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Le marché de Rio de Janeiro vu par les voyageurs français au Brésil au XIXème siècle
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« Le marché de Rio de Janeiro vu par les voyageurs français au Brésil au XIXème
siècle » - PERAIN Lucile (Université de la Sorbonne Nouvelle)
La problématique générale de mon travail de master est celle de la cuisine, à
prendre dans son sens large, incluant donc les concepts d’alimentation, de goût, de
produits – de la traçabilité, de leur culture, et de leurs spécificités ; mais aussi de
gastronomie, de repas, de manières de recevoir. Cette « action, [cet] art d'apprêter les
aliments, d'élaborer des mets » (selon le Petit Larousse) a une place de choix dans la
littérature ; et son traitement dans le roman et le récit de voyage est bien particulier. Il
s'agira alors de montrer que parler de cuisine n'est en aucun cas une manière de remplir
les pages, mais bien un sujet noble.
Je travaille cette année sur la cuisine dans les récits de voyageurs français ayant
visité ou vécu en Amérique Latine au XIXe
siècle - pour la partie brésilienne : Adèle
Toussaint-Samson, Une parisienne au Brésil, Charles Expilly, Le Brésil tel qu’il est et
Femmes et mœurs du Brésil, et Charles Ribeyrolles, Brazil pittoresco - ; afin
d’approfondir, en deuxième année de master de littérature comparée, le sujet : « Le
pouvoir de la femme, de la cuisine à l’amour » chez Jorge Amado (Gabrielle, girofle et
cannelle ; Dona Flor et ses deux maris), Maryse Condé - Guadeloupe (Victoire, les
saveurs et les mots), et Laura Esquivel – Mexique (Como agua para chocolate –
Chocolat amer).
S’interroger sur la cuisine dans le récit de voyage, c’est tout d’abord considérer
cette cuisine comme un échange, et comme un accès à l’altérité. Les voyageurs du XIXe
siècle donnent une place de choix à la nourriture. Mais cela n’est pas très différent
aujourd’hui car une des premières choses que vous souhaitez faire en voyageant, n’est-
ce pas de goûter le plat typique de la région? Dans le Brésil en mouvement du milieu du
XIXe siècle, dans une société très hiérarchisée et régie par l’esclavage, la cuisine
représente un axe de choix qui révèle à la fois la culture de chaque communauté par ses
goûts culinaires marqueurs d’un palais en construction, mais aussi la culture métissée de
l’ensemble de la société brésilienne qui évolue avec les allers-retours de ses occupants
voyageurs (forcés ou non) ; c'est-à-dire que la cuisine, qui participe de la rencontre avec
l'autre, est de surcroît une marque d'internationalisation.
Aussi, dans le cadre du colloque sur la globalisation culturelle au XIXe siècle, il
s’agit de focaliser l’étude sur le marché de Rio de Janeiro, et notamment sur la rue
Direita (Primeiro de Março) qui s’impose comme un carrefour des hommes mais aussi
des goûts, des couleurs et des langues. Sur le quai où débarquent les passagers en
provenance du Havre à l’image de nos trois auteurs-voyageurs et dans la rue Direita se
déploie l’ensemble du panel de l’alimentation brésilienne. Le marché est donc avant
tout un révélateur de la situation de port international que constitue Rio au XIXe siècle.
Aussi, la valeur des denrées s’évaluent en fonction de leur rareté comme le montre
l’exemple de la pêche, développé par Charles Expilly dans Femmes et mœurs du Brésil:
« Un autre jour, une jolie pêche, elles sont si rares, les pêches, à Rio ! attirait le regard,
au milieu des produits colorés de la quita. Bien des promeneurs, alléchés par les
agaceries du fruit européen, firent des offres pour se l’approprier. »
Sur le marché, les aliments représentent une société cosmopolite, en échange
constant avec l’extérieur se forgeant ainsi une identité du métissage des influences. Les
fruits et légumes arrivent toujours en première place des descriptions révélant leurs
importance dans l’économie et dans l’alimentation brésilienne : « Rien de plus original
que l’aspect de ce marché, où sont entassés oranges, bananes, mangues, fruits de Conde,
melons d’eau, ananas, citrons, goyaves, grenades, avocats, espinafres, batatas doces,
palmitos, » (Adèle Toussaint-Samson), et Charles Expilly, dans Femmes et mœurs du
Brésil, y voit aussi dans le panier de Manoëla les fruits de La quinta du senhor
Madrinhão : « les pitangas les plus vermeilles, les frute do conde les plus
appétissants. », les « bananes, oranges, cajas, pitangas, ananas, figues, etc., » Adèle
Toussaint-Samson présente aussi les étales d’animaux : « au milieu de perroquets de
toute sorte, de tatûs, de singes, de ouistitis, de poules d’Inde et d’oiseaux de tous
plumages. », d’ustensiles de cuisine et objets de ménages : « Plus loin, se tiennent les
marchands de nattes, de cocos, de calebasses et de grandes jarres, dont les plus petites,
appelés moringas, sont les carafes du pays. » ou encore l’inévitable marché aux
poissons : « au fond, donnant sur la mer, se trouve le marché au poisson, où abondent
sardines, crevettes, huîtres et poissons délicieux, qu’on achète vivants ; tout le long du
quai, qui borde le marché de ce côté, sont les pirogues ou canoâès, où les pêcheurs
vendent le poisson par lots »
Les produits sont aussi vendus cuisinés, laissant ainsi apparaître les fondements
de l’alimentation brésilienne et, en quelques lignes, c’est un véritable voyage culinaire
qui est mis à l’œuvre : « là se tiennent, sous de grands parapluies de toile, des négresses,
qui vous servent, pour un vintem (deux sous), un bol de café chaud ou bien des batatas
doces fumantes, des sardines frites et de l’angû (farine de manioc mêlée avec de l’eau
bouillante et du sel, et formant une bouillie très épaisse) ; les nègres les plus friands
assaisonnent le tout d’une espèce de graisse, qu’ils appellent azeite de dindin (huile de
dindin). Là aussi se vendent des massarocas (épis) de maïs grillé, et la feijõada, c’est-à-
dire tout ce qui constitue, au Brésil, un repas de nègres, et même de blancs de classe
inférieure.» (Adèle Toussaint-Samson). La cuisine devient alors un véritable révélateur
social. L’usage de l’accumulation, répétée pour chaque catégorie de marchandises
offrent au lecteur l’image d’une société de l’abondance, de l’el dorado. Pour les lecteurs
contemporains de nos voyageurs ces descriptions laissent place à l’imagination
débordante, d’une société où seuls les plus riches ont accès au café et au fameux
chocolat de la cour des rois de France. L’insertion de termes en langue étrangère
renforce encore le pittoresque et l’exotisme qui se dégagent de ces pages. Se détache
enfin les goûts culinaires de la population brésilienne et la célèbre feijoada, alliant
ensemble les blancs pauvres et les nègres. L’alimentation s’impose alors comme un
facteur de classification sociale. Le repas de nègres semblant alors bien différent du
repas de blancs de classe plus aisée.
Le marché s’impose comme le repère de l’Afrique esclave, le lieu du « nègre »
par excellence, qui prend possession de l’espace par ses rires, son odeur de « catinga »
et sa langue : « C’est là qu’il faut entendre parler cette langue africaine, qu’on appelle
langue de la côte. » (Adèle Toussaint-Samson). Charles Ribeyrolles, accroche
directement son lecteur : « Aimez-vous l’Afrique ? Allez, de grand matin, au marché
qui touche au port. Vous l’y trouverez tout entière, assise, accroupie, ondulant et jasant,
sous turban de cachemire, ou vêtue de loques, trainant la dentelle ou la guenille : c’est
une galerie curieuse, étrange, o la grâce et le grotesque se mêlent ; c’est le peuple de
Cham sous la tente. » Les vendeuses, souvent des esclaves Minas, ont des consignes très
précises quant à la somme qu’elles doivent rapporter suite à leurs ventes : « On confia
un taboleiro à Manoëla, et, chaque matin, elle se rendit à la ville avec ce taboleiro
chargé des fruits de la quinta. Le feitor fixait un prix à la marchandise parfumée.» (C.
Expilly, Femmes et Mœurs du Brésil) Charles Ribeyrolles montre les deux classes de
vendeuses au marché. « Il y a, là, les négresses à boutique, matrones du lieu,
patriciennes de la mangue et de la banane, et portant au côté crochet et clefs de maison.
(...) La seconde classe des quintandeiras (revendeuses) n’a que le simple tabouret, ou la
table de vente posée sur un piquet, et sous toile, quand il pleut trop de soleil ; (...) si
Décamps, le coloriste nubien, venait manger banane, et chercher fantaisie au marché de
Rio, il y trouverait mieux que ses Turques. Les négresses Minas et les Bahianes sont les
Circassiennes de la vieille Afrique. » Ces deux types d’esclaves domestiques ne sont
autres que l’ancêtre de la cuisinière au service du blanc qu’incarne la grand-mère de
Maryse Condé dans son ouvrage.
La problématique de la cuisine réactualise la vision de la construction identitaire
(historique, sociale, anthropologique et littéraire) et invite à comparer, encore
aujourd'hui, des sociétés géographiquement éloignées comme la Guadeloupe et le Brésil
(zone géographique côtière entre Bahia et Rio de Janeiro). En effet, effectuant un
voyage d’étude en Guadeloupe en juin, j’ai découvert lors de la visite de la maison du
café, la Grivelière, que l’explication du guide était la même que celle de Charles
Ribeyrolles. Le riz en Guadeloupe est l’accompagnement principal et il est souvent
proposé blanc, ou... avec des haricots rouges ! La feijoada n’est alors pas très loin.
La question de l’origine des mots culinaires est aussi primordiale : la maracuja
existe au Brésil et Guadeloupe puisque l’île a d’abord été peuplée par les Indiens
Caraïbes, et les Tainos, en provenance directe du Brésil, qui s’apparentent aux
Aymores... Alors encore une fois les cuisines se rapprochent, et c’est le manioc qui crée
des ponts historiques, anthropologiques et culinaires. Bien sûr ces sociétés ont aussi été
marquées par l’esclavage et le régime de plantation, la case à nègres avec son lopin de
terre mais aussi le simple gombo. Mais c’est ensuite les émigrations variées : chinoises,
indiennes, japonaise et libano-syrienne qui renouvellent le panel du goût. Il ne s’agit pas
seulement de comprendre la construction d’une identité culinaire nationale mais aussi
d’envisager que le construit social passe par la cuisine et qu’elle est aussi la seule
capable de faire tomber le racisme, lorsque noirs et blancs arrivent à s’asseoir à la même
table (non sans difficulté à en croire Charles Expilly qui montre le refus des nantis
blancs de recevoir à leur table Manoëla, esclave noire affranchie qui paye au même titre
qu'eux son voyage en bateau.)
Mais la cuisine invite aussi au questionnement religieux lorsqu’on apprend que
le terreiro du candomblé est à la base la cour intérieur de la fazenda où étaient étalés les
produits des récoltes mais aussi où les esclaves se réunissaient parfois pour danser au
son des percussions - ce que Charles Ribeyrolles nomme déjà la capoeira. Cette
croyance basée sur l’offrande (souvent culinaire)1 à une orixa s’est ainsi adaptée au
rythme de la vie dans la plantation et aux récoltes. N’oublions pas que Jorge Amado
était fils d’Oxóssi...La cuisine est enfin un axe de réflexion politique : par exemple, le
premier livre de cuisine mexicain2 fut en effet rédigé et édité en France à l’époque de la
guerre des Pâtisseries3, invasion du Mexique par les armées françaises en 1838, et
contient en grande partie des recettes françaises... à la sauce mexicaine ! Apparaissent
alors le multiculturalisme, l’exotisme mais aussi le néo-colonialisme culturel. Enfin, la
cuisine est un espace de création tout comme l’écriture, les aliments préparés font
voyager les papilles et installent le lecteur de la vie dans une rêverie qui n’est pas loin
de celle ressentie à la lecture d’un bon roman ; car celui-ci ne se dévore-t-il pas,
lorsqu’il est délicieux, à la manière d’un bon repas.
1 Cf. Awó, o mistério dos orixás, ed. Pallas, p. 104-113, 2006, de Gisèle Omindarewá Cossard, Mère de
Saint française à Rio de Janeiro. 2 Cf. « Les livres de recettes « francisés » au Mexique au XIX
e siècle, La construction de la nation et d’un
modèle culinaire national » par Sarah Bak-Geller Corona 3 Primera Intervención Francesa en México ou Guerra de los Pasteles, littéralement « guerre des
gâteaux »