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Paul Mattick Le marxisme hier, aujourd'hui et demain Paul Mattick 1904-1981 par Michael Buckmiller m SPARTACUS

Paul Mattick - Le marxisme : hier, aujourdhui, demain

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Si, dans leur quasi-totalité, les écrits rassemblés ici sont présentés pour la première fois au lecteur français, celui-ci avait déjà la possibilité de prendre connaissance de la pensée de Paul Mattick, dont les principaux ouvrages : Marx et Keynes, Crises et théories des crises, ainsi que l'anthologie Intégration capitaliste et rupture ouvrière, furent traduits il y a un certain temps, et sont déjà épuisés pour certains.Et pour leur part, les éditions Spartacus ont également publié un certain nombre de textes de MattickNéanmoins, la plupart de ces ouvrages s'adressaient à un lecteur disposé à suivre dans tous leurs développements des analyses économiques parfois ardues.D'où l'intérêt que présentent les textes où P. Mattick s'est efforcé d'exposer sapensée de façon plus ramassée et plus accessible. D'autre part, on se rend compte, lorsqu'on consulte sa bibliographie complète, de la diversité des sujets qu'il a abordés dans les quelque 500 articles publiés entre 1924 et 1980.C'est ainsi qu'est né le projet qui est à l'origine du présent recueil : contribuerà mieux faire connaître les idées de P. Mattick, en réunissant une série de textesoù il a été amené à résumer ses analyses, à les spécifier par rapport à tel ou tel problème particulier, par exemple en répondant à des questions qui lui étaient directementadressées.

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Paul Mattick

Le marxisme hier, aujourd'hui et demain

P a u l M a t t i c k 1 9 0 4 - 1 9 8 1

par Michael Buckmiller

m SPARTACUS

Les textes de Paul Mattick et de Michael Buckmiller ont été réunis et traduits par Claude Orsoni, en collaboration avec Guy Fargette, Daniel Saint-James, Rina Saint-James et Wahbi Arbouz.

Table des matières

Avertissement par C. Orsoni 7 « Paul Mattick, 1904-1981 » par M. Buckmiller 9

Le marxisme, hier, aujourd'hui et demain (1979) 15 Le nouveau capitalisme et l'ancienne lutte de classes (1968) 33 La crise mondiale et le mouvement ouvrier (conférence suivie d'une discussion) (1975) 53 Le capital monopoliste d'Etat (1976) 79 La révolution bolchevique a-t-elle été un échec ? (1938) 87 Rosa Luxemburg : une rétrospective (1977) 93 Autorité et démocratie aux Etats-Unis (1978) 113 Dictature des intellectuels? (1936) 127 Y a-t-il un « autre » mouvement ouvrier ? (1975) 147

Bibliographie 153

Paul Mattick

Avertissement

Si, dans leur quasi-totalité, les écrits rassemblés ici sont présentés pour la pre-mière fois au lecteur français, celui-ci avait déjà la possibilité de prendre connais-sance de la pensée de Paul Mattick, dont les principaux ouvrages : Marx et Keynes, Crises et théories des crises, ainsi que l'anthologie Intégration capitaliste et rupture ouvrière, furent traduits il y a un certain temps, et sont déjà épuisés pour certains. Et pour leur part, les éditions Spartacus ont également publié un certain nombre de textes de Mattick

Néanmoins, la plupart de ces ouvrages s'adressaient à un lecteur disposé à sui-vre dans tous leurs développements des analyses économiques parfois ardues. D'où l'intérêt que présentent les textes où P. Mattick s'est efforcé d'exposer sa pensée de façon plus ramassée et plus accessible. D'autre part, on se rend compte, lorsqu'on consulte sa bibliographie complète, de la diversité des sujets qu'il a abordés dans les quelque 500 articles publiés entre 1924 et 1980.

C'est ainsi qu'est né le projet qui est à l'origine du présent recueil : contribuer à mieux faire connaître les idées de P. Mattick, en réunissant une série de textes où il a été amené à résumer ses analyses, à les spécifier par rapport à tel ou tel pro-blème particulier, par exemple en répondant à des questions qui lui étaient direc-tement adressées. Les textes retenus sont donc relativement courts, et ils portent sur les problèmes qui ont toujours été au centre des travaux de Mattick : l'analyse de la société capitaliste et de ses contradictions immanentes, les conditions et les chances de son renversement par les exploités, l'interprétation des révolutions allemande et russe, la démystification du capitalisme d'Etat et du prétendu « socialisme soviétique », celle des mouvements nationalistes et anti-impérialistes, l'analyse du fonctionnement de l'économie et de la société américaines. Cepen-dant certains textes traitent de questions que P. Mattick a plus rarement abordées, ce qui fait leur intérêt particulier : c'est par exemple le cas de « Dictature des intel-lectuels ? », où il discute en détail du vieux problème des « nouveaux maîtres », ou bien de « Y a-t-il un "autre" mouvement ouvrier ? », qui critique la thèse récente de K. H. Roth. Enfin, le lecteur sera frappé de l'actualité des développements qui portent sur les politiques social-démocrates, sur l'évolution des partis communis-tes, sur la nature des régimes soviétiques, etc.

En raison même des principes qui ont guidé ce choix, nous avons dû écarter des textes essentiels, qui débordaient par leurs dimensions les limites de ce recueil, et qui portent par exemple sur le marxisme-léninisme, sur le fascisme, sur le mouvement des chômeurs aux Etats-Unis, sur l'écologie, etc. en espérant qu'une autre publication permettra de les faire connaître. Si, par ailleurs, les textes rassemblés se recoupent sur un certain nombre de points, de tels recoupements, inévitables en raison du caractère systématique des positions économiques et

1 Cf. notre bibliographie en fin de volume.

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politiques de P. Mattick, nous semblent permettre de mieux saisir ces positions, car les mêmes idées se trouvent placées sous des éclairages ou appliquées à des objets différents. Enfin, si ces textes appartiennent à des époques bien distinctes, nous avons voulu faire une large place aux plus récents, comme celui qui donne son titre à ce recueil.

Ne cherchant pas à faire un travail académique qui serait étranger à l'esprit de P. Mattick, nous n'avons indiqué qu'une bibliographie succincte, renvoyant à la bibliographie complète établie par Michael Buckmiller, qui a également élaboré, à partir du témoignage de P. Mattick lui-même, la biographie qui ouvre ce volume.

Nous espérons ainsi donner une image vivante d'une pensée et d'une per-sonne qui l'était au plus haut point, et susciter le désir de l'approcher davantage.

C. ORSONI

PAUL MATTICK (1904-1981)

Paul Mattick est mort le 7 février 1981 à Cambridge (Massachussets, U.S.A.), à l'âge de 76 ans. On trouve, dans son oeuvre comme dans toute son activité politique, la marque de ce courant radical du communisme de conseils qui, au début des années 20, lui offrit dans le mouvement ouvrier allemand le cadre où se déroula sa jeunesse. Paul était né en 1904 en Poméranie, et il avait grandi à Berlin, dans un milieu prolétarien conscient. Dès l'âge de 14 ans, il était membre de l'organisation spartakiste des « Libres Jeunesses Socialistes » et fut le délégué des apprentis au Conseil ouvrier de Siemens, où il avait entrepris au début de 1918 une formation d'outilleur. Tout au long de la période révolutionnaire, il fut mêlé à de nombreuses actions, son esprit aventureux le conduisant à être plus d'une fois arrêté et menacé de mort ; le reflux de la vague révolutionnaire le confirma dans sa conviction que la révolution devait être faite par les ouvriers selon leurs propres idées, et que personne ne pouvait l'accomplir à leur place.

Lorsque le « parlementarisme révolutionnaire » commença à l'emporter au sein du KPD (S) (Parti communiste allemand-Spartacusj au cours de l'année 1919, et que Paul Lévi, le successeur de R. Luxemburg, réussit par ses manœuvres à éliminer du parti la tendance communiste de conseils hostile aux compromis, lors du Congrès de Heidelberg, Paul Mattick quitta le parti et se joignit au groupe qui, en 1920, après le putsch de Kapp, fonda le KAPD (Kommunistische Arbeiter Partei Deutschlands, Parti commu-niste ouvrier d'Allemagne), et il travailla au sein d'une organisation de jeunes, la « Rote Jugend », dont le journal accueillit ses premiers écrits. A l'âge de 17 ans, il se rendit à Cologne, dans l'intention d'y trouver un emploi chez Klôckner, ce qui fut le cas pendant un certain temps, jusqu'à ce que les grèves, les émeutes, et de nouvelles arrestations, le privent de son emploi.

Agitateur et organisateur du KAPD et de l'AA U(AllgemeineArbeiter Union, Union générale des ouvriersj dans la région de Cologne, il fut encouragé dans ses tentatives lit-téraires par les contacts étroits qu'il noua avec des écrivains, intellectuels et peintres radicaux qui appartenaient à l'AAU-E (Union générale des ouvriers - Organisation uni-fiée) fondée par Otto Rïthle. C'est donc à partir de 1925 que parurent régulièrement dans la presse radicale de gauche ses contributions littéraires, ses commentaires politi-ques et ses comptes-rendus. Beaucoup n'étaient pas signés de son nom. Dans le mouve-ment radical, à la différence des organisations social-démocrates ou communistes, les ambitions personnelles avaient du mal à s'affirmer, puisque par principe il n'y avait pas de poste de permanent rétribué que l'on pût se proposer de conquérir.

Après l'inévitable déclin du KAPD et de tous les groupes qui s'opposaient de l'inté-rieur ou de l'extérieur à la bolchévisation du KPD entreprise au milieu des années 20, beaucoup se rendirent compte qu'un mouvement prolétarien révolutionnaire autonome restait privé de perspectives en Allemagne, et ne mènerait plus qu'une existence fanto-matique face aux organisations établies. C'est dans ce contexte que Paul Mattick, réduit au chômage depuis déjà plusieurs années, repartit à l'aventure et émigra aux Etats-Unis en 1926, sans pour autant rompre tout contact avec le KAPD et l'AAU.

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Dès son plus jeune âge, Mattick avait été un grand lecteur ; dans la situation d'iso-lement linguistique que lui imposait une petite ville américaine, il eut pour la première fois la possibilité d'étudier systématiquement les œuvres du mouvement révolutionnaire et surtout de Karl Marx. En outre, la publication de l'ouvrage principal d'Henryk Gross-man, Das Akkumulation und Zusammenbruchsgesetz des kapitalistischen Systems /La loi de l'accumulation et de l'effondrement du système capitaliste) en 1929, fut pour Mattick d'une importance capitale, car Grossman replaçait au centre du débat socialiste la théorie marxienne de l'accumulation, tombée dans l'oubli. Certes Rosa Luxembourg avait, bien longtemps auparavant, au cours de la crise révisionniste, souli-gné qu'une praxis révolutionnaire était inconciliable avec une théorie réformiste, et qu'on ne pouvait faire l'économie d'une démonstration scientifique des limites histori-ques objectives du développement capitaliste ; néanmoins, avec sa théorie de la sous-consommation, elle n'était pas parvenue à déduire des schémas de Marx l'inévitable dis-parition du capitalisme. Grossman, lui, démontrait que toutes les difficultés de l'accu-mulation capitaliste, le retour nécessaire des crises et la fin du capitalisme découlaient, selon Marx, des rapports de production capitalistes, et de la production de valeur et de plus-value.

Sans doute Grossman ne prétendait-il pas, comme on le lui a prêté, que le capita-lisme s'effondrerait de façon automatique, ni que cet effondrement pouvait faire l'objet d'une prévision ; il s'appuyait seulement sur la théorie de Marx pour expliquer que, compte tenu de la nécessité, immanente au système capitaliste, des crises périodiques, la chance s'offrait au prolétariat, lors de chaque grande crise, de transformer la lutte de classes au sein de la société capitaliste en un combat pour une autre société, pour une société socialiste. C'est ainsi que le livre de Grossman revêtit, l'année où éclata la crise mondiale, une signification particulièrement actuelle pour tous ceux en qui l'espoir d'une révolution prolétarienne n'était pas complètement éteint, et qui n'avaient pas été gagnés à l'illusion d'une paisible transition réformiste du capitalisme au socialisme. Pour Mattick, cette exploration systématique de la critique marxienne de l'économie politique, placée sous le signe du rétablissement par Grossman de la théorie des crises de Marx, ne représentait pas un problème purement théorique, elle était en rapport direct avec ses activités révolutionnaires ; il le rappelait encore quarante années plus tard, avec une nuance d'autocritique :

« Les révolutionnaires avaient tendance à surestimer les difficultés de l'accumu-lation, de façon à donner une consistance objective aux solutions révolutionnai-res. La conviction, prétendument "fataliste", de "l'inévitable effondrement" du système, ne faisait pas obstacle à l'activité révolutionnaire, elle la stimulait bien au contraire. Mais cela implique également que les diverses interprétations de la théorie marxienne de l'accumulation ne sont pas seulement fonction d'intérêts de classe différents, mais aussi de l'état effectif de la lutte de classes elle-même '. »

A la fin des années 20, Paul Mattick tenta de rompre son isolement provincial et de renouer pratiquement avec le mouvement prolétarien. Il s'installa à Chicago et entra dans l'organisation américaine la plus proche du KAPD et de l'AAU, les IWW jIndus-trial Workers of the World), d'orientation syndicaliste révolutionnaire. Les Woobblies,

1. Préface de P. Mattick à H. Grossman, Marx, l'économie politique classique et le problème de la dynami-que. Champ Libre. 1975.

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comme on les appelait, étaient la seule organisation syndicale révolutionnaire aux Etats-Unis, elle s'efforçait de rassembler les travailleurs des différentes branches industrielles en une seule grande « Union », indépendamment de leur origine nationale, et entendait préparer la grève générale censée renverser le capitalisme. Mais au début des années 30, la grande époque des grèves militantes des Woobblies était déjà révolue, et ce fut le mouvement des chômeurs, qui démarrait alors, qui permit aux IWW de connaître encore par endroits un éphémère renouveau. Le programme des IWW, rédigé en alle-mand par Paul Mattick et publié en mai 1933, portait en sous-titre : « la crise mortelle du système capitaliste et les tâches du prolétariat », et il présentait encore les marques de la théorie de Grossman. Les IWW cessèrent de connaître des succès organisationnels d'aussi grande ampleur.

Auparavant, Mattick avait déjà tenté de rassembler les diverses organisations ouvrières de langue allemande de Chicago, et de ranimer en 1931 la mémorable « Chi-cagoarbeiterzeitung », rédigée en d'autres temps par August Spies et Joseph Dietzgen ; mais cette publication ne put faire face à la concurrence du parti communiste, organisée à l'époque par Stefan Heym qui menait des attaques directes contre Mattick, et elle dis-parut de nouveau en 1931. Il y avait une absurdité de plus en plus évidente à vouloir vivre et travailler en Amérique et à s'efforcer d'intervenir dans le mouvement révolution-naire américain, tout en se limitant à une propagande dirigée vers un seul groupe ethni-que. A partir de ce moment-là, Paul écrivit presque toujours en anglais.

En 1934, Mattick rejoignit des camarades exclus du Parti Léniniste Prolétarien pour former l'UWP, United Workers Party. Cette organisation d'orientation commu-niste de conseils ne tarda pas à abandonner son sigle. Ce « Group of Council Commu-nists » possédait des partisans dans de nombreuses villes. Il maintint d'étroites relations avec les conseillistes hollandais autour d'Anton Pannekoek, Henk Canne Meijer et Jan Appel, et publia jusqu'en 1943 « International Council Correspondent », qui devint « Living Marxism » (à partir de 1938) puis (à partir de 1942j « New Essays ».

Outre son travail en usine, P. Mattick se chargeait de la plus grande partie du tra-vail technique de la revue, et il écrivit également la plupart des articles qui y parais-saient. Rares furent ceux qui y apportèrent une contribution régulière : Karl Korsch fut une exception. Mattick était entre en relations avec lui en 1935, et depuis son émigra-tion aux Etats-Unis fin 1936, ils entretinrent des liens d'amitié pendant de longues années.

Lorsqu'on feuillette aujourd'hui le reprint en 5 volumes de ces revues, on est étonné et impressionné de voir avec queh modestes moyens et quelles difficultés, par rapport aux conditions actuelles, a pu se maintenir pendant si longtemps et avec une influence aussi restreinte une revue d'un tel niveau théorique 2.

Le mouvement des chômeurs ne fut pas en mesure de produire une forme organisa-tionnelle révolutionnaire qui lui soit propre et durable, surtout après que le New Deal apporta en 1935 les premières mesures sociales en faveur des ouvriers. Le capitalisme américain démontra son aptitude à résoudre provisoirement le problème des chômeurs et à intégrer derechef, tantôt par l'argent tantôt par la violence, le mouvement des mas-ses dans lequel Mattick déployait à Chicago une activité infatigable. La guerre et la prospérité qui s'ensuivit condamnèrent celui-ci, pour le restant de ses jours, à poursuivre

2. New essays (volumes I-V), Evanston, Illinois, U.S.A., Greenwood, 1970.

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la lutte de classes par d'autres moyens : les moyens de la critique théorique. Mattick n'a cessé de déplorer cette restriction de son activité au domaine idéologique, et de la consi-dérer comme provisoire ; ces circonstances, si elles lui ont permis de devenir un éminent théoricien marxiste, n'ont en rien modifié sa position prolétarienne fondamentale.

En 1936, il écrivit, pour /'Institut fur Sozialforschung de Horkheimer, une étude sociologique sur le mouvement des chômeurs aux Etats-Unis, étude qui disparut dans les tiroirs de l'Institut et ne fut publiée qu'en 1969, par les éditions « Neue Kritik » du S.D.S. allemand. Sa position manifestait un effort de plus en plus marqué pour libérer le marxisme de la dogmatisation politico-idéologique qu'il devait à la social-démocratie et au bolchévisme, et pour le concentrer sur l'essentiel : la critique de l'économie politique, liée à l'émancipation potentielle et autonome de la classe ouvrière. Avec toute la puis-sance d'analyse et la perspicacité théorique dont il était capable, il soumit à une critique « orthodoxe » toute une série de théoriciens marxistes importants, qui s'efforçaient de démontrer la nécessité de « compléter » le marxisme d'une manière ou d'une autre, ou bien qui nourrissaient l'ambition politique de faire passer le capitalisme d'Etat pour la prochaine étape sur la voie du socialisme... Il pourrait sembler au premier abord que P. Mattick se soit contenté de prendre la défense de la théorie marxiste d'un point de vue « orthodoxe », sans se soucier véritablement des transformations réelles qui affec-tent l'économie et la société, et par conséquent le mouvement ouvrier. Pourtant il a tou-jours considéré son orthodoxie marxiste comme étant en rapport étroit avec la lutte de classe du prolétariat. Il était profondément convaincu que celui-ci restait démuni et impuissant face au capital, s'il abandonnait l'arme de la critique de l'économie politique aux diverses modes théoriques que suscite le développement historique. Toute théorie prétendant que le capitalisme s'est à ce point transformé qu'il lui est désormais possible de maîtriser définitivement sa tendance immanente à la crise, ou bien encore que le pro-létariat est désespérément intégré à la « société unidimensionnelle » et ne peut plus être considéré comme un sujet révolutionnaire, revenait pour Mattick à renoncer à toute possibilité de révolution prolétarienne, et à attribuer au capitalisme la capacité de sub-sister indéfiniment. Les critiques qu'il formule contre Keynes et contre Marcuse sont sur ce point exemplaires.

Après l'entrée en lice des Etats-Unis durant la Seconde Guerre mondiale — qui déclencha une chasse aux sorcières dirigée contre toute l'intelligentsia critique, le trop fameux maccarthysme — la gauche américaine cessa toute activité. Mattick quitta New York, où il s'était installé à la fin de la guerre et se retira à la campagne, au début des années 50, dans le Vermont, où il s'efforça de gagner sa vie par toutes sortes de travaux, et par la plume. C'était l'époque de l'après-guerre, qui offrait une certaine stabilité sociale et économique, et qui fit de tous les économistes et de tous les stratèges économi-ques des keynesiens convaincus que les problèmes du capitalisme trouvaient leur solu-tion dans « l'économie mixte », c'est-à-dire dans l'association du marché et de la politi-que économique de l'Etat. Mattick remit alors sur le métier le travail qu'il avait entre-pris dans les années 40 sur Keynes, et il écrivit une série d'articles qui attaquaient d'un point de vue marxiste la théorie et la pratique keynésiennes. A quel point l'époque se trouvait sous l'influence de Keynes, on le voit dans le fait que ces travaux ne purent être publiés que 10 ans plus tard, dans l'ouvrage Marx et Keynes, au moment où le miracle de la théorie keynésienne commença à pâlir sous l'effet du nouveau cycle de crise des années 60.

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Libre à chacun de ne voir là que spéculation philosophique : ce fut pourtant bien un ouvrier qui défendit la possibilité d'une révolution prolétarienne contre la « révolution » keynésienne.

Mais cette défense visait également les critiques socialistes de la théorie marxiste. Elaborant une analyse minutieuse des contradictions économiques sur lesquelles repo-sait la théorie alors célèbre de « l'homme unidimensionnel » dans la société capitaliste avancée, de H. Marcuse, Mattick réfutait en même temps la thèse selon laquelle le « prolétariat » de Marx n'était plus, dans la société industrielle développée, qu'un « con-cept mythologique ». Bien qu'il approuvât par ailleurs les critiques de Marcuse contre l'idéologie dominante, Mattick démontra que la théorie de l'unidimensionnalité appar-tenait elle-même à l'idéologie. Pour Marcuse, la critique de Mattick était la seule criti-que solide que son livre ait suscitée (sans toutefois qu'il tentât moindrement d'y répon-dre, et les nombreux admirateurs de Marcuse observent le même silence).

Dans les années 60, Paul Mattick s'était établi à Cambridge, où il continua de pro-duire un courant régulier de livres, d'articles et de comptes-rendus. Aujourd'hui ses ouvrages sont traduits dans presque toutes les langues. L'université expérimentale danoise de Roskilde l'accueillit pendant un an [1974-1975) comme « professeur invité », à la demande des étudiants. Il donne de nombreuses conférences en Europe à la fin des années 60. Sa dernière tournée de conférences le conduisit en 1978 à l'Université de Mexico.

Ceux qui ont eu le privilège de l'approcher ont pu percevoir quelque chose de la ténacité et de la rigueur qu'il mettait dans les questions théoriques, de la stupéfiante étendue de ses intérêts et de ses connaissances, de la vaillance avec laquelle il mainte-nait ses positions — rationnellement mais sans dogmatisme, et à contre-courant des modes intellectuelles — et de son absence totale de vanité personnelle.

Il est mort comme il avait vécu : marxiste, révolutionnaire, communiste de conseils, incarnant un type de révolutionnaire prolétarien qu'on rencontre rarement de nos jours. Il écrivait en 1969, dans son livre sur Marcuse : « Aussi réduites que soient aujourd'hui les chances qui s'offrent pour une révolte, ce n'est pas le moment de mettre bas les armes. » C'est ce dont sa vie porte témoignage, et ce qui peut nous insuffler du courage pour d'autres combats.

Michael Buckmiller

Le marxisme hier, aujourd'hui et demain*

Selon Marx les transformations des conditions sociales et matérielles modifient la conscience des individus. Cette idée s'applique aussi au marxisme lui-même et à son développement historique.t,e marxisme était au départ une théorie de la lutte de clas-ses résultant des conditions sociales spécifiques de la production capitalistejMais alors que l'analyse de la production se réfère à la tendance générale du développement capi-taliste, la lutte de classes est affaire quotidienne et s'ajuste à des conditions sociales changeantes. Ces ajustements se trouvent reflétés dans l'idéologie marxiste. C'est pour-quoi l'histoire du capitalisme est aussi l'histoire du marxisme.

Le mouvement ouvrier a précédé la théorie de Marx et a fourni les bases réelles de son développement.iLe marxisme est devenu la théorie dominante du mouvement socialiste parce qu'il s'est montré apte à mettre en évidence, de manière convaincante, la structure d'exploitation de la société capitaliste, et, simultanément, les limites histori-ques de ce mode particulier de productionj Le secret de l'énorme développement capi-taliste — c'est-à-dire l'exploitation toujours plus intense de la force de travail — était aussi le secret des diverses difficultés qui devaient, à l'évidence, le conduire à sa fin.

Utilisant des méthodes d'analyse scientifiques, le Capital de Marx fut à même d'énoncer une théorie qui faisait la synthèse de la lutte de classes et des contradic-tions générales de la production de capital.

La critique de l'économie politique par Marx était nécessairement aussi abs-traite que l'économie politique elle-même. Elle ne pouvait, cette critique,ls'occu-per que de la tendance générale du développement capitalistejnon de la multipli-cité de ses manifestations concrètes à un moment donné. Comme l'accumulation est à la fois la cause de l'élargissement du système et la raison de son déclin, la production capitaliste procède par cycles successifs d'expansion et de contraction. Ces deux états amènent des situations sociales différentes et, par conséquent, des réactions différentes de la part et du capital et du travail. Bien entendu la tendance générale du développement capitaliste implique qu'il est chaque fois plus difficile d'échapper à une période de contraction par une nouvelle expansion, et donc qu'il existe une tendance à l'écroulement du système. Mais il est impossible de dire à quel moment de son développement le capital se désintégrera, par suite d'une impossibilité objective de poursuivre le processus d'accumulation.

La production capitaliste qui suppose l'absence de toute espèce de régulation sociale consciente de la production, trouve une sorte de régulation aveugle dans le mécanisme du marché, par l'offre et la demande. Le marché lui-même s'adapte aux besoins d'expansion du capital, besoins conditionnés d'un côté par les condi-tions d'exploitation (variables) de la force de travail, de l'autre par l'altération de la structure du capital liée à son accumulation même. Les entités particulières impliquées dans ce processus ne sont pas discernables empiriquement, de sorte

' Publié en espagnol dans Nueva politica, n° 7, juillet 1979 et en anglais dans Root and Branch n° 10, 1981 .

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qu'il est impossible de déterminer si oui ou non, une crise donnée de la produc-tion de capital sera brève ou prolongée, plus ou moins dévastatrice dans ses consé-quences sociales, ou se révélera être la crise finale du système capitaliste, grâce à un soulèvement de la classe ouvrière dont l'action aboutirait à une solution révo-lutionnaire.

En principe toute crise prolongée et profonde peut déboucher sur une situa-tion révolutionnaire qui peut elle-même intensifier la lutte de classes jusqu'au point de renverser le système — pourvu, évidemment, que les conditions objecti-ves entraînent une disposition subjective à changer les relations sociales de pro-duction. Pour le mouvement marxiste à ses débuts, cela paraissait réaliste : le mouvement socialiste était en pleine croissance et la lutte de classes s'étendait à l'intérieur du système capitaliste ; le développement de celui-ci, pensait-on, devait s'accompagner d'un développement parallèle de la conscience de classe prolétarienne, les organisations de la classe ouvrière devaient croître, et on verrait de plus en plus clairement qu'il existe une alternative à la société capitaliste.

Il semblait que, dans la lutte de classes, théorie et pratique allaient de pair puisque liées l'une et l'autre au développement capitaliste, à son auto-expansion et à ses limites. On pensait que l'exploitation croissante du travail et la polarisa-tion progressive entre une petite minorité d'exploiteurs et l'énorme masse des exploités augmenteraient la conscience de classe des travailleurs et par là leur ten-dance révolutionnaire à détruire le système capitaliste. Evidemment les condi-tions sociales de l'époque ne permettaient pas d'imaginer d'autres perspectives, à un moment où le déploiement du capitalisme industriel s'accompagnait d'une misère croissante dans les classes laborieuses et d'un durcissement de la lutte de classes. Mais ces perspectives n'en étaient pas moins conditionnées par une situa-tion qui ne laissait pas apparaître encore la possibilité d'une autre suite d'événe-ments.

A l'exception des périodes de crises et de récessions, le capitalisme s'est mon-tré capable jusqu'à aujourd'hui, grâce à une productivité en croissance accélérée, d'augmenter continûment son capital et de s'étendre sur la planète. Il a démontré qu'il lui était possible, non seulement de reconquérir une rentabilité temporaire-ment perdue, mais encore de l'augmenter suffisamment pour pouvoir, à la fois, poursuivre l'accumulation et améliorer le niveau de vie de la majeure partie de la population laborieuse. Le succès de l'expansion capitaliste et l'amélioration de la condition des travailleurs a semé le doute quant à la validité de la théorie abstraite de Marx sur le développement capitaliste. La réalité semblait en fait contredire l'attente de Marx concernant l'avenir du capitalisme. Même quand on conservait la théorie, on ne l'associait plus à une idéologie orientée vers le renversement du capitalisme. Le marxisme révolutionnaire se transforma en une théorie évolution-niste, exprimant le voeu de transcender le système capitaliste en réformant sans cesse ses institutions économiques et politiques. Le révisionnisme marxien, de manière ouverte ou dissimulée, aboutit à une espèce de synthèse entre les idéolo-gies marxistes et bourgeoises, corollaire théorique de l'intégration du mouvement ouvrier dans la société capitaliste.

Il ne faut cependant pas surestimer l'importance de ce phénomène car le mouvement ouvrier organisé n'a jamais concerné qu'une petite fraction de la

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classe laborieuse. La grande masse des travailleurs s'est adaptée à l'idéologie de la bourgeoisie régnante, et — soumise aux conditions objectives du capitalisme — n'a constitué une classe révolutionnaire que potentiellement. Elle pourrait deve-nir révolutionnaire par la force de circonstances qui déborderaient les limites de son idéologie, offrant alors à sa fraction consciente une occasion de transformer le potentiel en réalité grâce à son exemple révolutionnaire. Cette fonction de la frac-tion consciente de la classe ouvrière a été perdue par l'intégration dans le système capitaliste. Le marxisme devint une doctrine de plus en plus ambiguë, servant des desseins qui différaient des objectifs initiaux.

Tout ceci est de l'histoire : très précisément, l'histoire de la Deuxième Inter-nationale qui montra que son orientation apparemment marxiste n'était que la fausse idéologie d'une pratique non révolutionnaire. Cela n'a rien à voir avec une trahison du marxisme : c'est le résultat de l'ascension rapide et de la puissance croissante du capitalisme qui incitaient le mouvement ouvrier à s'adapter aux conditions changeantes de la production capitaliste. Puisqu'un renversement du système semblait impossible, les modifications du capitalisme déterminèrent cel-les du mouvement ouvrier. En tant que mouvement réformiste, celui-ci participa aux réformes du capitalisme, fondées sur une productivité de plus en plus grande et l'expansion concurrentielle et impérialiste de capitalismes, organisés à l'échelle nationale. La lutte de classes se transforma en collaboration de classes.

Dans ces conditions nouvelles, le marxisme, dans la mesure où il ne se trou-vait pas tout à la fois rejeté et réinterprété en son contraire, prit une forme pure-ment idéologique qui n'affectait pas la pratique pro-capitaliste du mouvement ouvrier. Il put ainsi coexister avec d'autres idéologies rivalisant pour avoir des fidèles. Il ne représentait plus la conscience d'un mouvement ouvrier visant à ren-verser la société, mais une conception du monde s'appuyant prétendument sur la science sociale de l'économie politique. Il devint alors l'affaire des éléments les plus critiques de la classe moyenne, alliés à la classe ouvrière mais extérieurs à elle. Ainsi se concrétisait la faille existant entre la théorie marxienne et la pratique réelle du mouvement ouvrier.

Il est évidemment exact que les idées socialistes furent d'abord et surtout — mais pas exclusivement — émises par des membres de la classe moyenne, émus par les conditions inhumaines que faisait régner le capitalisme dans ses débuts. Leur attention a été attirée sur le changement social et, par conséquent, sur la classe ouvrière, à cause de ces conditions et non en raison d'un quelconque niveau d'intelligence. Il n'est donc pas surprenant qu'au tournant du siècle, les améliorations apportées par le capitalisme aient émoussé leur sens critique, et cela d'autant plus que la classe ouvrière elle-même avait perdu l'essentiel de son ardeur contestataire. Le marxisme devint une préoccupation d'intellectuels et prit un caractère universitaire. On ne le considérait plus essentiellement comme une activité d'ouvriers mais comme un problème scientifique à débattre.

Néanmoins les controverses engagées autour des diverses questions posées par le marxisme ont alimenté la fiction de la nature marxienne du mouvement ouvrier, illusion que les réalités de la Première Guerre mondiale se sont chargées de dissiper.

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Cette guerre qui a représenté une crise gigantesque de la production capita-liste, suscita un bref retour de radicalité dans le mouvement ouvrier et dans l'ensemble de la classe ouvrière. On alla jusqu'à proclamer un retour à la théorie et à la pratique marxiennes. Mais c'est en Russie seulement que les soulèvements sociaux allèrent jusqu'au renversement du régime capitaliste, il est vrai arriéré et semi-féodal. C'était néanmoins la première fois qu'un régime capitaliste trouvait sa fin grâce à l'action des populations opprimées et à la détermination d'un mou-vement marxiste. Le marxisme mort de la Seconde Internationale semblait devoir laisser la place au marxisme vivant de la Troisième Internationale. Et comme c'était le parti bolchevique, guidé par Lénine, qui avait transformé la révolution russe en révolution sociale, ce fut l'interprétation du marxisme particulière à Lénine qui devint le marxisme du nouveau et « dernier » stade du capitalisme. Ce marxisme, fort justement rebaptisé « marxisme-léninisme » a dominé le monde de l'après-guerre.

Il n'y a pas lieu ici de retracer l'histoire de la Troisième Internationale et du genre de marxisme qu'elle propagea. Cette histoire est bien exposée dans d'innombrables publications où les responsabilités de son effondrement sont reje-tées sur le seul Staline ou attribuées à Lénine lui-même. Le fait est que le concept de révolution mondiale ne se matérialisa pas et que la révolution russe resta une révolution nationale, et, par conséquent, prisonnière de ses conditions socio-économiques. Dans son isolement elle ne pouvait être qualifiée de révolution socialiste au sens marxien, car il lui manquait toutes les conditions préalables à une transformation socialiste de la société : la suprématie d'un prolétariat indus-triel et un appareil de production qui, dans les mains des producteurs, ait pu entraîner non seulement la fin de l'exploitation, mais encore une avancée de la société au-delà des limites du capitalisme. Les choses étant ce qu'elles étaient, le marxisme ne pouvait fournir qu'une idéologie renforçant, même en la contredi-sant, la réalité du capitalisme d'Etat. En d'autres termes, comme pour la Deuxième Internationale, le marxisme, pour la Troisième Internationale, soumise aux intérêts spécifiques de la Russie bolchevique, ne pouvait fonctionner que comme une idéologie destinée à masquer une pratique d'abord non-révolutionnaire puis contre-révolutionnaire.

En l'absence de mouvement révolutionnaire, la Grande Crise, affectant le monde entier, n'aboutit pas à des soulèvements révolutionnaires mais au fascisme et à la Seconde Guerre mondiale. La conséquence en fut une éclipse totale du marxisme. L'après-guerre engendra une nouvelle vague d'expansion capitaliste à l'échelle internationale. Non seulement le capitalisme de monopole sortit renforcé du conflit, mais l'on vit apparaître de nouveaux capitalismes d'Etat, issus soit de libérations nationales, soit de conquêtes impérialistes. Cette situation entraîna non pas une réémergence du marxisme révolutionnaire, mais la « guerre froide », c'est-à-dire la confrontation de systèmes capitalistes diversement organisés, dans une lutte permanente pour la conquête de sphères d'influence et de parts dans l'exploitation. Du côté du capitalisme d'Etat, cette confrontation se camoufla en mouvement marxiste dressé contre la monopolisation capitaliste de l'économie mondiale ; quant au capitalisme libéral il n'était que trop heureux d'assimiler ses ennemis du capitalisme d'Etat aux marxistes et communistes qui visaient à détruire, en même temps que la liberté d'amasser du capital, toutes les libertés de

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la civilisation. Ces deux attitudes permirent d'attacher fermement l'étiquette de « marxisme » à l'idéologie du capitalisme d'Etat. Ainsi les transformations entraî-nées par une série de crises et de guerres n'amenèrent pas à une confrontation entre socialisme et capitalisme, mais à une division du monde entre des systèmes économiques contrôlés de manière plus ou moins centralisée, et à un élargisse-ment du fossé entre nations capitalistes développées et pays sous-développés. Il est exact qu'on fait en général la distinction entre pays capitalistes, pays socialis-tes, et pays du tiers monde. Mais c'est une simplification fallacieuse de différen-ces plus complexes entre ces systèmes économiques et politiques. Le « socia-lisme » est assimilé — à tort mais communément — à un système économique con-trôlé par l'Etat à l'intérieur d'un cadre national où la planification remplace la concurrence. Un tel système n'est plus capitaliste au sens traditionnel, mais n'est pas non plus socialiste au sens marxien d'association de producteurs libres et égaux. Fonctionnant dans un monde capitaliste et par conséquent impérialiste, il ne peut éviter de participer à la compétition pour le pouvoir économique et politi-que, et, comme le capitalisme, il ne peut que s'étendre ou régresser. Il doit se ren-forcer sur tous les plans de façon à limiter l'expansion du capitalisme de mono-pole qui le détruirait. La forme nationale de ces régimes étatiques prétendument socialistes, les met en conflit non seulement avec tout ou partie du monde capita-liste traditionnel, mais aussi les uns avec les autres ; ces régimes doivent donner la priorité aux intérêts nationaux, c'est-à-dire aux intérêts de la couche dirigeante nouvellement formée et privilégiée, dont l'existence et la sécurité sont liées à un Etat-nation. Ce qui permet de contempler une variété « socialiste » d'impérialisme et de voir la guerre menacer entre pays réputés socialistes.

Une telle situation était inconcevable en 1917. Le léninisme, ou, pour employer l'expression de Staline, « le marxisme de l'époque de l'impérialisme », attendait une révolution mondiale sur le modèle de la révolution russe. De même qu'en Russie différentes classes s'étaient unies pour renverser l'autocratie, de même, à l'échelle mondiale, des nations à niveau de développement différents pourraient lutter ensemble contre l'ennemi commun : le capitalisme impérialiste de monopole. Et de même qu'en Russie ce fut la classe ouvrière, sous la direction du parti bolchevique, qui transforma la révolution bourgeoise en révolution prolé-tarienne, de même l'Internationale Communiste serait l'instrument qui transfor-merait les luttes anti-impérialistes en révolution socialiste. Dans ces conditions il était concevable que les nations moins développées puissent faire l'économie d'un développement capitaliste (inévitable autrement), et être intégrées directement dans un monde socialiste en formation. Présupposant le succès des révolutions socialistes dans les pays développés cette théorie n'a pu être ni confirmée ni infir-mée, les révolutions escomptées n'ayant pas eu lieu.

L'intéressant dans ce contexte, ce sont les tendances révolutionnaires du mou-vement bolchevique avant et juste après sa prise de pouvoir en Russie. La révolu-tion a été faite au nom du marxisme révolutionnaire, le renversement politique et militaire du capitalisme et l'instauration de la dictature devant assurer le passage à une société sans classes. Cependant, même à ce stade, et pas seulement à cause des conditions particulières à la Russie, le concept léniniste de reconstruction socialiste s'écartait des notions du marxisme primitif et se fondait plutôt sur celles qui se développèrent au sein de la Deuxième Internationale. Pour cette dernière,

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le socialisme était conçu comme le dépassement automatique du développement du capitalisme lui-même. La concentration et la centralisation du capital entraîne-raient l'élimination progressive de la concurrence mettant ainsi fin à la nature pri-vée de la propriété, jusqu'à ce qu'un gouvernement socialiste, résultat du fonc-tionnement de la démocratie parlementaire, transforme le capital de monopole en monopole d'Etat, instaurant le socialisme par un décret gouvernemental. Bien que Lénine et les bolcheviks aient considéré tout cela comme une utopie en même temps qu'un infâme prétexte pour abandonner toute espèce d'activité révolution-naire, ils envisageaient eux aussi l'instauration du socialisme comme une affaire de gouvernement, quoique devant être menée à bien par voie de révolution. Ils différaient des social-démocrates sur les moyens nécessaires pour atteindre un but qui leur était commun : la nationalisation du capital et la planification centralisée de l'économie.

Lénine était également d'accord avec l'assertion méprisante et philistine de Kautsky selon laquelle la classe ouvrière était incapable d'accéder par elle-même à une conscience révolutionnaire, laquelle devait lui être apportée de l'extérieur par l'intelligentsia des classes moyennes. La mise en pratique de cette idée, ce fut l'organisation du parti révolutionnaire comme avant-garde des ouvriers et comme préalable obligatoire d'une révolution victorieuse. Dans cette optique, si la classe ouvrière est incapable de faire sa propre révolution, elle sera, a fortiori, moins apte encore à construire la nouvelle société, entreprise réservée, en conséquence, au parti dirigeant, possesseur de l'appareil d'Etat. La dictature du prolétariat appa-raît ainsi comme étant celle du parti organisé en Etat. Et, parce que l'Etat doit con-trôler la société dans son entier, il doit aussi contrôler les actions de la classe ouvrière — pour son bien, évidemment. En pratique ceci s'avéra être la domina-tion totalitaire du gouvernement bolchevique.

La nationalisation des moyens de production et l'autoritarisme du gouverne-ment différenciait sans doute le système bolchevique du capitalisme occidental. Mais rien n'était changé dans les relations sociales de production qui, dans les deux cas, reposaient sur l'exclusion des ouvriers des moyens de production et la monopolisation par l'Etat du pouvoir politique. Ce n'était plus un capitalisme privé mais un capital géré par l'Etat qui s'affrontait maintenant à la classe ouvrière et perpétuait le salariat en permettant aux organes de l'Etat l'appropria-tion du surtravail. Malgré l'expropriation du capital privé, le système n'abolissait pas la relation capital-travail sur laquelle repose la domination de classe. L'émer-gence d'une nouvelle classe dominante n'était plus qu'une question de temps : une classe dont les privilèges dépendent précisément du maintien et de la repro-duction d'un système étatisé de production et de distribution considéré comme la seule forme « réaliste » du socialisme marxien.

Le marxisme toutefois, en tant que critique de l'économie politique et lutte pour une société sans classes et sans exploitation, n'a de sens que dans le contexte capitaliste des relations de production. La fin du capitalisme entraînerait automa-tiquement la fin du marxisme. Pour une société socialiste le marxisme deviendrait un fait historique comme n'importe quel autre événement du passé. Le fait même de décrire le « socialisme » comme un système marxiste suffit pour récuser le caractère socialiste auto-proclamé du capitalisme d'Etat. L'idéologie marxiste

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fonctionne ici comme un essai de justification de nouvelles relations de classes, supposées nécessaires à l'édification du socialisme, justification destinée à obtenir le consensus de la classe ouvrière. Comme dans le bon vieux capitalisme, les inté-rêts de la classe dirigeante sont présentés comme étant l'intérêt général.

Malgré tout, le marxisme-léninisme, à ses débuts, était une doctrine révo-lutionnaire car il cherchait très sérieusement à réaliser sa conception du socia-lisme par une pratique et des moyens directs. Bien que cette conception n'impli-quât rien de plus que la formation d'un capitalisme d'Etat, c'était ainsi qu'on ima-ginait, en général, le socialisme, au tournant du siècle. 11 n'est donc pas possible de parler d'une « trahison » par les bolcheviks des principes marxistes dominants ; au contraire, les bolcheviks réalisèrent la transformation du capitalisme de pro-priété privée en capitalisme d'Etat, ce qui avait également été le but avoué des marxistes révisionnistes et réformistes. Mais ces derniers avaient perdu toute envie d'agir en conformité avec les idées qu'ils proclamaient et avaient préféré s'accommoder du statu quo capitaliste. Le programme de la Deuxième Internatio-nale, ce furent les bolcheviks qui le réalisèrent, par une révolution.

Mais une fois le pouvoir pris, la structure de capitalisme d'Etat de la Russie bolchevique détermina une évolution généralement décrite aujourd'hui par le terme péjoratif de « stalinisme ». On expliqua ce cas particulier par l'état d'arriéra-tion de la Russie et son encerclement par les capitalistes, situation qui exigeait la plus extrême centralisation du pouvoir, et, pour la population laborieuse, des sacrifices inhumains. Dans des conditions différentes, comme celles qui régnaient dans les nations capitalistes plus avancées, et dans le cadre de relations internatio-nales plus favorables, disait-on, le bolchevisme n'aurait pas la rigueur qu'il dut manifester dans le premier pays socialiste. Pour ceux qui étaient moins bien dis-posés envers cette première « expérience socialiste », la dictature du Parti n'était que l'expression de la nature semi-asiatique du bolchevisme, et ne pourrait être reproduite dans les pays occidentaux plus évolués. L'exemple russe servait à justi-fier des politiques réformistes présentées comme seules capables d'améliorer les conditions de la classe ouvrière à l'Ouest.

Mais les dictatures fascistes de l'Europe de l'Ouest ne tardèrent pas à démon-trer que le contrôle de l'Etat par un parti unique n'était pas réservé à la scène russe, mais pouvait s'appliquer dans tout système capitaliste. Il pouvait être uti-lisé aussi bien pour le maintien des relations sociales de production que pour leur transformation en capitalisme d'Etat. Bien entendu fascisme et bolchevisme con-tinuèrent à différer dans leur structure économique, même s'ils devenaient politi-quement indiscernables. Mais la concentration de la direction politique dans les nations capitalistes totalitaires impliquaient une coordination centralisée de l'acti-vité économique orientée vers les fins spécifiques des politiques fascistes, et, en conséquence, une ressemblance de plus en plus marquée avec le système russe. Pour le fascisme il s'agissait de mesures temporaires |analogues au « socialisme de guerre » de la Première Guerre mondiale) et non d'un but. Mais il y avait là une première indication que le capitalisme occidental n'était pas immunisé contre les tendances au capitalisme étatique.

Avec la consolidation, souhaitée mais plutôt inattendue, du régime bolchevi-que et la coexistence relativement sereine de systèmes sociaux opposés jusqu'à la

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Seconde Guerre mondiale, les intérêts russes eurent besoin de l'idéologie marxiste, non seulement à des fins internes, mais aussi externes : ils devaient s'assurer le soutien du mouvement ouvrier international pour défendre la Russie comme nation. Cela ne concernait, bien sûr, qu'une partie du mouvement ouvrier, mais cette fraction pouvait briser le front anti-bolchevique qui incluait maintenant les anciens partis socialistes et les syndicats réformistes. Comme ces organisations avaient déjà largué leur héritage marxiste, l'apparente orthodoxie marxiste des bolcheviks devint pratiquement l'alpha et l'oméga de la théorie marxiste, fonctionnant comme contre-idéologie à toutes les formes d'anti-bolchevisme et à toutes les tentatives visant à affaiblir ou à détruire l'Etat russe. Mais, en même temps, on essayait d'affermir la coexistence par des concessions faites à l'adversaire capitaliste et l'étalage des avantages mutuels qu'on pouvait retirer du commerce international et d'autres formes de collaboration. Cette poli-tique à double face n'avait qu'un but : protéger l'Etat bolchevique et assurer les intérêts nationaux de la Russie.

C'est ainsi que le marxisme se trouva réduit à une arme idéologique défensive au service exclusif d'un Etat particulier et d'un seul pays. Il ne comportait plus d'aspiration à une révolution internationale ; il utilisait l'Internationale Commu-niste comme un instrument politique, limité aux intérêts spécifiques de la Russie bolchevique. Mais le maintien du statu quo international était de plus en plus nécessaire à l'affermissement du système russe. Si, au début, ce fut l'échec de la révolution mondiale qui conduisit au retranchement de la Russie, c'était mainte-nant la stabilité du monde capitaliste qui devenait la condition de la sécurité russe, stabilité que le régime de Staline s'efforçait de favoriser. L'extension du fas-cisme et la perspective, hautement probable, de nouvelles tentatives pour appor-ter une solution impérialiste à la crise mondiale, mettaient en danger non seule-ment les relations de coexistence, mais aussi la situation interne de la Russie. Or celle-ci exigeait un certain degré de tranquillité internationale. La propagande marxiste ne se préoccupa plus des problèmes de capitalisme et de socialisme, mais sous le couvert de l'anti-fascisme, elle dirigea ses attaques contre une forme politi-que particulière du capitalisme qui menaçait d'aboutir à une nouvelle guerre mondiale. Ceci impliquait, évidemment, d'accepter comme alliés potentiels les puissances capitalistes anti-fascistes, et donc de défendre les démocraties bour-geoises contre les attaques de gauche comme de droite, attitude illustrée de manière exemplaire pendant la guerre civile d'Espagne.

Dès avant ce carrefour historique, le marxisme-léninisme avait assumé la même fonction purement idéologique qui caractérisait déjà le marxisme de la Deuxième Internationale. Il n'était plus associé à une pratique dont le but final était de renverser le capitalisme, fût-ce pour y substituer un capitalisme d'Etat déguisé en socialisme ; il se contentait de prendre place à l'intérieur du capita-lisme, de la même façon que le mouvement social-démocrate acceptant comme un cadre intangible la société existante. Le partage du pouvoir à l'échelle interna-tional en présupposait un autre au plan national, et le marxisme-léninisme, hors de Russie, devint un mouvement strictement réformiste. De sorte que les fascistes restaient la seule force ambitionnant réellement une maîtrise totale de l'Etat. Aucun effort sérieux ne fut fait pour contrecarrer leur montée au pouvoir. Le mouvement ouvrier, son aile bolchevique comprise, s'en remit aux seuls procédés

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démocratiques traditionnels pour s'opposer à la menace fasciste. Cela signifiait pour lui une passivité totale et une démoralisation progressive assurant la victoire du fascisme, seule force dynamique à l'œuvre dans la crise mondiale.

Certes, ce n'est pas seulement la mainmise politique par la Russie sur le mou-vement communiste international (par l'intermédiaire de la Troisième Internatio-nale) qui explique la capitulation devant le fascisme, mais également la bureau-cratisation du mouvement qui concentrait le pouvoir de décision dans les mains de politiciens professionnels ne partageant pas la situation d'un prolétariat paupé-risé. Cette bureaucratie se trouvait dans une position « idéale », étant à même d'exprimer une opposition verbale au système tout en participant aux privilèges que la bourgeoisie octroie à ses idéologues politiques. Ils n'avaient aucune raison de s'opposer à la politique générale de l'Internationale Communiste qui corres-pondait à leurs besoins propres de leaders de la classe ouvrière reconnus par la bourgeoisie. Mais en dernière analyse, l'explication de cet état de choses et de son aboutissement dans le fascisme, réside dans l'apathie des ouvriers eux-mêmes qui n'étaient pas prêts à tenter d'apporter indépendamment leur propre solution à la question sociale. Un demi-siècle de réformisme marxiste sous le principe du lea-dership, encore accentué dans le marxisme-léninisme, produisit un mouvement ouvrier incapable d'agir dans le sens de ses propres intérêts, et, par conséquent, incapable d'inspirer à la classe ouvrière dans son ensemble, une tentative pour échapper au fascisme et à la guerre par une révolution prolétarienne.

Comme en 1914, l'internationalisme, et le marxisme avec lui, furent submer-gés par la vague du nationalisme et de l'impérialisme. Les orientations politiques dépendaient des relations fluctuantes entre les puissances impérialistes, entraî-nant d'abord le pacte germano-soviétique, puis l'alliance de la Russie et des puis-sances démocratiques contre Hitler. L'abandon des prétentions, même purement verbales, du marxisme trouva dans la liquidation de la Troisième Internationale son expression tardive. L'aboutissement de la guerre, réglé d'avance par son caractère impérialiste, fut la division du monde en deux blocs qui, rapidement, entrèrent en lutte pour la domination mondiale. Le caractère anti-fasciste de la guerre impliquait la restauration des régimes démocratiques dans les nations vain-cues, et donc la réémergence des partis politiques, y compris de ceux qui avaient une connotation marxiste. A l'Est, la Russie restaura son empire et y ajouta des sphères d'influence comme autant de butins de guerre. L'écroulement du système colonial créa les nations du « tiers monde » qui adoptèrent soit le système russe soit des systèmes d'économie mixte, à l'occidentale. Une forme de néocolonia-lisme surgit qui soumit les nations « libérées » à la sujétion plus indirecte, mais tout aussi efficace, des grandes puissances. Mais la multiplication des nations tournées vers le capitalisme d'Etat fut généralement comprise comme une expan-sion du marxisme à la surface du globe, et la résistance à ce processus comme un combat contre le marxisme qui menaçait les libertés (non précisées) du monde capitaliste. Ce type de marxisme et d'anti-marxisme n'a rien à voir avec la lutte entre le capital et le travail qu'envisageaient Marx et le mouvement ouvrier dans ses débuts.

Sous sa forme la plus courante le marxisme a été un mouvement local plutôt qu'international, ainsi qu'en témoigne son peu d'emprise dans les pays anglo-

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saxons. La renaissance de partis marxistes après la guerre ne toucha que les nations qui rencontraient des difficultés économiques particulières, comme la France et l'Italie. Dans l'Allemagne, divisée et occupée, la réorganisation d'un parti communiste de masse dans la zone ouest était chose exclue. Les partis socia-listes répudièrent finalement leur passé et devinrent des partis bourgeois ou des partis « du peuple », défendant le capitalisme démocratique. Les partis communis-tes continuent d'exister à travers le monde, légalement ou non, mais leurs chances de peser sur les événements politiques est à peu près nulle, pour le moment et dans un avenir prévisible. Le marxisme, en tant que mouvement ouvrier révolu-tionnaire, est à son étiage dans l'histoire.

Il n'en est que plus ahurissant de voir quel attrait sans précédent le marxisme théorique exerce du côté capitaliste. Cet intérêt tout neuf pour le marxisme en général et « l'économie marxiste » en particulier, touche presque exclusivement le monde universitaire, qui est essentiellement celui des classes moyennes. La litté-rature marxiste se déverse à flots ; la marxologie est devenue une nouvelle profes-sion et il existe des branches marxistes dans l'économie, l'histoire, la philosophie, la sociologie, la psychologie etc., dites « radicales ». Tout ceci pourrait n'être que billevesées intellectuelles, mais, même si c'est le cas, c'est un témoignage de l'état crépusculaire de la société capitaliste actuelle et de sa perte de confiance en l'ave-nir. Si, dans le passé, l'intégration progressive du mouvement ouvrier dans la trame du capitalisme impliquait l'adaptation de la théorie socialiste aux réalités d'un capitalisme en expansion, ce processus paraît aujourd'hui s'inverser à tra-vers les multiples essais qui tentent d'utiliser les découvertes du marxisme à des fins capitalistes. Cet effort, sur deux fronts, pour digérer, pour surmonter, en par-tie au moins, l'antagonisme entre les théories marxienne et bourgeoise, reflète une crise tant dans le marxisme que dans la société bourgeoise.

Le marxisme, bien qu'envisageant la société sous tous ses aspects, concentrait son attention sur les rapports sociaux de production, fondement de tout l'ensem-ble capitaliste. Conformément à la conception matérialiste de l'histoire, il s'inté-ressait en premier lieu à l'économie et, donc, aux conditions sociales du dévelop-pement capitaliste. Alors que la conception matérialiste de l'histoire est, depuis longtemps, tranquillement plagiée par la science sociale bourgeoise, son applica-tion au système capitaliste est restée inexplorée jusqu'à tout récemment. C'est le développement du capitalisme lui-même qui a forcé la théorie économique bour-geoise à considérer la dynamique du système et à se mesurer ainsi, en quelque sorte, à la théorie marxienne de l'accumulation et de ses conséquences.

Au plan purement théorique, nous devons rappeler ici que le glissement du marxisme d'une théorie révolutionnaire à une théorie évolutionniste, tournait autour de la question suivante : la théorie marxiste de l'accumulation était-elle ou non également la théorie de la nécessité objective de l'écroulement du capita-lisme ? L'aile réformiste du mouvement ouvrier prétendait qu'il n'y avait pas de cause objective au déclin et à la destruction du système, alors que la minorité révolutionnaire s'en tenait à la conviction que les contradictions immanentes au capitalisme devaient le mener à son inéluctable fin. Que cette conviction fût fon-dée sur une analyse des contradictions dans la sphère de la production ou dans celle de la circulation, l'aile gauche marxiste insistait sur la certitude de l'effon-

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drement final, à travers des crises de plus en plus dures qui entraîneraient dans le prolétariat la disposition subjective à renverser le système par une action révolu-tionnaire.

Le refus de reconnaître au capitalisme des limites objectives détourna l'atten-tion des réformistes de la sphère de la production vers celle de la distribution, et, par conséquent des relations sociales de production vers les relations de marché qui constituent le seul objet de la théorie économique bourgeoise. Les perturba-tions du système étaient désormais considérées comme issues des relations d'offre et de demande qui provoquaient, sans nécessité, des périodes de surproduction, par un manque de demande solvable dû à des salaires injustifiablement bas. Le problème économique se trouvait réduit à une question de distribution plus équi-table du produit social, qui éliminerait les frictions sociales à l'intérieur du système. On tenait maintenant que la théorie bourgeoise était mieux appropriée aux fins pratiques que l'approche marxienne. Le marxisme devait donc faire usage de la théorie courante du marché et des prix, s'il voulait jouer un rôle dans la structuration de la politique sociale.

On prétendait maintenant qu'il y avait de lois économiques opérant dans tou-tes les sociétés et qui échappaient à la critique marxiste. La critique de l'économie politique n'avait pour seul objet que les formes institutionnelles sous lesquelles se manifestaient ces lois économiques éternelles. Changer le système ne changerait pas les lois de l'économie. Quoiqu'il y ait des différences entre les approches bour-geoise et marxiste de l'économie, il y avait aussi des similitudes que toutes deux devaient reconnaître. La perpétuation des relations capital-travail, c'est-à-dire du système salarial dans les sociétés qui se disaient socialistes ; leur accumulation de capital social ; l'application du système dit « des stimulants matériels » qui divisait la force de travail en différentes classes de revenu ; tout ceci et le reste, était main-tenant considéré comme une nécessité intangible imposée par les lois économi-ques. Ces lois demandaient l'utilisation des instruments d'analyse de l'économie bourgeoise pour permettre la construction rationnelle d'une économie socialiste planifiée.

Cette variété de marxisme « enrichi » par la théorie bourgeoise devait bientôt trouver son complément dans une tentative de modernisation de la théorie écono-mique bourgeoise elle-même. Cette théorie était en crise depuis la Grande Crise, née dans le sillage de la Première Guerre mondiale. La théorie de l'équilibre du marché ne pouvait ni expliquer, ni justifier, la durée de la récession et avait perdu sa valeur idéologique pour la bourgeoisie. Toutefois la théorie néo-classique trouva une sorte de résurrection grâce à la modification keynésienne. Quoiqu'il fallût concéder que le mécanisme d'équilibre du système de marché et de prix, admis jusque-là, ne fonctionnait plus, on prétendait maintenant lui rendre son efficacité avec un peu d'aide de l'Etat. Le déséquilibre né d'une insuffisance de la demande serait corrigé par une production induite par l'Etat à des fins de « con-sommation publique », non seulement dans l'hypothèse de conditions statiques mais également dans le cadre d'une croissance économique, à condition d'être compensée par des moyens monétaires et fiscaux appropriés. Ainsi l'économie de marché, aidée par la planification étatique, viendrait à bout de la tendance du capitalisme à produire crises et récessions, et assurerait une croissance constante de la production.

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Avec cet appel à l'Etat et à son intervention consciente dans l'économie, ainsi que l'attention portée à la dynamique du système, l'opposition entre l'idéologie du laisser-faire et celle de l'économie planifiée s'estompait. Ce qui correspondait à la convergence visible des deux systèmes, l'un influençant l'autre dans un processus tendant, peut-être, à combiner les avantages de chacun d'eux en une synthèse apte à surmonter les difficultés de la production capitaliste. En fait l'essor écono-mique prolongé qui suivit la Seconde Guerre mondiale sembla donner corps à ces espoirs. Toutefois, malgré l'utilisation continue de l'intervention étatique, une nouvelle crise a succédé à la période d'expansion, tout comme autrefois. Malgré toute l'habileté déployée pour accorder au plus fin les instruments économiques et obtenir un équilibre délicat entre inflation et chômage, rien n'a pu éviter un nouveau déclin économique. La crise et les moyens prévus pour y faire face, se sont révélés aussi nocifs les uns que les autres pour le capital. Ainsi la crise pré-sente s'accompagne de la faillite du néo-keynésianisme, tout comme la crise de 1929 avait sonné le glas de la théorie néo-classique.

Outre que la situation de crise réelle mettait en lumière le dilemme de la théo-rie bourgeoise de l'économie, son appauvrissement déjà bien avancé, lié à un for-malisme toujours plus poussé, fit naître bien des doutes dans l'esprit des écono-mistes universitaires. A force de remettre en question presque toutes les hypothè-ses de la théorie néo-classique et de son rejeton keynésien, certains économistes — présentés à juste titre comme néo-ricardiens — retournèrent, à leur corps défen-dant, à l'économie classique. Marx lui-même, tenu pour un économiste ricardien, en vient à jouir d'une faveur accrue parmi les économistes bourgeois qui tentent d'intégrer son « travail de pionnier » à leur propre spécialité : la science économi-que.

Mais le marxisme ne signifie ni plus ni moins que la destruction du capita-lisme. Même en tant que discipline scientifique il n'a rien à offrir à la bourgeoisie. Et pourtant, en tant qu'alternative à une théorie sociale bourgeoise discréditée, il peut fournir quelques idées utilisables pour un rajeunissement. Après tout, on apprend de ce qui vous résiste. Qui plus est, sous sa forme apparemment « réali-sée » dans les « pays socialistes », le marxisme suggère des solutions pratiques éventuellement utilisables dans une économie mixte : réglementation étatique encore plus poussée dans un but de stabilisation, par exemple ; politique des prix et des salaires se rapprochant beaucoup de ce que pratiquent, dans ce domaine, les systèmes à économie centralisée. Enfin, en l'absence de mouvements révolu-tionnaires, la recherche marxiste de style universitaire est sans risques, puisque restreinte au domaine des idées. Si bizarre que cela paraisse, c'est l'absence de mouvements révolutionnaires dans une période de perturbation sociale qui a fait du marxisme une marchandise commercialisable et un phénomène culturel attes-tant de la tolérance et de l'honnêteté démocratique de la société bourgeoise.

La popularité soudaine de la théorie marxiste n'en reflète pas moins une crise tout autant idéologique que politique du capitalisme. Elle affecte surtout ceux qui ont la responsabilité de fabriquer et de propager des idéologies, c'est-à-dire les intellectuels des classes moyennes spécialisés dans les théories sociales. Leur classe, dans son ensemble, peut s'estimer mise en danger par l'évolution du capi-talisme et son déclin social visible, et peut, par conséquent, chercher sincèrement une alternative à un dilemme social qui est aussi le sien. Les intellectuels peuvent

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le faire pour des motifs qui, bien qu'opportunistes, sont liés à une attitude critique envers le système en vigueur. Dans ce sens la « renaissance marxiste » en cours peut préfigurer un retour au marxisme comme mouvement social d'importance à la fois théorique et pratique.

Pour le moment néanmoins, on voit peu de signes d'une réponse révolution-naire à la crise capitaliste. Si l'on distingue dans la société la « gauche objective » c'est-à-dire le prolétariat comme tel, et la « gauche organisée » qui n'est pas stricte-ment prolétarienne, c'est seulement en France et en Italie qu'on peut parler de forces organisées, éventuellement capables de défier la domination capitaliste — à supposer qu'elles en aient l'intention. Mais il y a longtemps que les partis commu-nistes et les syndicats de ces pays se sont transformés en partis réformistes, très à l'aise dans le système capitaliste et prêts à le défendre. Le fait même de leur large audience parmi les ouvriers montre que ceux-ci ne sont ni préparés ni disposés à renverser le système capitaliste et que leur désir actuel est plutôt de trouver avec lui des accommodements. Leurs illusions concernant la possibilité de réformer le capitalisme confortent les partis communistes dans leur opportunisme politique.

En mettant en avant l'expression contradictoire d'« eurocommunisme », ces partis essaient de marquer la distinction entre leur attitude présente et leur politi-que passée, c'est-à-dire de montrer clairement qu'ils ont définitivement renoncé à leur objectif traditionnel, le capitalisme d'Etat — en fait abandonné depuis long-temps déjà —, en faveur de l'économie mixte et de la démocratie bourgeoise. Ceci est la contrepartie de l'intégration des « pays socialistes » dans le marché capita-liste mondial. C'est aussi une façon de se porter candidat à des responsabilités plus larges dans les pays capitalistes et dans leurs gouvernements, et un engage-ment à ne pas briser la coopération limitée réussie par les Etats européens. Cela n'implique pas une rupture radicale avec le capitalisme d'Etat, existant dans une région du monde, mais la reconnaissance du fait que celle-ci n'est pas non plus intéressée par une extension de ce régime au moyen de révolutions, et qu'elle cherche seulement à assurer sa propre sécurité dans un monde de plus en plus ins-table.

Bien qu'à un tel stade l'éventualité de révolutions socialistes soit plus que douteuse, toute activité de la classe ouvrière pour défendre ses intérêts propres possède un caractère potentiellement révolutionnaire. Dans les périodes de stabi-lité économique relative, la lutte ouvrière, par elle-même, accélère l'accumulation du capital en forçant la bourgeoisie à mettre en œuvre des moyens plus efficaces pour accroître la productivité. Les salaires et les profits peuvent, comme on l'a déjà signalé, croître ensemble sans perturber l'expansion du capital. Mais la réces-sion met fin à cette croissance simultanée (quoiqu'inégale) des profits et des salai-res. La rentabilité du capital doit être restaurée avant que le processus d'accumu-lation puisse reprendre. Le conflit entre le capital et le travail met alors en jeu l'existence même du système, lié qu'il est à une expansion continue. Objective-ment, des luttes économiques ordinaires pour des augmentations de salaires ont des implications révolutionnaires et revêtent donc des formes politiques, puisqu'une classe ne peut l'emporter qu'aux dépens de l'autre.

Bien évidemment il se pourrait que les travailleurs soient prêts à accepter, dans certaines limites, une diminution de leur part du produit social, ne serait-ce

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que pour échapper aux épreuves d'une confrontation poussée avec la bourgeoisie et son Etat. Car, instruite par ses expériences passées, la classe dominante s'attend à des mouvements révolutionnaires et s'est armée en conséquence. Mais le sou-tien politique des grands organismes syndicaux est tout aussi nécessaire pour pré-venir des soulèvements d'envergure. Comme c'est une crise prolongée qui menace le système capitaliste, il est essentiel que les partis communistes, autant que les autres organisations réformistes, aident la bourgeoisie à en sortir. Ils doi-vent essayer d'empêcher des actions de la classe ouvrière susceptibles de retarder la guérison du capitalisme. Leur politique opportuniste prend un caractère fran-chement contre-révolutionnaire dès que le système se trouve menacé par des exi-gences de la classe ouvrière qui ne peuvent être satisfaites dans le cadre d'un capi-talisme en crise.

Bien que les économies mixtes ne soient pas prêtes à se transformer de bon gré en capitalisme d'Etat et que les partis de gauche aient, pour le moment, aban-donné, eux aussi, cet objectif, ceci peut ne pas suffire à empêcher des soulève-ments sociaux d'une ampleur telle qu'ils déborderaient le contrôle politique exercé par la bourgeoisie et ses alliés dans le mouvement ouvrier. Dans une telle situation, si elle se produisait, l'identification courante entre socialisme et capita-lisme d'Etat et le retour forcé des partis communistes à la tactique première du bolchevisme, pourraient bien canaliser tout soulèvement spontané des travail-leurs vers le capitalisme d'Etat. De même que les traditions de la social-démocratie des pays de l'Europe centrale ont empêché les révolutions politiques de 1918 de se transformer en révolutions sociales, de même les traditions du léni-nisme pourraient bien empêcher la réalisation du socialisme et ceci au profit du capitalisme d'Etat.

L'introduction du capitalisme d'Etat dans des pays « avancés », à la suite de la Seconde Guerre mondiale, démontre que ce système n'est pas restreint aux pays sous-développés mais qu'il est universellement applicable. C'est une éventualité que Marx ne pouvait envisager. Pour lui le capitalisme serait remplacé par le socialisme et non par un régime hybride contenant des éléments des deux systè-mes, à l'intérieur de relations capitalistes de production. La fin de l'économie de marché ne signifie pas nécessairement la fin de l'exploitation capitaliste, qui peut parfaitement être réalisée dans un système à économie planifiée. C'est là une situation historique nouvelle, qui suggère la possibilité d'un développement, caractérisé en général par le monopole étatique des moyens de production, non comme période de transition vers le socialisme, mais comme nouvelle forme de production capitaliste.

Les actions révolutionnaires supposent un bouleversement général de la société qui échappe au contrôle de la classe dominante. Jusqu'à présent de telles actions n'ont eu lieu qu'en liaison avec des catastrophes sociales, nées par exem-ple de défaites militaires, de guerres perdues et des dislocations économiques qu'elles entraînent. Cela ne signifie pas que de telles situations soient des condi-tions sine qua non pour une révolution, mais cela donne une idée du degré de désintégration sociale nécessaire pour provoquer des soulèvements sociaux. La révolution doit concerner une majorité de la population active qui n'y est pas ame-née par endoctrinement idéologique mais par pure nécessité. Les actions qu'elle

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entreprend alors engendrent sa conscience révolutionnaire propre, c'est-à-dire lui permettent de comprendre ce qu'il faut faire pour ne pas être anéantie par l'ennemi capitaliste. Mais pour le moment la puissance politique et militaire de la bourgeoisie n'est pas menacée par des dissensions internes ; elle n'a pas épuisé l'arsenal des manipulations économiques. Et, en dépit d'une concurrence interna-tionale plus intense au sein d'une économie mondiale dont les profits vont s'ame-nuisant, les classes dominantes des différentes nations continueront à se soutenir les unes les autres pour étouffer des mouvements révolutionnaires.

Le mouvement marxiste à ses débuts a terriblement sous-estimé les énormes difficultés que présentent une révolution sociale et une reconstruction commu-niste. On ne pouvait évidemment soupçonner la souplesse du capitalisme ni ses facultés d'adaptation au changement, avant d'avoir tenté d'y mettre fin. Mais il doit être clair aujourd'hui que les formes de lutte de classes utilisées pendant la période ascendante du capitalisme sont inadéquates pour celle de son déclin, seule période où on puisse espérer le renverser par une révolution. L'existence de capitalisme d'Etat démontre aussi que le socialisme ne peut être réalisé par des moyens considérés, autrefois, comme adéquats. Ceci ne prouve pas pour autant la faillite du marxisme, mais simplement le caractère illusoire de beaucoup de ses manifestations, reflets d'illusions suscitées par le développement du capitalisme lui-même.

Aujourd'hui comme hier, l'analyse marxienne de la production capitaliste, des particularités et des contradictions de son évolution liées à l'accumulation, est la seule théorie qui ait été empiriquement confirmée par le développement du capitalisme. On analyse celui-ci en termes marxiens — ou pas du tout. C'est la rai-son pour laquelle le marxisme ne peut disparaître tant que le capitalisme subsiste. Bien que fortement modifiées, les contradictions du système capitaliste subsistent dans les systèmes capitalistes d'Etat. Toutes les relations économiques étant des relations sociales, la persistance de relations de classes dans ces systèmes implique celle de la lutte de classes, même si celle-ci ne se manifeste d'abord que de façon unilatérale, sous la forme du régime autoritaire. L'unification inévitable de l'éco-nomie mondiale progresse en affectant toutes les nations, quelle que soit leur structure économique, et tend à internationaliser la lutte de classes. C'est ce qui sape les efforts entrepris pour apporter aux problèmes sociaux une solution natio-nale. Tant que l'exploitation régnera, elle engendrera une opposition marxiste, même si l'on interdit toute théorie marxiste, ou si l'on s'en sert comme idéologie fallacieuse pour étayer une pratique anti-marxiste.

L'histoire, bien sûr, les gens doivent la faire par la lutte de classes. Si le déclin du capitalisme est chose certaine, comme l'attestent la concentration constante du capital et la centralisation du pouvoir politique, d'une part, et de l'autre l'anarchie croissante du système, en dépit ou à cause de toutes les tentatives visant à créer une organisation sociale plus efficace, il se pourrait bien que cela prenne pas mal de temps. Ce sera le cas à moins que la classe laborieuse et avec elle tous ceux qui ne parviennent pas à assurer leur existence au milieu de conditions sociales en détérioration, n'y coupent court en déclenchant des actions révolutionnaires. Mais au-delà de ce point, l'avenir du marxisme devient extrêmement flou. L'avan-tage que détient la classe dominante avec ses instruments de répression doit être

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contrebalancé par une force supérieure à celle que la classe ouvrière a été capable de rassembler jusqu'à présent. Il n'est pas inconcevable que cette situation per-dure, ce qui condamnerait le prolétariat à payer de plus en plus lourd son impuis-sance à agir selon ses intérêts de classe. Plus encore, il n'est pas exclu que le main-tien du capitalisme aboutisse à la destruction de la société tout entière. Le capita-lisme restant menacé de crises catastrophiques, les nations auront tendance, comme par le passé, à recourir à la guerre pour se sortir de leurs difficultés, au détriment d'autres puissances capitalistes. Ce qui inclut la possibilité d'une guerre atomique, et, au point où en sont les choses aujourd'hui, la guerre paraît même plus probable qu'une révolution socialiste internationale. Bien que les classes diri-geantes soient parfaitement conscientes des conséquences d'un conflit nucléaire, elles ne peuvent tenter de l'éviter que par un équilibre de la terreur, c'est-à-dire en rivalisant dans l'extension de l'arsenal atomique. Et, tout comme elles ne maî-trisent que très partiellement leur économie, elles ne contrôlent pas vraiment les affaires politiques. Peut-être ont-elles l'intention d'éviter une destruction récipro-que, mais cela n'affecte guère la probabilité d'un tel événement. Une situation aussi terrifiante a ruiné la confiance d'autrefois en l'inévitabilté d'une révolution socialiste victorieuse.

L'avenir restant ouvert, même s'il est déterminé par le passé et les conditions du moment, les marxistes partent nécessairement du principe que la route du socialisme n'est pas coupée et qu'il reste encore une chance d'abattre le capita-lisme avant qu'il ne s'auto-détruise. Le socialisme se présente aujourd'hui non seulement comme le but du mouvement ouvrier révolutionnaire mais comme la seule alternative à une destruction totale ou partielle du monde. Cela suppose évi-demment l'émergence de mouvements socialistes qui reconnaissent dans les rela-tions capitalistes de production la source d'une misère sociale croissante et d'une chute effroyable vers la barbarie. Pourtant après plus de cent années d'agitation socialiste, l'espoir en semble bien mince. Ce qu'une génération a appris, la sui-vante l'oublie, menée qu'elle est par des forces qui échappent à son contrôle et donc à sa compréhension. Les contradictions du capitalisme, système d'intérêts privés déterminés par les nécessités sociales, se reflètent non seulement dans l'esprit des capitalistes mais aussi dans la conscience du prolétariat. Les deux clas-ses réagissent aux résultats de leur propre activité, comme si ces résultats étaient imposés par des lois naturelles intangibles. Soumis au fétichisme de la marchan-cise, ils voient dans le mode de production capitaliste, historiquement limité, une donnée éternelle à laquelle chacun doit s'adapter. Comme cette vision erronée conforte l'exploitation du travail par le capital, elle est évidemment encouragée par les capitalistes en tant qu'idéologie de la société bourgeoise, et inculquée au prolétariat.

Les conditions capitalistes de production sociale forcent la classe ouvrière à accepter son exploitation, seule possibilité d'assurer son gagne-pain. Les besoins immédiats du travailleur ne peuvent être satisfaits que s'il se soumet à ces condi-tions et à l'idéologie qui les exprime. Il acceptera généralement l'une et les autres comme représentant la réalité qu'on ne peut défier sans risquer sa vie. S'il s'affranchit de l'idéologie bourgeoise, cela ne changera rien à sa situation réelle dans la société et ne sera, au mieux, qu'un luxe qu'il s'offre dans une situation de dépendance. Quel que soit le degré d'émancipation idéologique qu'il atteigne, en

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pratique il est bien obligé de faire comme s'il restait sous l'emprise de l'idéologie bourgeoise. Sa pensée et ses actions se contredisent nécessairement. Il peut se ren-dre compte que ses besoins individuels ne peuvent être assurés que par des actions collectives de la classe, mais il reste forcé de pourvoir à ses besoins immé-diats individuellement. La double nature du capitalisme : production sociale pour un profit privé, réapparaît dans l'ambiguïté de la situation du travailleur, à la fois individu et membre d'une classe sociale.

C'est cette situation, plutôt qu'un quelconque conditionnement, qui rend les ouvriers incapables de surmonter l'idéologie capitaliste et rétifs à s'exprimer et à agir en fonction de l'attitude anti-capitaliste qu'entraîne leur condition de salariés. Ils ont parfaitement conscience de leur statut de classe même s'ils le nient ou se le masquent, mais ils voient aussi l'énorme puissance qui menace de les détruire s'ils osaient seulement défier les relations de classes capitalistes. C'est aussi pour cette raison qu'ils choisissent des moyens réformistes plutôt que révolutionnaires pour extorquer des concessions à la bourgeoisie. Leur manque de conscience révolutionnaire n'exprime rien d'autre que les véritables rapports de force dans la société, lesquels ne peuvent évidemment pas être changés à volonté. Un « réa-lisme » prudent, c'est-à-dire la reconnaissance des limites assignées à leurs activi-tés, détermine leurs pensées et leurs actions et trouve sa justification dans la puis-sance du capital.

S'il n'est pas accompagné d'actions révolutionnaires de la part de la classe ouvrière, le marxisme n'est rien de plus que l'intelligence théorique du capita-lisme. Ce n'est pas la théorie d'une pratique sociale réelle visant à transformer le monde et capable de le faire, mais une idéologie qui anticipe sur une telle prati-que. Son interprétation de la réalité, si correcte soit-elle, n'influe pas de manière sensible sur les conditions immédiates. Elle se borne à décrire la situation réelle dans laquelle se trouve le prolétariat et en remet la transformation aux actions futures des ouvriers eux-mêmes. Mais les conditions mêmes où se trouvent les ouvriers les soumettent à la domination du capital et ne leur permettent, au mieux, qu'une attitude d'opposition résolue, en fait idéologique. En période d'expansion, les luttes de classes qu'ils mènent renforcent leur adversaire et affai-blit leurs propres tendances à la résistance. Le marxisme révolutionnaire n'est donc pas une théorie de la lutte de classes en soi, mais une théorie de la lutte de classes classes dans des conditions spécifiques, celles du capitalisme déclinant. Elle ne peut pas acquérir d'efficacité dans les conditions « normales » de la production capitaliste, et doit attendre que celles-ci soient désintégrées. C'est seulement quand le « réalisme » prudent des ouvriers cesse d'être réaliste et quand les réfor-mes deviennent utopiques — c'est-à-dire quand la bourgeoisie ne peut se mainte-nir qu'en aggravant sans cesse les conditions de vie du prolétariat — que des révol-tes spontanées peuvent conduire à des actions révolutionnaires suffisamment puissantes pour renverser le régime capitaliste.

Jusqu'à maintenant l'histoire du marxisme révolutionnaire a été celle de ses défaites, au nombre desquelles il faut compter les victoires apparentes qui ont abouti à la constitution des capitalismes d'Etat. Il est clair que le marxisme des débuts n'a pas seulement sous-estimé la résilience (résistance aux chocs - NDT) du capitalisme, mais que ce faisant, il a également surestimé la capacité de l'idéologie

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marxiste à influer sur la conscience de classe du prolétariat. Le changement histo-rique, même accéléré par la dynamique capitaliste, reste un processus extrême-ment lent, surtout mesuré à l'aune d'une vie humaine. Mais l'histoire de l'échec est aussi celle des illusions abandonnées et de l'expérience acquise, sinon pour l'individu au moins pour la classe. Il n'y a aucune raison de supposer que le prolé-tariat est incapable de tirer les leçons de l'expérience. Et, de toutes façons, en dehors même de ces considérations, ce sont les circonstances qui l'obligeront à trouver le moyen d'assurer son existence hors du capitalisme lorsque cela sera devenu impossible dans le cadre de celui-ci. S'il est impossible de prévoir à quoi une telle situation ressemblera précisément, une chose reste claire : la classe ouvrière ne peut se libérer de la domination capitaliste que par sa propre initia-tive, et le socialisme ne peut être réalisé que par l'abolition de la société de classes, mettant fin au capitalisme. La réalisation de cet objectif sera tout à la fois la vérifi-cation de la théorie marxienne et la fin du marxisme.

Le nouveau capitalisme et l'ancienne lutte de classes*

"Le prolétariat est révolutionnaire ou il n'est rien"

K. Marx

Le mouvement socialiste, du fait qu'il est produit par la société bourgeoise, est donc lié à toutes les vicissitudes du développement capitaliste. Il revêt des formes variables selon les diverses fortunes que connaît le système capitaliste. Dans les régions et pendant les périodes qui sont défavorables à la formation d'une cons-cience de classe, il cesse de se développer et peut même pratiquement disparaître. En situation de prospérité capitaliste, il tend à se transformer de mouvement révo-lutionnaire en mouvement réformiste. En période de crise sociale, il peut être complètement écrasé par les classes dominantes. Comme le socialisme ne peut s'instaurer sans un mouvement socialiste, c'est donc le destin de ce dernier qui détermine si le socialisme se réalisera jamais.

Toutes les organisations ouvrières font partie de la structure sociale globale, et elles ne peuvent avoir constamment une attitude anti-capitaliste cohérente, sinon sur le plan purement idéologique. Pour acquérir de l'importance au sein de la société capitaliste, elles sont conduites à devenir opportunistes, c'est-à-dire à utili-ser certains mécanismes sociaux pour atteindre leurs objectifs, aussi limités soient-ils. Or l'opportunisme se confond avec le sens des réalités. Il ne peut être surmonté par une idéologie radicale qui s'élève contre tous les rapports sociaux existants. On ne peut espérer rassembler peu à peu, au sein de puissantes organi-sations, des forces révolutionnaires qui seraient prêtes à agir au moment favora-ble. Seules acquièrent une certaine importance les organisations qui s'abstiennent de perturber les relations sociales dominantes. Si elles naissent sous le signe d'une idéologie révolutionnaire, leur développement se traduit par un décalage entre leur idéologie et leur fonction. Opposées à l'ordre établi, au sein duquel elles sont pourtant implantées, elles doivent à la fin plier devant les forces du capitalisme, en raison même de leur succès organisationnel.

Tel semble donc être le dilemme de l'attitude radicale : pour intervenir effica-cement dans le champ social, il faut une action organisée ; mais les organisations efficaces ont tendance à s'enliser dans les voies capitalistes. Si l'on veut agir main-tenant, il semble difficile de ne pas se fourvoyer ; et si l'on veut éviter les faux-pas, on se condamne à ne rien faire. Les socialistes radicaux sont donc voués au mal-heur ; conscients de leur utopisme, ils n'enregistrent que des échecs. Même pour assurer leur simple survie, les organisations radicales impuissantes seront ame-nées à invoquer la spontanéité comme facteur décisif de transformation radicale. Hors d'état de changer la société par leurs propres moyens, elles mettent tous

' Publié en italien dans Riforme e rivoluzione. Scritti in onore di Lelio Basso, Bari, 1968, ainsi qu'en supplé-ment à Collegamenti per l'organizziazione diretta di classe, n° 9, Florence 1976.

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leurs espoirs dans les soulèvements spontanés des masses, remettant à plus tard de rendre compte de tels phénomènes.

Au début du siècle, les organisations ouvrières traditionnelles (partis socialis-tes et syndicats) avaient déjà cessé d'être révolutionnaires. Seule une aile gauche fort réduite s'y préoccupait de stratégie révolutionnaire et des questions d'organi-sation et de spontanéité. C'était poser le problème de la conscience révolution-naire et celui des relations entre la minorité révolutionnaire et la masse du prolé-tariat endoctriné par le capitalisme. Il paraissait peu probable que, sans une cons-cience révolutionnaire, la masse des ouvriers se comportât de façon révolution-naire, sous la seule pression des circonstances. Problème qui prit une importance particulière lorsque le parti social-démocrate russe scissionna et que Lénine théorisa 1 la nécessité d'une avant-garde formée de révolutionnaires profession-nels. Tout en étant conscient de l'importance du facteur spontané, Lénine recon-naissait davantage la nécessité d'une activité et d'une direction centralisées. Plus les mouvements spontanés se renforceraient et se multiplieraient, plus il serait nécessaire de les contrôler et de les diriger grâce à un parti révolutionnaire stricte-ment discipliné. Il faudrait en quelque sorte mettre les ouvriers en garde contre eux-mêmes, puisque leur manque d'intelligence théorique pouvait facilement les conduire à gaspiller les énergies qui leur venaient spontanément, et à nuire ainsi à leur propre cause.

Cette position bien particulière, Rosa Luxembourg 2 la mit en question, avec une grande rigueur, et d'un point de vue de gauche. Lénine et Rosa Luxembourg croyaient l'un et l'autre nécessaire de combattre l'évolution opportuniste et réfor-miste des organisations ouvrières constituées et ils réclamaient un retour à une politique révolutionnaire. Mais tandis que Lénine poursuivait ce but à travers la création d'un parti révolutionnaire d'un type nouveau, Rosa Luxembourg préfé-rait le développement de l'auto-détermination du prolétariat, tant en général qu'au sein des organisations ouvrières, par l'élimination des contrôles bureaucra-tiques, ouvrant ainsi le champ à l'activité de la base. Lénine et Rosa Luxembourg étaient tous deux convaincus qu'une minorité révolutionnaire pourrait réussir à contrôler la société. Mais alors que Lénine y voyait la possibilité d'instaurer le socialisme grâce au parti, Rosa Luxembourg craignait que toute minorité, une fois mise en position de classe dirigeante, n'en arrive rapidement à penser et à se com-porter comme la bourgeoisie d'autrefois. Elle misait sur la spontanéité des mouve-ments pour limiter l'influence des organisations qui aspiraient à concentrer le pouvoir entre leurs mains. Selon Rosa Luxembourg, les socialistes n'avaient d'autre rôle que d'aider à libérer les forces créatrices dans les actions de masse, et d'intégrer leurs propres initiatives à la lutte indépendante que mène le prolétariat. Une telle position présupposait l'existence d'une classe ouvrière clairvoyante dans une situation de capitalisme développé, une classe capable de découvrir, à travers ses propres efforts, les moyens de lutter pour ses intérêts propres et, en dernière analyse, pour le socialisme.

Il y avait encore une autre façon de poser le problème de l'organisation et de

1. Que faire ?, 1902, et Un pas en avant, deux pas en arrière, 1904. 2. Les questions d'organisation de la social-démocratie russe, 1903-1904.

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la spontanéité. Georges Sorel et les anarcho-syndicalistes étaient convaincus, non seulement que le prolétariat n'avait pas besoin pour s'émanciper d'être guidés par les intellectuels, mais qu'il devait même se débarrasser des éléments bourgeois qui détenaient en général le contrôle des organisations politiques3. L'anarcho-syndicalisme rejetait le parlementarisme au profit d'un activisme syndical révolu-tionnaire. Pour Sorel, la présence d'un gouvernement de socialistes ne modifierait d'aucune façon la condition sociale des ouvriers. Pour conquérir leur liberté, ceux-ci devaient recourir à des actions et à des armes qui leur soient propres. Le capitalisme avait déjà, selon Sorel, organisé le prolétariat tout entier dans le cadre de l'industrie. Il restait seulement à abolir l'Etat et la propriété. Pour ce faire, le prolétariat n'avait pas tant besoin d'un approfondissement « scientifique » des processus sociaux inévitables, que d'une espèce de conviction intuitive que la révolution et le socialisme seraient le résultat nécessaire de son combat constant.

La grève était considérée comme l'apprentissage révolutionnaire des travail-leurs. La multiplication des grèves, leur extension et leur durée de plus en plus longue indiquaient la possibilité d'une grève générale c'est-à-dire l'imminence d'une révolution sociale. Chacune des grèves était la reproduction à échelle réduite de la grève générale et une préparation au soulèvement final. Le dévelop-pement de la volonté révolutionnaire se mesurait non pas aux succès des partis politiques, mais à la fréquence des grèves et à l'élan qui s'y manifestait. La révolu-tion avancerait d'une action à l'autre, avec un mélange constant d'aspects sponta-nés et d'aspects organisés de la lutte du prolétariat pour son émancipation.

L'anarcho-syndicalisme et sa descendance internationale, comme la « Guilde des socialistes » en Angleterre ou les « Industrial Workers of the World » aux Etats-Unis, représentaient en grande partie une réaction à la bureaucratisation croissante du mouvement socialiste, ainsi qu'à ses habitudes de collaboration de classes. Comme le marxisme était l'idéologie des partis socialistes dominants, l'opposition à ces organisations et à leur politique prenait la forme d'une opposi-tion à la théorie marxiste dans ses interprétations réformistes et révisionnistes. Ces attaques portaient également contre les syndicats, à cause de leur structure centralisée, et de l'importance qu'ils accordaient aux intérêts économiques parti-culiers, au détriment des intérêts de classe du prolétariat. Mais de même que le centralisme de l'idéologie marxiste n'avait pu empêcher la naissance d'une oppo-sition de gauche au sein des organisations socialistes, de même l'anti-centralisme idéologique de l'anarcho-syndicalisme ne put empêcher la naissance de tendances centralistes au sein du mouvement syndicaliste. Les « Guild Socialists » tentèrent de concilier les extrêmes en se démarquant à la fois du localisme de l'anarcho-syndicalisme français et du socialisme d'Etat propre à l'idéologie marxiste.

Les organisations sont portées à voir dans leur propre développement et dans leur activité quotidienne les facteurs les plus importants de la transformation sociale. Dans les partis social-démocrates, ce que l'on considérait comme des pas en avant vers une société socialiste, c'était la multiplication des adhésions, l'extension de l'appareil du parti, l'augmentation des voix socialistes dans les com-pétitions électorales, et l'implication croissante du parti dans les institutions poli-tiques existantes. Pour les IWW, en revanche, c'était leur évolution vers un grand

3. Réflexions sur la violence, 1906.

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syndicat unique qui devait permettre « d'élaborer la structure de la nouvelle société dans le coquille de l'ancienne ». Toutefois, lors de la première révolution du XX* siècle, ce furent les masses inorganisées de travailleurs qui lui donnèrent leur marque en faisant surgir spontanément une forme nouvelle d'organisation, tout à fait à eux, les conseils d'ouvriers et de soldats. Le système des soviets de 1905 4 n'avait disparu avec l'écrasement de la révolution que pour réapparaître avec plus de force en février 1917. Ce furent ces soviets qui inspirèrent la forma-tion spontanée d'organisations similaires lors de la révolution allemande de 1918 5

et, dans une moindre mesure, dans les soulèvements qui se produisirent en Italie, en Angleterre, en France et en Hongrie. Avec le système des soviets naquit une forme d'organisation capable de diriger et de coordonner les activités autonomes de masses très nombreuses, que ce soit en vue d'objectifs limités ou à des fins révolutionnaires, et qui pouvait le faire indépendamment des organisations ouvrières en place, ou bien en collaboration, voire en opposition avec elles.

L'apparition des conseils démontra avant tout que les activités spontanées des masses ne sont pas condamnées à se perdre en des tentatives informes, mais qu'elles peuvent au contraire déboucher sur des structures organisationnelles d'une nature plus durable.

Les conseils russes, ou soviets, apparurent à la suite d'une série de grèves, pour répondre au besoin d'avoir des comités d'action ou des représentants qui seraient chargés de négocier avec l'industrie ou avec les autorités légales. Les grè-ves, provoquées par les conditions de plus en plus intolérables où se trouvait la classe ouvrière, étaient spontanées, dans la mesure où elles ne furent pas lancées à l'initiative d'organisations politiques ou syndicales, mais d'ouvriers inorganisés, qui n'avaient d'autre choix que de considérer leur lieu de travail comme le sup-port et le centre de leurs tentatives d'organisation. Dans la Russie d'alors, les orga-nisations politiques n'avaient encore aucune influence réelle sur la masse des ouvriers et les syndicats en étaient encore à l'état embryonnaire. Mais le dévelop-pement des organisations socialistes et des syndicats fut puissamment accéléré par les grèves spontanées et par les soulèvements qui s'ensuivirent.

En elle-même, la révolution de 1905 était bien entendu une révolution bour-geoise soutenue par la bourgeoisie libérale pour briser l'absolutisme du tsar et faire progresser la Russie, grâce à une Assemblée Constituante, vers des condi-tions semblables à celles des pays capitalistes avancés. Dans la mesure où les gré-vistes réfléchissaient en termes politiques, ils partageaient en grande partie le pro-gramme de la bourgeoisie libérale. Telle était également la position de tous les par-tis socialistes existants qui posaient la nécessité d'une révolution bourgeoise comme condition préalable à la formation d'un mouvement ouvrier puissant et à une révolution prolétarienne future, dans une phase socio-économique plus déve-loppée. Les soviets étaient considérés comme des instruments temporaires dans la lutte pour les revendications ouvrières spécifiques et pour une société démocrati-

4. Pour l'histoire des soviets russes, voir Oscar Anweiler, Les soviets en Russie, 1905-1921, Paris, Gallimard. 5. Pour le rôle des conseils ouvriers dans la révolution allemande, voir P. von Oertzen, Betriebsràte in der Novemberrevolution, Dusseldorf, 1963.

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que bourgeoise. Personne ne s'attendait à ce qu'ils acquièrent un caractère perma-nent.

A partir de 1906, l'initiative organisationnelle retomba entre les mains des partis et des syndicats. Mais l'expérience de 1905 n'était pas perdue. Les soviets, écrivait Trotski,

concrétisaient la nécessité objective d'une organisation qui eût une autorité sans posséder de tradition, et qui réussît en même temps à rassembler des centaines de milliers de travailleurs. Une organisation qui fût en outre capable d'unifier toutes les tendances révolutionnaires au sein du prolétariat, qui possédât initiative et con-trôle propres, et qui, le plus important de tout, pût être créée en l'espace de vingt-quatre heures.

Les soviets avaient attiré les éléments les plus énergiques idéologiquement et donc en général les plus décidés, sur le plan politique, de la population ouvrière ; ils avaient rencontré le soutien des organisations socialistes et des premiers syndi-cats. Trostki résume ainsi la différence entre ces organisations traditionnelles et les soviets :

Les partis étaient des organisations « internes » au prolétariat tandis que les soviets étaient l'organisation « du » prolétariat 6.

La révolution de 1905 renforça l'opposition de gauche au sein des partis socia-listes occidentaux, mais davantage à cause de la spontanéité des grèves de masse que de la forme organisationnelle qu'elles se donnaient. Il y avait toutefois des exceptions. Anton Pannekoek, par exemple, se rendait compte qu'avec les soviets

les masses passives entrent en action, et la classe ouvrière devient un organisme indépendant, capable de s'unifier. Au terme de ce processus révolutionnaire, elle devient une entité dotée de conscience de classe et hautement organisée, prête à s'emparer du contrôle de toute la société et à prendre en main le processus de production 7.

Selon Lénine, les soviets étaient

des organes de lutte de masse. Les exigences du moment les firent naître comme organisations de grève ; ils devinrent vite des organes de lutte révolutionnaire con-tre le gouvernement. Ce qui transforma ces organisations de masse en organisations de la révolution, ce ne fut ni une théorie, ni une proclamation, ni des considérations tactiques, ni une doctrine de parti, mais bien la force des événements 8.

Si Lénine soulignait que son parti

ne devait pas se refuser à utiliser des organisations indépendantes des partis ou plu-ripartistes telles que les soviets

6. 1905, Paris Ed. de Minuit. 7. Massenaktion und Révolution (NeueZeit, 1912). 8. La fin de la Douma et les tâches du prolétariat, 1906.

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il soutenait cependant que

le parti doit agir ainsi afin de renforcer son influence sur la classe ouvrière et d'accroître son propre pouvoir 9.

Lénine voyait la révolution russe comme un processus ininterrompu qui mènerait de la révolution bourgeoise à la révolution socialiste. Il craignait que la bourgeoisie proprement dite n'accepte un compromis avec le tsarisme plutôt que de prendre le risque d'une révolution démocratique qui irait jusqu'au bout. Il incombait donc aux ouvriers et aux paysans pauvres de mener jusqu'à son terme la révolution bourgeoise et en même temps d'approfondir leur opposition à la bourgeoisie. Lénine voyait aussi cette future révolution russe d'un point de vue international ; il pensait à une extension éventuelle vers l'Occident, ce qui offri-rait la possibilité d'abattre le capitalisme russe moderne à son tout début. Mais quel que fût le résultat de la révolution, le parti bolchévique devait tenter de la contrôler pour l'orienter le plus possible dans la direction du socialisme, ou du moins vers une transformation démocratique-bourgeoise radicale de la société tsa-riste. Se considérant comme l'avant-garde du prolétariat, lui-même avant-garde de la révolution « populaire », les bolcheviks reconnaissaient que pour s'emparer du pouvoir, il y faudrait non seulement le parti révolutionnaire, mais aussi des orga-nisations de masse telles que les soviets. Ce ne fut toutefois qu'en 1917 que le con-cept de dictature du prolétariat par les soviets constitua pour un certain temps le mot d'ordre officiel du parti bolchévique.

La révolution de Février fut le résultat d'un mouvement spontané de protesta-tion contre les conditions de vie de plus en plus intolérables liées à une guerre pro-mise à la défaite. Les grèves et les manifestations se multiplièrent et s'intensifiè-rent, jusqu'à entraîner un soulèvement général qui trouva l'appui de quelques unités militaires et provoqua l'effondrement du gouvernement du tsar. La révolu-tion avait le soutien d'une grande partie de la bourgeoisie, dans les rangs de laquelle se recrutèrent les membres du premier gouvernement provisoire. Mais à mesure que la révolution se développait, ceux-ci assumèrent des responsabilités de plus en plus importantes ; de fait, le pouvoir était partagé entre les soviets et le gouvernement. Par la suite, la radicalisation du mouvement dans des conditions sociales qui empiraient sans cesse, ainsi que les hésitations politiques de la bour-geoisie et des partis socialistes, ne tardèrent pas à donner aux bolcheviks la majo-rité dans ceux des soviets qui avaient une importance décisive (en 1917, pas plus qu'en 1905, les soviets n'avaient au départ l'intention de se substituer au gouver-nement) et cela conduisit à la révolution d'Octobre qui mit fin à la phase démocratique-bourgeoise de la révolution.

Le temps passant, le régime qui s'instaura fut la dictature du parti bolchévi-que. Les soviets, émasculés, ne furent maintenus en vie que formellement, afin de dissimuler celle-ci. Quelles que soient les raisons de cette évolution (qui n'est pas ici notre objet) c'étaient bien les soviets qui avaient permis de renverser le tsa-risme et la bourgeoisie ; un autre régime social s'était mis en place. Il n'est pas impensable que dans des conditions intérieures et extérieures différentes, les

9. Résolution pour le Ve Congrès du parti social-démocrate russe du travail.

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soviets eussent pu maintenir leur pouvoir et empêcher l'avènement de la dicta-ture autoritaire.

En Allemagne, tout comme en Russie, le contenu réel de la révolution resta en-deçà de sa forme révolutionnaire. Mais tandis qu'en Russie il s'agissait surtout d'une immaturité des conditions objectives d'une transformation socialiste, il s'agissait en Allemagne d'une insuffisante volonté de construire le socialisme, fai-blesse liée à l'adoption de méthodes révolutionnaires qui sont largement respon-sables des échecs du mouvement des conseils dans les deux pays. En Allemagne, l'opposition à la guerre prit la forme de grèves industrielles, et celles-ci, en raison du patriotisme de la social-démocratie et des syndicats, durent être organisées clandestinement sur les lieux de travail par des comités d'action qui coordon-naient les différentes usines. En 1918, les conseils d'ouvriers et de soldats surgi-rent dans toute l'Allemagne et renversèrent le gouvernement. Les organisations ouvrières collaborationnistes furent obligées de reconnaître ce mouvement et d'y entrer, ne serait-ce que pour en neutraliser les aspirations révolutionnaires. Ce qui fut d'autant plus facile que les conseils d'ouvriers et de soldats étaient compo-sés non seulement de communistes, mais aussi de socialistes, de syndicalistes, d'indépendants, et même de membres de partis bourgeois. Le mot d'ordre « tout le pouvoir aux conseils ouvriers » restait donc de type défensif pour les révolution-naires tant que le caractère et la composition des conseils ne changeaient pas.

La grande masse des ouvriers identifiait révolution sociale et révolution politi-que. L'idéologie et la force organisationnelle du parti social-démocrate avait laissé leur empreinte ; la socialisation de la production était considérée comme étant du ressort du gouvernement et non comme la tâche de la classe ouvrière. « Tout le pouvoir aux conseils ouvriers » signifiait dictature du prolétariat, parce que cela revenait à retirer aux secteurs non ouvriers de la société leur représentation politi-que. Cependant, la démocratie était assimilée au suffrage universel. Dans la masse des ouvriers, les uns voulaient les conseils ouvriers, les autres l'Assemblée nationale ; ils les obtinrent l'un et l'autre. Réduits à une formule insignifiante, les conseils furent intégrés dans la Constitution de Weimar, et celle-ci conduisit à la contre-révolution, et enfin à la dictature nazie.

Il est assez évident que l'auto-organisation des ouvriers n'est en rien une garantie contre les politiques et les actions hostiles aux intérêts de classe du prolé-tariat. Si le problème se pose, ces organisations autonomes seront écartées par les anciennes autorités comme par les nouvelles, au profit de formes traditionnelles ou neuves de contrôle du comportement ouvrier. Si les mouvements spontanés des travailleurs, engendrant des formes organisées de l'autodétermination prolé-tarienne, ne les conduisent pas à prendre le contrôle de la société et de leur propre existence, ils sont condamnés à disparaître de nouveau. Seule l'expérience de l'autodétermination, quelle que soit la façon dont elle s'exerce initialement, per-mettra à la classe ouvrière d'avancer vers sa propre émancipation.

Tout ce qui précède relève aujourd'hui du passé, et semble dépourvu de signi-fication pour le présent et pour le proche avenir. En ce qui concerne le monde occidental, la vague révolutionnaire, pourtant limitée, provoquée pour la Pre-mière Guerre mondiale et la révolution russe, ne s'est même pas reproduite au moment de la Seconde Guerre mondiale. Au contraire, après quelques difficultés

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initiales, la bourgeoisie occidentale contrôle tout-à-fait la société. Elle se flatte d'avoir instauré le plein emploi, la croissance et la stabilité sociale, écartant à la fois l'aspiration à une transformation sociale et sa nécessité. De son propre aveu, il s'agit certes là d'une caractéristique globale, encore entachée de problèmes non résolus, comme l'atteste l'existence de groupes sociaux misérables dans tous les pays capitalistes. Mais de telles lacunes, suppose-t-on, disparaîtront avec le temps.

Cette perspective si répandue rappelle l'opposition entre marxistes ortho-doxes et révisionnistes du début du siècle sur les problèmes du développement capitaliste. La divergence portait sur la question de savoir si le capitalisme com-portait des limites objectives qui entraîneraient les dispositions subjectives néces-saires à l'action révolutionnaire. En période de prospérité, c'était le point de vue révisionniste qui se trouvait apparemment vérifié ; en période de crise, la position orthodoxe paraissait la plus valide. En général, ceux qui misaient sur le facteur spontané étaient aussi ceux qui soulignaient le caractère temporaire du capita-lisme et la certitude de son effondrement, tandis que les autres, qui mettaient l'accent sur l'organisation, tenaient pour garantie une évolution de la société capi-taliste en société socialiste, évolution qui serait assurée par des mesures d'ordre législatifs et éducatifs, dans le cadre des institutions démocratiques existantes.

A la différence des sociétés plus statiques, la société capitaliste est en conti-nuelle transformation. Son processus productif étant un processus d'expansion du capital, il modifie constamment le système dans tous ses aspects, à l'exception d'un seul. Cet aspect immuable, ce sont les rapports de production en tant que rapports entre le capital et le travail ; il permet la production de plus-value et l'accumulation du capital. Il peut y avoir des changements en mieux ou en pire, tout dépend de la productivité du travail et de son rapport avec les exigences de profit dans le procès d'accumulation. Historiquement, le capitalisme a été un système tantôt en expansion, tantôt en contraction, les périodes de prospérité alternant avec les périodes de récession, ce qui modifie les conditions de vie de la population laborieuse de façon positive ou négative. A long terme, selon la théorie marxienne, le capitalisme aurait de plus en plus de mal à surmonter les crises et la misère sociale qui leur est liée. Ce qui engendrerait un climat favorable aux entre-prises révolutionnaires.

Depuis le début de ce qu'on appelle la révolution industrielle, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, les prévisions marxiennes ne pouvaient faire l'objet que d'une contestation ponctuelle. Certes la crise mondiale de 1929 renforça l'opi-nion que les contradictions inhérentes à la production de capital conduiraient celui-ci à la décadence et à l'effondrement. Mais le modèle théorique abstrait sur lequel reposait cette façon de voir, tout en révélant la dynamique immanente de ce système, n'excluait pas que des modifications profondes permettent de le main-tenir en vie. Les classes dominantes trouvèrent le moyen de sortir de la dépression entraînée par la guerre, en prolongeant l'intervention étatique dans l'économie d'après-guerre. Cette démarche entra dans l'histoire sous le nom de « révolution keynesienne ». Comme ces interventions étatiques assurèrent, pendant presque deux décennies, la croissance de la production et du commerce, on put croire avoir découvert un moyen de bloquer la tendance du capitalisme à engendrer cri-ses et dépressions. Les moyens monétaires et fiscaux utilisés à cet effet, furent

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considérés comme une sorte de « planification », capable d'assurer le plein emploi et la stabilité sociale.

Le cycle du capitalisme de « laissez-faire » est apparamment maîtrisé. Pas tout à fait, cependant, puisque le chômage subsiste, et que des périodes de récession ponctuent ça et là la tendance générale à l'expansion. Mais les récessions de lon-gue durée accompagnées de chômage à grande échelle semblent appartenir au passé. Même si les effets multiples des récessions donnent lieu à nombre d'expli-cations diverses, du point de vue marxiste, elles se ramènent principalement au mécanisme de la valeur qui est au cœur du capitalisme. Autrement dit, la produc-tion n'est pas liée aux besoins des hommes mais à l'augmentation du capital privé. Une quantité donnée de capital doit engendrer une quantité supérieure. Comme on dit : sans profits, pas de fumées d'usine. Les périodes de récession sont celles où la rentabilité recule. Elles aboutissent à un nouveau bouleversement de l'acti-vité économique, lorsqu'on découvre de nouvelles méthodes pour augmenter la rentabilité du capital. Parler de la disparition des cycles du capital impliquerait donc que celui-ci soit désormais capable d'assurer indéfiniment sa propre rentabi-lité.

D'un point de vue superficiel, les diverses explications proposées pour les cri-ses capitalistes n'ont pas grande importance. Il ne suffit pas de produire des mar-chandises, il faut aussi les vendre. Les profits acquis dans la production doivent être réalisés dans la circulation. L'anarchie de la production capitaliste explique les disproportions qui s'opposent à la réalisation de la plus-value, car elle provo-que des déséquilibres entre investissement et productivité qui font ainsi obstacle à la création de profits. On peut décrire la crise capitaliste comme crise de surpro-duction ou de surconsommation, chacune des deux entravant la réalisation du profit et par là le maintien tant de la reproduction à un niveau donné que du rythme de croissance « normale ». La crise du capitalisme, dans sa réalité con-crète, c'est tout cela à la fois. Quels que soient les aspects de la crise mis en relief, ils tournent tous autour du recul de la production par manque de rentabilité. Il est certain qu'aucun entrepreneur capitaliste ne réduit sa production tant que le mar-ché lui assure des profits adéquats. Il la diminue et remet à plus tard de nouveaux investissements lorsqu'il n'est plus en mesure de trouver des marchés capables d'absorber ses produits. Mais la crise capitaliste est un phénomène général qui affecte tous les capitaux. Chaque capitaliste, chaque entreprise y réagit en cher-chant à maintenir, voire à augmenter sa part d'un marché qui est en diminution globale, et cela par une réduction des coûts de production assez forte pour restau-rer une rentabilité menacée. Bien que tous les capitalistes essayent d'échapper à la crise, tous n'y réussissent pas ; mais ceux qui survivront auront renforcé leur ren-tabilité et élargi leur part de marché, ne serait-ce qu'aux dépens des capitalistes qui ont été éliminés. Grâce à la concurrence pour les profits et pour les marchés, le capital se concentre et se centralise, améliorant ainsi le procès d'accumulation.

La production de capital est accumulation de capital. La plus-value c'est-à-dire le produit du travail non payé, se transforme en capital ajouté. « Rapportée » au capital total investi, cette plus-value donne un certain profit. Celui-ci doit être assez élevé pour permettre la poursuite du procès d'accumulation. Le capital se divise en investissements dans les moyens de production et en investissements en

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force de travail. Ce que l'on décrit ainsi, c'est le double processus de l'augmenta-tion de la productivité du travail et de la plus-value. Mais à moins que cette der-nière n'augmente beaucoup plus vite que le capital total, et ce n'est pas toujours le cas, la valeur du profit baissera. D'après Marx, c'est là une conséquence de l'application de la théorie de la valeur-travail au procès d'accumulation du capital.

Il n'est pas nécessaire de s'étendre sur le mécanisme complexe des crises capi-talistes, car toutes les théories économiques bourgeoises partagent l'idée de Marx, que les difficultés du capitalisme sont dues en dernière analyse à un manque de rentabilité et qu'on ne peut leur apporter de solution qu'en augmentant celle-ci. Les classiques, Smith et Ricardo, redoutaient déjà la baisse de la rentabilité, bien que pour des raisons différentes de celles avancées par Marx. La théorie néo-classique attribue la responsabilité du chômage à des salaires trop élevés qui affai-bliraient la tendance à investir. La théorie de Keynes ayant rencontré une appro-bation générale, on peut donc dire que la conception de Marx, selon qui il y a une baisse tendancielle du rythme des profits consécutive à l'accumulation du capital, a été adoptée par l'économie bourgeoise, bien que sous une terminologie diffé-rente. Là où Marx parle de suraccumulation de capital par rapport à sa rentabilité, la théorie keynesienne parle de raréfaction croissante de capital et de diminution induite de son efficacité marginale. Là où Marx parle d'une baisse du taux d'accu-mulation, la théorie keynesienne présente le même phénomène comme une insuf-fisance de la demande effective. Dans les deux cas, il s'agit d'une insuffisance des investissements, due à la baisse de la rentabilité.

La théorie économique moderne propose tout simplement d'intégrer la demande insuffisante du marché à une demande suscitée par l'Etat, afin d'assurer un niveau élevé d'emploi. Pour ne pas affaiblir encore davantage la demande du marché, cette demande induite par l'Etat doit donc se situer hors du marché. Elle doit être hors concurrence, et correspond en général aux dépenses de travaux publics, d'armements et à d'autres produits de gaspillage. Etant donné la nature impérialiste de la concurrence capitaliste au niveau international, la plus grande partie de la demande étatique concerne les armements et les autres dépenses mili-taires. En somme, on augmente les dépenses de l'Etat pour corriger les effets de la récession entraînée par l'expansion insuffisante de capital.

A cette fin, les Etats prélèvent les sommes nécessaires par le biais des impôts, ou bien en les empruntant à des sources privées, le prêt n'étant naturellement qu'une forme différée d'impôt. L'Etat est ainsi en mesure d'augmenter ses dépen-ses, ce qui constitue une perte pour la société dans son ensemble, tout en garantis-sant les prix et les profits de ceux qui bénéficient des commandes de l'Etat. Cette part de la production totale, fondée sur les dépenses publiques, n'entre pas dans le système du marché, puisqu'il n'y a pas de demande privée en travaux publics et en armements. C'est une production qui ne fournit aucun profit, dans la mesure où aucune part n'en est accumulée sous forme de moyens de production qui pro-cureraient des profits additionnels. Au lieu d'accumulation de capital, on a une augmentation de la dette publique.

La plus-value qui revient au capital peut être soit entièrement consommée par les capitalistes, soit réinvestie partiellement comme capital additionnel. Quand elle est entièrement consommée, on a une situation que Marx appelle la reproduc-

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tion simple. Cela peut se produire de façon exceptionnelle, mais si cette situation se prolongeait cela provoquerait la fin de la production de capital, c'est-à-dire la fin de l'expansion de capital. Outre le fait qu'une situation de capitalisme non accumulatif est une situation où le capitalisme est en crise (puisque c'est seule-ment à travers l'expansion du capital que la demande du marché permet la réali-sation des profits obtenus dans la production), la reproduction simple n'est pas une production capitaliste. C'est pourquoi une production due à l'intervention étatique, qui ne fournit aucun profit, doit être limitée de façon à ne pas interdire une accumulation ultérieure de capital. C'est pour cette raison qu'une relance de la production suscitée par l'intervention étatique, elle-même alimentée par les impôts et le financement par la dette publique, était considérée en général comme une mesure d'urgence pour répondre à la baisse des investissements, à laquelle on attribuait un caractère passager. Comme l'insuffisance de la demande persistait, la mesure d'urgence fut adoptée au titre de remède permanent, et « l'économie mixte » prit la place du « laissez-faire ». Désormais, on admit que les interventions de l'Etat dans l'économie étaient en mesure non seulement de prévenir la ten-dance à la récession, mais encore d'assurer la stabilité, voire le développement économique. On considère pourtant que l'économie mixte est un système où le secteur étatique reste minoritaire et n'intervient que là où le secteur privé est défi-cient. Si le secteur public qui ne fournit pas de profit devait se développer plus rapidement que le secteur privé, qui, lui, en fournit, on verrait l'économie s'orien-ter vers le déclin de la production privée de marchandises. L'expansion du secteur public doit s'arrêter là où sa poursuite transformerait l'économie mixte en quel-que chose de différent.

En attendant, le secteur public est financé par les impôts et les emprunts publics. Mais cette part de la production ne fournit pas de profits et par consé-quent pas d'intérêts. Les intérêts de la dette publique doivent être couverts par de nouveaux impôts et de nouveaux emprunts qui diminuent encore la rentabilité du capital privé. Pour maintenir celle-ci au niveau nécessaire, on augmente les prix, de façon à ce que les coûts de l'intervention étatique par l'emprunt se répartissent sur la société tout entière. L'expansion du secteur public s'accompagne d'infla-tion. Pour interrompre le processus inflationniste, il faudrait limiter les dimen-sions du secteur public.

L'économie des pays occidentaux est pourtant en plein essor, malgré l'infla-tion et l'augmentation de la dette publique, et à cause d'elles.

La production privée et la production d'Etat, prises ensemble, ont permis un niveau d'emploi et de croissance économique élevé, même si le rythme de crois-sance diffère selon les pays. Les explications traditionnelles en rendent partielle-ment compte. L'énorme destruction de capital, en matériel et en valeur, pendant la Seconde Guerre mondiale a changé la structure du capital international, au point de permettre une nouvelle expansion des profits. Par la suite, la concentra-tion et la centralisation, tant au niveau international que national, allèrent dans le même sens. L'extension du système de crédits, en particulier le système de finan-cement par la dette publique, contribua à l'expansion générale de la production, et les déplacements internationaux de capital permirent une restauration rapide de l'activité économique dans les pays durement frappés par la guerre. Bien plus, la

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productivité du travail augmenta suffisamment pour permettre à la fois l'accumu-lation de capital et la reprise de la production, avec les encouragements de l'Etat.

Donc, tant qu'on peut augmenter suffisamment la productivité du travail pour assurer le taux de profit nécessaire en dépit de l'augmentation des dépenses publiques, ces dernières sont effectivement des facteurs décisifs de plein emploi et de prospérité relative. Tout en entraînant l'augmentation du nombre d'ouvriers, le procès d'accumulation du capital est un procès de démobilisation du travail. Il faut produire relativement plus de valeur avec moins de travail pour assurer la rentabilité et l'expansion du capital. Tandis que d'un côté la producti-vité du travail va croissant, surtout à cause des inventions technologiques, d'un autre côté le nombre de travailleurs produisant la plus-value va diminuant. En ter-mes bourgeois, « la productivité du capital » remplace celle du travail. Le profit, la plus-value ne sont rien d'autre que du surtravail ; et si le travail diminue relative-ment au capital accumulé, le surtravail, donc la plus-value et les profits, dimi-nuent également.

La démobilisation du travail étant un processus permanent, l'augmentation de la productivité du travail, en même temps qu'elle permet l'accumulation de capi-tal, remet en marche le mécanisme de la crise. La baisse de la rentabilité empêche de maintenir un taux donné d'accumulation. Pour maintenir et augmenter le niveau de production, malgré cette baisse de rentabilité, il faut une intervention étatique plus poussée. Et ceci implique à son tour une augmentation de la produc-tivité du travail et ainsi la répétition de tout le processus. Il arrivera nécessaire-ment un moment, même si on ne peut préciser quand, où la production qui ne fournit pas de profits neutralisera celle qui en fournit. Et ce d'autant plus que la tendance immanente de l'expansion du capital est la diminution du taux de profit, indépendamment de la croissance du secteur de l'économie qui ne produit pas de profits.

En somme, la simple augmentation de la production ne peut remplacer celle de la rentabilité dont dépend l'accumulation du capital. La prospérité obtenue de cette manière est une fausse prospérité qui, plus encore que toute prospérité réelle, prépare une nouvelle situation de crise extrêmement destructive. Une telle crise, cette fois, ne pourra plus être canalisée et contrôlée par des interventions de l'Etat dans le cadre de l'économie mixte. On le constatera quand ces interventions auront atteint les limites qu'elles ne peuvent franchir, sous peine de détruire le système de marché capitaliste. De fait, on peut affirmer avec certitude que la crise de la production capitaliste a été « permanente » depuis la fin du siècle dernier. L'automatisme, plus ou moins poussé, du cycle économique, propre au capita-lisme du dix-neuvième siècle, n'a plus jamais fonctionné depuis. Au contraire, les changements structurels qui ont permis au système de résister ont été introduits grâce aux guerres et aux interventions de l'Etat.

L'extrême gauche invoquait ce que ses adversaires réformistes appelaient « la politique de la catastrophe ». Les révolutionnaires s'attendaient non seulement à une baisse du niveau de vie de la population laborieuse et à l'élimination des clas-ses moyennes par suite de la concentration du capital, mais aussi à des crises éco-nomiques assez destructrices pour produire des convulsions sociales et conduire en fin de compte à la révolution sociale. Ils ne pouvaient concevoir la révolution

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que comme répondant à une nécessité objective. Et en effet, c'est toujours dans les périodes de catastrophe sociale et économique que se sont produites les révolu-tions sociales. Il n'est donc pas surprenant que la stabilisation apparente du capi-talisme occidental après la Seconde Guerre mondiale et la reprise de son expan-sion aient porté la classe ouvrière à abandonner son attitude radicale et aient entraîné la transformation de l'idéologie dans l'ambiance de l'économie mixte. Cette situation est célébrée ou déplorée comme intégration du travail et du capi-tal, comme naissance d'un nouveau système socio-économique, libéré des crises, qui combinerait les aspects positifs du capitalisme et du socialisme, en en élimi-nant les côtés négatifs. On en parle souvent comme d'un système post-capitaliste dans lequel l'antagonisme capital-travail aurait perdu l'importance qu'il avait autrefois. Le système serait encore susceptible de toutes les sortes de change-ments, mais on ne croit plus aujourd'hui qu'une révolution sociale soit possible. L'histoire, en tant que lutte de classes, toucherait à sa fin.

Ce qui est surprenant, ce sont les diverses tentatives qui s'efforcent encore d'adapter l'idée du socialisme à cette nouvelle situation. On s'imagine que le socialisme, dans son idée traditionnelle, est encore réalisable, malgré toutes les conditions qui le rendent inutile. L'opposition au capitalisme, ne reposant plus sur les rapports de production fondés sur l'exploitation matérielle, trouve une nou-velle assise dans la sphère philosophique et morale de la dignité de l'homme et du sens de son travail. La pauvreté, affirme-t-on 10 n'a jamais été un facteur de révo-lution et ne le sera jamais. L'eût-elle été dans le passé, elle ne le serait de toutes façons plus aujourd'hui, parce que la misère est devenue un phénomène margi-nal : le capitalisme est désormais en mesure de satisfaire les besoins de consom-mation de la population laborieuse. Alors s'il peut être encore nécessaire de lutter pour des objectifs immédiats, ces luttes ne conduiraient plus à une mise en cause radicale de l'ordre social. Dans le combat pour le socialisme, l'effort doit se porter avant tout sur les besoins qualitatifs plutôt que sur les besoins quantitatifs ; ce sont précisément les besoins qualitatifs que le capitalisme ne peut satisfaire. C'est-à-dire que les travailleurs doivent entreprendre la conquête progressive du pou-voir par des « réformes non réformistes ».

Mais quand on parle de « réformes non réformistes », cela ne signifie rien d'autre que la révolution prolétarienne. Lutter pour un * contrôle réel des travail-leurs sur la production », c'est lutter pour le renversement du capitalisme. Mais comment atteindre un tel objectif, s'il n'y a pas un besoin qui y pousse ? Si le capi-talisme existe, c'est bien parce que les travailleurs ne disposent d'aucun contrôle sur les moyens de production, et s'ils l'acquerraient, le capitalisme disparaîtrait. Cet objectif de contrôle sur la production est irréalisable dans le cadre du capita-lisme, et une telle revendication témoigne de l'illusion persistante que le capita-lisme constituerait un état de transition au socialisme, transition qui devrait être accélérée par les actions du prolétariat, basés sur cette tendance générale.

Il y a en outre la question des moyens organisationnels à utiliser pour attein-dre cet objectif. Si les organisations du prolétariat ont pu être intégrées à la struc-ture capitaliste, c'est parce que le capitalisme était en mesure de procurer aux ouvriers une augmentation de leur niveau de vie. Les salaires sont en augmenta-it). C'est ce que dit par exemple André Gorz dans Stratégie du mouvement ouvrier, 1974.

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tion constante, et pour certains parfois à la même allure que celle de la producti-vité du travail. L'intensification générale de l'exploitation n'a pas empêché et a même permis l'amélioration du niveau de vie, et si cette tendance devait persister, on aurait toutes les raisons de supposer que la lutte de classe cessera un jour d'être un facteur déterminant de l'évolution sociale. Dans ce cas, l'homme étant le pro-duit des circonstances, la classe ouvrière ne se formerait pas une conscience révo-lutionnaire, et n'aurait aucun intérêt à risquer son bien-être relatif actuel pour une incertaine révolution prolétarienne. Ce n'est pas un hasard si la théorie marxienne de la révolution reposait sur l'idée de la misère croissante du proléta-riat, même si celle-ci devait se mesurer uniquement aux fluctuations des salaires sur le marché du travail.

Bien que réelle, l'amélioration des conditions de vie du prolétariat des nations capitalistes avancées est souvent très exagérée. Toutefois, elle a été assez forte pour éteindre la radicalité du prolétariat, bien qu'elle ait été trop faible pour modi-fier la position sociale des travailleurs. La « valeur » de la force de travail, si elle doit toujours être inférieure à la « valeur » du produit que celle-ci crée, permet cependant des conditions de vie très variables. Elle peut se traduire par une jour-née de travail de douze heures, comme de six heures, par des logements plus ou moins confortables, par diverses quantités de bien de consommation... Ce qui détermine les conditions de vie de la population laborieuse, ce sont le niveau du salaire et le pouvoir d'achat de celui-ci, ainsi que les revendications et les aspira-tions de cette population. Les améliorations des conditions de vie s'inscrivent dans les habitudes, et il faut qu'elles soient préservées pour maintenir l'accepta-tion de l'ordre établi par la classe ouvrière. Si ces conditions devaient se détério-rer, cela entraînerait une résistance ouvrière, comme cela se produisait autrefois à chaque baisse du niveau de vie, lorsqu'il était inférieur. Le consensus social ne peut se perpétuer que si le niveau de vie d'aujourd'hui peut être maintenu, voire amélioré.

Hypothèse qui n'a rien de certain, même si elle est confirmée par l'expérience récente. Mais il ne suffit pas d'affirmer en théorie que cette hypothèse est incer-taine pour modifier une pratique sociale qui repose sur l'illusion opposée. Toute-fois, certains éléments permettent d'affirmer que le mécanisme capitaliste de la crise est en train de réapparaître, malgré toutes les modifications opérées dans le système. La faiblesse persistante du taux d'expansion du capital privé en Améri-que, et la baisse des taux d'expansion d'après-guerre en Europe occidentale, ont entraîné une nouvelle désillusion. Alors que les keynésiens de gauche réagissent à cette situation en demandant des interventions étatiques plus importantes (dans l'optique traditionnelle) les keynésiens de stricte observance réclament un « ren-versement » des politiques keynésiennes, c'est-à-dire des mesures déflationnistes et une réorientation vers le secteur privé au détriment du secteur public. L'une et l'autre de ces recommandations sapent le fondement logique sur lequel elles repo-sent. L'élargissement du secteur public n'est possible qu'à un coût élevé : aux dépens du secteur privé. L'augmentation de la production qui en résulterait s'accompagnerait de conséquences dépressives sur le secteur privé, dont le taux d'expansion serait encore affaibli. Quant à la réduction du secteur public, elle peut peut-être faire remonter la rentabilité du capital, mais ne garantit pas un taux

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d'accumulation assurant le plein-emploi. Un chômage à grande échelle imposerait le retour à d'importantes dépenses publiques.

Dans la discussion sur la meilleure politique économique, on s'abstient habi-tuellement de prendre en considération la nature de classe du capitalisme. Cer-tains concluent qu'une économie mixte qui favorise le secteur public face au sec-teur privé permettra une élévation rapide du produit national, d'autres affirment le contraire ; comme si le développement de l'économie se mesurait en fonction de la production et non de la rentabilité. On soutient même qu'une concurrence « loyale » entre production étatique et entreprise privée montrerait la supériorité de cette dernière et par conséquent la nécessité de limiter la croissance du secteur public. Mais le fait est qu'il n'existe pas de concurrence, loyale ou non, entre ces deux secteurs de l'économie, car si elle existait, elle entraînerait infailliblement la destruction de l'économie d'entreprise privée. A vrai dire, il existe des industries nationalisées dans tous les pays capitalistes, et certaines d'entre elles sont en con-currence avec l'industrie privée. Mais elles constituent une part assez faible de tout l'appareil productif, une part qui a des dimensions variables selon les nations, et dont la compétitivité est maintenue, en général, grâce à des subventions. Mais aussi large que puisse devenir le secteur nationalisé, il n'occupera jamais qu'une partie restreinte de l'économie, car autrement le système se transformerait néces-sairement en capitalisme d'Etat.

Or pour la bourgeoisie, le capitalisme d'Etat équivaut au socialisme, car tous deux impliquent l'expropriation du capital privé. Ce n'est pas ce vers quoi se diri-gent les tendances au capitalisme d'Etat dans une économie mixte. Leur but est de défendre l'entreprise privée, et non de l'attaquer. Bien loin que l'Etat organise l'économie selon les besoins de la communauté, comme l'imaginent les diverses autorités, c'est le capital qui contrôle l'Etat, utilisant le pouvoir de celui-ci pour assurer sa propre rentabilité et sa domination sur la société " . L a fusion du capital et de l'Etat transforme la politique des grandes entreprises en politique nationale, et c'est ce qui empêche toute évolution vers le capitalisme d'Etat. C'est la raison qui s'oppose à l'extension du secteur public et à sa transformation jusqu'au point où il cesserait de servir les besoins du capital monopolistique. Pour résoudre par des interventions étatiques la crise qui menace, il faudrait une révolution sociale. En l'absence de celle-ci, il n'y a d'autre alternative que la crise économique tradi-tionnelle ou la reconstruction de l'économie mondiale capitaliste par le moyen d'une guerre.

La production d'armements et d'autres produits de gaspillage n'est qu'un substitut à la guerre elle-même. Elle entraîne simplement une « consommation sociale » plus grande, aux dépens de l'accumulation de capital. Mais la guerre ne se contente pas de détruire du capital, elle peut ouvrir la voie à une nouvelle expansion du capital victorieux, ce qui peut entraîner une expansion générale du capital. Cela n'est pas fondamentalement différent des effets qu'exerce la crise sur le procès d'accumulation du capital. Ici aussi, la destruction accélérée de capital prépare le terrain pour une expansion ultérieure des capitaux qui survivront. La masse de profit qui tombe entre les mains d'un capital momentanément plus res-

11. Pour une analyse descriptive de cette situation, voir Who rules America de G. William Domhoff, 1967.

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treint, mais plus concentré, donne un nouvel essor au rythme du profit, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle phase d'expansion. Les guerres capitalistes sont un phénomène prévisible dans le cadre de la concurrence internationale ; les acteurs en sont des entités capitalistes organisées au niveau national. La concurrence capi-taliste nationale est un prolongement, dans le cadre de chaque pays, des rapports de classe dans la production. Dans une situation de marché mondial, le nationa-lisme implique l'impérialisme, expression sur la scène internationale du procès de concentration du capital national.

Mais la guerre n'est plus un facteur permettant d'accélérer l'évolution politi-que, l'expansion du capital. Les forces destructrices du capitalisme moderne sont telles qu'un affrontement militaire effectif pourrait détruire la base matérielle de la production capitaliste elle-même. C'est ce qu'on appelle l'impasse nucléaire. De même que les récessions du 20' siècle n'ont plus eu d'issue garantie dans un retour à la prospérité, et n'ont trouvé de solution que dans une guerre mondiale, la solution capitaliste par la guerre ne correspond plus à une possibilité sociale. Les grandes puissances semblent constamment hésiter à résoudre leurs différends par une guerre nucléaire. L'existence d'un capitalisme en constante expansion semble être tout autant menacée par la guerre que par la dépression.

Bien entendu, les proportions gigantesques que prendrait une guerre nucléaire ne sauraient à elles seules empêcher qu'elle soit déclenchée, à titre de recours ultime. La recherche rationnelle de la satisfaction des intérêts privés, par-ticuliers et nationaux, entraîne l'irrationnalité globale du système. Dans ces con-ditions, ce sont les événements qui dominent les hommes, et il se pourrait très bien qu'un jour le monde capitaliste soit détruit par ceux-là mêmes qui en profi-tent, et non par ses victimes. Dans cette éventualité, les problèmes discutés ici n'ont plus aucune importance, puisque la discussion part de l'hypothèse que le capitalisme ne se détruira pas de lui-même.

Incapables désormais d'affronter le risque de guerre ou les conséquences de récession à grande échelle, les objectifs politiques des classes dominantes se limi-tent au maintien du statu quo national et international. Mais la stagnation est con-traire aux principes de l'économie capitaliste, qui se résument à ce que le procès de production soit en constante révolution et à une transformation de tous les rap-ports sociaux, sauf un. La stagnation débouche sur la récession, ce qui indique que le mode de production capitaliste est en train d'atteindre ses limites historiques. A mesure que diminue le potentiel productif de l'Etat, le besoin qu'a le capital d'assurer sa propre rentabilité devient plus pressant, qu'elles qu'en soient les con-séquences sur la stabilité sociale. En fin de compte, l'économie keynésienne peut reporter à plus tard le mécanisme de crise inhérent au capitalisme, mais non pas l'abolir.

Aucun système social ne s'écroule de lui-même. S'il n'est pas renversé, les classes privilégiées feront toujours comme s'il était le seul système social possible, et elles le défendront par tous les moyens à leur disposition. Même si elles hésitent à recourir à une guerre généralisée pour assujettir l'économie mondiale aux exi-gences spécifiques des plus grandes puissances capitalistes, elles chercheront à assurer et à étendre leur domination par des moyens économiques, politiques et militaires. Mais si elles ne réussissaient pas à traduire les frais ainsi engagés en

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profits supplémentaires, ces dépenses ne feraient alors que souligner davantage la stagnation relative de la production de capital. A l'instar de la « consommation sociale » induite par les dépenses publiques, cette « consommation destructive » par une guerre limitée ne peut qu'aggraver la crise de la production de capital. A moins que les prévisions marxistes ne soient erronées, ce qui n'est aucunement établi, les contradictions inhérentes à la production de capital (qui rendent compte des phases d'expansion et de contraction du système) ainsi que les difficultés de plus en plus grandes à les surmonter, rendront probablement inopérantes les dif-férentes contre-mesures prises par la bourgeoisie pour enrayer la décadence du capitalisme.

Si on laisse de côté les conditions internationales des nations capitalistes, la situation de la partie du monde qui n'est pas développée (selon les critères capita-listes) témoigne de l'incapacité du capitalisme à industrialiser l'économie mon-diale. Tout ce qu'il a été capable de créer, c'est un marché mondial qui assujettit tous les peuples du monde à l'exploitation, soit au profit des classes dominantes locales, soit à celui des classes dominantes des pays capitalistes. Les tendances à la concentration et à la centralisation de la production de capital distribuent les nations en nations pauvres et nations riches, tout comme elles polarisent chaque société capitaliste selon la division entre travail et capital. Et de même que le pro-cessus d'accumulation tend à miner la rentabilité du capital dans les pays avan-cés, il détruit la possibilité d'exploiter les pays sous-développés, du fait de leur appauvrissement croissant. Alors même qu'il est de plus en plus impératif que des profits d'origine extérieure viennent compenser la diminution de la rentabilité dans les pays capitalistes, les pays sous-développés offrent de moins en moins de possibilités d'exploitation, ce qui entraîne des mouvements sociaux de résistance au contrôle monopolistique du marché mondial. L'extension du capitalisme à la partie sous-développée du monde, sous les auspices de l'entreprise privée, devient de plus en plus problématique, pour des raisons tant politiques qu'économiques. Cela se produit à un moment où l'expansion extérieure du capital pourrait seule contrebalancer ses contradictions internes, dues à l'inévitable croissance des sec-teurs improductifs de profits, cette croissance étant le seul moyen d'éviter la crise.

Bien que nécessaire pour augmenter la masse de plus-value, l'extension du capitalisme au reste du monde est entravée par la position monopolistique des capitaux des pays sous-développés, qui n'admettent un développement général que s'il accompagne leur propre expansion. Leur exigence de profit et d'accumu-lation empêche tout développement indépendant des économies arriérées et les transforment en économies vassales. Celles-ci ne peuvent avancer que dans le sil-lage des pays riches en capitaux, et dans la seule mesure où cela représente un soutien à l'accumulation de capital dans les pays dominants.

Cette situation conduira inévitablement les pays sous-développés à essayer de renverser le contrôle étranger sur leur économie, et d'ouvrir ainsi la voie à un développement industriel indépendant. Etant données les relations étroites qui unissent les classes dominantes de ces pays et celles des pays impérialistes, cela suppose des révolutions sociales directement dirigées à la fois contre l'arriération semi-féodale et le capital monopolistique mondial. De telles révolutions ne peu-vent être menées sous le signe d'une idéologie capitaliste déjà dépassée ; elles

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seront menées au nom de l'indépendance nationale et du socialisme, entendant par là l'économie planifiée sous les auspices de l'Etat. L'exemple des révolutions russe et chinoise livre le modèle des aspirations révolutionnaires dans les pays arriérés, et là où celles-ci ont triomphé, elles tendent à détruire les bases sociales d'un développement reposant sur les rapports de propriété. Naturellement, tout développement « national » est une pure illusion, car chaque nation est plus ou moins intégrée dans la division internationale du travail dans les conditions du marché mondial. Ce qui se produit alors, c'est un regroupement des systèmes sociaux plus ou moins semblables, ne serait-ce que pour surmonter la situation précaire d'isolement national, et on assiste à la division du monde en deux systè-mes différents, qui tous deux produisent du capital ; dans ces conditions, toute expansion de l'un implique la contraction de l'autre. La coexistence des deux systèmes fait naître l'espoir qu'ils pourraient un jour converger vers un troisième, ce qui mènerait à une unification de l'économie mondiale. Cette opinion repose sur une analogie économique formelle et ne tient pas compte des rapports de classe qui entrent en jeu. Quelque modification qu'ils puissent subir, les deux systèmes resteront différents : ils n'attribuent pas le pouvoir de décision aux mêmes groupes de personnes, et impliquent par conséquent des répartitions de pouvoir très différentes dans les rapports sociaux. Dans l'un, le contrôle politique est assuré par des moyens économiques ; dans l'autre, il l'est par des moyens poli-tiques. Chaque système suppose des classes dirigeantes et des politiques économi-ques différentes. Et c'est ce qui interdit toute convergence véritable. Si les ressem-blances entre eux sont de plus en plus grandes, c'est l'indice d'une intensification de la compétition, politique aussi bien qu'économique et militaire.

Ce type de compétition, qui fait partie de la compétition générale entre tous les capitaux, et de la lutte pour la domination des pays sous-développés dotés d'une indépendance formelle, menace d'entretenir dans le monde une agitation perpétuelle, et d'absorber une part grandissante de la production sociale. La pro-duction capitaliste devient de plus en plus une production à buts destructifs, même si elle ne peut prospérer qu'au moyen de l'accumulation de capital. La pos-sibilité qui apparaissait autrefois à titre exceptionnel, c'est-à-dire un rythme d'accumulation très faible dans des conditions de guerre, tend à devenir une règle dont dépend l'existence même du capitalisme dans l'avenir. Elle indique en même temps sa décadence certaine. En outre, l'avenir du capitalisme sera caractérisé par l'aggravation de la misère de masses de plus en plus importantes, d'abord dans les pays sous-développés, puis dans les nations capitalistes les plus fragiles, et enfin dans les puissances impérialistes dominantes.

Les perspectives du capitalisme restent celles dont Marx a tracé les lignes générales. S'il en est bien ainsi, le simple bon sens suggère que lorsque les crises latentes deviendront plus aiguës, lorsque la fausse prospérité mènera à une dépression véritable, le consensus social qui caractérise l'histoire récente laissera ressurgir la conscience révolutionnaire, d'autant que l'irrationnalité croissante du système apparaîtra même aux yeux des couches sociales qui en bénéficient encore. Indépendamment des conditions prérévolutionnaires existant dans pres-que tous les pays sous-développés, et des guerres qui font rage en diverses parties du monde, sur une échelle en apparence limitée, une inquiétude générale couve sous l'apparente tranquillité sociale du monde occidental et elle émerge de temps

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en temps au grand jour, comme ce fut le cas lors de la révolte que connut récem-ment la France. Si cela a pu se produire en situation de stabilité relative, cela peut se reproduire en situation de crise générale.

Le système capitaliste ne tire avantage de l'intégration des organisations ouvrières traditionnelles que dans la mesure où il peut tenir les promesses de la collaboration de classe. Si les circonstances font de ces organisations des instru-ments de répression, celles-ci perdent la confiance des ouvriers et dès lors n'ont plus d'intérêt pour la bourgeoisie. Même si elles ne sont pas complètement détrui-tes, elles peuvent reculer devant l'action autonome de la classe ouvrière. Il existe des exemples historiques, non seulement de ce qu'une révolution organisée peut se produire en l'absence d'une organisation, comme ce fut le cas en Russie, mais aussi que l'existence d'un mouvement ouvrier réformiste très puissant peut être mise en danger par des organisations ouvrières nouvelles, comme on le vit dans l'Allemagne de 1918, ou dans le mouvement des « shop stewards » en Grande-Bretagne, pendant et après la Première Guerre mondiale. Même sous des régimes totalitaires, certains mouvements spontanés peuvent mener à des actions ouvriè-res qui trouvent leurs expressions dans la formation de conseils ouvriers (ce qui s'est passé en Hongrie en 1956).

Résumons-nous : le réformisme suppose que le capitalisme soit réformable. Tant que celui-ci conserve ce caractère, l'essence révolutionnaire de la classe ouvrière demeure à l'état latent. La classe ouvrière cessera d'avoir conscience de sa situation de classe, et elle identifiera ses aspirations à celles de la classe domi-nante. Un jour cependant, la survie du capitalisme finira par dépendre d'un « réformisme à rebours » ; le système sera contraint de recréer les conditions qui ont conduit au développement de la conscience de classe et à la perspective d'une révolution prolétarienne. Lorsque ce jour viendra, le nouveau capitalisme ressem-blera à l'ancien, et il se retrouvera de nouveau, dans des conditions changées, face à l'ancienne lutte de classe.

La crise mondiale et le mouvement ouvrier *

Le développement du capitalisme est inséparable des crises : cette loi s'est confirmée empiriquement de temps à autres. Malgré le retour de ces crises, l'éco-nomie bourgeoise n'en a, jusqu'à ce jour, proposé aucune théorie qui corresponde à la réalité. C'est que son point de départ théorique était lui-même erroné. Elle partait de l'idée faussement évidente, que la production était subordonnée à la consommation, et que par suite l'offre et la demande s'ajusteraient sur le marché. Bien que l'on reconnût que ce mécanisme d'ajustement pouvait être interrompu par des surproductions partielles, on était cependant convaincu que le mécanisme du marché résoudrait, spontanément, ces discordances. La théorie du marché, comme théorie de l'équilibre où l'offre détermine la demande et réciproquement, est restée en place jusqu'aujourd'hui, bien que sous une formulation renouvelée. Dans la théorie néo-classique de l'utilité marginale, reposant sur des fondements psychologiques, il ne s'agit que d'un nouvel énoncé de la vieille théorie de l'offre et de la demande, qui était restée intacte jusqu'en 1936.

Bien entendu il ne peut être question de nier la réalité des crises actuelles. Mais pour en rendre compte, on a supposé qu'elles étaient apportées de l'exté-rieur dans le système, et que cependant elles pouvaient toujours être surmontées, par l'intervention des mécanismes d'équilibre automatiques. L'existence des cri-ses n'étant pas quelque chose d'immanent au système, il n'était donc pas néces-saire de la soumettre à l'investigation théorique. Inutile d'insister sur ce point. Je soulignerai simplement que la théorie néo-classique de l'équilibre, en particulier sous sa forme mathématisée, a été considérée comme marquant l'accession de l'économie-politique à la science, et que c'est dans cette optique qu'elle a été dépouillée de son caractère historique. Elle se développait en tout cas à un niveau d'abstraction qui lui donnait un caractère purement idéologique et lui ôtait toute possibilité d'application pratique. Sa fonction idéologique s'est effacée, par, la force des choses, lorsqu'éclata la grande crise de 29 qui a sapé la confiance dans le mécanisme d'équilibre du marché.

La première grande crise de la théorie économique capitaliste a donc été la conséquence d'une crise réelle, durable et profonde. Si celle-ci n'avait pas éclaté, la théorie de l'équilibre aurait probablement conservé son habit néo-classique. Mais le contraste était par trop grand entre la théorie et la réalité, de sorte qu'il fal-lait adapter l'ancienne théorie à la situation nouvelle. Cette adaptation, qui est entrée dans l'histoire des idées sous le nom de « révolution keynesienne », ne fait que reprendre l'ancienne théorie du marché, avec cette différence que l'on cesse de supposer l'action efficace d'un mécanisme d'équilibre opérant spontanément, et qu'on envisage à la place un équilibre établi consciemment, dans ie but d'apporter une issue à la crise.

* Weîtwirtschaftshrise und Arbeiterbewegung Ein Vortrag mit Diskussion. Soakverlaf, Hanovre, 1975.

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La théorie de Keynes est tout aussi statique que la théorie néo-classique, et repose comme celle-ci sur un mécanisme d'équilibre imaginaire. Mais elle pose que les modifications que connaît l'univers capitaliste entravent de plus en plus le maintien d'un équilibre économique à travers le marché. Partant de cette idée ancienne que la consommation détermine la production, et pour peu qu'elle retarde sur celle-ci, il en résulterait que les investissements deviennent de moins en moins rentables et par conséquent disparaissent. La saturation relative de la consommation, s'exprimant par une insuffisante demande, entraînerait une dimi-nution des investissements et par suite, une augmentation du chômage. Pour réé-quilibrer consommation et production, offre et demande, il faudrait élever la con-sommation par la « consommation publique », et multiplier les investissements par des « investissements publics » que l'Etat serait chargé de réaliser. La politi-que monétaire et fiscale de l'Etat serait pour cela l'instrument adéquat, capable d'agir de façon positive non seulement sur l'économie dans son ensemble, mais sur la rentabilité du capital privé.

Cette théorie traduisait une nécessité politique, une réaction aux conséquen-ces sociales de la crise. Mais on la considérait également comme un recours sus-ceptible de faciliter le passage à une conjoncture nouvelle. Tout en se présentant comme une théorie générale, elle ne faisait en réalité que se rapporter à la situa-tion spécifique de la Grande Crise, pour conjurer d'abord tout risque d'événement révolutionnaire. Les propositions d'interventions étatiques dans l'économie étaient surtout censées écarter les dangers d'un chômage massif, mais aussi inci-ter à de nouveaux investissements privés, de façon à ce que les interventions de l'Etat continuent à servir le capital. Il s'agissait là de ce qu'on appelle l'effet multi-plicateur des nouveaux investissements, c'est-à-dire de l'hypothèse que les inves-tissements engagés dans une branche de la production en induisent d'autres dans une autre branche. Un tel processus, comparable à celui de la vitesse de rotation de l'argent dans la circulation, compenserait la non-rentabilité des dépenses publi-ques par l'élévation de la rentabilité de l'économie privée.

Il est parfaitement exact, bien entendu, que de nouveaux investissements lorsqu'ils ne sont pas compensés au même moment par d'autres retraits d'inves-tissements, ont pour effet de stimuler la vie économique et de diminuer le chô-mage, qu'ils soient le fait de l'Etat ou du capital privé. L'augmentation des dépen-ses d'Etat, proposée par Keynes, même si leur financement repose sur le déficit budgétaire, ont donc cet effet stimulant, comme l'ont confirmé les succès qu'ont rencontré sur cette voie le programme de création d'emplois du régime hitlérien ou le New Deal américain. De tels succès ne se situaient cependant que dans le cadre de la théorie abstraite et erronée de l'équilibre ; ils n'avaient rien à voir avec les exigences de la production capitaliste. Pour celle-ci, il ne s'agit pas d'assurer l'équilibre de l'offre et de la demande, de la production et de la consommation, mais de produire des profits et d'assurer la valorisation du capital existant et son accumulation. Un capital donné sous forme d'argent doit, pour satisfaire aux con-ditions de la production capitaliste, se transformer en une quantité supérieure de capital à travers le cycle de la reproduction. Dans le capitalisme, toute production qui ne fournit aucune plus-value est de la production sans accumulation et contre-dit au mouvement du capital.

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Une production qui n'est pas faite en vue de la création de plus-value se heurte, dans le capitalisme, à certaines limites. Depuis toujours l'Etat prend en charge une partie de la production sociale, celle qui assure les équipements publics indispensables au système (l'infrastructure). Il a, de plus, monopolisé dans nombre de pays une partie de la production globale et se place ainsi parmi les entrepreneurs producteurs de plus-value. Toute une partie de la production sociale est par conséquent assumée par l'Etat, à un degré variable. Mais en général c'est le capital privé qui assure la majeure partie de la production sociale et en détermine les caractères et le développement. L'importance croissante de la pro-duction reste déterminée par l'accumulation de capital global, c'est-à-dire de capi-tal privé ; elle n'a rien à voir avec la lutte contre les crises au moyen de l'augmen-tation des dépenses publiques, il s'agit au contraire d'un phénomène secondaire qui accompagne en tout temps le développement capitaliste. Les politiques d'équilibre économique de l'Etat ne représentent rien de plus que des interven-tions supplémentaires dans l'économie, qui dépassent les dépenses habituelle-ment nécessaires ; c'est une production induite par l'Etat pour relever la produc-tion sociale globale.

Dans les remèdes keynesiens contre les crises, il ne s'agit aucunement de res-treindre le capital privé au profit du secteur d'Etat, mais bien plutôt de multiplier la demande globale dans le cadre de la production de capital. Comme la demande, dans une telle théorie, dépend de la consommation, et que celle-ci est insuffisante pour assurer le plein emploi, il faut l'élargir en accroissant la « consommation publique », qui n'est pas suscitée par le marché. Pour ne pas affaiblir davantage la demande présente sur le marché et déjà insuffisante, et pour ne pas entrer en con-currence avec le capital privé, l'Etat doit limiter la production induite à la « con-sommation publique », c'est-à-dire aux travaux publics, à la production d'arme-ments, à la recherche spatiale et autres domaines semblables.

Le capital, pour se comporter en tant que tel, doit s'accumuler, c'est-à-dire ajouter une partie de la plus-value produite à la quantité de capital déjà là. De ce point de vue, toute augmentation de la consommation, qu'elle soit publique ou privée, diminue la quantité de plus-value disponible pour l'accumulation. Ce qui est consommé ne peut plus être accumulé, c'est-à-dire transformé en instruments de production et en force de travail permettant d'accroître le profit et le capital. De toutes façons la politique de Keynes correspondait à une situation passagère, celle où une simple augmentation de la production engendre un climat économi-que qui incite le capital privé à investir lui aussi. Ce supplément de production privée pour le marché devrait donc entraîner une expansion où la production induite par l'Etat et ne produisant aucun profit serait compensée par l'augmenta-tion de la masse de profit dans la production privée. Les déficits de la production induite par l'Etat seraient alors annulés par les nouveaux profits.

Mais si les choses ne se passent pas ainsi, alors la production suscitée par l'Etat représente une augmentation de la dette publique, une accumulation de créances privées sur l'Etat. Si l'Etat augmente les impôts de façon à pouvoir cou-vrir les dépenses publiques destinées à stimuler la demande, d'une part il diminue du même coup les possibilités d'accumulation déjà réduites du capital privé, et d'autre part il déplace simplement la demande du secteur privé vers le secteur public, sans modifier en quoi que ce soit le volume de la demande globale. Pour

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augmenter celle-ci, il faut recourir au financement par le déficit budgétaire, à l'extension du crédit d'Etat. Mais comme la production se trouve réduite par la diminution ou même par l'arrêt complet de l'accumulation, non seulement les capacités productives restent inemployées, mais de même le capital-argent puisqu'il ne peut plus être investi de façon rentable et ne permet pas le passage de la forme argent à la forme capital. Ce capital inerte sous forme argent, l'Etat peut l'emprunter au capital privé, de façon à faire monter ses dépenses au-dessus de ce que lui permettent les moyens qu'il retire de l'impôt. Ces emprunts d'Etat consti-tuent le financement par déficit budgétaire des dépenses publiques. Bien qu'il permette d'augmenter la production, il n'augmente pas la production de profit. Si c'était le cas, les possesseurs de capital investiraient eux-mêmes leur argent inem-ployé. Si l'on a recours à la production mise en oeuvre par l'Etat, c'est bien pour augmenter la production sans considération de rentabilité.

Bien que les investissements d'Etat aient pour effet d'élargir la production glo-bale, la masse de plus-value acquise par le capital privé reste inférieure à l'aug-mentation de la production, de sorte que la production globale a à sa disposition une masse de profit relativement diminuée, et qui est destinée à diminuer davan-tage encore au fur et à mesure que s'élargit la production induite par l'Etat et non productrice de profits. Si l'Etat emprunte l'argent inemployé du capital privé, il faut qu'il lui verse un intérêt. Etant donné que la production induite par l'Etat ne fournit aucun profit, elle ne peut couvrir aucun intérêt, puisque celui-ci corres-pond à une partie du profit. Cet intérêt doit donc être couvert par des impôts ou par d'autres emprunts d'Etat. Ainsi, non seulement la production ne crée pas de profits, mais le remboursement des dettes de l'Etat qui ont permis cette produc-tion supplémentaire doit être couvert par le secteur privé. Mais comme les dettes d'Etat peuvent être toujours à nouveau consolidées, en pratique ce sont les inté-rêts seuls qui grèvent les emprunts d'Etat, de sorte que l'augmentation de la pro-duction représente une augmentation de la dette publique qui ne rencontre pas d'entraves tant que la production globale augmente plus rapidement que la charge d'intérêts qu'elle engendre.

Cependant, ce dont il s'agit dans l'augmentation de la dette publique, c'est d'une destruction de capital, car elle ne peut donner lieu à aucune production capitaliste, c'est-à-dire génératrice de profits. Un exemple : pendant la Seconde Guerre mondiale, la dette publique des Etats-Unis a atteint environ les 300 mil-liards de dollars, qui, toutefois, n'existaient que sur les papiers des titres d'emprunts. L'équivalent de cette somme fut utilisé dans la guerre, « consommé » en quelque sorte, et donc disparut. Une plus-value, recueillie à une époque précé-dante, et qui restait inemployée en tant que capital, s'était transformée en dépen-ses militaires et s'était ainsi évanouie. Derrière la dette publique, il n'y a rien d'autre que la possibilité qu'a toujours l'Etat d'augmenter les impôts et de lancer de nouveaux emprunts. Bien que l'équivalent de la dette de l'Etat, c'est-à-dire les dépenses militaires, appartiennent au passé, l'Etat doit encore en payer les inté-rêts et en même temps chercher à se libérer de sa dette, ce qui n'est possible que si le capital privé amasse des profits nouveaux et en quantité croissante.

Mais comme la tendance à la baisse du taux de profit est inséparable du déve-loppement du capital, il est forcément de plus en plus difficile de faire face à l'endettement de l'Etat entraîné par les dépenses publiques sur déficit budgétaire.

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C'est la raison pour laquelle l'endettement de l'Etat n'est jamais ajourné mais tout simplement annulé — comme en Allemagne en 1923 par exemple — par une infla-tion galopante. Le gonflement démesuré de la dette publique constitue déjà une sorte d'expropriation du capital privé, et l'on peut en un sens lire l'expropriation rampante du capital sur le taux d'endettement de l'Etat, qui fait obstacle à la pour-suite de l'accumulation. Mais cela ne vaut que lorsque le capital se trouve effecti-vement dans une situation de crise permanente, qui s'accompagne d'une augmen-tation continue des dépenses publiques. Si l'on évoque ici cette possibilité, c'est simplement pour indiquer que quand on lutte contre la crise au moyen des dépen-ses publiques, on se heurte à des limites bien déterminées, qui ne peuvent être franchies sans mettre en danger le capital lui-même. Si s'installait une crise dura-ble, on se rendrait compte, à travers son cours, que l'intervention de l'Etat, tout en stimulant l'économie dans l'immédiat, n'y parvient cependant qu'au prix de la destruction à long terme du capital privé.

Pour prévenir certains malentendus, il faut encore noter que cela n'est exact que du point de vue du capital global. Pour le capital particulier qui réussit à accroître sa production grâce aux dépenses publiques, cette production induite supplémentaire est hautement profitable. Mais la plus-value ou le profit, qui se dirige vers ces capitaux particuliers, n'est pas réalisée par la production globale régie par le marché, elle provient de la plus-value produite dans des périodes anté-rieures, d'une plus-value déjà là, non d'une nouvelle. En d'autres termes, ces capi-taux « réalisent » leur profit à partir du capital-argent inemployé que l'Etat leur attribue par ses investissements. Le gain réalisé par tel ou tel capital favorisé signi-fie une perte pour le capital global, une utilisation du capital argent accumulé. C'est ce capital-argent inemployé qui remet en mouvement les moyens de produc-tion et les forces de travail immobilisées, et son volume fixe les limites de cette croissance de la production. Dès que l'élargissement de crédit au moyen du capi-tal inemployé est épuisé, une nouvelle augmentation des dépenses publiques n'est plus possible que par une inflation ouverte, par la création d'argent et sa dévalua-tion. Si le financement par déficit budgétaire au moyen d'emprunts d'Etat est déjà un processus inflationniste, ce processus reste limité et contrôlable, tandis que la pure et simple inflation des billets de banque ne rencontre aucune limite objec-tive.

Il est inévitable que la croissance continue d'un secteur de l'économie non producteur de profit mette en question à terme le mode de production capitaliste lui-même. C'est pourquoi le maintien d'un niveau de production et d'emploi sou-haité ne peut être qu'une possibilité transitoire, un remède qui sera tôt ou tard écarté par une nouvelle conjoncture du capital privé. L'Etat étant, naturellement, l'Etat du capital privé, la politique anti-crise qu'il met en oeuvre en finançant des dépenses publiques sur déficit budgétaire trouve un terme lorsque sa propre extension la transforme d'élément momentané de stabilisation économique, en son contraire, en un facteur d'aggravation de la crise. Dès lors, c'est l'ancienne loi des crises qui s'impose de nouveau.

Pour en venir à présent aux problèmes économiques d'aujourd'hui, il faut constater tout d'abord que les grandes crises de notre siècle, à la différence de cel-les du 19' siècle, n'ont pas été surmontées grâce à des mesures « purement écono-

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miques ». Au siècle dernier on s'en remettait plus ou moins aux retombées de la crise et de la récession sans chercher à les atténuer ou à les surmonter par des interventions délibérées. La première grande crise du 20e siècle éclata au moment de la Première Guerre mondiale. Ce qui ne veut pas dire que celle-ci fut une con-séquence de la crise, mais simplement que la situation de crise lui pré-existait, et que si elle n'a pas été reconnue comme telle, c'est parce que la guerre impérialiste lui avait donné un autre visage. La crise de 1929, née en Amérique, frappa le monde entier, et ce d'autant plus que les nations européennes n'avaient pu se dégager de la crise précédente. La situation de crise déclenchée par la Première Guerre mondiale se prolongea en une crise de l'après-guerre, bien que cette période connût des fluctuations dans la récession. Mais on ne parvint pas à retrou-ver une progression de l'accumulation. La relative stagnation de l'économie euro-péenne ne pouvait qu'entraver à son tour la prospérité que le capital américain avait connue après la guerre. L'économie américaine avait connu tout d'abord un élan puissant, insuffisant toutefois pour entraîner l'économie mondiale. Lorsque la prospérité américaine s'effondra, la crise se généralisa et provoqua une crise mondiale.

C'est alors que Keynes élabora les modifications de la théorie néo-classique (qui avaient déjà trouvé des anticipations pratiques en divers pays où le gouverne-ment intervenait dans le fonctionnement économique). Mais ces interventions n'avaient pas rencontré un succès notable, et c'est pourquoi l'apport de Keynes à la théorie classique du marché mit du temps à s'imposer. Il est d'ailleurs exact que la politique d'armement d'Hitler lancée par le déficit budgétaire et par d'autres moyens parvint à enrayer le chômage. Mais les facteurs mêmes qui entraînaient ce résultat aggravaient en même temps la crise pour ne laisser finalement le choix qu'entre une décomposition plus poussée de l'économie — malgré l'intervention de l'Etat — et une solution impérialiste violente, c'est-à-dire la guerre. Le capital allemand joua la guerre, pour faire payer aux autres pays le sauvetage de sa propre économie. Aux Etats-Unis, grâce au New-Deal, qui sans rien devoir aux idées de Keynes, en respectait néanmoins les principes, le chômage tomba de 15 millions à 8 millions de personnes. Mais vers 1937, il semblait que l'on eût épuisé tous les moyens de lutte contre la crise. Il fallut l'effort d'armement en vue de la Seconde Guerre mondiale, mis en œuvre après la guerre civile espagnole, pour que le chô-mage pût être encore réduit. La guerre seule permit d'atteindre le plein emploi, non seulement en Amérique mais dans tous les pays belligérants. Le programme de Keynes trouvait sa réalisation dans la production de guerre, c'est-à-dire dans des conditions qui excluaient l'accumulation. Par exemple, aux Etats-Unis, le taux d'accumulation tomba en-dessous de 1%, de sorte que le capital parvenait tout juste à se reproduire. A peu près la moitié de la production totale fut utilisée à des fins militaires, et ce qui est détruit dans la guerre ne peut servir à l'accumulation. Le plein emploi s'accompagnait ainsi d'une accumulation capitaliste réduite à zéro ; en d'autres termes, d'une production qui n'était plus capitaliste dans son principe.

Après la Seconde Guerre mondiale, le capital international connut une reprise assez inattendue, et qui ne cadrait pas bien avec la théorie de Keynes. Celle-ci se référait à une situation de stagnation économique à laquelle on pouvait remédier par l'augmentation de la demande publique. Néanmoins, les théoriciens d'inspira-

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tion keynesienne virent dans la reprise générale de l'économie la confirmation de leurs idées. Ils se paraient ainsi d'habits qui n'étaient pas les leurs. En réalité, cette reprise, comme les précédentes, résultait de la crise qui l'avait précédée. La stagnation du capital européen dans l'entre deux guerres et l'énorme destruction de capital, sous forme valeur comme sous forme physique, réalisée par la guerre, entraînèrent une modification générale de la structure du capital qui permit d'éle-ver les profits par rapport à un capital diminué, et ce de façon suffisante pour assurer une reprise de l'accumulation. Le secret de la haute conjoncture d'après guerre, c'est la destruction de capital par la guerre et par la crise. Ce ne sont pas les méthodes keynesiennes d'orientation de l'activité économique, mais le méca-nisme de crise de l'accumulation du capital qui expliquait cette reprise.

Celle-ci, considérée d'un point de vue marxiste, n'avait en soi rien de surpre-nant. Le taux moyen de profit, et par conséquent le taux d'accumulation du capi-tal, dépendent à tout moment de la situation du capital global, ou, en termes marxiens, ils dépendent de la composition organique du capital. La destruction de capital, associée à une élévation de la productivité du travail, peut engendrer un taux de profit qui permette de passer de la récession à une nouvelle phase de pros-périté. C'est ainsi que se réalise l'accumulation du capital malgré la crise et grâce à elle, tant que le profit correspond aux exigences de l'accumulation. La réorgani-sation d'ensemble du capital conduisit à une reprise. On avait pu penser que l'adaptation du profit à l'accumulation était objectivement exclue ; mais une reprise effective confirme que ce n'est pas le cas.

C'est le mécanisme des crises du capital, et non pas la manipulation keyne-sienne de l'économie, qui explique la durée de la conjoncture favorable dans les années d'après-guerre. D'ailleurs cette reprise ne fut pas exempte de contre coups, car elle affecta de façons bien diverses les différents pays.

C'est ainsi qu'en de nombreux pays, et tout spécialement aux USA, l'Etat intervint constamment dans l'activité économique, par le biais de la politique monétaire et fiscale, pour remédier aux récessions survenant au cours même de la période de reprise. La poursuite de la politique impérialiste continua à exclure toute réduction des dépenses d'Etat improductives à des fins militaires, et elle imposa le maintien et l'extension du secteur non rentable de la production glo-bale. Cependant, l'expansion du capital était assez importante pour provoquer une reprise générale, dans laquelle la part de production induite par l'Etat dimi-nua proportionnellement, tout en demeurant un élément significatif de la produc-tion globale. Le maintien dans de telles conditions de ce qui a été considéré comme une situation de prospérité capitaliste, fit naître l'illusion que l'on était enfin parvenu à mettre fin aux mouvements cycliques du capital, grâce aux méthodes de Keynes. L'âge des crises parut à jamais révolu, car on croyait pou-voir, par l'intervention centrale dans le fonctionnement économique, établir entre l'offre et la demande un équilibre associé au plein emploi. L'apparente possibilité de régulation de l'économie de marché par l'Etat, et le développement sans crise qu'elle permettait, ne manqua pas d'impressionner aussi le camp anti-capitaliste, au point qu'on voulut associer les idées du marxisme à celle de Keynes, et qu'on en vient ainsi à parler d'une nouvelle période de développement capitaliste que la loi des crises de Marx n'était plus en mesure d'expliquer. Que l'on pense à des

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gens comme Marcuse, Baran et Sweezy, et l'on mesurera l'influence que les nou-velles illusions capitalistes ont pu exercer sur ceux qui se donnaient comme leurs critiques.

Dans le passage accompli par Keynes de ce qu'on appelle la micro-économie à la macro-économie, c'est-à-dire la prise en compte de problèmes sociaux précé-demment négligés, il y avait encore quelque chose de statique, puisqu'on ne s'occupait pas du développement du capital ; mais l'élaboration de la théorie de Keynes a entraîné bien des tentatives pour lui donner un caractère dynamique, ou, si l'on veut, pour se pencher sur les lois du développement et du mouvement du capital. Si c'était là un progrès pour l'économie politique bourgeoise, celui-ci ne consistait en somme qu'à en revenir aux classiques de l'économie politique, et principalement à la théorie marxiste du développement capitaliste — bien qu'on n'en dît pas un mot.

On reconnaissait maintenant les difficultés inhérentes au développement capitaliste et par conséquent la tendance à perturber sans cesse l'équilibre anté-rieurement atteint. Mais c'était pour en conclure que les contradictions immanen-tes au système pouvaient être supprimées grâce à une intervention durable et pla-nifiée de l'Etat. Dans le langage de l'apologétique capitaliste, telle que l'emploie Samuelson, le développement du capital, conçu comme « croissance », tendait certes à l'instabilité, mais celle-ci pouvait être éliminée par l'orientation de l'éco-nomie, de la même façon qu'une bicyclette tombe par terre si on la laisse aller toute seule, mais reste en équilibre lorsqu'elle est guidée par le cycliste. Cette con-ception optimiste devint presque le patrimoine de la théorie économique bour-geoise.

Que s'était-il passé en réalité ? Disons-le encore une fois : la guerre avait à tel point détruit l'économie européenne et japonaise, que la résurrection ne pouvait être envisagée que comme un processus très lent.

En même temps que les forces productives, le capital avait également déve-loppé les forces destructives, qui avaient bien plus gravement atteint les pays engagés dans la guerre que ce n'avait été le cas durant la Première Guerre mon-diale. Outre les considérations politiques suscitées par un adversaire nouveau, l'impérialisme soviétique, il y avait aussi des raisons proprement économiques pour inciter le capital américain à accélérer la reconstruction du capital occidental par des prêts et par le plan Marshall. De la sorte, on rendait service, non seule-ment aux bénéficiaires de l'aide économique américaine, mais aussi directement à l'économie américaine elle-même, car l'importation de capital par les autres pays se traduisait nécessairement par l'exportation de marchandises américaines. Ainsi, la vie économique se ranimait de part et d'autre, dans les pays importateurs de capitaux et dans ceux qui exportaient leurs marchandises. La destruction des valeurs capitalistes en Europe et au Japon, l'annulation des dettes par les dévalua-tions, les applications de technologies nouvelles et de nouvelles méthodes de pro-duction, associées à un taux d'exploitation élevé du fait de la pénurie entraînée par la guerre, tout cela permit des taux de profits et un taux d'accumulation s'éle-vant presque à 25% de la production globale. C'est ce taux d'accumulation excep-tionnel, lié à des circonstances particulières, qui entra dans l'histoire sous le nom

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de « miracle économique », et qui améliora progressivement la compétitivité de l'Europe et du Japon sur le marché mondial.

En revanche, l'économie américaine était caractérisée par un taux d'accumu-lation très bas, qui demeura en-dessous de sa moyenne historique pendant toute la période d'après-guerre, et ne dépassa jamais les 3 ou 3,5%. C'est justement parce que le capital américain était atteint par la suraccumulation, empêchant les profits de correspondre aux besoins de valorisation du capital, que l'exportation de capi-taux américains offrait la possibilité de prendre part à l'essor que connurent les pays en reconstruction. A quoi il faut ajouter les nouveaux engagements impéria-listes à l'échelle planétaire, l'intervention dans les développements politiques en Asie, la guerre de Corée et d'Indochine. L'exportation de capital, ainsi que les dépenses liées aux expéditions impérialistes qui exigeaient chaque année de 20 à 25 milliards de dollars, excluaient une diminution du budget de l'Etat et impo-saient le financement de la politique étrangère impérialiste par des moyens infla-tionnistes, du fait du taux de profit relativement bas. L'adoption du dollar comme étalon international et unité de réserve permit au capital américain, en accélérant la création de monnaie, non seulement de pénétrer profondément dans l'écono-mie européenne, mais aussi de stimuler en même temps la production américaine grâce à la production induite par l'Etat. Sans atteindre le plein emploi, le taux élevé de l'emploi engendra cette illusion d'un développement capitaliste exempt de crises, dont nous parlions plus haut.

Sans cette production induite par l'Etat, le nombre de chômeurs eût été beau-coup plus élevé que ce ne fut le cas, car le taux d'accumulation ne permettait pas d'atteindre le plein emploi. Mais, même pendant les dernières années de la guerre d'Indochine, la capacité de production américaine n'était utilisée qu'à 86% et le chômage oscillait entre 4,5 et 5% de la population active. Ainsi l'époque d'après-guerre apparaissait bien différemment aux Etats-Unis et en Europe ou au Japon, et la reprise générale de cette période recelait déjà le germe de la destruction, qui se manifestait de façon anticipée dans la diversité des conditions d'accumulation propres à chaque pays capitaliste. Mais comme l'Amérique assurait à peu près la moitié de la production mondiale, la stagnation relative du capital américain était l'indice d'une rentabilité insuffisante par rapport aux exigences de profit du capi-tal mondial, bien que celle-ci pût être masquée pendant longtemps par l'adoption de manipulations monétaires et de politiques de crédit, capables de gonfler les profits. La prospérité s'accompagnait d'une « inflation rampante ».

Etant donné que l'intervention de l'Etat dans l'économie repose, en ce qui concerne l'extension de la production, sur la capacité de l'Etat à offrir du répon-dant, elle a une efficacité analogue à la création de crédit dans le secteur privé. Dans la théorie de Marx, mais également dans les théories bourgeoises, un déve-loppement exceptionnel du crédit a toujours annonçé une crise prochaine, étant le signe d'une concurrence plus acharnée autour d'une marge de profit en diminu-tion manifeste, ce qui conduit à une concentration et à une centralisation plus poussées du capital. Les trusts capitalistes s'efforcent tous de prélever une part plus importante du profit social global, en élargissant leur production et en bais-sant leurs prix grâce au crédit — ce qui ne fait qu'aggraver la suraccumulation du capital qui se manifestait déjà dans la pénurie de profits. Néanmoins, le premier

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effet de l'extension du crédit, dans la mesure où elle multiplie effectivement la production, est de retarder l'éclatement de la crise. L'activité économique est plus intense qu'elle ne l'aurait été sans cette extension. Mais la multiplication de la production ne signifie pas obligatoirement celle du profit global. Pour peu que le rapport entre le taux d'exploitation et la structure du capital global reste le même, en repoussant momentanément la crise, on ne fait que mettre en place une crise encore plus profonde, aussitôt que la prospérité déclenchée grâce au crédit se révèle illusoire. Une extension trop rapide du crédit, qui trouve tôt ou tard sa limite dans le taux d'intérêt déterminé par le taux de profit, a toujours été l'expres-sion des contradictions inhérentes au système capitaliste, et l'économie bour-geoise ne manquait pas de la regarder aussi avec le plus grand scepticisme.

Mais ce qui nous importe ici, c'est que l'extension du crédit a toujours eu un effet inflationniste. Si les prix montent, c'est pour que l'investissement accru en capital reste justifié lorsque le taux de profit stagne ou reste à la traîne, de façon donc à gagner dans la sphère de la circulation ce qu'on ne peut obtenir en propor-tion suffisante dans la production. Comme les prix ne montent pas tous de la même façon, et qu'en particulier le prix de la force de travail a du mal à suivre l'augmentation générale des prix, il en résulte une modification du rapport salaire/profit, à l'avantage du profit capitaliste. Il en résulte en outre un déplace-ment général de la structure des revenus, au détriment des couches sociales dont les revenus ne suivent pas l'augmentation des prix. Le capital s'efforce de garantir ses profits aux frais de la société, et principalement des travailleurs sans pour autant maintenir ou retrouver sa capacité d'accumulation. En tout cas le crédit n'a pas été capable jusqu'à présent de supprimer le cycle des crises capitalistes ; c'est la crise elle-même qui élimine le crédit comme moyen de relancer la production.

Etant donné que la production induite par l'Etat au moyen du crédit n'engen-dre, du point de vue de la société, ni profit ni intérêt, elle ne rencontre des limites objectives que dans la masse de capital présent mais inemployé, que l'Etat emprunte au capital privé. Cette fraction du capital privé, qui ressurgit sous la forme de la dette publique, finance aussi les intérêts qui grèvent les emprunts d'Etat. Si ces limites objectives de l'endettement de l'Etat sont atteintes, le main-tien de la production induite par ses soins dépend alors de la capacité de l'Etat à créer de la monnaie ; en d'autres termes, il dépend du financement de cette pro-duction par la planche à billets ou bien par l'inflation pure et simple au moyen de la dévaluation. Mais le financement par la dette publique est déjà lui-même un processus inflationniste, bien que plus lent, car le profit social ne s'accroît pas au même rythme que la production dans son ensemble, et cet écart grandissant entre le profit et la production entraîne inévitablement la hausse des prix. En fait, le financement par les emprunts d'Etat s'accompagne d'une accélération de la créa-tion de monnaie de façon d'une part à encourager l'investissement privé, en abais-sant le taux d'intérêt, et d'autre part à diminuer la charge d'intérêts de l'Etat.

Personne n'a contesté que les méthodes proposées par Keynes pour lutter con-tre les crises avaient un caractère inflationniste ; lui-même et ses adeptes y ont vu contraire, le secret de la stabilité capitaliste. On admettait de toutes façons que les procédés inflationnistes conduisaient à un nouvel équilibre économique et met-taient ainsi fin à la phase inflationniste. Plein emploi accompagné de stabilité des prix, tel était l'objectif ; les çiéthodes inflationnistes pouvaient être mises en

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œuvre ou abandonnées selon les besoins du moment. Tant que le chômage persis-terait, l'inflation serait le seul moyen de l'atténuer ou de l'éliminer. Une fois atteint le plein emploi, on pourrait stopper l'inflation en utilisant des moyens déflationnistes et en compensant les déficits antérieurs par les nouveaux bénéfi-ces. En tous les cas, on croyait fermement qu'il était possible de conduire l'écono-mie vers une politique monétaire et fiscale avisée, selon les vœux du gouverne-ment. Si la suppression du chômage et des problèmes sociaux qu'il entraîne s'accompagnait d'une inflation rampante, c'était là un prix tout à fait mineur aux yeux des économistes. Mieux valait le plein emploi avec une tendance à l'infla-tion, que de se résigner au chômage croissant par crainte de celle-ci. En outre, on s'aperçut qu'aujourd'hui comme par le passé, toute conjoncture favorable com-portait des aspects inflationnistes. Le plein emploi était constamment associé à la hausse des prix, comme l'avait historiquement établi l'économiste anglais Phil-lips ; la baisse des prix résultait toujours d'un taux élevé de chômage. Ainsi, dans l'inflation actuelle, on voyait encore le jeu d'une sorte de loi naturelle associant le plein emploi et l'inflation. De la sorte, non seulement l'inflation se trouvait expli-quée par le plein emploi, mais était imputée aux travailleurs, puisque c'était eux qui étaient rendus responsables de l'augmentation des prix, du fait des meilleurs salaires qu'ils obtenaient en période de plein emploi.

Un jour pourtant, il fallut constater non seulement que le plein emploi était inséparable de l'inflation, mais que celle-ci augmentait même en période de chô-mage croissant. La récession économique, au lieu de ralentir l'inflation, ne faisait que l'accélérer. Un fait qui s'accordait mal avec les théories économiques les plus répandues. L'arsenal anti-crise de Keynes se révéla illusoire, et face à la crise qui s'annonçait, on se trouva aussi démuni que devant les précédentes. Cela ne faisait pourtant que confirmer une fois de plus ce qu'on avait pu perdre de vue pendant la longue période de haute conjoncture qu'avaient connue certains pays occiden-taux : savoir, qu'il est impossible de régulariser le système capitaliste, et que dans la mesure où il connaît une sorte de régulation, c'est celle du retour des crises. Au 20e siècle comme au siècle précédent, le procès d'accumulation du capital fait pas-ser d'une période d'expansion à une situation de crise, qui est elle-même la condi-tion d'une nouvelle accumulation, et ceci tant qu'il reste une possibilité objective de restaurer la rentabilité perdue.

Il est bien entendu exact que l'intervention de l'Etat peut influencer le cours de l'activité économique, et qu'une fois entré dans une situation de crise, on peut en atténuer les effets en élargissant la production par ce moyen — sans toutefois infléchir moindrement la tendance à la suraccumulation qui résulte de l'impératif de valorisation du capital. Si la crise de suraccumulation se confirme, on constate alors que les tentatives pour l'atténuer grâce à l'orientation économique de l'Etat ne font que l'aggraver. Dans de telles conditions, la crise se traduit de la façon la plus classique, par la chute de la production, par le chômage massif, par la des-truction de capital et de la force de travail, et par l'intensification de la concur-rence entre les capitaux. La crise générale du capital, née du rapport entre les clas-ses sociales, et qui résulte en définitive de la production du capital, ne peut se résoudre par les méthodes prétendûment nouvelles d'orientation de l'économie capitaliste, mais seulement, si tant est que cela soit possible, par des moyens des-tructifs, ceux qui déjà, dans le passé, ont permis de sortir de la crise et de susciter

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une reprise. Si la bourgeoisie s'est figuré avoir trouvé le moyen d'un développe-ment capitaliste exempt de crises, la crise qui s'annonce atteste encore une fois que l'économie bourgeoise est incapable de comprendre son propre système, et encore moins de le diriger. Ce qui commence à se passer, c'est la vérification empirique de la théorie de l'accumulation de Marx, en tant que théorie de la crise capitaliste.

Discussion

Question — Toute théorie doit conduire à des pronostics ; quels pronostics fais-tu concernant le développement futur de la crise ? Réponse — Tout pronostic se rapportant à la crise actuelle relève nécessairement de la spéculation ; en effet, les catégories fondamentales du processus d'accumu-lation, c'est-à-dire le rapport existant entre la masse globale de profit et les exigen-ces de valorisation du capital ne peuvent pas être empiriquement déterminées, précisément parce que le développement capitaliste se réalise comme une loi naturelle, à l'insu des producteurs. On ne peut appréhender la tendance du déve-loppement que sous une forme analogique et imprécise, à partir de données qui se présentent sous les catégories du marché, telles qu'on les trouve dans les informa-tions statistiques, d'ailleurs insuffisantes, que rassemble la bourgeoisie. On n'a donc affaire qu'aux symptômes dont traite l'économie bourgeoise, et non pas aux conditions réelles, mais insaisissables, qui sont derrière ces symptômes et qui déterminent la crise. Les symptômes signalent naturellement une situation de crise, ou bien son contraire, mais ils n'indiquent ni la gravité de la crise, ni la durée de la conjoncture. D'après moi, la crise actuelle est une crise immanente au système capitaliste, une crise générale et non partielle, une crise qui s'est déjà révélée dans les mesures anti-cycliques qu'on a cherché à lui opposer, bien que celles-ci aient pu masquer pendant un certain temps l'état réel de la rentabilité du capital. Mais on peut discerner nettement aujourd'hui les signes d'une dégrada-tion générale, et ils laissent entrevoir une intensification et une extension de la crise au plan mondial. Cependant les manifestations en sont diverses selon les pays. La crise est plus grave aux Etats-Unis qu'en Allemagne par exemple, elle est plus aiguë en Angleterre qu'en Norvège, etc. Ces différences vont toutefois s'atté-nuer avec le temps, du fait d'abord de l'intégration déjà très poussée de l'écono-mie mondiale, ensuite de la position de puissance dominante des Etats-Unis, qui commandent à peu près la moitié de la production mondiale. De sorte que les réactions de chaque pays à la crise offrent des caractéristiques et des possibilités différentes, car le déficit public et les possibilités de stimuler la production par un tel financement sont très variables. Je fais l'hypothèse que la crise va s'aggraver à l'échelle mondiale, sans pour autant prétendre qu'elle va prendre des proportions catastrophiques, comme ce fut le cas après 1929. Comme je l'ai souligné, il est tout à fait possible — même si cela met en cause l'avenir du capitalisme et si cela

entrave dans l'immédiat la création du capital dans la production — de diminuer le chômage grâce à l'intervention de l'Etat, dans l'espoir de gagner du temps, et pour nourrir cet autre espoir, appuyé sur l'expérience, que la crise actuelle pas-sera comme toutes les précédentes. Les possibilités d'intervention n'étant pas totalement épuisées, et n'ayant pas été utilisées au même point dans tous les pays, il se peut parfaitement qu'on n'en arrive pas à un effondrement catastrophique (encore que cela n'ait rien de certain) et qu'on se dirige vers une longue période de stagnation, que l'on rendra supportable à la société grâce à des mesures étatiques.

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Comme on ne peut pas déterminer à quel point cela est objectivement possible, et comme une possibilité objective peut toujours être contrariée par les attitudes subjectives de la bourgeoisie, ou du prolétariat, ou des deux à la fois, il est impos-sible de dire si l'on peut encore enrayer un dérapage accéléré de l'économie. Du fait qu'il s'agit justement d'une crise mondiale mais qu'elle peut se traduire diffé-remment selon les pays, il résulte qu'elle peut prendre en certains points un carac-tère explosif et annuler par là même l'effet des mesures anti-crises mises en oeuvre ailleurs. Actuellement, la crise a l'air de se traduire autrement que la der-nière grande crise, bien que les causes en soient les mêmes. Mais comme toute crise pose un problème qui n'est pas seulement économique mais social, qui tou-che à tous les rapports sociaux, tout pronostic, restant nécessairement spécualtif, doit tenir compte des dangers qu'engendre la forme nationale et par conséquent impérialiste de la formation du capital. Il ne faut pas oublier que la crise de 1913 a trouvé sa solution dans la Première Guerre mondiale, et qu'après celle-ci le monde n'a pas pu échapper à une situation de crise endémique, à l'exception des Etats-Unis, de sorte que la première grande crise du siècle n'a pu être surmontée qu'à travers une Seconde Guerre mondiale.

Il est plus que probable que la crise d'aujourd'hui conduira à des situations politiques susceptibles de provoquer facilement une nouvelle guerre mondiale. Que le capital perde le contrôle de l'économie, et il perd également le contrôle de la politique, car une politique capitaliste rationnelle présuppose un certain con-trôle de l'économie. Dans une situation d'impasse apparente, qui peut être cepen-dant un certain temps bien réelle, il apparaît nécessaire de soutenir la concur-rence économique et la concentration du capital par des moyens politico-militaires. La crise aiguise l'affrontement des intérêts capitalistes, ceux-ci pren-nent plus nettement des formes politiques, et poussent de ce fait davantage à des solutions violentes des difficultés économiques. Vu que les crises du XXe siècle n'ont pu se résoudre que par la guerre, l'éventualité d'une tentative de solution militaire à la crise actuelle est loin d'être entièrement imaginaire.

Dans l'analyse de la crise, on ne peut pas se limiter à la situation des pays capitalistes ; les pays socialistes participent aussi au marché mondial. Com-ment se traduit cette participation, par exemple celle de l'URSS et des autres pays du COMECON, et que signifie, par rapport à la crise mondiale, la stabi-lité économique et politique de ces pays, de la RDA, de l'URSS ?

Il n'existe aujourd'hui que différents pays capitalistes, c'est-à-dire des pays de capitalisme privé et de capitalisme d'Etat. Les premiers, à des degrés divers, sont des régimes d'économie mixte, où l'Etat assume des fonctions économiques importantes. Mais tous ces pays restent, en ce qui concerne les rapports de pro-duction, des pays capitalistes. Le rapport capital-travail y règne au même titre, que le capital y prenne la forme de propriété privée ou de la propriété d'Etat. Nulle part au monde, il n'existe de système socialiste où le travail salarié aurait disparu en même temps que le rapport capitaliste. De sorte que ce qui commande partout les rapports sociaux et leur évolution, ce ne sont pas les besoins des hom-mes, ce sont les exigences de l'accumulation capitaliste. Cette identité fondamen-tale de nature des divers systèmes capitalistes ne supprime pas la concurrence entre eux, mais elle les associe dans un intérêt commun au maintien du système

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d'exploitation capitaliste. A cette parenté des deux systèmes correspond une crainte commune à l'égard des conséquences sociales éventuelles d'une crise éco-nomique grave. C'est pourquoi les pays capitalistes d'Etat s'efforcent, autant qu'il est en leur pouvoir, d'aider le capital à surmonter la crise ; les effets sociaux de celle-ci pourraient les menacer également. Ils ont donc intérêt au statu quo, au maintien du capital privé ou encore, comme ils l'expriment eux-mêmes, à la coexistence des systèmes différents, pour prévenir des secousses d'ampleur inter-nationale qui menaceraient le système d'exploitation capitaliste d'Etat. Par ail-leurs, ils ne peuvent contribuer que dans une faible mesure à la stabilisation de l'économie capitaliste mondiale. Le marché mondial est encore régi par le capita-lisme privé et il est soumis à la loi des crises inévitables. Réciproquement, du fait des relations commerciales entre pays de capitalisme privé et de capitalisme d'Etat, la crise exerce ses effets également sur ces derniers. Le commerce les met forcément en relation avec le capitalisme privé. Mais ce n'est pas le commerce qui crée les profits, c'est la production. Si la production régresse à cause de profits insuffisants, le commerce ne peut pas non plus améliorer la situation économique.

Ce qui se passe sur le marché, c'est la répartition des profits, non leur aug-mentation, de sorte que le commerce dépend de la production, et non le contraire. Lorsque la production du capitalisme privé est en crise, cela se répercute, par le truchement des rapports commerciaux, sur l'économie planifiée du capitalisme d'Etat. L'économie de plan se voit ainsi plus ou moins assujetie à l'anarchie du marché mondial. La restriction du commerce international provoquée par la crise hypothèque également les capitalismes d'Etat, dans la mesure où leur production planifiée est rattachée au marché mondial. C'est ainsi par exemple que l'inflation à l'échelle mondiale et les rapports de prix qui y sont associés ont déterminé égale-ment la politique des prix des pays capitalistes d'Etat. Ici aussi, les prix montent plus vite que les salaires, de façon à maintenir la rentabilité des économies capita-listes d'Etat. L'influence de celles-ci sur la crise mondiale n'entraîne aucune amé-lioration, la crise provoque au contraire des difficultés accrues dans ces pays, d'autant plus que la productivité et la compétitivité y demeurent loin derrière cel-les des pays de capitalisme privé très développés.

Quel est le poids des multinationales dans la crise ? Les profits de nombre d'entre elles est supérieur à celui d'Etats-Nations de taille réduite. Leur acti-vité est planifiée. Peut-on comparer une telle planification à la politique anti-crise de l'Etat ? Et quelle est l'influence des multinationales sur l'inflation ?

Les multinationales ne sont que l'expression moderne du processus de con-centration et de centralisation capitalistes qui s'est mis en route dès que le capital est apparu. Le développement du marché mondial correspond à celui du capital. Mais l'ouverture de ce marché n'entraîne pas un processus global d'industrialisa-tion, puisque le processus de formation de capital est justement un processus de concentration. Ainsi le monde se divise en pays hautement développés et en pays sous-développés, et cet inégal développement permet l'exploitation des pays éco-nomiquement les plus faibles par les plus puissants. Les conséquences particuliè-res qui ont résulté de la Seconde Guerre mondiale, savoir, la prédominance de l'Amérique, ont favorisé une extension considérable des investissements améri-cains dans les autres pays, principalement ceux où prenait place la reconstruction

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capitaliste, et c'est la raison pour laquelle les multinationales ont pu se multiplier. Mais le fondement de leur existence réside dans le capital lui-même, en tant que concentration internationale qui succède à la concentration nationale du capital. La crise frappe les multinationales comme elle frappe le capital en général. Leur existence même manifeste les difficultés croissantes de la valorisation du capital. Elles sont créées afin de donner à la masse de plus en plus grande de capital un profit qui lui corresponde, et que seule l'internationalisation de l'exploitation peut lui assurer. Leur intervention « planifiée » ne diffère en rien, pour l'essentiel, de la nécessité qui s'impose à tout capital particulier de réduire les coûts pour atteindre le profit le plus élevé possible. Leur activité prétendument planifiée ne représente ni plus ni moins que le principe général qui assure à un capital donné le maximum de profit, sans prendre en considération les autres capitaux ou la société toute entière.

Par conséquent il ne s'agit pas là d'institutions susceptibles de faciliter en quoi que ce soit la solution de la crise. Comme il n'existe pas de gouvernement mon-dial, l'intervention étatique se rapporte seulement au territoire national et elle se heurte ainsi aux intérêts des multinationales. Celles-ci ne peuvent subsister comme telles que si elles rapatrient dans le pays de la société mère au moins une partie du profit réalisé sur le plan international. Sinon, ce ne serait plus des multi-nationales, mais des entreprises des pays où les profits sont réalisés et réinvestis. Or l'exportation de profits aggrave la crise dans les pays où ils sont obtenus, et elle entraîne des contre-mesures auxquelles les multinationales peuvent difficilement s'opposer, à moins qu'elles ne contrôlent les gouvernements des pays qui les abri-tent. Si la crise s'aggrave, elle entraînera aussi la chute des multinationales, car leur soif de profit restera elle aussi insatisfaite. Comme seul un essor économique général leur permet de se multiplier, la crise n'apportera pas seulement des entra-ves à leur développement, elle provoquera aussi leur déclin, même si l'on par-vient à éliminer le conflit entre les politiques nationales et les intérêts du profit international. Et pour en arriver à la dernière question, l'inflation n'a de rapport avec l'existence des multinationales que dans la mesure où — comme pour le capi-tal monopoliste en général — la politique des prix et l'autofinancement des inves-tissements accélèrent par une détermination arbitraire des prix un processus inflationniste déjà engagé.

Est-ce que les multinationales ne représentent pas une menace pour la planification ?

Comme il n'y a pas de planification du capitalisme privé, et qu'il ne peut pas y en avoir, les multinationales ne menacent pas de la saboter. Lorsque l'Etat inter-vient dans l'économie, il ne s'agit pas de planification capitaliste, mais des réac-tions de l'Etat à des processus économiques incontrôlables, dont les résultats seront anéantis, justement parce que ce contrôle est impossible.

Quelles conséquences peut-on tirer exactement de ton analyse ? Les mêmes conséquences que celles que la classe ouvrière a dû tirer de tous

temps : l'abolition du capitalisme. Mais c'est là une perspective qui se présente mal. Marx a dit un jour que le prolétariat est révolutionnaire ou il n'est rien. Actuellement il n'est rien, ce qui ne signifie pas qu'il ne deviendra pas quelque chose un jour. Mais si l'on prévoit aujourd'hui que, poussés par la crise, les tra-

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vailleurs vont être conduits à abolir le capitalisme, ce serait d'après moi une illu-sion. D'autant plus que la perspective d'un bouleversement politique ne se des-sine que dans quelques cas, et dans ceux-ci ce qui s'annonce n'est pas une révolu-tion socialiste, à moins que les travailleurs n'y parviennent à déborder et à neutra-liser les organisations ouvrières existantes. Aujourd'hui, la France et l'Italie sont les seuls pays européens où il existe des partis communistes puissants, par le biais desquels les travailleurs pourraient intervenir dans la vie politique. Mais ces par-tis ont totalement abandonné l'intérêt qu'ils portaient au départ au renversement du capital. Même si cet intérêt correspondait au capitalisme d'Etat de modèle russe, ils ont aujourd'hui renoncé à celui-ci aussi, et ils sont tout prêts à épauler le capitalisme pour l'aider à surmonter la crise. Le programme de réformes qu'ils appliqueraient s'ils parvenaient au pouvoir ne vise pas à éliminer le capitalisme mais à le rendre plus supportable, et ce, non seulement pour les travailleurs, mais pour toutes les couches sociales, à l'exception du capital monopoliste. Il ne s'agit pas seulement d'un piège grossier pour faire gagner aux partis les voix des petits bourgeois et des petits capitalistes, mais bien de l'objectif réel de ces organisations pour l'avenir immédiat. Ce qui doit être éliminé ce n'est pas le capitalisme, c'est tout au plus la domination des monopoles capitalistes qui tiennent les gouverne-ments actuels en leur pouvoir. On veut remplacer ceux-ci par des gouvernements au service, non des monopoles, mais de tous, comme si les antagonismes de clas-ses dans le capitalisme pouvaient être écartés grâce à un gouvernement placé au-dessus des classes. Mais ce que l'on vise en pratique, c'est sauver le capital, en échange d'une participation au gouvernement, afin d'empêcher tout renverse-ment radical du système capitaliste. Le capitalisme monopoliste d'Etat1 que l'on prétend combattre, n'est pas une idée nouvelle : elle vient de la conception du capital financier, due à Hilferding et Lénine, c'est celle de la compénétration de l'Etat et du capital bancaire et industriel. Cette forme de capital serait de mieux en mieux en mesure d'instaurer un développement capitaliste planifié et conscient, bien que dans l'intérêt exclusif du capital consolidé. Dans ces conditions, il suffi-rait de disposer du pouvoir d'Etat pour faire profiter la société tout entière de l'économie planifiée. Il n'y avait qu'un pas du capitalisme monopoliste au capita-lisme d'Etat, un pas politique, qui permettrait à l'Etat d'orienter l'économie en fonction de l'intérêt général. Aujourd'hui on n'en serait pas encore là, de sorte que la tâche la plus immédiate serait de faire entrer les partis communistes dans les gouvernements qui, toutefois, en tant que gouvernements des pays capitalistes, ne pourraient surmonter la crise qu'aux dépens des travailleurs.

Il s'agit donc de sauver d'abord le capital, pour créer les conditions d'un capi-talisme d'Etat dans une phase ultérieure. De socialisme il n'est nullement ques-tion, si l'on récuse la fausse assimilation entre capitalisme d'Etat et socialisme. L'existence de partis communistes puissants munis d'un tel programme, contient le risque très redoutable que des soulèvements dans des pays comme l'Italie enve-loppent déjà une contre-révolution. L'influence de ces partis est encore assez forte pour faire dévier dans des directions qui les rendraient stériles les mouvements révolutionnaires qui éclateraient spontanément. L'existence de systèmes capita-listes d'Etat qui survivent depuis des décennies et qui, vus de loin, peuvent appa-raître comme une alternative au capitalisme, peut elle aussi contribuer à ce que de

1. Cf. l'article « Le capitalisme monopoliste d'Etat ». (N.d.T.|

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nouveaux mouvements révolutionnaires conduisent à des tentatives pour cons-truire un capitalisme d'Etat. Mais comme cet objectif limité et erroné n'est plus celui de partis communistes d'aujourd'hui, ce n'est pas à cela que l'on aboutira, mais simplement à une nouvelle défaite du prolétariat, qu'elle s'accompagne de la destruction de ses organisations, ou bien de la destruction du mouvement par les organisations elles-mêmes. Mais c'est à partir de la situation d'aujourd'hui qu'une telle perspective se dessine ; il n'est pas exclu que dans une crise prolongée et dans les luttes ouvrières qu'elle entraînerait, de nouvelles formes de luttes et d'organisation apparaissent, susceptibles de briser le monopole actuel des partis et des syndicats, et de déborder ceux-ci dans leurs actions. Etant donné que le mou-vement ouvrier officiel ne cherche pas à éliminer le capitalisme mais à le soutenir pour l'aider à sortir de la crise, cela peut conduire à des situations où les travail-leurs créent leurs propres formes d'action et d'organisation et se donnent ainsi des objectifs qui aillent bien au-delà de leur conscience d'aujourd'hui. Tout révolu-tionnaire doit aussi compter avec cette éventualité et agir en conséquence.

J'ai été assez surpris de t'entendre dire qu'il n'existait aujourd'hui aucun pays socialiste, mais je ne veux pas insister là-dessus. Ce qui m'intéresse pour le moment, c'est la situation aux Etats-Unis. D'après les journaux, le chô-mage y atteint 7 millions, c'est-à-dire 6%, ce qui veut dire qu'on se retrouve pour la première fois aux chiffres de 1940, que l'industrie d'armements contri-buait pourtant alors à limiter considérablement. Est-ce que ces chiffres sont fiables ? Et que signifie le chômage pour les chômeurs eux-mêmes ? Est-ce qu'on peut déjà voir des effets comparables à ceux dont tu parles dans ton livre sur le chômage des années 302 ?

Commençons par les statistiques du chômage. Elles n'ont rien de fiable, et on le reconnaît d'ailleurs même du côté bourgeois. Elles sont élaborées à partir d'échantillons mesurés de temps en temps et ne permettent pas de conclusions solides sur le chômage réel. On se plaint un peu partout de l'insuffisance de ces données et de leur base méthodologique. Des efforts sont faits pour trouver de meilleures méthodes. On reconnaît que le nombre réel de chômeurs est bien plus élevé que le pourcentage officiel. On peut évidemment le calculer à partir de celui des bénéficiaires de l'assurance chômage ; mais tous les chômeurs ne sont pas assistés, ni les jeunes qui n'ont pas encore travaillé, et la durée de l'assurance chô-mage est limitée : il est donc impossible d'établir de cette façon la quantité de chô-meurs réels. Lorsque l'assurance chômage arrive à son terme, le chômeur n'a plus qu'à se tourner vers l'assistance publique, dont les bénéficiaires ne peuvent plus être comptabilisés comme chômeurs. Ce qui est sûr, tout bien considéré, c'est que le chômage actuel est plus élevé que les chiffres officiels. Dans les premières années de la grande crise, il n'existait pas encore d'assurance chômage. Une fois épuisées ses économies, s'il ne pouvait trouver un secours privé, le chômeur et sa famille étaient menacés de mourir littéralement de faim, puisque l'aide publique municipale et bientôt celle de l'Etat s'effondrèrent rapidement.

C'est de là que naquit une situation potentiellement révolutionnaire, que seu-les parvinrent à surmonter les mesures prises par le gouvernement fédéral améri-

2. Il s'agit de l'ouvrage • Arbeitslosigkeit un Arbeîtslosenbewegungen in den USA. 1929-1935 », Franc-fort 1969. (N.d.T.)

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cain. Ce fut le mouvement des chômeurs qui imposa ces mesures, destinées à adoucir la misère des travailleurs. En particulier, les subventions d'aide publique à chaque Etat, les travaux d'intérêt public, et la mise en place de l'assurance chô-mage, laquelle ne put toutefois servir que dans la période suivante. Ce fut le finan-cement par déficit qui couvrit le coût de ces mesures.

Aujourd'hui les choses sont bien différentes. Même lorsqu'il y a 10% de chô-meurs, ce problème reste celui d'une minorité. Et celle-ci ne se voit pas exposée aux mêmes conditions qu'aux alentours de 1930. C'est pourquoi il faudra davan-tage de temps pour que le chômage suscite un mouvement de chômeurs et impulse un mouvement général de protestation... Mais lorsque la crise s'aggrave, cela ne conduit pas seulement à un chômage accru, cela fait également disparaître les possibilités objectives de l'affronter par des mesures étatiques. On s'efforce déjà aujourd'hui de diminuer le niveau de l'aide publique. Il n'y a aucun doute que de nouveaux mouvements sociaux vont naître de la misère croissante de cou-ches de plus en plus larges de la population. Ce n'est pas l'absence de partis socia-listes ou communistes de quelque importance qui pourra y faire obstacle, car c'était aussi le cas dans les années 30, et l'on a vu se produire une radicalisation et une politisation des travailleurs à partir des mouvements de chômeurs.

Si des formes de luttes et d'organisation nouvelles ne créent pas un parti, à quoi ressembleront-elles ? Est-ce qu'elles vont découler directement des luttes dans l'entreprise, sous la forme de comités d'action et de conseils ouvriers ? Si on prend l'exemple des luttes ouvrières en Italie, on peut supposer comme par exemple Sohn-Rethel que les conseils en tant que forme d'organisation se développent à partir des luttes ouvrières dans l'entreprise. Qu'en penses-tu ?

Jusqu'à présent, ce ne sont pas les partis ou les syndicats qui ont fait des révo-lutions. La révolution politique en Allemagne, ainsi que la révolution sociale en Russie, sont nées de mouvements de masse qui se sont donnés leur expression organisationnelle dans le système des conseils. Mais une forme d'organisation peut être au service de contenus très différents. Comme les organisations ouvriè-res qui existaient en Allemagne (la social-démocratie et les syndicats) étaient asso-ciés à la vie à la mort avec l'impérialisme allemand, en dépit de leur idéologie ori-ginaire de lutte de classes, la révolution politique ne pouvait se faire que contre elles, et non pas avec elles. Les ouvriers et les soldats, las de la guerre, durent se donner des organisations nouvelles et qui leur fussent propres pour monter à l'assaut du système politique en place et s'en rendre maître. Ce furent les entre-prises et les diverses formations militaires qui constituèrent le point de départ naturel du processus révolutionnaire d'organisation. Pour assurer l'extension et la coordination des combats révolutionnaires il fallait constituer des conseils d'ouvriers et de soldats, car il n'existait pas d'autre organisation d'orientation révolutionnaire. Mais cela ne suffisait pas à saper l'influence de la social-démocratie traditionnelle. Les organisations réformistes parvinrent à assurer leur propre survie en se subordonnant en apparence au mouvement des conseils et en le reconnaissant comme instrument de renversement du pouvoir mais non pas de transformation sociale. Lorsqu'ils s'étaient constitués spontanément, les conseils s'étaient donné comme seul objectif la fin de la guerre et donc le nécessaire ren-versement du gouvernement. Et ils l'ont atteint. Sans eux, il n'y aurait pas eu de révolution. Mais si l'on excepte une minorité radicale leurs revendications politi-

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ques n'allaient pas plus loin que le vieux programme de réformes de la social-démocratie d'avant-guerre, pénétré de l'illusion qu'un gouvernement socialiste constitué selon le processus parlementaire démocratique conduirait la socialisa-tion jusqu'à son terme. Les conseils, à travers bien des contradictions, mirent fin à leur propre pouvoir en entérinant la démocratie bourgeoise dans l'Assemblée nationale. Si je rappelle toute cette histoire déjà ancienne, c'est pour montrer que même ce type de révolution et sa neutralisation ont nécessité le système des con-seils et n'ont pas été l'oeuvre des partis ou des syndicats.

Les choses se sont passées à peu près de la même façon dans les révolutions russes de 1905 et de 1917 3. A ceci près que les partis et les syndicats n'étaient là que des organisations relativement réduites et illégales, et qui ne pouvaient par conséquent avoir qu'une influence limitée sur les masses. Celles-ci durent, pour se soulever, se donner leurs propres organisations, dans lesquelles évidemment les divers partis s'efforcèrent ensuite d'acquérir de l'influence. La révolution de Février, qui renversa le tsarisme, fut le fait d'ouvriers, de paysans et de soldats, qui créèrent les organisations (« soviets » c'est-à-dire conseils) que l'absence d'organisations politiques ou syndicales rendait nécessaires. Les objectifs des con-seils russes étaient là aussi limités : la paix, la terre aux paysans, des augmenta-tions de salaires, la journée de 8 heures, une Constitution démocratique. C'est seulement au cours de la révolution qu'une radicalisation se produisit, parce que le nouveau régime bourgeois cherchait à prolonger la guerre, à renvoyer à plus tard la question de la terre, et parce qu'il était incapable de répondre aux revendi-cations concrètes et immédiates de la population. De sorte que la situation politi-que au sein des soviets se modifia : les réformistes perdirent de l'influence, les bolcheviks en gagnèrent. Ces derniers, avec le mot d'ordre « tout le pouvoir aux soviets », et en soutenant les revendications de paix et de distribution des terres, parvinrent à conquérir la majorité des soviets dans les villes les plus importantes, et simultanément, grâce à une vague de nouveaux membres, à élargir leur influence dans les entreprises. Mais contrairement à la révolution de Février, la révolution d'Octobre ne fut pas le résultat de la lutte des masses ouvrières, mais un coup d'Etat du parti bolchevique, qui entraîna le renversement du gouverne-ment et la constitution d'un gouvernement où les bolcheviks avaient le pouvoir. Ceux-ci avaient-ils seulement anticipé sur une seconde révolution qui se serait produite même sans leur intervention ? On peut en discuter. Le fait est que la révolution d'Octobre fut le résultat d'un putsch réussi, dont les masses prirent connaissance le jour suivant en ouvrant les journaux. Ce coup d'Etat heureux ne réalisa pas le pouvoir des conseils, mais la dictature des bolcheviks et l'anéantisse-ment du mouvement des conseils au profit d'un système de capitalisme d'Etat encore dans l'enfance. Pourtant, ce coup d'Etat bolchevik avait été, lui aussi, rendu possible par la révolution de Février, et celle-ci n'avait pas été faite par les partis ou les syndicats, elle était le produit de l'initiative des masses révolutionnai-res.

Si l'on considère la situation de la Russie aujourd'hui, ou les caractères des partis ouvriers et des syndicats occidentaux, il faut bien conclure que les conseils sont la seule forme sous laquelle on peut se représenter de nouveaux mouvements

3. Cf le texte « La révolution russe fut-elle un échec ». |N.d.T.|

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révolutionnaires, les conseils étant indispensables à la révolution prolétarienne non seulement pour emporter la victoire mais aussi pour pouvoir prendre en main la restructuration de la société.

Quelle différence y a-t-il entre le capitalisme d'aujourd'hui et le capita-lisme d'Etat ?

Prenons par exemple, parmi les divers systèmes capitalistes d'Etat, le cas de la Russie, où le capitalisme d'Etat est le plus puissant. Il ne se distingue pas seule-ment de l'ancien capitalisme de concurrence, mais aussi de l'économie mixte de l'époque actuelle. Du point de vue capitaliste, le capitalisme d'Etat représente un mode de production nouveau, puisqu'il a supprimé la propriété privée des moyens de production. Pour les capitalistes expropriés, le capitalisme d'Etat équi-vaut au socialisme, puisqu'ils reviennent au même, en ce qui les concerne : dans les deux cas ils se trouvent dépouillés de leur bien capitaliste. Mais pour les tra-vailleurs, il en va tout autrement. Dans leur situation, rien n'a changé. Ils restent soumis au système du salariat, et par conséquent à l'exploitation ; ils n'ont pas le moindre pouvoir sur leurs conditions de travail, sur leur produit, et sur sa réparti-tion. C'est une couche privilégiée, appuyée sur la bureaucratie d'Etat dont elle est une partie, qui en dispose, et elle se présente à eux exactement de la même façon que les précédents patrons capitalistes. Rien n'a changé dans leur situation sociale. Cependant la différence entre capital d'Etat et capital privé est fondamen-tale, parce que l'expropriation du capital supprime le marché et la concurrence capitalistes et permet une planification, bonne ou mauvaise, de l'économie. La planification de la production, tout comme l'absence de planification de la période précédente, est au service de la reproduction des rapports sociaux existants. Les travailleurs étant évincés de la gestion de la production, une nouvelle classe se met nécessairement en place, celle qui en prend justement la charge, et la repro-duction des rapports de classe est celle des rapports de production. La planifica-tion sert avant tout à maintenir et à garantir la position sociale de la nouvelle classe. Elle ne sert les besoins des travailleurs que dans la mesure nécessaire pour préserver les rapports de production existants. L'augmentation de la productivité se traduit encore en accumulation de capital, tout au moins selon la valeur d'usage, mais ses effets ne profitent pas aux travailleurs, ils servent à renforcer le pouvoir de la nouvelle classe, qui, comme toute classe dominante, se voit mena-cée au-dedans comme au-dehors.

Il faut pourtant bien voir que ni les ouvriers ni les paysans ne peuvent tirer avantage de la mise en place d'un gigantesque appareil militaire, qui ne peut se faire qu'à leurs dépens. Pas plus que de l'exploration de l'espace, si coûteuse, ou des préparatifs d'une guerre atomique. De tels programmes n'ont pas été faits par des ouvriers, mais par des gens qui attachent plus de prix au prestige et à la sécu-rité du système qui garantit leurs privilèges, qu'à l'amélioration du niveau de vie des producteurs. Comme ce système s'inscrit dans un cadre national, il entre nécessairement dans un rapport de concurrence impérialiste avec les classes dominantes des autres pays, non pas pour protéger les travailleurs d'une exploita-tion étrangère, mais pour protéger son propre droit à exploiter le travail. Pour lui assurer un avenir indéfini, la planification doit porter aussi sur l'exploitation, sur la reproduction constante du travail comme travail salarié. Le capital d'Etat ne représente donc pour les travailleurs qu'un nouvel avatar de l'exploitation capita-

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liste, et sous cet angle il ne diffère en rien des formes d'exploitation capitaliste pré-cédentes, quelle que soit la variété qu'elles puissent présenter.

Dans les conditions actuelles, qu'est-ce que tu recommanderais aux tra-vailleurs ?

Pour le moment, une seule chose : ne prendre en considération que leurs pro-pres intérêts directs, sans se soucier de l'état où se trouve l'économie capitaliste. Que ce soit en période de crise ou de prospérité, les travailleurs devraient s'effor-cer, par la grève et l'action directe, d'améliorer leurs conditions de vie au dépens de la plus-value, tout au moins essayer d'empêcher le capital de leur faire payer la solution de la crise. La lutte de classe, qui menace le capital dans son ressort vital, le profit, se transforme inévitablement en lutte politique.

Lorsque la classe ouvrière s'occupe de ses intérêts propres et concrets et met en cause la production de la plus-value, c'est alors, et alors seulement, qu'elle s'engage réellement dans la lutte politique. Un mouvement politique qui ne s'occupe pas de la lutte économique directe n'est pas un mouvement politique prolétarien, et quels que soient les résultats qu'il puisse atteindre, il n'est d'aucune utilité aux travailleurs.

Quelle différence y a-t-il entre l'action politique pure et la représentation directe des intérêts ouvriers ?

Je vais essayer de l'expliquer en prenant un exemple historique. Après 1918, c'était pour le prolétariat allemand une question vitale de renverser le capita-lisme, pour pouvoir satisfaire ses intérêts directs. Une lutte de classe acharnée contre la misère grandissante pouvait conduire à une révolution politique. Mais après 1921, Lénine considéra que la tâche la plus urgente pour les ouvriers alle-mands n'était plus de renverser le capitalisme mais de soutenir l'Etat soviétique, de façon à maintenir au moins le point de départ d'une révolution mondiale ren-voyée désormais à plus tard. On alla jusqu'à conseiller aux travailleurs allemands de collaborer avec leur propre bourgeoisie, si celle-ci était disposée à s'allier à la Russie contre un troisième ennemi. Dès ce premier stade, les intérêts propres des ouvriers se trouvèrent subordonnés aux exigences de la politique extérieure sovié-tique. Et il en fut ainsi jusqu'à l'anéantissement complet du mouvement ouvrier par la dictature hitlérienne... Les ouvriers combattaient pour tous les objectifs politiques possibles et imaginables, sauf pour ceux qui correspondaient à leur pro-pre situation de classe, et qui se heurtaient directement à l'ordre capitaliste. Les affrontements politiques n'étaient que des mises en scène qui ne modifiaient en rien la domination économique ni par conséquent la domination politique de la bourgeoisie, et n'aboutissaient qu'à des manifestations vides de sens. C'est contre ce genre de politique — la politique comme moyen de dérivation, la lutte pour des intérêts complètement étrangers à ceux de la classe ouvrière — que je m'élève, une politique qui ne peut disparaître que si les travailleurs ne s'occupent que de leurs propres besoins et n'agissent qu'en fonction de ceux-ci.

Est-ce que les travailleurs ne risquent pas de favoriser des réactions fascis-tes en s'en tenant exclusivement à la lutte de classes, et à leurs intérêts directs ?

Les réactions de la bourgeoisie aux luttes qui la menacent peuvent revêtir tou-

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tes les formes, y compris celle du fascisme. La dictature du capital a bien des visa-ges, et elle peut s'exercer tout en maintenant formellement la démocratie bour-geoise. Mais le fascisme, en tant que mouvement de masse, tel qu'il se réalisa en Allemagne et en Italie, ne s'était pas donné pour seul but de dépouiller le mouve-ment ouvrier de sa relative indépendance ; il visait aussi à mobiliser les masses en vue de nouvelles tentatives impérialistes et à établir l'unité nationale totalitaire indispensable à cette fin. On ne peut pas exclure pour l'avenir de nouvelles tenta-tives pour créer à l'aide d'idéologies et d'organisations fascistes les conditions de nouvelles guerres impérialistes, là où ces conditions ne sont pas assurées dans le cadre de la démocratie bourgeoise formelle. Des moyens fascistes servent égale-ment à réprimer les luttes ouvrières, et pas seulement dans les pays fascistes qui existent aujourd'hui. La bourgeoisie participe elle aussi à la lutte des classes, et c'est justement ce qui fait de la lutte des travailleurs pour leurs intérêts directs une lutte politique.

On ne peut pourtant pas renoncer aux luttes ouvrières par crainte des réac-tions capitalistes, pour écarter simplement tout risque de fascisme. On n'obtien-drait ainsi, avec la passivité des travailleurs, que ce qui est le but même de la répression capitaliste : la soumission totale des intérêts des travailleurs à ceux du capital. C'est en s'abstenant de combattre qu'on expose à cette sorte de fascisme. Il s'agit au contraire de mener la lutte de classe de telle façon qu'elle étouffe aussi en germe les réactions fascistes du capital.

Quelles sont les tâches des travailleurs intellectuels ? Le concept de « travailleurs intellectuels » ne correspond qu'à une illusion des

travailleurs intellectuels4. C'est toutefois la division capitaliste du travail qui induit l'idée fausse que le travail intellectuel se distingue fondamentalement du travail manuel, et qu'il aurait une valeur supérieure à celui-ci. Et on trouve bien, dans la production comme en dehors d'elle, des spécialistes dont l'activité appa-raît comme particulière, bien qu'elle ne soit rendue possible que grâce à toute l'évolution sociale et au développement de la production sociale, qui contient tout travail quel qu'il soit. Mais il existe aussi chez les travailleurs manuels des activi-tés extraordinaires, et malgré cela on ne les range pas parmi les travailleurs intel-lectuels. Si l'on fait abstraction des domaines particuliers que délimite la division capitaliste du travail, et s'il s'agit de comprendre les rapports sociaux, la particula-rité des travailleurs intellectuels disparaît ; ils ne sont ni plus ni moins intelligents, ou bêtes, que les travailleurs manuels. Ce n'est pas la fonction particulière du tra-vailleur dans le procès de production, c'est sa position sociale qui détermine le développement de sa conscience et qui dresse tout travail contre le capital.

Quelle signification revêt encore l'action politique et la théorie socialiste dans les luttes de classes nées des intérêts directs des travailleurs ?

Il y a des situations où l'on peut déployer une activité politique révolution-naire, et d'autres où cela est impossible. Les unes et les autres dépendent des rap-ports de forces qui s'établissent à un moment donné, et ceux-ci sont à leur tour commandés par la situation économique. Le rapport entre théorie et praxis n'est pas un rapport direct. C'est lorsqu'existe une situation objectivement révolution-

4. Cf. ci-dessous le texte « Dictature des intellectuels ? » (N.d.T.)

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naire qu'une action révolutionnaire est possible. Une telle situation naît des con-tradictions du développement capitaliste, de l'inévitabilité des crises capitalistes, c'est donc un phénomène cyclique, et la théorie révolutionnaire n'est pertinente que par rapport à la crise. La théorie existe même dans les moments où il est impossible de la mettre en pratique. Elle anticipe sur une praxis révolutionnaire future, et se vérifie entre-temps dans le développement effectif du capital et l'intensification des antagonismes de classes, qui lui est liée. La théorie révolu-tionnaire a pour objet l'abolition du capital, et ne peut trouver que dans celle-ci sa pleine confirmation. Elle ne répond pas aux problèmes particuliers que rencontre à un moment donné la praxis révolutionnaire, car les circonstances changent constamment et conduisent à des situations imprévisibles. La théorie ne peut donc s'occuper que de la probabilité des situations révolutionnaires à venir, et non pas des mesures particulières qu'appelle une situation révolutionnaire don-née. De telles mesures sont dictées par la situation révolutionnaire surgie sponta-nément, on peut donc dire que l'action seule peut donner à la théorie la forme qui lui permet de correspondre à la praxis.

Comment la conscience révolutionnaire est-elle produite par la situation ? Peut-être faut-il ici encore recourir à un exemple tiré du passé. Ce sont les

simples intérêts vitaux des travailleurs et des paysans russes, indépendamment de leur degré de conscience, qui les poussèrent à l'action révolutionnaire et rendit celle-ci possible, parce que le système tsariste était en pleine décomposition sur les plans économiques, politiques et militaires. L'appareil répressif resta impuis-sant, car il ne pouvait plus garantir les conditions matérielles de sa propre exis-tence. Sous peine de mourir littéralement de faim, les masses devaient agir par elles-mêmes : manifestations, grèves, pillages, désertions, tout cela permettait aux travailleurs de sauver leur peau et les plaçait en conflit ouvert avec les forces de répression diminuées de la classe dominante. Ce fut l'action directe, la révolte spontanée, qui seule permit la formation d'une conscience contestataire et rendit les masses réceptives aux idées révolutionnaires.

Prenons un autre exemple. Parmi les gens qui prirent part aux combats de la Ruhr en 1920, il y avait des ouvriers dont on ne peut pas dire qu'ils avaient une conscience de classe très poussée. Beaucoup néanmoins combattirent côte à côte avec des ouvriers hautement conscients, des socialistes, des communistes, des KAPistes s, des syndicalistes et des anarchistes. La Reichswehr ne leur avait pas laissé le choix, tout simplement. Elle considérait tout ouvrier, en tant que tel, comme un ennemi. Elle tirait dessus sans se soucier de sa couleur politique. De sorte que nombre d'ouvriers qui n'avaient pas du tout des positions révolutionnai-res furent contraints de rejoindre les rangs de l'armée rouge pour défendre leur propre vie. C'est le combat qui en fit des travailleurs conscients, en dépit de toute l'arriération idéologique qui était la leur précédemment. C'est donc la situation révolutionnaire elle-même qui agit sur la conscience et en fait une conscience de classe. Ceci ne vaut cependant pas pour tous les travailleurs. L'existence de la société de classe, et les luttes de classes qui en sont indissociables ont déjà pour conséquence de conduire une partie de la classe ouvrière à une conscience révolu-tionnaire, bien avant que ne se mettent en place les conditions d'un bouleverse-

5. Membre du K.A.P.D., parti communiste ouvrier allemand. (N.d.T.)

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ment social. Ils sont l'incarnation de la théorie révolutionnaire, qui leur apporte non seulement des principes généraux de conduite, mais aussi l'intelligence des conditions nécessaires de la révolution prolétarienne, et en conséquence des moyens pour la préparer et pour la hâter. Mais la révolution ne peut aboutir que si de larges masses s'y engagent, et l'expérience montre que celles-ci ne développent une conscience révolutionnaire que lorsque les circonstances les y contraignent. L'action révolutionnaire ne naît pas de la théorie mais de situations révolutionnai-res.

L'expérience des années 68/69 en Italie semble montrer que l'action est partie de la rue et des quartiers pour gagner les grandes usines, et cela tient probablement au développement des technologies nouvelles du 20* siècle. Ces technologies déterminent-elles de nouvelles formes de luttes qui seraient sus-ceptibles de conduire la lutte à des résultats nouveaux ?

La technologie actuelle est la technologie capitaliste, et sa seule fonction est le maintien ou l'accroissement du profit. Si cette fonction cesse d'être remplie, le progrès technologique s'arrête en même temps que l'accumulation du capital. Si l'on parle de lutte de classes, il ne faut pas prendre la technologie comme point de départ. Le rapport capital-travail n'est pas un rapport technologique mais un rap-port de classes et un rapport de production. Le capitaliste, qui commande le tra-vailleur, commande également la marche de la technique. Pour que les travail-leurs puissent modifier la technologie, il faut d'abord que le rapport capitaliste soit détruit. D'autre part, les capitalistes dominent les travailleurs, non seulement par le moyen de la technologie, mais aussi par le fait qu'ils disposent des moyens de production, quelle que soit la composition technologique de ceux-ci ; ensuite, par l'usage direct de la force, police, armée, justice, et par ce moyen, dernier mais non des moindres, qu'est l'idéologie dominante. Mais la technologie, en tant qu'instrument de production de la plus-value, est également une forme d'exploita-tion qui opprime et déprime les travailleurs et manifeste ainsi la relation entre tra-vail et capital. Cela ne dicte toutefois aux ouvriers aucune tâche nouvelle, aucune nouvelle fonction de classe : leur ennemi est le capital, non la technologie. En outre, celle-ci ne concerne que les travailleurs soumis au procès d'exploitation. Elle ne concerne pas les chômeurs, qui sont la caractéristique principale de la crise capitaliste et dont partent les premiers élans révolutionnaires. C'est pour-quoi l'action se déploie d'abord dans la rue, où il n'y a cependant rien à conquérir, car ce dont il s'agit, c'est de conquérir les entreprises, pour éliminer réellement le capital.

Tu as parlé de stades, de situations révolutionnaires et non révolutionnai-res. Mais tu dis aussi qu'il faut préparer les situations révolutionnaires. Com-ment s'y prend-on ? Que peuvent faire les socialistes et les communistes, dans des situations révolutionnaires comme celle d'aujourd'hui ? Est-ce que tous les groupes radicaux, qui ont scissionné des grands partis, comme par exemple en France et en Italie, et ces derniers également, par un rapport dialectique, ne remplissent pas la fonction d'élément de liaison qui permette de passer d'une situation non révolutionnaire à une situation révolutionnaire ?

Je ne peux que répéter qu'il n'a existé jusqu'aujourd'hui que deux révolu-tions, la révolution allemande et la révolution russe, et que dans les deux cas, ce

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ne furent ni les partis d'alors, ni les scissions de ces partis, qui ont été à l'origine de la révolution. Ces révolutions furent le fait de conseils d'ouvriers et de soldats qui s'étaient formés spontanément, bien que les partis soient parvenus ensuite à en prendre le contrôle, soit pour instaurer la dictature du parti, soit pour noyer la révolution dans la démocratie bourgeoise. Les partis qui existent aujourd'hui ne sont pas révolutionnaires. Toute révolution ne peut se faire que contre eux. Il n'y a rien non plus à espérer des groupes apparemment plus radicaux qui s'en sont détachés, car ils sont encore trop inféodés idéologiquement aux anciennes formes d'organisation. Ils ne sont pas pour l'autodétermination des travailleurs par le moyen des conseils, bien qu'ils parlent fréquemment de conseils, d'action directe, pour se démarquer des anciens partis. Mais ils restent attachés au marxisme-léninisme, dont tout le programme se résume au capitalisme d'Etat. C'est pour-quoi ils approuvent le parlementarisme et les syndicats, en prétendant s'efforcer de transformer ces institutions du capitalisme en organes de la lutte des classes.

Prenons l'exemple de la nouvelle gauche italienne, qui s'est séparée du parti communiste réformiste, pour retomber ensuite, après un bref détour par le maoïsme, dans les vieilles formes d'action et d'organisation. L'absence momenta-née d'organisations révolutionnaires suceptibles de répondre aux exigences d'une révolution prolétarienne, n'est pas une raison pour penser que de telles organisa-tions ne peuvent pas apparaître. La renaissance du mouvement ouvrier dans une situation de crise plus aiguë verra surgir de nouveaux efforts pour élaborer une théorie qui serve la lutte de classe au lieu de l'entraver. Et sur la base de la théorie, des travailleurs, animés d'une conscience plus poussée, s'organiseront pour être en mesure d'intervenir dans le développement révolutionnaire. Mais en s'inspi-rant des expériences passées : c'est-à-dire non pas pour faire la révolution à la place des masses ouvrières, mais pour fournir à celles-ci le maximum de soutien dans leur action révolutionnaire. Comme les travailleurs ne développent pas tous le même degré de conscience, il y aura toujours des groupes de travailleurs qui essaieront d'intervenir dans le cours de la révolution non seulement poussés par les circonstances, mais aussi parce que leur conscience révolutionnaire est plus avancée. Ils le feront cependant non pas sous la forme du parti qui cherche, comme l'entend Lénine, à contrôler le mouvement révolutionnaire pour se hisser lui-même au pouvoir, mais plutôt, comme l'entendait Rosa Luxembourg, pour défendre, en tant qu'éléments de la classe ouvrière les intérêts du prolétariat tout entier : l'organisation de la révolution et de la société nouvelle par l'initiative autonome et l'autodétermination des masses ouvrières.

Le capital monopoliste d'Etat* La notion de « capital monopoliste d'Etat » ne va pas, en fin de compte, au-

delà d'une description correcte de l'état actuel de la société. Le système capitaliste est taraudé en tous sens par des monopoles et se trouve dans une large mesure déterminé par eux. L'Etat, qui a pour fonction de protéger la structure sociale, est ainsi l'Etat du capital monopoliste. Il ne s'agit nullement, toutefois, d'un phéno-mène social nouveau, mais d'un caractère de tout temps inhérent au capitalisme, bien que sous une forme moins développée jadis. Selon Marx, qui nous a laissé la meilleure analyse du capitalisme, la concurrence capitaliste présuppose le mono-pole — à savoir, le monopole capitaliste des moyens de production. Les rapports de classe antagoniques qui s'ensuivent rendent indispensable le pouvoir d'Etat, celui-ci veillant également aux intérêts capitalistes nationaux sur le plan de la con-currence internationale.

Le capitalisme purement concurrentiel n'a jamais existé que dans l'imagina-tion et les modèles de la théorie économique bourgeoise. Même là on parlait de monopoles naturels et de prix de monopole. Tout en étant censés échapper aux lois du marché, les monopoles — selon la théorie — étaient foncièrement incapa-bles d'y contrevenir. Ce n'est qu'avec la monopolisation de secteurs industriels entiers que les économistes bourgeois se sont vus obligés d'affronter la réalité — à savoir, la prédominance de la concurrence imparfaite ou monopoliste — et de dis-cuter des modifications monopolistes du marché.

Pour l'économie politique bourgeoise, il s'agissait donc d'une complète volte-face théorique. Mais il y avait longtemps déjà que Marx avait vu dans ce phéno-mène une tendance de développement inhérente, depuis ses débuts, à l'accumula-tion du capital. Selon lui, la concurrence entraîne la concentration et la centralisa-tion des capitaux. Le monopole est issu de la concurrence, tout comme la concur-rence monopoliste est issue du monopole. L'Etat lui aussi joue dans la théorie de Marx un rôle plus grand que le monde bourgeois n'était disposé à l'admettre — l'Etat pris non seulement en tant qu'appareil d'oppression, mais aussi en tant qu'instrument pour préparer et pour protéger l'expansion capitaliste.

Le concept de « capital monopoliste d'Etat » va donc de soi, puisqu'il renvoie à rien d'autre que le capitalisme lui-même. On peut certes distinguer différentes étapes dans la monopolisation de l'économie comme dans les interventions de l'Etat. Le développement du capitalisme devient ainsi synonyme d'essor du capi-tal monopoliste d'Etat. Dès lors se pose la question de savoir ce que cela signifie pour le présent et pour le proche avenir. C'est dans ce contexte que l'accent parti-culier mis sur le caractère monopoliste d'Etat du capitalisme moderne prend toute son importance.

L'accumulation capitaliste tend non seulement à réduire progressivement la structure de classe à la division entre capital et travail, mais aussi à concentrer et centraliser de plus en plus le pouvoir de décision sur le capital en expansion. « Un

" Spartacus n° 3, juillet-août 1976, Paris.

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capital en tue beaucoup d'autres », et ce que la concentration à travers la concur-rence ne réaliserait pas, la centralisation consciente au moyen des trusts, des car-tels, de la monopolisation, réussit à le faire. Ainsi, le capitalisme se transforme constamment, bien que ce soit toujours sur la base de rapports d'exploitation immuables.

Pour Marx, le déclin du système était inscrit dès l'origine. Les mêmes rapports sociaux qui permettent l'expansion du capitalisme déterminent aussi son effon-drement. L'accumulation du capital est un processus qui va de crise en crise, et dans les conditions d'un capitalisme développé, dans lequel les ouvriers forment la classe décisive, chaque grande crise offre la possibilité d'une révolution sociale. Cependant, si l'on fait abstraction de cette possibilité, le développement capita-liste — à travers ses reculs en périodes de crise et malgré eux — tend à renforcer la monopolisation de l'économie de chaque pays et la concurrence monopoliste internationale.

Ce développement a souvent été conçu comme une préparation objective au socialisme, indépendamment des mouvements d'inspiration socialiste. Le passage de la concurrence au monopole et à la production d'unités de capital énormes à travers l'accumulation, la concentration et la centralisation, a eu pour effet de transformer la propriété privée capitaliste des moyens de production en propriété collective de sociétés par actions et de grands monopoles, dont les directeurs ces-sent d'être les propriétaires. Pour Marx, il s'agissait de « la suppression du mode de production capitaliste à l'intérieur du mode de production capitaliste lui-même, donc une contradiction qui se détruit elle-même et qui, apparemment, se présente comme simple phase transitoire vers une nouvelle forme de production. C'est aussi comme une semblable contradiction que cette phase de transition se présente. Dans certaines sphères, elle établit le monopole, provoquant ainsi l'immixtion de l'Etat. Elle fait renaître une nouvelle aristocratie financière, une nouvelle espèce de parasites, sous forme de faiseurs de projets, de spéculateurs et de directeurs purement nominaux ; tout un système de filouterie et de fraude au sujet de fondation, d'émission et de trafic d'actions. C'est là de la production pri-vée sans le contrôle de la propriété privée »

Alors que cette situation était, aux yeux de Marx, une expression de la déca-dence du capitalisme déjà en cours, Friedrich Engels lui a aussi trouvé un côté positif, à savoir que la production non-planifiée du capitalisme était en train de céder la place à la production planifiée d'une société socialiste. Selon lui, « les for-ces productives elles-mêmes poussent à leur affranchissement de leur qualité de capital », d'où la « nécessité grandissante où l'on est de reconnaître leur nature sociale, nécessité obligeant la classe capitaliste elle-même à les traiter de plus en plus comme forces productives sociales, dans la mesure du moins où c'est possi-ble à l'intérieur des rapports capitalistes » 2.

Bien entendu, il est évident aux yeux d'Engels que « ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété d'Etat, ne supprime la qua-lité de capital des forces productives ». C'est là chose manifeste en ce qui concerne les sociétés par actions ; quant à l'Etat, « plus il fait passer de forces productives

1. Capital, III, Ed. sociale, t. 2, p. 104. 2. Anti-Dùhring, trad. E. Bottigelli, p. 316.

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dans sa propriété, plus il devient en fait le capitaliste collectif, plus c'est lui qui exploite les citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n'est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. Mais arrivé à ce comble, il se renverse. La propriété de l'Etat sur les forces productives n'est pas la solution du conflit, mais elle renferme en elle le moyen formel, la façon d'accoucher la solution ». Le mode de production capitaliste, « en poussant de plus en plus à la transformation des grands moyens de production socialisés en propriété d'Etat, montre lui-même la voie à suivre pour accomplir ce bouleverse-ment »3 .

Si Engels voit encore la monopolisation et l'étatisation de l'économie comme un processus accompagné de crises, pour Hiferding, elles sont le moyen d'élimi-ner les crises économiques, le problème du socialisme devenant ainsi une ques-tion purement politique. Bien que le développement de la monopolisation charge d'un fardeau toujours plus lourd toutes les classes non-capitalistes, ce processus aboutit finalement à une production cartelisée et régie consciemment, avec le résultat que l'antagonisme social qui continue à exister est limité à la sphère de la distribution. Tout ce qu'il reste à réaliser, c'est la « régulation consciente de l'éco-nomie, non par les magnats du capital et à leur profit, mais par la société globale et à son profit ». La fonction, déjà socialisée, du capital financier — fusion du capital industriel et du capital bancaire — « est facilitée considérablement par la suppres-sion du capitalisme. Dès que le capital financier a mis la main sur les principales branches de la production, il suffit que la société — au moyen de son organe cons-cient d'exécution, l'Etat hérité par le prolétariat — prenne le contrôle du capital financier pour maintenir le contrôle sur ces branches de la production »4 .

Pour Hilferding, comme le capital financier a déjà réalisé l'indispensable expropriation du capital privé, l'étatisation signifie seulement l'étape finale de la socialisation des moyens de production, entreprise par le capital lui-même. Cette idée a été reprise également par Lénine. Dans ses écrits sur l'impérialisme, il qua-lifie la position atteinte par le capitalisme au tournant du siècle de monopoliste, parasitaire, stagnante et mourante. On pouvait caractériser cette étape du déve-loppement par la « dissolution de la concurrence libre par le capitalisme monopo-liste et par le développement d'un appareil de gestion sociale du processus de pro-duction et de division du produit par les banques et les cartels capitalistes »5 . Nous nous bornerons ici à noter que, pour Lénine, l'impérialisme va de pair avec le règne du capital financier, et que celui-ci constitue le préalable organisationnel du socialisme. Le pouvoir de décision sur le capital social, centralisé par le capital financier monopoliste, ne nécessite rien de plus que sa prise en main par l'Etat prolétarien et sa mise en œuvre au service du peuple tout entier.

Cette conception, qui remonte à Engels et que partagent Hilferding et Lénine, malgré leurs divergences, — selon lequel le capital monopoliste est le précurseur de la société socialiste — repose sur l'idée fausse que les formes d'organisation sociale accompagnant la concentration du capital et la socialisation de la produc-tion sont une seule et même chose. Face à l'organisation rationnelle et planifiée de

3. /bld.. p. 318 319. 4 . R. Hilferding, le Capital financier, trad. M. Ollivier ; p. 439. 5. Lénine, Werke 24, p. 259.

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chaque usine, la gestion de l'économie globale se révèle irrationnelle et non-planifiée, ce qui amenait Lénine à concevoir l'économie socialiste comme une gigantesque usine dirigée par l'Etat. En réalité, l'usine est aussi irrationnelle que l'économie globale, sauf si l'on admet que la recherche capitaliste du profit est un principe de production économiquement rationnel. Toute usine est soumise, aux exigences expansionnistes du capital exactement comme l'est la société dans son ensemble, et elle ne fonctionne que dans le cadre de la concurrence générale ou monopoliste qui détermine sa forme organisationnelle.

D'ailleurs, poussés par la recherche du profit, les monopoles eux aussi n'orga-nisent que leur propre activité. Et s'ils étaient tous amenés sous le contrôle centra-lisé de l'Etat, celui-ci ne pourrait que reproduire le nouveau rapport capitaliste qui aurait été créé entre lui-même et les producteurs — à moins que ceux-ci n'abolis-sent l'Etat. Ceci ne nécessite pas de démonstration théorique supplémentaire, les Etats dits « socialistes » ayant depuis longtemps fait la preuve pratique qu'en l'occurence le concept de socialisme recouvre la réalité du capitalisme d'Etat. En fait, le capitalisme d'Etat peut, serait-ce au moyen d'une révolution, se développer à partir du capital monopoliste et, pour ainsi dire, porter la monopolisation à sa conclusion logique. Or, le monopole total des moyens de production n'élimine pas pour autant le rapport capitaliste ; il ne fait que le libérer de la concurrence du marché, sans abolir par là la concurrence elle-même. En dehors du fait que la con-currence continue en tout cas au niveau international, à l'intérieur de chaque pays capitaliste d'Etat elle ne fait que passer d'un mode d'expression économique à un mode politique.

Certes, le capitalisme d'Etat s'est trouvé jusqu'à présent restreint aux pays de capitalisme sous-développé, ou encore aux pays auxquels il a été imposé par des moyens impérialistes, comme en Europe de l'Est. Les pays correspondant au cri-tère léniniste de capital monopoliste sont restés à ce stade, bien que le rôle de l'Etat y ait augmenté. Les territoires sous-développés du point de vue capitaliste n'ont aucune possibilité de se développer par le biais de la concurrence à l'inté-rieur d'un marché mondial contrôlé par les monopoles. Ces pays, qui ressemblent plus ou moins à la Russie pré-révolutionnaire, c'est-à-dire qu'ils comptent une bourgeoisie faible, une minorité de prolétaires, et une majorité écrasante de pay-sans, ne peuvent contrebalancer les avantages acquis par les Etats monopolistes que par un contrôle monopoliste encore plus rigoureux de la vie économique. Le capitalisme monopoliste a engendré le capitalisme d'Etat, non pas à l'intérieur de l'économie monopolisée, mais dans la lutte contre elle. L'exemple de la Russie a démontré qu'une économie dirigée par l'Etat est effectivement capable, au moins pour de grands pays, d'accélérer le processus d'industrialisation, bien qu'aux frais de la population travailleuse et au profit de la nouvelle classe dominante, issue du capitalisme d'Etat.

Puisant son inspiration dans le rôle considérable joué par l'Etat dans le cadre des économies de guerre de 1914-1918, Lénine considérait le capitalisme monopo-liste, qui lie l'Etat au sort des entreprises impérialistes dans lesquelles il est con-traint de se lancer, comme identique au « capitalisme monopoliste d'Etat », par la prise en charge par l'Etat des intérêts des monopoles. Soustraire l'Etat à l'emprise de ces derniers et le consacrer exclusivement au service du peuple, telle devrait être — à ses yeux — la prochaine étape en direction du socialisme. Il fallait donc

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faire voler en éclats l'Etat des monopoles pour laisser le champ libre au nouvel Etat, seul apte à réaliser effectivement l'abolition de l'exploitation. Le capitalisme d'Etat céderait ainsi la place à l'Etat socialiste, sans que disparaisse pour autant le contrôle centralisé de l'économie globale. Pour les léninistes, ce programme n'a rien perdu de sa vitalité aujourd'hui encore, bien qu'il revienne à rejouer la même pièce avec d'autres acteurs.

Assimiler ainsi le capitalisme d'Etat au socialisme — conçu comme une étape de transition à un communisme sans Etat, renvoyé à un avenir — conduit tout naturellement à assimiler la lutte pour le socialisme à une lutte contre le capita-lisme monopoliste d'Etat moderne. Seule la voie révolutionnaire convient à cette lutte, car le capitalisme monopoliste d'Etat n'abdiquera pas de bon gré. Et le capi-talisme d'Etat présupposant lui aussi l'exploitation des ouvriers, il lui faut liquider la domination actuelle de la classe bourgeoise. Mais les partis communistes des pays occidentaux, qui en apparence sont aujourd'hui en lutte contre le capitalisme monopoliste d'Etat, ont cessé depuis 1920 d'être des mouvements révolutionnai-res. Ne songeant plus à imposer leur programme révolutionnaire propre, ils livrent une petite guerre contre le capitalisme d'Etat afin de s'y ménager une place et d'y gagner de l'influence.

Cela ne signifie nullement que ces partis ont rompu avec leurs buts ultimes. Qu'un mouvement anticapitaliste prenne son essor, et il est certain qu'ils feront tout pour le dévoyer dans un sens capitaliste d'Etat. Mais comme il n'est pas ques-tion encore de tels mouvements, ces partis cherchent uniquement à s'emparer de positions de pouvoir au sein de l'ordre établi. Leur « lutte » contre le capitalisme monopoliste d'Etat reste donc purement verbale, simple rhétorique visant à leur rallier les « masses » qui, en un premier temps, se dressent non pas contre le capi-talisme lui-même, mais seulement contre ses « mauvais côtés ». Ainsi les partis communistes, qui ne sont ni contre le capitalisme, ni contre l'Etat, ne s'opposent qu'à un Etat placé au service exclusif des monopoles et se prononcent pour un Etat et un capitalisme capables de servir l'intérêt général.

Toutefois, l'intérêt général ne peut exister que dans une société sans classes. Au sein du capitalisme, il n'existe que des intérêts de classes incompatibles entre eux. Les catégories sociales de mentalité capitaliste qui sont victimes de la mono-polisation ne sauraient par conséquent être gagnées au socialisme, qui détruirait leur position sociale spécifique encore plus rapidement et profondément que le capitalisme monopoliste. Elles peuvent au mieux être gagnées sur une base capita-liste à une politique qui promet de protéger leurs intérêts particuliers, c'est-à-dire une politique antisocialiste. Et, en effet, les mots d'ordre de lutte contre le capital monopoliste d'Etat dissimulent les signes avant-coureurs d'une politique antiso-cialiste et contre-révolutionnaire.

Il est certes concevable que la monopolisation toujours accrue de l'économie, qui a pour effet de prolétariser les couches petites-bourgeoises, puisse convaincre une partie de leurs membres que le capitalisme d'Etat est leur dernière chance, dans la mesure où il pourrait leur rouvrir l'accès à des carrières que le capitalisme monopoliste leur interdit désormais. Croyance justifiée d'ailleurs, comme un sim-ple coup d'oeil sur les pays « socialistes » suffit à le démontrer. Mais s'agissant des ouvriers cette fois, le même coup d'oeil révélera tout autre chose. Les ouvriers ne

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tiennent pas du tout à ce genre de « socialisme ». Dans les pays comme la France et l'Italie où ils ne sont pas sans avoir une certaine importance, les partis commu-nistes n'ont d'attrait à leurs yeux que dans la mesure où ils incarnent non pas une volonté de transformation révolutionnaire du capitalisme monopoliste en capita-lisme d'Etat, mais seulement une forme de représentation politique de leurs inté-rêts au sein du système social existant. En l'occurrence, les partis communistes ont des fonctions réformistes, et non pas révolutionnaires, et, par là même, ils ser-vent en dernière analyse à maintenir en place le capitalisme monopoliste d'Etat.

Dès lors, la lutte prétendue contre le capital monopoliste d'Etat ne fait que camoufler un méli-mélo politique. Il y a beau temps que les partis communistes ont perdu la volonté d'attaquer le capitalisme lui-même, à l'échelle internationale comme à l'échelon national, ainsi qu'il s'ensuit tant du programme de « coexis-tence pacifique » que des rapports commerciaux entre systèmes sociaux diffé-rents. Il est bon de faire ressortir que, sur le plan national, la gauche s'oppose uni-quement à la dictature égoïste des monopoles, non à l'Etat ou au capitalisme eux-mêmes, et que ses luttes visent uniquement à participer au gouvernement afin de placer les monopoles sous l'autorité de l'Etat. Sur le plan international, la petite guerre contre le capital monopoliste d'Etat se plie aux besoins immédiats de la politique impérialiste. La gauche combat à cet égard non le capital impérialiste lui-même, mais les politiques impérialistes, opposées à ses propres options natio-nales ou impérialistes, que les gouvernements en place poursuivent au profit des monopoles. La distinction entre capitalisme et « capitalisme monopoliste d'Etat » sert à justifier à la fois les alliances et les antagonismes entre pays capitalistes et pays « socialistes » et, par-dessus le marché, les litiges entre les pays « socialistes » eux-mêmes. Autrement dit, les partis communistes cachent leur propre politique capitaliste et, partant, impérialiste sous le mot d'ordre de lutte contre le capita-lisme monopoliste d'Etat, destiné à gagner les ouvriers à leur cause à eux.

Ainsi, la « théorie » du capital monopoliste d'Etat sert d'une part à justifier l'activité purement réformiste des partis communistes des pays capitalistes et, d'autre part, à faire face aux exigences de politiques impérialistes. Elle exprime ainsi le fait que, malgré leurs différences, les pays capitalistes et « socialistes » ont les uns et les autres le même objectif, la défense de rapports de production capita-listes contre toute transformation socialiste. C'est là chose implicite dans la théo-rie actuellement à la mode de la « convergence » qui, censée refléter le processus d'industrialisation, prétend surmonter les différences entre les deux systèmes sociaux. Comme le processus d'industrialisation des pays capitalistes d'Etat est semblable à celui des pays monopolistes, d'après cette théorie, les formations sociales ne diffèrent qu'en fonction du degré atteint par la centralisation du con-trôle de la production et de la distribution sociale. Ce processus ayant déjà, dans les pays de capitalisme monopoliste d'Etat, abouti à la séparation de la propriété et du contrôle, il ne reste qu'un pas à faire pour transformer complètement le capita-lisme privé en capitalisme d'Etat et, ce pas, on peut le franchir à l'aide de moyens politiques. Cela fait, le socialisme sortira de son cocon capitaliste et la lutte des classes sociales prendra fin.

Ainsi donc, les théoriciens du capitalisme monopoliste d'Etat envisagent uni-quement l'élimination des monopoles, seule transformation à apporter, selon eux, au système de production actuel, conforme par ailleurs aux exigences du socia-

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lisme. D'où leur manque relatif d'intérêt pour le cycle des crises inhérent au capi-talisme moderne. Quant aux difficultés et aux injustices qui vont toujours de pair avec ce système, ils en voient la cause dans l'Etat, lequel confondrait les intérêts des monopoles avec les siens propres. Ce qu'il faut, c'est un autre Etat, ou un autre gouvernement, pas un autre système économique. A cet égard encore, les idées du capitalisme moderne coïncident avec celles du capitalisme d'Etat. Le capitalisme monopoliste d'Etat lui aussi se targue d'avoir mis un terme à la pro-pension du système aux crises grâce aux interventions de l'Etat dans les mécanis-mes économiques. Mais cette illusion vient buter sur des réalités têtues, elle est déjà en train de perdre sa crédibilité. Et c'est pourquoi l'« opposition » au capita-lisme monopoliste d'Etat se présente sous la forme d'une revendication de main-mise très étendue — et finalement totale — de l'Etat sur l'économie en vue de liquider toute possibilité de soulèvements sociaux.

Comme la bourgeoisie elle-même, les critiques « de gauche » du capitalisme monopoliste d'Etat recherchent une solution capitaliste aux contradictions du capitalisme. La bourgeoisie a depuis longtemps cessé de croire à une régulation automatique de l'économie par le marché. Avec le déclin de la concurrence, les prix et les profits ne sont plus déterminés par le marché, mais au contraire établis librement par les monopoles. Faute de pouvoir transformer la structure monopo-liste de l'économie, l'Etat est obligé d'intervenir non seulement pour assurer le plein emploi par le biais d'une politique monétaire et fiscale, mais aussi pour plier salaires et prix aux exigences de la stabilité économique. Il incombe à l'Etat d'accomplir par des moyens politiques ce que le marché capitaliste seul n'arrive plus à réaliser. En fait, les interventions de l'Etat dans l'économie sont allées en augmentant continuellement. Ces manipulations ont donc permis d'atténuer les crises, d'où l'idée qu'une régulation consciente du capitalisme est bel et bien pos-sible.

Les théories socialistes avaient déjà anticipé ces développements. Hilferding, par exemple, écrivait : « Si les groupes monopolistes suppriment la concurrence, ils suppriment du même coup le seul moyen par lequel peut se manifester une loi objective des prix. Le prix cesse d'être une grandeur objectivement déterminée, il peut être fixé consciemment. (...) Le groupe monopoliste, expression concrète de la théorie marxienne de la concentration du capital, paraît ainsi impliquer l'élimi-nation de la théorie marxienne de la valeur 6. »

Ce qui passait l'entendement de Hilferding, c'était que, suivant la théorie de Marx, la loi de la valeur détermine seulement le niveau général des prix et ses fluctuations, non les prix eux-mêmes. Dans les conditions de la libre concurrence, il existe une tendance à l'établissement d'un taux de profit moyen par le biais d'un décrochage des prix d'avec la valeur. Telle est aussi la manière dont les sur-profits, ou prix de monopole, se sont formés tout au long de l'histoire du capita-lisme, fournissant en fait l'une des bases de l'accumulation accélérée du capital. A mesure que la monopolisation de l'économie progresse, les prix de monopole ont pour effet de réduire le taux de profit moyen réalisé par les capitaux concurren-tiels, les profits de ce secteur se trouvant transférés à celui des monopoles. Mais le déclin de la concurrence fait à son tour disparaître la possibilité de ces transferts

6. R. Hilferding, op. cit.. p. 321.

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de profits ; le taux de profit monopoliste tend au taux de profit moyen déterminé par la loi de la valeur.

L'économie monopoliste n'abolit nullement la loi de la valeur : elle en con-firme au contraire la validité, comme le montrent et la baisse du taux de profit et du taux d'accumulation qui lui est lié — lequel baisse lui aussi en ce qui concerne le capital monopoliste —, et les interventions étatiques dans l'économie que cette situation rend indispensables. Mais ces dernières se heurtent à des butoirs, les limites bien déterminées que leur imposent les rapports de production capitalis-tes, et ne constituent donc que des palliatifs temporaires. Ces voies de recours une fois fermées, la tendance du capitalisme aux crises réapparaît, offrant de nouveau une possibilité de transformation révolutionnaire du système capitaliste. Le carac-tère monopoliste d'Etat du capitalisme d'aujourd'hui place ainsi le prolétariat devant la même tâche qui lui incombe sous n'importe quelle forme de capita-lisme : abolir les rapports capitalistes par l'élimination du travail salarié au sein d'une société sans classes.

« La révolution bolchevique a-t-elle été un échec ? » *

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Je rejette l'idée que la révolution bolchevique ait eu des buts prolétariens. Le caractère prolétarien de la révolution russe est une pure apparence. Il est vrai que les travailleurs révolutionnaires ont lutté pour un vague idéal socialiste, mais dans toutes les révolutions bourgeoises où les travailleurs ont joué un rôle, de tels objectifs prolétariens ont toujours existé.

Les idées et mots d'ordre liés aux objectifs prolétariens, et même les luttes réelles ainsi que les formes spécifiques d'organisation d'un mouvement proléta-rien indépendant ne permettent pourtant pas d'attribuer un caractère prolétarien à cette révolution. Certes, beaucoup de travailleurs ont cru que la révolution bol-chevique déboucherait sur le socialisme, mais les illusions des travailleurs ne peu-vent remplacer l'activité nécessaire pour atteindre des objectifs prolétariens. Le socialisme comme mot d'ordre et comme idéal convient tout à fait à une révolu-tion par ailleurs bourgeoise. Les objectifs prolétariens comprennent avant tout l'abolition du prolétariat comme classe à travers l'abolition de tous les rapports de classe.

Or la révolution bolchevique aspirait au développement d'une industrie moderne et d'un prolétariat tout aussi moderne, ce que révèle le concept bolchevi-que de « socialisme » qui implique toujours travail salarié et production de capital, et renforce les rapports de classe à travers la division de la société entre dirigeants et dirigés. Que la révolution russe ait été avant tout une révolution paysanne, cela est indéniable ; que ces paysans aspirant à la terre et à la propriété n'aient eu aucun objectif prolétarien, cela est évident. Aussi longtemps que la révolution bol-chevique trouva appui chez les paysans, et les soutint en retour, il ne fut pas ques-tion d'objectifs prolétariens. Pour cette raison, les bolcheviks considérèrent leur politique paysanne des débuts comme une inévitable concession à l'état d'arriéra-tion de la Russie. La collectivisation menée plus tard en agriculture illustre à quel point les bolcheviks étaient d'accord avec le socialisme occidental pour considérer

* La revue Modem Quarterly avait fait parvenir à divers théoriciens, sous le titre ci-dessus, une série de questions concernant la révolution russe : « 1. La révolution bolchevique a-t-elle atteint ses objectifs ? II. Un Etat prolétarien peut-il se constituer sur la base du salariat géré par un Etat-Parti ? En quoi con-siste l'abolition du capitalisme ? IV. La thèse de Lénine, selon laquelle le prolétariat à l'époque de l'impé rialisme est le seul à pouvoir mener à bien une révolution qui assume les « tâches de la bourgeoisie », est-elle encore valable, si l'on pense à la politique suivie par Cardenas au Mexique, Kemal Pacha en Turquie, etc. ? V. Avec le recul, peut-on dire que la prise du pouvoir par les Bolcheviks a retardé la révolution pro-létarienne mondiale ? » Cf. Modem Quaterly. 1938, n° 1. Ce texte est la réponse de P. Mattick. Le thème de la révolution bolchevique est également traité en détail dans « Le marxisme, hier, aujourd'hui et demain », « Le nouveau capitalisme et l 'ancienne lutte de classes », et * Rosa Luxemburg : une rétrospec-tive ». (N.d.T.|

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que la distribution de la terre aux paysans n'avait rien de socialiste. Cependant, la collectivisation de l'agriculture et la transformation des paysans indépendants en travailleurs salariés n'a rien non plus à voir avec le socialisme ; c'est au contraire un vieux rêve de la bourgeoisie et il a peu de chances d'être réalisé sans change-ments radicaux et risqués de la structure socio-économique.

Jusqu'alors, la création d'une masse de travailleurs salariés était considérée comme une tâche du capitalisme ; en prenant cette tâche à leur compte, les bol-cheviks jouèrent le rôle de la bourgeoisie. Il est vrai que dans la situation révolu-tionnaire de la Russie, il y avait aussi des forces qui combattaient ouvertement pour des objectifs prolétariens. Ils furent atteints, ici et là, avec l'expropriation des usines et l'abolition des autres formes de propriété par les soviets. Mais tout fut reperdu dès que l'Etat bolchevik se mit en place et substitua le pouvoir du parti à celui des soviets.

On pose souvent la question : comment est-il possible que le pouvoir conquis par les travailleurs au travers d'une révolution ait pu être reperdu sans contre-révolution ? On entend par là le retour des anciennes autorités, mais les actions contre-révolutionnaires ne sont pas le monopole de ces anciennes autorités ; de nouveaux maîtres peuvent les mener aussi bien, voire même mieux. Sous la direc-tion des bolcheviks, les masses russes mirent en échec la contre-révolution qui s'opposait aux tendances capitalistes d'Etat de la révolution russe. La contre-révolution s'opposant aux objectifs prolétariens de cette même révolution triom-pha avec le succès du bolchevisme, qui transforma la propriété privée en pro-priété d'Etat, et perpétua l'exploitation des travailleurs sur le mode capitaliste d'Etat.

Ce n'est pas sans opposition ni lutte que les soviets furent réduits à l'état de simples instruments du pouvoir bolchevique s'exerçant sur l'ensemble de la société. Des groupes de travailleurs, en Europe occidentale comme en Russie, reconnurent assez vite le vrai visage de la révolution bolchevique. D'autres, révol-tés contre le régime stalinien, pensent encore aujourd'hui que celui-ci n'est qu'une perversion du bolchevisme, et qu'à l'origine le léninisme avait de tout autres objectifs. Ce n'est pas vrai. La Russie d'aujourd'hui représente l'essentiel des aspirations des bolcheviks, ceux d'avant comme ceux d'après 1917. Les bol-cheviks ont mené à bien une révolution bourgeoise que la bourgeoisie était inca-pable d'accomplir, comme l'affirme Lénine à plusieurs reprises. Cette révolution essentiellement bourgeoise dans ses tâches, a suscité en utilisant une terminologie marxiste, l'illusion que ses tendances socialistes étaient assez fortes pour altérer fondamentalement son caractère originel.

Pourtant, en réalité, les bolcheviks n'ont rien fait d'autre que de jouer bon gré, mal gré, le rôle de la bourgeoisie et ils sont ainsi devenus la nouvelle classe diri-geante et exploiteuse.

II

La dictature du parti n'est pas compatible avec la dictature du prolétariat. Le prolétariat dirige ou est dirigé. Le parti n'est qu'un petit groupe dans la société ; ce

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n'est pas le prolétariat dans son ensemble ; il gouverne comme toute minorité et est l'expression des conditions d'exploitation. Du fait même des conditions qui le rendent nécessaire, il est obligé de gouverner selon ses intérêts propres — c'est-à-dire de reproduire continuellement les conditions de la dictature sur le prolétariat — jusqu'à ce que le prolétariat en finisse avec le pouvoir de toutes les minorités, et détruise les bases de l'exploitation : le travail salarié et l'Etat.

III

L'Etat représente toujours une forme de domination sur le prolétariat. Il est le sceau irréfutable de toute société d'exploitation. Un « socialisme » réalisé par l'Etat implique toujours la perpétuation des différences de classe, l'inégalité des revenus, les lois qui régissent l'argent et le marché, et d'autres formes modernes d'exploitation. Un « Etat prolétarien » est inconcevable : c'est une contradiction dans les termes. Il est néanmoins possible de concevoir l'accomplissement tempo-raire et directe de fonctions étatiques par le prolétariat armé, dans la révolution réelle, afin d'assurer le développement du socialisme, ou l'association de produc-teurs et consommateurs libres et égaux.

IV

La révolution bolchevique ne fut pas dirigée par le prolétariat, mais par les classes moyennes. La bourgeoisie de ce pays était très faible, et l'intelligentsia et toutes les forces « progressistes » luttant contre la réaction ne pouvaient attendre de l'aide ni de cette bourgeoisie locale ni des bourgeoisies déjà réactionnaires d'Europe occidentale.

La classe moyenne ne pouvait trouver une idéologie révolutionnaire utilisable que dans le mouvement ouvrier et de même l'intelligentsia ne pouvait espérer transformer la Russie en un Etat moderne qu'avec l'aide des travailleurs et en tenant compte des nécessités révolutionnaires de l'agriculture.

En Turquie et au Mexique, ce n'est pas non plus le prolétariat mais la classe moyenne qui dirige ; elle utilise le prolétariat pour atteindre ses propres buts. Des membres importants de la classe moyenne, qui ne peuvent plus assurer ou amé-liorer leur statut économique au sein du capitalisme traditionnel, essayent d'assu-rer leur existence de non-travailleurs par des moyens politiques, en s'élevant à des positions de direction, afin de continuer à participer à l'exploitation du travail — tout cela dans « l'intérêt des travailleurs », bien entendu.

L'Etat a toujours joué un grand rôle dans le développement du capitalisme. Ce rôle a crû en importance avec la relative stagnation de l'expansion capitaliste.

Toute une révolution était nécessaire si la Russie voulait atteindre par des voies politiques ce qui ne pouvait plus l'être par la guerre économique : la centra-lisation complète de tous les pouvoirs entre les mains d'un Etat dictatorial, pré-misse indispensable au développement rapide d'une industrie moderne en Russie, cela afin d'éviter au pays de devenir une colonie d'une ou de plusieurs nations

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impérialistes, et pour en finir avec la misère résultant de l'arriération du pays. La politique bolchevique, aspirant à un système capitaliste d'Etat, était ce qui conve-nait le mieux pour sauver la Russie d'une situation semi-coloniale, et pour l'élever au rang de puissance parmi les puissances mondiales. L'impérialisme s'oppose au développement des pays arriérés, et provoque ainsi des mouvements nationalistes modernes qui veulent en finir avec cette oppression.

Pour réussir à construire aujourd'hui un Etat moderne capable de garder son indépendance, il est inutile de reproduire le long processus d'expansion du capital privé ; il faut la concentration de toutes les ressources en capitaux, ce qui impli-que un assaut radical contre les intérêts liés à l'arriération économique. Afin d'être efficace, la lutte pour la libération nationale doit prendre des formes révolu-tionnaires. Cette nécessité détermine les grandes lignes de développement dans des pays comme la Turquie et le Mexique, ainsi que dans des pays qui essayent de redevenir une force impérialiste, comme l'Allemagne.

Les autres pays ne sont pas allés aussi loin que la Russie dans ce processus de concentration par des moyens politiques à cause de conditions intérieures et exté-rieures différentes. Il était par exemple plus facile pour la Russie que pour la Tur-quie ou le Mexique de défier les nations impérialistes. Cependant, le capitalisme d'Etat reste l'expression de la faiblesse économique des pays qui y ont recours, en même temps que de celle du capitalisme mondial qui perd le contrôle des pays arriérés, au moment où ce contrôle ne peut plus être assuré économiquement. La guerre économique ne suffit plus ; la guerre politique, le massacre brutal, devien-nent le seul moyen de faire face à la stagnation économique qui étrangle le monde capitaliste.

Dans de telles conditions, le pouvoir de l'Etat grandit sans cesse. Les vrais maîtres de la société ne sont plus reconnaissables au porte-monnaie, mais à leur position dans l'appareil d'Etat.

Le capitalisme d'Etat russe est devenu un exemple pour d'autres nations, comme le montre l'apparition du fascisme et la montée des pouvoirs étatiques dans tous les pays. Cette tendance n'est pas l'expression d'un quelconque progrès, comme beaucoup de gens le croient. Elle ne correspond pas à un nouveau stade du capitalisme, mais est l'indice du déclin du monde capitaliste. La tendance à la bolchévisation et à la fascisation n'est que l'expression politique de la stagnation et du déclin du système capitaliste ; c'est la barbarie.

V

La propagande internationaliste des bolcheviks dans les premières années de la révolution est souvent avancée comme preuve du caractère prolétarien du bol-chevisme. Mais cet internationalisme n'a jamais aspiré à autre chose qu'à renfor-cer la révolution bolchevique, qu'à aider le parti bolchevique à garder le pouvoir.

Aussitôt qu'ils eurent reconnu que le prolétariat était trop faible pour établir dans d'autres pays des systèmes capitalistes d'Etat favorables à la Russie, et que la bourgeoisie n'avait plus l'intention de se risquer à d'autres luttes ouvertes contre la Russie capitaliste d'Etat, c'est-à-dire vers 1920, les bolcheviks cessèrent de sou-

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tenir les mouvements révolutionnaires dans les autres pays et se préparèrent à une coexistence pacifique avec les autres systèmes capitalistes. Pas plus que Sta-line aujourd'hui, ni Lénine ni Trotsky n'étaient intéressés à aider la révolution mondiale pour atteindre des objectifs prolétariens. Le déclin du mouvement révo-lutionnaire dans le monde et la consolidation actuelle du pouvoir du capital ont servi la Russie bolchevique.

Pourtant, on ne peut pas dire que la révolution bolchevique ait retardé la révo-lution mondiale. Si les efforts vers cette dernière ont échoué, cet échec fut large-ment indépendant de la politique bolchevique, ou de la politique de n'importe quel groupe minoritaire ; il a été dû essentiellement au pouvoir et à la vitalité encore énormes du capitalisme mondial. On ne peut blâmer les bolcheviks, si tant est que cela soit utile, que pour avoir empêché le prolétariat de tirer les leçons nécessaires de sa première grande défaite après la dernière guerre, et pour avoir détruit les premières tentatives de créer un vrai mouvement ouvrier révolution-naire en accord avec les nécessités présentes.

Rosa Luxemburg : une rétrospective*

Voilà bientôt soixante ans que les mercenaires du parti social démocrate alle-mand assassinèrent Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Bien que leurs noms, symbolisant à eux deux l'élément radical de la révolution politique allemande de 1918 soient inséparables, Rosa Luxemburg est plus connue, parce que son travail théorique fut plus fécond. En fait on peut dire qu'elle était la personnalité la plus marquante du mouvement ouvrier international après Marx et Engels, et que son travail n'a rien perdu de sa pertinence politique malgré les changements que le système capitaliste et le mouvement ouvrier ont connu depuis sa mort.

Mais, comme tout un chacun, R. Luxemburg était fille de son temps, et on ne peut la comprendre que dans le contexte du mouvement social-démocrate dont elle faisait partie. Alors que la critique que fait Marx de la société bourgeoise coin-cide avec une période de développement rapide du capitalisme, celle de R. Luxemburg s'élabore dans une période d'instabilité croissante pour le capita-lisme, durant laquelle les théories abstraites sur les contradictions de la produc-tion de capital prennent une forme concrète avec la concurrence impérialiste et l'intensification de la lutte des classes. Pour Marx, la véritable critique de l'écono-mie politique consistait en premier lieu dans la lutte des travailleurs pour de meil-leures conditions de travail et un niveau de vie plus élevé, qui préparerait les com-bats futurs pour l'abolition du capitalisme ; pour R. Luxemburg, cette lutte finale ne pouvait être plus longtemps repoussée à un avenir lointain, car elle était déjà présente dans l'extension des luttes de classes. Le combat quotidien pour les réfor-mes sociales était indissolublement lié à la nécessité historique de la révolution prolétarienne.

Sans entrer dans les détails de la biographie de R. Luxemburg on peut rappe-ler qu'elle est issue des classes moyennes et que, très jeune, elle rejoignit le mou-vement socialiste. Comme beaucoup d'autres, elle fut contrainte de quitter la Pologne russe et d'aller étudier en Suisse. Son principal intérêt, comme il convient à une socialiste influencée par le marxisme, était l'économie politique. Ses pre-miers travaux dans ce domaine sont aujourd'hui d'un intérêt uniquement histori-que. Le premier ouvrage qu'elle rédigea, le Développement industriel de la Pologne (1898|, correspond pour ce pays et à un niveau plus modeste, à ce que fut un an plus tard le Développement du capitalisme en Russie, de Lénine, pour la Russie tsa-riste. Elle donna aussi des conférences à l'école du parti social-démocrate, et leur publication posthume par Paul Lévi, en 1925, porte le titre Introduction à l'écono-mie politique. Dans ses travaux ultérieurs, il faut le préciser, R. Luxemburg décla-

' « Rosa Luxemburg in retrospect », Root and Branch, n° 6, 1978, Somerville, Mass. U.S.A.

1. Cf. la biographie de Rosa Luxemburg par J.-P. Nettl, la Vie et l'œuvre de Rosa Luxemburg, 2 T., Paris, Maspéro, 1972.

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rait que la validité de l'économie politique était relative au capitalisme et qu'elle cesserait d'exister en même temps que ce système lui-même. Dans sa thèse, elle arrivait à la conclusion que le développement de l'économie polonaise irait de pair avec celui de la Russie, ce processus aboutissant à une totale intégration, mettant ainsi un terme aux aspirations nationalistes de la bourgeoisie polonaise. Mais ce développement unifierait aussi les prolétariats russe et polonais, ce qui pourrait entraîner la destruction du capitalisme russo-polonais. Pour elle, la contradiction principale du mode de production capitaliste se situait entre les capacités de pro-duction et les limites que rencontrait la consommation, dans le cadre des rapports de production capitalistes. Cette contradiction aboutit à des crises économiques récurrentes, à la paupérisation croissante de la classe ouvrière, et donc à long terme, à la révolution sociale.

C'est seulement avec l'Accumulation du Capital (1912) que les théories écono-miques de Rosa Luxemburg commencèrent à être critiquées. Bien qu'elle déclarât que ce livre tirait son origine de difficultés auxquelles elle se heurtait pour ses conférences sur l'économie politique, et en particulier de son impuissance à arti-culer le processus total de la reproduction capitaliste au postulat des limites objec-tives de la production capitaliste, on voit bien, dans l'œuvre même, qu'il s'agissait aussi de réagir à l'émasculation de la théorie marxiste par le révisionnisme qui submergea le mouvement socialiste au début du siècle. Le révisionnisme opérait à deux niveaux : le niveau empirique primitif personnifié par Edouard Bernstein 2

qui comparait le développement capitaliste effectif à celui qui découlait de la théo-rie de Marx, et la falsification théorique plus élaborée du marxisme académique qui culminait avec l'interprétation de Marx par Tugan-Baranowski3 et par ses divers disciples.

Seul le premier volume du Capital fut publié du vivant de Marx, le second et le troisième furent préparés par F. Engels à partir d'écrits non revus laissés à ses soins, bien qu'ils aient été écrits avant la parution du premier volume. Alors que le premier volume traite du processus de la production capitaliste, le second porte sur le processus de circulation. Le troisième volume enfin prend l'ensemble du système capitaliste dans sa forme phénoménale en tant que déterminé par des rap-ports de valeur sous-jacents. Comme le processus de reproduction commande nécessairement le processus de production, Marx crut bon d'expliciter ceci par des schémas assez abstraits de reproduction dans le second volume du Capital. D'après ces schémas, la production sociale se divise en deux grandes sections : la production des moyens de production, et celle des moyens de consommation. Les relations entre ces deux sections sont imaginées de façon à permettre la reproduc-tion soit simple soit élargie du capital social total. Mais ce qui est un postulat dans les schémas de reproduction, c'est-à-dire une répartition du travail social corres-pondant au procès de reproduction, doit dans la réalité se mettre en place aveuglé-ment, à travers les activités incoordonnées des multiples capitaux individuels en lutte les uns contre les autres pour la recherche de plus-value.

Les schémas de reproduction ne font pas de distinction entre valeurs et prix ;

2. E. Bernsiein, Les présupposés du socialisme, Paris, Le Seuil, 1974. 3. Mikhail I. Tugan-Baranovski, Die theoretischen Grundlagen des Marxismus (Les fondements théoriques du marxisme), Leipzig, Duncker et Humblot, 1905.

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autrement dit, ils traitent les valeurs comme si c'était des prix. Pour l'objectif qu'ils étaient censés servir, et qui était d'attirer l'attention sur la nécessité de maintenir une certaine proportion entre les différentes sphères de la production, ces schémas remplissent leur fonction pédagogique. Ils ne décrivent pas le monde réel, ce sont des instruments qui permettent de le comprendre. Dans cet objectif limité, peu importe que les relations de production et d'échange soient établies en termes de prix ou de valeurs. Comme la forme prix de la valeur, dont s'occupe le troisième volume du Capital, se rapporte au procès réel de production et d'échange, les conditions d'équilibre imaginaire des schémas de reproduction de Marx ne concernent pas le monde capitaliste réel. Cependant, Marx jugeait « nécessaire de saisir le procès de reproduction dans sa simplicité première, de façon à éliminer toutes les interférences qui l'obscurcissent et à dissiper toutes les présentations fallacieuses qui se donnent l'apparence d'une analyse scientifique mais ne peuvent être écartées tant que le procès de reproduction sociale est analysé directement dans sa forme la plus concrète et la plus complexe4 ».

En réalité, selon Marx, le procès de reproduction dans les conditions du capi-talisme exclut toute espèce d'équilibre et il implique, en revanche, « la possibilité de crises, puisque dans ces conditions de production l'équilibre ne peut être qu'accidentel5 ». Cependant, Tugan-Baranovski fit des diagrammes une lecture toute différente, à cause de leur ressemblance superficielle avec les théories bour-geoises de l'équilibre, pièce maîtresse de la théorie bourgeoise des prix. Il parvint à la conclusion que tant que le système se développe d'une façon qui correspond aux exigences de la reproduction, il ne rencontre pas de limites objectives. Les cri-ses sont dues à la disproportion qui s'instaure entre les différentes sphères de la production, mais elles peuvent toujours être surmontées si l'on rétablit la propor-tion qui permet l'accumulation du capital. C'était là une idée embarrassante, pour Rosa Luxemburg, d'autant qu'elle ne pouvait nier l'équilibre qui résultait des schémas de reproduction de Marx. Si Tugan-Baranovski les avait interprétés cor-rectement, alors Marx avait tort, car cette interprétation démentait la disparition inévitable du capitalisme.

En Russie, le débat portant sur les schémas abstraits de reproduction de Marx était particulièrement vif, à cause de dissensions anciennes opposant marxistes et populistes à propos de l'avenir de la Russie hypothéquée par son état d'arriération et ses institutions sociales et économiques particulières. Pour les populistes, il était trop tard pour faire entrer la Russie dans le concert des pays capitalistes, et on pouvait parfaitement instaurer une société socialiste sur la base du mode de production de cette société paysanne encore intacte ; pour les marxistes, au con-traire, le développement sur le mode occidental était inévitable, et il créerait lui-même les marchés dont il avait besoin, aussi bien en Russie que dans le reste du monde. Les marxistes soulignaient que c'est la production de capital, et non la satisfaction des besoins, qui commande la production capitaliste. Il n'y a donc aucune raison de penser qu'une réduction de la consommation retarderait l'accu-mulation de capital ; au contraire, moins l'on consommerait, plus vite le capital augmenterait.

4. K. Marx, le Capital, volume II, Le procès de circulation du capital, 1885. 5. /b ld .

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Pour R. Luxemburg, une telle « production pour la production » était une chose absurde — non pas qu'elle ignorât que le but de la production capitaliste est le profit, ce qui la pousse à réduire constamment la part de production sociale revenant aux travailleurs, mais parce qu'elle ne voyait pas comment la plus-value extraite pouvait se réaliser sous la forme argent sur un marché composé unique-ment de travail et de capital, tel qu'il figure dans les schémas de reproduction. Celui-ci commence par l'argent, investi en moyens de production et en force de travail, et il aboutit à une somme d'argent supérieure dont disposent les capitalis-tes, pour les réinvestir dans un nouveau cycle de production. D'où pouvait venir ce surplus d'argent ? Pour R. Luxemburg, il ne pouvait pas venir des capitalistes ; car si tel était le cas, ceux-ci ne seraient pas bénéficiaires de la plus-value, mais en paieraient l'équivalent marchandises de leurs propres deniers. Il ne pouvait pas non plus venir des achats des ouvriers, qui ne reçoivent que la valeur de leur force de travail, laissant la plus-value sous sa forme marchandise aux capitalistes. Pour que le système puisse fonctionner, il devait y avoir un « troisième marché », à côté des relations d'échange entre le travail et le capital, et où la plus-value produite puisse se transformer en surplus d'argent.

R. Luxemburg pensait que chez Marx cet aspect du problème avait été négligé. Elle se proposa de combler cette lacune et d'étayer ainsi la conviction de Marx que le système capitaliste était inévitablement condamné à disparaître. Bien que l'Accumulation du Capital aborde le problème de la réalisation sur le plan histo-rique, en partant de l'économie classique pour finir avec Tugan-Baranovski et ses nombreux disciples, de façon à montrer que ce problème a toujours été le talon d'Achille de l'économie politique, la solution qu'elle-même propose repose sim-plement sur une interprétation erronée de la relation entre argent et capital, et sur une mauvaise lecture du texte de Marx. Telles qu'elle présente les choses, tout semble pourtant reprendre sa place : la nature dialectique du procès d'expansion du capital, résultat de la destruction des économies pré-capitalistes ; l'extension inévitable de ce procès au monde entier, dont témoignent la mise en place d'un marché mondial et l'impérialisme rampant à la recherche des marchés nécessai-res à la réalisation de la plus-value ; la transformation consécutive de l'économie mondiale en quelque chose qui ressemble au système fermé des schémas de reproduction de Marx ; enfin, l'effondrement inévitable du capitalisme par impos-sibilité de réaliser sa plus-value.

R. Luxemburg s'est laissé emporter par la logique de sa propre construction, au point de réviser Marx d'une façon bien plus complète que ne l'avaient fait les révisionnistes avec leur idée d'un développement harmonieux du capitalisme, possible en théorie, ce qui faisait selon eux du socialisme un problème purement éthique, et une question d'introduction des réformes sociales par des moyens poli-tiques. D'autre part, les schémas de reproduction de Marx, si on les prend comme une version de la loi de l'identité entre offre et demande de J.B. Say, ne sont pas recevables. Tout comme ses adversaires, R. Luxemburg n'avait pas compris que ces schémas n'ont rien à voir avec la question de la viabilité du système capita-liste, et qu'ils étaient simplement une étape méthodologique et intermédiaire, nécessaire pour analyser les lois du développement capitaliste dans son ensemble, lequel tire sa dynamique de la production de plus-value. S'il est vrai que le capita-lisme se heurte bien à des difficultés dans la sphère de la circulation et par consé-

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quent dans la réalisation de la plus-value, ce n'est pas là que Marx chercha ou découvrit le moyen de comprendre pourquoi le capitalisme est sujet à des crises, et destiné à disparaître inévitablement. Même en supposant que la réalisation de la plus-value ne soulève pas le moindre problème, le capitalisme trouve sa limite objective dans celles que rencontre la production de la plus-value.

Selon Marx, la contradiction fondamentale du capitalisme, celle dont décou-lent toutes les autres difficultés, réside dans les relations de valeur et de plus-value de la production de capital. C'est la production de valeur d'échange sous sa forme monétaire, issue de la valeur d'usage de la force de travail, qui produit, outre son propre équivalent en valeur d'échange, une plus-value pour les capitalistes. La recherche de valeur d'échange se transforme en accumulation de capital, ce qui se traduit en une augmentation du capital investi en moyens de production relative-ment plus rapide que l'augmentation du capital investi en force de travail. Si cela conduit à une expansion du système capitaliste du fait de la productivité de plus en plus poussée du travail, cela entraîne aussi une tendance à la baisse du taux de profit car la partie du capital investi en force de travail — et qui est l'unique source de plus-value — diminue par rapport au capital social total. Ce processus long et compliqué ne peut être étudié de façon satisfaisante dans le cadre d'un article aussi court, mais il est nécessaire d'en faire mention pour bien distinguer la théorie de l'accumulation selon Marx de celle de Rosa Luxemburg. Dans le modèle abstrait de développement capitaliste élaboré par Marx, les crises capita-listes, ainsi que l'inévitable disparition du système, ont pour origine un effondre-ment partiel ou total du processus d'accumulation dû à une pénurie de plus-value ou de profit.

Ainsi donc, pour Marx, les limites objectives du capitalisme sont dictées par les relations de production sociale en tant que rapports de valeur, alors que pour Rosa Luxemburg, le capitalisme ne peut exister que si d'autres économies pré-capitalistes absorbent sa plus-value. Ce qui nous conduit à cette absurdité, que les nations arriérées disposent d'un surplus sous forme monétaire suffisant pour accueillir la plus-value des pays capitalistes avancés. Mais comme on l'a vu cette idée fausse est la conséquence inaperçue d'une conception erronée de Rosa Luxemburg, celle selon laquelle la totalité de la plus-value destinée à l'accumula-tion doit rapporter un équivalent sous forme monétaire afin d'être réalisée en capital. Mais en fait le capital prend la forme argent à certains moments et à d'autres la forme de marchandises de toutes sortes ; ces deux formes sont expri-mées en termes monétaires sans pour autant prendre simultanément la forme argent. Seule une petite partie, et de moins en moins grande, de la richesse capita-liste prend la forme argent ; la plus grande partie, bien qu'exprimée en termes monétaires, reste sous forme de marchandises et comme telle permet la réalisa-tion de la plus-value en capital additionnel.

La théorie de R. Luxemburg fut généralement interprétée comme une aberra-tion et une critique injustifiée de Marx. Pourtant ceux-là mêmes qui la critiquaient étaient aussi éloignés qu'elle de la théorie de Marx. La plupart de ces critiques étaient les tenants soit d'une théorie grossière de la sous-consommation, soit d'une théorie des disproportions, ou d'une combinaison des deux. Lénine, par exemple, — pour ne rien dire des révisionnistes — voyait l'origine des crises dans

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les disproportions dues au caractère anarchique de la production capitaliste et se contentait d'ajouter aux arguments de Tugan-Baranowski celui de la sous-consommation ouvrière. Mais en tout cas, il ne croyait pas que le capitalisme était fatalement condamné par ses contradictions immanentes. C'est seulement avec la Première Guerre mondiale, et les bouleversements révolutionnaires qui la suivi-rent, que la théorie de Rosa Luxemburg trouva une plus large audience dans la fraction radicale du mouvement socialiste. Non pas tant, cependant, à cause de l'analyse qu'elle faisait de l'accumulation du capital, mais plutôt à cause de l'accent qu'elle mettait sur les limites objectives du capitalisme. Avec la guerre impérialiste, la théorie parut plausible, et la fin du capitalisme semblait réelle-ment proche. La théorie de l'effondrement capitaliste devint l'idéologie révolu-tionnaire de l'époque, et elle encouragea les tentatives, qui échouèrent, pour transformer les bouleversements politiques en révolutions sociales.

Bien entendu, la théorie de Rosa Luxemburg n'était pas moins abstraite que celle de Marx. L'hypothèse de la baisse tendancielle du taux de profit de Marx ne pouvait indiquer à quel moment il deviendrait impossible de compenser cette baisse par l'exploitation plus intense d'un nombre de plus en plus faible de travail-leurs, de façon à augmenter suffisamment la masse de plus-value pour maîtriser un taux de profit compatible avec l'expansion du capital.

De même, Rosa Luxemburg ne pouvait prédire à quel moment l'extension du mode de production capitaliste à la planète tout entière ferait obstacle à la réalisa-tion de la plus-value. L'extension du capital vers l'extérieur n'était elle aussi qu'une tendance, entraînant une compétition impérialiste de plus en plus dévasta-trice pour la conquête des territoires de plus en plus rares ou pourrait se réaliser la plus-value. L'existence de l'impérialisme prouvait la précarité du système qui pourrait conduire à des situations révolutionnaires bien longtemps avant que ses limites objectives ne soient atteintes. D'un point de vue pratique, par conséquent, ces deux théories considéraient les actions révolutionnaires comme possibles, non pas tant du fait des implications logiques de leurs modèles abstraits de développe-ment que parce qu'elles mettaient l'accent sur les difficultés croissantes du système capitaliste susceptibles, en cas de crise sévère, de transformer la lutte des classes en combat pour l'abolition du capitalisme.

Bien qu'incontestablement erronée, la théorie de Rosa Luxemburg conservait un caractère révolutionnaire car, comme celle de Marx, elle conduisait à la con-clusion que le système capitaliste n'était pas viable historiquement. Quoiqu'avec des arguments douteux, elle restaura néanmoins — à rencontre du révisionnisme, du réformisme et de l'opportunisme —, la thèse marxiste oubliée, que le capita-lisme est condamné à disparaître à cause de la contradiction insurmontable qu'il recèle et que cette disparition, tout en étant objectivement déterminée, serait mise en œuvre par les actions révolutionnaires de la classe ouvrière.

Le renversement du capitalisme rendrait inutile toutes les considérations sur son développement. Mais tant que le système dure, la validité d'une théorie peut être appréciée à partir de sa propre histoire. Tandis que la théorie de Marx n'a pu être intégrée dans la pensée économique bourgeoise, en dépit des efforts accom-plis en ce sens, celle de R. Luxemburg a trouvé quelque accueil dans la théorie bourgeoise, bien qu'au prix d'une forte altération. L'économie bourgeoise elle-

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même ayant rejeté le marché comme dispositif d'équilibre, la théorie de R. Luxemburg s'est vue reconnue dans une certaine mesure, à titre de précurseur de l'économie keynésienne. Son travail a été interprété par Michael Kalecki6 et Joan Robinson 7, par exemple, comme une théorie de la « demande effective » dont la pénurie était censé expliquer les difficultés cycliques du capitalisme. R. Luxemburg pensait que l'impérialisme, le militarisme et la préparation à la guerre facilitaient la réalisation de la plus-value, en transférant le pouvoir d'achat des masses aux mains de l'Etat ; tout comme le keynésianisme moderne se proposait d'atteindre le plein emploi par la voie du déficit budgétaire et de manipulations monétaires. Cependant, s'il est certainement possible, pendant un certain temps, d'atteindre le plein emploi de cette façon, on ne peut maintenir un tel état de grâce, puisque les lois de fonctionnement de la production de capital exigent non pas une distribution différente de la plus-value mais bien plutôt son augmentation constante. L'insuffisance de demande effective, c'est tout simplement, sous un autre nom, l'insuffisance de l'accumulation, car seule l'expansion du capital peut susciter la demande capable d'engendrer la prospérité. En tout cas, la faillite actuelle du keynésianisme dispense aujourd'hui de le démolir sur le plan théori-que. Il suffit de remarquer que son absurdité est attestée actuellement par l'aug-mentation simultanée et restée sans remède du chômage et de l'inflation.

Si la théorie de l'accumulation de R. Luxemburg fut un échec, elle fut plus heu-reuse en défendant un internationalisme conséquent qui était bien entendu lié à sa conception de l'accumulation, comprise comme extension du mode de produc-tion capitaliste au monde entier. D'après elle, la concurrence impérialiste était en train de transformer rapidement le monde en un monde capitaliste, et par consé-quent de développer l'affrontement ouvert du capital et du travail. Alors que l'essor de la bourgeoisie coïncidait avec la formation de l'Etat-nation moderne, sécrétant l'idéologie nationaliste, la maturité du capitalisme et son déclin entraî-naient « l'internationalisme » impérialiste de la bourgeoisie et, par là même, l'internationalisme des classes laborieuses, condition pour celles-ci d'une lutte de classes efficace. L'intégration réformiste des aspirations prolétariennes dans le cadre du système capitaliste conduisait au social-impérialisme, qui était l'envers du nationalisme. Objectivement, derrière le développement frénétique du natio-nalisme, il n'y avait rien d'autre que les impératifs impérialistes. Pour combattre l'impérialisme, il fallait donc rejeter complètement toute forme de nationalisme, y compris celui des victimes d'une agression impérialiste. Nationalisme et impéria-lisme étaient indissociables et devaient être combattus avec la même ardeur.

Face au social-patriotisme d'abord voilé, mais bientôt patent du mouvement ouvrier officiel, l'internationalisme de R. Luxemburg représentait l'aile gauche du mouvement mais pas complètement. C'était là, en quelque sorte, la généralisation de l'expérience qu'elle avait faite dans le mouvement socialiste polonais, qui avait scissioné sur la question de l'autodétermination nationale. De son travail sur le développement industriel de la Pologne, il ressort que R. Luxemburg s'attendait à une intégration totale des capitalismes russe et polonais, entraînant une unifica-tion, tant pratique que théorique, de leurs organisations socialistes respectives.

6. Michael Kalecki, The problem of effective demand with Tugan-Baranovski and Rosa Luxemburg. 7. Joan Robinson, introduction à Rosa Luxemburg, The accumulation of capital (1913 - Routledge and Kegan, 1951).

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Elle ne pouvait imaginer de mouvements socialistes à tendance nationaliste et encore moins un socialisme à limites nationales. Ce qui était vrai pour la Russie et la Pologne valait aussi pour le monde entier. Pour mettre fin aux divisions natio-nales il fallait l'unité du socialisme international.

La fraction bolchevique du parti social-démocrate russe ne partageait pas l'internationalisme strict de R. Luxemburg. Pour Lénine la domination des natio-nalités par des pays capitalistes plus puissants ne faisait qu'apporter, dans l'anta-gonisme social fondamental, des clivages supplémentaires, qui pourraient peut-être être utilisés contre les pouvoirs en place. Il est sans objet de se demander si la position de Lénine en faveur de l'autodétermination des peuples reflétait une con-viction subjective, ou une attitude démocratique face aux revendications nationa-les spécifiques et aux particularités culturelles, ou s'il s'agissait simplement d'une aversion contre toute forme d'oppression. Lénine était avant tout un homme poli-tique pratique, bien qu'il ne pût assumer ce rôle qu'assez tard. En tant que tel, il se rendit compte que les diverses nationalités de l'empire russe constituaient une menace constante pour le régime tsariste. Certes, Lénine était aussi un internatio-naliste, et il pensait la révolution socialiste en termes de révolution mondiale. Mais il fallait bien que celle-ci commençât quelque part, et il pensait qu'elle com-mencerait par casser le maillon le plus faible de la chaîne impérialiste. Dans le contexte russe, soutenir l'autodétermination des peuples jusqu'au droit à la séces-sion, cela signifiait aussi se faire des alliés pour renverser le tsarisme. Cette straté-gie était mise en œuvre dans l'espoir qu'une fois libres, les différentes nationalités choisiraient de demeurer au sein de la nouvelle communauté russe, soit d'elles-mêmes, soit sous les instances de leurs propres organisations socialistes.

Cependant, tout ce débat sur la question nationale resta purement académi-que jusqu'à la révolution russe. Même après la révolution, la reconnaissance du droit des diverses nationalités de la Russie à disposer d'elles-mêmes ne tirait pas à conséquence, puisque la plupart des territoires concernés étaient occupés par des puissances étrangères. Malgré cela, le régime bolchevique continua de plaider pour l'autodétermination afin d'affaiblir les autres nations impérialistes, et tout particulièrement l'Angleterre, et de fomenter des révolutions coloniales contre le capitalisme occidental qui menaçait de détruire l'Etat bolchevique.

La révolution russe trouva R. Luxemburg dans une prison allemande, où elle demeura jusqu'au renversement de la monarchie allemande. Elle était cependant en mesure de suivre les progrès de la révolution russe. Bien qu'enchantée de la prise de pouvoir par les bolcheviks, elle ne pouvait accepter la position de Lénine à l'égard des paysans et des minorités nationales. Dans les deux cas, ses inquiétu-des étaient sans objet. Elle avait prédit qu'en octroyant l'indépendance aux diver-ses nationalités de Russie, on aboutirait seulement à encercler le nouvel Etat d'un cordon de pays réactionnaires et contre-révolutionnaires, ce qui se vérifia, mais pour une courte période. R. Luxemburg ne voyait pas que la politique des bolche-viks était davantage dictée par des circonstances qu'ils ne contrôlaient pas que par le principe du droit à l'autodétermination. A la première occasion, ils commencè-rent par rogner sur celle-ci, et finirent par incorporer toutes les nations nouvelle-ment indépendantes au sein d'un empire russe restauré, et au surplus, par se constituer pour eux-mêmes des sphères d'intérêts dans les territoires extérieurs à la Russie.

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Sur la base de sa propre théorie du nationalisme et de l'impérialisme, R. Luxemburg aurait dû se rendre compte que la conception de Lénine ne pouvait s'appliquer dans un monde dominé par la concurrence des puissances impérialis-tes, et qu'elle n'aurait plus à l'être si le capitalisme venait à être renversé par une révolution internationale. La désintégration de l'empire russe n'était pas due au principe d'autodétermination et n'avait pas été favorisée par lui, c'était la défaite militaire qui en était la cause, tout comme ce fut la victoire dans une autre guerre qui conduisit à la récupération des territoires perdus et à la renaissance de l'impé-rialisme russe. Le capitalisme étant un système en expansion, il est nécessaire-ment impérialiste. L'impérialisme est ce qui lui permet de triompher des barrières nationales qui pourraient entraver la production du capital et sa centralisation, ainsi que d'acquérir ou de protéger des positions privilégiées ou dominantes dans l'économie mondiale. C'est donc également un moyen de défense contre cette ten-dance générale ; mais dans tous les cas il est l'inévitable résultat de l'accumula-tion du capital.

Comme le remarquait R. Luxemburg, « l'intégration » capitaliste contradic-toire de l'économie mondiale ne pouvait empêcher la domination des nations les plus faibles par les plus fortes, qui contrôlent le marché mondial. Cette situation rend illusoire toute indépendance nationale. Dans le meilleur des cas, une indé-pendance politique ne peut rien de plus que soumettre les travailleurs à une domi-nation nationale plutôt qu'internationale. Mais bien entendu, l'internationalisme prolétarien ne peut empêcher les mouvements d'autodétermination nationale dans un contexte colonial et impérialiste, et il n'a aucune raison de le faire. Tout comme l'impérialisme, ces mouvements sont partie intégrante de la société capi-taliste. Mais on ne saurait les « utiliser » au bénéfice du socialisme qu'en les dépouillant de leur caractère nationaliste, grâce à une position internationaliste cohérente de la part du mouvement socialiste.

Si les peuples opprimés ont droit à la sympathie des socialistes, ce n'est pas en raison de leur nationalisme mais plutôt de leur condition de peuples doublement exploités : exploitation nationale et étrangère. Le socialisme vise à l'abolition du capitalisme, ce qui inclut le soutien aux forces anti-impérialistes. Non pas en vue de créer de nouveaux Etats-nations capitalistes, mais au contraire pour en entra-ver ou empêcher l'apparition par des révolutions prolétariennes dans les pays capitalistes avancés.

Le régime bolchevique s'autoproclama socialiste et avec ce sigle entendait mettre fin à toute discrimination envers les minorités nationales. Dans de telles conditions, l'autodétermination nationale était, pour Rosa Luxemburg, non seule-ment un non-sens mais de surcroît une invitation à reconstituer à travers l'idéolo-gie nationaliste les conditions d'une restauration du capitalisme. Selon elle, Lénine et Trotsky sacrifièrent à tort le principe de l'internationalisme pour des avantages tactiques momentanés. Bien que peut-être inévitable, cette nécessité ne saurait être élevée au rang de vertu socialiste. R. Luxemburg avait certainement raison de ne pas mettre en doute la sincérité des bolcheviks en ce qui concerne leur volonté d'établir le socialisme en Russie et leur soutien à la révolution mon-diale. Elle croyait elle-même possible, grâce à l'extension de la révolution à l'Ouest, de remédier à l'immaturité objective de la Russie pour réaliser une trans-

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formation socialiste. Elle imputait aux socialistes d'Europe de l'Ouest, et en parti-culier aux Allemands, la responsabilité des difficultés que les bolcheviks rencon-traient, et qui les contraignaient à des concessions, à des compromis et des déci-sions opportunistes. Elle supposait que l'internationalisation de la révolution balaierait les exigences nationalistes de Lénine et réinsufflerait le principe de l'internationalisme dans le mouvement révolutionnaire.

Mais comme la révolution mondiale ne vint pas, le développement économi-que et la lutte de classes restèrent dans le cadre de l'Etat-nation. L'« internationa-lisme » de la III* Internationale, sous domination russe, servit uniquement les intérêts de l'Etat russe, sous le prétexte que la défense du premier Etat socialiste était un préalable au socialisme international.

Tout comme l'autodétermination nationale, cet « internationalisme » était destiné à affaiblir les adversaires du nouvel Etat russe. Mais après 1920, les bol-cheviks, ne s'attendant plus à une reprise du mouvement révolutionnaire interna-tional, s'attelèrent à la consolidation de leur propre régime. Leur « internationa-lisme » n'était plus que l'expression de leur propre nationalisme, tout comme l'internationalisme économique de la bourgeoisie ne poursuivait d'autre but que l'enrichissement des entités capitalistes organisées à l'échelon national.

La Seconde Guerre mondiale avec toutes ses conséquences eut pour effet de mettre fin au colonialisme des puissances européennes et de donner naissance à de nombreuses nations « indépendantes » ; en même temps naquirent deux grands blocs, dominés par les nations victorieuses : les Etats-Unis et l'U.R.S.S. A l'intérieur de chaque bloc, il n'y avait pas de véritable indépendance nationale, les pays formellement indépendants n'étant là que pour servir les exigences impéria-listes des puissances dominantes. Cette soumission était imposée par des moyens à la fois économiques et politiques, et par la nécessité d'adapter l'économie, et par conséquent la vie politique des pays satellites, aux réalités du marché capitaliste mondial. Pour les anciennes colonies, cela signifiait une nouvelle forme de sou-mission et de dépendance, que l'on désigna par le terme de « néo-colonialisme » ; pour les pays nouveaux plus avancés sur le plan capitaliste, cela signifiait le con-trôle direct de leurs structures politiques par les méthodes éprouvées de l'occupa-tion militaire et de gouvernements fantoches. Cette situation conduisit évidem-ment à la création de nouveaux « mouvements de libération », aussi bien dans le camp capitaliste que dans le soi-disant camp socialiste, démontrant ainsi qu'il n'existe d'autodétermination nationale ni dans les pays à économie de marché, ni dans les pays à économie étatisée.

Que le nationalisme soit en réalité un instrument de la classe dirigeante, cela fut bientôt chose évidente dans les « pays libérés », puisqu'il fournissait aux par-venus politiques le moyen de s'affirmer en tant que classe dirigeante en collabora-tion avec les classes dirigeantes des pays dominants. Que ces nouvelles classes dirigeantes fassent partie du monde « libre » ou bien du monde sous domination autoritaire, dans tous les cas, la forme nationale, sur laquelle repose leur nouveau pouvoir, interdit toute évolution vers une société socialiste. Partout où cela est possible, leur nationalisme contient un impérialisme en miniature mais virulent, qui n'en dresse pas moins les pays « socialistes » contre les autres nations, ou même contre d'autres « pays socialistes ». Ainsi s'offre à nous le spectacle désolant

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d'une guerre menaçant entre les grands pays « socialistes », la Russie et la Chine, et à une échelle moindre, l'état de guerre ouverte entre l'Ethiopie « marxiste » et la Somalie « marxiste » pour le contrôle de l'Ogaden.

A quelques détails près, ce schéma se reproduit continuellement, caractéri-sant ainsi l'état actuel de la politique mondiale, qui montre les petites nations se faisant les agents des grandes puissances impérialistes, ou se battant pour leur propre compte, avec pour seul résultat de succomber à l'un ou à l'autre bloc. Tout ceci tend à justifier l'affirmation de R. Luxemburg, que tout nationalisme, quelle qu'en soit la forme, est préjudiciable au socialisme, et que seul un internationa-lisme conséquent peut contribuer à l'émancipation de la classe ouvrière. Cet internationalisme intransigeant est l'un des apports les plus importants de R. Luxemburg à la théorie et à la pratique révolutionnaires, et il la situe tout aussi loin du social-impérialisme de la social-démocratie, que de la conception bolchevi-que opportuniste de la révolution mondiale, défendue par le grand « homme d'Etat » Lénine.

Tout comme Lénine, R. Luxemburg voyait dans la révolution d'Octobre une révolution prolétarienne qui dépendait néanmoins totalement de la conjoncture internationale. Ce point de vue était alors celui de tous les révolutionnaires, qu'ils fussent marxistes ou non. Après tout, disait-elle, en s'emparant du pouvoir les bol-cheviks avaient « pour la première fois proclamé le but final du socialisme comme programme immédiat de la politique pratique8 ». Ils avaient résolu « le fameux problème de rallier à eux une majorité du peuple par des procédés révolutionnai-res conduisant à une majorité, plutôt que d'attendre que cette majorité soit mûre pour l'élaboration d'une tactique révolutionnaire 9. D'après elle, le parti de Lénine avait embrassé les véritables intérêts des masses urbaines en exigeant tout le pou-voir pour les soviets, de façon à assurer la révolution. Cependant, c'est la question agraire qui était le point central de la révolution, et là, les bolcheviks se montrè-rent aussi opportunistes qu'ils le furent face au problème des minorités nationa-les.

Dans la Russie pré-révolutionnaire, les bolcheviks partageaient avec R. Luxemburg le point de vue marxiste, selon lequel la nationalisation des terres était un préalable à l'organisation sur une large échelle d'une production agricole qui concorde avec la socialisation de l'industrie. Pour avoir le soutien des paysans, Lénine abandonna le programme agraire marxiste pour celui des socialistes-révolutionnaires, héritiers de l'ancien mouvement populiste. Bien que R. Luxem-burg ait considéré cette volte-face comme une « excellente tactique », cela n'avait pour elle rien à voir avec le socialisme. Les droits de propriété devaient être trans-férés à la nation, ou à l'Etat, car cela seul permettait d'organiser la production agricole sur des bases socialistes. Le mot d'ordre bolchevique : « confiscation immédiate et distribution de la terre aux paysans » ne représentait pas une mesure socialiste, mais bien une mesure qui, en créant une nouvelle forme de propriété privée, barrait la route au socialisme. La « réforme agraire léniniste » écrivait-elle, « a créé dans les campagnes une couche nouvelle et puissante d'ennemis du socia-

8. Rosa Luxemburg, La révolution russe, 1922. Paris, éd, Spartacus. 1946-1977, p. 13. 9. Ibid.

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lisme, dont la résistance sera beaucoup plus dangereuse et tenace que l'était celle de l'aristocratie foncière » 10.

C'est ce que les faits devaient confirmer, en empêchant à la fois le rétablisse-ment de l'économie russe et la socialisation de l'industrie. Mais comme pour la question de l'autodétermination nationale, la situation n'était pas commandée par la politique des bolcheviks, mais plutôt par des circonstances qui leur échap-paient. Les bolcheviks étaient prisonniers du mouvement paysan ; ils ne pou-vaient garder le pouvoir qu'avec leur soutien passif, et ne pouvaient s'orienter vers le socialisme à cause d'eux. En outre, leur opportunisme sournois ne fut pas à l'origine du partage des terres par les paysans ; il ne fit qu'entériner un fait accom-pli indépendamment de leurs positions. Alors que les autres partis hésitaient à légaliser l'expropriation des terres, les bolcheviks appuyèrent cette légalisation de façon à gagner le soutien des paysans, et à consolider ainsi le pouvoir qu'ils avaient conquis par un coup d'Etat dans les centres urbains. Ils espéraient conser-ver ce soutien par une politique de faible imposition des paysans, alors que ceux-ci demandaient un gouvernement capable d'empêcher le retour par des moyens contre-révolutionnaires des propriétaires terriens.

En ce qui concerne les paysans, la révolution signifia une extension de leurs droits de propriété, et en ce sens, elle fut une révolution bourgeoise. Cela ne pou-vait conduire qu'à une économie de marché, et à une capitalisation renforcée de la Russie. Pour les ouvriers de l'industrie, tout comme pour Lénine et Luxemburg, il s'agissait d'une révolution prolétarienne, même à ce stade précoce de développe-ment capitaliste. Mais comme la classe ouvrière ne constituait qu'une infime par-tie de la population, il était évident que tôt ou tard, l'élément bourgeois de la révo-lution l'emporterait. Le pouvoir d'Etat bolchevique ne pouvait se maintenir qu'en arbitrant entre ces intérêts opposés ; mais sa réussite dans cette tentative ne pou-vait qu'être fatale à la fois aux aspirations socialistes et aux aspirations bourgeoi-ses de cette révolution.

C'était là une situation que le mouvement marxiste n'avait pas envisagée, et que la théorie marxiste ne permettait pas de prédire, puisqu'elle énonce qu'une révolution prolétarienne présuppose un haut niveau de développement capitaliste au sein duquel la classe ouvrière se trouverait majoritaire et donc à même de déterminer le cours des événements. Bien que Lénine ne se soit intéressé à la révolution bourgeoise qu'en tant que préliminaire à une révolution socialiste, il restait lui-même un bourgeois, dans la mesure où il croyait possible de changer la société par des moyens purement politiques, c'est-à-dire grâce à l'action d'un parti politique. Ce renversement idéaliste du marxisme, faisant de la conscience ce qui détermine le développement matériel au lieu d'en être le produit, n'impliquait en pratique rien d'autre qu'une reproduction du régime tsariste lui-même, où l'auto-cratie régnait sur la société tout entière. En réalité, Lénine soulignait que si le tsar avait pu gouverner la Russie à l'aide d'une bureaucratie de quelque cent mille per-sonnes, les bolcheviks devraient être capables d'en faire autant et mieux avec un parti regroupant beaucoup plus de monde. En tous cas, une fois au pouvoir, les bolcheviks n'avaient d'autre choix que d'essayer de le conserver afin d'assurer leur propre survie. Par la suite, il se constitua un appareil d'Etat qui prit en charge

10. Ibid p. 16.

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non seulement le contrôle de la population, mais aussi le développement écono-mique, en transformant la propriété privée en propriété d'Etat, sans modifier les rapports sociaux de production, c'est-à-dire en maintenant la relation capital-travail qui permet l'exploitation de la classe ouvrière. Ce nouveau type de capita-lisme — que l'on désigne comme capitalisme d'Etat — subsiste de nos jours sous le manteau idéologique du « socialisme ».

En 1918, R. Luxemburg n'était pas en mesure de prévoir une telle évolution, qui se situait en dehors de toutes les hypothèses marxistes. Pour elle, les bolche-viks commettaient diverses erreurs, susceptibles d'hypothéquer leur objectif socialiste. Et ces erreurs, si elles étaient inévitables dans une Russie révolution-naire mais isolée, ne devaient pas être généralisées en une tactique valable en tous temps et pour tous les pays. Bien que sans aucun succès, elle opposa à la réalité russe les principes marxistes, de façon à sauvegarder au moins la théorie. En vain, car il apparut qu'au capitalisme de propriété privée ne succédait pas nécessaire-ment un régime socialiste mais qu'il pouvait tout aussi bien se transformer en un capitalisme contrôlé par l'Etat, où l'on voit l'ancienne bourgeoisie remplacée par une nouvelle classe dominante, dont le pouvoir repose sur le contrôle collectif de l'Etat et des moyens de production. Elle en savait aussi peu que Lénine sur la façon de bâtir une société socialiste ; mais alors que ce dernier agissait de façon pragmatique à partir des expériences de contrôle étatique des pays capitalistes en temps de guerre et concevait le socialisme comme le monopole de l'Etat sur toute l'activité économique, R. Luxemburg continuait de prétendre qu'une telle démar-che ne pourrait jamais conduire à l'émancipation de la classe ouvrière. Elle ne pouvait imaginer que la société bolchevique naissante représentait une formation sociale nouvelle dans l'histoire, elle n'y voyait rien d'autre qu'une application erronée des principes socialistes. Et donc elle craignait la restauration du capita-lisme par le biais des réformes agraires des bolcheviks.

Comme la suite le montra, la question agraire ne cessa d'agiter l'Etat bolchevi-que, et déboucha finalement sur la collectivisation forcée de la paysannerie, solu-tion intermédiaire entre la propriété privée de la terre et la nationalisation de l'agriculture. Il ne s'agissait pas là d'une véritable remise en cause de la politique agricole de Lénine, qui avait toujours répondu à la nécessité du moment et non à des convictions. Sauf sur le papier, Lénine n'avait pas osé nationaliser la terre, tout simplement, et Staline n'osa pas aller plus loin que la collectivisation forcée des paysans, de façon à augmenter leur production et leur exploitation, sans les déposséder de toute initiative privée. Même dans ces limites, ce fut une entreprise terrifiante, qui faillit abattre le régime bolchevique. Si Rosa Luxemburg avait rai-son contre Lénine sur le problème agraire, ses arguments n'en manquaient pas moins leur but, car il ne s'en fallait que d'un peu de temps et du renforcement de l'appareil d'Etat, et l'on vit les paysans perdre leur récente et relative indépen-dance et retomber une fois de plus sous un régime autoritaire.

Il aurait dû être évident, compte tenu de la conception léniniste du parti et de son rôle dans le processus révolutionnaire, qu'une fois au pouvoir, ce parti ne pourrait fonctionner que de façon dictatoriale. Si on met de côté les conditions spécifiques de la Russie, cette conception du parti en tant que conscience de la révolution socialiste concentrait manifestement tout le pouvoir entre les mains de

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1 appareil d'Etat bolchevique. Cette position générale fut encore plus marquée dans le cadre de la révolution russe, partagée entre ses aspirations bourgeoises et prolétariennes. Si le prolétariat était, selon Lénine, incapable d'aller au-delà d'une conscience réformiste (c'est-à-dire de faire plus que défendre ses propres intérêts au sein du système capitaliste], il serait à plus forte raison incapable de réaliser le socialisme, qui suppose une rupture idéologique avec toute son expérience anté-rieure. En écho à K. Kautsky, Lénine pensait que la conscience devait être appor-tée au prolétariat de l'extérieur, grâce au savoir d'une classe moyenne éduquée. Le parti était l'organisation de l'intelligentsia socialiste, représentant la conscience révolutionnaire pour le prolétariat, même s'il pouvait inclure dans ses rangs un petit nombre d'ouvriers éclairés. Il fallait que ces spécialistes de la politique révo-lutionnaire prennent en mains l'Etat socialiste afin d'empêcher ne serait-ce qu'une défaite de la classe ouvrière due à son ignorance. Et de même que le parti devait diriger le prolétariat, de même, les chefs du parti devaient en diriger les membres par une centralisation quasi militaire.

C'est cette attitude arrogante de Lénine, imposée à son parti, qui inquiétait beaucoup Rosa Luxemburg quant aux résultats possibles de la prise de pouvoir par les bolcheviks. Déjà, en 1904, elle avait critiqué la conception bolchevique du parti à cause de la séparation artificielle qu'il introduisait entre une avant-garde révolutionnaire et la masse des travailleurs, et à cause de son hyper-centralisation, tant dans les problèmes généraux que dans ceux du parti. « Rien ne pourrait plus sûrement asservir un mouvement ouvrier, encore si jeune, à une élite intellec-tuelle avide de pouvoir », écrivait-elle, « que cette cuirasse bureaucratique, où on l'immobilise, pour en faire l'automate manœuvré par un "comité" » En refu-sant tout caractère révolutionnaire à la conception léniniste du parti Rosa Luxem-burg anticipait sur l'évolution de la domination bolchevique jusqu'aujourd'hui. Certainement, son réquisitoire contre la conception léniniste de l'organisation avait pour origine la comparaison avec la structure organisationnelle du parti social-démocrate allemand qui, bien que lui aussi hautement centralisé, aspirait à une large base populaire pour réaliser son œuvre de réformes. Ce parti ne pensait pas en termes de prise de pouvoir, mais se satisfaisait d'obtenir des succès électo-raux et de diffuser l'idéologie socialiste, de façon à favoriser sa propre croissance. De toutes façons, Rosa Luxemburg ne pensait pas qu'un parti quel qu'il fût puisse mener à bien une révolution socialiste. Le parti ne pouvait qu'aider à la révolu-tion, qui restait l'œuvre de la classe ouvrière tout entière et nécessitait sa partici-pation active. Elle ne concevait pas le parti socialiste comme une instance organi-satrice indépendante du prolétariat, mais comme une partie de celui-ci, sans fonc-tion ou sans intérêts qui soient différents de ceux de la classe ouvrière.

Dans cette conviction, Rosa Luxemburg était simplement fidèle à elle-même et au marxisme, lorsqu'elle s'élevait contre la politique dictatoriale du parti bol-chevique. Bien que ce parti ait conquis sa position dominante en revendiquant de façon démagogique tout le pouvoir pour les soviets, il n'avait pas l'intention de céder à ceux-ci la moindre parcelle de son pouvoir, sauf peut-être quand ils étaient composés de bolcheviks. Il est vrai que les bolcheviks de Pétrograd et de quelques

11. «Centralisme et démocratie» («Questions d'organisation de la social-démocratie russe»! i n : Marxisme contre dictature, éd. Sparlacus, 1946, p. 30.

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autres villes détenaient une majorité de soviets, mais cette situation pouvait chan-ger par la suite, et renvoyer le parti à la position minoritaire qu'il avait occupée pendant les premiers mois qui suivirent la révolution de Février.

Les bolcheviks ne considéraient pas les soviets comme les embryons de la société socialiste, ils n'y voyaient rien de plus qu'un moyen pour parvenir à un gouvernement bolchevique. Déjà en 1905, où l'on vit la première irruption des soviets, Lénine reconnut leur potentiel révolutionnaire, ce qui ne fit que lui don-ner une raison de plus pour renforcer son propre parti et le préparer à prendre les rênes du pouvoir. Pour Lénine, le potentiel révolutionnaire de la forme soviet ne changeait en rien sa nature spontanée, qui impliquait le danger d'une dispersion de ce pouvoir en activités stériles. Bien que faisant partie de la réalité sociale, pensait Lénine, les mouvements spontanés ne pouvaient dans le meilleur des cas, que soutenir un parti orienté vers ses objectifs, et jamais le remplacer. En octobre 1917, le problème des bolcheviks n'était pas de choisir entre le pouvoir des soviets et celui du parti, mais entre le pouvoir du parti et l'Assemblée constituante. Comme ils n'avaient aucune chance d'avoir la majorité à l'Assemblée et d'accéder au gouvernement, il fallait se passer de celle-ci, de façon à réaliser la dictature du parti au nom du prolétariat.

Pour Rosa Luxemburg, la population tout entière devait prendre part d'une façon ou d'une autre à la construction du socialisme ; mais elle ne reconnut pas dans les soviets la forme organisationnelle capable de réaliser ce projet. Impres-sionnée par les grandes grèves de masse qui se déroulaient en 1905 en Russie, elle n'accorda que peu d'attention à la forme soviet que celles-ci revêtirent. A ses yeux, les soviets étaient simplement des comités de grève qui palliaient l'absence d'autres organisations plus permanentes des travailleurs. Même après la révolu-tion de 1917, elle pensait que « la réalisation pratique du socialisme en tant que système économique, social et juridique, est une chose qui reste complètement enveloppée dans les brumes du futur » 12. Seule la direction générale vers laquelle il fallait tendre était connue, les détails de l'action à entreprendre afin de consoli-der et développer la nouvelle société restant à découvrir. Le socialisme ne pouvait naître de plans pré établis ni être réalisé par décret gouvernemental. Il exigeait la démocratie réelle, c'est-à-dire la participation la plus large possible de tous les tra-vailleurs, qui seule méritait être appelée « dictature du prolétariat ». La dictature du parti n'était pour elle rien de plus que « la dictature au sens bourgeois du terme » 13, c'est-à-dire le pouvoir des Jacobins.

Tout ceci est incontestable à un niveau général, mais le caractère bourgeois du pouvoir bolchevique reflétait — dans l'idéologie comme dans la pratique — la nature objectivement non socialiste de cette révolution bien particulière, tout sim-plement incapable de faire passer la société des conditions quasi féodales du tsa-risme au socialisme. C'était une espèce de « révolution bourgeoise » sans bour-geoisie, et c'était aussi une révolution prolétarienne avec un prolétariat insuffi-sant : une révolution dans laquelle le rôle historique de la bourgeoisie fut assumé par un parti apparemment anti-bourgeois qui s'empara du pouvoir politique. Dans ces conditions, le contenu révolutionnaire du marxisme occidental ne pou-

12. Rosa Luxemburg, Ln révolution russe, op. cit. p. 27. 13. Ibid p. 29.

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vait trouver à s'appliquer, même sous une forme modifiée. Ceci peut expliquer la faiblesse des arguments de Rosa Luxemburg contre les bolcheviks, la critique du mépris qu'ils nourrissaient envers l'Assemblée constituante et leur attitude terro-riste à l'égard de toute opposition, de droite comme de gauche. Ses propres sugges-tions concernant la façon de construire le socialisme, bien que correctes et vala-bles, ne pouvaient s'articuler avec une Assemblée constituante, qui est une insti-tution bourgeoise. Son attitude tolérante envers tous les points de vue et leur désir de pouvoir s'exprimer afin de peser sur le cours des événements, ne pouvait être satisfaite dans des conditions de guerre civile. La construction du socialisme est dictée par des nécessités immédiates, ce qui implique des actions bien définies ; elle ne saurait être conduite par la méthode tranquille des essais et erreurs, qui cherche à discerner le futur à travers la « brume » du présent.

Le manque de réalisme de Rosa Luxemburg vis-à-vis du bolchevisme et de la révolution russe s'explique par ses propres ambiguïtés. Elle était en même temps social-démocrate et révolutionnaire à une époque où ces deux positions avaient pourtant bien divergé. Elle voyait la Russie avec des yeux de social-démocrate, et la social-démocratie avec des yeux de révolutionnaire ; ce qu'elle désirait en fait, c'était une social-démocratie révolutionnaire. Déjà, dans son fameux débat avec Edouard Bernstein 14, elle refusait de choisir entre réforme et révolution et elle s'efforçait de combiner ces deux activités de façon dialectique en une seule et même politique. De son point de vue, on pouvait mener la lutte des classes aussi bien au parlement que dans la rue, non seulement à travers le parti et les syndi-cats, mais aussi avec les inorganisés. Les acquis légaux, conquis dans le cadre de la démocratie bourgeoise, devaient être consolidés par l'action directe des masses dans leur lutte de classes quotidienne. C'était cependant l'action des masses qui importait le plus, dans la mesure où elle développait la conscience qu'elles ont de leur position de classe et donc leur conscience révolutionnaire. La lutte directe des travailleurs contre les capitalistes était la véritable « école du socialisme ». Dans l'extension des grèves de masse où les travailleurs agissaient en tant que classe, elle voyait une condition nécessaire et préalable à l'avènement de la révolu-tion qui renverserait la bourgeoisie et installerait des gouvernements soutenus et contrôlés par un prolétariat mûr et conscient1S.

Jusqu'au déclenchement de la Première Guerre mondiale, Rosa Luxemburg ne comprit pas complètement la véritable nature de la social-démocratie. Il y avait une aile droite, un centre et une aile gauche, à laquelle appartenaient Rosa Luxemburg et Liebnecht. Il y avait entre ces diverses tendances une lutte idéologi-que tolérée par la bureaucratie du parti justement parce qu'elle restait idéologi-que. La pratique du parti était réformiste et opportuniste, et restait insensible aux appels de l'aile gauche, ou même s'en trouvait peut-être indirectement renforcée. Mais l'illusion subsistait qu'il était possible de transformer le parti et de lui resti-tuer son caractère révolutionnaire originel. Rosa Luxemburg rejetait toute idée de scission, craignant de perdre contact avec la masse des travailleurs socialistes. Sa confiance dans ces travailleurs n'était pas affectée par la défiance qu'elle nourris-sait envers leurs dirigeants. Elle tomba de son haut lorsqu'elle se rendit compte

14. Rosa Luxemburg, Réforme ou révolution, (1899). Spartacus, 1947. 15. Rosa Luxemburg, Grève générale, parti et syndicats. (1906), Spartacus 1947.

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que le social-chauvinisme déployé en 1914 rassemblait dirigeants et dirigés contre l'aile gauche du parti. Ainsi même alors, elle ne fut pas prête à quitter le parti avant la scission de 1917, sur les objectifs de la guerre, ce qui conduisit à la forma-tion de l'USPD (parti socialiste indépendant d'Allemagne) dans lequel la Ligue Spartacus, composée de gens réunis autour de Liebnecht, Luxemburg, Mehring et Jogiches, ne formait qu'une petite fraction. Dans la mesure où celle-ci eut des acti-vités indépendantes, elles consistèrent à faire de la propagande contre la guerre et la politique de collaboration de classes de l'ancien parti. Ce n'est qu'à la fin de 1918 que Rosa Luxemburg reconnut la nécessité de créer un nouveau parti révolu-tionnaire et une nouvelle Internationale.

La révolution allemande de 1918 n'était pas le fait d'une quelconque organisa-tion de gauche, bien que les membres de toutes les organisations y aient joué des rôles divers. C'était un soulèvement purement politique visant à arrêter la guerre et à renverser la monarchie qui en était tenue pour responsable. Cette révolution survint comme une conséquence de la défaite militaire allemande, et ne rencontra pas d'opposition sérieuse de la part de la bourgeoisie et de l'armée car cela leur permettait d'attribuer au mouvement socialiste la responsabilité de la défaite. Cette révolution porta la social-démocratie au pouvoir, laquelle s'allia ensuite à l'armée de façon à écraser toute tentative pour transformer la révolution politique en révolution sociale. Encore sous l'empire de la tradition et de la vieille idéologie réformiste, la plupart des conseils de travailleurs et de soldats qui surgissaient spontanément soutinrent le gouvernement social-démocrate et se déclarèrent prêts à abdiquer en faveur d'une Assemblée nationale dans le cadre d'une démo-cratie bourgeoise. Cette révolution était, comme on l'a dit justement, « une révo-lution social-démocrate, confisquée par les dirigeants de la social-démocratie : un processus assez exceptionnel dans l'histoire 16 ». Il y avait aussi une minorité révo-lutionnaire, certes, qui militait et combattait pour la formation d'un système social reposant sur les conseils ouvriers en tant qu'institution permanente. Mais elle fut très tôt écrasée par les militaires dressés contre elle. Afin d'organiser cette minorité révolutionnaire en vue d'actions soutenues, la Ligue Spartacus, en colla-boration avec d'autres groupes révolutionnaires, se transforma en Parti Commu-niste d'Allemagne. Son programme fut rédigé par Rosa Luxemburg.

Dès son 1" congrès, il apparut clairement que le nouveau parti était divisé. Même à cette époque tardive, Rosa Luxemburg était encore incapable de rompre totalement avec les traditions social-démocrates. Bien qu'elle déclarât que la phase du programme minimum sans socialisme était révolue, elle continua de se rallier à la politique de « double perspective » : l'incertitude d'une révolution pro-létarienne précoce exigeait que l'on définisse aussi une politique tracée dans le cadre des organisations et des institutions sociales existantes. Pratiquement cela signifiait la participation à l'Assemblée nationale et aux syndicats. Cependant, la majorité du congrès vota pour l'antiparlementarisme et pour la lutte contre les syndicats. Bien qu'à contre-cœur, Rosa Luxemburg s'inclina devant cette déci-sion, et elle y conforma ses actes et ses paroles. Elle fut assassinée deux semaines plus tard : il est donc impossible de dire si elle se serait tenue ou non à cette posi-tion. Quoiqu'il en soit, ses disciples, encouragés par Lénine, via son émissaire

16. Sébastian Haffner, Failure of a révolution |New York, Library Press, 1972, p. 12).

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Radek, firent éclater le nouveau parti et regroupèrent sa fraction parlementaire avec une partie des socialistes-indépendants pour constituer un « véritable parti bolchevique », mais cette fois en tant qu'organisation de masse dans le sens social-démocrate du terme, en rivalité avec l'ancien parti social-démocrate, pour gagner les ouvriers dans le but de forger un instrument pour la défense de la Russie bol-chevique.

Mais tout ceci appartient maintenant à l'histoire. L'échec des révolutions d'Europe centrale, et le développement du capitalisme d'Etat en Russie, permi-rent au capitalisme de surmonter la crise politique qui suivit la Première Guerre mondiale. Cependant les difficultés économiques de celui-ci persistèrent, et con-duisirent à une nouvelle crise internationale et à la Seconde Guerre mondiale. Comme les classes dirigeantes — anciennes et nouvelles — gardaient en mémoire les répercussions révolutionnaires de la Première Guerre mondiale, elles prévin-rent leur retour possible par le moyen direct de l'occupation militaire. L'énorme destruction de capital qu'occasionna la guerre, la centralisation qui s'ensuivit, ainsi que l'augmentation de la productivité du travail, permirent un puissant essor de la production capitaliste après cette seconde guerre. Ce qui entraîna une éclipse presque totale des aspirations révolutionnaires, à l'exception de celles qui avaient eu un caractère strictement nationaliste ou capitaliste d'Etat. Cet effet fut amplifié par le développement de l'« économie mixte », tant sur le plan national qu'international, où l'on voit les gouvernements intervenir dans l'activité écono-mique. Comme toutes les choses du passé, le marxisme devint une discipline aca-démique, ce qui est un signe de son déclin en tant que théorie du changement social. La social-démocratie cessa de se considérer comme une organisation de la classe ouvrière ; elle devint un parti du peuple, prêt à remplir les fonctions gou-vernementales au profit de la société capitaliste. Les organisations communistes reprirent alors le rôle classique de la social-démocratie, y compris son empresse-ment à constituer ou à participer à des gouvernements soutenant le système capi-taliste. Le mouvement ouvrier, partagé entre le bolchevisme et la social-démocratie, ce qui avait motivé les inquiétudes de Rosa Luxemburg, disparut.

Pourtant, le capitalisme reste exposé aux crises et menacé d'effondrement. Compte tenu des nouveaux moyens de destruction, il pourrait même s'autodé-truire à l'occasion d'un nouveau conflit. Mais il peut aussi être renversé par une lutte de classes qui le transformerait en socialisme. L'alternative énoncée par Rosa Luxemburg — socialisme ou barbarie — garde toute sa validité. L'état actuel du mouvement ouvrier, qui a perdu toute tendance révolutionnaire, montre bien que l'avenir du socialisme dépend davantage d'actions spontanées de la classe ouvrière dans son ensemble, que des anticipations idéologiques sur cet avenir socialiste, anticipations qui se manifesteraient dans de nouvelles organisations révolutionnaires. Dans cette situation, il n'y a guère à retenir des expériences antécédentes, sinon cette leçon négative, que la social-démocratie et le bolche-visme n'ont rien à voir avec la révolution prolétarienne. En s'opposant à l'un et à l'autre, et malgré toutes ses incohérences, Rosa Luxemburg a ouvert une voie nou-velle à la révolution socialiste. En dépit de certaines erreurs théoriques et de cer-taines illusions quant à la pratique socialiste, sa démarche révolutionnaire conte-nait les éléments essentiels nécessaires à une révolution socialiste : un internatio-nalisme sans faille et le principe de l'autodétermination de la classe ouvrière dans

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ses organisations et dans la société. En prenant au sérieux l'affirmation que l'émancipation du prolétariat sera l'œuvre du prolétariat lui-même, elle a relié le passé et l'avenir de la révolution. Ses idées restent donc aussi vivantes que l'idée même de révolution, alors que tous ses adversaires dans l'ancien mouvement ouvrier sont devenus partie intégrante de la société capitaliste décadente.

Autorité et démocratie aux Etats-Unis *

Franklin D. Roosevelt, réfléchissant sur le New Deal, a dit un jour que son gouvernement avait « fait tout ce qu'avait fait Hitler, mais par d'autres moyens ». Ces autres moyens ne permirent pourtant pas de résoudre la Grande Crise qui avait entraîné l'intervention de l'Etat sur une grande échelle dans l'économie américaine. Seul le recours à des moyens hitlériens, c'est-à-dire la participation à la guerre impérialiste, put surmonter cette crise impitoyable. Cependant la situa-tion interne des Etats-Unis resta profondément différente de celle qui prévalait dans les pays fascistes. Les Etats-Unis demeurèrent un pays démocratique, et pas seulement en paroles, car on n'utilisa pas de mesures terroristes. On put assurer le consensus social et une direction efficace de la guerre sans trop bouleverser les institutions sociales et politiques traditionnnelles. Bien sûr, il y eut certaines vio-lations des libertés civiles, comme la réclusion en camp de concentration des Américains d'origine japonaise. Mais en général, les actions arbitraires et discri-minatoires du gouvernement n'étaient pas comparables, même de loin, aux politi-ques dictatoriales des régimes totalitaires. L'hystérie de masse délibérément susci-tée lors de la Première Guerre mondiale fit, naturellement, sa réapparition, mais à un niveau plus modéré. Quand le conflit commença effectivement, les interven-tionnistes et les isolationnistes s'unirent derrière le gouvernement, satisfait d'entrer en guerre. L'acquiescement de la population fut évident et, sans doute, partiellement basé sur l'intuition que la guerre mettrait fin à la récession.

Né de la crise économique, le fascisme fut une tentative de protéger par des moyens politiques et organisationnels le système capitaliste menacé. De tels moyens ne pouvaient que se diriger contre les intérêts de la classe ouvrière, afin de créer les conditions nécessaires à de nouvelles aventures impérialistes. Il fallait pour cela détruire l'indépendance relative des organisations ouvrières, pour ensuite établir la collaboration de classe et l'unité nationale indispensables pour apporter une solution politique à la crise aux dépens des autres nations. Etant don-née la situation de crise, caractérisée par l'intensification de la lutte de classes, personne ne pouvait espérer que le mouvement ouvrier accepterait une fois encore spontanément l'impératif impérialiste, comment pendant la Première Guerre mondiale. Il fallait une nouvelle idéologie, apparemment dirigée contre les deux classes concurrentes, pour transformer encore une fois les intérêts de classe en intérêts nationaux. Cette idéologie ne pouvait recevoir une existence concrète qu'à travers des luttes politiques, avec la création et le développement de nouvel-

• Publié sous ce titre en italien dans Problemi del socialismo, n° 10/11, Rome, avril-septembre 1978, ainsi que dans Tendenze Autoritarie del capitalisme» sviluppato, Milan 1978, puis en anglais dans Root and Branch, n c 7, 1979, Somerville, Mass. USA. (N.d.T.)

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les organisations, qui conduisirent à l'instauration de dictatures fascistes. En ce sens, le fascisme exprimait l'exigence capitaliste d'un contrôle total des travail-leurs, contrôle qu'il n'était plus possible d'assurer dans les limites de la démocra-tie bourgeoise.

C'était, et c'est encore, l'absence totale d'un mouvement ouvrier ayant une nette orientation de classe qui nous aide à comprendre pourquoi la démocratie américaine a subsisté, même dans les périodes de tension sociale importante. Cette absence est due aux particularités du développement capitaliste en Améri-que par rapport à celui des autres pays. Bien qu'il connût des crises et des réces-sions, le développement du capitalisme américain s'est poursuivi jusqu'à ce que les Etats-Unis deviennent la puissance capitaliste la plus forte et la plus avancée. Celle-ci a donc été moins exposée que les autres à la formation de mouvements anticapitalistes, car elle s'est montrée capable d'accumuler rapidement le capital et en même temps d'améliorer le niveau de vie de la grande masse de la popula-tion. Dans une certaine mesure, cela est vrai également en Europe, mais l'essor même du capitalisme s'y est accompagné d'une exploitation beaucoup plus intense et d'une misère bien plus grande dans la population ouvrière que ce ne fut le cas aux Etats-Unis. En tout cas, la situation spécifique de l'Europe entraîna la formation d'idéologies et d'organisations socialistes, qui survécurent même lors-que les conditions de vie commencèrent à s'améliorer.

Nous ne nous arrêtons pas ici sur les raisons assez complexes qui firent obsta-cle au développement du mouvement socialiste aux Etats-Unis, nous nous limi-tons simplement à constater ce fait comme étant une caractéristique américaine. Cela n'est pas démenti par l'apparition et la disparition sporadiques d'organisa-tions socialistes ou syndicalistes qui, par moment, ont remué tant la bourgeoisie que la classe ouvrière. Ces organisations ne représentaient pas les apirations réel-les des ouvriers, disposés à accepter le système capitaliste comme étant le leur. Le seul mouvement qui réussit à atteindre un certain poids social fut le syndica-lisme : se servir du marché du travail pour améliorer les salaires et les conditions de travail dans le cadre de rapports capitalistes de production qui demeurent incontestés. Dépourvu d'ambitions politiques, ce mouvement se satisfaisait de la démocratie américaine, c'est-à-dire du système de bipartisme qui n'offrait rien de plus qu'une apparence de démocratie au sens européen traditionnel. La politique était abandonnée à la classe dominante, charge à celle-ci de résoudre les diffé-rends internes au camp bourgeois et qui ne menaçaient pas ses intérêts généraux. Néanmoins l'illusion naquit que les contradictions au sein de la bourgeoisie pou-vaient offrir à la classe ouvrière l'occasion d'influencer la politique suivie, en se rangeant au côté de l'un ou l'autre des partis bourgeois. Une politique de chan-tage, en somme, remplaça la lutte de classe politique.

L'absence d'initiative politique de la part du monde du travail américain, se traduisant dans l'apolitisme des syndicats et des fédérations patronales, conduisit ces organisations à leur complète intégration idéologique dans le système capita-liste. Bien entendu, de même que la tendance générale à la concentration et à la centralisation du capital ne met pas fin à la concurrence, de même la lutte entre salaires et profits continue malgré l'apparente communauté réalisée entre le capi-tal et le travail. Il s'agit d'une lutte pour la répartition du produit social créé par un

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système capitaliste que les deux parties sont d'accord pour soutenir et défendre. La masse des ouvriers américains n'a rien à reprocher au système capitaliste, mais seulement à la pression qu'il exerce sur les salaires, en raison, pensent-ils, de l'avi-dité des patrons et non pas du système lui-même. Les ouvriers sont prêts à lutter pour le maintien du niveau de vie déjà atteint, voire pour un meilleur partage du gâteau, mais dans le système capitaliste — et non pas contre lui. Les luttes salaria-les sont menées, souvent avec une grande énergie mais dans la conviction que le système capitaliste est capable de donner satisfaction à la fois au capital et au tra-vail. Et avec l'augmentation rapide du taux d'accumulation de capital, qui impli-que une productivité croissante du travail, les profits et les salaires peuvent pro-gresser simultanément, bien que de façon inégale. C'est donc l'expérience passée qui détermine encore le comportement des travailleurs américains dans leur atti-tude à l'égard du système capitaliste.

Seule une minorité d'entre eux est syndicalisée et les syndicats se différen-cient notablement pour ce qui est de leur pouvoir de négociation et de la nature de leur bureaucratie. Mais tous excluent un contrôle réel de la part de leurs mem-bres, ce qui signifie que les travailleurs acceptent les syndicats de la même façon qu'ils acceptent le capitalisme américain dans son ensemble. Avec la législation et l'institutionnalisation des syndicats (ce qui remonte au New Deal), le « mouve-ment ouvrier organisé » est devenu lui-même partie intégrante du système et se dresse devant les ouvriers comme une réalité objective qui échappe à leur con-trôle. Les cotisations syndicales sont payées dans le même esprit que les impôts, mais il n'y a aucun moyen de participer à l'activité du syndicat et d'ailleurs per-sonne ne le revendique. On s'en remet à la bureaucratie, tout comme en politique on s'en remet à la bourgeoisie. Dans les deux cas, les formes démocratiques sont souvent respectées, naturellement, avec des élections et des référendums, mais cela ne diminue en rien le contrôle autoritaire exercé par les gouvernements ou les syndicats. Les hommes peuvent changer, le système demeure.

La concentration et la centralisation du capital ont atteint aux Etats-Unis un point tel que les intérêts spécifiques des grandes sociétés commandent le destin du système dans son ensemble. Lorsqu'on disait que « ce qui est bon pour General Motors est bon pour l'Amérique », ce n'était pas une plaisanterie car il dépend vraiment de la General Motors ou d'autres sociétés analogues que l'activité écono-mique soit en expansion ou en contraction. Dans ces conditions, l'Etat, c'est l'Etat des grandes sociétés, et il dépend entièrement des profits qu'elles réalisent. Si dans le passé il pouvait exister des différences entre Etat et capital, il y a long-temps qu'elles ont été éliminées ; l'Etat n'est pas seulement un instrument de la classe dominante, c'est la classe dominante qui est l'Etat. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que les grandes sociétés fassent pression sur les fonctionnaires ou les autres employés des services publics pour qu'ils exécutent leurs ordres ; ils le font spontanément. En outre, les personnels dépendant de l'Etat et du capital sont interchangeables ; les dirigeants de sociétés passent au service du gouvernement, tout comme les fonctionnaires de l'Etat accèdent à la direction des sociétés.

Si gouvernement et capital sont une seule et même chose, cette entité trouve son assise dans le Sénat et la Chambre des représentants qui sont exclusivement composés de capitalistes. Démocratiquement élus, les membres du Congrès sont choisis pour soutenir le système capitaliste et son Etat. Ils ne le font pas seulement

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par conviction, mais aussi en fonction de leurs intérêts capitalistes directs. « Les affaires, ce sont les affaires de l'Amérique », comme dit Calvin Coolidge, et la poli-tique n'est qu'un moyen parmi d'autres de faire de l'argent, que l'on complétera en se lançant dans des affaires nouvelles, ou en maintenant celles où l'on est déjà engagé. Le New York Time du 8 mai 1978 rend compte d'une étude faite par ordi-nateur sur les intérêts financiers personnels de presque tous les membres du Con-grès ; elle montre que la plupart d'entre eux investissent dans toute sorte d'entre-prises, utilisant souvent leur position officielle pour favoriser leurs propres affai-res. Et comme l'information sur laquelle repose l'étude a été fournie par les mem-bres du Congrès eux-mêmes, les données atténuaient sans nul doute la réalité pour détourner l'attention des patrimoines financiers réels mais improuvables, ou pour les dissimuler complètement. De notre point de vue, cette étude offre de toute façon une preuve concrète du fait que les représentants du peuple sont en même temps des capitalistes qui défendent leurs propres privilèges à travers le mécanisme démocratique.

Le fait que tout le pouvoir politique et démocratique décisif soit entre les mains du capital et de son gouvernement n'a pas encore ruiné le mythe de la démocratie américaine. Le peuple peut voter, et ceux qui votent — environ la moi-tié (ou moins) de ceux qui sont éligibles — peuvent changer une administration et une présidence démocratiques pour une adminisration et une présidence républi-caines ; c'est-à-dire qu'ils peuvent substituer à un groupe de personnes un autre groupe tout aussi décidé que le premier à maintenir le système qui détermine le champ de leurs activités. Ainsi, bien que les grandes sociétés dominent les Etats-Unis et ne puissent être délogées de leur position dominante sans que soit détruit le système capitaliste lui-même, celui-ci continue de revêtir sa domination autori-taire d'un voile démocratique. De fait, plus on alimente l'idéologie de la démocra-tie, moins elle a de poids dans la réalité. A l'origine, la démocratie politique était l'objectif d'une classe capitaliste en voie de constitution, et cette démocratie servit à exprimer les aspects politiques de la compétition capitaliste, sans jamais s'occu-per des rapports d'exploitation sur lesquels repose tout l'édifice capitaliste. Néan-moins, dans les nations européennes, l'illusion prit naissance que les travailleurs pourraient se servir de la démocratie bourgeoise pour améliorer leur sort dans ce système, et que, peut-être, elle pourrait permettre la formation de gouvernements d'orientation socialiste, ce qui étendrait la démocratie à la sphère socio-économique. En Amérique, au contraire, cette illusion n'apparut jamais et les rap-ports capitalistes de propriété demeurèrent généralement incontestés. 11 en est toujours ainsi, malgré la transformation du capitalisme de concurrence en un capitalisme dominé par les grandes sociétés et les monopoles, situation qui exclut la démocratie politique même au sens bourgeois du terme.

En Amérique, la démocratie commence aux urnes et c'est aussi là qu'elle s'arrête. Mais on l'entend aussi comme liberté d'expression, liberté de réunion, liberté de la presse. En général, il n'est pas mis d'obstacle à l'exercice de ces liber-tés civiles, car personne n'en fait usage contre le système capitaliste. Ce que l'opposition met en avant de temps à autre, ce sont des revendications d'améliora-tion du système et non pas l'exigence de son abolition : un gouvernement hon-nête, des impôts moins lourds, des droits civiques, et plus récemment la protec-tion de l'environnement. Il est significatif que de telles revendications soient

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avancées non par les ouvriers mais par les classes moyennes, qui expriment ainsi leurs frustrations particulières. Leurs possibilités de promotion sociale étant de plus en plus restreintes, et par crainte de sombrer dans la classe ouvrière, ces cou-ches moyennes essayent d'imaginer un capitalisme qui fonctionnerait bien, qui serait capable de satisfaire toutes les couches sociales. Elles ont fait leurs l'oppor-tunisme et le réformisme qui, dans les pays européens, ont fini par transformer la nature du mouvement ouvrier. Au regard de l'idéologie de l'Etat-Providence qui a cours dans la partie progressive des classes moyennes, les ouvriers américains font figure de réactionnaires car ils ne manifestent aucun intérêt pour les affaires sociales, sauf pour ce qui touche aux salaires. Les éléments politiquement cons-cients de la classe moyenne sont donc condamnés à prêcher dans le désert.

Le genre de politique défendue par certains éléments des classes moyennes ne sort pas du cadre capitaliste. Même dans son intention limitée, elle reste pure-ment idéologique, puisqu'il n'y a aucune force matérielle derrière elle. Néan-moins, tant qu'il lui est permis de s'exprimer, la démocratie a l'air d'être une chose bien réelle et susceptible d'influer sur le cours des événements. Cette illu-sion renforce la domination monolithique du capital. Il n'est donc pas besoin d'écarter les garanties démocratiques, même si celles-ci se révèlent parfois mal-commodes. En tout cas, elles ne représentent pas un danger auquel les moyens d'oppression ordinaires ne puissent faire face. Si l'on maintient les formes démo-cratiques c'est donc davantage à titre de patrimoine acquis que comme des obliga-tions du pouvoir capitaliste, encore limitées par les besoins variables de celui-ci. Cette situation conduit souvent à des confrontations violentes, provoquées d'un côté par l'illusion qu'il est possible de détourner le pouvoir d'agir d'une certaine façon en revendiquant les libertés démocratiques, et de l'autre, par l'affirmation de l'autorité de l'Etat en réponse à la contestation. Mais, après chacune de ces phases critiques la démocratie américaine est restaurée.

Toute abrogation temporaire des libertés démocratiques se fait au nom de la démocratie, identifiée en fait à l'américanisme. Toute opposition autre que ver-bale est aussitôt accusée d'être une attaque contre la démocratie, qui est censée refléter le consensus général. Elle est considérée comme une attitude anti-américaine, car elle passe outre aux normes démocratiques prescrites, bien qu'inefficaces, telles qu'elles se sont mises en place aux Etats-Unis. Anti-américaine, une telle attitude est considérée comme étant d'origine étrangère, comme quelque chose qui ne pourrait pas naître sur le sol américain. Si, au début, c'étaient les immigrants non encore assimilés qui étaient tenus pour responsables de tous les désordres dans la nation, par la suite, ce fut l'allégeance à d'autres systèmes sociaux que le système américain qui fut soupçonnée de semer le germe de la contestation dans le tissu de la société américaine. Pour « garantir au monde la démocratie », il fallait donc pourchasser simultanément ses ennemis intérieurs et extérieurs, et donc ceux du capitalisme américain. Même de simples luttes sala-riales étaient souvent dénoncées comme l'œuvre d'agitateurs étrangers attachés à miner la démocratie américaine. On fit voter des lois contre l'anarchisme, le syndicalisme, et le bolchevisme, bien qu'ils n'eussent aucun poids réel. Même le parti socialiste fut mis hors la loi durant la Première Guerre mondiale : le tout au nom de la démocratie américaine.

Si l'Amérique connaissait un jour le fascisme, il n'aurait pas besoin de partici-

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pation populaire, comme cela s'est produit en Europe. Très probablement, on l'appellerait antifascisme, ce qu'a fait semble-t-il le fasciste américain Huey Long, ou simplement américanisme à cent pour cent. Sans participation populaire, il n'y aurait pas non plus d'opposition ; ce serait quelque chose qui relèverait entière-ment de la décision du gouvernement. Des mesures répressives pourraient pren-dre place dans le cadre de la démocratie américaine, en en préservant les formes, tout en les vidant de leur contenu. En somme, la classe dominante a réussi à réali-ser un contrôle totalitaire précisément avec les moyens qui étaient censés empê-cher la monopolisation du pouvoir et la domination absolue de l'oligarchie capita-liste.

La division de la société en classes implique la manipulation systématique de « l'opinion publique », en tant qu'instrument de la domination de classes. Il faut que les intérêts spécifiques des classes dominantes puissent être assimilés à l'inté-rêt général. Mais dans le capitalisme, les idées sont aussi des marchandises, dont les producteurs et les distributeurs ne trouvent un marché que dans le cadre des exigences idéologiques du capitalisme. Il n'est donc pas surprenant que les moyens de persuasion — les écoles, les universités, les églises, la presse, la radio et la télévision, etc. — ne pourvoient qu'aux besoins du système capitaliste. Mais s'il y a un marché, il y a aussi de la concurrence, et les idéologues peuvent dans une certaine mesure diversifier leurs marchandises, même s'ils doivent tous servir le même objectif, à savoir le soutien idéologique du statu quo. Ces variations sur un thème unique alimentent les illusions démocratiques dans les conditions autori-taires du capitalisme américain. Les idées les plus réactionnaires se proclament bruyamment conformes à l'idéal démocratique, même si cet idéal se rapporte davantage au passé qu'à la réalité présente.

Malgré les conditions de monopole, la politique demeure non seulement un métier, mais un métier où la compétition fait rage. Cette compétition se traduit en termes idéologiques. Bien que tous s'accordent sur les mérites de la démocratie américaine, il n'y a aucun accord sur la manière de la servir au mieux. Et cela ren-force le poids de l'élément subjectif dans la politique américaine, à savoir la lutte des hommes politiques pour accéder à une position dans les institutions politi-ques, ou pour y accroître leur importance. Les efforts subjectifs des hommes poli-tiques masquent le fait que leurs fonctions sont identiques et objectivement déter-minées. Mais leurs bouffonneries ont souvent assez d'actualité pour rencontrer une large audience, surtout si elles correspondent à la politique du gouvernement et aux intérêts capitalistes spécifiques. Des suppositions irrationnelles deviennent parfois la réalité du moment, comme par exemple le péril rouge au lendemain de la Première Guerre mondiale ou le maccarthysme à l'époque de la guerre froide. Dans le premier cas, on déclencha au niveau national une chasse aux éléments subversifs qui servit de campagne publicitaire pour favoriser les ambitions prési-dentielles du ministre de la Justice A. Mitchell Palmer. Mais en même temps, dans le contexte de la révolution russe et de ses répercussions internationales, on invoqua une menace inexistante contre le capitalisme américain non seulement pour dénicher les germes d'un radicalisme naissant, mais aussi pour subjuguer la classe ouvrière dans son ensemble. De façon similaire, le maccarthysme, bien qu'il tirât son origine des ambitions politiques de son créateur, put se répandre

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autant qu'il le fit parce qu'il répondait aux exigences idéologiques de l'impéria-lisme américain.

Ce qui est intéressant ici, c'est la sensibilité de la démocratie américaine au même type de démagogie qui avait créé l'hystérie et la terreur de masse dans les pays totalitaires. Simplement, ce qui dans ces derniers était plus ou moins la règle, et le reste, ne s'est produit aux Etats-Unis qu'exceptionnellement. Mais cela demeure comme une éventualité permanente, et c'est un signe de plus de la nature profondément autoritaire du capitalisme américain. A cette tendance potentielle, mais le plus souvent latente, au totalitarisme il y a une contre-partie : ce sont les manifestations illégales et sporadiques des minorités raciales qui lut-tent pour l'égalité dans un système reposant sur l'exploitation et donc sur l'inéga-lité dans tous les secteurs de la vie sociale. Elles savent d'expérience que la démo-cratie n'a rien à voir avec leur situation et n'apporte aucune solution à leurs pro-blèmes particuliers. Néanmoins, elles pensent pouvoir contraindre le système à faire quelques concessions par le moyen de protestations organisées et d'actions directes qui peuvent trouver leur justification dans l'idéologie démocratique régnante. Mais celle-ci ne saurait empêcher le recours aux mesures les plus ouver-tement autoritaires, si cela est jugé nécessaire. L'appareil répressif — l'armée, la garde nationale, la police fédérale, les forces de police locales et privées — est assez formidable pour faire face à ces révoltes.

Bien que l'appareil de répression soit toujours prêt à servir, il peut cependant être tenu en réserve, du fait que la grande masse de la population américaine s'identifie massivement au système américain. Cette identification demeure entière, même lorsque telle ou telle politique du gouvernement est mise en ques-tion ou combattue, ou lorsque le gouvernement lui-même perd la confiance de lar-ges couches de la société. Par exemple, la guerre du Vietnam n'a pas été considé-rée comme un aspect de l'impérialisme américain, on l'a généralement déplorée comme étant une politique moralement condamnable, ou bien tout simplement comme une erreur de la part des organismes administratifs qui la menaient et qui auraient très bien pu choisir une autre ligne d'action, pensait-on, pour défendre les intérêts américains en Asie. Mais cette guerre fut menée au nom de la démo-cratie, afin d'empêcher toute extension des régimes totalitaires, et elle fut au début soutenue très chaleureusement par les éléments démocrates libéraux et même « socialistes » aux Etats-Unis. En ce qui concerne la classe ouvrière, tant que ses intérêts immédiats ne subirent pas le contre-coup de la guerre, elle se tint pour satisfaite d'une guerre qui assurait l'emploi et des salaires élevés. L'opposi-tion qui se manifesta provenait de groupes religieux ou pacifistes, auxquels se joi-gnit bientôt un mouvement d'étudiants rebelles peu désireux de sacrifier leur car-rière et peut-être leur vie aux intérêts lointains de l'impérialisme américain. Et pourtant ce mouvement fit usage de la phraséologie démocratique pour expliquer que la démocratie n'était pas respectée en la circonstance, et n'exprima rien d'autre que le désir "ntopique d'une démocratie réelle, instaurée par des moyens démocratiques, dans les conditions du capitalisme américain.

Avec tout le respect dû à ce mouvement pacifiste, qui contribua à intensifier l'hostilité envers la prolongation et l'extension apparemment illimitée du conflit, si la guerre prit fin, ce ne fut pas une conséquence de l'expression démocratique

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des sentiments pacifistes ; ce fut à cause de la défaite des forces armées américai-nes qui fut précipitée par la lassitude des combattants américains, lesquels n'étaient plus moindrement disposés à se sacrifier au nom de cet objectif incom-préhensible qu'était la défense de la démocratie américaine dans le Sud-Est asiati-que. Cette lassitude fut renforcée par la dégénérescence de la guerre en entreprise commerciale — non pas dans le sens général d'une guerre servant les exigences expansionnistes du capitalisme américain, mais bien dans le sens plus immédiat d'une corruption générale des militaires et de leurs conseillers, qui ne pensaient qu'à s'enrichir personnellement. Enfin, compte tenu du rapport de forces existant entre les différents impérialismes, il est probable que les Américains n'auraient pu l'emporter dans cette guerre qu'au risque d'un conflit mondial, auquel l'Amé-rique n'était pas préparée à ce moment. C'est le capital lui-même qui mit fin à la guerre, cédant en apparence à l'opposition intérieure, mais en réalité parce que le coût de cette guerre était devenu disproportionné par rapport aux avantages futurs qui auraient pu résulter de sa conclusion victorieuse.

Néanmoins, la fin de la guerre fut célébrée comme une réaffirmation de la démocratie américaine, comme une preuve du pouvoir que détenait le peuple face à celui du gouvernement ; et même ceux qui avaient au départ approuvé la guerre au nom de l'engagement de l'Amérique dans la défense des principes démocratiques joignirent leur voix à cette célébration. En politique intérieure, une situation analogue se produisit quand Richard Nixon fut contraint de se démettre de la Présidence à la suite de l'affaire dite du « Watergate ». A un gouver-nement corrompu succéda un autre gouvernement corrompu au terme d'une lutte pour le pouvoir perdue par l'administration Nixon. Le bavardage idéologique répandu pour la circonstance donna l'impression qu'une fois encore, la démocra-tie avait fini par l'emporter sur les adversaires, et qu'elle représentait encore un système politique capable de servir les besoins de la nation contre le pouvoir usurpé par des politiciens sans scrupules. « L'opinion publique » alertée avait, selon toute apparence, déjoué les manoeuvres de l'administration, qui s'efforçait de se maintenir au mépris du « fair-play » démocratique. L'euphorie suscitée par cette manifestation toute fraîche de pouvoir démocratique déchaîna une attaque générale contre une foule d'abus, qui atteint le comble du grotesque lorsqu'on fit voter des lois qui soumettaient les services d'information de l'Etat au contrôle de leurs victimes.

Tandis que dans les autres nations capitalistes, les institutions démocratiques sont de plus en plus secondées par des mesures de contrôle administratif plus direct, aux Etats-Unis les moyens de répression s'exercent de façon apparemment plus diffuse, favorisant ainsi une vie politique plus ouverte, permettant une meil-leure participation, même si (ou peut-être parce que) on utilise bien peu cette pos-sibilité. On aurait tort de croire que les Américains s'aperçoivent du vide des rituels démocratiques, et que l'idéologie démocratique s'est épuisée. En général, les gens continuent de croire que leur système est préférable à tout autre, et expri-ment leur patriotisme en termes de fidélité à la démocratie américaine. Ils ne s'inquiètent pas de sa nature purement idéologique ; c'est plutôt ce caractère même qui permet aux Américains de vivre avec un sentiment d'inébranlable satisfaction au milieu d'une société autoritaire.

Un tel sentiment de satisfaction ne doit pas surprendre. La Grande Crise des

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années trente n'est plus qu'un vague et lointain souvenir ; on ne la rappelle que comme une intervention divine, dont on ne peut tirer de conclusion significative. Depuis lors, et jusqu'à une époque récente, l'Amérique était le pays le plus admiré du monde, victorieux dans les guerres, bénéficiant d'un développement économi-que sans précédent qui profitait au travailleur comme au capital. On fabriqua des théories qui garantissaient le maintien de la croissance économique dans l'avenir et l'élimination des fluctuations cycliques de l'économie grâce à l'intervention étatique dans le fonctionnement du marché. Certes, il subsistait des zones de misère, en particulier chez les minorités raciales, mais ceci serait aussi éliminé avec le temps, attestant ainsi la supériorité du capitalisme dans sa version améri-caine. Cet optimisme général donna naissance aux diverses notions de « post-capitalisme », de « nouvelle techno-structure », de « fin de l'idéologie », « d'avène-ment de l'homme unidimensionnel » ; toutes laissant entendre que les plus faibles expressions de mécontentement seraient absorbées dans une société capitaliste vraiment intégrée, sans conflits de classes, et dans laquelle la distinction entre autorité et démocratie aurait perdu son sens.

Tout cela présupposait évidemment l'expansion continue du capital améri-cain en même temps que son extension au monde entier. La situation d'après-guerre fut caractérisée par diverses tentatives, les unes réussies et d'autres non, pour contenir l'expansion du totalitarisme et défendre le monde de la libre con-currence, mais elle fut aussi marquée par l'exportation de capitaux à grande échelle et par la création intensive de multinationales, en majorité américaines. L'internationalisation de la production capitaliste (à la différence du commerce international), étendit l'influence de l'économie américaine à toutes les parties du monde, ce qui est un fait de grande importance quant à l'identification du capita-lisme américain avec la démocratie politique. Les affaires peuvent être aussi flo-rissantes sous des régimes autoritaires que sous des régimes démocratiques, du moment que l'autoritarisme reste limité à la sphère politique. Elles n'ont pas de préférence à cet égard, même si certains hommes d'affaires peuvent préférer un régime à l'autre. En fait, une grande partie des capitaux américains opèrent dans des régimes autoritaires et ont un intérêt direct à leur perpétuation, tant qu'ils assurent la rentabilité des investissements.

Il y a naturellement deux types principaux d'autoritarisme : d'une part les systèmes contrôlés par l'Etat, ce qui implique l'expropriation du capital privé, national ou étranger, et une forme ou une autre de planification économique cen-trale ; d'autre part, les diverses dictatures militaires qui abondent dans les pays capitalistes moins développés qui sont dépendants du marché capitaliste mondial et de l'importation de capitaux. La plupart des pays de ce qu'on appelle le « Tiers Monde » entre dans cette dernière catégorie, et cette situation est souvent décrite comme « néocolonialisme ». Là, les rapports de production capitalistes autoritai-res s'appuient sur une structure politique autoritaire, afin d'assurer l'accumula-tion de capital malgré la précarité des conditions économiques générales dans les-quelles se trouve placé le capitalisme mondial. L'ordre militaire assuré dans ces nations fait fusionner les élites politiques à la fois avec la bourgeoisie locale nais-sante et le capital étranger ; ainsi se réalise l'unité du capital et de l'Etat qui carac-térise aussi les nations capitalistes avancées, bien qu'ici les aspects militaires du pouvoir soient plus marqués que les aspects civils.

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En refusant de voir que le capitalisme américain repose sur l'exploitation du travail — puisque chacun est censé recevoir ce qui correspond à la part qu'il a prise au produit social total — et en partageant avec les pays de totalitarisme d'Etat la conception : « à chacun selon son travail », la mise en cause économique de ce totalitarisme recourt surtout à la comparaison de l'efficacité respective de l'économie « libre » et de l'économie « planifiée », celle-ci étant censée exiger un contrôle totalitaire et donc un régime dictatorial. Si on invoque alors la démocratie c'est seulement à titre de phénomène politique, comme un problème de « libertés individuelles » et de « droits de l'homme », lesquels sont pourtant impliqués par le droit de propriété capitaliste. Si le droit de la propriété privée est respecté, même les régimes autoritaires pourraient donner naissance à des institutions démocrati-ques ou les reconstituer. En ce sens, les diverses dictatures militaires, en particu-lier en Amérique du Sud, ne se heurtent pas au capital américain, qui les cultive même sous le prétexte qu'on peut espérer que tôt ou tard elles s'ajusteront à des procédures plus démocratiques. De fait, les dictatures elles-mêmes prétendent n'être que des gardiennes de la démocratie en période de tension sociale et atten-dre avec impatience le jour où elles pourront laisser la place à un régime parle-mentaire et à un gouvernement élu viables.

Les intérêts économiques et par conséquent politiques du capitalisme améri-cain sont présents dans presque toutes les parties du monde. Bien que l'Etat-nation continue d'exister, l'intégration économique du capitalisme est internatio-nale, ce qui renforce la nature impérialiste de la concurrence capitaliste. Rien qu'en ce qui concerne les investissements de capitaux à l'étranger, la revue offi-cielle « Survey of Current Business » de février 1977 montrait que les ventes des filiales étrangères de sociétés américaines (à capital américain majoritaire), avaient totalisé sur une année pour plus de 500 milliards de dollars des ventes, tandis que les exportations américaines n'atteignaient que 120 milliards de dol-lars. On n'a pas les données concernant les filiales où les capitaux américains ne sont pas majoritaires ni pour les entreprises qui produisent sous licence améri-caine. Si on en avait tenu compte, l'importance énorme de la production à l'étran-ger en regard des exportations traditionnelles aurait été encore plus évidente. Ceci entraîne évidemment que le capitalisme américain ne peut être seulement assi-milé à ses prétentions démocratiques intérieures ; il doit l'être aussi aux régimes autoritaires sous la protection desquels il exploite une quantité croissante de tra-vail étranger. Il partage donc la responsabilité de leur politique dictatoriale antidé-mocratique.

Il est certes vrai que le capital américain n'a guère besoin d'encourager les régimes autoritaires dans les pays où il opère ; ces nations adhèrent spontanément aux principes dictatoriaux. Il est probable que les capitalistes américains se senti-raient plus à l'aise s'ils pouvaient œuvrer dans des conditions plus proches de cel-les dont ils ont l'habitude. Mais ils sont également réalistes et acceptent le monde tel qu'il est : la démocratie n'est pas indispensable pour faire de l'argent. Ils sont tout à fait prêts à faire fructifier leurs capitaux sous des régimes démocratiques. Tant que leurs investissements ne sont pas menacés, la forme du gouvernement qui les protège leur est complètement indifférente, et cette indifférence permet de défendre le principe de non-intervention dans les affaires intérieures des autres pays. Ce n'est pas l'aspiration à un « monde démocratique » qui fait agir les hom-

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mes politiques, mais tout simplement le besoin d'avoir des gouvernements — dic-tatoriaux ou pas — qui protègent les investissements et favorisent un commerce international profitable au capital américain.

Cependant, les investissements sont menacés dans un sens aussi bien politi-que qu'économique quand, à un état de prospérité et de stabilité sociale relatives, succède, comme aujourd'hui, une période de récession et d'agitation sociale. Dans de pareils cas, des gouvernements peuvent prendre des mesures qui sont au détriment du capital américain, et aller jusqu'à des nationalisations. Quand de tels événements semblent se préparer, ces gouvernements prennent de l'importance et il devient nécessaire d'en installer d'autres qui soient disposés à soutenir les intérêts américains. L'intervention américaine ouverte ou dissimulée remplacera des gouvernements d'orientation plus démocratique par des régimes ouvertement autoritaires, afin de garantir à la fois les intérêts américains spécifiques et les rap-ports sociaux sur lesquels ils reposent — c'est ce qui s'est passé au Brésil, au Gua-temala, en République Dominicaine, au Chili, etc. Le tout au nom de la démocra-tie et de la défense du « monde libre ».

Mais même sans intervention directe, l'Amérique domine la vie politique et économique des pays clients par le biais de leur dépendance financière au marché mondial. De même que le servage du paysan sans terre peut être maintenu par un endettement entretenu indéfiniment, de même certains pays peuvent être forcés de se soumettre à l'hégémonie américaine à cause de leur endettement auprès des banques américaines ou du FMI dominé par les Américains. Si ces pays ne peu-vent plus payer les intérêts des prêts qui leur ont été accordés, ce qui tend à arri-ver de plus en plus souvent avec l'aggravation de la crise mondiale, on leur refuse de nouveaux prêts à moins qu'ils n'acceptent de se soumettre à un programme « d'austérité » destiné à augmenter la rentabilité du capital et par conséquent leur capacité à honorer leurs dettes. Le FMI est devenu l'intermédiaire grâce auquel on impose aux nations débitrices une « discipline » économique afin de maintenir ou de rétablir leur crédibilité financière. Tout cela n'est que de la « bonne ges-tion », même si cela peut provoquer de grands mouvements sociaux et mener ensuite aux mesures répressives les plus brutales. Récemment par exemple, on a proclamé au Pérou la loi martiale pour enrayer une vague de pillages et de sabota-ges causée par une énorme augmentation des prix ; cette augmentation avait été décidée pour réduire le déficit de la balance des paiements et pour augmenter le volume des exportations. S'agissant de la nature du capitalisme américain, c'est faire preuve d'une élémentaire prudence que d'associer aux conséquences écono-miques sur les pays étrangers les répercussions politiques qui comprennent dans la plupart des cas l'application de mesures terroristes contre des populations pau-périsées. Cela aussi est un aspect de cette démocratie américaine qui opère main dans la main avec des régimes autoritaires, même en ce qui concerne les détails de la répression politique, par le biais des machinations de la CIA.

Ce n'est donc pas seulement le penchant du capital américain à affirmer sa supériorité économique et morale (attestée par les institutions démocratiques) mais aussi l'irrépressible besoin d'assurer sa rentabilité dans toutes les situations, qui le rend complice de régimes totalitaires et de politiques autoritaires. Mais la crise économique qui s'étend ne s'arrête pas au seuil de la nation américaine, et

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« l'austérité » préconisée pour l'étranger doit aussi s'appliquer à l'intérieur. Certes l'exceptionnelle puissance économique des Etats-Unis permet une réduction du niveau de vie plus graduelle et moins étendue ; mais il ne dépend que de l'exten-sion imprévisible de la crise que l'austérité imposée se transforme ou non en une misère généralisée, comme ce fut le cas lors de crises précédentes. En tout cas, l'apparente tranquillité de la démocratie américaine est progressivement minée par l'aggravation de la crise autant que par les efforts déployés pour y porter remède ; l'édifice, encore imposant, repose sur du sable.

Cependant, jusqu'à présent, il n'a pas été nécessaire de faire suivre les mesu-res économiques par des mesures politiques, car il n'y a pas eu de réactions politi-ques à la détérioration des conditions économiques. Le chômage et l'inflation n'ont pas encore atteint des dimensions suffisantes pour mettre en péril la paix sociale. La démocratie américaine est encore souveraine et trouve des causes exté-rieures à son état économique : concurrence déloyale de la part d'autres nations, politique des prix adoptée par les pays producteurs de pétrole, agressivité de puis-sances impérialistes concurrentes. Dans la mesure où l'on ajoute des causes inter-nes à la liste des difficultés américaines, il s'agit bien sûr des salaires inflationnis-tes exigés par le mouvement ouvrier, qui seraient responsables des taux insuffi-sants d'investissement. C'est le côté graduel du déclin économique qui explique, au moins en partie, l'apathie apparente de la population travailleuse et des classes moyennes face à la diminution constante de leurs revenus. Cela implique aussi que tout le poids de la crise pèse sur une minorité trop restreinte pour pouvoir exprimer son mécontentement d'une façon qui atteigne la grande majorité ; celle-ci se considère même dans une position enviable, à cause justement de la misère qui croît autour d'elle.

L'absence actuelle de conscience politique dans le mouvement ouvrier améri-cain, attestée par le fait que l'idéologie démocratique n'est pas contestée, n'impli-que cependant pas que la classe ouvrière ne réagira pas lorsque la crise économi-que empirera. Après tout, cette classe est celle qui, certes avec retard, réagit avec une remarquable combativité à la Grande Crise et contraignit en fin de compte le capital et son gouvernement à soulager sa misère en ayant recours à des interven-tions inédites dans les mécanismes économiques. On n'est plus jamais retourné depuis à « l'individualisme farouche » qui caractérisait la période précédant la récession, et l'économie américaine s'est adaptée à un système d'Etat-Providence qui tempère les frictions locales accompagnant les périodes de crise. On a remar-qué, comme le professeur Douglas A. Hibbs du Massachussets Institute of Tech-nology dans le New York Time du 6 décembre 1976, que « les conflits industriels se sont réduits à des relations plus ou moins orageuses à partir du moment où l'Etat-Providence est parvenu à faire du gouvernement l'instrument de la réparti-tion du produit national ». Le professeur ne tient pas compte des limites de ces mesures, ni du fait évident qu'elles rencontrent forcément un obstacle insurmon-table dans les exigences de l'accumulation qui mobilisent une part bien précise du produit national.

Que la crise s'approfondisse, et il y aura davantage qu'un vœu pieux à envisa-ger un changement d'attitude de la part des travailleurs américains vis-à-vis du système capitaliste, même si personne ne peut prévoir la direction que prendrait

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ce changement. Des mouvements populaires nouveaux pourraient très bien dévoyer les aspirations de la classe ouvrière vers des activités qui iraient à rencon-tre de ses buts propres. D'autre part l'absence en Amérique de partis politiques de « gauche » intégrés au système capitaliste et fossilisés pourrait mener la classe ouvrière à s'affirmer de façon autonome et à créer des formes d'organisations nou-velles, correspondant mieux à ses besoins réels. En outre, la crise américaine est une crise du monde capitaliste tout entier et ses répercussions politiques agiront en retour aux Etats-Unis. Mais telles que sont les choses aujourd'hui, le capital international peut encore essayer de résoudre la crise qu'il connaît selon des méthodes impérialistes, prenant les devants sur l'éventualité de changements révolutionnaires en déclenchant une nouvelle guerre mondiale.

Dictature des intellectuels ? *

Le déroulement de l'histoire est excessivement complexe. Les historiens sont libres de choisir les points de départ les plus variés. Le développement des forces de production est le facteur qui est à la base de l'interprétation marxiste ; dans ce cadre l'histoire devient une histoire de la lutte des classes. Les marxistes portent davantage attention aux facteurs essentiels de l'histoire et laissent volontiers aux romanciers et aux biographes le soin de dégager les facteurs « humains-trop humains » qu'elle contient indubitablement. Ce défaut de la méthode marxiste est en même temps une qualité, puisque c'est la manifestation d'une pensée méthodi-que et rationnelle. Mais elle est la proie de critiques toujours renouvelées : on cherche à utiliser ce « défaut » comme argument contre le marxisme. La réfuta-tion de telles critiques ne présente, évidemment, aucune difficulté, car ne n'est que dans un second temps qu'il devient nécessaire d'envisager les phénomènes non-essentiels qui accompagnent les diverses manifestations historiques et qui ont été négligés. Cette étude est d'ailleurs d'autant plus facile à mener que l'on connaît mieux les véritables facteurs décisifs qui sont à l'œuvre dans tel et tel cas.

On peut écrire une histoire de la lutte des classes où les rivalités internes et personnelles, ainsi que les luttes de faction qui se déroulent en marge du combat réel entre les classes, sont laissées de côté. Ce faisant, on ne dit sans doute pas tout mais on dit l'important.

Réciproquement, si on a une idée plus romanesque des choses, à moins qu'il ne s'agisse que d'élargir le cercle de ses lecteurs, on peut écrire une histoire très colorée qui ne va pas au-delà des images laissées par les acteurs de l'histoire, une histoire où on s'attache à décrire davantage les rivalités personnelles que les fac-teurs sociaux beaucoup plus larges. Ce dernier procédé est non seulement une concession à l'idéologie dominante, mais de plus il facilite la tâche même de l'écri-vain, qui se trouve ainsi en position de présenter le cours de l'histoire sous une apparence logique, sans qu'il ait lui-même besoin de posséder une connaissance approfondie de l'économie et de la sociologie ; il se fonde uniquement sur sa « connaissance de la nature humaine » qui à son tour dépend largement de la con-naissance de soi.

Sans doute est-il possible de noter que dans le cours de l'histoire les malins ont toujours « possédé » les imbéciles, que les trompeurs ont été trompés à leur tour, que dans toutes les sociétés de classes précédentes les individus et les groupes ont lutté pour le pouvoir politique afin d'en tirer des avantages matériels et que les larges masses entraînées dans ces luttes n'ont fait que servir de tremplin aux vain-queurs ; enfin que chaque époque nouvelle n'a jusqu'ici apporté aux pauvres, dans la mesure où ils étaient concernés, que de nouveaux exploiteurs. C'est là considérer l'histoire de façon très superficielle, c'est-à-dire que l'on confond

• « Diclatorship of the intellectuals ? Crilical remarks 011 the reflections of Max Nomad » (Réponse à Max Nomad, « The new middle class »|, International Council correspondance, n° 7, juin 1936. Publié en français par Informations et correspondance ouvrières, Paris 1967. (N.d.T.)

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l'apparence des choses et leur nature profonde. Néanmoins, on peut toujours faire passer ce genre d'historiographie pour du matériau solide et indiscutable, et don-ner ainsi satisfaction au « bon sens » ordinaire.

Il y a des demi-vérités qui sont bien telles, il y en a d'autres en revanche qui, si on ne les explicite pas davantage, tournent à l'absurdité. Si on ne voit dans l'his-toire passée et présente qu'une succession de luttes pour des privilèges — luttes qui d'ailleurs sont limitées pour la plupart au contrôle des instruments politiques de pouvoir, et ne s'ordonnent généralement pas selon les forces économiques dont pourtant elles dépendent et qui les contrôlent, si on isole ces luttes des luttes de classes réelles dont le fondement objectif est nécessairement économique et social, et non pas égoïste et individuel, alors on ne peut manquer de voir tout ce qui arrive une simple répétition du passé, et le sens commun se trouve une fois de plus satisfait de la boutade populaire : « Les choses ont été, sont, et seront toujours ainsi. » Ainsi on se trouve dans la confortable position du sceptique qui, du moment que cette philosophie ne gêne en rien sa propre existence, trouve le monde d'autant plus agréable qu'il est plus pouilleux et pour qui l'histoire n'a d'autre raison d'être que de confirmer la justesse de sa position.

L'interprétation idéologique et généralisatrice de l'histoire qui est caractérisée par l'absence de reconnaissance du facteur décisif qui la mène (le développement des forces productives) se trouve contrainte d'avoir recours à des concepts tels que la « nature humaine », etc., faisant ainsi référence à des réalités qui ne sont pas moins changeantes que les organisations sociales elles-mêmes ; elle n'offre aux classes laborieuses, pratiquement et théoriquement, rien qui puisse aider à résoudre leurs problèmes vitaux. Puisqu'il y aura encore et pour très longtemps des « imbéciles » et des « malins » et puisque, même une fois l'égalité économique atteinte, il faudra encore attendre un certain temps avant que n'apparaisse quel-que égalité intellectuelle, rien n'indique quand la lutte contre l'exploitation mènera à autre chose qu'à remplacer un exploiteur par un autre. La question de savoir qui exploite les travailleurs est une question que ces derniers peuvent se permettre de négliger ; leur but, leur besoin, c'est l'abolition de toute exploitation. Vouloir se consoler en tablant sur la possibilité d'une opposition permanente de la part des opprimés n'est qu'à demi satisfaisant, puisque cette lutte de classes per-manente peut être prévenue, sinon pour toujours du moins pour de longues pério-des, par l'emploi même des instruments du pouvoir qui sont aux mains des diri-geants, ce qui débouche sur la perspective suivante : dans certaines circonstances, de nombreuses générations d'exploités pourraient être privées de toute possibilité de modifier leur condition misérable. Ainsi, non seulement l'interprétation pure-ment idéologique de l'histoire n'offre aucune explication du passé et est incapable de voir au-delà du présent puisque toutes ses présuppositions sont condamnées à rester spéculatives, mais elle est hors d'état de favoriser moindrement, en prati-que et en théorie, la lutte des classes d'aujourd'hui.

II

Le marxisme voit dans l'opposition capital-travail la grande contradiction du monde moderne, contradiction qui condamne ce dernier à disparaître. Dans le cadre de cette contradiction globale essentielle, qui ne peut être levée que par

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l'abolition du capitalisme, s'élèvent, se développent et disparaissent des contra-dictions de moindre envergure, qui toutes s'inscrivent dans le cadre de la pre-mière. Une de ces nombreuses contradictions est celle qui s'élève entre le travail manuel et le travail intellectuel. Cette contradiction traduit deux modes de vie dif-férents et, par conséquent, des intérêts opposés. Dans quelle mesure cette contra-diction restreinte est-elle capable, au cours du temps, de modifier les théories qui se rapportent à la contradiction globale entre le capital et le travail, et jusqu'à quel point se transforme-t-elle elle-même, cela ne peut être établi que par une investi-gation sans cesse recommencée de situations concrètes. La relation entre travail manuel et travail intellectuel évolue de la même manière que la relation entre le capital et le travail, qui va vers sa disparition.

Le problème des intellectuels est étroitement lié à celui des classes moyennes, dont ils proviennent pour la plupart. Ce problème s'est posé au mouvement ouvrier dès ses débuts, et au cours du temps il a été très diversement analysé. Mais jamais le tapage fait sur cette question n'a été plus grand qu'aujourd'hui, et cela vient des intellectuels eux-mêmes et de personne d'autre. L'importance appa-rente de ce groupe social tient en réalité uniquement à une excessive vanité, qui sera d'autant plus poussée que cette couche sociale est en train de perdre de son importance effective. Nous n'avons affaire ici qu'à la réaction des intellectuels face à leur propre dévalorisation sociale.

Nous n'avons nullement l'intention de traiter, dans la limite de ces remar-ques, le problème des intellectuels dans son ensemble, mais simplement de nous intéresser à une certaine position, celle qui trouve aujourd'hui son expression dans les écrits de Max Nomad. Intellectuel lui-même, Nomad partage avec ses col-lègues la tendance actuelle à surévaluer l'importance des intellectuels, et du même coup, celle des classes moyennes. Le mouvement ouvrier d'inspiration marxiste est, pour Nomad, avant tout un mouvement de déclassés provenant des couches moyennes et d'ouvriers autodidactes, qui tous cherchent à acquérir une position sociale privilégiée, et qui voient dans leurs propres capacités intellectuel-les un « capital » capable de les y aider. La grande masse des ouvriers, en revan-che, ne sert que d'instrument à ces éléments pour réaliser leurs ambitions égoïs-tes.

Les premières réformes industrielles et sociales furent exigées et en partie réa-lisées par des bourgeois éclairés. Elles ne s'opposaient pas à une économie ration-nelle et rentable dont elles servaient au contraire les intérêts. D'où l'idée que les classes moyennes devraient agir en tant qu'avocat de la justice sociale et qu'elles en étaient capables. Les intellectuels issus des classes moyennes se sont de plus en plus faits à cette idée. Le lent mais implacable processus d'élimination des classes moyennes du début du capitalisme, imposé par le développement de ce système, a éveillé la sensibilité sociale de leurs éléments intelligents, tandis que les nouvelles fonctions intellectuelles et administratives ouvraient pour certaines fractions de ces classes moyennes la perspective d'un rôle social plus ample. Leur éducation supérieure à celle des ouvriers leur permet d'accaparer les places les plus agréa-bles dans la division sociale du travail ; et la colossale « superstructure intellec-tuelle » que l'expansion du monde capitaliste a rendu nécessaire, le nombre énorme d'institutions sociales parasitaires mais indispensables au capitalisme et

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qui croissent proportionnellement à l'accumulation, tout cela a créé une large couche de travailleurs intellectuels qui, bien qu'issus des couches moyennes, s'en sont différenciés rapidement. Les professions « libérales » qui pouvaient encore s'offrir le luxe du libéralisme, les professions industrielles plus complexes dont l'importance allait croissant avec les progrès de la technique — ingénieurs, chi-mistes, directeurs, etc. — purent bientôt constituer une couche sociale importante dont le rôle fut reconnu jusque dans le mouvement ouvrier. Le mouvement des ouvriers pour des réformes légales fournit même à une partie de 1 « intelligentsia » de nouveaux moyens d'existence ; les idées socialistes ont acquis une valeur mar-chande et de nombreuses personnes ont pu faire carrière dans le socialisme sans avoir besoin d'être rétribuées par les organisations. Bien qu'il y eût des cas où cer-tains s'appauvrirent, et d'autres cas où des intellectuels réussirent à faire le saut dans la bourgeoisie, cette couche ne peut être considérée comme faisant partie du prolétariat, ni comme ayant les mêmes intérêts que la bourgeoisie. Pour la plupart de ses membres la confiance en la bourgeoisie est une nécessité vitale, une faible partie peut cependant se permettre le luxe d'avoir une « conviction », c'est-à-dire de prendre position en faveur du socialisme qui pourtant promet la disparition des intellectuels en tant que couche sociale séparée. La prédominance de la lutte des classes entre capital et travail dans le système économique actuel oblige les classes moyennes à choisir entre les deux camps ; dans l'un et l'autre cas, elles doivent épouser des conflits qui leur restent étrangers, ce qui interdit des succès vérita-bles. Bien que certains intellectuels aient pu dépasser les restrictions petites-bourgeoises intérieures et extérieures qui s'attachent habituellement à eux, et jouer un rôle efficace dans la lutte de classes, il reste que l'influence du groupe dans son ensemble sur le mouvement ouvrier est malsaine. Son monde n'est pas celui du prolétariat, et il ne peut pas plus mépriser ses propres intérêts que le pro-létariat ne peut impunément renoncer aux siens.

Il ne fait pas de doute que l'intrusion d'éléments petits-bourgeois (les intellec-tuels) a été une des causes de la dégénérescence du mouvement ouvrier. Cepen-dant, cette dégénérescence provient avant tout de l'essor du capitalisme impéria-liste, qui rendit le réformisme non seulement possible mais nécessaire. Pendant cette période ne pouvait exister qu'un mouvement ouvrier de plus en plus cor-rompu : c'est pourquoi les intellectuels se trouvaient prêts et bien placés pour en prendre la direction idéologique.

Dans les époques révolutionnaires, les organisations de masse sont par néces-sité réformistes, et toute organisation réformiste implique une bureaucratie intel-lectuelle et organisationnelle. Ce n'est pas dans les usines qu'on rédige les lois, les accords salariaux sont discutés autour du tapis vert. Les négociateurs doivent pos-séder un certain niveau d'instruction ; le travailleur moyen ne peut rivaliser sur ce terrain avec l'adversaire capitaliste. Il lui faut des représentants, des intellec-tuels, une bureaucratie ; plus le champ d'action du réformisme est étendu, plus l'appareil bureaucratique du mouvement ouvrier doit se développer, et plus les intellectuels gagnent en importance. Le régime parlementaire a besoin d'orateurs adroits ; le maquignonage syndical a besoin de gens versés dans le droit ; le léga-lisme démocratique a besoin de députés compétents en économie politique. Bref, si on se met à faire de la politique dans le cadre du capitalisme, il faut des politi-ciens capitalistes.

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Tous ceux qui ne souhaitaient pas la dégénérescence de l'ancien mouvement ouvrier ont dû s'élever contre le réformisme. Tous ceux qui voulaient en finir avec la bureaucratie ont dû cesser de réclamer des résultats concrets et s'enfermer dans le sectarisme ; ils offraient ainsi un exemple de réflexion cohérente bien qu'hors du temps. Le réformisme a été la politique du mouvement ouvrier dans le cadre du capitalisme à son apogée. Les idées révolutionnaires ne pou-vaient toucher les masses ; la « myopie » politique des ouvriers était ce qui corres-pondait le mieux à leurs intérêts immédiats. Quiconque voulait jouer un rôle à cette époque devait être à la fois rebelle et renégat. La rupture avec l'idéologie tra-ditionnelle et l'acceptation d'idées nouvelles, reconnues du bout des lèvres dans le mouvement ouvrier, n'étaient permises qu'à des natures rebelles des classes moyennes ; si elles voulaient jouer un rôle, elles devaient cependant se renier. Pour les ouvriers autodidactes qui luttaient pour se faire une place au sein du mouvement ouvrier les perspectives n'étaient pas différentes. Si cela ne leur per-mettait pas de résoudre la « question sociale », au moins trouvaient-ils ainsi une solution à leur problème personnel. Ce n'est pas tant leur « nature » — qui est celle de toute être humain — mais plutôt la possibilité d'en tirer profit, de se cor-rompre en toute sécurité, qui les poussait dans la position de renégat : cette cor-ruption correspondait strictement avec les intérêts temporaires des masses, repré-sentées par ces dirigeants.

Le capitalisme à ses divers stades de développement a continuellement pro-duit des rebelles et en a fait, à quelques exceptions près, des renégats. Ce n'était que le reflet, dans le mouvement ouvrier, de ce qui se passait dans les classes moyennes, constamment détruites et reconstituées sur de nouvelles bases. La lutte des travailleurs contre les intellectuels ne pouvait être, en pratique, qu'une lutte contre la bureaucratie du mouvement ouvrier ou bien, comme aujourd'hui en Russie, une lutte contre la bureaucratie d'Etat. La lutte contre les intellectuels dans les pays de capitalisme privé n'a de sens que tant qu'il y a une activité réfor-miste, et des organisations réformistes, c'est-à-dire tant qu'elle est inefficace ; car, comme on l'a déjà établi, le réformisme est la politique réaliste du monde ouvrier à l'époque de l'apogée capitaliste. A un certain niveau du déclin du capitalisme, niveau où toute activité réformiste et toute organisation ouvrière indépendante est impossible, la lutte contre les intellectuels devient temporairement superflue. Ce n'est que dans le cas où une révolution capitaliste d'Etat réussirait que la lutte contre la bureaucratie, et donc contre les intellectuels, devrait reprendre, et avec une violence redoublée. Toute bureaucratie d'Etat, dont l'existence repose sur le contrôle des moyens de production et qui assure cette domination au moyen d'un appareil gouvernemental opposé aux travailleurs, est conduite non seulement à maintenir les inégalités entre les divers secteurs produits par la division du tra-vail, mais à les renforcer pendant un certain temps. Cette mesure de sauvegarde — encore qu'elle ne soit pas toujours possible — est d'autant plus nécessaire que l'autorité gouvernementale est plus centralisée.

III

Marx et Engels étaient eux-mêmes issus des classes moyennes, tout comme les fondateurs du mouvement ouvrier non-marxiste. Ce n'est qu'au cours du développement du mouvement socialiste que sortit des rangs du prolétariat un

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nombre croissant de dirigeants ouvriers. Mais c'était toujours « l'intelligentsia » qui était considérée comme détentrice de l'idéologie socialiste, aussi bien chez les social-démocrates que plus tard chez les bolcheviks. Des membres des classes sociales aisées et éduquées prirent conscience du fait que le vrai progrès social n'était concevable qu'au sein du mouvement ouvrier et ils se mirent à son service. Ce fut cette prise de conscience — la « conscience révolutionnaire » — qu'ils apportèrent ensuite aux masses. Ces dernières adoptèrent ces idées qu'on avait popularisées à leur intention, et ce d'autant plus facilement que la réalité fournis-sait continuellement une confirmation des idées socialistes. Lentement mais sûre-ment, l'idéologie socialiste se diffusa, et le moment semblait proche où la majorité de la population se mettrait à penser, à agir et à voter en socialiste. Le problème du socialisme se réduisait donc à éduquer ou à influencer les masses : la conquête des réformes y était concrètement rattachée. Le socialisme comme idéal et comme pratique, se réaliserait pas à pas, jusqu'à ce qu'enfin la « vérité » triomphât dans son intégralité.

Par rapport à ce genre de socialisme évolutif, le développement de la bureau-cratie allait tout à fait de soi. Mais ce développement impliquait aussi l'extension de son pouvoir et de son autorité sur les ouvriers et contre eux. Dans le mouve-ment ouvrier, elle était l'« Etat », qui récompensait ou punissait celui-ci comme il le jugeait bon ; de « serviteur » de l'organisation elle devint son maître. Les masses n'existaient plus que pour la bureaucratie ; les travailleurs n'avaient fait que nourrir de nouveaux parasites.

Waclaw Machajski, dont les théories inspirent la pensée de Max Nomad, avait très tôt reconnu dans la bureaucratie croissante du mouvement ouvrier un élé-ment hostile aux intérêts des travailleurs. Il se rendait bien compte que la formule marxienne : « l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes » devait être prise à la lettre ; que personne ne voudrait ni ne pourrait résoudre leurs problèmes à leur place. Malheureusement, la pensée de Machajski perdait de sa clarté sous l'influence qu'exerçaient, même chez lui, les idées social-démocrates. Les aspirations de la bureaucratie ouvrière et des intellectuels dans le mouvement ouvrier l'avaient égaré. Ces derniers concevaient tout comme lui le cours de l'histoire et la transition du capitalisme au socialisme. Pour la bureaucra-tie réformiste, l'expansion de l'idéologie et de la pratique social-démocrate et trade-unioniste se confondait avec le renforcement de sa propre influence et de son propre pouvoir. Elle en concluait que, dans l'avenir, la conquête de l'Etat et la reconstruction de l'économie ne serait plus qu'un jeu d'enfant. Et Machajski par-tageait entièrement cette façon de voir, avec, bien entendu, une appréciation dif-férente. Ce qui comblait les vœux de la bureaucratie, c'était précisément ce que Machajski redoutait. Mais en fait l'un et l'autre envisageaient l'avenir de la même façon. En outre, si les social-démocrates considéraient la question sociale comme résolue avec la conquête du pouvoir d'Etat, pour Machajski, au contraire, la lutte des classes durerait jusqu'à la réalisation d'une complète égalité économique qui, en permettant une éducation égalitaire, effacerait peu à peu l'opposition entre ouvriers et intellectuels. Alors seulement, on pourrait parler d'une véritable société socialiste.

Des circonstances favorables permirent aux bolcheviks de prendre le pouvoir en Russie ; si le chemin qu'ils suivirent n'était pas social-démocrate, leur idéologie

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l'était ; ils établirent un capitalisme d'Etat, seul régime possible en Russie, et le présentèrent d'abord comme une étape transitoire vers le socialisme, puis aujourd'hui comme le socialisme achevé. Machajski et ses disciples virent là la plus magnifique confirmation de leur doctrine. Bien sûr, ils durent affirmer, tout comme les bolcheviks, que le capitalisme d'Etat russe correspondait bien au socia-lisme tel que le concevaient les marxistes. Pour étayer leur propre argumentation, ils leur fallut donc appuyer la falsification bolchevique. De même que les idées de Machajski provenaient des prétentions de la bureaucratie social-démocrate réfor-miste, de même sa démonstration « concrète » de leur exactitude reposa sur l'acceptation de la perversion bolchevique du socialisme (Lénine, Trotski, Staline), assimilé au capitalisme d'Etat.

Le capitalisme d'Etat russe n'a cependant rien de commun avec l'idée marxienne « d'association de producteurs libres et égaux ». Pour un marxiste, la « première phase » du communisme est le processus d'extinction de la dictature des ouvriers en armes et non pas l'extension de l'Etat bureaucratique qui s'est pro-duite en Russie. Le premier principe du socialisme marxien est l'abolition du tra-vail salarié. Là où règne ce dernier, règne aussi l'exploitation ; l'un est inconceva-ble sans l'autre. Dans de telles conditions, la reproduction ne peut être que la reproduction de l'exploitation. Le travail salarié russe, qui peut enfin s'épanouir pleinement grâce aux bolcheviks, et qui a entraîné le recours aux catégories et à la hiérarchie des salaires pour la reproduction des diverses fonctions professionnel-les, n'est pas différent, pour le marxisme, de l'économie capitaliste. On ne peut pas concevoir la dictature du prolétariat comme dictature d'un parti, sans aban-donner le marxisme. Et s'il est impossible d'assimiler le marxisme au capitalisme d'Etat russe, c'est pourtant cette identification qui est inscrite dans la « démons-tration empirique » de Max Nomad.

Un grand nombre de travailleurs, même sans avoir eu connaissance des idées de Machajski, sont parvenus par la force des choses à des conclusions assez sem-blables. Le nouveau mouvement ouvrier marxiste, qui prend déjà forme et qui a rompu avec le légalisme du précédent, ainsi qu'avec l'idéologie du parti, est tout à fait d'accord avec le jugement de Machajski et de Nomad sur le rôle de l'ancienne bureaucratie ouvrière, et sur celui de la bureaucratie d'Etat russe. Mais il refuse d'identifier le marxisme originel, malgré les éléments bourgeois qu'il contient, avec les rêves de capitalisme d'Etat des fonctionnaires social-démocrates ou des intellectuels libéraux, comme avec la réalité du capitalisme d'Etat russe. Le carac-tère révolutionnaire du marxisme se manifeste de plus en plus dans la période actuelle de déclin du capitalisme, où la révolution apparaît comme la seule tâche que le prolétariat puisse accomplir en pratique. Il est théoriquement impossible d'identifier la doctrine marxiste aux falsifications des épigones social-démocrates ou bolcheviks de toute nuance ; mais même si c'était possible, cela ne prouverait en rien la justesse de la position de Machajski. Cela pourrait tout au plus contrain-dre les révolutionnaires d'aujourd'hui à étendre à Marx lui-même le combat qu'ils mènent contre le réformisme et son expression la plus achevée : le capitalisme d'Etat.

Cependant, ce n'est pas par vénération dogmatique mais par souci d'objecti-vité que nous nous opposons à Nomad dans ses efforts actuels pour rattacher à

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Marx les épigones d'aujourd'hui, et pour découvrir dans le marxisme lui-même la source des ambitions de la bureaucratie et des intellectuels enfermés dans l'hori-zon technocratique. Nous félicitons en tout cas Nomad du matériel de faits con-crets qu'il a rassemblé, même si nous l'utilisons d'une autre façon et si nous en tirons d'autres conclusions. Il est certain que les leaders de l'ancien mouvement ouvrier et l'intelligentsia, tout comme la bureaucratie d'Etat russe, font des efforts plus ou moins conscients pour favoriser le capitalisme d'Etat ; et nous voyons nous aussi dans ces efforts des tentatives renouvelées pour maintenir leur domi-nation de classe, tentatives que doit combattre la classe ouvrière. Mais, à l'opposé de Nomad, nous voyons dans le marxisme la meilleure arme pour lutter contre ces tendances. Le fait que le réformisme et la bureaucratie russe soient en train de se débarrasser des derniers vestiges de pensée marxiste, même des simples formules qui n'engageaient à rien, et qu'ils s'attèlent à mettre au point de nouvelles idéolo-gies plagiant les idéologies capitalistes, devrait suffire à montrer le fossé qui sépare le marxisme et les partisans du capitalisme d'Etat

Si des formules marxistes, abstraites de leur contexte, et sans conséquences concrètes, restent incorporées à l'idéologie russe, cela ne doit pas plus nous éton-ner que de voir que le mouvement hitlérien a dû utiliser des mots d'ordre socialis-tes pour conquérir une base dans les masses. Nomad, lorsqu'il se réfère au bolche-visme pour argumenter contre le marxisme, devrait d'abord démontrer l'identité du marxisme et du bolchevisme. Il ne l'a jamais fait, car c'est impossible, et cela le devient de plus en plus puisque les Russes abandonnent de plus en plus ouverte-ment le marxisme, même en tant que phraséologie creuse.

Nomad pourrait répondre qu'il appelle « marxisme » ce qu'on entend ordinai-rement aujourd'hui sous ce terme. De même qu'on ne peut défendre le christia-nisme en faisant référence aux premiers chrétiens, ou à Jésus lui-même, de même, a dit une fois Nomad, nous ne pouvons plus faire appel au marxisme originel, à la pureté de sa jeunesse, à ses premières promesses ; le marxisme des débuts conte-nant en germe ce qui aujourd'hui s'est épanoui dans le mouvement qui se nomme marxisme. Mis à part le fait que l'analogie est en elle-même un peu boiteuse, même en l'acceptant on ne se dispense pas de démontrer que le marxisme trouve réellement et nécessairement ses limites dans le mouvement pseudo-marxiste actuel et dans ses aspirations au capitalisme d'Etat. Pour combattre le marxisme, Nomad devrait aussi s'en prendre à ce courant marxiste qui, comme lui-même, s'élève contre les bureaucraties et le capitalisme d'Etat, et qui réclame l'égalité économique complète et sans délai, sans s'opposer pour autant à la doctrine marxiste. Mais il ne l'a pas fait jusqu'à maintenant : pour les besoins de sa propre thèse, il lui faut un marxisme corrompu. Tout ce que Nomad a utilisé jusqu'à pré-sent pour étayer ses considérations critiques sur le marxisme ne sont, dans la mesure où cela se référait à Marx lui-même, que des expressions faussées ou

1. Dans un article du Scribner's Magazine [juin 1934) Nomad mentionne les plans • capitalistes d'Etat » de Bismarck et défend l'idée que Bismarck pensait à s'assurer la collaboration de Marx dans cette affaire. Mais cela peut difficilement être invoqué comme preuve de la compatibilité du marxisme et du capita-lisme d'Etat, même en supposant que Bismarck soit réellement entré en relation avec Marx. En fait toute cette histoire est sans fondement. Bismarck ne s'est jamais tourné vers Marx, mais il a entretenu une cor-respondance restée sans suite avec Lassalle, dont l'opportunisme suscita toujours, c'est bien connu, la plus sévère condamnation de la part de Marx.

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dépassées de Marx qui se rapportent à des situations oubliées depuis longtemps, et qui, en tout cas, ont perdu de nos jours toute signification. Le marxisme en lui-même, c'est-à-dire le matérialisme dialectique, la théorie de la valeur et de la plus-value, la théorie de l'accumulation, le matérialisme historique, l'heure de travail social moyen comme unité de calcul socialiste, etc., rien de tout cela n'a jamais été abordé par le « critique de Marx » qui s'appelle Nomad.

Mais pour en revenir au problème réellement discuté, Nomad voit dans les intellectuels une troisième couche sociale qui aurait des intérêts de classe spécifi-ques et qui se trouverait en position de développer une conscience de classe appropriée. A côté de l'opposition entre le capital et le travail, qui a surgi du pré-cédent développement des forces productives, et qui ne peut disparaître que dans la société sans classes, nous voyons apparaître une nouvelle possibilité histori-que : le règne des intellectuels, ou, pour reprendre le titre d'un des articles de Nomad : « le capitalisme sans capitalistes. » Mais ce qui caractérise le système capitaliste, entre autres, c'est le fait qu'il ne peut être dirigé consciemment par la société ni même par une classe sociale donnée. Ce sont plutôt l'échange des mar-chandises et la production de plus-value qui déterminent tout le mouvement social, indépendamment de la volonté des êtres humains. Ce ne sont pas les capi-talistes qui contrôlent les lois du marché, mais ces lois elles-mêmes qui régissent les actions de la classe capitaliste ainsi que celles des autres classes. Il n'est pas nécessaire d'entrer plus avant dans ces complications : il suffit de souligner que, de même que le capital est incapable de contrôler son propre mouvement, et que le mouvement du prolétariat dépend de facteurs que celui-ci ne détermine pas par lui-même, les intellectuels, quant à eux, ne sont pas en mesure de mener cons-ciemment une politique qui leur permettrait de conquérir le pouvoir sur la société. Les ambitions qu'ils peuvent avoir importent peu. La question qui se pose est celle-ci : est-ce que le développement social va dans le sens de ces ambitions ? C'est là une question que Nomad n'a pas traitée, puisqu'il s'est contenté de sim-ples affirmations.

La lutte de classes n'est pas plus l'expression d'une action de classe consciente que ne l'est le monopole capitaliste ; elle est un résultat nécessaire du développe-ment économique et de son reflet dans la vie politique. Si des facteurs « extra-humains » déterminent le mouvement de la société, ils déterminent également celui des luttes de classes et des révolutions qui se déroulent en son sein. Il s'agit donc de savoir si l'évolution inévitable des classes moyennes et des intellectuels peut aller dans la direction que redoute Nomad. Hormis l'exemple russe, il n'y a pas encore de pays où une bureaucratie ayant conquis le pouvoir politique dirige également la société sur le plan économique. Le problème est donc de savoir si le cas spécial de la Russie peut être généralisé ? Mais ce qui est arrivé jusqu'à pré-sent, hors de Russie, dans les classes moyennes et parmi les intellectuels2, ne va

2. Les « esclaves en col blanc » qui reçoivent des salaires de misère, qui sont rassemblés dans de gigantes-ques bureaux, souvent à côté des ouvriers de l'industrie, ne peuvent en aucune façon, être rangés dans le groupe des intellectuels défini par Nomad, quelque idée qu'ils puissent avoir d'eux mêmes. Ce sont des prolétaires en cols blancs, tout aussi prolétaires que les outilleurs ou les mécaniciens, chez qui leur col blanc n'efface pas la marque de l'ouvrier, bien qu'en général ils aient de meilleurs revenus et une éduca-tion plus poussée que la grande masse des prolétaires en col blanc.

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pas plus loin qu'une compétition aiguë entre les divers talents organisationnels, les parasites et les commis de la politique, pour le maintien de leur statut.

N'étant pas dans la même mesure que le prolétariat contraints à la solidarité, étant davantage amenés à développer leurs facultés d'adaptation personnelle pour assurer leur existence, il leur est moins facile qu'aux ouvriers ou au capital mono-poliste de se comporter comme une classe. Pencher vers telle ou telle classe en fonction de la conjoncture, et si possible sous l'influence de quelque individualité, voilà ce qui correspond le mieux avec leurs intérêts immédiats. Ils doivent chan-ger souvent de monture jusqu'à ce qu'ils aient réalisé qu'ils n'ont rien d'autre à faire qu'à chevaucher. D'où le double visage de ce groupe : il peut aussi bien se rallier à Staline qu'à Mussolini. Il peut boire à la révolution mondiale, mais aussi au roi d'Angleterre. Mais il y a une chose qu'il ne peut pas faire : agir indépen-damment. Il ne peut donner à Nomad le plaisir de voir ses prédictions réalisées.

IV

Il est intéressant de noter que Nomad ne délimite pas clairement son concept « d'intellectuels ». Il parle fréquemment de classes moyennes en général, puis de professions intellectuelles, à un autre moment il associe ces dernières à la bureau-cratie d'Etat, et ailleurs encore il parle des dirigeants techniques ou administratifs qui occupent des postes importants dans le processus de production. Cette élasti-cité conceptuelle de Nomad a permis à un de ses critiques de dire avec quelque raison : « La dictature des intellectuels est aussi impensable que celle des voya-geurs de commerce 3. »

Depuis le début même du capitalisme, d'après Nomad, les intellectuels ont développé des luttes indépendantes. Dans la misère générale qui marquait les pre-miers temps du développement capitaliste et qui frappait et radicalisait également les intellectuels, ceux-ci avaient des objectifs à peu près identiques à ceux des ouvriers. Mais leur importance sociale grandissant, leurs intérêts se séparèrent bientôt de ceux des ouvriers, au point de susciter l'hypothèse avancée aujourd'hui de leur capacité à diriger la société 4.

Nomad parle ici de ces éléments de la classe moyenne qui sont engagés dans des professions intellectuelles, et même d'une infime minorité, à savoir cette par-tie d'entre eux qui se sent concernée par les problèmes sociaux et dont, à nou-veau, seule une fraction microscopique connut l'évolution que Nomad attribue à toute la couche sociale des intellectuels.

La plus grande partie des intellectuels a toujours été aux côtés du capital, et de nos jours elle soutient encore la classe dirigeante. Elle travaille pour celle-ci exac-tement comme le font les ouvriers. Les classes moyennes elles-mêmes — parmi lesquelles il faut ranger en plus des éléments les mieux payés de l'industrie et du commerce, ce qui reste des professions libérales, les commerçants indépendants, une partie des « rogneurs de coupons », les paysans, etc. — ne se sont jamais trou-vées en position de lier leurs intérêts à ceux du prolétariat, en dépit du fait qu'elles étaient lentement écrasées par le développement capitaliste. Bien plus : la grande

3. Jerome, in The Communist, avril 1933. 4. Nomad Rebels and Renegades, conclusion.

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masse des classes moyennes ne se trouve aucunement à un niveau intellectuel supérieur à celui de la classe ouvrière d'aujourd'hui. Du point de vue révolution-naire, compte tenu de l'arriération politico-économique générale, les liens qui ont pu exister entre les forces petites-bourgeoises et les ouvriers n'empêchent pas qu'une véritable unité d'intérêts était et reste impossible. En effet, les ouvriers, en tant qu'« héritiers » du capitalisme, forment une classe qui n'a pas intérêt à retar-der cette « succession » en comptant sur le soutien des classes moyennes, et qui d'ailleurs ne le peut pas. Ces dernières se trouvent aujourd'hui entraînées dans un processus accéléré de déclin. Elles ne peuvent se rétablir ni par le fascisme ni par le bolchevisme 5.

Et le fait indéniable que la classe moyenne soit sur le déclin contraint Nomad à n'attribuer qu'à une partie de celle-ci, les intellectuels — ou ce qui est communé-ment appelé aujourd'hui la « nouvelle classe moyenne » —, le dessein et la possibi-lité de parvenir à la domination sociale dans le sillage du capitalisme. Le concept d'intellectuel tel que le présente Machajski oppose tout travail intellectuel au tra-vail manuel et associe pratiquement les intel lectuels à la seule bureaucratie d'Etat ; Nomad, lui, à la mode social-démocrate et technocrate, relie plutôt ce concept à la partie des intellectuels engagée dans la production : les « managers », les ingénieurs, les techniciens, auxquelles les innombrables salariés intellectuels plus ou moins favorisés sont subordonnés.

Nomad considère que ces gens forment une nouvelle bourgeoisie ascendante. Comme ils occupent les « postes de commande » dans l'industrie, ils représentent selon lui un pouvoir économique. Et, de fait, le traitement de faveur particulier accordé aux « spécialistes » russes semble démontrer que les fonctions de ces intellectuels dans le processus de production comportent certains privilèges. En tout cas, ce n'est que tardivement que ce groupe d'intellectuels a acquis en Russie la faveur dont il jouit aujourd'hui. Au début de la révolution russe, ils n'étaient pas, et de loin, des « Amis de la Russie nouvelle » ; certains furent même réprimés aussi sauvagement que la bourgeoisie. Dans les pays fascistes non plus, bien qu'ils occupent tous les postes techniques importants, ces intellectuels ni les intellec-tuels en général n'ont pas vu leur situation matérielle et sociale s'améliorer, elle aurait plutôt empiré. Les intellectuels, considérés en tant que groupe social com-pact, ne pouvaient être gagnés au bouleversement bolchevique ou fasciste. Ils n'étaient ni les initiateurs ni les bénéficiaires de ces mouvements. C'est le capital monopoliste lui-même et la grande stupidité des classes moyennes, qui ont porté le fascisme au pouvoir, de même que ce sont les besoins des grandes masses pay-sannes qui ont permis la conquête du pouvoir par les bolcheviks. Les intellectuels russes sont dominés par la bureaucratie russe tout comme dans d'autres pays ils sont dominés par le capital. Ils ne peuvent vivre sous tel ou tel régime qu'en se vendant. Dans aucun de ces systèmes, on ne trouve trace d'un pouvoir intellec-tuel quelconque. Les intellectuels ne sont nulle part assimilables à l'Etat.

5. Des millions de membres des classes moyennes ont été complètement prolétarisés par la crise actuelle. Bien loin de justifier le tapage qui est fait autour de l'importance accrue des « nouvelles classes moyennes » celles-ci ne sont elles-mêmes que l'indice d'une paupérisation générale. Les mêmes lois qui ont entraîné la constitution des « nouvelles classes moyennes > conduisent maintenant à leur destruction, et donc au déclin de leur importance. On pourra trouver une illustration de cette tendance dans l'article de L. Corey, « The crisis of the middle class ».

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Dans son livre Rebels and Renegades Nomad parle du « but évident » des intel-lectuels fascistes : « acquérir le plus de pouvoir possible, aussi bien en aidant les capitalistes à dominer les ouvriers qu'en les forçant à l'occasion à faire des conces-sions à d'autres classes de la population » (p. 404). Dans ce cas il ne parle que de la bureaucratie d'Etat fasciste, qui règne par dessus les intellectuels et au besoin opprime ceux-ci comme elle le fait pour les ouvriers, et dans les deux cas dans l'intérêt du capital monopoliste et sous ses ordres. On voit que Nomad considère cette bureaucratie comme « au-dessus » des classes, sinon elle ne pourrait guère obliger le capital à faire des concessions. Mis à part le fait que rien de tel n'a jamais pu être constaté, Nomad n'examine pas si une telle situation est seulement possible. Ici encore il se contente d'affirmer. Si ce second élément de la tactique fasciste, telle que la voit Nomad, était praticable, le fascisme ne serait jamais arrivé au pouvoir. C'est précisément l'impossibilité de faire des concessions sup-plémentaires à d'autres couches de la population qui a obligé les capitalistes à mettre en place et à soutenir une dictature bureaucratique qui se tient à leur dis-position exclusive. Objectivement, le fascisme ne peut qu'opprimer les ouvriers ainsi que les classes moyennes ; il ne peut se retourner contre le capital. Il n'est donc pas en mesure de sauvegarder les intérêts des intellectuels. Cette bureaucra-tie d'Etat est tout à fait différente de la « nouvelle couche sociale » de managers, d'organisateurs, de techniciens, etc., dont Nomad parle et qui, selon lui, est en train de devenir maîtresse de la société en s'emparant graduellement de toutes les fonctions techniques et commerciales qui étaient remplies à l'origine par les capi-talistes eux-mêmes6.

Dans les écrits de Nomad, l'appareil bureaucratique apparaît comme un ins-trument de la domination par les intellectuels. Une telle situation cependant n'existe ni en Russie, ni sous le fascisme, ni dans le « New Deal » américain. Il faut assurément une bonne dose d'imagination pour voir dans les bouffoneries stupi-des des « new-dealers » autre chose que de la démagogie pure et simple mise en œuvre dans l'intérêt du capital monopoliste qui domine la société américaine ; ou pour conclure que les salaires plus élevés des spécialistes russes leur donne le con-trôle de l'appareil de Staline ; ou pour déduire de l'aide de l'Etat allemand aux dentistes que l'appareil fasciste est le valet des intellectuels ; ou encore pour trou-ver dans l'entreprise de Mussolini en Afrique la hardiesse des professeurs et l'esprit inventif des ingénieurs.

Hilferding et Lénine n'étaient que trop enclins à voir dans le processus de con-centration du capital un processus réel de socialisation, bien que ce ne soit pas avant le triomphe de la révolution prolétarienne que le processus de concentra-tion pourra réaliser dans le domaine économique la socialisation déjà en cours. Tout comme eux, Nomad, considère le processus de concentration actuel comme une socialisation réelle. En fait, tant que les rapports capitalistes subsistent, ce processus de concentration, commandé par le profit et l'accumulation, ne peut qu'aggraver les contradictions capitalistes. Plus le contrôle de l'économie est cen-tralisé, plus l'économie est sujette à des convulsions, plus l'exploitation doit s'intensifier, et plus le ferment révolutionnaire doit se développer. L'idée d'Hilfer-ding que le capitalisme évolue vers un « cartel général », la conception de Lénine

6. Cf. l'article de Nomad « Capitalism withoul capilalists », dans le Scribner's Magazine page 408.

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d'un socialisme organisé sur le modèle du service des postes allemand, voilà sur quoi repose aussi l'illusion de Nomad, d'une économie contrôlée par les intellec-tuels. Une économie capitaliste concentrée entre les mains d'une bureaucratie d'Etat n'est rien d'autre que le capitalisme de monopole poussé à l'extrême. Il y n'y a pas de capitalisme sans capitalistes, comme le croit Nomad. Il n'y a pas de pays fascistes sans capitalistes ; et la bureaucratie russe est en même temps la classe capitaliste russe, car elle remplit des fonctions capitalistes. Ces bureaucra-tes exploitent le travail des prolétaires et des intellectuels russes. S'ils donnent aujourd'hui de hauts salaires aux spécialistes, ils peuvent aussi les rabaisser, et ils seront un jour obligés de le faire. Même si on ne peut démontrer « par a + b » aux bureaucrates que tel ou tel moyen de production leur appartient, il reste qu'ils ont le droit collectif d'en disposer. Détenant le contrôle sur la production, ils contrô-lent aussi la répartition de la part de plus-value qui ne sert pas à l'accroissement nécessaire de l'accumulation.

Le contrôle centralisé des moyens de production est un contrôle capitaliste. Mettre les moyens de production entre les mains des producteurs — ce qui, loin d'exclure un certain centralisme technique, l'implique — voilà ce qu'est le com-munisme. Tant que, dans les conditions modernes, un groupe particulier a le droit exclusif de disposer de la production, ce groupe doit être considéré comme capita-liste. En Russie ce groupe n'est pas composé par des intellectuels, mais par la bureaucratie d'Etat, qui inclut bien entendu des intellectuels. Mais même la plus haute commission de planification russe est subordonnée à la bureaucratie d'Etat.

Le seul moyen, pour Nomad, de sauvegarder sa thèse d'une économie dirigée par les intellectuels, serait d'identifier complètement les intellectuels et la bureau-cratie d'Etat. Mais cela reviendrait à mélanger les concepts autant que les réalités. Bien que la bureaucratie d'Etat soit largement recrutée dans les classes moyennes ou dans ce qui reste du féodalisme (ainsi que chez les ouvriers « parvenus » en Russie, et à un degré moindre dans les pays fascistes), dans les pays de capitalisme privé la bureaucratie n'exerce le pouvoir qu'au profit des couches dominantes capitalistes. La bureaucratie ne peut parvenir à coup de réformes à un pouvoir autonome et décisif sur le plan social, puisque de telles réformes équivaudraient à la destruction du capital. Si elle veut acquérir l'autonomie, elle ne peut y parvenir vraiment que par des méthodes révolutionnaires, comme en Russie. L'existence de la bureaucratie russe d'aujourd'hui n'a été possible que par l'expropriation des anciens capitalistes. Dans les pays arriérés, l'expropriation du capital ne peut mener, dans le cadre du capitalisme mondial, qu'à des capitalismes d'Etat. Dans les pays capitalistes hautement développés, au contraire, toute révolution est nécessairement une révolution ouvrière. Elle ne pourrait s'arrêter à un capita-lisme d'Etat, puisque celui-ci ne peut écarter, même pour un temps les causes qui ont entraîné la révolution. Si les ouvriers se sont révoltés contre le capitalisme, alors ils doivent aussi nécessairement se révolter contre le capitalisme d'Etat, qui ne peut pas davantage améliorer leur situation.

La révolution ouvrière est nécessairement une révolution permanente qui se prolonge jusqu'à ce que toute relation capitaliste ait disparu. Ce n'est que dans le sillage d'une révolution ouvrière qu'un capitalisme d'Etat complet est concevable dans les pays capitalistes développés ; mais cette possibilité n'est qu'apparente car

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dans de tels pays elle correspondait à une régression, ce qui condamne toute tenta-tive d'établir un capitalisme d'Etat à rester une aventure sans lendemain. Le capi-talisme d'Etat étant ici objectivement impossible, toute révolution fasciste doit s'arrêter à la complète subordination de l'Etat aux intérêts du capitalisme de monopole. Le pas suivant, l'expropriation du capital, est également fatal à toute autre forme de l'exploitation capitaliste. Dans les pays capitalistes, c'est l'Etat en tant qu'Etat, et non en tant qu'Etat des intellectuels, qui détient aujourd'hui les instruments politiques du pouvoir. Dans les pays fascistes, l'Etat a plus d'autorité et d'influence sur le plan économique que dans les pays démocratiques parce que, dans les premiers, le capital monopoliste a dû agir d'une manière plus agressive contre tous les autres capitaux, et contre toutes les autres couches de population, de façon à maintenir le système capitaliste dans son ensemble. Là, le capital et l'Etat tendent de plus en plus à fusionner ; c'est-à-dire que le capital dirige l'Etat exactement de la manière dont il dirige ses propres employés. Ce n'est qu'en Rus-sie que l'Etat est propriétaire des moyens de production, mais il faut redire ici qu'il n'y a là pas plus trace de la domination des intellectuels que dans les pays capitalistes.

La seule chose juste que dit Nomad sur ce point, c'est qu'en Russie la bureau-cratie d'Etat est au pouvoir. Il devrait se demander si des conditions similaires peuvent apparaître dans d'autres pays ; c'est-à-dire si des révolutions bolcheviques peuvent se produire dans des pays industriellement développés, ou si l'ultime modification possible du capitalisme n'est pas plutôt représentée par le capita-lisme monopoliste fasciste.

On admet communément que l'état arriéré de la Russie est responsable des difficultés et des errements de son « socialisme ». Nous affirmons que, du fait de ces difficultés et de cet état d'arriération, un socialisme qui prendrait place dans le cadre du capitalisme mondial est tout à fait impossible, et qu'un bond depuis des conditions semi-féodales jusqu'au socialisme n'est possible que dans une situation de révolution mondiale. Mais nous affirmons aussi que c'est précisément l'état d'arriération de l'économie russe qui est le secret de la réussite des bolcheviks et de l'instauration du capitalisme d'Etat russe, qui n'aurait jamais été possible sans ce retard.

Les bavardages de Bismarck sur le capitalisme d'Etat auxquels Nomad fait référence, les fondations du capitalisme d'Etat jetées en Turquie, les tendances au capitalisme d'Etat plus affirmées en Italie qu'en Allemagne, le caractère bolchevi-que de la révolution chinoise — tout cela parle clair. Cela montre qu'un dévelop-pement capitaliste dans les pays arriérés n'est possible, dans le contexte impéria-liste donné, que par un développement « sous serre », qui ne peut en aucune manière suivre le cours « normal » du développement du capital. Le déploiement d'un capitalisme national plus ou moins indépendant du capital monopoliste international suppose la concentration et la centralisation la plus poussée de tous les instruments de pouvoir politique et économique : ce qui dans le développe-ment capitaliste « normal » apparaît comme un résultat est ici une condition nécessaire. Si la concentration la plus forte des capitaux et l'unification des efforts impérialistes sont des nécessités évidentes pour tout pays capitaliste dans le cadre de la concurrence internationale, cela est encore plus nécessaire de nos jours pour

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ces pays arriérés qui luttent encore plus durement pour leur existence même. Pre-nons l'exemple de la Russie : si elle ne voulait pas partager le sort des semi-colonies, si elle voulait devenir une puissance mondiale autonome ou même seu-lement assurer son indépendance, elle n'avait pas le choix de prendre la voie nor-male du développement capitaliste. Dans son cas particulier, le capitalisme russe ne pouvait pas, à la différence des capitalismes anglais, américain, ou allemand dont le développement s'est poursuivi pendant des siècles ou au moins sur plu-sieurs générations, parvenir à une concentration suffisante du capital par l'inter-médiaire de la concurrence. Il fut contraint de brûler l'étape du laissez-faire par des moyens politiques. Non seulement la Russie se trouvait forcée d'agir de cette manière, mais elle en avait également les moyens, car elle pouvait utiliser dès le départ les méthodes de production auxquelles avait abouti le développement capi-taliste dans les pays hautement développés.

Quand les bolcheviks arrivèrent au pouvoir, ils n'avaient aucunement l'inten-tion d'exproprier le capital industriel. Ils n'exigeaient rien de plus que le contrôle de la production. Par le biais du contrôle du crédit, du monopole du commerce extérieur, du monopole des transports, etc., ils pensaient pouvoir diriger le mou-vement du capital grâce à l'autorité de l'Etat. Ce fut l'expropriation des capitalis-tes par les travailleurs, faite sans l'assentiment des bolcheviks, et la résistance des capitalistes qui spéculaient sur une défaite de ces derniers, qui obligèrent le parti à étendre la nationalisation à toute l'industrie. L'Etat, c'est-à-dire la bureaucratie du parti bolchevique, devint ainsi le capitaliste collectif. La lente destruction de tous les centres de pouvoir non-bureaucratiques, de l'opposition capitaliste ouverte ou cachée, et l'émasculation des soviets, lui permirent bientôt de remplir les fonc-tions capitalistes tout comme les fonctions répressives. Mais ceci ne fut possible qu'à cause de la faiblesse relative du capital et par conséquent du prolétariat, et à cause de l'état d'arriération des masses paysannes qui n'étaient pas en mesure de défendre leurs intérêts de façon permanente en s'emparant du pouvoir. Les bol-cheviks se maintinrent au pouvoir en faisant jouer systématiquement les intérêts ouvriers contre ceux des paysans, et vice-versa. C'est la faiblesse de toutes les classes qui permit et imposa la formation d'une bureaucratie dirigeante qui, en naviguant adroitement entre les divers intérêts, put se rendre de plus en plus auto-nome. La répétition de ce processus dans d'autres pays suppose des situations comparables qui, en tout cas, ne se rencontrent dans aucun pays capitaliste déve-loppé.

La situation « néo-féodale » russe est liée à des conditions d'arriération, et de fait ce n'est que dans des pays arriérés que des tentatives semblables apparaissent, tandis que dans les pays capitalistes développés l'influence bolchevique a lente-ment décliné et a aujourd'hui presque disparu. Si, comme Nomad le redoute, l'exemple russe devait se répéter dans des pays capitalistes, il faudrait pour cela qu'une régression historique puisse se produire. Et c'est probablement pour cette raison que Nomad, écrit, dans l'article déjà mentionné du Scribner's, que le capita-lisme d'Etat « pourrait naître dans le sillage d'une victoire fasciste accompagnée d'une régression culturelle aux époques obscures de l'humanité » (p. 441). Lais-sons de côté cette idée bizarre que ce sont les intellectuels eux-mêmes qui devraient nous conduire à la barbarie culturelle, c'est-à-dire à un état de choses qui rend leur propre existence superflue ; le sort des « visionnaires » du capita-

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lisme d'Etat, tels que Schleicher ou Roehm en Allemagne, a montré que ni les capitalistes ni les intellectuels allemands ne veulent ni ne peuvent faire tourner la roue de l'histoire à l'envers et mettre sur pied une économie capitaliste d'Etat. Le capitalisme d'Etat n'est pas l'indice d'une renaissance du capitalisme, mais un symptôme de sa faiblesse. Des tendances dans cette direction se manifestent au début et à la fin du capitalisme, aux deux points faibles de son développement. Le capitalisme d'Etat n'est pas un stade supérieur de l'expansion capitaliste ; ce n'est qu'une des multiples formes de ce système, formes qui toutes sont appelées à dis-paraître. Car toutes contiennent, en elles-mêmes, la contradiction entre forces productives et rapports de production.

V

Avec le développement de la division du travail, moyen et résultat du déve-loppement social des forces productives, le travail est devenu à la fois plus simple et plus difficile. En même temps qu'il acquérait davantage d'importance dans le procès social de production, le travail qualifié simplifiait du même coup le proces-sus de travail ; et plus on s'acharnait à pousser cette simplification, plus la demande en travail qualifié augmentait. Malgré la spécialisation et même à cause d'elle l'importance du travail qualifié s'est accrue.

La division du travail accélérée par le capitalisme a entraîné un approfondis-sement constant du fossé entre travail manuel et intellectuel. Cette contradiction se rencontre non seulement dans la production, mais aussi dans toutes les sphères de la vie sociale. L'activité intellectuelle a appris à négliger la connection étroite qui la lie à l'activité sociale pratique ; théorie et pratique, qui dans la réalité ne font qu'un, furent considérées comme séparées, à la fois par le théoricien et le pra-ticien. Les intellectuels se reproduisent en intellectuels, les ouvriers en ouvriers ; l'apparente autonomie de chaque groupe s'est de plus en plus imposée comme un fait. L'idée qu'il y aura toujours des intellectuels est devenue aussi évidente que l'idée qu'il y aura toujours des manuels pour faire le sale boulot.

De ce point de vue, la pratique apparaît comme un produit de la théorie, alors qu'elles ne peuvent exister l'une sans l'autre. Cette trompeuse apparence a permis aux théoriciens de se considérer comme le sel de la terre et de ne voir dans les ouvriers que le matériau dont ils se servent. Les intellectuels ont fini par se consi-dérer comme un groupe essentiel et décisif de la société ; un groupe qui dépend bien entendu du capital, mais le capital lui-même finit par leur apparaître comme une pure création intellectuelle.

Le capitalisme a développé les forces productives de façon considérable. Ce développement est le secret du progrès scientifique et par conséquent de l'impor-tance grandissante des intellectuels. Maintenant que le capitalisme stagne, sa science est elle aussi condamner à la stagnation ; le déclin du capitalisme entraîne également le déclin de sa science et par conséquent de ses intellectuels. Ce n'est que parce que le développement des forces productives n'est pas lié à une forme particulière de société que les intellectuels et la science elle-même, peuvent être vus comme se tenant « au-dessus des classes ». Dans une société nouvelle la science perdrait, et les intellectuels avec elle, les caractéristiques qui sont propres à la société capitaliste.

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On ne peut préjuger de l'attitude de ceux qui demain rempliront des tâches intellectuelles à partir de l'attitude des intellectuels d'aujourd'hui. Pas plus qu'on ne peut considérer l'égoïsme de l'homme d'aujourd'hui, contraint de s'affirmer individuellement, comme la forme sous laquelle l'égoïsme s'exprimera de toute éternité : il y a aussi un égoïsme qui ne peut trouver à se satisfaire que dans le tra-vail en commun. Mais si l'attitude idéologique des intellectuels d'aujourd'hui ne permet pas d'entrevoir l'avenir, on peut toutefois émettre des hypothèses en par-tant de leurs conditions économiques et du changement des relations économi-ques elles-mêmes.

Dans le cours du déclin capitaliste, une partie des intellectuels est destinée à disparaître. La concurrence entre eux se faisant plus intense, ils perdent la possi-bilité de se reproduire et leur situation économique s'aggrave inéluctablement. Leur réaction à un tel état de chose — réaction renforcée par la compétition accrue pour les places en moindre nombre — ne peut être que de surestimer leur propre importance. On ne se protège pas de la mort par le suicide, mais par un renforce-ment de l'énergie vitale. Plus l'existence des intellectuels est bornée, plus ils ten-tent de montrer à la société leur propre nécessité. Ils doivent devenir réactionnai-res pour survivre, et ils contribuent ainsi à miner davantage la position sociale qu'ils occupaient autrefois.

Si l'intellectuel capitaliste n'est plus en état de progresser, parce que le capita-lisme est en déclin, les intellectuels cessent alors d'être les représentants de la science. Si la classe prolétarienne est seule en mesure de faire avancer les forces sociales de production par des voies révolutionnaires, c'est elle qui deviendra le porteur de la science, et les intellectuels seront contraints d'agir au sein d'un système communiste. Avec la destruction des rapports de classe, c'est aussi toutes les différences tranchées dans l'évaluation des diverses fonctions du travail qui s'évanouiront. La reproduction des différentes forces de travail, fonctionnelle-ment distinctes, ne sera plus déterminée individuellement mais socialement.

Sans égalité économique il n'y a pas de société communiste. Cette égalité ne doit pas être seulement réalisable, il faut aussi qu'elle puisse susciter le dévelop-pement des forces productives. Avant ce moment-là il ne peut y avoir de commu-nisme. Mais si le communisme est indissociable de cette égalité, il est hors de doute que celle-ci sera aussi réalisée dans les faits ; car les forces sociales de pro-duction poussent vers le communisme et cette impulsion est le facteur historique déterminant.

Les distinctions entre travail simple et travail qualifié ne peuvent être abolies ou modifiées que par une amélioration du niveau général du travail. Les varia-tions dans l'évaluation des diverses qualifications ont masqué le fait que la dis-tinction entre travail qualifié et travail non-qualifié s'atténue. La masse des tra-vailleurs est devenue qualifiée, bien que leur travail soit considéré comme primi-tif ; il n'a plus grand chose à voir avec le travail élémentaire de l'époque des manufactures.

A quelques exceptions près dont le nombre diminue sans cesse et qui, sociale ment, ne comptent pas, les exigences adressées à la partie de la population qui remplit des fonctions intellectuelles ne sont pas supérieures à ce qui est demandé à la masse des travailleurs. Elles sont tout simplement différentes. La division du

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travail a aussi affecté dans une large mesure les fonctions intellectuelles, sans diminuer le niveau des intellectuels eux-mêmes. Même aujourd'hui la grande masse des intellectuels se range dans la moyenne de l'intelligence. Si dans certai-nes industries, un seul geste constitue toute l'activité de l'ouvrier, cele ne met pas celui-ci pour autant au ban d'une société où ce geste ne représente en aucune façon le niveau de la technique du travail. Les qualifications générales se sont éle-vées et ont entraîné une tendance incontestable à la standardisation. La « forma-tion » dans l'ensemble s'est développée plus rapidement que ne l'ont fait les capa-cités spéciales des intellectuels. Ce processus peut s'arrêter quelques temps, mais il se confirmera de plus en plus. Un développement dans l'autre sens, vers un ilo-tisme permanent du prolétariat, barrerait le chemin à toute possibilité du commu-nisme mais signifierait en même temps la fin du capitalisme et de toute vie sociale, puisque régression est synonyme de mort.

Les intellectuels ne remplissent pas de fonction économique. L'économie capitaliste n'est pas soumise à la volonté humaine, elle est déterminée en dernière analyse par des facteurs « extra-humains ». C'est le fétichisme de la marchandise qui règne. Les intellectuels n'ont à remplir que des fonctions techniques ou idéo-logiques au profit du capital ; leurs capacités n'ont aucune relation directe avec l'économie sociale. Ils n'ont rien de plus que les ouvriers à apporter au commu-nisme. Ils n'en connaissent pas plus que ces derniers sur les lois du mouvement social. Quand ils s'intéressent à un changement social, ils cherchent à l'amener par le biais de la conscience. Mais il n'y a pas de conscience sociale, et leurs théo-ries ne peuvent aller au-delà du capitalisme d'Etat qui implique la dictature sur les ouvriers. Ils veulent organiser la société comme on organise une usine, un mono-pole, une université ; c'est-à-dire de la manière dont tout est organisé aujourd'hui.

Les ouvriers d'ailleurs ne sont guère plus savants. Mais il y a une chose qu'ils doivent savoir : dans les projets sociaux conçus par les intellectuels, la place qui est assignée aux ouvriers n'est pas celle du maître. Et s'ils ne le savent pas il fau-dra bien qu'ils l'apprennent ; leur misère matérielle, aussi souvent qu'ils s'en remettront à d'autres pour la guérir, ne sera ainsi pas même soulagée. En dernier ressort il incombe aux travailleurs de prendre en charge l'organisation sociale. Ce qu'eux seuls peuvent faire est aussi la seule voie qui puisse les sortir de la misère et de la crise.

Le déclin du capitalisme l'entraîne vers le terrorisme. Si le capital ne connaît plus une croissance progressive, il lui faut, pour survivre, provoquer la paupérisa-tion absolue de grandes masses de population, et cela impose un terrorisme per-manent. Le terrorisme interdit toute activité politique de la part des éléments de la population les moins paupérisés ; l'avenir dépend de l'insurrection des plus appauvris. La misère réelle conduit très souvent à des révoltes spontanées, dont les leaders, du fait du terrorisme existant, ne peuvent aussi surgir que spontané-ment. Ce caractère nécessairement spontané des insurrections, et de leur ampleur qui doit être considérable ne serait-ce que pour rendre les insurrections possibles, restreignent la participation des intellectuels qui ne sont pas encore prolétarisés. La masse révolutionnaire est laissée à elle-même.

Ou bien elle sera vaincue, pour plus tard, se déchaîner de nouveau, car elle ne peut être exterminée ; ou bien elle sera victorieuse du capital et prendra posses-

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sion des moyens de production. Dans les circonstances que nous venons de décrire les travailleurs ne se rassemblent en masse que dans les entreprises indus-trielles. Celles-ci sont le point de départ de leurs insurrections et le fondement naturel de leur dictature, de leurs tentatives de réorganisation sociale. Les travail-leurs n'ont aucun intérêt à l'inégalité sociale ; ils ne veulent personne au-dessus d'eux et ils n'ont personne au-dessous, puisqu'ils étaient la couche la plus basse de la société. Ils seront obligés de recourir à « l'égalité des rémunérations » et ceci dans l'intérêt même d'un processus de production sans heurts, et qu'ils puissent contrôler. L'inégalité des rémunérations est toujours le signe que les ouvriers ne commandent pas eux-mêmes, mais qu'ils sont commandés. Les travailleurs sont les seuls qui puissent adopter l'égalité des rémunérations comme une nécessité sociale, et ils devront imaginer des méthodes économiques afin d'assurer cette égalité. Pour une société communiste il n'y a qu'une unité de mesure : l'unité naturelle. De même que les machines ne seront considérées que comme des machines, comme des valeurs d'usage, de même la nécessaire « mesure de la valeur » dans la production d'objets utiles doit être une mesure naturelle — le temps de travail. Le caractère social du travail obligera à accepter le temps de tra-vail moyen comme unité de calcul et comme unité de mesure générale de la valeur. Le recours à l'heure de travail social moyen empêchera le retour de l'iné-galité. Il n'y a pas de communisme sans cette unité de mesure de la valeur qui dirige la société de façon impersonnelle. Il n'y aura pas de solution à la misère de la classe ouvrière sans communisme. La lutte se poursuivra jusqu'à ce que la socialisation soit effectivement réalisée dans la société. Avec l'« égalité des rémuné-rations » sera assurée la reproduction sociale de la force de travail. Chaque forme de travail sera ouverte à tous ; la fonction particulière que remplira une personne dans le procès de travail social ne sera alors réellement qu'une question de capa-cité individuelle. Ce fait, en pénétrant la conscience de l'individu, assurera une acceptation relativement harmonieuse de la division du travail. Le raccourcisse-ment de la journée de travail qui sera rendu possible fera du problème général du travail un problème d'importance secondaire. Les gens apprendront à accomplir leur fonction sociale comme quelque chose qui va de soi, de la même manière qu'aujourd'hui ils se brossent les dents.

Mais ce n'est pas tellement ce qui se fera dans la nouvelle société qui nous intéresse ici. Nous voulons surtout souligner que la classe ouvrière d'aujourd'hui est tout à fait en mesure de faire sa révolution et de construire la nouvelle société sans l'aide des intellectuels et même au besoin contre eux. Ce qui suffit à garantir que les intellectuels, dans leur propre intérêt vital, auront leur place dans la nou-velle société, et aux conditions fixées par elle. Il n'y a pas lieu ici de développer davantage les lois du mouvement d'une société communiste ; on peut dire cepen-dant que si Nomad s'était davantage intéressé à ces lois, il aurait compris que tout le problème des intellectuels est d'importance secondaire — et qu'il est bien plus vital de faire voir à la classe ouvrière qu'elle est dès aujourd'hui en mesure de construire une société réellement communiste et que toute difficulté qui pourrait être suscitée par les intellectuels peut être résolue dans le cadre de la dictature du prolétariat.

Y a-t-il un « autre mouvement ouvrier » ? *

En tant qu'expression des rapports de production capitalistes, le mouvement ouvrier est en même temps un mouvement de travailleurs qui doivent développer leur conscience de classe à l'intérieur des rapports capitalistes de marché. Dans la concurrence générale, il y a aussi la concurrence que les travailleurs se font entre eux. Bien que les divers capitaux constituent le capital global, le capital ne se pré-sente pas sous la forme d'un capitaliste global, et si les travailleurs fournissent à eux tous la totalité du travail, le travailleur total, lui, n'existe pas. Mais quoi qu'il en soit de la concurrence entre les capitaux ou de la compétition pour les emplois, la reproduction de la société capitaliste demeure celle des rapports capitalistes de production ou des rapports de classes capitalistes sur lesquels reposent les rela-tions de marché.

La division du travail capitaliste, déterminée par l'accumulation du capital, offre non seulement aux divers capitaux mais aussi bien à des groupes différents de travailleurs la possibilité de faire valoir leurs intérêts particuliers à l'intérieur des rapports de classes donnés. Le mouvement ouvrier est donc bien un mouve-ment reposant sur les antagonismes de classes, mais il représente en même temps, outre l'intérêt de classe, des intérêts professionnels particuliers. L'intérêt com-mun de tous les prolétaires dans le cadre de la société capitaliste, c'est ce que Marx appelait « l'économie politique — mais du point de vue de l'ouvrier », c'est-à-dire comme lutte constante contre l'extraction capitaliste de plus-value. L'éco-nomie politique de l'ouvrier, tout comme celle de la bourgeoisie, est inséparable de l'existence du capital. Il s'agit pour l'une et pour l'autre du degré de l'exploita-tion, non de l'existence de celle-ci. C'est pourquoi le développement de la cons-cience de classe et du mouvement ouvrier ne peut être conçu que comme un pro-cessus révolutionnaire qui, mettant fin au travail salarié, supprime enfin la divi-sion de la société en classes.

Or, cette espérance a été jusqu'à présent déçue. Les travailleurs ont accordé beaucoup plus d'importance à la prise en compte d'intérêts directs et particuliers à l'intérieur des rapports capitalistes de production, qu'à l'élimination révolution-naire de ceux-ci, envisageable seulement pour un avenir très indéterminé. Ces espérances insatisfaites réclamaient une explication. Friedrich Engels, l'auteur de La situation de la classe ouvrière en Angleterre, a dû les ressentir avec une particu-

" Paru dans l e J ahrbuch Arbeiterbewegung n° 3, Francfort 1975, ce texte est le compte-rendu de l'ouvrage de K.H. Roth et E. Behrens, Die andere Arbeiterbewegung und die Entwicklung der kapitalistischen Repres-sion von 1880 bis zur Gegenwart, Munich, 1974. Une version française de cet ouvrage écartant la partie consacrée au mouvement ouvrier allemand entre 1880 et 1933 ainsi que celle portant sur le nazisme due à E. Behrens, est parue sous le titre L'autre mouvement ouvrier en Allemagne, 1945-1978, C. Bourgois, Paris, 1979. Cette traduction du compte-rendu de P. Mattick a été publiée dans les Cahiers du CENDOCRI, bul-letin du Centre de Documentation Critique Internationale, Paris, 1980. |N.d.T.)

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lière intensité. En quelques décennies, la classe ouvrière qu'il décrivait et en laquelle les révolutionnaires pouvaient mettre tous leurs espoirs était devenue une classe hostile à toute espèce de mouvement révolutionnaire, et qui se sentait à son aise au sein du monde existant. L'explication qu'en donna Engels ne fut pas, contrairement à ce qu'on aurait pu attendre, l'accroissement de la productivité et par conséquent de l'exploitation des ouvriers anglais, qui permettait une élévation simultanée des salaires et des profits, ce fut plutôt la corruption des ouvriers du fait de leur participation empressée à l'exploitation impérialiste de la planète à laquelle se livrait le capital anglais. Plus tard Lénine reprit cette idée pour expri-mer sa propre déception devant l'attitude des ouvriers. Le capitalisme impéria-liste avait d'après lui fait naître une aristocratie ouvrière devenue inaccessible aux idées révolutionnaires et qui portait la responsabilité de la « trahison » de la II' Internationale.

De telles explications ne visaient encore que les ouvriers en général ou bien les couches privilégiées de la classe ouvrière, et non pas les différences que la divi-sion du travail introduit entre les manœuvres, les ouvriers spécialisés, et les ouvriers professionnels. Bien que les conditions de vie et de travail des divers ouvriers qualifiés fussent différentes, ces différences étaient trop limitées pour faire penser que de simples intérêts professionnels pouvaient porter préjudice à la conscience de classe. On admettait bien au contraire que les luttes syndicales des ouvriers contribueraient à éveiller et à développer celle-ci. Le réformisme du mouvement ouvrier n'était pas non plus rapporté à une couche ou groupe particu-lier de travailleurs, mais bien à l'illusion très répandue que la situation de la classe ouvrière pourrait s'améliorer progressivement dans le cadre même du capita-lisme, illusion que le développement effectif encourageait. Ce n'est que très récemment qu'on a essayé de comprendre les transformations du mouvement ouvrier non plus à partir du développement global du capital, mais à partir des transformations techniques du processus de production, qui auraient donné nais-sance à un « autre » mouvement ouvrier, différent de celui qu'on connaissait jusqu'alors.

C'est à cet « autre » mouvement ouvrier qu'est consacré le livre de K.H. Roth et d'E. Behrens. La thèse qu'ils soutiennent (et d'autres avec eux) est fort simple : la technique capitaliste moderne élimine les ouvriers qualifiés pour les remplacer par des forces de travail peu formées et meilleur marché, comme dans le travail à la chaîne par exemple. Ces travailleurs non formés ou rapidement formés sont, du fait de l'automatisation du processus de production, généralement interchangea-bles, et peuvent être désignés par le concept de « travailleur général » (Gesamtar-beiter) ou d'« ouvrier-masse » (Massenarbeiter). A la différence des ouvriers quali-fiés en voie de disparition, les « ouvriers-masse » n'ont plus aucune espèce de rela-tion à la production ; ils constituent le travail totalement « aliéné » et peuvent être considérés comme de purs appendices de la machine, qui détermine de façon des-potique leur façon de vivre. Alors que l'ouvrier qualifié était empli de conscience professionnelle, les « ouvriers-masse », qui occupent dans le processus de produc-tion une position déshumanisée, se trouvent en opposition totale avec la société capitaliste. Ce sont les « ouvriers-masse » qui accompliront la rupture avec l'ancien mouvement ouvrier lié aux ouvriers qualifiés, et qui créeront à partir de leur propre situation les formes d'action et d'organisation adéquates.

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Cette thèse s'appuie sur la disposition que manifestent les ouvriers à la chaîne, ces dernières années et notamment en Italie, à faire grève en s'efforçant par des comités d'action autonomes de porter les luttes économiques au-delà des limites légales où les syndicats aiment les enfermer. Ces comportements remar-quables, bien que localisés, Roth et Behrens ne les tiennent pas seulement pour annonciateurs d'événements futurs ; ils les invoquent également pour rendre compte de toutes les défaites du mouvement ouvrier jusqu'à ce jour, par la tutelle qu'exerçaient sur celui-ci les ouvriers qualifiés. Dans le passé, seuls les travail-leurs peu ou pas formés, comme ceux des mines ou des chantiers navals, ont d'après eux mené une lutte de classe consciente et réelle contre le capital, tandis que les travailleurs qualifiés constituaient le socle de la social-démocratie réfor-miste et des syndicats disposés aux compromis de classe.

Bien entendu, les auteurs ne peuvent pas contester que les travailleurs quali-fiés aient édifié leurs associations en luttant contre le capital. Mais ils soulignent que grâce à sa position particulière dans la production, cette minorité parmi les travailleurs est parvenue à dominer le mouvement ouvrier tout entier. Là réside-rait la cause essentielle de l'échec révolutionnaire de la classe ouvrière. Tous les événements révolutionnaires que nous montre l'histoire seraient toujours le fait de cette « couche paria et privée de tout droit du travailleur général » : quand ce n'est pas l'ouvrier à la chaîne multinationale d'aujourd'hui, il s'agit tout au moins de ce travailleur non qualifié, dépourvu de toute mentalité corporatiste, dont les luttes visaient toujours au-delà de l'objectif purement syndical d'augmentation des salaires ou d'amélioration des conditions de travail. Pour nos auteurs, « les sol-dats révolutionnaires de l'armée rouge de la Ruhr n'avaient rien de commun avec les ouvriers qualifiés, fiers de leur métier et attachés à l'Etat du travail », de même que les « troupes de choc des travailleurs non qualifiés » n'avaient rien à voir avec les tentatives limitées de « l'avant-garde des travailleurs qualifiés » pour consti-tuer des conseils exclusivement orientés vers l'autonomie de l'usine.

Ainsi donc il faudrait parler de « deux tendances juxtaposées des luttes ouvriè-res » : celle du mouvement ouvrier traditionnel, et celle d'une lutte qui s'est déroulée et se déroule encore en dehors des intérêts bornés du mouvement ouvrier officiel et contre celui-ci. De sorte que le combat mené contre le capital porterait également contre l'ancien mouvement ouvrier, et attribuerait le rôle décisif à « l'autre » mouvement ouvrier. D'autant plus que « la contre-offensive syndicale-patronale » contre l'ouvrier-masse aurait déjà commencé avec « la mise en place délibérée d'une division de la classe ». Et ainsi, « depuis 1970, s'est ache-vée une période presque séculaire de la lutte ouvrière, avec ce résultat que les organisations ouvrières traditionnelles sont maintenant passées ouvertement et irrévocablement de l'autre côté de la barricade ».

Tout ceci n'a rien de bien nouveau, encore qu'on puisse avoir beaucoup de mal à comprendre comment on peut être de l'autre côté de la barricade quand il n'y a pas de barricades. Les luttes de classes de ces dernières années, les innom-brables grèves légales ou illégales n'ont pas été menées par les « ouvriers-masse », mais par des travailleurs de toutes les professions, y compris par des travailleurs qualifiés, par des employés du secteur privé ou du secteur d'Etat, jusqu'aux employés des Postes et aux policiers. Si ces grèves sont restées dans la plupart des

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cas sous contrôle syndical ou bien y sont retombées après y avoir un temps échappé, cela n'a rien à voir avec le travailleur qualifié ou l'ouvrier à la chaîne, cela tient au simple fait qu'il s'agissait de luttes syndicales et non pas de luttes menées contre le système capitaliste lui-même.

« L'ouvrier-masse » n'a pas lui non plus surmonté jusqu'à présent le caractère syndical de ses actions, et là où il existe depuis une époque ancienne, il a constitué des unions industrielles qui ne sont pas moins intégrées au système capitaliste que les organisations ouvrières traditionnelles. Il suffit de penser aux grandes unions industrielles de la production de masse américaine pour comprendre aussitôt qu'il est tout aussi illusoire de miser sur les « ouvriers-masse » comme Roth et Behrens que de miser comme autrefois sur les travailleurs qualifiés. Mais Roth et Behrens en attendent encore davantage : la dissolution et la destruction de tout le mouve-ment ouvrier tel qu'on l'a compris jusqu'à présent, et la constitution de « formes de lutte tout à fait nouvelles », grâce auxquelles s'imposeront les « ouvriers-masse » inorganisés ou ceux qui s'opposent aux organisations ouvrières.

De ces « nouvelles formes de lutte », toutefois, il nous est dit bien peu de cho-ses, et le peu qui nous en est dit, comme par exemple ce qui concerne les grèves avec occupation, ne se rapporte pas exclusivement aux « ouvriers-masse », mais à des actions menées par les catégories de travailleurs les plus diverses. Cela mis à part, il est seulement fait référence à des formes de luttes ouvrières qui consti-tuaient, dans le contexte du fascisme, un refus des prestations exigées et un sabo-tage discret (congés-maladie, absentéisme du lundi). Ceci pour renforcer l'impres-sion que les ouvriers, en toutes circonstances ou sans le truchement des organisa-tions ouvrières officielles, offrent une résistance et même conduisent des luttes plus efficaces que sous le contrôle traditionnel des syndicats. C'est ainsi que Roth et Behrens poussent l'absurdité jusqu'à prétendre que les luttes ouvrières avaient conduit le régime nazi à une crise telle qu'il n'a pu la surmonter qu'en déclen-chant la guerre. Ils considèrent le Blitzkrieg, la guerre éclair, comme un « instru-ment pour la restructuration de la classe ouvrière », dans la mesure où le recrute-ment des travailleurs étrangers par le travail obligatoire était justement censé per-mettre de briser la volonté révolutionnaire des ouvriers allemands. Faisant ainsi violence aux faits, les travestissant contre toute logique jusqu'à les rendre mécon-naissables, pour les contraindre à étayer une thèse préconçue. Il n'est presqu'aucune des preuves qu'ils avancent qui ne se révèle comme une interpré-tation falsifiée des faits évoqués. Et lorsque leurs preuves sont empruntées à d'autres sources, c'est aux fausses informations que diffusait à Paris, à Prague ou à Bâle, la bureaucratie officielle du mouvement ouvrier liquidé, pour les besoins de sa propagande.

Si le livre n'est en lui-même qu'un méli-mélo insupportable, il pointe un pro-blème qui revêt pour la classe ouvrière une importance considérable. Que le mou-vement ouvrier traditionnel n'est pas devenu un mouvement révolutionnaire, chacun a pu s'en rendre compte depuis 1914. Mais s'il se maintient dans des for-mes de plus en plus réactionnaires, cela ne s'explique pas par la domination qu'exerceraient sur lui les travailleurs qualifiés, mais par le développement et la puissantinattendus du capital. Dans l'incapacité où ils se trouvent de faire la révolution, les travailleurs s'installent comme ils le peuvent dans le cadre du capi-

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talisme. Par rapport à cet objectif, le mouvement ouvrier traditionnel était un ins-trument approprié, et il l'est resté alors même que les organisations échappaient au contrôle des travailleurs et tombaient aux mains de bureaucraties autoritaires. Dès lors, ce ne furent plus les travailleurs eux-mêmes, mais leurs « représentants » dans les syndicats et aux parlements et même dans les partis « révolutionnaires », qui déterminèrent la théorie et la pratique du mouvement ouvrier et par consé-quent le comportement de la classe ouvrière. Comme ce type de mouvement ouvrier ne peut exister que sur le terrain des rapports de production capitalistes, il se transforma inévitablement en un soutien de la société capitaliste. Sa propre existence se trouvait liée au maintien du capital, nonobstant le fait qu'il devait défendre les intérêts de ses membres dans le cadre du marché capitaliste pour pouvoir subsister en tant que mouvement ouvrier.

Lorsque l'existence du capital est mise en question, c'est-à-dire dans les pério-des de crise ou dans les situations révolutionnaires, les organisations ouvrières intégrées au capitalisme se situent du côté du capital, ne serait-ce que pour des rai-sons d'autoconservation. Dans une société socialiste, il n'y a de place ni pour des partis, ni pour des syndicats. En d'autres termes, tout combat révolutionnaire qui se donne pour but le socialisme se dirige inévitablement contre les anciennes organisations ouvrières également. L'enjeu de ce combat est l'abolition simulta-née des rapports de production et des rapports de marché, ce qui inclut aussi la suppression des différences que la division capitaliste du travail introduit dans la classe ouvrière.

Un tel combat n'est cependant pas à l'ordre du jour. Dans la situation de crise" actuelle, comme dans toutes les précédentes, la tâche des organisations ouvrières officielles reste d'aider le capital à sortir de la crise, ce qui ne peut se faire qu'aux dépens des travailleurs : aujourd'hui, c'est en portant atteinte aux intérêts immé-diats des travailleurs que ces organisations les représentent. Dans ces conditions, il est plus que probable que les travailleurs auront recours à des formes d'action incompatibles avec les méthodes syndicales habituelles, et qu'ils sauteront par-dessus leurs propres organisations pour faire valoir leurs intérêts par le moyen d'organisations plus adéquates. Et comme les « ouvriers-masse », dont se récla-ment Roth et Behrens, sont le groupe de travailleurs les plus exploités, on peut aussi prévoir qu'ils se trouveront à la pointe des affrontements de classe à venir.

C'est pourtant une erreur de supposer que la lutte de classes sera placée dans l'avenir immédiat sous le signe de « l'ouvrier-masse ». L'évolution se fait en sens opposé. La productivité du travail a atteint un point tel que les travailleurs effecti-vement actifs dans la production constituent une minorité dans l'ensemble de la classe ouvrière, tandis que les travailleurs employés dans la circulation ou autre-part deviennent la majorité. Mais les travailleurs qui sont à l'extérieur de la pro-duction directe n'en font pas moins partie de la classe ouvrière. La paupérisation liée à la crise frappe tous les travailleurs et les force à se défendre. La division en classes est déterminée par les rapports de production, non par les transformations techniques ni par la division du travail qu'elles entraînent. Ce n'est pas à « l'ouvrier-masse », mais à la classe ouvrière, qu'appartient l'avenir — s'il doit y en avoir un.

Bibliographie

Une bibliographie complète, établie par Paul Mattick Jr et par Michael Buck-miller, est parue dans IWK, Internationale wissenschaftliche Korrespondenz zur Ges-chichte der deutschen Arbeiterbewegung, juin 1981, Cahier 2, Berlin.

Dans la bibliographie ci-dessous, nous n'indiquerons que les traductions fran-çaises (livres et articles) et les principales anthologies ou recueils en langues étran-gères.

A. Ouvrages traduits en français

• Intégration capitaliste et rupture ouvrière, choix de textes, traduits par S. Bricia-ner, Paris, EDI, 1972, préface de R. Paris (Contient « Rosa Luxemburg et Lénine » -« Karl Kautsky, de Marx à Hitler » - « Les groupes communistes de conseils » - « Organisation et spontanéité » - « Le marxisme et le capitalisme monopoliste » -« Les limites de l'intégration » - « La gestion ouvrière » - « Division du travail et conscience de classe »). • K. Korsch, P. Mattick, A. Pannekoek, O. Riihle, H. Wagner : La CL «;-révolution bureaucratique, Paris, UGE, 1973. (Contient, de P. Mattick : « Lénine et sa légende », « Le développement de la politique étrangère de la Russie soviéti-que », « La Russie soviétique aujourd'hui », « A propos du Traité d'économie marxiste d'E. Mandel ».) • Marx et Keynes, Paris, Gallimard, 1971, trad. par S. Bricianer. • Crises et théories des crises, Paris, Champ Libre, 1974 (trad. avec le concours de S. Bricianer).

B. Articles et textes traduits et publiés en français, et non reproduits dans ce volume (la date entre parenthèses est celle de la publication originelle).

• Postface à Karl Korsch, Karl Marx, Paris, Champ Libre, 1971 (compte-rendu publié dans Living Marxim, IV, 6, avril 1939). • Stalinisme et bolchevisme in : Willy Huhn, Trotsky, le Staline manqué, Paris, Spar-tacus, 1981 (1947). • « Nationalisme et socialisme », Front Noir, février 1965, et ICO (Informations et correspondance ouvrières), n° 99, 1970 (1959). • « Anton Pannekoek » in : La Révolution prolétarienne, mai 1962, republié en pré-face à Anton Pannekoek, Lénine philosophe, Paris, Spartacus, 1971. • « Karl Korsch », Cahiers de l'ISEA, n° 7, 1963 (1962). • « Valeur et socialisme », Cahiers de l'ISEA, n° 9, 1965. • « Humanisme et socialisme », Front Noir, Paris, août 1965. • « Le Capital aujourd'hui », Cahiers de l'ISEA, n° 11, juin 1967. • « Henryk Grossmann, théoricien de l'accumulation et de la crise », préface à

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H. Grossmann, Marx, l'économie politique classique et le problème de la dynamique, Paris, Champ Libre, 1977. • « Principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes », Cahiers de l'ISEA, n° 14, novembre 1970 — Version abrégée dans ICO, Informa-tions et correspondance ouvrières, février 1971. • O. Riihle et le mouvement ouvrier allemand (1945) in : Otto Riihle, Fascisme brun, fascisme rouge, Paris, Spartacus, 1975. • « Anton Pannekoek et la révolution mondiale » (1974) in : Histoire du marxisme contemporain, T. 2, Paris, U.G.E., 1976. • « Les soviets et le parti », Autogestion et socialisme, n° 37/38, avril 1977. • Interview de Paul Mattick par Lotta Continua, Spartacus, nc 11, octobre 1978. • Interview de Paul Mattick in : Anton Pannekoek, Les Conseils ouvriers, T. 2, Paris, Spartacus, 1982.

C. Anthologies en langues étrangères

• Kritik der Neomarxisten und andere Aufsàtze, Francfort, 1974. • P. Mattick, K. Korsch, H. Langerhans : Capitalismo e fascismo verso la guerra, Anthologie des « New Essays », par G. Bonacchi et C. Pozzoli, Florence 1976. — Anti-bolshevik communism. White Plains, N.Y. 1978 (choix de textes 1935-1967, avec une introduction de P. Mattick). — Critica de la theoria economica contemporenea, Mexico, 1980.

Cahier Spartacus en préparation :

De l'usage de Marx en temps de crise

Qu'un colloque sur Marx se tienne pour le centenaire de sa mort dans les locaux de l'Assemblée nationale vérifie une fois de plus ce que divers courants révolutionnaires affirment depuis plu-sieurs dizaines d'années : non content d'être devenu l'idéologie de la classe dominante dans les pays de capitalisme d'Etat, le marxisme se présente partout ailleurs sur le marché des idées comme une variété de l'idéologie dominante. Ce qui n'empêche pas l'analyse critique qui précède d'utiliser quelques-unes des notions (idéologie et classe) qui ont été formulées de la manière la plus cohérente par Marx. Ecrite pour être l'arme théorique du pro-létariat, l'oeuvre de Marx a servi à la réforme et à la conservation du capital, tout autant qu'à sa subversion.

Tandis que diverses variétés de la contre-révolution — stali-niens, sociaux-démocrates et trotskistes — réunies dans les locaux du parlementarisme bourgeois vont mimer l'enterrement en grande pompe du noyau subversif de l'œuvre de Marx, les Cahiers Spartacus vont s'efforcer d'offrir les éléments d'une réflexion utile à ceux qui n'ont pas perdu l'espoir de changer le monde. Nous demandons à un certain nombre de personnes qui ont quel-ques lumières sur la question à quoi peut servir Marx en temps de crise ? Question qui se décompose comme suit :

Qu'est-ce qui dans les écrits de Marx et dans les extrapolations de ses disciples peut servir aujourd'hui à la bourgeoisie et aux fonctionnaires du capital pour asseoir leur domination et tenter de maîtriser une économie qui leur échappe ? Qu'est-ce qui peut aider le révolutionnaire d'aujourd'hui à comprendre la relation entre la crise sociale et la crise économique ? En quoi la méthode historique de Marx est utile au prolétariat dans sa lutte pour la communauté humaine ? On a trop souvent et trop mécaniquement lié la possibilité d'une rupture révolutionnaire avec la baisse ten-dancielle du taux de profit. En quoi Marx peut-il nous aider à sor-tir de l'économisme ?

Concevant cette prochaine publication comme un recueil de con-tributions, nous appelons tous ceux qui sont intéressés à envoyer les leurs à l'adresse suivante : Spartacus — 5 rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie — 75004 Paris

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CAHIERS MENSUELS EDITES PAR LES AMIS DE SPARTACUS RESTENT DISPONIBLES :

SERIE A 1. Jean JAURES - L'église et la laïcité 10 F 3. Charles ALLIGIER - Socialisme et bolchevisme 10 F 4. Rosa L U X E M B O U R G - La révolution russe 10 F 5. René LEFEUVRE — La politique communiste (Lignes et tournants! 10 F 7. MALAQUAIS-Louis Aragon ou le Patriote professionnel 10 F 8. JAURES et LAFARGUE - Idéalisme et matérialisme 10 F

18. TOMORI-BALASZ - Qui succédera au capitalisme ? 10 F 24. Jean JAURES — Le manifeste communiste de Marx et Engels 1 0 F 25. L U X E M B O U R G — Lettres de prison. La responsabilité historique

de Lénine B. FOUCHERE - Vie héroïque de Rosa Luxembourg 10 F 36. RIAZANOV, ENGELS, L U X E M B O U R G - La confession de Karl Marx 10 F 38. LENINE - Lettre ouverte à Boris Souvarine 10 F 47. SERGE, MALAQUAIS, BLUM, DOMMANGET, LENINE - Textes 10 F 50. PIC — Les racines d'octobre 1917. La gauche polonaise 12 F 52. Henri S I M O N - Le 25 juin 76 en Pologne 15 F

SERIE B 6. Robert LOUZON - L'ère de l ' impérialisme 20 F 8. Lucien LAURAT - Déchéance de l 'Europe 20 F 16. JAURES — Commentaire, controverse et discours 22 F 18. JAURES et GUESDE - Les deux méthodes - Le socialisme 20 F 25. Denis HEALEY — Les socialistes derrière le rideau de fer 25 F 31. TROTSKY — Rapport de la délégation sibérienne. La naissance du bolchévisme 20 F 33. PANNEKOEK-KORSCH - Lénine, philosophe 30 F 36. MARX, E N G E L S - T e x t e s sur l'organisation 25 F 37. Jean JACQUES — Luttes sociales et grèves sous l 'ancien régime 20 F 40. SOUVARINE — Un pot-pourri de Kroutchev |ses souvenirs par le K.G.B.] 10 F 42 . MARX, ENGELS - Programmes socialistes : Erfurt, Gotha, Le Havre, P.O.F 10 F 45. RUBAK — La classe ouvrière en expansion permanente 25 F 46. MAC DONALD — Le marxisme en question (Vers l'anarchisme| 20 F 47. Boris SOUVARINE - Le stalinisme. Ignominie de Staline 10 F 48. Ch. REEVE — La Chine de Mao tigre de papier. (La révolution culturelle ! 25 F 49. R. L U X E M B O U R G — Réforme ou révolution, marxisme et dictature 20 F 51. Victor SERGE — 16 fusillés : la vieille garde bolchévique massacrée 25 F 52. SKIRDA — Les anarchistes russes et les soviets 25 F 53. ROCKER - Les soviets trahis par les bolcheviks 20 F 54. Max ST1RNER — De l'éducation. En lisant l 'Unique. La vie de Stirner 20 F 55. D O M M A N G E T - L U X E M B O U R G - 1848-1905, étapes de la Révolution 25 F 56. R. L U X E M B O U R G — Marxisme contre dictature : questions d'organisation 10 F 57. CORALE — Capitalisme, syndicalisme : même combat 20 F 58. J .L. CAMATTE — Bordiga et la passion du communisme 30 F 59. J. PERDU — La révolte des Canuts, les insurrections lyonnaises 1831-1834 20 F 60. I.C.O. - Capitalisme et lutte de classe en Pologne (1970-1971) 35 F 61. Collectif SPARTACUS - Portugal, l 'autre combat pour la révolution 25 F 62. G. MUNIS — Parti-Etat, stalinisme. Révolution |au-delà du trotskisme) 20 F 63. O. RUHLE-P. MATTICK - Fascisme brun, fascisme rouge 20 F 65. OLLIVIER-LANDAU — Espagne, les fossoyeurs de la révolution sociale 20 F 67. LEVAL — La pensée constructive de Bakounine 35 F 68. Charles REEVE — Portugal, la conception putschiste de la révolution 10 F 69. J. BARRUE — L'anarchisme aujourd'hui. Et un inédit de Bakounine 1 8 F 70. D O M M A N G E T - 1793. Les Enragés, les Curés Rouges, Roux et Dolivier 25 F 72. A. CROIX — Jaurès et ses détracteurs. Envie et calomnie. L'assassinat 4 0 F 73. ANDERSON — Hongrie 1956. Révolution. Conseils ouvriers, répression 25 F 75. Claude B E R G E R — Pour l'abolition du salariat, l 'associationnisme 10 F 76. Paul LAFARGUE - Le droit à la paresse. C.R. : Le refus du travail 10 F 77. SABATIER - Brest-Litovsk, 1918, stop à la révolution 15 F 78. K. KAUTSKY — Les 3 sources du marxisme. La contestation 10 F 80. Collectif SPARTACUS — Rosa Luxembourg et sa doctrine 40 F

83. l 'KUDHOMMbAUX — Spartacus : la commune de Berlin |discours de Rosa Luxembourg, le programme de Spartacus) 20 F

84. KARL MARX - Textes philosophiques de jeunesse 20 F 85. B E R N E R I - G u e r r e de classe en Espagne 1936-37 20 F 87. Ida M E T T — La commune de Cronstadt. Crépuscule sanglant des Soviets 20 F 88. ROTT and BRANCH — Le nouveau mouvement ouvrier américain 25 F 90. COLLECTIF — L'autonomie, le mouvement autonome en Italie et en France 10 F 91. SOUVARINE, PAPAIOANNOU - Lénine, Staline et le pouvoir 10 F 92. Anton CILIGA - Lénine et la révolution 10 F 93. RAYNAUD et AMBAUVES - L'éducation libertaire 25 F 95. BORDIGA — Russie et révolution dans la théorie marxiste 25 F 97. MERCIER-VEGA, GRIFFUELHES - Anarcho-syndicalisme révolutionnaire 25 F 99. PRUDHOMMEAUX - L'effort libertaire, le principe d'autonomie 20 F

101. KORSCH — Au cœur de la conception matérialiste de l'histoire 10 F 102. CAMATTE — Capital et Gemeinwesen, le 6° chapitre inédit du Capital 35 F 106. RUBAK - Classes laborieuses et révolution 25 F 109. GORTER — Réponse à Lénine : la maladie infantile du communisme 25 F 110. CH AZE — Chronique de la révolution espagnole 2 5 F 111. RUSTICO - 1933 : La tragédie du prolétariat allemand 12 F 112. Ch. REEVE - Pologne 1980-81, solidarité enchaînée 10 F 113. Willy HUHN - Trotsky le Staline manqué 25 F 114. Anton PANNEKOEK Les conseils ouvriers. Tome I 45 F 115. SERGE-ZAREMBA - La commune de Varsovie, l 'impérialisme russe 20 F 116. Collectif JUNIUS - Au-delà du parti (évolution du concept de parti) 35 F 117. H. SIMON - Pologne : lutte de classes et crise du capital (1980-82] 24 F 118. Daniel GUERIN - Rosa Luxembourg et la spontanéité révolutionnaire 26 F 119. Anton PANNEKOEK - Les conseils ouvriers. Tome II 34 F 120. ACRATIE - Anthologie de Noir et Rouge, 1956-1970 65 F 121. T A L E S - L a commune de 1871 40 F 122. Collectif SPARTACUS — Les S.R. de gauche dans la Révolution russe 35 K

S E R I E C

4. Louise KAUTSKY : Souvenirs sur Rosa. R. L U X E M B O U R G , GUILLERM — Le luxembourgisme aujourd'hui 20 F

5. L U X E M B O U R G , SCHWARZ - L'expérience belge, Lénine et ses syndicats 25 F 6. MARX, ENGELS, L U X E M B O U R G — Critique des Programmes. Critique révolutionnaire.

Erfurt, Gotha. La Révolution russe. Lettres de prison 25 F 8. DOMMANGET - Sylvain Maréchal, auteur du manifeste des Egaux (1793) 60 F

12. Marcel CERF — Edouard Moreau, communard 30 F 14. John BERGER - Réussite et échec de Picasso (112 reproductions! 30 F 15. ZAVATTINI — Cinéparoles. Journal de cinéma et de vie 30 F 16. Fred J. COOK - F B I La chasse aux sorcières 50 F 18. J, BERGER - Art et révolution, l'artiste en URSS (80 illustrations! 30 F 19. Sophie BIBROWSKA - U i e mise à mort d'Aragon 30 F 21. Ernst FISCHER — Le marxisme et l'art. A la recherche de la réalité 40 F 23. R. BARDY - 1919, la Commune de Budapest 35 F 25. BRENDEL-SIMON — De l'i.ntifranquisme à l'après-franquisme 25 F 26. A. ROSS1 — L'autopsie du stalinisme (Le rapport Kroutchev) 60 F 27. D . A U T H I E R - L a gauche allemande 30 F 28. Revue SPARTACUS • Collection complète 1975-1979 (15 n°) 30 F

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