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Vilfredo PARETO (1848-1923) (1917) Traité de sociologie générale Chapitres VIII et IX Édition française par Pierre Boven revue par l’auteur. Traduit de l’Italien. Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole Professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec et collaboratrice bénévole Courriel: mailto:[email protected] Site web: http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Vilfredo PARETO (1848-1923)

(1917)

Traitéde sociologie générale

Chapitres VIII et IX

Édition française par Pierre Boven revue par l’auteur.Traduit de l’Italien.

Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévoleProfesseure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec

et collaboratrice bénévoleCourriel: mailto:[email protected]

Site web: http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de ChicoutimiSite web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à ChicoutimiSite web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale (1917) : chapitres VIII et IX. 2

Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole,professeure à la retraie de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québeccourriel: mailto:[email protected] web: http://www.geocities.com/areqchicoutimi_valin

à partir de :

Vilfredo Pareto (1917)

Traité de sociologie générale.

Édition française par Pierre Boven, 1917Traduit de l’Italien.

Chapitres VIII et IX. (pp. 649 à 886)

Une édition électronique réalisée du livre de Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale.Édition française par Pierre Boven. Traduit de l’Italien. 1re édition, 1917. Paris - Genève :Librairie Droz, 3e tirage français, 1968, 1 volume, 1818 pages. Collection : Travaux de droit,d’économie, de sociologie et de sciences politiques, no 65.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001pour Macintosh.

Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition complétée le 10 décembre 2003 à Chicoutimi, Québec.

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Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale (1917) : chapitres VIII et IX. 3

Table des matières

Remarques sur la présente édition numérique, décembre 2003Présentation de l’œuvre et de l’auteur

Chapitre I. – Préliminaires (§1 à §144)

Énoncé des règles suivies dans cet ouvrage. - Les sciences logico-expérimentales et les sciences non-logico-expérimentales. - Leurs différences. - Le domaine expérimental est absolument distinct et séparé dudomaine non-expérimental. - Dans cet ouvrage, nous entendons demeurer exclusivement dans le domaineexpérimental. - Notre étude est essentiellement contingente, et toutes nos propositions doivent être entenduesavec cette restriction : dans les limites du temps, de l'espace et de l'expérience à nous connus. - Cette étude estun perpétuel devenir ; elle procède par approximations successives, et n'a nullement pour but d'obtenir lacertitude, le nécessaire, l'absolu. - Considérations sur le langage des sciences logico-expérimentales, dessciences non logico-expérimentales, sur le langage vulgaire. - Définition de divers termes dont nous faisonsusage dans cet ouvrage. - Les définitions sont de simples étiquettes pour désigner les choses. - Les noms ainsidéfinis pourraient être remplacés par de simples lettres de l'alphabet.

Chapitre II. – Les actions non-logiques (§145 à §248)

Définition et classification des actions logiques et des actions non-logiques. - Comment celles-ci sontparfois capables d'atteindre très bien un but qui pourrait être logique. - Les actions non-logiques chez lesanimaux. - Les actions non-logiques chez les hommes. - La formation du langage humain. - Chez les hommes,les actions non-logiques sont en partie manifestées par le langage. - La théologie et le culte. - Les théories et lesfaits dont elles sont issues. -Différence d'intensité, chez des peuples différents, des forces qui unissent certainestendances non-logiques, et des forces qui poussent à innover. - Exemple des peuples romain et athénien, anglaiset français. - Pouvoir occulte que les mots semblent avoir sur les choses ; type extrême des théoriesthéologiques et métaphysiques. - Dans les manifestations des actions non-logiques, il y a une partie presqueconstante et une partie très variable. - Exemple des orages provoqués ou conjurés. - Les interprétationss'adaptent aux tendances non-logiques du peuple. - L'évolution est multiple. - Premier aperçu de la nécessité dedistinguer entièrement la vérité logico-expérimentale d'une doctrine, de son utilité sociale, ou d'autres utilités. -Forme logique donnée par les hommes aux actions non-logiques.

Chapitre III. – les actions non-logiques dans l’histoire des doctrines (§249 à §367)

Si les actions non-logiques ont autant d'importance qu'il est dit au chapitre précédent, comment se fait-ilque les hommes éminents qui ont étudié les sociétés humaines ne s'en soient pas aperçus ? - Le présent chapitrefait voir qu'ils s'en sont aperçus ; souvent ils en ont tenu compte implicitement ; souvent ils en ont parlé sousd'autres noms, sans en faire la théorie ; souvent ils n'ont considéré que des cas particuliers, sans s'élever au casgénéral. - Exemples de divers auteurs. - Comment l'imperfection scientifique du langage vulgaire contribue àétendre les interprétations logiques d'actions non-logiques. - Exemples. - Les hommes ont une tendance àéliminer la considération des actions non-logiques, qui sont, de ce fait, recouvertes d'un vernis logique ou autre.- Classification des moyens employés pour atteindre ce but. - Examen des différents genres. - Comment leshommes pratiques considèrent les actions non-logiques.

Chapitre IV. – Les théories qui dépassent l’expérience (§368 à §632)

Les termes courants de religion, de droit, de morale, etc., correspondent-ils à quelque chose de précis ? -Examen du terme religion. - Examen des termes : droit naturel, droit des gens. - La droite raison, le juste,l'honnête, etc. - Les doctrines types et les déviations. - Les matériaux des théories et les liens par lesquels ilssont unis. - Exemples divers. - Comment la sociologie fait usage des faits. - L'inconnu doit être expliqué par leconnu, le présent sert à expliquer le passé, et, d'une manière subordonnée, le passé sert aussi à expliquer leprésent. - La probabilité des conclusions. - Classification des propositions qui ajoutent quelque chose àl'uniformité expérimentale, ou qui la négligent. - Examen des genres de la catégorie dans laquelle les êtresabstraits sont connus indépendamment de l'expérience.

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Chapitre V. – Les théories pseudo-scientifiques (§633 à §841)

Comment, une théorie étant donnée, on remonte aux faits dont elle peut tirer son origine. - Examen de lacatégorie de théories dans laquelle les entités abstraites reçoivent explicitement une origine étrangère àl'expérience. - Résumé des résultats obtenus par l'induction. - Les principaux consistent en ce que, dans lesthéories non logico-expérimentales (c), il y a une partie peu variable (a) et une partie très variable (b) ; lapremière est le principe qui existe dans l'esprit de l'homme ; la seconde est constituée par les explicationsdonnées de ce principe et des actes dont il procède. - Éclaircissements et exemples divers. - Dans les théoriesqui ajoutent quelque chose à l'expérience, il arrive souvent que les prémisses sont au moins partiellementimplicites ; ces prémisses constituent une partie très importante du raisonnement. - Comment de certainsprincipes arbitraires (a) on s'est efforcé de tirer des doctrines (c). - Exemples divers.

Chapitre VI. – les résidus (§842 à §1088)

Si l'on suivait la méthode déductive, ce chapitre devrait figurer en tête de l'ouvrage. - Ressemblances etdifférences, quant aux parties (a) et (b), entre les sciences logico-expérimentales et les sciences non logico-expérimentales. - La partie (a) correspond à certains instincts, mais ne les embrasse pas tous ; en outre, pourdéterminer les formes sociales, il faut ajouter les intérêts. Aspect objectif et aspect subjectif des théories. -Exemples de la méthode à suivre pour séparer (a) de (b). - On donne des noms (arbitraires) aux choses (a), (b)et (c), simplement pour faciliter l'exposé. - Les choses (a) sont appelées résidus, les choses (b) dérivations, leschoses (c) dérivées. - Correspondant aux instincts, les résidus manquent de précision. - Analogie entre notreétude des phénomènes sociaux et celle de la philologie. - Cette analogie provient du fait que le langage est undes phénomènes sociaux. - Classification des résidus. - Examen des résidus de la Ie et de la IIe classes.

Chapitre VII. – Les résidus (suite) (§1089 à §1206)Examen des IIIe et IVe classes.

Chapitre VIII. – Les résidus (suite) (§1207 à §1396)Examen des Ve - et VIe classes.

Notes de fin du chapitre VIII

Chapitre IX. – Les dérivations (§1397 à §1542)

Les hommes se laissent persuader surtout par les sentiments (résidus). - Comment les dérivations sedéveloppent. - Les dérivations constituent le matériel employé tant dans les recherches non logico-expérimentales que dans les recherches logico-expérimentales ; mais les premières supposent aux dérivations lepouvoir d'agir directement sur la constitution sociale, tandis que les secondes les tiennent uniquement pour desmanifestations des forces ainsi agissantes ; elles recherchent, par conséquent, les forces auxquellescorrespondent, plus ou moins rigoureusement, les dérivations. - La part que nous attribuons ici au sentiment aété reconnue, bien qu'assez peu distinctement, par plusieurs des auteurs qui ont étudié les sociétés humaines. -La logique des sentiments. - La démonstration des dérivations n'est très souvent pas le motif qui les faitaccepter. - Classification des dérivations. - Examen des I-, IIe et IIIe classes.

Notes de fin du chapitre IX

Additions : notes ajoutées par l’auteur aux chapitres I, II et III.

[Pour la suite du livre, voir le fichier : Pareto_traite_socio_05]

Chapitre X – Les dérivations (suite) (§1543 à §1686)Examen de la IVe classe.

Chapitre XI. – Propriétés des résidus et des dérivations (§1687 à §2059)

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Deux problèmes se posent : Comment agissent les résidus et les dérivations ? Dans quel rapport cette actionse trouve-t-elle avec l'utilité sociale ? - Les raisonnements vulgaires soutiennent que les dérivations sont lacause des actions humaines, et parfois aussi des sentiments ; tandis que fort souvent les dérivations sont aucontraire un effet des sentiments et des actions. - Les résidus en rapport avec les êtres concrets auxquels ilsappartiennent. - Répartition et changements dans l'ensemble d'une société. - Les classes des résidus sont peuvariables, les genres en sont beaucoup plus variables. - Formes et oscillations du phénomène. -Rapport entre lesrésidus et les conditions de la vie. - Action réciproque des résidus et des dérivations. - Influence des résidus surles résidus. Influence des résidus correspondant à un même ensemble de sentiments. Influence des dérivationssur les résidus. - Considération des différentes classes sociales. - Les grands journaux. - Souvent nous nousimaginons que les dérivations sont transformées en résidus, tandis que c'est le contraire qui se produit. -Influence des dérivations sur les dérivations. - Rapport des résidus et des dérivations avec les autres faitssociaux. - Comment le désaccord entre les résidus et les principes logico-expérimentaux agit sur lesconclusions. - Exemples. - Dans les matières non logico-expérimentales, le fait de raisonner en toute rigueurlogique peut conduire à des conclusions ne concordant pas avec les faits, et le fait de raisonner avec une logiquetrès défectueuse, en se laissant guider par le sentiment, peut conduire à des conclusions qui se rapprochentbeaucoup plus des faits. - Différences entre la pratique et la théorie. - Comment des dérivations indéterminéess'adaptent à certaines fins (buts). - Exemples. - Mesures prises pour atteindre un but. - L'action exercée sur lesdérivations a d'habitude peu ou point d'efficacité pour modifier les résidus. - Comment les mesures sociales sontacceptées. - Les mythes et, en général, les fins idéales. - Les fins idéales et leurs rapports avec les autres faitssociaux. - Classification des problèmes auxquels donnent lieu ces rapports. - Examen de ces problèmes. -Rapport entre le fait d'observer les règles de la religion et de la morale, et le fait de réaliser son propre bonheur.- Classification des solutions de ce problème. - Examen de ces solutions. - L'étude ainsi accomplie fournit unexemple de la vanité expérimentale de certaines doctrines fondées sur une prétendue grande utilité sociale. -Propagation des résidus. - Propagation des dérivations. - Les intérêts. - Le phénomène économique. -L'économie pure. - L'économie appliquée. - Plutôt que de déduire les théories de l'économie, il faut y faire desadjonctions. - Hétérogénéité sociale et circulation entre les diverses parties de la société. - Les élites de lapopulation et leur circulation. - La classe supérieure et la classe inférieure, en général.

Chapitre XII. – Forme générale de la société (§2060 à §2411)

Les éléments et leurs catégories. - L'état d'équilibre. - Organisation du système social. - Composition desrésidus et des dérivations. - Divers genres de mutuelle dépendance. - Comment on en peut tenir compte ensociologie. - Les propriétés du système social. - L'utilité et ses différents genres. - Maximum d'utilité d'unindividu ou d'une collectivité. - Maximum d'utilité pour une collectivité. - Résidus et dérivations en rapportavec l'utilité. - Presque tous les raisonnements dont on use en matière sociale sont des dérivations. - Exemples. -Composition des utilités, des résidus et des dérivations. - L'histoire. - L'emploi de la force dans la société. - Laclasse gouvernante et la classe gouvernée en rapport avec l'emploi de la ruse et l'emploi de la force. - Commentla classe gouvernante s'efforce d'organiser sa défense. - La stabilité et la variabilité des sociétés. - Les cycles demutuelle dépendance des phénomènes sociaux. - Le protectionnisme. - Divers genres de capitalistes. - Lesspéculateurs et les rentiers. - Le régime politique. - La démocratie. - L'influence des gouvernements est d'autantplus efficace qu'ils savent mieux se servir des résidus existants ; elle est très souvent vaine, lorsqu'ils s'efforcentde les modifier. - Le consentement et la force sont le fondement des gouvernements. - Les gouvernementsmodernes. - La ploutocratie démagogique. - Dépenses pour consolider les divers régimes politiques. - Les partispolitiques. - Les diverses proportions des résidus de la Ie classe et de ceux de la IIe chez les gouvernants et chezles gouvernés. - Les résultats économiques des différents régimes politiques. - Gouvernements qui font usageprincipalement de la force. - Gouvernements qui font usage principalement de la ruse. - Combinaisons de diverstypes. - Périodes économiques et périodes sociales. - Forme ondulatoire des phénomènes. - Oscillations desdérivations en rapport avec les oscillations sociales. - Erreurs habituelles qu'on commet en voulant lesprovoquer à dessein. - Mutuelle dépendance des oscillations. - Exemples. - L'ensemble social.

Chapitre XIII. – L’équilibre social dans l’histoire (§2412 à §2612)

La proportion des résidus de la Ie classe et de ceux de la IIe, considérée comme l'un des facteurs principauxde l'équilibre social. - Indices de l'utilité sociale. - Exemples divers. - L'équilibre des diverses couches sociales. -Comment les moyens employés pour le conserver agissent sur la proportion des résidus de la Ie classe et de laIIe, par conséquent sur l'équilibre social. - Exemples divers. - Étude de l'évolution sociale à Rome. - Analogiesavec l'évolution de nos sociétés. - Comment la souplesse et la cristallisation des sociétés sont des phénomènesqui se succèdent mutuellement. - C'est là un cas particulier de la loi générale des phénomènes sociaux, qui ontune forme, ondulatoire.

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Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale (1917) : chapitres VIII et IX. 6

Notes ajoutées par l’auteur à l’édition françaiseTable analytique des matières (contenues dans les deux volumes

I. GénéralitésII. Théories logico-expérimentales et théories non logico-expérimentalesIII. Langage et définitionsIV. Table de sujets particuliers

Table des auteurs et des ouvrages citésSupplémentAdditions

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Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale (1917) : chapitres VIII et IX. 7

Vilfredo Pareto (1917)

Traitéde sociologie

générale.

Édition française par Pierre Boven. Traduit de l’Italien. 1re édition, 1917.Paris - Genève : Librairie Droz, 3e tirage français, 1968, 1 volume, 1818 pages.

Collection : Travaux de droit, d’économie, de sociologie et de sciences politiques, no 65.__

1re édition italienne 1916 en 2 vol.1re édition française 1917-1919 en 2 vol.2e édition italienne: 1923 en 3 vol.1re édition anglaise: 1935 en 4 vol.2e tirage anglais : 1963 en 2 vol.3e édition italienne: 1964 en 2 vol.2e tirage français : 1965 en 2 vol.3e tirage français: 1968 en 1 vol.

1968 by librairie Droz - 11, rue Massot - 1211 Genève (Suisse)Imprimé en Suisse

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Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale (1917) : chapitres VIII et IX. 8

Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale (1917)

Présentation

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Vilfredo Pareto, né à Paris en 1848 et mort à Céligny (Genève) en 1923, succéda à LéonWalras dans la chaire d'Économie politique de l'Université de Lausanne. Dans cetteUniversité, il enseigna aussi la sociologie et la science politique.

Comme Marx et Freud, Pareto, bien que partant de points différents et ne visant aucunbut concret, nous a montré un processus d'exploration de l'inconscient collectif. Il estindubitable qu'il l'a fait sans aucun respect de la raison, avec passion et violence polémique.Le fait que, comme le dit Raymond Aron, « il pense simultanément contre les barbares etcontre les civilisés, contre les despotes et contre les démocrates naïfs, contre les philosophesqui prétendent trouver la vérité dernière des choses et contre les savants qui s'imaginent queseule la science a du prix », signifie-t-il vraiment que Pareto a voulu construire « la sciencecontre la raison » ?

On peut en douter, si l'on croit que le fait d'indiquer les contingences, de montrer lescontradictions, de mettre en évidence les irrationalités est déjà en soi une manière de lessurmonter et donc de les vaincre. La critique de la raison ne démontre pas que Pareto ladéprécie; au contraire, elle montre que la raison est intégrée dans une vision dans laquelletrouvent place, sans être soumis à un examen qualitatif et hiérarchisant, tous les éléments quiconstituent concrètement l'action de l'homme.

Pareto qui nous montre, par son langage apocalyptique, que la vie est un enfer, que lacruauté est éternelle, que nous sommes les victimes de nos propres illusions et de nos propresmythes, Pareto qui nous pousse à voir comment les conflits et les équivoques sont ou peuventêtre, ne nous aide-t-il pas à vivre en hommes sans préjugés, responsables et courageux,insensibles à la rhétorique, aux utopies et aux mythes, à être jaloux et orgueilleux de notreliberté ?

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Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale (1917) : chapitres VIII et IX. 9

Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale (1917)

Remarque sur la présenteédition numérique

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Pour faciliter la lecture du texte de Pareto, nous avons placé en fin de chapitre les notesde bas de page très longues, certaines s’étalant parfois sur plusieurs pages. Les notes pluscourtes se retrouvant en bas de page.

On peut accéder aux longues notes de bas de page par hyperlien et revenir à l’appel denote également par hyperlien.

L’auteur avait ajouté, à la fin du texte de l’édition française parue en 1917, d’autres notes.Nous les avons insérées dans le texte en mentionnant qu’il s’agissait de notes ajoutées àl’édition française par l’auteur lui-même.

On retrouve aussi, à la fin du volume une section ADDITIONS comprenant plusieursnotes. Le texte original ayant été achevé en 1913, l’éditeur n’a pas permis à l’auteur demodifier le texte. Ces notes se retrouvaient donc à la fin du volume. Nous les avons inséréesà la fin de chacun des chapitres concernés en mentionnant qu’il s’agissait d’additions. Nousavons inséré ces notes dans le texte, avec la mention appropriée. Le lecteur pourra accéder àces ADDITIONS par des hyperliens appropriées, ces additions ayant été placées à la fin dechacun des chapitres concernés.

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Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale (1917) : chapitres VIII et IX. 10

Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale (1917)

Chapitre VIII

Les résidus(Suite)

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§ 1207. Ve CLASSE. Intégrité de l'individu et de ses dépendances. Cette classe estconstituée par les sentiments concernant l'intégrité de l'individu et de ses dépendances ; elleest donc, en un certain sens, le complément de la classe précédente. Défendre ses biens ettâcher d'en accroître la quantité sont deux opérations qui se confondent souvent. La défensede l'intégrité et le développement de la personnalité sont par conséquent deux opérations quipeuvent ne pas différer beaucoup et même se confondre. Cet ensemble de sentiments qu'onappelle « les intérêts » est de la même nature que les sentiments auxquels correspondent lesrésidus du présent genre. Donc, à la rigueur, il devrait en faire partie ; mais il est d'une sigrande importance intrinsèque pour l'équilibre social, qu'il est utile de l'envisager à part desrésidus.

1208. (V-alpha) « Sentiments qui contrastent avec les altérations de l'équilibre social. Cetéquilibre peut être celui qui existe réellement ou bien un équilibre idéal, désiré par l'individu.De toute façon, quand il est altéré ou qu'on le suppose tel, l'individu souffre, même s'il n'estpas atteint directement par le fait de l'altération, et quelquefois, mais rarement, même s'il enretire aussi avantage.

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§ 1209. Chez un peuple où existe l'esclavage, par exemple chez les anciens Grecs, uncitoyen, même s'il n'a pas d'esclaves, ressent l'offense qu'on fait à un maître, en lui enlevantson esclave. C'est une réaction contre un acte qui vient à troubler l'équilibre existant. Unautre citoyen voudrait maintenir les Barbares en esclavage et en retirer les Grecs : il a en vueun équilibre partiellement idéal, pour ces temps. Un autre citoyen encore voudrait qu'il n'yeût pas du tout d'esclaves : il a en vue un équilibre entièrement idéal, toujours pour cestemps.

§ 1210. Si un état d'équilibre existant vient à être altéré, des forces naissent, qui tendent àle rétablir. C'est là tout simplement la définition de l'équilibre (§2068 et sv.) Ces forces sontprincipalement des sentiments qui nous sont manifestés par les résidus du genre que nousétudions maintenant. Passivement, ils nous font sentir l'altération de l'équilibre, et, active-ment, nous poussent à refouler, éloigner, compenser les causes d'altération, et se transformentdonc en les sentiments du genre (delta) (§1305 et sv.). Les forces ou sentiments qui naissentdu trouble de l'équilibre social sont presque toujours perçus sous une forme spéciale, par lesindividus qui font partie de la société. Il va sans dire que ces individus ignorent les forces etl'équilibre. C'est nous qui donnons ces noms aux phénomènes. Les membres de la société oùl'équilibre est altéré ressentent dans leur intégrité, telle qu'elle existait à l'état d'équilibre, untrouble désagréable, et qui peut être même douloureux, très douloureux. Comme d'habitude,ces sensations font partie des catégories indéterminées qui portent le nom de juste etd'injuste. Celui qui dit : «Cette chose est injuste » exprime que cette chose blesse ses senti-ments, tels qu'ils sont dans l'état d'équilibre social où il vit.

§ 1211. Là où existe un certain genre de propriété, il est injuste de l'enlever à un homme.Là où elle n'existe pas, il est injuste de la lui donner. Cicéron veut que ceux qui gouvernentl'État s'abstiennent de ce genre de libéralité qui enlève à certaines personnes pour donner àd'autres 1. « Il y en a beaucoup – dit-il – particulièrement s'ils sont avides de faste et degloire, qui enlèvent à quelques-uns ce dont ils gratifient les autres ». C'est là, au contraire, leprincipe des lois dites « sociales », si cher aux hommes de notre époque. Les soldats quipartagent le butin fait sur l'ennemi appellent injuste le fait d'altérer les règles en usage dansce partage. De même, ce sentiment existe chez les voleurs qui se répartissent leur prise.D'autres résidus se trouvent aussi dans cette nébuleuse du juste et de l'injuste, mais ce n'estpas ici le lieu d'en traiter.

§ 1212. Les diverses parties de l'équilibre social sont peu distinctes, surtout quand lessciences sociales sont peu avancées. Aussi le sentiment qui pousse à résister à l'altération decet équilibre met-il sur le même pied les altérations de parties insignifiantes et celles departies très importantes ; il estime également justes la sentence qui condamne au bûcher unantitrinitaire, et celle qui condamne à mort un assassin. Le seul fait de se vêtir autrement quele veut l'usage commun heurte ce sentiment, à l'égal d'autres transgressions beaucoup plusimportantes de l'ordre social. Même aujourd'hui, chez les peuples qui se disent civilisés, onne tolère pas qu'une femme se promène habillée en homme.

1 CIC. ; De off., I, 14, 42-43. Il ajoute : Quare L. Sullae et G. Caesaris pecuniarum translatio a iustis dominis

ad alienos non debet liberalis videri.

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§ 1213. Le résidu que nous examinons donne lieu à une observation de grande impor-tance, bien qu'elle ne semble pas telle, au premier abord. Supposons une collectivité oùl'homicide devienne fréquent : elle est évidemment en train de se dissoudre. Pour s'opposer àcette dissolution, il n'est pas nécessaire que le sentiment correspondant à notre résidu agisse :l'intérêt immédiat des membres de la collectivité suffit. Dans le langage ordinaire, on dira quel'individu qui s'oppose à cet état de choses est mu, non par un « idéal de justice », mais parl'instinct de conservation ; instinct qu'il possède en commun avec les animaux, et qui n'a rienà voir avec l' « idéal de justice». Supposons ensuite une autre collectivité, très nombreuse, oùle nombre des homicides soit très restreint. La probabilité qu'un individu soit victime d'un deces homicides est très petite, égale ou inférieure à la probabilité de tant d'autres dangers(rencontre d'un chien enragé, accidents de chemin de fer, etc.) auxquels l'individu ne prendaucunement garde. Le sentiment de la défense directe de sa vie agit en ce cas très faiblement.Au contraire, un autre sentiment surgit et agit vivement : celui de répulsion pour ce quitrouble l'équilibre social, tel qu'il existe et tel que l'individu l'accepte.

§ 1214. Si ce sentiment n'existait pas, toute altération naissant dans l'équilibre social etlégère ne rencontrerait que peu ou point d'opposition, et pourrait par conséquent aller encroissant impunément, jusqu'à ce qu'elle frappât un nombre d'individus assez grand pourdonner lieu à la résistance de ceux qui veulent directement éviter le dommage. Cela seproduit en effet dans certaines proportions, en toute société, même dans les plus civilisées ;mais ces proportions sont réduites par le fait de l'intervention du sentiment de répulsioncontre l'altération de l'équilibre, quel que soit le nombre d'individus qui en pâtissent. Enconséquence, l'équilibre social devient beaucoup plus stable : une action beaucoup plusénergique se produit aussitôt qu'il commence à être altéré [voir : (§ 1214 note 1)].

§ 1215. Les exemples de ces phénomènes sont excessivement nombreux. L'un desderniers est donné par la France, en 1912. Pendant de longues années, on avait fait preuved'une indulgence toujours croissante pour les malfaiteurs. L'école laïque était devenue unechaire d'anarchie, et sous une quantité d'autres formes, on était en train de dissoudre l'agrégatsocial. Les effets se manifestèrent par les sabotages dans les arsenaux, sur les chemins de fer,etc., et finalement par les exploits de la bande anarchiste Bonnot, Garnier et Cie. Alors seproduisit un peu de réaction. Assurément, la crainte d'un danger direct pour les habitants deParis et des environs y avait part ; mais enfin la probabilité, pour un citoyen, d'être frappé parces malandrins était très petite. Le sentiment de s'opposer au trouble de l'équilibre socialexistant intervint avec une force plus grande. Il est en partie analogue, dans la société, àl'instinct qui, chez l'animal, fait fuir ce péril.

§ 1216. On comprend donc comment, en ajoutant au résidu que nous envisageonsmaintenant les résidus de la IIe classe (persistance des agrégats), on forme des résiduscomposés, de grande importance sociale, correspondant à des sentiments vifs et puissants,exactement semblables à ceux qui, avec très peu de précision, sont désignés par le terme« idéal de justice ». Au point de vue logico-expérimental, dire que « l'injustice », aussi biencelle qui est faite à une seule personne qu'à un grand nombre de gens, offense également « lajustice », n'a pas de sens. Il n'existe pas de personne appelée justice, et nous ne savons pas ceque peuvent être les offenses qu'elle recevrait. Mais l'expression seule est défectueuse, et, aufond, par elle on exprime le sentiment, peut-être indistinct, inconscient, qu'il est utile quel'opposition aux troubles de l'ordre social ne soit pas en raison directe du nombre d'individuslésés, mais ait une valeur notable, indépendante de ce nombre.

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§ 1217. Revenant à l'exemple de la bande Bonnot, Garnier et Cie, plusieurs fidèles de lasacro-sainte Science, qui n'a rien affaire avec la science logico-expérimentale, observèrentavec douleur que la réaction qui se manifestait était absurde, qu'on ne pouvait affirmer queces malfaiteurs fussent le produit d'une des causes contre lesquelles on réagissait ; et ilsrépétaient cela pour chacune de ces causes, en faisant le sophisme habituel de l'hommechauve. Ils ajoutaient que des malfaiteurs, il y en avait toujours eu, en tout temps et danstoutes les sociétés [voir : (§ 1217 note 1)].

§ 1218. En tout cela, il y a une part de vérité : c'est que la réaction qui s'est produite estdéterminée, non par la logique, mais au contraire par l'instinct. On pourrait ajouter que si lalogique avait dominé, il n'y aurait pas eu de réaction, pour la bonne raison que l'action aussiaurait fait défaut. Instinctive était la pitié qui renvoyait les malfaiteurs impunis, qui prêchaitl'anarchie aux jeunes gens, qui détachait tout lien de hiérarchie ; instinctive était parconséquent aussi la crainte qui poussait les hommes à réagir contre ces faits ; instinctif estl'acte de l'animal qui s'approche de l'appât placé pour le capturer ; instinctif aussi l'acte qui lefait fuir si, près de l'appât, il découvre des traces de danger, réel ou imaginaire.

§ 1219. De tout cela, on peut seulement tirer cette conséquence que les actions non-logiques jouent un grand rôle dans la vie sociale, et qu'elles produisent parfois le mal, parfoisle remède à ce mal.

§ 1220. (V-bêta ß) Sentiment d'égalité chez les inférieurs. Ce sentiment est souvent unedéfense de l'intégrité de l'individu appartenant à une classe inférieure, et une façon de le fairemonter dans une classe supérieure. Cela se produit sans que l'individu qui éprouve cesentiment soit conscient de la diversité qu'il y a entre le but réel et le but apparent. Au lieu deson propre intérêt, il met en avant celui de sa classe sociale, simplement parce que c'est là lafaçon usuelle de s'exprimer.

§ 1221. Des tendances marquées tirent leur origine de la nature de ce sentiment, etparaissent, au premier abord, contradictoires. D'un côté, il y a la tendance à faire participer leplus grand nombre possible de personnes aux avantages que l'individu demande pour lui-même. D'un autre côté, il y a la tendance à restreindre ce nombre autant que possible. Lacontradiction disparaît, si l'on considère que la tendance est de faire participer à certainsavantages tous ceux dont le concours peut être efficace pour obtenir ces avantages, demanière que leur intervention produise plus qu'elle ne coûte, et en outre d'exclure tous ceuxdont le concours n'est pas efficace ou l'est si peu qu'il produit moins qu'il ne coûte. De même,à la guerre, il était utile d'avoir le plus grand nombre possible de soldats pour la bataille, et leplus petit nombre pour le partage du butin. Les demandes d'égalité cachent presque toujoursdes demandes de privilèges.

§ 1222. Voici une autre contradiction apparente. Les inférieurs veulent être égaux auxsupérieurs, et n'admettent pas que les supérieurs soient leurs égaux. Au point de vue logique,deux propositions contradictoires ne peuvent être vraies en même temps ; et si A est égal à B,il s'en suit nécessairement que B est égal à A. Mais la contradiction disparaît, si l'on considère

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que la demande d'égalité n'est qu'une manière déguisée de réclamer un privilège. Celui quiappartient à une classe et demande l'égalité de cette classe avec une autre, entend en réalitédoter la première d'un privilège à l'égard de la seconde. Si, poser que A est égal à B signifieen réalité que A est plus grand que B, affirmer que B est plus petit que A n'est pas le moins dumonde contradictoire. Au contraire, c'est parfaitement logique. On parle de l'égalité pourl'obtenir en général. On fait ensuite une infinité de distinctions pour la nier en particulier. Elledoit appartenir à tous, mais on ne l'accorde qu'à quelques-uns 1.

§ 1223. Les Athéniens avaient très à cœur d'être égaux devant la loi, [mot en Grec], etchantaient les louanges d'Armodius et d'Aristogiton qui les avaient rendus égaux ; maisl'égalité ne s'appliquait pas aux étrangers, aux métèques, et pas même au fils dont le père seulétait citoyen ; et parmi les citoyens mêmes, on ne considérait pas comme contraire à l'égalitéque les pauvres opprimassent les riches. Les citoyens spartiates qui jouissaient de tous leursdroits étaient les égaux, les [mot en Grec] ; mais, en fait, ils constituaient une aristocratie trèsrestreinte, dont le nombre des membres allait toujours en diminuant. Même le seul fait de nepouvoir prendre part au repas commun faisait disparaître l'égalité. Parmi nos contemporains,l'égalité des hommes est un article de foi ; mais cela n'empêche pas qu'en France et en Italie iln'y ait d'énormes inégalités entre les « travailleurs conscients » et les « travailleurs non-conscients », entre les simples citoyens et ceux qui sont protégés par des députés, dessénateurs, de grands électeurs, etc. Avant de rendre un jugement, les magistrats regardentbien avec qui ils ont affaire 2. Il y a des tripots auxquels la police n'ose pas toucher, parcequ'elle y trouverait des législateurs ou d'autres gros personnages. Parmi ceux-ci, en Italie,combien ont des canifs dont la lame a plus de quatre centimètres ? Une loi vraiment absurdel'interdit aux simples citoyens, mais pas à ceux qui appartiennent à l'aristocratie politique ouqui jouissent de sa protection. C'est ainsi qu'en d'autres temps il était permis au noble deporter des armes, interdit au plébéien.

§ 1224. Tout le monde connaît bien ces choses ; c'est même pour cela qu'on n'y fait plusattention ; et si quelque naïf s'en plaint, on a pour lui un sourire de commisération commepour celui qui se plaindrait de la pluie ou du soleil ; ce qui n'empêche pas qu'on croit debonne foi avoir l'égalité. Il y a des endroits, aux États-Unis d'Amérique, où, dans les hôtels,on ne peut faire cirer ses bottines, parce qu'il est contraire à la sainte égalité qu'un hommecire les bottines d'un autre. Mais ceux-là mêmes qui ont cette haute conception de l'égalitéveulent chasser des États-Unis les Chinois et les Japonais, sont estomaqués à la seule idéequ'un petit Japonais puisse s'asseoir sur un banc d'école à côté d'un de leurs fils, nepermettent pas qu'un nègre soit logé dans un hôtel dont eux-mêmes occupent une chambre,ne permettent pas non plus qu'il prenne place dans un vagon de chemin de fer qui a l'honneurde les contenir ; enfin, chose qui serait incroyable si elle n'était vraie, ceux qui, parmi cesardents fidèles de la sainte Égalité, croient que Jésus-Christ est mort pour racheter tous leshommes, qu'ils appellent leurs frères en Jésus-Christ, et qui donnent leur obole auxmissionnaires qui vont convertir les Africains et les Asiatiques, refusent de prier leur Dieudans un temple des États-Unis où il y a un nègre 3 ! 1 Manuel, II.2 La Ragione, 16 juin 1911. Le député PIO VIAZZI écrit : « ... qui ne sait que tout tribunal a son avocat

prince, habituellement le plus grand faiseur de dupes monopolisateur des clients les plus riches, plein deressources en matière de témoignages de la dernière heure, ami de tous les juges, auquel on accorde lesrenvois refusés aux autres, dont les douteux traits d'esprit d'audience font volontiers sourire, envers lesclients duquel on fait preuve de quelque bienveillante disposition, qui n'est pas inutile, si même elle n'estpas injuste et tout à fait inique ? »

3 En 1911, les États-Unis d'Amérique dénoncèrent le traité de commerce qu'ils avaient avec la Russie, parceque celle-ci voulait interdire l'entrée de son territoire aux Israélites porteurs d'un passeport américain ; ce

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§ 1225. La démocratie européenne et celle d'Amérique prétendent avoir pour fondementl'égalité parfaite des êtres humains ; mais cette égalité ne s'applique qu'aux hommes et nonaux femmes. « Un homme, un vote ! » crient les énergumènes ; et ils se voilent la face, saisisd'une sainte horreur, si quelqu'un émet l'avis que le vote de l'homme cultivé ne devrait pasêtre égal à celui de l'ignorant, le vote de l'homme malhonnête à celui de l'homme honnête, levote du vagabond à celui du citoyen utile à sa patrie. Il faut une égalité parfaite, parce qu'unêtre humain est égal à un autre être humain. Mais ensuite on oublie ces beaux principes, s'ils'agit des femmes. L'égalité des êtres humains devient, par un joli tour de passe-passe,l'égalité des mâles, et même de certains mâles [voir : (§ 1225 note 1)]. Notez encore que lesmêmes personnes qui tiennent le principe du suffrage universel pour un dogme indiscutable,supérieur à toute considération d'opportunité ou de convenance, dénient ensuite ce suffrageaux femmes, pour des motifs d'opportunité et de convenance, parce que, disent-ils, le votedes femmes renforcerait le parti clérical ou conservateur.

§ 1226. Ici, nous ne recherchons pas quelle peut être l'utilité sociale de ces mesures. Ellepeut être grande, même si les raisonnements par lesquels on veut la démontrer sont absurdes ;de même qu'elle peut ne pas exister. Maintenant, nous étudions seulement ces raisonnementset les sentiments dont ils partent. Si les raisonnements sont faux à l'évidence, et sont toutefoisapprouvés et acceptés, comme cela ne peut avoir lieu en raison de leur force logique, il fautbien que cela se produise par la puissance des sentiments qu'ils recouvrent. C'est justement lefait qu'il nous importe de relever.

§ 1227. Le sentiment qui, très mal à propos, porte le nom de sentiment d'égalité est vif,actif, puissant, précisément parce qu'il n'est pas effectivement d'égalité, parce qu'il ne serapporte pas à une abstraction, comme le croient encore quelques naïfs « intellectuels », maisparce qu'il se rapporte aux intérêts directs de personnes qui veulent se soustraire à desinégalités qui leur sont contraires, et en instituer d'autres en leur faveur. Ce but là est poureux le principal.

§ 1228. Les résidus que nous avons encore à examiner, c'est-à-dire les genres (gamma) et(delta), ont un caractère commun qui est le suivant. L'intégrité ayant été altérée en quelquefaçon, on vise à la rétablir, si possible, ou bien à obtenir des compensations à l'altérationsoufferte. Si le rétablissement s'obtient par des opérations se rapportant aux sujets qui ontsubi l'altération de l'intégrité, on a le genre (V-gamma), qui se subdivise en (V-gamma 1), siles sujets sont réels, et en (V-gamma 2), s'ils sont imaginaires. Si le rétablissement s'obtientpar des opérations se rapportant à ceux qui ont altéré l'intégrité, on a le genre (V-delta), quel'on peut aussi subdiviser en (V-delta 1), si l'agent de l'altération est réel, et en (V-delta 2), s'ilest imaginaire.

§ 1229. (V-gamma) Rétablissement de l'intégrité par des opérations se rapportant auxsujets, qui ont souffert l'altération. À ce genre appartiennent les purifications, très usitéesdans les sociétés anciennes, et qui continuent à l'être chez les peuples sauvages ou chez lesbarbares. Maintenant, chez les peuples civilisés, elles ne sont que peu ou point employées ;

qu'on tenait pour une offense à l'égalité. Mais les États-Unis repoussent de leur territoire beaucoup de sujetsasiatiques de la Russie, et cela n'offense pas le moins du monde l'égalité.

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aussi pourrions-nous nous borner à les mentionner ; mais elles nous présentent d'excellentsexemples de la manière dont les résidus agissent et germent avec les dérivations. Parconséquent, l'étude de ces purifications nous est indirectement utile pour bien comprendredes phénomènes analogues. C'est la raison pour laquelle nous nous en entretiendrons quelquepeu.

§ 1230. Le sujet est assez complexe ; aussi convient-il de faire des distinctions. D'abord,nous avons à envisager les phénomènes: (a) au point de vue des individus et des choses,réelles ou imaginaires, qui y jouent un rôle ; ce qui constitue une étude objective du sujet; (b)au point de vue des sentiments des personnes qui interviennent dans les opérations depurification ou de rétablissement de l'intégrité ; c'est alors une étude subjective.

§ 1231. (a) Aspect objectif. Il faut faire les trois distinctions suivantes.

1° Les sujets qui souffrent l'altération. Là aussi, il y a différents points de vue.

Nature des sujets. Ils peuvent être réels ou imaginaires ; ce qui nous donne la division desgenres (V-gamma 1) et (V-gamma 2). Il y aurait encore à considérer les sujets qui sont desabstractions de sujets réels, comme la famille, la nation, etc. Pour ne pas multiplier sansnécessité le nombre des genres, nous les comprendrons dans le genre (V-gamma 2). Si l'onvoulait envisager les actions au point de vue logique, on pourrait penser que la conception del'altération de l'intégrité fut primitive pour l'homme, et fut ensuite étendue, par similitude oupar la persistance des agrégats, aux choses, aux abstractions, aux êtres imaginaires. Maisnous n'avons aucune preuve de ce fait, qui peut s'être produit à certains moments et pas àd'autres. Il peut aussi être arrivé que le passage ait eu lieu parfois en sens inverse, c'est-à-diredes choses aux hommes. Mais, si on laisse de côté les origines, et qu'on ne se préoccupe quede la mutuelle dépendance des faits, il devient manifeste que la similitude et la permanencedes agrégats tendent à maintenir en une masse homogène les altérations de l'intégrité deshommes, des choses, des êtres abstraits ou imaginaires ; et souvent, on peut bien dire que,pour ces motifs, le concept des altérations passe de l'un à l'autre de ces sujets. Puisquel'homme est pour nous le sujet principal, on comprend que ce passage ait habituellement lieude l'homme aux autres sujets. Les sujets réels peuvent être des hommes, des animaux, desplantes, des choses, des édifices, des villes, des territoires, des collectivités, par exemple unearmée, des familles, des nations, etc. Ils sont extrêmement nombreux et variés.

Extension dans l'espace. Ici aussi, sans vouloir rien affirmer à propos des origines, nouspouvons observer que, dans les conceptions, l'être humain apparaît souvent comme un noyaudont l'altération s'étend ensuite aux divers groupes dont l'homme est supposé faire partie.Parmi ces groupes, les suivants sont importants : la famille, la parenté plus ou moins étendue,les groupes ethniques, comme la tribu, la cité, la nation et même tout le genre humain. Lapermanence des agrégats fait qu'on n'envisage pas seulement les individus qui composent cesgroupes, mais que les groupes eux-mêmes acquièrent une existence indépendante. L'altéra-tion de l'intégrité suit souvent aussi une voie inverse : des groupes indiqués tout à l'heure, elles'étend à l'individu. Chez un grand nombre de peuples, les actions non-logiques font de lafamille une unité qui est ensuite considérée comme telle, par les dérivations logiques oupseudo-logiques. Ce caractère, qui était général chez nos ancêtres gréco-latins, est encore trèsaccusé dans la société chinoise. Le fait est en dépendance étroite avec celui de la responsa-bilité de la famille, et avec des phénomènes singuliers comme le lévirat ou l'épiclérat, par

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lesquels on rétablit, dans les limites du possible, l'intégrité d'un homme qui n'a pas de fils, etl'on maintient l'intégrité de sa descendance ou de l'agrégat qui porte le nom de famille.

Extension aux animaux, aux êtres inanimés, aux êtres abstraits ou imaginaires. La voiedirecte, allant de l'homme à ces êtres, est habituelle ; mais la voie inverse ne fait pas défautnon plus. Tous ces êtres peuvent être envisagés comme des personnes et souffrir d'altérationsde l'intégrité.

Extension dans le temps. Elle ne peut faire défaut, quand l'altération ne subsiste pasmatériellement, au moment du rétablissement. Les deux opérations étant successives, onsuppose implicitement que le sujet est unique (§1055). Si un homme fait pénitence pour unefaute qu'il a commise, on suppose l'unité de celui qui a péché et de celui qui fait pénitence.Mais l'extension dans le temps a lieu en beaucoup d'autres cas. L'altération et le rétablisse-ment s'étendent des ancêtres aux descendants. On sait que les Chinois préfèrent la premièrefaçon et les Européens la seconde. Poussée à son extrême limite, l'extension à la descendancedonne naissance à l'idée du péché originel (§1288). Une autre extension dans le temps faitsortir des bornes de la vie terrestre ; alors apparaissent les divers phénomènes de la métem-psycose, du nirvana, des âmes récompensées ou punies, de la rédemption, etc.

2° L'altération. Elle peut aussi être réelle ou imaginaire. Ce peut être une altérationmatérielle ou une altération de conditions immatérielles ; et les considérations présentées toutà l'heure sur les diverses espèces d'extensions s'appliquent à elles.

La manière dont se transmet l'altération Ce peut être un contact, l'effet de certainsrapports entre les sujets, par exemple la descendance. Ce peut être des actes ayant des effetsréels ou imaginaires, etc. Comme d'habitude, grâce à la persistance des agrégats, on étend laconception des formes réelles aux formes imaginaires.

3° Les moyens par lesquels l'altération se produit et ceux par lesquels le rétablissement alieu. Eux aussi peuvent être réels ou imaginaires. Les résidus des combinaisons interviennentet donnent une immense variété de pratiques considérées comme efficaces pour altérer, et unplus grand nombre encore, pour rétablir l'intégrité. Il faut ajouter à ces moyens les opérationsmagiques et beaucoup de pratiques religieuses. Celui qui considère toutes les actions commelogiques donne habituellement la première place aux moyens, et croit que les purificationsont lieu en vertu de certains raisonnements. Celui qui connaît le rôle important des actionsnon-logiques accorde la première place aux sentiments, considère les moyens comme subor-donnés, et sait que les raisonnements ne sont que l'enveloppe des sentiments qui engendrentles purifications (§1239). Il faut prendre garde que le choix des moyens peut être importantpour l'utilité sociale. En cas d'épidémie, les anciens se purifiaient par de copieux lavages[voir : (§ 1231 note 1)], tandis que les hommes du moyen âge se purifiaient par des proces-sions et des pénitences, restant comme avant dans un état de saleté repoussant. C'étaientdiverses enveloppes d'un même sentiment ; mais la première était utile aux hommes, laseconde inutile et même nuisible par les contacts entre gens sains et malades, dans lesprocessions, et par les accrocs que les pénitences faisaient à l'hygiène.

§ 1232. Ajoutons quelques considérations communes aux distinctions que nous venons defaire. En toutes ces distinctions, nous trouvons des cas réels bien constatés. Non seulementun homme peut souffrir des altérations matérielles de son intégrité, mais il peut en souffrir

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dans sa réputation ; et cela non seulement personnellement, mais encore comme faisant partiede certains groupes. L'extension de l'altération à la famille est effective, quand les loisinterviennent pour l'imposer, et même sans l'intervention des lois. L'homme qui s'enrichit metsa famille dans l'aisance ; celui qui se ruine la rend misérable. Il y a des maladies héréditairesqui font souffrir les enfants par la faute des parents. Les peuples souffrent des erreurs de leursgouvernants, et profitent de leurs opérations heureuses. Les façons dont l'altération setransmet effectivement ne sont pas seulement matérielles : la parole est aussi un moyen puis-sant, et la diffamation peut être pire qu'une blessure corporelle. Souvent on ne s'aperçoit pasdu passage du réel à l'imaginaire, et souvent on ne peut le fixer avec précision, pas mêmeavec l'aide de la science moderne. Par exemple, on est encore dans le doute, au sujet del'hérédité de certaines maladies ; et tous les doutes ne sont pas dissipés sur les manières dontles maladies se transmettent. Il ne semble pas que le contact du porc puisse nuire à l'homme,comme le croient les musulmans. D'autre part, nous savons maintenant que les rats sont unpuissant moyen de diffusion de la peste. On pourrait rechercher l'origine de la croyance,lorsqu'il s'agit de cas imaginaires, dans l'observation qu'on aurait faite des cas réels ; et celapeut avoir eu lieu quelquefois ; mais on ne peut l'admettre en général, car ce serait croire qu'àl'origine des connaissances humaines, on trouve la science rigoureusement logico-expéri-mentale, qui dégénère ensuite en connaissances imaginaires ; tandis que tous les faits connusdémontrent que c'est le contraire qui a lieu. Dans les préceptes que l'antiquité nous a laissés,nous trouvons mélangés des remèdes dont l'efficacité est réelle, et d'autres dont l'efficacité estimaginaire. Il est certain que les hommes n'ont pas commencé par connaître les premiers,étendant ensuite l'idée d'efficacité aux seconds ; ils les ont connus mélangés ; et il ne manquepas de cas où ils ont commencé par les seconds pour arriver ensuite aux premiers.

§ 1233. Les cas réels ont contribué à engendrer une croyance générale indistincte, quiacceptait ensemble les cas réels et les cas imaginaires, et qui était renforcée, tant parl'observation des cas réels que par les effets supposés de cas imaginaires, comme aussi grâceà certains instincts de répugnance pour certaines choses ; instinct dont l'origine, chez la racehumaine, nous est inconnue, de même qu'elle nous est inconnue chez les races d'animaux.Les dérivations interviennent ensuite largement, pour accroître la complexité des phéno-mènes concrets.

§ 1234. (b) Aspect subjectif. Au point de vue des sentiments des personnes qui recourentau rétablissement de l'intégrité, nous distinguerons : 1° le sentiment que l'individu a de sonintégrité et de celle de ses dépendances, avec les diverses extensions déjà mentionnées(§1231); 2° le sentiment que si cette intégrité est altérée, elle peut être rétablie ; 3° les senti-ments qui poussent à user de certains moyens pour atteindre ce but.

§ 1235. La variabilité de ces sentiments s'accroît du 1er aux 3es, tandis que leur importancediminue pour l'équilibre social. Voyons-les maintenant en détail.

1° Le sentiment de l'altération de l'intégrité est tout d'abord indistinct, comme sont tousles sentiments semblables. On ne distingue pas ou l'on distingue mal les divers genresd'intégrité, telle que l'intégrité matérielle, morale, politique, etc. On ne distingue pas bien nonplus l'intégrité de l'homme, de l'animal, des choses. Puis, peu à peu, les diverses espècesd'intégrité se séparent et donnent lieu à diverses théories. La même confusion existe pour lescauses d'altération de l'intégrité. D'abord, on se préoccupe peu de savoir si cette cause vientd'une action de l'individu dont l'intégrité est altérée ou de l'action d'un autre. Mais bientôt on

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distingue les deux choses. Plus tard et plus difficilement, on sépare la cause volontaire de lacause involontaire. Dans cette considération de la volonté, il entre un peu de métaphysique.

§ 1236. On fait d'autres distinctions et l'on sépare d'autres modes d'altération del'intégrité. Une distinction importante est celle des altérations permanentes et des altérationstemporaires. Le type de la première est la souillure de l'homicide, en Grèce, au temps où ildevait être purifié, ou bien l'état de péché mortel du catholique. Le type de la seconde estl'état d'un individu frappé par un sortilège, ou bien du catholique tenté par le démon.

§ 1237. 2° Les mêmes confusions et les mêmes distinctions que celles mentionnées tout àl'heure ont lieu pour le rétablissement de l'intégrité. Par exemple, en un cas extrême, lerétablissement de l'intégrité s'opère exclusivement par des actes extérieurs, mécaniques(§1252), qui peuvent même se faire à l'insu de l'individu dont l'intégrité doit être rétablie.Dans un autre cas extrême, le rétablissement de l'intégrité s'opère exclusivement grâce à desactes intérieurs, volontaires, de l'individu. Les cas intermédiaires, qui se rencontrent plus qued'autres, chez les peuples civilisés, sont ceux dans lesquels le rétablissement de l'intégrité alieu moyennant des actes extérieurs mécaniques, auxquels s'ajoutent des actes intérieurs,volontaires. Les premiers et les seconds ont des importances diverses.

§ 1238. 3° Le sentiment qui pousse au choix des moyens correspond aux résidus descombinaisons (Ire classe), qui donnent un très grand nombre de moyens, lequel s'accroîtencore par les dérivations. Parfois subsiste le sentiment qu'il doit y avoir un moyen, sansqu'on puisse précisément déterminer lequel, et la purification s'effectue par quelque chosed'indéterminé ; ou bien on emploie des moyens nombreux et variés, dans l'espoir que celuiqui est convenable se trouve parmi eux.

§ 1239. La forme des usages, dans les purifications, est le plus souvent de peu d'impor-tance pour l'équilibre social. Le sentiment que l'intégrité est altérée chez qui transgresse unecertaine règle, un tabou, est de grande importance. Le sentiment que cette intégrité peut êtrerétablie est aussi très important. Mais, en général, il importe peu que ce rétablissements'effectue en touchant un plat d'étain (§1252 1), ou d'une autre manière. Dans la théorie desactions logiques, on renverse cette gradation d'importance, car on suppose que c'est la foi auxmoyens de purification qui pousse les hommes à se purifier, et fait naître en eux lessentiments qui se rapportent à la purification (§1231).

§ 1240. (V-gamma 1) Sujets réels. En traitant de ce genre, nous devrons faire aussi uneallusion au genre suivant (V-gamma 2), à cause de la complexité des phénomènes. Chez leshommes, le sentiment de l'intégrité est parmi les plus puissants et a ses racines dans l'instinctde conservation de la vie ; mais il s'étend bien au delà. L'altération de l'intégrité est souventaussi ressentie instinctivement, et donne naissance à un très grand nombre de phénomènesconcrets.

§ 1241. Ce qu'on appelle le remords est une manifestation de l'idée d'altération del'intégrité. Si celui qui a l'habitude d'observer certaines règles vient à les transgresser, ilressent, par ce seul fait, un malaise ; et il lui semble être en quelque sorte diminué dans sapersonnalité. Pour faire cesser cet état pénible, il cherche et emploie quelque manière

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d'effacer cette tache et de rétablir son intégrité en l'état primitif. Les pratiques usitées pouréviter les conséquences d'une transgression d'un tabou montrent ce phénomène sous uneforme assez simple.

§ 1242. Quand on veut tout réduire en actions logiques, on fait une grande différenceentre le remords qui suit la transgression d'une règle de vraie morale ou de vraie religion, etcelui qu'on éprouve pour avoir transgressé des règles de la superstition. Mais, au point de vuedes actions non-logiques, ces deux cas sont tout à fait identiques. Naturellement chacun croitvraie sa morale et sa religion 1. Le musulman rit du catholique qui éprouve du remords pouravoir mangé gras un vendredi. Le catholique rit du musulman qui éprouve du remords pouravoir touché un porc avec le pan de son habit ; et l'athée anti-alcoolique rit de tous les deux,lui qui éprouve du remords pour avoir bu un peu de vin. On a souvent cité comme extraor-dinaire un cas de remords des indigènes australiens [voir : (§ 1242 note 2)] ; mais en sommeil fait partie de la même classe que beaucoup de remords des peuples civilisés. Le remords,au moins en partie, n'est pas l'effet du raisonnement ; il naît spontanément, instinctivement,du sentiment d'une transgression qui altère l'intégrité personnelle. On a cité un grand nombrede faits qui démontrent que le remords existe aussi chez le chien.

§ 1243. Il n'est pas possible de faire que ce qui a été n'ait pas été ; mais on peut opposer àune force une autre force, égale et contraire, de sorte qu'elles se contrebalancent et que l'effetsoit nul. Un fait peut être compensé par un autre fait, de manière que l'impression du secondefface celle du premier. On peut sécher un homme qui a été mouillé, le réchauffer s'il a eufroid, le nettoyer s'il a été sali. À cause de la persistance des abstractions, ces opérationsmatérielles ou d'autres semblables s'étendent à la partie intellectuelle et morale de l'homme ;elles germent, poussent des rameaux et donnent une abondante moisson d'actions diverses.

§ 1244. L'intégrité peut être profondément ou légèrement altérée ; si bien que lerétablissement peut être une régénération de l'individu ou un simple acte qui en compense unautre, lequel souille l'individu. L'Église catholique fait une distinction de ce genre dans laclassification des péchés mortels et véniels. Un sortilège altère l'intégrité d'un individu qui enest victime ; mais ce n'est pas une tache indélébile, comme le serait un homicide accomplipar lui. En général, mais spécialement pour les altérations profondes, le rétablissement a pourbut de replacer l'individu en l'état primitif où il était avant les actes qui l'ont souillé.

§ 1245. La souillure qu'on suppose ainsi exister peut être considérée comme une consé-quence matérielle de certains actes, et s'efface matériellement aussi par l'effet d'autres actes.Ou bien, avec l'aide d'autres résidus et grâce à des dérivations, la souillure dépend de certai-nes conditions, parmi lesquelles il y a très souvent la volonté de l'individu. De même, desconditions identiques ou analogues doivent être réunies pour effacer la souillure.

1 G. BRUNET ; Les propos de table de Martin Luther, « (p. 261) Maître Kinneck répondit [à Luther] : „ Si

vous dites que l'Esprit saint est une certitude vis-à-vis de Dieu, alors tous les sectaires qui ont unepersuasion certaine de leur religion ont l'Esprit saint „ Le docteur Luther répondit : „ Ils n'ont aucunecertitude ; Mahomet, les papistes, les sacramentaires ne s'appuient pas sur la parole de Dieu, mais sur leurfoi personnelle „ ». Tous les sectaires raisonnent de cette façon.

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§ 1246. D'une manière semblable, pour rétablir l'intégrité, on peut employer des moyensexclusivement matériels, exactement comme si l'on avait à effacer une souillure matérielle.On peut user de moyens exclusivement moraux 1, intellectuels ; mais généralement ils sontaccompagnés de moyens matériels. Très souvent, il semble qu'il y ait eu une évolution parlaquelle des concepts moraux, spirituels, se sont ajoutés aux moyens matériels [voir : (§ 1246note 2)] ; et en avançant dans l'évolution, ces concepts dominent exclusivement, tandis queles moyens matériels apparaissent comme de simples symboles, sont entièrement secon-daires. Cela donne facilement lieu à l'erreur d'après laquelle ils auraient toujours été tels, etn'auraient joué d'autre rôle que celui de donner une forme extérieure aux concepts moraux etspirituels. L'eau enlève les souillures matérielles : on suppose qu'elle peut enlever aussi lessouillures morales 2. Elle est habituellement employée par les hommes, pour se nettoyer dessouillures matérielles ; de même, elle est l'un des principaux éléments qui enlèvent les souil-lures morales. On ajoute parfois d'autres choses à l'eau, soit matériellement, soit verbalement[voir : (§ 1246 note 4)]. De très nombreuses combinaisons provenant des résidus de la Ire

classe y jouent un rôle. Le sang, le soufre, d'autres matières ont aussi été employées dans lespurifications. Remarquable est l'idée de purification suivant laquelle on crut que le délugeétait une purification de la terre [voir : (§ 1246 note 5)].

§ 1247. Chez un grand nombre de peuples anciens, les souillures matérielles et lessouillures morales, qu'elles soient l'effet d'actes involontaires ou d'actes volontaires, ont étéconsidérées comme identiques. Souillent de la même façon le fait d'être sale ou criminel,l'homicide involontaire et l'homicide volontaire, l'impureté de la femme qui enfante et cellede l'homme accusé de quelque méfait. La souillure matérielle peut être de saleté réelle, maisaussi de saleté imaginaire [voir : (§ 1247 note 1)]. La souillure contractée par un individupeut s'étendre, par contact ou autrement, à d'autres individus, à des choses, à des abstractions.

§ 1248. Comme d'habitude, les idées d'altération de l'intégrité dépendent directement dessentiments, et ne sont qu'en relation indirecte avec les utilités des individus et de la société,justement au moyen des sentiments (§2115). Par conséquent ces deux modes d'envisager lesaltérations de l'intégrité sont entièrement différents. Quand on regarde les phénomènessynthétiquement, et qu'on accorde la première place à des considérations éthiques ou d'utilitésociale, il y a non seulement une grande différence, mais encore une opposition entre desphénomènes qui apparaissent comme semblables au point de vue des résidus et des dériva-tions. Ainsi, au point de vue botanique, le persil (Carum Petroselinum) et la ciguë (AethusaGynapium) sont des espèces très voisines d'ombellifères.

§ 1249. Dans l'évangile de Marc (VII, 3 et sv.), Les pharisiens reprochent à Jésus-Christque ses disciples ne se lavent pas les mains avant de manger, comme tous les Israélitesavaient l'habitude de le faire ; mais Jésus répond, puis explique à ses disciples que ce ne sontpas les choses matérielles qui rendent l'homme impur, mais bien les choses morales, comme

1 D. AUG. De mor. eccl. cath. et de moribus Manich., 1, 34, 76 : Sed quicumque illorum bona voluntate

Deique auxilio corriguntur, quod amiserant peccando, paenitendo recuperant.2 DUBOIS ; Mœurs... des peuples de l'Inde, t. II: « (p. 257) Comme ces solitaires [les vanaprasta], confon-

dant les souillures de l'âme avec celles du corps, étaient persuadés que l'une communiquait les siennes àl'autre, et réciproquement, ils croyaient que les bains, en lavant le corps, avaient aussi la vertu de purifierl’âme, surtout lorsqu'ils étaient pris dans les eaux du Gange ou autres eaux réputées sacrées. Le feucomplétait la purification ; et c'est pour cela qu'on brûlait le corps de ces pénitents, lorsqu'ils avaient cesséde vivre ».

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les mauvaises pensées, les adultères, les impudicités, les homicides, etc. Durant un très grandnombre de siècles, les chrétiens se sont complu à opposer leur religion idéale à la religionmatérielle des Israélites, sans s'apercevoir que, par des voies détournées, ils revenaientexactement à ces mêmes pratiques qu'ils reprochaient aux pharisiens ; et les catholiques ontcru et croient encore que manger de la viande le vendredi souille l'homme, précisémentcomme les pharisiens croyaient que prendre un repas sans s'être lavé les mains le souillait. Sigrande est la force des résidus, qu'ils amènent des doctrines opposées au même point ; et sigrande est la force des dérivations que la plupart des gens ne s'aperçoivent pas de ce con-traste. Jésus avait dit 1 : « Il n'y a rien hors de l'homme qui, entrant en lui, puisse le souiller;mais c'est ce qui vient de lui qui peut le souiller ». On ne saurait être plus clair ; et lesexplications données aux disciples font vraiment disparaître tous les doutes. Et pourtant lescatholiques croient que la viande, qui est hors de l'homme, mangée le vendredi, souillel'homme, et qu'il faut certaines pratiques pour le laver de cette souillure. Les dérivations nemanquent pas : il y en a tant qu'on veut pour démontrer qu'il n'y a pas la moindre contradic-tion entre affirmer que rien de ce qui est hors de l'homme ne peut le souiller, en entrant enlui, et la doctrine suivant laquelle la viande qui entre en lui, le vendredi, le souille. C'est là undes si nombreux cas où l'on voit que, pour l'équilibre social, l'importance des résidus dépassede beaucoup celle des dérivations. Ceux-là se modifient difficilement ; celles-ci s'étirent dansle sens qu'on veut, comme la gomme élastique.

§ 1250. Le fait relevé tout à l'heure, de l'Évangile, est un cas particulier d'un phénomènegénéral. Quand le résidu du rétablissement de l'intégrité agit seul ou presque seul, on peutaccepter les moyens exclusivement matériels, pour rétablir l'intégrité. Mais ensuite il s'yajoute d'autres résidus de la classe de la persistance des agrégats. Grâce à cette persistance,on a pris l'habitude de placer dans une classe supérieure des hommes présentant certainscaractères ; et ce sentiment est froissé quand, par les moyens matériels des purifications, oud'autres, on place dans la classe supérieure des hommes auxquels font défaut les caractèresque la persistance de la sensation unit à elle. Diogène exprime bien cela quand il dit [voir : (§1250 note 1)] : « Il est ridicule qu'Agésilas et Épaminondas soient dans la fange, tandisqu'une abjecte populace qui est initiée sera dans les îles des bienheureux ».

§ 1251. Dans les exemples suivants, pour éviter de fastidieuses et inutiles répétitions,nous serons obligés de traiter ensemble le fait d'effacer la souillure et les moyens de le faire ;mais il sera facile au lecteur de séparer les deux choses.

§ 1252. Un individu qui a transgressé un tabou éprouve des sentiments d'avilissement, decrainte ; il les fait disparaître et rétablit son intégrité par certains actes (§1481). Souvent, oncompense les transgressions du tabou par certaines actions mécaniques [voir : (§ 1252note 1)] où il n'y a rien de moral. Nous avons ainsi un type de purification par des pratiquesexclusivement matérielles. D'autres résidus s'y ajouteront ensuite et surtout des dérivations, etl'on aura d'autres types très nombreux. Le caractère du défaut de l'élément moral, ou aumoins de celui qui consiste dans le repentir, dans le désir de ne pas faire le mal, se trouveaussi dans les purifications préventives : celles qui précèdent l'acte qu'elles doivent com-penser. Si nous devons en croire Ovide [voir : (§ 1252 note 2)], la prière qu'il met dans labouche des marchands qui invoquent Mercure, pour qu'il les absolve des péchés passés etfuturs, nous fournit un exemple de purification préventive. On sait que l'Église catholique ne

1 MARC. ; VII, 15 : [en Grec].

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permet pas l'absolution d'un péché futur [voir : (§ 1252 note 3)] ; mais elle rencontre desdifficultés dans l'instinct qui pousse les croyants à attribuer de l'efficacité aux actes matérielsdu culte, indépendamment de l'élément moral.

§ 1253. En Grèce, à une certaine époque, on voit apparaître l'usage de purifier l'homicidevolontaire ou involontaire. Nous ne recherchons pas ici si cet usage est indigène ou s'il vientd'autres pays. Il est certain qu'on ne le trouve pas dans Homère ; mais cela ne suffit pas pourrésoudre le problème. En tout cas, postérieurement, il est général. Il consiste alors en certainsactes qui doivent être accomplis par une personne qui ne soit pas l'homicide. Cette personnen'est pas nécessairement le prêtre d'une divinité ; mais ce n'est pas non plus le premier venu.Il paraît que ce doit être un personnage important. La souillure est la conséquence automa-tique de l'homicide, indépendamment des circonstances dans lesquelles il est commis, mêmesi c'est pour une cause réputée légitime. Là se voit le résidu pur de notre genre. Hérodote (I,35) raconte comment un homme vint vers Crésus pour être purifié : «(2) Étant venu dans lamaison de Crésus, il le pria de le purifier suivant le rite du pays. Crésus le purifia. Le rite dela purification est semblable chez les Lydiens et chez les Grecs ». C'est seulement une fois lacérémonie accomplie que Crésus s'informe du nom et de la condition de son visiteur. Il luidit: « (3) Homme, qui es-tu ? et de quel endroit de la Phrygie es-tu venu t'asseoir à monfoyer ? Quel homme ou quelle femme as-tu tué ? » Le caractère matériellement automatiquedu rite est ici bien clair. Quel que soit l'homme, quel que soit l'homicide, crime ou justicefaite, c'est tout un : la purification doit être accomplie et se fait de la même manière. LePhrygien dit son nom, celui de son père et de son grand-père, et ajoute: « (4) J'ai tué involon-tairement mon frère ». Voilà donc que l'homicide involontaire souille précisément commel'homicide volontaire. Observons que, chez Hérodote, il n'est fait aucune allusion aux dieux :leur intervention est une adjonction postérieure ; elle apparaît avec de nouveaux résidus quis'agglomèrent avec le résidu principal. Dans la Bibliothèque d'Apollodore (I, 9, 24), pour queles Argonautes sachent qu'ils sont poursuivis par la colère de Zeus à cause du meurtred'Absirte, il est nécessaire que le navire leur parle et les avise du fait, ajoutant que cettepersécution ne cessera pas, tant qu'ils ne seront pas purifiés par Circé. Ensuite l'auteur ditsimplement que « s'étant présentés à Circé comme des suppliants, elle les purifia ».

§ 1254. Apollonius de Rhodes nous fait connaître les détails de cette purification. Il suitprobablement d'anciennes traditions, auxquelles il ajoute des tentatives d'explications logi-ques, où il fait intervenir Zeus. Tout d'abord, les Argonautes souffrent de nombreux malheurssur mer, précisément comme celui qui a transgressé un tabou et ne s'est pas purifié. Puis lenavire Argo parle et leur dit « (IV, 585-588) qu'ils ne pourraient éviter d'errer longuement niles terribles tempêtes, si Circé ne les purifiait du cruel homicide d'Absirte ». Après un voyagedifficile, ils arrivent à l'île de Circé. Jason et Médée entrent dans le palais de la déesse et,sans mot dire, s'asseyent auprès du foyer, suivant l'usage des suppliants. Jason plante en terrele fer dont il a tué Absirte. Voyant cela, Circé comprit ce qu'on lui voulait. Après avoir adoréla justice du Zeus des suppliants (702-709), « elle fit les sacrifices au moyen desquels, par lesablutions, on purifie les criminels suppliants, quand ils viennent s'asseoir au foyer. D'abord,elle plaça sur l'autel la victime expiatoire : un petit cochon de lait 1, et, l'ayant égorgé, ellemouilla leurs mains de sang. De nouveau, elles les purifia par d'autres libations, invoquantZeus qui purifie, protecteur des prières qui vengent le sang répandu ».

1 À la lettre : «le petit d'une truie dont les mamelles saillent encore du ventre qui a mis bas ». À propos de

cette victime, le scoliaste note : « [mot en Grec] dit [l'auteur] „ ce qui purifie “. C'est un petit cochon. Ceuxqui sacrifient pour purifier mouillent du sang de ce porc les mains de la personne qui se fait purifier ».

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§ 1255. Chez Apollodore, les purifications apparaissent comme des opérations régulières,après les homicides. Les filles de Danaos, ayant tué les fils d'Aegyptos, sont purifiées parAthéna et par Hermès, qui agissent suivant l'ordre de Zeus (II, 1, 5). Héraclès, ayant tué sesfils dans un accès de folie, est purifié par Thestios (II, 4, 12). Il doit aussi se faire purifier dumeurtre des Centaures (II, 5, 12). Dans un nouvel accès de folie, il tue Iphitos, fils d'Eurytos,puis demande à Nélée de le purifier ; mais celui-ci, étant ami d'Eurytos, refuse ; aussiHéraclès se fait-il purifier par Déiphobe (II, 6, 2). Il faut remarquer que, malgré la purifi-cation, il est frappé d'une grave maladie, en expiation du meurtre d'Iphytos, et qu'il n'en estdélivré qu'après s'être vendu comme esclave, et avoir donné le prix de la vente au pèred'Iphytos (II, 6, 2). On voit une autre tradition se superposer à la première sans que l'auteuressaie même de les faire concorder. La légende nous donne d'autres nombreux exemples depurifications d'homicides involontaires. Pélée est purifié pour deux homicides de ce genre 1.Il y a plus. L'œuvre de Thésée qui détruit les brigands est méritoire : pourtant il doit êtrepurifié 2. Apollon lui-même doit être purifié du meurtre du serpent Python. Plutarque, quivivait en des temps très postérieurs à ceux où cette légende prit naissance, estime ridiculequ'un dieu doive être purifié 3. Ajax se purifie après avoir massacré des moutons, dans unaccès de folie 4. Il y a des gens qui vont jusqu'à vouloir la purification des chasseurs et deschiens qui reviennent de la chasse 5. Le caractère purement mécanique de la souillure del'homicide et de la purification qui en est la conséquence, ressort bien d'un récit dePausanias 6. Un enfant, en s'amusant, se frappe la tête contre un bœuf de bronze et meurt.Cette statue est réputée souillée par l'homicide. « Les Éléens voulaient déporter hors del'Altis le bœuf [de bronze], accusé de l'homicide ; mais le dieu de Delphes leur prescrivit depurifier le bœuf par les rites que pratiquaient les Hellènes pour les homicides involontaires ».

§ 1256. La légende d'Oreste est l'un des cas où l'on voit la purification simplementmatérielle se transformer, au moins partiellement, en purification morale. Oreste est purifié àDelphes par Apollon ; mais cela ne suffit pas, et son procès à Athènes est bien connu.Pausanias, l'auteur, raconte comment le roi spartiate Pausanias tua involontairement unejeune fille du nom de Kléonice. Il eut ensuite recours à toutes sortes de purifications, sansqu'elles suffisent à le laver de la souillure contractée par cet homicide ; c'est pourquoi il fut leseul qui ne fut pas sauvé par l'asile de Chalcioicos 7.

§ 1257. Les rapports sexuels, légitimes ou non, entre l'homme et la femme, passaientpour une cause d'impureté, chez les anciens Grecs comme chez d'autres peuples. Là aussi,

1 APOLL.; III, 13. 2. Pélée, purifié par Eurytion et croyant décocher une flèche au sanglier de Calidon,

frappe Eurytion par mégarde et le tue. Il est purifié par Acaste. – DIOD. SIC. ; IV, 72. Dans un jeu, Péléetue par mégarde un frère consanguin, puis est purifié par Actor.

2 PLUTARCH. ; Thes., 11, 4.[phrase en Grec…]. C'est ainsi que Thésée poursuivait, châtiant lesméchants... » Continuant son chemin, il parvient près du Céphyse (12, 1), où il arrive chez les Phytalides,qui le saluent ; et il les prie de le purifier, ce qu'ils font avec les rites en usage.

3 PLUTARCH.; Quaest. graec., 12. On commémorait, à Delphes, le meurtre du serpent et la purificationd'Apollon, conséquence du meurtre. Idem; De defect. orac., 15 : « Car il est absolument ridicule, mes amis,qu'après avoir tue la bête féroce, Apollon se soit enfui aux confins de Grèce, ayant besoin depurifications... »

4 SOPH. ; Ajax, 654-655.5 ARRIAN.; De venat., 32, 3 : « Après une chasse fructueuse, on doit aussi sacrifier et offrir les prémices du

gibier à la déesse, pour purifier les chiens et les chasseurs, suivant l'usage de la patrie ».6 PAUS.; V, Eliac., 1, 27.7 PAUS ; III, 17.

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nous avons le passage de l'impureté exclusivement matérielle à l'impureté morale. La pytha-goricienne Théano, à qui l'on demandait: « Combien de jours après avoir eu des rapportsavec un homme la femme devient-elle pure ? », répondit : « Si c'est avec son mari, immé-diatement ; si c'est avec un autre homme, jamais 1 ».

§ 1258. Chez un grand nombre de peuples, et principalement chez les peuples barbares ousauvages, ce n'est pas seulement l'acte sexuel qui est cause d'impureté, mais aussi les mens-truations de la femme [voir : (§ 1258 note 1)]. À ce propos, on pourrait citer un très grandnombre d'exemples. La Bible contient des prescriptions remarquables [voir : (§ 1258 note 2)]que les chrétiens n'observent plus. L'accouchement est considéré, chez un très grand nombrede peuples, comme une cause d'impureté. Dans l'île de Délos, il ne devait y avoir ni morts nienfantements. À Rome et à Athènes, le nouveau-né était aussi purifié.

§ 1259. En Grèce, le contact ou la vue d'un mort était une cause d'impureté. Un vase, prisdans une autre maison et plein d'eau, était placé devant la maison mortuaire, pour purifierceux qui en sortaient 2. Ceux qui avaient assisté à des funérailles se purifiaient [voir : (§ 1259note 2)].

§ 1260. Très nombreuses étaient les formes d'impureté, qui toutes correspondaient à unsentiment, réel ou imaginaire, de l'altération de l'intégrité personnelle, et qu'on faisaitdisparaître grâce à d'opportunes pratiques de purification. Au milieu d'un si grand nombre decauses d'impuretés, l'homme superstitieux craint tout. Théophraste nous le montre sortant dutemple, après s'être lavé les mains et aspergé d'eau lustrale, et se promenant tout le jour avecdes feuilles de laurier dans la bouche. Il purifie sa maison à chaque instant. Il n'ose pas allerauprès d'une tombe ni d'une accouchée. Il va à la mer pour s'asperger d'eau de mer. S'il faitune rencontre réputée mauvaise, il se purifie en se versant de l'eau sur la tête, et en faisantporter autour de lui une scille maritime et un petit chien [voir : (§ 1260 note 1)]. Cynthiepurifie la chambre après avoir chassé les courtisanes avec lesquelles elle avait surprisProperce [voir : (§ 1260 note 2)]. Pour qui fixe son attention principalement sur les dériva-tions, il y a un abîme entre les purifications des crimes et ce jeu amoureux ; pour qui s'arrêteau contraire aux parties constantes et importantes des phénomènes, il y a similitude parfaite.Juvénal décrit les purifications que pratique la femme superstitieuse 3. En hiver, elle seplonge trois fois dans le Tibre et, timide, se lave la tête.

§ 1261. L'impureté s'étend de celui qui l'a contractée à toute autre personne qui a contactou rapport avec lui : des parents aux enfants, d'un individu à la collectivité dont il fait partie,aux animaux, aux choses matérielles, à un pays entier. Si nous devons ajouter foi aux loisdites de Manou, même le seul fait de la mort d'un conjoint est une cause d'impureté, sans

1 DIOG. LAERT. ; VIII, 43. – CLEMENT. ALEX. ; Strom., IV, p. 619 éd. Potter. –STOBAEUS ; Flor.,

LXXIV, 55. – THEODORIT.; Serm., XII.2 POLLUC. ; VIII, 7, 65-66. –- HESYCH. ; s. r. [en Grec]. – SUID. ; s. r. [en Grec]. – EUSTATET. ; Ad. Il.,

VIII, v. 187.3 IUVEN. ; VI :

(522) Hibernum fracta glacie descendet in amnem,Ter matutino Tiberi mergetur et ipsisVorticibus timiduin caput abluet ;....

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qu'il faille voir ou toucher le mort [voir : (§ 1261 note 1)]. On voit donc que le phénomèneassume la forme d'une nébuleuse qui s'étend plus ou moins loin autour d'un noyau.

§ 1262. Quand on envisage la famille comme l'unité sociale, la conséquence en est quetoute altération de l'intégrité d'un des membres de la famille se répercute sur toute celle-ci,dans l'espace et dans le temps [voir : (§ 1262 note 1)], comme la blessure faite à un membredu corps d'un être vivant se répercute sur tout le corps. Dans les pénalités qui frappent unefamille entière, pour le crime commis par l'un de ses membres, il y a une action logique : onvise à agir sur l'affection qu'on suppose que cet individu a pour sa famille; mais il y a aussi lerésidu qui fait considérer la famille comme l'unité sociale. C'est pourquoi ces pénalitéscollectives disparaissent quand l'individu devient cette unité, comme il est arrivé en Europe,tandis qu'elles subsistèrent jusqu'à notre époque en Chine, où la famille est l'unité.

§ 1263. Si un homme n'a ni fils ni filles, l'intégrité de la famille est altérée. On néglige lesfilles, quand la famille se maintient par les mâles. Il faut rétablir cette intégrité. Aussi a-t-onles diverses dispositions qui permettent à l'homme dont la femme est stérile d'en prendre uneautre, en répudiant ou en conservant la première. Si l'homme est mort sans laisser de fils, ceremède ne sert plus ; et l'on a alors les dispositions de l'épiclérat, à Athènes, du lévirat, chezles Israëlites, ou d'autres institutions semblables. Les dérivations recouvrent ensuite ces faits ;mais pas au point d'en cacher le fond à celui qui les observe attentivement. Pour donner uneidée de ces phénomènes, il suffira de transcrire ici les dispositions des lois de Manou [voir :(§ 1263 note 1)]. Les traiter à fond est la tâche de la sociologie spéciale qui fera suite à cettesociologie générale.

§ 1264. Les prescriptions bibliques, développées ensuite dans le Talmud, nous donnentun exemple d'une épaisse forêt de règles touchant les impuretés et les purifications. En traiterlonguement ici serait perdre son temps ; mais il sera utile d'en avoir au moins une idée, car,de ce cas particulier, on tire une vue du phénomène en général. Les objets impurs ouimmondes se disposaient en une série d'impuretés décroissantes, comme de père à fils. Touten haut, on trouve l'ancêtre des immondices 1 suivent les pères des immondices et quatredegrés de descendances des fils des immondices. Le contact avec l'ancêtre donne naissance àcertains pères. Le premier degré des fils comprend les objets devenus impurs par le contactavec les pères ; le second degré des fils contracte l'impureté, du contact avec le premier; letroisième, du contact avec le second ; le quatrième, du contact avec le troisième. Père et filspeuvent être suivant la loi, ex lege, ou bien suivant les commentateurs : ex institutoscribarum. L'ancêtre des immondices, c'est le cadavre humain. Les pères suivant la loi sontau nombre de trente-deux [voir : (§ 1264 note 2)] : les reptilia, les cadavres des bêtes, deshommes, etc. Les reptilia sont énumérés dans la Bible. Ce sont certains animaux ; maislesquels ? On ne le sait pas précisément ; car les interprètes ne sont pas d'accord sur les noms[voir : (§ 1264 note 3)]. Les partisans des actions logiques peuvent s'évertuer tant qu'ilsveulent : ils ne réussiront jamais à trouver pourquoi justement ces animaux seraientimmondes, et d'autres pas. Les pères des immondices sont au nombre de vingt-neuf, suivantles sages [voir : (§ 1264 note 4)]. Les fils des immondices ont aussi ce caractère, ou de par la

1 SURENHUSIUS ; Legum Mischnicarum liber qui inscribitur ordo puritatum, t. VI. Praefatio . (C 2)

Caeterum immundities mortui novem continet immunditiei patres, et ipsius caro in copia olivae polluitimmunditie mortui, ita quoque olivae copia de carne ipsius avulsa, et copia cochlearis de putredine, ettantundem de ossibus et sanguine ipsius; totum vero mortui cadaver est... avus immunditiei.

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loi ou par institution des sages. Dans les choses profanes, le premier degré est immonde etengendre l'impureté par le contact ; le second ne l'engendre pas. Dans les choses saintes, lestrois premiers degrés sont immondes et engendrent l'impureté, le quatrième ne l'engendrepas. Les pères des immondices contaminent hommes et récipients ; les fils seulement lesmets et les boissons. « Si un homme a touché un reptile, il contracte une immondice dupremier degré, et contamine l'huile, s'il l'a touchée. Si, à son tour, cette huile a touché dumiel, elle le contamine... et si ce miel a touché de l'eau, il la contamine; et de cette façon,l'huile, le miel et l'eau ont chacun le premier degré d'immondice 1 ». L'impureté dure plus oumoins longtemps, et il y a un grand nombre de prescriptions sur cette matière. Sur la lèpre, leTalmud a tout un livre, et ajoute beaucoup de prescriptions à celles, déjà fort nombreuses, dela Bible.

§ 1265. Quand on a bien reconnu les immondices, il faut les faire disparaître. Il estrecommandé de se laver avec de l'eau ; c'est toujours autant et cela profitera à la propreté.Des prescriptions minutieuses guident le fidèle dans cette opération ; la Bible en donneplusieurs et le Talmud les amplifie.

§ 1266. Semblablement à ce qui arrive chez d'autres peuples, on fait des purificationsavec des eaux spéciales et en usant de modes déterminés. Chez les Israélites, le sacrifice de lavache rousse est remarquable. Elle doit être sans tache et sans défauts. Une fois tuée, le prêtreen prend le sang et en asperge la tente d'assignation. C'est ainsi que les Grecs purifiaient avecle sang de petits cochons ; et Aristophane, plaisantant cet usage, suppose que l'assemblée desfemmes s'ouvre par le sacrifice de la luxurieuse belette 2. La vache était brûlée de la manièreprescrite, et la cendre recueillie et mêlée à l'eau, donnait l'eau de purification [voir : (§ 1266note 2)]. Les Romains avaient coutume de sacrifier, vers la mi-avril, la vache forda , c'est-à-dire portante et féconde. Les prêtres extrayaient du ventre des mères les veaux, qui étaientbrûlés par la plus ancienne des Vestales (Virgo Vestalis Maxima), et la cendre était conservéepour purifier le peuple, le jour de Palès 3 (fêtes Palilies ou Parilies). Auparavant déjà, dans lemême but, on avait conservé le sang du cheval sacrifié, en octobre, au Champ de Mars 4. Le21 avril, on célébrait les Palilies. Le peuple allait chercher à l'autel de Vesta le sang ducheval, la cendre des veaux et des tiges sèches de fèves. Ensuite, il se faisait asperger d'eauavec un rameau de laurier ; il faisait des fumigations de soufre, et sautait sur de la pailleenflammée [voir : (§ 1266 note 5)]. De cette fête nous sont restés les feux d'allégresse qu'onallume encore en plusieurs contrées. Le mercredi des cendres, les catholiques brûlent lespalmes de l'année précédente et, avec les cendres, font le signe de la croix sur le front desfidèles 5.

1 SURENHUSIUS ; loc. cit., §1264 (E).2 ARISTOPH. ; Ecclesiaz., 128.3 OVID. ; Fast., IV

(639) Igne cremat vitulos, quae natu maxima,Virgo ;Luce Palis populos purget ut ille cinis.

4 FEST ; in PAUL. DIAC., s. r. October. October equus appellabatur, qui in campo Martio mense OctobriMarti immolabatur. De cuius capite magna erat contentio inter Suburanenses et Sacravienses, ut hi in regiaepariete, illi ad turrem Mamiliam id figerent. Coins cauda, ut ex ea sanguis in focum distillaret, magnaceleritate perferebatur in regiam.

5 Dict. encycl. de la théol. cath., s. r. Cendres (mercredi des) « (p. 159) La cendre qu'on répand sur la tête desfidèles est tirée de l'incinération des palmes de l'année précédente et elle est bénite, immédiatement avant laMesse du Mercredi des Cendres, d'après un rite particulier ».

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§ 1267. On voit ici disparaître la propriété qu'a l'eau de laver un homme ou une chose,puisque toucher l'eau de purification entraîne une souillure. Le caractère imaginaire prévautsur le caractère réel. Comme d'habitude, le Talmud subtilise sur cet effet de l'eau de purifi-cation. On distingue les eaux dont la quantité est suffisante pour être répandues, de cellesdont elle ne l'est pas. Les premières souillent celui qui les porte ; les secondes seulementcelui qui les touche. Et prenons bien garde que « si une ficelle est attachée à la chose immon-de, et que l'homme soulève la chose immonde au moyen de la ficelle, comme la pesanteur dela chose immonde le touche, il est souillé par l'immondice du poids, de telle sorte qu'à sontour il souille ses vêtements et tous les vêtements et les vases qu'il touche, excepté les vasesde terre » [voir : (§ 1267 note 1)].

§ 1268. La casuistique portant sur les circonstances matérielles des faits est abondante etsubtile. En voici un exemple. Un gallinacé avale un reptile et passe par un four. S'il demeurevivant, il ne souille pas le four ; s'il meurt, il le souille 1. Si quelqu'un fait tomber du lait dusein d'une femme dans un four, celui-ci est immonde ; de même si, en balayant le four, lafemme se pique un doigt et le met dans sa bouche 2. Il y a plusieurs observations sur lesbelettes ou les chattes qui se promènent avec un reptile dans la gueule 3, sur les crachats purset immondes, semi-fluides et secs, en un lieu public et en un lieu privé 4. Enfin, sur lesquestions sexuelles, il ne manque pas de nombreuses dissertations allant de pair avec cellesque les anti-cléricaux reprochent d'une façon si acerbe aux jésuites [voir : (§ 1268 note 5)].On discute longuement sur le mode et sur l'efficacité des ablutions ; il y a des choses quiséparent, et d'autres qui ne séparent pas l'eau, du corps, suivant les circonstances [voir : (§1268 note 6)].

§ 1269. Maintenant, si nous considérons les choses d'un peu haut, en négligeant lesmenus détails, comme on fait pour dessiner une carte géographique, nous verrons aisément laforme qu'assume le phénomène. Le noyau est une répugnance instinctive pour les cadavres etpour diverses espèces d'ordures. En certains cas, cette répugnance est utile aux hommes, demême qu'il est utile aux animaux de s'abstenir d'aliments vénéneux. C'est l'un des trèsnombreux cas d'actions non-logiques dont nous avons parlé au chapitre II.

§ 1270. Comment se fait-il que ces instincts soient utiles aux animaux ? Nous n'en savonsrien. Le fait est certain. Les bœufs, les chèvres, les moutons laissent de côté les plantesvénéneuses, dans les pâturages, et il est remarquable qu'ils les mangent au contraire dans lefoin. Les oiseaux laissent de côté les graines vénéneuses. On pourra dire avec les darwinistesque, par sélection, les animaux qui n’avaient pas cet instinct ont péri ; on pourra trouverd'autres causes ; mais, de toute façon, le fait subsiste, et nous nous en tenons là.

§ 1271. Pour l'homme, à ce noyau s'ajoutent deux appendices (§ 1273 et sv.). Le premiertire son origine de l'adjonction des résidus de la Ire classe, qui poussent à une infinité decombinaisons et à leurs explications logiques. Nous avons cité le Talmud, justement parce

1 Legum Mischnicarum... pars VI. De vasis, c. 8, 5 (p. 48).2 Loc. cit ; De vasis, c. 8, 11 (p. 51).3 Loc. cit ;. De puritatibus, c. 4, 2 (p. 327) c. 4, 3 (p. 327).4 Loc. cit. ; De puritatibus, c. 4, 6 (p. 329) c. 5, 7 (p. 330) ; c. 5, 8 (p. 330).

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qu'il donne un exemple remarquable de ces combinaisons matérielles et de leurs explications,lesquelles restent dans un domaine juridique, avec très peu de considérations métaphysiquesou théologiques, l'autorité de la Bible étant principalement invoquée, comme celle des loisécrites le serait par un juriste.

§ 1272. Les subtilités hébraïques ne sont point exceptionnelles : on en trouve d'autres,semblables, chez d'autres peuples, spécialement chez les Hindous et chez les mahométans.Un grand nombre de prescriptions des Hindous sont presque identiques à celles des Israélites[voir : (§ 1272 note 1)].

§ 1273. Dans les actions non-logiques de l'impureté et de la purification, on trouved'excellents exemples du second et du quatrième genre d'actions non-logiques, dont nousavons parlé aux §151 et sv. Ces actions non-logiques ont un but logique subjectif, qui estd'obéir à des prescriptions religieuses. Une partie n'ont pas de but logique objectif ; parexemple le fait de ne pas soulever de loin un objet impur ; elles appartiennent au secondgenre. Une partie ont un but logique objectif, car elles sont utiles à l'hygiène, par exemple lefait de tenir pour souillées les boissons dans lesquelles est tombé un lambeau de cadavre. Cebut serait accepté par le sujet, s'il le connaissait; nous avons donc des actions non-logiques del'espèce (4 alpha) (§151 et sv.).

§ 1274. Il en est résulté que les actions de cette dernière partie ont été prises pour desactions logiques, et cela a contribué en outre à étendre cette conception à des actions quin'appartiennent pas à l'espèce (4 alpha). Mais ce caractère logique n'existe pas. On peutsoutenir que les prescriptions concernant les menstrues de la femme sont d'ordre hygiénique ;mais il est impossible, à ce point de vue, de distinguer les menstrues de l'Israélite de celles dela païenne, comme aussi le cadavre de l'Israélite du cadavre du païen.

§ 1275. Le second appendice tire son origine du besoin d'expliquer, non plus matérielle-ment, les combinaisons, mais les principes mêmes qui leur donnent naissance, ou bien dudésir de rendre logiques les actions non-logiques. Ici agissent non seulement les résidus dubesoin de logique (I-epsilon), mais aussi les résidus de la persistance des agrégats (II-alpha).Cet appendice se divise en deux. D'une part, nous avons les explications pseudo-expérimen-tales ; de l'autre, celles qui dépassent l'expérience.

§ 1276. Un type des explications pseudo-expérimentales est celui qui eut tant de crédit, etsuivant lequel on croyait que la prohibition de la viande de porc était un principe hygiénique,auquel on ajoutait une sanction religieuse [voir : (§ 1276 note 1)].

§ 1277. Le totémisme, qui explique tout, explique aussi la répulsion des Sémites pour leporc, qui serait un ancien totem, et, comme tel, respecté et exclu de l'alimentation. Celapourrait être vrai, et il y a des faits qui viennent à l'appui de cette théorie. Burckhardtrapporte [voir : (§ 1277 note 1)] : « (p. 162) Il y a quelques années qu'un vaisseau anglaiséchoua près de Djidda [en Arabie], et parmi les débris du naufrage était un porc, animal queprobablement on n'avait pas vu encore à Djidda. Ce porc, lâché dans la ville avec deuxautruches, devint la terreur de deux marchands de pain et de légumes, car le contact d'un

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animal aussi immonde que le porc, ne le touchât-on qu'avec le bord de la robe, rend unmusulman impur et hors d'état de faire sa prière sans des ablutions particulières : on gardal'animal pendant six mois, et enfin il mourut à la grande satisfaction des habitants ». Il y a làtous les caractères du respect pour le totem ; et si tous les faits étaient de ce genre,l'explication donnée deviendrait très probable. Mais il y en a d'autres qui ne concordent pasavec cette explication. D'abord, nous observons que, dans la Bible, le porc n'est pas seul dansla classe des animaux qui ne doivent pas être mangés, mais qu'il a de nombreux compagnons.S'ils étaient peu nombreux, on pourrait croire que ce sont tous des totems ; mais est-il bienpossible que tous ces animaux si nombreux soient des totems ? que, par exemple, tous lesanimaux aquatiques, en grande partie inconnus des Hébreux, et qui n'ont ni nageoires niécailles, fussent des totems ? 1 On pourrait répondre : « La prescription de ne pas manger lestotems a été postérieurement étendue à d'autres animaux ». Admettons-le. Reste maintenant àsavoir si le porc était le totem dont provint la prohibition, ou bien un animal auquel elle futétendue, à partir d'autres animaux qui étaient totems. Là-dessus nous n'avons pas le moindrerenseignement. Concluons donc qu'il se peut bien que le porc fût un ancien totem, mais quecela doit être démontré par des preuves spéciales, qui, pour le moment, nous font défaut ;tandis que le fait général de la répulsion pour l'emploi de sa chair ou pour son contact neprouve rien, parce qu'il prouverait trop.

§ 1278. Rabbinowicz veut expliquer la prescription suivant laquelle, à propos de certaineslois de l'impureté, un mort païen doit être considéré comme pur ; mais les dérivationsauxquelles il recourt sont ensuite réfutées par lui-même [voir : (§ 1278 note 1)].

§ 1279. Les païens sont considérés comme purs en certains cas, principalement parce que,dans le noyau des actions non-logiques, celles-ci se rapportaient aux membres de la collec-tivité, c'est-à-dire aux Hébreux. Mais ensuite, par le raisonnement, elles s'étendirent aussi auxétrangers. Rabbinowicz dit que les Hébreux ne pouvaient distinguer les tombes des païens.Mais ils ne pouvaient pas non plus distinguer les crachats des païens ; et, en ce cas, leTalmud donne une solution diamétralement opposée à la première ; Rabbinowicz lui-mêmela rappelle : « (p. 411) S'il y a une païenne dans la ville, les salives sont impures (pour leshaberim qui s'engageaient à observer les lois mosaïques sur la pureté, car la femme païennepeut se trouver à l'époque des menstrues) 2 ». Nous avons beaucoup d'autres problèmessemblables, avec des solutions diverses, lesquelles ne peuvent pas toujours être réduites à desconsidérations de commodité pour les Israëlites qui devaient vivre avec les païens [voir : (§1279 note 2)].

§ 1280. Les explications qui dépassent l'expérience ont pour but de donner le pourquoides prescriptions en lesquelles on a foi, et qui imposent certaines pratiques. Elles commen-cent par les simples affirmations des tabous, pour s'élever peu à peu aux plus abstrusessubtilités métaphysiques et théologiques. Dans le Lévitique, on trouve une forme simpled'explications : les règles de la pureté et de la purification sont données comme venant de

1 Lévit., XI, 12. (Vulgata) : Cuncta quae, non habent pinnulas et squamas in aquis, poiltita erunt .

« (SEGOND) : Vous aurez en abomination tous ceux qui, dans les eaux, n'ont pas des nageoires et desécailles ».

2 RABINOWICZ ; Législation civile du Talmud, t. V, p. 411.

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Dieu. Puis on renforce l'affirmation par quelque exhortation 1. Enfin, suit une des explica-tions habituelles des tabous : on dit que celui qui les transgresse court le danger de mort, etl'on y ajoute aussi une explication religieuse 2.

§ 1281. Le christianisme ajouta une autre couche d'explications. Les Israëlites faisaientdes sacrifices et, de même que d'autres peuples, se servaient du sang de la victime, pourpurifier 3. Les chrétiens voulurent supprimer cet usage, et non contents de cela, ils voulurentaussi expliquer pourquoi ils le supprimaient. Saint Paul dit que le sang de Christ, répandu unefois pour toutes, est le plus parfait des sacrifices et se substitue aux anciens [voir : (§ 1281note 2)]. Mais cette raison est bien celle des dérivations, qui sera traitée dans le chapitresuivant. Nous avons fait ici cette digression pour montrer, par un autre exemple, ajouté àceux que nous avions déjà donnés, comment, des phénomènes concrets complexes, onextrayait les résidus. Il convient de remarquer la persistance des agrégats, par laquelle leschrétiens n'osent pas faire disparaître entièrement l'idée du sacrifice, mais se contentent detransformer ce sacrifice, en sorte que cette idée persiste, mais sous une forme différente.

§ 1282. Les résidus de l'intégrité rendue aux personnes et aux choses se rencontrent en ungrand nombre d'autres cas. L'Église catholique réconciliait les pénitents et continue à récon-cilier les églises et les cimetières [voir : (§ 1282 note 1)].

§ 1283. La persistance des agrégats fait que des pratiques qui s'appliquent aux hommes,par exemple les actes juridiques et le rétablissement de l'intégrité, s'étendent aux animaux etaux choses. Mais on ne doit pas conclure qu'il y a imitation directe ; elle peut exister enpartie ; d'un autre côté, on a aussi des conséquences directes d'un même sentiment.

§ 1284. De même, on étend dans l'espace l'idée de la purification. Il y a certains signesqui montrent qu'un péril indéterminé menace une collectivité, un pays entier, et il faut pour-voir à son éloignement.

§ 1285. Comme type de ces phénomènes, on peut noter la procuration des prodiges desRomains [voir : (§ 1285 note 1)]. Un prodige était une menace de dangers futurs : il fallaitcourir au remède. En outre, il souillait, et il fallait purifier. Celui qui a pris un poison parinadvertance doit se procurer un contre-poison qui en neutralise l'effet. Dans la descriptionqui nous est restée de ces faits, on voit clairement le sentiment qu'on devait faire quelquechose, et la recherche pressante de ce quelque chose.

1 Levit. XI, 43. (Tischendorf) : [phrase en Grec] (Vulgata) : Nolite contaminare animas vestras : nec tangatis

quidquam eorum, ne immundi sitis. « (SEGOND) : Ne rendez point vos personnes abominables par tousces reptiles qui rampent ; ne vous rendez point impurs par eux, ne vous souillez point par eux ».

2 Lévit., XV, 31. IX (SEGOND) : Vous éloignerez les enfants d'Israël de leurs impuretés, de peur qu'ils nemeurent à cause de leurs impuretés, s'ils souillent mon tabernacle qui est au milieu d'eux ».

3 De même dans l'Exode, 29, 18, on explique l'holocauste du bouc en disant : « Tu brûleras le bouc toutentier, sur l'autel; c'est un holocauste à l'Éternel et un sacrifice d'une odeur agréable à l'Éternel ». C'est, engros, le motif des sacrifices païens.

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§ 1286. En certains cas, on savait avec précision quelle avait été l'altération de l'intégrité,altération qu'on appelait piaculum ; et le même nom désignait les mesures prises pour rétablircette intégrité altérée. Pour un sacrifice qui n'avait pas été accompli rigoureusement selon lesrites, on rétablissait l'intégrité en renouvelant le sacrifice. Pour diverses autres transgressions,on avait divers sacrifices. Aulu-Gelle raconte que le Sénat, ayant appris que, dans lesanctuaire, les javelots de Mars s'étaient spontanément remués, ordonna de sacrifier à Jupiteret à Mars ; si d'autres victimes venaient à être nécessaires – si quid succidaneis opus est – onsacrifierait à Robigus. Aulu-Gelle disserte longuement sur le terme succidaneae, et conclutque ce sont des victimes qui servent de complément, si les premières ne suffisent pas. « Pourle même motif, on appelle praecidaneae les victimes qui sont sacrifiées la veille des sacrifi-ces solennels. Et de même, on appelle Porca praecidanea la truie qu'on avait coutume desacrifier à Cérès, en guise de piaculum, avant la nouvelle poussée des plantes, si dans lafamille où quelqu'un était mort, ou n'avait pas fait, ou l'on avait mal fait les purificationsnécessaires 1 ».

§ 1287. On confond souvent la lustratio et le piaculum, car tous deux visent en somme àrétablir l'intégrité. Les Arvales fratres devaient nécessairement entrer dans le bois sacré, avecdes instruments de fer tranchants, pour accomplir les sacrifices. D'autre part, il était défendude porter ces instruments dans le bois. Par conséquent, cette prescription, transgressée àchaque instant, nécessitait le secours d'une fonction pour rétablir l'intégrité. C'était la tâche duMagister ou du Pro-Magister, qui, le matin, faisait le sacrifice expiatoire de deux porcs etd'une génisse, et attendait, dans l'après-midi, les Arvales. Cela se passait durant la solennitéannuelle, qui avait lieu en mai ou en juin. Mais ensuite, chaque fois qu'il y avait quelquetravail à exécuter dans le bois sacré, il fallait des sacrifices expiatoires spéciaux. Dans cesusages fort anciens du collège des Arvales, apparaît clairement le caractère mécanique durétablissement de l'intégrité ; rétablissement qu'on voit être une opération tout à fait sem-blable à celle qu'on ferait pour aiguiser à nouveau la hache qui a servi à la coupe d'un arbre.Il y a une chose que l'on doit faire, que l'on fait régulièrement, et il n'y a pas de faute à lafaire ; mais il est nécessaire d'y opposer une autre opération, pour rétablir un certain équilibretroublé par la première.

§ 1288. L'idée de l'altération de l'intégrité s'étend aussi dans le temps, et aboutit à laresponsabilité des descendants pour les fautes des ascendants, et ainsi à la conception chré-tienne du péché originel, et à d'autres analogues, comme celle des Orphiques [voir : (§ 1288note 1)], d'après lesquels l'intégrité des êtres humains avait été primitivement altérée. Commeconséquence de semblables idées, on croyait que diverses expiations et purifications étaientnécessaires. Platon déjà 2 fait mention des devins qui se donnent aux riches comme possédantdes purifications capables d'effacer les crimes des hommes et de leurs ancêtres. Ovidereproduit les récits qu'on faisait, de son temps, sur la tache originelle du genre humain 3. Àvrai dire, toutes ces historiettes, ces dérivations par lesquelles se manifeste le sentiment de latache originelle, importent assez peu ; et pourtant, c'est d'elles que s'occupent beaucoup de

1 GELL. ; IV, 6.2 PLAT.; De rep., II p. 364. Ils emploient les livres de Musée et d'Orphée, et font croire, non seulement aux

particuliers, mais aussi aux cités, qu'ils peuvent laver et purifier [en Grec] les fautes des vivants et desmorts.

3 OVID., Métam., I, raconte comment Jupiter foudroya les Géants, et comment la Terre anima leur sang, et« le changea en hommes ; race méprisant les dieux, cruelle, très avide de sang et violente, montrant qu'elleest née du sang » (160-162).

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ceux qui disent étudier les religions, tandis qu'ils négligent les sentiments, les résidusmanifestés de cette, façon, et qui agissent principalement pour déterminer l'équilibre social.

§ 1289. On trouve, dans le baptême chrétien, le type du rétablissement de l'intégritédepuis le péché originel. Nous n'avons pas à traiter ici des innombrables dérivations aux-quelles cet acte donna lieu, et moins que jamais de sa valeur spirituelle, sujet qui sortentièrement du domaine expérimental où nous voulons demeurer. Mais, au point de vue desrésidus, il est impossible de ne pas rapprocher le baptême chrétien du baptême de Saint Jean-Baptiste et des ablutions que pratiquèrent et pratiquent encore tant de peuples. Dans lebaptême chrétien, l'effet de l'une de ces ablutions a pris une forme précise, quant au rétablis-sement de l'intégrité, et le baptême ôte non seulement le péché originel, mais tout autre péchéqui peut avoir souillé l'individu, jusqu'au moment précis du baptême [voir : (§ 1289 note 1)].Innombrables sont les passages des saints Pères qui y font allusion, et qu'on peut résumer parle passage suivant qu'on trouve dans les œuvres de Saint Augustin, et qui est d'un auteurinconnu [voir : (§ 1289 note 2)] : « Rémission des péchés. Le saint baptême efface entière-ment tout péché, les péchés originels et les propres péchés : péchés de langue, de faits, depensée, connus, inconnus, tous sont remis. Celui qui fit l'homme renouvelle l'homme... »

§ 1290. C'est pourquoi, celui qui raisonnait logiquement tirait la conséquence qu'il étaitprofitable d'attendre d'être à l'article de la mort pour se faire baptiser, parce qu'ainsi, toutpéché étant effacé, on devait nécessairement être sauvé ; et il appuyait cette opinion surl'autorité de l'Évangile, où il est dit (Matth. XX) que les ouvriers de la dernière heure serontpayés comme ceux de la première. Mais on sait que la logique n'a aucune place dans desemblables raisonnements, et qu'une dérivation peut également prouver le pour et le contre.L'Église s'opposa fortement à ces interprétations qui, à vrai dire, auraient condensé toute lareligion en une simple action mécanique, à l'article de la mort [voir : (§ 1290 note 1)]. Demême, elle condamna comme hérétiques les Hémérobaptistes. Ceux-ci, raisonnant aussi enbonne logique, se baptisaient tous les jours, pour effacer les taches morales, comme en nouslavant tous les jours, nous effaçons les taches matérielles [voir : (§ 1290 note 2)].

§ 1291. On peut envisager l'intégrité avant la naissance et aussi après la mort ; maistandis que dans le premier cas elle produit ses effets sur un sujet réel, c'est-à-dire sur l'hommevivant, dans le second, elle se rapporte à un sujet abstrait ou imaginaire.

§ 1292. Il fut un temps où, dans l'Empire romain, les purifications par le sang de taureau(taurobole) ou par le sang de bouc (criobole) devinrent assez fréquentes [voir : (§ 1292note 1)]. Le taurobole était usité soit comme sacrifice public pour la santé de l'empereur, soitpour la régénération d'un simple particulier. Un homme descendait dans une fosse au-dessusde laquelle on égorgeait un taureau ou un bouc, et il recevait le sang de l'animal. Cela lepurifiait, soit pour toujours, soit pour un certain temps, après lequel on devait répéterl'opération [voir : (§ 1292 note 2)]. Naturellement, les chrétiens étaient indignés de laconcurrence que ces purifications faisaient aux leurs. Firmicus Maternus dit: « (28-29)Pourquoi le Taurobole ou le Criobole te recouvre-t-il de sang, par des taches scélérates ?Pour laver les taches qui sont sur toi, demande une fontaine claire, demande de l'eau pure,afin qu'après de nombreuses taches, tu te nettoies grâce au sang de Christ, parle Saint-Esprit ». Tertullien dit que dans les mystères des païens, le démon imite les sacrements de la

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religion chrétienne 1. Il se pourrait encore qu'il eût raison, car nous ignorons qui est ce démonainsi que ses us et coutumes. « Il asperge ses croyants et fidèles, et leur promet d'effacer leurscrimes par cette ablution ». Ailleurs 2, traitant de l'efficacité du baptême chrétien, il dit: « LesGentils aussi, étrangers à toute compréhension des puissances spirituelles, attribuent la mêmeefficacité à leurs idoles. Mais, veuves de toute vertu, leurs eaux sont trompeuses. Par uneablution, ils initient à une Isis ou à une Mithra ; ils aspergent leurs propres dieux. Du reste, ilsaspergent d'eau les fermes, les maisons, les temples et les villes entières, tout autour, etexpient partout. En certains jeux d'Apollon et d'Éleusis, ils se baignent et pensent êtrerégénérés et gagner l'impunité des parjures. De même, chez les anciens, celui qui s'étaitsouillé d'homicide recourait à des eaux purificatrices ».

§ 1293. On comprend que dans une si grande variété de rites, le choix restât douteux. Sile sentiment qui pousse à la purification naissait de la croyance en une puissance purifi-catrice, on devrait déduire le sentiment de cette croyance. Au contraire, on observe que lesentiment existe d'abord, puis qu'on cherche la façon de le satisfaire par un rite ; et parfois,celui qui veut se purifier ne sait à qui recourir.

§ 1294. C'est ce qui eut lieu dans la célèbre purification d'Athènes faite par Épiménide 3.« Il prit des brebis noires et blanches, les conduisit auprès de l'Aréopage, et, de là, les laissaaller où elles voulaient, ordonnant à ceux qui les suivaient de les sacrifier au dieu de l'endroit,n'importe où elles se seraient arrêtées. Après cela, la peste cessa. C'est pourquoi, aujourd'huiencore, pour les dèmes athéniens, on trouve des autels sans noms, qui rappellent lesexpiations faites alors ». Juvénal 4 nous montre la matrone romaine prêtant attention à toutessortes de charlatans. Elle écoute et prie le prêtre de la mère des dieux, la Juive, le Chaldéen.

§ 1295. Selon Zosime 5, Constantin se serait décidé en faveur de la religion chrétienne,parce qu'elle avait des expiations purificatrices de ses crimes, qu'il ne trouvait pas dans lareligion païenne. Il se peut que le fait ne soit pas tout à fait exact. Constantin avait d'autres etpeut-être de plus puissants motifs ; par exemple, celui du grand nombre de soldats chrétiensqui se trouvaient dans ses légions. Mais, d'autre part, la superstition agit aussi sur lescriminels. On connaît assez le fait de brigands qui portent sur eux des images de la Madone.Après avoir fait tuer sa mère, Néron « fit faire un sacrifice aux mages, pour essayer d'eninvoquer et d'en apaiser l'ombre. Dans son voyage en Grèce, il n'osa pas se faire initier auxmystères d'Éleusis, parce que la voix du héraut en éloigne les impies et les scélérats 6 ». Danssa Vie de Constantin, Eusèbe 7 dit qu'avant de marcher contre Maxence, Constantin recherchaà quel dieu il devait se fier pour gagner la bataille, et qu'il se décida pour le Dieu deschrétiens, parce que les empereurs, adorateurs des dieux païens, avaient eu un sort contraire.Donc, le fait de la recherche à laquelle se serait adonné Constantin, pour trouver la religionqui pouvait lui être le plus profitable, est rapporté également par Zosime qui lui est hostile, et

1 TERTULL. ; De praese.haer., 40.2 TERTULL.; De Bapt., 5.3 DIOG. LAERT.; 1, 110, Epim.4 IUV.; VI, 511-568.5 ZOZIM.; 11, 29.6 SUET. ; Nero, 34 – DIO. CASS.(XPHIL.), LXIII, 14, dit que Néron n'alla pas à Athènes « à cause de la

tradition des Érinyes »: [phrase en Grec].7 EUSEB. ; De vita Const., I, 27... [phrase en Grec]. « ... cherche attentivement quel dieu il lui convient

d'appeler à son secours ».

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par Eusèbe qui lui est favorable. Ces auteurs ne divergent que dans les motifs du choix. Dansle récit de Zosime, on trouve le résidu du rétablissement de l'intégrité. Dans le récit d'Eusèbe,il y a, comme résidu, le sentiment de l'intérêt individuel. Dans les deux cas s'ajoutent lesrésidus des combinaisons (Ire classe).

Les résidus par lesquels, moyennant une certaine consécration, on donne à des hommes, àdes animaux, à des choses, des qualités qu'ils n'ont pas, pour obtenir une certaine intégritéimaginaire, sont tout proches des résidus du rétablissement de l'intégrité; à tel point qu'on lesconfond parfois avec eux. Ici, l'intégrité ne se rétablit pas, après qu'elle a été altérée : elle secrée en perfectionnant ce qui était imparfait.

§ 1296. (V-gamma 2). Sujets imaginaires ou abstraits. Dans ce genre, on trouve descomposés des résidus des genres précédents, unis à ceux de la persistance des agrégats. Com-mençons par les cas où ceux-ci dominent. La persistance d'une abstraction (II-delta) donne àcette abstraction une personnalité dont l'intégrité peut être atteinte ; et tout individu qui sentprofondément l'abstraction sent aussi l'atteinte qu'on porte à cette intégrité, non seulementcomme si c'était sa propre chose, mais aussi comme si c'était une chose appartenant à lacollectivité ; c'est pourquoi, au genre de résidus indiqué tout à l'heure s'ajoute le genre (bêta)de la IVe classe.

§ 1297. Ainsi s'expliquent les pénalités qui, chez tant de peuples, à toute époque, frappentles atteintes portées à la religion dominante, aux coutumes du peuple, à des abstractions detout genre [voir : (§ 1297 note 1)]. Prêcher que le Père est antérieur au Fils, ou quelque autreerreur théologique semblable, crier simplement un vivat ou un à bas, reproduire sur une cartepostale les belles formes de Pauline Borghèse, sculptée dans le marbre par Canova, passentpour des crimes graves, et troublent profondément un grand nombre d'hommes, parmilesquels beaucoup sont très indulgents pour les exploits des voleurs et des assassins.Innombrables sont les cas dans lesquels, aux siècles passés, le peuple s'ameutait contre leshérétiques, les maltraitait, les dépouillait, les tuait. Nos contemporains les pangermanistes netolèrent pas la moindre contradiction au dogme qui proclame le peuple allemand de beaucoupsupérieur à tous les peuples qui ont existé, existent et existeront sur notre globe terrestre,peut-être même dans le système solaire, passant sous silence, par modestie, les planètes quipeuvent graviter autour d'autres soleils, et les peuples qu'elles peuvent héberger. À chaqueinstant, les journaux publient la protestation furibonde de quelque pangermaniste, mis hors delui parce que le menu d'un restaurant est écrit en français. Dans d'autres journaux s'allumeune sainte colère, parce que les horaires de chemins de fer portent Genève plutôt que Genf. Ily a des gens qui perdent la tête à la seule idée que les amoureux s'écrivent poste restante, àentendre roucouler les colombes, à constater l'absence d'une feuille de vigne, et qui, d'envieou mus par quelque autre haine, deviennent semblables aux chiens enragés, si l'idée leur vientque d'autres pourraient contempler de belles nudités féminines. Pourtant, l'austérité estsouvent plus apparente que réelle. Naturellement, les dérivations surviennent, comme tou-jours, pour démontrer que ces élucubrations sont logiques, très logiques, et qu'elles ont pourseul et unique but le bien public ; que ceux qui « ont introduit de nouveaux dieux dans lacité » devaient autrefois à juste titre, et pour le bien du peuple, être condamnés à boire laciguë, et doivent, de nos jours, faire de la prison ou du moins payer des amendes variées.

§ 1298. Dans le phénomène concret, on trouve d'habitude les éléments suivants : 1° il y ales résidus de la persistance des agrégats, qui permettent de considérer comme réel un sujetabstrait ou imaginaire ; 2° il est nécessaire qu'il y ait quelque fait réel ou imaginaire, par

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lequel on croit ou l'on suppose que l'intégrité du dit sujet a été atteinte ; 3° les résidus durétablissement de l'intégrité interviennent pour pousser à des actes qui compensent l'atteinteportée ; 4° il s'y ajoute les résidus qui s'opposent à l'altération de l'équilibre social. Les déri-vations transforment des sujets et des actes imaginaires en sujets et actes réels, et substituentaux sentiments manifestés par les résidus, des déductions logiques et pseudo-expérimentales.

§ 1299. Il y a d'autres cas où la persistance des agrégats, tout en jouant un rôle notable, nedomine pas entièrement. Le sentiment qui, chez tant de peuples et à diverses époques, faitaccepter une législation pénale, est constitué par les trois genres de résidus indiqués tout àl'heure. En général, les résidus de la persistance des agrégats disparaissent ou sont insigni-fiants, quand la loi pénale n'existe pas et que la vengeance personnelle règne seule ; mais ilsapparaissent déjà là où la vengeance s'étend et devient un devoir de la famille, de la tribu. Làaussi, les dérivations voudraient nous faire croire que ces législations ont des motifs exclu-sivement logiques. Tel les cherche dans la volonté d'un dieu ; tel dans celle d'un législateursemi-divin ou très sage ; tel, dans la sagesse des ancêtres ; tel, dans la volonté populaire ; tel,dans des abstractions métaphysiques ; tel, dans des buts de défense sociale, dans l'amende-ment du délinquant ou dans d'autres conceptions analogues.

§ 1300. Notez que tous ces raisonnements différents et parfois contradictoires aboutissenttrès souvent au même but. Il est donc manifeste qu'ils sont secondaires, et que le but et lessentiments qui les font accepter constituent le facteur principal. Un quidam tue l'un de sesconcitoyens, en des circonstances telles que 1'opinion publique ne l'excuse pas. Il sera enbutte à la vengeance de la famille de sa victime, aux pénalités décrétées par un dieu, par unlégislateur légendaire, par le souverain, par le peuple, par l'invention subtile des légistes ;mais, comme dit le proverbe, tout chemin mène à Rome, et quelle que soit la voie suivie, onfinit également par infliger une certaine peine à l'homicide. Depuis tant de siècles que lessavants cherchent comment et pourquoi cela peut ou doit se faire, ils n'ont pas encore pus'accorder sur une théorie unique, et ils continuent à disputer, chacun pour défendre la sienne.Il demeure donc manifeste qu'historiquement, aussi bien que logiquement, la conclusionprécède les prémisses ; ce qui démontre qu'elle n'en résulte pas, mais qu'au contraire onimagine les prémisses pour lui attribuer une raison.

§ 1301. Un cas qui s'est produit de nos jours, en France, est digne d'attention. Leshumanitaires avaient, en fait, supprimé la peine de mort. Le Président de la Républiquegraciait tous les condamnés à la peine capitale. Le Parlement avait supprimé le crédit affectéau traitement du bourreau. Grâce aux résidus humanitaires et aux dérivations, la peine demort n'existait plus. Le cas Soleilland se produisit : une brute viola et tua cruellement uneenfant du peuple. L'assassin fut condamné à mort, puis, conséquence des théories humani-taires, il obtint la grâce. Les dérivations ne sont efficaces que lorsqu'elles correspondent auxrésidus, qui sont les vrais moteurs des actions humaines. Dans le cas cité, cette correspon-dance n'existait pas. Les résidus de l'intégrité personnelle et de la persistance des agrégatsexistant toujours dans l'âme populaire des Français, ne s'accordaient pas avec la dérivationhumanitaire ; aussi les faits tournèrent-ils contrairement à celle-ci et dans le sens des résidus[voir : (§ 1301 note 1)] Le Président de la République dut se résigner à approuver descondamnations capitales ; le Parlement rétablit le crédit en faveur du bourreau ; les pireshomicides recommencèrent à être justiciés. Un fait semblable se produisit postérieurement,quand la bande Bonnot et Garnier semait le carnage parmi les bons bourgeois. L'instinct deconservation se réveilla en eux [voir : (§ 1301 note 2)]. Un autre fait semblable eut lieu dansde bien moindres proportions, en Suisse. Après le verdict des excellents jurés d'Interlaken,

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qui fit condamner à une peine insignifiante l'« héroïne » Tatiana Léontieff, les terroristesrusses, raisonnant logiquement, conclurent que la Suisse devenait un pays favorable à leursexploits. C'est pourquoi, peu de temps après, ils tentèrent une « expropriation » dans unebanque de Montreux, procédant à l'« exécution », vulgairement appelée assassinat, de ceuxqui s'y opposaient. Mais le bon sens du peuple se réveilla, et l'instinct de conservationl'emporta sur les stupidités des humanitaires. On peut citer des faits analogues en tout pays eten tout temps.

§ 1302. Les théories sur l'antimilitarisme et sur l'antipatriotisme n'ont pas changé, durantces dernières années, en France et en Italie ; mais les résidus de la IVe classe, et spécialementceux du genre (delta) de cette classe, ont changé d'intensité, quelles qu'en soient les causes ;aussi jurés et magistrats condamnèrent-ils des actes anti-militaristes et anti-patriotiques pourlesquels ils acquittaient jadis, sans que la législation fût changée le moins du monde [voir : (§1302 note 1)]. Le gouvernement italien expulsa Hervé, qu'il aurait peut-être accueilli aumoins avec indifférence, quelques années plus tôt, au temps de la bienveillante indulgenceenvers ceux qui insultaient l'armée. Les sages changent avec les temps. Là, les faits apparais-sent plus clairement, parce qu'une seule cause et un seul effet se manifestent, et parce que lechangement suit à bref délai ; mais ils sont précisément semblables aux autres faits du droitpénal, où plusieurs causes s'entrecroisent avec leurs effets, lesquels se produisent en un pluslong espace de temps. Le droit pénal correspond plus directement aux résidus que le droitcivil ; c'est pourquoi celui-ci paraît souvent être plus logique que celui-là.

§ 1303. Les religions qui admettent la métempsycose font renaître l'être sous une formehumaine ou animale, pour le purifier. Platon parle aussi d'une manière fictive de ce fait, dansla République et le Timée [voir : (§ 1303 note 1)], où cet illustre rêveur, qui a encore desadmirateurs parmi nos contemporains, imagine une foule d'absurdités, sur la façon dont lemonde a été créé. Mais on suppose que chez ceux même qui ont définitivement disparu decette terre, persiste un sentiment d'intégrité qui s'ajoute aux nombreux résidus de la IIe classe,pour déterminer les actions des vivants à l'égard des morts.

§ 1304. Dans l'Iliade, Patrocle demande à Achille de l'ensevelir promptement, pour qu'ilpuisse entrer au séjour des morts [voir : (§ 1304 note 1)]. De même, et pour un motifsemblable, dans l'Odyssée, l'ombre d'Elpénor parle à Ulysse 1. L'Énée de Virgile voit lesâmes de ceux dont le corps gît sans sépulture errer pendant cent ans, avant de pouvoir entrerdans l'Érèbe. Dante voit les âmes des contumaces de l'Église gardées dans l'Anti-Purgatoiredurant un espace de temps égal à trente fois celui de leur vie. Le résidu reste le même, tandisque les dérivations croissent, varient, se modifient.

§ 1305. Toujours de ce même résidu naquit la dérivation catholique du Purgatoire et desmoyens liturgiques de rétablir l'intégrité des âmes qui y séjournent. Plaisantant sur lessuperstitions de son temps, Lucien raconte comment Dèmaenétè, après sa mort, apparut à sonmari Eucratès. Celui-ci dit 2 : « Le septième jour après sa mort, je gisais sur ce lit où je suismaintenant... Et voici qu'entre Dèmaenétè, elle-même, et qu'elle s'assied auprès de moi ; ...lorsque je la vis, en l'embrassant, je me mis à pleurer et à me lamenter ; mais elle me fit taire

1 Odyss., XI, 51 et sv.2 LUCIAN.; Philopseudes, 27.

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et me reprocha de lui avoir fait don de tous ses effets personnels et de ne lui avoir pas brûlél'une de ses sandales brodées d'or. Elle me dit que cette sandale se trouvait sous le coffre oùelle était tombée. C'est pourquoi, ne l'ayant pas découverte, nous en avions brûlé une seule.Tandis que nous parlions encore, un maudit petit chien maltais qui était sous le lit aboya, et àcet aboiement elle disparut. On trouva la sandale sous le coffre, et on la brûla aussi ». Dans lemême écrit, Lucien fait raconter par Arignôtos (31) comment un spectre hantait une maison,et disparut lorsque le cadavre fut retrouvé et enseveli.

§ 1306. Cette fable est d'un type dont il y a une infinité d'exemples chez les Gentils etchez les chrétiens. Un mort apparaît et tourmente les gens jusqu'à ce qu'on ait pourvu à sonensevelissement, chez les Gentils ; à son ensevelissement et à des messes, oraisons, etc., ensa faveur, chez les chrétiens. L'origine de la dérivation est manifeste. Pline le Jeune 1, parexemple, raconte l'histoire d'une maison d'Athènes, hantée par un fantôme. Le philosopheAthénodore l'achète à vil prix. Un fantôme enchaîné lui apparaît. Athénodore le suit jusqu'àun endroit où le fantôme disparaît. On creuse en cet endroit : on trouve des ossements avecdes chaînes ; on les ensevelit honorablement, et le fantôme n'apparaît plus.

§ 1307. Chez les chrétiens, les fantômes demandent des prières [voir : (§ 1307 note 1)].Mais la dérivation continue à s'allonger, parce qu'on se demande si ce serait, non pas l'âme dumort, mais plutôt un démon, qui fait cette demande. Tertullien dit 2 : « (3) Nous faisons tousles ans des oblations pour les défunts et pour les anniversaires [des martyrs] ». Et il ajoute:« (4) Si vous demandez une prescription de l'Écriture sur ces disciplines et sur d'autres, vousn'en trouvez aucune. Mais on vous mettra devant les yeux la tradition qui en est la source,l'usage qui les confirme, la foi qui les observe ». Cela paraît bien d'accord avec tous les faitsconnus. Le résidu du rétablissement de l'intégrité donnait lieu à des dérivations variées, quiapparaissaient dans la tradition, étaient confirmées et modifiées par l'usage, et finissaient parfaire partie de la foi.

§ 1308. Avec la doctrine du Purgatoire, l'Église catholique n'a fait que donner une formeprécise à des dérivations d'un résidu aussi vieux que l'histoire de nos races, et même debeaucoup d'autres [voir : (§ 1308 note 1)] ; et depuis le temps où, dans nos pays, on faisaitdes libations sur les tombes des morts, ce résidu est parvenu jusqu'à nous. Cette doctrine peutavoir tiré profit de l'existence de ce résidu, comme elle peut avoir tourné à son avantaged'autres forces sociales, mais elle ne peut avoir créé ce résidu, qui existait nombre de sièclesavant son apparition. Dom Calmet a donc parfaitement raison, quand il écrit: « Ceux quiprétendent que tout ce qu'on dit des Esprits, et du retour des âmes, n'est qu'une invention decertaines gens d'Église, qui ont intérêt à entretenir les peuples dans cette opinion, ne font pasattention que les Païens, qui ne tiroient aucun avantage de ces apparitions, et que les peuplesbarbares du Septentrion, par exemple, qui n'y entendoient aucune finesse, parlent des Esprits,des apparitions, des folets, des Démons, des bons Génies à peu près comme en parlent les

1 PLIN. ; Epist., VII, 27. – SUET. ; Calig., 59 : « Son cadavre [de Caligula] fut transporté clandestinement

dans les jardins de Lamia, brûlé à la hâte sur un bûcher, et recouvert de quelques mottes de terre ; puisexhumé, incinéré et enseveli par ses sœurs revenues de l'exil. Il est notoire qu'avant cette opération, legardien des jardins était tourmenté par des fantômes... ».

2 TERTULL.; De corona, (3) Oblationes pro defunctis, pro natiliciis annua die facimus. ... (4) Harum. etaliarum eiusmodi disciplinarum, si legem expotules scripturarum, nullam invenies. Traditio tibipraetendetur auctrix, consuetudo confirmatrix, et fides observatrix.

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Chrétiens et les Ecclésiastiques 1 ». Mais il y a aussi une autre erreur dans laquelle on tombeen concluant que si de tels phénomènes ne sont pas un produit de la fraude, ils ont nécessai-rement une existence objective. Le dilemme supposé n'existe pas. Il y a une troisièmehypothèse, qui correspond souvent à la réalité : que ces phénomènes manifestent seulementl'existence subjective de certains résidus, qui persistent et prennent des formes variées etchangeantes avec le temps.

§ 1309. Le concile de Trente dit que l'Église catholique enseigne 2 « qu'il y a un Purga-toire, et que les âmes qui y sont détenues reçoivent du soulagement par les suffrages desfidèles, et principalement par le sacrifice de l'autel, toujours agréé de Dieu ». Si nous voulonsrésumer les croyances de nos ancêtres gréco-romains, et plus généralement des Indo-Européens, nous dirons « qu'il est un lieu (la demeure de [mot en Grec], le séjour des inferi)où les âmes sont détenues, et que celles-ci profitent du culte que les vivants leur rendent, etprincipalement de la nourriture que les descendants de chaque mort portent sur sa tombe ».Comme d'habitude, ceux qui accordent la première place aux dérivations estiment qu'entreces deux croyances, il y a un abîme. Ceux pour lesquels l'étude des phénomènes sociaux n'estqu'un prétexte pour prêcher la « vertu » ou le « progrès » ne peuvent tolérer qu'on osecomparer une croyance où la paix des morts dépend, au moins en partie, de leurs bonnesactions, et une croyance où elle dépend d'opérations mécaniques, telles que les libations et lesoffrandes d'aliments.

§ 1310. Ils ont raison les uns et les autres, quand on envisage les choses au point de vuesous lequel il leur plaît de les étudier ; mais il y a aussi un autre aspect : c'est l'aspect exclu-sivement scientifique, sous lequel on envisage les phénomènes sociaux comme le naturalisteenvisage les plantes et les animaux ; et sous cet aspect, les deux croyances mentionnées toutà l'heure sont entièrement semblables. Elles sont des dérivations des résidus de persistancedes agrégats et du rétablissement de l'intégrité altérée.

§ 1311. Non seulement l'intégrité de l'âme peut être altérée, mais aussi celle du cadavre.On raconte de nombreux faits de cadavres d'excommuniés, qui sortaient de l'église où ilsétaient ensevelis, quand le diacre disait: « Que ceux qui ne communient pas se retirent [voir :(§ 1311 note 1)] ». Un autre conte est celui de l'incorruptibilité du cadavre des excommuniés.Dom Calmet écrit: « (p. 344) C'est une très ancienne opinion que les corps des excommuniésne pourrissent point. Cela paroît dans la vie de S. Libentius, Archevêque de Brême, mort le 4de janvier 1013. Ce S. Prélat ayant excommunié des Pirates, l'un d'eux mourut, et fut enterréen Norvège. Au bout de 70 ans on trouva son corps entier et sans (p. 345) pourriture, et il nefut réduit en cendres qu'après avoir reçû l'absolution de l'Evêque Alvarede. (p. 345) LesGrecs modernes, pour s'autoriser dans leur schisme, et pour prouver que le don des miracleset l'autorité Episcopale de lier et de délier, subsiste dans leur Église, plus visiblement même,et plus certainement que dans l'Église Latine et Romaine, soutiennent que parmi eux lescorps de ceux qui sont excommuniés ne pourrissent point [voir : (§ 1311 note 2)] ». On sait

1 DOM CALMET ; Diss. sur les appar., LXXX, p. 239.2 Can. et deer. Concil. Trid., sessio XXV : Decretum de Purgatorio. Cum catholica ecclesia... docuerit,

purgatorium esse, animasque ibi detentas fidelium suffragiis, potissimum, vero acceptabili altaris sacrificioiuvari... – Sessio VI, de iustificatione, can. 30 : Si quis post acceptam iustificationis gratiam cuilibetpeccatori poenitenti ita culpam remitti et reatum aeternae poenae deleri dixerit, ut nulius remaneat reatuspoenae temporalis exsolvendae vel in hoc saeculo, vel in futuro in purgatorio, antequam ad regna coelorumaditus patere possit : anathema sit.

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que les corps des saints sont aussi incorruptibles. Comme d'habitude, la même dérivationprouve le pour et le contre.

§ 1312. (V-delta) Rétablissement de l'intégrité par des opérations se rapportant à ceuxqui l'ont altérée. Il existe un sentiment qui pousse l'animal ou l'homme à réagir contre celuiqui l'a offensé, à rendre le mal pour le mal. Tant que cela n'a pas eu lieu, l'homme éprouve unsentiment de malaise, comme si quelque chose lui manquait. Son intégrité est altérée, et nerevient à son état primitif que lorsqu'il a accompli certaines opérations portant sur sonagresseur. On trouve des types de ces sentiments dans ceux qui poussent à la vengeance 1 ouau duel.

§ 1313. (V-delta 1) Agent réel d'altération. [Note ajoutée par l’auteur à l’éditionfrançaise 2] Ce genre est de beaucoup le plus important, et même presque le seul qu'il vaillela peine d'envisager. L'offense frappe souvent des collectivités plus ou moins étendues,même si elle est faite à un seul des individus qui en font partie. Les conjoints, les parents, lessubordonnés, les compagnons, les concitoyens et jusqu'aux animaux (par exemple, le chienqui défend son maître) de l'homme auquel l'offense est faite, peuvent la ressentir comme uneoffense personnelle, avoir le sentiment que leur intégrité est altérée ; et par conséquent, lebesoin du rétablissement de l'intégrité peut naître chez eux ; besoin qui les pousse à réagircontre l'offenseur. De là proviennent les nombreuses variétés du devoir de vengeance, dudroit au prix du sang, qu'on observe chez les peuples barbares ou semi-barbares. Souvent cesrésidus se confondent avec ceux du genre (V-alpha).

De nos jours, chez les peuples civilisés, si un citoyen est offensé à l'étranger, le gouver-nement du pays de ce citoyen prend souvent prétexte de l'offense pour obtenir des compen-sations ; et c'est là une simple action logique. Mais beaucoup de gens sont poussés àapprouver cette façon de procéder, par le même sentiment que celui qui, en d'autres temps,faisait de la vengeance un devoir. Un Européen est tué dans un pays barbare. On bombardeun village où les coupables ne sont pas, et l'on tue nombre d'innocents. Ainsi est rétabliel'intégrité des citoyens du pays civilisé, aux dépens des citoyens du pays barbare.

§ 1314. Cette Tatiana Léontieff, que les très sages jurés d'Interlaken condamnèrent à unepeine fort légère, avait tué un malheureux M. Muller, croyant frapper le ministre Durnovo,sur lequel, disait cette héroïne, elle voulait venger les souffrances des socialistes russes. Aujuge qui lui demandait si elle regrettait son erreur, elle répondit négativement, parce que « ceM. Muller était aussi un bourgeois ». En sorte que la thèse de cette mégère, acceptée par les 1 CUNNINGHAM ; Voyage à la Nouvelle-Galles du Sud ; dans Biblioth. univ. des voy., t. 43 : « (p. 93) La

vengeance chez eux, comme chez la plupart des sauvages, n'est jamais assouvie tant qu'elle ne s'est paséteinte dans le sang d'un adversaire. Ainsi que les Chinois, ils s'inquiètent peu de la personne, mais si unblanc les a offensés, ils passent généralement leur colère sur le premier individu de cette couleur qu'ilstrouvent à leur portée ».

2 Note ajoutée à l’édition française par l’auteur : Les sentiments complexes auxquels on donne le nom dehaine appartiennent en partie à ce genre. La crainte est très souvent l'origine de la haine, chez l'homme etchez l'animal. La haine, en de nombreux cas, se change en mépris lorsque la crainte disparaît. En général lahaine naît du désir de repousser une atteinte à l'intégrité. Une foi vive fait partie de cette intégrité, et celaexplique la violence des haines théologiques. Elles s'atténuent lorsque la foi diminue, ou lorsque l'individune la considère plus comme essentielle à sa propre personnalité. Pour un artiste, un littérateur, un poète, nonseulement la vanité, mais aussi un sentiment profond de leur art, font voir dans toute manifestationcontraire, parfois même dans le simple silence, une offense à l'intégrité. Souvent tout changement à l'état dechoses existant est aussi estimé une offense, qui est repoussée par l'attachement à la tradition, la néophobie.

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bons jurés, paraît avoir été la suivante. Le ministre Durnovo avait offensé les socialistesrusses ; donc, il était juste de tuer un M. Muller, qui n'avait pas pris une part, même lointaine,aux faits du ministre Durnovo, mais qui était un « bourgeois ».

§ 1315. Au point de vue logique, ce raisonnement est absurde et stupide ; aussi ne vaut-ilpas par la logique, mais par les sentiments qu'il manifeste, lesquels correspondent justementaux résidus que nous étudions. Pour venger un de ses ressortissants, le gouvernement russetue des gens qui n'offensèrent en rien ce ressortissant, mais qui sont de la même nation quel'offenseur. Pour venger certains amis, entre autres un grand ami, Tatania Léontieff tue unmalheureux qui n'avait pris part ni de près ni de loin aux offenses dont on se plaignait, maisqui appartenait à la même collectivité (la bourgeoisie) que l'offenseur. Dans les deux cas,l'intégrité de certains A, qui a été altérée, se rétablit en altérant l'intégrité de certains B. Quantaux jurés, ils estimaient que l'intégrité de certaines de leurs conceptions humanitaires avaitété offensée par le gouvernement russe ; c'est pourquoi ils tenaient pour excusable tout actequi eût pour cause ou pour prétexte le désir de rétablir cette intégrité.

§ 1316. On ne sait pas pourquoi Tatiana Léontieff devait choisir justement M. Mullerpour victime expiatoire, et non pas son père à elle, qui était non seulement un « bourgeois »,mais par dessus le marché un employé du gouvernement russe ; ou bien l'un de ces bravesjurés, qui étaient aussi des « bourgeois » ; ni pourquoi elle trouvait bon de mener la vie largeavec l'argent qui lui venait de son père, bourgeois et payé par le gouvernement russe ; nipourquoi messieurs les humanitaires veulent qu'on tue un chien enragé, et qu'on laisse aucontraire courir le monde aux pires criminels ou déséquilibrés. Mais il est inutile, de chercherdes motifs logiques aux actions non-logiques.

§ 1317. Celui qui est exclu d'une collectivité voit, par ce fait, son intégrité altérée, et cettealtération peut être ressentie assez fortement pour jouer le rôle d'une peine très grave. Sansmême aller jusqu'à l'exclusion, la seule déclaration que l'intégrité d'un individu n'existe pluspeut équivaloir à une peine infligée par la force [voir : (§ 1317 note 1)].

§ 1318. Cela explique pourquoi, en plusieurs droits primitifs, on trouve des sentencessans sanction d'aucune sorte, et des sentences à l'exécution desquelles ne veille aucuneautorité publique. Les juristes auxquels ces faits causèrent de la surprise, devraient faireattention que de nos jours nous avons encore les sentences des jurys d'honneur, qui sont dumême genre ; et bien qu'il n'y ait pas de force publique pour exécuter ces sentences, la simpledéclaration qu'elles contiennent peut être une peine beaucoup plus grave que celles dequelques jours de prison, subis en suite de jugement régulier d'un tribunal ordinaire. Dessentences qui n'ont pas directement de sanction peuvent en avoir une indirectement, parcequ'elles altèrent l'intégrité de l'homme qu'elles frappent. Par ce fait, l'homme en question nepeut plus traiter sur un pied d'égalité avec les autres hommes qui étaient ses égaux. Mais ilfaut prendre garde que cette conséquence est accessoire ; le fait principal est la diminution del'intégrité déclarée par certaines personnes d'autorité. César observa qu'en Gaule la force dessentences des druides provenait de ces conséquences indirectes [voir : (§ 1318 note 1)]. Ilaurait pu comparer ce fait avec celui de la note du censeur, à Rome, ou avec la déclarationsacer esto des anciennes lois [voir : (§ 1318 note 2)] Dans les faits concrets, les résidusinterviennent presque toujours en très grand nombre ; mais parmi les faits que nous venonsde citer se dégage principalement le résidu par lequel le malfaiteur est déclaré privé de son

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intégrité ; il déchoit ; il est exclu de la collectivité. Les anciennes lois de l'Irlande nous mon-trent des faits semblables [voir : (§ 1318 note 3)], que Sumner Maine compara opportuné-ment avec d'autres faits juridiques des Indes, et dont nous avons déjà parlé (§551).

§ 1319. De ce sentiment, qui veut opposer à une altération de l'intégrité une autrealtération analogue, naissent en nombre immense les dispositions qui fixent la manière et laquantité de l'altération qui sert de compensation. Sous le rapport de la quantité, des règles trèssimples du talion, nous arrivons par un long chemin jusqu'à la dosimétrie (ainsi l'appelleEnrico Ferri) aussi savante que ridicule, du code de Zanardelli. Ce n'est pas ici le lieu dediscuter de tout cela. Le phénomène est complexe, et l'on a un substratum de résidus variés,recouvert de dérivations plus ou moins complexes.

§ 1320. (V-delta 2) Agent imaginaire ou abstrait d'altération. Le résidu apparaîtclairement, quand les hommes s'en prennent à leur fétiche, à quelque saint, à des êtres spiri-tuels, à leur dieu. Si c'était utile, on pourrait citer à ce propos un très grand nombre d'exem-ples. On peut les résumer de la façon suivante. l° Les hommes traitent l'être imaginairecomme un être réel ; ils le louent et le blâment, l'exaltent et l'injurient, font avec lui contrat,lui promettent des cadeaux s'il leur procure des avantages, le menacent de représailles s'il leslaisse subir des dommages, en adorent l'image, s'il les satisfait, le négligent ou le traitent avecmépris, vont même jusqu'à le frapper, s'il les mécontente. 2° On explique et l'on justifieensuite par les dérivations ces simples associations d'idées et les actions non-logiques qui ensont la conséquence. L'être imaginaire peut être considéré comme toujours bon. Le contratprend alors la forme d'une simple promesse de manifester sa reconnaissance par des cadeaux.Par exemple, le contrat que les Romains faisaient avec Jupiter, pour qu'il leur donnât lavictoire ; ou bien la promesse d'un cadeau des catholiques modernes, si Saint Antoine dePadoue leur fait retrouver une chose perdue. L'être imaginaire peut être considéré commetantôt bon, tantôt mauvais, et l'on tâche de le traiter de manière à ce qu'il soit bon. Il peut êtreconsidéré comme principalement ou exclusivement mauvais [voir : (§ 1320 note 1)], et l'ontâche de l'apaiser par de bons traitements ou de le punir en le maltraitant. Enfin, il peut êtreconsidéré comme essentiellement mauvais, tel le démon des chrétiens ; et les mauvaistraitements sont tout ce qu'il mérite. De cette façon, on passe graduellement des simplesassociations d'idées à une ingénieuse et subtile théologie. Mais au fond, les résidus recouvertsdes dérivations sont les mêmes.

§ 1321. On sait assez que les peuples qui ont des fétiches les abandonnent ou les maltrai-tent, quand ils en sont mécontents, et il ne semble pas qu'ils fassent là-dessus de nombreuxraisonnements 1. Elles n'en font pas davantage, nos bonnes femmes qui maltraitent l'image dusaint qui ne leur a pas accordé la grâce demandée ; ni ceux qui blasphèment, non par mauvai-se habitude, mais dans l'intention bien arrêtée d'offenser Dieu ou la Madone. Tout cela n'estpas seulement le propre d'une foule ignorante. L'ancienne Grèce admirait les poèmesd'Homère, où les mortels combattent contre les dieux. Dans les temps les plus anciens, celane paraît nullement avoir fait scandale. Plus tard, Platon s'indigne des aventures des dieuxd'Homère. Plus tard encore, en commentant les poèmes homériques, les Alexandrinss'efforcent de les ramener à une meilleure leçon. Dans l'Iliade, Diomède frappe Aphrodite,

1 LETOURNEAU ; L’évol. relig. :. « (p. 95) D'ailleurs, à moins qu'on ait peur de son fétiche, on le délaisse,

dès qu'il tarde à vous satisfaire. Le nègre de Guinée traite son fétiche exactement comme un homme ; avantd'en changer, il le bat pour le forcer à obéir. Veut-il dérober à son fétiche la connaissance de ses actions ? Ille cache dans sa ceinture ».

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puis Arès 1. Il existe une tentative de justification, car Athéna conseille et protège Diomède,qui peut ainsi se considérer comme le moyen dont se sert Athéna pour frapper Arès. Pourconsoler sa fille Aphrodite, Dionée rappelle que nombre de dieux eurent à supporter deterribles souffrances de la part des hommes. Dans l'Iliade 2 aussi, Hélène injurie Aphrodite.Beaucoup plus tard, nous trouvons un fait analogue dans les Dionysiaques 3. Au point de vuede la réalité, les deux récits sont également imaginaires ; mais comme indices de sentiments,la valeur en est inégale. La popularité ancienne de l'Iliade montre que les injures d'Hélène neprovoquaient aucun scandale dans le peuple, et par conséquent le récit qu'elle contient est unindice de sentiments très généraux. Au contraire, le récit des Dionysiaques n'est que l'indicedes sentiments d'un nombre restreint de lettrés, et c'est peut-être seulement un artificepoétique.

§ 1322. Quand Platon s'indigne contre les poètes, à cause des fables qu'ils racontent surles dieux 4, il représente la réaction de la logique contre ces associations d'idées non-logiques.Mais il faut comprendre que les hommes qui croient à ces aventures des dieux n'en tirentnullement les conclusions logiques qu'elles pourraient entraîner, et que, par conséquent, lavénération qu'ils portent à leurs dieux ne diminue nullement ; de même qu'à notre époque, lavénération de la bonne femme pour le saint qu'elle maltraite parce qu'il ne l'a pas exaucée, nediminue pas le moins du monde ; de même que l'amour des Gallois mystiques pour certainsde leurs chefs trop experts au jeu de la bourse, ne diminue pas ; de même que ne diminue pasle respect des « prolétaires » pour certains de leurs chefs, qui font argent du socialisme 5, oupour d'autres gens qui n'ont de « prolétaire » que le nom, étant au fond de riches bourgeois.

§ 1323. Pausanias (III, 15) parle d'une statue d'Aphrodite portant les fers aux pieds, etrapporte deux traditions. Suivant la première, Tindare fit faire la statue de cette façon, pourmontrer allégoriquement que les femmes devaient être soumises à leurs maris. Suivantl'autre, il fit cela pour se venger d'Aphrodite, qui avait induit Hélène et Clytemnestre à malfaire. Il semble ridicule à Pausanias de supposer que, par ce moyen, on puisse se venger de ladéesse. Arien 6 rapporte, mais sans trop y attacher créance, qu'Alexandre le Grand, trèsaffligé de la mort d'Ephestion, fit renverser le temple d'Esculape, pour se venger de ce dieu,qui n'avait pas sauvé Ephestion. Suétone 7 rapporte qu'à la mort de Germanicus, le peuplelapida les temples des dieux et en renversa les autels. Ces sentiments paraissent étranges ;mais il y en a d'analogues, même à notre époque, non seulement parmi le vulgaire qui injurieSaint Janvier si le sang tarde à bouillir, mais aussi parmi des personnes cultivées [voir : (§1323 note 3)].

1 Iliade, V, 383-402. Achille parle à Apollon comme un nègre à son fétiche, quand il dit (XXII, 20) :

« Certes, je me serais vengé de toi, si j'en avais eu le pouvoir ».2 Iliade, III, 399 et sv. Aphrodite veut amener auprès de Pâris Hélène récalcitrante, qui se fâche contre la

déesse. Le scoliaste s'en scandalise ; il dit : (395)[En Grec]. – « Et les paroles [d'Hélène] sont desblasphèmes contre la divinité : ,,Va t'asseoir auprès de lui [de Pàris] ; quitte le chemin des dieux et neremets plus les pieds dans l'Olympe.“ Et [la réponse d'Aphrodite] est inconvenante „ Ne m'irrite pas,misérable ! “ »

3 NONN. ; Dionys., XLVIII, 690 et sv. La nymphe Aura, indignée d'avoir été violée par Dionysos, va dans letemple d'Aphrodite et fouette la statue de la déesse. Au chant XXX, 194 et sv., on raconte la mortd'Alkimakéia, qui avait osé flageller la statue de Héra.

4 PLAT ; De rep., 1. II, p. 378; 1. III, p. 389 et sv.5 Bebel, mort en 1913, laissa un patrimoine atteignant presque le million. En tout cas, même en admettant les

réductions des amis, il était certainement de plusieurs centaines de mille francs.6 ARR.; De exp. Alex., VII, 14.7 SUET. ; Calig., 5 : Quo defunctus est die, lapidata sunt templa, subversae Deum arae, Lares a quibusdam

familiares in publicum abiecti, partus coniugum expositi.

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§ 1324. VIe CLASSE. Résidu sexuel. Le simple appétit sexuel, bien qu'il agissepuissamment sur la race humaine, ne doit pas nous occuper ici, cela pour les motifs exposésau §852. Nous devons surtout étudier le résidu sexuel de raisonnements et de théories. Engénéral, ce résidu et les sentiments dont il tire son origine se rencontrent dans un très grandnombre de phénomènes ; mais ils sont souvent dissimulés, spécialement chez les peuplesmodernes.

§ 1325. L'antiquité gréco-latine envisagea l'acte sexuel comme la satisfaction d'un besoin,à l'égal de boire, de manger, de s'orner, etc., et les regarda tous avec indifférence, condam-nant en général l'abus, et souvent la recherche dans le plaisir. Dans un passage célèbre dudiscours contre Nééra, l'orateur dit 1 : « Nous avons les hétaïres pour la volupté, lesconcubines pour les soins journaliers du corps, les femmes pour avoir des enfants légitimes etgarder fidèlement les choses de la maison ». Pour Rome, nous avons d'abord une divisionentre les femmes qui devaient garder la chasteté et celles qui n'avaient pas ce devoir [voir : (§1325 note 2)]. Il est évident que la loi a uniquement en vue des buts civils, qu'elle impose auxingénues certains devoirs réputés utiles à l'État, et qu'elle laisse les hommes libres decommettre le péché charnel, s'il ne nuit pas à l'État. Pour nos vertuistes, tous les amourslibres sont illicites. Pour les Romains, les uns étaient licites, les autres illicites [voir : (§ 1325note 3)]. Ils n'avaient pas pour l'adultère des matrones les indulgences faciles de nosvertuistes, et leurs sectaires n'éprouvaient aucune indignation contre les amours avec lesaffranchies ou avec d'autres femmes semblables. C'étaient non pas les résidus sexuels qui lesguidaient, mais des considérations d'utilité pour l'État. Une inscription trouvée à Isernia nousapprend que les auberges exposaient le tarif, non seulement des mets, mais aussi des fillesqu'elles fournissaient au public [voir : (§ 1325 note 4)]. Un voyageur dépense un as pour lepain, deux as pour les victuailles, huit as pour la fille et deux as pour le foin du mulet. Dansle Digeste 2, Ulpien nous apprend qu'en beaucoup d'endroits les lupanars appartenaient àd'honnêtes gens. Dans la suite, pour des causes encore partiellement obscures, vers la fin del'empire romain, la considération de l'acte sexuel s'impose, prédominante, à l'esprit deshommes, et prend des formes religieuses, se manifestant souvent par une sainte horreur. Il estvraiment extraordinaire que maintenant, chez les peuples civilisés, ce tabou soit resté ladernière religion à laquelle le bras séculier accorde son appui. On peut impunément blasphé-mer Dieu et les saints, prêcher la guerre civile, le carnage et le pillage, mais on ne peutpublier de livres ou de figures obscènes. De même, les Wahabites estiment que fumer dutabac est le pire des crimes, bien autrement infâme que de tuer ou de voler. Le fait derenverser ainsi l'échelle de gravité des crimes, comme cela semble à qui n'a pas certainssentiments religieux, est justement un caractère essentiel de la répression des hérésiesreligieuses, et de la puissance du sentiment qui pousse à agir ainsi les hommes dont l'espritest opprimé par le préjugé et par certains sentiments.

§ 1326. Dans nos races, trois tabous d'abstinence persistent à travers les siècles ; ce sont,par ordre d'intensité croissante, l'abstinence de la viande, celle du vin et celle de tout ce quiconcerne les rapports sexuels. On peut faire remonter l'abstinence de la viande jusqu'àPythagore. Plutarque nous a laissé deux discours tendant à éloigner les hommes de l'usage de

1 DEMOSTH. (?); in Neeram, 122, p. 1386 : [Phrase en Grec].2 Dig., V, 3, 27, §1. Sed et pensiones, quae ex locationibus praediorum urbanorum perceptae sunt, venient,

licet a lupanario perceptae sint : nam et in multorum honestorum virorum praediis lupanaria exercentur.

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la viande. Il nous reste un traité entier de Porphyre, sur l'abstinence de la viande. Les chré-tiens la recommandèrent et l'imposèrent sous diverses formes. Finalement, nous avons lesvégétariens modernes [voir : (§ 1326 note 1)]. Dans l'antiquité, on traite beaucoup de lamodération dans l'usage du vin, mais peu ou pas de l'abstinence totale. Les premiers chrétiensconseillèrent un usage restreint ou même l'abstinence du vin, comme celle de la viande, soitpour faire pénitence, soit encore plus pour réprimer les tentations qui poussent au péchécharnel. Nous avons, là-dessus, un grand nombre de prescriptions des saints Pères 1. Pourtant,l'Église catholique, qui visa toujours au juste milieu, tout en imposant l'abstinence de laviande en certains jours, permettait l'usage du vin, se montrant ainsi beaucoup plus libéraleque certains de nos pseudo-savants contemporains. Aujourd'hui, les sectaires anti-alcooliquesreproduisent les exploits des fanatiques religieux. L’abstinence des plaisirs de l'amour et detout ce qui peut les rappeler, même de loin, s'observe, au moins en théorie, chez les premierschrétiens, et maintenant, toujours en théorie, elle a de nouveau donné lieu à un fanatisme depudeur pathologique.

§ 1327. Les résidus de ces phénomènes sont complexes. On y peut distinguer au moinstrois parties. 1° La partie la moins importante est celle d'un résidu de combinaisons par lequelune secte est poussée à prendre un signe quelconque qui la distingue du vulgaire, de l'étran-ger, ou d'autres sectes. Par exemple, on observe la prohibition de certains aliments, chez untrès grand nombre de peuples. Quand la Bible défend l'usage de la viande de lièvre, il estimpossible d'y voir aucun motif d'ascétisme ou autre semblable (§1276 suiv.): c'est un simplerésidu de combinaisons. Ce résidu est souvent mêlé à un autre résidu, d'intégrité personnelle :à l'orgueil; la combinaison a non seulement pour but de distinguer, mais aussi d'exalter 2. Ilest probable qu'il y a en des résidus de ce genre chez les chrétiens, qui voulaient resterdistincts des Gentils. 2° La partie la plus importante, dans les deux premiers tabous, trèsimportante aussi dans le troisième, est un résidu d'ascétisme. Il se manifeste en ce que cestabous sont accompagnés d'abstinences et de macérations qui appartiennent certainement àl'ascétisme. C'est plus que clair chez les chrétiens ; chez d'autres abstinents, c'est moinsmanifeste ; chez quelques-uns, on l'aperçoit à peine ; par exemple, chez nos anti-alcooliquescontemporains, qui prétendent ne rechercher que l'utilité publique ; mais ce n'est passeulement le hasard qui, généralement, les rend humanitaires, religieux, moralistes, pudi-bonds : peut-être, sans que plusieurs d'entre eux s'en aperçoivent, ne sont-ils pas exempts derésidu ascétique. 3° Des sentiments accessoires de l'ascétisme, tels que la vanité, l'envieenvers qui jouit de ce qu'on ne peut avoir soi-même, le désir de l'estime et de l'admirationd'une collectivité, etc. Nous avons déjà traité de tout cela (§1169 à 1171). 4° Le besoin demanifester par des actes extérieurs sa foi ascétique ; besoin auquel correspondent les résidusde la IIIe classe.

§ 1328. Il y a des cas d'exaltation religieuse pour les trois tabous mentionnés tout àl'heure. Pour le tabou de la viande, on peut observer la forme religieuse aux Indes, mais nondans nos pays. Pour le tabou du vin, on peut voir quelques cas, çà et là, parmi nos

1 FRA BARTOLOMMEO DI SAN CONCORDIO ; Ammaestramenti degli antichi, Dist. XXIV : « (c. 3) La

bouche est une cause de luxure... (c. 4) Non seulement l'usage de la nourriture, mais aussi celui du vin doitêtre modéré... (c. 5) Auteur. Le vin, sans aucun doute, est une nourriture de luxure ».

2 RENAN; Marc-Aurèle: « (p. 570) Il est si doux de s'envisager comme une petite aristocratie de la vérité, decroire que l'on possède, avec un groupe de privilégiés, le trésor du bien ! L'orgueil y trouve sa part ; le juif,le métuali de Syrie, humiliés, honnis de tous, sont au fond impertinents, dédaigneux ; aucun affront ne lesatteint ; ils sont si fiers entre eux d'être le peuple d'élite ! »

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contemporains. Pour le tabou du sexe, c'est un phénomène général, des temps passés auxnôtres.

§ 1329. Pour les tabous de la viande et du vin, il y a effectivement des pays où ils sont àpeu près observés ; c'est-à-dire qu'il y a réellement des collectivités qui s'abstiennent deviandes et de boissons fermentées. Toutefois, quant à ces boissons, l'abstinence n'est souventqu'apparente, comme à notre époque en Turquie. Mais pour le tabou sexuel, les différencesde fond sont peu nombreuses, et l'on observe seulement de notables différences de forme. Laprostitution est interdite dans les pays musulmans ; mais elle y est remplacée, non seulementpar le concubinage, mais aussi par de pires pratiques. Elle était interdite aussi dans noscontrées, en des temps où les mœurs étaient loin d'être meilleures que celles d'aujourd'hui.C'est l'un des cas si nombreux où la puissance des sentiments rend le fond presque constant etne laisse varier que la forme [voir : (§ 1329 note 1)]. Le contraste est si grand qu'on est induità admettre le paradoxe suivant lequel c'est justement là où la morale et les lois condamnent leplus sévèrement l'immoralité, que celle-ci est la plus grande. De nombreux faits portent àcroire que c'est le cas de plusieurs États de l'Amérique ; mais nous ne pouvons pas, de casparticuliers, tirer une règle générale.

§ 1330. Dans la religion sexuelle, comme en un grand nombre d'autres religions, larigueur de la forme engendre la perversion [voir : (§ 1330 note 1)] et l'hypocrisie : l'histoiredu fruit défendu est de tous les temps 1. Au moyen âge et même un peu plus tard, quand lamanie religieuse était à l'état aigu, les invocations au diable et les pactes avec lui étaientfréquents. Aujourd'hui que cette manie a énormément diminué, qui pense encore à ces prati-ques ? Beaucoup de débordements obscènes ont peut-être eu, au moins en partie, une originesemblable à celle de l'invocation du diable. Henri III de France, qui alternait habituellementles pratiques de l'ascétisme religieux avec celles des vices contre nature, n'est qu'un typed'une classe très étendue. De nos jours, justement dans les pays qui affectent le plus d'êtrepudibonds, se produisirent des faits extrêmement obscènes, comme ceux du procès Taw, auxÉtats-Unis d'Amérique, la traite des vierges, révélée par la Pall Mall Gazette, le procès OscarWilde, en Angleterre, le procès Eulenbourg et d'autres semblables, en Allemagne. En outre,là où les mœurs de Cythère sont exclues, on voit, à la place, les usages de Sodome et deLesbos. Le résidu est constant, et si on lui enlève sa forme naturelle, il en prend d'autres.

Les gens qui ont l'esprit hanté par une idée fixe sont poussés à des actes ridicules, quifont rire ceux qui sont exempts de tels préjugés. C'est ainsi que beaucoup d'actes du culte depeuples barbares et aussi de peuples civilisés nous semblent risibles. Les manifestations durésidu sexuel n'échappent pas à cette règle générale. Aujourd'hui, en Angleterre, en Améri-que, en Allemagne, on observe des faits de pudeur sexuelle, hypocrite ou sincère, aussiridicules que ceux des plus étranges tabous [voir : (§ 1330 note 3)].

§ 1331. Le résidu sexuel n'existe pas seulement dans les idées qui ont en vue l'union dessexes ou un souvenir complaisant de cette union, mais aussi dans les idées qui révèlent unblâme, une répugnance, de la haine pour cette union. Cela peut paraître étrange ; pourtant de

1 Justement à propos des plaisirs de l'amour, OVIDE ; Amor., III, 4, 17 : Nitimur in vetitum semper

cupimusque negata. « Nous désirons toujours ardemment ce qui est défendu, et nous avons envie de cequ'on nous refuse ». Et plus haut : (9) Cui peccare licet, peccat minus (§17511). – Art. amat., III, 603 :Quae venit ex tuto, minus est accepta voluptas. « La volupté dont nous jouissons sans péril nous est moinsagréable ».

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nombreux faits montrent que l'idée de la chasteté, là où elle domine l'esprit, peut avoir unrésidu sexuel [voir : (§ 1131 note 1)] ; et beaucoup ont été conduits par cette voie à quelquevice secret.

§ 1332. Le résidu sexuel peut exister dans des relations très innocentes et très chastes, etc'est une erreur manifeste de supposer que là où existe ce résidu, des rapports physiquesexistent nécessairement aussi. Il y a un très grand nombre d'exemples de femmes qui, sousl'empire d'une forte passion religieuse, suivaient des hommes et les traitaient avec une grandeaffection, sans qu'il y eût aucune trace d'amour physique. On a pu le voir dans le Réveil auPays de Galles, en 1904, où Evan Roberts était l'objet de la tendre admiration de femmes quidemeuraient, semble-t-il, tout à fait pures [voir : (§ 1132 note 1)].

Ces faits doivent nous porter à ne pas accorder trop facilement créance aux accusationsque les adversaires se lancent mutuellement à ce propos. On a dit, par exemple, que lacomtesse Mathilde avait eu pour le pape Grégoire plutôt les sentiments d'une amante queceux d'une fille ; cela paraît très peu probable.

§ 1333. D'autre part, l'existence du résidu sexuel, aussi bien dans des discours et desécrits chastes que dans des discours et des écrits obscènes, doit nous enseigner que, pourpousser à des actes d'amour physique, il peut y avoir ou non diversité entre les premiers et lesseconds. Cela dépend des individus. Il y a des gens qui sont plus facilement portés à des actesd'amour physique par des discours et des écrits chastes, et d'autres, au contraire, qui y sontportés par des écrits obscènes. On a dit, et il se peut, que le Pastor fido entraîna plus defemmes aux plaisirs amoureux que le Décaméron 1.

§ 1334. On trouve le résidu sexuel dans une très grande partie de la littérature. Drames,comédies, poésies, romans, s'en passent difficilement. Les modernes distinguent, on ne saittrop d'après quel critère, une certaine littérature « morale » d'une autre littérature, « immo-rale » ; et souvent ce n'est rien d'autre qu'une hypocrisie de gens qui s'offusquent du nom plusque de la chose, et préfèrent les actes aux paroles. En tout cas, s'il n'est pas absolumentimpossible d'écrire un roman, une comédie, un drame, sans amour, tout en intéressant lelecteur, il n'en demeure pas moins vrai que ce sont des cas très rares ; ce qui montre le grandpouvoir des résidus sexuels, dont on ne peut se passer dans les œuvres littéraires. Le publicaccourt nombreux pour entendre des procès où il s'agit d'amour, et les écoute d'autant plusavidement qu'on y traite davantage de faits obscènes. Dans ce public, il ne manque pasd'hommes, et encore moins de femmes, qui, ailleurs, s'évertuent à défendre la morale et àréprimer l'immoralité 2.

§ 1335. Bien souvent déjà, nous avons dû remarquer comment les résidus sexuels semanifestent par des phénomènes semblables à ceux qu'on appelle religieux, et qui constituentainsi un ensemble auquel il convient d'accorder une place dans cette classe. Nous pouvonsajouter que la religion sexuelle a, comme les autres, ses dogmes, ses croyants, ses hérétiques,ses athées ; nous avons dû souvent déjà rappeler tout cela ; mais comme cette opinion est

1 Journal des GONCOURT, t. III, p. 6 : « En France, la femme se perd bien plus par le romanesque que par

l'obscénité de ce qu'elle lit ».2 La poésie de Carducci A proposito del processo Fadda, n'est pas seulement une production poétique c'est

une description de faits sociaux qui sont communs.

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opposée à celle qui est généralement admise, il ne sera pas superflu d'ajouter d'autres preuvesà celles que nous avons déjà données.

§ 1336. Nous rappelons qu'il s'agit ici exclusivement de savoir si certains phénomènesont ou n'ont pas des caractères donnés il ne s'agit pas d'en apprécier les effets individuels ousociaux (§74). Quand nous aurons reconnu que ces phénomènes constituent un agrégatsemblable à d'autres qui portent le nom de religion, nous ne saurons pas encore s'ils appar-tiennent au genre des phénomènes utiles ou à celui des phénomènes nuisibles. Il y a desreligions nuisibles, d'autres anodines, d'autres utiles, d'autres encore très utiles ; et lesrecherches faites ici ne nous apprendront pas dans quelle classe la religion sexuelle doit êtreplacée.

§ 1337. En général, les religions n'admettent pas d'être subjectives : elles veulent êtreobjectives, et entendent que la science logico-expérimentale confirme entièrement leursdogmes. Peu développées, elles se contentent de la partie matérielle ; plus avancées, ellesveulent des parties intellectuelles, abstruses et principalement mystérieuses. On voile certainsobjets du culte ; on ne prononce pas certains noms, ou bien on ne les prononce qu'avec unsaint respect ou une sainte horreur. Les Hébreux ne prononçaient pas le nom de leur Dieu ;les Romains avaient pour leur ville un nom ignoré du vulgaire ; les Athéniens punissaientsévèrement celui qui tentait de dévoiler les mystères d'Éleusis. Souvent, on trouve dans lesreligions un sentiment mêlé d'amour et de crainte, même de terreur, pour les êtres qui sontl'objet du culte. Les dogmes, comme les prescriptions des tabous, sont les prémisses et jamaisles conclusions de raisonnements logiques. Le seul fait de les nier est un crime ou du moinsrévèle une nature perverse. Le croyant fervent en est profondément ému et venge souventl'offense faite à ses théories, non pas en opposant d'autres raisonnements, faits, ou obser-vations, mais en recourant à la force, soit directement, soit au moyen de l'autorité publique.Les procès pour impiété se soustraient souvent aux règles générales de la procédure : la seuleaccusation d'un crime si grave suffit pour enlever à l'inculpé les garanties usuelles qu'on nerefuse pas pour d'autres crimes. La défense d'une religion donnée devient la défense de « lamorale », de « la justice », de « l'honnêteté », et doit par conséquent être approuvée mêmepar qui n'appartient pas à cette religion, pourvu seulement qu'il soit « moral », « juste » et« honnête ». Tel ne pouvait être le non-chrétien, au moyen âge ; tel encore ne peut être, pourbeaucoup de musulmans, celui qui n'est pas musulman. On rencontre tous ces caractères dansl'ensemble des phénomènes qui constituent la religion sexuelle présente. Ajoutons qu'elleadmet les maximes connues sous le nom de « raison d'État », en vertu desquelles la finjustifie les moyens ; et par conséquent, quand le but est d'une très haute importance, cesmaximes enjoignent de ne pas se préoccuper de frapper l'innocent, pourvu que le coupablen'échappe pas (§1012 1).

§ 1338. Chez les peuples anciens et aussi chez des peuples sauvages modernes, lesorganes et les actes sexuels font partie du fétichisme général. Nous les séparons, parce quenous jugeons les faits avec nos conceptions où le fétichisme sexuel persiste, tandis que lesautres fétichismes ont disparu ou se sont affaiblis. Il serait superflu d'apporter ici les preuvesde ces faits du fétichisme sexuel chez les divers peuples, car, d'un côté ces faits sont bienconnus, de l'autre, ils n'appartiennent pas à la matière de la sociologie générale : ils nedoivent avoir leur place que dans la sociologie spéciale, où l'on étudie à fond le fétichisme.Mais nous devons rappeler quelques faits qui servent à prouver la continuité du phénomènedans nos nations et l'importance du résidu sexuel, car il nous faut connaître tous les résidusqui peuvent agir sur l'équilibre social. Comme d'habitude, nous portons nos regards

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principalement sur la civilisation qui, de la Grèce et de Rome, s'étend maintenant à noscontrées.

§ 1339. Nous avons vu que, chez les anciens Romains, presque toutes les actions non-logiques de la vie donnaient lieu, grâce à la persistance des agrégats, à des conceptions quiapparurent plus tard comme autant de petits dieux (§176 et sv.) Il y en avait principalementpour tous les actes de l'homme, dès la conception jusqu'à la mort. Si nous les disposons enordre, par catégories 1, nous observerons que, pour les modernes, il y a un hiatusconsidérable, là où pour les anciens Romains il y avait continuité. 1° Dieux des actes précé-dant la consommation du mariage ; c'est-à-dire: Iuno iuga, ou Iuno pronuba, qui unit par lemariage; Deus Iugatinus, qui préside à l'union matrimoniale ; Afferenda, pour le transport dela dot ; Domiducus, qui conduit l'épouse dans la maison du mari ; Domitius, qui l'y faitrester ; Manturna, qui la fait demeurer avec l'époux ; Unxia, qui présidait à l'onction quel'épouse faisait à la porte ; Cinxia, qui présidait à l'enlèvement de la ceinture de l'épouse[voir : (§ 1339 note 2)], Virginiensis dea, qui préside à la virginité de l'épouse. Les modernesparlent de tout cela librement et même avec complaisance ; la conception fétichiste n'existeplus pour aucun de ces actes. Mais l'hiatus se manifeste avec la catégorie suivante. 2° Dieuxqui président à la consommation du mariage[voir : (§ 1339 note 3)]. Ils sont aussi nombreuxque ceux des autres catégories ; et, pour les Romains, ce genre de fétichisme n'était pasdifférent des autres, tandis que les peuples modernes l'ont seul conservé, abandonnant lesautres. Au delà de l'hiatus, nous avons les catégories suivantes dont, de nouveau, lesmodernes parlent librement. Les dieux et les déesses de l'enfantement font transition entre lacatégorie présente et les suivantes. 3° Dieux qui président à la naissance. Iuno Lucina,invoquée par les femmes en couches ; Diespiter, qui préside à la naissance ; Candelifera, àcause de la chandelle allumée, à l'accouchement ; les deux Carmentes: Prorsa et Postverta ;Egeria; Numeria. 4° Dieux à invoquer après la naissance. Intercidona ;... Deus Vagitanus,qui ouvre la bouche au nouveau-né pour qu'il vagisse ; Cunina, qui s'occupe du berceau ; etc.Nous en connaissons 10 en tout. 5° Dieux qui président à l'enfance. Potina et Educaenseignent à boire et à manger... Il y en a 13 en tout (§176 2). 6° Divinités de l'adolescence. Ily a en 26. Suivent une infinité de dieux et de déesses, pour toutes les occupations de la vie,jusqu'à la mort, où apparaissent Libitina et Nenia.

§ 1340. L'hiatus apparaît avec un caractère nettement religieux, chez les Pères del'Église ; et tant qu'il demeure tel, il échappe à tout jugement de toute personne qui veut resterdans le domaine expérimental, et qui, par conséquent, ne peut traiter des phénomènesreligieux qu'en les envisageant extrinsèquement, comme des faits sociaux.

§ 1341. Précisément à ce point de vue, il convient de remarquer que lorsque la luttecontre le paganisme s'apaisa, ce caractère apparut comme subordonné à la religion chré-tienne. Mais, tant que durait la lutte, c'était au contraire la religion sexuelle qui venait à l'aidepour soutenir la religion chrétienne et en démontrer la vérité. L'idée de Saint Augustin etd'autres Pères de l'Église est manifestement la suivante : « La religion païenne est fausse,parce qu'elle est obscène ». Cela montre combien forts sont les sentiments de la religionsexuelle, puisqu'ils pouvaient être invoqués comme arbitres. On voit, en outre, qu'on ne peutaccepter l'affirmation si souvent répétée jusqu'à nos jours, que c'est la religion chrétienne qui

1 Nous suivons l'énumération que fait MARQUARDT ; Le culte chez les Romains, t. I, p. 14 à 22.

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a introduit le culte de la chasteté dans le monde. Au contraire, c'est ce culte, sincère ouhypocrite, qui a puissamment contribué au triomphe de la religion chrétienne. Il suffit de lireles Pères de l'Église pour voir aussitôt, sans le moindre doute, que pour défendre leursdérivations, ils tablaient sur les sentiments favorables à la chasteté, contraires aux plaisirssexuels, et qui existaient non seulement chez leurs disciples, mais aussi chez les Gentils. Ilsse prévalaient de ces sentiments afin de parvenir jusqu'à l'esprit de ceux qui repoussaientencore leurs dogmes, et pour essayer de les persuader qu'ils devaient accepter une religionqui exprimait si bien des sentiments préexistants en eux.

Ce cas ne paraîtra pas nouveau au lecteur, après les exemples très nombreux que nousavons cités, et qui montrent que les dérivations suivent, ne précèdent pas les sentiments ; cequi n'empêche pas qu'elles puissent ensuite les renforcer. Le cas dans lequel nous voyons lessentiments sexuels appelés à juger des religions et des sectes religieuses n'est pas rare ; ilapparaît au contraire comme faisant partie d'une série très étendue d'autres faits semblables.Les adeptes des diverses religions et de leurs différentes sectes s'accusent réciproquementd'obscénité et d'immoralité. Les agapes des chrétiens étaient traitées par les païens d'obscènespromiscuités d'hommes et de femmes ; et les chrétiens orthodoxes répétèrent la même accu-sation contre les réunions des hérétiques. Les protestants se firent une arme de l'accusationhabituelle d'obscénité et d'immoralité contre le clergé catholique. En même temps, leschrétiens croyants la tournèrent contre les athées, et il y eut un temps où libéraux et libertinsétaient synonymes [voir : (§ 1341 note 1)]. Les philosophes du XVIIIe siècle se servirentavec insistance de cette arme qui, non encore émoussée, est toujours employée en France eten Italie, et constitue, contre la religion chrétienne, l'argument sinon unique, du moins prin-cipal de nombreux journaux quotidiens.

§ 1342. Nous n'avons pas à rechercher ici quelle part de vérité ou d'erreur peuventrenfermer ces accusations. Nous devons seulement remarquer que le fait d'avoir été produitesen si grande quantité et pendant tant de siècles jusqu'à nos jours, démontre incontestablementle grand pouvoir qu'ont ces sentiments dans nos sociétés ; ce qui est encore confirmé par untrès grand nombre d'autres faits.

§ 1343. Le culte des organes de la génération a existé dans beaucoup de pays ; et cela nedoit pas surprendre, si l'on observe qu'il faisait partie du fétichisme général [voir : (§ 1343note 1)], là où l'hiatus que nous avons mentionné au §1339 ne s'était pas encore produit. Dansl'antiquité gréco-latine, nous trouvons le culte du Phallus, non seulement là où la fantaisie estexubérante, comme en Grèce, mais aussi dans la grave et austère Rome, où il n'est en rien unproduit de la décadence, mais où il apparaît comme un fétichisme ayant survécu à d'autres,qui s'éteignaient peu à peu. Le christianisme triomphant le trouva encore en pleine vigueur etne réussit pas à l'éteindre entièrement. Au contraire, il persista pendant tout le moyen âge, etl'on sait assez qu'aux temps où la foi chrétienne était le plus intense, on ne cessa de sculpterdes figures obscènes, jusque dans les cathédrales, de les dessiner dans les miniatures deslivres sacrés [voir : (§ 1343 note 2)], et que les saints chrétiens héritèrent des fonctions desdieux de la génération. L'Église eut beaucoup à faire pour éliminer ces obscénités de tousgenres. [Voir Addition par l’auteur : A24]

§ 1344. Comme d'habitude, les résidus persistent tandis que les dérivations changent, etaujourd'hui l'hiatus qu'on observe là où, pour les Romains, il y avait continuité, on veut lejustifier par des arguments à la mode, c'est-à-dire de pseudo-science, transformant ainsi les

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actions non-logiques en actions logiques. On dit que les persécutions contre ceux qui, enhérétiques, méconnaissent l'hiatus inexistant pour les Romains, sont nécessaires pour avoirune jeunesse forte et énergique. Mais est-ce que vraiment la jeunesse romaine, qui conquittout le bassin de la Méditerranée, n'était pas forte et énergique ? 1 Mais étaient-ils faibles lessoldats de César, qui vainquirent les Gaulois et d'autres peuples, sans compter les légionsmêmes de Pompée ? Dirons-nous que César s'entendait moins à la guerre que M. Bérenger ?[voir : (§ 1344 note 2)]. On dit encore que ces persécutions sont nécessaires pour sauve-garder les vertus familiales, comme si elles étaient rares et faibles chez les anciens Romains,quand l'image du Phallus protégeait les enfants, les hommes et jusqu'aux triomphateurs,contre le mauvais œil [voir : (§ 1344 note 3)]. On dit qu'elles protègent la chasteté desfemmes, comme si les matrones romaines des beaux temps de la République étaient moinschastes que ne le sont les femmes modernes de plusieurs États, où l'hypocrisie sexuelle règneen souveraine.

§ 1345. On pourrait faire beaucoup d'autres observations semblables ; mais les suivantessuffiront. Aux États-Unis, la poste refuse de transporter un roman anglais, parce qu'onl'estime trop « sensuel » ; elle transporte sans le moindre scrupule des écrits où l'on prêchel'assassinat des bourgeois et le pillage de leurs biens [voir : (§ 1345 note 1)]. Mais est-ce qu'às'en tenir à la logique et à l'expérience seules, on doit vraiment juger ces actes moinsnuisibles à l'individu et à la société qu'un peu de « sensualité » ? Le sénateur Bérenger, qui,pour sauvegarder la morale, scrute attentivement les costumes des danseuses, est l'auteurd'une loi grâce à laquelle nombre de malfaiteurs sont remis en circulation, et peuventcontinuer à accomplir leurs exploits. Mais est-ce que ces exploits sont vraiment moins dignesde blâme que la vue des jambes ou même des cuisses d'une danseuse ? Il y a des villes, auxÉtats-Unis, où l'autorité charge des femmes de se promener pour provoquer les déclarationsamoureuses des hommes qui sont attirés par leurs avances, et pour les faire arrêter. Cetteautorité n'enrôle pas de même des hommes pour provoquer les anarchistes à faire du mal etpour les arrêter. Donc, a-t-on reconnu par la logique et l'expérience que faire un complimentamoureux à une femme qu'on rencontre sur son chemin, est plus nuisible à l'individu et à lasociété que tuer, incendier, voler ? (§1325). Le 28 mars 1913, la Chambre française discutaitla loi d'amnistie. On proposait d'amnistier ceux qui avaient fait de la propagande anti-militariste, en incitant les citoyens à ne pas répondre à l'appel sous les armes, ou, s'ils yétaient contraints, à faire feu sur leurs officiers plutôt que sur l'ennemi, et en leur enseignantcomment ils devaient faire pour détériorer les canons, de manière à ce qu'ils ne pussent plustirer. Après une très vive discussion, cette proposition d'amnistie fut repoussée par 380 voixcontre 171. On proposait aussi d'amnistier ceux qui avaient fait de la propagande malthu-sienne [voir : (§ 1345 note 2)] ; et cette proposition fut repoussée par 471 voix contre 16.Donc, trahir son pays, tuer les officiers, détruire le matériel de guerre, livrer sa patrie auxennemis, est un moindre crime que d'exposer librement son avis sur cette question : convient-il de tenir compte des contingences économiques dans la procréation des enfants ? Tout celane tient pas debout, et le caractère non-logique, religieux, d'une semblable façon d'agir estévident.

§ 1346. Plus modeste, mais pas meilleur, est l'argument qui veut justifier l'hiatus en disantqu'il tend à éviter l'image de choses malpropres. Mais qu'y a-t-il de plus malpropre qu'un

1 Voulant rétablir la discipline dans son camp, en Espagne, P. C. Scipion en chassa les trafiquants et les

prostituées, au nombre de deux mille. – VAL. MAX.; II 7, 1 : ... nam constat, tum maximum indeinstitorum et lixarum numerum cum duobus millibus scortorium abisse. – Un fait semblable eut lieu, quandles Dix mille de Xénophon voulurent se défaire des bouches inutiles. XENOPH ; cyr. exp., IV, 1, 14.

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cadavre en décomposition, grouillant de vers ? Pourtant, on en peut parler librement, et iln'est pas nécessaire, pour désigner le cadavre, la pourriture, les vers, d'employer des termesgrecs ou latins. Il est donc manifeste que pour produire l'hiatus un autre sentiment agit, quin'est pas seulement la répulsion pour ce qui est malpropre.

§ 1347. Ce sentiment appartient à la classe de ceux qui poussent les hommes à employerle mystère dans leurs religions ; et l'hiatus qu'on observe est plus de forme que de fond : ilapparaît comme une oscillation dans l'extension du mystère, lequel ne faisait pas défaut chezles anciens Romains, mais enveloppe aujourd'hui un grand nombre de choses qu'on laissaitautrefois en pleine lumière.

§ 1348. Si nous voulons étudier ces faits en restant dans le domaine logico-expérimental,nous ne devons participer en aucune façon aux sentiments religieux dont ils tirent leurorigine, ou du moins en faire abstraction, pendant que nous accomplissons cette étude.

§ 1349. Ces sentiments peuvent être d'une grande utilité pour la vie sociale ; ils sontcertainement très nuisibles aux recherches théoriques qui se font dans le domaine logico-expérimental. Donc, les personnes qui ne se sentent pas l'esprit tout à fait libre à cet égardferont mieux de ne pas continuer à lire ce chapitre. De même, ceux qui croient à l'originedivine du Coran agiront sagement en ne lisant pas une critique historique de ce livre et de lavie de Mahomet.

§ 1350. Un homme peut être guidé par le scepticisme expérimental, en une matière, et parla foi, dans une autre ; mais il ne peut, sans tomber en contradiction, être en même temps etdans la même matière, sceptique et croyant. Le croyant, précisément parce qu'il est croyant,ne peut faire autrement que tenir sa propre religion pour vraie et les autres pour fausses ; parconséquent, il juge et doit juger les faits d'après ce critère. Des actions qui, expérimen-talement, sont tout à fait semblables, sont estimées par lui bonnes ou mauvaises, suivantqu'elles appartiennent à sa religion ou à une autre ; il voit très facilement la paille qui est dansl'œil de son prochain, mais n'aperçoit pas la poutre qui est dans le sien.

§ 1351. Ainsi que le croyant d'une autre religion, le croyant de la religion sexuellerepousse a priori tout argument quelconque, opposé à sa religion ; et il estime qu'on doitcontraindre les autres gens à embrasser sa foi, tandis qu'il se plaindrait amèrement, si l'onvoulait lui imposer une religion qui n'est pas la sienne. Là où il jouit de l'appui du brasséculier, il réalise par la force ce qu'il ne réussit pas à obtenir par la persuasion. Dans ungrand nombre de pays chrétiens, on peut injurier le Christ tant qu'on veut, sans que les tribu-naux interviennent pratiquement, tandis qu'ils condamnent promptement un écrit obscène[voir : (§ 1351 note 1)].

§ 1352. Les anciens Romains lisaient sans la moindre colère les vers où Horace désigneles parties sexuelles de la femme par leur nom latin, et n'auraient toléré ni l'anti-patriotismeni l'anti-militarisme. Chez les modernes, il y a beaucoup de gens qui tolèrent ces sentiments,et qui crient à tue-tête pour demander la punition de ceux qui écrivent comme Horace. Legrand prêtre Caïphe, entendant Jésus offenser ses sentiments religieux, déchira ses

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vêtements : scidit vestimenta sua, en disant: « Tu as blasphémé ! » De même M. Bérenger,grand prêtre de nos vertuistes, entre en fureur à la seule pensée que Regina Badet se montresur la scène avec un costume trop rudimentaire. Les musulmans ont horreur du porc et nevoudraient en manger à aucun prix, tandis qu'ils s'entretiennent librement des rapportssexuels. Nos vertuistes ont – ou du moins feignent d'avoir – horreur de ces conversations,tandis qu'ils mangent allègrement la viande de porc. Dubois 1 rapporte que: « (p. 252) UnEuropéen de ma connaissance avait écrit une lettre à un de ses amis en faveur d'un brahmeque je lui avais recommandé. Sa lettre finie, il la cacheta avec un pain à cacheter qu'il avaithumecté en le mettant sur le bord de sa langue : le brahme s'en aperçut, ne voulut pas rece-voir la lettre, sortit de fort mauvaise humeur, comme une personne qui se croyait grièvementinsultée, et aima mieux renoncer aux avantages qu'il aurait pu retirer de cette recomman-dation, que d'être porteur d'une missive souillée de la sorte ». Un de nos vertuistes, de ceuxqui sont si habiles à voir la paille dans l'œil de leur prochain, rira de l'absurdité de ce brahme,sans prendre garde qu'il ferait exactement de même, si, par exemple, le cachet de la lettrereproduisait l'image de ce phallus que les Romains employaient sans aucun scrupule, pourrepousser le mauvais œil [voir : (§ 1352 note 2)].

§ 1353. On trouve le résidu sexuel mélangé à d'autres résidus, dans un grand nombre dephénomènes, et nous devrons répéter ici en partie les remarques faites à propos del'ascétisme 2.

§ 1354. Comme d'habitude, nous excluons la simple hypocrisie, qui est d'ailleurs beau-coup plus rare qu'on ne le croit. Elle est souvent un art d'accomplir certaines actions logiques,et ne trouve pas sa place parmi les résidus.

§ 1355. Le résidu sexuel fait partie d'un grand nombre d'effusions religieuses, et parfoison le reconnaît immédiatement ; d'autres fois, il est presque impossible à discerner et àséparer du sentiment exclusivement religieux 3. Les ennemis de l'Église catholique ont voulule voir même là où il n'était pas ; les amis ont voulu le nier même là où il est évident.Beaucoup de prêtres qui abandonnent l'Église catholique sont poussés par le besoin de lafemme [voir : (§ 1355 note 2)] ; parfois ils s'en rendent compte ; parfois non. Ce besoin n'estpas étranger à un grand nombre de critiques des modernistes, pas plus que le désir de faire lacour à la Démocratie, pour obtenir des avantages.

§ 1356. Le culte de la femme [voir : (§ 1356 note 1)] apparaît explicitement ou implicite-ment, d'une manière ouverte ou à peine voilée, dans un très grand nombre de religions ; et là-dessus on pourrait écrire un gros volume. N'oublions pas les générations des êtres divins, où

1 DUBOIS ; Mœurs... des peuples de l'Inde, t. I.2 [NOTE DU TRADUCTEUR.] On ne s'attendrait guère à voir la pudeur proscrire des mots français courants

d'un « dictionnaire encyclopédique ». Le Petit Larousse illustré, présenté en première page comme étant« à la fois le plus complet, le mieux informé et le plus attrayant des dictionnaires manuels », peut affronterles censures vertuistes les plus rigoureuses. Pourtant il accepte avec une étonnante facilité beaucoup denéologismes empruntés à l'argot le plus vulgaire.

3 Ad. Corinth., I, 5, 12 et sv.. Pour les vertuistes chrétiens, on peut avoir des doutes, en séparant le résidusexuel du résidu simplement religieux ; mais ce dernier fait défaut chez les vertuistes libres penseurs.L'excellent Saint Ambroise dit : Castitas enim angelos fecit. Qui eam servavit angelus est, qui perdiditdiabolus (t. V, De virginibus, I, p. 536 c). Cet argument manque aux libres penseurs qui n'ont – ou disentn'avoir – ni anges ni diables.

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se manifeste le résidu sexuel, ni les allégories et les personnifications masculines ou fémi-nines d'abstractions ou d'autres agrégats fantaisistes. Tout cela montre qu'à chaque instantl'idée du sexe vient à l'esprit. Il est certain que la chasteté forcée, surtout quand elle estsincèrement observée, provoque le sentiment sexuel, là où il n'y a et ne peut y avoir derapports érotiques. Cela se voit déjà en germe dans l'affection passionnée de certaines fillettespour leurs poupées, pour un animal, pour leurs amies ; quelquefois il est uni à l'amour filial, àl'insu du sujet. On peut s'en rendre compte en remarquant ce qui se passe lorsque la jeunefille se marie ou s'unit de tout autre façon à un homme : alors ces formes d'affectiondisparaissent ou diminuent. Des femmes séparées de l'homme ont souvent pour un petit chienun sentiment dans lequel, à leur insu, entre l'amour. D'autres se vouent à des œuvres debienfaisance, à des propagandes humanitaires, à des pratiques religieuses. Beaucoup deféministes sont simplement des hystériques auxquelles manque un homme.

§ 1357. La vénération et la haine d'une certaine chose peuvent être également des formesd'une religion qui a cette chose pour objet. Cette religion n'est exclue que par l'indifférence(§911). C'est pourquoi l'hiatus que nous avons relevé plus haut tient plus à la forme qu'aufond. Le nègre qui maltraite son fétiche, le catholique qui blasphème son saint, font preuved'une religion que n'a pas l'homme auquel ce fétiche et ce saint sont indifférents. Cela estbien connu pour l'amour ; il y a longtemps déjà qu'on a observé que l'amour et la haine sonttrès voisins et s'opposent à l'indifférence. C'est aussi une ancienne observation, que leshommes qui disent le plus de mal des femmes sont aussi ceux qui les aiment le plus 1.

§ 1358. Le fait que souvent le désir sexuel conduit à la haine de l'acte sexuel et, chez lessaints chrétiens, à la haine de la femme, ne doit pas nous étonner. Dans les invectives desascètes, apparaît souvent, mêlé à un sentiment de simple ascétisme, le sentiment du besoinsexuel inassouvi. Celui-ci peut devenir assez intense pour provoquer des hallucinations ; et lechrétien est persuadé que le diable le tente pour l'induire au péché d'impureté. Cette imagi-nation n'est pas entièrement vaine : ce diable existe réellement dans l'esprit d'un homme, etserait chassé par la femme plus sûrement que par les exorcismes.

§ 1359. Qu'on lise seulement une partie de ce que le bon frère Bartolomée de SanConcordio [voir : (§ 1359 note 1)] accumula contre les femmes, et l'on verra que chez lesPères de l'Église, il y a, sur ce sujet, de quoi composer un grand nombre de volumes.

§ 1360. Ceux qui de bonne foi se repaissent volontiers de ces discours sont poussés, parl'ardeur de leurs sens inassouvis, à penser toujours à la femme : ils la fuient par crainte d'undanger imminent ; ils la haïssent parce qu'ils l'aiment trop ; ils envient, sans s'en apercevoir,celui qui la possède ; et ce sentiment se mêle, dans l'exaltation de la virginité, aux louangesadressées aux époux qui, vivant en parfaite continence, n'usent pas des droits du mariage, àl'horreur de la fornication. Chez les saints, la bonne foi paraît vraiment parfaite. C'estjustement cette bonne foi qui rend les sentiments plus vifs et les fortifie.

1 ATHEN., XIII, p. 557 : « Quelqu'un disant à Sophocle qu'Euripide était misogyne : Dans les tragédies

certes, dit Sophocle, mais au lit, il est philogyne »

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§ 1361. Chez d'autres non plus, la bonne foi peut ne pas faire défaut. L'empressement quemettent les prêtres et les moralistes à éloigner les femmes des « tentations » peut être l'effetd'un simple zèle religieux ou moral ; mais quelquefois il s'y mêle la jalousie sexuelle, quipeut exister même en l'absence de relations charnelles, car l'eunuque, c'est bien connu, estsouvent jaloux et même très jaloux ; et dans nos contrées on observe combien peut être vivela jalousie de l'impuissant. Il y a aussi des béguines humanitaires, laides et vieilles, et d'autresfemmes semblables qui, bien que n'ayant pas de rapports charnels avec un jeune homme, ensont fort jalouses et entrent en fureur si elles le voient regarder une femme jeune et belle, etsurtout s'il parle avec elle. Tout cela peut se produire sans que le sujet s'aperçoive du résidusexuel qui existe en lui. L'envie peut aussi se mêler au sentiment sexuel, de manière à nepouvoir en être séparée, même par la personne qui éprouve ces sentiments complexes.

§ 1362. Vers la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, l'idée était généraleque seuls les théologiens chrétiens voulaient priver l'homme des plaisirs des sens et, parconséquent, des jouissances sexuelles que lui offre la « Nature » [voir : (§ 1362 note 1)] ;mais les faits survenus dans la suite, et surtout dès 1900, démontrent que les théologiens de lalibre-pensée ne restent pas en arrière des théologiens chrétiens dans cette œuvre, et que lesinquisiteurs modernes du crime d'hérésie dans la religion sexuelle sont les dignes compa-gnons des anciens inquisiteurs du crime d'hérésie dans la religion catholique.

§ 1363. Il est remarquable que la religion chrétienne, et principalement la religioncatholique, tout en réprouvant les plaisirs amoureux, en tire la plus grande partie des méta-phores dont elle se sert dans les manifestations de la foi. Sans parler de l'Église, qui estl'épouse de Christ, ni des interprétations de l'érotisme du Cantique des Cantiques, grâceauxquelles un chant d'amour, à la vérité quelque peu grossier et ridicule, devient l'épithalamede l'Église, épouse de Christ, on peut remarquer que les religieuses sont appelées les épousesde Christ, lui consacrent leur virginité et brûlent pour lui d'un amour où le céleste se mêle auprofane, et que les saints Pères ne savent s'entretenir un peu longuement d'un sujet sans faireallusion, ne fût-ce que métaphoriquement, à l'amour. L'image de la femme encombre leuresprit et, chassée d'un côté, elle revient d'un autre.

§ 1364. Déjà dans l'Évangile, il y a des passages dans lesquels apparaît discrètement lerésidu sexuel. Par exemple, on ne voit pas pourquoi la parabole des dix vierges ne pourraitêtre remplacée par une autre, dans laquelle on n'amènerait pas la pensée à s'arrêter sur lesfemmes vierges et sur la consommation du mariage. Mais c'est principalement dans ledéveloppement postérieur du christianisme que règne la femme, élevée même aux splendeursdu trône céleste, sous la forme de la Vierge Marie.

§ 1365. Qu'on veuille comparer ces écrits avec les Mémorables de Socrate, composés parXénophon. Chez l'auteur grec, l'amour de la femme est un besoin physique comme tantd'autres dont la satisfaction n'est pas blâmée, et dont l'excès seul est nuisible. L'auteur s'enoccupe peu, de même qu'il s'occupe peu des autres besoins semblables à celui de manger ;l'amour n'encombre pas son esprit : on voit que d'autres soins réclament toute son attention.Au contraire, on s'aperçoit que le désir de la femme pèse sur l'esprit des saints Pères commeun cauchemar, et qu'il provoque chez eux des sentiments semblables à ceux que le damné deDante, torturé par la soif, éprouvait à la pensée de l'eau désirée [voir : (§ 1365 note 1)].

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§ 1366. Dans un passage très connu [voir : (§ 1366 note 1)], Saint Paul accepte lemariage comme un moindre mal : mieux vaudrait demeurer sans avoir commerce avec lafemme ; mais à celui qui ne peut s'en abstenir, il est permis de se marier. Saint Paul estcertainement misogyne ; mais nous connaissons trop peu de choses de lui pour savoir si cesentiment venait, comme chez Leopardi, de ce qu'il était contrefait, ou de ce qu'il étaitrepoussé par les femmes, ou de quelque autre motif semblable, ou bien du simplemysticisme.

§ 1367. Saint Cyprien écrit [voir : (§ 1367 note 1)] : « Maintenant, notre discourss'adresse aux vierges pour lesquelles notre sollicitude doit être d'autant plus grande que leurgloire est sublime. Elle [la virginité] est la fleur née de l'Église, l'honneur et l'ornement de lagrâce spirituelle, nature joyeuse, œuvre intègre et pure de la gloire et de l'honneur, image deDieu répondant à la sainteté du Seigneur, partie la plus illustre du troupeau du Christ. Laglorieuse fécondité de notre mère l'Église se réjouit pour elles [les vierges], et fleuritabondamment en elles, et plus la virginité augmente en nombre, plus s'accroît l'allégresse dela mère ». En écrivant ces louanges si chaleureuses, le saint croyait certes être mu simple-ment par le sentiment religieux ; mais il est très probable qu'à son insu le sentiment sexuelagissait sur lui.

§ 1368. Saint Augustin nous dit avoir aimé les femmes, dans sa jeunesse ; mais il nousapprend qu'après sa conversion il devint l'adversaire de tout commerce avec elles, fût-illégitime [voir : (§ 1368 note 1)].

§ 1369. Chez Saint Jérôme, la puissance des sentiments pour tout ce qui touche à la fem-me et aux plaisirs amoureux est vraiment remarquable. Saint Jérôme ne cesse de conseiller,d'encourager, de sermonner, de reprendre les vierges et les veuves. Il s'occupe beaucoupmoins des femmes mariées et il semble vraiment que, peut-être sans s'en apercevoir, ilconsidère le mari comme un rival. Il se plaint « d'avoir été accusé par la fureur hérétique decondamner le mariage [voir : (§ 1369 note 1)] ». Mais il faut reconnaître qu'il avait biendonné quelques motifs à cette accusation.

§ 1370. S'adressant à la vierge Eustochia, il fait allusion aux maux profanes du mariage :la grossesse, les pleurs des nourrissons, la jalousie excitée par les maîtresses du mari, lessoins du ménage [voir : (§ 1370 note 1)]. Il fait dire à la vierge qu'elle ne veut pas tombersous le coup de la sentence de la Genèse : Tu enfanteras avec douleur et dans l'angoisse.« Cette loi est celle des femmes et non la mienne ». (loc. cit., p. 144 b). En ce qui concerne lacrainte de la grossesse, il est le précurseur de nos néo-malthusiens contemporains. M.Bérenger, qui a la manie des dénonciations, devrait s'adresser au procureur de la Républiquepour le faire punir, ou, comme cela n'est pas possible, puisqu'il est mort depuis si longtemps,pour faire au moins expurger ses livres. On pourrait, d'autre part, invoquer en faveur du saintle fait que, sans avoir besoin d'espions, il notait les sévères punitions qu'encoururent ceux quiavaient éloigné les vierges de la chasteté [voir : (§ 1370 note 2)].

§ 1371. Le pauvre saint était tourmenté par l'idée de la femme ; idée rendue dominantepar les désirs inassouvis, et qui résistait à la macération. Il raconte que, retiré dans le désert

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« en compagnie des scorpions et des bêtes sauvages, souvent le chœur des jeunes filles metourmentait. Mon visage pâlissait à cause des jeûnes, et mon esprit brûlait dans mon corpsglacé ; dans la chair déjà morte d'un homme, seuls les feux de la luxure brûlaient » 1. Ceshallucinations sont trop connues pour que nous nous y arrêtions. Les démons tourmentaientsans cesse les saints ascètes, et les tentaient sous des formes féminines. Outre son propreexemple, Saint Jérôme en cite d'autres et, d'une façon générale, la vie des saints n'en manquepas [voir : (§ 1371 note 2)].

On comprend facilement que Saint Jérôme, chez lequel le résidu sexuel était si puissant,ait été en butte aux accusations qu'il repousse dédaigneusement, et peut-être avec raison, detrouver trop de plaisir dans la compagnie des femmes. Il dit 2 : « Souvent, beaucoup devierges m'entourèrent. Souvent, j'ai expliqué les livres saints comme j'ai pu, à un grandnombre d'entre elles. La leçon engendra l'assiduité ; l'assiduité, la familiarité ; la familiarité,la confiance. Qu'elles disent si elles trouvèrent jamais en moi autre chose que ce qui conve-nait à un chrétien ? Acceptai-je jamais de l'argent ? Ne méprisai-je pas les cadeaux, petits ougrands ? L'argent d'autrui sonna-t-il dans ma main ? Fus-je immodeste dans mes discours oudans mes regards ? On ne me reproche que mon sexe ; et c'est la seule chose qu'on mereproche, à cause du voyage de Paula et de Mélanie à Jérusalem ».

§ 1372. Pourtant, ses entretiens étaient un peu dangereux, et ces perpétuels discours surles plaisirs amoureux devaient mettre en péril la chasteté. Il dit à la vierge Eustochia [voir :(§ 1372 note 1)] : « Il est difficile que l'âme humaine n'aime pas quelque chose, et il estnécessaire que notre esprit se prenne d'affection pour quelque chose. L'amour charnel estvaincu par l'amour spirituel. Le désir est éteint par le désir [c'est un peu dangereux]. D'autantcelui-ci diminue, d'autant celui-là s'accroît. Répète souvent sur ton lit : « Dans la nuit, j'aicherché celui qu'aime mon âme ». Ces paroles du Cantique des Cantiques se rapportent – oumieux le saint croyait qu'elles se rapportaient – à un époux spirituel ; mais, hélas ! ellesévoquent aussi l'image d'un époux matériel, surtout si on les prononce sur un lit. Il y a danstout cela, même si c'est fait innocemment, le résidu sexuel ; de même qu'il existe aussi dansl'œuvre d'un certain pasteur français qui, poussé par la haine de la pornographie, étudiecurieusement la longueur des jupes des danseuses et cherche si elles dissimulent bien l'entre-jambes.

§ 1373. Les hérétiques ne le cédaient en rien aux orthodoxes, en fait de préoccupationssexuelles. Comme nous l'avons dit déjà (§1341 et sv.), il faut ajouter peu de foi auxaccusations d'obscénité qu'échangent les différentes sectes religieuses ; mais elles servent ànous faire connaître le pouvoir et la force de la religion sexuelle qui fournit ainsi auxhommes des armes pour leurs disputes, et au nom de laquelle s'exercèrent et s'exercenttoujours des persécutions, grandes ou petites, comme il s'en exerça au nom de tant d'autresreligions.

§ 1374. Dans le livre de Saint Augustin sur les hérésies [voir : (§ 1374 note 1)], noustrouvons un grand nombre d'affirmations sur les mauvaises mœurs qu'à tort ou à raison onimpute aux hérétiques. Le saint traite longuement des Manichéens ou Cathares. D'une part, illes dépeint comme voyant le mal dans la matière, et par conséquent comme très rigoureux

1 D. HIERON. ; De custodia virginitatis, Ep. XXII, t. I, p. 141, e.2 D. HIERONYM. ; Hieronymus Asellae, Epist. XCIX, t. II, p. 657, g-h.

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pour réprouver tout ce qui est charnel ; d'autre part, il les accuse de turpitudes. D'après ce quenous savons de leurs successeurs, au moyen âge, c'est-à-dire des Albigeois, il sembleraitprobable qu'ils furent d'une rigueur ascétique excessive [voir : (§ 1374 note 2)] et exempts detoute turpitude ; mais nous ne pouvons rien dire de certain. Saint Augustin prétend qu'ilsaffirmaient que les vertus saintes se changeaient en mâles pour attirer les femelles de lanation ennemie, et en femelles pour allumer la concupiscence des mâles [voir : (§ 1374note 3)]. Qu'il soit vrai ou qu'on ait imaginé que les Manichéens parlaient de cette façon, lefait subsiste que le résidu sexuel jouait un rôle important dans leurs raisonnements ou dansceux de leurs adversaires.

§ 1375. Saint Épiphane, auquel Saint Augustin emprunte une partie de ces renseigne-ments, ajoute des détails obscènes, spécialement au sujet des Gnostiques, en les tirant deSaint Irénée [voir : (§ 1375 note 1)]. Ces derniers détails paraissent difficilement pouvoir êtrevrais en tous points, et semblent avoir été inventés, au moins en partie, par quelque espritlascif.

§ 1376. Un peuple chez lequel les unions sexuelles seraient absolument interdites dispa-raîtrait bientôt, s'il ne se rénovait pas, comme les Esséniens, au moyen d'individus provenantd'autres peuples. Par conséquent une religion qui veut s'étendre beaucoup ou être universelle,doit nécessairement admettre l'union des sexes, et se limiter à la régler, si elle ne vise pas àl'extinction de ses disciples et du genre humain. Saint Paul ne paraît pas y avoir pensé ; et, enadmettant le mariage, il songeait uniquement à éviter le péché très grave de la fornication ;mais ces considérations ne furent pas étrangères à l'attitude que prit l'Église à l'égard dumariage, quand elle devint un pouvoir social important et espéra devenir le régulateur suprê-me de la société humaine. De petites sectes hérétiques ont bien pu supprimer la concessionfaite par l'apôtre à propos du mariage, condamner absolument et pour tous les hommes toutcommerce sexuel, et, pour éviter plus sûrement l'union sexuelle abhorrée, aller même jusqu'àrecommander ou à prescrire la castration. Mais l'Église catholique sut tenir un juste milieu,en décidant que le mariage était un état louable, moins digne toutefois que la virginité.Diverses opinions furent ensuite émises sur les mariages subséquents, qui furent tolérés,blâmés, interdits ; sur le divorce et sur un très grand nombre d'autres sujets dont il n'y a paslieu de parler ici.

§ 1377. Si l'on écarte un très petit nombre de sectes hérétiques, en des cas d'ailleurssouvent douteux, tous les chrétiens admettent avec Saint Paul que l'impudicité est l'un desplus grands péchés. Dans cette idée, qui appartient aussi à nombre d'incroyants ou d'athéesmodernes, le résidu sexuel apparaît manifestement. Il persiste tandis que changent lesdérivations religieuses qui le dissimulent.

§ 1378. Cette réprobation du péché charnel fut-elle vraiment très efficace pour l'empêcheren pratique ? Il y a lieu d'en douter, quand on lit l'histoire sans idées préconçues, en ycherchant ce qui s'est passé, et non ce que nous voudrions qu'il se fût passé. D'abord, engénéral, si nous trouvions qu'avec l'augmentation de la foi en une religion qui condamne lepéché charnel, les mauvaises mœurs diminuent, et vice versa, nous pourrions voir dans cettecoïncidence un certain indice montrant que les théories contre les mauvaises mœurs ontprobablement agi sur les faits. Mais si, au contraire, nous trouvons que des temps de foi vivesont aussi des temps de très mauvaises mœurs, nous aurons un indice différent. Nous ne

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conclurons pas que la foi favorise les mauvaises mœurs, puisqu'il est évident que biend'autres causes peuvent avoir agi. Nous ne conclurons pas non plus que la foi n'a en rienfavorisé les bonnes mœurs, car enfin, nous ne savons pas si, à son défaut, les mauvaisesmœurs n'auraient pas été pires. Mais nous pourrons bien conclure que les résidus sexuels sontassez puissants pour vaincre souvent les prescriptions de la foi ; puisque nous ne faisons ainsique résumer les nombreux faits en une expression générale. Cette conclusion peut aussi êtreacceptée par des croyants fervents, par exemple par de fervents catholiques ; seulement ceux-ci s'expriment d'une façon différente. Quand nous parlons de la puissance des résidus, oumieux des sentiments manifestés par les résidus, ils parlent de la puissance du démon, quirôde quaerens quem devoret. Du reste, s'ils veulent être logiques, ils ne peuvent même pasnier que ces faits démontrent le peu d'utilité des théories, puisqu'ils expriment la même chosede façon différente, en disant que pour résister aux pièges du démon, l'homme a besoin de lagrâce divine.

§ 1379. Un très grand nombre de faits nous apprennent que chez certains peuples et encertains temps, la foi vive peut être unie aux mauvaises mœurs. Des premiers siècles duchristianisme jusqu'en des temps très proches du nôtre, on n'entend que des plaintes sur lesmauvaises mœurs des chrétiens. Même en faisant une large part à la rigueur des censeurs eten admettant qu'ils voyaient le mal plus grave qu'il n'était réellement, pouvons-nous croireque toutes ces plaintes n'eussent pas le moindre fondement dans le monde concret ? Et puis,outre les discours, il y a les faits. Supposons aussi qu'ils aient été en partie inventés ; maisest-il possible qu'ils l'aient été tous ? Si on voulait l'admettre, on devrait aussi mettre en doutetout fait historique considéré comme certain. Les sophismes employés pour nier la véritén'ont jamais fait défaut. Tel a cru pouvoir opposer aux vices présents les vertus d'un passé quine fut jamais un présent pour personne, et qui par conséquent n'existait que dans son imagi-nation. Tel a voulu opposer aux vices de son pays les prétendues vertus des pays étrangers.Ce fut en partie le cas de Tacite 1, quand il écrivit la Germanie, et ce préjugé engendra lesdéclamations de Salvien [voir : (§ 1379 note 2)]. Celui-ci oppose avec prolixité les vertus desBarbares aux vices des Romains. Mais s'il disait vrai, il faut croire que ces vertus ne durèrentpas longtemps, puisque, à peine un siècle après le temps où écrivait Salvien, nous avonsl'histoire de Saint Grégoire de Tours, qui nous montre les Barbares avides de sang, d'argent,de luxure [voir : (§ 1379 note 3)].

§ 1380. De notre temps, les admirateurs du moyen âge ne veulent admettre en aucunefaçon que ce fut un temps de mauvaises mœurs. Il n'est sorte de sophismes auxquels ilsn'aient recours pour se soustraire à l'évidence des faits. Par exemple, ils affirment que lesfigures obscènes sculptées ou dessinées, et parvenues du moyen âge jusqu'à nous (1343 2) etle parler indécent que nous trouvons dans un grand nombre d'écrits médiévaux, par exempledans les nouvelles et les fabliaux 2, bien loin d'être l'indice de mœurs corrompues, révèlent aucontraire l'état sain et moral de gens qui peuvent sans danger appeler les choses par leur nom.À entendre certains auteurs, on serait tenté de croire que les hommes et les femmes du moyen

1 Pourtant le même TACITE raconte, Germ., 15, que les Germains, quand ils ne sont pas en guerre, passent

beaucoup de temps à la chasse, « mais davantage dans l'oisiveté, adonnés au sommeil et aux repas ». Dansles Annales, XII, 27, il raconte comment les Romains surprirent les Gaulois somnolant après avoiremployé, le butin en bombances.

2 Par exemple, dans le Malleus maleficarum, il y a des descriptions obscènes ; mais, au fond, elles ne le sontpas, dans l'intention de l'auteur. Les termes des vers 12 386-12 486 du Roman du Renart (édit. MÉON) sontaussi obscènes. On peut encore tout au plus admettre l'excuse qui place l'obscénité surtout dansl'expression. Mais cela est impossible pour beaucoup de fabliaux.

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âge étaient aussi naïfs que Daphnis et Chloé. De tels raisonnements pourraient être acceptéscomme probants, si l'on voulait tirer la conclusion d'immoralité sexuelle uniquement dessculptures, des dessins, du langage inconvenant ; et il est parfaitement vrai qu'un parler châtiédissimule parfois des mœurs plus corrompues qu'un parler rudement obscène. Mais cesraisonnements ne sont pas probants, parce que dans les écrits en question, ce n'est pas laforme seule qui est obscène, mais aussi le fond. Qu'on transcrive en langage châtié, mêmetrès châtié, les nouvelles et les fabliaux, qu'on fasse entendre seulement par des périphrasesce qui y est dit brutalement : le fond restera toujours, et il est aussi obscène que possible.

§ 1381. Outre les écrits [voir : (§ 1381 note 1)], il y a les faits que nous apprennent leschroniques et autres documents ; et vraiment il y en a plus qu'il ne faut pour pouvoir assureravec certitude que le moyen âge ne fut pas plus chaste que notre époque : il semble aucontraire qu'il fut plus corrompu. Certains auteurs ne veulent pas accepter pour preuve desmauvaises mœurs du temps les faits de mauvaises mœurs du clergé ; ils en rejettent la fautesur la religion, l'« idolâtrie catholique », la « papauté », comme disaient les Réformateurs ;mais c'est là un autre sophisme démenti par les faits. Les mœurs du clergé n'étaient pas piresque les mœurs des gens, en général ; elles étaient même meilleures ; et si beaucoup d'évêquesétaient aussi corrompus que beaucoup de barons féodaux, un grand nombre d'autresdonnaient des exemples de vertu qu'on trouvait difficilement chez les laïques. Enfin, souvent,quand les anciennes chroniques relèvent des faits de mauvaises mœurs du clergé, on voitclairement que de tels faits étaient tenus pour coutumiers chez les laïques, et que si elles s'enindignent, c'est uniquement parce qu'il s'agit de prêtres. Il y aurait trop à dire, si nousvoulions rapporter ici une partie, même très petite, des faits si nombreux qui démontrentqu'au moyen âge, et même dans les temps qui précédèrent et qui suivirent, les mauvaisesmœurs se trouvaient dans les actes et non pas seulement dans les termes. Il serait d'ailleurs depeu d'utilité de rappeler des choses très connues, que seule la passion sectaire peut oublier.Les mesures mêmes prises par les conciles, les souverains, les communes, les autorités detoute espèce et de toute qualité, contre les mauvaises mœurs, en démontrent l'existence ; caron n'interdit pas d'une façon répétée ce qui n'existe pas. Les taxes établies en maints endroitssur les prostituées montrent qu'elles n'étaient pas en petit nombre, car autrement la taxen'aurait rapporté que peu de chose ou rien du tout [voir : (§ 1381 note 2)]. Nous connaissonsbeaucoup de procès pour bestialité ; et un grand nombre d'animaux inculpés furent brûlés.Avec les documents sur les mauvaises mœurs des croisés, on pourrait composer une biblio-thèque. Admettons qu'une partie des faits aient été exagérés ; il est cependant impossible quetous n'aient aucun fondement dans la réalité [voir : (§ 1381 note 3)].

§ 1382. Parmi les dogmes de la religion sexuelle qui règne de nos jours, il y a celui envertu duquel la prostitution est un mal « absolu ». Tout dogme religieux échappe, de par sonessence même, à la discussion. Mais, au point de vue expérimental, il reste à savoir si laprostitution est ou non le métier qui convient le mieux à la nature de certaines femmes,auxquelles il plait plus que d’autres métiers qu'elles pourraient exercer, et s'il est ou non,entre certaines limites, utile à la société entière (§1382 1). Les croyants de la religion sexuellemoderne ne donnent pas la moindre preuve que la question se résout dans le sens qui leurplaît. Il faut croire à leurs affirmations, comme on croyait autrefois à l'existence de Iuppiteroptimus maximus, et comme les musulmans croient encore que le contact du porc est lacause d'une très grave impureté. Ces dogmes peuvent être utiles ou non à la société en cer-taines circonstances ; mais ce n'est pas ici l'objet de notre étude, qui a exclusivement pour butde reconnaître la nature des résidus et leur intensité (§1336).

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La prostitution sacrée a existé chez un grand nombre de peuples. Cela surprend quicon-que est sous l'impression de l'hiatus mentionné au §1339, mais non l'observateur qui, sesoustrayant à cette impression, prend garde qu'en somme la conception dont l'hyatus découlen'est pas d'une autre nature que les sacrifices de divers genres, y compris les sacrificeshumains, qu'on avait l'habitude d'offrir aux dieux, ou que les consécrations semblables à celledu ver sacrum des Romains (§930). Nous n'avons pas à nous occuper de ce sujet, qui seramieux à sa place dans la sociologie spéciale [voir : (§ 1382 note 1)].

La prostitution vulgaire se voit chez tous les peuples civilisés et en tous les temps. Elleexistait chez le peuple hébreu, élu de Dieu [voir : (§ 1382 note 2)], et ne faisait pas défautchez les païens. Les Romains et les Grecs considéraient les courtisanes comme ayant uneprofession qui, tout en étant inférieure à d'autres, était pourtant nécessaire [voir : (§ 1382note 3)]. La prostitution persista, après cette époque ; le christianisme ne la fit pas dispa-raître ; elle s’est maintenue jusqu'aujourd'hui, et il est probable qu'elle durera encore, malgrél'indignation de certains de nos contemporains, souvent plus chastes en théorie qu'enpratique. L'hypocrisie des croyances médiévales, et ensuite des modernes, poussa parfois lesgouvernements à frapper la prostitution par des lois, qui n'eurent que peu ou point d'effet ; cequi est une nouvelle preuve de la puissance des résidus que nous étudions. La prostitution nefit pas défaut chez le peuple très catholique du moyen âge. Nous en trouvons la preuve dansles nombreux règlements qu'on lit à son sujet et dans les incessantes menaces de punir lesprostituées, menaces qui, précisément parce qu'elles sont toujours renouvelées, apparaissentinefficaces. Déjà dans les lois barbares il est question des prostituées 1. Dans les capitulairesdu pieux empereur Charlemagne, on parle de prostituées qui s'introduisaient jusque dans lepalais 2, ainsi que de graves dérèglements qui compromettaient la prospérité de l'empire ; etl'on statue des peines contre des vices infâmes [voir : (§ 1382 note 6)]. Dans les constitutionsdu royaume de Sicile, il est interdit de faire violence aux courtisanes [voir : (§ 1382 note 7)].

§ 1383. Le bon roi Saint Louis découvrit que dans son camp, à Damiette, on avait établides lupanars près de son pavillon 3. Souvent, à propos du roi des ribauds [voir : (§ 1383note 2)], on fait allusion aux prostituées qui suivaient la cour, et à d'autres qui étaient sous lajuridiction de ce personnage. Quand, ensuite, au XVIe siècle, nous voyons déborder la cor-ruption, nous devons remarquer qu'elle n'apparaît pas ex novo, mais que c'est seulement unedes nombreuses oscillations d'un phénomène continu [voir : (§ 1383 note 3)]. En un mot, laprostitution existe chez presque tous les peuples civilisés et en tout temps. Il y a de notablesdifférences de forme et très peu de différences de fond.

§ 1384. Jusqu'ici, nous avons parlé de la population en général. Examinons les diversesclasses en particulier. Si, cela faisant, nous trouvions que, chez les hommes qui occupent une

1 Lex Wisigothorum, 1. III, 4, 17, De meretricibus ingenuis vel ancillis, aut si earum scelus iudices

perquirere vel corrigere noluerint. Si aliqua puella ingenua sive mulier, in civitate publice fornicationemexercens, meretrix agnoscatur, et frequenter deprehensa in adulterio, nullo modo erubescens, iugiter multosviros perturpem suam consuetudinem adtrahere, cognoscitur, huiusmodi a Comite civitatis comprehensa...

2 Capitulare de ministerialibus Palatinis, 1 : Ut unusquisque ministerialis palatintis diligentissimainquisitione discutiat primo homines suos, et postea pares suos, si aliquem inter eos vel apud nos ignotumhominem vel meretricem latitantem invenire possit...

3 JOINVILLE « (171) Li communs peuples se prist aus foles femmes ; dont il avint que li roys donna congiéà tout plein de ses gens, quant nous revenimes de prison. Et je li demandai pourquoi il avoit ce fait ; et il medist que il avoit trouvei de certein que au giet d'une pierre menue, entour son paveillon, tenoient cil lourbordiaus à cui il avoit donnei congié, et ou temps don plus grant meschief que li os eust onques estei ».

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haute situation dans une organisation religieuse où le péché charnel est condamné, lesmauvaises mœurs disparaissent, nous aurions un indice d'effet probable de la doctrine sur lesfaits. Mais si cela n'arrive pas, si là où la foi apparaît plus forte les mœurs ne sont pas meil-leures, nous conclurons encore, comme précédemment, non pas que la foi est malfaisante, niqu'elle est absolument inefficace, mais bien qu'en de nombreux cas elle ne suffit pas àvaincre les résidus sexuels.

§ 1385. Des reproches, quant aux mœurs, adressés aux anciens philosophes de la Grèce etde Rome, en passant par les accusations portées contre le clergé catholique ou, en général,contre le clergé chrétien, on arrive jusqu'à ceux qu'à notre époque on pourrait adresser aussiaux vertuistes.

§ 1386. Celui qui incline à donner aux actions logiques une importance grande ou exclu-sive, est poussé, en observant que peu ou beaucoup de croyants d'une religion sontmalhonnêtes, à conclure que cette religion est « fausse », vaine, nuisible. Mais celui qui saitquelle grande part les actions non-logiques ont dans les faits et gestes des hommes, sait aussique cette conclusion ne tient pas debout. La philosophie n'est pas condamnable par le faitqu'il y eut des philosophes malhonnêtes, ni la religion catholique parce qu'il y eut des prêtrescoupables, ni la religion des vertuistes, parce qu'il y a parmi eux des gens dissolus. Il fautjuger ces religions et les autres avec d'autres critères. Remarquez qu'en plusieurs cas, mêmeen négligeant la considération des actions non-logiques et en restant strictement dans ledomaine des actions logiques, ces reproches ne sont pas justifiés.

§ 1387. Par exemple, on a vivement reproché aux jésuites de traiter dans leurs œuvres descas de conscience relatifs à l'acte sexuel. Ce reproche pourrait peut-être se justifier logique-ment, s'il émanait de qui pense que ni la morale ni la loi ne doivent se préoccuper de cesujet ; mais s'il émane, comme il arrive souvent, de qui veut au contraire que la morale et laloi interviennent, il est injustifié, puisqu'il est manifestement impossible de régler une ma-tière quelconque sans en parler [voir : (§ 1387 note 1)]. Remarquez d'ailleurs que les jésuitesne furent pas le moins du monde les seuls à suivre cette voie : ils furent précédés par lesPères de l'Église et se trouvent en compagnie de tous ceux, croyants ou athées, qui voulurentensuite régler l'acte sexuel.

§ 1388. Les abolitionnistes qui, à notre époque, veulent abolir la prostitution, s'exprimentavec plus d'obscénité que les jésuites, et de plus s'expriment en langue vulgaire, tandis queles jésuites écrivaient en latin. Nos vertuistes, qui combattent les mauvaises mœurs, s'yprennent souvent de telle manière qu'ils font venir l'eau à la bouche. Ne parlons pas de ceuxqui, sous le prétexte d'instruire la jeunesse, afin de la maintenir chaste, écrivent des livrespour l'instruire des détails de l'acte sexuel.

§ 1389. Il y a surabondance et même pléthore de témoignages prouvant que les théoriessur les bonnes mœurs sont loin de concorder toujours avec les faits relatifs à la conduite desadeptes de ces théories. Nous devons nous tenir sur nos gardes au sujet de ces faits, et enexclure plusieurs. En attendant, ceux qui sont rapportés par les adversaires sont suspects,parce qu'ils peuvent, même si l'on admet la bonne foi, manifester uniquement la mal-veillance, qui, pour se donner libre cours, se sert des armes efficaces fournies par les résidus

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sexuels. Les témoignages des indifférents ne sont pas toujours acceptables sans réserve, parceque l'effet sur notre esprit, du contraste entre les discours vertueux et la mauvaise conduite,nous fait voir avec un verre grossissant les vices de celui qui prêche la vertu. Il ne faut pasnon plus toujours accueillir sans réserve les témoignages des croyants d'une religion contreleurs prêtres, parce que la tendance à exagérer le mal pour le corriger et à substituer le prêcheà la froide observation, est naturelle à l'homme. Mais, autant pour l'indifférent que pour lecroyant, notre remarque s'applique aux commentaires des faits plutôt qu'aux faits eux-mêmes.Tout est possible, mais il est peu probable qu'un croyant invente de toutes pièces un fait, pourle seul plaisir de médire des gens qui ont la même foi que lui, et qu'un indifférent qui a ledésir de bien observer les faits, les invente. Enfin, ce sont là les causes d'erreur qu'on trouvedans tous les documents historiques ; et si nous voulons absolument les exclure, nous devonsaussi renoncer à nous occuper de toute recherche historique, quelle qu'elle soit.

§ 1390. Voyous un cas concret, à l'appui des observations théoriques que nous venons defaire. Saint Jérôme nous apprend que, de son temps déjà, il y avait des prêtres ressemblantaux petits abbés galants que vit le XVIIIe siècle, de même qu'il y avait des femmesressemblant beaucoup à nos vertuistes contemporaines, lesquelles, par seul amour de la vertu,ne se lassent jamais d'étudier la prostitution. Ces observations du saint et les lois que lesempereurs durent rendre pour faire disparaître la trop grande familiarité des ecclésiastiquesavec les femmes, écartent le doute qu'il y ait une calomnie dans ce qu'écrit AmmienMarcellin, des pontifes romains de son temps 1 : « En considérant le faste de cette dignitédans la ville de Rome, je comprends l'avidité à l'obtenir et pourquoi on se la dispute de toutesses forces ; car celui qui l'obtient sera sûr de s'enrichir par les oblations des matrones, et de sepromener en voiture, vêtu avec recherche, jouissant de banquets splendides, à tel point queleurs tables surpassent celles des rois ».

§ 1391. Dans le code Théodosien, nous avons une loi qui défend aux ecclésiastiques et àceux qui se disent « continents » d'aller dans les maisons des veuves et des pupilles, et derecevoir d'elles des libéralités sous prétexte de religion [voir : (§ 1391 note 1)]. Une autre loileur défend de garder dans leurs maisons des femmes avec lesquelles la vie en commun étaitun scandale [voir : (§ 1391 note 2)]. On trouve des lois de ce genre dans d'autres législa-tions ; nous en avons dans les Capitulaires de Charlemagne 2. La longue lutte des papescontre le clergé concubinaire, au moyen âge, est trop connue pour qu'il soit nécessaire d'enapporter ici des preuves.

§ 1392. Le mal était ancien ; et si l'on veut qu'avoir commerce avec les femmes soit unedécadence et une corruption du christianisme, il faut avouer que cette décadence et cettecorruption commencèrent bientôt. Saint Cyprien, qui vivait au IIIe siècle, en traite longue-ment. Dans une lettre qu'il écrit à Pomponius, avec d'autres prêtres, il s'exprime ainsi 3 :« Très cher frère, nous avons lu la lettre que tu nous as envoyée par Paconius, notre frère, 1 AMM. MARCEL. ; XXVII,4 – D. HIERONY.; Ad Pammachium adversus errores Ioan.. Hierosoly., t. II :

(p. 454 e) Miserabilis Praetextatus, qui designatus consul est mortuus. Homo sacrilegus, et idolorum cultor,solebat ludens B. Papae Damaso dicere : Facite me Romanae urbis Episcopum, et ero protinus Christianus.

2 Capitularium. lib. VII, 376 : Quod feminae cum Presbyteris vel reliquis Clericis non debeant habitare, neceis ministrare, nec intra cancellos stare, neque ad altare accedere. – Il défend d'habiter même avec celles quiétaient permises par les anciens canons, quia, instigante diabolo, etiam in illis scelus frequenter perpetratumreperitur. – Idem, 452. – Additio tertia, 117: De subintroductis mulieribus. Omnibus igitur Clericisfeminam secum in domibus suis habere ultra licentiam canonum firmiter sit contradictum.

3 D. C PR.; Ad Pomponium, de virginibus.

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demandant et désirant que nous te répondions ce que nous pensions de ces vierges qu'ontrouve dans le même lit que des hommes, tandis qu'elles avaient décidé de demeurer en leurétat et d'observer fermement la continence. Tu dis que, parmi ces hommes, il y a un diacre, etque ces vierges, tout en confessant ouvertement avoir dormi avec un homme, certifient êtreintactes. » Le saint, s'appuyant sur des citations bibliques, réprouve ces mœurs : « ... On nepeut souffrir que les vierges habitent avec des hommes, je ne dis pas seulement qu'ellesdorment avec eux, mais aussi qu'elles vivent ensemble... Enfin, combien de ruines gravesvoyons-nous se produire ici chez beaucoup de gens, et que de vierges voyons-nous avec laplus grande douleur être corrompues par cette union illicite et dangereuse... Si vraiment ellesne veulent ou ne peuvent persévérer, il vaut mieux qu'elles se marient, plutôt que de tomberdans le feu, pour leur péché [voir : (§ 1392 note 2)] ». Les femmes mariées et les veuves quifréquentaient trop les prêtres ne faisaient pas mieux [voir : (§ 1392 note 3)].

§ 1393. Aux reproches que les Pères de l'Église et ses dignitaires font au sujet desmauvaises mœurs du clergé, on a l'habitude d'objecter que ces reproches ne correspondentpas à la vérité, parce que les Pères et les dignitaires de l'Église feignent le mal pour obtenir lebien. Cette objection a été faite, parmi beaucoup d'autres, au cardinal Damien [voir : (§ 1393note 1)]. Mais est-il possible d'admettre que Saint Cyprien ait inventé la lettre de Pomponiusà laquelle il répond ? que tout ce qu'il dit soit fiction ? Même si l'on faisait cette concession,on ne saurait admettre l'objection, parce qu'il y a les actes des conciles et un très grandnombre d'autres documents qui confirment que des femmes vivaient avec les clercs. Mais,pour défendre le clergé, il n'est pas nécessaire de taxer toutes ces preuves de fausseté : ilsuffit d'observer qu'en somme les mœurs du clergé n'étaient pas pires, et paraissent aucontraire avoir été meilleures que les mœurs générales du temps.

§ 1394. On appelait les femmes qui vivaient avec les clercs sousintroduites, étrangères,sœurs, agapètes [voir : (§ 1394 note 1)]. Il en est souvent fait mention dans les actes desconciles. Saint Jean Chrysostôme a deux homélies entières contre ces femmes. Dans lapremière 1, il dit qu'autrefois nos ancêtres connurent deux causes pour lesquelles les femmescohabitaient avec les hommes : l'une, juste et rationnelle, le mariage ; l'autre, plus récente,injuste et illégale, la fornication, qui est l'œuvre des mauvais démons. À son époque, on a vuune troisième cause, étrange et paradoxale. Il y a des hommes, en effet, qui, sans mariage etsans rapports charnels, introduisent des jeunes filles dans leurs maisons et vivent avec ellesjusqu'à la vieillesse. Les motifs qu'ils en donnent, le saint les tient pour imaginaires, et penseque la principale cause consiste en ce qu'« il y a une certaine volupté à habiter avec une fem-me, non seulement avec le lien conjugal, mais aussi sans mariage ni commerce charnel 2 ». Ilajoute que cette volupté est même plus grande que celle de l'union conjugale, car dans celle-ci, par ses continuels rapports sexuels, l'homme se rassasie de la femme, qui d'ailleurs se faneplus vite que la vierge. Il paraît que l'intimité était poussée assez loin, puisque le saint, aprèsavoir rappelé un dicton qui met en lumière le danger du baiser, ajoute : « Et moi, je nedevrais pas aussi dire cela à ceux qui embrassent et caressent la femme qui habite aveceux ! » 3 Il continue longuement et réfute les prétextes qu'on invoquait pour justifier cettecohabitation. Dans la seconde homélie 4, le saint s'en prend aux femmes qui cohabitent avecl'homme. Il ne veut pas que les vierges se vêtent avec recherche. Quant à celles qui vivent 1 D. IOANN. CHRYSOST. ; [en Grec]. L'interprète paraphrase : adversus eos qui apud se fovent sorores

adoptivas, quas subintroductas vocant.2 [En Grec].3 [En Grec].4 [En Grec].– Adversus eas qui vires introductitios habent (Savil.).

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avec un homme, le saint voudrait qu'elles fussent ensevelies vivantes. Il parle de certainespreuves honteuses qu'elles prétendent donner de leur virginité 1. Il réfute, il prêche, il gémit,il réconforte. Il serait vraiment étrange que de si longs discours n'eussent aucun fondementdans les faits réels. Au contraire, ils démontrent à l'évidence que le scandale existait et nedevait pas être des moindres. D'ailleurs, il ne manque pas d'un grand nombre d'autres témoi-gnages de faits semblables.

§ 1395. En l'année 314, le concile d'Ancyre, en Galatie, par son 19e canon, interdit auxvierges d'habiter avec les hommes sous le nom de sœurs. En l'année 325, le concile de Nicéedéfend aux clercs d'avoir des femmes sousintroduites 2, excepté la mère, la sœur, la tante etd'autres personnes insoupçonnables. Ensuite, l'Église ne cessa de lutter, mais avec peu desuccès, pour empêcher que ses prêtres n'eussent des maîtresses ou des concubines. On saitcombien grave et difficile devint, au moyen âge, la répression du clergé concubinaire. Il y eutcertainement des papes qui se préoccupèrent peu de la morale sexuelle ; mais il y en eut, nonmoins certainement, d'autres qui, de tout leur pouvoir, voulurent l'imposer sévèrement. Enfin,à grand'peine, on put obtenir que le scandale public cessât ; mais on n'obtint pas grand'chosequant au fond 3.

§ 1396. Si l'on réfléchit à la puissance des armes spirituelles, morales, matérielles, dontdisposait l'Église, et aux résultats presque insignifiants qu'elle a obtenus, on ne tardera pas àvoir quelle est la force considérable des résidus sexuels, et combien sont ridicules cespygmées qui, aujourd'hui, s'imaginent pouvoir les réfréner.

1 Il suffira de donner la traduction latine de ce passage : (3) Obstetricis enim ars et sapientia hoc solum potest

videre, an congressum viri corpus tulerit : an liberum, et adulterium ex osculis et corruptionum amplexibuseffugerit, dies illa tunc declarabit, quando verus Dei sermo, qui occulta hominis in medium adducit, etpraesens nunc his quae clam fiunt, omnia et exuta ante omnium oculos ponet : tunc sciemus bene an ab hissit purum, et undequaque incorruptum corpus (§1392 2).

2 Voir DU CANGE ; Gloss. ad. scrip. m. et inf. latinitatis, s. v. Subintroductae. – Du CANGE ; Gloss. adscrip, m. et inf. graecitatis, s. v.[Mot en Grec].

3 En plusieurs pays, la moralité du clergé est aujourd'hui meilleure qu'elle ne l'a jamais été par le passé ; maiscela est dû au choix que l'on fait, en refusant les candidats qui ne donnent pas de sérieuses garanties de leurvocation.

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Notesdu Chapitre VIII

Les résidus (Suite)

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§ 1214 (note 1) (retour à l’appel de note § 1214 - 1)

Un exemple emprunté à la mécanique fera mieux comprendre la chose. Supposons unpoint matériel en équilibre, et admettons que, s'il s'écarte de la position d'équilibre, il naît uneforce proportionnelle à l'écart, laquelle agit de manière à ramener le point matériel à laposition d'équilibre. Si le point est déplacé de peu, cette force sera petite aussi, et le pointpourra s'éloigner beaucoup de la position d'équilibre. Supposons ensuite que, en plus de laforce précédente, tout écart de la position d'équilibre fasse naître une force constante, quelque soit l'écart, et d'une intensité notable. En ce cas, le moindre écart est aussitôt contrarié parune force considérable ; il ne peut croître, et le point est ramené aussitôt à la positiond'équilibre. Le lecteur prendra bien garde que c'est là une analogie et non une identité (§121).

§ 1217 (note 1) (retour à l’appel de note § 1217 - 1)

De même, en 1913, en Angleterre les attentats des suffragettes provoquèrent dessentiments de vive opposition dans le peuple, qui sentait instinctivement qu'accorder le droitde troubler l'ordre social à quiconque veut employer la force mène tôt ou tard à la dissolutionde la société. Les fanatiques et mystiques humanitaires qui gouvernaient le pays ne lecomprenaient pas aussi bien, et cela ne doit pas surprendre, parce que c'est un caractère

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propre du fanatisme et du mysticisme que de faire sortir de la réalité. Le ministre lut à laChambre des Communes une statistique dont il ressortait que les méfaits des suffragettes nese comptaient que par dizaines, et il conclut que la répression pouvait continuer à être doucecomme par le passé. Peu de jours après, on lisait deux nouvelles dans les journaux : lapremière était que l'une de ces mégères, condamnée à la prison pour ses méfaits, avait étémise en liberté, à la suite de son refus de se nourrir ; la seconde, qu'à Englefield-Green, prèsde Londres, les suffragettes avaient incendié, au moyen de la paraffine, la maison Treytom,qui avait été entièrement détruite. Cette maison était la propriété de lady White, veuve dugénéral sir George White, défenseur de Ladysmith. Le dommage fut estimé 4000 livressterling (100 000 francs). Près des ruines, on trouva des écriteaux portant l'inscription :« Cessez de tourmenter nos compagnes en prison, et donnez le droit de vote aux femmes ».On ne sait pas précisément pourquoi le distingué ministre a oublié de dire combien d'autresméfaits semblables sont nécessaires pour que l'arithmétique humanitaire permette de protégerles braves gens, en ôtant la faculté de mal faire aux mégères hystériques qui s'amusent àcommettre des crimes. En attendant, le gouvernement s'occupe, non pas de mettre cesfemmes en prison, mais de faire tenir les pompiers jour et nuit auprès des pompes, prêts àcourir là où quelque nouvel incendie des suffragettes éclaterait.

§ 1225 (note 1) (retour à l’appel de note § 1225 - 1)

[NOTE DU TRADUCTEUR.] En Suisse, lorsqu'on a éliminé du peuple successivementles étrangers, les Suissesses, les Suisses mineurs, les citoyens non électeurs, on constate quele droit de prendre part aux votations populaires n'appartient qu'à un peu plus du quart de lapopulation. Suivant l'Annuaire statistique de la Suisse, 1913, p. 8, la population totale de laSuisse, calculée pour le milieu de l'année 1912, s'élevait à 3 831 220 habitants. Pour lavotation populaire du 4 mai 1913 sur la révision de deux articles de la constitution fédérale,le même Annuaire p. 322) donne 844 175 citoyens ayant droit de vote. On voit ainsi que lePeuple souverain, les Égaux, constituent une classe privilégiée, jouissant seule du droitd'exprimer ce qu'on appelle la volonté du suffrage universel ou volonté populaire. Cettevolonté résultera du vote de la majorité des électeurs qui auront pris part au scrutin. Commecette majorité est variable, mais toujours sensiblement inférieure au nombre des électeursinscrits, ce ne sera jamais qu'une partie de la classe des électeurs qui révélera la volontépopulaire. Ainsi, dans la votation citée plus haut, le 33 % des électeurs inscrits participa auxvotes, et la révision fut acceptée par 169 012 votants contre 111 163. Autrement dit, lavolonté populaire fut exprimée par le 61,3 % des suffrages valables contre le 39,7 % ; elle futimposée à 3 831 220 individus par 169 012 d'entre eux. L'art. 4 de la Constitution fédéraleproclame : « Tous les Suisses sont égaux devant la loi. Il n'y a en Suisse ni sujets, niprivilèges de lieu, de naissance, de personnes ou de famille ». or, le droit de vote constitue, àl'égard de l'étranger, un privilège de naissance, et à l'égard des Suisses non électeurs, en toutcas un privilège de sexe et d'âge. C'est là un fait évident ; mais à l'exprimer on courrait lerisque d'offenser l'Égalité, le Peuple, le Suffrage universel, ou quelque autre divinité toutaussi susceptible. Par crainte de porter atteinte à leur intégrité, le fidèle use de fictions et deformules favorables.

§ 1231 (note 1) (retour à l’appel de note § 1231 - 1)

L'Iliade, I, présente un fait légendaire qui est le type de beaucoup d'autres faits réels.C'est à propos de la peste qui avait frappé le camp grec « (313-314) Atride ordonna auxpeuples de se purifier. Ceux-ci se purifient, et jettent les immondices dans la mer ». Eustathe

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note à propos de ce passage : [phrase en Grec]. – « Et la purification et le lavage parablutions. Et cette expression était très opportune dans les purifications qui se faisaient avecles sacrifices ». Il continue : « Pourquoi dans la mer ? Est-ce parce que, de sa nature, l'eau demer est apte à laver ? Ils jetèrent l'immondice dans la mer, où il n'y a pas d'immondice,comme on dit. C'est pourquoi le proverbe dit : La mer enlève tous les maux des hommes ».C'est là le vers 1193 de l'Iphigénie en Tauride d'EURIPIDE. – DIOG. LAERT. ; III, Plat., 6,dit que ce vers fait allusion au fait que Platon, étant tombé malade en Égypte où il était alléavec Euripide, fut guéri par les prêtres avec l'eau de la mer. Toute la scène de l'Iphigénie enTauride est à lire pour voir comment des idées fantaisistes se mêlaient à des idées quipourraient être de propreté ou de répugnance. Iphigénie dit (1171) que les deux étrangersvenus vers elle sont souillés par un homicide domestique, et que (1177) elle porte la statue dela déesse dehors, pour la soustraire à la contagion de l'homicide. Elle ajoute (1191) qu'avantde les sacrifier, elle doit les purifier. « (1192) Dans l'eau de la fontaine ou dans celle de lamer ? » – demande le roi – et Iphigénie répond que « l'eau de la mer enlève [lave] tous lesmaux des hommes ». – En outre, « (1199) elle doit aussi purifier la statue de la déesse ». Leroi le confirme : « (1200) Effectivement, la souillure du matricide l'a atteinte ». Et cela nesuffit pas ; il faut encore voiler les deux prisonniers, pour ne pas souiller la lumière du soleil.Afin de n'être pas souillé, aucun citoyen ne doit les voir, et le roi doit mettre un voile devantses yeux.

§ 1242 (note 2) (retour à l’appel de note § 1242 - 2)

STURT; Voyage dans l'intérieur de l'Australie méridionale, dans Biblioth. univ. des voy.,t. 43 : « (p. 299) Il n'y a que les vieillards qui jouissent du privilège (p. 300) de manger del'ému, et les jeunes sont tellement soumis à cette interdiction que si, par suite d'une faimimpérieuse, ou dans d'autres circonstances pressantes, un d'eux l'enfreint pendant sonéloignement de la tribu, il y revient avec la conscience du crime, et le révèle par sacontenance, s'asseyant à part, et avouant au chef, dès la première occasion, la faute enexpiation de laquelle il est obligé de subir une légère punition ».

§ 1246 (note 2) (retour à l’appel de note § 1246 - 2)

OLDENBERG ; La relig. du Veda : « (270) D'une part... le péché est une transgressionde la volonté des dieux, qui a provoqué leur colère : l'expiation dans cet ordre (p. 271)d'idées, s'adresse à eux, s'efforce de les satisfaire et de les apaiser ; le suppliant leur apporteses dons, s'humilie devant eux. Mais, d'autre part, le péché est une sorte de fluide qui adhèreau pécheur, à la façon d'une substance morbide : dès lors le culte expiatoire comporte desopérations magiques, propres à dissoudre ce fluide, à le détruire ou à le reléguer à unedistance où il cesse d'être nocif, de telle sorte que le coupable redevienne libre et pur, „comme l'homme couvert de sueur se défait de ses souillures en se baignant, comme l'oiseauailé se dégage de son œuf...“ Ce dernier point de vue lui-même n'est pas entièrementinconciliable avec une action divine : il se peut que l'évacuation de la matière peccante soitconçue, non comme l'effet direct du charme, mais comme due à l'art et à la puissance du dieudont on a imploré l'assistance ». Les faits sont bien décrits, et de légères modificationssuffisent pour enlever le vernis habituel des actions logiques.

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§ 1246 (note 4) (retour à l’appel de note § 1246 - 4)

D'abord, nous avons les eaux des fontaines, des fleuves, de la mer. Philon le Juif a écrittout un livre pour expliquer quelles victimes on pouvait offrir suivant le rite judaïque, qui,pour lui, est un rite rationnel, et qui, à la vérité, concorde en beaucoup de points avec ceuxdes Gentils. – PHIL. IUD. ; De victimas offerentibus seu de sacrificantibus : « (p. 251 M, p.848 P, §1) La victime doit être irréprochable, absolument exempte de blâme, de qualitéchoisie, approuvée par le jugement incorruptible des prêtres et par leur regard sagace [ce sontaussi des règles pour les Gentils].... Cette règle n'est pas dépourvue de sens, mais conforme àl'intelligence et à la raison. Cependant on ne s'occupe pas seulement des victimes, mais aussides sacrificateurs, afin qu'il [le sacrifice] ne soit vicié par aucun accident. Vraiment, commeje l'ai dit, on purifie le corps par des lavages et des aspersions, et l'on ne permet pas que celuiqui s'est aspergé ou lavé une seule fois dépasse l'enceinte du temple : il est ordonné qu'il restesept jours en dehors... (p. 252 M, §2). Presque tous s'aspergent avec l'eau pure ; beaucoupavec de l'eau de mer ; quelques-uns avec de l'eau de fleuve ; d'autres avec de l'eau defontaine, puisée dans des vases ». Chez les Gentils aussi, on pratiquait de semblablesaspersions. POLL.; I, 1, 8. – HESYCH., s. r. [mot en Grec]. – D. EPIPH.; Ad haer., 1. I, t. II,haer. 30, p. 126. Il dit que les Ebionites sont semblables aux Juifs samaritains qui, «s'ils onteu contact avec un étranger, et chaque fois qu'ils ont eu des rapports avec une femme et laquittent, se baptisent [se lavent] avec l'eau de mer ou d'une autre qualité, suivant la quantitéqu'ils en ont. Mais ensuite si, après s'être plongés dans l'eau et baptisés [lavés], ils rencontrentquelque chose qui porte malheur, aussitôt ils retournent se baptiser à nouveau [se laver],souvent avec leurs vêtements ». – PLUTARCH, De solert. anim., XX, 4, dit des prêtreségyptiens : « Ils emploient, pour se purifier, de l'eau que boit l'Ibis, car il n'use jamais d'eauinfecte ou autrement malsaine ». Les Romains se servaient beaucoup de l'eau des fleuves.VIRG. ; Aen., II, 719 : donec me flumine vivo abluero. SERVIUS note : Flumine vivo]Perenni... Est autem augurale verbum. – IV, 635: Dic corpus properet fluviali spargerelympha. SERVIUS note : Spargere lympha] Sacrificantes diis inferis aspergebantur aqua, utVI, 230 : Spargens rore levi, et ramo felicis olivae : superis, abluebantur, ut II, 719. Donecme flumine vivo abluero. Modo autem inferis sacrificat, ut : Sacra Iovi Stygio. – VI, 635 :Occupat Aeneas aditum, corpusque recenti Spargit aqua. SERVIUS : Recenti] Semperfluenti... Spargit aqua] Purgat se, nam inquinatus fuerat, vel aspectu Tartari : vel auditusceleram atque poenarum : et Spargit, quia se Inferis purgat. – OVID., Fast., IV, 778 : et invivo perlue rore manus. Fast., V : (431) Ille memor veteris ritus... (435) Terque manus purasfontana perluit unda. « Celui qui observe les rites anciens... se purifie les mains trois foisdans l'eau pure et jaillissante ». – PROP., III, 10, dit à sa maîtresse : (12) Surge et poscentesiusta precare deos. || Ac primum pura somnum tibi discute lympha.... III, 3, 51 : Calliopeasperge le poète avec de l'eau puisée à une fontaine. – TIBULLE, II, 1, parle de la lustrationdes camps, suivant l'ancien rite transmis par les ancêtres : « (11-14) Je vous ordonne aussi devous en aller ; éloignez-vous des autels, vous qui, la nuit passée, avez joui des plaisirs deVénus ; les gens chastes plaisent aux divinités d'en haut ; venez avec des vêtements propres,et plongez des mains pures dans l'eau des fontaines ». – APOLL. ; Argonaut., III, 1030 :Médée recommande à Jason de « se laver dans le courant d'un fleuve ». Les Grecsemployaient aussi l'eau de mer. – ARISTOPH.; Plut., 656-657. Carios conduit Plutus à lamer, pour le purifier. Le scoliaste note : « Les anciens avaient coutume d'y [dans la mer]laver ceux qui devaient être purifiés... » – PAUSANIAS, IX, 20, dit que les femmes deTanagre, Célébrant les mystères de Dionysos, se baignent dans la mer. – Quelquefois onajoutait du sel à l'eau pure. Pour composer l'eau lustrale, on y éteignait des flambeaux.Scholia in Pacem, 959 : ... [phrase en Grec].(28)… « car le feu est apte à tout purifier,comme Euripide dans Héraclès, 928... ». – Outre le feu, on employait le soufre, le bitume,

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etc. – OVID. ; Metam. VII, 261 Terque senem flamma, ter aqua, ter sulfure lustrat. – Theocr.,XXIV, 94-98 « Mais purifiez d'abord la maison par le feu, par le soufre pur : ensuite, mêlantl'eau de sel, selon l'usage, aspergez d'eau pure avec un rameau vert. Ensuite, sacrifiez à Zeustrès haut un porc mâle ». Cfr. Odyss., XXII, 481-482 ; XXIII, 50. L'usage de la cendre mêléeà l'eau était aussi très répandu (1266). Le culte, si connu, des fontaines et des fleuves, peutavoir été en rapport avec la vertu purificatrice attribuée à leurs eaux, Il est remarquable qu'àune époque récente, comme celle de Néron, on croyait que les dieux punissaient celui quimanquait de respect aux fontaines. TACITE rapporte, Ann., XIV, 22, que Néron se baignadans la fontaine Marcia, ce qui fut considéré comme une profanation, « et une maladie [quifrappa Néron] confirma la colère des dieux ».

§ 1246 (note 5) (retour à l’appel de note § 1246 - 5)

SPENCERI de legibus hebraeorum ritualibus, t. II, lib. III, sec. II, (p. 783) Quod olimopinio illa passim obtinuerit, Diluvium. nempe magnum Mundi [mot en Grec] fuisse ; a Deomissum ut terram ipsam lustraret, et labem ab impuris incolarum moribus haustam elueret etexpiaret. Haec enim opinio veterum Iudaeoram, Philosophorum, et Christianorumquorundam, animis inhaerebat. Hanc opinionem inter antiquos Iudaeos fautores invenisse,coniicere licet e Philonis verbis (quod deterior potior. insid. p. 186 A, Par.)... Quando igituraqua terram purgare statuit SUMMUS opifex, etc. Eadem fide Christianos imbutos testaturOrigenes (Contra Cels., 1. 4, p. 173), cum ait... Nescio autem cur Diluvio, quo terrampurgatam Iudaei pariter et Christiani asserunt, Celsus putet turris deiectionem similem esse.Ea sententia Philosophos etiam fuisse, idem Origenes (ibidem, p. 316) testatum reddidit : ...Interitus autem hominum per diluvium terrae lustratio est; quemadmodum etiam traduntGraecorum non contemnendi philosophi, his verbis : ...Quando vero Dii, terram (p. 784)aquis purgantes, inducunt diluvium [PLAT. ; Timae, p. 22].

§ 1247 (note 1) (retour à l’appel de note § 1247 - 1)

D'une façon générale, on peut dire qu'il y a une classe étendue d'actions humaines non-logiques, qui ont rapport avec la propreté, semblables à celles des animaux, par exemple despigeons qui se lavent tous les jours, du chat qui nettoie son pelage. Ces actions humaines ontrevêtu parfois une forme fétichiste, comme il arrive d'habitude pour un grand nombre d'autresactions logiques. S'en rapprochent d'autres actions analogues dans la forme et dansl'apparence, ou provenant de dérivations diverses, et qui n'ont rien à voir avec la propreté.Les gens civilisés modernes ont l'habitude de se laver le matin ; c'est un simple acte depropreté. Chez les anciens, cet acte prend un caractère religieux. VIRG. ; Aen., VIII, 67-70.Énée s'éveille et prend de l'eau du fleuve dans le creux de ses mains (69)... Undam deflumine palmis || Sustulit. SERVIUS : Quia dicitur nox etiam solo somno polluere : unde estEt noctem flumine purgat [PERS. ; Sat., II, 16, mais il y a purgas, au lieu de purgat]. Or voiciqu'à cette conception s'en ajoute une autre, où la propreté n'a plus aucune part, IV :

(6) Postera Phœbea lustrabat lampade terras.

SERVIUS : Lustrabat] ... id est purgabat : nam nox quodammodo polluit mundum. – LesIsraélites croyaient que la nuit souillait l'eau dans les vases, SURHENHUSIUS ; Legummischnicarum, t. II. Note de SHERINGAMIUS : (p. 224) Tradunt siquidem Hebraei aquamin vase sacro nocte pollui : ideoque machinam labro, quia vas sacrum erat, fecerunt, ne in

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ipso aquae pernoctarent. Maimonides in Hilcoth Beth Habbechira... Fecerunt ei machinam,in qua aquae iugiter inessent, et ea prophana erat, ne aquae eius nocte polluerentur ; quialabrum vas sacrum erat et sanctificabat, quicquid autem sanctificatur in vase sacro, sipernoctat polluitur. Manus quoque nocte pollui traditur in Gemara Sevachim, fol. 19... Etpropterea aiunt Talmudici, quod licet Sacerdotes manus et pedes abluissent cum temploexissent, iisdem tamen postridie cum redissent opus erat lotione, tametsi insomnes fuissent...quia manus nocte polluuntur. L'auteur croit que les Israélites prirent cette superstition auxGentils mais c'est l'erreur habituelle de vouloir considérer comme des imitations lesproductions d'un même sentiment (§733 et sv.) Les Israélites et les Gentils avaient d'autresgenres d'impuretés qu'on peut, du moins en partie, mettre en rapport avec la propreté.L'impureté de la lèpre, chez les Israélites, peut être considérée comme semblable à celle desmaladies contagieuses, chez les modernes. L'impureté contractée en touchant des corps mortspeut, en partie, faire éviter le péril d'empoisonnement par les toxines, ou être une mesure depropreté ; mais en outre, elle a des fioritures absolument fantaisistes. L'impureté desaccouchées peut aussi passer pour une mesure de propreté. Mais ensuite, quand la Bible(Lévit., 12, 2) assigne sept jours d'impureté à la femme, si elle a mis au monde un enfantmâle, et quatorze jours (ibid., 12, 5) si elle est accouchée d'une fille, tout motif rationnel depropreté pour expliquer cette différence disparaît. Suivent d'autres impuretés que nousnommerons en latin. Immundities menstruatae – concubitus coniugalis – somni, seminisfluxum procurantis – ex alvo aut vesica levata.

§ 1250 (note 1) (retour à l’appel de note § 1250 - 1)

DIOG. LAERT. ; VI, c. 2, 30. – PLUTARCH., De aud. poet., 4, rapporte le même faitavec une variante. Après avoir cité les vers de Sophocle : « Trois fois heureux, quand ilsviendront dans l'Hadès, ces hommes auxquels il fut donné d'être initiés ; car, eux seulementvivront ; les autres souffriront toutes sortes de maux », il dit que Diogène observait à cepropos : « Que dis-tu ? Après sa mort et parce qu'il est initié, le brigand Patécion aura doncun sort meilleur qu'Épaminondas ? » – DIOG. LAERT., VI, c. 2, 42, raconte que Diogène,« voyant quelqu'un qui se purifiait avec de l'eau, dit : Malheureux ! Ne sais-tu pas que,comme tu ne pourrais effacer par la purification de l'eau les erreurs de grammaire, de même[tu ne pourrais effacer] non plus celles de la vie ? » – EURIPIDE, qui sentait le contrasteexistant entre l'ancienne religion formaliste et les nouvelles conceptions rationalistes, fait direà Iphigénie parlant d'Artémis, dans le drame d'Iphigénie en Tauride : « (380-386) Je blâmeles prescriptions artificieuses de la déesse, elle qui repousse de l'autel comme impur unmortel, s'il est souillé par un homicide ou même par un enfantement, ou si ses mains onttouché un cadavre, tandis qu'elle se réjouit de sacrifices humains. D'aucune façon, Latone,épouse de Zeus, ne peut avoir enfanté une si grande absurdité ». En effet, c'est absurde aupoint de vue logique; mais ce sentiment est postérieur à celui qui, sans raisonner, mettaitensemble des actions non-logiques, comme de simples fétichismes.

§ 1252 (note 1) (retour à l’appel de note § 1252 - 1)

DE RIENZI ; Océanie, t. III. Dans l'île Tonga, « (p. 53) toute personne qui touche unchef supérieur devient tabouée, mais cette interdiction n'a pas de suites fâcheuses si elle arecours au moë-moë ». Elle doit le faire « (p. 53) avant de pouvoir se servir de ses mainspour (54) manger. Cette cérémonie consiste à appliquer d'abord la paume et ensuite le dos dela main à la plante des pieds d'un chef supérieur, et à se laver ensuite les mains dans de l'eau,ou à se les frotter avec des feuilles de bananier ou de plantain ; on peut alors manger en toute

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sûreté. Celui qui a eu le malheur de se servir de mains tabouées est obligé d'aller s'asseoirdevant un chef, de prendre son pied et de se l'appliquer contre l'estomac pour que les alimentsqu'il a pris ne lui fassent aucun mal, autrement son corps s'enflerait et il s'ensuivrait une mortcertaine. On se taboue aussi en mangeant en présence d'un parent supérieur, à moins qu'on nelui tourne le dos, et en prenant des aliments qu'un chef aura maniés. Si l'on est taboué pouravoir touché le corps où le vêtement du touï-tonga, lui seul peut en remettre la peine, parcequ'il n'existe pas de chef aussi grand que lui. Il a pour cet effet, à sa porte, un plat d'étain quilui a été donné par le capitaine Cook, et qu'il suffit de toucher pour s'ôter le tabou ». Ici, l'onvoit bien l'adjonction des résidus des combinaisons. Ce plat d'étain est arrivé aux îles Tonga,alors que le tabou existait depuis longtemps ; il ne peut donc avoir eu, à l'origine, aucunrapport avec ce tabou ; et c'est seulement parce que c'était une chose étrange et précieuse(§922) qu'il a eu part aux cérémonies du tabou. Notez que le vol aussi est considéré commeune transgression du tabou. « (p. 53) Si un homme commet un vol, on dit qu'il a rompu letabou ; et comme on croit que les requins attaquent les voleurs de préférence aux honnêtesgens, on fait baigner les individus suspects dans un endroit fréquenté par ces animaux, et tousceux qu'ils mordent ou dévorent sont réputés coupables ». Pour ces indigènes, on transgressele tabou en mangeant certains aliments et en volant. Il faut y remédier par certains actes. Pourles catholiques, c'est un péché que de manger certains aliments, certains jours, et de voler. Ilfaut y remédier par certains actes. L'indigène des îles Tonga va chez l'un de ses chefs, lecatholique chez un prêtre. Pour le premier, il y a des cas réservés au chef suprême; pour lesecond, il en est de réservés au pape.

§ 1252 (note 2) (retour à l’appel de note § 1252 - 2)

OVID.; Fast., V :

(681) Ablue praeteriti periuria temporis, inquit.Ablue praeterita perfida verba die.Sive ego te feci testem, faisove citaviNon audituri numina magna IovisSive Deum prudens alium Divamve fefelli ;Abstulerint celeres improba dicta Noti.Et pereant veaiente die periuria nobis :Nec eurent Superi, si qua locutus ero.

§ 1252 (note 3) (retour à l’appel de note § 1252 - 3)

Inferno, XXVII :

(118) Ch'assolver non si può chi non si pente,Nè pentére e volere insieme puossiPer la contradizion che nol consente.

(118) Sans repentir nus n'est assous dès or;Voloir ensemble pecher et se pentirSe contredit, au dam du pecheor.

(Trad. LITTRÉ.)

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§ 1258 (note 1) (retour à l’appel de note § 1258 - 1)

HOVELACQUE ; Les nègres : « (p. 311) Durant la période du flux menstruel les femmesvivent généralement à part, parfois – comme en quelques contrées de la Côte de l'Or – dansdes huttes destinées à cette relégation ». L'auteur cite BOSMAN, t. II, p. 371, qui dit : « Ontient ici (à la Côte des Esclaves) les femmes qui ont leurs ordinaires pour si souillées, qu'ellesn'oseraient pendant ce temps-là entrer dans la maison du roi ni de quelque grand, et on punitde mort, ou du moins par un esclavage éternel, celles qui contreviennent à ces ordres ». Etailleurs encore : « Les femmes qui ont leurs ordinaires sont tenues pour si souillées, qu'il neleur est pas permis d'entrer dans la maison de leur mari, ni de toucher la moindre chose, soitpour préparer à manger, soit pour nettoyer la maison (ibid., p. 475) ». – LAFITAU ; Mœursdes sauvages, t. I : « (p. 262) Elles [les séparations des femmes et des filles, au temps deleurs ordinaires et de leurs purifications] sont très rigoureuses en Amérique, où on leur fait[aux femmes] des Cabanes à part, comme à ceux qui étaient attaqués de la lèpre parmi lesJuifs. Elles passent alors pour être si immondes, qu'elles n'osent toucher à rien qui soitd'usage. La première fois que cela leur arrive, elles sont trente jours séparées du reste dupeuple, et chaque fois on éteint le feu de la Cabane d'où elles sortent ; on en emporte lescendres, qu'on jette hors du Village, et on allume un feu nouveau, comme si le premier avaitété souillé par leur présence. Chez les Peuples, qui (p. 268) habitent les bords de la Rivière dela Plata, on les coud dans leur Hamach, comme si elles étaient mortes, sans y laisser qu'unepetite ouverture à la bouche pour ne pas leur ôter l'usage de la respiration. Elles restent danscet état tandis que cela dure : après quoi elles entrent dans les épreuves par où doivent passertoutes celles qui ont atteint l'âge de puberté,... Chez les Gaures (TAVERNIER, Voyage dePerse, liv. 4, chap. 8) „ dès que les femmes ou filles sentent qu'elles ont leurs ordinaires, ellessortent promptement de leur logis, et vont demeurer seules à la campagne dans une petitehutte, faite de clayes avec une toile pendue au-devant, et qui sert de porte. Pendant le tempsque cela dure, on leur porte tous les jours à boire, et à manger ; et quand elles en sont quittes,chacune, selon ses moyens, envoie au Prêtre un Chevreau, ou une Poule, ou un Pigeon pouroffrande ; après quoi elles vont aux bains... “ ».

§ 1258 (note 2) (retour à l’appel de note § 1258 - 2)

Levit., 15, 2. Vir, qui patitur fluxum seminis, immundus erit... (16) Vir de quo egreditursemen coitus, lavabit aqua omne corpus suum; et immundus erit usque ad vesperum... (18)Mulier, cum qua coierit, lavabitur aqua, et immunda erit usque ad vesperum. (19) Mulier,quae redeunte mense patitur fluxum sanguinis, septem diebus separabitur. (20) Omnis quitetigerit eam, immundus erit usque ad vesperum... (23) Omne vas, super quo illa sederit,quisquis attigerit, lavabit vestimenta sua; et ipse lotus aqua, pollutus erit usque ad vesperum.(24) Si coierit cum ea vir tempore sanguinis menstrualis, immundus erit septem diebus, etomne stratum, in quo dormierit, polluetur. On a l'habitude de dire que ce sont des mesures depropreté ; mais si c'était le cas, l'impureté devrait cesser lorsqu'on a exécuté le lavage prescrit,tandis qu'au contraire, elle continue à exister (§1247 1).

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§ 1259 (note 2) (retour à l’appel de note § 1259 - 2)

VIRG. . Aen., VI. Enea,

(229) Idem ter socios pura circumtulit unda,

SERV. ; Ter sociosi] Aut saepius, aut re vera ter : licet enim a funere contraxerintpollutionem, tamen omnis purgatio ad superos pertinet : unde et ait imparem numerum : autquia hoc ratio exigit lustrationis, Circumtulit] Purgavit. Antiquum verbum est. Plautus infragm. Pro larvato te circumferam, id est, purgabo: nam lustratio a circumlatione dicta estvel taedae, vel victimae in quibusdam, vel sulphuris.

§ 1260 (note 1) (retour à l’appel de note § 1260 - 1)

THEOPHR.; Charact., XVI. J'ai écrit d'une façon générale : s'il fait une rencontreréputée mauvaise, pour ne pas entrer dans la discussion suscitée par cette partie très altéréedu texte. Coray veut qu'il s'agisse là du mauvais œil. – PLUTARCH. ; De superst., 3. Lesuperstitieux qui a fait un mauvais rêve va chez des charlatans qui lui disent : « Appelle lavieille qui purifie; baptise-toi toi-même dans la mer, et passe la journée, assis sur la terre » –[phrase en Grec] – APUL. ; Métamorph., raconte une purification, XI. Iamque tempore, utaiebat sacerdos, id postulante, stipatum me religiosa cohorte deducit ad proximas balneas : etprius sueto lavacro traditum, praefatus deum veniam, purissime circumrorans abluit…

§ 1260 (note 2) (retour à l’appel de note § 1260 - 2)

PROP. ; IV, 8, 83-86 : « ... elle soumet à des fumigations tous les endroits que les fillesavaient touchés, et lave le seuil de la porte avec de l'eau pure. Elle m'ordonne de changerentièrement de vêtements, et fait trois fois le tour de ma tête avec la flamme du soufre ». –Tibulle dit avoir fait les lustrations à sa maîtresse qui était infirme, portant trois fois le soufreautour d'elle. – TIBULL. ; I, 5

(11) Ipseque ter ciroum lustravi sulfure puro.

Le « soufre pur », [En Grec], des Grecs, est le soufre qui purifie.

§ 1261 (note 1) (retour à l’appel de note § 1261 - 1)

LOISELEUR DESLONGCHAMPS ; Lois de Manou, V : « (74) Telle est la règle del'impureté causée par la mort d'un parent, lorsqu'on se trouve sur le lieu même ; mais en casd'éloignement, voici quelle est la règle que doivent suivre les sapindas et les samânodakas.(75) Celui qui apprend, avant l'expiration des dix jours d'impureté, qu'un de ses parents estmort dans un pays éloigné, est impur pendant le reste des dix jours. (76) Mais si le dixièmejour est passé, il est impur pendant trois nuits ; et s'il s'est écoulé une année, il se purifie en sebaignant. (77) Si, lorsque les dix jours sont expirés, un homme apprend la mort d'un parentou la naissance d'un enfant mâle, il devient pur en se plongeant dans l'eau avec ses

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vêtements ». Ce ne sont pas seulement des prescriptions théoriques ; elles sont mises aussi enpratique. – DUBOIS ; Mœurs... des peuples de l'Inde, t. I : « (p. 244) ...les Indiens seregardent comme souillés pour avoir simplement assisté à des funérailles ; ils vont se plongerdans l'eau immédiatement après la cérémonie funèbre, et personne n'oserait rentrer chez soiavant de s'être ainsi purifié. La seule nouvelle du décès d'un parent, fût-il mort à cent lieuesde là, produit les mêmes effets, et oblige à la même purification tous les membres de safamille qui en sont informés. Toutefois la souillure n'atteint point les amis et les simplesconnaissances du défunt ».

§ 1262 (note 1) (retour à l’appel de note § 1262 - 1)

FARJENEL ; La morale chinoise : « (p. 243) ... la personnalité des individus [dans ledroit chinois] y disparaît dans la puissance paternelle du chef de famille, du magistrat et duprince qui sont en théorie les frères aînés et le père de tous les sujets. Le terrible principe dela solidarité pénale était une (p. 244) preuve manifeste de cette notion, pour nous étrange, dela personnalité humaine. Certains grands crimes ne pouvaient être vengés que par ladécapitation de tous les ascendants et descendants du coupable, bien que ceux-ci fussentignorants du crime perpétré ou seulement préparé, parce que l'esprit de la loi chinoise est quela famille seule, considérée in globo, est le véritable individu. Jusqu'au 25 avril 1905, cetteprescription a figuré dans les lois ».

§ 1263 (note 1) (retour à l’appel de note § 1263 - 1)

LOISELEUR DESLONGCHAMPS; Lois de Manou, IX : « (45) Celui-là seul est unhomme parfait qui se compose de trois personnes réunies, savoir : sa femme, lui-même et sonfils ; et les Brahmanes ont déclaré cette maxime : „ Le mari ne fait qu'une même personneavec son épouse “. (48) Le propriétaire du mâle qui a engendré avec des vaches, des juments,des chameaux femelles, des filles esclaves, des buffles femelles, des chèvres et des brebis, n'aaucun droit sur la progéniture ; la même chose a lieu pour les femmes des autres hommes.(58) Le frère aîné qui connaît charnellement la femme de son jeune frère, et le jeune frère lafemme de son aîné, sont dégradés, bien qu'ils y aient été invités par le mari ou par les parents,à moins que le mariage ne soit stérile. (59) Lorsqu'on n'a pas d'enfants, la progéniture quel'on désire peut être obtenue par l'union de l'épouse, convenablement autorisée, avec un frèreou un autre parent (sapinda). (60) Arrosé de beurre liquide et gardant le silence, que le parentchargé de cet office, en s'approchant, pendant la nuit, d'une veuve ou d'une femme sansenfants, engendre un seul fils, mais jamais un second. (61) Quelques-uns de ceux quiconnaissent à fond cette question, se fondant sur ce que le but de cette disposition peut n'êtrepas parfaitement atteint par la naissance d'un seul enfant, sont d'avis que les femmes peuventlégalement engendrer de cette manière un second fils. (127) Celui qui n'a point d'enfant mâlepeut charger sa fille, de la manière suivante, de lui élever un fils, en se disant : “ que l'enfantmâle qu'elle mettra au monde devienne le mien et accomplisse en mon honneur la cérémoniefunèbre ”. (128) C'est de cette manière qu'autrefois le Pradjâpati Dakcha lui-même destinases cinquante filles à lui donner des fils, pour l'accroissement de sa race ». Aussi a-t-onencore la prescription suivante, III « (11) Un homme de sens ne doit pas épouser une fille quin'a pas de frère, ou dont le père n'est pas connu ; dans la crainte, pour le premier cas, qu'ellene lui soit accordée par le père que dans l'intention d'adopter le fils qu'elle pourrait avoir, ou,pour le second cas, de contracter un mariage illicite ». Cfr. IX, 136.

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§ 1264 (note 2) (retour à l’appel de note § 1264 - 2)

SURENHUSIUS, loc.. cit. : (D) Omnes vero patres immunditiei ex lege, sunt trigintaduo, videlicet, reptile, cadaver animantis, cadaver humanum, homo cadaver humano pollutus,vasa quae hominem cadavere humano pollutum tetigerunt, vasa quae cadavere humanopolluta surit, vasa quae tetigerunt alia vasa quae cadavere humano polluta sunt, tentorium,sepulchrum, eiectio seminis aqua expiatoria, vacca rufa, iuvenci, et hirci qui comburendierant, hircus emissarius, vir gonorrhoea affectus, et foemina gonorrhoea affecta, menstruosa,puerpera, equitatio et sessio utriusque sexus, qui cum menstruosa corpus miscuit, sanguisfoeminae immundae, saliva eius, urina, profluvium seminis, eiectio seminis illius, leprosus indiebus numerationis suae, leprosus in diebus leprae ipsius indabitate, vestis lepra affecta, etdenique domiciliura lepra affectum ; hi inquam vocantur... patres immunditiei ex lege.

§ 1264 (note 3) (retour à l’appel de note § 1264 - 3)

Levit., XI, 29-82.(Edit. Tischendorf): [texte en Grec]. (Vulgata) ; Haec quoque interpolluta reputabantur de his quae moventur in terra : mustella et mus et crocodilus, singulaiuxta genus suum, mygale et chamaeleon, et stellio, et lacerta, et talpa. – SURENHUSIUS,loc. cit. : (C 2) Per ...reptilia, intelligenda sunt octo in lege memorata reptilium. genera,cuiusmodi sunt mustela, mus, testudo, attelabus, lacerta stellio, limax, et talpa. Sanguis veroreptilium, et ipsorum caro atque adeps eundem tenent immunditiei gradum. Quatuorreptiliurn pellis carni similis est ratione immunditiei, videlicet attelabi lacertae, stellionisatque limacis; ossa vero reptilib us adempta non poluunt. Caetera vero reptilia etabominabilia, scilicet rana, rubeta, vipera, serpens, atque id genus alia nun pollunt. (Trad.SEGOND) : « ... la taupe, la souris et le lézard, selon leurs espèces le hérisson, la grenouille,la tortue, le limaçon et le caméléon ». (Trad. CRAMPON) « ...la belette, la souris et touteespèce de lézards; la musaraigne, le caméléon, la salamandre, le lézard vert et la taupe ».

§ 1264 (note 4) (retour à l’appel de note § 1264 - 4)

SURENHUSIUS ; loc. cit. : (D 2) Iam vero si omnes immunditiei patres ex institutisSapientum recenseamus, comperiemus eos esse viginti novem, cuiusmodi sunt os cadaverisin copia grani hordeacei, sanguis conculcationis, terra gentilium, ager in quo cadaverum ossalatent, tentorium quod supra sanguine conculcationis exstructum est, homo qui hisce pollutusest, vasa quae haec tetigerunt, vel hisce polluta sunt, homo qui vasa tetigit, vasa quaehominem tetigerunt, vasa quae tetigerunt alia vasa hisce polluta, gentilis, foemina praeposteremenstrualis, foemina quae maculam sanguinis praepostere vidit, foemina quae in accessumenstruali se non visitavit praepostere, puerpera quae aliquod foetus membrum peperit,ipsius accubitus, equitatio, saliva, urina, et immunditiei sanguis ; porro quoque vir qui cumfoemina immunda rem habuit quae gonorrhoea laborabat, gentilis, idolatra, cultus idolatricus,quod a gentili mactatum est, et tandem cadaver avis mundae.

§ 1266 (note 2) (retour à l’appel de note § 1266 - 2)

1266 2 Nombr., 19, 19-22. « Celui qui est pur fera l'aspersion sur celui qui est impur(immonde), le troisième ou le septième jour, et le purifiera le septième jour. Il lavera ses

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vêtements et se lavera dans l'eau ; le soir venu, il sera pur. Un homme qui est immonde et nese purifiera pas sera retranché du peuple, parce qu'il a souillé le sanctuaire de l'Éternel;puisque l'eau de purification n'a pas été répandue sur lui, il est immonde. Ce sera pour eux[pour les Israélites] une loi perpétuelle. Celui qui fera l'aspersion de l'eau de purificationlavera ses vêtements, et celui qui touchera l'eau de purification sera immonde jusqu'au soir.Tout ce qui touchera celui qui est immonde sera souillé, et la personne qui le touchera seraimmonde jusqu'au soir ».

§ 1266 (note 5) (retour à l’appel de note § 1266 - 5)

OVID. ; Fast., IV :

(728) Certe ego transilui positas ter in ordine flammas ;Virgaque roratas laurea misit aquas.........................................................

(731) I, pete virginea, populus, suffimen ab ara;Vesta dabit : Vestae munere purus eris.Sanguis equi suffimen erit, vitulique favilla ;Tertia res, durae culmen inane fabae.

(739) Caerulei fiant vivo de sulphure fumi(781) Moxque per ardentes stipulas crepitantis acervos

Traiicias celeri strenua membra pede.

§ 1267 (note 1) (retour à l’appel de note § 1267 - 1)

Legum Mischnicarum... pars VI. Tract. de Vasis. C. 1, 2, (p. 16) commentaire deBartenora. Voir aussi ce qui suit : C. 1, 1 : (p. 15) Patres impuritatum sunt reptile, semenconcubitus, mortuo pollutus et leprosus in diebus numerationis ipsius, et aquae expiatoriae, inquibus non est quantum sufficit ad spargendum, haec omnia polluunt hominem et vasa tactu,et vasa testacea aëre, sed non onere. – Comm. de BART. : Et semen concubitus, duntaxatsemen concubitus Israëlitae, et adulti viri, sed gentilis semen concubitus non polluit [ontrouvera des distinctions analogues aux §1278 et sv.], ne quidem ex institutis Sapientium,nam semen gentilis purum est omnino; nec adolescentuli semen concubitus polluit.., Sed vasatestacea, cibi et potus, quae tetigerint mortuum, non fiunt immunditiei patres. Sed Israëlitaduntaxat fit immunditiei pater quando is mortuum tetigerit ; gentilis vero et abortus quiexcidit post octo dies non recipiunt immunditiem, si tetigerint mortuum... Et aquaeexpiatoriae in quibus non est quantum sufficit ad spargendum, tum istae polluunt tactu, at siin illis fuerit quantum sufficit ad sparsionem, etiam onere polluunt, ad hominem et vasapolluenda, uti scriptum est Num., 19, 21. Doctores vero nostri docent purum esse, eum quisparsit ; Legem duntaxat mensuram velle stattiere ei qui portat, nempe ut sit quantitas aquaesufficiens ad spargendum. Etenim Lex dividit inter aquas et aquas, scilicet inter aquas inquibus est quantum sufficit ad (p. 16) spargendum, quae polluunt hominem ad polluondumvestes, et inter aquas in quibus non est quanto sufficit ad spargendum, polluantes hominemad polluendos cibos et potus, et non ad vestes polluendas. C. 1, 2 : (p. 16) His superius estcadaver, et aquae expiatoriae in quibus est quantum ad sparsionem sufficit, polluunthominem onere, ut is denuo polluat vestes tactu, et subtractas veste tactu. – (MAIM.) : ...polluit portatione, eius sensus est quod si homo elevaverit pondus rei impurae pollutus sit,etsi is ipsum corpus non tetigerit quod pollutum erat... Sed huic simile est inclinatio, qualignum aliquod summitate parietis paratum est, et immundities est in extremitate tigni, si quis

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ergo secundae extremitati innixus fuerit, et elevaverit istam extremitatem in qua immunditiesest, pollutus est inclinatione ligni istius. – (BARTEN.) : Et subtractas veste tactu...intelliguntur vestes immunditiei subtractae, et in his tactus obtinet absque portatione, quienim attigerit cadaver vel menstruae aquas, easque non portaverit, non polluit, ne quidemvestes indutas...

§ 1268 (note 5) (retour à l’appel de note § 1268 - 5)

1268 5 Legum Mischnicarum.... pars. VI De lavacris, 8, 4 (p. 381) : Si gentilis eieceritsemen ab Israëlita immissum, immunda est. Si filia Israëlitae eiecerit semen a gentiliiniectum, munda est. Si uxor domi coitum passa sit, et postea se laverit, sed puderida nonpurgaverit, perinde est ac si non lavisset se. Si is qui semen emisit, se immerserit, sed nonprius minxerit, tum postquam urinam reddiderit, immundus est. R. Iose dicit aegrotus etsenex immundus est, sed infans et sanus mundus est. (BART.) : In iuvene et sano mundus est,quia fortissimo emittunt semen, ita ut nihil remaneat... – Il y a pis encore, c. 8, 3 (p. 380). –On possède un traité entier : De fluxu menstruo, avec une casuistique très copieuse.

§ 1268 (note 6) (retour à l’appel de note § 1268 - 6)

Legum Mischnicarum..., pars VI. De lavacris, c. 9, 1 (p. 382) : Haec in homine dividunt,fila lanae et lini, et corrigiae in capitibus filiarum. R. Ieuda dicit, fila e lana et e pilis nondividunt, quia ad illa perveniunt aquae. – Suivent des considérations peu propres, c. 9, 2; c. 9,3 : Haec non dividunt, capilli, pili axillae, locus occultus in viro. R. Eliezer dicit, perinde seres habet in viro et in foemina, quidquid quis curat, id dividit, sin minus, non dividit.(BART.) : Et locus secretus in viro, nam vir istius loci non tam accuratam curam gerit, imone quidem foemina, nisi maritata sit, uti expositum est; si ergo quis talia loca non curat, ipsanec dividunt, si nempe ea non sint in maxima corporis parte. – Suivent un grand nombred'autres commentaires.

§ 1272 (note 1) (retour à l’appel de note § 1272 - 1)

DUBOIS: Mœurs... des peuples de l'Inde, t. I « (p. 245) Le flux menstruel et celui quiaccompagne l'enfantement impriment passagèrement aux femmes... un caractère immonde.L'accouchée vit entièrement séquestrée l'espace d'un mois... Les femmes sont soumises aumême isolement pour tout le temps que durent leurs souillures périodiques... (p. 246).Lorsque les jours d'expiation des souillures de ce genre sont accomplis, on donne aublanchisseur les vêtements que la femme avait sur le corps. On évite avec grand soin que cesvêtements n'entrent dans la maison, et personne n'aurait même le courage de porter les yeuxdessus... Cependant les femmes des linganistes, pour se purifier des mêmes souillures, secontentent de se frotter le front avec de la fiente de vache réduite en cendres ; et par cettesimple cérémonie... elles sont censées purifiées... (p. 247) Les vases de terre sont de nature àcontracter une souillure ineffaçable, qui ne s'attache pas aux vases de métal : il suffit de laverces derniers pour les purifier ; mais les autres, devenus hors d'usage doivent être détruits... Ilen est des vêtements comme des vases ; les uns sont susceptibles de souillures et les autres nele sont pas... (p. 249) Un brahme scrupuleux doit encore bien regarder où il pose les pieds enmarchant ; il serait souillé et obligé de se baigner, si par mégarde ses pieds venaient à toucherun os, un tesson, une guenille, une feuille sur laquelle on aurait mangé, un morceau de peauou de cuir, des cheveux, et autres choses immondes. La place ou il veut s'asseoir demande

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aussi toute son attention... La manière de manger n'est pas non plus sans conséquence... (p.250). Ils ont pour la salive une horreur insurmontable... pour un Indien, c'est moins l'idée depropreté qui le domine à cet égard, que son éternelle appréhension des souillures... (p. 252)L'attouchement de plusieurs espèces d'animaux, et surtout du chien, souille la personne desbrahmes : il est curieux d'observer les mouvements qu'ils font, et les précautions qu'ilsprennent, pour éviter les caresses familières d'un de ces fidèles compagnons de l'homme. Si,quoi qu'ils aient pu faire, le chien vient à les toucher, ils n'ont d'autre parti à prendre qued'aller en grande hâte se plonger tout habillés dans l'eau, afin d'effacer la souillure quel'attouchement de cet animal immonde a imprimée à leur personne et à leurs habits ».

§ 1276 (note 1) (retour à l’appel de note § 1276 - 1)

MAÏMONIDE ; Le guide des égarés, t. III,.c. 48 : «(p. 396) Je dis donc que tous lesaliments que la Loi nous a défendus forment une nourriture malsaine. Dans tout ce qui nous aété défendu, il n'y a que le porc et la graisse qui ne soient pas réputés nuisibles, mais il n'enest point ainsi, car le porc est (une nourriture) plus humide qu'il ne faut et d'une trop grandeexubérance. La raison principale pourquoi la Loi l'a en abomination, c'est qu'il est trèsmalpropre et qu'il se nourrit de choses malpropres... (p. 397) De même, les graisses desentrailles sont trop nourrissantes, nuisent à la digestion et produisent du sang froid et épais...Quant aux signes caractéristiques (d'un animal pur), à savoir, pour les quadrupèdes, deruminer et d'avoir le sabot divisé, et, pour les poissons, d'avoir des nageoires et des écailles, ilfaut savoir que l'existence de ces signes n'est pas la raison pourquoi il est permis de s'ennourrir, ni le manque de ces signes la raison pourquoi ces animaux sont défendus. Ce sontsimplement des signes qui servent à faire reconnaître la bonne espèce et à la distinguer de lamauvaise ». Cet auteur explique et justifie toutes les prescriptions de la Bible par des motifstirés de l'expérience et de la logique. Pourtant, en des cas très rares, il avoue ne pas réussir àtrouver ces motifs. « (p. 394) La raison pourquoi la purification se faisait avec du bois decèdre, de l'hysope, de la laine cramoisie et deux oiseaux, a été indiquée dans les Midraschôt ;mais elle ne convient pas à notre but, et jusqu'à présent je n'ai su me rendre compte de rien detout cela. Je ne sais pas non plus pour quelle raison on emploie dans la cérémonie de la vacherousse le bois de cèdre, l'hysope et la laine cramoisie, ni pourquoi on se sert d'un bouquetd'hysope pour faire l'aspersion avec le sang de l'agneau pascal ; je ne trouve rien par quoijustifier la préférence donnée à ces espèces ». Les explications logiques des prescriptionsconcernant les animaux impurs continuent jusqu'à notre époque. – CH. MILL. ; Hist. duMahomét. : « (339) La nature du climat, dans les pays orientaux, (p. 340) contribue à rendrecertains aliments nuisibles à la santé ; c'est pour cette raison que les législateurs, tantôt ontdistingué les animaux en purs, ou impurs, c'est-à-dire, ceux qui offrent et ceux qui n'offrentpoint une nourriture salutaire, et tantôt, en ont spécialement interdit quelques-uns, en laissantl'usage du reste à la discrétion des peuples [tout cela est fantaisiste et provient de ce qu'onveut voir en toute chose des actions logiques]. Moïse appartient à la première, et Mahomet àla seconde classe de ces législateurs. C'est un fait généralement connu que la chair del'animal immonde... engendre des maladies cutanées, et plus particulièrement dans les payschauds. La malpropreté de ce quadrupède suffit pour en donner le dégoût, et nous voyons eneffet que les Égyptiens, les Arabes et les autres peuples orientaux l'ont toujours abhorré : lanécessité des circonstances en dictait la prohibition... » S. Reinach montre fort bien la vanitéde ces explications. S. REINACH ; Cultes, mythes et religions, t. I : « (p. 11) Très souvent ladéfense de tuer des (p. 12) animaux d'une ou de plusieurs espèces subsiste à l'état de tabou,c'est-à-dire d'interdiction non motivée, ou motivée après coup par des considérations d'unordre tout différent (hygiéniques, par exemple) : c'est ce qui se constate encore chez lesMusulmans et chez les Juifs ». Mais il a tort de voir dans ces prescriptions exclusivement des

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conséquences du totémisme. Lui-même fait voir qu'elles peuvent avoir diverses origines ; parexemple : « (p. 13, note) Aujourd'hui même, le paysan russe ne tue jamais une colombe,parce que c'est l'oiseau du Saint-Esprit, et l'on enseigne aux enfants, même en France, à nepas écraser les insectes dits bêtes du bon Dieu ». Il n'y a pas la moindre preuve que cesinsectes aient jamais été des totem. C'est ainsi qu'il dit encore : « (p. 91) Une des formes lesplus anciennes et les plus répandues de la religion [en vérité, il faudrait dire des actions non-logiques] est le scrupule de tuer ou de manger un animal. Ces scrupules sont encore trèsrépandus. Les Musulmans et les Juifs ne mangent pas de porc, les Russes ne mangent pas depigeon, les Européens, du moins en général, ne mangent pas de chien et beaucoup éprouventencore, pour la viande (p. 92) de cheval, une répugnance instinctive fondée sur une anciennereligion ». Cela peut être ; mais il y a d'autres faits semblables pour lesquels disparaît touteexplication religieuse ou de totétisme, Tandis qu'en France et en Angleterre, le mouton passepour une viande excellente, beaucoup de personnes de l'Italie centrale ne veulent en mangeren aucune façon. Mais que le mouton ait vraiment été pour eux un totem, que ce soit là uneprescription religieuse, par quels documents pourrait-on en donner la preuve ? Beaucoupd'Anglais s'étonnent de voir les Français manger des grenouilles. Dans tous les pays, il y ades personnes qui ont une répugnance absolue pour les huîtres. Les Arabes mangent lessauterelles. Essayez un peu (1) d'en faire manger à un Européen ! En tous ces faits ou end'autres semblables manque le motif du totem, de la religion, ou, si l'on veut, le motifhygiénique. Ce sont simplement des actions non-logiques, comme on en voit tant dans la racehumaine.

§ 1277 (note 1) (retour à l’appel de note § 1277 - 1)

BURCKARDT, dans : Bibl. univ. des voy., t. 32. Voyage en Arabie... (1814-1817). Onsait que le chien est aussi réputé impur chez les musulmans : « (p. 325) Il n'est pas indigne deremarque que Médine, autant que je puis le savoir, est la seule ville d'Orient d'où les chienssoient exclus. On ne leur permet jamais de passer la porte de l'intérieur, et ils doivent resterdans les faubourgs. ...La crainte qu'un chien n'entre dans la mosquée et n'en souille la saintetéles a probablement fait exclure. On les tolère cependant à la Mecque ». – CH. MILLS ; Hist.du Mahomét. : « (p. 510) La bienfaisance des Musulmans s'étend jusqu'à la création animale,et c'est un des articles établis de la foi musulmane que les animaux irrationnels seront jugésau dernier jour et seront mutuellement vengés des injures qu'ils se sont faites l'un à l'autredans cette vie. Un sentiment de pitié a consacré, parmi les Turcs, une aversion prononcéepour la chasse, et les oiseaux sont rarement privés de leur liberté. Selon la tradition populaire,Mahomet affectionnait principalement le chat, parmi les (p. 511) animaux domestiques †. Lagravité de sa démarche et son indifférence indépendante s'accordent bien avec la solennitésombre et l'orgueil du caractère des Turcs : et quoiqu'ils soient d'une propreté trop recherchéepour permettre qu'il touche leur personne, ils le reçoivent familièrement dans leurs maisons.Le chien n'est pas traité avec une attention aussi bienveillante... son attouchement est regardécomme contagieux, et son nom même est l'expression la plus énergique du mépris parmi lesTurcs... ». Ces différences entre le chien et le chat ne sont pas explicables par le totémisme.

† [Note de Mill] : « LABAT ; Mémoires du chevalier d'Arvieux, t. III, p. 227. Les chatsne sont point des animaux impurs, et ils peuvent boire et manger des mêmes choses que lesfidèles. Mais si un chien boit dans la coupe d'un croyant, elle doit être lavée sept fois.MISCHAT, vol. I, p. 108 p.

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§ 1278 (note 1) (retour à l’appel de note § 1278 - 1)

RABBINOWICZ; Légis. crim., du Talmud, préface : « (p. XXXIII) Les Juifs ne lesenterraient [les morts] jamais sur les routes publiques, en outre ils indiquaient les sépulturespar une marque appelée tzijon. Les païens ne le faisaient pas. Il en résultait, à une époque oùles Juifs étaient partout entourés de païens, que les premiers ne pouvaient pas observer leslois de la pureté concernant les morts païens, dont ils ne pouvaient pas reconnaître lestombeaux, et l'on a fini par croire que ces tombeaux ne rendaient pas impurs ». Lui-mêmenous donne un moyen de réfuter cette explication ; car il nous montre qu'elle concerne un casparticulier d'une théorie générale, à laquelle elle ne s'applique certainement pas. Il fait cela envoulant réfuter une autre théorie qu'il tient à juste titre pour erronée. « (p. XXXIII) On avaitdonc une tradition, qui s'est développée... d'après laquelle le tombeau d'un païen ne rendaitpas impur. Cette tradition fut attachée, selon l'habitude talmudique, à un mot de la Bible.L'écriture dit qu'un adam, un homme, qui meurt rend impur... Ce mot adam, dit-on,s'applique seulement aux Juifs. Ce passage a été mal compris par certains commentateurs etincriminé par les ennemis du judaïsme encore dans le siècle passé [en note : „ On n'a pasremarqué que le mot ysch, homme, exclut aussi les païens à propos d'une autre impureté “]...(p. XXXIV) Ils ne savaient pas que le passage en question n'a été trouvé qu'après que lesJuifs se furent habitués pendant des siècles à ne pas appliquer la loi de la pureté auxtombeaux païens. C'est ainsi que le passage du Cantique des Cantiques qui défendait auxJuifs de se révolter contre les païens... n'a été découvert qu'après la dernière révolution de BarKhokhbah, quand toute insurrection était devenue impossible... » Le même auteur, dans laLégislation civile du Talmud, t. V, p. 381, rappelle la disposition qui fait disparaîtrel'impureté du mort païen ; et il ajoute : «Rab dit : Si un mort doit, sous le rapport de certaineslois de l'impureté, être considéré comme un individu vivant, c'est pour éviter qu'on ne leconsidère pas comme un cadavre quand il n'y a qu'une mort apparente ». Comme d'habitude,les dérivations sont la partie variable du phénomène, dont les résidus sont la partie constante.Ajoutez-y les considérations du §1279 2.

§ 1279 (note 2) (retour à l’appel de note § 1279 - 2)

Nous avons déjà indiqué l'un de ces problèmes à la note 1278 1. Ajoutons-y les suivants :Legum Mischnicarum..., pars VI. De puritatibus, c. 2, 8 : (p. 385) Si in urbe sit una stulta, velperegrina, Ivel Cuthaea, tum omnia sputa in urbe inventa, sunt immunda... (MAIM.) : Iamexposuimus ab initio libri quod gentiles sint pro seminifluis habendi in omnibus rebus.Praeterea capite quarto codicis de Menstruis diximus quod foemina Cuthaea versetur insuspicione quod semper sit menstrua. Notum vero est quod foemina stulta non custodiat se,nec, observet menstrui sui tempora, secundum id quo in Lege definitum est. De fluxuMenstruo, c. 4, 3 : (p. 400) Sanguis peregrinae et sanguis puritatis leprosae, mundus estsecundum scholam. Schammai, schola Hillelis dicit, est instar sputi et urinae... (BART.) :Sanguis foeminae gentilis, secundum scholam Schammai est mundus, licet respectu sputi eturinae conveniant inter se schola Schammai et Hillel... (MAIM.) : Iam exposuimus inpraefatione huiusce libri, quod gentiles nullatenus polluant secundum Legem, sed Sapientesdecreverunt cos pro seminifluis habendos esse in omnibus rebus. C. 7, 3 : (p. 415) Omnesmaculae venientes a Racam, mundae sunt, at immundae secundum. R. Iehudam, quiaproselyti sunt, et errant. Quae venerint a gentilibus, eae mandae sunt ; quae vero ab Israëlitaet a Cuthaeis, eae secundum. R . Meir immundae sunt, et secundum Sapientes mundae, quiaii non suspecti sunt de maculis ipsorum. (BART.) : Qui veniunt a Racam, cuius loci incolaesunt peregrini, et eorum sanguis immundus est.... (MAIM.) : Iam tibi aliquoties exposuimus

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quod gentes non polluant fluxu seminis vel sanguinis, nec fluxu menstruo, attamen Sapientesde illis decreverunt, sed de illorum maculis non decreverunt... (BART.) : ... E. Racam, nam inTargum illa verba, inter Cades et Sur, exponuntur per inter RacaM et inter Chagra. Quiaproselyti sunt, quorum sanguis immundus est... errant, ac si dixisset, non sunt valde casti,neque contegunt maculas sanguineas eorum, proinde suspicamur eas forsan foeminaemenstruae maculas esse. Qui veniunt a gentilibus, ii mundi sunt, quia Sapientes de ipsorummaculis nihil decreverunt, cum eorum sanguis omnino mundis sit ex Lege... C. 10, 4: (p. 424)Seminifluus, seminiflua, menstrua, puerpera, et leprosus qui obierunt, polluunt si ferantur,donec caro tabescat. Gentilis si obierit, mundus est a pollutione si is feratur.

§ 1281 (note 2) (retour à l’appel de note § 1281 - 2)

SAINT PAUL, Ep. aux Héb., X, 5-14, dit que le sacrifice de Christ suffit à lui seul pourtous les péchés. Hébr., IX : « (12) Et il est entré une fois pour toutes dans le lieu très saint,non avec le sang des boucs et des veaux, mais avec son propre sang, ayant obtenu unerédemption éternelle. (18) Car si le sang des taureaux et des boucs, et la cendre d'une vache,répandue sur ceux qui sont souillés, sanctifient et procurent la pureté de la chair (14),combien plus le sang de Christ, qui, par un esprit éternel, s'est offert lui-même sans tache àDieu, purifiera-t-il votre conscience des œuvres mortes, afin que vous serviez le Dieuvivant ».

§ 1282 (note 1) (retour à l’appel de note § 1282 - 1)

Dict. encycl. de théol. cath., t. XX, s. r. Réconciliation des pénitents : « (p. 23) ...acte parlequel, au temps où régnait une (p. 24) sévère discipline dans l'Église, des pénitents publics,après avoir achevé leur pénitence, étaient officiellement réconciliés avec l'Église etsolennellement admis dans son giron... Le pape Innocent Ier écrit à Décentius, évêque deGubbio, que les pénitents de l'Église romaine reçoivent l'absolution le jeudi saint et sontadmis à la communion de l'Église. Cette admission se faisait avec une solennité propre àremuer les cœurs... ». Ibidem, s. r. Réconciliation des églises et des cimetières : « (p. 25)Quand une église a une fois été destinée au culte divin et a été bénite... elle ne peut plusperdre le caractère d'une chose sacrée,... mais elle peut être profanée par des actes quiatteignent son caractère sacré ». Voilà bien l'altération de l'intégrité d'une chose. « (p. 25) Nil'église ni le cimetière ne peuvent continuer à servir à leurs saints usages tant qu'ils restentprofanés. Il faut, pour les remettre en état, l'intervention d'un acte religieux qu'on nomme laréconciliation [rétablissement de l'intégrité]. Cet acte a ses motifs profonds dans lesexigences du sentiment religieux [très juste ; les résidus du genre que nous étudionsmaintenant agissent] et dans la conviction qu'il donne [dérivation] que Dieu se retire du lieuoù il a été outragé, et qu'il faut qu'il y ait expiation pour que le Seigneur puisse être rappelédans son sanctuaire... si l'homme qui a souillé par le péché son âme, temple consacré auSaint-Esprit, peut être réconcilié avec Dieu par la pénitence, l'église profanée peut égalementredevenir la résidence de Dieu par une cérémonie solennelle ».

§ 1285 (note 1) (retour à l’appel de note § 1285 - 1)

BOUCHÉ-LECLERCQ ; Hist. de la div. dans l'ant., t. IV « (p. 80) Tout prodige, quelqu'il fût et le sens en restât-il impénétrable, exigeait des cérémonies expiatoires. Il est naturelque l'homme effrayé par le miracle mette entre lui et le malheur qu'il appréhende, les

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sacrifices et les prières [en général, des actes quelconques ; l'animal aussi s'effraie à la vued'une chose insolite, et s'agite : le chien aboie, le cheval fait un écart, le lion se bat les flancsavec sa queue]. Les Grecs et les Romains n'allaient guère au-delà de cette procurationempirique, mise à la portée des plus ignorants. Au lieu de chercher à savoir quelle volontéavait produit le miracle et dans quel but elle l'avait fait [dérivation étendue], ils invoquaientles „ dieux qui détournent “ les maux [En Grec] (p. 81) – Dii Averrunci] et se rassuraient enpensant qu'ils avaient opposé à des ennemis inconnus des amis sûrs [dérivation plus restreinteque la précédente]. Quelque cérémonie, sacrifice, offrande, récitation de formules magiques,ou telle autre démonstration extérieure [voilà la manifestation simple du résidu] achevaitl'œuvre d'apaisement commencée par la prière [il est au contraire probable que la prière estvenue ensuite]. Les Romains avaient appris de Numa la procuration d'un certain nombre deprodiges pour ainsi dire usuels, et l'expérience leur avait permis d'ajouter à l'ancien rituelquelques recettes empiriques ; ainsi, ils savaient depuis le règne de Tullus Hostilius que lespluies de-pierres étaient suffisamment « procurées » par neuf jours de féries ». Au contraire,les aruspices s'attachaient davantage à la doctrine de la purification. « (p. 82) I l sconsidéraient, en général, les prodiges moins comme des avertissements regardant l'avenirque comme des réclamations concernant le passé. Le caractère anormal de ces signesindiquait à leurs yeux des exigences impérieuses, motivées d'ordinaire par quelque offensefaite aux dieux et non réparée. Le prodige une fois attribué à ses véritables auteurs, ildevenait plus aisé de savoir de quelle injure ceux-ci se plaignaient et à quel prix ilsconsentaient à l'oublier. Une enquête scrupuleuse manquait rarement de révéler quelqueinadvertance ignorée ou mal réparée, cause première des accidents prodigieux. Si rien desemblable ne se découvrait, les devins pouvaient conclure à leur gré ou que l'enquête étaitinsuffisante ou que le sens du prodige concernait l'avenir. Souvent les aruspices, pour plus desûreté, cherchaient dans les deux sens et trouvaient des récriminations mêlées auxprophéties... ».

§ 1288 (note 1) (retour à l’appel de note § 1288 - 1)

Dict. DAREMB. SAGL., s. r. Orphici : « (p. 251) Les Orphiques croyaient à la naturedivine de l'âme, et à une déchéance, à un péché originel. L'âme, créée par les dieux, avaitd'abord vécu au ciel ; elle avait été exilée à la suite d'un péché, le [en Grec]dont parlePindare, les [en Grec] auxquels fait allusion Jamblique. Nous ne savons en quoi consistaitcette faute. D'après l'explication vulgaire, l'homme était né du sang des Titans, meurtriers deZagreus ; de par sa naissance, il était l'ennemi des dieux ; mais, en même temps, il avait enlui quelque chose de divin, qu'il tenait des Titans. Outre la souillure commune à tout êtrehumain, on admettait une souillure particulière et héréditaire dans certaines familles ».

§ 1289 (note 1) (retour à l’appel de note § 1289 - 1)

Le fait est trop connu pour qu'il soit nécessaire d'en donner de nombreuses preuves. Lescitations suivantes suffiront. Dans les œuvres authentiques de Saint Augustin, on trouve desaffirmations de ce fait, en beaucoup d'endroits. Par exemple : D. AUG ; Sermo LVI, inEvangel., in Matth. (alias : de diversis, XLVIII), c. IX, 13 . Baptizandi estis,... Sic intrate, etcerti estote, omnia prorsus vobis dimitti, quae contraxistis, et parentibus nascendo secundumAdam cum originali peccato, propter quod peccatum cum parvulis curritis ad gratiamSalvatoris, et quidquid vivendo, addidistis, dictis, factis, coffitationibus, omnia dimittuntur...Le saint voit dans le déluge l'image du baptême. Contra Faust. Manich., XII, 17 « il plutpendant quarante jours et quarante nuits, parce que toute souillure de péché est comprise dansles limites des dix commandements de la loi, au sein de l'univers qui compte quatre parties ;

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or, quatre multiplié par dix égalent quarante. Or, cette souillure qui résulte des joursprospères ou adverses en rapport avec les nuits, est effacée par le sacrement du baptême quinous vient du ciel ». – I. GOUSSET ; Theol. dogm., t. II, p. 415 : « Cette grâce [du baptême]détruit le péché originel que les enfants apportent en naissant ; il [le baptême] efface en outre,dans les adultes, les péchés actuels qu'ils ont commis avant le baptême, et remet toutes lespeines spirituelles dues au péché, quel qu'il soit... » – Canones et decreta conc. Trident.,sessio V, decretum de peccato originali, 5 . Si quis per Iesu Christi Domini nostri gratiam,quae in baptismate confertur, reatum originalis peccati remitti negat, aut etiam asserit, nontolli totum id, quod veram et propriam peccati rationem habet, sed illud dicit, tantum radi autnon imputari : anatema sit. – Les derniers mots, suivant lesquels le baptême n'effacerait pasentièrement le péché, mais le raserait seulement de manière à ce qu'il ne soit pas imputé, fontallusion à une hérésie que les pélagiens attribuaient aux catholiques. – D. AUG.; Contra duasepistolas Pelagianorum, I, 13; « (26) Dicunt etiam-inquit-baptisma non dare omnemindulgentiam peccatorum, nec auferre crimina, sed radere, ut omnium peccatoram radices inmala carne teneantur ». Quis hoc adversus Pelagianos, nisi infidelis affirmet ? – CALVIN ;Inst. de la relig. chrestienne, t. II, 1. IV, c. XV, p. 477 : « (1) ... il [le baptême] nous estenvoyé de luy, [de Dieu] comme une lettre patente signée et scellée, par laquelle il nousmande conferme et asseure que tous nos péchez nous sont tellement remis, couverts, abolis eteffacez, qu'ils ne viendrons jamais à estre regardez de luy, ne seront jamais remis en sasouvenance, et ne nous serons jamais de luy imputez... (2) ...le Baptesme nous promet autrepurification que par l'aspersion du sang de Christ, lequel est figuré par l'eau, pour lasimilitude qu'il a avec icelle de laver et nettoyer... (3) Et ne devons estimer que le Baptesmenous soit donné seulement pour le temps passé, tellement que pour les péchez ausquels nousrechéons après le Baptesme, il nous fale chercher autre nouveau remède. Je sçay que de cesterreur est provenu qu'aucuns anciennement ne vouloyent estre baptisez, sinon en la fin deleur vie et à l'heure de leur mort : afin qu'ainsi ils obtinssent rémission plénière pour touteleur vie : laquelle folle fantasie est souvent reprinse des Evesques en leurs escrits. Mais ilfaut sçavoir qu'en quelque temps que nous soyons baptisez, nous sommes une fois lavez etpurgez pour tout le temps de nostre vie ».

§ 1289 (note 2) (retour à l’appel de note § 1289 - 2)

D. AUGUST. ; De symbolo. Ad catechumenos sermo alius, c. X. Le pape Eugène IV,dans le Décret pour les Arméniens, écrit : Baptismi sacramenti effectus est remissio omnisculpae originalis et actualis, omnis quoque poenae, quae pro ipsa culpa debetur. Proptereabaptizatis nulla pro peccatis praeteritis iniungenda est satisfactio ; sed morientes, antequamculpam aliquam committant, statim ad regnum coelorum et Dei visionem perveniunt. – D.CYRILLI HIEROS ; Cathech., III, de baptismo, 15, nomme, parmi tous les péchés qui sontpardonnés, la fornication et l'adultère.

§ 1290 (note 1) (retour à l’appel de note § 1290 - 1)

1290 1 D. GREG. NAZ.; oratio 40, XX : « Mais quelqu'un dit : À quoi me sert d'être liéavant le baptême, et de me priver par cet empressement des plaisirs de la vie, tandis qu'il estpossible d'en jouir et de recevoir la grâce à la fin ? Car ceux qui travaillèrent les premiers à lavigne n'eurent pas des conditions meilleures, en recevant un salaire égal à celui de ceux quivinrent les derniers ». Le saint explique que l'on ne doit pas interpréter la parabole de cettefaçon. D'abord, elle ne traite pas du baptême ; ensuite, si les derniers venus ne travaillèrent

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pas autant que les premiers, leur bonne volonté ne fut pas moindre. On sait qu'on tire ce qu'onveut des paraboles.

§ 1290 (note 2) (retour à l’appel de note § 1290 - 2)

D. EPIPH.: Panarii adversus haereses, 1. I, t. 1 : « (p. 37) Contre les hémérobaptistes.Quatrième hérésie des Juifs, dix-septième par ordre »... « Ce qui appartient surtout à cettehérésie c'est que l'on croit qu'au printemps, en automne, en hiver, en été, journellement, ilfaut se baptiser [En Grec] ; d'où le nom des hémérobaptistes. [phrase en Grec]. « Car elleaffirmait que l'homme ne pouvait vivre que s'il se baptisait chaque jour, dans l'eau, en selavant et en se purifiant de tout péché ». Saint Épiphane l'admoneste et dit, en substance, queni les eaux de l'Océan, ni celles de toutes les mers, des fleuves, des fontaines, de la pluie,réunies ensemble, ne peuvent laver les péchés des hommes, qui doivent se purifier par lapénitence. À cela les hérétiques auraient pu répondre : « Pourquoi donc employez-vous l'eaudans votre unique baptême ? ». En réalité, il y a une opération externe et une opérationinterne, et l'une ou l'autre prévaut, suivant la force des sentiments qui y correspondent. –DIONYSII PETAVII ; ...Appendix ad Epiphanianas animadversiones : (p. 19) Eos vero quiin aegritudine baptizati forent, a Sacerdotio reiectos esse, docet Canon ille Neocaesar. XII, etCornelius Papa Epist. ad Fabium Antiochiae Episcopum, qui extat apud Eusebium lib. VI,cap. XXXV, ubi de Novato scribit... (p. 20) « Quoniam nefas erat eum, qui ob morbum inlectulo perfusus est, cuiusmodi fuerat iste, in Clerum cooptari ».

§ 1292 (note 1) (retour à l’appel de note § 1292 - 1)

Dictionn. SAGLIO; s. r. Taurobolium : « (50) Nous avons vu que le premier tauroboledaté est celui de l'an 134, non à la Mère des dieux, mais à la Vénus Céleste de Carthage.Vient ensuite, en ancienneté, un taurobole de Lyon, pour la conservation d'Antonin le Pieuxet de ses enfants et pour le maintien de la colonie. Le plus récent est de l'an 390 ; il a été reçupour lui-même, par un sénateur. Dans l'intervalle de nombreux tauroboles publics durentavoir lieu... Quant aux tauroboles particuliers, on en peut suivre la trace, dans les inscriptions,depuis le second siècle jusqu'au dernier temps du paganisme ; mais c'est surtout après lerègne de Julien qu'ils se multiplièrent. Ainsi que l'a dit Marquardt, il semblerait que ce soitvers le taurobole qu'aient convergé finalement tous les cultes païens ».

§ 1292 (note 2) (retour à l’appel de note § 1292 - 2)

ORELLI; 23,52 : ... Taurobolio criobolioque in aeternum renatus... 2355 ; ... iteratoviginti annis ex perceptis tauroboliis VI aram constituit. On faisait le sacrifice du Taurobole.– ORELLI-HENZEN ; 6082 : Pro salute imp. L. Septimi Severi ... taurobolium fecerunt... –PRUDENT ; Peri stephanon liber. X, 1011-1050

(1016) Tabulis superne strata texunt pulpita,Rimosa rari pegmatis compagibus.

Scindunt subinde vel terebrant aream,Crebroque lignum perforant acumine,Pateat minutis ut frequens hiatibus.

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« Au-dessus [de la fosse], ils construisent un plancher de tables, puis ils écartent lesnombreuses commissures du plancher ou en percent la surface, et font de nombreux trousdans le bois, afin qu'il présente de fréquentes petites ouvertures ». Ils amènent un taureau surle plancher et lui ouvrent le poitrail avec le fer sacré. Le sang tombe sur le plancher sacré.« Alors, par les fréquentes et nombreuses fissures, le sang pleut comme une rosée infecte, etle prêtre qui est dans la fosse le reçoit, exposant à chaque goutte sa tête ignominieuse, sonvêtement et son corps corrompu ». – Anth. vet. lat. epigr... , ed. BURMANN ; t. I, p. 83.

Quis tibi Taurobolus vestern inutare süasit,Inflatus dives subito mendicus ut esses :Obsitus et pannis modicis tepefactus****Sub terra missus, pollutus sanguine tauri.Sordidus, infectus, vestes servare cruentas,Vivere cura speras viginti mundus in annos.

§ 1297 (note 1) (retour à l’appel de note § 1297 - 1)

[NOTE DU TRADUCTEUR.] Le blasphème affecte l'intégrité de la divinité. L'exemplesuivant appartient à l'espèce (V-gamma 2), en ce que le sujet qui a souffert l'altération estimaginaire ou abstrait ; il se rattache au genre (V-delta), en ce que l'intégrité est rétablie pardes opérations se rapportant à ceux qui l'ont altérée. Confession criminelle faicte parJaquemaz Mestraux originelle de Hermenges balliage de Mouldon a present femme dePierre Chuet residant rière la Chastelanie et mandement de Dompmartin, détenue esprisons... Chasteau de Lausanne...(Archives cantonales vaudoises. Pièce non classée. –Année 1637). L'accusée s'est rendue coupable de dire à des voisins qui négligeaient leursmoissons : « Que Dieu avoit faict péché de leur avoir envoyé tant de biens ». « Desquelspropos par ladicte détenue comme dessus confessés icelle en est grandement pénitente, etrepentante, dont elle en demande pardon a Dieu a Leurs Excellences etalhonnorable Justice,declarant voulloir vivre et mourir en sadicte confession. En vigueur de laquelle confession leprénommé seigneur chastelain a demandé que pour sestre ladicte détenue, de tant oubliée qued'avoir professé semblables parolles blasphematoires contre la deité, et parce commis acteexorbitant et digne de mort, icelle pourtant en vigueur de sadicte confession debvoir estreremise entre les mains de lexecuteur de la haute Justice, lequel lui ayant lié bras et mains, etmis la corde au col, la doibgt mener et conduire au lieu accoustumé supplicier semblablesmal faicteurs, et delinquants, et icelle debvoir avoir la langue percée, et puis en apprès lateste couppée entant que son ame soit separée de son corps, et iceluy mis en terre, et ce pourchastiment de son malefice et forfaict, et pour estre en exemple atous autres semblablesmalfaicteurs et delinquants, Ses biens confisqués... » Leurs Excellences de Berne grâcièrentla malheureuse, et lui imposèrent une pénitence à l'église de son village.

§ 1301 (note 1) (retour à l’appel de note § 1301 - 1)

Les « savants » parlent avec dédain de l'émotion éprouvée par le public à l'égard de cecrime, qui leur paraît être l'effet des « préjugés » et de l'ignorance où l'on serait de leurssublimes théories. – RAYMOND HESSE ; Les criminels peints par eux-mêmes : « (p. 146)Crime subit et non prémédité, accompli par un homme que ses antécédents et ses vicesprédisposaient à ces attentats, voilà ce que nous révèlent les mémoires de Soleilland. Ladébauche, les excès, l'alcoolisme et la violence naturelle ont été favorisés par demalheureuses circonstances. Combien d'actes immoraux et de meurtres d'enfants sontcommis dans de semblables conditions et par des criminels analogues [ici, l'auteur va un peu

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au delà de la vérité ; la statistique ne révèle pas tant de meurtres de fillettes après viol].L'affaire Soleilland, on ne sait trop pourquoi, a frappé davantage l'opinion publique. Peut-êtrela découverte dramatique de la victime à la consigne d'une gare ? Peut-être les recherchesdirigées pendant plusieurs jours par le coupable lui-même ? (p. 147) Peut-être la période desvacances où se localisa ce crime qui remplit les colonnes vides des journaux ont contribué àcette célébrité. …Le portrait de Soleilland complète cette galerie d'anormaux, dont l'étuderelève plus de la médecine mentale que de la criminologie ». Si l'auteur ne sait vraiment paspourquoi « l'affaire Soleilland a frappé davantage l'opinion publique », cela signifie que lamétaphysique de ses théories lui a ôté la compréhension des réalités de la vie. L'acte dupublic est instinctif, comme celui de la poule qui défend ses poussins, de la chienne ou de lalionne qui défendent leurs petits. Le public ne voulait pas que, protégés par les idéologiesabstruses des médecins et de leurs alliés les jurisconsultes, les brutes semblables à Soleillandcontinuassent à violer et à tuer les fillettes. Notre auteur doit comprendre que les motifs pourlesquels ces criminels sont poussés à agir importent peu ou point ; tandis qu'il importeénormément de détruire ces criminels, comme on détruit les rats qui portent la peste, lesvipères et les chiens enragés ; et pour porter au paroxysme sa sainte colère, nous lui dironsque les circonstances que lui et ses semblables estiment atténuantes, « la débauche, les excès,l'alcoolisme et la violence naturelle », auxquelles on peut ajouter aussi, pour lui faire plaisir,l'atavisme d'ascendants alcooliques ou aliénés, sont au contraire des circonstancesaggravantes, au point de vue de la défense sociale ; car elles accroissent, elles ne diminuentpas la probabilité que les éminentes personnes chez lesquelles on observe ces caractèrescommettront des crimes. Le public comprit d'instinct que tous ces vains discours sur les« anormaux, dont l'étude relève plus de la médecine mentale que de la criminologie »,avaient pour unique effet pratique de permettre aux dits « anormaux » de continuer àcommettre des crimes aux dépens des « normaux » ; ce que ceux-ci ne veulent pas tolérer ; etils tâchent de se défendre comme fait tout animal dont la vie est attaquée. Après cela, si lamétaphysique des criminalistes en souffre, c'est vraiment fort dommage ; mais peut-être unpeu moins que de laisser impunément violer et assassiner les fillettes.

§ 1301 (note 2) (retour à l’appel de note § 1301 - 2)

« La Liberté, 6 mai 1912. – M. Herriot, maire de Lyon, a rejeté, lui aussi,l'humanitarisme, né vers 1898 et mort en 1912. Il écrit ce matin : “ Nous demandons qu'on enfinisse avec cette fausse sentimentalité qui n'est que la caricature de la bonté virile. Nousdemandons que la grâce ne soit plus, comme l'a écrit un magistrat courageux, une prime àl'assassinat. On abuse des circonstances atténuantes ; on abuse du sursis ; le délai derévocation devrait être porté de cinq à huit ans. Au lieu de couvrir de fleurs les tombes despoliciers victimes du devoir, ne pourrait-on pas se montrer plus sévère pour les auteurs decoups et outrages aux agents ? “ Vous verrez que ces sentimentaux d'hier inaugurerontdemain, en France, le régime de la trique... »

§ 1302 (note 1) (retour à l’appel de note § 1302 - 1)

N. COLAJANNI ; Rivista popolare, 31 décembre 1911 : « (p. 653) Dans le numéroprécédent, nous avons signalé l'esprit nouveau dont les magistrats italiens sont animés,depuis que sévit le nationalisme... Pourtant, les optimistes objectaient que les cas alorsmentionnés par nous pouvaient être considérés comme un effet accidentel de l'idiosyncrasiede magistrats particuliers. Aujourd'hui, l'objection demeure sans fondement, parce que arrêts,procès et condamnations continuent partout, pour délits de presse, pour excitation à la grèveet à la haine des classes et à d'autres délits essentiellement politiques, essentiellement

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élastiques. On condamne pour ces chefs d'accusation à Ferrare ; on arrête De Ambris etZocchi à Parme ; on arrête Giusquiano à Pise ; on lance un mandat d'arrêt contre Lori àFlorence... Certains ont attribué cette soudaine fureur réactionnaire aux ordres partis duMinistre de Grâce et Justice. Nous ne le croyons pas, car nous connaissons le ministreFinocchiaro-Aprile, exempt de tout esprit réactionnaire. L'explication est autre. Lesmagistrats... se sont montrés larges, spécialement envers les socialistes, quand ils crurent queceux-ci étaient omnipotents dans les hautes sphères. Aujourd'hui, ils croient que la directiondu gouvernement est changée ; aujourd'hui, ils espèrent faire carrière en se mettant dans lesbonnes grâces du nationalisme, du cléricalisme ; ils font des procès, arrêtent etcondamnent... ». Soit ; mais pourquoi « la direction du gouvernement est-elle changée ? » Leprofesseur Colajanni nous le dit lui-même : « (p. 653) Les nationalistes qui, jusqu'à hier, sebornaient à écrire des hymnes patriotiques, ont à leur tour exalté le public [voilà la causeprincipale du phénomène], et leur police et leurs gendarmes recourent à la violence, en raisondirecte de la protection qu'ils accordent... Ils conspuèrent et bâtonnèrent le professeurBonfigli ; ils insultèrent un magistrat qui crut avoir le droit de se lever quand bon luisemblait, dans un théâtre ; à la Scala, aidés de commissaires de police et de gendarmes, ilsont expulsé, en l'enlevant de son fauteuil, le critique de l'Avanti, qui ne voulut pas se lever auson de la marche royale... ».

§ 1303 (note 1) (retour à l’appel de note § 1303 - 1)

PLAT. ; Timae, p. 90 : [phrase en Grec]. Ceux des hommes créés qui furent efféminés etmenèrent une vie injuste furent vraisemblablement transformés en femmes, dans la secondeexistence ». Cet excellent homme continue et nous dit : « (p. 91) qu'alors, les dieuxs'occupèrent de créer le désir de s'accoupler », [en Grec] ; et il nous raconte longuementcomment cet accouplement a lieu. Il nous apprend aussi d'autres merveilles : (p. 91) que lesoiseaux sont la transformation des hommes simples et innocents, parmi lesquels Platon rangeceux qui ne se contentent pas de ses divagations métaphysiques. (p. 92) Les animaux quimarchent et les bêtes féroces sont la transformation des hommes étrangers à la philosophie.Les plus mauvais n'ont pas de pieds et rampent sur la terre. Les imbéciles et les sots sonttransformés en poissons, parce que les dieux ne les estimèrent pas dignes de respirer un airplus pur.

§ 1304 (note 1) (retour à l’appel de note § 1304 - 1)

Iliad., XXIII, 71-74 : «Ensevelis-moi promptement, afin que je puisse passer les portes del'Hadès. Les âmes des morts me repoussent au loin et ne me permettent pas de me mêler àelles, sur le fleuve, et j'erre autour de l'Hadès ». Le scoliaste note, au vers 73, XXIII, Iliad. :« Il y a un signe critique, parce que les âmes des gens morts sans sépulture restent en dehorsdu fleuve, et ne se mêlent pas à celles qui sont dans l'Érèbe. Ce signe critique se rapporteaussi aux vers qui doivent être supprimés [Odyss. XI, 51 et sv.] ». Il semblerait donc quecette tradition ne serait pas homérique ; mais cela nous importe peu : il nous suffit qu'elle aitexisté dans l'ancienne Grèce. – VIRGILE imite ces passages d'Homère, Aen., VI, 325 et sv.,et y ajoute que les morts sans sépulture errent pendant cent ans, voltigeant sur les rives del'Achéron :

(329) Centum errant annos, volitantque haec litora circumTura demum admissi stagna exoptata revisunt.

Plus haut :

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(325) Haec omnis, quara cernis, inops inhumataque turba est ;

SERVIUS note : Duo dicit, id est, nec legitimam sepulturam habet, neque imaginariam.Inopem enim dicit sine pulveris iactu (nam ops terra est) id est, sine humatione. Vult autemostendere tantum valere inanem, quantum plenam sepulturam... – Et DANTE ; Purg., III :

(136) Ver è che quale in contumacia moreDi santa Chiesa, ancor che alfLn si penta,Star gli convien da questa ripa in fuorePer ogni tempo ch'egli è stato, trenta,In sua presunzion, se tal decretoPiù corto per buon preghi non diventa.

§ 1307 (note 1) (retour à l’appel de note § 1307 - 1)

DOM CALMET ; Diss. sur les appar., XLIII « (p. 129) On doit se défier des Revenansqui demandent des Prières. Pour l'ordinaire les défunts apparoissans demandent des prières,des Messes, des pèlerinages, des restitutions ou des payemens de quelques dettes, auxquelsils n'avoient pas satisfaits. Ce qui prouveroit qu'ils sont en purgatoire, et qu'ils ont besoin dusecours des vivans pour être soulagés dans leurs souffrances... Mais on doit beaucoup sedéfier de ces apparitions et de ces demandes... (p. 130) Bodin dans sa Démonomanie (1. 3, c.6, fol. 157), cite plus d'un exemple de Démons qui se sont apparus, demandant des prières, etse mettant même en posture de personnes qui prient sur la fosse d'un mort, pour faire croireque ce mort a besoin de prière ».

§ 1308 (note 1) (retour à l’appel de note § 1308 - 1)

En Annam, on fait des cérémonies pour délivrer des peines les âmes des défunts. – E.DIGUET; Les Annamites : « (p. 192) Rites du „ Lam Chay ” ou jeûne solennel pour ladélivrance des âmes en détresse. – Ces rites n'ont d'autre but que de faire sortir des Enfers desâmes qui, pour une cause quelconque, y sont retenues et peuvent, par suite de leurmécontentement, devenir malfaisantes pour leur ancienne famille. Lorsque le défunt est morten un jour néfaste ou lorsque sa tombe est placée dans un lieu mal choisi, ou encore si uneseule des mille règles rituelles auxquelles sont soumises les funérailles a été omise, lesAnnamites sont convaincus que c'est à cette fâcheuse circonstance qu'ils doivent tous lesmalheurs qui échoient à leur famille. ...Parmi les raisons qui peuvent mettre les âmes endétresse, il faut citer encore les péchés de toute nature, pour lesquels elles ont à purger unchâtiment aux Enfers... (p. 193) Les rites du jeûne sont dirigés par le sorcier ou „ Thay phuthuy “... (maître-bois-eau), dont le nom vient de ce qu’il se sert pour officier d'un bâton etd'eau bénite. ...La délivrance des âmes prend quelquefois le caractère d'une grande fêtefunéraire à laquelle quelques centaines de personnes sont invitées ».

§ 1311 (note 1) (retour à l’appel de note § 1311 - 1)

GREGORII M., Dialogi, II, 22. Deux religieuses étaient médisantes. On le rapporta àBenoît : (p. 970) Vir autem Dei haec de illis audiens sis protinus mandavit dicens : Corrigitelinguam vestram : quia si non emendaveritis excommunico vos. Quam videlicetexcommunicationis sententiam non proferendo intulit sed minando. Illae autem a pristinis

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moribus nihil mutatae, intra paucos dies defunctae sunt, atque in Ecclesia sepultae. Cumquein eadem Efflesia Missarum solennia celebrarentur, atque ex more diaconus clamaret. Si quisnon communicat, det locum : nutrix earum quae pro eis oblationem Domino offerreconsueverat, eas de sepulchris suis progredi, et exire videbat. Quod dum saepius cerneret,quia ad vocem diaconi clamantis exibant foras, atque intra Ecclesiam permanere nonpoterant, ad memoriam reduxit quae vir Dei illis adhuc viventibus mandavit. Ras quippe secommunione privare dixerat, nisi mores suos et verba corrigerent. Tunc servo Dei cum gravimoerore indicatum est, qui manu sua protinus oblationem dedit dicens : Ite et hancoblationem pro eis offerri Domino facite, et ulterius excommunicatae non erunt. Quae dumoblatio pro eis fuisset immolata, et a diacono iuxta morem clamatum est, ut noncommunicantes ab Ecclesia exirent, illae exire ab Ecclesia ulterius visas non sunt. –L'intégrité fut ensuite rétablie par l'oblation, et les corps ne durent plus sortir du sépulcre. –Dans la même œuvre, II, 24 (p. 971), se trouve l'histoire d'un petit moine qui mourut en étatde désobéissance à l'abbé. Il fut enterré ; mais chaque fois qu'on le mettait sous terre, la terrele rejetait. Saint Benoît fit placer une hostie consacrée, sur la poitrine du cadavre, qui,ensuite, ne fut plus rejeté par la terre. – Les admirateurs de la « science » médiévale nedevraient pas oublier qu'en ce temps qui leur est cher, tout le monde croyait à ces historiettes.Aujourd'hui, le jugement qu'on leur applique est plus en accord avec les faits.

§ 1311 (note 2) (retour à l’appel de note § 1311 - 2)

DOM CALMET ; Diss. sur les appar. Plus loin : « (p. 346) Ils [les Grecs modernes]racontent que sous le Patriarche de Constantinople, Manuël, ou Maxime, qui vivait auquinzième siècle, l'Empereur Turc de Constantinople voulut savoir la vérité de ce que lesGrecs avançoient touchant l'incorruption des hommes morts dans l'excommunication. LePatriarche fit ouvrir le tombeau d'une femme, qui avoit eu un commerce criminel avec unArchevêque de Constantinople. On trouva son corps entier, noir et très-enflé, les Turcsl'enfermèrent dans un coffre sous le sceau de l'Empereur, le Patriarche fit sa prière, donnal'absolution à la morte, et au bout de trois jours le coffre ayant été ouvert, l'on vit le corpsréduit en poussière ». HUET, évêque d'Avranches, dit, à propos de ces croyances : « Jen'examine point ici si les faits que l'on rapporte sont véritables, ou si c'est une erreurpopulaire : mais il est certain qu’ils sont rapportés par tant d'Auteurs. habiles et dignes de foi,et par tant de témoins oculaires, qu'on ne doit prendre parti sans beaucoup d'attention ». Citéde LENGLET DUFRESNOY; Traité... sur les app., les visions, etc., t. II, p. 175.

§ 1317 (note 1) (retour à l’appel de note § 1317 - 1)

[NOTE DU TRADUCTEUR.] Le droit fournit plusieurs exemples de ce sentiment. Ainsi,dans la notion de peine infamante, dans la notion d'infamie des Romains, dans la déclarationqu'un soldat est indigne de servir sa patrie. D'autre part, beaucoup de punitions infligées auxenfants affectent le même sentiment : le bonnet d'âne, qu'on met parfois encore aux petitsécoliers, la mise au banc des ânes ou au coin, etc. Suivant le cas, le sentiment d'intégritéprend le nom d'honneur, d'amour-propre, de dignité, de fierté, de réputation, de crédit, etc.

§ 1318 (note 1) (retour à l’appel de note § 1318 - 1)

CAES.; De bello gallico, VI, 13. Il dit des druides : Nam fere de omnibus controversiispublicis privatisque constituunt; et, si quod est admissum facinus, si caedes facta, si de

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hereditate, si de finibus controversia est, iidem decernunt : praemia poenasque constituunt : siqui aut privatus sait publicus eorum decreto, non stetit, sacrificiis interdicunt [ce fut aussi laseule arme du sacerdoce chrétien, quand la religion était persécutée, et n'avait pas encoregagné l'appui des pouvoirs publics]. Haec poena apud eos est gravissima. Quibus ita estinterdictum, ii numero impiorum ac sceleratorum habentur [voilà l'effet principal de ladéclaration ou sentence : l'altération de l'intégrité] iis omnes decedunt, aditum eorumsermonemque defugiunt, ne quid ex contagione incommodi accipiant : neque iis petentibusius redditur, neque honos ullus communicatur [conséquences indirectes de l'altération del'intégrité].

§ 1318 (note 2) (retour à l’appel de note § 1318 - 2)

JHERING ; L'esp. du dr. rom., t. I « (p. 280) L'homo sacer, vivait dans un état deproscription religieuse et temporelle. Voué à la vengeance de la divinité qu'il avait outragéepar son méfait (sacer), exclu, comme conséquence de toute communion humaine, privé detous ses biens au profit des dieux, le coupable pouvait être mis à mort par le premier venu.Être sacer était-ce avoir encouru une peine ? Non, à mon avis. Certes, si l'on entend par peineun mal qui s'attache à la perpétration d'un délit, être devenu sacer était la peine la plus graveque l'on puisse imaginer, car il n'y a point de mal que cette situation ne renfermât ; elleconstituait en fait le dernier degré de la persécution et de l'humiliation. L'ennemi aussi étaitprivé de droit, mais ce qui aggravait la position de l'homo sacer, c'était l'élémentpsychologique ; c'était la conscience d'être pour les dieux et pour les hommes un objetd'horreur, de malédiction et d'exécration, d'être, comme un pestiféré [c'est-à-dire la très gravealtération de l'intégrité], d'être fui et évité par (p. 281) tout le monde [conséquences del'altération des intégrités]... (p. 282) Le sacer esse, une fois existant, pouvait être utilisé par lalégislation, mais il n'a pas été introduit par elle, pas plus que l'infamie qui se trouve dans lemême cas [les résidus font naître la législation ; ils ne naissent pas de la législation, exceptéen un petit nombre de cas particuliers]. Aucun législateur n'imagine des institutions telles quela peine du sacer et l'infamie, ou, s'il les essaie, comme dans la peine de la privation de lacocarde nationale, il manque complètement son but. De pareilles institutions n'émanent quedu sein même du peuple : elles contiennent l'expression spontanée du sentiment moral de lagénéralité [juste, si l'on supprime ce moral] elles sont un jugement de condamnationprononcé et exécuté par le peuple lui-même ». Non ; elles sont l'expression du sentiment duplus grand nombre, et voilà tout.

§ 1318 (note 3) (retour à l’appel de note § 1318 - 3)

SUMNER MAINE ; Early history of institutions, trad. DURIEU DE LEYRITZ : « (p.57)... La force publique [en Irlande] fut-elle jamais mise en jeu systématiquement, suivant lavolonté d'un ou de plusieurs gouvernants, par le mécanisme des cours de justice ? C'est toutau moins douteux. Au contraire, les institutions qui remplaçaient les corps judiciaires nefonctionnaient, on peut le soutenir, que grâce à la soumission volontaire des plaideurs qui yrecouraient ». C'est vrai, si nous traduisons en langue juridique moderne les faits anciens ;mais si nous voulons parler la langue de ce temps-là, nous dirons que les réponses desbrehons (légistes irlandais) avaient autorité pour déclarer ce qu'était un homme, quelle était lanature de ses actions ; et c'est cette déclaration qui, grâce à l'aide de l'opinion publique,frappait plus ou moins gravement l'homme dont l'intégrité venait ainsi à être altérée. L'auteurdit des brehons : « (p. 68) Il est impossible de comparer une autorité quelconque de notreépoque avec celles d'hommes qui, dans un temps de crédulité aveugle, disaient simplement

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d'une règle légale : „ Elle a été établie par les docteurs “, ou se servaient de la formule sansréplique : „ C'est écrit ! “ ». Mais les jurys d'honneur de notre époque agissent exactement decette façon, et des règles qu'ils suivent ils peuvent dirent seulement : « On fait ainsi », ce quivaut le motif : « C'est écrit ».

§ 1320 (note 1) (retour à l’appel de note § 1320 - 1)

LETOURNEAU ; L'évol. relig. L'auteur note que morimo « (p. 70) est un terme généralservant à désigner les esprits et les ombres... C'est aux morimos qu'on attribue toutes lescalamités ; on a l'habitude de les accabler d'injures, aussi les missionnaires ne réussissaient-ils pas à persuader aux indigènes qu'il pouvait déplaire à Dieu, au Dieu chrétien, qu'onl'insultât. Pour les Cafres, les morimos sont simplement des hommes invisibles, et on lestuerait bien volontiers si la chose était possible : „ Que ne puis-je l'atteindre et le percer dema lance ! “ (p. 71) disait un chef en parlant d'un morimo ». Notre auteur dit que les Cafresont un autre nom, Thiko, qui, selon Moffat, « (p. 71) désigne un esprit malveillant,démoniaque, parfois la mort. C'est à lui que pensent les Hottentots quand, durant les orages,ils lancent vers le ciel leurs flèches empoisonnées ; et ils le font évidemment avec l'espérancede l'atteindre et de le tuer ».

§ 1323 (note 3) (retour à l’appel de note § 1323 - 3)

Par exemple, le sentiment de la solidarité, dont quelques humanitaires ont imaginél'existence entre Dieu et l'homme. On est allé plus loin. Un pasteur protestant fait rassurerDieu par l'homme, qui lui dit de pas avoir peur ! W. MONOD ; Un athée. L'auteur exprimel'opinion que si le mal existe dans le monde, c'est parce que Dieu ne peut l'empêcher : « (p.26) Eh bien ! ce Dieu vaincu est celui qui parle à mon cœur !... Dieu s'efforce [d'empêcher lemal] et ne réussit pas toujours... (p. 87) Et alors, devant les spectacles de l'iniquité, ou de ladouleur inexplicable, notre foi pourrait s'exprimer de la sorte, en un sublime entretien avec lePère : „ Ne crains rien ! Je ne te soupçonne point. Je sais que tu n'as pas trempé là-dedans.Si je le croyais, je serais désespéré ! “ Prier Dieu quand même... c'est associer sa propreimpuissance à l'impotence divine, c'est dire au Père : „ Si nous sommes vaincus, nous leserons ensemble ! Rien n'est perdu; je reste ton enfant! “ » Ceux qui croient à ces chosespeuvent aussi croire sans autre que Diomède frappa Aphrodite.

§ 1325 (note 2) (retour à l’appel de note § 1325 - 2)

MOMMSEN ; Le droit pénal rom., t. II : « (p. 414) La femme libre romaine est obligéepar la loi morale de s'abstenir de tout commerce charnel avec un homme avant son mariage etde n'en avoir après son mariage qu'avec son mari ; par contre, l'homme n'est soumis à lamême loi morale qu’autant qu'en portant atteinte à la chasteté d'une vierge ou de l'époused'autrui il se rend complice de celle-ci ». La République se préoccupa peu de légiférer sur cepoint ; elle laissa le soin de réprimer ces délits aux tribunaux domestiques ; mais Auguste etses successeurs firent en sorte que la répression fût l'œuvre de lois de L’État. « (p. 417) Ledroit ne tient compte des manquements à la chasteté que s'ils sont commis par une femmelibre soumise au devoir de (p. 418) l'honnêteté (matrona, materfamilias), mais ici larépression s'étend toujours au complice mâle. Les esclaves du sexe féminin ne tombent passous le coup de cette loi : il n'en est pas de même des femmes mariées ou non mariées donton n'exige pas l'honnêteté à raison de leur condition de vie : ce sont les filles publiques aussi

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longtemps qu'elles persistent dans leur profession, les tenancières de maisons publiques, lesactrices, les tenancières de locaux ouverts au public, les femmes vivant dans un concubinageindécent. Mais le simple fait de mener une vie dissolue ne soustrait pas la femme romainelibre aux conséquences juridiques de ses manquements à la chasteté ». En note : « L'impunitén'est assurée que par l'inscription sur la liste des filles publiques ou par le fait d'embrasserune profession qui donne la même liberté ». Ici l'on voit bien le caractère proprement civil dela législation. Et encore, vers la fin de l'Empire romain, Saint Augustin pouvait écrire que lafornication et l'ivrognerie n'étaient pas défendues par les lois humaines, mais seulement parles lois de Dieu. – D. AUG.; Serm., 158, c. 5, 6 : Invenis hominem concupiscentias suascarnales sectantem... aucupari undique, voluptates, fornicari, inebriari (non dico amplius)fornicari, inquam, inebriari. Haec dixi quae licite committuntur, sed non Dei legibus. Quisenim aliquando ad iudicem ductus est, quia meretricis lupanar intravit ? Quis aliquando inpublicis tribunalibus accusatus est, quia per suas lyristrias lascivus immundusque defluxit ?Quis aliquando habens uxorem, quia ancillam suam vitiavit, crimen invenit ? Sed in foro, nonin coelo ; in lege mundi, non in lege Creatoris mundi. Ici, le saint établit très bien uneséparation, qui trop tôt fut supprimée, entre le droit et la morale. – En poursuivant notreétude, nous voyons ensuite que l'usage établissait diverses catégories entre les femmespubliques. – NONIUS MARCELLUS en mentionne deux, V, p. 423 : Inter Meretricem etProstibulum hoc interest. Meretrix honestioris loci est et quaestus ; nam meretrices amerendo dictae sunt, quod copiam sui tantummodo noctu facerent ; prostibula, quod antestabula stent, quaestus diurni et nocturni causa. – Le prix aussi donnait lieu à des différences.– FESTUS (P. DIAC.) : Diobolares meretrices dicuntur, quae duobus obolis ducuntur. –Celius appela Clodia quadrantaria, pour l'insulter comme une vile femme publique.

§ 1325 (note 3) (retour à l’appel de note § 1325 - 3)

OVIDE a grand soin de dire et de répéter qu'il ne chante que des amours licites. Art.amat., I :

(31) Este procul vittae tenues, insigne pudoris ;Quaeque tegis medios, instita longs, pedes.Nos Venerem tutam, concessaque furta, canemus.

«Allez au loin, bandelettes [vittae], signe de pudeur, et vous, longs pans qui couvrez àdemi les pieds. Nous chanterons une Vénus sûre et des larcins permis ». Les vittae étaientportées par les vestales, les matrones et les jeunes filles ingénues. – SERV. ; Ad Aen., VII,403 : [Crinales vittas]. Quae solarum matronarum erant : nam meretricibus non dabantur. –OVID ; Trist., II, répète les vers 31, 32, et au lieu du 33, il écrit :

(249) Nil, nisi legitimum concessaque furta, canemus.

Cfr. Remed. amor.,385-386. – Pont., III, 8, 51. – TIBULL. ; 1, 6, 67. – PLAUT. Mil.glor., 791 (788). – OVID. ; Art. amat.,III, répète :

(57) Dum facit ingenium; petite hinc praecepta, puellae,Quas pudor, et leges, et sua iura sinunt.(483) Sed quoniam, quamvis vittae careatis honore,Est vobis vestros fallere cura viros ;

(613) Nupta virum timeat : rata sit custodia nuptae.Hoc decet : hoc leges iusque pudorque lubent.Te quoque servari, modo quara vindicta redemit,Quis ferat ? ut fallas, ad mea sacra veni.

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« Qu'une épouse craigne son mari ; que la garde de l'épouse soit regardée commevalable ; voilà qui est convenable ; voilà ce que les lois, le droit et la pudeur ordonnent ; maisqui pourrait tolérer que toi aussi, tu sois asservie, toi que la verge prétorienne a affranchienaguère ? Viens, par mes vers, apprendre à tromper ».

§ 1325 (note 4) (retour à l’appel de note § 1325 - 4)

Corp., IV, 2689. Sur la pierre est représenté un voyageur qui tient un mulet par la bride etrègle ses comptes avec une femme. – Copo, computemus – Habes vini (sextarium) unum,panem, assem unum ; pulmentarium, asses duos – Convenit – Puellam, asses octo – Et hocconvenit – Faenum malo, asses duos – Iste mulus me ad factum. – ULPIEN ; dans le Dig.,XXIII, 2, 43 : Palam quaestum facere dicemus non tantum eam, quae in lupanario seprostituit, verum etiam si qua (ut adsolet) in taberna cauponia vel qua alia pudori suo nonparcit. (1) Palam autem sic accipimus passim, hoc est sine dilectu : non si qua adulteris velstupratoribus se committit, sed quae vicem prostitutae sustinet... (9) Si qua cauponamexercens in ea corpora quaestuaria habet (ut multae adsolent sub praetextu instramenticauponii prostitutas mulieres habere), dicendum hanc quoque lenae appellatione contineri.

– Cod. lust., IV, 56, 3, Imp. Alexan der... Eam, qaae ita venit, ne corpore quaestumfaceret, nec in caupona sub specie ministrandi prostitui, ne fraus legi dictae fiat, oportet. –Une loi de Constantin distingue la tenancière du cabaret, des femmes qui servent les clients.La première peut être accusée d'adultère ; non les dernières, à cause de leur conditionignoble. Cod. Iust., 1X, 9, 28. – Cfr. VIRG. ; Copa.–- PHILOSTR. ; Epist., 32 (25), 33 (24),60 (23). – La distinction de la loi de Justinien est en opposition avec le tabou chrétien, qui estbien exprimé par SAINT CHRYSOSTOME : Homil. V in I ad Thessal. L'auteur ne veutaucune distinction. Il dit que suivant Saint Paul, non seulement il ne faut pas avoir derapports avec la femme du frère chrétien « mais qu'il ne faut pas avoir non plus d'autresfemmes, ni celles qui ne sont pas mariées ni les femmes publiques. Il faut s'abstenir de toutefornication ». – ULP.; dans le Dig., III, 2, 4 : ... lenocinium. facit qui quaestuaria mancipiahabuerit : sed et qui in liberis hunc quaestum. exercet, in eadem causa est. Sive autemprincipaliter hoc negotium gerat sive alterius negotiationis accessione utatur (ut puta si caupofuit vel stabalarius et mancipia talia habuit ministrantia et occassione ministerii quaestumfacientia : sive balneator fuerit, velut in quibusdam provinciis fit, in balineis ad custodiendavestimenta conducta habens mancipia hoc genus observantia in officina), lenociDii poenatenebitur. – S'il y avait des prostituées en tous ces lieux, elles devaient abonder.

§ 1326 (note 1) (retour à l’appel de note § 1326 - 1)

Mgr GUERIN ; Les conciles, t. I. Concile d'Ancyre en Galatie, l'an 314 : « (p. 55) Le 14e

[canon] ordonne aux prêtres et aux diacres, qui s'abstenaient de manger de la viande, de ne lepas faire par mépris, comme si la viande était immonde. Il leur enjoint ensuite de la toucheret de manger des herbes cuites avec elle pour montrer que, s'ils s'en abstiennent, ce n'est pasqu'ils l'aient en horreur ni qu'ils la regardent comme mauvaise... Cette ordonnance du Concileest une sage précaution contre les Ébionites, les Manichéens et quelques autres hérétiques quicondamnaient, comme mauvais, l'usage de la viande, de crainte que les fidèles ne fussentportés à croire que les prêtres et les diacres, dont il est parlé dans ce canon, voulussentfavoriser les erreurs de ces hérétiques. L'usage de la viande n'est donc pas mauvais en soi,quoiqu'il y ait du mérite de s'en abstenir par un esprit de pénitence ou par devoir quand

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l’Église l'ordonne ». Si l'Église n'avait pas protégé de cette manière la liberté de nourriture, ily aurait peut-être aujourd'hui des vertuistes qui obtiendraient des gouvernements de fairemettre en prison ceux qui mangent de la viande.

§ 1329 (note 1) (retour à l’appel de note § 1329 - 1)

On a maintenant reconnu qu'il y a beaucoup de vrai dans les Mémoires de Casanova. Ony peut voir que dans les pays par lui parcourus, il y avait, en fait de mauvaises mœurs, degrandes différences dans la forme, de légères dans le fond. – S. DI GIACOMO ; dansGiornale d'Italia, 11 février 1913 : « Giacomo Casanova a-t-il, oui ou non, été véridique,lorsque, durant sa solitude laborieuse, dans la bibliothèque que le bon comte de Waldsteinavait confiée aux soins patients et savants de sa réorganisation, il a raconté, entre autres, leschoses qu'il a vues à Naples ou qui lui sont arrivées, dans les séjours qu'il y a faits ? Lesnoms de ceux qu'il a connus là sont-ils bien ceux qu'il indique ? Et la société parthénopéennede ces années, la plèbe, l'armée, le clergé, la noblesse extravagante, le tempérament léger etcette merveilleuse et presque inconcevable fluctuation de nobles idées, d'étudeséconomiques, de philosophie élevée et nouvelle, dont certains des justes et austèresprogrammes éthiques paraissaient déjà être un signe des temps, à ceux qui y prêtaientattention, tout cela n'était-il peut-être pas tel que l'a décrit et illustré l'observateur aventurier ?Nous verrons. Si, en attendant, je puis émettre sur les grandes lignes le jugement que je mesuis fait des récits parthénopéens du chevalier, je dirai sans autre qu'il m'a surpris, nonseulement par le souvenir qui lui est resté de ces événements et de leurs moindres détails,après un si long espace de temps, mais aussi par l'exactitude de son récit, qui m'a poussé àpoursuivre, non des ombres de sa fantaisie exercée, mais des personnes et des choses qui ontvraiment existé, qui sont presque encore vivantes ».

§ 1330 (note 1) (retour à l’appel de note § 1330 - 1)

DUBOIS ; Mœurs... des peuples de l’Inde, t. I. Après avoir raconté l'incontinence desBrahmes, l'auteur ajoute : « (p. 440) Cependant, qui pourrait le croire après ce qu’on vient delire ; il n'est aucun pays du monde où la décence extérieure, proprement dite, soit plusrégulièrement observée. Ce que nous appelons galanterie leur est tout à fait inconnu : cesbadinages un peu libres, ces fades quolibets, ces éloges sans fin, ces soins empressés et sansmesure dont nos petits maîtres sont si prodigues, (p. 441) paraîtraient des insultes aux damesindiennes, même les moins chastes, si elles en étaient publiquement l'objet. Un mari mêmequi se permettrait quelques familiarités avec son épouse légitime, passerait pour un hommeridicule et de mauvais ton ». On pourrait répéter à la lettre les observations de Dubois, pournombre de pays d'Europe et d'Amérique, où les paroles sont hypocritement morales et lesactions laissent beaucoup à désirer. Une autre observation de Dubois s'applique aussi à cespays: « (p. 487) L'adultère de la part des femmes, quoique infamant et condamné par lesrèglements des brahmes, n'est cependant pas puni, dans leur caste, avec autant de rigueur quedans la plupart des autres. S'il est secret, ils n'y attachent qu'une légère importance : lapublicité seule les inquiète ; et dans ce cas, les maris sont les premiers à contredire les bruitsqui circulent sur (p. 438) l'honneur de leurs moitiés, afin de prévenir les suites d'un éclat ».Toutefois, il est un point sur lequel, aux Indes, l'hypocrisie qu'on observe en nos contrées faitdéfaut : « (p. 437) Tout commerce avec une courtisane, ou avec une personne non mariée,n'est pas une faute aux yeux des brahmes ; ces hommes, qui ont attaché l'idée de péché à laviolation des pratiques les plus indifférentes, n'en voient aucun dans les derniers excès de laluxure. C'est principalement à leur usage que furent destinées, dans l'origine, les danseusesou les prostituées attachées au service des temples ; on leur entend souvent réciter en

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chantant ce vers scandaleux : ... dont le sens est : „ Le commerce avec une prostituée est unevertu qui efface les péchés ” ».

§ 1330 (note 3) (retour à l’appel de note § 1330 - 3)

La Liberté, 14 février 1912 : « Berlin, 12 février. – Il y a six ans, la veuve d'un capitaineprussien installait dans le voisinage de sa villa, à Teltow, une petite bergerie où vivaient enpaix deux brebis, un poney, trois canards, quelques lapins, des poules et un coq. Pendant sixannées consécutives, bipèdes et quadrupèdes ne connurent que les agréments d'une existencefacile et heureuse. Mais, l'autre jour, les foudres de la justice faillirent s'abattre sur eux.L'affaire vaut d'être contée. Près de la bergerie, se trouve une école primaire et, pendant larécréation, les petits Prussiens suivaient d'un œil amusé les ébats des poules, canards etbrebis. Le maître d'école suivit un jour ses élèves jusqu'à l'enclos de la bergerie. Et ce qu'il vitl'indigna profondément. Il prit sa plus belle plume de magister, et voici ce qu'il écrivit aubourgmestre de Teltow : „ Le spectacle permanent des penchants inesthétiques et sexuels dela gent emplumée exerce la plus néfaste influence sur la morale des enfants “. Les ébats d'uncoq entreprenant avaient froissé le digne homme dans sa pure esthétique ! Ce qu'il y a de plusdrôle, c'est que le bourgmestre, à coup sûr un brave homme, avisa la veuve du capitaine, parordonnance de police, d'enfermer le coq à huis clos. Mais la veuve n'entendit pas de cetteoreille et porta le différend devant les tribunaux. Le procureur donna raison au maire etcondamna en un réquisitoire sévère la dépravation croissante des mœurs. L'avocat quidéfendait la veuve s'appliqua à faire ressortir le côté comique de la question et lorsqu'ildemanda aux juges, „ de procéder à une visite de la bergerie et de convoquer le maître d'écoleafin que celui-ci fit une démonstration sur l'impudeur du coq ”, l'auditoire partit d'un vasteéclat de rire. Les juges eurent le bon esprit d'annuler l'ordonnance de police établie par lemaire et mirent tous les frais à la charge de l'État ». La Gazette de Lausanne, 1er janvier 1913,rapporte un autre cas de pudeur absurde et hypocrite : « Peut-on embrasser sa femme dans untrain, en Angleterre ? Le gouvernement bavarois a récemment condamné à l'amende unhomme qui, dans un train, avait embrassé sa femme légitime. Justement ému, un grandjournal anglais envoya un de ses meilleurs reporters consulter un des hauts fonctionnaires deschemins de fer britanniques, afin de savoir si les voyageurs pouvaient être en Angleterreexposés à de pareilles vexations. Voici la réponse, assez rassurante, de cet importantpersonnage : „ Les voyageurs circulant sur les chemins de fer anglais n'ont rien à craindre.Un homme peut, dans la plupart des circonstances, sur le quai ou dans le train, embrasser safemme ou toute autre dame dûment autorisée, lors d'une rencontre ou d'un départ ou pendantun voyage ; il lui est permis de tenir la main de sa compagne ou même de serrer cettedernière contre lui ; il a aussi le droit de permettre à sa femme de reposer la tête contre sonépaule lorsqu'elle se sentira fatiguée “. Heureux Anglais, qui ont enfin la Charte des libertésnécessaires ! » On a l'habitude de prendre des anecdotes semblables pour de simplesplaisanteries, mais elles n'en sont pas. Elles sont la manifestation extrême du résidu sexuelqui, en certains esprits, prend des proportions gigantesques, les fascine et leur enlève le sensdu réel et du ridicule qui subsiste dans les esprits moins hantés. On observe ces phénomènesen tout temps. Ils sont habituels chez les ascètes chrétiens, et ne font pas défaut chez lesIsraëlites. On en peut citer un grand nombre du Talmud. Les suivants suffiront. SCHWAB ;Talm., t. VI, traité Taanith : «(p. 149)... lors de l'entrée de Noë dans l'arche, la cohabitationlui fut interdite, comme il est dit (Genèse VI, 18),... (p. 150) mais à la sortie elle lui futpermise, selon ces mots (ib., VIII, 16)... R. Hiya b. Aba dit : L'expression ils quittèrentl'arche selon leurs familles (ib.) signifie que, pour avoir conservé leur généalogie (sinecoïtu), ils ont eu le bonheur d'échapper au déluge. Ce qui prouve qu'il faut l'entendre ainsi,c'est que les 3 qui ont agi contre nature dans l'arche, Cham, le chien, le corbeau, en ont été

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punis... » Un rabbin nous donne un renseignement plaisant au sujet de ce corbeau.SCHERZERI; Selecta rabinicophilologica ; comment. Rasche in cap. VIII, Gen., p. 196,VIII, 7 : Exeundo et redeundol] Ivit et volitavit cirea arcam, et non ivit in missione sua, quiaeum (Noachum) suspectum habebat, propter consortem sua (ne coiret cum illa in absentia).Ce n'est déjà pas mal ; mais il y a mieux. Le même SCHERZERI traduit le commentaire d'unautre rabbin, sur la Genèse, où l'on dit : (p. 18) Docet (scriptura) quod Adam venerit adomnia animantia et bestias, et non saciatus fuerit ipsius appetitus per illa. Il ajoute en note (p.66) Reuchlinus, Cabbal., 1. I, fol. 626, ita Raschi citat verba... et ita reddit Venit Adam adomne iumentum et animal, et non commovebatur sensus eitis, in illis, usque dum venisset aduxorem. Quae ultima verba in meo exemplari (p. 67) non extant. Hic iam Capnio sub personaSimeonis Iudaei... ex his verbis, inquit, diaboli incarnati, larvaeque furiales potius, quamhomines, seditionem Christianitatis adversum nos excitare parati... hoc dictum sicexposuerunt : quasi Adam tunc cum omnibus bestiis et animalibus foede coiverit. Nam, quifieri, possit ut tantus Vir et tain magnus Adam cum cimice, pulice, musca et cicadafeminaliter coivisse intelligatur ? – Il semble impossible que l’homme puisse atteindre un teldegré de sottise, et que cette race de niais ait survécu jusqu'à notre époque. – SCHWAB ;Talm. de Babyl., traité des Berakhoth : « (p. 260) En suçant le lait de sa mère, il [David]aperçoit ses seins, et il chante en ces termes [Ps. CIII, 2-3] : „ Bénis l'Éternel, mon âme, etn'oublie pas tous ses bienfaits. “ – „ Quels sont-ils ? “ – „ C'est, répondit R. Abahou, d'avoirplacé les seins de la mère au siège de l'intelligence “. – „ Pourquoi ? “ – „ Pour que l'enfant,répondit R. Iuda, ne voie pas la nudité, “ (comme chez les femelles des animaux), ou, selonR. Matna, „ pour que l'allaitement n'ait pas lieu dans un endroit malpropre “ ». Attendons-nous à ce que nos honnêtes et intelligents vertuistes fassent des lois pour prescrire l'attitudedes nourrissons, quand ils prennent le sein de leur mère. – La Liberté, 6 décembre 1912 :« La pudique Australie. – Sur l'initiative du gouvernement australien, les douanes fédéralesd'Australie viennent de prohiber l'introduction des cartes postales illustrées indécentes.Jusque-là, rien de plus naturel. Mais les agents des douanes australiennes ont été invités àinterpréter le mot indécent dans son sens le plus large, c'est-à-dire de l'étendre à tout ce quipeut présenter un caractère blasphématoire, indélicat, immodeste et grossier. Immodeste !voilà un terme bien élastique et grâce auquel la reproduction en cartes postales du Baiser deRodin, d'Enfin seuls !, de l'Amour et Psyché, pour ne citer que ces œuvres artistiques, serainterdite en Australie. On disait autrefois : „ la pudique Albion “. Quel qualificatif donner àl'Australie ? » On dit que dans ce pays si bien protégé fleurissent des amours qui ne sont pasnaturelles. – Journal de Genève, 31 mars 1911 : « Une condamnation prononcée contre M.Robert Siévier, rédacteur en chef d'une feuille hebdomadaire londonienne, montre avecquelle énergie l'Angleterre entend poursuivre sa campagne contre la littératurepornographique. M. Muskett, au nom de la couronne, déclara au président du tribunal, M.Marsham, qu'un numéro de la feuille dirigée par M. Siévier contenait un paragraphe d'uncaractère obscène. M. Marsham, après avoir très durement admonesté M. Siévier, lecondamna à une amende de 250 francs et aux frais ». Mais les voleurs du continent trouventun asile sûr en Angleterre, à cause des difficultés de la procédure.

§ 1331 (note 1) (retour à l’appel de note § 1331 - 1)

RENAN; Marc-Aurèle « (p. 245) Un des mystères le plus profondément entrevus par lesfondateurs du christianisme, c'est que la chasteté est une volupté et que la pudeur est une desformes de (p. 246) l'amour. Les gens qui craignent les femmes sont, en général, ceux qui lesaiment le plus. Que de fois on peut dire avec justesse à l'ascète : Fallit te incautum pietastua ». Là, il n'y a aucun mystère : c'est simplement la théorie dite des voiles. Renan décrit

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mieux qu'il n'interprète, quand il dit plus loin : « (p. 247) Ainsi s'explique ce mélangesingulier de pudeur timide et de mol abandon qui caractérise le sentiment moral dans lesÉglises primitives ». C'est tout bonnement le résidu sexuel ; mais l'auteur estime de sondevoir d'ajouter une déclamation : « Loin d'ici les vils soupçons de débauchés vulgaires,incapables de comprendre une telle innocence ! Tout était pur dans ces saintes libertés : maisaussi qu'il fallait être pur pour pouvoir en jouir ! » On dirait que notre auteur s'est trouvéprésent et a vu que tout était pur. Il dit ensuite : « (p. 247) La légende nous montre les païensjaloux du privilège qu'a le prêtre d'apercevoir un moment dans sa nudité baptismale celle qui,par l'immersion sainte, va devenir sa sœur spirituelle. Que dire du saint baiser, qui fut (p,247) l'ambroisie de ces générations chastes ? ... » Pourtant les chrétiens eux-mêmess'aperçurent bientôt que le saint baiser, entre hommes et femmes, présentait quelque danger.– ATHENAG. ; Supplic. pro christ., 3-9, éd. Oxon, p. 128- p. 169-170, éd. Ienae. L'auteurcite d'un autre auteur que nous ne connaissons pas : [En Grec] « „ Si quelqu'un donne unsecond baiser, parce qu'il y trouve plaisir [il pèche] “ » et il ajoute : « „ Ainsi donc, ilconvient d'être prudent avec le baiser, et plus encore avec le salut, car si la pensée est tant soitpeu entachée, nous sommes exclus de la vie éternelle “ ». – CLEM. ALEX. ; Paed., III, 11, p.301 Pott., 257 Par. Il veut que le baiser ne soit pas impudique, mais mystique, et qu'il soitdonné « d'une bouche pudique et fermée » :[en Grec]. Renan peut dire ce qu'il voudra : cettedernière observation n'est pas si pure ! Cf. §1394.

§ 1332 (note 1) (retour à l’appel de note § 1332 - 1)

H. BOIS; Le rév. au Pays de Gall. L'auteur transcrit un récit de Evan Roberts. Lespersonnes dont on y fait mention sont les suivantes : « (p. 437) Mary désigne une Miss MaryDavies de Gorseinon, qui n'est pas parente des deux demoiselles Davies plus connues (Annieet Maggie, les deux sœurs de Maesteg). Dan est le frère d'Evan Roberts ». Evan Robertsrapporte : « ... À ce moment une voix me dit : „Vous devez rester silencieux pendant septjours “. Les soeurs venaient d'arriver à ce moment-là, et après que Mr. Mardy Davies futparti, je leur demandai par écrit de chanter le cantique de Newmann (Lead, Kindly light). Lechant fut tendre et solennel : elles pleuraient en chantant ; „ Un seul pas, c'est assez pourmoi ! ” Elles chantèrent ensuite le cantique : „ J'ai besoin de toi à chaque heure… “. L'uned'elles demanda : „ Qu'allons-nous faire ? “ La réponse fut : ,, Attendez jusqu'à ce que jereçoive un message explicite du ciel. Il a suggéré (ce mot était souligné par deux traits dansle cahier où Evan Roberts a écrit ses réponses) que l'une d'entre vous retournerait chez elle etque l'autre resterait avec moi “. Au bout d'un certain temps, et après beaucoup de prières, laréponse vint : ,, Annie doit demeurer ici pour me soigner, et Mary ira à la maison pour sereposer, ou bien rejoindra Maggie et Dan Il “. Miss Annie Davies reste et Evan Roberts luidonne ses instructions par écrit : « (p. 438) Il n'y a personne d'autre que vous qui doive mevoir pendant la semaine prochaine, – pas même mon père et ma mère ». Et la jeune fillesoigna le prophète pendant une semaine, sans entendre une parole de lui. L'auteur ajoute :« (p. 459) Un trait est de nature à étonner, voire même à choquer le lecteur français, c'estl'assurance avec laquelle Evan Roberts désigne comme un message explicite du ciel l'ordreprétendu de garder auprès de lui une jeune fille, une seule, Annie Davies, alors que les autressont renvoyées et qu'il se refuse à voir personne pendant sept jours... Il est bien vrai que leSaint-Esprit défendait à Roberts de parler, mais non pas d'écouter et d'écrire et de lire. Etassurément d'autres qu'Evan Roberts auraient pu voir dans cette suggestion plutôt unetentation qu'un ordre divin ».

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Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale (1917) : chapitres VIII et IX. 99

§ 1339 (note 2) (retour à l’appel de note § 1339 - 2)

MART. CAPELL. ; II, 149 (voir le commencement de la citation 1339 3) : Interducam etDomiducam, Unxiam, Cinxiam mortales puellae debent in nuptias convocare, ut earum etitinera protegas, et in optatas domos ducas, et cum postes ungant faustum omen affligas. –[Dans MARQUARDT on propose ; funestum omen affligas] et cingulum ponentes inthalamis non relinquas. – Les Romains, de même que les Grecs, attribuaient un sens religieuxà l'acte de délier la ceinture de la vierge. P. FESTUS ; De verb. sign., s. r. Cinxiae Iunonisnomen sanctum habebatur in nuptiis, quod initio coniugii solutio erat cinguli, quo nova nuptaerat cincta. SUID. ; s. r. [en Grec] : « Celle qui a commerce avec l'homme. Étant donné queles vierges approchant le moment de se marier dédiaient leurs ceintures virginales àArtémis ». Le scoliaste dit dans APOLL., Argonaut., 1, 288, qu'il y avait à Athènes, untemple à Arthémis qui délie la ceinture : [En Grec] – Cfr. ORPH. ; Hymn., 35, 5. –CALLIMACH.; Hymn., in Iov., 21. – Odyss., XI, 245 (mais Zénodote n'admet pas le vers). –De là l'expression zonam solvere,[en Grec], pour la femme qui a commerce avec l'homme. Lafemme qui s'était mariée une seule fois disait avoir délié sa ceinture pour un seul homme.Anth., ep. sepuler., 324 : [en Grec]. « Ayant délié sa ceinture pour un seul homme ». On ledisait aussi des femmes qui accouchaient, THÉOCR. ; XVII, 60.

§ 1339 (note 3) (retour à l’appel de note § 1339 - 3)

Principalement : Mutinus, Subigus, Prema, Pertunda, Perfica, Ianus consivus, Liber etlibera, Fluonia, Nona, Decima, Partula, Vitumnus, Sentinus. Nous en avons d'amples notionsgrâce aux Pères de l'Église. – Au passage de Saint Augustin, déjà cité (§177 4), il faut ajouterles suivants. D. AUGUST.; De civ. Dei, VII, 2. L'auteur dit que les dieux choisis de Varronsont confondus avec d'autres auxquels sont assignées d'humbles fonctions : Nam ipseprimum Ianus, cum puerperium concipitur, unde cuncta opera illa sumunt exordium,minutatim minutis distributa numinibus, aditum aperit recipiendo semini : ibi est et Saturnuspropter ipsum semen : ibi Liber qui marem effuso semine liberat : ibi Libera, quam etVenerem volunt, quae hoc idem beneficium conferat feminae, ut etiam ipsa emisso semineliberetur. Omnes hi ex illis sunt, qui selecti appellantur. Sed ibi est et dea Mena, quaernenstruis fluoribus praeest, quamvis Iovis filia, tamen ignobilis. Et hanc provinciam fluorummenstraorum in libro selectorum deorum ipsi Iunoni idem auctor assignat, quae in diisselectis etiam regina est : et hic tanquam Iuno Lucina cum eadem Mena, privigna sua, eidemcruori praesidet. Ibi sunt et duo, nescio qui obscurissimi, Vitumnus et Sentinus ; quorum altervitam, alter sensus puerperio largiuntur. – Saint Augustin a raison ; ç'aurait été une grandesottise des Romains que d'assigner de si humbles fonctions à des dieux préexistants ; mais onne descend pas des dieux aux actes : on monte des actes aux dieux. Il est induit en erreur,parce qu'il veut rendre logiques des actions essentiellement non-logiques : (VII, 3) Interselectos itaque deos Vitumnus vivificator et Sentinus sensificator magis haberi debuerunt,quam Ilanus seminis admissor et Saturnus seminis dator vel sator, et Liber et Libera seminumcommotores vel emissores; quae semina indignum est cogitare, nisi ad vitam sensumquepervenerint. – Idem, ibidem, IV, 11. L'auteur dit que Jupiter peut bien être tout ce qu'on veut,... ipse sit postremo etiam in illa turba quasi plebeiorum deorum : ipse praesit nomine Liberivirorum seminibus; et nomine Liberae feminarum : ipse sit Diespater, qui parfum perducat addiem ; ipse sit dea Mena, quam praefecerunt menstruis feminarani ; ipse Lucina, quae aparturientibus invocetur : ipse opem ferat nascentibus, excipiende eos sinu terrae, et voceturOpis... de pavore infantum Paventia nuncupefur; de spe quae venit, Venilia ; de voluptate

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Volupia; de actu Agenoria; de stimulis, quibus ad nimium actum homo impellitur, deaStimula nominetur; Strenia dea sit, strenuum faciendo, Numeria, quae numerare doceat; ...ipse in Iugatino deo coniuges iungat; et cum virgini uxori zona solvitur, ipse invocetur, et deaVirginiensis vocetur : ipse sit Mutunus vel Tutunus, qui est apud Graecos Priapus : si nonpudet, haec omnia quae dixi, et quaecumque non dixi, non enim omnia dicenda arbitratussum, hi omnes dii deaeque sit unus Iupiter : sive sint, ut quidam volunt, omnia ista parteseius, sive virtutes eius... On voit ici réunis les dieux entre lesquels les chrétiens firent ensuitel'hiatus. – TERTULL.; Ad. nat.,II, 11. L'auteur parle de ces dieux ... dividentes omnemstatum hominis singulis potestatibus ab ipso quidem uteri conceptu, ut sit deus Conseviusquidam, qui consationibus concubitalibus praesit, et Fluviona, quae infantem in uteroretineat, hinc Vitumnus et Sentinus, per quem viviscat infans et sentiat primum, dehincDiespiter, qui puerum perducat ad partum. Cum primum pariebant, et Candelifera, quoniamad candelae lurnina pariebant, et quae aliae deae sunt ab officiis partus dictae. Perverse natosadiuvandi Postvertae, recte natos Prosae Carmentis esse provinciam voluerunt... Si de nuptia-libus disseram, Afferenda est ab afferendis dotibus ordinata [on voit bien comment l'hiatusfait défaut] sed sunt, proh pudor! et Mutunus et Tutanus et dea Pertunda et Subigus et Premadea et Perfica [maintenant, voilà que l'hiatus apparaît chez Tertullien]. Parcite deiimpudentes ! Luctantibus sponsis nemo intervenit. – Idem ; de anima, 37 : ... superstitioRomana deam finxit Alemonam alendi in utero fetus, et Nonam et Decimam a sollicitioribusmensibus, et Partalam, quae parfum gubernet, et Lucinam quae producat in lucem. Nosofficia divina angelos credimus. Remarquez cette dernière observation ; au fond, ce sontsimplement deux théologies en opposition. – ARNOB.; Ad. gent., IV, 7 : ...Etiamne Perficauna est e populo numinum, quae obscoenas illas et luteas voluptates ad exituin perticitdulcedine inoffensa procedere ? Etiamne Pertunda, quae in cubiculis praesto est, virginalemscrobem effodientibus maritis ? Etiamne Tutunus, cuius immanibus pudendis, horrentiquefascino, vestras inequitare matronas, et auspicabile ducitis, et optatis ? – Idem;III, 30 : ... Iamvero Iunonem opinatio nonne consimilis Deorum tollit et censu ? Nam si aer illa est,quemadmodum vos ludere ac dictitare consuestis, Graeci nominis praeposteritate repetita,nulla soror et coniux omnipotentis reperietur Iovis, nulla Fluonia, nulla Pomona, nullaOssipagina, nulla Februtis, Populonia, Cinxia, Caprotina : atque ita reperietur inanissima esseistius nominis fictio, opinionis vacuae celebritate vulgata. – C'est l'erreur habituelle deconsidérer comme logiques les actions non-logiques. – P. FESTUS; De sign. verb. s. r.Fluoniam Iunonem : mulieres colebant, quod eam sanguinis fluorem in conceptu retinereputabant. – M. CAPELLAE de nupt. phil., II, 149: ... Iuno pulchra, licet aliud nomen tibiconsortium coeleste tribuerit et nos a iuvando Iunonem... nam Fluoniam, Februalemque acFebruam mihi poscere non necesse est, cum nihil contagionis corporeae sexu intemeratapertulerim ; (voir la suite de la citation 1339 2). – LACT. ; De falsa relig.,XX, 36 : Colitur...et Cunina, quae infantes in cunis tuetur, ac fascinum submovet : et Sterculus, qui stercorandiagri rationem primus induxit, et Mutinus, in cuius sinu pudendo nubentes praesident [velprius sedent. D. AUG. ; De civ. dei, VI, 9], ut illarum pudicitiam prior deus delibassevideatur... – Cfr. ARNOB. ; Ad gent., IV, 11. – TERTULL. ; Apol., 25. – P. FESTUS ; Deverb. sign., s. r. Mutini Titini sacellum fuit Romae, cui mulieres velatae togis praetextatissolebant sacrificare.

§ 1341 (note 1) (retour à l’appel de note § 1341 - 1)

PERRENS ; Les libertins en France au XVIIe siècle : « (p. 5) Le XVIe siècle donnait lenom de libertinage à l'esprit d'incrédulité, esprit très ancien en France... (p. 7) Dans lesenfans de Genève le grand hérésiarque [Calvin] combattait tout ensemble la hardiesse despensées, la licence des mœurs, le parti conservateur... Malheureusement l'opposition donnait

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au mot de liberté, en même temps que son sens politique, le sens voluptueux qui plait à lajeunesse... Les écarts étaient-ils graves ? C'est peu probable, puisqu'on s'en prenait auxdoctrines pour allumer les bûchers ». De même aujourd'hui, les dominicains de la vertusubstituent la prison et l'amende aux raisonnements qu'ils sont incapables de tirer de leuresprit chétif. « (p. 7) Désormais, aux imputations doctrinales il [Calvin] joignait lesimputations morales : ses victimes désignées étaient des „ débauchés, chrétiens déchus, livrésau démon de la chair“, des anabaptistes, l'abomination de la désolation ». On croit entendreM. Bérenger ou quelque autre semblable bel esprit. « (p. 8) Dans son abondant vocabulaired'injures, nous rencontrons l’appellation de libertins, dont il semble bien avoir, le premier,enrichi notre langue. Ce mot, on ne le trouve pour désigner ses ennemis, dans aucunmanuscrit du XVIe siècle. Nos plus anciens lexiques, en effet, ne portent point ces deuxvocables : libertins et libertinage... Le jésuite Philibert Monet se décide avant tout autre(1635) à faire jouir du droit de cité ces deux nouveaux venus du langage parlé... (p. 9) Aufond, c'est l'indépendance religieuse que l'hérésiarque [Calvin] flétrit du nom de libertinage :en user à son exemple, ce serait en mésuser ; derrière lui il a coupé les ponts. Mais, à lalongue, les ponts détruits se reconstruisent. Les hommes du XVIIe siècle qui prétendent ypasser forcent la main à leur temps... Pour la conduite de la vie, l'acception honorable estnouvelle ; mais les exemples abondent. ,, Je suis tellement libertine quand j'écris – lisons-nous dans Mme de Sévigné – que le premier tour que je prends règne tout du long de malettre... Furetière, qui reproduit les sens d'usage, déclare libertins l'écolier qui fripe sesclasses, qui désobéit à son maître, la fille, la femme indocile... l'homme qui hait la contrainte,qui suit son inclination, sans pourtant s'écarter des règles de l'honnêteté et de la vertu. Iltient même, tout autant que Richelet... à cette restriction significative, car il ajoute qu'unefemme peut dire de soi, dans un bon sens et dans une signification délicate, qu'elle est néelibertine. Pour Voltaire aussi le libertin est un homme désireux d'indépendance”. (p. 10) Maisil était inévitable, dans un siècle croyant, que l'esprit d'indépendance fit scandale, s'ils'étendait aux matières de la foi. D'où une signification dérivée, qui devint aisément laprincipale ».

§ 1343 (note 1) (retour à l’appel de note § 1343 - 1)

Une épigramme de l'Anthologie grecque nous présente un cas de fétichisme identique àceux qu'on observe aujourd'hui chez les nègres. Epig. demonstrativa, 263 : « Quand la vieilleEubule avait quelque chose en l'esprit, elle prenait, comme oracle de Phoebus, le premiercaillou qui se trouvait devant ses pieds, et le soupesait dans sa main. Elle le trouvait lourd, sielle ne voulait pas une certaine chose ; plus léger qu'une feuille, si elle voulait cette chose.Ainsi, faisant ce qui lui plaisait, si cela tournait mal, elle rejetait sur Phœbus la faute del'œuvre de ses mains ». Les anciens héros juraient par leur lance. – IUST. ; Hist., XLIII, 3 : ..ab origine rerum, pro diis immortalibus veteres hastas coluere ob cuius religionis memoriamadhuc deorum simulacris hastae adduntur. –ESCH. ; Sept. advers. Theb., 514-515 (529-530).On dit d'un guerrier : [en Grec] « Il jure par la lance qu'il possède, et qu'on doit vénérer plusqu'un dieu ». – Cfr. VIRG. ; Aen., XII, 95. – V. FLACC. ; Argonaut., III, 707-711. – Iliad., I,233-234. – Les fétichismes dont Priape est l'objet sont exactement du même genre. Lalittérature et les inscriptions ne manquent pas d'exemples nombreux de ce culte, qui n'ontaucune signification obscène. – Corp., 3565 : Genio numin(i)s Pria(pi) poten(t)is polle(nti)s(invi)cti Iul(ius) Agathemerus Aug(usti) libertus a cura amicorum. somno monitus. – In partepostica : Salve sancte pater Priape rerum, Salve. Da mihi floridam iuventam, Da mihi... utpuellis Fascino placeam bonis procaci, Lusibusque frequentibus iocisque Dissipem curasanimo nocentes, Nec gravem timeam nimis senectam, Angar haud (miser)ae pavore mortis,Quae ad domu(s) trahet invida(s Aver)n(i) Fabulas Manes ubi rex coercetd, Unde fata negant

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redire quemquam. Salve, sancte pater Priape, salve. – In latere : Convenite simul quot est(isom)nes, Quae sacrum colitis (ne)mus puellae, Quae sacras colitis a(q)uas puellaee,... – Inallero latere : ... O Priape potens, amice, salve : Te vocant prece virgi(nes pudi)cae, Zonulamut solvas diu ligatam. Teque nupta vocat... – DE RUGGIERO; Syll. epig., vol. II, p. 23-24: d)Intellige = quae mors trahet me ad perosas domus Averni, ubi rex i. e. Pluto cohibet vinclispoenisque castigat Manes fabulosos i. e. inanes... e) Puellae quae sacrum nemus et sacrascolunt aquas, sunt Dryades et Naiades... – DESSAU ; 3581 : Faustus Versenni P. ser.Priapum et templum d. s. peculi f. c. 3582. Priepo Pantheo P. P. Aelii Ursio et Antonianusaediles col. Apul. dicaverunt Severo et (Q)uin(t)iano cos. – D. AUGUST. ; De civ. dei, VII,24 : Iam quod in Liberi sacris honesta matrona pudenda virilia coronabat, spectantemultitudine, ubi rubens et sudans, si est ulla frons in hominibus, adstabat forsitan et maritus ;et quod in celebratione nuptiarum, super Priapi scapum nova napta sedere iubebatur. – Toutcela n'est rien en comparaison des mystères indécents de la Grande Mère. – Ibidem., VII, 21.Les chastes matrones couronnaient publiquement un phallus pour obtenir de bonnesmoissons. ...in Italiae compitis quaedam dicit sacra Liberi celebrata cum tanta licentiaturpitudinis, ut in eius honorem pudenda virilia colerentur ; nam saltem aliquantumverecundiore secreto, sed in propatulo exsultante nequitia. Nam hoc turpe membrum perLiberi dies festos cum honore magno plostellis impositum, prius rure in compitis, et usque inurbem postea vectabatur. In oppido autem Lavinio unus Libero totus mensis tribuebatur,cuius diebus omnes verbis flagitiosissimis uterentur, donec illud membrum per forumtransvectum esset, atque in loco suo quiesceret. Cui membro inhonesto matremfamiliashonestissimam palam coronam necesse erat imponere. Sie videlicet Liber deus placandusfuerat proventibus seminum : sic ab agris fascinatio repellanda, ut matrona facere cogereturin publico, quod nec meretrix, si matronae spectarent, permitti debuit in theatro. – Etpourtant, lorsqu'en des temps plus reculés encore, ces rites étaient en usage, Rome dominaitle monde alors connu, tandis qu'au temps du mysticisme de Saint Augustin, Romesuccombait sous les coups des Barbares. – LACT. ; D e fat. relig., XXI, 25 : ApudLampsacum Priapo litabilis victima est asellus... Et il en donne une raison obscène qui auraété probablement inventée pour expliquer le fait. – ARNOB. ; Adgent., IV, 11, dit : «Parceque nous ne nous prosternons pas en suppliants devant Mutunus et Tutunus, toute chosedevrait-elle tomber en ruine, et le monde lui-même changer d'ordre et de lois ? » Il a raison ;et il est certain que le fait d'adorer ou de ne pas adorer ces divinités ou d'autres étaitparfaitement indifférent pour la prospérité de Rome. – Cf. PAUS. ; VI, 26; IX, 31. –DIODORE DE SICILE, IV, 6, dit que Priape est adoré non seulement dans les temples, maisaussi dans les campagnes, comme leur gardien ; et l'on croit aussi qu'il agit contre lesmaléfices. Le culte du Phallus dura longtemps. On en trouve encore des traces au VI, siècle.– EVAGRIUS; Eccl. hist., I, 11, parlant des Gentils, dit : Riserit etiam non immeritoquispiam Phallos eorum, et Ithifallos, ac Phallagogia, et enormem Priapum, ac Panem, quiturpi colitur membro (Trad. Valesius). NICÉPHORE CALLISTHÈNE en traite aussi. Eccl.hist., XIV, 48. – Cf. SUID.; s. r.[en Grec]. – HESYCH. ; s.r. [en Grec]. – HARPOCR., s. r.[en Grec] – DEMOSTH. ; c. Conon., 20, p. 1263. – ATH.; IV, c. 3, p. 129 d ; – XIV, c. 16, p.622f. – EUSTATH. ; in Odyss., I, v. 226, 1413 r., p. 50-51 b. – Si nous voulons prêterattention à l'auteur des Philosophumena, Priape jouait un rôle important dans l'hérésie deJustin. Ce dieu aurait été ainsi nommé parce qu'il a été créé avant toute chose. « Aussi est-ilplacé dans tous les temples, honoré par toute la création, et porte-t-il sur lui, au bord deschemins, les fruits de la création, étant cause de la création » (Philosoph., V, 4, p. 237Cruice). – On sait assez que Priape a été placé comme gardien des jardins. – VIRG. ; Georg.,IV :

(110) Et custos furum atque avium cum falce salignaHellespontiaci servet tutela Priapi.

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Eglog., VII :

(83) Sinum lactis, et haec te liba, Priape, quot annisExspectare sat est : custos es pauperis horti.Nunc te marmoreum pro tempore fecimus ; at tu,Si foetura gregem suppleverit, aureus esto.

OVID. ; Fast.,I :

(415) At ruber, hortorum decus et tutela Priapus...

Cfr. TIBULL. ; I, 1, v. 17-18. – COLUM. ; X, 29-34. – HORAT. ; Satur.,I, 8. – Anth.gr. ; Appendix Planudea, 286 à 243. – Nous trouvons le culte de Priape là où il estimpossible de lui donner une signification obscène, par exemple comme gardien dessépulcres. – DESSAU ; 3585 : Romae rep. ad viam Appiam inter sepulcrorum rudera, nuncParisiis) custos sepulcri pene destricto deus Priapus ego sum. Mortis et vitai locus. – 3586:(Veronae) dis manibus... Locus adsignatus monimento in quo est aedicla Priapi. – Anth.palat. ; Epigr. dedicatoria, 33. Priape est désigné comme protecteur de la plage. – Cfr. ibid. ;89, 198; Epigr. exhortatoria, 1, 2. Cette dernière épigramme contient une exhortation ànaviguer, et se termine ainsi :

..............[en Grec]

« Je vous le dis, moi Priape fils de Bromios, qui suis dans le port ». – Sur les monnaies deLampsaque, on voyait l'effigie de Priape. – STRABON ; VIII, c. 6, 24 p. 587, (p. 382) parled'une ville qui s'appelle Priape parce qu'on y adore ce dieu. F. LAJARD ; Rech. sur le culte...de Vénus : « (p. 52) La présence de l'organe même du pouvoir générateur femelle parmi lesattributs placés autour de la figure androgyne que je prends pour la Vénus assyrienne ouMylitta, est un fait important... Un autre cône, ..., nous offre même la représentation d'unprêtre revêtu d'un costume asiatique et accomplissant un acte d'adoration devant un autel surlequel on voit un [mot en Grec] et l'étoile de Vénus ou le soleil. Ici le ctéis semble devenirl'emblème de la déesse elle-même... Sur les uns comme sur les autres de ces diversmonuments, un pareil attribut me semble caractériser le culte de la Vénus orientale avec cetteénergie, cette naïve grossièreté, dont, sans doute, furent empreintes, (p. 53) à leur origine, lesdoctrines religieuses qui avaient cours chez les Assyriens et les Phéniciens. Ces doctrines, àtravers une longue série de siècles et de révolutions religieuses ou civiles, ont laissé sur le solde l'Asie occidentale des traces si profondes, qu'en étudiant les coutumes et les mœurs despopulations actuelles, on acquiert la triste conviction que, malgré les efforts successifs duchristianisme et de l'islamisme, l'adoration du ctéis n'a pas cessé d'être en usage chezcertaines sectes religieuses de l'orient, et notamment dans une localité célèbre autrefois par leculte dont Vénus y était honorée. De nos jours, en effet, les Druzes du Liban, dans leursvêpres secrètes, rendent un véritable culte aux parties sexuelles de la femme, et le leurrendent chaque vendredi soir, c'est-à-dire le jour qui fut consacré à Vénus, le jour auquel, deleur côté, les musulmans trouvent dans le code de Mahomet la double obligation d'aller à lamosquée et d'accomplir le devoir conjugal... Nous lisons même, au sujet de ces vêpres... quechaque (p. 54) initié,... est obligé de faire une confession générale, et que le plus grand detous les péchés est la fornication avec les sœurs ou les initiées. Mais chez les Nozaïriens, quiont aussi conservé la cérémonie de l'adoration du ctéis, la cohabitation charnelle estconsidérée comme le seul moyen par lequel puisse s'accomplir parfaitement l'unionspirituelle ». – ATHEN. ; XIV, 56, p. 647. – [mot en Grec]. HERACLIDES SYRACUSIUS,in libro De Ritibus, ait : Syracusis praecipuo Thesmophoriorum die confici ex sesamo et

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melle pudenda muliebria, quae tota Sicilia mylli adpellentur ; eaque in honorem Dearumcircumferri (trad. SCHWEIGHAEUSER). – Cfr. MART.; IX, 3, V. 3 ; XIV, 69.

§ 1343 (note 2) (retour à l’appel de note § 1343 - 2)

Voir, par exemple, Doct. CABANÈS ; mœurs intimes du passé, 3e série. La faunemonstrueuse des cathédrales : « (p. 20) Les représentations dites indécentes ont... subsistétrès tard même sur nos monuments religieux, et en maints endroits on en a signalé, plus oumoins mutilées, mais suffisamment visibles, pour qu'on ne puisse mettre en doute leurexistence antérieure. La preuve qu'elles existent encore en nombre respectable, c'est qu'en1901, le pape envoyait à son clergé des instructions, pour que celui-ci procédât à une sévèreinspection des églises, à seule fin de „ détruire ou de corriger toutes les peintures dévêtues outrop peu vêtues, “. Les peintures, le Souverain Pontife aurait pu ajouter les sculptures ; maisil est juste de bien préciser... que les édifices du culte ne sont pas les seuls qui reflètent dansleurs figurations obscènes les mœurs du temps. Sans parler des priapes ailés des arènes deNîmes, du monolithe de grès, à forme phallique, de la place publique de Préciamont (Oise),on a relevé un peu (p. 23) partout, des naturalia d'un art doublement inférieur. (p. 110) Lepinceau des enlumineurs ne fut ni plus chaste, ni plus réservé que l'ébauchoir des sculpteurs.(p. 111) Il existe une Bible, dont les peintures, assez habilement exécutées, furent longtempsattribuées au célèbre Jean de Bruges, et où est représenté, sans le moindre fard, l'épisodebiblique de Loth et ses filles ». Et passim. – Cfr. §1380. Ce ne sont pas des faits rares etbizarres, mais au contraire nombreux et habituels. Le Dr WITKOWSKI a pu en faire l'objetde trois gros volumes: L’art profane à l'Église... France; L’art profane à l'Église...Étranger ; L’art Chrétien, ses licences.

§ 1344 (note 2) (retour à l’appel de note § 1344 - 2)

SUET. ; Iulius. (65) Militem neque a moribus, neque a fortuna probabat, sed tantuM aviribus ; tractabatque pari severitate atque indulgentia. « Il n'estimait les soldats ni d'aprèsleurs mœurs ni d'après les hasards de la guerre, mais seulement d'après leur énergie, et il lestraitait avec une sévérité et une indulgence égales ». (67) ... sed desertorum ac seditiosorumet inquisitor et punitor acerrimus, connivebat in ceteris. Ac nonnumquam post magnampugnam atque victoriam, remisso officiorum. munere, licentiam omnem passim lasciviendipermittebat ; iactare solitus, milites suos etiam unguentatos bene pugnare posse. « ... mais ilrecherchait et punissait très durement les déserteurs et les séditieux ; il fermait les yeux sur lereste. Parfois, après un grand combat et une grande victoire, ayant déchargé les soldats deleurs travaux, il leur permettait toute licence, car il avait coutume de dire que, mêmeparfumés, ses soldats étaient capables de bien se battre. » – Cfr. Dio. CASS.; XLII, 55.

§ 1344 (note 3) (retour à l’appel de note § 1344 - 3)

HORAT.; Epod., VIII, 18 : Minusve languet fascinum ? Ubi Porphyrio : aeque pro viriliparte posuit, quoniam prae fascinandis rebus haec membri defor mitas adponi solet. – PLIN.;Nat. hist., XXVIII, 7: (4) ... extranei interventu, aut si dormiens spectetur infans, a nutriceterna. adapui : quamquam illos religions tutatur et Fascinus, imperatorum quoque, non soluminfantium custos, qui deus inter sacra romana a vestalibus colitur, et currus triumphantium,sub his pendens, defendit medicus invidiae... « Un étranger survenait-il ou regardait-ondormir un enfant, la nourrice crachait trois fois, bien qu'il soit déjà protégé par le dieu

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Fascinus, protecteur non seulement des enfants, mais aussi des généraux. Ce dieu est vénérépar les Vestales, parmi les dieux romains, et suspendu au char des triomphateurs, il lesdéfend comme un médecin de l'envie... ». VARR.; De ling. lat., VII, 97 : « Il se pourraitencore qu'on les appelle ainsi [les choses obscènes], à cause des figurines indécentes qu'onsuspend au cou des petits enfants, pour les garder du mauvais œil... ». – Dict. DAREMB.SAGL.; s. r. Fascinum, Fascinus : « (p. 986) On le sculptait [le Phallus] en bas-relief sur lesmurs des villes et sur toute espèce d'édifices publics et privés ; un exemplaire trouvé àPompéi est accompagné de l'inscription : hie habitat Félicitas, affirmation de bon auguredestinée surtout à empêcher le malheur d'entrer. Enfin le phallus était un des éléments lesplus ordinaires des amulettes que l'on portait sur sa personne; les objets de cette (p. 987)catégorie où on l'a représenté sont innombrables, il n'est point de collection d'antiques quin'en possède. Quelquefois, pour augmenter l'efficacité de l'amulette, on y a réuni l'image deplusieurs phallus en les groupant de façon à en former une espèce de corps monstrueux ; oubien on a ajouté au phallus des ailes et des pattes ; de là des compositions grotesques, où lafantaisie licencieuse des anciens s'est donné libre carrière. ... (p. 985 Lorsqu'on se trouvait endanger immédiat [du mauvais œil], on pouvait se défendre en faisant promptement le gestequi est aujourd'hui connu en Italie et dans d'autres contrées sous le nom de la figue... Ce gestesimulait l'union des organes génitaux des deux sexes, qui, représenté chacun à part, passaientpour de puissants prophylactiques ». – PLIN. ; Nat. hist., XI, 109 (49), dit des partiesgénitales : Nec non aliqua gentium quoque in hoc discrimina, et sacrorum etiam... – D. AUG.De civ. dei, VII, 21 : ... Cui membro inhonesto matremfamilias honestissimam palamcoronam necesse erat imponere. Et il dit de ce culte : ista sacrilegia sacra nominaret. –THEODORETI graecarum, affectionum curatio, p. 783-784. Migne, t. IV, p. 890: ... etparvum illud animal, Priapum dico, cum ingenti et exporrecto membro honoratum,phallumque Liberi patris in Phallagogiae festo ab iis qui orgia célébrant adoratum. Nec minuset muliebrem pectinem (sic enim mulieris pudenda vocant), in Thesmophoriis ab initiatismulierculis divino honore affectum.

§ 1345 (note 1) (retour à l’appel de note § 1345 - 1)

La Liberté, 9 janvier 1913 : « Depuis l'été de 1905 jusqu'au mois de février 1912 dernier,où l'on procéda à des arrestations en masse, les dynamiteurs trade-unionistes cherchèrent eneffet, par une tactique pulvérisante, à décourager les patrons hostiles aux syndicats. De l'Étatde New-York à la Californie, leurs opérations jetèrent l'alarme dans les chantiers. L'hôtel duLos Angeles Times ayant sauté le 1er octobre 1910, en causant la mort de vingt-deuxlinotypistes non syndiqués, il fallut se décider enfin à une action énergique. C'est alors quel'on découvrit que l'International Association of Bridge and Structural Ironworkers ordonnaitcette destruction systématique des ateliers, des usines, des manufactures où l'onméconnaissait les décisions du syndicalisme... Il est amplement démontré – par les quarantemille pièces qui figurent au procès aussi bien que par les dépositions des témoins – quel'International Association of Bridge and Structural Ironworkers avait organisé une agencede chambardement qui fonctionnait avec une rare discipline. Un budget secret de cinq millefrancs par mois servait à l’achat de la dynamite. Dans tous les grands centres industrielsexistait un service de renseignements qui fournissait au comité directeur les indicationsnécessaires pour une prompte et directe action. Quand une société refusait d'augmenter lessalaires ou bien acceptait la main-d'œuvre des jaunes, quand un patron prétendait garantirl'indépendance de ses employés, ou quand il fallait ruiner une entreprise dont la concurrenceeût été susceptible de déprécier le travail des syndiqués, les dynamiteurs entraient en scène.Un de leurs délégués était envoyé sur les lieux et une bombe éclatait. L'un de ces audacieuxterroristes, Ortie Mac Manigal, a raconté ses expéditions aux juges avec force détails. Il

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participa à plus de cinquante complots (dont la plupart réussirent) depuis cinq ans qu'ilcommença la propagande par le fait. Mais laissons-lui la parole : „ En 1907 – a-t-il dit –Herbert S. Hockin, secrétaire-trésorier de l'Association des Constructeurs de ponts, vint metrouver à Détroit : Vous êtes habitué à travailler dans les carrières, me dit-il, par conséquentvous savez vous servir des explosifs. Désormais, vous serez payé par le syndicat qui a besoinde vous. J'essayai de protester, mais il me fit comprendre que si je refusais, le Comitéexécutif me boycotterait et que je serais pris par la famine. Finalement j'obéis “. Dès lors,commença pour Mac Manigal une vie fort mouvementée. Dans l'Ohio, l'Illinois, leMassachusetts, le New-York, il se mit à la besogne. Les dépenses lui étaient largementpayées par les chefs syndicalistes. Cependant, à plusieurs reprises ses bombes n'ayant pointéclaté ou la mèche ayant été découverte avant l'explosion, il ne toucha que ses frais de route.Il ne correspondait avec les leaders que par des dépêches en apparence insignifiantes, etquand le coup avait réussi, il envoyait en haut lieu le compte-rendu qu'en donnaient lesjournaux... Ortie Mac Manigal conte ces anecdotes avec beaucoup de flegme. Sa confession– un véritable roman-feuilleton – ne comprend pas moins de sept cents pages. En voiciencore un échantillon : „ En juin 1908, j'étais occupé à Evanston, dans l'Illinois, lorsqueHockin me rejoignit. Il m'annonça qu'il était en possession d'une nouvelle invention qui feraitmerveille. C'était une espèce de bombe à horloge, chargée de nitro-glycérine, qui éclatait àvolonté, une heure, cinq heures, dix heures même après qu'on l'avait allumée. Elle était d'unfonctionnement simple et, grâce à ce système, on avait le temps de s'éloigner suffisammentpour prouver un alibi. Il m'engageait à l'utiliser tout de suite. Je refusai. Mais nous l'avonsessayée à Stenbenville, à Cincinnati, à Indianapolis, insista-t-il ; ça marche à ravir ! “ ».Innombrables sont les faits qui démontrent la corruption de la police – pour ne parler que decette autorité – et qui nous transportent bien loin de la morale idéale. L'un des faits les plusrécents est ainsi raconté par le Journal de Genève, 1er mars 1913 : « M. Gaynor, maire deNew-York, déposant devant la commission d'enquête sur les actes de corruption de la police,a déclaré : „Quand je suis arrivé aux affaires, les chefs de police se retiraient millionnaires.Quelques-uns ont des maisons en ville, des maisons de campagne, des yachts et desautomobiles. La police percevait par an quinze millions de francs de pots-de-vin, extorquésaux maisons mal famées. Il n'en est plus de même aujourd'hui, sauf peut-être pour un ou deuxcas isolés. Mais De croyez pas que la presse ait en rien à faire avec les pots-de-vin. Voilàvingt-cinq ans qu'elle y est jusqu'au cou “. À Albany, devant la Commission parlementaired'enquête, un homme d'affaires a déclaré avoir reçu une provision de cent vingt-cinq millefrancs pour le cas où il ferait sortir le millionnaire Harry Taw de l'asile d'aliénés où il estdétenu depuis l'assassinat de M. Stanford White. Il a ajouté que le directeur de l'asile a refuséde faciliter quoi que ce fût dans ce sens, si on ne lui donnait pas un pot-de-vin ».

§ 1345 (note 2) (retour à l’appel de note § 1345 - 2)

La dérivation par laquelle on veut revêtir d'utilités pratiques des prescriptions religieuses,est habituelle. C'est ainsi qu'on a voulu prendre pour une prescription hygiéniquel'interdiction de la viande de porc aux Israëlites. De même, on veut nous faire croire que lapropagande malthusienne est condamnée uniquement comme antipatriotique, parce qu'ellediminue le nombre des défenseurs de la patrie. Si c'était vrai, ces quatre cent soixante-onzedéputés qui ont condamné la propagande malthusienne auraient dû a fortiori condamner lapropagande en vue d'enlever à l'armée le moyen de résister à l'ennemi. Il est quelque peucomique de vouloir faire naître des défenseurs de la patrie pour les faire tuer par leurssoldats, s'ils deviennent officiers. Les femmes allemandes qui, plagiant Lysistrata, prêchent« la grève des mères », pour enlever de futurs ouvriers aux « bourgeois » et des soldats àl'empire, sont beaucoup plus logiques. Il est certain que les causes de semblables votations

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aux Chambres sont complexes, et qu'il ne faut pas y chercher la logique. C'est pourquoi, si cefait était isolé, il ne prouverait rien ; mais il acquiert de la valeur, parce qu'il fait partie d'uneclasse très nombreuse.

§ 1352 (note 2) (retour à l’appel de note § 1352 - 2)

Les Cathares se donnaient le baiser de paix ; mais leurs Parfaits ne devaient pas toucherles femmes ; aussi le leur transmettaient-ils par le moyen de l'Évangile. – I. GUIRAUD ;Cartulaire de Notre-Dame de Prouille, t. I : « (p. CXCIX) Les Parfaits baisaient sur les deuxjoues chacun des Croyants... C’était de la plus grande simplicité quand la cérémonie ne sepassait qu'entre hommes ; mais elle se compliquait lorsqu'il y avait des femmes dansl'assistance. En aucun cas, un Parfait ne pouvait toucher ni même effleurer du doigt unefemme ; à plus forte raison lui était-il absolument interdit de l'embrasser. On était sirigoureux sur ce point que, dans le rite de l'imposition des mains pendant lequel le parfaitdevait poser les mains sur la tête du néophyte, il était bien recommandé que s'il s'agissaitd'une femme, les mains devaient être tenues au-dessus de sa tête, sans la toucher, tenendomanum super caput infirmi, non tamen tangendo si sit mulier. On dut tourner la mêmedifficulté dans le rite du baiser, et pour cela on employa ce que la liturgie catholique appelleun instrument de paix. Sur un objet particulièrement vénérable on dépose le baiser que vienty chercher, en le baisant à son tour la personne que, pour n'importe quelle raison, on ne peutdirectement embrasser... le Parfait qui présidait la cérémonie, baisait le livre des Évangiles etle donnait aussitôt à baiser aux femmes... puis celles-ci s'embrassaient les unes les autres ».Nos vertuistes contemporains, quelque peu niais, diffèrent des Cathares dans leurs dogmes,mais non dans le résidu sexuel.

§ 1355 (note 2) (retour à l’appel de note § 1355 - 2)

La plaisanterie d'une légende est, comme il arrive souvent, une description pittoresque dufait. Sorberiana : « (p. 175) Un certain moine ayant quité le froc, demandoit quelqueassistance au feu Prince Maurice [on raconte la même histoire avec d'autres noms ; elle estd'ailleurs probablement inventée], qui lui dit Cuius causa hue venisti ? Le Moine réponditReligionis. Le Prince ajouta Religio cuius generis ? À quoi le Moine répartit Foeminini.–Ergo, conclut le Prince d'Orange, tu huC venisti propter genere foemininum ». – Un ami duPère Hyacinthe raconte, dans le Journal de Genève, 17 septembre 1913, un entretien entre cePère et le prince Balthasar Odescalchi. Celui-ci dit : « Mais, mon Père, puisque vouscontinuez à vous dire prêtre catholique, pourquoi ne reviendriez-vous pas au catholicismeromain ? – Mais, prince, repartit M. Loyson (je tiens tous ces détails à la fois de M. Loysonlui-même et du prince Odescalchi), vous oubliez qu'il y a à cela certaines difficultés. –Lesquelles ? – D'abord la question de l'infaillibilité. – Oh ! l'infaillibilité, répondit le princeOdescalchi, il y a manière de s'entendre et de l'interpréter, ce ne serait pas là un obstacleinsurmontable. – Mais il y a aussi mon mariage, répliqua M. Loyson. – Votre mariage, ouisans doute, répondit le prince, présente quelques difficultés, mais elles ne sont pas non plusinsolubles, vous savez aussi bien que moi que les prêtres catholiques de rite oriental sontmariés. On pourrait vous faire passer dans un rite oriental ». Léon XIII délégua le Pèrecapucin Vives pour traiter cette affaire, mais l'on ne parvint à aucune conclusion. « M.Loyson a affirmé à mainte reprise que ce fut surtout l'impossibilité de sa part d'admettre ledogme de l'infaillibilité qui fit échouer les négociations, mais la question de son mariageconstituait une difficulté plus sérieuse que ne se l'imaginait le prince Odescalchi ».

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§ 1356 (note 1) (retour à l’appel de note § 1356 - 1)

BAYLE ; Dict. hist., t. II, s. r. Junon . « (p. 894) J'oserois dire que les excès où lesChrétiens se sont portez envers la Vierge Marie, excès qui surpassent tout ce que les Paiensont pu inventer en l'honneur de Junon [parce qu'ils avaient dans leur religion, plus que leschrétiens, d'autres manières différentes de manifester les résidus sexuels] sont sortis de lamême source, je veux dire de l'habitude que l'on a d'honorer les femmes, et de leur faire lacour avec beaucoup plus d'attachement et de respect qu'à l'autre sexe [c'est-à-dire en réalitéaux résidus sexuels]. On ne sauroit se passer de femmes, ni dans la vie civile, ni dans la viereligieuse. Qui auroit ôté à la Communion de Rome ses dévotions pour les Saintes, et sur toutpour celle qu'on y qualifie la Reine du Ciel, la Reine des Anges, on y verroit des videsaffreux ; le reste s'en iroit en pièces, et seroit arena sine calce, scopae dissolutae ».

§ 1359 (note 1) (retour à l’appel de note § 1359 - 1)

FRA BARTOLOMMEO DI SAN CONCORDIO ; Ammaestramenti degli Antichi, dist.XXV, c. 10 : « S'entretenir avec des femmes, c'est s'exposer à des dangers de luxure. –Ecclés., 42. Ne demeure pas au milieu des femmes, car de même que la teigne provient desvêtements, l'iniquité de l'homme provient de la femme. Hierony mus ad Oceanum. Je t'avertissurtout d'y regarder attentivement : les clercs ont la tentation d'aller souvent avec desfemmes... – Hieronymus, ibidem. Conversation de femme : porte du démon, voie d'iniquité,piqûre de scorpion. – Hieronymus, ibidem. La femme attaque d'un feu brûlant la consciencede celui qui habite avec elle. – Hieronymus, ibidem. Or, crois-moi, celui qui s'entretient avecune femme ne peut marcher avec Dieu de tout son cœur... es-tu chaste ? Tu dis un grandmensonge si tu cherches la chasteté, pourquoi avec des femmes ? La femme que tu vois sibien parler, rend malade par l'esprit et non par des rapports charnels. Gregorius 3, dialog.Que ceux qui veulent que leur corps soit continent n'aient pas la présomption d'habiter avecdes femmes. – Gregorius, in registro. On lit que le bienheureux Augustin ne consentit pas àdemeurer même avec sa sœur, et disait : celles qui sont avec ma sœur ne sont pas mes sœurs.Donc la prudence d'un homme si docte doit nous être un grand enseignement. – Sanct.Isidorus in synonym., lib., 2. Si tu veux être à l'abri de la fornication, tiens ton corps et tesregards éloignés de la femme ; car, près du serpent, tu ne vivras pas longtemps séparé de lui ;en te tenant au devant du feu, étant près du danger, tu ne seras pas longtemps en sûreté ; bienque tu sois de fer, tu fondras à la chaleur. – IOAN. PLANTAVITII.. florilegium rabbinicum :« (p. 458) Sapiens alius conspicatus mulierem parvam, sed formosam, dixit, Parva quidem,pulchritudo, malum autem magnum ; et le commentaire ajoute : Malum magnum, imo quovismalo peius si fuerit improba, ut praeclare notavit Chrysost. apud Anton. in Melissa, p. 2, cap.84, et nos alibi monuimus : « O malum – inquit – quovis malo peius mulierem improbam!Asperi sunt dracones, aspides maleficae; sed mulieris asperitas acerbior, quam ferarum.Improba mulier nunquam mansuefiet : si durius tractetur, furit; si blandius, tollitur et elataest. Ferrum coquere, quam mulierem castigare facilius. Qui habet uxorem malam, suorum sepeccatorum mercedem accepisse intelligat. Nulla in Mundo bellua est, quae cum muliereimproba conferatur. Quid leone inter quadrupedes ferocius ? Nihil quam mulier improba.Quid crudelius dracone inter serpentia ? Nihil quam mulier improba ». Cfr. ATH. ; XIII, p.558-559. – Ce sont là les déclamations habituelles de ceux qui médisent des femmes, parcequ'ils les aiment trop.

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§ 1362 (note 1) (retour à l’appel de note § 1362 - 1)

L'erreur provenait du fait que, dans leur lutte contre la religion chrétienne, les libres-penseurs faisaient alors appel aux sentiments sexuels, toujours vifs. Lorsqu'ils eurentremporté la victoire, ils firent plus et pis que leurs adversaires de jadis. Même un auteur d'unetrès grande valeur, comme Buckle, n'est pas exempt de cette erreur. BUCKLE ; Hist. de laciv. en Angl., t. V. Après avoir observé, très judicieusement que : « (p. 117) Le bonheur quiprovient de la satisfaction des sens, s'étendant sur un plus large espace et contentant, à unmoment donné, un nombre d'êtres plus grand que ne pourrait le faire l'autre forme debonheur, possède, à ce compte, une importance que force gens qui s'intitulent philosophes neveulent pas reconnaître. Trop souvent, par leurs absurdes déclamations contre ces plaisirs, lespenseurs philosophes et spéculatifs ont fait tout en leur pouvoir pour amoindrir la somme debonheur dont l'humanité est susceptible », il observe que « (p. 118) les notions ascétiques desphilosophes, telles, par exemple, que la doctrine des stoïciens et autres théories semblables demortification n'ont pas entraîné le mal auquel on eût pu s'attendre et ne sont pas parvenues àamoindrir, d'une manière sensible tout au moins, le bonheur substantiel du genre humain...Cependant, si les philosophes ont échoué à diminuer les plaisirs du genre humain, il y a uneautre classe d'hommes dont les tentatives au même effet ont eu plus de succès. J'entendsnaturellement les théologiens qui, à les prendre en corps, en tous pays et en tous siècles, sesont opposés de propos délibéré aux jouissances qui sont essentielles au bonheur d'uneimmense majorité de la race humaine. Créant un dieu à leur fantaisie [cela exclut les libres-penseurs], qu'ils représentent comme entiché de pénitence [cela exclut au moins en partie lespaïens], de sacrifice et de mortification, ils interdisent (p. 119) sous ce prétexte desjouissances non seulement innocentes mais encore dignes de louange. Car toute jouissancequi ne fait de tort à personne est innocente, et partant louable... Les théologiens, toutefois,pour des raisons que j'ai déjà établies, cultivent l'esprit contraire ; et chaque fois qu'ils ontjoui du pouvoir, ils n'ont jamais manqué de prohiber une foule d'actions agréables, parce que,disent-ils, elles offensent la divinité ». Ce n'est pas la cause logique de leurs actions, qui sontnon-logiques, mais bien la dérivation par laquelle ils veulent les justifier. Cela est démontrépar le fait que les libre-penseurs, qui n'ont pas de divinité qu'ils puissent considérer commeoffensée, agissent pourtant de la même façon, et emploient des dérivations différentes, enparlant d' « offenses à la pudeur, à la morale » ou à quelque autre de leurs fétiches. Lesobservations de Buckle s'écartent donc de la réalité, si, par « théologiens » on entend ceux dela religion chrétienne ou d'une autre semblable ; elles s'accordent entièrement avec la réalité,si par « théologiens » on entend les fanatiques de toutes sortes, qui trouvent plaisir à ennuyerleur prochain.

§ 1365 (note 1) (retour à l’appel de note § 1365 - 1)

Enf. XXX, v. 64 et sv. :

Li ruscelletti, che dei verdi colliDel Casentin discendon giuso in Arno,Facendo i lor canali freddi e molli,Sempre mi stanno innanzi, e non indarno ;Chè l'imagine lor vie più m'ascingaChe il male ond'io nel volto mi discarno.

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Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale (1917) : chapitres VIII et IX. 110

§ 1366 (note 1) (retour à l’appel de note § 1366 - 1)

Corinth. : 7 (1) [en Grec].

« Pour ce qui concerne les choses dont vous m'avez écrit, je pense qu'il est bon pourl'homme de ne point toucher de femme. (2) Toutefois, pour éviter l'impudicité, que chaquehomme ait sa femme, et que chaque femme ait son mari ». Ce passage a donné beaucoup àfaire aux chrétiens. Les uns voulurent l'entendre dans ce sens, manifestement faux, qu'ils'appliquait aux prêtres seuls ; d'autres l'atténuèrent en expliquant que si la virginité avait lapremière place, l'état conjugal obtenait la seconde ; d'autres encore l'expliquèrent enobservant que la loi ancienne imposait de croître et de multiplier, quand la terre n'était pasencore peuplée, mais que depuis qu'elle avait été peuplée, cela n'était plus nécessaire. Aufond, le passage est très clair : c'est l'élan d'un vertuiste qui a la phobie de l'acte charnel, etqui permet le mariage comme un moindre mal. À propos de ce passage, Saint Jérômeremarque (Comm. in epist. I ad Cor., t. VIII, p. 199) : « Bonum fuerat illud quod vobis inprimordio praedicavi, hoc est sectindum coniugii usum, non tangere mulierem. Sed quoniammultos incontinentes huic doctrinae scripsistis refragari concedatur remedium, ne fornicandomoriantur. Ergo hoc Apostoli exemplo, in primis virginitas et continentia praedicatur. Et siquis se incontinentem non erubuerit confiteri, in languorem incontinentiae reclamanti, nondenegetur remedium nuptiarum. Quomodo si peritus medicus inquieto aegro, et neganti seposse a pomis omnibus abstinere, concedat aliquantum, ne ille peniosa praesumat... Sedobiicere amatores luxuriae solent. Ut quid ergo prima Dei benedictio, crescere et multiplicareconcessit ? Ut terra scilicet repleretur : quia iam impleta debemus ab incontinentia temperare.– D. ANSELM., t. II, Comm in Epist. I ad Cor. L'auteur assimile la femme au feu qui brûle àpeine on l'a touché : ... (p. 139) animadvertenda est Apostoli prudentia; non dixit, Bonum estuxorem non habere : sed, Bonum est mulierem non tangere : quasi in tactu periculum sit,quasi qui illam tetigerit, non evadat. Quemadmodum enim qui ignem tetigerit statim aduritur,ita viri tactus et foeminae sentit naturam suam et diversitatem sexus intelligit. Bonum est nontangere. Sed propter fornicationem vitandam unusquisque suam uxorem legitimam habeat,non concubinam, et unaquaeque virum suum habeat. Solus fornicationis metus facit haecconcedi. – Canones et decreta CONCILII TRIDENTINI ; sessio XXIV, can. X : Si quisdixerit, statum coniugalem anteponendum esse statui virginitatis vel caelibatus, et non essemelius ac beatius manere in virginitate aut caelibatu, quam iungi matrimonio : anathema sit.

§ 1367 (note 1) (retour à l’appel de note § 1367 - 1)

D. CYPRIANI De disciplina et habitu virginum... Nunc nobis ad virgines sermo est,quarum quo sublimior gloria est, maior et cura est. Flos est ille Ecclesiastici germinis, decusatque ornamentum gratiae spiritalis, laeta indoles, laudis et honoris opus integrum atqueincorruptum, Dei imago respondens ad sanctimoniam Domini, illustrior portio gregis Christi.Gaudet per illas atque in illis largiter floret Ecclesiae matris gloriosa fecunditas : quantoqueplus copiosa virginitas numero suo addit, tanto plus gaudium matris augescit. – SAINTAUGUSTIN, De docirina christiania, IV, c. 21, 47, cite ce passage de Saint Cyprien commeexemple de style. On trouve, chez les Pères de l'Église, beaucoup d'autres expressions trèsvives du même genre ; à les lire, une épigramme de l'Anthologie grecque vient à l'esprit ; etl'idée surgit que ces sentiments seraient moins vifs chez des écrivains qui auraient goûté lesplaisirs de l'amour. – Ant. V, 77 : [en Grec]. Si la femme avait cette grâce après le lit deCypris, l'homme ne serait certainement pas rassasié de rapports avec sa femme : car toutes lesfemmes déplaisent après Cypris ». Cfr. Ach. Tatius, IV, 8.

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Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale (1917) : chapitres VIII et IX. 111

§ 1368 (note 1) (retour à l’appel de note § 1368 - 1)

D. AUG. ; Soliloq., I 17. La Raison s'entretient avec le saint : R. Quid uxor? Nonne tedelectat interdum pulchra, pudica, morigera, litterata.... ? – A. Q uantumlibet velis eampingere atque cumulare bonis omnibus, nihil mihi tam fugiendum quam concubitum essedecrevi : nihil esse sentio quod magis ex arce deiiciat animum virilem, quam blandimentafeminea, corporumque ille contactus, sine quo uxor haberi non potest. – D. AUG. : ContraIulianum, 1. III, c, 21, 42 : Concupiscientiae carnalis qui modum tenet, malo bene utitur ; quimodum non tenet, malo male utitur; qui autem etiam ipsum modum sanctae virginitatisamore contemserit, malo melius non utitur...

§ 1369 (note 1) (retour à l’appel de note § 1369 - 1)

D. HIERONYM. ; Pro libris adversus Iovinianum. Apologia ad Pammachium, II. p. 390,g : Sed eo loco, ubi de Apocalipsi testimonium posuimus, nonne manifestum est, quid devirginibus, et viduis, et coniugibus senserimus : Hi sunt qui cantant canticum novum : quodnemo potest cantare, nisi qui virgo est... Hi sunt primitiae Dei, et agni, et sine macula. Sivirgines primitiae Dei sunt : ergo viduae, et in matrimonio continentes, erunt post primitias,hoc est, in secundo et tertio gradu. In secundo et tertio gradu viduas ponimus et maritatas : ethaeretico furore dicimus damnare nuptias. – Plus loin, il fait appel à l'indulgence du lecteur etinvoque les circonstances atténuantes. (p. 391, b) ... debuerat prudens et benignus lector,etiam ea, quae videntur dura, aestimare de caeteris, et non, in uno atque eodem libro,criminari, me diversas sententias protulisse. Quis enim tain hebes, et sic in scribendo rudisest, ut idem laudet et damnet ? Le saint oublie précisément ce que fait celui qui a une idée etne peut la manifester entièrement parce qu'il est contraint à certains égards.

§ 1370 (note 1) (retour à l’appel de note § 1370 - 1)

D. HIERONYM. ; Ad Eustochium de custodia virginitatis. ep. XXII, t. I, p. 140, c : ... nerenumeraturum molestias nuptiarum, quomodo uterus intumescat, infans vagiat, crucietpellex, domus cura solicitet, et omnia quae putantur bona, mors extrema praecidat. AdversusHelvidium, de perpetua virginitate B. Mariae, t. II, p. 816. – Il fait voir comment les femmesmariées sont distraites des préoccupations religieuses par les devoirs de famille. – (e) Idem tuputas esse diebus et noctibus vacare orationi, vacare ieiuniis, et ad adventum mariti expolirefaciem, gressum frangere, simulare blanditias ? ... Inde infantes garriunt, familia perstrepit :liberi ab osculis et ab ore dependent : (f) computantur sumptus : impendia praeparantur, hinccocorum accinta manus carnes terit : hinc textricum turba commurmurat: nunciatur interimvir venire cum sociis. Illa ad hirundinis modum lustrat universa penetralia, si torus rigeat, sipavimenta verrerint, si ornata sint pocula, si prandium praeparatum. Responde, quaeso, interista ubi sit Dei cogitatio : Et hae felices domus. Remarquez le contraste entre cettecivilisation et celle de la Rome antique. Tout ce que le saint méprise était à l'honneur et à lalouange de la matrone des beaux temps de Rome.

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Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale (1917) : chapitres VIII et IX. 112

§ 1370 (note 2 (retour à l’appel de note § 1370 - 2)

D. HIERONYM.; Ad Laetam de institutione filiae, Epist. VII, t. I, p. 51 f-g: « Sur l'ordrede son mari, Imettius, qui fut le grand-père de la vierge Eustochia, Praetestata, femme trèsnoble, changeait le costume et les ornements, et tressait selon l'usage mondain la chevelurenégligée [de la jeune fille], désireuse de déjouer les desseins de la vierge et le désir de lamère. Et voici que, la même nuit, elle voit venir à elle un ange, dont la voix terrible lamenaçait de châtiments et l'atterrait par ces paroles : „ As-tu l'audace de préférer l'autorité deton mari à celle du Christ ? et de toucher la tête de la vierge de Dieu avec tes mainssacrilèges ? Celles-ci sécheront bientôt, afin qu'elles subissent la peine de ce qu'elles ont fait.Dans cinq mois, tu iras en Enfer. Si tu persévères dans ta faute, tu perdras à la fois ton mari ettes fils “. Tout cela eut lieu ponctuellement, et la mort de la pauvre femme manifesta le troppeu d'empressement de sa pénitence ».

§ 1371 (note 2) (retour à l’appel de note § 1371 - 2)

Un exemple pris au hasard suffira, parmi tant d'autres qu'on pourrait citer. D.HIERONYM. ; Vita sancti Hilarionis, t. I, p. 248 d ; Multae sunt tentationes eius, et dienoctuque variae daemonum insidiae : quas si omnes narrare velim, modum excédamvoluminis. Quoties illi nudae mulieres cubanti, quoties esurienti largissimae appartieredapes? – Une jeune femme et un peu de bonne nourriture auraient suffi à mettre en fuite tousces démons. – Un très grand nombre de saints, pour ne pas parler de Saint Antoine, dontl'exemple est trop connu, furent tentés d'une manière analogue ou identique. Il arriva aussi àSaint François de souffrir de ces tentations (§1184 2), et ses disciples n'en furent pas exempts.Sur l'une de ces tentations, les protestants, ennemis de Saint François, font une observationpleine de bon sens, bien que recouverte d'une des dérivations habituelles. – L'Alcoran desCordeliers, t. II, p. 186: Apud Spoletum dum esset frater Aegidius, audiens vocem uniusmulieris tantum sensit tentationem (a), quantam nunquam fuerat passus : quam orationibus,verberibus (b) et operibus divinis a se expulit, et sic fuit plenarie liberatus.

Notes de l'éditeur de l'Alcoran :

(a) « Se faut-il esbahir si ces presomptueux caphars bruslent journellement au dedans pardes flammes secretes de paillardise, veu qu'ils ont méprisé le sainct mariage, donné de Dieupour remede à telles tentations ! »

(b) « Ces batures sont de l'invention de Satan, et nulle part approuvees de Dieu ».

§ 1372 (note 1) (retour à l’appel de note § 1372 - 1)

D. HIERONYM. ; Ad Eustochium de custodia virginitatis, Epist. XXII, t. I, p. 143, h.Voir plus loin, p. 146, b-g, une longue comparaison entre l'époux céleste et l'époux terrestre,avec des citations du Cantique des Cantiques. (146, b) Semper te cubiculi fui secretacustodiant : Semper tecum sponsus laudat intrinsecus. Oras, loqueris ad sponsum : legis, etille tibi loquitur : et cum te somnus oppresserit, veniet post parietem, et mittet manum suamper foramen, et tanget ventrem tuum [remarquez toutes ces images matérielles d'actesspirituels] ; Et expergefacta consurges, et dices : Vulnerata caritate ego sum. Et rursus ab eo

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audies : Hortus conclusus, soror mea sponsa hortus conclusus, fons signatus. (Cant. 4)... (d)Zelotypus est Iesus, non vult ab aliis videri faciem tuam.

§ 1374 (note 1) (retour à l’appel de note § 1374 - 1)

D. AUG. ; De haeresibus ad Quodvultdeus. Relevons succinctement les accusations dusaint : Les Simoniens. Ils enseignaient cette détestable turpitude, qu'il est indifférent d'avoircommerce avec des femmes. – Les Saturniens. Ils imitaient les turpitudes des Simoniens. –Les Nicolaïtes. Leur chef, Nicolas, blâmé de son amour pour sa femme, qui était fort belle, etvoulant se laver de cette accusation, permit, dit-on, à n'importe qui d'avoir commerce avecelle. – Les Gnostiques, dits Borborites, à cause de leur grande immoralité. – LesCarpocratiens. Ils enseignaient toutes sortes d'œuvres perverses. – Les Cérinthiens. Ilsenseignaient qu'après la résurrection, on devait passer mille ans sous le règne terrestre deChrist, au milieu de la volupté charnelle du ventre et de toutes sortes de luxure. LesSécondiens. Ils ne diffèrent des Valentiniens que par les turpitudes. – Les Caïaniens. Ilshonorent Caïn et les habitants de Sodome. – Les Tatiens. Ils condamnent le mariage etl'assimilent aux fornications et aux autres corruptions, et ne reçoivent parmi eux personne quise marie, ni homme, ni femme. – Les Cataphryges. Ils tiennent les secondes noces pour desfornications. On dit qu'ils ont des mystères coupables. Les Pépuziens ou Quintiliens. Ilsdonnent un grand pouvoir aux femmes. – Les Adamiens, ainsi nommés d'Adam, dont ilsimitent la nudité dans le Paradis, avant le péché. Aussi condamnent-ils le mariage, parcequ'Adam ne connut charnellement sa femme ni avant de pécher ni avant d'être chassé duParadis. Ils croient donc qu'il n'y aurait pas eu de mariage si personne n'avait péché. C'estpourquoi hommes et femmes se réunissent nus, écoutent nus les prêches, célèbrent nus lessacrements, et c'est pourquoi ils considèrent leur Église comme le Paradis. – Les Elcéséensou Sampséens. Ils adoraient deux femmes. – Les Valésiens. Ils se castraient. – Les Cathares.Ils condamnent les secondes noces. – Les Apostoliciens. Ils repoussent ceux qui se marient. –Les Origéniens. Ils s'adonnent à d'infâmes corruptions. – Les Manichéens ou Cathares. Voir§1374 2 – Les Riéracites. Ils ne reçoivent que des célibataires. – Les Antidicomarites. Ils sontcontraires à la virginité de Marie, qui, disent-ils, après avoir enfanté le Christ, eut commerceavec son mari. – Les Priscillianistes. Ils ne mangent pas de viande et séparent le mari et lafemme, parce qu'ils disent que la chair fut créée par les mauvais anges et non par Dieu. – LesPaterniens. « Ils estiment que les parties inférieures du corps de l'homme ne furent pas crééespar Dieu, mais par le diable ; et, permettant à ces parties toute licence perverse, ils vivent trèsimpurement ». – Les Abéloïtes. Saint Augustin en parle comme les ayant vus. « Ils n'avaientpas commerce avec leurs femmes, et cependant les dogmes de leur secte ne leur permettaientpas de vivre sans leur femme. Homme et femme habitaient ensemble, sous condition decontinence ; ils adoptaient un garçon et une fille, qui devaient leur succéder, suivant le pactede leur union ».

§ 1374 (note 2) (retour à l’appel de note § 1374 - 2)

J. GUIRAUD ; Cartulaire de Notre-Dame de Prouille, t. I : « (p. CII) Les prescriptionsde la morale manichéenne étaient fort austères ; par la loi absolue du célibat et les rigueurs deses abstinences, elle dépassait les plus sévères des règles monastiques. On s'explique queceux qui les observaient n'aient par tardé à se faire, au milieu des mœurs faciles du Midi, uneréputation de sainteté... (p. CIII) Ne pouvant pas en nier les effets étonnants, les prédicateurscatholiques en étaient réduits à déclarer que ce puritanisme n'était qu'hypocrisie et que sous

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ces dehors austères se cachaient les vices les plus honteux. Certains écrivains catholiques denos jours ont repris cette thèse, et, sans prouver le moins du monde leurs affirmations, ils ontdéclaré, eux aussi, que la vertu des Cathares était toute d'emprunt et faite pour en imposeraux simples... Point n'est besoin, pour expliquer l'austérité cathare, de recourir à cessuppositions aussi gratuites que faciles. Il suffit de remarquer qu'au lieu de s'imposer auxfoules, sans acception de personnes et de conditions, la morale manichéenne n'était pratiquéeque par une élite restreinte, bien préparée pour la recevoir et l'appliquer... ». Remarquez queGuiraud est favorable aux catholiques et adversaire des Cathares.

§ 1374 (note 3) (retour à l’appel de note § 1374 - 3)

D. AUG. ; loc. cit. (1374 1). 1° Ascétisme des Manichéens (Cathares) : Nam his duabusprofessionibus, hoc est Electorum et Auditorum, ecclesiam suam, constare voluerunt. Incaeteris autem hominibus, etiam in ipsis Auditoribus suis, hanc partem bonae divinaequesubstantiae quae mixta et colligata in escis et potibus detinetur, maximeque in eis quigenerant filios, artius et inquinatius colligare putant... Nec vescuntur tamen carnibus... Necova saltem sumunt... Sed nec alimonia lactis utuntur... Nam et vinum non bibunt, dicentes felesse principum tenebrarum ; cum vescantur uvis : nec musti aliquid, vel recentissimi,sorbent... Herbas enim atque arbores sic putant vivere, ut vitam quae illis inet, et sentirecredant, et dolere, cum laeduntur... Propter quod, agrum etiam spinis purgare, nefas habent...Unde nuptias sine dubitatione condemnant, et quantum in ipsis est, prohibent, quandogenerare prohibent, propter quod coniugia copulanda sunt. – 2° Corruption des Manichéens(Cathares) : Qua occasione, vel potius execrabilis superstitionis quadam necessitate, cogunturElecti eorum velut eucharistiam conspersam cum semine humano sumere, ut etiam inde, sicutde aliis cibis quos accipiunt, substantia illa divina purgetur. Sed hoc se facere negant, et aliosnescio quos sub nomine Manichaeorum facere affirmant. – Mais le saint oppose que deuxjeunes filles avouèrent avoir pris part à cette cérémonie obscène, et il ajoute : Et recentitempore nonnulli eorum reperti, et ad ecclesiam ducti, sicut Gesta episcopalia quae nobismisistis ostendunt, hoc non sacramentum, sed execramentum, sub diligenti interrogationeconfessi sunt.

§ 1375 (note 1) (retour à l’appel de note § 1375 - 1)

D. IREN. ; Advers. haereses, 1. I, 12 : Quidam autem et carnis voluptatibus insatiabiliterinservientes, carnalia carnalibus, spiritalia spiritalibus reddi dicunt. Et quidam quidem exipsis clam eas mulieres, quae discunt ab eis doctrinam hanc corrumpunt : quemadmodummultae saepe ab iis suasae, post conversae mulieres ad Ecclesiam Dei, cum reliquo errore ethoc confessae sunt. Alii vero et manifeste, ne quidem erubescentes, quascunque adamaverintmulieres, has a viris suis abstrahentes, suas nuptas fecerunt. Alii vero valde modeste initio,quasi cum sororibus fingentes habitare, procedente tempore manifestati sunt, gravida sorore afratre facta.

§ 1379 (note 2) (retour à l’appel de note § 1379 - 2)

SALV. ; De gubernatione Dei et de iusto Dei praesentique iudicio, III : Iubet Deus utomnis qui Christianus est, etiam oculos castos habeat quotas quisque est qui non se lutofornicationis involvat ? Et quid plura ? Grave et luctuosum est quod dicturus sum. IpsaEcclesia, quae in omnibus esse debet placatrix Dei, quid est aliud cum exacerbatrix Dei ? autpraeter paucissimos quosdam, qui mala fugiunt, quid est aliud pene omnis coetus

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Christianorum, quam sentina vitiorum ? Quotum enim quemque invenies in Ecelesia non autebriosum, aut helluonem, aut adulterum, sui fornicatorem, aut raptorem, aut ganeonem, autlatronem, aut homicidam? – Ces vices ne sont pas le propre des esclaves, des gens du peuple,des militaires, mais aussi des nobles : Videamus si vel a duobus illis quasi capitalibus malisullus immunis est; id est, vol ab homicidio, vel a stupro. Quis enim est aut humano sanguinenon cruentus, aut coenosa impuritate non sordidus? – IV. Quotus enim quisque est divitumconnubii sacramenta conservans, quem non libidinis furor rapiat in praeceps, cui non domusac familia sua scortum sit, et qui non, in quamcumque personam cupiditatis improbae calortraxerit, mentis sequatur insaniam. ? Secundum illud scilicet quod de talibus dicit sermodivinus : Equi insanientes in foeminas facti sunt (Jerem., V, 8). Quid enim aliud quam de sedictum hoc probat qui totum pervadere vult concubitu quicquid concupierit aspectu ? Nam deconcubinis quippiam dici forsitan etiam. iniustum esse videatur : quia hoc in comparationesupradictorum flagitiorum quasi genus est castitatis, uxoribus paucis esse contentum, et intracertum coniugum numerum fraenos libidinum continere. Coniugum dixi ; quia ad tantum resimprudentiam venit, ut ancillas suas multi uxores putent. Atque utinam sicut putantur essequasi coniuges, ita solae haberentur uxores! – Comme d'habitude, il cherche des contrastes etles trouve en opposant les mœurs des maîtres et celles des esclaves : Ecce enim ab hocscelere vel maximo prope omnis servorum numerus immunis est. Numquid enim aliquis exservis turbas concabinarum habet ? nuinquid multarum uxorum labe polluitur, et canum velsuum more tantas putat coniuges suas esse, quantas potuerit libidini subiugare ? – Salviencompare les Romains aux Barbares : IV. Duo enim genera in omni gente omniumbarbarorum sunt, id est, aut haereticorum, aut paganorum. His ergo omnibus, quantum adlegem divinam pertinet, dico nos sine comparatione meliores ; quantum autein ad vitam etvitae acta, doleo ac plango esse peiores. Quamvis id ipsum tamen, ut ante iam diximus, nonde omni penitus Romani populi universitate dicamus. Excipio enim primum omnesreligiosos, deinde nonnullos etiam seculares religiosis pares.... Caeteros vero aut omnes, autpene omnes, magis reos esse quam barbaros. – Pourtant il admet que les Barbares ne valaientpas grand'chose non plus. Iniusti saut barbari, et nos hoc sumus ; avari sunt barbari, et noshoc sumus : infideles sunt barbari, et nos hoc sumus ; cupidi sunt barbari, et nos hoc sumus ;impudici saut barbari, et nos hoc sumus ; omnium denique improbitatem atque impuritatempleni sunt barbari, et nos hoc sumus. – Puis, sans s'inquiéter de la contradiction, il dit que sesconcitoyens sont pires que les Barbares. Il commence par porter des accusations acerbescontre les Aquitains. VII. Minoris quippe esse criminis etiam lupanar puto. Meretrices enimquae illic sunt, foedus connubiale non norunt. Ac per hoc, non maculant quod ignorent.Impudicitiae quidem piaculo saut obnoxiae ; sed reatu tamen adulterii non tenentur, Addehuc, quod et pauca ferma sunt lupanaria, et paucae quae in his vitam infelicissimamdamnavere meretrices. Apud Aquitanicos vero, quae civitas in locupletissima ac nobilissimasui parte non quasi lupanar fuit. Quis potentum ac divitum non in luto libidinis vixit ? Quisnon se barathro sordissimae colluvionis immersit ? Quis coniugi fidem reddidit ? – Il accuseles maîtres de corrompre les femmes esclaves : Ex quo intelligi potest quantum coenumimpudicarum sordium fuerit, ubi sub impurissimis dominis castas esse, etiamsi voluissent,foeminas non licebat. – À ce qu'il paraît, c'est en raison de ces offenses à la chasteté, que leSeigneur soumit les Romains aux Barbares. Cumque ob impurissimam vitam traditi a Deobarbaris fuerint, impuritates tamen ipsas etiam inter barbaros non relinquunt. – Poussé par lamanie déclamatoire, il attribue toutes les vertus aux Barbares : Inter pudicos barbarosimpudici sumus. Plus adhuc dico. Offenduntur barbari ipsi impuritatibus nostris. – On diraitvraiment un visionnaire comme le sénateur Bérenger : Esse inter Gothos non licetscortatorem Gothum ; soli inter eos praeiudicio nationis ne nominis permittuntur impuri esseRomani. Et quae nobis, rogo, spes ante Deum est ? Impudicitiam nos diligimus, Gothiexecrantur. Puritatem nos fugimus, illi amant. Fornicatio apud illos crimen nique discrimenest, apud nos decus. – En résumé, Salvien vivait en un temps où les mœurs n'étaient pas pires

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que dans le passé, quand Rome avait vaincu les Barbares ; et sans y prendre garde, il sefigure que c'est à cause de leurs mauvaises moeurs que les Romains ont été vaincus.

§ 1379 (note 3) (retour à l’appel de note § 1379 - 3)

La vie dissolue des rois francs, racontée par SAINT GRÉGOIRE, dans son histoire, esttrop connue pour qu'il soit nécessaire de la rappeler. Contentons-nous de glaner quelquesfaits dans cette histoire et dans sa suite, connue sous le nom de FRÉDÉGAIRE. S. GREG. ;Hist. eccl. franc., II, 12 : Childerieus vero cum esset nimia in luxuria dissolutus, et regnaretsuper Francorum gentem, coepit filias eorum stuprose detrahere. – II, 20. On dit du ducVictor : Romam aufugit, ibique similem tentans exercere luxuriam, lapidibus est obrutus. –II, 42 : Erat autem tunc Ragnacharius rex apud Camaracum, tam effrenis in luxuria, ut vix velpropinquis quidem parentibus indulgeret. Is habebat Farronem consiliarium, simili spurcitialutulentum ;... – III, 21 à 26. Théodebert s'unit à une certaine Deuteria, qui se trouvait auchâteau de Capraria : (22) Deuteria vero ad occursum eius venit ; at ille speciosam eamcernens, amore eius capitur, suoque eam copulavit stratui. – Quelque temps après, il l'épouse.Elle, craignant que son mari n'abusât d'une fille qu'elle avait, la fit tuer : (26) Deuteria verocernens filiam suam adultam valde esse, timens ne eam concapiscens rex sibi adsumeret, inbasterna positam, indomitis bobus coniunctis, eam de ponte praecipitavit... – IV, 13 :Chramnus vero his diebus apud Arvernum residebat : multae enim causae tunc per euminrationabiliter gerebantur... Nullum autem hominem diligebat, a quo consilium bonumutileque posset accipere ; nisi collectis vilibus personis aetate iuvenili fluctuantibus, eosdemtantummodo diligebat, eorumque consilium audiens, ils, ut filias senatorum, datispraeceptionibus, eisdem vi detrahi iuberet. – V, 21. Il dit de deux évêques que, parvenus àl'épiscopat, coeperunt in pervasionibus, caedibus, homicidiis, adulteriis,... et ajoute : (21) Sednec mulieres deerant cum quibus polluerentur. – VI, 36 : Clericus quidam exstitit exCenomannica urbe, luxuriosus nimis amatorque mulierum, et gulae ac fornicationis, omniqueimmunditiae valde deditus. Hic mulieri cuiusdam. saepius scorto commixtus,... – VI, 46. Ildit de Chilpéric : Iam de libidine atque luxuria non potest reperiri in cogitatione, quod nonperpetrasset in opere... – VIII, 19 : Cum autem saepius Dagulfus abbas pro celeribus suisargueretur, quia furta et homicidia plerumque faciebat, sed et in adulteriis nimium dissolutuserat ; quodam tempore cum, uxorem vicini sui concupiscens, misceretur cum ea, requirensoccasiones diversas, qualiter virum adulterae intra monasterii huius saepta deberet obprimere,ad extremum contestatus est ei dicens, quod si uxorem suam accederet, puniretur. – IX, 13 –.Uxor quoque ipsius Wiliulfi tertio copulatur viro, filio seilicet Beppoleni ducis ; qui et ipseduas iam, ut celebre fertur uxores vivas reliquerat. Erat enim levis atque luxuriosus ; et dumnimio ardore fornicationis artarétur, ac, relicta coniuge, cura famulabus accubaret, exhorrenslegitimum connubium, aliud expetebat. – IX, 20. Le roi convoque un grand nombred'évêques ; on lui demande pourquoi ; il répond : Sunt multa, quae debeant discerni, quaeiniuste gesta sunt, tam de incestis,... – IX, 27: Amalo quoque dux dum coniugem in aliamvillam pro exercenda utilitate dirigit, in amorem puellulae cuiusdam ingenuae ruit. Et factanocte, crapulatus a vino, misit pueros, ut detrahentes puellulam, eam thoro eius adscirent... –IX, 33. Un homme dit à un évêque : Abstulisti uxorem meam cum famulis eius. Et ecce,quod sacerdotem non decet, tu cum ancillis meis, et illa cum famulis tuis, dedecus adulteriiperpetrasti. – FREDEG.; Chron., 36. Le roi Théodéric [Thierry] va rendre visite à SaintColomban – Ad quem saepissime cum veniret, coepit vir Dei eum increpare, curconcubinarum adulteriis misceretur, et non potius legitimi coniugii solaminibus frueretur. –42. On dit du roi Clotaire : Venatione ferarum nimia assiduitate utens, et postremummulierum et puellarum suggestionibus nimium annuens... – 48 : Chuni ad hiemandum annissingulis in Sclavos veniebant; uxores Sclavorum et filias eorum stratu sumebant. Voilà doncles vertus et la chasteté des Barbares ! – 60. On dit du roi Dagobert : Luxuriae supra modum

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deditus tres habebat ad instar Salomonis reginas, maxime et plurimas concubinas. Reginaevero hae erant... Nomina concubinarum eo quod plures fuissent, increvit huic Chronicaeinseri. – Qui croira que, le roi ayant de pareilles mœurs, celles de ses sujets étaient trèschastes ? – 70. On dit du roi Chrotaire : Chrotarius per concubinas debacchabatur assidue.

§ 1381 (note 1) (retour à l’appel de note § 1381 - 1)

Anno 305. Ex concilio Eliberitano : 12. Mater vel parentes vel quaelibet fidelis, silenocinium exercuerit, placuit, eos nec in fine accipere communionem. – 71. Stupratoribuspuerorum nec in fine dandam esse communionem. – Anno 314. Ex concilio Ancyrano : 15.Masculorum et pecorum concubitores... – 16. Masculorum vel pecorum concubitores interhyemantes, seu daemoniacos tantum orent. – 20. Feminae, quae partus suos ex fornicationenecant, decennio poeniteant. – Anno 693. Ex concilio Toletano XVII : 3 Quicumquesodomiticae actionis patratores extiterint, quique in his turpitudinibus saepe implicaripermiserint, si quidem Episcopus, presbyter, aut diaconus fuerit... – Anno 742. Ex concilioRatisbonensi 1 : 13. Quisquis servorurn Dei vel ancillarum Christi in crimen fornicationislapsus fuerit,... – Anno 813. Ex concilio Turonensi III : 41. Incestuosi, parricidae, homicidaemulti apud nos reperiuntur, quorum aliquos iam excommunicavimus ; sed illi hocparvipendentes in eisdem perdurant criminibus, quamobrem vestra decernat mansuetudo,quid de talibus deinceps agendurn sit. – Anno 895. Ex concilio Triburiensi – 43. Si quis cumqualibet fornicatus fuerit, et eo nesciente, filius eius vel frater eiusdem. rei inscius cum.eadem se polluerit... – Anno 1565. Ex concilio Mediolanensi. Parte II : 66. Ut meretrices abhonestis mulieribus omnino internoscantur, curent Episcopi ut aliquem. amictum. palamindutae sint....

§ 1381 (note 2) (retour à l’appel de note § 1381 - 2)

PERTILE ; storia del dir. ital., IIe vol, Ie part., p. 435 ... Bandi Lucchesi, n. 313, où il y aun contrat de location du lupanar, pour 120 florins d'or par année, de 1351. – Parfois oncherchait à pallier l'immoralité de ces revenus, en leur donnant un but d'utilité publique. –1404. Catherine, duchesse de Milan, régente pour son fils : sentimus quod denarii intratedatiorum baratarie et postribuli cornunis Mediolani, que intrata est specialiter deputata adsolutionem expensarum occurrentium pro reparatione fortititiorum ipsius civitatis, etiam proconsignationibus luporum et vulpium (c'est-à-dire pour prime à ceux qui les tuaient),expenduntur in alias diversas causas ; et elle veut qu'ils soient de nouveau destinés à leur butprimitif. Osio, I, 257. – Pour que le lupanar rendît davantage, le Stat. iud. dacior. Com.Mant., c. 143, ordonnait quod emptores dicti dacii non habeant a comuni precium limitatumquod exigere debent pro eorum, mercibus, sed per comune concessum est eis posse venderemerces suas pro maiore precio quo possunt, et secundum quod clientulos et aventoresinvenerint ».

§ 1381 (note 3) (retour à l’appel de note § 1381 - 3)

Laissons de côté ce que disent les musulmans, car la source est suspecte. Par exemple :Rec. des hist. des crois. : Hist. orientaux, t. IV : « (p. 433) Un bâtiment avait amené (chez lesFrancs) [devant Saint Jean d'Acre ; an 585 de l'hégire, 1189-1190 de notre ère] trois centsfemmes remarquables par leur beauté. Recueillies dans les îles (de la Méditerranée), elless'étaient enrôlées pour ces hontes, exilées pour la consolation des exilés ; elles étaient parties

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afin de s'offrir à ces misérables. Loin de refuser leurs faveurs aux célibataires, elles sedonnaient spontanément comme la plus méritoire offrande et croyaient que nul sacrifice nesurpassait le leur, surtout si celui à qui elles s'abandonnaient réunissait la double conditiond'étranger et de célibataire [c'est évidemment inventé]. Plusieurs mamlouks pervertisdésertèrent notre camp [c'est plus croyable] ; ces êtres misérables et ignorants, aiguillonnéspar le désir charnel, suivirent cette voie de perdition ». Mais on ne peut également rejeter lestémoignages des auteurs chrétiens. – MICHAUD ; Biblioth. des Croisades, Ire partie. Histoiredes guerres d’Antioche par Gauthier le Chancelier (de 1115 à 1119). L'auteur parle deschrétiens en Syrie : « (p. 104) Les uns, ennemis du jeûne et courant après les plaisirs de latable, s'appliquaient à imiter la vie et les mœurs, non point de ceux qui vivent bien, mais deceux qui paissent bien. Les autres, par amour pour l'inceste, fréquentaient les tavernes desimpudiques, et dépassaient les bornes de toute pudeur... Ils employaient l'or de l'Arabie et lespierres précieuses à parer et à couvrir avec art les parties sexuelles de leurs épouses ; et ilsagissaient ainsi non point pour dérober aux yeux les parties honteuses, ni pour éteindre laflamme de la débauche, mais afin que quibus (p. 105) ingratum. erat quod licebat, eos acriusureret quod non licebat, qui cum hoc modo suam vellent imitare libidinem, mulieres dealbareet eis satisfacere, putarent, ut praelibaremus, augebant crimina criminibus. Les femmes, dansleur manière de jouir des plaisirs de la chair, n'avaient rien de saint, rien de prudent.Méprisant la couche de leur mari, elles allaient dans les lieux de prostitution pour ycommettre des incestes. Elles passaient la nuit et le jour au milieu des plaisirs, desdivertissements et des banquets... » Il est impossible que le temps où l'on écrivait ces choses,fussent-elles inventées en partie, ait été un temps d'innocence telle qu'on ne savourait pas lesel des figures et des récits obscènes. ROBERT LE MOINE ; Collection GUIZOT : Hist. dela première Croisade. L'auteur raconte comment Jésus-Christ apparut, en songe, a un prêtre,et se plaignit des mauvaises mœurs des chrétiens. «(p. 407)... j'ai consenti à toutes lestribulations et les obstacles qu'ils ont à subir, parce qu'il s'est fait, avec les femmeschrétiennes et païennes, beaucoup de choses criminelles qui me blessent grandement lesyeux ». – FOULCHER DE CHARTRES ; ibidem. Il raconte qu'au siège d'Antioche, lescroisés souffrirent beaucoup, en punition des mauvaises mœurs. « (p. 40) ... grand nombre,en effet, se livraient lâchement et sans pudeur à l'orgueil, à la luxure et au brigandage. On tintdonc un conseil et l'on renvoya de l'armée toutes les femmes, tant les épouses légitimes queles concubines, afin d'éviter que nos gens, corrompus par les souillures de la débauche,n'attirassent sur eux la colère du Seigneur ». – Ce récit se trouve aussi dans Ghibert deNovigent. – GUIBERTI Abb. St. Variae de Novigento, Gesta dei per Francos, 1. V, c. III(XVII). – JACQUES DE VITRY : Collection GUIZOT, I. II « De la corruption des contréesde l'Occident et des péchés des Occidentaux... (p. 271) La continence, chérie des demeurescélestes et agréable à Dieu, était méprisée comme une chose vile. Les hommes se livraientindistinctement et sans honte à la luxure, tels que le cochon dans la boue, trouvaient desdélices dans cette puanteur... (p. 272) Les liens du mariage n'avaient aucune sûreté entre lesparens et les alliés, et la licence effrénée n'était pas même arrêtée par la différence dessexes ». – Chronique d'Ernoul et de Bernard le trésorier (années 1180-1184) : « (p. 86) Orvous dirai de sa vie [du Patriarche de Jérusalem]. Quant il fu venus de Rome, si ama lefemme à un merchier, qui manoit à Naples, à XII lieues de Jherusalem. Et il le mandoitsouvent ; et celle i aloit, et il li donnoit assés de sen avoir pour estre bien de sen baron. Nedemoura gaires apriès que ses barons fu mors. Apriès vint li patriarches, si le fist venirmanoir aveuques lui en Jherusalem, et li acata bonne maison de piere ». Les mœurs des Grecsn'étaient pas meilleures : « (p. 91) Or vous dirons d'Androine, qui empereres fu deConstantinople. Il ne demouroit biele nonne en toute le tiere, ne fille à chevalier, ne fille àbourgeois, ne femme... por que elle li seist bele, que il ne le presist et gisoit à li à force... ».Quand Jérusalem est assiégée par Saladin, les habitants prient ; mais « (p. 216) Nostres siresDame Diex ne pooit oïr lor clamour ne proiiere c'on li fesist en la cité, car l'orde puans luxure

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et l'avoltere qui en le cité estoit ne laissoit monter orison ne proiiere c'on (p. 217) fesistdevant Diu, et li puans peciés contre nature ». Aussi comprend-on que les gens aient trouvéqu'on revenait des croisades pire que quand on y était allé, Rutebeuf a écrit, au temps deSaint Louis, un dialogue entre un individu qui veut aller et un autre, qui ne veut pas aller à lacroisade ; il y juge sévèrement les croisés. – RUTEBEUF : Œuv. comp., recueillies par A.JUBINAL, t. I, La desputizons dou Croisié et dou Descroisié : « p. 156) (186) Mult vontoutre meir gent menue (187) Sage large, de grant aroi,... (191) Si ne valent ne ce ne quoi(192) Quant ce vient à la revenue ». – Chronique de GUILLAUME DE NANGIS, GUIZOT,année 1120 : « (p. 7) ... Guillaume et Richard, fils de Henri, roi des Anglais, la fille et lanièce de ce roi, et beaucoup de grands et de nobles d'Angleterre, ayant voulu quitter laNormandie pour passer en Angleterre, furent submergés dans la mer, quoiqu'aucun vent n'entroublât le calme. On disait, et c'était avec vérité, qu'ils étaient presque tous souillés du crimede sodomie ». Vie de GUIBERT DE NOGENT, dans GUIZOT, 1. III, c. 5 : « (p. 5) Il y avaiten effet un certain homme... Enguerrand de Boves... Libéral, prodigue et dépensier sansmesure, cet homme affectait pour les églises un respect et une munificence sans bornes,choses dans lesquelles seulement il avait appris à faire consister la religion ; mais d'un autrecôté il était tellement adonné à l'amour du sexe, qu'il avait toujours autour de sa personnequelques femmes achetées ou empruntées, et ne faisait généralement rien que ce à quoi (p. 6)le poussait leur effronterie. Ayant toujours échoué dans ses projets pour se marier, il se mit àcourir les femmes d'autrui, parvint à séduire furtivement l'épouse d'un certain comte deNamur son parent, et, a près l'avoir sollicitée secrètement au crime, finit par vivrepubliquement avec elle comme avec une légitime épouse... Cette femme était la fille deRoger, comte de Portian... (p. 7) Tous ceux... qui l'ont connue sont d'opinion que nousaurions trop à rougir, non seulement de détailler le cours de ses déportemens, mais même deles rappeler dans notre mémoire ». – RIGORD : Vie de Philippe-Auguste, GUIZOT: «(p.139) L'an du Seigneur 1198, ce Foulques s'associa, pour l'aider dans ses prédications, unprêtre... Tous les jours, en accompagnant les diverses prédications, il retirait quelques âmesdu péché d'usure, et plus encore des fureurs de la luxure. Il sut même ramener à la continenceconjugale des femmes qui vivaient dans des lieux de prostitution, et s'y livraient, à vil prix etsans pudeur, à tous les passans ; car elles ne choisissaient pas même leurs complices ». –MATHIEU PARIS; t. III, année 1229; p. 400-402. On raconte une rébellion des étudiants deParis, qui accusaient la reine Blanche d'avoir des relations charnelles avec le légat du pape ;et les gens chantaient (p. 402): Heu ! morimur strati, vincti, mersi, spoliati Mentula legati nosfacit ista pati. – MURATORI ; Ant. ital., t. II, diss. 20 : (p. 141) Et Saeculo quidem vulgarisÆrae Decimo, quo nullum corruptius Italia Christiana vidit, tam enormiter libidini frenalaxata sunt, ut ipsae principes feminae palam in omne intemperantiae genus sese effunderent.Prae ceteris vero circiter Annum DCCCCXXV ex huiusmodi licentia famam sibi grandemconquisiere apud Longobardos Ermengardis Adelberti Eporediae Marchionis uxor, et apudRomanos, Marozia Johannis XI Papae mater, et Alberici Marchionis senioris conjux,ejusque mater Theodora, ac soror altera Theodora : quarum vitia ad posteros transmisitliberiore stilo Liutprandus illorum temporum Historicus Eodemque Saeculo,... coepit ipseClerus observatam in Occidente ab exordio Ecclesiae continentiam contemnere, eoquetamdem evasit malesanus ardor, ut Presbyteri, nedum Diaconi et Subdiaconi, feminas subomnium oculis loco uxoris haberent, illud caussati, cur non sibi liceret, quod apud Graecosminime nefas erat ? Longe utique facilius pullulant Vitia, quam Virtutes : quare pestilentiahaec universas fere Italiae Civitates, ipsamque Urbem, sensim invasit. Connivebant maliPraesules, obsistebant boni ;... In margine vetustissimi Sacramentarii MSti apud CanonicosMutinenses haec deprehendi : Ego Andrea Presbiter promitto coram Deo et omnibus Sanctis,et tibi Guarino Episcopo, quod carnalem, comistionem non faciam ; et si fecero, et onorismei et beneficio Ecelesiae perdam... Succedit alterum simile jusjurandum : Ab hac ora inantea promitto ego Johannes Archipresbiter tibi Warino Episcopo, quod diebus vitae meae

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cum muliere alierius adulterium non faciam, neque cum inlicita meretrice fornicationem. Etsi fecero, me ipsum confirmo in periculum...

§ 1382 (note 1) (retour à l’appel de note § 1382 - 1)

Il suffit de rappeler que les courtisanes avaient part au culte romain, pourtant très sévèreen général. Dans les Fastes de Préneste, on lit : Robigalia. Feriae Robigo via Claudia admilliarum (quintum), ne robigo frumentis noceat. Sacrificium et ludi cursoribus maioribusminoribusq(ue) fiunt. Festus et puerorum lenoniorum, quia proximus superior meretricumest. – La fête Vinalia était célébrée par les courtisanes. OVID. ; Fast., IV :

(865) Numina vulgares Veneris celebrate puellae :Multa professarum quaestibus apta Venus.Poscite ture dato formam, populique favorem ;Poscite blanditias, dignaque verba ioco ;…………………………………………………..

Pour les fêtes de Flora, 1. V :

(331) Quaerere cônabar, quare lascivia maiorHis foret in ludis, liberiorque iocus :Sed mihi succurrit, numen non esse severumAptaque deliciis munera ferre Deam……………………………..…………...

(349) Turba quidem cur hos celebret meretricia ludesNon ex difficili causa petenda subest.

On sait assez qu'à Corinthe les courtisanes priaient Aphrodite pour la cité, et luiadressèrent des supplications, au temps de l'invasion perse. Une scolie de PINDARE, nousraconte l'histoire d'un individu qui, heureux d'avoir vu ses vœux accomplis, conduit centjeunes courtisanes dans le bois sacré de la déesse. –ATHEN. : L. XIII, c. 33, p. 573-574. –Dans le même livre, p. 573, on rappelle les temples et les fêtes qui empruntaient leurs nomsaux hétaïres.

§ 1382 (note 2) (retour à l’appel de note § 1382 - 2)

D'un côté, le Deut., XXIII, 17, défend clairement la prostitution ; d'un autre côté, il nemanque pas d'allusions dans la Bible, qui en montrent l'existence chez le peuple d'Israël. Pourconcilier la loi et le fait, on a supposé que la première défendait seulement la prostitutionsacrée, et que le fait se rapportait à la prostitution vulgaire. – I. SPENCER a défenduvaillamment cette opinion. De legibus Hebraeorum, ritualibus, II 35. Après avoir cité lepassage du Deut., il observe : (p. 561) Quibus verbis, non scorta vulgaria, quaestus autvoluptatis solius cupidine corporum suorum copiam facientia prohibentur ; sed scorta (quaevocant) sacra, foedo alicui gentium Numini dicata, et turpitudinem omnem in illius honoremexercentia. – Il se peut bien qu'il en fût ainsi ; mais il se peut aussi qu'à l'instar de ce qui alieu dans ce domaine chez tous les peuples, il y eût divergence entre la prohibition théoriquede la loi et la tolérance pratique, dans les faits. En tout cas, il y avait des courtisanes dans lepeuple d'Israël : autrement, la défense faite au prêtre de se marier avec une courtisane (Levit..XXI, 7) n'aurait aucun sens. Dans Jug., 11, 1, il est fait allusion a un Israëlite qui était filsd'une prostituée. Le célèbre jugement de Salomon (I Rois, III, 16) fut rendu sur le conflit de

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deux prostituées. Le cas de Tamar est très connu (Genèse XXXVIII) et n'aurait pu être écritlà où n 'existait pas de prostituées. L'auteur raconte, sans ajouter aucune parole de blâme, que« (15) Juda la vit, la prit pour une prostituée, parce qu'elle avait couvert son visage », et qu'ileut commerce avec, elle. Dans les Prov.,VI, 26, il est dit que « pour la femme prostituée onse réduit à un morceau de pain ». Samson (Jug., XVI, l) se rendit à Gaza chez une prostituée,et n'en est blâmé en aucune façon par l'Écriture Sainte. De nombreux passages du Talmudmontrent l'écart entre la théorie et la pratique de la chasteté. – M. SCHWAB ; Traité desBerakhoth. Talmud de Jérusalem, c. III. On traite de la thébila, soit du bain de purificationaprès l'acte charnel : « (p. 65) Comment la thébila nous empêche-t-elle de pécher ? En voiciun exemple : Il est arrivé qu'un surveillant de jardins était prêt à commettre un péché avec,une femme mariée ; mais ils voulaient d'abord s'assurer de pouvoir se purifier immédiatementaprès [remarquez la purification mécanique, §1257] ; pendant ce temps, des étrangersarrivèrent et ils furent empêchés de commettre le péché. Un autre, ayant voulu séduire uneesclave du Rabba, reçut d'elle cette réponse et ce refus : .„ Je ne puis prendre la thébila quequand ma maîtresse en prend “.– „ Toi (esclave) tu n'es considérée que comme une bête “, luidit le séducteur ; „ donc tu n'as pas besoin de thébila “. – „ As-tu oublié “ (répondit celle-ci) „qu'il est écrit : celui qui pèche avec une bête doit être mis à mort (lapidé) ? “ (Et ils nepéchèrent point) ». – Plus loin, nous avons une anecdote à propos des phylactères queportaient les Israëlites. Talmud de Babylone, c. III : « (p. 313) Les rabbins ont enseigné que,avant d'entrer aux cabinets, on retire ses phylactères à la distance de quatre coudées... il fautles tenir à la main ainsi enveloppés, puis les placer dans des trous à proximité des cabinets,mais ne donnant pas sur la rue, de crainte que les passants ne les prennent et ne donnent lieuà de faux soupçons ; car il arriva ceci à un étudiant : ayant laissé ses phylactères dans destrous situés sur la rue, une femme de mauvaise vie vint les prendre et les apporter à la salled'étude, en disant que cet étudiant les lui avait donnés pour récompense (de son libertinage).Le jeune homme, en entendant ces mots, monta sur le toit et se jeta en bas par désespoir ».

§ 1382 (note 3) (retour à l’appel de note § 1382 - 3)

La tradition voulait que Solon eût institué les lupanars, à Athènes, [en Grec], « à cause dela vigueur des jeunes gens ». – ATH. ; XIII, p. 569. Horat. Sat, I, 2

(31) Quidam notus homo, cum exiret fornice, « macteVirtute esto » , inquit, sententia dia Catonis.Nam simul ac venas inflavit tetra libido,Huc iuvenes aequum est descendere ; non alienasPermolere uxores.

PSEUDACRONIS Scholia in Horat. : Catone transeunte quidam exiit de fornice ; quem,cum fugeret, revocavit et laudavit. Postea cum frequentius eum exeuntem de eodem lupanarividisset, dixisse fertur : adulescens, ego te laudavi, tamquam huc intervenires, non tamquamhic habitares. – L'anecdote montre que les Romains excusaient l'usage et réprouvaientl'abus.– P. PORPHYRIONIS Commentarii in Horat : Marcus Cato ille Censorius cumvidisset hommeni honestum e fornice exeuntem, laudavit existimans libidinemcompescendam esse sine crimine. – Cfr. ATH. : XIII, p. 568-569, où le poète Xénarque s'enprend à des jeunes gens qui poursuivent de leurs assiduités les femmes mariées, au lieu de secontenter des prostituées :

[vers en Grec] …

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« Indignes, indignes et intolérables sont les choses que les plus jeunes font dans la cité,où il y a, dans les lupanars, de fort belles filles qu'on peut voir se chauffant au soleil, lapoitrine découverte, nues et disposées en ordre par file » : et il s'étonne qu'ils puissent oublierles lois de Dracon contre l'adultère. –CICÉRON, Pro M. Coelio, 20, 48, excuse son clientd'avoir eu commerce avec des courtisanes. Verum si quis est, qui etiam meretriciis amoribusinterdictum iuventuti putet, est ille quidem valde severus ; negare non possum : sed abhorretnon modo ab huius saeculi licentia, verum etiam a maiorum consuetudine [notez cela], atqueconcessis. Quando enim hoc factum non est ? quando reprehensum ? quando nonpermissum ? quando denique fuit, ut, quod licet, non liceret ? – A. SÉNÈQUE. Controv., II,12, 10, excuse aussi un jeune homme d'avoir aimé des courtisanes : Nihil - inquit -peccaverat ; amat meretricem ; solet fieri : adulescens est, expecta, emendabitur, ducetuxorem. – Cfr. TERENT.; Adelph., 102-103. – PRUD. : Contra Simmach., I, 134-138. – Laloi protégeait la dignité des matrones romaines, mais laissait toute liberté aux courtisanes et àceux qui avaient commerce avec elles. – SUET. – Tib., 35 : Feminae famosae ut ad evitandaslegum poenas iure ac dignitate matronali exsolverentur, lenocinium profitrri coeperant ;...« Des femmes déshonnêtes, afin d'être exemptées du droit et de la dignité des matrones, pouréviter les peines des lois, se faisaient inscrire parmi les courtisanes... » – TACIT.; Ann., II,85 : « Le sénat fit cette année des règlements sévères pour réprimer les dissolutions desfemmes. On interdit le métier de courtisane à celles qui auraient un aïeul, un père, ou un marichevalier romain ; car Vistilia, d'une famille prétorienne, pour avoir toute licence, avait étéchez les édiles se faire inscrire sur le rôle des prostituées, d'après un ancien usage de nospères, qui pensaient qu'une femme serait assez punie par la seule déclaration de sonimpudicité. » (Trad. NISARD). – PAPINIEN ; Dig., XLVIII, 5, 10 : Mulier, quae evitandaepoenae adulterii gratia lenocinium fecerit aut operas suas in scaenam locavit, adulterii acusaridamnarique ex senatus consulto potest. – TITE-LIVE, XXXIX, 9, rapporte comment lesBacchanales furent découvertes : Une célèbre courtisane, l'affranchie Ispala Fecenia, digned'un meilleur sort, continuait pour s'entretenir, même après avoir été affranchie, le métierauquel elle était habituée quand elle était esclave. Elle entra en relations, à cause duvoisinage, avec Aebutius, sans que cela nuisit ni à la fortune, ni à la réputation de celui-ci.Spontanément, elle l'avait aimé et recherché ; et comme l'avarice des parents d'Aebutius lelaissait dans le besoin, la générosité de la courtisane l'aidait ». Même des Pères de l'Églisereconnurent la prostitution comme un mal nécessaire. – D. AUG. ; De ordine, II 4, 12. Lesaint remarque qu'il y a des maux nécessaires, comme les femmes publiques et lesentremetteurs : Quid sordidius, quid inanius decoris et turpidinis plenius meretrieibus,lenonibus, caeterisque hoc genus pestibus dici potest ? Aufer meretrices de rebus humanis,turbaveris omnia libidinibus. Constitue matronarum loco, labe ac dedecore dehonestaveris.Sic igitur hoc genus hominum per suos mores impurissimum vita, per ordinis legesconditions vilissimum. – D. THOM.; Summa theol., IIa, IIae, q. 10, a. 11. De même que Dieupermet certains maux pour en éviter de pires, sic ergo et in regimine humano illi qui praesunt,recte aliqua mala tolerant, ne aliqua bona impediantur, vel etiam ne aliqua mala peioraincurrantur; sicut Augustinus dicit, et il cite le passage rapporté plus haut. – Des empereurspaïens instituèrent, à Rome, un tribut sur les prostituées, et des empereurs chrétiens lesimitèrent, à Constantinople. SUET., Calig., 110 : Vectigalia nova atque inaudita, primum perpublicanos, deinde... per centuriones tribunosque praetorianos exercuit. Il exigeait ex capturisprostitutarum, quantum quaeque uno concubitu mereret. Additumque ad caput legis, uttenerentur publico, et quae meretricium, et qui lenocinium fecissent... HIST. AUG. –LAMP.– A. Severus, 24 : Lenonum vectigal et meretricum et exoletorum in sacrum aerarium inferrivetuit, sed sumptibus publicis ad instaurationem theatri, circi, amphitheatri, et aerariideputavit. – ZONABA, XIV, 8, D. III, p. 259; P. II, p. 54, dit du Chrysargyre, imposé parAnastase, qu'il était payé « par tous les mendiants, les pauvres, et par toutes lescourtisanes... ». – [en Grec]... La Novelle XIV de Justinien, De lenonibus, déplore que de

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toutes les parties de l'empire on amenât des prostituées à Constantinople, et que « maintenantelle [la ville de Constantinople] et tous les lieux circonvoisins sont pleins de pareils maux [demaisons de prostitution] – [en Grec]. L'empereur veut apporter un remède à une si grandeperversité ; c'est pourquoi il commande à ses sujets que « tous, suivant leur pouvoir, seconduisent chastement ». – [en Grec]. – Qu'il était bien placé pour prêcher la Vertu !

§ 1382 (note 6) (retour à l’appel de note § 1382 - 6)

Capitularium, lib. VII, 143 : ... Sed quia, Deo auxiliante, per merita et intercessionemsanctorum servorumque Dei, quos sublimare et honorare curavimus atque curamus, hactenusnos et successores nostri regna et regiones adquisivimus, et victorias multas habuimus,deinceps summopere omnibus nobis providendum est, ne pro dictis inlicitis et spurcissimisluxuriis, his, quod absit, careamus. Nam multae regiones, quae rerum Ecclesiaruminvasiones, vastationes, alienationes, vexationesque, et sacerdotum reliquorumque servorumDei oppressiones vel quascunque iniurias, quae iamdicta inlicita et adulteria vel sodomiticamluxuriam vel commixtionem meretricum sectalae fuerunt, nec in bello seculari fortes, nec infide stabiles perstiterunt. Et qualiter Dominus talium criminum patratoribus ultrices poenasper Sarracenos et alios populos venire et servire permisit, cunctis earum esta legentibusliquet. Et nisi nos ab his caveamus similia nobis supervenire non dubitamus ; quia vindex estDeus de his omnibus. – Capitularium, additio quarta, 160. On répète à peu près les mêmeschoses et l'on ajoute : ...Quia dum illae meretrices, sive monasteriales, sive seculares, maleconceptas soboles in peccatis genuerunt, saepe maxima ex parte occidunt ; non implentesChristi Ecclesias filiis adoptivis, sed tumulos corporibus, et inferos miseris animabus satiant.Absit enim ut pro talibus pereatis (Leg. forte peccatis) et nos simul cum regno cadamus... –Comme nous le verrons (1391 3), Charlemagne observe que le haut et le bas clergé péchaientmême avec les femmes en compagnie desquelles les Canons leur permettaient d'habiter,parce qu'on ne les croyait pas dangereuses. Les mœurs du reste du peuple n'étaient pasmeilleures. – Capitularium, lib. VII, 336 : De concubinis non habendis. Qui uxorem habet,eo tempore concubinam habere non potest, ne ab uxore eum dilectio separet concubinae. –356 : De his qui cum pecoribus coitu mixti sunt, aut more pecorum usque affinitatis lineamcum consanguineis incestum commiserunt, sive cum masculis concubuerunt. – Capitularium,lib., VI, 27.

§ 1382 (note 7) (retour à l’appel de note § 1382 - 7)

Constitutiones Regni Siculi, 1. I, tit. XX. De violentia meretricibus illata, 1. RexGuilielmus : Miserabiles itaque mulieres, quae turpi quaestu prostitutae cernuntur, nostrogaudeant beneficio, gratalantes, ut nullus eas compellat invitas suae satisfacere voluntati... –1 III, t. LIII. Depoena matris filiam publicae prostituentis – Imp. Frider. – Matres quaepublice prostituunt filias, poenae nasi truncati a divo Rege Rogerio statutae subiaceresancimus : alias etiam consentientes, et filias, quas forte propter inopiam, nedum maritare,sed etiam nutrire non possunt, alicuius voluptatibus exponentes, a quo et sustentationemvitae, et gratiam praestolantur, poenae subiacere non tam iniustum credimus, quam severum.

§ 1383 (note 2) (retour à l’appel de note § 1383 - 2)

L. PICHON ; Le roy des ribauds. Dissertations de plusieurs auteurs. – CLAUDEFAUCHET « (p. 25) ... l'on dit que les filles de joyes qui suivoient la Cour estoient tenuës en

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May, venir faire le fief du Prevost de l'Hostel : et lesquelles pour leur hardiesse impudente etimpudique estoient renommees Ribaudes... » – PIERRE DE MIRAUMONT cite Bouteiller,qui écrivait vers l'année 1459, et qui dit que le roy des Ribauds « (p. 37) sur tous les logis desbourdeauz et des femmes bordelieres doit avoir deux sols la sepmaine ». Plus loin, il est faitmention d'une ordonnance du 13 juillet 1558 « (p. 41) par laquelle il est très-expressementenjoint et commandé à toutes filles de joye et autres non estans sur le roolle de la Damedesdictes filles, vuider la Cour incontinent apres la publication de la presente, avec deffensesà celles estans sur le roolle de ladicte Dame, d'aller par les villages : et aux chartiers,muletiers, et autres les mener, retirer, ni loger, jurer et blasphemer le nom de Dieu... » –ESTIENNE PASQUIER cite Du TILLET qui dit du roy des Ribauds : « (p. 48) Les filles dejoye suyvantes la Court, sont sous sa charge, et tout le mois de May sont sujettes d'aller fairesa chambre ». – Du CANGE . « (p. 78)... Ce sont les droits du Roy des ribauds en Cambray :1° ledit Roy doit avoir, prendre, cueillir et recepvoir sur chascune femme, qui s'accompagnede homme carnelement, en wagnant son argent, pour tant qu'elle ait tenu ou tiengne maison àlowage en le cité cinq solz Parisis pour une fois. Item sur toutes femmes qui viennent en lecité, qui sont de l'ordonnance pour la premiere fois deux solz Tournois. Item sur chascunefemme de le dite ordonnance qui se remue et va demourer de maisons ou de estuves enaultre, ou qui va hors de le ville et demeure une nuit, douze deniers... ». – GOUYE DELONGUEMARE, faisant des observations sur le passage déjà cité de Bouteiller, confirmed’autre part l'existence des prostituées «(p. 96) À l'égard de ce que Boutellier dit de laJurisdiction sur les Bourdeaux et femmes bordelières, on doit aussi entendre que sa fonctionse réduisoit à des visites en ces endroits-là, pour y faire observer une certaine police... queces (p. 97) Maisons de débauche, et les personnes qui les habitoient, lui devoient payer unerétribution de deux sols par semaine... ». L'auteur observe qu'il semblerait « (p. 97) que ladébauche étoit alors permise à la suite (p. 98) de nos Rois ; il est cependant à remarquerqu'elle n'étoit que tolérée, de même que l'étoient à Paris les mauvais lieux... Il paroît mêmeque cette tolérance n’avoit pour but que d'éviter de plus grands désordres... » Quelles quesoient les causes du fait, cela n'exclut pas son existence. – P. L. JACOB : « (p. 163) Laroyauté des ribauds étant tombée en (p. 164) quenouille après la mort du bon seigneur deGrignaux, „ ce fut une dame, et une grande dame quelquefois, dit M. Rabataux dans soncurieux mémoire sur la Prostitution en Europe au moyen âge, qui resta chargée de la policedes femmes de la cour “. En 1535, elle se nommait Olive Sainte, et recevait de François 1er

un don de quatre-vingt-dix livres, „ pour lui aider, et aux susdites filles, à vivre et supporterles despenses qu'il leur convient faire à suivre ordinairement la Cour... “. On a conservéplusieurs ordonnances du même genre, rendues entre les années 1539 et 1546, et cesordonnances font foi que, chaque année, au mois de mai, toutes les filles suivant la courétaient admises à l'honneur de présenter au roi le bouquet du renouveau ou du valentin, quiannonçait le retour du printemps et des plaisirs de l'amour ».

§ 1383 (note 3) (retour à l’appel de note § 1383 - 3)

DELAMARE ; Traité de la Police, t. I, 1. III, titre V, c. 6 : « (p. 521) Saint Louis voulutentreprendre de les chasser [les prostituées] ; c'est par cette réforme que commence sonOrdonnance de l'an 1254. Elle porte que toutes les femmes et filles qui se prostituent serontchassées : tant des Villes que des Villages... (p. 522) Une longue et triste experience fit enfinconnoître qu'il était impossible d'abolir totalement le vice des prostitutions, sans tomber dansd'autres desordres incomparablement plus dangereux à la Religion, aux mœurs et à l'Etat...L'on prit donc le party de tolerer ces malheureuses victimes de l'impureté... Ordonnance duPrevôt de Paris du dixhuitième Septembre 1367 qui enjoint à toutes les femmes de viedissoluë, d'aller demeurer dans les bordeaux et lieux publics qui leur sont destinés, sçavoir...

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Fait défense à toutes personnes de leur loüer des maisons en aucun autre endroit, à peine deperdre le loyer ; et à ces sortes de femmes d'acheter des maisons ailleurs, à peine de lesperdre ».

§ 1387 (note 1) (retour à l’appel de note § 1387 - 1)

Il n'y a aucun juste motif pour douter que Ninzatti (Ligorio) ne soit de bonne foi, quand ilmanifeste de la répugnance à s'occuper des péchés contre le sixième et le neuvièmecommandements du Décalogue. – NINZATTI (S. ALPH. MAR. DE LIGORIO) ; Theologiamoralis, t. I: (p. 228) Tractatus de sexto et nono decalogi praeeepto. Nunc aegre materiamillam tractandam aggredimur, cuius vel solum nomen hominum mentes inficit. Utinambrevius aut obscurius explicare me potuissem ! Sed cum sit frequentior ac abundantioreonfessionum materia, et propter quam maior animarum numerus ad infernum delabitur, imonon dubito asserere ob hoc unum impudicitiae vitium, aut saltem non sine eo, omnes damnariquicumque damnantur, hinc opus mihi fuit, ad instructionem eorum qui moralem scientiamcupiunt addiscere, ut clare (licet quo castissime fieri potuit) me explicarem, et plurimaparticularia discuterem.

§ 1391 (note 1) (retour à l’appel de note § 1391 - 1)

THEOD. COD. ; XVI, 2, 20 : Imppp. Valentinianus, valens et Gratianus AAA. adDamasum Fpiscopum urbis Romae, Ecclesiastici aut ex ecclesiasticis vel qui continentium sevolunt nomine nuncupari, viduarum ac pupillarum domos non adeant, sed publicisexterminentur iudiciis, si posthac eos affines earum vel propinqui putaverint deferendos.Censemus etiam, ut memorati nihil de eius mulieris, cui se privatim sub praetexta religionisadiunxerint, liberalitate quacunque vel extremo iudicio possint adipisci, et omne in tantuminefficax sit, quod alicui horum ab his fuerit derelictum, ut nec per subiectam personamvaleant aliquid vel donatione vel testamento percipere. – Godefroy observe : Continentesigitur dicti, qui privato perfectioris vitae studio ducti, veto severioris vitae suscipiendae,legitimis connubii solatiis seiuncti, [mot en Grec], coelibem vitam affectabant, [en Grec], idest Temperantes.

§ 1391 (note 2) (retour à l’appel de note § 1391 - 2)

THEOD. COD., XVI, 2, 44, ann. 420 : Eum, qui probabilem saeculo disciplinam agit,decolorari consortio Sororiae appellationis non decet. Quicunque igitur, cuiuscumque gradusSacerdotio fulciuntur vel clericatus honore censentur, extranearum sibi mulierum interdictaconsortia cognoscant... Interpretatio. Quicunque clericatus utuntur officio extranearummulierum familiaritatem habere prohibentur ; matrum, sororum vel filiarum sibi solatia intradomum suam noverint tantura esse concessa, quia nihil turpe in talibus personis fieri velcogitari lex liaturae permittit. Illae vero mulieres sunt in solatio retinendae, quae in coniugiofuerunt ante officium clericatus. – Voir la longue note de GODEFROY.

§ 1392 (note 2) (retour à l’appel de note § 1392 - 2)

Je laisse le reste en latin. – C. CYPR. ; Ad Pomnponium, de virginibus : ..:Nec aliquaputet se hac excusatione defendi, quod inspici, et probari possit ; an virgo sit ; cum et manus

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obstetricum et oculus saepe fallatur. Et si incorrupta inventa fuerit virgo ea parte sui, quamulier potest esse : potuerit tamen ex alia corporis parte peccasse, quae violari potest, ettamen inspici non potest. Certe ipse coucubitus, ipse complexus ; ipsa confabulatio etosculatio, et coniacentium duorum turpis et foeda dormitio quantum dedecoris et criminiseonfitetur? (1394 6). – La matrone romaine était beaucoup plus chaste que ces femmes,nonobstant les images qui préservaient ses enfants du fascinum, et aucun paterfamilias desbeaux temps de Rome n'aurait permis ces obscènes inspections sur ses filles. – Le saintajoute l'argument de la jalousie divine : Superveniens maritus sposam suam iacentem cumaltero videat nonne indignatur et fremit ? Et per zeli livorem fortassis et gladium in marinaisumi t? Quid ? Christus Dominus et index noster, cum virginem suam sibi dicatam, etsanctitati suite destinatam facere cum altero cernit, quam indignatur et irascitur ? Et quaspoenas incestis eiusmodi coniunctionibus coniminatur ?

§ 1392 (note 3) (retour à l’appel de note § 1392 - 3)

D. HYERONYM : Ad Eustochium de custodia virginitatis, Epist. XXII. I. p. 1143 f.L'auteur parle de veuves qui affectent la chasteté : Plena adulatoribus domus, plena convivis.Clerici ipsi. quos et Magisterio esse oportuerat pariter et timori, osculantur capitamatronarum, et extenta manu, ut benedicere eos putes velle, si nescias, pretia accipiuntsalutandi. Illae interim quae sacerdotes suo viderint indigere praesidio, eriguntur insuperbiam : et quia maritorum expertae dominatum, viduitatis praeferunt libertatem ; castaevocantur, et Nonnae, et, post caenam dubiam, apostolos somniant.

§ 1393 (note 1) (retour à l’appel de note § 1393 - 1)

Ce cardinal dénonça au pape les mauvaises mœurs et les vices de quelques religieux.BEATI PETRI DAMIANI, opera, omnia, t. III, Liber Gomorrhianus, ad Leonem IX Rom.Pont. – Argumentum. – Nefandum et detestabile crimen, in quod Deo dicati sui temporisprolabebantur, deplorat : cosque utpote indignos a sacris Ordinibus removendos essecontendit : Leonemque Pontificem Romanum implorat, ut tam foede peccantes suaauctoritate coerceat (p. 63-77). – BURCHARD.; Diarium, t. II, mai 1493 : (p. 79) Alexanderconsuetudinem jam ceptam per Innocentium de maritanda prole feminina prosequutus est etampliavit. Incumbit igitur clerus omnis, et quidem cum diligentia, circa sobolemprocreandam. Itaque a majore usque ad minimum concubinas in figura matrimonii, et quidempublice, attinent. Quod nisi a Deo provideatur, transibit hec corruptio usque ad monachos etreligiosos, quamvis monasteria Urbis quasi omnia jam facta sint lupanaria, neminecontradicente. – L'éditeur THUASNE note : « Cette assimilation des lupanars aux couventsde jeunes filles revient souvent sous la plume des écrivains du XVe siècle » ; et il en citeplusieurs exemples. – INFESSURA ; Diario : (p. 259) Inter alla quoque quae ististemporibus [ann. 1490] ascribi possunt est quod reverendus pater vicarius papae in Urbe eteius districtu volens, ut decet bonum virum, custodire oves gregis sibi commissi, fecit unumedictum probibitorium laycis et clericis cuiuscumque conditionis existentibus, ut de coeterosub excomunicationis poena et suspensionis ac privationis beneficiorum etc. non auderentretinere concubinas nec publice nec secrete ; cum diceret id verti in praeiudicium divinaelegis et contra honestatem sacerdotalem : cum multi et quasi infiniti eam retinerent, tammagni praelati, quam etiam semplices clerici, propter quod bene vivendi modus in his noniudicabatur, minuebantque laicis fidem et devotionem. Quod cum S. D. N. audivit, accito adse dicto episcopo eodemque vicario, eum de praemisso interdicto acriter momordit fecitqueincontinenti illud removeri, cum diceret id prohibitum non esse ; propter quod talis effecta est

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vita sacerdotum et curialium, quod vix reperitur qui concubinam non retineat, vel saltemmeretricem, ad laudem Dei et fidei christianae. E t ea forte de causa numeratae suntmeretrices, quae (p. 260) tunc publice Romae sunt, ut ex vero testimonio habetur, adnumerum, sex millium et octingentarum meretricum ; exceptis illis quae in concubinatu suntet illis quae non publice sed secreto cum quinque vel sex earum exercent artificium, etunaquaeque earum, vel unum vel plures habent lenones. – BURCHARD. ; Diarium, t. II. Ildécrit une cérémonie du mois d'août 11197 : (400) ... meretrices et alie viles persone steteruntab omni parte, inter altare et cardinales. – Tout le monde connait le banquet des cinquantecourtisanes donné par le pape Borgia ; t. III : (p. 167) In sero fecerunt cenam cum duceValentinense in camera sua, in palatio apostolico, quinquaginta meretrices honeste,cortegiane nuncupate, que post cenam coreaverunt cum servitoribus et aliis ibidemexistentibus, primo in vestibus suis; deinde nude. Post cenam posita fuerunt candelabracommunia mense in candelis ardentibus per terram, et proiecta ante candelabra per terramcastanee quas meretrices ipse super manibus et pedibus, nude, candelabra pertranseuntes,colligebant, Papa, duce et D. Lucretia sorore sua presentibus et aspicientibus. Tandemexposita dona ultima, diploides de serico, paria caligarum, bireta et alia pro illis qui pluriesdictas meretriees carnaliter agnoscerent; que fuerunt ibidem in aula publice carnaliter tractatearbitrio presentium, dona distributa victoribus. – Note de THUASNE : « Le banquet descinquante courtisanes est confirmé, par Matarazzo qui substitue des dames et des seigneursde la cour aux courtisanes et aux valets du récit de Burchard (Arch. Stor. Ital., t. XVI, p.189), par la lettre de Silvio Savelli reproduite plus loin... et insérée par Sanuto dans sonjournal, enfin par l'orateur florentin Francesco Pepi... Au commencement du XVIIIe siècle, lerégent de France donnait au petit Luxembourg douze bals, où danseurs et danseusescomplètement nus, renouvelaient les fêtes galantes du Vatican... » – MACHIAVELLI ; Vitadi Castruccio Castracani. Après la défaite que Castruccio infligea aux Florentins : « (p. 249)... il se plaça avec ses gens sur le plateau de Peretola... où il passa plusieurs jours à partager lebutin et à fêter la victoire, faisant battre monnaie, au mépris des Florentins, courir le palium àdes chevaux, à des hommes et à des courtisanes ». BURCHARD.; Diarium. t. III, 19 juin1501 : (p. 146) Deputatus fuit locus apud Aquam Traversam, ...pro alloggiamento gentiumregis Francorum euntium ad regnum Neapolitanum. Ibidem fact fuerunt presepia.... ordinataprovisio panis, carnium, ovorum, casei, fructuum et omnium aliorum necessariorum, etordine sexdecim meretrices, que necessitati illorum providerent. – Il est bien connu qu'aumoyen âge, le concubinage des prêtres était très répandu, et que souvent les autorités laïquesou religieuses vendaient pour une certaine somme la permission d'avoir des concubines. Lemal est ancien et il en est fait mention dans un grand nombre de chroniques. On lit, parexemple, dans celle de MATHIEU PARIS, t. I, année 1129 : « (p. 293) Cette même année, leroi Henri tint un grand concile à Londres aux calendes d'Août, pour interdire le concubinageaux prêtres. Guillaume, archevêque de Cantorbéry, Turstan, archevêque d'York et leurssuffragants, étaient présents à ce concile. Henri trompa tous les prélats, grâce àl'imprévoyance malhabile de l'archevêque de Cantorbéry. En effet, le roi obtint haute justicesur les concubines des prêtres : mais cette affaire devait se terminer par un grand scandale,car le roi gagna beaucoup d'argent en vendant aux prêtres le droit de garder leursconcubines ». – Aujourd'hui, là où les vertuistes ont fait passer dans la loi la prohibition duconcubinage, de semblables gains reviennent à la police qui sait pratiquement le tolérer. – Onlit, dans la même chronique: « (p. 286.) L'an du Seigneur 1125, Jean de Crème, cardinal duSaint-Siège apostolique, vint en Angleterre avec la permission du roi, et alla d'évêchés enévêchés, d'abbayes en abbayes, non sans recueillir partout de grands présents. Il tint unconcile solennel à Londres le jour de la Nativité de la (p. 287) bienheureuse Marie. Là ils'éleva avec force contre le concubinage des prêtres, disant que c'était un crime abominablede coucher côte à côte avec une courtisane, puis de se lever et de prendre le corps de Jésus-Christ : mais lui-même, après avoir communié ce jour-là, fut surpris le soir avec une

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courtisane ». – Cette aventure aussi est semblable à d'autres qui, chaque jour, arrivent à nosvertuistes. Les siècles passent, mais la nature de l'homme demeure. CORNELIUS AGRIPPAa un passage dans lequel il va certainement au delà de la vérité, mais qui, non moinscertainement, est en partie conforme aux faits. Ce passage se trouve dans l'édition d'Anversde 1530, et fut supprimé dans l'édition des œuvres de cet auteur, faite à Lyon. Voir à cepropos BAYLE ; Dict. hist., s. v. Agrippa, p. 111. L'exemplaire que nous possédons porte, aucommencement : Splendidae nobilitatis viri et armatae militiae Equitis aurati... HenriciCornelij Agrippae ab Nettesheym De Incertitudine et Vanitate Scientiarum et Artium atqueexcellentia Verbi Dei Declamatio. A la fin : IOAN. GRAPHEVS excudebat anno Christonato MDXXX, mense Septemb. Antuerpiae. Les pages ne sont pas numérotées; il y aseulement un registre des feuilles d'imprimerie. Au chapitre De arte lenonia. l'auteur déclamevertement contre les mauvaises mœurs de son temps : (feuille Z. recto, dernière page) Auroplacatur zelotipus maritus, auro mollitur inexorabilis riualis, auro acuratissimi vincanturcustodes, auro quaeque ianua panditur, aure, omnis thalamus conscenditur, auro vectes etsaxa, et insolubilia matrimonii vincula franguritur. Quid mirum quod auro virgines, puellae,matronae, viduae, vestales vaeneunt si auro Christus ipse venditur. Denique hac lenociniorumduce, plurimi ab infima sorte ad summum prope nobilitatis gradum conscenderunt. Prostituithic uxorem factus est Senator, Prostituit ille filiam creatus est comes, hic aliam quamuismatronam in adulteri Principis sollicitauit amplexum, mox amplo stipendio dignus fit regiuscubicularius : (verso) Alii ob desponsata regia scorta spectabiles facti sunt, publicisquemuneribus praefecti, eisdem artibus abs Cardinalibus et pontificibus multi multa perpinguiavenantur beneficia, nec est via ulla compendiosior. – L'auteur rapporte des exemples anciensde maquerelages sous le couvert de la religion, et ajoute : ... nec desunt mihi si referre velimeognita recentia exempla, habent enim Sacerdotes, monachi, fraterculi, moniales, et quasvocant sorores, specialem lenociniorum praerogatiuam, quum illis religionis praetextuliberuni sit quocumque peruolare, et quibuscunque quantum et quoties libet sub specievisitationis et consolationis, aut confessionis secreto sine testibus loqui tam pie personatasunt illorum lenocinia, et sunt ex illis quibus pecuniam tetigisse piaculum est, et nihil illosmouent verba Pauli dicentis: Bonum est mulierem non tangere, quas illi non raro impudiciscontrectant manibus, et clanculum confluunt ad lupanaria, stuprant sacras virgines, viciantviduas et hospitum suorum adulterantes vxores... – Vient ensuite (feuille a, première page,recto) le passage mentionné par BAYLE : Iam vero etiam Lonociniis militant leges atquecanones, cum in potentum fauoreni pro iniquis nuptiis pugnant, et itista matrimonia dirimunt.Sacerdotesque sublatis honestis nuptiis turpiter scortari compellunt, malueruntque illilegislatores Sacerdotes sues cum infamia habere concubinas, quam cum honesta fama uxores,forte quia ex concubinis prouentus illis est amplior : De quo legimus gloriatum in conuiuioquendam Episcopum habere se vndecini milia Sacerdotum concubinariorum, qui in singulosannos illi aureum pendant. – Dans une traduction française, publiée en 1603, sans nom delieu, le passage est traduit : « (p. 394) Les loix et canons sont aussi enroolles en cettegendarmerie, et servent au maquerelages lors qu'en faveur des grands seigneurs ils valident etapprouvent les iniques mariages, et rompent et separent ceux qui sont iustes et legitimes, etcontraignent les prestres à paillarder vilainement, leur defendant de se marier honnestement.Ces legislateurs ont estimé meilleur que les gens d'Eglise menassent une vie infame avec desconcubines, que de vivre en honneur et bonne reputation avec (les femmes espousees,possible pour ce que le proffit et commodité qui leur vient des concubines est plus grand :dont nous lisons qu'un certain Evesque se glorifloit en un banquet, disant qu'il avoit onzemille prestres en son diocese concubinaires qui lui payoyent à raison de ce tous les ans unescu chacun ».

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§ 1394 (note 1) (retour à l’appel de note § 1394 - 1)

EUSEB. ; Eccles. hist., VII, 30 12. L'auteur parle contre Paul de Samosate : [en Grec] .« Quant à ses sœurs spirituelles (sous- introduites), comme les appellent les habitantsd'Antioche, à celles des prêtres et des diacres qui sont autour de lui... »,... [en Grec],… « ... etnous n'ignorons pas combien [de clercs] tombèrent pour avoir introduit des femmes auprèsd'eux... » – NICEPHORI CALLISTI eccl. hist., VI, 30. – D. HIERON. ; Ad Eustochium decustodia virginitatis, Epist. XXII, c. 5; t. I, p. 143, b. Pudet dicere, pro nefas : triste, sedverum est : Unde in ecclesias Agapetarum pestis introiit ? unde sine nuptiis aliud nomenuxorum ? Immo unde concubinarum genus ? Plus inferam. Unde meretrices univirae ?Eadem domo, uno cubiculo, saepe une, tenentur et lectulo : et suspiciosos nos vocant, sialiquid extimenus. Frater sororem virginem deserit, coelibem spernit virgo germanum,fratrem quaerit extraneum ; et cum in eodem proposito esse se simulent, quaerunt alienorumspiritale solatium, ut demi habeant carnale commercium.

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Chapitre IX

Les dérivation

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§ 1397. Dans ce chapitre, nous nous occuperons des dérivations, telles qu'elles ont étédéfinies au §868 ; et puisqu'elles renferment la raison pour laquelle certaines théories sontproduites et acceptées, nous étudierons les théories au point de vue subjectif indiqué au §13.Souvent déjà, nous avons rencontré des dérivations, bien que nous n'ayons pas encore faitusage de ce terme, et l'on en trouvera chaque fois qu'on fixera son attention sur les façonsdont les hommes tâchent de dissimuler, de changer, d'expliquer les caractères qu'ont enréalité certaines de leurs manières d'agir. C'est ainsi qu'au chapitre III, nous avons traitélonguement des raisonnements, qui sont des dérivations par lesquelles on tâche de faireapparaître logiques les actions non-logiques ; et nous avons alors classé certaines dérivationsconsidérées sous cet aspect. Nous en avons rencontré d'autres, envisagées sous d'autresaspects, aux chapitres IV et V.

Les hommes se laissent persuader surtout par les sentiments (résidus) ; par conséquent,nous pouvons prévoir, ce qui d'ailleurs est confirmé par l'expérience, que les dérivationstireront leur force, non pas de considérations logico-expérimentales, ou du moins pasexclusivement de ces considérations, mais bien des sentiments [voir : (§ 1397 note 1)]. Dansles dérivées, le noyau principal est constitué par un résidu ou par un certain nombre de

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résidus. Autour de ce noyau viennent se grouper d'autres résidus secondaires. Cet agrégat estcréé par une force puissante, et quand il a été créé, il est maintenu uni par cette force, qui estle besoin de développements logiques ou pseudo-logiques qu'éprouve l'homme, besoin qui semanifeste par les résidus du genre (1-epsilon). C'est ensuite de ces résidus, avec l'aided'autres encore, que les dérivations tirent en général leur origine.

§ 1398. Par exemple, au chapitre II, nous avons vu une catégorie étendue de dérivationsqui expliquent certaines opérations sur les tempêtes ; elles naissent justement du besoin dedéveloppements logiques ou réputés tels (I-epsilon). Le noyau principal est constitué par lesrésidus de la foi en l'efficacité des combinaisons, (I-dzéta) : on sent instinctivement qu'il doity avoir un moyen quelconque d'exercer une action sur les tempêtes. Autour de ce noyau sedisposent divers résidus de l'action mystérieuse de certaines choses et de certains actes ; etl'on a différentes opérations magiques. Dans ces opérations magiques interviennent, d'unemanière accessoire, les résidus de choses rares et d'événements exceptionnels (I-bêta 2), lesnoms liés mystérieusement aux choses (I-gamma 2), ainsi que d'autres opérationsmystérieuses (I-gamma 1), et même des combinaisons en général (I-alpha). Puis, toujoursd'une manière accessoire, on fait intervenir les résidus de la IIe classe. On trouve une familletrès étendue de ces résidus dans les explications que l'on donne des phénomènes, en avantrecours à des personnifications (II-êta), telles que des divinités, des démons, des génies. Il estrare que, dans une catégorie de dérivations, il ne se trouve pas une famille de cette sorte.

§ 1399. Nous avons déjà traité abondamment des résidus, et il ne nous resterait d'autrechose à faire, au sujet des dérivées, que de noter les résidus principaux et les résidusaccessoires. Mais nous n'aurions ainsi envisagé que le fond des dérivées, alors qu'il y apourtant d'autres aspects sous lesquels on peut considérer les dérivations. D'abord, si l'onprête attention à la forme, il faut observer le rapport dans lequel la dérivation se trouve avecla logique ; c'est-à-dire si elle est un raisonnement correct ou un sophisme. Cette étudeappartient aux traités de logique (§1410), et nous n'avons pas à l'entreprendre ici. Ensuite, ilfaut considérer le rapport dans lequel la dérivation peut être avec la réalité expérimentale.Elle peut être rigoureusement logique, et, par suite d'un défaut des prémisses, n'être pasd'accord avec l'expérience. Elle peut aussi n'être qu'apparemment logique, et, à cause du sensvague des termes, ou pour un autre motif, n'avoir aucune signification expérimentale, ouavoir une signification qui n'a qu'un lointain rapport avec l'expérience. Tel est l'aspect souslequel nous avons envisagé les dérivations que nous avons étudiées aux chapitres III, IV et V,sans employer encore cette dénomination. Maintenant, en leur en ajoutant d'autres, nousdevrons les étudier en détail, sous l'aspect subjectif de la force persuasive qu'elles peuventavoir. Restera enfin un autre aspect sous lequel il est nécessaire de les envisager : celui del'utilité sociale qu'elles peuvent avoir ; sujet dont nous nous occuperons au chapitre XII. Entout cas, pour avoir la théorie complète des dérivations, il faut rapprocher les chapitres III, IVet V du présent chapitre. La déduction parcourt à rebours la voie de l'induction ; parconséquent, celui qui utilise successivement ces deux voies retrouve la seconde fois sur sonchemin une partie au moins des théories et des raisonnements qu'il avait rencontrés lapremière.

§ 1400. Il y a plusieurs critères pour classer les dérivations suivant l'aspect sous lequel onles considère (§1480). Puisque nous nous attachons ici au caractère subjectif des explicationsque l'on donne par les dérivations, de certaines actions, de certaines idées, et à la forcepersuasive de ces explications, nous tirerons de la nature de celles-ci le critère de notre

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classification. Là où n'existe pas d'explications, les dérivations font aussi défaut ; mais sitôtqu'on recourt aux explications, ou qu'on tente d'y recourir, les dérivations apparaissent.L'animal, qui ne raisonne pas, qui accomplit uniquement des actes instinctifs (§861), n'a pasde dérivations. Au contraire, l'homme éprouve le besoin de raisonner, et en outre d'étendre unvoile sur ses instincts et sur ses sentiments ; aussi manque-t-il rarement chez lui au moins ungerme de dérivations, de même que ne manquent pas les résidus. Dérivations et résidus serencontrent chaque fois que nous étudions des théories ou des raisonnements qui ne sont pasrigoureusement logico-expérimentaux. Ainsi est-il arrivé au chapitre III (§325), où nousavons rencontré le type de dérivation le plus simple, qu'on trouve dans le précepte pur, sansmotif ni démonstration. Il est employé par l'enfant et l'ignorant, lorsqu'ils font usage de latautologie: « On fait ainsi parce qu'on fait ainsi »; tautologie par laquelle s'exprimentsimplement les résidus de la sociabilité, car, en somme, on veut dire : « Je fais ainsi, ou uneautre personne fait ainsi, parce que, dans notre collectivité, on a l'habitude de faire ainsi ».Puis vient une dérivation un peu plus complexe, qui vise à donner une raison de l'habitude, etl'on dit : « On fait ainsi parce qu'on doit faire ainsi ». Ces dérivations, qui sont de simplesaffirmations, constitueront la première classe. Mais déjà dans la dernière des dérivations quenous venons de rapporter, une entité indéterminée et mystérieuse s'est fait entrevoir : c'est ledevoir, premier indice d'un procédé général d'extension des dérivations qui, sous des nomsdifférents, croissent avec l'invocation de divers genres de sentiments. Peu à peu, les hommesne se contentent plus de ces noms seuls : ils veulent quelque chose de plus concret ; ilsveulent aussi expliquer d'une façon quelconque pourquoi on emploie ces noms. Que peutbien être ce devoir qu'on met au jour ? Ignorants, hommes cultivés, philosophes répondent ;et, des réponses puériles du vulgaire, on va jusqu'aux théories abstruses de la métaphysique ;mais, au point de vue logico-expérimental, ces théories ne valent pas mieux que les réponsesdu vulgaire. On fait le premier pas en appelant à son aide l'autorité de sentences ayant coursdans la collectivité, l'autorité de certains hommes, et, par de nouvelles adjonctions, on allèguel'autorité d'êtres surnaturels ou de personnifications qui sentent et agissent comme deshommes. Ainsi, nous avons la IIe classe des dérivations. Le raisonnement acquiert de nou-veaux développements, se subtilise, s'abstrait, quand on fait intervenir des interprétations desentiments, des entités abstraites, des interprétations de la volonté d'êtres surnaturels ; ce quipeut donner une très longue chaîne de déductions logiques ou pseudo-logiques, et produiredes théories qui ont quelque ressemblance avec les théories scientifiques, et parmi lesquellesnous trouvons celles de la métaphysique et de la théologie. Nous avons ainsi la IIIe classe.Mais les dérivations ne sont pas encore épuisées : il reste une classe étendue dans laquellerentrent des preuves principalement verbales ; ce sera la IVe classe. On y trouve desexplications de pure forme, qui usurpent l'apparence d'explications de fond. Ensuite (§1419)nous verrons comment ces classes se divisent en genres, et nous les étudierons en détail ;mais avant d'aller plus loin, il est nécessaire que nous ajoutions quelques considérationsgénérales sur les dérivations et sur les dérivées.

§ 1401. Commençons par traduire dans le langage des résidus et des dérivations ce quenous avons exposé (§798-803) en nous servant de lettres alphabétiques. Dans les matières quise rapportent à la vie des sociétés, les théories concrètes se composent de résidus et dedérivations. Les résidus sont des manifestations de sentiments. Les dérivations comprennentdes raisonnements logiques, des sophismes, des manifestations de sentiments employées pourdériver ; elles sont une manifestation du besoin de raisonner qu'éprouve l'homme. Si cebesoin n'était satisfait que par les raisonnements logico-expérimentaux, il n'y aurait pas dedérivations, et à leur place, on aurait des théories logico-expérimentales. Mais le besoin deraisonnement de l'homme trouve à se satisfaire de beaucoup d'autres manières : par desraisonnements pseudo-expérimentaux, par des paroles qui excitent les sentiments, par desdiscours vains et inconsistants ; ainsi naissent les dérivations. Elles font défaut aux deux

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extrêmes : d'une part, pour les actions instinctives, d'autre part, pour les sciences rigoureuse-ment logico-expérinientales. On les rencontre dans les cas intermédiaires.

§ 1402. Ce sont justement les raisonnements concrets correspondant à ces cas, qui sontconnus directement. Ici, nous avons fait l'analyse, en séparant une partie presque constante(a) et une partie beaucoup plus variable (b) (§798 et sv.), auxquelles nous avons donnéensuite les noms de résidus et de dérivations (§868), et nous avons vu que la partie la plusimportante pour l'équilibre social est celle des résidus (§800). Mais ainsi, nous sommes allésà l'encontre de l'opinion commune qui, dominée par l'idée des actions logiques, incline àintervertir le rapport indiqué tantôt, et à donner une plus grande importance aux dérivations(§415). La personne qui prend connaissance d'une dérivation croit l'accepter – ou la rejeter –par des considérations logico-expérimentales, et ne s'aperçoit pas qu'au contraire, elle esthabituellement poussée par des sentiments, et que l'accord – ou l'opposition – de deuxdérivations est un accord – ou une opposition – de résidus. Celui qui entreprend d'étudier lesphénomènes sociaux s'arrête aux manifestations de l'activité, c'est-à-dire aux dérivations, et ilne remonte pas aux causes de l'activité elle-même, c'est-à-dire aux résidus. Il est ainsi arrivéque l'histoire des institutions sociales est devenue l'histoire des dérivations, et souventl'histoire de dissertations sans fondement. On a cru faire l'histoire des religions en faisantl'histoire des théologies ; l'histoire des morales en faisant l'histoire des théories morales ;l'histoire des institutions politiques, en faisant l'histoire des théories politiques. En outre,comme la métaphysique a doté toutes ces théories d'éléments absolus dont on a cru tirer parla logique pure des conclusions non moins absolues, l'histoire de ces théories est devenuel'histoire des déviations de certains types idéaux existant dans l'esprit de l'auteur, déviationsqu'on observe dans le monde concret. De nos jours, plusieurs personnes ont senti que cettevoie s'écartait de la réalité, et, pour s'en rapprocher, elles ont substitué à ces raisonnements larecherche des « origines », sans s'apercevoir que, de cette façon, elles aboutissaient souvent ala simple substitution d'une métaphysique à une autre, en expliquant le plus connu par lemoins connu, les faits susceptibles de l'observation directe, par des imaginations qui, serapportant à des temps trop reculés, manquent entièrement de preuves, et en ajoutant desprincipes comme celui de l'évolution unique, qui dépassent entièrement l'expérience.

§ 1403. En somme, les dérivations constituent les matériaux employés par tout le monde.Mais les auteurs précités donnent aux dérivations une valeur intrinsèque, et les considèrentcomme agissant directement dans la détermination de l'équilibre social, tandis que nous leurdonnons ici uniquement la valeur de manifestations et d'indices d'autres forces, qui sontcelles qui agissent en réalité dans la détermination de l'équilibre social. Jusqu'à présent, lessciences sociales ont été très souvent des théories composées de résidus et de dérivations, etqui avaient en outre un but pratique : elles visaient à persuader les hommes d'agir d'une cer-taine façon réputée utile à la société. Le présent ouvrage est un essai de transporter ancontraire ces sciences exclusivement dans le domaine logico-expérimental, sans aucun butd'utilité pratique immédiate, avec la seule et unique intention de connaître les uniformités desfaits sociaux (§86). Celui qui écrit un livre en ayant pour but de pousser les hommes à agird'une certaine manière, doit nécessairement recourir aux dérivations, puisqu'elles constituentle langage au moyen duquel on parvient jusqu'aux sentiments des hommes et par lequel onpeut en conséquence modifier leur activité. Au contraire, celui qui vise exclusivement à faireune étude logico-expérimentale doit s'abstenir avec le plus grand soin d'employer les dériva-tions : elles sont pour lui un objet d’étude, jamais un moyen de persuasion.

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§ 1404. Ici, à propos du rôle que nous attribuons au sentiment dans les dérivations, nousnous trouvons en face d'un problème analogue à celui qui a été posé et résolu au chapitre III :si le rôle que le sentiment joue dans les dérivations est vraiment d'une si grande importance,est-il bien possible que tant d'hommes de talent qui étudièrent pratiquement et théoriquementles sociétés humaines ne s'en soient pas aperçus ? Nous devons répondre comme nous l'avonsdéjà fait pour le problème analogue du chapitre III, et dire que ce rôle a été effectivementaperçu, bien qu'indistinctement, sans qu'une théorie rigoureuse en fût donnée, sans que sonimportance en fût correctement appréciée, et cela pour divers motifs, parmi lesquels se trouvele préjugé qui attribue un rôle prépondérant aux actions logiques, dans les actions humaines.

Citons maintenant quelques exemples de la façon dont ce sujet a été compris par diffé-rents auteurs.

§ 1405. Suivant une théorie qui paraît assez probable, l'enthymème d'Aristote est unjugement accompagné de l'énoncé de sa cause ; l'enthymème des logiciens modernes est unsyllogisme dans lequel l'une des prémisses est passée sous silence. Nous acceptons cettedernière définition ; on verra ensuite que les conséquences que nous en tirons sont vraies afortiori pour l'enthymème d'Aristote.

§ 1406. Les dérivations sont souvent employées sous forme d'enthymème. Si l'onenvisage l'art oratoire, il y a cette première raison qu'un discours composé de syllogismesserait lourd, ennuyeux, insupportable ; ensuite il y a un autre motif, d'un ordre plus général,et qui s'applique aussi bien à l'art oratoire qu'à un raisonnement scientifique ou prétendu tel.La forme syllogistique met en lumière le défaut logique des dérivations de la même façonqu'elle fait apparaître les sophismes. Il est donc bon de s'en abstenir, dans les raisonnementsqui sont constitués par des associations d'idées ou de résidus. L'enthymème néglige une despropositions du syllogisme, et l'on peut prendre ses dispositions de manière à supprimer laproposition dans laquelle le défaut de logique est le plus apparent. Généralement, on négligela majeure, c'est-à-dire la prémisse qui contient le moyen terme et le prédicat. La conclusionà laquelle on veut arriver contient le sujet et le prédicat ; le sujet est d'une telle importancequ'il est difficile de supprimer la mineure qui le contient. Quand le moyen terme est uneentité non-expérimentale «§470), on gagne quelque chose à supprimer au moins l'une despropositions qui le contiennent.

§ 1407. Voici, par exemple, un enthymème cité par Aristote 1 « Ne garde pas une colèreimmortelle, toi qui es mortel ». Prise dans son sens littéral, cette proposition n'a pas de sens ;car il est évident que la colère d'un homme prend fin quand cet homme meurt et disparaît ; etil est par conséquent tout à fait inutile de lui recommander de ne pas garder une « colèreimmortelle ». Mais le sens de la proposition est bien différent : il consiste à recommander dene pas garder sa colère trop longtemps, de ne pas avoir une colère très longue, laquelle estappelée immortelle.

Le résidu principal (a) est l'un de ceux qui dépendent de la sociabilité (IVe classe). Lerésidu qu'on y ajoute pour dériver est l'un de ceux qui unissent les noms aux choses (I-gamma). L'association d'idées qu'on fait naître ainsi est d'abord la répugnance qu'unepersonne éprouve à unir deux choses contraires, telles que immortel et mortel, puis la

1 ARIST., Reth., II, 21, 6 : [En Grec].

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confusion qu'on crée entre immortel et très long. C'est dans cette confusion que gît le pointfaible du raisonnement. C'est pourquoi on doit autant que possible soustraire ce point faible àl'attention.

§ 1408. Il faut observer que la proposition que nous venons de citer est un enthymème ausens d'Aristote, mais non au sens moderne. Dans ce dernier sens, le syllogisme completserait : «L'homme est mortel ; un mortel ne peut avoir une colère immortelle ; donc l'hommene peut avoir une colère immortelle ». Mais ce n'est point ce que l'on veut démontrer ; onveut au contraire exprimer que l'homme ne peut – ou ne doit – avoir une trop longue colère.Si on l'exprime sous forme d'enthymème, on dira : « L'homme, étant mortel, ne doit pas avoirune trop longue colère » ; et sous cette forme, beaucoup de personnes accepteront le raison-nement, parce qu'elles seront frappées du contraste entre la vie courte de l'homme et unelongue colère. Maintenant, complétons le syllogisme. « L'homme est mortel ; un mortel nedoit pas avoir une trop longue colère ; donc l'homme ne doit pas avoir une trop longuecolère ». La proposition : « un mortel ne doit pas avoir une trop longue colère » attirejustement l'attention sur le point faible du raisonnement ; il convient donc de la supprimer,pour éviter qu'on ne s'aperçoive de l'erreur ; et de cette façon, on est poussé à substituerl'enthymème au syllogisme. Cela est plus utile pour l'enthymème Aristote que pourl'enthymème moderne. Si, après avoir énoncé un jugement, nous nous bornons à indiquer laraison qui en est l'origine – ou qui semble en être l'origine – et si nous négligeons lespropositions intermédiaires, nous nous plaçons dans les conditions les plus favorables auraisonnement par associations d'idées, ou de résidus, par opposition au raisonnementstrictement logique. Aristote sentait cela instinctivement, quand il disait que l'enthymèmeétait le syllogisme oratoire 1. Il a raison aussi quand il voit dans les sentences une partie del'enthymème 2 : les sentences sont la réduction ultime d'un syllogisme, dont il ne reste que laconclusion.

§ 1409. Il faut prendre garde à l'erreur où l'on tomberait, en croyant que la sentence estacceptée parce qu'elle fait partie d'un enthymème, et l'enthymème parce qu'il fait partie d'unsyllogisme. Cette opinion peut être vraie, au point de vue de la logique formelle, mais non àcelui des motifs pour lesquels un homme se laisse persuader. On accepte la sentence, onaccepte l'enthymème, à cause des sentiments qu'ils provoquent, pour des motifs intrinsèques,sans les réunir au syllogisme complet (§1399). Aristote ajoute l'exemple à l'enthymème,comme moyen de persuasion 3. L'exemple est une des dérivations les plus simples. On cite unfait, et l'on y ajoute un résidu de la IIe classe (Persistance des agrégats) ; c'est-à-dire qu'ondonne à un cas particulier la force d'une règle générale.

§ 1410. Après avoir fait allusion aux sophismes de logique, John Stuart Mill 4 ajoute,mais seulement pour les exclure de son étude, deux autres sources d'erreur : l'une intellec-tuelle, l'autre morale. Cela se rapproche assez de la distinction que nous avons faite entre lesdérivations (B) et (b). Dans un traité de logique, Mill a raison de ne pas s'occuper de cessources d'erreur ; pour la sociologie, au contraire, elles sont d'une grande importance.

1 ARIST. ; Rhet., 1, 2, 7.2 ARIST. ; Rhet., II, 21, 3.3 ARIST. ; Rhet., I, 2, 7.4 MILL ; Logique, V, 1, 3.

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§ 1411. Quand le logicien a découvert l'erreur d'un raisonnement, quand il a dévoilé unsophisme, son œuvre est achevée. L'œuvre du sociologue commence, au contraire ; il doitrechercher pourquoi ces sophismes sont acceptés, pourquoi ils persuadent. Les sophismes quine sont que des subtilités logiques lui importent peu ou point, parce qu'ils n'ont pas beaucoupd'écho parmi les hommes; au contraire, les sophismes – ou même les raisonnements bien faits– qui sont acceptés par beaucoup de gens lui importent au premier chef. La logique cherchepourquoi un raisonnement est erroné, la sociologie pourquoi il obtient un consentementfréquent.

§ 1412. Suivant Mill, les sources d'erreurs morales se divisent en deux classes princi-pales : l'indifférence à connaître la vérité et les inclinations, dont la plus fréquente est cellequi nous pousse dans le sens que nous désirons ; bien qu'ensuite nous puissions accepter uneconclusion agréable aussi bien qu'une conclusion désagréable, pourvu qu'elles soientcapables de susciter quelque sentiment intense. Cette indifférence et ces inclinations sont lessentiments correspondant à nos résidus ; mais Mill en traite assez mal. Il a été induit en erreurpar le préjugé que seules les actions logiques sont bonnes, utiles, louables, tandis que lesactions non logiques sont nécessairement mauvaises, nuisibles, blâmables. Il ne s'aperçoit pasque lui-même raisonne sous l'empire de cette inclination.

§ 1413. Le but de la dérivation est presque toujours présent à l'esprit de celui qui veutdémontrer quelque chose ; mais il échappe souvent à l'observation de celui qui admet laconclusion de la dérivation. Quand le but est une certaine règle que l'on veut justifier, ontâche d'unir ce but à certains résidus : par des raisonnements plus ou moins logiques, si l'oncherche à satisfaire surtout le besoin de développements logiques qu'éprouvent ceux qu'onveut persuader, ou bien par l'adjonction d'autres résidus, si l'on vise à agir surtout sur lessentiments.

§ 1414. Ces opérations, rangées suivant leur degré d'importance, peuvent être expriméesde la façon suivante : 1° Le but. 2° Les résidus dont la dérivation tire son origine. 3° Ladérivation. Une figure graphique fera mieux comprendre le phénomène. Soit B, le but, auquelon parvient en partant des résidus R’, R’’, R’’’,... et grâce aux dérivations R'rB, R'tB, R'vB...Par exemple, dans les théories morales, le but est le précepte qui défend de tuer un autrehomme. On peut y arriver par une dérivation très simple : le tabou du sang. On peut partir durésidu d'un dieu personnel et atteindre le but par des dérivations nombreuses et variées. Onpeut partir d'un résidu métaphysique, ou d'utilité sociale, ou d'utilité personnelle, ou dequelque autre résidu semblable, et atteindre le but grâce à un nombre extrêmement grand dedérivations.

figure 16Voir sur le site Les Classiques des sciences sociales

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§ 1415. En général, les théologiens, les métaphysiciens, les philosophes, les théoriciensde la politique, du droit, de la morale, n'admettent pas l'ordre indiqué tout à l'heure (§1402).Ils ont la tendance d'assigner la première place aux dérivations. Pour eux, les résidus sont desaxiomes ou des dogmes, et le but est simplement la conclusion d'un raisonnement logique.Comme ils ne s'entendent habituellement pas sur la dérivation, ils en disputent à perdrehaleine, et se figurent pouvoir modifier les faits sociaux, en démontrant le sophisme d'unedérivation. Ils se font illusion et ne comprennent pas que leurs disputes sont étrangères auplus grand nombre des gens [voir : (§ 1415 note 1)], qui ne pourraient les comprendre enaucune façon, et qui, par conséquent, n'en font aucun cas, si ce n'est comme d'articles de foiauxquels ils donnent leur consentement grâce à certains résidus. L'économie politique a été etcontinue à être en partie une branche de la littérature, et comme telle, elle n'échappe pas à ceque nous avons dit des dérivations. Il est de fait que la pratique a suivi une voie entièrementdivergente de la théorie.

§ 1416. Ces considérations nous conduisent à d'importantes conclusions qui appartien-nent à la logique des sentiments, mentionnée déjà au §480.

1° Si l'on détruit le résidu principal dont procède la dérivation, et s'il n'est pas remplacépar un autre, le but aussi disparaît 1. Cela se produit d'habitude, quand on raisonne logique-ment sur des prémisses expérimentales, c'est-à-dire dans les raisonnements scientifiques.Pourtant, même dans ce cas, il se peut que la conclusion subsiste, quand les prémisseserronées sont remplacées par d'autres. Au contraire, dans les raisonnements non- scientifi-ques, le cas habituel est celui dans lequel les prémisses abandonnées sont remplacées pard'autres – un résidu est remplacé par d'autres. Le cas exceptionnel est celui où cettesubstitution n'a pas lieu. Entre ces cas extrêmes, il y a des cas intermédiaires. La destructiondu résidu dont procède la dérivation ne fait pas disparaître entièrement le but, mais endiminue et affaiblit l'importance ; il subsiste, mais il agit avec moins de force. Par exemple,on a observé, aux Indes, que les indigènes qui se convertissent perdent la moralité de leurancienne religion, sans acquérir celle de leur foi nouvelle et de leurs nouvelles coutumes(§1741).

2° Quand on raisonne scientifiquement, si l'on peut démontrer que la conclusion neprocède pas logiquement des prémisses, la conclusion tombe. Au contraire, dans le raisonne-ment non-scientifique, si l'on détruit une des formes de dérivation, une autre ne tarde pas àsurgir. Si l'on montre le vide du raisonnement qui unit un certain résidu à une conclusion (aubut), la plupart du temps, le seul effet en est la substitution d'une nouvelle dérivation à cellequi vient d'être détruite. Cela a lieu parce que le résidu et le but sont des éléments principaux,et que la dérivation est secondaire, et souvent de beaucoup. Par exemple, les diverses secteschrétiennes ont des doctrines sur les bonnes œuvres et la prédestination, lesquelles, au pointde vue logique, sont entièrement différentes et parfois même opposées, contradictoires ; etpourtant ces sectes ne diffèrent en rien par la morale pratique. Voici un Chinois, un musul-man, un chrétien calviniste, un chrétien catholique, un kantien, un hégélien, un matérialiste,qui s'abstiennent également de voler ; mais chacun donne de ses actes une explicationdifférente. Enfin, ce sont les dérivations qui unissent un résidu qui existe chez eux tous à uneconclusion qu'eux tous acceptent. Et si quelqu'un invente une nouvelle dérivation ou détruitune de celles qui existent, pratiquement il n'obtiendra rien, et la conclusion demeurera lamême. 1 C'est là un cas particulier de la théorie générale de l'action réciproque des résidus et des dérivations, action

dont nous parlerons aux §1735 et sv.

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3° Dans les raisonnements scientifiques, grâce à des déductions rigoureusement logiques,les conclusions les plus fortes s'obtiennent de prémisses dont la vérification expérimentale estaussi parfaite que possible. Dans les raisonnements non-scientifiques, les conclusions les plusfortes sont constituées par un puissant résidu, sans dérivations. On a ensuite les conclusionsobtenues d'un fort résidu auquel s'ajoutent, sous forme de dérivation, des résidus qui ne sontpas trop faibles. Au fur et à mesure que s'allonge la distance entre le résidu et la conclusion,au fur et à mesure que des raisonnements logiques se substituent aux résidus, la force de laconclusion diminue, excepté pour un petit nombre d'hommes de science. Le vulgaire estpersuadé par son catéchisme, et non par de subtiles dissertations théologiques. Ces disserta-tions n'ont qu'un effet indirect ; le vulgaire les admire sans les comprendre, et cetteadmiration leur confère une autorité qui s'étend aux conclusions. C'est ce qui est arrivé, denos jours, pour le Capital de Marx. Un très petit nombre de socialistes allemands l'ont lu ;ceux qui peuvent l'avoir compris sont rares comme les merles blancs ; mais les subtiles etobscures dissertations du livre furent admirées de l'extérieur, et conférèrent de l'autorité aulivre. Cette admiration détermina la forme de la dérivation, et non pas les résidus ni lesconclusions, qui existaient avant le livre, qui continueront à exister quand le livre sera oublié,et qui sont communs tant aux marxistes qu'aux non-marxistes.

4° Au point de vue logique, deux propositions contradictoires ne peuvent subsisterensemble. Au point de vue des dérivations non-scientifiques, deux propositions qui parais-sent contradictoires peuvent subsister ensemble, pour le même individu, dans le même esprit.Par exemple, les propositions suivantes paraissent contradictoires : on ne doit pas tuer – ondoit tuer ; on ne doit pas s'approprier le bien d'autrui – il est permis de s'approprier le biend'autrui ; ou doit pardonner les offenses – on ne doit pas pardonner les offenses. Pourtantelles peuvent être acceptées en même temps par le même individu, grâce à des interprétationset des distinctions qui servent à justifier la contradiction. De même, au point de vue logique,si A est égal à B, il s'ensuit rigoureusement que B est égal à A ; mais cette conséquence n'estpas nécessaire dans le raisonnement des dérivations.

§ 1417. Outre les dérivations, qui sont constituées d'un groupe de résidus principaux etd'un autre groupe, secondaire, de résidus qui servent à dériver, nous avons les simples unionsde plusieurs résidus ou de plusieurs groupes, qui constituent seulement un nouveau groupe derésidus. En outre, nous avons les conséquences logiques –ou estimées telles – de la considé-ration de l'intérêt individuel ou collectif, lesquelles font partie des classes de déductionsscientifiques dont nous ne nous occupons pas ici.

§ 1418. La démonstration des dérivations est très souvent différente de la raison qui lesfait accepter. Parfois cette démonstration et cette raison peuvent concorder ; par exemple, unprécepte est démontré par l'argument d'autorité, et il est accepté grâce au résidu de l'autorité.D'autres fois elles peuvent être entièrement différentes ; par exemple, celui qui démontrequelque chose en se servant de l'ambiguïté d'un terme, ne dit certainement pas : « Madémonstration est valide, grâce à l'erreur engendrée par l'ambiguïté d'un terme » ; tandis quecelui qui accepte cette dérivation est, sans s'en apercevoir, induit en erreur par le raison-nement verbal.

§ 1419. Classification des dérivations :

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IRE CLASSEAffirmation (§1420-1433).

(I-alpha ∞) Faits expérimentaux ou faits imaginaires (§1421-1427).(I-bêta ß) Sentiments (§1428-1432).(I-gamma) Mélange de faits et de sentiments (§1433).

IIE CLASSEAutorité (1434-1463).

Autorité d'un homme ou de plusieurs hommes (§1435-1446).

(II-bêta ß) Autorité de la tradition, des usages et des coutumes (§1447-1457).

(I-gamma) Autorité d'un être divin ou d'une personnification (§1458-1463).

IIIE CLASSEAccord avec des sentiments ou avec des principes (§1464-1542).

(III-alpha ∞) Sentiments (§1465-1476).(III-bêta) Intérêt individuel (§1477-1497).(III-gamma) Intérêt collectif (§1498-1500).(III-delta) Entités juridiques (§1501-1509).(III-epsilon) Entités métaphysiques (§1510-1532).(III-dzéta) Entités surnaturelles (§1533-1542).

IVE CLASSEPreuves verbales (§1543-1686).

(IV-alpha ∞) Terme indéterminé désignant une chose réelle et chose indéterminée corres-pondant à un terme (§1549-1551).

(IV-bêta ß) Terme désignant une chose, et qui fait naître des sentiments accessoires, ousentiments accessoires qui font choisir un terme (§1552-1555).

(IV-gamma) Terme à plusieurs sens, et choses différentes désignées par un seul terme(§1556-1613).

(IV-delta) Métaphores, allégories, analogies(§1614-1685).

(IV-epsilon) Termes douteux, indéterminés, qui ne correspondent à rien de concret(§1686).

800

§ 1420. Ire CLASSE. Affirmation. Cette classe comprend les simples récits, les affir-mations d'un fait, les affirmations d'accord avec des sentiments, exprimées non pas commetelles, mais d'une façon absolue, axiomatique, doctrinale. Les affirmations peuvent être desimples récits ou des indications d'uniformités expérimentales ; mais souvent elles sont

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exprimées de telle manière qu'on ne sait si elles expriment uniquement des faits expéri-mentaux, ou si elles sont des expressions de sentiments, ou bien si elles participent de cesdeux genres. Nombreux sont les cas où il est possible de découvrir, avec une certaineprobabilité, la manière dont elles sont composées. Prenons, par exemple, le recueil desentences de Syrus. Les quatre premières appartiennent au genre (I-alpha); ce sont: «Nousautres hommes sommes également proches de la mort. – Attends d'un autre ce que tu aurasfait à un autre. – Éteins par tes larmes la colère de qui t'aime. – Qui dispute avec un hommeivre se bat contre un absent ». Vient ensuite une sentence du genre (1-bêta) : « Mieux vautessuyer une injure que la faire ». Suivent quatre sentences du genre (I-alpha), puis denouveau une du genre (1-bêta), qui est : « Adultère est celui qui aime violemment safemme ». Enfin, voici une sentence du genre (I-gamma): « Tout le monde demande : Est-ilriche ? personne : est-il bon ? » Là, il y a l'affirmation d'un fait (I-alpha) et un blâme de cefait, (I-bêta). Voyons encore les sentences de Ménandre : « Il est agréable de cueillir toutechose en son temps ». C'est une sentence du genre (I-alpha). « Ne fais ni n'apprends aucunechose honteuse » est une sentence du genre (1-bêta). « Le silence est pour toutes les femmesun ornement ». C'est une sentence du genre

§ 1421. (I-alpha) Faits expérimentaux ou faits imaginaires. L'affirmation peut êtresubordonnée à l'expérience. En ce cas, c'est une affirmation de la science logico-expéri-mentale, qui ne trouve pas place parmi les dérivations. Mais l'affirmation peut aussi subsisterpar sa vertu propre, par une certaine force intrinsèque, indépendante de l'expérience. Dans cecas, c'est une dérivation.

§ 1422. Comme nous l'avons déjà remarqué (§526, 1068), il y a une différence entre unsimple récit et l'affirmation d'une uniformité. Tous deux peuvent appartenir à la sciencelogico-expérimentale ou aux dérivations, suivant qu'ils sont subordonnés à l'expérience ouqu'ils subsistent par leur vertu propre.

§ 1423. Souvent, la personne qui suit la méthode des sciences logico-expérimentalescommence par une dérivation qu'elle soumet ensuite à l'expérience. Dans ce cas, la dérivationn'est qu'un moyen de recherche, et, comme telle, peut avoir sa place dans la science logico-expérimentale, mais pas comme moyen de démonstration.

§ 1424. Quand d'un fait ou de plusieurs faits on tire l'expression d'une uniformité, lerésidu que l'on y ajoute et qui sert à la dérivation exprime le sentiment que les rapports desfaits naturels ont quelque chose de constant (§1068). C'est là un procédé scientifique, pourvuqu'on prenne garde que l'uniformité ainsi obtenue n'a rien d'absolu ; c'est une dérivation non-scientifique du genre (I-bêta), si l'on donne un caractère absolu au résidu de la constance des« lois » naturelles, ou si, d'une autre manière quelconque, on fait dépasser l'expérience parl'affirmation.

§ 1425. La simple affirmation a peu ou point de force démonstrative ; mais elle a parfoisune grande force persuasive [voir : (§ 1425 note 1)]. C'est pourquoi nous la trouvons ici,comme nous l'avons déjà trouvée là où nous recherchions de quelle manière on tâche depersuader que les actions non-logiques sont des actions logiques (chapitre III), tandis quenous ne l'avons pas trouvée là où nous avons étudié les démonstrations (chapitre IV).

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Cependant l'affirmation vraiment pure et simple est rare, et chez les peuples civilisés, trèsrare ; il y a presque toujours quelque adjonction, quelque dérivation ou quelque germe dedérivation.

§ 1426. Au contraire, l'affirmation de renfort est fréquente dans le passé et dans leprésent. On l'ajoute à d'autres dérivations, sous forme d'exclamation. Dans la Bible, Dieudonne, par l'entremise de Moïse, certains ordres à son peuple, et ajoute de temps à autre,comme pour les renforcer: « Je suis l'Éternel, votre Dieu [voir : (§ 1426 note 1)] ». Fréquen-tes sont de nos jours les affirmations qu'une certaine mesure est selon le progrès, la démo-cratie, qu'elle est largement humaine, qu'elle prépare une humanité meilleure. Sous cetteforme, l'affirmation est à peine une dérivation ; ce n'est plutôt qu'une façon d'invoquercertains sentiments. Mais en étant souvent répétée, elle finit par acquérir une force propre,devient un motif d'agir, assume le caractère de dérivation.

§ 1427. On a aussi l'affirmation simple dans le tabou sans sanction, dont nous avons déjàparlé (§322). Ce genre de dérivations simples s'observe en un très grand nombre de dériva-tions composées ; il est même rare qu'une dérivation concrète en soit dépourvue. L'affirma-tion arbitraire se trouve généralement parmi des affirmations expérimentales, ou s'insinue, sedissimule au milieu d'un raisonnement, et usurpe pour elle le consentement donné à d'autrespropositions parmi lesquelles elle se trouve.

§ 1428. (I-bêta) Sentiments. L'affirmation peut être une manière indirecte d'exprimercertains sentiments. Elle est acceptée comme « explication » par ceux qui ont ces sentiments.Elle est donc simplement la manifestation des résidus accessoires qui constituent ladérivation.

§ 1429. Quand d'un sentiment individuel on tire une uniformité ou un précepte, le résiduqui s'ajoute et qui sert à la dérivation est le sentiment qui transforme les faits subjectifs enfaits objectifs (résidus II-dzéta). Souvent il s'y ajoute ensuite les résidus de sociabilité (IVe

classe). Un homme en voit fuir d'autres et fuit, lui aussi. C'est un mouvement instinctif, uneaction réflexe comme on en observe aussi chez les animaux. Il entend crier : « Fuyez ! » ets'enfuit. Nous sommes encore dans le cas précédent. On lui demande: « Pourquoi avez-vousfui ? » Il répond: « Parce qu'ayant entendu crier : Fuyez! je croyais qu'on devait fuir ». Onvoit ainsi poindre la dérivation, qui pourra se développer si l'on entreprend d'expliquer lepourquoi de ce devait. Voici une personne qui lit une poésie et s'écrie : « Elle est belle ! » Sielle disait : « Elle me paraît belle », ce serait la simple affirmation d'un fait subjectif ; mais endisant: « Elle est belle ! » elle transforme ce fait subjectif en un fait objectif. Eu outre, celuiqui entend a l'idée que ce qu'on dit beau doit lui donner à lui-même l'impression du beau, etlà intervient un résidu de sociabilité. C'est ainsi que les hommes ont généralement les goûtsde la collectivité dans laquelle ils vivent.

§ 1430. Une affirmation est acceptée, obtient crédit, par les sentiments de divers genresqu'elle suscite chez qui l'écoute ; et ainsi ces sentiments acquièrent l'apparence d'une « expli-cation ». Elle a de la valeur parce qu'elle est exprimée d'une façon doctorale, sentencieuse,avec une grande sûreté, sous une forme choisie, en vers mieux qu'en prose, imprimée mieux

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que manuscrite, dans un livre de préférence à un journal, dans un journal mieux qu'expriméeverbalement, et ainsi de suite (§1157).

§ 1431. Nous avons trois catégories de causes de la valeur de l'affirmation. l° Il y a unsentiment indistinct que celui qui s'exprime d'une de ces manières doit avoir raison. Ladérivation est vraiment réduite au minimum : c'est celle qui appartient proprement au genredont nous nous occupons. 2° Il y a l'idée que ces formes choisies font autorité. La dérivationest un peu plus développée et appartient à la IIe classe (§1434 et sv.). 3° Il y a l'idée plus oumoins indéterminée que cette autorité est justifiée. La dérivation appartient encore à la IIe

classe (§1435), et peut se développer jusqu'à donner un raisonnement logique. Pour ne pasrépéter deux fois les mêmes choses, nous traiterons ici des trois catégories ensemble.

On pourrait supposer, en faisant abstraction de la réalité, que les sentiments de la 3e

catégorie produisent ceux de la 2e, et ceux-ci les sentiments de la 1re : on démontrerait« d’abord que certaines circonstances confèrent de l'autorité, puisqu'on accepte en généralcette autorité ; enfin, même indépendamment de cette autorité, qu'on éprouve du respect pourles formes sous lesquelles elle s'exprime. Cela peut arriver parfois ; mais si l'on tient comptede la réalité, on voit que les trois catégories sont souvent indépendantes ; qu'elles ont une viepropre, et que lorsque existe un rapport entre la 2e et la 3e, il est l'inverse de celui que nousvenons d'indiquer. En de nombreux cas, l'homme qui accepte l'affirmation exprimée sous lesformes indiquées tout à l'heure ne fait pas tant de raisonnements. Il dit, par exemple: « J'ai lucela dans mon journal », et pour lui cela suffit comme preuve de la réalité de la chose 1. C'estlà une dérivation du genre qui nous occupe. Elle n'existe que lorsque, explicitement ouimplicitement, le sentiment de respect pour la chose imprimée ou écrite sert à expliquer, àjustifier le consentement que rencontre ce qui est imprimé ou écrit. Si, au contraire, cesentiment se manifeste simplement, sans qu'on en tire des conséquences, par exemple quandla chose imprimée ou écrite est considérée comme un fétiche, une amulette, ou même seule-ment considérée avec respect, on a un seul résidu, qui est celui dont nous avons déjà traitéaux §1157 et sv. Cette observation est générale : un sentiment s'exprime par un résidu; sicelui-ci sert ensuite à expliquer, à justifier, à démontrer, on a une dérivation. Il convientencore d'observer que dans le fait d'un homme qui fait siennes les opinions d'un journal qu'illit habituellement, il y a, outre la présente dérivation, un ensemble d'autres dérivations et derésidus, parmi lesquels ceux de la sociabilité, puisque le journal exprime ou est réputéexprimer l'opinion de la collectivité à laquelle appartient le lecteur. En d'autres cas, c'estl’idée d'autorité qui agit (§1157 et sv.), ajoutée à la précédente ou indépendante d'elle. Enfin,en un très petit nombre de cas, il s'y ajoute des sentiments de justification de l'autorité(§1432) ; mais habituellement les hommes ont d'abord le sentiment de l'autorité et tâchent detrouver ensuite une manière de la justifier.

§ 1432. Au point de vue logico-expérimental, le fait qu'une affirmation est énoncée avecune grande sûreté peut être un indice, fût-ce lointain, que cette affirmation n'est pas à mettreen doute. À moins qu'il ne s'agisse d'une répétition machinale, le fait qu'une affirmation estexprimée en latin prouve que l'auteur a fait certaines études, indice probable d'une autoritélégitime. En général, le fait d'être exprimée sous une forme qui n'est pas accessible à tout lemonde peut indiquer, souvent peut-être à tort, que cette affirmation provient de personnes

1 Journal des Goncourt, 2e série, 2d vol., tome V, 1872-1877, p. 9 : « Aujourd'hui, chez le français, le journal

a remplacé le catéchisme. Un premier Paris de Machin ou de Chose devient un article de foi, que l'abonnéaccepte avec la même absence de libre examen que chez le catholique d'autrefois trouvait le mystère de laTrinité [sic] ».

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mieux que d'autres à même de connaître la réalité. Dans le cas de l'imprimé, du journal, dulivre, on peut remarquer qu'une affirmation exprimée sous l'une de ces formes doit par celamême presque toujours être considérée comme rendue publique ; ce qui a pour conséquencequ'elle peut être réfutée plus facilement qu'une affirmation clandestine qui passe de boucheen bouche. C'est pourquoi, si la réfutation n'a pas lieu, la première affirmation a plus deprobabilités d'être vraie que la seconde. Mais il arrive bien rarement que les hommes soientmus par des considérations de cette sorte ; et ce ne sont pas des raisonnements logico-expé-rimentaux, mais bien des sentiments, qui les poussent à ajouter foi aux affirmations faitessous les formes indiquées.

§ 1433. (I-gamma) Les genres (I-alpha ∞) et (I-bêta ß), séparés dans le domaine del'abstraction, se trouvent presque toujours réunis dans le concret et constituent le présentgenre. À la vérité, celui qui donne une explication peut, bien que cela se produise rarement,ne pas avoir le sentiment auquel on recourt pour la donner ; mais celui qui l'accepte agénéralement ce sentiment, autrement il n'y donnerait pas son consentement. Il suit de làqu'en réalité, la plus grande partie des dérivations concrètes de la Ire classe appartiennent augenre (I-gamma), et que les expressions des faits et des sentiments sont chez elles siintimement combinées, qu'on ne peut aisément les séparer. Souvent, il s'y ajoute aussi dessentiments d'autorité et d'autres semblables.

§ 1434. IIe CLASSE. Autorité. Ici, nous avons un mode de démonstration et un mode depersuasion. Nous avons déjà parlé du premier (§583 et sv.); parlons maintenant surtout dusecond. Dans cette classe, nous avons diverses dérivations, qui sont les plus simples

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après celles de la classe précédente. Comme dans beaucoup d'autres dérivations lesrésidus qui servent à dériver sont ceux de la persistance des agrégats. Aux résidus (II-dzéta)qui transforment les sentiments en réalités objectives, s'ajoutent des résidus d'autres genres ;par exemple, ceux de l'autorité du père mort ou des ancêtres (II-bêta), de la tradition (II-alpha), de la persistance des uniformités (II-epsilon), etc. Comme d'habitude, les résidus de laIre classe interviennent pour allonger et développer les dérivations.

§ 1435. (II-alpha) Autorité d'un homme ou de plusieurs hommes [voir : (§ 1435 note 1)].Un cas extrême est celui de dérivations exclusivement logiques. Il est évident que pourcertaines matières, l'opinion d'une personne qui en a une connaissance pratique présente uneplus grande probabilité d'être vérifiée par l'expérience, que l'opinion d'une personne ignoranteet qui n'a pas cette connaissance. Une telle considération est purement logico-expérimentale,et nous n'avons pas à nous en occuper ici 1. Mais il y a d'autres genres de dérivations parrapport auxquelles la compétence de l'individu n'est pas expérimentale ; elle peut être déduited'indices trompeurs, ou même être entièrement imaginaire. Nous nous écartons le moins ducas logico-expérimental, lorsque nous présumons, avec une probabilité plus ou moins grande(§1432), l'autorité d'après des indices qui peuvent être véridiques ou trompeurs, et en outrelorsque, grâce à la persistance des agrégats, nous étendons la compétence au delà des limites

1 [NOTE DU TRADUCTEUR.] On trouve un mélange de cette considération logico-expérimentale avec

d'autres considérations logiques et le résidu de la vénération, dans la fameuse loi des citations, en droitromain ; loi par laquelle les empereurs Théodose II et Valentinien III graduèrent l'autorité des jurisconsultesles plus éminents. On trouve un mélange semblable dans la doctrine théologique des opinions probables.

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entre lesquelles elle est expérimentalement valide (§1881 1). En tout temps on a pu répéter :Sutor, ne ultra crepidam.

§ 1436. Parce que M. Roosevelt est un éminent politicien, il croit être savant en histoire,et donne à Berlin, une conférence dans laquelle il fait montre d'une certaine ignorance del'histoire grecque et de la romaine. L'Université qui a été honorée par Mommsen lui décernele titre de docteur honoris causa. Il fait la découverte vraiment admirable que l'adage : si vispacem para bellum est de Washington, et il est nommé membre étranger de l'Académie dessciences morales et politiques de Paris. Certes, il connaît l'art de faire les élections politi-ques ; il sait aussi battre la grosse caisse, et n'ignore pas la manière de chasser le rhinocérosblanc ; mais comment tout cela lui confère-t-il la compétence de donner des conseils auxAnglais, sur la façon de gouverner l'Égypte, ou aux Français, sur le nombre d'enfants qu'ilsdoivent avoir ? Il y a sans doute des motifs politiques et de basse adulation, pour expliquerles honneurs qui lui furent décernés par l'Académie des sciences morales et politiques deParis, et par les Universités de Berlin et de Cambridge, ainsi que les flatteries qu'il reçutd'hommes politiques puissants, dans son rapide voyage en Europe 1 ; mais là même où cesmotifs font défaut, nous trouvons l'admiration des vains discours de M. Roosevelt. Il y aaussi le sentiment que l'homme qui réussit à se faire nommer président des États-Unisd'Amérique et à faire grand bruit dans cette fonction, doit être compétent en toute matière quia quelque rapport avec les sciences sociales et historiques ; et aussi le sentiment que celui quiest compétent en une chose l'est en toutes ; le sentiment d'admiration générale, qui empêchede séparer les parties en lesquelles un homme est compétent, de celles où il ne l'est pas.

Autrefois, l'autorité du poète envahissait tous les domaines. En de nombreux cas, il yavait à cela un petit fondement logico-expérimental, parce que le poète était aussi, l'hommecultivé. Aujourd'hui, ce motif n'a plus de valeur pour le poète et le littérateur contemporains ;et pourtant, en de nombreux cas, ils passent pour compétents en des matières qui leur sontparfaitement étrangères. Voici M. Brieux qui, dans chacune de ses productions dramatiques,vous « résout » quelque « question sociale ». Il ne sait rien et décide de tout. Il découvre unethèse connue depuis les temps les plus anciens, et, après Plutarque et Rousseau, enseigne auxmères qu'elles doivent allaiter leurs enfants. Aussi est-il admiré par un grand nombre debonnes gens. Anatole France est un romancier de tout premier ordre, très compétent quant austyle et à la forme littéraire. En une langue merveilleuse, il a écrit des romans où l'on trouveune psychologie sagace et une fine ironie. En tout cela, son autorité est incontestable. Maisvoilà qu'un beau jour il lui vient à l'idée de l'étendre à d'autres matières qu'il connaîtbeaucoup moins. Il veut résoudre des problèmes politiques, économiques, religieux, histori-ques. Il devient dreyfusard, socialiste, théologien, historien ; et il ne manque pas d'admira-teurs dans toutes ses transformations. Le sentiment de l'autorité – aidé de la passion politique– est si fort en ce cas, qu'il résiste aux preuves contraires les plus évidentes. L'histoire deJeanne d'Arc écrite par Anatole France conserve des admirateurs, après que Lang a publié leserreurs nombreuses et graves qu'elle contient. Il y en a de grossières, d'involontaires, etd'autres que l'on ne peut malheureusement tenir pour telles. Cependant, le livre jouit encored'une grande autorité [voir : (§ 1436 note 2)].

1 C'étaient là en grande partie des actions logiques, parce qu'on croyait alors que M. Roosevelt serait de

nouveau président des États-Unis, et l'on avait en vue d'obtenir de lui quelques avantages. En oppositionavec ces flatteries, il convient de rappeler que le pape ne reçut pas M. Roosevelt; qu'un patricien gênois luirefusa l'accès de son palais, et que Maximilien Harden écrivit un article où il tournait en dérision lesadulateurs de M. Roosevelt en Allemagne.

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§ 1437. Le résidu de la vénération (§1156 et suiv.) sert souvent à donner du poids auxaffirmations ; il peut avoir différents degrés et, de la simple admiration, aller jusqu'à ladéification. Sous toutes ses formes, il peut être employé pour la dérivation, mais aux degrésles plus élevés, il devient souvent une forme de l'autorité ou de la tradition verbale ou écrite 1.

§ 1438. On peut placer dans le présent genre de dérivations les nombreuses affirmationspseudo-expérimentales qu'on trouve en tout temps, et que chacun répète comme un perro-quet. Parfois elles ont une apparence de preuve, dans un témoignage plus ou moins intelli-gent, plus ou moins véridique ; mais souvent aussi cette preuve fait défaut, et les affirmationsrestent en l'air, on ne sait comment, sans la moindre preuve expérimentale ou autre. Pourtrouver de ces dérivations il suffit d'ouvrir plusieurs livres anciens et aussi quelques livresmodernes. Nous n'ajouterons qu'un seul exemple à ceux que nous avons déjà cités. SaintAugustin veut prouver, contre les incrédules, la réalité des tourments qui attendent lesdamnés. Les incrédules lui objectaient qu'il n'était pas croyable que la chair brûlât sans seconsumer, et que l'on souffrît sans mourir. À cela, le saint répond qu'il y a d'autres faits,également merveilleux, qui seraient incroyables s'ils n'étaient certains, et il en cite un grandnombre [voir : (§ 1438 note 1)]. Sans doute, au point de vue expérimental, cette dispute estvaine, d'un côté comme de l'autre, parce que les tourments des damnés sont étrangers aumonde expérimental, et que la science expérimentale ne peut en traiter d'aucune façon ; maisun fait étrange subsiste c'est que presque tous les faits cités par le saint sont imaginaires à telpoint que si le livre était d'un adversaire, on aurait pu croire que celui-ci a voulu montrer lavanité des miracles dont le saint voulait donner la preuve. On aurait pu répondre au Saint :« Nous acceptons votre raisonnement ; nous vous concédons que les miracles que vous citezsont aussi vrais que les faits auxquels vous les comparez... lesquels faits sont faux ! » Pourl'un de ces faits, soit pour la chair de paon qui ne se corrompt pas, il y, a une pseudo-expérience ; pour les autres, la preuve est donnée par des dérivations fondées sur l'autorité 2.

Saint Augustin est le précurseur de nos contemporains adorateurs de la Sainte Science : ildit croire uniquement à ce qui est prouvé par les faits, refusant d'ajouter foi aux fables despaïens [voir : (§ 1438 note 3)] ; et les fidèles de l'humanitarisme positiviste répètent qu'ilsveulent croire uniquement ce qui est prouvé par les faits, refusant d'ajouter foi aux « fables »des chrétiens. Mais, par malheur, autant les faits du premier que les faits des derniers sontuniquement pseudo-expérimentaux.

Il convient de remarquer qu'à la fin pourtant un certain doute sur les faits s'insinue dansl'esprit de Saint Augustin [voir : (§ 1438 note 4)] ce qui ne semble pas être le cas de nosadmirateurs de la démocratie et de l'humanitarisme. L'omnipotence de Dieu est, en somme,pour Saint Augustin, la meilleure preuve des miracles. En cela, il a raison ; car, sortant ainsi

1 MAIMBOURG ; Hist. de l'Arian., t. 1 (p. 17) Je sçay bien qu'on n'est pas toûjours obligé de croire ces

sortes de choses qui sont si extraordinaires, et qu'on appelle visions, particulièrement quand elles n'ont paspour garant quelque Auteur célèbre, dont le nom seul puisse servir de preuve authentique. Mais je n'ignorepas aussi que l'Histoire, en laissant la liberté d'en croire ce que l'on voudra, ne peut, sans un peu trop dedélicatesse, et même sans quelque sorte de malignité, supprimer celles qui ont esté (p. 18.) receùës, depuistant de siècles, par des gens qu'on ne sçauroit accuser de foiblesse, sans se ruiner de réputation ».

2 Loc. cit., §1438, : (c. 5, 1) Non itaque pergo per plurima quae mandata sunt litteris [dérivation explicited'autorité], non gesta atque transacta sed in locis quibusque manentia ; quo si quisquam ire voluerit etpotuerit, utrum vera sint, explorabit, sed pauca commemoro. C'est là une dérivation implicite d'autorité.Dire que n'importe qui pouvait aller voir que ces faits étaient vrais, revient à dire que l'on croyait cettevérification possible ; mais, en réalité celui qui serait effectivement allé n'aurait pu voir des faits quin'existaient pas.

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du domaine expérimental, il échappe aux objections de la science logico-expérimentale,lesquelles conservent, au contraire, toute leur efficacité contre ceux qui s'obstinent à demeu-rer dans ce domaine.

§ 1439. Dans les dérivations, le résidu de l'autorité traverse les siècles sans perdre de saforce. De nos jours, après avoir parlé par la bouche des admirateurs de Eusapia Paladino, deLombroso, de William James, il nous apparaît tel qu'il était quand Lucien écrivait sonMenteur. Les fables dont se moque Lucien s'écartent très peu de celles qui ont coursaujourd'hui, et se justifiaient, de son temps, comme elles se justifient du nôtre, par l'autoritéd'hommes réputés savants, graves. Bien longtemps avant que Lombroso et William Jameseussent promis de revenir, après leur mort, pour s'entretenir avec leurs amis, la femmed'Eucratès était venue, après sa mort, s'entretenir avec son mari. Le philosophe Arignôtosraconte d'autres histoires encore plus merveilleuses, et l'incrédule Tykhiadès, laissant voirqu'il n'y ajoutait guère foi, est considéré comme privé de bon sens, parce qu'il ne cède pas àde semblables autorités [voir : (§ 1439 note 1)]. Il suffit d'ouvrir au hasard l'un des nombreuxlivres qui racontent des faits merveilleux, pour y trouver des observations semblables [voir :(§ 1439 note 2)].

§ 1440. De nos jours, ces croyances existent aussi. Un grand nombre de gens croient à laguérison par la prière (§1695 1). Un très grand nombre vivent dans la crainte sacrée desmédecins hygiénistes, qui sont les saints défendant les malheureux mortels des maléfices desdémons devenus microbes. Un manuel de morale 1 (!) en usage dans les écoles françaisesnous apprend que « (p. 33) pour être bien portant, il faut ne jamais boire d'alcool, ni deboissons alcooliques. Il ne faut jamais avaler une seule goutte d'eau-de-vie, de liqueur,d'absinthe ou d'apéritif ». Rien ne nous permet de croire que l'auteur ne pensait pas ce qu'ilaffirme ; et, dans le cas contraire, il aurait vraiment donné un déplorable exemple, dans untraité de morale. Il croyait donc – et les lecteurs doivent croire, en vertu de son autorité –qu'il suffit «d'avaler une seule goutte d'eau-de-vie ou de liqueur » pour n'être pas bienportant. Il est très facile de faire un essai, et de vérifier s'il est vrai qu'après avoir bu une seulegoutte de liqueur on n'est pas bien portant. Dans ce cas, comme en beaucoup d'autres, onverra que l'expérience dément l'autorité. Mais il y a mieux. Un auteur affirme, commerésultat de l'expérience, que si un homme est buveur, sa fille ne peut plus allaiter, et que cettefaculté est perdue à jamais pour les générations suivantes [voir : (§ 1440 note 2)]. Ici lasubstitution de l'autorité à l'expérience est éclatante et se dément d'elle-même. Pour démon-trer expérimentalement que la faculté d'allaiter est perdue à jamais pour « les générationssuivantes », il est évidemment nécessaire d'avoir examiné ces générations, au moins pendantquelques siècles. Comment cela est-il possible ? Où sont les statistiques de quelques sièclesen arrière, qui indiquent qu'un homme était buveur, puis indiquent que les femmes quidescendaient de lui ont pu ou non allaiter ? Passons sur le fait que si ce que dit cet auteur étaitvrai, on ne verrait plus, dans les pays de vignobles, de femmes allaitant leurs enfants ; il suffitde se promener dans une de ces contrées et de n'être pas aveugle pour s'assurer du contraire.

1 Collection A. Aulard. – Morale, par A. BAYET, Cours moyen. – Ce M. Aulard est le même qui reprochait

à Taine de n'ètre pas assez rigoureux et précis. Il faut remarquer que la loi proposée à la Chambre, pour « ladéfense de l'école laïque » punit ceux qui ont l'audace de détourner les jeunes gens d'ajouter foi à de sibelles doctrines.

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§ 1441. Voici un autre personnage, qui dit 1 – et il trouve des gens pour y croire – qu'ilsuffit d'un demi-litre de vin ou de deux litres de bière pour diminuer du 25 au 40 % lacapacité de travail cérébral. Ainsi, dans les universités allemandes, où professeurs etétudiants boivent encore plus que les quantités qui viennent d'être indiquées, de bière ou devin, on devrait avoir bien peu de capacité de travail cérébral. Le grand mathématicien Abel,qui abusait des boissons alcooliques, devait être un idiot ; mais nous ne nous en apercevonspas. Bismarck aussi devait avoir bien peu de capacité de travail cérébral [voir : (§ 1441note 2)] !

§ 1442. Il est remarquable que beaucoup, parmi les croyants de cette religion anti-alcooliste soient des adversaires acharnés de la religion catholique, et qu'ils se moquent deses miracles, sans s'apercevoir que leurs miracles sont aussi étonnants que ceux descatholiques, et que s'il est vrai que la croyance en les uns et les autres est dictée par lesentiment, elle trouve ensuite sa justification dans l'autorité, avec cette différence en défaveurdes croyants de la religion anti-alcooliste, qu'aujourd'hui il n'y a pas moyen de faire desexpériences pour prouver qu'un miracle fait au temps passé était faux, tandis que chacun peutfaire des expériences ou des observations qui démontrent la fausseté des affirmationsmiraculeuses rapportées tout à l'heure [voir : (§ 1442 note 1)].

§ 1443. Le résidu de l'autorité apparaît aussi dans les artifices qu'on met en œuvre pour ladétruire. On peut le voir dans une infinité de polémiques théologiques, morales, politiques.

§ 1444. Au point de vue logico-expérimental, la vérité de la proposition : A est B, estindépendante des qualités morales de l'homme qui l'énonce. Supposons que demain ondécouvre qu'Euclide fut un assassin, un voleur, en somme le pire homme qui ait jamaisexisté ; cela porterait-il le moindre préjudice à la valeur des démonstrations de sa géométrie ?

§ 1445. Il n'en est pas ainsi au point de vue de l'autorité. Si la proposition : A est B, estacceptée seulement grâce à l'autorité de celui qui l'énonce, tout ce qui peut affaiblir cetteautorité nuit à la démonstration que A est B. L'artifice des polémistes consiste à placer dans ledomaine de l'autorité une proposition qui a sa place dans le domaine logico-expérimental.

§ 1446. Il faut remarquer que ces moyens, justement parce qu'ils n'ont aucune forcelogico-expérimentale, perdent toute efficacité, quand on en fait un usage trop étendu.Désormais, on sait que lorsqu'un théologien dit d'un autre qu'il est un pervers, cela signifieseulement qu'ils sont d'avis différent ; et quand un journaliste dit d'un homme d'État qu'il estun malfaiteur, cela indique simplement qu'il a, pour le combattre, des motifs d'intérêtpersonnel, de parti ou d'opinion. En politique, ces moyens de détruire l'autorité peuventn'avoir plus le moindre effet.

1 Le Journal de Genève rapporte en ces termes une conférence faite par un médecin de la ville :

« Sérieusement documenté, et se basant sur les recherches de l'École de Heidelberg …, le Dr, Audéoud adémontré que la quantité d'alcool absolu contenu dans un demi-litre de vin ou deux litres de bière environsuffisait à faire diminuer de 25 à 40 % la capacité de travail cérébral. Cette déperdition est due à l'influenceparalysante et stupéfiante de l'alcool, influence qui se fait sentir plusieurs jours encore après l'absorption dupoison... Ce résultat est le fruit d'années entières de laborieuses expériences et scrupuleuses observations ».

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§ 1447. (II-bêta) Autorité de la tradition, des usages ou des coutumes. Cette autorité peutêtre verbale, écrite, anonyme, celle d’une personne réelle ou d'une personne légendaire. Dansces dérivations, une grande part revient aux résidus de la persistance des agrégats, grâceauxquels, autrefois la « sagesse des ancêtres », aujourd'hui les « traditions du parti »,acquièrent une existence propre et indépendante. Les dérivations qui emploient l'autorité dela tradition sont très nombreuses. Non seulement il n'y a pas de pays ou de nation qui n'ait sestraditions, mais encore les sociétés particulières n'en manquent pas. Ces traditions sont unepartie importante de toute vie sociale. Expliquer un fait par la tradition est très facile, car,parmi les innombrables légendes qui existent, et qu'au besoin on peut même créer, onn'éprouve pas la moindre difficulté à en trouver une qui, grâce à quelque ressemblance plusou moins lointaine, à un accord plus ou moins indéterminé de sentiments, s'adapte au fait quel'on veut « expliquer » [voir : (§ 1447 note 1)].

§ 1448. Parfois, l'usage ne se distingue pas de la tradition, et souvent celui qui suit uncertain usage ne sait donner d'autre motif de ses actions que : « On fait ainsi ».

§ 1449. Les traditions peuvent constituer des résidus indépendants, et là où ils sont assezpuissants, la société devient comme rigide, et repousse presque toute nouveauté. Maissouvent les traditions ne sont que des dérivations et, en ce cas, la société peut innover peu oubeaucoup, même en contradiction avec le fond de la tradition, l'accord persistant seulementdans la forme. C'est ce qui est arrivé à beaucoup de sectes chrétiennes.

§ 1450. Comme nous l'avons vu souvent, les dérivations sont en général d'une natureélastique. Celles de la tradition possèdent ce caractère à un degré éminent. On peut tirer toutce qu'on veut, par exemple, d'un livre qui enseigne la tradition. Les Grecs trouvaient toutdans Homère, les Latins dans Virgile, et les Italiens trouvent beaucoup de choses dans Dante.Le cas de la Bible et de l'Évangile est très remarquable. Il serait difficile de dire ce qu'on n'ya pas trouvé. On en a tiré des doctrines en très grand nombre, différentes, contradictoiresmême, et l'on a démontré avec une égale facilité le pour et le contre.

§ 1451. Naturellement, chaque secte est persuadée de posséder la « vraie » interprétation,et repousse dédaigneusement celles d'autrui; mais cette « vérité » n'a rien de commun avec lavérité expérimentale, et tout critère fait défaut pour savoir qui a raison. Dans ce procès, il y abien des avocats, mais pas de juges (§9).

§ 1452. On peut observer expérimentalement que certaines interprétations s'écartent dusens littéral ; mais celui qui possède une foi vive ne s'en soucie guère, et c'est de proposdélibéré qu'il abandonne ce sens littéral. Par exemple, si le Cantique des Cantiques setrouvait dans un autre livre que la Bible, chacun y verrait immédiatement un chant d'amour(§1627). La foi y voit autre chose, et comme elle se place en dehors de l'expérience, celui quiveut rester dans le domaine de cette expérience ne peut rien objecter.

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§ 1453. Tant que la tradition ne sert qu'à dériver, la critiquer a peu d'effet sur l'équilibresocial. On ne peut dire que cet effet soit nul, mais, sauf les cas exceptionnels, il n'est pasgrand.

§ 1454. À partir du XVIIIe siècle, on a combattu la Bible avec une formidable artillerie descience, d'érudition, de critique historique. On a démontré, d'une manière tout à fait évidente,qu'un grand nombre de passages de ce livre ne peuvent être pris dans leur sens littéral. L'unitédu livre a été détruite, et au lieu du magnifique édifice que l'on a tant admiré, il ne reste quedes matériaux informes. Eh bien, on ne voit diminuer ni l'admiration, ni le nombre descroyants [voir : (§ 1454 note 1)] ; ceux-ci se comptent encore par millions, et il y a des gensqui, tout en critiquant la partie historique de la Bible, tombent à genoux devant le livre etl'adorent. Les dérivations changent, les résidus subsistent.

§ 1455. De nos jours, de braves gens se sont imaginé pouvoir détruire le christianisme, entâchant de démontrer que le Christ n'a pas de réalité historique : ils ont donné un beau coupd'épée dans l'eau. Ils ne s'aperçoivent pas que leurs élucubrations ne sortent pas d'un cercletrès étroit d'intellectuels, et qu'elles ne parviennent pas jusqu'au peuple, jusqu'au plus grandnombre des croyants. En général, ils ne persuadent que ceux qui sont déjà persuadés.

§ 1456. De même, des gens se sont imaginé qu'ils auraient détruit, en France, le patrio-tisme catholique, et qu'ils auraient ainsi contribué à assurer la suprématie du « bloc » radical-socialiste, s'ils avaient pu démontrer que Jeanne d'Arc était hystérique ou aliénée 1. Ils n'ontété écoutés que par ceux qui étaient déjà de leur avis ; et loin de diminuer l'admiration deleurs adversaires pour Jeanne d'Arc, ils ont contribué à l'augmenter.

§ 1457. Les livres vénérés finissent souvent par acquérir un pouvoir mystérieux, etpeuvent servir à la divination. C'est ce qui est arrivé par exemple à la Bible, à Virgile et àd'autres.

§ 1458. (II-gamma) Autorité d'un être divin ou d'une personnification. Si l'on s'en tenaituniquement au fond, les dérivations de ce genre devraient être rangées parmi les précédentes,puisqu'à vrai dire nous ne pouvons connaître la volonté d'un être divin ou d'une personni-fication que par l'intermédiaire d'hommes et de traditions ; mais au point de vue de la forme,l'intervention surnaturelle est assez importante pour donner lien à un genre séparé. L'inter-vention d'une divinité engendre trois genres différents de dérivations. 1er La volonté de cettedivinité étant supposée connue l'homme peut y obéir par simple respect, sans subtiliser tropsur les motifs de cette obéissance, en donnant simplement pour motif de ses actions lavolonté divine, ou en y ajoutant un petit nombre de considérations sur le devoir qu'on a de larespecter. C'est ainsi qu'on a le présent genre. 2e L'homme peut obéir à cette volonté parcrainte du châtiment qui menace le transgresseur des commandements divins. Ici, c'est

1 Il est vraiment singulier de voir l'importance que les « libres-penseurs », adorateurs de la déesse Science,

donnent à cet argument. On comprend que pour qui croit à la mission divine de Jeanne d'Arc, chaque détailde sa vie soit de la plus haute importance ; de même pour qui en fait une sainte de la religion patriotique ;mais pour qui prétend cultiver uniquement la science expérimentale, le fait de Jeanne d'Arc est un faithistorique semblable à tant d'autres, et les problèmes posés à propos des plus menus détails ont uneimportance minime.

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l'intérêt individuel qui agit ; on a des actions qui sont la conséquence logique des prémisses.Ces dérivations appartiennent au genre (III-bêta) ou bien au genre (III-gamma) si à l'intérêtindividuel se substitue ou s'ajoute celui de la collectivité. 3e L'homme peut encore tâcher demettre ses actions en accord avec la volonté divine, par amour pour la divinité, pour agirsuivant les sentiments qu'on suppose à cette divinité, parce qu'en soi cela est bon, louable, deson devoir, indépendamment des conséquences. De cette façon naissent les dérivations dugenre (III-dzéta).

§ 1459. Comme nous l'avons dit souvent, nous séparons par l'analyse, dans le problèmeabstrait, ce qui est uni dans la synthèse du fait concret. Dans la pratique, les dérivations oùfigure une entité surnaturelle réunissent très souvent les deux premiers genres mentionnéstout à l'heure, et même de telle façon qu'il est difficile de les séparer. Elles ajoutent aussisouvent le troisième genre ; mais c'est là un passage à la métaphysique, on l'observe spéciale-ment chez les gens qui se livrent à de longs raisonnements. Beaucoup d'individus éprouventpour l'être surnaturel un sentiment complexe de vénération, de crainte, d'amour, qu'ils nesauraient eux-mêmes pas diviser en éléments plus simples. Les controverses de l'Églisecatholique sur la contrition et l'attrition sont en rapport avec la distinction que nous venonsde faire entre les genres de dérivations [voir : (§ 1459 note 1)].

§ 1460. Dans les trois genres de dérivations, il faut faire attention aux manières dont oncroit reconnaître la volonté de l'être divin ou l'accord avec les sentiments de cet être. Cessentiments sont généralement simples, dans les deux premiers genres, bien qu'il y aitplusieurs exceptions, et beaucoup plus complexes dans le troisième. La divination antiquecomprenait une branche spéciale pour connaître la volonté des dieux.

§ 1461. Une entité abstraite peut parfois donner lieu aux dérivations qui sont propres à ladivinité, quand cette entité abstraite se rapproche de la divinité, grâce aux résidus de lapersistance des agrégats : c'est, pour ainsi dire, une divinité en voie de formation.

§ 1462. La dérivation qui invoque la volonté présumée ou les sentiments présumés del'être surnaturel, a d'autant plus d'efficacité pour persuader que le résidu correspondant à l'êtresurnaturel est plus fort. La manière dont on s'imagine connaître sa volonté est secondaire. Il ya toujours quelque biais pour faire en sorte que l'être surnaturel veuille ce qui importe le plusà celui qui l'invoque (§1454 1). Souvent, les hommes se figurent qu'ils agissent d'une certainefaçon par obéissance à la volonté d'êtres surnaturels, tandis qu'au contraire, ils supposentcette volonté, parce qu'ils agissent de cette façon. « Dieu le veut ! » s'écriaient les croisés,qui, réellement, étaient poussés en grande partie par un instinct migrateur semblable à celuiqui existait chez les anciens Germains, par le désir de courir les aventures, par le besoin denouveauté, par répugnance pour une vie réglée, par cupidité [voir : (§ 1462 note 1)]. Si leshirondelles raisonnaient, elles pourraient dire aussi que, si elles changent de pays, deux foisl'an, c'est pour obéir à la volonté divine. De nos jours, c'est pour obéir aux lois du« Progrès », de la « Science », de la « Vérité », que certaines personnes s'approprient lesbiens d'autrui, ou qu'elles favorisent ceux qui se les approprient ; mais, en réalité, elles sontpoussées par le désir très naturel de ces biens, ou de la faveur des gens qui se les approprient.Dans l'Olympe du « Progrès », une nouvelle divinité a maintenant sa place ; on lui a donné lenom d'« intérêts vitaux » ; elle préside aux relations internationales. Aux temps barbares, unpeuple partait en guerre contre un autre, le mettait à sac, le pillait, sans tant de raisonnements.

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À notre époque, cela se fait encore, mais s'accomplit uniquement au nom des « intérêtsvitaux » ; et cela constitue, dit-on, une immense amélioration. À qui n'est pas expert en unetelle matière, le brigandage des États européens en Chine paraîtra peut-être assez semblable àcelui d'Attila dans l'Empire romain ; mais celui qui est versé dans la casuistique desdérivations voit aussitôt entre les deux brigandages une énorme différence. Pour le moment,les « intérêts vitaux » ne sont pas encore invoqués par les brigands privés, qui se contententd'une divinité plus modeste, et justifient leurs faits et gestes en disant qu'ils veulent « vivreleur vie ».

§ 1463. Parfois, la dérivation finit par avoir une valeur indépendante, et constitue unrésidu ou bien une simple dérivation du présent genre (II-gamma). Cela a lieu souvent avecles abstractions divinisées mais non personnifiées ; ce qui empêche de leur attribuer tropexplicitement une volonté personnelle, et il est nécessaire qu'elles se contentent de quelque« impératif ». Nous en avons un grand nombre d'exemples, en tout temps. Au nôtre, voici unexemple important. L'automobile jouit de la protection du Progrès, qui est dieu ou peu s'enfaut, de même que la chouette jouissait à Athènes de la protection de la déesse Athéna. Lesfidèles du Progrès doivent respecter l'automobile, comme les Athéniens respectaient leschouettes. À notre époque où triomphe la démocratie, si l'automobile n'avait pas la protectiondu Progrès, elle serait proscrite, car elle est employée surtout par les gens riches ou, pour lemoins, aisés, et tue bon nombre d'enfants de prolétaires, et même quelques prolétairesadultes ; elle empêche aux enfants des pauvres de jouer dans la rue, remplit de poussière lesmaisons des pauvres paysans et des habitants des villages [voir : (§ 1463 note 1)]. Tout celaest toléré, grâce à la protection du dieu Progrès ; du moins en apparence car, en réalité, il y aaussi l'intérêt des hôteliers et des fabricants d'automobiles 1. On va jusqu'à traiter ceux quin'admirent pas les automobiles comme on traitait autrefois les hérétiques. Voici, par exemple,en Suisse, le canton des Grisons, qui ne veut pas laisser passer les automobiles sur les routesconstruites avec son argent. Aussitôt les prêtres et les fidèles du dieu Progrès se récrient etcondamnent avec une colère vraiment comique cet acte hérétique et coupable de lèse-majestédivine ; ils demandent que la Confédération oblige le canton entaché d'une si grandeperversité hérétique, de laisser libre parcours aux automobiles ; et ils avaient même proposé,pour arriver à leurs fins, une adjonction à la constitution fédérale ; peu s'en fallut qu'on ne lasoumît au referendum populaire.

Notez, en ce cas, une dérivation qu'on rencontre habituellement dans les autres religions,et qui consiste à rendre l'individu fautif de ce qui est proprement une conséquence de la règlegénérale. Quand il se produit quelque accident qui, en vérité, a pour cause la grande vitessequ'on permet aux automobiles, on en rejette toute la faute sur le conducteur de la machine,baptisé à cette occasion du nom de chauffard. Ainsi on dissimule la cause effective, et l'on nerisque pas de la faire disparaître. De même, dans les pays où existe la corruption parle-mentaire, on fait de temps à autre des enquêtes et des procès pour faire croire que lesquelques individus frappés sont seuls coupables, et éviter le blâme qui retomberait sur toutel'institution qui produit de tels effets.

§ 1464. IIIe CLASSE. Accord avec des sentiments ou avec des principes. Souventl'accord existe seulement avec les sentiments de celui qui est l'auteur de la dérivation ou decelui qui l'accepte, tandis qu'il passe pour un accord avec les sentiments de tous les hommes, 1 Le Parlement italien a le plus grand soin des intérêts des industriels et des trusts ; c'est pourquoi, en 1912, il

approuva une loi qui supprime le peu de protection accordée jusqu'alors aux piétons contre les conducteurset les propriétaires d'automobiles.

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du plus grand nombre, des honnêtes gens, etc. Ces sentiments se détachent ensuite du sujetqui les éprouve, et constituent des principes.

§ 1465. (III-alpha) Sentiments. Accord avec les sentiments d'un nombre petit ou grand depersonnes. Nous avons déjà parlé de ces dérivations (§591-612), en les envisageant spécia-lement dans les rapports qu'elles peuvent avoir avec la réalité expérimentale ; il nous reste àajouter des considérations au sujet de la forme qu'elles prennent.

§ 1466. L'accord avec les sentiments peut se manifester de trois façons, qui sontsemblables à celles que nous avons indiquées déjà (§1458) pour l'obéissance à l'autorité ;c'est-à-dire que nous avons les trois genres suivants. 1° L'homme peut mettre ses actions enaccord avec les sentiments vrais ou supposés d'êtres humains, ou d'un être abstrait, par simplerespect pour l'opinion du plus grand nombre ou des doctes personnages qui sont les ministresde cet être abstrait. Nous avons ainsi les dérivations (III-alpha). 2° L'homme peut agir sousl'empire de la crainte de conséquences fâcheuses pour lui ou pour autrui ; et nous avons desdérivations des genres (III-bêta),(III-gamma), (III-delta). 3° Enfin, l'homme peut être mu parune force mystérieuse qui le pousse à agir de manière à mettre ses actions en accord avec lessentiments indiqués ; et, dans le cas extrême, on a un « impératif » qui agit par une vertupropre et mystérieuse. Ainsi se constituent les genres (III-epsilon), (III-dzéta). Dans les rési-dus qu'on emploie pour dériver, ceux de la sociabilité (IVe classe) jouent un rôle important.

§ 1467. Dans ce genre (III-alpha ∞) se trouve aussi l'accord avec les sentiments del'auteur de la dérivation. Cet auteur ne raisonne pas objectivement, mais par simple accord desentiments (§1454 1), usant largement des résidus de l'instinct des combinaisons (Ire classe). Ilsuffit que A ait avec B une analogie lointaine ou même imaginaire, pour qu'on emploie A envue d'« expliquer » B par un accord indistinct de sentiments indéterminés. Quand intervientune certaine détermination et que les sentiments se manifestent sous une forme méta-physique, nous avons les dérivations du genre (III-epsilon). Souvent les dérivations paraccord de sentiments prennent une forme simplement verbale, et l'accord s'établit entre lessentiments que font naître certains termes. Alors les dérivations ont proprement leur placedans la IVe classe.

§ 1468. Les cas concrets présentent souvent les trois genres de dérivations mentionnés au§1466 ; mais le second, qui est très important pour les personnifications divines, se voitsouvent à peine, ou disparaît entièrement dans les dérivations par accord de sentiments,surtout dans les dérivations métaphysiques. En outre, on trouve dans un grand nombre dedérivations par accord de sentiments un groupe de résidus de la IVe classe, dépendants de lasociabilité, c'est-à-dire un sentiment de vénération éprouvé par l'individu envers la collec-tivité, un désir d'imitation et d'autres sentiments semblables. C'est justement dans cet agrégatpuissant de sentiments que réside la force qui pousse les hommes à accepter les raisonne-ments qui ont pour fondement le consentement d'un grand nombre ou de tous les hommes.C'est la solution du problème indiqué (§597, 598). Ici, nous avons à nous occuper principa-lement de l'accord de sentiments qu'on suppose agir par vertu propre (III-alpha ∞).

§ 1469. L'accord avec les sentiments subsiste souvent de lui-même, sans qu'on chercheexplicitement à donner une forme précise au rapport dans lequel il peut se trouver avec la

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réalité objective. C'est l'affaire de la métaphysique de rechercher cette forme précise, quis'exprime souvent par l'affirmation de l'identité de l'accord des idées et de l'accord des objetscorrespondants (§594, 595). On peut exprimer cette identité en disant que « s'il existe unconcept dans l'esprit de tous les hommes, ou du plus grand nombre, ou dans un être abstrait,ce concept correspond nécessairement à une réalité objective ». Souvent on n'exprime pascette identité ; elle demeure sous-entendue ; c'est-à-dire qu'elle ne s'énonce pas explicitement,qu'on ne donne pas une forme verbale au résidu auquel elle correspond (résidu II-dzéta).Parfois on l'exprime sous diverses formes, comme évidente ou axiomatique ; c'est la manièrepropre aux métaphysiciens. Parfois encore, on essaie d'en donner une démonstration, enallongeant pour cela la dérivation. On dit, par exemple, que ce qui existe dans tout esprithumain y a été mis par Dieu, et doit donc nécessairement correspondre à une réalitéobjective : c'est la manière propre aux théologiens, employée pourtant aussi par d'autrespersonnes. Il y a encore la belle théorie de la réminiscence ; et l'on ne manque pas d'autresthéories métaphysiques de cette sorte, y compris les théories positivistes d'H. Spencer.

§ 1470. Voyons quelques exemples pratiques de ces dérivations. Longtemps on a attribuéune grande importance au consentement universel pour démontrer l'existence des dieux ou deDieu. On peut obtenir ce consentement de la manière indiquée tout à l'heure : en sous-entendant que Dieu a imprimé un certain concept dans l'esprit humain, qui nous le manifesteensuite [voir : (§ 1470 note 1)] ; ou bien inversement, en partant de ce concept, et en vertud'un principe métaphysique, on peut conclure à l'existence de Dieu. « Grecs et Barbares –nous dit Sextus Empiricus [voir : (§ 1470 note 2)] – reconnaissent les dieux ». Maxime deTyr nous fait la bonne mesure. Il commence par observer (4) qu'il règne une extrêmediversité d'opinions sur ce qu'est Dieu, le bien, le mal, sur le honteux et sur l'honnête ; mais(5) dans un si grand désaccord, tous sont d'avis qu'il est un dieu unique, souverain et père detoute chose, auquel viennent s'ajouter d'autres dieux, ses fils et collègues. « C'est ce quedisent l'Hellène et le Barbare, le continental et l'insulaire, le sage et l'ignorant... » C'est là unbel exemple d'un auteur donnant pour objective une théorie subjective, qui est la sienne.Combien de gens étaient loin de penser comme Maxime de Tyr 1 !

§ 1471. L'auteur veut répondre à l'objection qui est générale en (des cas semblables : detous, qui éprouvent, affirme-t-on, certains sentiments, se trouvent exclus de fait plusieurshommes qui ne les éprouvent pas. Il s'en tire par un procédé général aussi, de dérivation[voir : (§ 1471 note 1)] (§592 et suiv.), en excluant, sans autre forme de procès, ces hommesdu nombre des personnes à envisager. Ceux qui ne partagent pas l'avis de Maxime de Tyrsont des gens de rien ; donc il est évident que tous ceux qui ne sont pas des gens de rienpartagent son avis. « Que si, dans le cours des temps, il a existé deux ou trois athées abjectset stupides, que leurs yeux trompent, qui sont induits en erreur par leur ouïe, eunuques quantà l'âme, sots, stériles, inutiles comme des lions sans courage, des bœufs sans cornes, desoiseaux sans ailes, cependant même par ceux-là tu connaîtras le divin... » [voir : (§ 1471note 2)]. Injurier ses adversaires n'a aucune valeur au point de vue logico-expérimental, maispeut en avoir beaucoup sous le rapport des sentiments [voir : (§ 1471 note 3)].

§ 1472. L'affirmation suivant laquelle tous les peuples auraient une conception des dieuxne resta pas sans réponse. Elle fut mise en doute ou même nettement niée [voir : (§ 1472

1 MAX. TYR. ; Dissert., XVII. Suivant PLUTARQ.; De plac. philosoph I, 6, 9, nous tenons de trois sources

la notion du culte des dieux : des philosophes par la nature, des poètes par la poésie, du consentement deslois des cités.

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note 1)]. Cela importe peu au sujet dont nous traitons ici. Remarquons seulement que,comme d'habitude, le terme dieux ou Dieu n'étant pas bien défini, on peut à volonté trouverou non cette conception dans l'esprit de certains hommes.

§ 1473. Il parait qu'on fait aussi une différence entre tous les peuples et tous les hommes,parce qu'on voudrait distinguer entre les simples gens qui représentent l'opinion populaire, etcertains hommes qui veulent par trop subtiliser. Parmi ces derniers, on rangerait les athées,auxquels on pourrait ainsi légitimement opposer le bon sens du plus grand nombre.

§ 1474. Comme d'habitude, par les dérivations on peut prouver le pour et le contre ; et ilne manqua pas de gens qui se prévalurent du défaut de consentement universel, pourcontester l'existence des dieux et de la morale. Platon accuse du fait les sophistes. Il semblequ'au fond ceux-ci disaient : les dieux, étant différents chez les divers peuples, ne tirent pasleur existence de la nature, mais de l'art ; le beau est autre selon la nature et selon la loi ; lejuste n'existe pas par nature, puisque les hommes, toujours en désaccord à son sujet, font tousles jours de nouvelles lois.

§ 1475. On sous-entend souvent le consentement du plus grand nombre ; c'est-à-dire qu'ilnous paraît si évident, que nous admettons, sans éprouver le besoin de nous exprimerexplicitement sur ce point, que tous ou le plus grand nombre doivent être de cet avis. Parfois,comme nous l'avons déjà remarqué (§592 et sv.) on donne ce consentement commedémonstration ; parfois, il est à son tour démontré au moyen de quelque autre principemétaphysique [voir : (§ 1475 note 1)], auquel on a vainement opposé le fait expérimentalqu'un grand nombre d'opinions générales étaient fausses, par exemple celle portant surl'astrologie. Cette adjonction au principe du consentement universel sert à donner satisfactionau besoin que l'homme a d'explications logiques.

§ 1476. Dans presque toutes les dérivations concrètes, on trouve la dérivation du consen-tement universel, du plus grand nombre, des honnêtes gens, des sages, de l'esprit humain, dela droite raison, de l'homme pondéré, avisé, etc. Très souvent, cette dérivation est implicite ;souvent elle se dissimule sous différentes formes ; par exemple, en une manière imper-sonnelle de s'exprimer : On croit, on comprend, on admet, etc., ou en rappelant un nom :Cette chose s'appelle ainsi ; ce qui veut dire simplement que l'auteur de la dérivation donne àcette chose un nom qui convient à certains de ses sentiments. Les proverbes aussi, les adages,les dictons universels, employés comme preuve, dissimulent généralement le consentement,vrai ou supposé, du plus grand nombre.

§ 1477. (III-bêta ß) Intérêt individuel. Si l'on veut persuader un individu de faire unecertaine chose A qu'il ne ferait pas spontanément, différents moyens peuvent être employés,et une partie seulement d'entre eux appartiennent aux dérivations.

§ 1478. Les moyens suivants n'appartiennent pas aux dérivations. 1° L'individu ne saitpas qu'il lui serait utile de faire A : on le lui enseigne. C'est le rôle de l'expérience, de l'art, dela science. Par exemple, l'expérience vous enseigne à épargner dans l'abondance, pour faireface à la disette ; l'art vous enseigne à vous procurer le fer dont vous ferez la charrue ; la

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science vous enseigne le moyen d'atteindre un but déterminé. 2° Faire A est imposé à l'indi-vidu par une puissance extérieure et réelle, moyennant une sanction réelle. Si la puissance oula sanction, ou toutes les deux, sont imaginaires, irréelles, on a un procédé qui appartient auxdérivations. Les lois civiles et les lois pénales ont précisément pour but d'établir des sanctionsréelles. Le simple usage, la coutume, ont aussi une sanction ; elle consiste dans le blâme quifrappe celui qui les transgresse, dans les sentiments d'hostilité du reste de la collectivitéauxquels il s'expose. 3° Faire A est imposé par la nature même de l'individu, de telle sorte ques'il ne le fait pas, il en éprouve du remords, de la peine.

§ 1479. Les procédés suivants appartiennent aux dérivations : 4° On affirme simplement– bien qu'en réalité cela ne soit pas – que faire A sera utile à l'individu considéré ; ne pas faireA lui sera nuisible 1. Ce procédé correspond au 1er quand les déductions ne sont pas logico-expérimentales. Il nous donne les tabous avec sanction spontanée, intrinsèque au tabou.Parmi les résidus employés dans ces dérivations, il y a surtout ceux même qui sont utilisésdans la Ire classe (affirmation) et la IIe classe (autorité) des dérivations. 5° Faire – ou ne pasfaire – A, est imposé à l'individu par une puissance extérieure, moyennant une sanction,quand la puissance ou la sanction, ou toutes les deux sont irréelles. Ce procédé correspond au2d, où puissance et sanction sont réelles. 6° On affirme, sans pouvoir le démontrer, quel'individu considéré éprouvera du remords, de la peine d'avoir fait ou de ne pas avoir fait A.Ce procédé correspond au 3e. Toutes ces dérivations sont d'une grande importance dans lessociétés humaines, car elles servent surtout à faire disparaître le contraste qui pourrait existerentre l'intérêt individuel et l'intérêt de la collectivité ; et l'un des procédés les plus employéspour atteindre ce but consiste à confondre les deux intérêts, grâce aux dérivations, à affirmerqu'ils sont identiques, et que l'individu, en pourvoyant au bien de sa collectivité, pourvoitaussi au sien propre (§1903 à 1998). Parmi les nombreuses dérivations qu'on emploie dans cebut, il y ajustement celles que nous examinons maintenant. L'identité indiquée des deuxintérêts s'obtient spontanément par le 4e et le 6e procédés, ou grâce à l'intervention d'unepuissance irréelle, par le 5e procédé.

§ 1480. Au chapitre III (§325 et sv.), nous avons classé les préceptes et les sanctions, euégard surtout à la transformation des actions non-logiques en actions logiques (§1400).Voyons la correspondance des deux classifications. Les classes du chapitre III sont désignéespar (a), (b), (c), (d). En (a), la démonstration n'existe pas ; (a) est donc exclue des dériva-tions ; elle a sa place parmi les résidus. En (b), la démonstration existe, mais a été supprimée.Si elle est rétablie, et dans la mesure où elle est rétablie, (b) fait partie des dérivations, pourvuqu'il s'agisse d'une démonstration pseudo-expérimentale ; en ce cas, (b) correspond au 4e

procédé, ou bien aussi au 6e. Si la démonstration est logico-expérimentale, (b) correspond au1er et aussi au 3e. En (c), il y a une sanction réelle, imposée par une puissance réelle ; noussommes donc dans le cas du 2e procédé. En (d), ou la puissance, ou la sanction, ou toutes lesdeux sont irréelles ; par conséquent, celle classe correspond au 5e procédé. Voyons mainte-nant séparément le 4e, le 5e et le 6e procédés.

§ 1481. 4e procédé. Démonstration pseudo-expérimentale. Le type est le tabou avecsanction. Nous avons déjà parlé du tabou sans sanction (§321 et sv.). On admet que latransgression du tabou expose à de funestes conséquences, semblables à celles qui affligent 1 Ici, nous envisageons exclusivement sous l'aspect des dérivations un cas particulier d'une théorie générale

qui sera exposée plus loin (§1897 et sv.).

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celui qui transgresse la prescription de ne pas faire usage d'une boisson vénéneuse. Dans l'unet l'autre cas, il y a des remèdes pour se soustraire à ces conséquences. Pour le tabou, lesconséquences et les remèdes sont pseudo-expérimentaux (4e procédé), et pour la prescriptionconcernant le poison, ils sont expérimentaux (1er procédé). En parlant des résidus, nous avonsvu (§12521) quels remèdes on emploie, à l’île Tonga, pour faire disparaître les conséquencesfâcheuses d'une transgression du tabou. Nous traitions alors du rétablissement de l'intégritéde l'individu ; et, à ce point de vue, nous avons mis ensemble la transgression du tabou avecses remèdes, et la transgression, par un catholique, des préceptes de sa religion ; trans-gression à laquelle il remédie par la confession et la pénitence. Mais sous l'aspect desdérivations que nous envisageons maintenant, ces deux transgressions doivent être séparées,parce que la première concerne des maux et des remèdes qui ont une forme réelle, bien que lefond soit pseudo-expérimental ; et la seconde concerne les maux d'une vie future, parconséquent irréels, et des remèdes spirituels, tels que la contrition et l'attrition du pécheur. Denouvelles dérivations viennent s'ajouter au simple tabou. Là où existe le concept d'un êtresurnaturel, on le met en rapport avec le tabou, de même qu'avec toute autre opérationimportante [voir : (§ 1481 note 1)]. Puis l'action spontanée du tabou se change en une actionprovoquée artificiellement ; et sans attendre que les effets nuisibles de la transgression dutabou se produisent spontanément, le pouvoir public avise au châtiment des coupables.

§ 1482. S. Reinach 1 admet que le précepte biblique d'honorer son père et sa mère est untabou qui, en somme, aurait été primitivement : « (p. 6) N'insulte pas (ne frappe pas, etc.) tonpère ou ta mère, ou tu mourras ». C'est un effet spontané de l'action. De même aussi, toujourssuivant Reinach (p. 4), toucher l'arche du Seigneur avait pour effet spontané la mort. QuandOuzza meurt pour avoir touché l'arche, « (p. 4) ce n'est pas l'Éternel qui frappe l'innocentOuzza ; c'est Ouzza qui commet une imprudence, analogue à celle d'un homme qui toucheune pile électrique et meurt foudroyé ».

§ 1483. D'une part, ce genre de tabou est très fort, parce qu'il met en action, directementet sans développements subtils, les résidus des combinaisons (§1416, 3°) ; et de fait, onobserve l'existence de semblables tabous, non seulement en des temps reculés, mais aussi endes temps plus récents 2. D'autre part, de semblables sanctions précises des tabous sontexposées à être démenties par l'observation ; par conséquent, au fur et à mesure que l'emploide la logique et de l'observation se propagent, ces tabous se transforment nécessairement ;d'abord en rendant l'existence de la sanction plus indéterminée, et par ce fait moins sujette àêtre démentie ; ensuite, grâce à une double transformation, dont une branche rejette lasanction dans un monde surnaturel, et sert tant au vulgaire qu'aux gens cultivés, et dont uneautre accumule les nuages de la métaphysique autour de la sanction, si bien qu'elle devientincompréhensible, et que, par conséquent, on n'en peut démentir l'existence, puisquepersonne ne peut nier l'existence d'une chose inconnue.

Chez les anciens, la prospérité des méchants était un argument cher aux athées, pourprouver que les dieux n'existaient pas. Les chrétiens leur brisèrent cette arme dans la main,car personne n'est jamais revenu de l'enfer ou du paradis pour raconter ce que devenaient les

1 S. REINACH : Cultes, mythes et religions, t. I.2 Collection A. Aulard. Morale, par A. BAYET, p. 57 : « Pour être heureux, il faut aimer tous les hommes.

Mais avant tout il faut aimer ses parents ». Notez bien que c'est une morale laïque et scientifique, qu'on dittrès supérieure à la morale religieuse ; et notez aussi que la morale de ce bon M. Aulard ne plagie jamais lamorale biblique.

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méchants ou les justes, et, à vrai dire, le voyage de Dante et ceux du même genre dépassentle monde expérimental.

§ 1484. Le roi Rio-Rio abolit le tabou, à Haouaï, en montrant publiquement qu'on pouvaitle transgresser sans aucun effet fâcheux [voir : (§ 1484 note 1)]. Son expérience eut l'effetdésiré parce qu'il s'agissait d'un effet physique ; mais elle n'aurait pu avoir lieu si l'effetimminent avait été surnaturel ou métaphysique.

§ 1485. Le tabou ni le précepte, avec sanction surnaturelle, ne doivent nous occuper ici ;nous n'avons pas à examiner non plus les théories qui, grâce à des sophismes verbaux ouautres, font en réalité disparaître l'intérêt individuel qu'on dit vouloir envisager (§1897 et sv.).Nous n'étudierons maintenant que les dérivations dont le caractère prépondérant est deréduire au principe de l'intérêt individuel des actions qui ne paraissent pas en dépendre.

§ 1486. Comme type de ces dérivations, on peut prendre la théorie de Bentham. Aupremier abord, il semble que toute équivoque soit exclue, et que, sous le rapport de laprécision, la théorie ne laisse rien à désirer. Bentham dit 1 : « (p. 4) Je suis partisan du prin-cipe d'utilité... lorsque j'emploie les termes juste, injuste, moral, immoral, bon, mauvais,comme des termes collectifs qui renferment des idées de certaines peines et de certainsplaisirs, sans leur donner aucun autre sens : bien entendu que je prends ces mots, peine etplaisir, dans leur signification vulgaire, sans inventer des définitions arbitraires pour donnerl'exclusion à certains plaisirs ou pour nier l'existence de certaines peines. Point de subtilité,point de métaphysique ; il ne faut consulter ni Platon, ni Aristote. Peine et plaisir, c'est ceque chacun sent comme tel ; le paysan, ainsi que le prince, l'ignorant ainsi que lephilosophe ».

§ 1487. On ne peut être plus clair. Mais là surgit aussitôt le problème qui se pose toujoursen de semblables théories : « Comment concilier ce principe de l'égoïsme absolu avec leprincipe de l'altruisme(§1479), auquel l'auteur ne veut pas renoncer ? » Tel s'en tire avec lessanctions d'une puissance terrestre ou ultra-terrestre ; tel autre change le sens des termes ; telautre recourt aux subtilités, réprouvées par notre auteur ; tel autre enfin, posant quelqueprincipe, retire la concession qu'il a faite. Cette dernière voie est celle que suit notre auteur.

§ 1488. Le premier procédé employé par Bentham consiste à recourir à l'approbation ou àla désapprobation d'autrui. Voilà que le principe altruiste est introduit. Mais cela ne suffitpas : il faut encore le concilier avec le premier principe. Dans ce but, Bentham affirme que ladésapprobation d'autrui nuit à l'individu, et que, par conséquent, il est utile à celui-ci del'éviter [voir : (§ 1488 note 1)]. Ainsi, il nous retire la concession qu'il nous avait faite. Sil'on dit à un voleur : « Si l'on découvre ton vol, tu seras mal vu et tu en pâtiras »; il peutrépondre : « En mettant dans la balance, d'un côté le plaisir que me procure l'objet que jeveux dérober, de l'autre le mal probable que ce vol peut m'attirer, je trouve que le plaisir est 1 BENTHAM-DUMONT : traités de lég. civ. et pén., t. I. Plus loin : « (p. 317) Il est absurde de raisonner sur

le bonheur des hommes autrement que par leurs propres désirs et par leurs propres sensations : il estabsurde de vouloir démontrer par des calculs, qu'un homme doit se trouver heureux, lorsqu'il se trouvemalheureux... » Et pourtant c'est justement ce que fait l'auteur. – BENTHAM-LAROCHE ; Déontologie, t.II : « (p. 113) Chacun est le meilleur juge de la valeur de ses plaisirs et de ses peines ».

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plus grand que le mal ». Nous ne pouvons alors rien lui objecter, si nous ne voulons pas allerà l'encontre du principe que nous avons posé, à savoir que « peine et plaisir, c'est ce quechacun sent comme tel », et sans mériter le reproche que « il est absurde de raisonner sur lebonheur des hommes autrement que par leurs propres désirs et par leurs propres sensations ».On trouve une idée claire de cette théorie de Bentham dans un cas pratique imaginé par lui-même [voir : (§ 1488 note 2)], et qui est justement un de ces récits qu'on fait aux enfantsquand on les menace de l'ogre. La meilleure réfutation est celle qu'a faite Mark Twain (3),dans ses deux récits humoristiques du bon petit garçon et du méchant petit garçon.

§ 1489. Ce premier procédé de démonstration n'est donc pas très efficace, et il sembleque le défaut n'en a pas complètement échappé à Bentham 1. C'est pourquoi il a recours à unsecond procédé de démonstration, et invoque un autre principe : celui « du plus grandbonheur du plus grand nombre [voir : (§ 1489 note 2)] ». Il mettait ainsi en action les résidusde la sociabilité (IVe classe). En de nombreux cas, ce principe s'oppose au premier ; et, en seservant des deux principes à la fois, on supprime, on ne résout pas le problème moral qu'onavait posé, et qui consiste précisément à trouver le moyen de concilier, dans ces cas, l'utilitépour l'individu avec l'utilité pour le plus grand nombre.

Nous sommes tombés par hasard sur l'un de ces problèmes, où l'on sent qu'il y a uncertain maximum de bonheur ou d'utilité pour les individus particuliers, et un maximum aussipour la collectivité. Mais, ainsi que toutes les intuitions, celle-ci laisse le sujet commeenveloppé d'un nuage. Nous tâcherons de le dissiper au chapitre XII, en essayant de préciserles notions.

§ 1490. Une application singulière, faite par Bentham, du principe du bien du plus grandnombre est celle de l'esclavage. Suivant l'auteur, on pourrait admettre cette institution, s'il yavait un seul esclave pour chaque maître. Après cela, on serait tenté de croire qu'il conclut àune législation dans ce sens. Au contraire, il veut que l'esclavage soit graduellement aboli. Icil'on voit bien que la dérivation a un but prédéterminé auquel on doit arriver. Bentham, oucelui qui recueillit ses œuvres, ne dédaigne pas le secours des gens qui, invoquant l'autoritédu plus grand nombre, en excluent leurs adversaires. Il dit : « (p. 323) Les propriétairesd'esclaves à qui l'intérêt personnel n'a pas ôté le bon sens et l'humanité, conviendroient sanspeine des avantages de la liberté sur la servitude... 2 » Que viennent faire ici le bon sens etl'humanité, que Bentham avait proscrits ? Et puis, si le maître d'esclaves a de l'humanité, cela

1 BENTHAM-LAROCHE: Déontologie, t. I : « (p. 66) Nul doute qu'accidentellement la bonne renommée ne

puisse tomber en partage à l'homme déméritant, et la mauvaise à l'homme méritant. Mais si ce funeste étatde chose est possible, si on en est quelquefois témoin, il est rare qu'il dure longtemps ; cet argument, fût-ilmême plus vrai, sied mal à un moraliste... ». Donc, même s'il est vrai, il ne faut pas le dire. Cela peut être :mais il faut que Bentham choisisse son but. Veut-il faire un prêche ou exposer un théorème scientifique ?

2 BENTHAm-DUMONT ; Traité de lég. civ. et pén., t. I. Il avait dit d'abord « (p. 318) Quoi qu'il en soit, sil'esclavage étoit établi dans une telle proportion qu'il n'y eût qu'un seul esclave pour chaque maître,j'hésiterois peut-être, avant de prononcer, sur la balance entre l'avantage de l'un et le désavantage de l'autre.Il seroit possible qu'à tout prendre, la somme du bien, dans cet arrangement, fût presque égale à celle dumal. Ce n'est pas ainsi que les choses vont. Dès que l'esclavage est établi, il devient le lot du plus grandnombre... L'avantage est du côté d'un seul, les désavantages sont du côté de la multitude ». Au nom de ceprincipe, on devrait approuver l'anthropophagie du plus grand nombre, parce qu'elle ferait le malheur depeu de gens et le bonheur de beaucoup.

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suffit pour abolir l'esclavage, et il était inutile de construire une théorie qui s'appuieexclusivement sur l'intérêt personnel 1.

§ 1491. Les difficultés que rencontre Bentham sont principalement les deux suivantes. 1°Il veut que toutes les actions soient logiques, et se place ainsi en dehors de la réalité, oùbeaucoup d'actions sont au contraire non-logiques 2. 2° Il veut concilier logiquement desprincipes logiquement incompatibles, tel que le principe égoïste et le principe altruiste.

§ 1492. Je n'entends nullement m'occuper ici de la valeur intrinsèque de cette théorie nid'autres quelconques (§1404); et les recherches sur l'accord de ces théories avec les faitsvisent uniquement les rapports des dites théories avec les dérivations. La valeur logico-expérimentale de la théorie de Bentham est fort mince ; cependant elle a joui d'un grandcrédit. Comment cela est-il possible ? Pour le même motif que celui en vertu duquel d'autresthéories semblables ont obtenu un tel succès ; c'est-à-dire parce qu'elles unissaient les résidusde l'intégrité personnelle et ceux de la sociabilité. Cela suffit : les gens ne regardent pas de siprès à la manière dont les résidus sont unis, c'est-à-dire à la dérivation. Bentham inclinerait àfaire rentrer les animaux dans « le plus grand nombre » de sa formule. De même aussi JohnStuart Mill, qui estime que « le principe général auquel toutes les règles de la pratique [de lamorale] doivent être conformes et le critérium par lequel elles doivent être éprouvées, est cequi tend à procurer le bonheur dit genre humain, ou plutôt de tous les êtres sensibles... 3 ».

§ 1493. Une autre belle dérivation est celle de Spinoza, qui cherche, comme d'habitude, àconcilier le principe égoïste avec le principe altruiste 4 : « Car si, par exemple, deux individusentièrement de même nature se joignent l'un à l'autre, ils composent un individu deux foisplus puissant que chacun séparément. Rien donc de plus utile à l'homme que l'homme ; leshommes, dis-je, ne peuvent rien souhaiter qui vaille mieux pour la conservation de leur être,que de s'accorder tous en toutes choses 5 ». S'il y avait deux hommes affamés et un seul pain,ils s'apercevraient bientôt que rien n'est plus nuisible à un homme qu'un autre homme ; etl'homme qui se trouverait en présence d'un autre homme aimant la même femme que lui,aurait le même sentiment ; et l'affamé et l'amoureux souffriraient que d'autres hommesfussent de « même nature » qu'eux. Mais Spinoza va de l'avant, et dit que de ce principe il« suit que les hommes qui sont gouvernés par la Raison [on comprend que ceux qui ne sont

1 BENTHAM-DUMONT ; Traités de lég. civ. et pén., t. I. L'auteur proscrit le « principe arbitraire » de la

sympathie ou de l'antipathie. Il blâme ceux qui invoquent (p. 11) la « conscience ou sens moral », le « senscommun ». En 1789, quand il publia son Introduction aux principes de la morale et de la législation,Bentham admettait les principes de sympathie et d'antipathie ; mais ensuite il changea d'avis et les exclut.

2 BENTHAM-LAROCHE ; Déontologie, t. II (Préface de BOWRING.) « (p. 3) Il n'y a, à proprement parler,que deux partis en morale ou en politique, de même (p. 4) qu'en religion. L'un pour, l'autre contre l'exerciceillimité de la raison. Je l'avoue, j'appartiens au premier de ces partis ».

3 BENTHAM-LAROCHE : Déontologie, t. I, p. 20-22. – JOHN STUART MILL Logique, trad. PEISSE, 1.VI, c. 12, §7. – Voir Manuel, I, 29, p. 56-57, pour une théorie de Spencer, qui tend à confondre le principeégoïste avec le principe altruiste.

4 B. DE SPINOZA ; Opera, Eth., IV, Prop. XVIII, Scholium : Si enim duo ex. gr. eiusdem prorsus naturaeindividua invicem iunguntur, individuum componunt singulo duplo potentius. Homini igitur nihil homineutilius ; nihil, inquam, homines praestantius ad suum esse conservandum optare possunt, quam quod omnesin omnibus ita conveniant... ex quibus sequitur, homines, qui Ratione gubernantur, hoc est homines, qui exductu Rationis suum utile quaerunt, nihil sibi appetere, quod reliquis hominibus non cupiant, atque adeoeosdem iustos, gidos, atque honestos esse.

5 B. DE SPINOZA : loc. cit. 1493 1 traduct. de CH.. APPUHN.

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pas de l'avis de Spinoza ne sont pas gouvernés par la Raison], c'est-à-dire que ceux quicherchent ce qui leur est utile sous la conduite de la Raison, n'appètent rien pour eux-mêmesqu'ils ne désirent aussi pour les autres hommes, et sont ainsi justes, de bonne foi ethonnêtes ». Les dérivations changent ainsi de forme, mais le fond est toujours que pour faireson propre bien, il faut faire celui d'autrui 1, et nous retrouvons ce principe dans la doctrinemoderne de la solidarité.

§ 1494. Burlamaqui commence par trouver la sanction des lois naturelles dans les mauxque le cours ordinaire des choses inflige à qui transgresse ces lois. Nous avons ainsi unedérivation semblable à celle de Bentham. Notre auteur continue et, en homme prudent, ilestime qu'il ne faut pas se fier entièrement à dame Nature, pour qu'elle fasse respecter seslois, cette bonne dame étant parfois distraite ; c'est pourquoi il ajoute la sanction d'une viesurnaturelle. De cette façon, voyageant en dehors du monde expérimental, il évite lesobjections qu'on pourrait lui faire dans ce monde [voir : (§ 1494 note 1)].

§ 1495. D'autres auteurs, Pufendorf, Hobbes, Spinoza, Locke, voient une sanction deslois naturelles dans le fait que l'individu, s'il les transgresse, cause un dommage à la sociétéet, par conséquent, à lui-même, en tant qu'il fait partie de la société. C'est bien ainsi, d'unefaçon générale (§2115 et sv.) ; mais il faut tenir compte de la somme de l'utilité directe pourl'individu, et de la somme des maux indirects. Au contraire, chez ces auteurs et chez d'autres,nous avons un raisonnement qu'on retrouve en un très grand nombre de dérivations, et qu'onpourrait appeler le sophisme de répartition. Voici en quoi il consiste. Soit un individu qui faitpartie d'une collectivité, et qui accomplit une certaine action A, laquelle nuit à la société. Onveut démontrer qu'en ne se préoccupant que de son intérêt personnel, il trouve avantage às'abstenir de cette action. Pour cela, on observe que l'individu en question, faisant partie de lacollectivité, aura sa part du dommage causé à cette collectivité ; et l'on conclut que l'action Alui est nuisible, que s'il l'accomplit, ce ne peut être que par ignorance. De là résulte leprincipe d'après lequel les erreurs des hommes sur ce qui constitue le bien sont l'origine detout mal [voir : (§ 1495 note 1)].

§ 1496. Voici en quoi consiste le sophisme : 1° On élimine la considération de la quantitéd'utilité ou de dommage, en supposant que tous agissent d'une certaine façon, tous d'uneautre ; et l'on ne s'occupe pas du cas où une partie agissent d'une façon, une partie d'uneautre ; 2° On néglige cette considération et, poussant les choses à l'extrême, on tient compteseulement de l'utilité ou seulement du dommage. Admettons cependant que si tous lesindividus s'abstenaient de faire A, chacun, en tant qu'il fait partie de la collectivité, retireraitune certaine utilité. Maintenant, si tous les individus moins un continuent à ne pas faire A,l'utilité pour la collectivité diminuera peut-être très peu, tandis que cet individu obtient, enfaisant A, une utilité particulière beaucoup plus grande que la perte qu'il éprouve commemembre de la collectivité. Si l'on n'aperçoit pas immédiatement ce sophisme, cela tient à unrésidu qui, la plupart du temps, intervient implicitement, et qui donne naissance à la première

1 D'HOLBACH ; Syst. de la nat., t. II. Le vrai sens du système de la nature, c. IX : « (p. 436) Le but de

l'homme de se conserver et de rendre son existence heureuse. L'expérience lui apprend que les autres luisont nécessaires. Elle lui indique la façon de les faire concourir à ses desseins. Il voit ce qui est approuvé, etce qui déplaît : ces expériences lui donnent l'idée du juste. La vertu comme le vice ne sont point fondés surdes conventions, mais sur les rapports qui sont entre les êtres de l'espèce humaine. Les devoirs des hommesentre eux dérivent de la nécessité d'employer les moyens qui tendent à la fin que leur nature se propose.C'est en concourant au bonheur d'autrui, que nous l'engageons à faire le nôtre ».

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partie, indiquée tout à l'heure, du sophisme. C'est-à-dire qu'on suppose, sans le dire, que tousles individus agissent comme celui qu'on envisage ; et, en ce cas, il ne reste, pour cetindividu, que le dommage réparti ; l'utilité directe disparaît, au moins en grande partie. Laréponse à faire à ce raisonnement serait que celui qui fait A ne désire pas du tout que lesautres fassent de même ; mais on ne peut la donner, pour ne pas blesser le résidu de l'égalité.Soit, par exemple, un voleur. Nous voulons lui persuader que voler est contre son intérêtindividuel. Dans ce but, nous lui faisons remarquer les dommages que la société, en général,éprouve par le fait de l'existence du vol, et nous lui montrons qu'il souffre sa part de cesdommages. Il y a les dépenses pour la police, pour les magistrats, pour les prisons, etc.; il y ale dommage du manque de sécurité, etc. Il est certain que si personne ne volait, la société enretirerait un avantage, et chacun de ses membres aurait sa part de cet avantage. Mais le voleurpeut répondre : 1° L'avantage direct qui me vient du vol est plus grand que le dommageindirect que j'éprouve comme membre de la collectivité, spécialement si l'on considère quemon abstention du vol n'a pas pour conséquence que d'autres s'abstiennent également devoler ; 2° Il est vrai que si tout le monde ou un grand nombre de gens volaient, le dommageindirect, en beaucoup de cas, l'emporterait sur l'utilité directe ; mais je ne désire nullementque tous volent je désire, au contraire, fortement que tous soient honnêtes et moi seulvoleur 1.

§ 1497. Nous trouvons une dérivation semblable dans celle qui fut quelque temps enusage pour défendre la solidarité. On disait que tous les hommes sont mutuellement dépen-dants ; et même, pour donner plus de force à l'argument, on faisait ressortir la dépendancemutuelle de tous les êtres (§449) ; on observait que les animaux dépendent des végétaux,ceux-ci des minéraux, et l'on concluait que, chaque homme dépendant des autres, il ne peutréaliser son bonheur qu'en contribuant à celui des autres. L'énumération est incomplète.Outre le genre de dépendance où A réalise son bonheur en contribuant à celui de B, C..., il y aaussi le genre de dépendance où A réalise son bonheur au détriment de B, C... ; par exemple,le loup qui mange les moutons, le maître qui exploite ses esclaves 2. Le raisonnement dontnous avons parlé tout à l'heure est puéril et ne peut être accepté que par des personnes déjàpersuadées.

§ 1498. (III-gamma) Intérêt collectif. Si cet intérêt est réel, et si l'individu accomplitlogiquement des actions en vue de cet intérêt, il n'y a pas de dérivation : nous avonssimplement des actions logiques dont le but est d'atteindre un résultat voulu par l'individu. Ilexiste des résidus (IVe classe) qui poussent cet individu à exécuter ces actions. Mais, le plussouvent, le but objectif diffère du but subjectif (§151), et nous avons des actions non-logiques qu'on justifie par des dérivations. Ce genre de dérivations est très usité par qui veutobtenir quelque chose et feint de le demander, non pour lui, mais pour une collectivité. Uncertain nombre de politiciens veulent quelque chose pour eux-mêmes ; ils le demandent pourle parti, pour le pays, pour la patrie. Certains ouvriers veulent améliorer leur condition, etdemandent une amélioration pour les « prolétaires », pour la «classe ouvrière ». Certains 1 Une plaisanterie qui a pris diverses formes, selon les différents auteurs, est ainsi racontée par POGGE ; (éd.

LISEUX, t. II) : « (p. 61), 158. Un religieux de grande autorité, et qui prêchait continuellement au peuple,était souvent exhorté par un usurier vicentin, à flétrir énergiquement les usuriers, et à condamner fortementce grand vice, qui sévissait particulièrement dans la ville ; et l'usurier insistait au point d'ennuyer lereligieux. Surpris de ce qu'il insistait continuellement pour faire châtier le métier qu'il exerçait lui-même,quelqu'un lui demanda la raison de tant de sollicitude. „ Ceux qui exercent le métier d'usurier sont sinombreux en cette contrée, dit-il, qu'il me vient très peu de clients ; en sorte que je ne gagne rien. Mais siles autres usuriers étaient dissuadés d'exercer leur métier, c'est à moi que reviendraient tous leurs gains “ ».

2 Pour plus détails, voir Systèmes socialistes, t. II, p. 225 et sv.

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industriels veulent obtenir des faveurs du gouvernement pour leur industrie, et les demandentpour l’industrie en général, pour les travailleurs. Depuis plus d'un demi-siècle, les« spéculateurs » (§2235) ont déployé tant d'habileté qu'ils ont obtenu des faveurs toujourscroissantes des pouvoirs publics, au nom de l'intérêt des classes laborieuses, ou même de« l'intérêt public ».

1499. Pour trouver des exemples de cette dérivation, il suffit de lire une partie seulementdes innombrables écrits en faveur de la protection douanière, de l'augmentation des dépensespubliques, et de nombreuses mesures par lesquelles les « spéculateurs » s'approprient l'argentde ceux qui ont des recettes fixes ou presque fixes, des « rentiers » (§2235). En politique,toutes les classes dominantes ont toujours confondu leur intérêt avec celui du pays entier.Quand les politiciens craignent l'augmentation excessive du nombre des prolétaires, ils sontmalthusiens et démontrent que c'est dans l'intérêt du public et du pays. Quand ils craignent,au contraire, de ne pas avoir une population suffisante pour leurs desseins, ils sont anti-malthusiens, et démontrent également bien que c'est dans l'intérêt du public et du pays. Toutcela est accepté, tant que durent les résidus favorables à de telles dérivations ; tout cela estchangé, lorsqu'ils se modifient ; jamais en vertu de raisonnements.

§ 1500. Ce genre de dérivations est si connu que l'idée est commune d'y faire rentrerpresque tous les autres. On suppose explicitement ou implicitement que celui qui fait usagede raisonnements défectueux est de mauvaise foi, et qu'il emploierait de bons raisonnementss'il était de bonne roi. Cela est en dehors de la réalité. On peut fort bien s'en rendre comptepar le grand nombre de dérivations importantes, voire très importantes, que nous exposonsdans ce chapitre.

§ 1501. (III-delta) Entités juridiques. L'homme qui vit dans les sociétés civilisées sefamiliarise avec certaines relations morales ou juridiques qui façonnent, pour ainsi dire, sonexistence, dont s'imprègne son esprit, et qui finissent par faire partie de sa mentalité ; puis,par la persistance des agrégats, par la tendance à donner un caractère absolu à ce qui estrelatif, il les étend au delà des limites entre lesquelles elles peuvent avoir une valeur. Ellesn'étaient applicables qu'à certains cas et à certaines circonstances, et il les applique àn'importe quel cas, quelle circonstance. De cette façon prennent naissance la conceptiond'une morale absolue et celle d'un droit absolu. Ensuite, l'homme dont nous parlons supposeque ces relations, nées et développées avec la société, ont préexisté à celle-ci, qui en tire sonorigine. Ainsi surgissent les théories du « pacte », du « contrat social », de la « solidarité »,avec son annexe, la « dette sociale », de la « paix par le droit », etc. Non content de cela, ilétend aux animaux, aux êtres vivants en général, même aux inanimés, les relations juridiqueset morales qui existent entre les hommes. Il va même jusqu'à étendre aux choses le pouvoirque la parole a parfois sur les hommes. De là l'idée des charmes magiques ; et la paroledevient un puissant moyen d'agir sur les choses ; elle fait mouvoir et arrête les astres mêmes.Dans ces phénomènes, les résidus (I-bêta 1) entrent en jeu. Grâce à eux, certaines analogies,vraies ou supposées, nous poussent à étendre à un objet les caractères et les propriétés d'unautre objet. Le fond de ces phénomènes est donné par la persistance des agrégats, la formepar les dérivations au moyen desquelles on tâche de donner une apparence logique à cesactions non-logiques. Comme d'habitude, dans les phénomènes concrets, on a un mélange dedifférentes actions non-logiques, de dérivations et d'actions logiques par lesquelles ou cher-che à tirer profit des actions non-logiques existantes ; mais cela revient à démontrer l'exis-tence de ces actions non-logiques, car on ne peut utiliser ce qui n'existe pas, ni en tirer profit.Étant donnée la persistance des agrégats, par laquelle les hommes étendent les relationsjuridiques à des cas dans lesquels elles n'ont rien à faire, il est des personnes qui se prévalent

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de cette persistance pour parvenir à leurs fins ; mais il est évident qu'elles ne pourraient lefaire, si cette persistance n'existait pas. Les gens habiles emploient les moyens qu'ilstrouvent. Au moyen âge, ils profitaient des procès aux morts et aux animaux ; aujourd'hui, ilsprofitent des déclamations sur la « solidarité » ; demain, ils trouveront un autre expédient.Dans l'histoire, nous voyons des peines juridiques infligées à des êtres qui ne sont pas deshommes vivants : à Athènes, chez les anciens Hébreux, dans nos pays, au moyen âge, etmême en des temps plus récents. Comme d'habitude, si nous ne connaissions qu'un seulgenre de ces faits, nous demeurerions dans le doute sur la partie à considérer commeconstante (résidus), et la partie à considérer comme variable (dérivations) ; mais le doutedisparaît quand nous prêtons attention aux différents genres qui nous sont connus, et nousvoyons que les dérivations d'un genre ne sont pas employées pour les autres genres. À Rome,la persistance des agrégats qui agit, paraît être principalement celle des rapports du chef defamille avec les liberi qui sont en son pouvoir [voir : (§ 1501 note 1)], ou avec les esclaves ;et si nous ne connaissions que des faits de ce genre, nous ne pourrions affirmer que desactions juridiques ont été étendues aux animaux. Mais voici qu'à Athènes, apparaît l'actioncontre les animaux, indépendamment de leur propriétaire ; et même quand le procès estdirigé contre celui-ci, la personnalité de l'animal apparaît plus nettement 1. On fait aussiprocès contre les choses inanimées ; et Démosthène, s'opposant au décret qui voulaitcondamner sans jugement quiconque aurait tué Caridème, compare clairement le jugementdes choses inanimées à celui des hommes, et dit qu'on ne peut ôter à ceux-ci une garantiequ'on accorde à celles-là 2. Une loi qu'on attribuait à Dracon 3 prescrivait de jeter hors desfrontières le bois, les pierres, le fer qui, en tombant, auraient tué un homme. Platon reproduitcette loi, à l'instar d'autres lois anciennes, dans son livre sur Les Lois 4. Aux chosesinanimées, il ajoute les animaux qui auraient tué un homme ; et il faut remarquer que lecadavre du parricide doit, exactement de la même façon, être jeté hors des frontières de l'État.Pausanias raconte 5 qu'à Thasos un rival de Théagène allait toutes les nuits frapper la statuede celui-ci. La statue, pour punir cet homme, tomba sur lui et le tua. « Les fils du mortouvrirent une action en homicide contre la statue. Les Thasiens jetèrent la statue à la mer,suivant une loi de Dracon... » Mais ensuite leur pays devint stérile, et l'oracle de Delphes endonna pour cause qu'ils avaient oublié le plus grand de leurs concitoyens ; aussirecherchèrent-ils la statue et la replacèrent-ils là où elle était primitivement. Que tout celasoit de la fable ou une légende issue de quelque fait historique, peu importe, puisque nousavons à prêter attention uniquement aux sentiments de ceux qui composèrent et de ceux quiaccueillirent le récit ; et chez ces personnes apparaît avec évidence la persistance (lesagrégats, en vertu desquels nous voyons une statue avoir des rapports juridiques analogues àceux d'un homme. Enfin, nous avons, à Athènes, le procès fictif pour le meurtre du bœuf[voir : (§ 1501 note 7)] ; où l'on peut voir, si l'on veut, des phénomènes de totémisme, mais

1 BEAUCHET ; Hist. du dr. pr. de la rép. ath., t. IV : « (p. 391) ... à Athènes, l'action [(mot en Grec) qui

correspond à l'action de pauperie des XII tables] paraît plutôt donnée contre l'animal que contre le maître,et dans le but de permettre à la victime du dommage l'exercice de la vindicta privata sur l'animal lui-même ». Les Athéniens attribuaient à Solon la loi qui prescrivait de consigner à la partie lésée l'animalcoupable. – PLUTARCHI. ; Sol., 24, 3, où il est parlé d'un chien qui mord.

2 DEM. ; c. Aristocr., 76, p. 645 : [phrase en Grec] « Si donc les choses inanimées et ne jouissant pas de laraison sont sujettes à cette accusation [d'homicide], il n'est pas permis de priver d'un jugement... »

3 AESCH. ; In Ctesiph., p. 88, 244. – Schol. veter. AESCH.; Septem ad. Th., v. 197. PAUS.; VI, Eliac., II,11. – SUID.; s. r. [mot en Grec]. Les causes de ce genre, étant archaïques, avaient un caractère religieux etse jugeaient au Prytanée. – DEMOSTH C. Aristocr., 76, p. 645. – PAUS. – I, Att., 28. L'auteur observequ'on dit que des choses inanimées punirent automatiquement certains délits. – POLLUX, VIII, 9, 90, et 10,120.

4 PLAT. De leg., IX, p. 873.5 PAUS. VI, Eliac. II, 11. - SUID., s. r. [mot en Grec], substitue ce nom à celui de [en Grec] – EUSEB ;

Praep. evang., V, 34, p. 230-231.

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où apparaît certainement aussi l'extension aux animaux des relations juridiques fixées pourles hommes. Pline raconte 1 qu'en Afrique on mettait en croix des lions pour effrayer lesautres. Dans la Bible, on trouve plusieurs passages qui font clairement allusion à l'extensionaux animaux de relations juridiques s'appliquant aux hommes [voir : (§ 1501 note 9)].C'estde ces passages qu'aux siècles passés on tira en partie les dérivations ayant pour but dejustifier cette extension ; tandis que d'un autre côté il ne manqua pas de gens qui, par d'ingé-nieuses dérivations, s'efforcèrent de donner un sens logique à ces passages. Le procès fait aucadavre du pape Formose 2 est demeuré célèbre. « (p. 274) Un jugement solennel contreFormose fut ordonné : (p. 275) le mort fut cité à comparaître en personne devant le tribunald'un Synode [nous verrons plus loin qu'on citait de la même manière les animaux]. C'était enfévrier ou en mars de l'an 897... Les Cardinaux, les Évêques et beaucoup d'autres dignitairesdu clergé s'assemblèrent en synode. Le cadavre du pape, arraché à la tombe où il reposaitdepuis huit mois, fut revêtu des ornements pontificaux et déposé sur un trône, dans la salle duconcile. L'avocat du pape, Stéphane, se leva, se tourna vers cette momie horrible, aux côtésde laquelle siégeait un diacre tremblant qui devait lui servir de défenseur [les animaux aurontaussi leur avocat] ; il porta les accusations, et le pape vivant, avec une fureur insensée,demanda au mort : « Pourquoi, homme ambitieux, as-tu usurpé la chaire apostolique deRome, toi qui étais déjà évêque de Porto ? » L'avocat de Formose parla, dans sa défense,pour autant que la frayeur ne lui paralysa pas la langue. Le mort demeura convaincu et futjugé [ainsi demeureront convaincus et jugés les animaux]. Le Synode signa le décret dedéposition, et prononça la sentence de condamnation ». L'Inquisition fit aussi de nombreuxprocès aux morts. Le but était de s'emparer des biens laissés par eux à leurs héritiers ; lemoyen était les préjugés populaires, parmi lesquels l'extension aux morts des relations juridi-ques des vivants n'était pas le dernier.

§ 1502. Dans nos contrées, les procès contre les animaux durent du XIIe, et même avant,jusqu'au XVIIIe siècle. Berriat Saint-Prix a compilé un catalogue de ces procès, principale-ment en France [voir : (§ 1502 note 1)]. Une partie eurent lieu devant les tribunaux laïques,une partie devant les tribunaux ecclésiastiques. La procédure devant le tribunal civil était lamême que si l'accusé avait été un être humain [voir : (§ 1502 note 2)]. Même devant lestribunaux ecclésiastiques, on procédait de cette manière ; mais, en de nombreux cas, laprocédure apparaît comme une adjonction, un moyen d'éviter de frapper des innocents desfoudres de l'Église ; et nous avons des cas où l'on fait allusion seulement à ces innocents, etpas à l'Église [voir : (§ 1502 note 3)]. Puis, sous l'action du sentiment qui étendait auxanimaux les rapports juridiques, on voulut que le procès précédât la sentence. Des motifsaccessoires contribuèrent ensuite à faire traîner le procès en longueur : d'abord le profit qu'enretiraient les hommes de loi ; ensuite, en des temps où le scepticisme allait croissant, il sepeut que les autorités ecclésiastiques ne fussent pas entièrement persuadées de l'efficacitéqu'avaient les foudres de l'Église pour détruire les animaux, et qu'il ne leur déplût point que,le procès traînant en longueur, les animaux disparussent naturellement, sans attendre d'êtrefrappés d'excommunication. Autrement, il serait difficile de comprendre les longueurs deprocès comme celui sur lequel Menabrea nous fournit d'amples renseignements [voir : (§1502 note 4)]. Cet auteur nous donne d'autres exemples des dérivations qui se manifestaientdans ces procès. « (p. 100) Une procédure faite en 1451... dans le but d'expulser les sangsuesqui infestaient les eaux du territoire de Berne..., nous fournit des détails très curieux touchantle mode en usage pour la citation. On envoyait un sergent ou huissier sur le local où se 1 PLIN. : Nat. hist., VIII, 18, 2 : Polybias Aemiliani comes, in senecta hominem appeti ab iis refert... Tunc

obsidere Africae urbes : eaque de causa crucifixos vidisse se cum Scipione, quia caeteri metu poenaesimilis absterrerentur eadem noxa.

2 GREGOROVIUS ; Storia della città di Roma (Geschichte der Stadt Rom im Mittelalter), t. III.

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tenaient les insectes, et on les assignait à comparaître personnellement tel jour, à telle heure,par-devers le magistrat, aux fins de s'ouïr condamner à vider dans un bref délai les fondsusurpés, sous les peines du droit. Les insectes ne paraissant pas, on renouvelait volontiersjusqu'à trois fois l'assignation, pour que la contumace fût mieux établie... Comme on peutbien se l'imaginer, les défendeurs (p. 101) faisaient toujours défaut... on nommait donc uncurateur ou un procurateur aux bestioles. Cet officier jurait de remplir ses fonctions aveczèle, avec loyauté ; on lui adjoignait ordinairement un avocat. C'est en servant de défenseuraux rats du diocèse d'Autun, que le fameux jurisconsulte Barthélemy Chassanée, qui mourutpremier président du parlement de Provence, commença sa réputation... Quoique les ratseussent été cités selon les formes, il fit tant qu'il obtint que ses clients seraient de rechefassignés par les curés de chaque paroisse, attendu, disait-il, que la cause intéressant tous lesrats, ils devaient tous être appelés. Ayant gagné ce point, il entreprit de démontrer que ledélai qu'on leur avait donné était insuffisant ; qu'il eût fallu tenir compte non seulement de ladistance des lieux, mais encore de la difficulté du voyage, difficulté d'autant plus grande queles chats se tenaient aux aguets et occupaient les moindres passages ; bref, amalgamant laBible aux auteurs profanes, amoncelant textes sur textes, et épuisant les ressources del'érudite éloquence de ce temps-là, il parvint à faire (p. 102) proroger le terme de lacomparution. Ce procès rendit Chassanée fort recommandable ».

§ 1503. Tout cela nous semble ridicule ; mais qui sait si, dans quelques siècles, lesélucubrations de notre temps sur la solidarité ne seront pas tout aussi ridicules, et si l'inven-tion de M. Bourgeois, d'une dette qui, à chaque instant s'éteint et à chaque instant renaît, nesemblera pas digne de figurer à côté de la défense des rats, soutenue par Chassanée. Il nemanquait pas de jurisconsultes et de théologiens qui estimaient qu'on ne pouvait étendre auxbêtes les procédures instruites contre les êtres raisonnables, et parmi les théologiens, nous netrouvons rien moins que Saint Thomas [voir : (§ 1503 note 1)]. Mais tout cela ne suffit pas àempêcher ces procédures ; de même que de nos jours rien ne sert d'avoir montré le manquede sens du « contrat social », de la doctrine de la « solidarité », de la « paix par le droit », dela Christian Science, et d'autres semblables théories fantaisistes, pour empêcher qu'on necontinue à employer ces dérivations 1. Comme d'habitude, l'homme voit la paille qui est dansl'œil de son prochain et pas la poutre qui est dans le sien.

§ 1504. Les dérivations changent de forme pour s'adapter aux circonstances, le butqu'elles doivent atteindre restant le même. Parmi ceux qui estiment que la société humaineest née d'une convention, d'un pacte ou d'un contrat, plusieurs théoriciens ont parlé commes'ils décrivaient un phénomène historique : un beau jour, des hommes qui ne vivaient pasencore en société se seraient assemblés quelque part, et auraient constitué la société, toutcomme on voit aujourd'hui des hommes s'assembler pour constituer une société commerciale.

§ 1505. Cette conception apparaissant manifestement absurde, on a cherché à la rendrequelque peu raisonnable en abandonnant le domaine de l'histoire, et l'on a dit que lesrelations qui constituent la société existent, non parce que cette constitution a été effective-ment établie par des hommes ne vivant pas encore en société, mais parce que ces relations

1 [NOTE DU TRADUCTEUR.] Cela n'empêche pas non plus que tant de juristes débattent encore, dans des

discussions ou des ouvrages juridiques, des questions telles que celles-ci : l'homme a-t-il le droit d'infligerla peine de mort à son semblable ? Quelle est la véritable conception de l'État ? etc.

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doivent exister comme si cette constitution s'était réalisée 1. Par exemple, c'est la façon dontles fidèles de Rousseau défendent maintenant les théories de leur maître. Mais, qu'on place lecontrat social à l'origine des sociétés, au milieu ou à leur terme, il n'en demeure pas moinsque les parties contractantes disposent de choses qui ne sont pas en leur pouvoir, puisquel'homme est un animal sociable qui ne peut vivre seul, sauf peut-être en des cas exceptionnelsoù il se trouverait réduit à une extrême misère. C'est pourquoi, au point de vue de la logiqueformelle, le raisonnement ne tient pas, même sous sa forme nouvelle.

§ 1506. Ensuite, on ne comprend pas pourquoi il ne s'applique pas aussi aux sociétésanimales, comme celles des fourmis et des abeilles. Si nous supposons que seul leraisonnement et les déductions logiques peuvent conserver la société humaine, en empêcherla dissolution, comment expliquerons-nous que les sociétés des fourmis et des abeilles durentet se conservent ? Si, au contraire, nous admettons que ces sociétés sont maintenues parl'instinct, comment pourrons-nous nier que cet instinct joue aussi un rôle dans les sociétéshumaines ?

§ 1507. La théorie de Rousseau est au fond celle de Hobbes ; mais, ainsi qu'il arrived'habitude avec les dérivations, l'un de ces auteurs aboutit à une conclusion opposée à cellede l'autre. Aujourd'hui, c'est la théorie de Rousseau qui est en vogue, parce que nous vivons àune époque démocratique ; demain, la théorie de Hobbes pourrait prévaloir, si des tempsfavorables au pouvoir absolu revenaient ; et quand viendrait un temps favorable à une autreorganisation sociale, on aurait bientôt fait de trouver la dérivation qui, toujours en partant del'hypothèse du contrat social, aboutirait à des conclusions s'adaptant à cette organisation. Lepoint de départ et le point auquel on doit arriver sont fixes, parce qu'ils correspondent àcertains résidus qui forment la partie constante du phénomène; avec un peu d'imagination, ontrouve facilement une dérivation qui unisse ces points. Si une dérivation ne plaît pas, on entrouve d'autres, et pourvu qu'elles s'accordent avec certains résidus existant chez les hommesauxquels on s'adresse, il est à peu près certain qu'ils l'accueilleront favorablement.

§ 1508. Dans ce genre de dérivations, il faut ranger les théories de « la paix par le droit ».On a l'habitude d'objecter à ces théories que le droit sans la force qui l'impose n'a que peu oupoint de valeur, et que si l'on fait emploi de la force, la guerre, chassée d'un côté, revient del'autre. Cette objection ne se soutient qu'en partie. 1° De nombreuses règles de la vie socialesont imposées sans qu'on fasse emploi de la force ; et il n'est pas absurde d'admettre que,sinon toutes les règles d'un certain droit international, au moins une partie d'entre elles sontimposées par l'opinion publique, par des sentiments existant chez les individus ; c'est ce quiarrive partiellement, en réalité. 2° La guerre ne disparaîtrait pas, mais deviendrait plus rare,quand une force internationale imposerait un certain droit ; de même que les actes deviolence diminuent dans une société où la force du pouvoir public s'impose aux particuliers.D'un plus grand poids, et de beaucoup, est l'objection qui vise le terme de droit, lequel, dansce cas, ne correspond à rien de précis. Les différents peuples dits civilisés occupent desterritoires par la force, et il n'est pas possible de trouver un autre motif pour justifier lesrépartitions territoriales actuelles. Les justifications qu'on a tenté de donner se résolvent en

1 Essai d'une phil. de la Solidarité. L. BOURGEOIS dit de la solidarité : « (p. 46) Alors, va-t-on dire, c'est le

contrat social ? – Je le veux bien et je conserve le mot [il a raison ; ce ne sont là que des variations sur lemême thème musical], à la condition toutefois qu'on ne confonde pas ce contrat social avec celui dontRousseau a exposé la théorie. L'hypothèse de Rousseau – car dans sa pensée il ne s'agit que de cela et nond'un fait historique, – place le contrat à l'origine des choses, tandis que nous le plaçons au terme ».

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des sophismes souvent puérils. Si la Pologne avait été plus forte que la Prusse, comme elle lefut aux temps passés, elle aurait pu conquérir la Prusse ; ayant été plus faible que la Prusseunie à la Russie et à l'Autriche, elle fut conquise par ces trois puissances. Si la Russie avaitété plus forte que le Japon, elle aurait conquis la Corée ; au contraire, le Japon se l'estappropriée par la force des armes. Cela seul est réel ; le reste n'est que vain discours [voir : (§1508 note 1)].

§ 1509. De même, pour les différentes classes sociales, il est impossible de trouver undroit capable de distribuer entre elles la richesse sociale. Les classes qui ont plus de force,d'intelligence, d'habileté, de ruse, etc., que d'autres, se font la part du lion. On ne voit pascomment on pourrait démontrer des principes d'une autre répartition, et surtout pas comment,si on les avait démontrés, on pourrait les imposer et les appliquer dans la vie réelle. Chaquehomme a certainement son principe d'une répartition idéale pour lui : principe qui souventn'est que l'expression de ses sentiments et de ses intérêts individuels ; et c'est ce principe qu'ils'imagine être le droit. Telle est la dérivation habituelle au moyen de laquelle on change lenom pour faire accepter la chose.

§ 1510. (III-epsilon) Entités métaphysiques. Dans ces dérivations, on recherche l'accordavec certaines unités étrangères au domaine expérimental. Au fond, c'est un accord desentiments qui agit, une combinaison de résidus ; mais la forme est donnée par l'interventionde ces entités, qui sont étrangères à l'expérience, sans être surnaturelles. Pour dériver, onemploie principalement les résidus (II-delta), (II-thêta), auxquels, comme d'habitude, on enajoute d'autres, dans les différents cas particuliers. Au point de vue logico-expérimental, il ya peu ou point de différence entre ces dérivations et celles qui font intervenir des divinitéspersonnifiées 1.

§ 1511. Les dérivations métaphysiques sont principalement à l'usage des gens cultivés.Le vulgaire, du moins dans nos pays, est porté à revenir de ces abstractions aux person-nifications. Sans doute, il serait absurde de croire que, parmi nos contemporains, il y a desgens qui se représentent la Solidarité sous la forme d'une belle femme, comme les Athéniensse représentaient la déesse Athéna. Cependant, pour notre vulgaire, la Solidarité, le Progrès,l'Humanité, la Démocratie, ne figurent pas dans la même classe que de simples abstractions,telles qu'une surface géométrique, l'affinité chimique, l'éther lumineux 2 : elles sont dans desrégions beaucoup plus élevées ; ce sont des entités puissantes, et qui font le bien du genrehumain.

1 On peut aussi joindre la tradition religieuse à la tradition métaphysique poussée à l'extrême. Par exemple,

on pourrait définir la Christian Science (§1695 1) un hégélianisme biblique.2 A. WEBER ; L'enseignement de la prévoyance, Paris, 1911. Parlant de certaines gens qui s'occupent de

sociétés de secours, de coopératives, de caisses mutuelles, il dit : « (p. 101) ... pour eux – comme pourl'immense majorité de leurs affiliés – la Mutualité et la Prévoyance sont des dogmes qu'on ne doit mêmepas chercher à comprendre, des choses qui ont des vertus spéciales, des vertus en soi et qui sont douées d'unpouvoir mystérieux pour la guérison des misères humaines ! Ils estiment, en quelque sorte, qu'il importesurtout à leur sujet d'être un adepte et un croyant : après quoi il suffit d'apporter aux Œuvres une offrande,une maigre contribution personnelle pour obtenir des résultats extraordinaires : la Retraite gratuite oul'Assurance à un taux dérisoire, par exemple ».

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§ 1512. Dans ce domaine, l'évolution d'Auguste Comte est très remarquable. Il est poussépar une force irrésistible à attribuer des caractères concrets à ses abstractions, et va jusqu'àpersonnifier l'Humanité sous la forme du Grand-Être, à parler de la Terre, comme si elleétait une personne, et à recommander l'adoration de l'espace sous la forme du Grand Milieu.Comme nous l'avons déjà observé (§1070 et sv.), ces sentiments constituent un agrégatconfus dans l'esprit de nombreuses personnes, qui ne se préoccupent nullement de le diviseren ses parties aliquotes, ni de savoir où finit l'abstraction et où commence la personnification.

§ 1513. On trouve cette dérivation dans tous les raisonnements où l'on invoque la Raison,la Droite Raison, la Nature, les fins de l'homme ou d'autres fins semblables, le Bien, leSouverain Bien, le Juste, le Vrai, le Bon, le Droit, et maintenant spécialement la Science, laDémocratie, la Solidarité, l'Humanité, etc. Ce ne sont que des noms qui indiquent dessentiments indistincts et incohérents.

§ 1514. Il est une entité célèbre : l'entité métaphysique imaginée par Kant et admiréeencore par tant de gens. Elle s'appelle Impératif catégorique [voir : (§ 1514 note 1)]. Il y abeaucoup de gens qui s'imaginent savoir ce que c'est, mais ils ne réussissent malheureu-sement pas à le faire comprendre à ceux qui veulent rester dans la réalité. La formule de Kantconcilie, comme d'habitude, le principe égoïste avec le principe altruiste, qui est représentépar la « loi universelle ». Celle ci flatte les sentiments d'égalité, de sociabilité, de démocratie.Enfin, beaucoup de gens ont accepté la formule kantienne pour conserver la morale usuelle,tout en se soustrayant à la nécessité de la placer sous la dépendance d'un dieu personnel. Onpeut faire dépendre cette morale de Jupiter, du Dieu des chrétiens, de celui de Mahomet, dela volonté de cette respectable dame qui porte le nom de Nature, ou de l'éminent Impératifcatégorique : cela revient au même. Kant donne encore une autre forme à sa formule : « (p.60) N'agis que d'après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu'elledevienne une loi universelle ». Le caractère habituel de ces formules est d'être si indéter-minées qu'on peut en tirer tout ce qu'on veut ; aussi aurait-on plus vite fait de dire : « Agiscomme il plaît à Kant et à ses disciples », puisque, de toute façon, la « loi universelle » finirapar être éliminée.

§ 1515. La première question qui se pose, quand on cherche à comprendre quelque choseà ces termes de la formule, est de savoir si 1° la « loi universelle» dépend de quelquecondition ; ou bien si 2° elle ne dépend d'aucune condition. Autrement dit, cette loi doit-elles'exprimer dans les sens suivants : 1° Tout homme qui a les caractères M doit agir d'unecertaine façon ? Ou bien : 2° Tout homme, quels que soient ses caractères, doit agir d'unecertaine façon ?

§ 1516. Si l'on accepte la première façon de s'exprimer, la loi ne signifie rien, et ladifficulté consiste maintenant à fixer les caractères M qu'il convient d'envisager ; car si l'ons'en remet à l'arbitraire de celui qui doit observer la loi, il trouvera toujours moyen de choisirdes caractères tels qu'il puisse faire tout ce qu'il veut, sans transgresser la loi. S'il veutjustifier l'esclavage, par exemple, il dira comme Aristote qu'il y a des hommes nés pourcommander (parmi lesquels, bien entendu, se trouve le digne interprète de la loi) et d'autreshommes nés pour obéir. S'il veut voler, il dira que le principe d'après lequel celui qui possèdemoins prend à celui qui possède davantage, peut fort bien être une loi universelle. S'il veut

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tuer son ennemi, il dira que la vendetta peut très bien être une loi universelle ; et ainsi desuite.

§ 1517. Par la première application qu'il fait de son principe, il semblerait que Kantrepousse cette interprétation [voir : (§ 1517 note 1)]. Sans faire de distinctions d'individus, ilrecourt au principe suivant lequel le suicide ne pourrait être une loi universelle de la nature.

§ 1518. Voyons maintenant la seconde manière d'interpréter la loi, manière suivantlaquelle le raisonnement de Kant, cité tout à l'heure, pourrait tant bien que mal être soutenu.Il y a une autre difficulté : c'est que, pour appliquer la formule, toute la race humaine devraitconstituer une masse homogène, sans la moindre différenciation dans les emplois desindividus. Il est possible, si l'on fait des distinctions, que certains hommes commandent etque d'autres obéissent ; c'est impossible si l'on ne fait pas de distinctions ; car il ne peut yavoir une loi universelle d'après laquelle tous les hommes commandent si aucun n'obéit. Unhomme veut passer sa vie à étudier les mathématiques. Si l'on fait des distinctions, il peut lefaire sans transgresser la loi kantienne, car il peut bien y avoir une loi universelle d'aprèslaquelle celui qui possède certains caractères M, passe sa vie dans l'étude des mathématiques,et celui qui ne possède pas ces caractères cultive les champs ou fait autre chose. Mais si l'onne veut pas de distinctions, si l'on ne veut pas, ainsi qu'on ne l'a pas voulu dans le cas dusuicide, séparer les hommes en classes, il ne peut y avoir une loi universelle d'après laquelletous les hommes passent leur vie à étudier les mathématiques, ne serait-ce que parce qu'ilsmourraient de faim, et par conséquent personne ne doit passer sa vie à cette étude. Onn'aperçoit pas ces conséquences, parce qu'on raisonne avec le sentiment, et non en se plaçanten présence des faits.

§ 1519. Comme le font souvent les métaphysiciens, Kant, après nous avoir donné unprincipe qui devrait être unique – à ce qu'il dit – en ajoute ensuite d'autres qui surgissent onne sait d'où.

Le troisième cas considéré par Kant est le suivant : « (p. 63) Un troisième se reconnaît untalent [là, nous trouvons des conditions dont on ne parlait pas dans le cas de l'homme qui sesuicide ; pourquoi n'a-t-on pas dit alors : Un individu se reconnaît un tempérament tel quepour lui la vie est souffrance et non bonheur ?] qui peut, au moyen de quelque culture, lerendre un homme propre à toutes sortes d'emplois. Mais il se trouve dans des circonstanceshonorables, et préfère s'adonner au plaisir, au lieu de prendre la peine d'étendre et deperfectionner ses heureuses dispositions 1 ». Il veut savoir si cela peut être une loi naturelle.La réponse est affirmative, au moins sous un certain aspect. « (p. 63) Il aperçoit alors qu'à lavérité une nature est compatible encore avec une telle loi, fût-elle universelle, bien quel'homme (comme les habitants des îles de la mer du Sud) laissât ses talents sans culture et nesongeât qu'à passer sa vie dans l'oisiveté, les amusements, les plaisirs... 2 ». Donc, il paraî-

1 Texte, allemand : « Ein Dritter findet in sich ein Talent, welches vermittelst einiger Kultur ihn zu einem in

allerlei Absicht brauchbaren Menschen machen könnte. Er sieht sich aber in bequemen Umständen, undzieht vor, lieber dem Vergnügen nachzuhängen, als sich mit Erweiterung und Verbesserung seinerglücklichen Naturanlagen zu bemühen ».

2 Texte allemand : « Da sieht er nun, dass zwar eine Natur nach einem solchen allgemeinen Gesetze immernoch bestehen könne, obgleich der Mensch (sowie der Südsee-Einwohner) sein Talent rosten liesse undsein Leben bloss auf Müssiggang, Ergötzlichkeit, Fortpflanzung, mit einem Wort, auf Genuss zuverwenden bedacht wäre... » .

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trait, si nous voulons rester strictement attachés à la formule qu'on nous a donnée pourunique, que la chose pouvant être une loi universelle, est licite. Mais, au contraire, il n'en estpas ainsi : « (p. 64) ... mais il est impossible qu'il puisse vouloir que ce soit là une loiuniverselle de la nature, ou qu'elle eût été mise en nous comme telle par l'instinct naturel[dans la formule, on ne nous parle pas de cet instinct naturel]. En effet un être raisonnableveut nécessairement que toutes ses facultés soient développées en lui, parce qu'elles lui sonttoutes données pour lui servir à atteindre toutes sortes de fins 1 ». Voilà un nouveau principe :certaines choses données [on ne sait par qui] en vue de certains buts.

Pour raisonner de cette façon, il faut modifier la formule de Kant et dire : « N'agis qued'après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loiuniverselle. D'autre part, ne te laisse pas tromper par cet adjectif possessif ta ; dire ta volonté,ce n'est qu'une façon de parler ; en réalité, c'est la volonté qui doit nécessairement existerchez l'homme, tout compte fait de ce qui lui a été donné, de ses fins et d'autres belles chosesqui seront indiquées en temps et lieu ». Cela posé, on pourrait aussi se passer, au point de vuelogico-expérimental, de la volonté, puisqu'elle est de toute façon éliminée. Mais il n'en estpas ainsi au point de vue du sentiment. Cette invocation à la volonté est nécessaire pour avoirl'appui du sentiment égoïste, et donner, à celui qui écoute, la satisfaction de concilier cesentiment avec le sentiment altruiste.

D'autres sentiments sont aussi éveillés par ce principe de la « loi universelle ». D'abordcelui d'une règle absolue, imposée par la Nature, dominant la mesquinerie des conflitshumains, dépassant les discussions captieuses. Puis cet agrégat de sentiments qui nous fontvoir confusément l'utilité qu'il y a à ce que les sentences des juges soient motivées, qu'ellesinvoquent des règles générales, que les lois soient aussi faites suivant ces règles, et non pourou contre un individu donné.

§ 1520. Remarquons en passant que cette utilité existe réellement, car cet état de chosesmet aussi un frein au caprice, comme le ferait la règle de Kant ; mais cette utilité n'est pastrès grande, puisque, si l'on veut, on trouve toujours moyen de donner une apparence degénéralité à une décision particulière. Si, parmi A, B, C, ... on veut favoriser ou léser A, oncherche, et l'on trouve toujours, un caractère par lequel A diffère de B, C, ... et l'on décide enconsidérant ce caractère, par conséquent avec une apparence de généralité. Laissons de côtél'autre manière, très en usage, de décider en général et d'appliquer en particulier, avec ou sansindulgence. Ainsi, dans nos lois, on trouve encore celle qui punit l'agression en général ; maisen particulier on ferme un œil et même les deux sur les agressions commises par les grévistesau détriment des « renards ».

En Italie, avant la guerre de 1911, on laissait insulter impunément les officiers. Un députéput diffamer un officier, pour des motifs exclusivement d'ordre privé, qui n'avaient rien depolitique, et, bien que condamné par les tribunaux, il ne fit jamais un jour de prison, pasmême après son échec aux nouvelles élections. La guerre venue, on sauta de l'autre côté de laselle. Des personnes furent injuriées et frappées impunément, uniquement parce qu'elles ne selevaient pas quand on jouait la Marche royale, à la Scala de Milan.

1 Texte allemand. « ... allein er kann unmöglich wollen, dass dieses ein allgemeines Naturgesetz werde oder

als ein solches in uns durch Naturinstinkt gelegt sei. Denn als ein vernünftiges Wesen will er nothwendig,dass alle Vermögen in ihm entwickelt werden, weil sie ihm doch zu allerlei möglichen Absichten dienlichund gegeben sind ».

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§ 1521. Les théologiens scrutent la volonté de Dieu, et Kant scrute celle de la Nature.D'une manière ou de l'autre, nous n'échappons pas à ces investigations, aussi profondes quedifficiles et imaginaires. « (p. 14) Nous admettons comme principe qu'on ne trouve dans lanature d'un être organisé, c'est-à-dire d'un être destiné à vivre de manière à atteindre une fin,aucun organe qui ne soit merveilleusement approprié à cette fin [voir : (§ 1521 note 1)].[C'est là une réminiscence de la célèbre théorie des causes finales]. Si donc un être doué de laraison et de la volonté est chargé de sa conservation, de l'accroissement de son bien-être, enun mot, de son bonheur, et que ce soit là proprement la fin que la nature [qu'est-ce que cetteentité ?] lui destine, on devrait alors trouver en lui une disposition conforme à cette fin. [Cene sont là que des affirmations arbitraires sur la fin arbitraire d'une entité arbitraire]. Mais ilsemble que cette créature serait très défectueuse si la nature avait chargé sa raison d'atteindreelle-même le but qu'elle lui destine [voir : (§ 1521 note 2)] [cela pourrait être favorable à lathéorie des actions non-logiques] ». Tout ce raisonnement procède par affirmationsarbitraires sur des choses fantaisistes ; il est véritablement puéril. Et pourtant beaucoup depersonnes l'ont accepté et l'acceptent ; aussi est-il évident qu'elles ne peuvent être mues quepar des sentiments que cette poésie métaphysique excite agréablement. Cela confirme, unefois de plus, l'importance des dérivations ; cette importance n'est pas du domaine de l'accordd'une théorie avec les faits, mais bien de celui de l'accord de cette théorie avec les sentiments.

§ 1522. D'une façon générale, ainsi que nous l'avons souvent répété, il ne faut pass'arrêter à la forme des dérivations, mais rechercher dans le fond qu'elles recouvrent s'il y ades résidus qui ont quelque importance pour l'équilibre social. Aux nombreux exemples déjàdonnés, nous ajoutons le suivant, et ce ne sera pas le dernier.

En août 1910, l'empereur allemand fit, à Kœnigsberg, un discours dont on parla beau-coup. Il disait : « Ici, de sa propre autorité, le Grand Électeur s'est proclamé souverain ; ici,son fils a posé sur sa tête la couronne royale ; ici, mon grand-père, toujours de sa propreautorité, a posé sur sa tête la couronne royale de Prusse, démontrant clairement qu'il ne larecevait pas d'un parlement ni d'une assemblée populaire, mais qu'il recevait son pouvoir dela grâce de Dieu, qu'il se considérait comme l'exécuteur de la volonté du Ciel, et qu'en cettequalité, il croyait avoir le droit de porter la couronne impériale... Nous devons être prêts,considérant que nos voisins ont fait d'énormes progrès ; seule, notre préparation assurera lapaix. C'est pourquoi je suis mon chemin, exécuteur, moi aussi, de la volonté divine, sans mesoucier des mesquineries de la vie quotidienne, vouant ma vie au bien-être et au progrès de lapatrie, et à son développement dans la paix. Mais pour faire cela, j'ai besoin du concours detous mes sujets ». Nous avons, dans ce discours, une dérivation du genre (III-gamma).

Les partis d'opposition s'élevèrent contre ce discours, et l'accusèrent d'être « un cri deguerre contre le peuple et la représentation populaire », en parfaite contradiction avec la« conception moderne de l'État », une invocation du principe suranné du droit divin, opposéau « principe moderne du droit du peuple ». Ce sont là autant de dérivations du genre (III-delta), avec une tendance vers le genre (III-gamma) le « droit du peuple » n'étant pas trèsdifférent du « droit divin » des rois.

§ 1523 Nous ne devons pas nous laisser- induire en erreur par le terme peuple, qui paraîtindiquer une chose concrète. Sans doute, on peut appeler peuple l'agrégat des habitants d'unpays, et, dans ce cas, c'est une chose réelle, concrète. Mais c'est uniquement en vertu d'uneabstraction hors de la réalité, que l'on considère cet agrégat comme une personne ayant unevolonté et le pouvoir de la manifester. D'abord, d'une manière générale, pour que cela soit, il

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serait nécessaire que cet agrégat puisse comprendre les questions et être capable de volonté àleur sujet. Cela n'arrive jamais ou presque jamais. Ensuite, pour descendre au cas particulier,il est certain que, parmi les Allemands, il en est qui approuvent le discours de l'empereur,comme il en est qui le désapprouvent. Pourquoi ceux qui le désapprouvent auraient-ils leprivilège de s'appeler « peuple » ? Ceux qui l'approuvent ne font-ils pas également partie du« peuple » ? Dans des cas de ce genre, on répond habituellement que c'est la majorité qu'ondésigne par le nom de « peuple ». Alors, si l'on veut être précis, on ne devrait pas opposer audroit divin le droit du peuple, mais bien le droit de la majorité du peuple ; mais on n'exprimepas l'idée sous cette forme, pour ne pas en diminuer la force. Cette majorité est presquetoujours une nouvelle abstraction. Généralement, on désigne par ce terme la majorité deshommes adultes, les femmes étant exclues. De plus, même en ces termes restreints, trèssouvent on ne sait pas ce que veut précisément cette majorité. On s'approche de la solution duproblème dans les pays où existe le referendum ; mais dans ce cas encore, comme une partiesouvent importante des hommes adultes ne vote pas, c'est uniquement par une fiction légalequ'on suppose que la volonté exprimée par les votants – pour autant qu'ils ont tous comprisce qu'on leur demande – est la volonté de la majorité. Dans les pays où n'existe pas lereferendum, ce n'est que grâce à une longue série d'abstractions, de fictions, de déductions,que l'on arrive à faire équivaloir à la volonté du peuple la volonté d'un petit nombred'hommes.

§ 1524. Il convient de remarquer que ceux qui croient à la « volonté du peuple » ne sontpas le moins du monde d'accord sur la façon dont elle se manifeste, et que leurs dissentimentsressemblent à ceux des orthodoxes et des hérétiques d'une religion quelconque. Ainsi, unprofane pourrait croire qu'en France, sous Napoléon III les plébiscites manifestaient la« volonté du peuple ». Il tomberait dans l'erreur, comme y tombaient ces chrétiens quiestimaient que le Père doit être antérieur au Fils. Ces plébiscites ne manifestaient aucunementla « volonté du peuple »; tandis que la volonté de la majorité des Chambres de la troisièmeRépublique la manifeste excellemment. Chaque religion a ses mystères, et celui-ci n'est aprèstout pas plus obscur que tant d'autres.

Dans tous les pays, quand on discute de réformes électorales, chaque parti s'occupe de sesintérêts, et accepte la réforme qu'il estime lui être la plus profitable 1, sans se préoccuperbeaucoup de la vénérable « expression de la volonté générale ». Beaucoup de « libéraux »refusent d'accorder le droit de vote aux femmes, parce qu'ils craignent qu'elles ne soient« réactionnaires », tandis que, justement pour ce motif, beaucoup de réactionnaires acceptentce droit. En France, les radicaux ont en sainte horreur le referendum populaire : la « volontégénérale » doit être exprimée par leur bouche, autrement elle n'est pas la « volontégénérale ». En Italie, à l'extension du droit de vote n'a certes pas été étrangère l'espérancequ'ont eue des hommes politiques astucieux de s'en servir à leur avantage. En Allemagne,Bismarck l'accueillit comme une arme contre la bourgeoisie libérale. Il semblerait que lespartisans de la représentation proportionnelle fassent exception ; mais beaucoup d'entre euxsont favorables à ce mode de représentation, parce qu'ils le considèrent comme un moyen

1 Le 24 janvier 1913, à la Chambre française, M. Briand, président du Conseil, dit : « Le problème le plus

urgent est celui de la réforme électorale. À aucun moment je n'ai jeté l'anathème au scrutind'arrondissement. J'ai reconnu les services du scrutin d'arrondissement, mais j'ai ajouté que c'était uninstrument faussé. Je ne considère pas que la réforme électorale procède d'une question de principe, c'estune question de tactique. Le parti au pouvoir doit chercher à y rester dans l'intérêt du pays et de la nationqui l'ont envoyé au pouvoir (mouvements sur divers bancs). C'est par ses propres moyens que le parti aupouvoir doit réaliser l'instrument de justice et d'équité ».

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d'obtenir, sans une lutte trop vive, sans courir les risques d'une bataille, une petite placeautour de l'assiette au beurre.

§ 1525. La « conception moderne de l'État » est une autre abstraction. La conceptionmanifestée par l'empereur est aussi celle de beaucoup d'hommes « modernes » ; qui dirapourquoi elle n'a pas droit à cette épithète de « moderne » ? Remarquons ici l'enthymème. Leraisonnement est le suivant : « La conception exprimée par l'empereur est contraire à laconception moderne de l'État ; donc elle est mauvaise ». Le syllogisme complet serait : « Laconception exprimée par l'empereur est contraire à la conception moderne de l'État ; tout cequi est contraire à la conception moderne de l'État est mauvais ; donc la conception del'empereur est mauvaise ». On a supprimé la majeure, parce que c'est précisément la propo-sition qui appelle l'attention sur le point faible du raisonnement.

§ 1526. Maintenant, laissons de côté les dérivations, et cherchons le fond qu'ellesrecouvrent. Nous envisageons ainsi un cas particulier d'un problème général, relatif à l'utilitésociale, problème qui sera traité spécialement au chapitre XII. Ici, un très bref aperçu suffira.Dans toutes les collectivités, il y a deux genres d'intérêts : le genre des intérêts présents et legenre des intérêts futurs. De même, dans les sociétés anonymes, on doit trancher cettequestion : convient-il de répartir une part plus ou moins grande des bénéfices commedividende aux actionnaires, ou d'en conserver plus ou moins pour renforcer les finances de lasociété ? On a différentes solutions, selon les circonstances et la composition des assembléesd'actionnaires.

§ 1527. Pour les peuples, l'intérêt des générations présentes est souvent opposé à l'intérêtdes générations futures. L'intérêt matériel que perçoit presque exclusivement une partie de lapopulation, est en opposition avec des intérêts de genres différents ; tel celui de la prospéritéfuture de la patrie, qui est perçu surtout par une autre partie de la population, et que lapremière partie dont nous parlions tout à l'heure perçoit uniquement sous la forme d'un desrésidus de la persistance des agrégats.

§ 1528. Les différents gouvernements sont portés à donner une importance différente àces intérêts. Ainsi, la république romaine a eu, sous le même nom, des tendances diverses,suivant que le Sénat ou le peuple prévalait. Si nous écartons le voile des dérivations, noustrouvons, dans le discours de l'empereur allemand, l'affirmation des intérêts de la patrie, enopposition avec les intérêts temporaires d'une partie de la population. Dans les discours desadversaires, nous trouvons le contraire. Ainsi ceux-ci comme celui-là s'expriment par desdérivations aptes à émouvoir les sentiments, car il n'y a pas d'autre moyen de se faireentendre du vulgaire.

§ 1529. Le discours de l'empereur est beaucoup plus clair que celui de ses adversaires.Dans la proposition : « C'est pourquoi je poursuis mon chemin, exécuteur, moi aussi, de lavolonté divine, sans me soucier des mesquineries de la vie quotidienne », remplacez« exécuteur de la volonté divine » par « représentant des intérêts permanents de la patrie »,et vous aurez une proposition qui se rapproche du genre scientifique. Le motif pour lequel lescontradicteurs sont moins clairs se trouve dans le fait qu'en Allemagne, le résidu dupatriotisme est très fort, et qu'il est par conséquent difficile de dire trop clairement que l'on

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préfère les intérêts présents aux intérêts futurs et permanents de la patrie. Si l'on voulaittraduire le discours impérial dans le langage de la science expérimentale, il conviendrait decommencer par rappeler que, si Bismarck, soutenu par la volonté de son souverain, n'avaitpas gouverné contre la volonté de la Chambre populaire, l'empire allemand n'aurait peut-êtrepas pu être constitué. Le 7 octobre 1862, le Landtag prussien rejetait le budget par 251 voixcontre 36. Les intérêts temporaires d'une partie de la population étaient en conflit avec lesintérêts permanents de la patrie. Le roi Guillaume se décida à intervenir en faveur de cesderniers. Sous la signature de Bismarck, il décréta, le 13 octobre, la clôture de la session, etgouverna sans se préoccuper de l'approbation de cette assemblée.

Partant de ces observations, on conclurait du passé au futur. Les raisonnements dessciences expérimentales cherchent dans le passé le moyen de connaître l'avenir. On suit doncces raisonnements, quand on recherche si, en certaines circonstances, on peut espérer qu'unmoyen employé précédemment, et qui a eu un certain effet, peut encore être employé avecl'espoir d'obtenir un effet semblable.

Essayons de traduire aussi dans le langage de la science expérimentale les discours desadversaires de l'empereur. Parmi ces personnes, les plus logiques sont les socialistes, quiconsidèrent comme nuisible l'œuvre de Bismarck. Elles sont opposées aux intérêts quedéfendait Bismarck en 1862, et restent logiquement opposées aux intérêts semblables quedéfend l'empereur en 1910. Elles veulent exprimer que les intérêts présents des ouvriersdoivent prévaloir sur tout autre genre d'intérêts. Puisqu'enfin c'est une tendance très com-mune, dans l'Europe contemporaine, on ne s'éloigne pas beaucoup de la vérité en donnant àcette tendance le nom de « conception moderne de l'État »; et puisque la forme parlementairedu gouvernement semble favoriser cette tendance, il n'est pas si erroné d'opposer la majoritéparlementaire aux droits du souverain. Moins logiques sont les partis bourgeois qui fontopposition à l'empereur, alors qu'en somme ils veulent précisément ce qu'il veut ; mais ilssont poussés à suivre cette voie par le désir de satisfaire un grand nombre de sentiments, sansse demander s'il n'en est pas d'inconciliables. Cette manière d'agir est fréquente en politique,et souvent très utile à un parti.

L'analyse que nous venons de faire pourrait être répétée pour la plus grande partie desmanifestations de l'activité sociale. Grâce à elle, nous pouvons parvenir à nous former unecertaine conception des forces qui déterminent l'équilibre social.

§ 1530. Les entités métaphysiques peuvent s'affaiblir jusqu'à être à peine perceptibles ;elles apparaissent d'une manière effacée dans certains accords de sentiments, et serventuniquement à leur donner une couleur intellectuelle. On en trouve souvent dans les explica-tions des us et coutumes. Par exemple, on salue, on révère, on adore le soleil, parce qu'il estle principe de la vie sur la terre. On a cru que l'on pouvait prolonger la vie d'une personne ensacrifiant des enfants, comme si la vie était un fluide qui passe d'un être à un autre. En vertude la même conception, un homme avancé en âge a pu croire prolonger sa vie en dormant àcôté d'une jeune femme. Des ressemblances souvent imaginaires sont transformées en utilitésmétaphysiques, et servent à expliquer des faits. En général, le rôle de ces entités est dedonner une apparence logique aux résidus de l'instinct des combinaisons (Ie classe).

§ 1531. Le concept métaphysique peut être sous-entendu. On a ainsi des dérivations quise rapprochent beaucoup des dérivations par accord de sentiments (§1469), et qui peuventêtre confondues avec elles. On en trouve un exemple remarquable dans le fait de cesmétaphysiciens qui réfutent la science logico-expérimentale en ayant recours aux principes

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mêmes qu'elle déclare faux, et qui veulent à tout prix trouver l'absolu dans les raisonnementsoù l'on ne fait que leur répéter que tout est relatif. Ils opposèrent aux conclusions de lascience expérimentale, et cela leur parut être un argument sans réplique, que pour obtenir desconséquences nécessaires, il faut avoir un principe supérieur à l'expérience. Si l'on ne savaitpas que les hommes peuvent, en certaines matières, employer des dérivations absurdes, et end'autres matières raisonner correctement, on se demanderait comment il est possible qu'il yait des gens à l'esprit assez obtus, pour n'avoir pas encore compris que la science expéri-mentale n'a pas, ne cherche pas, ne désire pas, ne peut avoir de conséquences nécessai-res(§976) ; que l'absolu contenu dans ce concept de nécessité lui est entièrement étranger, etqu'elle cherche uniquement des conséquences valables entre certaines limites de temps etd'espace. Maintenant, ces savantes personnes ont fait une belle trouvaille que la race desperroquets, toujours et partout nombreuse, répète sans se lasser. Aux déductions expéri-mentales tirées d'un certain nombre de faits, elles opposent qu'on n'a pas examiné tous lesfaits, et concluent, d'une manière plus ou moins explicite, que ces déductions ne sont pasnécessaires, ou bien qu'elles ne sont pas universelles ; et c'est fort bien : ces personnes sonten cela parfaitement d'accord avec les adeptes de la science expérimentale, et enfoncent uneporte ouverte ; mais il est vraiment ridicule qu'elles s'imaginent avoir découvert que lascience expérimentale ne fait pas ce que sur tous les tons elle dit, répète et ressasse ne pasvouloir faire. Enfin, il n'est de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre, et s'il y ades gens qui s'obstinent à ne pas vouloir comprendre que la science expérimentale nerecherche rien qui soit nécessaire, universel, ou qui ait quelque autre semblable qualitéabsolue, il n'y a qu'à les laisser dans leur ignorance, et rire de leurs attaques contre la scienceexpérimentale, comme on rit de celles de Don Quichotte contre les moulins à vent.

La science expérimentale est dans un perpétuel devenir, justement parce que tous lesjours on découvre de nouveaux faits ; et par conséquent, tous les jours on peut devoirmodifier les conclusions tirées des faits jusqu'alors connus. Qui se livre à des étudesscientifiques est semblable à un tailleur qui, chaque année, fait des habits pour un enfant.Celui-ci grandit, et chaque année le tailleur doit faire un habit à une mesure différente. SoitA, B, C,... P, la série des faits connus jusqu'à présent, en une science donnée, et dont on tirecertaines déductions. Demain, on découvre de nouveaux faits, Q, R. Par conséquent, la sérieest prolongée ; elle devient A, B, C,... P, Q, R, et l'on peut en tirer encore les mêmesdéductions que précédemment, ou bien on doit les modifier plus on moins, ou bien encore lesabandonner entièrement. Tel a été jusqu'à présent le processus de toutes les sciences logico-expérimentales, et rien ne porte à croire qu'il sera différent à l'avenir.

§ 1532. Il y a plus. Nous ne pouvons pas aujourd'hui tirer de déductions universelles,parce que les faits Q, R, qu'on découvrira demain, nous sont encore inconnus, et il peutarriver que nous ne voulions pas non plus tirer de déductions générales des faits A, B, C,... P,qui nous sont connus, mais qu'au contraire, nous voulions les séparer en différentes caté-gories, et tirer, des déductions partielles de la catégorie A, B, C, d'autres déductions partiellesde la catégorie D, E, F, et ainsi de suite. Ce procédé est général ; il est l'origine de touteclassification scientifique.

Ainsi que nous l'avons déjà observé (§1166 1), si, après avoir choisi et mis ensemble lesfaits A, B, C, parce qu'ils ont un caractère commun X, nous énoncions la propositionsuivante : ces faits ont ce caractère, nous ferions un simple raisonnement en cercle. Mais despropositions du genre des suivantes sont réellement des théorèmes. Il existe un certainnombre de faits où l'on trouve le caractère X. Là où il y a le caractère X existe aussi lecaractère Y. Par exemple, nous choisissons les animaux qui allaitent leur progéniture, et nous

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les appelons mammifères. Ce serait raisonner en cercle que de dire : les mammifères allaitentleur progéniture. Mais les propositions suivantes sont des théorèmes : il existe un très grandnombre d'animaux qui allaitent leur progéniture ; – les animaux qui allaitent leur progénituresont à sang chaud. Tout cela est plus que simple et élémentaire, mais est oublié, négligé,ignoré, en vertu d'une dérivation où existe, au moins implicitement, le principe de l'absolu, etsous l'empire de sentiments correspondant à ce principe. Le métaphysicien, habitué à raison-ner d'une certaine façon, devient incapable d'entendre un raisonnement de nature entièrementdifférente. Il traduit dans sa langue, et par conséquent déforme les raisonnements exprimésdans la langue des sciences expérimentales, qui lui est entièrement étrangère et inconnue.

§ 1533. (III-dzéta) Entités surnaturelles. Dans l'exposé d'une théorie, dans l'écrit qui lacontient, il peut y avoir plus ou moins de récits de faits expérimentaux ; mais la théorie elle-même réside dans les conclusions qui sont tirées de ces prémisses, réelles ou imaginaires ;elle est ou n'est pas logico-expérimentale, et objectivement, il n'est pas question de plus ou demoins. Nous ne pouvons rien connaître de ce qui arrive en dehors du domaine expérimental ;c'est pourquoi le problème de savoir si une théorie s'en éloigne plus ou moins n'a aucunfondement objectif. Mais on peut poser le problème au point de vue des sentiments, et nouspouvons rechercher si certaines théories paraissent au sentiment s'éloigner plus ou moins dela réalité expérimentale. La réponse est différente, suivant les diverses classes de personnes.Nous pouvons, tout d'abord, les diviser en deux catégories : (A) les personnes qui, dans cetterecherche, emploient rigoureusement la méthode logico-expérimentale ; (B) les personnes quine l'emploient que peu ou point. En outre, il faut faire attention qu'il y a des matières qui necomportent qu'un genre d'explications. Ici, nous traitons des matières où l'on trouve les diversgenres d'explications : expérimentales et non-expérimentales.

(A) Nous n'avons pas à nous occuper ici de cette catégorie. Laissons de côté les quelqueshommes de science qui distinguent clairement ce qui est expérimental de ce qui ne l'est pas.Pour eux, l'ordre des théories, quant à leur contenu expérimental, est simplement le suivant ;l° théories logico-expérimentales ; 2° théories qui ne sont pas logico-expérimentales.

(B) Cette catégorie doit être divisée en genres, suivant l'emploi plus ou moins étendu,plus ou moins perspicace, plus ou moins judicieux, que l'on fait de la méthode logico-expérimentale.

(a) Aujourd'hui, et parfois quelque peu aussi dans le passé, les personnes cultivées quifont un usage plus ou moins étendu des méthodes logico-expérimentales, et aussi lespersonnes moins cultivées qui subissent l'influence des premières, s'imaginent que les perso-nnifications s'éloignent beaucoup plus du domaine expérimental que les abstractions. On estentraîné dans cette voie, en partie par la confusion qu'on établit, spontanément ou à dessein,

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entre ces abstractions et les principes expérimentaux. Ainsi le contenu expérimentalparaît décroître dans l'ordre suivant : 1° faits expérimentaux ; 2° principes pseudo-expéri-mentaux ; 3° abstractions sentimentales ou métaphysiques ; 4° personnifications, divinités.Des excroissances se produisent ensuite, par exemple celle des hégéliens, qui réduisent tout àla troisième catégorie ; mais les hommes qui suivent cette doctrine sont toujours peunombreux, voire très peu nombreux, et le plus grand nombre des personnes, fussent-ellescultivées, ne comprend même pas ce qu'ils veulent dire. Les mystères de la métaphysiquevont de pair avec les mystères de n'importe quelle autre religion.

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b) Pour les gens sans culture, quand ils ne subissent pas l'influence des personnes culti-vées et de leur autorité, l'ordre est différent. Les personnifications semblent se rapprocher dela réalité, beaucoup plus que toute autre abstraction. Il n'y a pas besoin de faire un grandeffort d'imagination pour transporter chez d'autres êtres la volonté et les idées qu'on observehabituellement chez l'homme. On conçoit beaucoup plus facilement Minerve que l'intelli-gence abstraite. Le Dieu du Décalogue est plus facile à comprendre que l'impératifcatégorique. L'ordre du contenu expérimental devient donc : 1° faits expérimentaux ; 2°principes pseudo-expérimentaux ; 3° personnifications, divinités ; 4° abstractions sentimen-tales ou métaphysiques. Là aussi des excroissances se produisent ; ainsi celles des mystiques,des théologiens et autres, qui confondent toutes les parties indiquées, dans celle qui concerneexclusivement la divinité. Les hommes qui suivent ces doctrines sont en nombre beaucoupplus grand que les métaphysiciens purs ; toutefois, chez les peuples civilisés, ils demeurentpeu nombreux en comparaison de la population totale.

c) Enfin, pour les gens qui, ou bien ne sont pas capables de s'occuper de spéculationsthéologiques, métaphysiques, scientifiques, ou bien les ignorent, volontairement ou non, oubien ne s'en occupent pas, quelle qu’en soit la raison, il reste uniquement : 1° faits expéri-mentaux; 2° principes pseudo-expérimentaux. Ces deux catégories se confondent et donnentune masse homogène où l'on trouve, par exemple, des remèdes expérimentaux et des remèdesmagiques. Là aussi se produisent des excroissances, telles que le fétichisme et d’autressemblables. Un grand nombre, un très grand nombre de personnes ont pu ou peuvents'approprier ces idées, auxquelles le nom de doctrines ne convient plus.

§ 1534. Nous savons déjà que l'évolution ne suit pas une ligne unique, et que parconséquent l'hypothèse d'une population qui, de l'état (c) passerait à l'état (b), puis à l'état (a)(§1536), serait en dehors de la réalité ; mais pour arriver au phénomène réel, nous pouvonspartir de cette hypothèse, et y ajouter ensuite les considérations qui nous rapprocheront de laréalité. Si donc, par hypothèse, une population passe successivement par les trois états (c),(b), (a), il résulte des considérations que nous avons faites, que la masse des actions non-logiques de (c) et des explications rudimentaires qu'on en donne, produira peu à peu lesexplications par voie de personnifications, puis, par le moyen d'abstractions, les explicationsmétaphysiques. Mais, parvenus à ce point, nous devons nous arrêter, si nous voulonsenvisager l'ensemble d'une population ; car, jusqu'à présent, on n'a jamais vu, nous ne disonspas une population entière, mais seulement une partie importante d'une population, parvenir àdonner des explications exclusivement logico-expérimentales, et atteindre ainsi l'état (A). Ilne nous est vraiment pas donné de prévoir si cela pourra jamais arriver. Mais si nousconsidérons un nombre restreint, voire très restreint, de personnes cultivées, on peut dire que,de notre temps, il y a des personnes qui se rapprochent de cet état (A) ; et il pourrait aussiarriver, bien que le moyen de le démontrer nous fasse défaut, qu'à l'avenir, il y ait un plusgrand nombre de personnes qui atteignent entièrement cet état.

Une autre conséquence des considérations que nous avons faites est que, pour êtrecompris par le plus grand nombre de gens, même s'il s'agit des personnes cultivées, il fautparler le langage qui convient aux états (a) et (b), tandis que le langage propre de l'état (A)n'est pas et ne peut pas être compris.

§ 1535. Le phénomène hypothétique décrit ici s'écarte du phénomène réel, principalementsur les points suivants : 1° Nous avons séparé les matières qui admettent et celles quin'admettent pas différents genres d'explication. En réalité elles sont mélangées, et l'on passe

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par degrés insensibles d'un extrême à l'autre. 2° Nous avons encore substitué des variationsdiscontinues aux variations continues, en séparant les états (a), (b), (c). En réalité, il y a uneinfinité d'états intermédiaires. Pourtant, cette manière de s'exprimer ne serait pas un grandmal, car enfin il est presque toujours nécessaire de suivre cette voie, quand on ne peut faireusage des mathématiques. 3° La déviation par laquelle nous avons considéré la populationcomme homogène, tandis qu'elle est au contraire hétérogène, est d'une plus grandeimportance que les deux précédentes. Il est vrai que l'état d'une classe influe sur celui d'uneautre ; mais il ne s'ensuit pas qu'on doive réduire ces classes à l'unité. La division de lasociété en une partie cultivée et une partie inculte est très grossière ; en réalité, les classes àconsidérer sont plus nombreuses. Pour donner une forme tangible à ces considérations, soientA, B, C, D,... différentes couches d'une population. Une certaine évolution porte l'état A à uneposition m, ce qui influe sur B, outre l'action générale de l'évolution, et porte cet état en n.Mais la résistance de B agit aussi sur A, de manière que la position m n'est pas donnéeseulement par le sens général de l'évolution, mais aussi par la résistance de B. On peut fairede semblables considérations, en envisageant plusieurs couches A, B, C,... au lieu des deuxseules que nous venons d'indiquer. En conclusion, l'état de la population sera représenté parla ligne m, n, p, q,... qui passe par les points m, n, p, q,... auxquels sont parvenues les diversescouches, par l'action générale de l'évolution et par les actions et réactions réciproques desdifférentes couches. Si, au lieu des nombreuses couches, on en considère une seule, parexemple A, on représente le résultat général de l'évolution, l'état général de la population parla ligne mx, qui peut différer beaucoup de l'état réel m, n, p... 4° Plus grande encore est ladéviation de la réalité et l'erreur d'avoir considéré une évolution unique, là où il y en aplusieurs, et de l'avoir envisagée comme uniformément croissante en un certain sens, tandisqu'elle est généralement ondulée. 5° Enfin, puisque nous traitons ici exclusivement dedérivations, l'erreur de confondre l'évolution de celles-ci avec l'évolution générale de lasociété ne devrait pas être à craindre ; car cette évolution comprend non seulement celle desdérivations, mais aussi les évolutions des sciences logico-expérimentales, des résidus, del'action des sentiments, des intérêts, etc. Pourtant il est bon de rappeler cette erreur, parcequ'on a l'habitude de la commettre, spécialement les personnes qui ne distinguent pas bien lesactions logiques des actions non-logiques.

§ 1536. Le phénomène hypothétique décrit précédemment pour l'ensemble d'unepopulation a été vu tant bien que mal par A. Comte, et constitue le fond de sa célèbre théoriedes états fétichiste, théologique, métaphysique, positiviste. Il envisage une évolution qu'onpourrait dire semblable à l'évolution (c), (b), (a), (A), (fig. 17), mais avec les restrictions quenous allons voir. Avec le Cours de Philosophie positive, il tombe en plein dans l'erreur quenous avons indiquée au n° 5. L'évolution des explications des phénomènes naturels est pourlui l'évolution de l'état social. Plus tard, il corrigea en partie cette erreur, dans le Système dePolitique positive, et fit « explicitement dominer le sentiment » (§286) ; mais avec cela iltomba dans des erreurs plus grandes (§284 et sv.). Comte était très éloigné du scepticismeexpérimental, qu'il haïssait même profondément. C'était un dogmatique ; aussi exposa-t-il sathéorie, non telle qu'elle est réellement, c'est-à-dire comme une première et grossièreapproximation, mais comme si elle avait une valeur précise et absolue. Et pourtant, il avaitentrevu l'erreur que nous avons relevée au n° 3. Il ne lui avait pas échappé que, dans laréalité, on observait un certain mélange des couches intellectuelles [voir : (§ 1536 note 1)].En conclusion, pour nous reporter à la fig. 17, Comte veut substituer la ligne mx à la ligneréelle m, n, p, q,... pour avoir l'état de la société composée des couches A, B, C,... et il s'en tireen donnant à la ligne mx le nom de « vrai caractère philosophique des temps corres-pondants » ; tandis que la ligne m, n, p, q,... qui correspond à la réalité, n'est pas jugée digne

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de l'épithète vraie. L'emploi de semblables épithètes est un procédé général, usité justementpour faire croire que de nombreuses choses se réduisent à une seule, qui est celle que veutl'auteur. C'est aussi un procédé général que d'employer une suite d'affirmations (Ie classe)substituées aux démonstrations logico-expérimentales, en dissimulant sous l'abondance desmots la pauvreté du raisonnement 1.

§ 1537. Une autre erreur très grave de A. Comte consiste à avoir donné de la philosophiepositive une définition qui ne correspond en rien à l'emploi qu'il fait de ce terme, dans la suitede ses ouvrages [voir : (§ 1537 note 1)]. Selon sa définition, la philosophie positivecorrespondrait à l'état (A), et l'évolution serait (c), (b), (a), (A); mais ensuite, la philosophiepositive de Comte devient une sorte de métaphysique, et l'évolution s’arrête à la succession(c), (b), (a); ou bien, si l'on veut faire une concession à A. Comte, à la succession (c), (b), (a),(a 1) ; où l'on désigne par (a 1) un état dans lequel le sentiment range dans l'ordre suivant, encommençant par celle qui s'en éloigne le moins les théories qui s'écartent du domaineexpérimental: 1° faits expérimentaux et interprétations positivistes de ces faits, c'est-à-dire lamétaphysique positiviste ; 2° les autres métaphysiques ; 3° les théologies. Déjà dans le Coursde philosophie positive, on voit apparaître la tendance de l'auteur, non pas seulement àcoordonner les faits, comme il le dit, mais bien à les interpréter suivant certains principes apriori existant dans son esprit. Cela est très différent de ce que nous promettait l'auteur, etn'est en somme que le procédé usité par toute autre métaphysique. Comme preuve de latendance que nous avons relevée, on pourrait citer tout le Cours de Philosophie positive. Àchaque pas, nous trouvons qu'au moyen des épithètes vrai, sain, nécessaire, inévitable,irrévocable, accompli, l'auteur tâche de soumettre les faits à ses idées, au lieu de les coor-donner et d'y soumettre ses idées [voir : (§ 1537 note 2)]. Mais tout cela n'est rien en compa-raison des développements métaphysiques qui surabondent dans le Système de politiquepositive, et surtout en comparaison des abstractions divinisées qui apparaissent dans laSynthèse subjective. En conclusion, A. Comte a suivi personnellement une évolution qui, engros, peut être exprimée de la façon suivante : 1° explications expérimentales, ou mieuxpseudo-expérimentales ; 2° explications métaphysiques, quand il accordait encore laprédominance à l'intelligence sur le sentiment (§284 et sv.); 3° explications théologiques,quand il accorde la prédominance au sentiment, et spécialement quand, au dernier terme del'évolution, dans la Synthèse subjective, il divinise ses abstractions. De cette façon, il a évoluédans une direction contraire à celle qu'il suppose dans les sociétés humaines.

§ 1538. Nous nous sommes arrêté quelque peu sur le cas de A. Comte, parce qu'il met enrelief une grave erreur qui est générale, spécialement de notre temps, et qui consiste àsupposer que les dérivations des personnifications s'écartent beaucoup plus de la réalitéexpérimentale que les dérivations métaphysiques ; tandis qu'au contraire il n'y a entre ellesqu'une différence de forme. En somme, on exprime la même idée en disant comme

1 Loc. cit.,§1536 1. Dans le passage suivant, c'est nous qui soulignons : (p. 15) Or tous les motifs essentiels

concourent spontanément, à cet égard, pour indiquer avec une pleine évidence [c'est lui qui le dit et celasuffit], l'ordre de notions fondamentales, le plus spécial et le plus compliqué, c'est-à-dire celui des idéesmorales et sociales, comme devant toujours fournir la base prépondérante d'une telle décision : nonseulement en vertu de leur propre importance, nécessairement très supérieure dans le système mental depresque tous les hommes [mais si c'est justement ce qu'il faut démontrer !], mais aussi chez les philosopheseux-mêmes, par suite de leur position rationnelle à l'extrémité de la vraie hiérarchie encyclopédique,établie au début de ce traité ».

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Homère 1 : « Ainsi s'accomplissait la volonté de Zeus » ; ou bien comme disent les moder-nes : « Ainsi s'accomplit ce qu'impose le Progrès ». Qu'on personnifie ou non le Progrès, laSolidarité, une Humanité meilleure, etc., cela importe peu, au point de vue du fondexpérimental.

§ 1539. Au point de vue de la forme de la dérivation, la personnification s'écarte davan-tage de l'abstraction métaphysique, lorsqu'on suppose qu'elle manifeste une volonté aumoyen d'une révélation, de la tradition ou par d'autres semblables moyens pseudo-expé-rimentaux, ce qui constitue le genre de dérivations (II-gamma) ; tandis qu'au contraire lapersonnification tend à se confondre avec l'abstraction métaphysique, lorsqu'on recherchel'accord, de celle-ci et de celle-là avec certaines réalités. Les dérivations de ce genreconstituent une grande partie des théologies et des métaphysiques.

§ 1540. Il est important de remarquer un moyen employé pour connaître la volontédivine, avec laquelle les actions des hommes doivent s'accorder. Il consiste à supposer queDieu doit agir comme un homme de bon sens, et vouloir ce que celui-ci veut. En somme, lavolonté divine disparaît donc de la conclusion, et la volonté de l'homme de bon sens ousupposé tel subsiste seule (§14541). Nous avons ainsi un nouveau cas de la méthode généralede raisonnement, dans lequel on élimine un X non-expérimental (§480). Même quand on arecours à la révélation contenue dans l'Écriture Sainte, si l'on admet une interprétation un peuétendue, allégorique ou d'un genre semblable, on finit par éliminer cette révélation, et,somme toute, l'accord se fait uniquement avec les sentiments de celui qui interprète cetteÉcriture. Comme en d'autres cas semblables, le besoin que l'on éprouve d'avoir unedérivation au lieu d'une simple affirmation est remarquable. Au point de vue expérimental, lasimple affirmation a la même valeur, souvent même vaut mieux, parce qu'on ne peut laréfuter. Mais là agissent les résidus (I-epsilon) du besoin de développements logiques oupseudo-logiques.

§ 1541. Saint Augustin veut expliquer le passage de la Genèse où il est dit que lefirmament sépare les eaux qui sont au-dessous de celles qui sont au-dessus 2. Il objecte : « (2)Beaucoup de gens affirmaient, en effet, que les eaux, par leur nature, ne peuvent être sur leciel sidéral » ; et il blâme la réponse qui s'en remet à l'omnipotence divine : « Il ne faut pasréfuter ceux-ci, en disant qu'en présence de l'omnipotence de Dieu, à qui toute chose estpossible, nous devons croire que l'eau, bien que tellement pesante, comme nous le savons etle sentons, est au-dessus du corps céleste où sont les astres ». Et pourtant il eût été plusprudent de suivre cette voie, et de ne pas s'embarrasser dans les explications physiques,quelque peu fantaisistes, qu'il estime opportun de donner.

§ 1542. Comme d'habitude, par de semblables dérivations, ou peut toujours prouverégalement bien le pour et le contre. Le principe que Dieu agit comme un homme de bon senssert à démontrer la « vérité » des Saintes Écritures, et sert également à en montrer la« fausseté » [voir : (§ 1542 note 1)]. Inutile d'ajouter qu'au point de vue logico-expérimental,ni l'une ni l'autre de ces démonstrations n'ont la moindre valeur (2). Même au point de vueexclusivement logique, en laissant de côté toute expérience, on ne peut concilier la notion

1 Iliad., 1, 5 et passim.2 D. AUG. : De Genesi ad litteram, II, 1, 2.

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d'un Dieu omniscient avec la conception que l'homme peut juger l'œuvre de ce Dieu. Eneffet, l'ignorant est absolument incapable de comprendre ce que fait l'homme de science dansson laboratoire, et beaucoup de personnes ne sont pas, en cette matière, meilleurs juges quel'ignorant. On voit donc combien vaine est la prétention de ceux qui veulent, avec desconnaissances rudimentaires, juger les œuvres de ceux qui possèdent des connaissancesbeaucoup plus étendues (§1995 1). De tels jugements, au sujet des personnifications, ont pourprémisse indispensable que la personnification soit faite, au moins mentalement, à l'image decelui qui la crée.

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Notesdu Chapitre IX

Les dérivations

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§ 1397 (note 1) (retour à l’appel de note § 1397 - 1)

BENTHAM-DUMONT; Tact. des assembl. législ., Traité des sophismes politiques, t. II.L'auteur blâme l'orateur politique qui fait usage de raisonnements sophistiques, et ajoute:« (p. 129) Heureusement toutefois un orateur de ce caractère, de quelque talent qu'il brille, nefigurera jamais en première ligne dans une assemblée ; il peut éblouir, il peut surprendre, ilpeut avoir un succès passager, mais il n'inspire aucune confiance, même à ceux qu'il défend ;et plus on a l'expérience des assemblées politiques, plus on sent combien Cicéron est fondé àdéfinir l'orateur : un homme de bien versé dans l'art de la parole : Vir bonus dicendi peritus ».Si, comme il le semble, tout cela tend à affirmer que seul l'orateur sincère, loyal, honnête,obtient du succès, on a une proposition mille fois démentie par l'expérience, et l'exemplemême de Cicéron, donné par l'auteur, peut être cité à ce propos. Dans une note, Fox estvivement loué, justement pour les qualités indiquées, que doit avoir l'orateur ; et comme il estincontestable qu'il arriva à Fox d'avoir le dessous au parlement anglais, voilà un nouvelexemple qui dément l'affirmation. Après cela, si cette affirmation vise l'estime que certainespersonnes, appelées les honnêtes gens, peuvent avoir pour un orateur, cela peut être vrai ounon, suivant le sens que l'on donne à ce terme honnêtes gens. En outre, on dévierait de laquestion, qui était le succès politique. Ailleurs Bentham blâme ceux qui luttent contre les

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ministres en s'opposant à des mesures dont eux-mêmes reconnaissent l'innocuité, et quis'excusent en disant qu'ils font cela pour faire tomber du pouvoir des personnes qu'ilstiennent pour nuisibles au pays. « (p. 213) Si ceux que vous combattez sont tels que vous lessupposez, ils ne tarderont pas à vous fournir des occasions de les combattre sans aucunpréjudice de votre sincérité. Si ces occasions légitimes vous manquent, l'imputationd'incapacité ou de malversation paraît être ou fausse ou prématurée. Si, parmi ces mesures, ilen est plus de mauvaises que de bonnes, l'opinion publique doit tourner nécessairement envotre faveur [qu'elle est belle, mais éloignée de la réalité, cette opinion publique !] Car on nesaurait douter qu'une mauvaise mesure ne soit beaucoup plus facile à attaquer qu'unebonne ». C'est peut-être vrai dans un monde idéal, où tout est pour le mieux ; mais cela nesemble vraiment pas être vérifié par l'expérience, dans notre monde réel. Bentham écrit untraité entier sur les sophismes politiques, et ne s'aperçoit pas qu'à chaque instant, involon-tairement il emploie celui qui consiste à donner l'expression de ses sentiments et de ses désirspour le fruit de l'expérience. On nous dit, dans l'introduction: « (p. 3) Les sophismesfournissent une présomption légitime contre ceux qui s'en servent. Ce n'est qu'à défaut debons arguments qu'on peut avoir recours à ceux-là ». Ici, il y a cette proposition implicite,que les arguments de bonne logique persuadent mieux les hommes que les argumentssophistiques. Or l'expérience est bien loin de confirmer cette proposition. « Par rapport à debonnes mesures ils sont inutiles : du moins, ils ne peuvent pas être nécessaires ». Là aussi, laproposition indiquée tout à l'heure est, implicite, et là aussi on peut observer que l'expériencene concorde nullement avec cette affirmation. « Ils supposent de la part de ceux qui lesemploient ou qui les adoptent, un défaut de sincérité ou un défaut d'intelligence ». Ici estimplicite la proposition suivant laquelle celui qui emploie un sophisme s'en rend compte(défaut de sincérité), ou s'il ne s'en rend pas compte, c'est parce qu'il manque d'intelligence.Au contraire, un grand nombre de sophismes qui ont cours dans une société sont répétés avecune parfaite sincérité par des hommes très intelligents, qui expriment de cette façon dessentiments qu'ils estiment utiles à la société. Il y a, une autre proposition implicite suggéréepar l'affirmation de notre auteur : c'est que le défaut de sincérité ou le défaut d'intelligencesont toujours nuisibles à la société. Bien au contraire, il y a un grand nombre de cas, neserait-ce que dans la diplomatie, où trop de sincérité peut nuire, et d'autres dans lesquelsl'homme très intelligent qui se trompe de route peut, en imposant certaines actions logiques,être nuisible à la société, à laquelle est au contraire utile l'ignorant qui continue à accomplirdes actions non-logiques conseillées par une longue expérience.

§ 1415 (note 1) (retour à l’appel de note § 1415 - 1)

BAYLE ; Dict. hist., 1, s. r. Augustin, p. 393: « Il est si manifeste à tout homme quiexamine les choses sans préjugé, et avec les lumières nécessaires, que la doctrine de St.Augustin et celle de Jansenius Évêque d'Ipres sont une seule et même doctrine, qu'on ne peutvoir sans indignation que la Cour de Rome se soit vantée d'avoir condamné Jansenius, etd'avoir néanmoins conservé à Saint Augustin toute sa gloire. Ce sont deux choses tout-à-faitincompatibles. Bien plus : le Concile de Trente, en condamnant la doctrine de Calvin sur lefranc arbitre, a nécessairement condamné celle de Saint Augustin... » « ... Il y a des gens,pour qui c'est un grand bonheur, que le peuple ne se soucie point de se faire rendre comptesur la doctrine, et qu'il n'en soit pas même capable. Il se mutineroit plus souvent contre lesDocteurs, que contre les Maltotiers. Si vous ne connoissez pas, leur diroit-on, que vous noustrompez, votre stupidité mérite qu'on vous envoie labourer la terre ; et si vous le connoissez,votre méchanceté mérite qu'on vous mette entre quatre murailles au pain et à l'eau. » Baylese trompe. On peut êre très intelligent et accepter de bonne foi des dérivationscontradictoires. Cela a lieu tous les jours, par exemple à propos du « libre arbitre ». PuisBayle ajoute avec raison : « Mais on n'a rien à craindre : les peuples ne demandent qu'à être

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menez selon le train accoutumé ; et, s'ils en demandoient davantage, ils ne seroient pascapables d'entrer en discussion : leurs affaires ne leur ont pas permis d'acquérir une aussi,grande capacité ».

§ 1425 (note 1) (retour à l’appel de note § 1425 - 1)

SENEC., Epist., XCIV traite de l'utilité des préceptes. Nous n'avons pas à en parler ici ;mais une partie de ses observations s'applique à la nature et aux effets des affirmations.Adiice nunc, quod aperta quoque apertiora fieri solent. « Ajoutez que les choses évidentesdeviennent encore plus évidentes ». On lui objecte que si les préceptes sont douteux, ondevra les démontrer, et que par conséquent c'est la démonstration et non le précepte qui serautile. Il répond : Quid quod, etiam sine probationibus, ipsa monentis auctoritas prodest ? sicquomodo iurisconsultorum valent responsa, etiam si ratio non redditur. Praeterea ipsa, quaepraecipiuntur, per se multum habent ponderis, utique si aut carmini intexta sunt, aut prosaoratione in sententiam coarctata ; sicut illa Catoniana : « Emas, non quod opus est, sed quodnecesse est. Quod non opus est, asse carum est ». Qualia saut illa, aut reddita oraculo, autsimilia : « Tempori parce ! Te nosci ! » Numquid rationem exiges, cum tibi aliquis hosdixerit versus :

Iniuriarum remedium est oblivio.Audentes fortuna iuvat.Piger ipse sibi obstat.

Advocatum ista non quaerunt ; affectus ipsos tangunt, et natura vim suam exercenteproficiunt. Omnium honestarum rerum semina animi gerunt, quae admonitione excitantur ;non aliter quam scintilla, flatu levi adiuta, ignem suum explicat. Il est nécessaire de modifierquelque peu cette dernière partie. Sénèque dit : « Ces choses ne demandent pas d'avocat ;elles agissent sur les sentiments mêmes, et produisent un effet utile par leur propre forcenaturelle. Dans l'esprit se trouvent les germes de toute chose honnête, germes quel'avertissement développe tout comme une étincelle, aidée par un souffle léger, communiqueson feu ». On doit dire au contraire : « Ces choses ne demandent pas d'avocat ; elles agissentsur les sentiments mêmes, et produisent un effet utile, par leur propre force naturelle. Dansl'esprit se trouvent les germes de certaines choses ; les affirmations les développent, toutcomme une étincelle, etc. ». Sénèque ajoute ensuite : Praeterea quaedam sunt quidem inanimo, sed parum prompta ; quae incipiunt in expedito esse, cum dicta sunt. Quaedamdiversis locis iacent sparsa, quae contrahere inexercitata mens non potest. Itaque in unumcouferenda sunt et iungenda, ut plus valeant, animumque magis allevent. « En outre,certaines choses se trouvent dans l'esprit, mais sont informes ; elles prennent forme quand onles dit. Certaines choses gisent éparses en divers lieux ; un esprit inexpérimenté ne peut lesrassembler. C'est pourquoi il faut les rassembler et les unir, pour qu'elles aient plus de valeuret qu'elles profitent davantage à l'esprit ». C'est bien cela, et les effets des affirmations sontbien décrits.

§ 1426 (note 1) (retour à l’appel de note § 1426 - 1)

Par exemple, Levit., XTX, 3 : [en Grec].(Vulgata) Unusquisque patrem suum, et matremsuam timeat. Sabbata mea custodite. Ego Dominus Deus vester.

NOTE DU TRADUCTEUR.] LAO-TSEU ; Le livre de la Voie et de la Vertu : « (Chap.XXI, p. 75). Voici quelle est la nature du Tao [Vérité, Voie, Absolu, etc.]. Il est vague, il est

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confus. Qu'il est confus, qu'il est vague ! Au dedans de lui il y a des images. Qu'il est vague,qu’il est confus ! Au dedans de lui il y a des êtres. Qu'il est profond, qu'il est obscur ! » – Lapoésie donne toutes sortes de formes à cette affirmation de renfort. La ballade notammentfournit de nombreux exemples dans le refrain de ses couplets. Ainsi la Ballade que feit Villonà la requeste de sa mère pour prier Nostre Dame : « En ceste foy je vueil vivre et mourir ».Cependant tous les refrains de ballade ne sont pas de simples affirmations de renfort. Ainsi,dans la Ballade des dames du temps jadis : « Mais où sont les neiges d'antan ? », le refrainn'est pas une affirmation indépendante de l'enchaînement logique des idées exprimées par lecontexte ; c'est plutôt une conclusion répétée et en vue de laquelle sont faits les couplets.

§ 1435 (note 1) (retour à l’appel de note § 1435 - 1)

BENTHAM-DUMONT, loc. cit., §1397 1 émet une opinion entièrement erronée. « (p. 23)C'est par l'autorité que se soutiennent depuis tant de siècles les systèmes les plus discordans,les opinions les plus monstrueuses [ces opinions se soutiennent grâce aux résidus, et sontexpliquées au moyen des dérivations, parmi lesquelles se trouve celle de l'autorité]. Lesreligions (p. 24) des Brames, de Foë, de Mahomet, n'ont pas d'autre appui [ce n'est pas dutout cela ; l'autorité n'est qu'une des nombreuses dérivations employées pour expliquer cespersistances d'agrégats]. Si l'autorité a une force imprescriptible, le genre humain, dans cesvastes contrées, n'a pas l'espoir de sortir jamais des ténèbres ». Là, il y a d'abord l'erreurhabituelle de supposer logiques toutes les actions humaines, et d'admettre que les croyancessont imposées par le raisonnement, tandis qu'elles sont au contraire dictées par le sentiment.Ensuite, il est implicitement établi une opposition entre la religion du Progrès, acceptée parl'auteur, et la « superstition » de l'autorité, superstition qu'il combat. Accepter cette dernièresignifierait renoncer à toute espérance de progrès pour les peuples indiqués par l'auteur ; etcomme on ne peut renoncer à cette espérance, on doit repousser la superstition. Ainsi,comme d'habitude, on confond l'utilité d'une doctrine et son accord avec les faitsexpérimentaux.

§ 1436 (note 2) (retour à l’appel de note § 1436 - 2)

ANDREW LANG; La Jeanne d'Arc de M. Anatole France. Le chapitre IX a pour titre :La forêt des erreurs. A. France affirmait que « (p. 94) l'impôt prélevé... sur le peuple deDomrémy ne montait pas à moins de deux-cent-vingt écus d'or », Lang démontra,antérieurement à la publication de son livre, que « pour que vraiment l'impôt atteignît unetelle somme, nous aurions à supposer que la population de Domrémy égalait au moins celled'Orléans ». Et il ajoute : « J'avais déjà signalé l'erreur : elle est restée intacte dans l'édition „corrigée “. (p. 95) Obstinément, M. France maintient qu'une certaine jeune femme, dont lefils était le filleul de Jeanne, „ blasonnait celle-ci à cause de sa dévotion “ : de quoi il nousdonne pour preuve le témoignage de cette femme. Or il n'y a pas un mot de cela dans letémoignage qu'il invoque ; et je ne suis pas le seul à le lui avoir rappelé. C'est ainsi qu'il va, „puisant aux meilleures sources “, suivant l'expression de sa nouvelle préface, et lesinterprétant „ avec la sagacité critique d'un véritable érudit “, à en croire le bienveillant M.Gabriel Monod ». Lang relève aussi des erreurs de moindre importance, mais qui montrentque A. France en prenait un peu à son aise en écrivant son livre. « (p. 97) Dans un petitpassage de l'écrit célèbre de Gerson, on pourrait dire que chaque phrase traduite est uncontresens. Un vers proverbial de Caton : Arbitrii nostri non est quod quisque loquatur †devient chez M. France : „ Nos arbitres, ce n'est pas ce que chacun dit “. Gerson écrit, àpropos des faux bruits qui courent sur la Pucelle : Si multi multa loquantur pro garrulitate

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sua et levitate, aut dolositate, aut alio sinistro favore vel odio... ; ce que M. France interprèteainsi : „ Si plusieurs apportent divers témoignages sur le caquet de Jeanne, sa légèreté, sonastuce... “. Dans la phrase suivante, Gerson rappelle le mot de l'apôtre : Non oportet servumdei litigare ; et M. France traduit : „ On ne doit pas mettre en cause le serviteur de Dieu “».L'auteur cite une grave erreur d'A. France et ajoute : « (p. 102) Que M. France, en mêmetemps qu'il découvrait dans le témoignage de Dunois certaines choses qui n'y étaient point,ait négligé de découvrir ailleurs que d'Aulon faisait partie du Conseil Royal, et avait étéappelé par le roi, avec les autres conseillers, à examiner la première requête de Jeanne, c'estce qui désormais doit nous paraître tout naturel. Mais que, après avoir été averti sur ce pointpar „ les louables scrupules de M. Andrew Lang “, il ait répété son invention dans son édition„ corrigée “ il y a là un procédé vraiment regrettable ».

Bien que S. REINACH se montre très favorable à A. France, il est obligé de reconnaîtreles erreurs de l'écrivain. Cultes, mythes et religions, t. IV: « p. 311) M. Lang, je veux le diretout de suite, a souvent raison contre M. France, bien (p. 312) qu'il lui arrive d'attribuerbeaucoup d'importance à des vétilles ». Plus loin, il reconnaît que, dans la 28e édition de sonlivre, A. France a maintenu des erreurs qui lui avaient été indiquées. « (p. 320) Malgré lesaméliorations ainsi apportées par l'auteur, l'ouvrage reste fort incorrect... Peut-être faut-ilpenser qu'il a divisé sa tâche, qu'il a employé ce qu'on appelle „ un nègre “ et que ce nègre,par malheur, n'était pas un bon nègre ».

† A. France ne s'est pas rappelé que dans les Dicta Calonis, si connus et admirés auxsiècles passés, il est écrit, III. 2 :

Cum recte vivas, ne cures verba malorum :Arbitrii non est nostri, quid quisque loquatur.

« Quand tu vis droitement, ne prends pas garde aux paroles des méchants : nous nesommes pas maîtres de ce que chacun dit ».

§ 1438 (note 1) (retour à l’appel de note § 1438 - 1)

D. AUG.; De civ. Dei, XXI, c. 2. D'abord, l'auteur affirme qu'il se placera dans ledomaine expérimental : (3) Nolunt enim hoc ad Omnipotentis nos referre potentiam, sedaliquo exemplo persuadere sibi flagitant. « Car ils [les incrédules] ne veulent pas que nousrapportions cela à la puissance du Tout-Puissant, mais demandent qu'on les persuade parquelque exemple ». Et il se met en devoir de le faire. Mais les incrédules sont si obstinés etpervers, qu'ils veulent avoir les preuves de ses affirmations. « Si nous leur répondons qu'il y ades animaux certainement corruptibles, parce que mortels, et qui néanmoins vivent au milieudu feu, et qu'il se trouve aussi un genre de vers dans les fontaines chaudes dont personne nepeut impunément supporter la chaleur, tandis que non seulement ces vers y vivent sans ensouffrir, mais qu'ils ne peuvent vivre ailleurs, ou bien ils [les incrédules] ne veulent pas nouscroire, si nous ne sommes pas en mesure de leur faire voir ces choses [quels obstinés !] : oubien, si nous pouvons les leur mettre sous les yeux ou en donner la preuve par des témoinsdignes de foi, cela ne suffit pas à les arracher à leur incrédulité, et ils objectent que cesanimaux ne vivent pas toujours et qu'ils vivent sans souffrir, dans cette chaleur... ». Sivraiment cette objection a été, faite au saint, il a raison de la repousser; mais reste à prouverle fait de ces animaux ! L'autorité vient à son secours : « (c. 4, l) Donc si, comme l'ont écritdes auteurs qui étudièrent plus curieusement la nature des animaux, la salamandre vit dansles flammes,... », et si l'âme peut souffrir sans périr, on conclut qu'en vérité les damnés

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peuvent souffrir éternellement dans le feu de la géhenne. On ajoute que Dieu peut biendonner à la chair la propriété de ne pas se consumer dans le feu puisqu'il a donné à la chair dupaon la propriété de ne pas se corrompre. Là-dessus. le saint fit aussi une expérience ! Il mitde côté un morceau de la poitrine d'un paon cuit. Au bout d'un certain temps, tel que touteautre chair cuite aurait été putréfiée, ce morceau lui fut présenté, et son odorat ne fut en rienoffusqué. Au bout de trente jours, le morceau de chair fut trouvé dans le même état ; demême après un an, seulement il était alors un peu sec et ratatiné : nisi quod aliquantumcorpulentiae siccioris et contractioris fuit. Une autre merveille est celle du diamant, quirésiste au fer, au feu, à n'importe quelle force, excepté au sang de bouc. Quand on met undiamant auprès d'une magnétite, celle-ci n'attire plus le fer. Ensuite, l'auteur observe que lesincrédules insistent et veulent connaître la raison des faits miraculeux qu'il affirme : (c. 5, 1)Verumtamen homines infideles, qui cum divina vel praeterita, vel future, miraculapraedicamus, quae illis experienda non valemus ostendere, rationem a nobis earum flagitantrerum ; quam quoniam non possumus reddere (excedunt enim vires mentis humanae),existimant falsa esse quae dicimus : ipsi de tot mirabilibus rebus, quas vel yidere possumus,vel videmus, debent reddere rationem. Jusque là, le saint a raison. Ne pas connaître la caused'un fait ne prouve rien contre sa réalité. Mais reste toujours à prouver directement le fait, etc'est en quoi Saint Augustin est en défaut. Presque tous les faits qu'il donne pour certains sontfantaisistes. 1° Le sel d'Agrigente, en Sicile, se dissout dans le feu comme dans l'eau ; dansl'eau, il crépite comme dans le feu : cum fuerit admotus igni, velut in aqua fluescere : cumvero ipsi aquae, velut in igne crepitare. PLINE. XXXI, 41, 2, diffère un peu : Agrigentinusignium patiens, ex aqua exsilit. 2° Chez les Garamantes, il y a une fontaine dont les eaux sontsi froides, de jour, qu'on ne peut les boire, si chaudes, de nuit, qu'on ne peut les toucher(PLIN.; V, 5, 6 : itemque Debris, afiaso fonte, a medio die ad mediam noctem aquisferventibus, totidemque horis ad medium diem rigentibus). 3° En Épire, il y a une fontaineoù, comme dans les autres fontaines, les torches allumées s'éteignent, mais où, contrairementà ce qui a lieu dans les autres fontaines, les torches s'allument si elles sont éteintes. (POMP.MELA, 11, 3 : PLIN., II, 106, 7 : LUCR., De rer. nat., VI, 880 et sv., veut expliquer un faitanalogue). 4° L'asbeste est une pierre d'Arcadie, ainsi nommée, parce qu'une fois allumée.elle ne peut jamais plus s'éteindre (PLIN., XXXVII. 54, 7, dit seulement que c'est une pierred'Arcadie : SOLIN., 13, ajoute : accensus semel, extingui nequit). 5° En Égypte, le bois d'unfiguier ne flotte pas sur l'eau : il va au fond, et au bout d'un certain temps, il revient à lasurface (PLIN., XIII, 14, 2). 6° Au pays de Sodome, il y a des fruits qui, lorsqu'ils semblentmûrs, s'évanouissent en fumée et en cendres si on les touche avec la bouche ou avec la main(SOLIN., 38 ; IOSEPH., De bello iud., IV. 8, 4 (27). 7° En Perse, il y a une pierre qui brûle sion la presse fortement avec la main. et qui, de ce fait. porte le nom de pyrite (PLIN.,XXXVII, 73, 1). 8° En Perse aussi, il y a une pierre nommée sélénite, dont la blancheurintérieure augmente et diminue avec la lune (PLIN., XXXVII, 67, 1). 9° En Cappadoce, lescavales conçoivent des œuvres du vent, mais leurs poulains ne vivent pas plus de trois ans(§927 3). 10° L'île de Tilo, aux Indes, est préférée à toutes les autres, parce que les arbres n'yperdent pas leurs feuilles. Ce dernier fait est le seul qui ait une lointaine apparence de réalité,pourvu qu'on ne l'applique pas à une île, mais à toute la région tropicale.

§ 1438 (note 3) (retour à l’appel de note § 1438 - 3)

Loc. cit. §1438 1, XXI, c. 6, 1 : « À cela, ils répondront peut-être sans autre que ceschoses [celles dont il est question au §1438 1] n'existent pas ; qu'ils n'y croient pas, qu'on enparle et qu'on en écrit faussement, et, ayant recours au raisonnement, ils ajouteront que s'ilfaut croire ces choses, vous devez, vous aussi, croire ce qui est rapporté dans les mêmesouvrages, c'est-à-dire qu'il y a eu ou qu'il y a un certain temple de Vénus, où existe un

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candélabre avec une lampe à ciel ouvert, qu'aucune tempête, aucune pluie ne peuventéteindre ». Ainsi, on voulait placer Saint Augustin dans l'alternative, ou de nier cela, et parconséquent de refuser créance aux témoignages dont il se prévalait pour les autres faits, oud'admettre l'existence des dieux du paganisme. Mais il s’en tire en observant qu'il n'est pasobligé de croire tout ce qui se trouve dans les histoires des païens – non habemus necesseomnia credere quae continet historia gentium – parce que, comme le dit Varron, sur denombreux faits, ils ne sont pas d'accord. Nous croyons, dit-il, à ceux sur lesquels ils ne sontpas en désaccord – quae non adversantur libris – et que nous pouvons prouver par de bonstémoins. Pourtant, ces témoins, il ne les nomme pas, de même que les fidèles de la SainteScience ne les nomment pas, quand ils affirment que tous les hommes sont égaux ousolidaires. Puis Saint Augustin reprend l'offensive. À la lampe de Vénus, il ajoute tous lesmiracles de la magie, lesquels on ne saurait nier sans aller à l'encontre des Saintes Écritures :« Donc, ou bien cette lumière est machinée par l'art humain, avec l’asbeste, ou bien ce qu'onvoit dans le temple est l'œuvre de la magie, ou bien, sous le nom de Vénus, un démon s'estmanifesté avec tant d'efficace, que ce prodige est apparu à tous les hommes et a duré ». Ilconclut (c. 6, 2) que si les magiciens ont tant de pouvoir, on doit à plus forte raison croire queDieu, qui est tellement plus puissant qu'eux, peut faire bien d'autres miracles : – quanto magisDeus potens est facere quae infidelibus sunt incredibilia, sed illius facilia potestati ;quandoquidem ipse lapidum aliarumque vim rerum et hominum ingenia, qui es miris utunturmodis, angelicasque naturas omnibus terrenis potentiores animantibus condidit. – Il fautobserver ici le raisonnement en cercle, qui manque rarement aux dérivations concrètes dugenre de celles de Saint Augustin. Opposer les Saintes Écritures à qui en nie l'autorité, lesmiracles du démon Vénus à qui nie les miracles, la puissance du Dieu des chrétiens à qui niel'existence de ce Dieu, c'est proprement prendre la conclusion pour les prémisses.

§ 1438 (note 4) (retour à l’appel de note § 1438 - 4)

Loc. cit. §1438 1 : (c. 7, 2) Nam nec ego volo temere credi cuncta quae posui, quia nec ame ipso ita creduntur tanquam nulla de illis sit in mea cogitatione dubitatio, exceptis his quaevel ipse sum expertus, et cuivis facile est experiri. Excellente intention, à laquellemalheureusement l'auteur ne reste guère fidèle. Outre des faits en partie vrais, il exceptejustement deux des récits les moins croyables : celui de la fontaine d'Épire où s'allument lestorches, et celui des fruits du pays de Sodome. Il avoue n'avoir pas connu de témoinsoculaires de la fontaine d'Épire, mais il en a connu qui avaient vu une fontaine semblable àGratianopolis (Grenoble). « Quant aux fruits des arbres de Sodome, non seulement des lettresdignes de foi en ont fait mention, mais de plus, ceux qui en parlent pour les avoir vus sont sinombreux que je ne puis douter du fait – ut hinc dubitare non possim ». Remarquez cettefaçon de reprendre d'une main ce qu'on a donné de l'autre, procédé habituel en beaucoup deces dérivations, et qui naît du besoin d'agir sur le sentiment, sans se soucier descontradictions qui apparaîtraient dans un raisonnement logico-expérimental. Saint Augustincommence par nous donner pour certaines les merveilles qu'il a racontées ; il dit même quequiconque veut peut les voir. Il appelle aussi comme témoins du fait du diamant les joailliersde son pays, puis, quand l'effet désiré est produit, il émet quelque doute, pour ménager lachèvre et le chou. De même, les admirateurs de la solidarité commencent par invoquer lasolidarité-fait, et quand ils s'en sont bien servis, ils daignent reconnaître qu'elle est l'opposéde la solidarité-devoir (§4501).

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§ 1439 (note 1) (retour à l’appel de note § 1439 - 1)

LUC.; Philopseudes. L'incrédule Tykhiadès dit ironiquement : « Oh, comment ne pascroire, dis-je à Eucratès fils de Dinon, homme d'un si grand âge, et qui, en sa maison, parleavec autorité de ce qui lui plaît ? » Plus loin : « Comme Arignôtos, qui était un savant célèbreet inspiré, avait dit cela, il n'y eut personne de la compagnie qui ne me traitât de fou, parceque je ne croyais pas à ces choses, dites par un Arignôtos. Mais moi, sans respect pour sagrande chevelure ni sa grande renommée : „ Et comment, Arignôtos, lui dis-je, toi aussi tu esun homme qui fais espérer la vérité, et puis tu donnes de la fumée et de vaines apparences ?Tu confirmes le proverbe : „ Nous cherchons un trésor et nous trouvons des charbons “. – „Eh bien, répondit Arignôtos, si tu ne crois ni à mes paroles, ni à Dinomakos, ni à Kléodèmos,ni à Eukratès lui-même, eh bien cite un homme de plus grande autorité, qui dise le contrairede nous “. Et moi je répondis : „ Si, par Zeus, cet admirable homme de Démocrite d'Abdère“... ».

§ 1439 (note 2) (retour à l’appel de note § 1439 - 2)

1439 2 Après avoir cité une infinité d'exemples d'hommes devenus loups et redevenushommes, Bodin s'étonne qu'on puisse douter d'une chose qui a pour elle le consentementuniversel. BODIN; De la démonomanie des sorciers, II, 6 : « (p. 99)... Nous lisons aussi enl'histoire de Ian Tritesme, que l'an neuf-cens LXX, il y auoit vn Iuif nommé Baian, fils deSimeon, qui se transformoit en loup, quand il vouloit, et se rendoit inuisible quand il vouloit.Or c'est chose bien estrange : Mais ie trouue encores plus estrange, que plusieurs ne lepeuuent croire, veu que tous peuples de la terre, et toute l'antiquité en demeure d'accord. Carnon seulement Herodote l'a escript il y a deux mil deux cens ans, et quatre cens ans auparauant Homere : ains aussi Pomponius Mela, Solin, Strabo, Dionysius Afer, Marc Varron,Virgile, Ouide, et infinis autres ». Le Père Le Brun veut se tenir dans un juste milieu entre lacrédulité et l'incrédulité. Certes, on ne doit pas tout croire, «(p. 118) mais une obstination àne croire, vient ordinairement d'un orgueil excessif qui porte à se mettre au-dessus desautorités les plus respectables et à préférer ses lumières à celles des plus grands hommes etdes Philosophes les plus judicieux » (LE BRUN ; Hist. crit. des prat. superst., t. I). DomCalmet, suivant ces principes, observe que « (p. 63) Plutarque dont on connoît la gravité et lasagesse, parle souvent de Spectres et d'apparitions, il dit par exemple que dans la fameusebataille de Marathon contre les Perses, plusieurs soldats virent le phantome de Thésée quicombattoit pour les Grecs contre les ennemis » (DOM CALMET ; Dissert. sur lesapparitions).

§ 1440 (note 2) (retour à l’appel de note § 1440 - 2)

Journal de Genève, 29 avril 1909 : « En collaboration avec plus de cent médecins deSuisse et de l'étranger [voilà l'autorité qui doit s'imposer à tout le monde] il a examiné 2051familles. Sur la foi d'un matériel considérable, il a conclu ce qui suit : „ Lorsque le père estun buveur, la fille perd la faculté d'allaiter son enfant, et cette faculté est irrémédiablementperdue pour les générations suivantes il ne peut avoir connaissance du passé, mais peut-êtreconnaît-il l'avenir par une somnambule]. De même chez les buveurs modérés (moins d'unlitre de vin ou deux litres de bière par jour) l'alcoolisation du père est la cause principale del'impuissance de la femme à allaiter ses enfants “ ». En Allemagne, les femmes qui peuventallaiter doivent être bien rares, car peu nombreux sont les hommes des classes aisées qui ne

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boivent pas au moins deux litres de bière par jour. Comme d'habitude, les dérivations serventà démontrer aussi bien le pour que le contre. Quand on veut engager les mères à allaiter leursbébés, le discours change, et la statistique complaisante démontre également bien que lesmères ont ou qu'elles n'ont pas la faculté d'allaiter. – Journal de Genève, 27 octobre 1910 :« ... Mlle Louise-Hedwige Kettler, a fait plus de 1700 observations à la maternité et elleaboutit à d'intéressantes conclusions. Nous nous garderons d'entrer dans le détail. Qu'il noussuffise de dire que l'impossibilité absolue pour la mère de nourrir son enfant doit êtreconsidérée comme très rare, que le 93,42 % des femmes observées pendant ces troisdernières années étaient capables de remplir leurs devoirs, et que les raisons physiquesempêchant l'allaitement sont en somme peu nombreuses. Que les mères y prennent garde, enrecourant à l'alimentation artificielle elles risquent de créer une génération incapabled'allaiter ». Il suffit de connaître même très superficiellement Genève, pour être certain que le93 % des femmes ne sont pas filles de parents qui ne boivent ni vin ni autres boissonsalcooliques. Mais, dans la logique des dérivations, deux propositions contradictoires peuventêtre vraies en même temps.

§ 1441 (note 2) (retour à l’appel de note § 1441 - 2)

BUSCH.; Les mém. de Bism., t. I, p. 43: « Il y avait sur la table du COGnac, du bordeauxet un petit vin mousseux de Mayence. Quelqu'un regretta qu'il n'y eût pas de bière. „ Il n'y apas de mal ! “ s'écria M. de Bismarck. „ Une consommation excessive de bière est déplorableà tous les points de vue. Cela rend les hommes stupides, paresseux et propres à rien. C'est labière qui est responsable de toutes les idioties démocratiques que l'on débite autour des tablesde cabaret. Croyez-moi, un bon verre d'eau-de-vie vaut bien mieux ! “ » T. II, p. 307. Tombédu pouvoir, Bismarck se retire à Friedrichsruh. Il charge Busch d'y transporter ses effets : « „Tenez “, fit-il, „ ce sont des cartes de géographie. Mettez les lettres entre les cartes et roulezle tout... Cela partira avec le reste dans le déménagement. J'ai près de 300 caisses ou malleset plus de 13 000 bouteilles de vin “. Il me raconta qu'il avait beaucoup de bon sherry qu'ilavait acheté, quand il était riche... ». – PALAMENGHI-CRISPI ; Carteggi,.. di FrancescoCrispi : « (p. 446) Ottone di Bismarck a Crispi. Friedrichisruh, le 7 janvier 1890. Cher ami etcollègue, J'ai été vivement touché de la nouvelle preuve de Votre amitié en apprenant queVous m'avez fait expédier une caisse de Votre excellent vin d'Italie, que j'apprécie d'autantplus que la qualité supérieure du vin de l'année dernière m'en fait anticiper les avantages. Lesbons vins ne sont jamais sans influence sur la qualité de la politique du buveur ». PauvreBismarck, combien peu de capacité de « travail intellectuel » il devait avoir !

§ 1442 (note 1) (retour à l’appel de note § 1442 - 1)

[NOTE DU TRADUCTEUR] L'argument d'autorité joue un grand rôle dans lavulgarisation de la science, laquelle dissimule souvent des visées pratiques ou depropagande. Voici ce qu'on raconte, sous l'autorité de la Science, à certaines populations,éclairées. La Terre vaudoise, journal agricole... 18 septembre 1915. Utilisons nos fruits(signé E. P.). « On peut dire que l'acide urique, résidu fatal de l'excès alimentaire des viandes,est le plus grand ennemi de l'humanité ; c'est lui qui engendre les arthritismes, les maladiesde Bright, les néphrites, la goutte, les maladies du foie, le rhumatisme, l'alcoolisme, lecancer, les affections de l'estomac... Le sucre aliment devrait tuer l'alcool poison. Lesmangeurs de fruits n'ont jamais soif. Dans lus fruits frais, les frugivores trouvent à la foisboisson et nourriture solide, satisfaisant ainsi les deux besoins de l'organisme ».

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§ 1447 (note 1) (retour à l’appel de note § 1447 - 1)

À ce genre appartiennent les 4e, 5e, 6e et 7e, dérivations de l'exemple suivant. Nous avonsvu (§1266 5) qu'Ovide rapporte les usages suivis pour les purifications, aux fêtes Palilies. Ilveut trouver leur « origine », les expliquer; c'est-à-dire qu'il cherche des dérivations, et il n'entrouve pas moins de sept (Fast., IV, 783-806). En peu de mots, elles sont les suivantes : « 1°Le feu purifie tout. 2° L'eau et le feu sont les principes contraires de toutes les choses. 3° Lesprincipes de la vie sont dans ces éléments. 4° Le feu et l'eau rappellent Phaéton et le délugede Deucalion. 5° Les bergers découvrirent le feu grâce à la pierre à feu. 6° Énée s'enfuit àtravers les flammes, qui ne-le brûlèrent pas. 7° Un souvenir de la fondation de Rome, quandles cabanes où les Romains habitaient primitivement furent brûlées. Et Ovide préfère cettedernière explication. Les trois premières dérivations puisent leur force dans certainssentiments métaphysiques (genre III-epsilon) ; les quatre dernières, dans la tradition (genreII-bêta). Il est évident qu'on pourrait encore trouver d'autres dérivations analogues : c'est lapartie variable du phénomène. Le besoin de purification (résidus V-gamma) et l'instinct descombinaisons (résidus de la Ire classe) constituent la partie constante et de majeureimportance, puisque c'est d'elle que la partie variable tire ensuite son origine. Notez que danscette partie constante, le besoin de purification est un élément principal, tandis que lescombinaisons en vue de le satisfaire sont subordonnées. Nous avons donc, dans l'ensemble :1° les résidus, constitués par (a) des résidus principaux (purification), (b) des résidussecondaires (combinaisons) ; 2° les dérivations qui visent à expliquer cet ensemble derésidus, et qui sont en général destinées à « expliquer » les résidus (b).

§ 1454 (note 1) (retour à l’appel de note § 1454 - 1)

L. GAUTIER ; Introd. à l'anc. Test. L'auteur a écrit un livre rempli de science et decritique historique. Dans la conclusion, il répond à ceux qui le blâment sur plusieurs points; t.II : « (p. 507) Enfin je veux relever encore une dernière phrase, qui revient avec insistancedans les polémiques actuelles : La critique, dit-on, „ attaque et ruine l'autorité des Écritures “.J'ai déjà eu l'occasion de dire qu'il s'agit avant tout de s'entendre sur le sens du mot „ autorité“. S'il est question de l'autorité extérieure [euphémisme pour indiquer des propositionsobjectives] l'assertion ci-dessus est fondée ; mais si l'autorité en cause est du domaineintérieur [euphémisme pour indiquer des propositions subjectives ; de cette façon, ondissimule la pétition de principe que fait le croyant, en acceptant de la Bible ce qu'il y metlui-même, ce qui est déjà dans son esprit] et de l'ordre spirituel, on peut hardiment affirmerqu'elle n'est compromise en rien [très juste : une tautologie n'est jamais fausse]. Le tout c'estd'être au clair sur ce point fondamental : l'autorité en matière religieuse, c'est celle de Dieu, etsur le terrain plus spécial de la vérité évangélique, c'est celle du Christ [très juste ; mais ilfaut nous apprendre comment on parvient à connaître ces volontés ; si nous les connaissonspar des critères qui nous sont extrinsèques, elles peuvent être indépendantes de nous ; si nousne les connaissons que par des critères qui nous sont intrinsèques, nous baptisons notrevolonté du nom de volonté divine]. Cette autorité s'exerce sur le cœur et sur la conscience,tout en faisant appel à l'ensemble de nos facultés, en vertu même de l'unité de notre être. Elleest au-dessus des discussions de l'ordre littéraire et historique ; elle ne saurait être ébranlée, niconsolidée, par des arguments purement intellectuels [très juste, mais seulement dans ce sensque les résidus sont indépendants de la logique ; resterait ensuite à démontrer que ces résidussont divins ; et s'il y en avait de diaboliques, comme le veulent certains hérétiques ?]. Elle

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n'est point atteinte par le fait que, sur des questions d'authenticité et d'historicité, on aboutit àdes solutions autres que les données traditionnelles ».

§ 1459 (note 1) (retour à l’appel de note § 1459 - 1)

Summ. Theol., Suppl., quaes., I, Sed attritionis principium est timor servilis,contritionisautem timor filialis.– Can. et dec. Conc.Tridentini, sessio XIV, c. IV : Contritio... animi dolorse detestatio est de peccato commisso, cum proposito non peccandi de cetero... Illam verocontritionem imperfectam, quae attritio dicitur, quoniam vel ex turpitudinis peccaticonsideratione vel ex gehennae et poenarum metu communiter concipitur, si voluntatempeccandi excludat cum spe veniae, declarat non solum non facere hominem hypocritam etmagis peccatorem, verum etiam donum Dei esse et Spiritus sancti impulsum,... quo poenitensadiutus viam sibi ad iustitiam parat. – GURY ; Casus consc., II : (p. 182) Albertus, peractaconfessione, interrogatur a Confessario quonam motivo ad dolendum de peccatis moveatur.Respondet poenitens : «Doleo de peccatis, quia timeo ne Deus me puniat in hac vitaaerumnis, vel morte subitanea, et post mortem aeternis cruciatibus. – Numquid, mi bone, aitConfessarius, eodem modo doluisti de peccatis in antecessum, quando ad confitendumaccedebas ? » Affirmat Albertus. Quapropter iudicat Confessarius invalidas fuisse illiusconfessiones, utpote amore divino destitutas et solo timore peractas... Hinc : Quaer. 1° Anattritio sufficiat ?... (p 183), 405, – R. ad Im Quaes. Attritio sufficit, nec requiritur contritioperfecta ad iustificationem in Sacramento Poenitentiae. – Menag., IV, p. 157 : « M. BoileauDespréaux était un jour chez feu M. le Premier Président à Basville. Il y avoit là desCasuistes qui soûtenoient hardiment qu'un certain Auteur connu, avoit eu raison de faire unlivre exprès pour prouver que nous n'étions point obligez d'aimer Dieu, et que ceux quisoûtenoient le contraire, avoient tort et imposoient un joug insupportable au Chrétien, dontDieu l'avoit affranchi par la nouvelle Loi. Comme la dispute sur ce sujet s'échauffoit, M.Despréaux qui avoit gardé jusqu'alors un profond silence : Ah ! la belle chose, s'écria-t-il ense levant, que ce sera au jour du dernier Jugement, lorsque notre Seigneur dira à ses Elûs :Venez, les bien-aimez de mon Pere, parce que vous ne m'avez jamais aimé de votre vie, quevous avez toûjours défendu de m'aimer, et que vous vous êtes toûjours fortement opposez àces hérétiques, qui vouloient obliger les Chrétiens de m'aimer. Et vous au contraire, allez auDiable et en Enfer, vous les maudits de mon Pere, parce que vous m'avez aimé, de tout votrecœur, et que vous avez sollicité et pressé tout le monde de m'aimer .... ». – BOILEAU ;Épître, s. XII, Sur l'amour de Dieu.

§ 1462 (note 1) (retour à l’appel de note § 1462 - 1)

TACIT. ; Germ., 14 : Si civitas in qua orti sunt longa pace et otio torpeat, pleriquenobilium adolescentium petunt ultro eas nationes quae tum bellum aliquod gerunt. –MICHAUD ; Hist. des Crois., t. I : « (p. 117) L'assurance de l'impunité, l'espoir d'un meilleursort, l'amour même de la licence et l'envie de secouer les chaînes les plus sacrées, firentaccourir la multitude sous les bannières de la croisade. (p. 119) L'ambition ne fut peut-êtrepas étrangère à leur dévouement pour la cause de Jésus-Christ. Si la religion promettait sesrécompenses à ceux qui allaient combattre pour elle, la fortune leur promettait [auxchevaliers] aussi les richesses et les trônes de la terre. Ceux qui revenaient d'Orient parlaientavec enthousiasme des merveilles qu'ils avaient vues, des (p. 120) riches provinces qu'ilsavaient traversées. On savait que deux ou trois cents pèlerins normands avaient conquis laPouille et la Sicile sur les Sarrasins ». En note : « Robert-le-Frison, second fils des comtes deFlandre, ne pouvant avoir de part dans les biens de sa maison, dit à son père : „ Donnez-moi

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des hommes et des vaisseaux, et j'irai conquérir un état chez les Sarrasins d'Espagne “. Cetteinterpellation se rencontre souvent dans les romans du moyen-âge, expression fidèle desmœurs contemporaines : „ Beau sire, baillez-moi hommes suffisans, pour me faire téat ouroyaume. – Beau fils, aurez ce que vous demandez “ ».

§ 1463 (note 1) (retour à l’appel de note § 1463 - 1)

Gazette de Lausanne, 29 mars 1912 : « Du Figaro [sous la signature de ÉMILE DESAINT-AUBAN]. Un instituteur, qui donne une claque à un morveux, paraît aujourd'hui unsauvage ; il a violé les droits du mioche et du citoyen : il pèche contre le type admis decivilisation ; il encourt un blâme plus sérieux que celui de ses collègues qui nie, en pleineécole, la Patrie. Mais l'écraseur qui, au mépris du piéton négligeable, cultive le cent-quarante,ne commet qu'une peccadille ; on absout, ou peu s'en faut, l'auto dont les péchés ne sontmortels que pour les braves gens qu'ils tuent. J'ai noté l'exploit d'un terrible autobus quizigzaguait comme un pochard, rue Notre-Dame-de-Victoires, et malmena deux gamins ; despassants se fâchèrent ; un monsieur s'étonna : „ Ce n'est pas la faute du wattman ! observa-t-il ; cet homme apprend à conduire ! ... “ L'autobus faisait ses études ! L'autobus jetait sagourme ! On s'amusa de la réponse ; un souriant fait divers retint l'explication. Quel religieuxsouci de la vie humaine ! »

§ 1470 (note 1) (retour à l’appel de note § 1470 - 1)

GOUSSET ; théol.dogmat., t. I p. 325 : « Toutes les nations ont conservé une idée plus oumoins distincte de l'unité de Dieu. „ Il faut, dit Bergier, ou que cette idée ait été gravée danstous les esprits par le Créateur lui-même, ou que ce soit un reste de tradition qui remontejusqu'à l'origine du genre humain, puisqu'on la trouve dans tous les temps aussi bien que danstous les pays du monde “ (Dictionnaire de Théologie, art. Dieu) ». – Idem. Ibidem : « (p.309) Les prophéties sont possibles... les juifs et les chrétiens ont toujours cru aux prophéties :les patriarches et les gentils ont eu la même croyance ; tous les peuples ont conservé quelquesouvenir des prédictions qui annonçaient un Libérateur, qui a été l'attente des nations... Il fautdonc admettre la possibilité des prophéties. Il en est des prophéties comme des miracles ;jamais les peuples ne se seraient accordés à les croire possibles, si cette croyance n'étaitfondée sur la tradition, sur l'expérience, et sur la raison ». – Idem, Ibidem, t. I : « (p. 342) Lacroyance de, l'immortalité de l'âme remonte jusqu'au premier âge du monde... l'immortalitéde l'âme a toujours été un dogme fondamental de la religion chez les chrétiens, les hébreux etles patriarches. On trouve la même croyance chez les autres peuples, même chez les peuplesles plus barbares... (p. 343) Et cette croyance s'est transmise aux peuples modernes : lorsqueles voyageurs européens ont découvert l'Amérique et d'autres pays lointains, ils n'ont trouvéaucune nation qui frit privée de la notion d'un état à venir».

§ 1470 (note 2) (retour à l’appel de note § 1470 - 2)

SEXT. EMP. : IX, Adv. phys., p. 565 (60) : [en Grec]. « Ceux donc qui estiment qu'il y ades dieux, s'efforcent de prouver leur affirmation par quatre raisons, dont l'une est leconsentement de tous les hommes ». Il continue : « La seconde est d’ordre du monde ; latroisième est l'absurde dans lequel tombent ceux qui suppriment les dieux ; la quatrième etdernière, la réfutation de ceux qui soutiennent l'opinion contraire. (61) Et ils arguent del'opinion commune que tous les hommes, Hellènes ou Barbares, estiment que les dieux

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existent... ». La seconde raison a pour fondement un résidu de la IIe classe (Persistance desagrégats). – PLAT. ; De leg., X, p. 886. Les preuves de l'existence des dieux sont : « D'abord,la terre, le soleil et toutes les étoiles, le bel ordre des saisons, la distinction des années et (lesmois ; et puis, que tous, Hellènes et Barbares, estiment qu'il y a des dieux ». Il faut remarquerqu'en un grand nombre d'autres passages des œuvres attribuées à Platon, on trouve aucontraire exprimé que l'opinion du plus grand nombre a peu ou point de valeur ; par exemple,dans Alcib., I, p. 110-111 ; Lach., p. 184 ; SOCRATE : [en Grec]. «Car C'est par la science,je pense, et non par le nombre, qu'il convient de juger ce qui doit être correctement jugé ». –MELESIAS ; « Certainement »». – CICERON met dans la bouche de Balbus, De nat. deor.,II, 2, 4 et sv., des arguments semblables à ceux des Lois. – ARTEMID. ; Oneicr., I, 8. Aprèsavoir distingué la coutume générale de la coutume particulière, l'auteur dit : [en Grec] « Voicides coutumes générales : vénérer et honorer les dieux, car aucune nation n'est athée, de mêmequ'aucune n'est sans gouvernement ». il met cette coutume sur le même pied que la suivante :élever ses enfants, aimer les femmes, être éveillé de jour et dormir la nuit, se nourrir, etc. –Saint Augustin est amusant : il écrit contre les donatistes, et s'imagine que le monde entier ason opinion sur l'efficacité du baptême. Cet éminent docteur ignorait que le plus grandnombre des hommes qui vivaient sur la terre ne soupçonnaient même pas l'existence de cettequestion théologique. – D. AUGUST. ; Epist., 89, 5 : Nisi forte quemquam prudentiumpermovebit, quod de baptismo solent dicere... cum et hinc teneat orbis terrarumevidentissimam et evangelicam veritatem, ubi Johannes ait, etc.

§ 1471 (note 1) (retour à l’appel de note § 1471 - 1)

Ce procédé est aujourd'hui encore d'un usage fréquent. Il y en a des exemples tant qu'onen veut. TOLSTOÏ ; Les quatre Évangiles. « (p. 10) J'ai trouvé de braves gens non dans uneseule religion mais dans différentes, et chez tous la vie était basée sur la doctrine du Christ ».Reste à savoir ce que Tolstoï entend par le terme « braves gens ». S'il lui donne le sens qu'il aordinairement, il ne peut ignorer qu'il y a des « braves gens » qui ne pensent pas du toutcomme lui, et qui, par exemple, refusent de donner leur consentement à ses doctrinescondamnant toutes les guerres, incitant à refuser de faire le service militaire, et voulant, sousprétexte de ne pas « résister au mal », qu'on laisse le champ libre aux malfaiteurs. Comme ilprétend que ses idées ont pour fondement la doctrine du Christ, il devient évident qu'on nepeut affirmer que tous ceux qui portent le nom de « braves gens » vivent selon la doctrine duChrist. Il faut donc changer le sens de ce terme, si l'on veut conserver la proposition deTolstoï. Pour qu'elle ait un sens, il faut qu'on nous donne la définition de cette catégorie quiporte le nom de « braves gens », et, en outre, il est nécessaire que cette définition soitindépendante de l'acceptation ou du rejet de cette doctrine ; parce que si l'on fait entrer dansla définition, d'une manière ou d'une autre, même implicitement, la condition que les « bravesgens » sont ceux qui vivent selon la doctrine du Christ, telle que l'interprète Tolstoï, il est vraiqu'il ne sera pas difficile de démontrer que tous ceux qui rentrent dans la catégorie des« braves gens » vivent suivant cette doctrine ; mais il n'est pas moins vrai que ce sera là unesimple tautologie. En réalité, Tolstoï et ses admirateurs ne se soucient pas de tout cela : chezeux, le sentiment supplée à l'observation des faits et à la logique. Ils ont certaines conceptionsde ce qui leur paraît « bon ». D'une part, ils excluent naturellement de la catégorie des« braves gens » ceux qui ont des conceptions différentes, lesquelles leur paraissentnécessairement « mauvaises ». D'autre part, ils croient, ils s'imaginent tenir ces conceptionsde la doctrine d'un homme qu'ils révèrent, aiment, admirent : tandis qu'en réalité ils façonnentcette doctrine suivant leurs propres conceptions. Dans le cas de Tolstoï et de ses adeptes, cethomme est le Christ ; mais ce pourrait être un autre, sans la moindre difficulté ; par exempleBouddha, Mahomet, Socrate, etc. La proposition de Tolstoï signifie donc simplement :

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« J'appelle braves gens ceux qui suivent des doctrines où il me semble retrouver celle duChrist, telle qu'il me plait de l'imaginer ».

§ 1471 (note 2) (retour à l’appel de note § 1471 - 2)

MAX. TYR. ; Diss., XVII, 5. Platon aussi s'en tire en injuriant ses adversaires. – PLAT.;De leg., X, p. 887. Il dit de ceux qui, niant les dieux, le mettent dans la nécessité d'en prouverl'existence, qu'on ne peut les tolérer et qu'il faut les haïr. Il est plein de colère contre eux ;pourtant il contient son indignation, et tâche d'amener la discussion sur ces individuscorrompus par la volupté et privés d'intelligence : [en Grec] (p. 888). Parmi cette mauditeengeance, il y a (p. 886) ceux qui disent que les astres ne sont pas divins, mais sont de la terreet de la pierre ! C'est là un bel exemple de la différence qui existe entre la connaissance deschoses en elles-mêmes, qu'avait le divin Platon, et que conservent ses adeptes modernes, et laconnaissance expérimentale des astronomes modernes. Les néo-hégéliens nous feraient uneinsigne faveur, s'ils nous apprenaient comment ils concilient l'absolu de leurs connaissancesavec ces changements. Mais peut-être conservent-ils la conception de Platon, et admettent-ilsque les astres sont des divinités ?

§ 1471 (note 3) (retour à l’appel de note § 1471 - 3)

BAYLE, Cont. des pens. div. , t. 1, § XVIII, p. 65, cite le Père RAPIN, Comp. de Platonet dAristote, ch. dernier, n. 11, p. m. 425, qui dit ; « Ce consentement si général de tous lespeuples, dont il ne s'est jamais trouvé aucun sans la creance d'un Dieu, est un instinct de lanature qui ne peut-être faux, estant si universel. Et ce seroit une sottise d'ecouter sur cela lesentiment de deux ou trois libertins tout au plus, qui ont nié la Divinité dans chaque siecle,pour vivre plus tranquillement dans le desordre ». Un peu plus haut il avait dit : « Cetteverité... n'est contestée que par des esprits corrompus par la sensualité, la presomption etl'ignorance... Il n'y a rien de plus monstrueux dans la nature que l'atheisme : c'est undéreglement d'esprit conceu dans le libertinage : ce ne sera point un homme sage, reglé,raisonnable, qui s'avisera de douter de la Religion ». Dans le Journal de Genève, 11 juin1913, on lit, à propos du prix décerné par l'Académie française à Romain Rolland :« L'adversaire le plus intraitable de M. Romain Rolland aurait été, dit-on, un académicien quieut jadis une des intelligences les plus souples et les plus libres de son temps, et qui, enavançant en âge, est devenu à tel point sectaire qu'il ne voit plus dans Tolstoï qu'unmalheureux ayant abouti à une faillite morale et digne, tout au plus, de pitié ». Nous sommesdonc, enfermés dans le dilemme, ou d'accepter les raisonnements de Tolstoï, estiméscependant peu sensés par beaucoup de personnes, ou d'être déclarés sectaires. Mais pourquoise trouve-t-il des gens pour employer cette artillerie de carton ? Évidemment parce qu'il y ades personnes qui la craignent comme si elle était sérieuse, et qui, entendant ses coups,dignes tout au plus de provoquer le rire, se tâtent les côtes pour savoir s'ils sont blessés.

§ 1472 (note 1) (retour à l’appel de note § 1472 - 1)

CIC. ; De nat. deor., I, 23, 62. Gotta répond à Velleius qui avait donné le consentementgénéral pour preuve de l'existence des dieux : Quod enim omnium gentium generumquehominibus ita viderelur, id satis magnum esse argumentum dixisti, cur esse Deosconfiteremur. Quod cum leve per se, tum etiam falsum est. Primum enim unde notae tibi suntopiniones nationum ? Equidem arbitror multas esse gentes sic immanite efferatas, ut apud eas

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nulla suspicio deorum sit. (63) Quid ? Diagoras, atheos qui dictus est, posteaque Theodorus,nonne aperte deorum naturam sustulerunt ? – DIOD. SIC., III, 9, affirme qu'une partie desÉthiopiens nient l'existence des dieux. – Dans ses notes à la traduction de DIODORE DESICILE, MIOT observe à ce propos : « Les anciens étaient persuadés qu'il n'y avait, sur lasurface de la terre, aucune nation qui fit profession d'athéisme : et c'est sur ce consentementunanime de tous les peuples, qu'une des principales preuves de l'existence de Dieu a toujoursété établie ». Le livre a été publié en 1833 ! – En deux passages, STRABON cite des peuplessans religion : III, c. 4, 16, p. 164, 250. [En Grec]. « Quelques-uns disent que les K. sontathées ». XVII, c. 2, 3, p. 822, 1177. [En Grec]. « Quelques [peuples] de la zone torride sontréputés athées ». Ces deux passages de Strabon ont été souvent cités par ceux qui voulaientcontester la preuve de l'existence des dieux, trouvée dans le consentement universel ; maiscette objection a peu ou point de valeur. D'abord, il faut observer que Strabon s'exprime d'unemanière dubitative : [mot en Grec] – [mot en Grec] ; et même s'il était tout à fait affirmatif, ilresterait à savoir quelles sont ses sources. Ensuite, et c'est l'argument qui a le plus de poids, ledéfaut ou l'existence du consentement universel ne prouveraient également rien en cettematière.

§ 1475 (note 1) (retour à l’appel de note § 1475 - 1)

CIC., De nat. deor., emploie les deux procédés. Velleius dit :(I, 17,44) De quo autemomnium natura consentit, id verum esse necesse est. « Ce à quoi tout le monde consentnaturellement est vrai nécessairement ». Cela pourrait suffire ; et puisqu'il a commencé pardire que tous les hommes ont la notion des dieux, il en résulte la conclusion que : Esse igiturDeos confitendum est. « Il faut donc reconnaître qu'il y a des dieux ». Mais Velleius n'est passatisfait : il veut encore expliquer comment et pourquoi les hommes ont cette notion. Il loueÉpicure d'avoir démontré l'existence des dieux par un moyen expérimental, opposé aux vainssonges des autres philosophes : (I, 16, 43) Solus enim vidit primum esse Deos, quod inomnium animis eorum notionem impressisset ipsa natura. Notez qu'il exprimerait la mêmechose, en disant simplement que cette notion est dans tous les esprits ; mais il appelle à sonaide madame Nature, parce que cette entité métaphysique confère de l'autorité auraisonnement. Cela ne suffit pas ; cette notion est même une prénotion : (I, 16, 43) Quae estenim gens, aut quod genus hominum, quod non habeat sine doctrina anticipationemquamdam Deorum ? quam appellat [mot en Grec] Epicurus, id est, anteceptam animo reiquamdam informationem, sine qua nec intelligi quidquam, nec quaeri, nec disputari potest.De là, et grâce au principe d'après lequel ce qui est consacré par le consentement universelest vrai, Velleius déduit aussi que les dieux sont immortels et bienheureux. Il pourrait encoredéduire bien des merveilles, s'il voulait : (I, 17, 45) Hanc igitur habemus, ut Deos beatos etimmortales putemus. Quae enim nobis natura informationem Deoram ipsorum dedit [on faitparler cette dame Nature comme on veut], eadem insculpsit in mentibus, ut eos aeternos etbeatos haberemus. – Balbus répète (II, 4, 12) que « parmi tous les hommes de toutes lesnations, il est admis qu'il existe des dieux, car c'est inné chez tout le monde, et presqueimprimé dans l'esprit » ; il dit que l'existence des dieux est tout à fait évidente (II, 2, 4) et quepersonne ne la nie : (II, 5, 13) Quales sint, varium est : esse nemo negat ; cependant il selaisse entraîner à la démontrer, et observe : (II, 9, 23) Sed quoniam coepi sechs agere, atqueinitio dixeram : negaram enim hanc primam partem egere oratione, quod esset omnibusperspicuum, Deos esse : tamen id ipsum rationibus physicis confirniari volo. – Cottaremarque, et c'est une observation à répéter dans tous les cas semblables, que Balbus apportetant de preuves nouvelles, parce qu'il voyait que sa démonstration était incertaine. (III, 4, 9)Sed quia non confidebas, tam esse id perspicuum, quam tu velis ; propterea multisargumentis Deos esse docere voluisti. Puis il nie carrément qu'il faille accepter l'opinion duplus grand nombre ou de tout le monde : (III, 4, 11) Placet igitur, tantas res opinione

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stultorum iudicari, vobis praesertim, qui illos insanos esse dicatis ? Cet exemple estimportant, parce qu'il a une portée générale, et sert à un grand nombre d'autres cassemblables.

§ 1481 (note 1) (retour à l’appel de note § 1481 - 1)

Les Européens sont souvent induits en erreur, et prennent le tabou pour une conséquencede l'intervention divine, tandis qu'au contraire, c'est celle-ci qui est la conséquence de celui-là. – DE RIENZI : Océanie, t. I : « (p. 53) Plus que tout autre habitant de la Polynésie, leZeelandais est aveuglément soumis aux superstitions du tapou [tabou], et cela sans avoirconservé en aucune façon l'idée du principe de morale sur lequel cette pratique était fondée ».Il ne l'a pas conservée, parce qu'elle n'a jamais existé en lui. « Il croit seulement que le tapouest agréable à l'atoua (Dieu), et cela lui suffit comme motif déterminant [dérivation ajoutéeau tabou] : en outre il est convaincu que tout objet, soit être vivant, soit matière inanimée,frappé d'un tapou par un prêtre, se trouve dès lors au pouvoir immédiat de la divinité, et parlà même interdit à tout profane contact ». Là apparaît le préjugé religieux de l'Européen ; ilparle d'un prêtre, et peu après nous apprend que tout chef peut imposer le tabou : « (p. 54)On sent bien que le tapou sera d'autant plus solennel et plus respectable qu'il émanera d'unpersonnage plus important. L'homme du peuple, sujet à tous les tapous des divers chefs de latribu, n'a guère d'autre pouvoir que de se l'imposer à lui-même ». Puis : « (p. 54) Il est bienentendu que les chefs et les arikis, ou prêtres, savent toujours se concerter ensemble pourassurer aux tapous toute leur inviolabilité. D'ailleurs les chefs sont le plus souvent arikis eux-mêmes, ou du moins les arikis tiennent de très près aux chefs par les liens du sang ou desalliances ».

§ 1484 (note 1) (retour à l’appel de note § 1484 - 1)

DE RIENZI ; Océanie, t. II : « (p. 89) L'abolition définitive de l'idolâtrie et du tabou fut...l'œuvre de Rio-Rio, fils et successeur du grand Tamea-Mea... (p. 40) L'abolition du tabou, cetantique symbole d'inviolabilité, demanda à Rio-Rio encore plus d'adresse. Il s'adressa d'abordau grand-prêtre... et il fut assez heureux pour le mettre dans son parti. Pour accomplir cetteinnovation, le tabou qui pesait sur les femmes fut frappé le premier. Le roi attendit un jour degrande fête, où les indigènes venaient en foule entourer le palais et assister au royal festin.Les nattes ayant été disposées, et les mets destinés aux hommes mis sur une natte, et ceux desfemmes sur d'autres nattes, le roi arriva, choisit parmi ses aliments plusieurs mets interditsaux femmes, passa de leur côté, se mit à en manger et à leur en faire manger. Aussitôt lepeuple de pousser des cris d'horreur et de crier : „ Tabou ! Tabou ! “ Mais Rio-Rio, ne tenantnul compte de leurs cris continua à manger. Les prêtres, prévenus par la foule, accoururent dumoraï, et simulèrent d'abord une grande indignation. „ Voilà, en effet, dirent-ils une violationmanifeste au tabou ; mais pourquoi les dieux offensés ne s'en vengent-ils pas eux-mêmes ?...Ce sont donc des dieux impuissants ou des faux dieux “. Venez, habitants d'Haouaï (s'écria legrand-prêtre), débarrassons-nous d'un culte incommode, absurde et barbare “. Et, armé d'unflambeau, il mit lui-même le feu au moraï principal ». Les missionnaires applaudissaient ;mais étaient-ils certains que leurs tabous à eux auraient mieux supporté l'épreuve ? –DRAPER ; Les conf. de la science et de la relig. Après les victoires d'Héraclée : « (p. 55)Quoique l'Empire romain eût relevé l'honneur de ses armes et reconquis son territoire, il y eutune chose qu'il ne put reconquérir. La foi religieuse était irréparablement perdue. Lemagisme avait insulté le christianisme à la face du monde, en profanant ses sanctuaires –Bethléem, Gethsémani, le calvaire – en brûlant la sépulture du Christ... en enlevant, au milieude cris de triomphe, la croix du Sauveur. Les miracles avaient autrefois abondé en Syrie, en

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Égypte, en Asie Mineure. Il s'en était fait dans les occasions les moins importantes et pour lesobjets les plus insignifiants ; et pourtant, dans ce moment suprême, aucun miracle ne s'étaitaccompli ! Les populations chrétiennes de l'Orient furent remplies d'étonnement quand ellesvirent les sacrilèges des Perses, perpétrés avec impunité... Dans la terre classique du miracle,l'étonnement fut suivi de la consternation et la consternation s'éteignit dans le doute ».

§ 1488 (note 1) (retour à l’appel de note § 1488 - 1)

BENTHAM-LAROCHE ; Déontologie, t. I : « (p. 103)... il pourrait arriver que l'acte quinous promet un plaisir actuel fût préjudiciable à ceux qui font partie de la société à laquellenous appartenons : et ceux-ci, ayant éprouvé un dommage de notre part, se trouveraientportés par le sentiment seul de la conservation personnelle, à chercher les moyens de sevenger de nous, en nous infligeant une somme de peine égale ou supérieure à la somme deplaisir que nous aurions goûtée ». Le sophisme gît dans la conséquence supposée : 1° il nesuffit pas d'être disposé à se venger ; il faut encore pouvoir. L'auteur ramène les deux chosesà une seule. 2° Qui lui a dit que « la somme de peine » que peuvent infliger ceux que nousavons offensés, sera « égale ou supérieure » à la «somme de plaisir que nous aurionsgoûtée ? ». Que fait-il du cas où cette somme serait moindre ? 3° Et si quelqu'un disait : « Leplaisir présent que me procure l'acte que vous voulez me persuader de ne pas accomplir est, àmon avis, plus grand que la peine future et seulement probable qui en sera la conséquence ;donc, suivant votre principe même, il est absurde de vouloir m'en priver, en raisonnant surmon bonheur autrement que par mes propres désirs et mes propres sensations ». Que pourraitopposer Bentham, sans tomber en contradiction avec lui-même ?

§ 1488 (note 2) (retour à l’appel de note § 1488 - 2)

BENTHAM-LAROCHE ; Déontologie, t. I : « (p. 143) Timothée et Walter sont deuxapprentis. Le premier est imprudent et étourdi ; l'autre est prudent et sage. Le premier se livreau vice de l'ivrognerie ; le second s'en abstient. Voyons maintenant les conséquences : 1°Sanction physique. Un mal de tête punit T. de chaque excès nouveau. Pour se refaire, il semet au lit jusqu'au lendemain ; sa constitution s'énerve par ce relâchement ; et, quand ilretourne au travail, son ouvrage a cessé d'être pour lui une source de satisfaction ». Aucontraire, W., dont la santé était faible, la fortifie ; il est heureux : « 2° Sanction sociale. T. aune sœur qui prend un vif intérêt à son bonheur. Elle lui fait d'abord des reproches, puis lenéglige, puis l'abandonne. Elle était pour lui une source de bonheur. Cette source, il la perd ».Et s'il n'avait pas de sœur ? Et si, ayant une sœur, elle restait avec lui ? Et si c'était une de cespersonnes qu'il vaut mieux perdre que trouver ? W. a, au contraire, un frère qui d'abords'occupait peu de lui, et qui devient ensuite son meilleur ami. « (p. 1411) 30 Sanctionpopulaire. T. était membre d'un club riche et respecté. Un jour il s'y rend en état d'ivresse ; ilinsulte le secrétaire, et est expulsé par un vote unanime. Les habitudes régulières de W.avaient attiré l'attention de son maître. Il dit un jour à son banquier : Ce jeune homme est faitpour quelque chose de plus élevé. Le banquier s'en (p. 145) souvient, et à la premièreoccasion, il l’emploie dans sa maison. Son avancement est rapide : sa position devient deplus en plus brillante ; et des hommes riches et influents le consultent sur des affaires de laplus haute importance ». L'auteur devait vivre dans le pays de Cocagne, où tous ceux quiavaient une conduite régulière étaient récompenses de cette façon. « 4° Sanction légale ». T.est condamné à la déportation : W. devient magistrat. Bentham vivait vraiment dans un bienbeau pays, où le vice était ainsi puni et la vertu récompensée. Il y a d'autres pays, où leschoses ne vont pas si facilement ; « 5° Sanction religieuse ». T. craint la vie future. W. laconsidère avec des sentiments d'espérance et de paix.

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§ 1489 (note 2) (retour à l’appel de note § 1489 - 2)

BENTHAM-LAROCHE ; Déontologie, t. 1. Bowring, qui recueillit et publia les théoriesde Bentham, met à la fin du premier volume un essai sur le principe « du plus grandbonheur ». « Coup d'œil sur le principe de la maximisation du bonheur, son origine et sondéveloppement. (p. 355) Le docteur Priestley publia, en 1768, son Essai sur leGouvernement. C'est dans cet ouvrage qu'il désigna en italiques, „ le plus grand bonheur duplus grand nombre “, comme le seul but juste et raisonnable d'un bon gouvernement ». Onremarquera que les épithètes juste, raisonnable, bon gouvernement, nous font rentrer danscette métaphysique dont Bentham avait cru s'échapper. « (p. 355) Cette formule laissait bienloin derrière elle tout ce qui l'avait précédé. Ce n'est pas seulement le bonheur qu'elleproclamait, mais encore sa diffusion ; elle l'associait à la majorité, au grand nombre ».Comment elle l'associait ! Elle le remplaçait ; puisque ce second principe, en de nombreuxcas, s'oppose manifestement au premier. « (p. 379) Ce fut en 1882 dans son Projet decodification, que Bentham fit usage pour la première fois de cette formule „ Le plus grandbonheur du plus grand nombre “. Tout ce qui est proposé dans cet ouvrage y est subordonné àune nécessité fondamentale, „ le plus grand bonheur du plus grand nombre “ ». C'est trèsbien ; mais, dans ce cas, pourquoi vient-on nous dire que chaque homme est seul juge de sonbonheur, ou bien : « (II, p. 16) Qu'on fasse retentir tant qu'on voudra des mots sonores etvides de sens, ils n'auront (p. 17) aucune action sur l'esprit de l'homme, rien ne saurait agirsur lui, si ce n'est l'appréhension du plaisir et de la peine » ? Pourtant, il semble que Benthamn'était pas entièrement satisfait de sa formule : « (I, p. 388) Bentham, dans les dernièresannées de sa vie, après avoir soumis à un examen plus approfondi cette formule : „ Le plusgrand bonheur du plus grand nombre “, crut ne pas y trouver cette clarté et cette exactitudequi l'avaient d'abord recommandée à son attention... (p. 391) Bien que cette formule : „ Leplus grand bonheur du plus grand nombre “ ne satisfît pas Bentham, on peut doutercependant qu'il N ait réellement des raisons suffisantes pour la rejeter ».

§ 1494 (note 1) (retour à l’appel de note § 1494 - 1)

BURLAMAQUI : Élém.du dr. nat. I, c. VI : « (p. 322) La première remarque que l'onpeut faire... c'est que l'observation exacte des lois naturelles est ordinairement accompagnéede plusieurs avantages très considérables, tels que sont la force et la santé du corps, laperfection et la tranquillité de l'esprit, l'amour et la bienveillance des autres hommes. Aucontraire, la violation de ces mêmes lois est pour (p. 323) l'ordinaire suivie de plusieursmaux, comme le sont la faiblesse, les maladies, les préjugés les erreurs, le mépris et la hainedes hommes. Cependant ces peines et ces récompenses naturelles ne paraissent passuffisantes pour bien établir la sanction des lois naturelles ; car 1° les maux quiaccompagnent ordinairement la violation des lois naturelles ne sont pas toujours assezconsidérables pour retenir les hommes dans le devoir. 2° Il arrive souvent que les gens debien sont malheureux dans cette vie, et que les méchants jouissent tranquillement du fruit deleur crime. 3° Enfin il y a même des occasions où l'homme vertueux ne saurait s'acquitter deson devoir et satisfaire aux lois naturelles sans s'exposer au plus grand des maux naturels, jeveux dire à la mort ». L'auteur démontre longuement l'immortalité de l’âme, la nécessitéd'admettre que Dieu récompense les bons et punit les méchants ; il conclut : « (p. 327)Concluons donc que tout ce que nous connaissons de la nature de l'homme, de la nature deDieu, et des vues qu'il s'est proposées en créant le genre humain [qui donc a révélé ces vues ànotre auteur ?], concourt (p. 328) également à prouver la réalité des lois naturelles, leur

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sanction et la certitude d'une vie à venir, dans laquelle cette sanction se manifestera par despeines et des récompenses ».

§ 1495 (note 1) (retour à l’appel de note § 1495 - 1)

NOVICOW ; La morale et l'intérêt : « (p. 20) La base fondamentale de la morale est lerespect absolu des droits du prochain. Mais ce n'est nullement par amour du prochain qu'ilfaut respecter ses droits, c'est uniquement par amour de soi ». L'auteur dit : « (p. 49) L'idéequ'on s'enrichit plus vite en spoliant le voisin qu'en travaillant, idée qui paraît vraie n'est pasvraie en réalité. Le fait justement opposé, qu'on s'enrichit le plus vite possible, en respectantscrupuleusement les droits du voisin, est seul conforme à la réalité des choses ». Donc, on n'ajamais vu quelqu'un s'enrichir par des moyens qui ne fussent tout à fait moraux ! « (p. 50)Toutes les fois qu'un ouvrier use de la violence pour se faire payer un salaire supérieur auprix naturel du marché [que peut bien être ce prix naturel ?], il se vole lui-même. Toutes lesfois qu'un patron emploie la violence pour payer à l'ouvrier un salaire inférieur au prixnaturel du marché, il se vole lui-même. (p. 51) Essayons de nous représenter ce que serait lemonde si les hommes, ne trouvant plus conforme à leurs intérêts de spolier le voisin,s'abstenaient de le faire sous n'importe quelle forme. Immédiatement il n'y aurait plus niserrures, ni coffres-forts, ni forteresses, ni cuirassés. Il n'y aurait non plus ni gardiens, niavocats, ni juges, ni police, ni soldats, ni marins militaires. [En note : « Bien entendu pour lescauses civiles, car les crimes passionnels continueraient à se produire »]. Dans cette société,il ne se ferait ni procès, ni grèves, ni sabotages, ni lock-outs, ni spéculations véreuses... (p.51) En un mot, dans la société antispoliatrice, la production serait la plus grande et la plusrapide qui (p. 52) puisse se réaliser sur le globe ; donc la richesse atteindrait son pointculminant. Maintenant, richesse, bien-être, bonheur et intérêt sont des termes synonymes.D'autre part, respect absolu des droits du prochain et morale sont aussi des notionsidentiques. Lors donc que notre intérêt sera le mieux satisfait lorsque nous nous conduironsde la façon la plus morale, comment peut-on contester l'identité de la morale et de l'intérêt ? »Le sophisme du raisonnement général apparaît mieux encore en un cas particulier. « (p. 56)Un juge a-t-il véritablement intérêt à se vendre ? Certes non, et, quand il se vend, c'est fautede comprendre qu'il n'a aucun avantage à le faire... l'expérience montre que les juges ont lestraitements les plus élevés, précisément dans les pays où ils ne vendent pas leur conscience.L'incorruptibilité des juges contribue, dans une forte mesure, à augmenter la richesse sociale,et, plus la richesse sociale est considérable, mieux peuvent être payés les fonctionnairespublics. Ainsi un juge mal informé croit qu'il aura plus de revenu en vendant la justice ; unjuge bien informé sait que c'est le contraire. Mais un juge qui sait qu'il gagnera plus enrestant incorruptible comprend qu'il est conforme à son intérêt de rester incorruptible ».Supposons vraie l'affirmation quelque peu arbitraire suivant laquelle les juges sont mieuxpayés quand ils sont incorruptibles, et occupons-nous uniquement des erreurs de logique. l°Le dilemme posé par l'auteur n'existe pas : il n'y a pas à choisir uniquement entre un état oùtous les juges sont corruptibles, et un autre état où. ils sont tous incorruptibles. Il y a les étatsintermédiaires. Par exemple, si tous sont incorruptibles moins un, celui-ci jouit de l'avantagegénéral supposé par l'auteur, et en outre, de l'utilité particulière qu'il obtient en se laissantcorrompre. Si tous sont corruptibles moins un, celui-ci souffre du mal général, et il a en plusson mal particulier, en refusant les avantages de la corruption. 2° Il ne suffit pas de prouverque les juges incorruptibles sont mieux payés que les juges corruptibles ; il faut encoredémontrer que quantitativement cet avantage général dépasse l'utilité particulière de lacorruption. Par exemple, les juges incorruptibles reçoivent 30 000 fr. par année ; lescorruptibles 6 000 fr. On offre à l'un de ces derniers 100 000 fr. pour le corrompre ; il feraitune perte, s'il refusait dans l'espérance lointaine, très lointaine et incertaine, de recevoir àl'avenir 30 000 fr. par an.

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§ 1501 (note 1) (retour à l’appel de note § 1501 - 1)

Dict. SAGLIO, s. r. Noxalis actio : « (p. 114). Le propriétaire est, dans certains cas,responsable du dommage causé par ses animaux. D'après les Douze Tables, il faut quel'animal soit un quadrupède... La jurisprudence étendit plus tard cette règle aux dommagescausés par les bipèdes. La victime est autorisée à poursuivre le propriétaire de l'animal parune action spéciale appelée de pauperie. Le propriétaire a le choix entre deux partis : fairel'abandon de l'animal ou réparer le dommage. En lui donnant la faculté de faire un abandonnoxal, on applique le principe d'après lequel le propriétaire d'une chose qui a causé undommage à autrui ne saurait être obligé au delà de la valeur de cette chose ». – GIRARD ;Mon. él. de dr. rom., remarque excellemment comment, au moyen des dérivations, lesjurisconsultes se sont efforcés de remédier à certaines conséquences, tenues pour nuisibles,de cette persistance d'agrégats : « (p. 395, note 1) Il est piquant de relever les effortsinfructueux faits par les jurisconsultes de la fin de la République pour accommoder cesvieilles actions à la notion moderne de l'imputabilité, en décidant que le dommage doit avoirété causé par l'animal contra naturam... et en appliquant aux batailles des animaux leprincipe de la légitime défense ». L'abandon de l'animal se trouve aussi dans la LexBurgundionum, XVIII, 1 : Ita ut si de animalibus subito caballus caballum occiderit, atit bosbovem percusserit, aut canis momorderit, ut debilitetur, ipsum animal aut canis, per quemdamnum videtur admissum, tradatur illi, qui damnam pertulit.

§ 1501 (note 7) (retour à l’appel de note § 1501 - 7)

C'était une cérémonie appelée [mot en Grec]. Sur ce sujet, nous avons d'abondantsrenseignements dans PORPHYR. ; De abstinentia ab esu animalium, II, 29-30. D'autresauteurs en parlent aussi. En peu de mots, un bœuf mangeait des offrandes déposées surl'autel. On tuait le bœuf, puis l'on faisait un procès devant le tribunal qui jugeait leshomicides occasionnés par des objets inanimés. Chacun des acteurs du drame rejetaitsuccessivement sur un autre la faute du fait, jusqu'à ce qu'il ne restât plus que la hache aveclaquelle le bœuf avait été tué. Cette hache était condamnée et jetée à la mer. PAUSANIAS, 1,24, dit qu'il ne rapportera pas quelle cause on attribue à ce fait. On a voulu deviner cettecause, et plusieurs explications ont vu le jour, parmi lesquelles celle du totémisme. À vraidire, on ne peut rien savoir de certain ou même seulement de très probable. Chercher àdeviner les combinaisons qui ont donné naissance à une dérivation est une entreprise sansespoir de succès, quand des renseignements directs font défaut, et très difficile encore, si l'onen possède quelques-uns. Pour nous, il suffit ici de remarquer le procès que l'on faisaitautrefois à des hommes et à une hache.

§ 1501 (note 9) (retour à l’appel de note § 1501 - 9)

Gen., IX, 5. (Vulg.) Sanguinem enim animarum vestrarum requiram de manu cunctarumbestiarum ; et de manu hominis, de manu viri et fratris eius, requiram animam hominis.(Sept.) [en Grec]. Ex., XXI, 28. L'inculpation de l'animal est entièrement séparée de celle dumaître : l'animal homicide est coupable et puni comme tel ; le maître est innocent. (Vulg.) Sibos corna percusserit virum aut mulierem, et mortui fuerint, lapidibus obruetur, et noncomedentur carnes eius, dominus quoque bovis innocens erit. – Lev., XX, 15 (Vulg.) Qui cumiumento et pecore coierit, morte moriatur ; pecus quoque orcidite. (Sept [en Grec] (seg. : avec

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une bête), [en Grec] (16) Mulier, quae succubuerit cuilibet iumento, simul interficietur cumeo ; sanguis eorum sit super eos. (Seg.) « leur sang retombera sur eux ». Donc, sur la femmeet sur l'animal. – Cet excellent PHILON LE JUIF a trouvé une belle dérivation. Il s'imaginequ'on tue l'animal pour qu'il n'en naisse pas une progéniture monstrueuse, comme il en naquitune de l'union de Pasiphaé avec le taureau ! De spec. leg., 8, p. 73-74, t. 5, Rich., p. 783-784,P. (p. 784) Proinde sive vir ineat quadrupedem, sive mulier eam admittat, necabuntur ethomines et quadrupedes : illi quia per intemperantiam transgressi sunt praescriptos terminoscomminiscendo nova genera libidinum, et voluptatem insuavem captando e rebus etiam dictuturpissimis : hae vero quia se praebuerunt probris talibus, et ne pariant abominandum aliquid,qualia nasci solent ex huiusmodi piaculis detestabilibus...

§ 1502 (note 1) (retour à l’appel de note § 1502 - 1)

Mémoires de la société des antiquaires de France. Rapport et recherches sur les procèset jugements relatifs aux animaux. Il serait trop long et peu utile de reproduire ici tout lecatalogue: nous en transcrivons seulement le commencement et la fin :

Années. Animaux Pays.1120 Mulots et chenilles. Laon.1121 Mouches. Foigny, près Laon.1166 Porc. Fontenay, près Paris.1314 Taureau. Comté de Valois.1386 Truie. Falaise.1389 Cheval. Dijon.1394 Porc. Mortain......................................................................………..1633 Jument. Bellac.1647 Id. Parlement de Paris.................................................................................………......1679 Jument Parlement d’Aix...................................................................................……….1690 Chenilles. Auvergne.1692 Jument. Moulins.17e siècle (fin) Tourterelles. Canada1741 Vache. PoitouAu total, 92 procès.

§ 1502 (note 2) (retour à l’appel de note § 1502 - 2)

CABANÈS ; Les indiscrétions de l'histoire, 5e série : « (p. 34) Il était procédé contrel'animal par voie criminelle, et voici quelle était la marche de la procédure mise en usage :dès qu'un méfait était signalé, l'animal délinquant était saisi et conduit à la prison du siège dela justice criminelle où le procès devait (p. 35) être instruit. Des procès-verbaux étaientdressés et l'on procédait... à une enquête minutieuse. Le fait étant établi sans conteste, leprocureur, c'est-à-dire l'officier qui exerçait les fonctions de ministère public auprès de lajustice seigneuriale, requérait la mise en accusation du coupable. Après avoir ouï les témoins,et sur leurs dépositions affirmatives, le procureur faisait des réquisitions, sur lesquelles lejuge rendait sa sentence, déclarant l'animal coupable d'homicide et le condamnant à êtreétranglé et pendu, par les deux pieds de derrière, à un chêne ou aux fourches patibulaires,suivant la coutume du pays... Telle était, en certains endroits, la rigueur apportée dansl'observation des formalités en matière de procédure criminelle, que la sentence n'étaitexécutée qu'après que signification en avait été faite à l'animal lui-même dans sa prison ». –

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BEAUMANOIR ; Coutumes de Beauvaisis, édit. Beugnot, LXIX, 6 ; édit. Salmon, t. II,1944 : « (p. 481) Li aucun qui ont justices en leur terres si font justices de bestes quant elesmetent aucun a mort : si comme se une truie tue un enfant, il la pendent et trainent, ou uneautre beste. Mes c'est nient a fere, car bestes mues n'ont pas entendement qu'est biens nequest maus, et pour ce est ce justice perdue ». – C. TRUMELET ; Les saints de l’Islam : « (p.132 note) On raconte... qu'un jour le khalife Omar-ben-El-Koththab, cousin au troisièmedegré de Mahomet, ayant trouvé un scorpion sur le tapis qui lui servait de couche, fut pris descrupule relativement à son droit de tuer une créature de Dieu. Dans le doute et pour semettre d'accord avec sa conscience, il alla consulter le Prophète, son parent, à qui il exposason cas. Après avoir réfléchi pendant quelques instants, Mahomet lui répondit qu'il nepouvait s'arroger le droit de destruction qu'à la troisième désobéissance de l'insecte, c'est-à-dire après les trois sommations d'avoir à se retirer ».

§ 1502 (note 3) (retour à l’appel de note § 1502 - 3)

ETIENNE DE, BOURBON ; Anecdotes historiques (§303, p. 255) Sentenciamexcommunicacionis docent timere et cavere animalia, exemplo et divino miraculo hocagente. Audivi quod, cum papa Gregorius nonus esset ante papatum legatus sedis apostolicein Lumbardia, et invenisset in quadam civitate quosdam maiores compugnantes, quiprocessum eius impediebant, ... cum excommunicasset capitaneum illius dissensionis, quisolus pacem impediebat, et ille excommunicacionem contempneret, ciconie multe, quenidificaverant super turres et caminos domus eius, a domo eius recesserunt, et nidos suostranstulerunt, ad domum alterius capitanei dicte guerre, qui paratus erat stare mandato dictilegati ; quod videns ille contumax, humiliavit cor suum ad absolucionem procurandam et advoluntatem dicti legati faciendam. Dans ce cas, les animaux innocents fuient l'hommeexcommunié ; dans les cas suivants, les animaux sont eux-mêmes excommuniés. (§304, p.255) Item audivi quod in ecclesia Sancti Vincencii Matisconensis... multi passeres solebantintrare et (p. 256) ecclesiam fedare et officium impedire. Cum autem non possent excludi,episcopus illius loci... eas excommunicavit, mortem comminans si ecclesiam ulteriusintrarent ; que, ab ecclesia recedentes, nunquam postea eamdem ecclesiam intraverunt.[Ainsi, les pauvres petits moineaux furent, sans procès, frappés d'excommunication ; etcomme témoin oculaire de l'efficacité de cette condamnation, nous avons l'auteur]. Egoautem vidi multitudinem earum circa ecclesiam nidificantes, et super dictam ecclesiamvolantes et manentes ; nullam autem earum vidi in dicta ecclesia. Est eciam ibi communisopinio quod, si aliquis unam capiat et eam in dicta eeclesia violenter intromittat, quam citointromittitur, moritur. Non moins merveilleux que l'effet de cette excommunication, est celuidu contrat social de Rousseau, qui continue à avoir des croyants, bien que tout témoignageoculaire fasse défaut. (§305, p. 256) Item audivi a pluribus fratribus nostris quod, cumquidam episcopus Lausanensis haberet piscatores in lacu, cum quadam nocte misisset eospiscari ad anguillas, proicientes recia sua in lacu, ceperunt serpentes cum anguillis. Quidamautem eorum caput dentibus attrivit, credens anguillas, ... in mane autem, cum vidisset quoderant serpentes, ita abhorruit, quod pre abominacione mortuus est. Quod audiens episcopus,excommunicavit dictas anguillas si de cetero in dicto lacu morarentur. Omnibus autem inderecedentibus, postea, ut dicitur, in dicto lacu non remanserunt.

§ 1502 (note 4) (retour à l’appel de note § 1502 - 4)

L. MENABREA : De l'origine, de la forme et de l'esprit des jugements rendus au moyenâge contre les animaux. Chambéry, 1846. Dans ce livre, l'auteur publie une procédure

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instruite en 1587, contre un certain insecte (Rynchites auratus) qui détruisait les vignes deSaint-Julien, près Saint Jean de Maurienne. Cette, procédure est reproduite en partie etrésumée dans le livre : Curiosités des traditions, des mœurs et des légendes. Je cite aussi celivre, dont les pages seront désignées par la lettre C, pour faciliter le lecteur, parce qu’il estdifficile de se procurer le livre de Menabrea, dont les pages seront désignées par la lettre M.« (p. 429-431 C ; p. 7 M) Ces vignobles [de St. Julien] ... sont sujets à être dévastés, à decertains intervalles par un charançon de couleur verte à qui les naturalistes donnent le nom deRynchites auratus, et le vulgaire celui d'amblevin ou de verpillon ». (p. 8 M) Les actes duprocès de 1587 « nous apprennent que déjà 42 ans auparavant, c'est-à-dire en 1545, uneinstance semblable avait existé, entre les mêmes parties, et que les insectes destructeurs ayantdisparu, les demandeurs ne s'étaient pas souciés de la poursuivre. On y voit qu'alors unepremière comparution eut lieu, à fins conciliatoires, devant spectable François Bonnivard,docteur en droit : le procureur Pierre Falcon représentait les insectes, et l'avocat ClaudeMorel leur prêtait son ministère. L'inutilité de cette tentative d'accommodement fit que lessyndics de St. Julien se pourvurent à l'Official de St. Jean de Maurienne, et engagèrent unecontestation en forme ». On fit une tentative. La cause fut débattue, « (p. 8 M) l'Officialrendit une ordonnance, dans laquelle, écartant provisoirement les conclusions des habitantsde (p. 9 M) St. Julien, qui requéraient que les pyrales fussent excommuniées, il se borna àprescrire des prières publiques... (p. 10 M) L'instance de 1545, restée en suspens pendant plusde 40 ans par suite de la retraite des insectes dévastateurs, fut reprise en 1587, lorsque cesmalheureux coléoptères eurent fait sur les vignobles de la commune, une nouvelle irruptionplus alarmante peut-être que les précédentes. Ce second procès... est intitulé : De actisScindicorum, communitatis Sancti Julliani agentium contra Animalia brula ad formammuscarum volantia coloris viridis communi voce appellata Verpillions seu Amblevins ». Lessyndics de Saint Julien demandent que « (p. 11 M) il plaise au révérend Official constitueraux insectes un nouveau procureur en remplacement de l'ancien, passé de vie à trépas,députer préparatoirement un commissaire idoine pour visiter les vignes (p. 12 M)endommagées, partie adverse sommée d'assister à l'expertise, si bon lui semble [sic !] ; aprèsquoi il sera progressé à l'expulsion des animaux susdits par voie d'excommunication ouinterdit, et de toute autre due censure ecclésiastique ; étant eux syndics, prêts à relâcher à cesmêmes animaux, au nom de la Commune, un local où ils aient à l'avenir pâture suffisante... ».La cause suit son cours ; les avocats présentent leurs mémoires ; il y a répliques et dupliques ;enfin, « (p. 19 M) il fallait que les syndics de St. Julien n'eussent pas grande confiance en labonté de la cause qu'ils poursuivaient, puisqu'ils jugèrent à propos d'adopter d'une manièreprincipale le mezzo termine qu'ils n'avaient proposé au commencement de l'instance que parmode (p. 20 M) subsidiaire ». Ils convoquent les habitants de la Commune, « à l'effet deréaliser les offres précédemment faites, en relâchant aux amblevins un local où ces bestiolespussent trouver à subsister... Chacun des assistants ayant manifesté son opinion, tous furentd'avis d'offrir aux amblevins une pièce de terre située au-dessus du village de Claret...contenant environ cinquante sétérées, et de la quelle les sieurs advocat et procureur d'iceulxanimaulx se veuillent comptenter... ladicte pièce de terre peuplée de plusieurs espesses deboès, plantes et feulliages, comme foulx. allagniers, cyrisiers, chesnes... oultre l’erbe etpasture qui y est en assez (p. 21 M) bonne quantité... En faisant cette offre, les habitants deSt. Julien crurent devoir se réserver le droit de passer par la localité dont il s'agit, tant pourparvenir sur des fonds plus éloignés, sans causer touttefoys aulcung préjudice à la pasturedesdict-animaulx, que pour l'exploitation de certaines mynes de colleur, c'est-à-dire d'ocre,qui existaient non loin de là. Et parce que, ajoutent-ils, ce lieu est une seure retraicte entemps de guerre, vu qu'il est garny de fontaynes qui aussi serviront aux animaulx susdicts, ilsse réservent encore la faculté de s'y réfugier en cas de nécessité, promettant à ces conditions,de faire dresser en faveur des insectes ci-dessus nommés, contrat de la pièce de terre en

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question, en bonne forme et vallable à perpetuyté. Le 24 juillet, Petremand Bertrand,procureur des demandeurs, produisit une expédition du procès-verbal de la délibérationprise... ». Il demande que, si les défendeurs n'acceptent pas, « il plût an révérend juge luiadjuger ses conclusions, tendantes à ce que lesdits défendeurs soient déclarés tenus dedéguerpir les vignobles de la Commune, avec inhibition de s'y introduire à l'avenir, sous lespeines du droit ». Le procès continue, et, le 3 septembre, « (p. 22 M) Antoine Filliol,procureur des insectes, déclara ne pas vouloir accepter au nom de ses clients l'offre faite parles demandeurs, attendu que la localité offerte était stérile et ne produisait absolument rien,cum sit locus sterilis et nuilius redditus... (p 23 M) De son côté, Petremand Bertrand fitobserver, que, loin d'être de nul produit, le lieu en question abondait en buissons et en petitsarbres très propres à la nourriture des défendeurs... Sur quoi l'Official ordonne le dépôt despièces. Une portion du feuillet sur lequel se trouvait écrite la sentence... est devenue la proiedu temps... ce qui en reste suffit néanmoins pour faire voir que l'Official, avant de prononceren définitive, nomma des experts aux fins de vérifier l'état du local offert aux insectes... »L'idée d'abandonner aux insectes un lieu où ils puissent vivre n'est pas particulière au présentprocès. On en a d'autres exemples. Hemmerlein, cité par Menabrea, raconte comment, aprèsun procès régulier, les habitants de Coire pourvurent certaines cantharides d'un lieu où ellespussent vivre. « (p. 93) Et aujourd'hui encore, ajoute Hemmerlein, les habitants de ce cantonpassent chaque année un bon contrat avec les cantharides susdites, et abandonnent à cesinsectes une certaine étendue de terrain : si bien que les scarabées s'en contentent, et necherchent point à sortir des limites convenues ».

§ 1503 (note 1) (retour à l’appel de note § 1503 - 1)

D. THOM.; Summ. theol., IIa IIae, q. 76, art. 2 : Conclusio. Creaturis irrationalibusmaledicere, ut Dei creaturae sunt, ad rationalem creaturam ordinatae, blasphemia est : eisautem maledicere, ut in seipsis sunt, illicitum est, cum sit hoc, otiosum. et vanum. – Corp.iuris can. ; decr. Grat., pars sec., caus. XV, q. 1, c. 4 : Non propter culpam, sed proptermemoriam facti pecus occiditur, ad quod mulier accesserit. Unde Augustinus superLeviticum ad c. 20, q. 74..., §1. Quaeritur, quomodo sit reum pecus : cum sit irrationale, necullo modo legis capax. Et infra : Pecora inde credendum est iussa interfici, quia tali fiagitiocontaminata indignam refricant facti memoriam. Menabrea a reproduit, dans son livre, leDiscours des Monitoires, avec un plaidoyer contre les insectes, de l'avocat GASPARDBALLY de Chambéry, qui vivait dans la seconde moitié du XVIIe siècle. On y peut lire desmodèles de plaidoyers contre les insectes et en leur faveur, ainsi que des conclusions duprocureur de l'évêque et de la sentence du juge ecclésiastique. Le procureur des insectesproduit de nombreuses citations de textes divins et légaux, et conclut : « (p. 138) Par lesquelles raisons on voit, que ces animaux sont en nous absolutoires, et doivent estre mis horsde Cour et de Procès, à quoy on conclud ». Mais le procureur des habitants réplique : « (p.138) Le principal motif qu'on a rapporté pour la deffense de ces animaux, est qu'estans privésde l'usage de la raison, ils ne sont soumis, à aucunes Loix, ainsi que le dit le Chapitre cummulier 1, 5, q. 1. la l. congruit in fin et la Loix suivante. ff. de off. Praesid. sensu enim carensnon subiicitur rigori Iuris Civilis. Toutesfois, on fera voir que telles Loys ne peuvent militerau fait qui se présente maintenant à juger ; car on ne dispute pas de la punition d'un delictcommis ; Mais on tasche d'empescher qu'ils n'en commettent par cy-après... ». Il continueavec de copieuses citations de tout genre ; « (p. 141) Et pour responce à ce qu'escrit S.Thomas qu'il n'est loisible de maudire tels animaux, si on les considere en eux mesmes, ondit qu'en l'espece qu'on traitte, on ne les considere pas comme animaux simplement : maiscomme apportans, du mal aux Hommes, mangeans et détruisans les fruits qui servent à sonsoutient, et nourriture. Mais à quoy, nous arrestons-nous depuis qu'on voit par des exemples

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infinis que quantité de saints Personnages, ont Excommunié des animaux apportans dudommage aux Hommes ... ». La sentence du juge ecclésiastique conclut : « (p. 147) Innomine, et virtute Dei Omnipotentis, Patris, et Filij, a Monitione in vini sententiae huius, avineis, et territoriis huius loci discedant, nullum ulterius ibidem, nec alibi nocumentum,praestitara, quod si infra praedictos dies, iam dicta animalia, huic nostrae admonitioni nonparuerint, cum effectu. Ipsis sex diebus elapsis, virtute et auctoritate praefatis, illa et Spiritussancti... Authoritateque Beatorum Apostolorum, Petri et Pauli, necnon ea qua fungimur inhac parte, praedictos Bronchos, et Erucas, et animalia praedicta quocunque nominecenseantur, monemus in his scriptis, sub poenis Maledictionis, ac Anathematisationis, utinfra sex dies, in his scriptis, Anathematizamus, et maledicimus ». Notez que l'auteur nous ditavoir obtenu du Sénat de Savoie l'autorisation de faire imprimer son travail, « (p. 121) ayantesté veu et examiné par les seigneurs de ce célèbre corps qui en ont fait leur rapport avecéloge».

§ 1508 (note 1) (retour à l’appel de note § 1508 - 1)

Les fidèles du dieu Progrès voulaient nous faire croire que les temps étaient désormaispassés, où, comme en 1815, les congrès européens disposaient du sort des peuples.Précisément, en 1913, un congrès à Londres dispose du sort des peuples balkaniques, interdità la Serbie l'accès de l'Adriatique, oblige le Monténégro à abandonner Scutari qu'il avaitconquis, dispose du sort des malheureux habitants des Îles de l'Égée, et ainsi de suite. Si leMonténégro avait été plus fort que l'Autriche, c’eût été non pas celle-ci qui eût obligé leMonténégro d'abandonner des territoires, mais le Monténégro qui eût obligé l'Autriche.Quelle règle peut-on imaginer, qui puisse également bien démontrer que l'Autriche a le« droit » d'occuper la Bosnie et l'Erzégovine, et que le Monténégro n'a pas le droit d'occuperScutari ? La vénérable théorie de l' « équilibre », invoquée jadis pour maintenir l'Italiedivisée et sujette, sert de même à la nouvelle Italie, avec la complicité de l'ancien oppresseur,pour maintenir divisés et sujets les peuples des Balkans. Par quel miraculeux sophisme peut-on démontrer que l'Italie a aujourd'hui le « droit », pour maintenir « l'équilibre del'Adriatique », de défendre à la Grèce d'occuper des territoires de nationalité grecque, tandisqu'en vertu de la même règle de « droit », la Grèce n'avait pas « le droit », pour maintenir cevénérable équilibre, de défendre l'occupation de Tarente et de Brindisi par les troupespiémontaises, et de s'opposer à la constitution du royaume d'Italie ? Il n'y a qu'un seul motifpour expliquer les faits : la force. Si la Grèce avait été plus forte que l'Italie et que les Étatsqui protégeaient le nouveau royaume, elle aurait maintenu à son avantage « l'équilibre » del'Adriatique, de môme que l'Italie, étant aujourd'hui plus forte que la Grèce, maintient cetéquilibre à son avantage. Parce qu'un souverain puissant entendit « le cri de douleur quiarrive vers nous de toute l'Italie *», et parce que la fortune favorisa ses armes, l'Italie fatdélivrée du joug autrichien ; et ce n'est pas à cause d'une différence de « droit » ; maisseulement parce qu'aucun souverain puissant n'entendit le cri de douleur des Balkans et del'Égée, qu'il ne fut pas donné à ces nations d'avoir un sort semblable à celui de l'Italie. Lepoète Leopardi a chanté, dans la langue de Dante, les hauts faits des « crabes » autrichiensoccupés à maintenir « l'équilibre» en Italie ** ; et maintenant, un poète grec pourrait chanter,dans la langue d'Homère, les hauts faits non moins admirables des « crabes » austro-italiensoccupés à maintenir « l'équilibre » de l'Adriatique et d'autres régions. Celui qui juge les faitsavec des sentiments nationalistes dit, s'il est Italien, que l'Italie a « raison » et que la Grèce a« tort » ; s'il est Grec, il retourne ce jugement. Celui qui juge les faits avec des sentimentsinternationalistes ou pacifistes donne tort à celui qu'il estime être l'agresseur, raison à celuiqu'il croit être l'attaqué. Celui qui, au contraire, veut rester dans le domaine objectif, voitsimplement, dans les faits, de nouveaux exemples de ces conflits qui se produisirent toujoursentre les peuples ; et il voit dans les jugements la manière habituelle de traduire par

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l'expression « il a raison », le fait que certaines choses s'accordent avec le sentiment de celuiqui juge, et par l'expression « il a tort », le fait que certaines choses répugnent à ce sentiment.C'est-à-dire qu'il y a là uniquement des résidus et des dérivations.

* Paroles de l'empereur Napoléon III.

** Paralipomeni della Batracomiemachia, II, st. 30 à 39.

§ 1514 (note 1) (retour à l’appel de note § 1514 - 1)

E. KANT ; La métaph. des mœurs (Édit. J. Tissot). L'auteur nous avertit que : « (p. 58)Dans cet impératif catégorique ou loi de la moralité (p. 59), la raison de la difficulté (d'enapercevoir la possibilité) est, en second lieu, très grande. C'est un principe a priorisynthétiquement pratique ; et comme il est si difficile, dans la connaissance théorique,d'apercevoir la possibilité des principes de cette espèce, on pense bien qu'elle n'est pas moinsdifficile à connaître dans la connaissance pratique. Nous rechercherons d'abord, dans ceproblème, si la simple notion d'un impératif catégorique n'en fournit pas aussi la formule[bien sûr qu'elle la fournit ! La simple notion de la Chimère en fournit aussi la formule !],contenant la proposition qui peut seule être un impératif catégorique ; ... Quand je conçois unimpératif hypothétique en général, je ne sais pas encore ce qu'il contiendra, jusqu'à (p. 60) ceque la condition me soit donnée. Mais si je conçois un impératif catégorique, je sais ce qu'ilcontient [et si j'imagine un hippogriphe, je sais comment il est fait]. Car l'impératif nerenferme, outre la loi, que la nécessité de la maxime d'être conforme à cette loi. Mais la loi necontient aucune condition à laquelle elle soit subordonnée ; en sorte qu'il ne reste quel'universalité d'une loi en général, à laquelle doit être conforme la maxime de l'action. Orcette conformité seule présente l'impératif proprement comme nécessaire. Il n'y a donc qu'unseul impératif catégorique, celui-ci : N'agis que d'après une maxime telle que tu puissesvouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle ». Texte allemand : « Zweitens istbei diesem kategorischen Imperativ oder Gesetze der Sittlichkeit der Grund derSchwierigkeit (die Möglichkeit desselben einzusehen) auch sehr gross. Er ist ein synthetisch-praktischer Satz a Priori, und da die Möglichkeit der Sätze dieser Art einzusehen so vielSchwierigkeit im theoretischen Erkentnisse hat, so lässt sich leicht abnehmen, dass sie impraktischen nicht weniger haben werde. Bei dieser Aufgabe wollen wir zuerst versuchen, obnicht vielleicht der blosse Begriff eines kategorischen Imperativs auch die Formel desselbenan die Hand gebe, die den Satz enthält, der allein ein kategorischer Imperativ sein kann :denn wie ein solches absolutes Gebot möglich sei, wird noch besondere und schwereBemühung erfordern, die wir aber zum letzten Abschnitte aussetzen.

Wenn ich mir einen hypothetischen Imperativ überhaupt denke, so weiss ich nicht zumvoraus was er enthalten werde : bis mir die Bedingung gegeben ist. Denke ich mir aber einenkategorischen Imperativ, so weiss ich sofort, was er enthalte. Denn da der Imperativ ausserdem Gesetze nur die Notwendigkeit der Maxime enthält, diesem Gesetze gemäss zu sein, dasGesetz aber keine Bedingung enthält, auf die es eingeschränkt, war, so bleibt nichts, als dieAllgemeinheit eines Gesetzes überhaupt übrig, welchem die Maxime der Handlang gemässsein soll, und welche Gemässheit allein den Imperativ eigentlich als nothwendig vorstellt.Der kategorische Imperativ ist also ein einziger, und zwar dieser : handle nur nachderjenigen Maxime, durch die du zugleich wollen kannst, dass sie ein allgemeines Gesetzwerde ».

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§ 1517 (note 1) (retour à l’appel de note § 1517 - 1)

E. KANT ; loc. cit., §1514 1 « (p. 61) Un homme réduit au désespoir et au dégoût de lavie par une série d'infortunes, possède encore assez de raison pour pouvoir se demander s'iln'est pas contraire au devoir de s'ôter l'existence. Or, il examine si la maxime de son actionpeut être une loi universelle de la nature ». Texte allemand : « Einer, der durch eine Reihevon Uebeln, die bis zur Hoffnungslosigkeit angewachsen ist, einen Ueberdruss am Lebenempfindet, ist noch so weit im. Besitze seiner Vernunft, dass er sich selbst fragen kann, ob esauch nicht etwa der Pflicht gegen sich selbst zuwider sei, sich das Leben zu nehmen. Nunversucht er : ob die Maxime seiner Handlung wohl ein allgemeines Naturgesetz werdenkönne ». Si l'on admet des conditions, la réponse devrait être affirmative. On dirait en effet :« Tous ceux des hommes – et c'est de beaucoup le plus grand nombre – qui préfèrent la vie àla mort, s'efforceront de rester en vie aussi longtemps qu'ils le pourront; et le petit nombre deceux qui préfèrent la mort à la vie se tueront. Qu'est-ce qui empêche que ce soit une loiuniverselle ? Si peu de chose, que c'est ce qui arrive et ce qui est toujours arrivé. Kant résoutnégativement la question, parce qu'il ne sépare pas ces deux classes d'hommes. Il continue :« Mais sa maxime est de se faire, par amour pour soi, un principe d'abréger sa vie, si elle estmenacée, dans sa courte durée, de plus de maux qu'elle ne promet de biens. Il s'agit doncuniquement de savoir si ce principe de l'amour de soi peut être une loi universelle de lanature. Or on aperçoit bientôt qu'une nature dont la loi serait d'inciter par la sensation même,dont la destination est l'utilité et la durée de la vie, à la destruction de la vie même, seraitcontradictoire, et ne subsisterait par conséquent pas comme nature ; qu'en conséquence, lamaxime en question n'est point possible comme loi universelle de la nature, entièrementopposée qu'elle est au principe suprême de tout devoir ». Texte allemand : « Seine Maximeaber ist : ich mache es mir aus Selbstliebe zum Prinzip, wenn das Leben bei seiner längernFrist mehr Uebel droht, als es Annehmlichkeit verspricht, es mir abzukürzen. Es fragt sichnur noch, ob dieses Prinzip der Selbstliebe ein allgemeines Naturgesetz werden könne. Dasieht man aber bald, dass eine Natur, deren Gesetz es wäre, durch dieselbe Empfindung,deren Bestimmung es ist, zur Beförderung des Lebens anzutreiben, das Leben selbst zuzerstören, ihr selbst widersprechen und also nicht als Natur bestehen würde, mithin jeneMaxime unmöglich als allgemeines Naturgesetz stattfinden könne, und folglich dem oberstenPrinzip gänzlich widerstreite ». Il y a lieu de remarquer d'abord cette manière impersonnellede s'exprimer, habituelle à qui veut engendrer la confusion. De plus, pour celui qui veut sesuicider, il ne s'agit pas de la vie en général, mais de sa vie en particulier. Ensuite, on voitque pour rendre valable ce raisonnement, il faut supprimer toute condition ; car ce sentimentpourrait avoir pour « destination d'inciter au développement de la vie ». quand elle « prometplus de biens que de maux », et pas autrement. La contradiction en laquelle, selon Kant, laNature tomberait, n'existe que s'il n'y a pas de conditions ; elle disparaît si l'on admet qu'ilpeut y avoir des conditions. Malgré l'admirable discours de Kant, celui qui voudra se tuer,tirera sa révérence à notre cher, illustre et non moins impuissant Impératif catégorique,... ets'ôtera la vie.

§ 1521 (note 1) (retour à l’appel de note § 1521 - 1)

Quand les métaphysiciens éprouvent le besoin de disserter sur les sciences naturelles, ilsdevraient se souvenir du proverbe : la parole est d'argent, mais le silence est d'or, et ilsferaient bien de rester dans leur domaine, sans envahir celui d’autrui. YVES DELAGE ; Lastruct. du prot. et les théor. de l'héréd., p. 827, note : « Il est probable que bon nombre des

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dispositions qui nous paraissent inutiles ou mauvaises ne nous semblent telles que par notreignorance de leur utilité ; mais il est probable aussi que leur inutilité ou leurs inconvénientssont quelquefois réels. En tout cas, c'est à ceux qui sont d'avis contraire à prouver leur dire ».Bien entendu, s'ils sont naturalistes, parce que les métaphysiciens ont le privilège d'affirmersans preuve. « p. 830) C'est ainsi [tant bien que mal], en effet, que vivent la plupart desespèces, bien loin d'être, comme on le dit, un rouage admirablement travaillé et adapté à saplace dans le grand mécanisme de la nature. Les unes ont la chance que les variations qui lesont formées leur ont créé peu d'embarras. Telle est la Mouche, par exemple, qui n'a qu'àvoler, se reposer, se brosser les ailes et les antennes, et trouve partout les résidus sans nom oùelle pompe aisément le peu qu'il lui faut pour vivre. Aux autres, ces mêmes variationsaveugles ont créé une vie hérissée de difficultés : telle est l'Araignée, toujours aux prises avecces terribles dilemmes, pas d'aliment sans toile et pas de toile sans aliments, aller à la lumièreque recherche l'Insecte, fuir la lumière par peur de l'Oiseau. Comment s'étonner que, dans depareilles conditions, soit né chez elle l'instinct absurde qui pousse la femelle à dévorer sonmâle après l'accouplement, sinon même avant [excellente Nature kantienne, quelles erreurscommets-tu donc ?], instinct que, par parenthèse, la Sélection de l'utile à l'espèce serait fortembarrassée d'expliquer ». Cet excellent Saint Augustin aussi, se mêlant de parlerd'entomologie, dit, après plusieurs autres philosophes, que beaucoup d'insectes naissent de laputréfaction : Nam pleraque eorum, aut de vivorum corporum vitiis, vel purgamentis,exhalationibus, aut cadaverunt tabe gignuntur; quaedam etiam de corruptione lignorum etherbarum... , et il recherche comment ils ont bien pu être créés : (23) Cetera vero quae deanimalium gignuntur corporibus, et maxime mortuorum, absurdissimum est dicere tunccreata, uni animalia ipsa creata sunt... (De Genesi ad litteram, III, 14, 22).

§ 1521 (note 2) (retour à l’appel de note § 1521 - 2)

Texte allemand : In den Naturanlagen eines organisirten, d.i. zweckmässig zum Lebeneingerichteten Wesens nehmen wir es als Grundsatzen, dass kein Werkzeug zu irgend einemZwecke in demselben angetroffen werde, als was auch zu demselben das schicklichste undihm am meisten angemessen ist. Wäre nun an einem Wesen, das Vernunft und einen Willenhat, seine Erhallung, sein Wohlergehen, mit einem. Worte seine Glückseligkeit dereigentliche Zweck der Natur, so hätte sic ihre Veranstaltung dazu sehr schlecht getroffen,sich die Vernunft des Geschöpfs zur Ausrichterin dieser ihrer Absicht, zu ersehen. L'auteurcontinue et nous donne les motifs de cette affirmation : « (p. 15) car toutes les actions qu'elleexécuterait dans cette intention et toutes les règles de sa conduite ne vaudraient certainementpas l'instinct [Kant le sait ; mais il ne nous apprend pas comment il le sait, et il supprime ladémonstration], et ce but pourrait être bien plus sûrement atteint par l'impulsion instinctivequ'il ne peut l'être jamais par la raison. Et si la raison devait être donnée par surcroît à unecréature déjà privilégiée, elle n'aurait dût lui servir qu'à contempler les heureuses dispositionsde sa nature, pour les admirer, pour s’en réjouir, et en rendre grâce à la cause bienfaisante[autre belle entité] de son être... En un mot, la nature [qui, paraît-il, s'appelle aussi Causebienfaisante] aurait empêché que la raison ne trébuchât dans l'usage pratique,…. Aussitrouvons-nous dans le fait, que plus une raison cultivée s'applique à la jouissance de la vie etdu bonheur plus l'homme s'éloigne de la vraie satisfaction [attention à ce vraie ; grâce à ceterme, Kant choisit la « satisfaction » qui lui plaît ; l'autre est fausse] ». Texte allemand :Denn alle Handlungen, die es in dieser Absicht auszuüben hat, und die ganze Regel seinesVerhaltens würden ihm weit genauer durch Instinkt vorgezeichnet und jener Zweck weitsicherer dadurch haben erhalten werden können, als es jemals durch Vernunft geschehenkann ; und sollte diese ja obenein dem begünstigten Geschöpf ertheilt worden sein, so würdesic ihm nur dazu haben dienen müssen, uni über die glückliche Anlage seiner Natur

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Betrachtungen anzustellen, sie zu bewundern, sich ihrer zu erfreuen und der wohlthätigenUrsache dafür dankbar zu. sein... mit einem Worte, sic [die Natur] würde verhütet haben,dass Vernunft nicht in praktischen Gebrauch ausschlüge... In der That finden wir auch, dass,jemehr eine kültivirte Vernunft sich mit der Absicht auf den Genuss des Lebens und derGlückseligkeit abgiebt, desto weiter der Mensch von der wahren Zufriedenheit abkomme .. »L’auteur nous apprend ensuite que si ceux qui font le plus usage de la raison calculent lesavantages des arts et même des sciences, « (p. 16) ils trouvent, en effet, qu'ils ont eu par làplus d'embarras et de peine que de bonheur, et sont enfin plus portés à envier qu'à méprisercette manière de vivre toute commune des hommes qui se rapproche davantage de ladirection purement instinctive de la nature, et qui donne peu d'influence à la raison surl'inconduite ». Texte allemand : « den noch finden, dass sic sich in der That nur mehrMühseligkeit auf den Hals gezogen, ais an Glückseligkeit gewonnen haben, und darüberendlich den gemeineren Schlag der Menschen, welcher der Leitung des blossenNaturinstinkts näher ist und der seiner Vernunft nicht viel Einfluss auf sein Thun und Lassenverstattet, eher beneiden, als geringschätzen ». Comment Kant a-t-il jamais pu faire cettestatistique ? Cette partie de la dérivation sert à contenter les nombreuses personnes qui, autemps où écrivait Kant, admiraient l'homme naturel et déclamaient contre la civilisation. Lesdérivations visent le sentiment, non pas les faits et la logique. « (p. 16) En effet, bien que laraison ne soit pas assez habile pour guider plus sûrement la volonté, par rapport à ses objetset à la satisfaction de tous nos besoins..., que ne pourrait le faire l'instinct mis en nous par lanature pour cette fin ; cependant, comme faculté pratique, c'est-à-dire, en tant qu'elle doitavoir de l'influence sur la volonté, et puisqu'elle nous a été donnée en partage, sa véritabledestination [remarquez l'épithète véritable. Il y a une fausse destination, qui est celle qui neplaît pas à Kant] doit être de produire une volonté bonne en soi, et non une volonté bonnecomme moyen par rapport à d'autres fins ». Texte allemand : « Denn da die Vernunft dazunicht tauglich genug ist, uni den Willen in Ansehung der Gegenstände desselben und derBefriedigung aller unserer Bedürfnisse... sicher zu leiten, als zu. welchem Zwecke eineingepflanzter Naturinstinkt viel gewisser geführt haben würde, gleichwohl aber unsVernunft als praktisches Vermögen, d. i. als ein solches, das Einfluss auf den Willen habensoll, dennoch zugetheilt ist; so muss die wahre Bestimmung derselben sein, einem nicht etwain anderer Absicht als Mittel, sondern an sich selbst guten Willen hervorzubringen ».

§ 1536 (note 1) (retour à l’appel de note § 1536 - 1)

A. COMTE ; Cours de philosophie positive, t. V. « (p. 14) Néanmoins, il reste encore àce sujet une incertitude secondaire, que je dois d'abord dissiper rapidement, et provenant dela progression nécessairement inégale de ces différents ordres de pensées, qui, n'ayant pumarcher du même pas... ont dû faire jusqu'ici [remarquez cette façon de s'exprimer duprophète qui vient de régénérer le monde] fréquemment coexister, par exemple, l'étatmétaphysique d'une certaine catégorie intellectuelle, avec l'état théologique d'une catégoriepostérieure, moins générale et plus arriérée, ou avec l'état positif d'une autre antérieure,moins complexe et plus avancée, malgré la tendance continue de l'esprit humain à l'unité deméthode et à l'homogénéité de doctrine. Cette apparente confusion [lui-même vient de fairevoir qu'elle n'est pas apparente, mais réelle] doit, en effet, produire, chez ceux qui n'en ontpas bien saisi le principe [lisez : qui n'acceptent pas comme article de foi les élucubrations deComte] une fâcheuse hésitation sur le vrai caractère philosophique des temps correspondants.Mais, afin de la prévenir ou de la dissiper entièrement, il suffit ici (p. 15) de discerner, engénéral, d'après quelle catégorie intellectuelle doit être surtout jugé le véritable état spéculatifd'une époque quelconque ». Et maintenant nous galopons en dehors du domaineexpérimental. Laissons de côté les petites imperfections. Il appelle « fâcheuse » l'

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« hésitation ». Pourquoi donc faut-il la déplorer ? Il nomme « vrai » le « caractèrephilosophique », « véritable » l'« état spéculatif ». Quelqu'un voudra-t-il nous dire commenton les distingue de ceux qui sont « faux » ? Mais il est une observation plus importante.Notre auteur suppose précisément ce qu'il faut démontrer, c'est-à-dire qu'il y a un étatspéculatif unique pour une époque, car s'il en était plusieurs de coexistants, on ne voit paspourquoi l'un devrait être appelé « véritable » plutôt que l'autre.

§ 1537 (note 1) (retour à l’appel de note § 1537 - 1)

A. COMTE ; Cours de phil. posit., t. I. Dans le passage suivant, c'est A. comte quisouligne : Avertissement. « (p. XIII) Je me bornerai donc... à déclarer que j'emploie le motphilosophie, dans l'acception que lui donnaient les anciens, et particulièrement Aristote,comme désignant le système général des conceptions humaines ; et, en ajoutant le motpositive, j'annonce que je considère cette manière spéciale de philosopher qui consiste àenvisager les théories, dans quelque ordre d'idées que ce soit, comme ayant pour objet lacoordination des faits observés [ce serait donc proprement la méthode logico-expérimentale],ce qui constitue le troisième et dernier état de la philosophie générale, primitivementthéologique et ensuite métaphysique ». Qu’on y ajoute les passages suivants : « (p. 3) Enfin,dans l'état positif, l'esprit humain reconnaissant l'impossibilité d'obtenir des notions absolues,renonce à chercher l'origine et la destination de l'univers, et à connaître les causes intimes desphénomènes, pour s'attacher uniquement à découvrir, par l'usage bien combiné duraisonnement et de l'observation, leurs lois effectives, c'est-à-dire leurs relations invariablesde succession et de similitude ». Telle est la définition de la méthode logico-expérimentale.Peut-être y aurait-il lieu d'observer que si l'on veut pousser la rigueur à l'extrême, au lieu dedire « par l'usage du raisonnement et de l'observation », il vaudrait mieux dire : « par l'usagede l'observation et du raisonnement » ; et il serait bon de biffer l'épithète d' « invariables »aux relations. Mais si c'est là le point de départ, le point où l'on arrive, dans le même Cours,pour ne pas parler des autres ouvrages, est celui d'une foi qui, au fond, diffère peu ou pas dutout des autres croyances. Voir, par exemple, t. VI : « (p. 530) Une saine appréciation denotre nature où d'abord prédominent nécessairement les penchants vicieux ou abusifs [quidétermine ceux qui sont tels ? Le sentiment de l'auteur] rendra vulgaire l'obligation [imposéepar qui ? D'où sort cet impératif ? Ce n'est certes pas une relation expérimentale] unanimed'exercer, sur nos diverses inclinations une sage discipline contenue, destinée à les stimuleret à les contenir selon leurs tendances respectives. Enfin la conception fondamentale, à la foisscientifique et morale [morale est ici ajouté à la recherche exclusivement scientifique dupremier passage cité], de la vraie situation générale [que peut bien être cette entité ?], commechef spontané de l'économie réelle, fera toujours nettement ressortir la nécessité dedévelopper sans cesse, par un judicieux exercice, les nobles attributs, non moins affectifsqu'intellectuels, qui nous placent à la tête de la hiérarchie vivante ». [Les mots soulignés lesont par nous]. Ce bavardage sera tout ce qu'on voudra, hormis la recherche d'une uniformitéexpérimentale.

§ 1537 (note 2) (retour à l’appel de note § 1537 - 2)

1537 2 A. COMTE ; Cours de philosophie positive, t. VI. Par exemple, traitant desrecherches mathématiques, il dit : « (p. 286) Ce premier exercice scientifique des sentimentsabstraits de l'évidence et de l'harmonie, (p. 287) quelque limité qu'en dût être d'abord ledomaine, suffit pour déterminer une importante réaction philosophique, qui, immédiatementfavorable à la seule métaphysique, n'en devait pas moins annoncer de loin l'inévitable

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avènement de la philosophie positive, en assurant la prochaine élimination de la théologieprépondérante ». Ici l'auteur pense évidemment à Newton et à ses continuateurs ; il oubliel'époque de scepticisme religieux de la fin de la République romaine. Les observationscontenues dans le De natura deorum de Cicéron ou le De rerum natura de Lucrèce ne sontnullement issues de recherches mathématiques, et pourtant elles tendent à détruire lepolythéisme et toute religion. Sextus Empiricus écrit en même temps contre lesmathématiciens et contre les polythéistes. Mais laissons cela de côté ; c'est une erreur defaits. D'où l'auteur a-t-il tiré que l'« avènement » de la philosophie positive était« inévitable » ? Si cela n'est pas une simple tautologie pour exprimer que ce qui arrive devaitarriver, c'est-à-dire du pur déterminisme, cela veut dire que l'auteur soumet les faits à certainsdogmes. Il continue. « (p. 287) Par là se trouve irrévocablement rompue l'antique unité denotre système mental, jusqu'alors uniformément théologique... » Laissons de côté les erreurshabituelles déjà relevées ; mais de quelle « coordination de faits » l'auteur peut-il déduire quela rupture de cette uniformité est irrévocable ? Lucrèce aussi le croyait, et il attribuait lemérite de la destruction de la religion à Épicure. Pourtant la religion ressuscita – à supposer,par hypothèse invraisemblable, qu'elle fût morte – et elle recommença à prospérer. PourquoiA. Comte doit-il être meilleur prophète que Lucrèce ? Et puis la distinction que A. Comteessaie de faire entre la foi théologique et la foi positiviste est imaginaire : « (p. 331) La foithéologique, toujours liée à une révélation quelconque [erreur de faits ; l'auteur penseuniquement à la théologie judéo-chrétienne ou à une autre semblable], à laquelle le croyantne saurait participer, est assurément d'une tout autre espèce que la foi positive, toujourssubordonnée à une véritable démonstration, dont l'examen est permis à chacun sous desconditions déterminées [admirez cette restriction ; mais l'Église catholique aussi permet unsemblable examen, sous les conditions déterminées par elle], quoique l'un et l'autre résultentégalement de cette universelle aptitude à la confiance [autorité ; A. Comte veut substituer lasienne à celle du pape, tout simplement] sans laquelle aucune société réelle ne sauraitsubsister ». C'est bien ; pourtant cela doit uniquement s'entendre en ce sens que les actionsnon-logiques dont est issue l'autorité sont utiles, indispensables dans une société ; mais iln'est nullement démontré qu'elles donnent des théories en accord avec les faits. La foipositiviste peut être plus ou moins utile à la société que l'autre foi, à laquelle seule A. Comteoctroie le nom de théologique ; c'est une chose à voir ; mais toutes deux sont en dehors dudomaine logico-expérimental.

§ 1542 (note 1) (retour à l’appel de note § 1542 - 1)

Les innombrables objections « scientifiques » contre la religion appartiennent à ce genre.La seule conclusion qu'on en puisse tirer est que le contenu de la Bible et la réalitéexpérimentale sont des choses qu'on ne doit pas confondre. – Abbé E. LEFRANC ; Lesconflits de la science et de la Bible, Paris, 1906 [nous citons ce livre seulement à cause de ladate de sa publication] : « (p. 143) Si Dieu a évoqué du néant les espèces vivantes en pleineactivité, avec leurs organismes actuels, demeurés essentiellement invariables, la création a dûêtre foudroyante et complète du premier coup [on ne sait pas ce qu'est la création, et l'on saitcomment elle doit avoir eu lieu !] . Dixit et facta sunt. Deus creavit omnia simul. On neconçoit pas [il y a tant de choses qu'on ne conçoit pas !]que le Tout Puissant se soit d'abordtimidement essayé [qui lui dit qu'il y eut de timides essais, et non pas l'exécution d'un sagedessein ? Notre auteur était donc présent à la création ?] à construire de simples ébauches trèshumbles d'aspect et de structure, et qu'il ait procédé par une suite ininterrompue de brusquescoups de force, remettant sans cesse son œuvre sur le métier, s'y reprenant mille et mille foispour la perfectionner au jour le jour, tel un ouvrier malhabile à réaliser ses conceptions, –créant et recréant à jet continu jusqu'à 600 000 types divers, pour le seul règne animal, l'un

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après l'autre, pendant (p. 144) des siècles et des siècles. Ce, système enfantin porte en lui-même sa propre réfutation ».

§ 1542 (note 2) (retour à l’appel de note § 1542 - 2)

Le 31 décembre 1912, dans une séance du Conseil communal de Milan, un conseillersocialiste attaqua vivement l'enseignement de la doctrine chrétienne, qui, disait-il, contient« des assertions absurdes démenties par la science ». Parmi ces assertions, il cita que lalumière fut d'abord et le soleil ensuite. Il apparaît de là qu'il sait qu'au contraire le soleilexista d'abord, et qu'ensuite vint la lumière ; par conséquent, le soleil doit avoir été créé avanttoutes les autres étoiles. Cela peut bien être, mais qui le lui a dit ? Toutefois, supposons qu'ennommant le soleil, il ait entendu nommer toutes les étoiles, tous les corps lumineux. Ilsemble, en effet, naturel qu'il y ait eu d'abord les corps lumineux et qu'ensuite soit venue lalumière ; mais, à vrai dire. nous n'en savons absolument rien. Nous ignorons ce que sont les« corps » et ce qu'est la « lumière », et nous connaissons encore moins le rapport qui peutavoir existé à l' « origine » entre ces deux entité. La « science » chrétienne donne unesolution ; la « science » socialiste en donne une autre, à ce qu'il paraît ; la science logico-expérimentale ignore l'une et l'autre.

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Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale (1917) : chapitres VIII et IX. 214

Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale (1917)

Additions

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AVERTISSEMENT. – La guerre européenne actuelle constitue une expérience sociologiquede grande importance. Il est utile à la science que l'on compare ses enseignements à ceux desfaits antérieurs. C'est pourquoi, afin d'avoir l'un des termes de la comparaison, l'auteur auraitdésiré que ces volumes eussent été publiés avant les déclarations de guerre, le manuscrit del'ouvrage étant achevé dès l'année 1913. Mais comme cela n'a pas été possible, il a voulu dumoins s'efforcer de séparer les conséquences théoriques des faits connus avant laconflagration, de celles des faits connus après.

Pour réaliser son intention, d'une part, l'auteur s'est rigoureusement abstenu d'introduire,dans les épreuves corrigées après le mois d'août 1914, n'importe quel changement qu'auraientpu suggérer, même d'une manière très indirecte, les événements de la guerre européenne, lesquelques citations qui se rapportent à l'année 1913 n'ayant rien de commun avec cette guerre.D'autre part, l'auteur se propose d'étudier, dans un Appendice, les résultats théoriques del'expérience sociologique aujourd'hui en cours de développement. Ce travail ne pourra êtreaccompli que lorsque la guerre actuelle aura pris fin.

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Les chiffres précédés de § désignent le paragraphe ou la note ; précédés d'un p. : la page.L'indication 1. 2 d signifie : ligne 2 en descendant ; l’indication 1. 3 r : ligne 3 en remontant.Les lignes se comptent dans le paragraphe ou le fragment de paragraphe contenu à la pageindiquée. Dans les additions, la petite lettre a placée en apostrophe indique, une note àajouter. Elle remplace les chiffres 1, 2,... en apostrophe, employés dans le corps de l'ouvrage.

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Addition –24 [Voir l’appel de l’addition A24]

p. 740 § 1343 1 In fine.

Voir aussi : D'ANSSE DE VILLOISON ; De triplici Theologia Mysteriisque Veterumcommentatio, p. 246 et sv., dans DE SAINTE-CROIX ; Mémoires pour servir à l'histoire dela religion secrète des anciens peuples ou recherches historiques et critiques sur les mystèresdu paganisme. Paris, 1784.

Pour la suite du livre,

Le site Les Classiques des sciences sociales :Voir le fichier : Pareto_traite_socio_05.doc

http://www.uqac.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/classiques/pareto_wilfredo/traite_socio_generale/traite_socio_gen.html