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Panaït Istrati et Franz Hellens – Le rapport aux mouvements modernes
L’histoire littéraire fait de la modernité l’un des ses thèmes majeurs de réflexion.
Deux opinions s’affirment avec prédilection : la première consiste à concevoir la
modernité dans sa seule dimension chronologique, pour en faire une notion si large que
toutes les manifestations du XIXe et du XXe siècle s’y retrouvent sans discrimination; la
seconde revient à reconnaître dans cette même modernité l’expression non plus d’un
moment caractéristique, mais d’une conscience morale et esthétique, née dans la culture
européenne et dont il est possible de tracer certaines constantes au-delà des siècles et des
époques. La dimension axiologique de la modernité est donc toujours coexistante à la
visée chronologique.
Un regard panoramique sur la modernité permettra d’en synthétiser quelques
définitions, l’aire conceptuelle et les manifestations concrètes dans le champ littéraire, et
de saisir ensuite l’évolution de cette idée dans la démarche culturelle européenne. Nous
limiterons ensuite le champ de notre investigation à la première moitié du XXe siècle et
surtout à l’époque de l’entre deux guerres, époque où Panaït Istrati et Franz Hellens
écrivent et publient une grande partie de leur œuvre. Seront abordés les principaux
mouvements littéraires représentés dans cette période et associés de manière évidente à la
modernité. Ainsi l’avant-garde, qui a souvent incarné la modernité au XXe siècle en son
obsession du nouveau, circonscrira sous cette appellation plusieurs manifestations : une
première vague, précédant la première guerre mondiale, qui comprend le futurisme, le
cubisme, l’expressionnisme allemand et une deuxième postérieure au conflit, représentée
par le dadaïsme, le surréalisme, le constructivisme. Tout en distinguant les deus aspects
fondamentaux contradictoires de l’avant-garde, c’est-à-dire une composante esthétique
cherchant à créer ou à maintenir des valeurs et une composante anarchique cherchant à
les détruire, on retiendra un éléments essentiel qui la rattache à la modernité : sa
dynamique, sa force, son mouvement. Outre les avant-gardes dites historiques, c'est
l'époque de manifestation du modernisme. Celui-ci possède également une double
dimension, historique et esthétique. Répondant à une fonction de périodisation, en gros le
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premier tiers du siècle, le modernisme est en général désigné comme un mélange
d’innovations formelles, d’attaques contre le monde moderne, de visées mythologistes et
d’esprit de rébellion. Somme toute, la double décennie 1918 – 1940 reste, en tant que
champ de la création littéraire, un domaine riche et dense, qui requiert une certaine
perméabilité des grilles d'analyse.
Acceptant comme hypothèse de travail l’existence de nombreuses oeuvres
susceptibles à cristalliser « l'esprit » de l'époque, nous procèderont à une analyse qui
transgresse la dimension monolithique de chaque texte pour faire ressortir des invariants
en rapport avec la modernité européenne. La modernité européenne, voilà par quoi
l'analogie serait introduite dans la littérature des années 20 - 30, rendant possible une
lecture comparatiste de deux auteurs appartenant à des aires culturelles différentes: Panaït
Istrati, auteur roumain francophone et le belge Franz Hellens. Que l'on prenne en compte,
par exemple, tel recueil narratif d'Istrati évoquant le monde féerique des Balkans et tel
roman de Franz Hellens tributaire au surréalisme, établir un lien quelconque entre les
deux semblerait une entreprise périlleuse. Le point de départ de cette lecture comparatiste
repose plutôt sur une réalité artistique: les deux auteurs se rapportent, quoique de façon
différente, à l’intertexte culturel et idéologique moderne. Dans ce sens on s’arrêtera sur
deux types d’investigation: le premier concernera les prises de positions des auteurs
considérés dans l’ensemble de textes programmatiques (manifestes, programmes
esthétiques, articles) et de débats théoriques touchant à la question de la modernité. Le
second s’appliquera aux œuvres de fiction publiés par les deux auteurs au cours de cette
période, qui reflètent implicitement des problèmes d’actualité culturelle. Deux romans,
des oeuvres – somme, seront soumis à l'examen critique: d'un côté Mélusine (1920) avec
sa vocation totalisante, accueillant des traits futuristes, dadaïstes, surréalistes, l'art nègre,
le cinéma, de l'autre Nerrantsoula (1927), célébrant le rythme, le mouvement à touts les
niveaux du texte. Si Hellens est susceptible d'être étudié en tant que témoin et participant
à l'avènement de la littérature européenne moderne, nous soumettrons Istrati à une étude
similaire, car les deux appartiennent à un tout organique. Nous essayerons de donner de
la signification à cet ensemble, non par l'adition de deux études monographiques qui
affirment constamment des points de convergences au niveau thématique et formel, mais
par leur superposition et leur absorption dans l'intertexte moderne.
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Autour du concept de Modernité La modernité, en tant que valeur esthétique, axiologique ou sociale, se définit de
façon relative, par rapport à une tradition. Le moderne proclame en général son
appartenance à l’actualité, à la nouveauté, à l’invention. Dans une histoire littéraire faite
de ruptures, être moderne signifie prendre des positions vis-à-vis des valeurs reconnues
par la pensée académique, par une esthétique légitimée par le pouvoir. L’historicisation
de la modernité conduit à son enfermement dans une époque ou dans une dimension
éthique. En effet une lecture panoramique de la littérature fait apparaître un fonds
commun de traits immuables de la modernité. Le discours moderne, essentiellement
polémique, s'articule autour d'une idéologie du progrès en fonction de deux enjeux: l'art
vu comme le reflet du progrès de la pensée ou comme phénomène accompagnant et
suivant le progrès technologique. Le discours moderne se plaît à développer une
thématique de la rupture, s'appuyant sur des couples manichéens de valeurs:
nouveau/ancien, mort/vivant, ennuyeux/plaisant. Dans ce contexte les avant-gardes du
début du XXe siècle, tout en promouvant l’innovation radicale et la rupture brutale avec
le passé, se veulent extrêmement modernes, mais aussi antimodernistes. Le cubisme
français, le futurisme italien et russe, l’expressionnisme allemand, le dadaïsme et le
surréalisme ne se confondent pas avec la modernité, mais avec une exacerbation formelle
de celle-ci, qui rapproche le culturel du progrès technologique et de l’industrialisation.
Antoine Compagnon dissocie le modernisme et l’avant-garde en s’appuyant sur leur
caractère paradoxal : si le paradoxe de la modernité est sa relation équivoque avec la
modernisation, celui de l’avant-garde réside dans la coexistence du destructif et du
constructif, de la négation et de l’affirmation, du nihilisme et du futurisme1.
D’après Matei Calinescu2, le modernisme, l’avant-garde, la décadence, le kitch et
le postmodernisme sont autant de faces de la modernité. Les enjeux esthétiques de la
modernité s’inscrivent dans le concept de crise, qui se manifeste par une triple opposition
dialectique : face à la tradition, face à la modernité de la civilisation bourgeoise avec ses
idéaux de rationalisme, d’utilité, de progrès, et face à soi-même dans la mesure où la
modernité se voit devenir une nouvelle tradition ou une nouvelle forme d’autorité.
1 Antoine COMPAGNON, Les cinq paradoxes de la modernité, Paris : Seuil, 1990. 2 Matei CALINESCU, Faces of Modernity: Avant-Garde, Decadence, Kitsch, Bloomington: Indiana University Press, 1977.
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Malgré la diversité des perspectives sur l’origine et sur le contenu de l’idée de
modernité, une opinion s’est généralisée : les œuvres dites modernes rassemblent
quelques indices littéraires tels : le caractère non-achevé, la non-unité de l’ensemble (le
collage, le montage), la crise du sens, la réflexivité ou la circularité, la purification et la
réduction à l’essentiel, la dépersonnalisation, l’autoréférentialité.
Dans un sens large, la notion d’avant-garde peut désigner toute esthétique en
rupture avec la tradition dans le processus d’alternance dynamique qui entraîne l’histoire
de la littérature. Nous nous intéresserons uniquement à ce que la critique appelle l’avant-
garde historique, voire les mouvements, les courants et les écoles, les dits « -ismes », qui
se manifestent dès la fin du XIXe siècle jusqu’après la deuxième guerre, dans un projet
littéraire et politique à la fois. Celle-ci inclut l’expressionnisme allemand, le futurisme, le
dadaïsme, le constructivisme et celui qui est le plus structuré, le surréalisme. Le point
commun de ces manifestations est la tendance de l’art de sortir de son repli sur soi-même
afin de se remettre en accord avec la vie, d’affirmer le primat d’une vie collective et
d’instituer le règne de la vitesse, de la machine, des forces vitales.
Ainsi, le futurisme, qui trouve son initiateur et théoricien en Marinetti et en son
Manifeste de 1909 paru dans « Le Figaro », se construit sur le refus violent de la tradition
littéraire en tant que passé inerte, d'où l’image de brûler les bibliothèques, les musées, les
dépôts de chefs-d’œuvre, momifiés et sans pertinence pour la vie contemporaine.
L’œuvre de déconstruction commencera par le langage et par la syntaxe. Les mots « en
liberté » futuristes font du langage l'expression d’un flux intérieur, expression qui va
jusqu’à l’onomatopée. La consécration de la civilisation machiniste, du culte de la
vitesse, de l’énergie de la ville s’accorde avec l’effacement du sujet individuel derrière
les masses.
Le futurisme russe, tout en s’érigeant en promoteur du primitivisme, entretient
une certaine relation avec la tradition. L’art primitiviste se fonde sur l’étude du folklore
russe et cette interaction se lit dans de nombreuses transpositions des contes populaires
dans les pièces modernes. Certains artistes se font même les promoteurs d’un
nationalisme exacerbé qui s’oppose à l’hégémonie artistique occidentale. L’innovation
verbale se manifeste chez eux par le « zaoum », la langue transmentale, concept flottant
qui repose sur la magie des mots agissant par leur sonorité, en dehors de tout sens. Nous
retiendrons l’accent mis sur le côté sonore du texte, souligné par le biais de la
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transcription littérale des déformations de prononciation, du langage enfantin ou même
d’une langue étrangère telle qu’on l’entend.
Se manifestant tant en littérature qu'en peinture et dans le cinéma,
l'expressionnisme se fonde sur une perception extrêmement subjective qui se fait
représentation exacerbée. Deux conceptions artistiques assez divergentes s’affirment par
l’intermédiaire des deux groupes de peintres : « Die Brücke » et « Der Blaue Reiter » et
des deux revues « Der Sturm » et « Die Aktion » : la construction du sens tragique de la
vie versus l’exaltation de la vitalité, la préoccupation pour les drames individuels d’un
côté, et l’intérêt pour l’action sociale et politique de l’autre côté. Il y a d’ailleurs un
certain expressionnisme humanitaire et engagé qui deviendra ensuite littérature de
propagande révolutionnaire. Exprimant leurs angoisses face à la guerre qui s'annonce, les
artistes expressionnistes se plaisent à représenter des individus désabusés, des paysages
écorchés, des souffrances paroxystiques. Ils mettent en scène d'une façon instinctive des
sujets dramatiques: les souffrances et les névroses de l’homme, la vie douloureuse et la
mort. Le texte ne se réduit pourtant pas à une suite d’images et de sensations ; une action
s’ébauche car l’écrivain expressionniste ne néglige ni la narration, ni l’agencement en
histoire ou drame.
Dans un monde chaotique, la fonction du hasard s'affirme comme principe
créateur à partir du Dadaïsme. Fondé par T. Tzara à Zürich (1916-1922), ce mouvement
fait du contraste son unique rapport au passé. Avec le Dadaïsme la construction d’un
poème devient un simple acte aléatoire : découper les lettres de journal, les déposer dans
une boîte, les retirer au hasard et les mettre sur le papier, autant des gestes qui ne laissent
plus de place à l’individualité créatrice. D’ailleurs on proclame hautement l’anonymat du
poète, l’acte artistique impersonnel. L’accent sur le spontané - « la pensée se fait dans la
bouche » - engendre un déplacement de l’écrit vers la parole. Le morcellement du corps
de langage, le découpage, ont pour but de rendre chaotique l’expression, d’aboutir à la
tabula rasa pour recomposer le poème essentiel. Le geste « fondateur » a également une
autre connotation : la démocratisation radicale de l’expression car la poésie peut se faire
dorénavant avec tout langage.
L'autoréférentialité qui se construit consciemment est un attribut du
constructivisme. Né chez les plasticiens, ce courant se propage d’Allemagne (le groupe
de Walter Gropius) en Hollande (le groupe des néoplasticiens De Stÿl) et en Russie. Dans
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le prolongement de l’affrontement entre natura naturata et natura naturans, l’art abstrait
refuse le modèle extérieur et dépasse le statut de simple réflexion au profit de la
construction. La littérature se doit de refléter soi-même tout en communicant avec les arts
plastiques dont l’entrecroisement donne naissance à la « picto-poésie ».
Le mouvement d’avant-garde le plus élaboré, qui se détache des autres tant par sa
longévité que par sa portée littéraire, est sans doute le surréalisme. Le groupe composé à
l’origine de Breton, Aragon et Soupault, auxquels s’adjoignent ensuite Péret, Desnos,
Sadoul, Crevel, Eluard, doit son nom à Apollinaire qui l’avait forgé en 1917 pour sa pièce
Les Mamelles de Tirésias, « drame surréaliste ». Le groupe de Breton s’associe avec
Tzara (1920-1923), puis en rompt en radicalisant ses positions. Le premier Manifeste du
surréalisme (1924) tourne autour de deux questions centrales : l’idée freudienne de
l’inconscient et « l’écriture automatique » illustrée en 1919 par Les Champs magnétiques
de Breton et de Soupault. Se révoltant contre le rationalisme et la morale étroite de la
société bourgeoise, le mouvement veut « changer la vie » par le recours à l’imagination,
au merveilleux quotidien, au rêve. Le rêve est une voie d’accès vers l’inconscient et un
réservoir de forces capables de renouveler la perception simpliste de la réalité. L’écriture
automatique convient le mieux à la poésie qui se voit ainsi portée vers l’essentiel, tandis
que le roman est marginalisé vu sa logique rationaliste. Cette attitude débouche sur
l’écriture des textes inclassables, hybrides, tels Nadja (1927), mélange de journal et
d’essai. Son ouverture oriente vers la redécouverte des auteurs marginalisés (Sade,
Lautréamont) et des genres dits populaires : feuilleton, récit gothique, humour noir,
cinéma, publicité. Le surréalisme se manifeste aussi dans la peinture – de Chirico,
Picasso, Magritte, Victor Brauner.
Le Second Manifeste (1928) précise les rapports que le surréalisme établit avec le
communisme et réaffirme l’autonomie de la littérature et la possibilité de servir la cause
de la révolution sans se rallier à l’idéologie politique. D’ailleurs tout le système
surréaliste s’articule autour de deux axes : l’écriture automatique et la fonction sociale et
politique des textes. Le programme de Breton se cristallise dans des paires d’oppositions
telles le rêve et l’action, le littéraire et le politique, dont les termes sont en rapport non
seulement complémentaire, mais de nécessité.
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Le problème du texte social, tel qu’il est présenté par Michel Biron1, s’avère être
une préoccupation majeure de l’époque, qui dépasse le cadre de tel ou tel mouvement
artistique. En effet la sphère littéraire se voit sollicitée par des événements qui exigent
d’elle une réponse ou une prise de position. Une enquête de la revue Echantillons de
1928 auprès de différents écrivains démontre leur préoccupation pour la politique. Nous
retiendrons uniquement la réponse de Franz Hellens qui affiche une attitude assez
nuancée : « Je crois qu’il y a certaines époques où l’artiste ou l’écrivain doit se mêler à la
politique. […] C’est par exemple à une époque de révolution. Rester indifférent serait
lâcheté. Il faut choisir ou fuir »2. Le surréalisme belge se rapporte à la sphère politique
différemment, avec moins d'implication, – le point de comparaison étant les œuvres plus
engagées de Breton, Aragon, Eluard. Si Aragon sera impliqué dans un procès à cause de
son engagement politique, Breton sera scandalisé et Nougé mettra l'accent sur la
responsabilité qui pèse sur le mot écrit, la littérature étant en rapport étroit avec la société,
Hellens garde une attitude tempérée qui s’origine dans l’intertexte social et dans la
situation politique particulière de son pays.
Franz Hellens - le rapport aux mouvements modernes de son temps
Franz Hellens est d'ailleurs une personnalité des lettres belges profondément
ancrée dans l’actualité culturelle et particulièrement intéressée de la spécificité du
rapport de la littérature belge à la modernité telle qu’elle est promue par le centre de la
vie artistique européenne, Paris.
Le Disque Vert
Nous nous occuperons d’abord de sa contribution théorique, exprimée dans
certaines enquêtes littéraires et surtout à travers une activité de directeur de revue, en
occurrence le Disque Vert, lequel connaît au cours d’une dizaine d’années de nombreux
changements de titres et des périodicités variables. Ainsi entre 1921 – 1922 la revue
apparaît sous le titre Signaux de France et de Belgique, pour se transformer ensuite en
1 Michel BIRON, La modernité belge. Littérature et société, Bruxelles : Editions Labor, 1994. 2 Franz HELLENS, cité par Michel BIRON, op. cit., p. 228
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Disque Vert (1922 – 1925), en Ecrits du Nord et en Nord (1929 – 1930), la première
partie de son existence étant la plus consistante et la plus cohérente. En tant que directeur
et animateur du Disque Vert, Hellens procède à l’investigation permanente de la
littérature de son temps ce qui l’amène à saisir les coordonnées du modernisme en
Belgique. Celui-ci s’exprime par la volonté d’ouverture à « l’esprit nouveau », qui
implique la découverte des territoires littéraires inconnus et qui s’affirme par l’intérêt
porté aux littératures étrangères. Sa modernité se traduit aussi par le choix des sujets
d’actualité tels : « Les rêves », la psychanalyse – « Jung », le cinéma – « Charlot ». La
tradition n’est pourtant pas rejetée à la façon des avant-gardes ; Hellens y reste attaché et
cherche plutôt à réinventer une tradition, revalorisée à la lumière du temps présent. La
critique soutient que par son éclectisme, son internationalisme, par la synthèse de la
tradition et de la nouveauté, la revue est moderniste, structurellement opposée à la
posture d’avant-garde1.
Vu le décalage temporel qui affecte toute littérature périphérique par rapport aux
innovations du centre, les littéraires belges sont influencés par une manière de travail de
rattrapage, par un parcours s’effectuant à marches forcées et visant à « récupérer » le
retard. Dans ce contexte apparaît l’entreprise de liquidation accélérée du symbolisme
pour faire place à « l’esprit nouveau ». Ce dernier s’identifie à la littérature moderniste de
la Belle Epoque : Cocteau, Cendrars, Mac Orlan, André Salmon, Max Jacob, Malraux.
N’ayant pas connu les courants modernistes de la Belle Epoque à cause de la longévité du
symbolisme qui n’a pas permis l’émergence de nouveaux mouvements, la littérature
belge considère le rejet du symbolisme comme étape nécessaire pour la constitution
d’une littérature nationale. Cette démarche s’inscrit d’ailleurs dans une tradition belge qui
va de la Jeune Belgique - « Soyons nous! » au Manifeste du groupe de lundi. La question
du symbolisme semble avoir marqué dans l’histoire de cette revue la seule manifestation
du topos de la table rase. Elle est abordée frontalement par Hellens dans le deuxième
numéro d’Ecrits du Nord :
Il est possible que nous ayons encore un pied en terre de symbolisme, terre
morte, ou tout au moins de cette terre desséchée à nos semelles. La secouer n’est pas
1 Benoît DENIS, « Entre symbolisme et avant-garde : le modernisme de Franz Hellens dans la première série du Disque Vert (1921-1925) » in Textyles, no 20 : « Alternatives modernistes (1919-1939) », Bruxelles : Le Cri, 2001, p. 66-75.
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difficile, mais en marcherons-nous mieux sur le terrain nouveau, déblayé et retourné, si
nous y apportons tous nos souvenirs et toute la science qu’on nous a fait avaler ou que
nous avons absorbée de notre propre gré, nous imaginant ainsi dominer, alors que nous ne
nous sommes construit qu’un tertre bien médiocre d’où l’on ne découvre qu’une illusoire
perspective ? Peintres, poètes, musiciens, nous n’avons rien à désapprendre, comme on
dit au sortir de l’Académie. Ce qui est appris est acquis : pourquoi rougir de ce que l’on
possède ? Le mal c’est d’avoir appris faussement […] : nous avons cru trop longtemps
qu’il fallait apprendre à être nous-mêmes, à ne ressembler à personne, je veux dire à nous
créer un type et non pas un style1.
Jules Romain explique dans le numéro suivant « les causes de la désagrégation
du symbolisme » et la fin du même numéro propose une enquête intitulée « Le
symbolisme a-t-il dit son dernier mot ? » Les réponses2 appartiennent à une quarantaine
d’écrivains belges et français et ont la même finalité : liquider ce mouvement en faisant
appel au discours littéraire français.
La revue adopte une logique de rassemblement et de conciliation des factions
littéraires modernistes et avant-gardistes. L’attraction du surréalisme se lit dans des
numéros spéciaux consacrés aux sujets privilégiés par le groupe de Breton : « Hommage
à Max Jacob » (no 2, novembre 1923), « Charlot » (no 4-5, 1924), « Freud et la
psychanalyse » (hors-série, 1924), « Des rêves » (no 2, 1925), « Le cas Lautréamont »
(hors-série, 1925). Une prise de position se dégage du no 1 de 1925 du Disque Vert par la
publication de trois articles : le premier appartient à Franz Hellens qui fait une lecture des
Pas perdus, le deuxième est signé par Michaux et marque son adhésion à ce courant et le
troisième, de Pascal Pia, est une attaque contre Aragon et le surréalisme. L’intérêt ne
devient pas, par conséquent, synonyme d’affiliation.
Le Manifeste du groupe de lundi
Par ses deux thèmes majeurs, la nationalité littéraire et le régionalisme, des fils
conducteurs de l’historiographie des lettres belges, le Manifeste est l’aboutissement des
longues discussions entre les représentants de deux générations, les anciens et les jeunes. 1 Franz HELLENS, « Nous devons réapprendre », in Ecrits du Nord, no 2, nov. 1922, p. 93 (Le Disque Vert. Revue mensuelle de littérature, Bruxelles : Editions Jacques Antoine, 1971, t. II, p. 265). 2 Le Disque Vert, no 4-5-6, février-avril 1923.
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Paru le 1er mars 1937 ce texte représente un moment important du débat
identitaire des Lettres Belges. Pour l’histoire littéraire, il marquerait la fin d’une
« littérature belge de langue française » en tant que littérature nationale autonome et
inaugurerait l’ère de la « littérature française de Belgique ».
Les initiateurs du Manifeste font partie du groupe de Lundi, fondé à l’initiative de
Franz Hellens et ayant dès le début deux autres animateurs : l’écrivain Pierre Hubermont
et Robert Poulet qui en deviendra plus tard le théoricien. Son organisation repose moins
sur un programme esthétique que sur des affinités d’âges et d’orientations culturelles et
littéraires et se veut l’incarnation de l’élite littéraire du temps.
Le texte a vingt et un signataires, des écrivains Flamands (Charles Bernard, Marie
Gevers, Arnold de Kerchove, Grégoire Le Roy, Georges Marlow, Camille Poupeye et
Horace Van Offel), Wallons (Hubert Dubois, Pierre Hubermont, Charles Plisnier, Robert
Poulet, Marcel Thiry, René Verboom et Robert Vivier), Bruxellois (Gaston Pulings,
Herman Closon, Michel de Ghelderode, Henri Vandepute, Eric de Haulleville, Franz
Hellens) et Paul Fierens, né à Paris. Ils sont tous des gens de lettres à l’âge mûr, qui se
sont confrontés aux problèmes de la modernité et aux mutations de la littérature belge de
la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle.
La façon dont ce Manifeste répond à certains problèmes considérés essentiels
pour l’évolution des lettres belges dans le contexte de la modernité, s’oppose
partiellement à la politique culturelle du Disque Vert. Ainsi le débat autour de la
nationalité et du régionalisme mène à des conclusions plus nettes et moins conciliantes
que celles qui promouvaient une existence autonome de la littérature belge, autonomie
fondée sur la partie d’originalité, voire de spécifique, de celle-ci par rapport à la France.
La première partie se propose d’éclaircir la question de l’identité : « Qu’est-ce
que les lettres belges ? ». La réponse tranche net le concept de « littérature nationale » qui
serait une « erreur radicale » due à une déformation « particulariste » de la devise
« Soyons nous » de la Jeune Belgique. La seconde partie qui traite le rapport « Littérature
et nationalité » considère absurde une « histoire des lettres belges en dehors du cadre
général des lettres françaises » vu « la communauté de langue ». La troisième section, qui
s’intitule « Les mœurs et l’opinion littéraire » met en discussion les conséquences d’une
conception nationale sur la littérature. Ainsi celle-ci entraînera un manque de valeur sur
le plan du contenu et de la technique d’écriture, mais également sur le plan institutionnel.
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« La question du régionalisme » examinée dans la dernière partie distingue entre un
régionalisme au sens large qui peut donner naissance à des œuvres « parfaitement viables
sur le plan universel » et le régionalisme étroit qui n’est qu’un « exercice préparatoire à la
limite de l’art et du folklore »1. Cette volonté de rompre avec une tradition qui a fait son
temps ne se matérialise pas intégralement dans les textes de fiction de Hellens, dont le
parcours rejette ou absorbe la dimension régionaliste.
Panaït Istrati – modernité et tradition En échange, l'inscription de Panaït Istrati dans la modernité n'est pas aussi
manifeste. Il est un autodidacte, un écrivain qui se remarque par son talent de conteur et
par le sens du langage. Dans l’esprit de l’époque, il s’intéresse dès le début de son activité
littéraire aux mouvements politiques contemporains. Son adhésion au communisme
devient la raison d’un voyage qu’il entreprend en URSS entre 1927 – 1928, lequel lui sert
de matériel pour l’ouvrage intitulé Vers l’autre flamme. Confession pour les vaincus2. Ce
livre protestataire, qui lui a valu des critiques acerbes, crée à son auteur une figure
singulière parmi les intellectuels occidentaux. Ses écrits se détachent par la violence avec
laquelle il dénonce l’imposture du régime soviétique. Cette attitude a été interprétée
différemment : par le fait d’avoir entrepris la dernière partie de son voyage seul, sans se
laisser guider par les autorités, par les connaissances de langue qu’il possédait et qui lui
permettraient d’être plus proche du peuple, par son origine prolétaire qui le rendrait plus
sensible à la vie des ouvriers ou même par son incapacité de construire un système
idéologique et par sa maladresse en matière de politique3. Ces motivations extrinsèques
ne doivent pas pour autant occulter la lucidité avec laquelle il rejette un système
idéologique dont il a constaté les carences graves. Si l’idéalisme qui l’a toujours animé
déforme sa compréhension de l’utopie socialiste jusqu’à lui prêter le rôle d’édifier un
monde nouveau, délivré du matérialisme, il reste cependant un observateur acerbe des
faiblesses de la mise en pratique de cette doctrine. 1 Voir Reine MEYLAERTS, « 1er mars 1937 le Manifeste du groupe de Lundi condamne le régionalisme littéraire – Enjeux nationaux et internationaux de la question identitaire », in Jean Pierre BERTRAND, Michel BIRON, Benoît DENIS, Rainer GRUTMAN (sous la dir. de -), Histoire de la littérature belge 1830 – 2000, Paris : Fayard, 2003, pp. 379 – 389. 2 Panaït ISTRATI, Vers l’autre flamme. Confession pour les vaincus, Paris : Rieder, 1929. 3 Voir Karl KROHNKE, « De l’euphorie au mutisme, du mutisme au j’accuse », in Cahiers Panaït Istrati, no 8, Valence : Fondation Panaït Istrati, 1991, p. 211-218.
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La préoccupation pour les problèmes d’actualité, pour l’histoire présente de la
Roumanie, se prolonge dans douze articles parus de décembre 1934 à mai 1935 dans La
Croisade du Roumanisme. Ecrits pendant les cinq dernières années de sa vie, ces textes
traitent des sujets très prisés par le public : le fascisme, le communisme, la démocratie, la
nature du pouvoir, la place des minorités dans les nations, l’antisémitisme. D’ailleurs son
esprit révolutionnaire s’affirme dans la presse roumaine bien avant cette période. Huit
reportages sur la grève des mineurs de Lupeni1 reconstituaient l’exploitation des
travailleurs par les sociétés charbonnières des partis bourgeois.
Toutes ces questions se reflètent de façon plus ou moins explicite, discursive,
dans son œuvre romanesque, surtout dans La Maison Thüringer2 (1933) et dans Le
Bureau de placement3 (1933). Le sujet de ce dernier roman, la suite logique du premier,
est circonscrit par l’aventure socialiste d’Adrien Zograffi, personnage exponentiel de P.
Istrati. Le roman esquisse à travers l’évolution de son personnage la radiographie du
mouvement ouvrier d’avant la première guerre mondiale et exploite le rapport des gens
simples aux idées généreuses, mais peu productives.
La Maison Thüringer aborde elle aussi des aspects de la révolte des syndicalistes
contre la mécanisation du travail, mais cet ouvrage contient également une autre sorte
d’implication de l’art dans la vie sociale. L’engagement, la sympathie et le regard
charitable placés sur une humanité en souffrance représentent une attitude commune
parmi les intellectuels de l’entre deux guerres. Un trait actuel, non pas moderne, qui se
rattache à un certain humanitarisme, sans atteindre les proportions du grand attachement
doctrinaire de Malraux ou de Gide. La préface à l’édition roumaine (1934), signée par
l’auteur, explique bien quelques problèmes de l’influence de l’intertexte social et
politique sur la littérature. Dans cette Introduction, très différente de celle que Istrati a
écrite pour l’édition originale parue chez Rieder, l’auteur met en discussion le statut et le
rôle de l’écrivain et de l’éditeur dans une société de consommation. Tout en insistant sur
la présence de l’élément autobiographique dans son œuvre romanesque, Istrati esquisse le
portrait de son personnage indiciel, Adrien Zograffi, qu’il veut imposer par son esprit
d’indépendance. Celui – ci devient « le solitaire » qui n’adhère à aucune des doctrines
1 Ces reportages ont paru dans le quotidien Lupta/La Lutte de Bucarest de 24 septembre au 2 octobre 1929 et ont été publiés dans Les Cahiers Panaït Istrati, no 21, 1981. 2 Panaït ISTRATI, La Maison Thüringer, Paris : Rieder, 1933. 3 Panaït ISTRATI, Le Bureau de placement, Paris : Rieder, 1933.
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contemporaines, qui est simplement l’insurgé, le révolté, l’anarchiste, tel que l’auteur se
définit soi-même. La mise en question de la narration, de la place qu'occupe le réalisme
dans ses textes est synthétisée dans le fragment suivant :
Du fait qu’Adrien a parcouru le monde et qu’il a rencontré toute sorte de gens, l’histoire
de sa vie est plutôt un film à épisodes qu’un roman, d’autant que la fameuse
« psychologie » est totalement absente. Je souhaite présenter à mes contemporains une
fresque réaliste, sans recourir au « document illustré », ce qui est à la portée de quiconque
et ne prouve rien1.
L’homme qui court le monde en quête d’espaces et surtout de gens nouveaux
revient à la figure traditionnelle du picaro. Le désir de tout voir et tout connaître est
inhérent au voyageur qui redécouvre en même temps le goût de l’aventure et le plaisir de
raconter son expérience. Le caractère autobiographique, l’insistance sur le vécu, sur
l’authenticité du fait raconté n’est pas sans importance. Elle découvre plus qu’une
préoccupation réaliste: le pacte référentiel qui est censé entretenir l’intérêt et la crédibilité
de l’auditeur devant le conteur. Le découpage en « épisodes » renvoie non
nécessairement au cinéma, mais au mécanisme du conte oriental de Mille et une nuits. En
effet la tradition du conte oral repose sur l’enchaînement des récits qui se continuent par
certaines constantes tout en restant différents. D’ailleurs ce que Romain Rolland et
ensuite toute une série de critiques ont apprécié chez Istrati c’était son génie de conteur
d’Orient, son talent de narrer des histoires, la vivacité d’une écriture qui garde les traces
de l’oralité. La peinture authentique du réel devient une question traditionnelle mise dans
une forme moderne: le retour de l'histoire se fera par l'intermédiaire du fragmentaire, de
la relativisation de la perspective, de la pluralité des voix narratives.
Les enjeux théoriques de cette citation peuvent renvoyer à une interprétation
historico-culturelle des techniques du roman moderne. Adorno caractérisait la situation
du narrateur moderne par un paradoxe: « On ne peut plus narrer, alors que la forme du
roman exige la narration »2. Il est évident que la littérature moderne se détourne de
l'illusion du réel qui reproduit la façade de la société, ne réussissant pas à saisir ce qu’elle
a d’essentiel. Une photographie extérieure, ou un « document illustré », ne peuvent pas
1 Voir l’Introduction à Panaït ISTRATI, La Maison Thüringer, Bucarest, Cartea Romaneasca, 1934. 2Th. W. ADORNO, Notes sur la littérature, Paris : Flammarion, 1984, p. 37.
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rendre compte de la réalité contemporaine dans sa complexité. L'authenticité de la
narration assimile alors vérité et facticité et met en question la confiance naïve envers le
récit. La fiction ne prétend plus à la vérité, le narrateur doit « présenter sa fiction soit
comme la restitution d'un événement réel, soit donner au moins l'illusion d'une telle
réalité »1. Le réalisme, en tant que première réponse à la modernisation sociale, suppose
déjà la perte de confiance en la naïveté épique. Le roman adopte alors les techniques du
photomontage, d'« un film à épisodes » afin que la narration soit reconnue comme
authentique.
La citation permet également d’aborder un autre débat: l'attitude de l'auteur vis-à-
vis de son œuvre - la notion d’œuvre artisanale versus œuvre emphatique -, ainsi que sur
la question de la vérité - qui est localisée dans la réalité ou dans le texte. Istrati rejette
constamment l'emphase relative au produit achevé mais non pas au processus de
l'écriture, car s'il veut reconstruire la vérité, il ne renonce pourtant pas au pathos du
travail artistique. En tant que signe caractéristique de la modernité, le refus du concept
emphatique de l’œuvre rattache Istrati à la négation de l’œuvre par les avant-gardistes.
Avec ceux-ci « toute prétention à l’œuvre s'est trouvée escamotée non seulement dans le
happening dadaïste, mais également dans l'écriture automatique, en faveur de
l'immédiateté, que ce soit par l'effet de choc, ou par l'expression du moi »2.
La complexité des rapports sociaux étant devenue débordante pour un regard qui
aspire à être totalisant, le narrateur dispose d'un autre matériau : sa propre expérience.
Istrati rejoint ainsi la tendance du roman moderne à l'autobiographie. L'auteur travaille et
transforme le vécu de façon que le résultat de ce processus d'élaboration puisse prétendre
à restituer l'expérience.
Si l’aventure, assumée dans ce cas par le personnage alter-ego, Adrien Zograffi,
représente dans son sens immédiat l’événement, l’exotique, l’insolite des images et des
rencontres, la psychologie sommaire, la stratégie du conteur, voire autant de composantes
traditionnelles, elle est doublée d’une signification plus profonde. L’aventure devient
auto référentielle, ontologique, gnoséologique, des éléments tout à fait modernes. Le
roman dépasse le stade de simple récit d’événements pour se transformer en aventure
intérieure, en méditation. La réflexion sur la condition du monde et de l’individu, comme
connotation du voyage intérieur, se substitue au déplacement géographique. 1Peter BÜRGER, La Prose de la modernité, Paris : Klincksieck, 1994, p. 344. 2 Ibid., p. 345-346.
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La modernité des écrits istratiens est décelable alors par ce retour particulier à la
narrativité dans une époque qui met en question les raisons de la littérature référentielle.
Traditionnel dans ce contexte, Panaït Istrati devient moderne de la perspective actuelle.
Quelques précisions s’imposent. Le processus qui engendre le postmodernisme dès son
instauration, tel qu’il est théorisé par Ihab Hassan, J. F. Lyotard, laisse apparaître le
retour à l’aventure, au type du voyageur, à la littérature picaresque qui refait autrement
l’ancienne tradition, la redécouverte du plaisir de raconter. D’ailleurs ce ne sont pas les
seuls éléments réhabilités par la littérature de la seconde moitié du XXe siècle. Les
composantes de la littérature gothique, surtout la trame, le crescendo, le climax se
retrouvent à différents niveaux dans la littérature actuelle. Si la peinture redécouvre le
figuratif, la narrativité devient un moyen de revitaliser la prose comme le prouve Ernst
Jünger dans les Journaux de guerre1 qui renvoie à Mille et une nuit ou Graham Swift
dans Le Pays des eaux2, roman faulknérien, mais dont les histoires recommencent
toujours par « Il était une fois… ».
La modernité à l’œuvre
L’œuvre littéraire de Franz Hellens est symptomatique pour l’évolution de la
littérature belge au cours du XXe siècle. Le naturalisme et le symbolisme des premiers
textes, le futurisme et le surréalisme de Mélusine (1920), le cubisme des Notes prises
d’une lucarne (1925), le réalisme des Mémoires d’Elseneur (1954) sont autant de
réponses à l’interrogation de l’intertexte culturel et esthétique de l’époque. La vogue de
l’art nègre est illustrée par l’histoire du fétiche noir, Bass-Bassina-Boulou (1922), qui
renferme des considérations animistes, panthéistes et métaphysiques. Si le programme du
Disque Vert insiste sur l’absence du politique et du social dans la littérature, Hellens a
manifesté dès les premiers livres son intérêt pour les humbles, ouvriers ou marginaux:
Les Hors-le-Vent (1909), Le magasin aux poudres (1936). Le goût de l’introspection et
de la psychanalyse, fort accru au début du siècle grâce à la découverte de Freud, l’anime
dans la trilogie de l’enfance : Le naïf (1926), Les filles du désir (1930) et Frédéric (1935).
Plus qu’une simple autobiographie, ces récits dévoilent une plongée dans l’âme enfantine
pour recréer un univers particulier. La veine psychologique et sentimentale se retrouve à 1 Ernst JÜNGER, Journaux de guerre, Paris : Julliard, 1990. 2 Graham SWIFT, Le Pays des eaux, Paris : Gallimard, 2001.
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un autre niveau dans En écoutant le bruit de mes talons (1920) et La femme partagée
(1929).
Sans se plier à tout prix aux théories esthétiques à la mode, Hellens témoigne
d’une curiosité des formes d’art nouvelles et sa littérature ne manque pas de refléter le
contexte culturel contemporain, la création littéraire si bien que les arts visuels. Ainsi,
Mélusine, probablement le roman le plus connu de Hellens et en même temps son oeuvre
- somme, celle qui contient in nuce les axes de sa création littéraire, découvre, dans sa
première version (1920), des liens avec l’esthétique futuriste alors que dans sa deuxième
variante (1952) le caractère de précurseur du surréalisme est plus manifeste. Dans les
deux cas, les déclarations de l’auteur, en tant qu’épilogue ou avant-propos, semblent
avoir orienter précisément la lecture critique. Si le texte de 1920 contient assez de
références aux mouvements d’avant-garde, sa réédition concentre notamment des
caractéristiques du mouvement surréaliste. L’auteur avertit que son œuvre est construite
d’une « somme de rêves ». D’ailleurs la critique a souligné fréquemment le fait que
Hellens a pressenti les ressources du rêve, de cette « vie seconde », avant l’apparition de
l’idée de surréalisme. Son statut d’innovateur fait que Mélusine ainsi que Nocturnal
(1919) se nourrissent de l’inspiration onirique et qu’ils transforment même le rêve en un
thème et en un procédé narratif essentiels.
L’influence du futurisme est décelable dans Mélusine à partir du rôle fondamental
que joue la vitesse tant au niveau de la trame narrative, qu’à celui de la construction du
personnage, de l’organisation du roman ou du rythme narratif1. Le machinisme qui
transparaît derrière une suite de voitures, trains, bateaux, ascenseurs, rappelle les
formules de Marinetti telles l’« immobilité passive » ou le « mouvement agressif ».
Mélusine, la femme qui entraîne dans son déplacement tous les autres personnages du
roman, est une incarnation du principe moteur de l’univers : c’est elle qui imprime le
rythme fou au déroulement de leur voyage et, de façon diffuse, à la succession des
épisodes et à l’inspiration romanesque. Le roman entier s’articule rapidement dans un
trajet à ligne droite, opérant des découpages de l’action en une succession de tableaux. Ce
procédé qui rappelle les techniques cinématographiques n’est pas d’ailleurs la seule
référence au septième art. Le personnage du Locarlochi renvoie à Charlot, pour lequel
Hellens a une grande admiration, tandis que plusieurs scènes engendrent du « cinéma à 1 Voir Éric LYSOE, « Mélusine et le futurisme : plaidoyer pour une relecture », in Courant d’ombres, no 3 : « Franz Hellens », printemps 1996, p. 51-66.
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rebours » : la scène du casino où il faut se déshabiller avant d’entrer dans la salle de jeu,
alors que d’habitude c’est après le jeu qu’on perd tout ce qu’on possède, même ses
vêtements. Ces traits répondent en outre à la volonté de Marinetti d’introduire le temps
dans les arts de l’espace à partir du modèle cinématographique. Un thème tellement
présent finit, en l’occurrence, par s’imposer comme principe fondateur du roman, ayant
des effets profonds dans son architecture dynamique, musicale fondée sur la succession
de type : exposition, développement, réexposition.
L'origine aquatique de la fée engendre une prolifération soudaine de la métaphore
maritime dans le roman. La foule qu'elle traverse a « cette teinte verte et profonde que
prennent les vagues de la mer »1, tandis que le héros se sent plonger « dans un bain
d'étoiles ». Son corps qui se montre au narrateur après avoir « longuement contemplé une
vague »2 se trouve plusieurs fois confronté à la dissolution dans cette matière liquide qui
l'a engendré. La scène du bain qui fractionne le corps de la femme en une partie
perceptible, le haut du corps, et une autre insaisissable, dissimulée par l'eau, synthétise sa
nature fuyante. Elle s'oppose à un épisode analogue du parc artificiel où une « Suzanne
au bain », une sorte de mannequin en ciment, pétrifié, exclut par son inertie le charme
d'un tel exploit.
Ce rapport est révélateur pour la place qu'occupe le mythe dans ce roman
moderne. La relation entre la tradition et la modernité est synonyme de celle entre la
pétrification du mythe et le mouvement (l'électricité, la vitesse) qui gouverne les temps
modernes. Les éléments empruntés au mythe, tels la rencontre initiale de la fée dans un
lieu désert, subissent le traitement des images typique de la vie moderne : l'Opéra, le
Music-Hall, le Casino, l'Usine, le Parc Artificiel, des lieux de forte socialité3. La mise en
scène moderniste du mythe rappelle le syncrétisme des avant-gardes européennes.
La même importance accordée au mouvement sempiternel se retrouve chez Istrati
dans le récit intitulé Nerrantsoula (1927). Le sous-titre contenant une précise référence
musicale « Le refrain de la fosse » introduit d'emblée la suggestion de rythme et de
1Franz H ELLENS, Mélusine, Bruxelles : Les Eperonniers, 1987, p. 20. 2Ibid., p. 26. 3Voir Paul ARON, « Mélusine: lecture d'une légende surréaliste » in Franz Hellens entre mythe et réalité/ sous la dir. de Vic NACHTERGAELE, Leuven : Leuven University Press, 1990, p. 145-154.
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danse. Le paratexte confirme l'intuition initiale par une référence appartenant à Apostolis
Monastirioty. Celle-ci apparaît dans la préface sous la forme d'un souvenir biographique:
Nerrantsoula est née d'une heure de chaude lumière, d'une heure de danse : je peux
dire que Panaït a écrit Nerrantsoula en dansant. [...] Chanson et danse c'est un monde. Et
elles ressuscitent un monde. Le chant est le miracle qui porte en soi d'autres miracles. Et
Nerrantsoula est une chanson miraculeuse comme une source. [...] Tu as été écrite en
dansant. Il faut que tu sois lue en dansant1.
La femme incarne encore une fois le principe dynamique, le mouvement qui
rayonne et qui entraîne les protagonistes dans un périple continuel. La série d'aventures,
mise sous le signe de l'eau, finira tragiquement par l'immersion des amants dans le
Bosphore. A la différence de Mélusine, le rythme n'est pas haletant, mais oscillatoire,
alternant les ralentissements et les accélérations subites. Celui-ci est engendré par le
zigzag initial de la fille qui saute d'un côté à l'autre d'un fossé et se développe en un
éventail de variantes: la marche du groupe d'enfants qui chantent en parcourant les rues
de la ville, illuminées par des étranges lampions-pastèque, la compétition des cerfs-
volants qui déplace le mouvement dans le registre de la verticalité, la traversée du
Danube à la nage et ensuite en barque.
Le mouvement se trouve en permanence associé à l'élément aquatique pour
caractériser simultanément l'héroïne. Son onomastique, tributaire à une chanson
populaire grecque, Nerrantsoula foundoti2, est une façon de la projeter dans le mythe.
Les citations en langue d'origine se rapportent à l'intertexte musical d'extraction populaire
et créent plusieurs niveaux de signification. La vierge qui « rince sa jupe » « au bord de
la mer, sur la grève » trouve son avatar dans « l'intrépide et rebelle Nerrantsoula, dont il
était écrit dans le rythme du destin qu'elle serait chantée par le peuple comme la fille de
la vague, sœur lointaine et symbolique de l'Aphrodite – mais finalement rendue elle aussi
à la mer. Victorieuse et joyeuse elle sortait de l'écume marine pour retourner au royaume
des ondes après avoir connu les mirages de la lumière et pour y emporter la dernière
illusion que le désespoir permette aux mortels »3. Le texte se construit donc en absorbant
1 Apostolis MONASTIRIOTY, « Présentation » in Panaït ISTRATI, Nerrantsoula, Paris : Gallimard, 1970, p. 237-239. 2Nerrantsoula foundoti, « petit oranger amer et touffu » 3Apostolis MONASTIRIOTY, « Présentation » in Panaït ISTRATI, Nerrantsoula, op. cit., pp. 238-239.
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et en rejetant en même temps l'intertexte populaire. L'image de la fille se superpose dès le
début à celle d'un poisson et ensuite d'une sirène: la présence de l'intruse surnommée
sacadgitza (la porteuse d'eau) s'accompagnera ponctuellement des attributs tels le fait
qu'elle « se mouvait comme le poisson dans la rivière »1, qu'elle « n'avait affaire qu'avec
l'eau »2, qu'elle éprouvait une fascination morbide pour une énorme fosse (par laquelle
elle sera engloutie lors de sa danse en zigzag) creusée dans la rue et dont les tubes
transporteront «l'eau du Danube qui monte[ra] toute seule dans la chambre »3.
La séduction qu'elle exerce sur les hommes, les réduisant à des automates,
s'origine dans son corps « dur comme pierre » mais qui sait « vibrer comme une corde de
harpe mordue par les doigts »4, par « ses bras fermes comme deux serpents forts, [...]
durcis par [les] lourds seaux »5, par le défi qu'elle leur lance « - Marco! Viens, Marco!
Viens! [...] ... va, va vers celle qui t'appelle! »6.
***
Si représenter le mouvement devient un objectif constant des recherches
artistiques du premier quart du siècle, Istrati et Hellens s’en font les médiateurs.
L'inscription de la modernité dans leurs œuvres se fait différemment. On bascule d'une
modernité manifeste, à une autre, moins transparente et qui s'accommode avec la
tradition. Franz Hellens, en tant qu’agent de la modernité, est pourtant assez conservateur
dans son écriture. Bien que dans Le Manifeste du groupe de Lundi il rejette le
régionalisme, pour s'affirmer comme maître de la nouvelle génération, il le pratique dans
ses récits. De plus l'intertexte mythique est modelé de façon complémentaire à l'intertexte
contemporain.
Sans être un père spirituel, Istrati entre en contact avec la modernité
spontanément, intuitivement. Il ne s'impose pas une modernité forcée, non assumée.
Point soucieux de se rallier à une modernité occidentale, il s'inscrit dans une évolution
1Panaït Istrati, op. cit., p. 250. 2Ibid., p. 251. 3 Ibid., p. 257. 4 Ibid., p. 262. 5 Ibid., p. 259. 6 Ibid., p. 260.
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normale de la littérature roumaine. Sa position reste intermédiaire : entre la tradition et la
modernité.
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Istrati, Panait, Nerrantsoula, Paris : Gallimard, 1970.
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mythe ou réalité ? », Mulhouse, 23 – 26 octobre, 2003.
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dir. de-), Franz Hellens entre mythe et réalité, Leuven : Leuven University Press, 1990,
p. 145-154.
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21
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