavaitécritdenouveau.Unelettre,deux,trois…Àmesurequeletempspassait,certainssouvenirslui

revenaient:c’étaitFrances,etnonsamère,quis’étaittenueàsonchevetquandsablessureavaitmissavieendanger.C’étaitàellequelemédecinavaitparlé.C’étaitellequipleurait,recroquevilléedanslefauteuil,lapremièrefoisqu’ilavaitreprisconscience.Desmots,desbribesdephrasessurgissaientaussidesamémoireengourdie.Elleluiavaitparlé.Ilse

rappelaitletondesavoix,éraillé,douloureux,ilcroyaitentendresessanglots.Elleluiavaitdit…quelui avait-elle dit ?Qu’elle souffrait.Qu’elle l’aimait.Qu’elle ne l’avait jamais trahi. Et tant d’autreschoses…JasonWindmere, la coqueluche de toutes les femmes de la gentry, était plus honteux de lui-même

qu’untennismansurprisàvolerletrophéed’untournoiqu’ilavaitperdu(cequireprésentait,àsesyeux,l’undespirescrimessusceptibled’êtreperpétré).Ilavaitcontinuéà luiécrire.Désespérantderecevoird’ellemêmeunsimplemot.Maiss’obstinant.

Luiouvrantsoncœur.Selivrantcommeilnel’avaitjamaisfait.Avecpersonne.Etpuis,quelquesjoursplustôt,c’étaitcesirPeregrinequiluiavaitrépondu.L’invitantàAshbypour

lesurlendemain–22décembre.Et l’informantdemanièreassez laconiquequ’ayantacquis lacertitudequeFrancesétaitsafille,ilavaitdécidédelareconnaîtreetdefaired’ellesonhéritière.Mafille–votrefemme–vitmaintenantàAshbydepuisquelquessemaines,etellesembles’yplaire.

Elleareçuetlutoutesvoslettres.Jesaisqu’ellehésiteàvousrépondre,peut-êtreparcequ’elleauraittropàdire:pourquoinepasvenirluiparler?Lemomentmesemblebienchoisi.J’espèrequ’aucunerancœurnevousempêcheradefairecevoyage,carilestrare,croyez-moi,quelavienousaccordeuneseconde chance. Je n’ai pas eu cette opportunité ; ne la laissez pas passer. C’est le conseil d’unhommequin’apasréellementvécu,maisquiabeaucoupappris.Venez.Étrange lettre…Celuiqui l’avait rédigéedevaitêtrebienameroubien résigné :c’estcequeJason

avaitpensé.Maisilavaitsentilajustessedel’avisqu’onluidonnaitetavaitaussitôtprislaroute,seul,avecunbagageléger.

Ainsi, Frances était la fille naturelle d’un baronnet.Cela ne l’étonnait pas, en fait. Est-ce que celachangeait quelque chose pour lui ? Il était convaincu que non.Aux yeux dumonde, en revanche, celamodifieraitsûrementladonne.Mais il n’était pas temps d’y songer.Une autre question, bien plus urgente, bien plus torturante, le

taraudait:voudrait-elleencoredelui,aprèscequ’ilavaitfait?L’alléebifurquaitbrusquementsurlagauche.Jasonralentitencore:lamaisonétaitenvue.C’étaitune

demeuredel’époquegéorgienne,enpierreblonde,avecunefaçadededimensionsassezmodestesmaispourvued’unebellecolonnadeetd’untympanentriangle,sculpté,au-dessusdelaported’entrée.Moinsimposant que Cloverley, Ashby donnait une impression d’intimité. L’été, de beaux massifs de fleursdevaientencadrerlapelouse,pourl’heurecouverted’unecouchedegeléeblanche.Personnen’étaitenvue:uncalmepresquesurnaturelrégnaitsurlepaysagehivernal.Jasonarrêta laBentleydevant leperron. Il s’attendait à ceque laporte s’ouvre surundomestique,

mais elle demeura fermée. Intrigué, il sortit, claqua la portière et s’avança vers la maison. Il montarapidementlestroismarchesduperronets’apprêtaitàtirersurlachaînereliéeàuneclochedecuivrequand il entendit, à travers le battant, des rires d’enfants. Sa main retomba. Il tourna doucement lapoignéeetentrebâillalaporte.Dansl’anglegaucheduhall,unimmensesapinavaitétédressé,etFrances,décoifféeetlesjouesroses

d’animation,ledécoraitavecl’aidebrouillonned’unedemi-douzainedebambins,sansdoutedesgaminsduvillage.Ilscriaient,sautaient,riaienttoutenaccrochantauxbranchesd’unvertprofonddesguirlandes,dessucresd’orgerayésderougeetderose,desboulespeintesetdedélicatesfiguresdecristal taillé.D’autresbranchesdesapinavaientétéplacéeslelongdugrandescalier,soutenuespardescouronnesdehouxetdesrubansécarlates.Degrandsvases,égalementgarnisdehoux,étaientposéssurlesconsolesalignéescontrelesmurs.Souriantsansenavoirconscience,Jasonrestaimmobileetobservalajeunefemme.Avecsescheveux

pluscourtsetsatenuesportive–unpantalondeskienfoncédansdeschaussuressolidesetunpull-overdelaineàcôtesetcolmontant–ellesemblaitlagrandesœurrieuseetinsouciantedesenfantsrassembléslà.Lafilledelamaison,pensa-t-il.Oui,ellesesentaitàl’aiseici,àAshby;elleappartenaitdésormaisàcecadre.Ensipeudetemps,quiauraitpulepenser?S’ill’avaitvuepourlapremièrefoiscejour-là,jamaisiln’auraitpupenserqu’elleavaitconnulapauvreté,qu’elleavaitétéfemmedechambre,mariée,qu’elleavaitportépuisperduunenfant. Ilsesouvenaitdesaraideuretdesagêneauxdînersqu’ilsecroyaitobligédedonneràLondrespour laprésenteràsesamisetàsa familleéloignée,dontcertainsmembresn’avaientpasmanquédetraverserlepayspourvenirvoir«lephénomène»,cetteCendrillondevenueprincesseenunseulcoupdebaguettemagique.Nuldoute,d’ailleurs,quelesplaisanterieslesplus indécentes avaient couru, loin des oreilles féminines, sur la nature de la baguette magique enquestion…PourquoiFrancesn’avait-ellejamaisparus’accoutumeràcettevie?Ilestvraiqu’àCloverley,il la

sentaitplusdétendue.MaisàLondres…Àquoibonseposerlaquestion,d’ailleurs?Laréponse,illaconnaissait:ellenes’étaitjamaissentie

à l’aise parce qu’il ne l’y avait pas aidée.À aucunmoment.Mêmedurant les nuits de passion qu’ilsavaientpartagées.JasonfuttirédesesréflexionsparlavoixdeFrances,quidéclarait:—Nous avons presque fini ! Il ne reste que l’étoile à accrocher tout en haut du sapin. Est-ce que

quelqu’unsaitoùestl’étoile?Jenelavoispas.

Unchœurdevoixjuvénilesmaisinintelligiblesluirépondit,etchacunsemitàfouilleravecardeurlescartons et paniers où les décorations avaient été auparavant rangées. Frances se redressa et, sentantprobablementlecourantd’airfroidvenudelaporteentrouverte,setournadanscettedirection.QuandsonregardrencontraceluideJason,quiavait légèrementrepoussélebattantetfaitunpasen

avant,ellesefigea.Sesyeuxgris-vertétincelèrent;maisilneputdevinersic’étaitdecolère,d’aversionoudecrainte–oud’uneautreémotion,pluscomplexe,plustroublante,etsurlaquelleiln’osaitmettreunnom.—Puis-jeentrer?demanda-t-ildoucement.Ellehochalatête,sansmotdire,etsanslelâcherduregard.Ils’avançaetrefermalaportederrière

lui,puisposasonsacàsespieds.C’étaitlui,àprésent,quisesentaitgêné,peuàsaplace,etlégèrementridicule.—On trouve pas l’étoile, lady Frances ! s’écria soudain un gamin en tirant la jeune femme par la

manche.Lentement,commesiellesortaitd’unrêve,elleabaissasonregardversluietluisourit.— Je vais la trouver, Jack. Elle doit être restée dans le petit débarras où les décorations étaient

rangées. On a dû lamettre dans une boîte rien que pour elle, pour qu’elle soit bien protégée. Il fauttoujoursprotégerlesbelleschoses,tusais?Legarçonnetsautillasurplace.—Jevaisveniravecvouslachercher,affirma-t-ilavecenthousiasme.—Non,Jack.TuvasrestericiavectesamisetMrCraig.Elle désigna unmajordome entre deux âges, que Jason n’avait pas aperçu jusque-là, et qui, affolé,

tentaitdemaintenirunesemblantd’ordredanslapetitetroupepiaillante.—Moi, continuaFrances, jevaisaller chercher l’étoile.Aveccemonsieurquivientd’entrer. Ilva

m’aider.N’est-cepas?Cesderniersmotss’adressaientàJason,qui,surpris,neputqu’approuver.—Parfait.Nousrevenonstrèsvite.Soyezsages.Elle tourna les talons et sedirigeavers l’autre angleduhall, sans attendre Jason, qui sehâtade la

suivre.Sousl’escalier,unepetiteporteàpeinevisibledanslesboiseriesouvraiteneffetsurundébarrasoù

étaient rangés un certain nombre de balais et de seaux, ainsi que d’autres ustensiles deménage. Uneampoule de faible puissance éclairait le réduit. Sur des étagères de bois peint, un certain nombre deboîtesencartonétaientrangéesetétiquetées.Franceslespassarapidementenrevue.—Lavoici,jecrois,toutenhaut.Pouvez-vousl’attraper,Jason?Vousêtesplusgrandquemoi.Ils’exécuta,sehissantsurlapointedespieds.—Faitesattention,elledoitêtrefragile…Avecprécaution,ilsaisitlaboîteetl’ouvrit.Ladécorationétaitemballéedansplusieursépaisseursde

papierdesoie.Francessepenchapourlesécarter;ilsentitsonparfum,etsoncœursemitàbattreplusvite.Ilétaitdésespérément–etdéfinitivement–amoureuxdecettefemme.Muet,lesoufflecourt,ilregardaitsesmainsfiness’activer.Enfin,ellesortitdelaboîteunemagnifique

étoilemontéesuruncônedeverre soufflé, seméd’or. Jason reconnutaussitôtunMurano– lepèrede

Francesavaitdûvoyager.—Jen’enaijamaisvud’aussibelle,dit-elleàvoixbasse.—Moinonplus.Frances…—Taisez-vous.—Avez-vousvraimentlumeslettres?—Oui.—Votre…pèrem’aécritdevenir…maissivousnevoulezpasdemoiici…jerepartirai.—Nesoyezdoncpasstupide.—J’aidéjàfaitmespreuvesdanscedomaine,n’est-cepas?—Eneffet.Elleavaitrelevélatêteetleregardaitenfin.LesmainsdeJasonsemirentàtrembler.—Frances…Je…Posezcetteétoile,jevousenprie.Àsongrandétonnement,elleéclataderire.—Vousavezpeurdelacasser?Vousavezdoncl’intentionderéitérerdansledébarrasd’Ashbycequi

s’estpassédanslabibliothèquedesTownsend?Onnepouvaitsemontrerplusdirecte,maisJasonnesongeamêmepasàfeindrel’indignation.—Oui,avoua-t-il.Jevousdésirecommeunfou.Etjevousaime.Jevousaimeraijusqu’àmondernier

souffle.Mêmesijesuisunfichumaladroit.Elle lui ôta la boîte desmains, la posa sur une étagère juste derrière elle, et s’approcha de lui, le

frôlantpresque.—Nous sommesallésunpeuvite,pournosdébuts,vousnecroyezpas? interrogea-t-elled’un ton

sérieux.J’aimeraisprendremontemps,cettefois.Lebonheurenvahit Jason, siviolentqu’il crut, cette fois,nepaspouvoiry résister.Soncœurallait

éclater,certainement.Iln’allaittoutdemêmepass’évanouircommeunedébutanteàsonpremierbal!—C’estvousquimenezladanse,déclara-t-ild’unevoixrauque.Jesuisvotreprisonnier…maisne

m’accorderez-vouspasunefaveur…justeunbaiser?Ilvitpétillerdanssesyeuxunelueurdemalice.—Certes…Elle sehaussa légèrementeteffleurases lèvres–àpeine.Puiselle se reculaetditavecunsourire

charmant,maisimpitoyable:—Vousaurezaussiledroitd’accrocherl’étoile.Etpouraujourd’hui…celasuffira.

Couverture:©Forgiss/Fotolia.comTraduitdel’anglais(États-Unis)parBrigitteHébert

©2016byLaurenBillings.©HachetteLivre,2017,pourlatraductionfrançaise.HachetteLivre,58rueJeanBleuzen,92170Vanves.

ISBN:978-2-01-700805-7

Prologue

Leprinceestnédanslessomptueuxappartementsroyaux,quantàmoij’aipointéleboutdemonneztroisjoursaprès,surlasciuredelatavernefamiliale.Mamères’estdépêchéedem’emmailloterdansunlingepourmecollerdanslesbrasdemonpère:brasserlabièrenepouvaitpasattendre.La reine estmorte en donnant naissance à son fils.Le roi ne s’est jamais remarié et le royaume la

pleure depuis toujours. Quand les gens évoquent les premières années après sa disparition, on diraitqu’ilsontvécusousuneépaissecouchedenuages,sanssoleilpouréclairerleursjournées.Les loyaux sujets ont regardé grandir leur adorable petit prince privé de mère, tandis que le roi

s’absorbaitdanslesaffairesduroyaume.Laseulelueurquibrillaitpourtous,c’était lui, leprinceauxbouclesbrunes,auxyeuxvertéclatantetauxadorablesfossettes.J’aigrandiavecl’intimeconvictionqueleprinceétaitmien.Vousconnaissezcetteimpression?Quand

ilsuffitd’unsimpleregarddel’autrepourfairevibrervosentrailles,parcequevousl’avezdanslapeau.Vousaimeriezhurler:onnetouchepas,ilestàmoi,n’ysongezmêmepas!Maisj’aitoujoursgardécedésirenfouiauplusprofonddemoi.Aujourd’huiencore,chacundenousestpersuadéqueleprinceluiappartient.Onl’adore,sanaissance

aéténotrecadeau.Impossibledenepasaimerceluiquiatranspercélesnuagesnoirsamoncelésdansleciel. Le prince est un rayon de soleil, il incarne la joie de vivre, la rosée dumatin et lamélodie dubonheuràluitoutseul.Cependant mes semblables n’ont aucune idée du tour de passe-passe qui s’est joué avant ma

naissance:lesdieuxm’ontsubstituéeaugarçonqu’attendaitmamère.Moi,lapaysanneenvoyéesurterrerienquepourlui,monprince.Unprinceaufirmamentdesétoilesrienquepourmoi.J’ignorecomment je le savais,nipourquoi leprinceavait lamêmeconviction,maisenvérité,cette

providencedivinefutnotresalutetnotreperte.J’espèrequemonhistoirevousplaira.

Chapitre1-Autrefois

—C’estquoicequetutiens?Jesursauteetlèvelesyeux.Devantmoi,leprince,enchairetenos.Sesbouclesbrunesretombentsur

sonfrontparfait,lisseetrose.Lapeaudesesmainsn’estnicalleusenifendilléeparletravail,seslèvresn’ontpaslesgerçuresdugrandair.—VotreAltesse!Pardon,jenevousavaispasentenduarriver!Jemejetteaussitôtàgenoux.Ils’accroupitprèsdemoi.C’estlapremièrefoisqu’onestsiproches.Je

connaisdéjàchacundesestraitscommesimesmainslesavaientfaçonnés,carjelevoispartout:dansleschampsqu’iltraverseàcheval,àsafenêtrequandilobservedehors,surmespaupièresdèsqu’ellesseferment.J’oseenfinleverlesyeux.Sesprunellesvertesrencontrentlesmiennesetlesemprisonnentàjamais.—Jet’aidemandécequetutenais,merépète-t-il.Jeluitendslapoupéequemamanaconfectionnéepourmonanniversaire.Unepoupéedechiffonsetde

vieuxjupons,garnieavecdesplumes,desboutonspour lesyeuxetunrubanrougecousuàgrospointspourlabouche.Leprincenouscompare,Louetmoi.Sesyeuxvontdel’uneàl’autre.—Elleneteressemblepas,conclut-il.Saremarquemeblesse.—Non,VotreAltesse,c’estjusteunepoupée.—Commenttut’appelles?—Cathryn.—Quandjeserairoi,jeferaifabriquerdetrèsjoliespoupéesetjet’enoffriraiune.C’étaitlejourdemonanniversaire,troisjoursaprèslesien.Nousavionsseptans.

Chapitre2-Aujourd’hui

C’estlapremièrefoisqu’onmeconduitàsesappartements.Abrutiedesommeil,j’avanceentitubant.Sonvaletm’asortiedulitenpleinenuit,traînéejusqu’àunesalledebainsreculéeduchâteau,astiquéeàlabrosseetrincéeàl’eaubrûlante.Ilmepoussemaintenantenhautd’unescalierqu’uneservantecommemoin’empruntejamais.Levalet ne prononcepas unmot.Dans la chambre, ilme fait signede grimper sur unmatelas haut

perché.—Allonge-toisurledos,ordonnelevalet.Quandilarrachelaservietterêchedanslaquellejesuisenveloppée,moncœurs’arrêtedebattre.—VotreAltesse,lavoici.Monsangsetransformeenglace,j’essayedemecouvrirtantbienquemalavecledrap.Jen’avaispas

remarquéleprincedansunangledelapièce.SirDouglasattrapemespoignetspourmebloquer lesbrasderrière la tête.Malgré l’obscuritéde la

chambre, je constate que le prince est plus grand qu’avant. Il ferme les yeux et ses mâchoires sontcrispées.Luietmoin’avonspasparlédepuisdeuxans.—Monseigneur?—Douglas,non…—Illefaut,VotreAltesse.—Pascommeça.—Allez-y,ceseravitefini.Le prince s’approche alors du lit. Sa veste de pyjama est déboutonnée, je vois sa poitrine qui se

soulève à un rythme effréné. Il est livide. Je préfère fermer les yeux pour ne pas lire la détresse quidéformesonvisage.Detoutefaçon,sestraitspurssontgravésenmoi,jeleconnaisparcœur,monprince.Jel’avaisaperçuquinzejoursauparavant, ilgalopaitsursonchevalvers larivière.Lajournéeétait

radieuse,sansvent,avecuncielsibleuquejemenoyaisdanssonimmensité.Exactementcommedansmesrêvesd’enfant.Leprinceétaitpasséauloin,puisavaitdisparuaudétourd’unvirage.Savieestdifférenteàprésent.Plusstricte.Quand j’entends un froissement d’étoffe, je comprends qu’il est en train de se déshabiller. Puis le

matelass’enfoncesoussonpoids,sonsoufflesaccadés’amplifie.Lecoupd’œilméfiantqu’illanceverslesmainsduvaletmerappellemespoignetsentravés.Douglas raffermit encore sa poigne parce que la première fois, c’est douloureux, vous comprenez.

Maisaumoins,c’estrapide.Le prince neme touche toujours pas, il semasturbe avec rage.Au bout de plusieursminutes, il se

penchesurmoienexplorantàtâtons.—Pardon,murmure-t-il.La suite s’apparente àunmillierde coupsdeboutoir.Des larmes roulent surmes joues à causedu

choc,àcausedel’injustice.Jeseraisvenuedemonpleingrépuisquejeluiappartiens,l’ignore-t-il?Ilsefigeau-dessusdemoi,ensilence,tremblant,puisroulesurlecôtéavecunregarddedégoûtetde

soulagementpourleplafond.Lebrasrabattusurlevisage,ilglapitd’unevoixrauque:—Remmène-la.

Chapitre3-Autrefois

—Nelesmangezpas,c’estdupoison!J’attrapesamainpourfairetomberlesbaiesviolacées.—Maiscesontdesmûres,répondleprinceenécarquillantlesyeux.J’essuiesapaumeavecmonjupon.—Pasdutout,VotreAltesse.J’enailesoufflecoupé.Choquéparmaréaction,ils’assoitdansl’herbeetmeregardelonguement.—Tuviensdemesauverlaviealors…Oui,c’estvrai.—Quefaites-vousicitoutseul?Oùestvotrevalet?jeluidemandepourchangerdesujet.—Mononclehabiteparlà-basdanslesbois.Pèrem’autoriseàyallerlesamedi.Ilditquesijene

saispastraverserlaforêt,jenesuispasdignededevenirroi.—Maispourquoiyallez-vousquandmême?C’estdangereuxd’êtresiloindevotrechâteau.—Ettoi?Tuesunefilleettutepromènesseuledanslesbois.—Unefilleestplusensécuritéiciqu’unfuturroi.Ilmesourit,decesourirequicreusesesfossettesettransformesesyeuxenunehistoiretroplongueà

raconter.—Mononcleestleseulquimeparledemamère,avoue-t-il.Nous avions douze ans depuis quelques semaines. Le royaume était encerclé de tous côtés par des

hommesquin’auraientpashésitéà trancher la têtedu jeuneprinceetà laplanterauboutd’une lance.Maman me laissait rarement me promener, j’avais juste le droit de sortir cueillir des plantes que jerapportaisencuisine.

Chapitre4-Aujourd’hui

Desrumeurscirculentauchâteaucommeuncourantd’airfroid.Ellesdisentqueleprinceestrestépuretqu’ilattendsonmariagepourfairel’amouràunefemme.Nousavionsdix-huitansdepuisunesemainequandsirDouglasm’entraînedanslachambreduprince.

Ilestmaintenantenâgedesemarier,maisneveutpasattendresanuitdenoces.Quecesoitautourdepintesdebièredans lagrandesalledenotre taverneoudans lescuisines, les

hommesn’endémordentpas:ilestinsenséqueleprinceseprésenteencorepuceauàsonmariage.Ildoitexplorerlecorpsd’unedemoiselle,affirment-ils,pours’enemparer,expérimenter,sesoulager.Quant aux femmes, elles trouvent que c’est romantique. Qu’il attende, disent-elles. Il apprendra à

devenirunhommeaveccellequis’offriraàlui.Le prince est un vrai sujet de conversation, voyez-vous.On en parle parce que nos existences sont

insignifiantescomparéesàlasienne.Onenparleaussiparcequ’ilnousappartient,quellequesoitnotrefaçond’ycroire.Maismoi,jelaboucleetjegardelesyeuxvisséssurlefonddemachope.Aprèscettepremièrenuit,unjourcafardeuxs’estlevé.Jesuismoi-mêmeembrumée.J’aimoinsmal,

maisjerestetoujourssidéréeparcequiestarrivé.Durantladeuxièmenuit,leprincemefaitmoinsmal,maisilnemeregardetoujourspas.Sait-ilseulementquec’estmoi?Jemefichequemesbrassoientcoincésdanslesbarreauxdelitouquelevaletrestedanslachambre

endétournantlatête.Jen’osepasmeplaindredepeurd’êtrebattue.Pourtant,ilsdevraientsavoirquec’estinutiledemetenir,jenelutteraisjamaiscontrelui.J’auraisdû

medébattre,biensûr,supplierleprincedenepasdéflorermavertu.Maisjesuisincapabledelehaïr,monami,lefutursouverain,nideluitrancherlagorged’uncoupdecouteaupendantqu’ils’activesurmoi.Non.Jeleregardemechevaucher.Sesyeuxrestentclos,sabouchedessineunelignedouloureuse.Ilposeunemainlégèresurmahancheetbouge,déterminéàmepénétreravecapplication.Centimètre

parcentimètre,deplusenplusprofond.Samainestassezgrandepourenvelopper lamoitiédemataille.Sapaumeestdouceetchaude,ses

doigts tremblent. C’est la première fois depuis toutes ces années qu’il me touche. Il fait ce que j’aitoujourssouhaitéenrêve,maiscelan’arienàvoiravecmesrêves.Ilmarqueunepausequand ilestentièrementenmoi, regardeparendessousducôtédemes jambes

écartées.Ilseregardeêtreenmoi,bouchebée.Àl’intérieur,ilforcit,seraffermit,puissespaupièressefermentetiljouitl’instantd’après.J’aienviequ’ilmedemandemonnom,maisjenedisrien.J’observesestraits,leplaisirpalpitesur

son visage. Son front se déride, sa mâchoire frémit, il pousse un long soupir. Et soudain, il réalise,s’écartealorsbrusquementdemoi,roulesurledosetmerenvoied’ungestedelamain.

Chapitre5-Autrefois

Àpartir denosdouzeans,nousnous sommes retrouvésen secret chaque samedi, sur le cheminquimènechezsononcle.Ons’installecôteàcôtedanslesherbeshautes,àl’abridesregards.Leprincem’apportedeschutes

desoiepourmapoupéeetmoijecueilledesroseauxpourtresserdespaniers.On se raconte nos vies. Quelquesmètres à peine nous séparent, mais rien n’est comparable. Deux

mondes totalement différents, même si je vis juste sous ses hautes fenêtres, dans une petite maisonbiscornue.Onauraitpufairecroiren’importequoiàl’autre:—Monpèrem’entraîneàcombattrelesdragons.Pourgagnersacouronne,jedoistuerceluiquiviten

hautdelamontagne.—Touslesmatins,onnettoielesdallesavecdesbrossesfabriquéesavecnoscheveux.—Lescuisiniersduchâteaunousserventdesframboisessaupoudréesd’or.—Ondortàquatredansunlitetlesratsfontlajavatoutelanuit.Non,onseracontelavérité,pasdeshistoiresàdormirdebout.Sonpèren’estpascruel,maisfroid.Ma famille fabrique la bière pour ceux du château. Je ne supporte plus l’odeur dumoût,mais elle

imprègnemaviedepuislepremierjour.Les filles qui défilent dans la chambre de son père sont jeunes, très jeunes. Le prince ne fera pas

commelui.Jedétestemonuniversétriqué,leschoixrestreintsquis’offrentàmoi.Jedétestesavoirquesionme

surprendentraindeluiparler,jeseraifouettée.Jedétesteleshommesquifréquententlatavernedemesparents,leursmainsbaladeusesetlesremarquesobscènesqu’ilsmelancent.Cequ’ilavouedeplushonteux:nepasavoirenvied’êtreroi.Leplusgrosblasphèmequejedébite:vouloirêtrereine.Ensemble, nous sommes heureux. Nous discutons le plus longtemps possible, jusqu’à ce que les

ombresduvieuxchênes’allongentdevantnous.Alors,ilserelèveetjeluifaisunerévérence.—Jereviendraisamediprochain,medit-ilàchaquefois.Moi,jenerépondsrienaucasoùjenepourraispastenirmapromesse.Pendantuneannée, ilm’aappartenuchaquesamedi.Etpuisunmatin,dix semainesaprèsnos treize

ans,ilasortidesapocheunbraceletdefleurstressées.—C’estmononclequim’aapprisàlesfaire.Ilm’aditdet’enoffrirun.—Ilestaucourantpourmoi?—Oui!Cathryn?—VotreAltesse?—Cathryn…

Ilmeregardelonguement,puiss’enva,sansmedirequ’ilreviendralasemainesuivante.Cefutnotrederniersamediensemble.

Chapitre6-Aujourd’hui

—Lâche-luilesmains,demande-t-illatroisièmenuit,d’unevoixrauque.Lesyeuxduprincesontcaptivésparmapoitrine.Levalethésiteunpeu,puisobéitets’écarte,maisje

gardelesbrasenarrière,au-dessusdelatête.De ses doigts longs et souples, le prince part à la recherchedemeshanches. Il se coule entremes

cuisses,glisseenavant,enarrière.Jenesaispasquoifairedemesmainslibérées.Levaletestabsorbédanssesoccupations.Iltendla

têteversnous,puisreculedansuncoinsombre.L’étoffesoyeusedupyjamacaressemonventreetmesseinspendantqu’ilvaetvientsurmoi.Cesoir,

c’estdifférent :unefoisqu’ilestenmoi, ils’interrompt,prendson tempsau lieudesedépêcherd’enfinir.Ilestrigide,bienaufond,ilsemblesavourerl’instant.—Toutvabien?Ilprononcecettephrasesibasquejelacroissortiedemonimagination.Jefermealorslesyeuxpourmesouvenirdel’herbehaute,desdragonsetdugarçonquidétestaitles

framboisessaupoudréesd’or.

Chapitre7-Autrefois

Onzesemainesaprèsnostreizeans,leprinceestparti.EnFrance,paraît-il.Aprèscepremierséjourlointain,ilestrevenuunequinzainedejours,puisilsl’ontenvoyéenEspagne.Ilestrentréunanplustard,transformé.Biensûr,ilagrandietforci,maisilasurtoutapprissonrôle:

lui,lesoleildenosvies,saitmaintenantqu’ilestobligédel’être.Moiaussi,j’aigrandi.Jeressembleàmonpère.Mamèrerâleparcequ’elletrouvemeshanchestrop

étroitesetmesbrasmaigrichons.Jen’arrivetoujourspasàsouleverunchaudron.J’aiégalementhéritéducaractèredemonpère:impétueuxcommelefeuetdurcommeleroc.Quandlerois’adresseànous,leprinceestàsescôtés.Onserendcomptequ’ilamûri.Leroiveut

lancerlaconstructiond’unetour.Unetourpourlareine.Illuifautdesbrasetdescuisinièrespournourrirleshommes.Leroidéclareaussiquesafamilles’agrandiradanslesannéesàveniretquenousdevonsnousenréjouir.EnFranceet enEspagne, leprincea appris le commandement, lapolitique, laguerre et l’amour. Il

nousdirigeraetprendrauneépousepourengendrerdeshéritiers.Unrêvesebrise.Nousn’ironsjamaistrancherlatêtedudragonniexplorerlesgaleriessouslataverne

àlarecherchedepierresprécieuses.Ilseraroietjeneseraijamaisreine.Chacunsaroute,c’estécrit.Lesyeuxduprincemefixentquelquesinstantsdanslafoule,puisrepartent.J’aiquandmêmeletemps

d’yapercevoir lesoleilquidansedans lesvagues.Sesyeuxn’ontpaschangé.Maispour lereste, ilal’air d’un homme avec sa peau plus foncée, sa pomme d’Adam proéminente et l’ombre d’une barbenaissantesursesjoues.Après lediscours, jeparsdans lesboiscueillirde lasaugeetdesortiespourmasœurMary.C’est

alors que le prince arrive au galop. Je suis certaine qu’il m’a suivie. Je m’agenouille aussitôt dansl’herbeetattend,têtebasse.Unbruitsourdmefaitsursauter.Devantmoi,unepoupéevêtued’unejupedesoie.Sapeauestcouleur

deporcelaine,sescheveuxsontcommeduvelourssousmesdoigtsrugueux.Ilssontchâtains,commelesmiens.Sesyeuxsontenverre.Ilssontbleus,commelesmiens.—Pourtoi!FabriquéeenEspagne.Cettefois-ci,elleteressemble.Il tire aussitôt sur lesbridesde soncheval et disparaît derrièreunehaie en laissantderrière lui un

nuagedepoussière.

Chapitre8-Aujourd’hui

Durantlaquatrièmenuit,levaletmanquedediscrétionaumomentoùils’introduitcheznousetmetiredulit.Jecriedepeuretdesoulagement.Jefondsenlarmespourlegarçonquim’aoffertunbraceletdefleurs

et le jeune homme qui m’a rapporté la poupée Cathryn de l’autre bout du monde. Je sanglote surl’amoureux que j’ai toujours désiré mais qui refuse de me regarder. Je me lamente sur la fille autempéramentdefeuetderocquidoitsecontenterd’attendredanssonlitlegarçonimprégnédesoleiletdemer.Jepleurepourlafillequin’amêmepasledroitdeprononcersonnom.

Chapitre9-Autrefois

—Quelestmonnom?Stupéfaite, jerelèvela tête.Lesmargueritesquej’avaisramasséesdansmajupes’éparpillentsur le

sol.—VotreAltesse,dis-jeenmecachantlevisageentrelesmains.—Relève-toi.Tut’appellesCathryn,etmoi,quelestmonnom?Savoixestgrave,sansfaussenote.Ilm’interpelleduhautdesoncheval.Nousavionsseizeansdepuisseptmois.Jel’apercevaischaquefoisqu’ilquittaitlechâteau,maisnous

nenousétionspasreparlédepuisl’épisodedelapoupéedeporcelaine.Ilm’observe,leregardtriste.Ilnesouritpas.Celameretournel’estomacetmeliquéfielesjambes.Je

l’aime tant. Je l’ai toujours aimé,mon souverain,mon confident des herbes hautes,mon cavalier deschampsdeblé.J’aimeseslèvrescharnuesetsesyeuxtendres.Sesbouclesfolles,sesjambeslongilignes,sesmuscles

saillantsquisoulignentsacharpente.—Vousêtesmonseigneur.—Non,Cathryn.Biensûrquenousconnaissonstoussonprénom,nousl’avonssudèssanaissance.Toutcommenous

connaissonssesgoûts,sesplatspréférés,sasaisonfavorite,seséclatsderireoulebruitdesespas.Maisjenepeuxpasleprononceràvoixhaute.Jen’aijamaisosé.Impossible.—Iln’yaquetoietmoi.Jesuisvenuexprèspourteledemander.Cathryn,dismonnom.—Jenepeuxpas,VotreMajesté,jerépondsleslarmesauxyeux.Jenepourraijamais,c’estinterdit.Ildéglutit,détourneleregardpuiséperonnesonchevalpourlemettreaugalop.

Chapitre10-Aujourd’hui

—Brasse!ordonnemamèrepourmesortirdemaléthargie.Plusfortqueça!Labièredemamanestlameilleureducomté.Lameilleureduroyaumeprétendmonpère.—Maman,pourquoilafamilleroyalen’enboitpas?—Nesoispassotte,ronchonne-t-elle.Tusaisbienqu’ilsneprennentqueduvin.Brassedonc!Mamanapeut-être remarquéque jedisparais toutes lesnuitspour leplaisirduprince,maisellene

montrerien.Enrevanche,Marylesait.Elleatoujourseulesommeilléger.Declanentredanslabrasseriepourlivrerl’orgeetremporterlalevure.C’estungrandcostaud,avec

desmainscommedesbattoirs.Uneétincellebrilledanssesyeuxfoncés,maisquandilmereluque,j’ail’impressionqu’uneépéemetranspercedepartenpart.Papaetmamannebougentpasetobservent lascène.Gênée,Marysetourneverslefeu.—Bienlebonjourm’sieur-dames!s’exclamealorsDeclan.Lorsqu’ilressortdecheznous,papaadresseungrandsouriresatisfaitàmaman.

Chapitre11-Aujourd’hui

J’ailesbraslibresmaisleprincenemeregardetoujourspas.J’ignoremêmes’ilseraitencorecapabledemereconnaîtreaumilieud’unefoule.Deux ans se sont écoulés depuis qu’il m’a demandé de prononcer son nom. Deux longues années

pendant lesquelles il ne m’a accordé que de brefs coups d’œil lors des discours du roi et durantlesquelles,jen’aiaperçuquesasilhouettetraversantlacourouchevauchantauloin.La nuit, son attention se focalise exclusivement sur mes seins. Il se les approprie, les pétrit, les

contempleetlesgoûteavecsaboucheavantmêmedemepénétrer.Jemedemandequelleplacej’occupedanssonemploidutemps:unedistractionpouroublierlaguerrequimenace?Unjouetdocileàpalperméthodiquement?Avant, il semasturbait, fixaitma chair nue puism’assaillait jusqu’à la jouissance qui le terrassait.

Mais ce soir, il me caresse longuement. De longuesminutes s’écoulent. Il prendmes seins à pleinesmains,ensucelapointe,lamordille.Ilondulecontremeshanches,appuiesonsexehumidecontremonventre.Le contact de ses lèvres sur ma peau enflamme chaque cellule de mon corps, comme une torche

alluméeparcourantmesveines.—Tuaslegoûtdelaroséesurlechèvrefeuille,medit-il.Uneforêtdemassifsprintaniersjaillitdevantmespaupièrescloses.—D’oùviens-tu?demande-t-ilenléchantlachairvibrantedemoncou.Es-turéelle?Jeretombesurterre,submergéedehonte.Sarespirations’accélère.—BonDieucequec’estbon,soupire-t-il.Jefermelespaupièresencoreplusfort.Moiaussijesuisprêteàl’accueillir,humide,ouverte.Ilentre

sanseffort,secouleenmoisansà-coupbrutal.Toutemavie, j’aientendulesparolesobscènes, lesrâlesétouffésdesaccouplementsrapidesquise

produisentdanslesbasquartiers.Leprinceveutprendreletempsdejouir,ilenabesoin.Moncorpsleréclameaussi,ill’acompris.Va-

t-ilmeconsidérercommeunefilledejoie?—Jenecroyaispasquetu…Jenepensaispasqueceseraitcommeça,achève-t-il.Je rouvre les yeux. La flamme du bougeoir colore ses épaules. Son cou palpite, ses muscles se

contractent.Ilremueavecrythme,grogne,s’applique,vaetvientdurantdelonguesminutes.

Chapitre12-Aujourd’hui

Jel’observeparlafenêtre.Ilsortdelacouràchevaletsedirigeverslesprés,suividesonvaletetd’unepoignéedesoldats.Leprincetient lesrênesavecfermeté,ses longuesjambespressent leventredel’animal.Satunique

souligne lesmuscles de son dos. Je n’ai encore jamais posé lesmains sur lui,mais j’y pense en cetinstant.Monprinceestsolideetfort.C’estincroyable,samusculaturememetl’eauàlabouche.Quelquespetitsserviteurscourentderrièresonchevalenl’acclamantpardescrisjoyeux.Leprinceles

récompenseen leur jetantunepoignéedebonbonsauxpapierscolorés. Ilena toujoursaufonddesespoches,aucasoù.Personnen’oseraitsuivreleroi.Aumieux,illeurabandonneraitlapoussièresoulevéeparsamonture,

aupire,illeurferaittâterdesabotte.Jeregardeleprincedisparaîtredanslapénombredessous-bois.Lapaniquemegagneetm’oppresse.

Toutlemondesaitquelapaixduroyaumenetientqu’àunfil,maisnulnesaitsilaguerreestimminente.Sileprinceétaitcapturéoublessé,jenelesupporteraispas.Monuniversestlimité.Malgrétoutce

quej’endure,soncomportementégoïste,notreintimitédistante,mavirginitévolée,ildemeuremonsoleil.J’aimeraisavoir la forcedeme refuserà lui. J’aimeraisqu’ildemandemonpardon,qu’ilprononce

monnom.J’aimeraissentirlacaressedeseslèvressurlesmiennes.Jeveuxqu’ilmeconvoquecesoiretjemedétested’avoircettepensée.Mespoingssecrispent,jem’enrendscompteseulement.Mesonglesontlaissédesdemi-lunesroses

danslachairdemespaumes.Mesmainssontvides.Moiquiledésiretant,j’ailesmainsdésespérémentvides.

Chapitre13-Aujourd’hui

Lafamilleroyalequitte lechâteau.Delourdschariotschargésdecoffresetdevictuaillessuivent lecarrosse.Ilspartentpourquinzejours.Moncorpssouffre,moncœurseglace.Quandleprincereviendra,ilserafiancé.La rumeur rapporte qu’il va épouser une princesse espagnole, mais papa est persuadé que le roi

chercheuneallianceaveclaNorvège.Lafuturereineauralescheveuxblonds.Elle n’aura nima chevelure foncée, nimes yeuxbleus. Sa poitrine ne ressemblera pas àmes seins

pommés.Ellen’auranimonaccent,nimesmainsrugueuses,nimonossaturefine.Etelleseravierge.Pourmoi,c’estterminé.Sera-t-elle seulement amoureuse de lui ? Elle ne saura pas savourer l’odeur aigrelette de sa peau,

accueillirlepoidsdesoncorpsentresescuisses,lechatouillisdesesjambespoilues.Ellenefrissonnerapasaufrottementdesabarberâpeuse.Pourquoileprincecontinue-t-ildemefairevenirnuitaprèsnuit?Ilnesedoutepasunseulinstantde

latorturequ’ilm’inflige.Unjour,j’épouseraiDeclan.Declansoupçonnera-t-ilquej’aidonnémoncœuretmavirginitéàunautre,bienavantqueluiaussine

volemoninnocence?Lesdrapsneserontjamaistachésdusangdemavirginité.Nousauronsdesenfants,Declanetmoi.Jereprendrailabrasserie,Declanhériteradelaboulangerie.

C’estunmariageréfléchi,prévudelonguedate.Unmariageentreserviteurs,maisunealliancedepoids.C’estlapremièrefoisquemevientcettepenséeabsurde:unjourviendraoùjenepourraiplusaimer

leprince.