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Entrer dans la culture écrite 1 Permettre aux élèves d’entrer dans la culture écrite et de se saisir de l’écriture : quels préalables ? quel cheminement ? quels possibles empêchements ? Carmen Strauss-Raffy Maître de conférences en Sciences de l’Education Psychopédagogue au CMPP de Strasbourg « Ecrire, c’est pétrir la pâte des mots pour que lèvent des paroles à lire » Joël Clerget Mon propos s’adresse à vous qui êtes là en tant qu’adultes ayant appris à écrire à l’école et ailleurs, qui écrivez peut-être un peu, beaucoup, passionnément ou pas du tout… dans votre vie quotidienne… vous avez un certain rapport à l’écriture, un certain lien à cette activité, lien plus ou moins agréable, plus ou moins douloureux selon vos histoires scolaires et les rencontres que vous avez pu faire à l’école ou ailleurs. Et puis je m’adresse aussi à vous en tant qu’enseignants en lien avec des enfants, des adolescents qui ont eux-mêmes parfois déjà élaboré un rapport à l’écriture ou qui sont en train de l’élaborer et pour lesquels vous pouvez être en souci ou tout au moins vous questionner sur la manière de leur transmettre le goût d’écrire et de lire. Oui, écrire et lire, parce que les deux activités sont intimement intriquées, et je reprends à mon compte ce que dit Emilia Ferreiro : « L’enfant apprend à écrire lorsqu’il essaie de lire ; l’enfant apprend à lire lorsqu’il essaie d’écrire. » 1 . Et je voudrais évidemment tenter de vous convaincre que l’écriture est importante et qu’elle est accessible à tous. Mon propos s’organisera de la manière suivante : Après un détour du côté de l’histoire de l’écriture, je vous inviterai à envisager ce que représente pour l’enfant l’entrée dans le monde de l’écrit, ce qu’il lui faut comprendre du fonctionnement de langue écrite, des façons de faire de l’enseignant, du fonctionnement d’un lecteur expert, les préalables nécessaires pour aborder favorablement cette rencontre avec l’écrit. Nous aborderons ensuite les empêchements possibles dans le cheminement de l’enfant. Pour finir, nous verrons ce que représente le passage à l’écriture, le fait de s’engager dans l’écriture, et le rôle des enseignants comme passeurs vers l’écriture. Mais avant cela, il me faut faire un petit détour par l’histoire. Un peu d’histoire… La naissance de l’écriture est une invention relativement récente en regard du temps depuis lequel les hommes possèdent le langage articulé ! Elle est née au IVème millénaire avant notre ère en Mésopotamie et en Egypte dans des sociétés en pleine expansion au moment où de nouveaux besoins surgissent de par les échanges qui s’y développent et dont les hommes veulent garder trace : celui des listes comptables, des répertoires, traces administratives, marques de propriété. Rapidement, en Mésopotamie, on passe du « signe-image » au « signe-son », l’écriture devient cunéiforme et évolue de l’outil aide-mémoire à l’enregistrement de contrats, à des documents économiques, administratifs, religieux et aussi à des textes littéraires et poétiques. La plus ancienne épopée, celle de Gilgamesh en est la trace. On éprouve alors le besoin de conserver la pensée, la parole, les récits jusque-là confiés à la mémoire de la tradition orale, mais aussi les actes administratifs. 1 FERREIRO (E.), (2002), Culture écrite et éducation, Retz.

Permettre aux élèves d’entrer dans la culture écrite et de ... · Les travaux d’Emilia Ferreiro2 traitent de la psychogenèse du lire-écrire en vue de remédier aux échecs

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Entrer dans la culture écrite 1

Permettre aux élèves d’entrer dans la culture écrite et de se saisir de l’écriture : quels

préalables ? quel cheminement ? quels possibles empêchements ?

Carmen Strauss-Raffy

Maître de conférences en Sciences de l’Education

Psychopédagogue au CMPP de Strasbourg

« Ecrire, c’est pétrir la pâte des mots pour que lèvent des paroles à lire » Joël Clerget

Mon propos s’adresse à vous qui êtes là en tant qu’adultes ayant appris à écrire à l’école et ailleurs,

qui écrivez peut-être un peu, beaucoup, passionnément ou pas du tout… dans votre vie quotidienne…

vous avez un certain rapport à l’écriture, un certain lien à cette activité, lien plus ou moins agréable,

plus ou moins douloureux selon vos histoires scolaires et les rencontres que vous avez pu faire à

l’école ou ailleurs.

Et puis je m’adresse aussi à vous en tant qu’enseignants en lien avec des enfants, des adolescents

qui ont eux-mêmes parfois déjà élaboré un rapport à l’écriture ou qui sont en train de l’élaborer et pour

lesquels vous pouvez être en souci ou tout au moins vous questionner sur la manière de leur

transmettre le goût d’écrire et de lire. Oui, écrire et lire, parce que les deux activités sont intimement

intriquées, et je reprends à mon compte ce que dit Emilia Ferreiro : « L’enfant apprend à écrire

lorsqu’il essaie de lire ; l’enfant apprend à lire lorsqu’il essaie d’écrire. »1.

Et je voudrais évidemment tenter de vous convaincre que l’écriture est importante et qu’elle est

accessible à tous.

Mon propos s’organisera de la manière suivante : Après un détour du côté de l’histoire de

l’écriture, je vous inviterai à envisager ce que représente pour l’enfant l’entrée dans le monde de

l’écrit, ce qu’il lui faut comprendre du fonctionnement de langue écrite, des façons de faire de

l’enseignant, du fonctionnement d’un lecteur expert, les préalables nécessaires pour aborder

favorablement cette rencontre avec l’écrit.

Nous aborderons ensuite les empêchements possibles dans le cheminement de l’enfant.

Pour finir, nous verrons ce que représente le passage à l’écriture, le fait de s’engager dans

l’écriture, et le rôle des enseignants comme passeurs vers l’écriture. Mais avant cela, il me faut faire

un petit détour par l’histoire.

Un peu d’histoire…

La naissance de l’écriture est une invention relativement récente en regard du temps depuis lequel

les hommes possèdent le langage articulé ! Elle est née au IVème millénaire avant notre ère en

Mésopotamie et en Egypte dans des sociétés en pleine expansion au moment où de nouveaux besoins

surgissent de par les échanges qui s’y développent et dont les hommes veulent garder trace : celui des

listes comptables, des répertoires, traces administratives, marques de propriété.

Rapidement, en Mésopotamie, on passe du « signe-image » au « signe-son », l’écriture devient

cunéiforme et évolue de l’outil aide-mémoire à l’enregistrement de contrats, à des documents

économiques, administratifs, religieux et aussi à des textes littéraires et poétiques. La plus ancienne

épopée, celle de Gilgamesh en est la trace. On éprouve alors le besoin de conserver la pensée, la

parole, les récits jusque-là confiés à la mémoire de la tradition orale, mais aussi les actes

administratifs.

1 FERREIRO (E.), (2002), Culture écrite et éducation, Retz.

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Entrer dans la culture écrite 2

En Egypte comme en Mésopotamie, ce sont les scribes qui manipulent l’écriture. La plus grande

partie des gens étant analphabètes, cela leur donne un statut social élevé. L’acquisition du système

d’écriture est un travail extrêmement long et laborieux1.

Posséder l’écriture, c’est détenir un pouvoir sur le monde. L’écriture est sacralisée. Elle permet

l’accès à la connaissance. Une part de mystère lui est attachée. Elle donne à l’homme une mémoire

égale à celle des Immortels. Elle est le commencement de l’Histoire. On dit souvent que c’est une

invention prométhéenne qui conjure la mort.

L’invention de l’alphabet constitue une véritable révolution. C’est au VIIème siècle avant J.C. que

la version grecque de l’alphabet inventé par les phéniciens se stabilise et se propage dans le monde

méditerranéen. Cette manière de noter une langue à partir des sons dont elle est constituée est

éminemment économique. Elle peut s’apprendre relativement rapidement, en comparaison des

écritures idéographiques comme la chinoise par exemple, qui requiert l’apprentissage de 50 000 signes

différents. Cette invention engage un processus de démocratisation et constitue un facteur important de

dynamisme social. L’écriture devient accessible à tous et ne nécessite plus d’en passer par des scribes

ou des mandarins.

Tout pourrait paraître simple avec une écriture basée sur un principe de décomposition de la

langue, l’alphabet nous semblant un miracle de transparence, un décalque de la langue. Une vision

simpliste pourrait donner à penser que notre alphabet permettrait que tout ce qui se prononce soit écrit

et que tout ce qui est écrit se prononce. C’est le cas de certaines langues, le hongrois par exemple.

Mais nous continuons à avoir dans nos systèmes alphabétiques des éléments idéographiques, tels les

signes grammaticaux par exemple, qui ne se repèrent généralement pas à l’oreille. L’écriture n’est

donc pas le simple reflet de la chaîne parlée.

Il y a un écart dans ce passage de l’oral à l’écrit, et dans cet écart se nichent beaucoup des sources

de difficultés de l’accès à l’écrit.

L’ENTREE DANS LA CULTURE ECRITE

Apprendre à lire représente un passage essentiel. C’est passer d’un monde à l’autre, d’un avant à un

après. En témoigne la souffrance de personnes illettrées qui peuvent développer une énergie

considérable pour tenter de cacher le fait qu’elles ne savent pas lire.

Le roman de Bernard Schlink, Le liseur2, donne un aperçu des désastres de l’illettrisme à travers la

vie d’une femme qui en arrivera à certaines extrémités pour cacher sa situation d’illettrée.

Pour entrer dans la culture écrite, certaines conditions sont nécessaires.

1. COMPRENDRE LE FONCTIONNEMENT DE LA LANGUE ECRITE

L’enfant doit comprendre comment fonctionne la langue écrite.

La langue écrite ne fonctionne pas uniquement sur la base d’un codage univoque de sons.

Les travaux de Nina Catach1, sa description du plurisystème graphique français servent de point de

repère utile pour comprendre la complexité du système dans lequel l’enfant est appelé à entrer.

1 Ces écritures n’ont été révélées que tardivement : Champollion en 1822. Le déchiffrement du cunéiforme

commence en 1770 et durera quasiment jusqu’en 1905 (origine idéographique, puis passage au phonétisme). 2 SCHLINK Bernard, (1999), Le liseur, Paris, Gallimard, Folio.

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Catach met en évidence trois systèmes d'orthographe s'imbriquant les uns aux autres :

- Un premier système, celui des phonogrammes, correspond à l'encodage des sons par des lettres ou

des groupes de lettres. C’est ce que les enseignants nomment la combinatoire, soit la relation entre les

sons et la façon de les encoder. Dit autrement encore, la correspondance phonème graphème.

- Le second, le système des morphogrammes encode les marques de la morphologie ;

* il comprend les morphogrammes grammaticaux - les marques du genre et du nombre -

* et les morphogrammes lexicaux - les lettres en fin de mot audibles ou non (le "t" de petit ou

petite).

- Le système des logogrammes enfin, correspond à des figures de mots à apprendre telles quelles (vin,

il vint, vingt, vain, il vainc...). La graphie qu’il faut mémoriser donne une image globale du mot

(temps, faon).

Nina Catach montre la nécessité de faire entrer les enfants d'emblée dans les trois systèmes.

Aborder en un premier temps le niveau des phonogrammes pour complexifier par la suite, risque en

effet de donner aux enfants l'illusion que tout ce qui s'écrit s'oralise et qu'il s'agit d'une mécanique.

L'inscription dans la question du sens est essentielle pour la construction de certaines notions.

Les enfants ont des représentations du fonctionnement de la langue écrite bien avant d’aller à

l’école

Les travaux d’Emilia Ferreiro2 traitent de la psychogenèse du lire-écrire en vue de remédier aux

échecs scolaires. Emilia Ferreiro, dernière thésarde de Piaget, a étudié une population de 1000 enfants

au Mexique. Ses travaux ont été repris et largement diffusés en France notamment par le CRESAS

(Centre de Recherche pour l’Education Spécialisée et l’Adaptation Scolaire) avec Gérard Chauveau3

puis divers autres auteurs. Ferreiro montre comment les enfants conçoivent le fonctionnement de notre

système d’écriture avant même qu’il leur soit enseigné à l’école. Ils sont actifs pour se l'approprier, si

on leur permet d'interagir avec la langue écrite. L'auteur met en évidence quatre niveaux successifs

dans leur prise de conscience du fonctionnement de l'écrit. Les enfants font tous des hypothèses allant

de la représentation qu'écrire n'est pas dessiner, encode du sens, et qu'il s'agit de mettre des signes en

ligne (niveau pré-syllabique), à l'idée qu'écrire encode des phonèmes (niveau alphabétique). Dans des

représentations intermédiaires et à travers des conflits cognitifs successifs, l'enfant découvre qu'écrire

encode de l'oral, et pense qu'il convient de noter un signe par syllabe (niveau syllabique) ; puis il en

vient à un système mixte encodant tantôt les syllabes, tantôt les phonèmes (niveau syllabico-

alphabétique), avant d'en arriver au niveau alphabétique.

Il est intéressant pour nous enseignants de repérer que l’enfant a d’emblée l’idée que l’écrit encode

du sens et de nous demander ce qui arrive dans notre système scolaire pour que l’abandon du sens soit

aussi important chez bon nombre d’élèves.

Par ailleurs, il arrive souvent que les enseignants qui accueillent les petits élèves de CP supposent

qu’ils en sont au niveau alphabétique dans leur représentation de l’écrit. Ils supposent donc que les

enfants ont tous compris que l’écrit encodait des sons (et d’autres choses), mais de fait, un certain

nombre d’entre eux n’en sont pas là et vont se trouver largement dépassés par un enseignement qui ne

1 CATACH (N.), L'orthographe, PUF, Que sais-je ?, 1978. "L'écriture en tant que Plurisystème, ou Théorie de L

Prime", in N. Catach (dir.), Pour une Théorie de la Langue Ecrite, Paris, Editions du CNRS, 1988.

L'enseignement de l'orthographe, en collaboration avec D. Duprez, M. Legris, Dossiers didactiques, Paris,

Nathan, 1980. 2 Emilia Ferreiro a été la dernière étudiante à faire sa thèse sous la direction de Piaget à Genève. Sa thèse est

publiée : FERREIRO (E.), Lire-écrire... comment s'y apprennent-ils ?, C.R.D.P. Lyon, 1988. 3 CHAUVEAU (G.) (1997), Comment l’enfant devient lecteur, Pour une psychologie cognitive et culturelle,

Paris, Magnard.

CHAUVEAU (G.), REMOND (M.), ROGOVAS-CHAUVEAU (E.), (1993), L’enfant apprenti lecteur, Paris,

INRP L’Harmattan.

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prend pas en compte le niveau de leurs représentations. Tout enseignant de CP devrait vérifier où en

sont les élèves au départ pour pouvoir se caler sur leurs niveaux de représentations de l’écrit. Un outil

d’évaluation comme le MEDIAL1 d’Ouzoulias peut être d’une grande utilité dans ce sens.

Il m’arrive de temps en temps de rencontrer au CMPP des enfants de CE1 qui ne sont pas entrés

dans la lecture et n’ont toujours pas intégré le niveau alphabétique. Ces enfants me donnent

l’impression que leur niveau réel n’a pas été repéré à leur entrée au CP, et qu’ils ont été rapidement

noyés par trop de difficultés, au point d’en rester arrêtés, bloqués dans leurs possibilités d’apprendre.

Ferreiro est très critique à l'égard de l'enseignement scolaire. Elle estime que la compréhension des

fonctions de la langue écrite dans la société n'est pas transmise à ceux des enfants qui n'ont pas reçu

ces informations dans leur milieu familial. L'école considère en effet que tous les enfants savent à quoi

sert la langue écrite. Elle ne leur rappelle pas cette vérité élémentaire que "l'écriture est importante à

l'école parce qu'elle est importante hors de l'école et non l'inverse"2. Les critiques de Ferreiro

fonctionnent comme des rappels de ce qui est important dans le travail des enseignants qui initient

leurs élèves au lire-écrire.

Les recherches de Ferreiro sont aussi ancrées dans un engagement social de lutte contre l'échec

scolaire et l’illettrisme.

Emilia Ferreiro insiste pour que le caractère d'objet social soit restitué à la langue écrite, afin que

les enfants soient autorisés et stimulés à interagir avec l'écrit dans des contextes variés. Elle préconise

que les corrections graphiques et orthographiques ne soient pas exigées d'emblée.

"Aussi longtemps qu'on continue à croire que l'alphabétisation consiste seulement à donner accès au

code des correspondances grapho-phonétiques, on passe à côté de la langue écrite, dans toute sa

complexité. Nous contenter d'un minimum de lecture est, tout au plus, former des consommateurs des

écrits produits par d'autres, par ceux qui ont le pouvoir (économique et politique). Savons-nous

jusqu'à quel point l'illettrisme, dont nous nous plaignons maintenant, résulte d'un mauvais rapport

avec le texte, un rapport établi avec un objet produit par d'autres, prêt à être contemplé, reproduit et

admiré, mais traité toujours comme un objet qui n'appartiendra jamais à l'apprenti ?"3

Ces travaux montent combien il est important donner aux enfants de multiples occasions d’écrire

pour qu’ils découvrent par eux-mêmes les fonctions principales de l’écrit.

Je voudrais mentionner ici une recherche d’une chercheuse aixoise, Berthille Pallaud, (Laboratoire

Parole et Langage d’Aix en Provence) dans la poursuite des travaux de Ferreiro. Avec des enseignants

volontaires en Moyenne et grande section de maternelle et en CP dans une ZEP à Avignon, B. Pallaud

a testé les effets d’un type particulier d’atelier d’écriture dans lequel les élèves sont invités à tenter

l’écriture de mots à partir de dessins qui leur sont proposés. Ces mots n’ont fait l’objet d’aucun

apprentissage et les enfants sont encouragés à écrire comme ils le pensent. L’enseignant recueille

toutes les tentatives d’écriture.

Quelques jours plus tard, l’enseignant soumet aux élèves la liste des solutions trouvées pour un

mot, l’anonymat étant garanti pour ne stigmatiser personne. Ils sont invités à une discussion collective

de type métalinguistique. On leur explique que toutes les propositions des élèves ont été recopiées par

l’enseignant pour le mot en question et que la véritable écriture à découvrir se trouve dans le lot ; aux

enfants de chercher comment le mot s’écrit vraiment, en barrant tous ceux qui ne peuvent pas être la

bonne écriture et en expliquant pourquoi. Les enfants vont donc se trouver en situation de conflits

1 MM..EE..DD..II..AA..LL :: MMoonniitteeuurr ppoouurr ll''EEvvaalluuaattiioonn ddeess DDiiffffiiccuullttééss ddee ll''AApppprreennttii LLeecctteeuurr ((ccrréééé ssoouuss llaa ddiirreeccttiioonn ddee MM..

OOuuzzoouulliiaass)) 2 FERREIRO (E.), Apprendre le lire-écrire, Voies Livres n° 40, Lyon, 1990, p. 6. 3 "Psycholinguistique et conceptualisation de l'écrit" in L'illettrisme en questions, sous la dir. de J.M. Besse, M.M. de

Gaulmyn, D. Ginet, B. Lahire, Presses Universitaires de Lyon, 1992, p. 98.

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cognitifs, poussés à l’autocritique sur une solution ou son abandon au profit d’une autre, ce qui va

faire évoluer leurs conceptions à l’égard de l’écrit.

L’auteur constate que ces ateliers ont favorisé l’avancée des enfants dans un accrochage sonore aux

phonèmes entendus, avec des conséquences positives sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.

Ils ont incontestablement aidé les enfants qui n’étaient pas encore au stade alphabétique à y accéder.

Pour terminer sur cet aspect, je citerai encore Emilia Ferreiro :

« La conscience phonologique, qui s'installe nécessairement au fur et à mesure que les enfants

progressent dans la production de textes, sera d'une grande utilité pour la lecture. Mais la conscience

phonologique est loin d'être la seule composante à regarder de près. Il faut aussi avoir un rapport

amical avec l'écrit, avoir confiance dans sa propre capacité à dévoiler le sens d'un texte ainsi qu'à

produire des textes qui ont du sens, circuler dans le monde de l'écrit comme on circule dans sa propre

maison et, en même temps, avoir conscience que l'alphabétisation est un processus qui n'a pas de fin,

parce que la variété des textes est énorme, parce que les nouvelles technologies font naître de

nouveaux types de textes, parce que les langues écrites sont multiples, parce que les cultures de l'écrit

sont encore mal connues et peu appréciées... »1

2. COMPRENDRE LE FONCTIONNEMENT DE L’ENSEIGNANT ET CELUI D’UN

LECTEUR EXPERT

Il est important que l’enfant soit au clair sur ce que fait l’enseignant et où il veut en venir.

L’enseignant emprunte certains chemins, adopte une démarche, suit une méthode, donne des tâches,

met les élèves en activité, mais il ne donne pas toujours à voir clairement à l’enfant vers quoi il le

conduit et à quoi sert ce qu’il propose ; les élèves peuvent être totalement en décalage avec les

intentions des enseignants.

Quel est le sens des différentes activités développées dans l’enseignement du maître, qu’en donne-

t-il à comprendre à l’enfant ?

Ainsi cette fillette citée par Chauveau qui pensait que pour lire, « on prend son bâton, on tape au

tableau sous les mots, et après, on sait lire ». Elle ajoutait ce que sa maman lui aurait dit : « A l’école,

il faut être très sage et quand on est sage, on sait lire. Mickaël qui est méchant, lui, il sait lire, et moi

je suis sage et je ne sais pas lire ».

On voit là combien il est important que l’enfant comprenne que l’activité de lecture n’est pas

magique, qu’il y a un effort à faire sur le matériau écrit, que le sens se construit et que l’enfant doit

être actif.

Vous connaissez sans doute l’ouvrage de Stéphane Bonnéry2 Comprendre l’échec scolaire qui

tente d’expliquer comment certains échecs se fabriquent au sein même de l’école de par les dispositifs

pédagogiques qui souvent s’appuient sur des implicites que seuls possèdent les enfants des milieux

favorisés. L’auteur montre à travers des exemples éloquents, les malentendus dans lesquels certains

élèves sont pris ; les conséquences n’en sont pas forcément visibles d’emblée, mais vont se déployer

sur l’ensemble de la scolarité primaire et se révéler brutalement au collège. Ces élèves-là sont dans des

« attitudes de conformité », en particulier au résultat de la tâche où le dispositif pédagogique les

engage. Ils donnent à voir « les signes extérieurs de l’étude », mais en réalité, ils ne comprennent pas

ce qu’ils font, pourquoi ils le font et vers quoi cela va les conduire.

Les travaux de Christine Barré de Miniac3 vont dans le même sens. L’auteur montre que le rapport

à l’écriture se construit très tôt chez l’enfant, en fonction de ses expériences en famille puis à l’école.

1 Emilia Ferreiro, (2002), « Comment les enfants s’approprient l’écriture », préface du livre Culture écrite et

éducation, Retz. 2 (2007), La dispute.

3 BARRE DE MINIAC, (1995), Genèse du rapport à l’écriture, Lyon, Voies livres.

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La manière dont les enseignants initient l’enfant au lire-écrire va avoir une forte influence. Barré de

Miniac compare une cohorte d’enfants de banlieue et une autre dans un milieu favorisé parisien, de la

moyenne section jusqu’à la fin du CP. La différence des représentations des enfants des deux secteurs

est flagrante en fin d’année. Si les élèves issus de l’intelligentsia parisienne parlent de l’écriture dans

son usage social (je vais pouvoir écrire à ma mamie, je vais me faire des histoires, etc.), ceux de la

banlieue ne la perçoivent qu’en terme d’exercices, de rituels et d’usage scolaire (je peux apprendre de

nouveaux mots, faire des dictées, passer en CE1, etc.). Elle a perdu sa consistance d’usage dans la

réalité sociale, elle n’est plus perçue comme un outil d’expression et de communication personnelle et

sociale. « Le risque est grand de voir ces enfants s'enfermer très tôt dans des conceptions et des

représentations étrangères aux attentes de l'école. », dit l’auteur. Elle montre que l’enseignement dans

l’un et l’autre secteur n’est pas pensé de la même manière. Dans le secteur parisien, l’accent est mis

sur la précision des termes dans l’explicitation des consignes et les élèves sont entraînés à nommer

précisément ce qu’ils font, et ce, dans tous les domaines. En banlieue, la priorité est donnée à la

découverte par l’enfant de la tâche, et les explications ne viennent que lorsque les réponses sont

erronées ou lorsque les enfants le demandent.

Ma pratique de psychopédagogue en CMPP, avec des enfants et adolescents de tous âges, me

révèle un nombre surprenant d’élèves qui ne comprennent pas ce qui se passe à l’école et ce qu’on

attend d’eux. Ils le disent avec souffrance, ils expriment combien ils se sentent dépassés et cette

expression qui revient dans leur bouche « je comprends pas, je comprends rien… » laisse entrevoir le

dialogue de sourds existant parfois entre enseignants et élèves… sans forcément que l’enseignant s’en

rende compte, car aucun de ces jeunes n’osera dire qu’il ne comprend pas.

Pennac évoque aussi cette question dans Chagrin d’école1 : « Mais gardons-nous de sous-estimer

la seule chose sur laquelle nous pouvons personnellement agir et qui, elle, date de la nuit des temps

pédagogiques : la solitude et la honte de l’élève qui ne comprend pas, perdu dans un monde où tous

les autres comprennent. »

Par ailleurs, il est important que l’enfant comprenne qu’un lecteur expert ne fonce pas tête baissée

dans un simple déchiffrement, qu’il fait d’abord une hypothèse sur ce qu’il a à lire, pour savoir de quoi

il s’agit. Il peut chercher d’abord du sens, et vérifier après si la forme des mots et lettres utilisés ne

contredisent pas ce qu’il pense avoir deviné. Il peut aussi s’accrocher plutôt au détail des mots et

essayer de voir si les mots mis bout à bout font du sens. Les élèves en difficulté sont toujours des

enfants qui n’ont qu’une stratégie et ignorent qu’il y en a une autre.

3. DE QUELQUES PREALABLES NECESSAIRES A UNE RENCONTRE FAVORABLE

DE L’ENFANT AVEC LE MONDE DE L’ECRIT

Je tente ici une approche de divers éléments, sans souci de hiérarchisation.

Des pré-requis ?

Dans les années 70 en France, on s’interrogeait beaucoup sur la nature du bagage cognitif

nécessaire à un enfant pour aborder les apprentissages de l’écrit. L’accent était mis, notamment en

dernière année d’école maternelle, sur le développement des “pré-requis” : la conscience du corps,

l’orientation et la structuration spatiale, le repérage temporel, la succession chronologique, le sens du

rythme, la latéralité, la discrimination visuelle et auditive, le langage oral, la motricité fine, la

mémoire, etc. Des prédictions étaient faites sur les possibilités d’un enfant d’entrer dans l’écrit. Inizan

1 PENNAC D., (2007), Chagrin d’école, Gallimard.

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avait élaboré sa “batterie prédictive”1 : test mis au point à partir de ces différents pré-requis, pour

faire des prévisions quant au moment où l’enfant serait susceptible d’entrer dans l’apprentissage de la

lecture. Aux côtés de ces aspects instrumentaux, les auteurs ayant travaillé ces questions soulignaient

aussi la nécessité d’un contexte affectif et relationnel stable. Si le développement des différentes

compétences évoquées continue d’être considéré comme important et nécessaire, on est moins sûr

actuellement de la relation de cause à effet entre le développement des pré-requis et l’aptitude à

apprendre à lire et écrire. Les facteurs psychiques ont une importance tout aussi grande.

Etre autorisé ou s’autoriser à apprendre à lire

Certains enfants, de par la culture dans laquelle ils sont inscrits ou de par des histoires familiales

complexes ne se sentent pas « autorisés » à entrer dans le monde de l’écrit. C’est parfois le cas dans les

milieux où franchir ce pas peut être vécu comme une trahison des siens : dans les milieux des gens du

voyage parfois, ou pour des enfants de parents illettrés où faire mieux que ses parents risque de

paraître impossible à l’enfant ou pour des enfants dont les parents ont eu des parcours scolaires

douloureux et qui inconsciemment freinent leur scolarité. Les enseignants sont alors parfois dans la

nécessité de faire un travail préalable auprès des parents pour dénouer la situation et leur permettre

d’autoriser leur enfant. Tisser un lien de confiance, écouter les parents, leur parler, les rassurer, les

convaincre, leur expliquer ce qu’on fait, tout cela fait aussi partie du rôle de l’enseignant.

Etre entré dans l’intelligence du signe et dans la possibilité de sublimer

Il s’agit là de la préhistoire en quelque sorte des conditions de l’entrée dans l’écrit. Il faut que

l’enfant soit en mesure de symboliser, c’est-à-dire qu’il ait la possibilité d’évoquer, d’exprimer, de

rendre présentes autrement que par la présence réelle, au moyen d’éléments symboliques des réalités

absentes et de les transformer. Quelque chose, un élément symbolique, vient représenter autre chose

pour quelqu’un, mais il est important que l’enfant comprenne que le symbole n’est pas l’objet

symbolisé.

Françoise Dolto2 rappelle que ce sont les épreuves des castrations qui vont permettre à l’enfant

d’entrer dans la symbolisation. Si dans le langage courant, la castration renvoie à la mutilation des

glandes sexuelles, en psychanalyse, le terme “rend compte du processus qui s’accomplit chez un

humain lorsqu’un autre être humain lui signifie que l’accomplissement de son désir, sous la forme

qu’il voudrait lui donner, est interdit par la Loi.”3 Le sevrage est une castration qui est à considérer

autant sur le versant de l’interdit que sur celui de la promesse faite à l’enfant des avantages qu’il peut y

avoir à grandir. Une autre des principales castrations est la castration œdipienne qui va signifier à

l’enfant l’interdit de l’inceste. L’enfant est ainsi poussé à renoncer aux actes interdits, à faire le deuil

de rêves de plaisirs devenus irréalisables, à inhiber certaines pulsions et à les symboliser en les faisant

entrer dans les processus de sublimation, c’est-à-dire à s’inscrire dans la culture4.

1 INIZAN (A.), Le temps d’apprendre à lire, Evaluation de l’aptitude à apprendre à lire, Carnets de pédagogie

pratique 310, Bourrelier, Armand Colin, Paris, 1985. 2 DOLTO (F.), L’image inconsciente du corps, Seuil, Paris, 1984. 3 Ibid. p. 78. 4 Dolto détermine différentes castrations (ombilicale, orale, anale, primaire, génitale oedipienne) qui renvoient

aux différents registres pulsionnels et selon l’âge, à la prédominance des satisfactions de pulsions auxquelles

l’enfant va devoir renoncer. Ce sont autant de rencontres pour l’enfant au cours de son développement avec des

pertes qui vont avoir une valeur symboligène - c’est-à-dire d’introduction à l’ordre symbolique -, structurante et

humanisante.

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Entrer dans la culture écrite 8

La sublimation1 est la possibilité d’utiliser l’énergie vitale, la libido à d’autres fins que sexuelles et

de la faire dériver vers des activités socialement valorisées comme l’activité artistique, l’investigation

intellectuelle, les activités culturelles.

Pour pouvoir sublimer, l’enfant doit pouvoir supporter de ne pas savoir tout tout de suite, supporter

de douter, d’attendre, d’abandonner des certitudes, des faux-savoirs, de se rendre disponible. Il lui faut

aussi accepter d’apprendre de l’autre, le maître, de se laisser entraîner vers ce que l’adulte apporte. On

voit qu’il s’agit là des finalités du travail éducatif que les parents conduisent avec leurs enfants et que

l’école élargit ou parfois supplée.

L’enseignant a un rôle important dans ce processus : il est un véritable « passeur vers la

sublimation », selon l’heureuse expression du psychologue Jacques Birouste2. Pour que les élèves

soient poussés à accepter d’échanger des comportements pulsionnels contre l’exercice de la patience,

du doute, de l’effort, il convient que les enseignants fassent signe par leur manière d’être présents, de

comment ils ont eux-mêmes franchi le cap et continuent à en être satisfaits une fois devenus des

adultes cultivés. Qu’ils fassent signe de leur propre plaisir à sublimer, et à trouver satisfaction dans les

activités intellectuelles et culturelles.

Accepter et assumer la rupture possible avec la langue familiale comme avec celle des livres

Entrer dans l’univers de l’écrit marque aussi une rupture avec la langue familiale. Il s’agit

d’accéder à la langue commune, celle qui permet la communication culturelle. On ne parle

généralement pas à l’école comme on le fait dans le cercle familial, même s’il s’agit de la même

langue. La romancière Annie Ernaux a témoigné de cette rupture douloureuse pour elle, dans plusieurs

de ses romans.

“La maîtresse parle lentement, en mots très longs, elle ne cherche jamais à se presser, elle aime

causer, et pas comme ma mère. « Suspendez votre vêtement à la patère ! » Ma mère, elle, elle hurle

quand je reviens de jouer « fous pas ton paletot en boulichon, qui c’est qui le rangera ? Tes

chaussettes en carcaillot ! » Il y a un monde entre les deux. Ce n’est pas vrai, on ne peut pas dire

d’une manière ou d’une autre. Chez moi, la patère, on connaît pas, le vêtement, ça se dit pas sauf

quand on va au Palais du Vêtement, mais c’est un nom comme Lesur et on n’y achète pas des vêtement

mais des affaires, des paletots, des frusques. Pire qu’une langue étrangère, on ne comprend rien en

turc, en allemand, c’est tout de suite fait, on est tranquilles. Là, je comprenais à peu près tout ce

qu’elle disait, la maîtresse, mais je n’aurais pas pu le trouver toute seule, mes parents non plus, la

preuve c’est que je ne l’avais jamais entendu chez eux. Des gens tout à fait différents.”3

Le passage est cependant incontournable. Annie Ernaux l’a elle-même franchi puisqu’elle est

devenue enseignante et écrivaine. Les enseignants ont à charge d’accompagner les élèves dans ce

passage, en veillant à se faire traducteurs si c’est nécessaire. Mais cela suppose une attention à ce qui

pourrait faire obstacle dans la compréhension. La formulation de consignes est souvent le lieu de

grands incompréhensions ou malentendus. J’ai le souvenir d’une fillette de CE2 dont la maîtresse me

montrait le cahier en s’exclamant sur ce que le petite avait fait : il s’agissait de souligner les

« indices » de quelque chose, et l’enfant avait entouré tous les 10 de son cahier, ayant entendu le

signifiant dix qui lui seul faisait sens pour elle.

1 CHEMAMA (R.) Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Larousse, 1993, p. 270 : "Processus inconscient qui rend

compte pour Freud de l'aptitude de la pulsion sexuelle à remplacer un objet sexuel par un objet non sexuel

(connoté de certaines valeurs et idéaux sociaux) et à échanger son but sexuel initial contre un autre but, non

sexuel, sans perdre notablement en intensité." 2 Birouste (J.), (2003), « L’ennui plutôt que la haine », in L’ennui à l’école, Les débats du CNP, Albin Michel,

Scéren. 3 ERNAUX (A.), Les armoires vides, Folio, Paris, 1987, p. 53.

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Entrer dans la culture écrite 9

Parfois les choses sont plus complexes et l’écart entre la langue familiale et celle de l’école se

cristallise autour d’une subjectivité en souffrance. Le malaise peut prendre des formes diverses. A

l’enseignant de débusquer ce qui pourrait relever d’un interdit, d’un rejet ou de tout autre rapport

difficile pesant sur la langue de l’école, et aider l’enfant à s’autoriser à s’investir dans cette langue en y

inscrivant sa subjectivité. Cela nécessite parfois de faire appel à une aide de type psychologique ou

psychopédagogique.

Un autre passage marque l’entrée dans l’écrit : on n’écrit pas comme on parle, le registre de langue

des livres n’est généralement pas le même que celui de la parole. Qui ne se souvient du magnifique

passage de Jean-Paul Sartre dans “Les mots”, lorsqu’il fait la découverte que l’histoire familière “Les

fées” racontée habituellement par sa mère s’est transformée lorsque celle-ci la lui lit. Lorsque “le livre

parle”, l’histoire “s’endimanche” ! et sa mère semble s’être absentée, s’endormir même, dit l’auteur.

“Anne-Marie (mère du jeune Sartre) me fit asseoir en face d’elle, sur ma petite chaise ; elle se pencha,

baissa les paupières, s’endormit. De ce visage de statue sortit une voix de plâtre. Je perdis la tête : qui

racontait ? quoi ? et à qui ? Ma mère s’était absentée : pas un sourire, pas un signe de connivence,

j’étais en exil. Et puis je ne reconnaissais pas son langage. Où prenait-elle cette assurance ? Au bout

d’un instant j’avais compris : c’était le livre qui parlait. Des phrases en sortaient qui me faisaient

peur : c’étaient de vrais mille-pattes, elles grouillaient de syllabes et de lettres, étiraient leurs

diphtongues, faisaient vibrer les double-consonnes ; chantantes, nasales, coupées de pauses et de

soupirs, riches en mots inconnus, elles s’enchantaient d’elles-mêmes et de leurs méandres sans se

soucier de moi : quelquefois elles disparaissaient avant que j’eusse pu les comprendre, d’autres fois

j’avais compris d’avance et elles continuaient de rouler noblement vers leur fin sans me faire grâce

d’une virgule. Assurément, ce discours ne m’était pas destiné. Quant à l’histoire, elle s’était

endimanchée : le bûcheron, la bûcheronne et leurs filles, la fée, toutes ces petites gens, nos

semblables, avaient pris de la majesté : on parlait de leurs guenilles avec magnificence, les mots

déteignaient sur les choses, transformant les actions en rites et les événements en cérémonies. ”1

Ce registre de langue nécessite aussi une attention particulière. Je me suis amusée à faire un

inventaire de tout le vocabulaire utilisé dans les consignes écrites des exercices proposés dans divers

ouvrages de mathématiques. Il est évident que de nombreux élèves ne peuvent comprendre ce qui est

demandé sans un travail préalable d’explicitation de la part du maître. Encore faut-il là aussi, qu’il y

soit attentif.

Accepter le pacte régissant le fonctionnement de la langue écrite et supporter les frustrations liées

au passage à l’écrit

Notre système d’écriture est hautement élaboré et d’une grande complexité. Dans ce monde de

l’écrit, les mots ont une place dont l’ordre est régi par des règles extérieures tant au scripteur qu’au

lecteur. Pour entrer dans une telle organisation, dans un tel système rigoureusement ordonné, il

convient de pouvoir accepter le pacte qui en fonde les règles et vouloir y entrer. Cela suppose pour

l’enfant de pouvoir accepter ces règles abstraites, de supporter les frustrations qui en découlent. J’ai

souvenir d’un adolescent qui au CMPP écrivait sans rien ponctuer. Lorsque je lui faisais remarquer

que ses lecteurs auraient de la peine à s’y retrouver, il me répondait qu’ils n’avaient qu’à se

débrouiller. Il restait dans sa toute puissance et le refus de se plier à la moindre règle, ce qui posait

évidemment de nombreux problèmes.

Il me semble important que l’enseignant donne à voir à l’enfant qu’il est lui-même soumis à ce

système et raconte comment il s’y est pris pour intégrer tout cela, comment il se réfère aux règles de

grammaire lorsqu’il écrit, en utilisant les dictionnaires, livres de conjugaisons, etc.

1 SARTRE (J. P.), Les mots, Folio, Paris, 1996, p. 35-36.

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Entrer dans la culture écrite 10

Par ailleurs, tout scripteur se trouve confronté à la frustration de ne pas pouvoir tout dire en

écrivant et il lui faut supporter que certaines choses se perdent.

Pouvoir jouer avec l’absence

Lire et écrire... deux actes qui engagent à une forme de rencontre bien singulière. Ils mettent en jeu

dans le temps de leur accomplissement, un absent dont la place est d'importance : le lecteur est à venir

lorsque l'auteur écrit, et l'auteur s'est absenté lorsqu'un texte se prête à la lecture. La place de l'autre

absent est en souffrance chez beaucoup d'enfants en difficulté avec le langage écrit et n’a rien

d’évident pour certains adultes eux-mêmes.

Je rencontre au CMPP des enfants, petits ou grands qui manifestent diversement cette difficulté à se

représenter cet autre absent et à en tenir compte. A la lecture par exemple, certains enfants et même

adolescents n’ont pas idée de l’origine d’un texte, ne se représentent pas qu’un être vivant ou mort

mais ayant existé ou existant encore a pu écrire ce qu’ils ont sous les yeux. D’autres pour qui la lecture

silencieuse est impossible ; ils ont besoin d’oraliser un texte lorsqu’ils lisent, car ils ne peuvent pas se

sentir destinataires de l’écrit et ont besoin de lire pour un adulte présent qui serait lui à cette place de

l’adresse. A l’écrit, on voit des enfants qui écrivent sans prendre en compte un possible lecteur qu’ils

ne parviennent pas à rendre mentalement présent. Les textes ne sont pas adressés, quelque chose est

jeté sur le papier, mais le destinataire est absent.

De nombreux enfants – et adultes aussi parfois – ne peuvent envisager de se relire. Il est vrai qu’il

s’agit là d’une opération particulièrement complexe. Pour se relire, il faut pouvoir en quelque sorte se

dédoubler, c’est-à-dire de changer de position après avoir été auteur, il faut devenir son propre lecteur.

Cela suppose d’avoir développé cette place particulière qui est celle du « lecteur intérieur ». Au lecteur

intérieur ensuite de s’adapter aux lecteurs de la réalité qui liront réellement ce texte.

Ce lecteur intérieur1 se construit progressivement au fil de la scolarité au cours des divers travaux

d’écriture et à l’attention des enseignants dans cette construction. Il prendra une orientation très

particulière si les élèves n’ont pour lecteur que le seul enseignant correcteur et notateur. Comment

dans ces cas-là ne pas intérioriser un lecteur intérieur sévère ou un peu tyrannique pour lequel rien

n’est jamais assez bien écrit ? Par contre, des pratiques telles celle de la correspondance scolaire ou

l’atelier d’écriture confrontent les enfants à des lecteurs qui interagiront avec les textes et amèneront

progressivement les auteurs à intérioriser cette diversité de lecteurs à la fois bienveillants et exigeants.

Avoir développé certaines compétences langagières

Pour pouvoir entrer dans ce jeu avec l’absence, il convient évidemment qu’en préalable, l’enfant

soit capable dans son langage oral d’évoquer des choses ou événements qui ne sont pas directement là,

c’est-à-dire d’avoir développé un langage suffisamment décontextualisé.

Il faut aussi qu’il puisse parler sur la langue, observer comment elle fonctionne, c’est-à-dire qu’il

ait développé des compétences métalinguistiques. Ne pas pouvoir se mettre un peu à distance, laisser

le sens momentanément en suspens et analyser les éléments de la langue écrite empêche l’enfant

d’accéder à la grammaire et à ses règles. De nombreux enfants sont en difficulté pour faire ce pas de

côté.

Si l’enseignant minimise cette difficulté ou ne l’identifie pas, et donc ne soutient pas ces élèves

dans ce changement de position, ils risquent de rester au seuil de l’apprentissage de la grammaire, avec

toutes les conséquences au niveau de l’orthographe.

1 Pour des compléments sur la question, voir Strauss-Raffy (C.), (2004), Le saisissement de l’écriture,

L’Harmattan.

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Entrer dans la culture écrite 11

Etre souple dans la mobilisation de stratégies cognitives

Tout lecteur doit faire preuve d’une certaine souplesse dans son approche d’un texte en

coordonnant diverses procédures cognitives, notamment celles qui font appel au décodage des

graphèmes en phonèmes et celles qui font intervenir la compréhension. En effet, un lecteur rivé de

manière rigide à une seule de ces procédures sera entravé dans sa lecture. C’est ce qui se produit

souvent pour des enfants qui rencontrent des difficultés d’acquisition de la lecture : ils restent parfois

trop englués dans un laborieux déchiffrement sans pouvoir s’en détacher pour élaborer le sens, ou au

contraire ne se fixent qu’à l’évocation du sens à travers la vue de la forme visuelle des mots sans

pouvoir s’intéresser au décodage comme moyen de vérifier les hypothèses de sens. C’est un passage

constant de l’une à l’autre que l’enseignant doit solliciter chez les élèves.

DES OBSTACLES POSSIBLES

Je voudrais maintenant évoquer les obstacles qui peuvent se présenter tout au long du cheminement

de l’enfant dans le monde de l’écrit. On a vu à tous les niveaux abordés des risques d’entrave au bon

déploiement de ce cheminement.

Mais il est un point particulier sur lequel je tiens à insister. Il s’agit de l’actuel courant de

médicalisation qui transforme trop vite – à mon sens – de simples difficultés scolaires en troubles à

soigner et relègue la question de la pédagogie au second plan.

La question des troubles spécifiques du langage oral ou écrit/ la position de Fijalkow

Une première question est à examiner d’emblée et se pose sans doute régulièrement pour les élèves

qui présentent des difficultés importantes : Cet enfant est-il dyslexique ou dysorthographique ? C’est

la question que les enseignants se posaient autrefois. Maintenant, on dit : Cet élève présente-t-il des

troubles spécifiques du langage oral ou écrit ?

Le 7 février 20021, une circulaire est sortie sur la mise en œuvre d’un plan d’action pour les élèves

présentant des troubles spécifiques du langage oral ou écrit.

Ce texte rappelle l’importance de la maîtrise de la langue orale et écrite, rappel avec lequel nous ne

pouvons qu’être d’accord :

« La maîtrise de la langue orale et écrite constitue l'enjeu central de toute scolarité et, au-

delà, un élément essentiel de l'exercice de la citoyenneté. Le développement de compétences

langagières et linguistiques est un facteur déterminant dans l'élaboration des processus de

communication et de conceptualisation. Il fait, à ce titre, l'objet d'une attention particulière de

la part des parents, ainsi que des professionnels, enseignants en particulier, concernés par

l'éducation du jeune enfant. »

Puis la circulaire précise que ces troubles font partie d’un ensemble plus vaste de troubles

spécifiques des apprentissages et qu’ils concernent 4 à 6% d’une classe d’âge. « Ces troubles sont

considérés comme primaires, c'est-à-dire que leur origine est supposée développementale,

indépendante de l'environnement socio-culturel d'une part, et d'une déficience avérée ou d'un trouble

psychique d'autre part. » La définition des troubles s’en tient là.

On demande à l’école d’identifier les troubles spécifiques. Tâche oh combien délicate et

complexe ! En effet, dit le texte « Dans une première approche, les manifestations de ces troubles,

1 Ce texte est signé par 5 ministres :

- La ministre de l'emploi et de la solidarité, Élisabeth GUIGOU - Le ministre de l'éducation nationale, Jack LANG - Le ministre de la recherche, Roger-Gérard SCHWARTZENBERG - La ministre déléguée à la famille, à l'enfance et aux personnes handicapées, Ségolène ROYAL - Le ministre délégué à la santé, Bernard KOUCHNER

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sauf dans les cas très sévères d’atteinte du langage oral, ne sont pas radicalement différentes de celles

qui peuvent se présenter chez nombre d’élèves. »

L’identification de ces troubles n’est donc pas aisée et l’on recommande à l’école de se garder d’un

double écueil : « celui de la banalisation comme celui de la stigmatisation. »

A partir du premier repérage des élèves présentant des signes d’alerte, effectué par l’enseignant et

l’équipe éducative, c’est le médecin PMI (au bilan des 3-4 ans) qui effectuera un premier dépistage,

puis le médecin de l’éducation nationale (pour les 5-6 ans). Ces bilans sont sensés explorer les

capacités langagières des enfants… On peut évidemment se poser la question de la formation de ces

professionnels dans ce domaine.

Puis les parents sont invités à consulter des professionnels de santé pour qu’un diagnostic

pluridisciplinaire soit établi. Pour les cas complexes, on recommande les Centres de référence

hospitaliers créés par une circulaire en 2001. L’Unité d’évaluation des troubles des apprentissages est

le centre référent des troubles du langage alsacien.

La circulaire poursuit sur les actions à mettre en œuvre, les aménagements à envisager lorsque de

tels troubles ont été diagnostiqués, pour permettre une scolarisation adaptée en milieu ordinaire.

On ne peut manquer d’être étonné par l’absence de précision quant à ce que sont ces troubles

spécifiques. De quoi s’agit-il au juste ? Quelle est leur nature, leur origine ? Puisqu’il s’agit de

troubles relevant de la médecine, peut-on repérer des « traces » au niveau du cerveau ? Tout cela reste

très vague pour ne pas dire d’une totale imprécision.

On ne peut manquer par ailleurs d’être étonné de la médicalisation des difficultés d’apprentissage.

Si au départ, il s’agissait des troubles spécifiques de l’apprentissage du langage oral et écrit, on a

imperceptiblement glissé vers les apprentissages en général. Il s’agit là d’un mouvement plus général

de médicalisation des difficultés de tous ordres dont le manuel de diagnostic psychiatrique venu des

USA, le DSM IV illustre remarquablement ce qui nous arrive. Ainsi dans le DSM IV, parmi les

troubles des apprentissages, on trouve les troubles de la lecture, du calcul, de l’expression écrite, des

apprentissages non spécifiés.

On peut examiner en regard de ce qui se joue pour les troubles des apprentissages, d’autres

difficultés qui se trouvent ainsi médicalisées et dont on devrait se demander si elles ne relèvent pas

tout simplement de questions éducatives. Ainsi en va-t-il des TOP dans la catégorie des troubles des

conduites.

■ F91.x [312.9] Troubles des conduites1

■ F91.3 [313.81] Trouble oppositionnel avec provocation

A Ensemble de comportements négativistes, hostile ou provocateurs, persistant pendant au

moins 6 mois durant lesquels sont présentes quatre des manifestations suivantes (ou plus) :

(1) se met souvent en colère

(2) conteste souvent ce que disent les adultes

(3) s’oppose souvent activement ou refuse de se plier aux demandes ou aux règles des adultes

(4) embête souvent les autres délibérément

(5) fait souvent porter à autrui la responsabilité de ses erreurs ou de sa mauvaise conduite

(6) est souvent susceptible ou facilement agacé par les autres

(7) est souvent fâché et plein de ressentiment

(8) se montre souvent méchant ou vindicatif

NB. On ne considère qu’un critère est rempli que si le comportement survient plus

fréquemment qu’on ne l’observe habituellement chez des sujets d’âge et de niveau de

développement comparables.

1 Mini DSM-IV, Critères diagnostiques, Masson, 1996.

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Entrer dans la culture écrite 13

B. La perturbation des conduites entraîne une altération cliniquement significative du

fonctionnement social, scolaire ou professionnel.

C. Les comportements décrits en A ne surviennent pas exclusivement au cours d’un

Trouble psychotique ou d’un Trouble de l’humeur.

D. Le trouble ne répond pas aux critères du Trouble des conduites ni, si le sujet est âgé de

18 ans ou plus, à ceux de la Personnalité antisociale.

On retrouve ici le même manque de précision. Rien n’est dit sur la nature du trouble ni sur ses

éventuelles origines.

En écho à ces questions, Jacques Fijalkow, professeur de psycholinguistique à l’université de

Toulouse, a écrit un article intéressant intitulé « Dyslexie, le retour ? » où il analyse les implications de

ce plan d’action. Il convient qu’il existe des cas d’enfants qui relèvent de troubles d’origine organique,

mais qu’ils sont en nombre extrêmement limité. Mais il montre « le gigantesque investissement de la

Santé dans ce qui était jusqu’ici une question de la seule compétence de l’Ecole ». Il pointe la

médicalisation des problèmes scolaires dans laquelle nous sommes. Il souligne aussi que le plan

d’action parle des enfants concernés en terme d’élèves « handicapés » avec toutes les conséquences de

cet étiquetage. Il rappelle que les mauvais lecteurs se recrutent essentiellement dans les milieux

socialement défavorisés et que le mouvement actuel tend à « masquer sous une étiquette médicale un

problème social » qui aurait pourtant des solutions politiques mais aussi pédagogiques ; ces dernières

reposent « sur le pari républicain de l’école pour tous ».

Bien entendu, il y a aussi dans une proportion plus réduite, des enfants qui auraient tout pour

réussir et cependant échouent dans la conquête de l’écrit. Fijalkow estime que c’est alors le terrain que

ces enfants choisissent pour livrer bataille à ses parents et le symptôme dyslexique est alors un

message à décrypter et nécessite un regard clinique. L’hypothèse d’un trouble organique est alors la

réponse recherchée des parents qui vient clore toute possibilité d’une autre approche.

Quand les difficultés font symptôme

Il arrive que les difficultés rencontrées par les enfants soient d’une autre nature que technique ou

pédagogique. Certains empêchements peuvent en effet être liés à ce que l’enfant emporte avec lui de

son histoire familiale, de traumatismes, de blessures évènementielles précoces, de secrets ou non-dits

qui peuvent brouiller les cartes. Les difficultés sont alors résistantes, elles sont une manière de

signifier ce qui ne peut se mettre en mots et demandent à être entendues à un autre niveau : elles font

symptôme. Une aide psychologique ou psychopédagogique peut alors être nécessaire pour aider

l’enfant à les surmonter.

J’en donnerai un exemple avec le cas de Jean, un jeune homme de 18 ans venu consulter au CMPP

pour d’importantes difficultés en français, alors qu’il souhaitait réussir son CAP d’horticulture. Ce

jeune homme avait eu un parcours scolaire difficile ; il gardait un souvenir douloureux des aides

diverses qui lui avaient été apportées, qui l’avaient bien soutenu mais qui à ses yeux l’avait

marginalisé, puis un passage en SES (l’équivalent des SEGPA à cette époque). J’ai donc rencontré ce

jeune homme pour lequel une aide psychopédagogique avait été indiquée.

Un premier temps de notre travail, dans les quelques 4 mois précédant l’épreuve du CAP et son

ratage, a été marquée par la demande du jeune homme de rester au plus près des exercices scolaires

dans lesquels il pensait trouver son salut : il me demandait de faire des exercices de Bled, des

conjugaisons, tous types d’exercices qui l’avaient toujours mis en échec à l’école et qu’il continuait de

rater. Il ne pouvait pas envisager de se lancer dans les propositions d’écriture que je lui faisais, cela

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provoquait des réactions émotives trop insupportables. Ses écrits étaient très pauvres, il faisait des

rapports de stage totalement impersonnels avec des verbes à l’infinitif, sans sujets.

Le travail s’est ouvert l’année suivante, nous avions le temps d’une année scolaire devant nous. Il a

commencé à faire diverses découvertes sur le langage écrit comme par exemple réaliser que les mots

pouvaient être polysémiques. Dans le même temps, j’ai vu se cristalliser une difficulté tout à fait

particulière : Jean n’avait pas accès au sens des textes qu’il lisait. Il oralisait tout à fait correctement et

on pouvait ne pas soupçonner à quel point le sens du texte lui était inaccessible. Cela a duré un certain

temps jusqu’à ce que je prenne la mesure de cette difficulté résistant à toute tentative pédagogique de

ma part. Et puis un jour, ne sachant plus comment l’aider, je lui ai fait part de mon désarroi et de mon

hypothèse que quelque chose était en souffrance et cherchait à se dire à travers cette difficulté

persistante. Je lui ai proposé de rencontrer un des psys du CMPP, ce qu’il a refusé avec force, disant

qu’il avait suffisamment connu de psys dans son enfance et ne souhaitait pas remettre cela. Nous

avons donc poursuivi cahin-caha. La difficulté a atteint des sommets le jour d’un examen blanc où

Jean n’a rien compris au texte de lecture imposé. Nous avons pu reparler de cette difficulté à entrer

dans la pensée d’autrui et de son insistance. Je lui ai alors suggéré d’écrire chez lui comment s’était

passé sa rencontre avec l’écrit au début de sa scolarité. Il m’a surprise en me disant : « Je pourrais en

écrire des pages et des pages ! » et il est revenu la semaine suivante avec le texte que vous avez sous

les yeux.

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Il m’a alors beaucoup parlé de sa souffrance avec l’écrit, de sa scolarité chaotique, de son père qui

ne l’avait pas suffisamment soutenu lorsqu’il était petit et qui tentait de le faire maintenant, mais peut-

être un peu tard. Puis la séance suivante, nous avons repris notre travail pour quelques mois encore.

Peu à peu, j’ai vu ce jeune homme s’ouvrir et progresser. Il s’est mis à écrire des textes très personnels

et engagés sur des sujets d’actualité, retrouvant l’usage des pronoms personnels et des verbes

conjugués. Il s’est ouvert à la possibilité d’accéder à la pensée d’autrui à travers des textes et a

finalement réussi son CAP.

Il me semble qu’à travers l’écriture de ce fameux texte, ce jeune homme a pu exprimer pour une

part au moins, quelque chose de son symptôme manifesté entre autres par son impossibilité à accéder

au sens d’un texte. Il a pu le dire, l’écrire, être entendu, en parler, et découvrir pour lui-même cette

voie de l’écriture qui permet de dire, d’échanger, de se dire aussi parfois. Cette voie de l’écriture qui

lui a permis d’être auteur lui-même, ce qui lui a probablement permis de s’ouvrir à d’autres auteurs.

LE PASSAGE A L’ECRITURE

Nous avons jusqu’ici évoqué le temps de la rencontre de l’enfant avec le monde de l’écrit, soit le

temps de l’entrée dans l’écriture. A l’instar des auteurs de l’ouvrage Passages à l’écriture1 (Régine

Delamotte, Fabienne Gippet, Anne Jorro et Marie-Claude Penloup), je distinguerai l’entrée dans

l’écriture du « passage à l’écriture ».

Le passage à l’écriture est défini comme le "moment précis de la dynamique de production des

textes où le scripteur est face à une feuille blanche qu'il a pour projet de couvrir". Il suppose un

engagement de l'auteur, une mobilisation de toute sa personne. Il y a dans le passage à l'écriture, l'idée

d'un franchissement qui n'est pas sans évoquer celui d'une frontière - l'idée de passer du côté de

l'écriture - ; il suppose que le sujet s'y autorise et s'approprie cet acte, s’en saisisse, se laisse saisir par

ce qui émerge, engage avec sa subjectivité, écrive « avec de soi ». Cela n’a rien d’évident.

En témoigne cette autre recherche de Christine Barré de Miniac et Françoise Cros2, sur le rapport à

l’écriture des collégiens. Elles constatent que ces jeunes ont bel et bien des pratiques d’écriture

personnelles relativement investies, ils communiquent par écrit et expriment des choses tout à fait

personnelles. Mais par contre l’écriture de l’école, est très peu investie : c’est un peu comme s’ils

écrivaient « sous la plume d’un autre ». Ce qui ne manque pas de poser problème, quand on sait que

l’écriture représente aussi un outil de construction de connaissances et de savoirs, on est en droit de se

demander comment les jeunes en question peuvent s’approprier ces savoirs s’ils écrivent « sous la

plume d’un autre ».

Alors, me direz-vous, comment faire émerger l’écriture chez les élèves ? Comment se faire

passeurs d’écriture ? Comment faire émerger une écriture habitée ?

Je voudrais partir de deux exemples qui nous permettront de tirer des idées plus générales pour

tenter de répondre à cette question.

Le premier exemple est l’expérience d’une enseignante américaine, Erin Gruwel, confrontée à de

jeunes lycéens dans un établissement où la violence entre les clans ethniques est redoutable. Cette

expérience est relatée dans le film Ecrire pour exister. On y voit comment l’enseignante va

entr’apercevoir les réalités de vies terribles de ses élèves, comment elle va leur remettre un cahier sur

lequel elle va leur demander d’écrire quotidiennement Elle introduit la chose ainsi : « Chacun de vous

1 DELAMOTTE R., GIPPET F., JORRO A., PENLOUP M.C., (2000), Passages à l’écriture, Un défi pour les

apprenants et les formateurs, PUF. 2 BARRE DE MINIAC (C.), CROS (F.), (1993), Collégiens et écriture, ESF.

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ici à une histoire. Et il est important ici que vous racontiez votre histoire, ne serait-ce qu’un bout. Et

vous êtes libre d’écrire ce que vous voulez, le présent, le passé, l’avenir. Vous pouvez tenir un journal

classique, vous pouvez écrire des chansons, ou des poèmes, ou toute chose positive ou négative, ou

quoi que ce soit. Mais tous les jours vous devez écrire…. Et ils ne seront pas notés ». Elle ne les lira

que s’ils le souhaitent. En fait, ils écrivent tous, et l’enseignante va découvrir l’autre face de la vie de

ces jeunes et leurs histoires chaotiques. En parallèle, elle les introduit à la lecture, au départ avec le

journal d’Anne Franck et d’autres livres par la suite et initie des projets autour de ces histoires, la

visite d’un musée de l’holocauste en particulier. On voit la classe s’apaiser progressivement, on voit

cette horde sauvage devenir un groupe qui se met au travail. Le projet d’un livre à partir des bribes de

journaux de chacun est soutenu par l’enseignante contre vents et marées ; elle leur affirme qu’ils ont

quelque chose à transmettre. Le livre paraîtra en 1999 sous le titre « le journal des écrivains ».

Au-delà de la simple expression, l’écriture leur aura permis de faire récit, de faire histoire avec

leurs expériences de vies et aura eu un effet cathartique. En allant jusqu’à la publication, ils sont sortis

de leur marginalité pour s’inscrire dans la société en devenant auteurs et dans la filiation d’autres

écrivains.

Le deuxième exemple est celui dont témoigne Patrick Laupin, dans son livre le courage des

oiseaux1. Enseignant et poète, il y évoque une expérience de fréquentation de la poésie et d’invitation

à l’écriture personnelle avec des adolescents en grand échec scolaire, aux comportements perturbés,

parfois aux bords de la psychose. Ces adolescents vont lire et écrire de la poésie principalement et l’on

voit comment ils se mettent à écrire des choses d’une grande profondeur sur la vie, l’amitié, le

désespoir. Patrick Laupin leur donne le courage d’une parole et l’expérience de leur dignité

reconquise. Et surtout, il est lui-même constamment inscrit dans son propre travail de poète et quelque

chose d’important se joue entre les enfants et lui au niveau de l’identification à un adulte écrivant.

Quelles leçons tirer de ces deux expériences ?

Une première piste intéressante se dégage du travail d’Erin Gruwel et vient faire écho aux

propos de Joël Clerget dans son livre L’enfant et l’écriture : " L'écriture, comme œuvre de langage, est

réponse à la parole. [...] Le premier enseignement de l'enseignant est sa présence - sa présence aux

enfants. [...] Combien d'enfants apprennent à l'école parce qu'ils aiment la voix de leur maîtresse, qui

n'est pas la voix de son maître, mais cependant grave dans la matière de leur chair les sillons de la

lecture… et de l’écriture. 2 " Clerget

L’enseignant peut être un formidable passeur d’écriture car ce passage à l’écriture est une affaire de

rencontre entre deux sujets, l'un adresse une parole à l'autre et trouve effectivement à qui parler, parce

que cet autre a une présence attentive et cherche à entendre ce qui se dit. C'est la présence favorable

d'un enseignant qui souhaite faire émerger l’écriture chez ses élèves, présence à un groupe, et présence

personnelle à chacun dans ce groupe, présence qui réinstaure du lien, présence qui autorise l’enfant à

franchir le pas, qui lui tend la main pour oser écrire, car il faut avant tout pouvoir s’y autoriser pour se

lancer. Tendre la main, et parfois la prêter ou prêter ses mots à l’enfant lorsqu’il est en panne.

Par ailleurs, ce que montre le travail de Patrick Laupin, c’est l’importance du lien que l’enseignant

entretient lui-même avec les activités de lecture et d’écriture. Les enfants ont besoin de voir que ces

activités restent vivantes pour l’enseignant, qu’il les pratique régulièrement et y prend plaisir. Les

élèves de Laupin le voient pris par son propre travail de poésie, ils le voient passionné par l’écriture,

ils sont amenés à lui demander comment il s’y prend lui-même pour écrire. Il contamine les enfants de

son exemple.

1 LAUPIN P., Le courage des oiseaux, Le bel aujourd’hui, 1998.

2CLERGET J., (2002), L’enfant et l’écriture, Erès, p. 95.

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L’enseignant qui maintient un lien vivant avec le monde de l’écrit ne peut que prendre appui sur la

littérature. La littérature nourrit l’écriture, l’enrichit, la vivifie. Mais il y a plus. La littérature n’est-elle

pas ce « don que les morts font aux vivants pour les aider à vivre » comme le soutient l’écrivaine

Danièle Sallenave1 ?

Elle est rencontre avec d’autres individus à travers les personnages de romans, ouverture à d’autres

manières d’être, ouverture à l’autre et à la différence. Elle enrichit notre univers intérieur et élargit

notre horizon. C’est pourquoi évidemment, on ne peut qu’encourager la lecture, la lecture par les

enfants eux-mêmes, mais d’abord la lecture par l’enseignant qui sera le meilleur médiateur pour les

introduire à la littérature, une lecture fréquente, régulière.

Le livre de Daniel Pennac, Comme un roman évoque le poète et professeur Georges Perros à

travers les souvenirs d'une de ses anciennes élèves. Cet homme réussissait à susciter le goût de lire

chez les jeunes. Il savait rétablir avec art la dimension essentielle de l'adresse : véritable passeur, il

offrait ces textes à ses élèves, redonnant vie par la voix, tant à l'écrit qu'aux auteurs. Les textes leur

parlaient, les auteurs ressuscitaient par l'intermédiaire de sa lecture vivante. Pennac cite l'ancienne

élève : "(...) il rassemblait chaque année son petit troupeau aux origines orales du roman. Sa voix,

comme celle des troubadours, s'adressait à un public qui ne savait pas lire. Il ouvrait des yeux. Il

allumait des lanternes. Il engageait son monde sur la route des livres, pèlerinage sans fin ni certitude,

cheminement de l'homme vers l'homme"

Mais sûrement faut-il accepter que l’ouverture des portes de la lecture peut aussi se produire par les

voies les plus diverses et qu’elle se fera surtout par des textes qui vont pouvoir toucher, intéresser,

concerner le lecteur, le renvoyer à ses propres questions existentielles. Evidemment là encore il y faut

des passeurs, des traducteurs, et les mieux placés sont les enseignants.

Et puis, certains dispositifs comme ceux des ateliers d’écriture sont hautement favorables à susciter

et développer le passage à l’écriture. J’en ai déjà touché un mot ultérieurement.

Vous me direz que je n’ai évoqué là que ce qui concerne les élèves déjà bien entrés dans le monde

de l’écrit. Et les autres ? Les jeunes non lecteurs ou les adultes encore au seuil de l’illettrisme ? Tout

comme ce que j’ai abordé à propos des écritures approchées que propose B. Pallaud dans ses ateliers

d’écriture, il est important de faire écrire tous les élèves, même si leur bagage technique est très petit.

Divers auteurs donnent des pistes fort intéressantes. Ouzoulias en particulier, qui suggère des procédés

permettant de dépasser la traditionnelle dictée à l’adulte, en s’appuyant sur des textes très connus des

élèves et dans lesquels ils pourront puiser des mots ou expressions pour écrire ce dont ils ont besoin.

Mireille Brigaudiot2 aussi indique un grand nombre de directions de travail tant du côté de la

lecture que de l’écriture et de l’articulation des deux.

Des jeux à partir de structures comme dans « Ma petite fabrique à histoires »3 permettent aussi aux

enfants de jouer avec l’ordre des mots dans une phrase, de découvrir que certaines phrases frôlent le

non-sens, que d’autres sont poétiques, et d’autres encore veulent dire des choses qui les font sourire.

Et tous ces jeux poussent les enfants à observer comment la langue fonctionne et développent leur

compétences métalinguistiques si nécessaires dans le maniement de l’écrit.

Quel que soit leur maigre bagage technique, il importe que l’enfant puisse exprimer une part de lui-

même et en retour qu’il soit entendu et reconnu par l’enseignant qui accueille ses tentatives d’écriture.

1 SALLENAVE D., (1981), Le don des morts, Gallimard.

2 BRIGAUDIOT (M.), (2004), Première maîtrise de l’écrit. CP, CE1 et secteur spécialisé, Hachette Education.

3 GIBERT (B.), (2004), Ma petite fabrique à histoires, Autrement Jeunesse ;

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Pour conclure…

L’écriture, vaste domaine à conquérir est aussi bien outil d’expression personnelle, le lieu de mise

en jeu de relations à autrui et à soi-même, un outil de pensée, de réflexion, d’apprentissage, de travail

intellectuel. C’est un élément fondamental de la vie sociale dont sont exclus ceux qui ne la maîtrisent

pas.

L’école, les enseignants ont une responsabilité, celle du devoir d’égalité. Il me semble essentiel

qu’ils permettent au maximum d’enfants de se saisir de l’écriture, de s’approprier ce bien commun,

afin qu’ils ne soient pas dépendants de ceux qui détiennent ce pouvoir. Que les enseignants se fassent

passeurs vers cette activité si profondément humaine.

Les élèves y gagneront dans la transformation de leur rapport au savoir, dans leur relation à eux-

mêmes, au monde et aux autres.

Toutes les expériences autour de l’écriture tant auprès d’enfants que d’adultes nous montrent que

leur permettre d’entrer dans un vrai travail d’écriture les rend plus tolérants les uns envers les autres,

les éveille à ce qu’ils peuvent être, les autorise à prendre le risque de leur propre singularité et suscite

l’élargissement de leur intériorité.

IUFM du Mans, 8 février 2012