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court divertissement
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PALACE À PALAVAS
(court divertissement)
Baudouin Van Humbeeck
© Baudouin Van Humbeeck, 2014
ISBN : 978-1-326-00601-3
Croyez-le ou non, je n’ai pas mis les
pieds à Palavas-les-Flots.
Ce court divertissement est pour
Florence qui m’a suggéré d’écrire pour
supporter une trop longue privation d’ADSL,
de télévision et de ligne fixe.
Il est surtout pour une certaine
habitante de Palavas-lesFlots en la priant de
bien vouloir le partager avec l’autruche.
« — Tu verras, c’est vraiment un endroit
pas comme les autres.»
François m’avait tendu la clé avec un
clin d’œil. Je n’aime même pas ce gars et il me
prête un appartement. Je le connais juste
vaguement comme ça. On s’était trouvé chez
une ribambelle de connaissances communes
dans les communes d’Ixelles, Saint-Gilles et
Etterbeek. On se croisait autour de bols de
sangria, de feuilles de menthe sur le point de
finir en mojito et de part et d’autre de carottes
au bord d’une piscine de sauce cocktail. À
chaque fois, nous étions un peu surpris de
découvrir que nous avions un ami de plus en
commun. Je suppose que «copains de soirée »
est le meilleur mot pour définir notre relation.
Il y a quatre ans, dans un canapé rouge, je me
suis retrouvé à embrasser quelqu’une de
passablement alcoolisée qui s’est révélé par la
suite être sa petite amie de l’époque. Le
malentendu dissipé il n’a manifesté aucune
envie de me foutre son poing.
Il travaille pour un cabinet de
consultants. Lors de notre première rencontre,
il m’a expliqué en quoi consistait son travail en
détail. J’ai juste retenu que son employeur a été
le premier à employer le mot «restructuration»
pour désigner ce-que-vous-savez et que tout le
secteur de la consultance s’est emparé de ce
mot comme des vautours d’un bout de jarret de
gnou. J’ai noyé les autres détails dans le rhum.
Je lui ai expliqué que je dessine des
objets, que je les fabrique en petites séries avec
une imprimante 3D, que je les vends en ligne et
que ma petite entreprise vivote. Il ne m’a pas
demandé de détails sauf sur la fraise Tagada
géante, un presse-papier que je vends surtout en
Allemagne. Finalement, ça n’a pas été le cadeau
de Noel de sa boîte.
Un soir d’anniversaire ou de
crémaillère, après que la foule des jeunes
parents a pris congé pour rentrer payer les
baby-sitters (il devait donc être un tout petit peu
plus d’une heure du matin), je ne sais plus très
bien comment, la conversation est arrivée sur
mon besoin de changer d’air, de me mettre au
vert quelque temps.
Il a mis la main à la poche, en a sorti
une clé qui devait se sentir toute seule dans son
porte-clé en cuir.
« — C’est à Palavas-les-Flots. Déjà été ?
— Jamais.
— C’est près de Montpellier.
— Ah ? Avec un nom pareil, je pensais
que c’était en Bretagne.»
C’est là qu’il a lâché le narguilé de notre
hôte, qu’il s’est redressé et qu’il m’a regardé
droit dans les yeux en refermant ma main sur le
porte-clés. À l’intérieur, taillé dans un métal
mat, étalant des contours de sécurité inhabituels
brillaient une clé et une adresse, à Palavas-les-
Flots. Elle porte un numéro cinq, peut-être bien
écrit en or 24 carats.
« — Tu verras, c’est vraiment un endroit
pas comme les autres».
Pour la troisième fois en deux ans,
Amandine souhaitait «faire une pause» dans
notre relation. Je n’avais aucun doute sur le fait
qu’après deux ou trois semaines au bord de la
Méditerranée, elle me sauterait au cou à la
sortie de l’avion et que nous serions repartis
pour un tour d’environ six mois.
*
* *
C’est un petit cube blanc et noir, haut et
large de quatre étages. Le noir est fourni par
des fenêtres qui ont reçu le même traitement
que les vitres des voitures des oligarques russes
et des rappeurs milliardaires. Impossible de
voir à l’intérieur. De là où je suis, je ne peux
que supposer que de l’intérieur on peut voir ce
qui s’y passe.
J’avais encore le sifflement des réacteurs
et le babil du taxi en tête (Montpellier a gagné
un match de rugby d’un point, un point !)
quand je l’ai levé la tête sur cet immeuble.
L’architecte avait choisi des matériaux
éblouissants. Je n’aimerais pas être fragile des
yeux et dénué de lunettes solaires quand le
Soleil éclaire une de ses façades. C’est un bel
objet. Je me suis promis de chercher le nom de
l’architecte et de lui demander quel
pourcentage il veut pour en vendre des
maquettes sur mon échoppe en ligne.
Cet examen a bien dû me prendre
quatre minutes. Pendant ce temps, des gens
sont sortis d’autres immeubles, porteurs de
bikinis, de sacs en toile et de serviettes de plage.
Un vendeur de barbe à papa s’est installé à la
périphérie de mon champ de vision. Le vent
était dans le mauvais sens. Les odeurs sucrées
sont allées vers la Méditerranée.
Pendant ces quatre minutes, personne
n’est sorti ou entré de l’immeuble. Le gravier
blanc qui l’entoure entièrement ne porte
aucune trace de pas et aucune trace de râteau.
J’ai soupesé une hypothèse : l’immeuble n’a pas
été construit par des maçons, il est sorti tout
entier des entrailles de la Terre un quart
d’heure avant mon arrivée à un endroit où du
gravier flambant neuf attendait d’être dérangé.
J’ai pris une longue respiration. De l’iode, du
sel, une lointaine note d’huile solaire, mais je
n’ai pas reconnu l’odeur de voiture neuve.
Avec le geste prudent du gars qui
franchit un cordon de velours rouge de boîte de
nuit sans le coup de tête approbateur du
physionomiste, j’ai fini par risquer une
espadrille timide sur les graviers blancs. Je
m’attendais à poser le pied sur un sol rendu
chaud par le Soleil. Rien de tout ça. Les
graviers étaient frais comme s’ils étaient à
l’ombre depuis l’aube des temps.
Pour la 76e fois depuis mon départ, j’ai
tâté la poche de mon blouson. À l’abri dans
une poche à fermeture éclair, le porte-clés était
bien là. J’ai sorti la clé. Elle a ouvert la porte de
l’immeuble. Le hall, désert, ressemblait à un
club anglais ou à l’accueil d’un hôtel de luxe. Il
ne manquait que le pianiste et un comptoir. Le
tapis à motifs persan était épais comme... je
n’en sais rien en fait. Pour autant que je sache,
il n’est pas impossible que la base de ce tapis se
trouve à mille mètres sous terre. Et c’était donc
ce genre de tapis qui accueillait les habitants de
retour de la plage et l’inévitable sable sous leurs
chaussures. Mezza voce, j’ai souhaité bon
courage à la personne chargée de l’entretenir.
L’ascenseur a poussé le sens de
l’hospitalité jusqu’à être au rez-de-chaussée. J’ai
poussé sur le bouton à côté du nom de famille
de François.
L’étage n’avait qu’une seule porte. J’ai
introduit la clé dans la serrure. Je l’ai laissée là.
J’ai envisagé très sérieusement de redescendre,
de me débrouiller pour trouver un taxi, de
reprendre l’avion en sens inverse, de dire à
François que c’était très gentil vraiment, mais
que... Je me suis souvenu que mon billet de
retour n’était pas échangeable.
J’ai tourné la clé dans la serrure, en
espérant quand même un tout petit peu qu’elle
n’ouvre pas la porte. La clé a fait son boulot. La
porte était tellement bien huilée qu’elle a
commencé à s’ouvrir toute seule. La surprise
était juste derrière.
«Bienvenue.»
Il a le kit complet : une tête d’évêque
anglican, le gilet à petites rayures (turquoise et
noir), les cheveux grisonnants, les gants blancs,
le costume impeccablement noir, les chaussures
cirées comme des miroirs. Il m’a fait peur, ce
con.
« — Vous êtes ici chez vous, Monsieur
Spiegelaar. J’espère que vous avez fait bon
voyage. Si vous souhaitez vous rafraîchir, j’ai
pris la liberté de vous faire couler un bain»
Oh
Pu-
Tain.
Je savais que la famille de François n’est
pas tout à fait sur la paille, mais de là à ce que
son futur héritage comporte un maître d’hôtel
dans un appartement de vacances... S’il existe
un radar du cœur pour flasher les excès de
battements, le mien a perdu tous ses points
d’un seul coup. Je roule à au moins 180
pulsations/minutes. Ce n’est pas ma faute,
Monsieur l’agent, c’est l’argent de mon ami qui
m’a surpris.
La surprise m’a fait lâcher mon sac de
voyage sur le parquet de l’entrée. J’ai tendu la
main pour le repêcher. Ma main s’est refermée
sur le vide. Mon sac de voyage était déjà dans la
main gauche de... de...
« — Permettez-moi de me présenter. Je
me nomme Honoré Castillac. Souhaitez-vous
m’interpeller en usant de mon nom ou de mon
prénom ? Les deux se font. Je n’ai pas de
préférence personnelle.
— Heu... Comment François vous
appelle-t-il ?
— Monsieur François m’appelle
Honoré.
— Très bien. Je ferai la même chose,
Honoré. Vous pouvez m’appeler Daniel
— J’en prends bonne note, Monsieur
Daniel. »
C’était le plus grand appartement que
j’aie jamais vu. J’ai silencieusement regretté de
ne pas avoir emporté un GPS d’intérieur. Nous
avons fini par arriver devant une porte noire
comme de l’ébène. Ce qui tombe relativement
bien vu que c’est une porte en ébène.
Authentique début 19e à vue de nez1. Il a
ouvert. Je me suis frotté les yeux.
« — La chambre que j’ai pensé vous
attribuer, Monsieur»
Je suis entré. Mon regard a fait le tour
des lieux.
Honoré avait l’air d’attendre quelque
chose.
« — Si elle ne vous convient pas, je peux
vous déplacer dans la chambre de l’autre côté
1j’ai toujours trouvé cette expression bizarre,
pas vous ? Comment est-ce qu’un nez peut voir ?
du couloir. Elle est plus spacieuse.
— Elle me convient, Honoré. Elle me
convient.
— Votre salle de bain est derrière le
paravent. Bon séjour, Monsieur.»
Le temps de localiser le paravent dans
les trente mètres carrés de bibelot de goût,
d’antiquités modernes, d’appliques spécialisées
en lumière flatteuse et de miroirs chinois et
Honoré avait refermé la porte dans un silence
de moteur de Rolls.
J’ai laissé tomber mon perfecto sur le
matelas. Il a rebondi légèrement.
La baignoire était tout juste assez petite
pour ne pas mériter l’appellation piscine. J’y ai
trempé un orteil prudent. La température était
parfaite. Je ne sais pas à quelle température était
l’eau au moment où Honoré l’a fait couler,
mais là, à ce moment précis, elle était juste
parfaite, pas un demi-degré trop chaud, pas un
demi-degré trop froid.
J’ai allumé la radio. Elle était réglée sur
FIP. Le mélange éclectique de cette station était
parfait pour m’accompagner dans mes
ablutions.
Il m’a fallu un moment de longueur
normale pour remarquer que quelque chose
manquait à cette baignade. Il m’a fallu un
moment bien plus long pour comprendre ce
qui manquait. À aucun moment, je n’ai éprouvé
le besoin de rajouter de l’eau chaude. J’ai fini
par remarquer des chiffres verts sur une
console électronique, sur l’autre rive de la
baignoire. C’est comme ça que j’ai appris que
ma température préférée pour mon bain est de
41,8 degrés Celsius.
Dans la langue française, il n’existe pas
d’onomatopée homologuée pour décrire le cri
du goéland. C’est tant mieux : ce cri est
tellement laid qu’une onomatopée pour le
décrire ne pourrait être qu’un très vilain mot et
la langue française est déjà assez abîmée avec
l’usage excessif de l’adverbe «effectivement» et
le détournement de «récupérer».
C’est cette onomatopée inexistante,
propulsée dans ma direction à de nombreux
exemplaires par une famille de goélands qui
m’a tiré de mon sommeil. Papa Goéland,
Maman Goéland, Petit Goéland et Petite
Goéland discutaient de quelque chose qui
semblait leur tenir à cœur.
À ma grande surprise, le matelas et moi
avons mis la nuit à profit pour très bien nous
entendre.
J’ai écarté le velours épais des rideaux.
C’était encore l’heure où la journée est encore
un enfant joyeux qui colorie les nuages en
employant des couleurs extravagantes. J’ai
immortalisé ce lever de soleil avec mon Nikon.
J’avais faim. Une bonne odeur était là
pour m’avertir de l’existence d’un petit-
déjeuner quelque part dans cet appartement.
Allez, un petit jeu... Le petit-déjeuner...
... a été servi sur un bout de table-
formica à la cuisine : deux biscottes, une tasse
de café en poudre et un peu de confitures de la
marque Casino. Ambiance sonore :
vrombissement du moteur d’un frigo rose.
(Réponse A)
... a été servi dans la salle à manger :
saucisse, haricots en sauce, bacon and eggs, thé
English Breakfast et toasts. (Réponse B)
... a été servi sur la terrasse de
l’appartement. Nappe blanche, Jus de
pamplemousse blanc, jaune ou rose au choix,
confitures maison de cerises ou d’abricots,
petits pains encore chauds, viennoiseries qui
sentent encore la boulangerie, mélange précis
d’arabica et de robusta extrait d’une cafetière
italienne et journaux du matin repassés pour
être plus agréables à feuilleter. (Réponse C)
Un indice : ce n’est ni la réponse A ni la
réponse B.
« — Monsieur a -t-il bien dormi ?
— Très, très bien, Honoré. J’ai été
réveillé par des oiseaux qui faisaient du bruit.
Sans eux, je crois bien que je dormirais encore.
— Monsieur souhaite-t-il que je
m’occupe du bruit des goélands ?
— Heu... Oui Honoré, faites ce que
vous pouvez.
— Autre chose, Monsieur ?
— Non. Heu... Si. Qu’est-ce que vous
me recommandez de visiter dans la région ?»
*
* *
J’ai bien dû reconnaître qu’Honoré
n’avait pas tort : l’église de Palavas présente fort
peu d’intérêt architectural. En sortant de Notre-
Dame-de-la-Fertilité, je suis tombé sur un
attroupement. Une grappe de Palavasiens
formait un cercle autour de quelque chose sur
un trottoir. Émoustillé par la perspective de
profiter d’une attraction gratuite, j’ai fendu la
foule.
Au milieu du cercle de badauds, il y
avait Papa Goéland, Maman Goéland, Petit
Goéland, encore avec son petit cartable sur les
ailes et Petite Goéland, figée comme le reste de
sa famille dans un décès simultané survenu,
m’apprirent les voyeurs, en plein vol. Ils
n’avaient jamais vu ça.
Et là, comme moi à ce moment-là, vous
pensez peut-être : «Coincidence». Maintenant
que je sais ce que vous ne savez pas encore, je
ne parierais pas là-dessus.
On s’habitue à tout, y compris à être pendu, à
condition de le rester assez longtemps. Je n’ai
aucune expérience à la première personne de la
pendaison, mais en deux jours, je me suis
habitué à la douceur des draps, aux petits-
déjeuners en terrasse et aux petits soins
d’Honoré. Après trois jours, il était comme un
troisième hémisphère de mon cerveau.
«Le musée de la faculté de médecine de
Montpellier ? Vous êtes certain, Honoré ?»
Et paf ! Des morceaux de cadavres en
flacons, des instruments de médecine tombés
en désuétudes, des vieux grimoires qui
expliquent toutes les maladies que soignent des
sangsues bien placées... Bien joué, Honoré !
Ma moleskine s’est couverte d’ébauches, de
notes, de croquis. J’allais rentrer avec une
pleine brouette d’idées pour de nouveaux
objets à mettre en vente.
Parmi les objets que je me promettais
de réaliser, ne me demandez pas comment j’y
suis arrivé : une autruche domestique avec un
tablier de soubrette, un crocodile mauve pour
le bain des enfants, un chat en train de se
mettre de l’huile solaire... Les idées germaient
en moi au rythme de l’ouverture des grains de
pop-corn dans une casserole.
Dans mes synapses, c’était un festival de
rapprochement inédit, de demi-idées laissées en
jachère chacune de son côté et qui, je m’en
apercevais enfin, se complétait à merveille.
J’ai envoyé dans un mail une brève
description de mes plus récentes idées à
Amandine. Elle m’a répondu presque aussitôt.
Elle s’ennuyait en dessinant les plans d’une villa
quatre façades. Elle s’ennuyait de moi. Elle
émettait le souhait que nous allions manger à
deux quelque part dès mon retour.
Ce petit séjour se passait sans la
moindre anicroche. Aucun problème n’est
survenu. Honoré, le plus élégant des rouleaux
compresseurs a aplani la moindre difficulté que
j’aurais pu rencontrer. D’un coup de fil, il faisait
ouvrir des musées fermés pour travaux. Une
collection intéressante se trouve dans telle villa
de la côte, mais hélas ! son propriétaire est à
Macao pour affaires ? Dans l’heure, Honoré
m’informait que j’étais attendu dans cette villa.
J’avais gardé de mes autres safaris
urbains le souvenir de cartes dépliées sous la
pluie, de transports en commun aux mœurs
énigmatiques, d’attractions fermées un jour par
semaine et justement le jour où je me présentais
devant leur porte. De mes vacances, j’ai
toujours ramené des coups de soleil et des
cloches au pied.
Avec Honoré, pas moyen. Le matin, je
m’enduisais une seule fois avec la lotion
étiquetée «pour le soleil» de ma salle de bains
et... rien. Pas une rougeur, pas une douleur. Un
bronzage en voie d’apparition sans le moindre
inconvénient.
Tout était comme ça, tout le temps. Je
n’avais pas la moindre difficulté à faire quoi que
ce soit. Je n’avais qu’à dire une ou deux phrases
et Honoré satisfaisait mes caprices. Des
whiskies plus vieux que moi surgissaient dans la
minute. Plus aucun restaurant, plus aucun
concert n’étaient complets s’il me prenait
l’envie de les honorer de ma présence. De loin,
ça ressemble à une vie de rêve. De près, tout
obtenir sans le moindre effort, ça ressemble à
un rêve frelaté.
Alors forcément, j’ai voulu le tester. Il
est impossible que ce maître d’hôtel ne
rencontre rien d’impossible dans la satisfaction
de mes caprices. Sur le moment, j’ai même été
fier de cette idée.
J’avais passé une bonne partie de la nuit
à trouver quelque chose d’impossible à
demander à Honoré. Il me fallait une requête
qui en apparence soit possible, mais en réalité
soit impossible. Le matelas m’engloutissait de
ses milliers de petits bras tout doux. Le matelas
a fini par gagner cette partie de catch en
chambre. Je me suis endormi sans savoir que
demander à Honoré.
Je suis sorti de ma chambre en me
disant que le sucré c’est bon, mais que pour
une fois un petit-déjeuner à l’anglaise me siérait
plus que l’habituelle fête des fruits sur la
terrasse.
Sur la table du salon : saucisse, œufs et
bacon, haricots en sauce, toast et thé. Je
m’assieds, je verse le thé et les parfums du thé
Lady Grey me titillent les narines. Pas du
Darjeelings TSFOP, pas du Earl Grey, pas du
mélange English Breakfast. Non. Mon parfum
de thé préféré. J’ai dû en parler à François, il
aura transmis à Honoré et j’ai oublié que j’en ai
parlé à François. Il n’y a physiquement aucun
autre moyen pour qu’Honoré connaisse mon
parfum de thé préféré.
Au moment où j’ai tamponné ma
bouche avec la serviette, Honoré est apparu,
avec un imperméable.
« — Mais Honoré, il ne pleut pas
voyons...
— Pas encore monsieur, le temps que
vous sortiez de l’immeuble les premières
gouttes commenceront à tomber».
J’ai tourné la tête vers la fenêtre : Soleil
et ciel bleu aussi loin que mon regard portaient.
Pas de conditionnel, pas de doute.
Incrédule, j’ai pris l’imperméable sur mon
avant-bras, sans l’enfiler et j’ai appelé
l’ascenseur.
Je sifflotais «Singing in the rain» en
sortant de l’immeuble. J’étais une révolte
ironique, j’étais un pied de nez, j’étais le gars
qui allait se promener au Soleil jusqu’au Phare
de la Méditerranée. J’étais le grain de sable
dans l’industrie horlogère helvétique.
J’ai mis le pied sur le gravier blanc
autour de l’immeuble.
Plitch.
Plitch. Plitch.
PlitchPlitchPlitchPlitchPlitchPlitch.
J’ai levé la tête. Le ciel était divisé en
deux. D’un côté : ciel bleu, de l’autre, juste au-
dessus de moi, quelques nuages atteints
d’incontinence.
Bon, Honoré réside ici à l’année, il
connaît le climat mieux que moi me suis-je dit
en enfilant mon imperméable. Personne ne
peut programmer un climat avec temps de
précision.
C’est en approchant du Phare de la
Méditerranée (ce n’est plus un phare et c’est
deux euros pour admirer la vue) que je suis
tombé sur un réverbère sur quelque chose de
totalement impossible à demander à Honoré.
«Typhon» un Maine Coon espiègle avait
disparu depuis quelque temps de son territoire
habituel et une affichette demandait s’il avait été
aperçu quelque part. Un numéro de téléphone
avec une proportion extravagante de chiffres
impairs était au bas de l’affiche.
*
* *
Honoré a fini par «se retirer pour la
nuit» en me la souhaitant bonne. J’ai attendu
une heure dans le noir, sur mon matelas-
catcheur. Cette fois-ci, sa prise-câlin n’a pas
marché sur moi. J’ai ouvert la porte de la
chambre : aucune lumière, aucun son, aucun
signe d’activité d’Honoré.
J’ai sorti mon ordinateur portable et j’ai
demandé des images à Google. J’ai fini par
trouver ce que je cherchais : «Pipolet» un chat
disparu du côté de Verdun (le Verdun près de
Montréal, au Québec) à l’âge respectable de 19
ans il y a une trentaine d’années. Aucune
chance que ce matou voyageur soit encore
parmi nous. 59 ans pour un chat c’est deux ou
trois fois Jeanne Calment pour les humains.
C’était un chat multicolore avec des unes tache
blanche sur le dos qui ressemblait aux contours
de la péninsule ibérique. J’ai imprimé sa photo,
je l’ai enfermée dans le petit coffre-fort derrière
le miroir chinois et j’ai repris les négociations
avec mon matelas.
Je n’avais pas tout à fait fini d’avaler ma
dernière demi-bouchée de toast à la confiture
d’oranges amères quand j’ai sorti la photo de la
poche de mon peignoir.
« — Honoré ?
— Monsieur Daniel ?
— J’aimerais beaucoup rendre ce chat à
sa famille. Vous croyez que vous pouvez m’y
aider ?
— Mais certainement, Monsieur
Daniel».
Rien d’autre. Pas une question sur le
nom du chat, s’il porte un tatouage, une puce
électronique, s’il est timide ou sociable. Rien. Il
ne m’a même pas demandé la photo.
Mon danseur étoile intérieur a fait des
entrechats dans ma tête tout le temps que j’ai
passé à La Grande-Motte. Les immeubles se
prêteraient fort bien à des maquettes en 3 D.
Les boutiques de souvenirs n’en vendaient pas.
Je ne suis pas parvenu à m’expliquer comment
on pouvait y acheter des cartes postales d’autres
localités : Juan-les-Pins, Cannes et même une
vue rigolote de la gendarmerie de Saint-Tropez.
Peut-être que les estivants ont honte de leur
source annuelle de vitamines D et affirment à
tous leurs amis, carte postale à l’appui, qu’ils
viennent de croiser un top model sur le quai
des yachts à Saint-Tropez.
En rentrant à l’appartement pour le
repas de midi, c’est tout un philharmonique qui
jouait quelque chose une valse joyeuse dans
mes neurones. Mon danseur étoile intérieur
s’était mis au patin à glace et réalisait des
quintuples et sextuple Lutz sans effort apparent.
En ouvrant la porte, j’ai été accueilli par
un miaulement. Mon danseur étoile intérieur
s’est cassé une incisive sur la glace. Mon
philharmonique intime a rangé ses instruments
en silence.
Une grosse boule de poils se frottait son
museau à mon jeans. Sur son dos, une tache
blanche en forme de péninsule ibérique. La
boule de poils ronronnait comme si on avait
gardé les croquettes ensemble toute notre vie.
Pour un chat disparu à l’âge de 19 il y a trente
ans et au Québec, mon nouvel ami semblait en
pleine forme.
« — Honoré ?
— Monsieur Daniel ?
— Bien joué, Honoré.
— Je n’ai fait que mon travail, Monsieur
Daniel.
— C’est bien joué quand même,
Honoré. Sa famille ?
— J’entends ce que je crois être une
réponse à mon fax, Monsieur Daniel. Veuillez
m’excuser quelques instants.»
Malgré le décalage horaire, la famille où
Pipolet avait installé son territoire, exprimait
toute sa gratitude dans un fax rempli de points
d’exclamation. Les détails des vols que Pipolet
allait prendre pour rentre au Québec étaient sur
la deuxième page.
Je n’ai pas eu le courage de demander à
Honoré comment il a fait pour retrouver un
chat âgé selon toute vraisemblance de 59 ans
disparu il y a trente ans de l’autre côté de
l’Atlantique.
Sur les conseils d’Honoré, j’avais annulé
ma réservation au restaurant «Le Manuscrit».
En une petite semaine, ce maître d’hôtel m’a à
moitié anesthésié. Je n’ai même pas eu la plus
petite envie d’aller tester leur cuisine. Si
Honoré dit qu’elle est calamiteuse, c’est qu’elle
est calamiteuse et le nom rigolo de ce restaurant
n’est pas une raison suffisante pour que j’y
misse les pieds.
Télécommande en main, installé dans
un chesterfield en cuir fauve, je regardais le
journal télévisé sur un écran géant. Le
présentateur a lancé en stéréo un reportage sur
l’éternelle question Isralestinienne. Ce
reportage était d’une importance capitale et
j’étais là, tranquillement, à me demander si je
ne ferais pas mieux de regarder autre chose sur
une autre chaîne. L’envoyé spécial a fini par
prononcer le mot magique et capter toute mon
attention. Il a terminé une phrase par
«impossible».
Pas besoin de chercher plus loin. J’ai
pressé un bouton qui, je suis prêt à le parier,
n’est pas sur votre télécommande. Honoré est
entré dans la pièce quelques secondes plus tard.
« — Monsieur Daniel ?
— Je suis très préoccupé, Honoré.
— Le foie gras n’était pas à votre
satisfaction, Monsieur Daniel ?
— Non, non... il était parfait, Honoré.»
Je lui ai bien volontiers concédé cette
petite victoire, certain d’avoir une valise d’as
dans ma manche. J’ai abattu toutes mes cartes.
« — Je suis très préoccupé par la
situation au Proche-Orient. Israël, la Palestine,
tout ça.
— Très bien Monsieur Daniel. Je prends
les dispositions qui s’imposent.
— Faites ça, Honoré. Et pour demain
matin, de la confiture de pêches plates s’il vous
plaît.
— Certainement, monsieur.
Certainement.»
Un triomphe sur toute la ligne. Le
lendemain matin, Honoré n’a pas toussé pour
annoncer qu’il avait quelque chose à dire. Il
s’est contenté de me demander si les oranges
du Brésil étaient plus à mon goût que celles
d’Espagne. Incapable de faire la différence
entre les deux j’ai répondu «Espagne».
La confiture de pêche s’est étalée en
couches ultraplates sur mes tartines de pain de
seigle. Léger comme une montgolfière, je suis
sorti dans la petite station balnéaire.
L’influence d’Honoré sur mon système
commençait à laisser des traces. En me
promenant sur la plage, j’ai cru être suivi par
une loutre domestique. Je me suis retourné
plusieurs fois, très vite. À chaque coup d’œil
derrière moi : des baigneurs, un gamin au
sourire perpétuel en train de construire un
château de la Loire dans le sable. Aucune
loutre domestique.
Rassuré, j’ai emmené la voiture
qu’Honoré m’a louée jusque Carcassonne. Je
n’ai pas eu beaucoup d’idées de nouveaux
objets dans les petites rues de la vieille ville.
J’étais trop euphorique. J’avais les yeux en
forme de cœur rose et un bouquet de violettes
permanent sous le nez.
En prenant un Perrier menthe en
terrasse, une légère inquiétude s’est emparée de
moi. Et si en rentrant Honoré m’annonçait que
la question Isralestinienne est réglée pour les
siècles des siècles ? La lecture d’un numéro de
L’Indépendant oublié sur une table voisine m’a
rassuré. Le quotidien reproduisait une dépêche
de l’AFP sur le côté inextricable de la crise.
Pas de miaulement en ouvrant la porte.
Pipolet était entre les mains d’une société de
courrier express. J’ai scruté attentivement le
visage d’Honoré. Il ne m’a rien annoncé.
En déambulant dans un petit village des
Cévennes qu’Honoré m’avait recommandé au
lieu de m’annoncer la paix au Proche-Orient
j’étais positivement ivre de joie. Ma victoire
résidait dans le silence d’Honoré. J’avais trouvé
une mission hors de ses cordes. Je lui avais
demandé la paix au Proche-Orient, j’aurais pu
lui demander de me faire de la confiture au
Boson de Higgs ou lui annoncer que j’aimerais
bien boire mon Monbazillac dans le Graal il
aurait encore été capable de satisfaire ces
caprices. Mais avec la paix au Proche-Orient
j’avais mis dans le mille. C’est le maître d’hôtel
le plus prévenant du monde, mais il ne peut pas
tout faire. La victoire de mes caprices était
capiteuse.
Je me suis assis à la terrasse du seul café
du village et j’ai commandé un verre de
champagne. J’ai basculé la tête en arrière et j’ai
inspecté le ciel : parfaitement bleu partout. Je
donnais encore trois minutes au garçon pour
revenir m’annoncer qu’ils n’ont pas de
champagne. C’est le «pop» d’une bouteille qui
m’a tiré de ma rêverie. Sur le comptoir, le vin
pétillant poussait sa mousse hors de la bouteille.
J’ai porté un toast silencieux et j’ai vidé la flûte
d’un trait. C’était un moment parfait.
Les SMS d’Amandine et de François
pour m’annoncer quelle tournure Amandine
avait donnée à la pause dans notre relation ont
été quasi simultanés. Ils ont eu sur moi l’effet
d’un crochet du droit suivi tout de suite d’un
uppercut du gauche. Je suppose qu’ils étaient
assis côte à côte et les yeux dans les yeux quand
ils les ont envoyés et qu’ils se sont embrassés
comme des morts de faim juste après l’accusé
de réception.
J’étais K.O. assis. Je pesais trois tonnes.
Je ne pouvais pas faire autre chose que fixer
l’écran de mon smartphone. J’ai fini par lever
les yeux. Honoré me tendait un whisky double
sans glaçons. J’ai envoyé l’alcool se promener
dans mon sang aussi vite que possible.
« — Que la nuit vous soit réparatrice,
Monsieur».
La douceur du matelas m’était
insupportable. Il me restait cinq jours avant de
reprendre l’avion, de passer chercher ma
brosse à dents chez Amandine en espérant ne
pas y croiser François.
« — Je n’ai pas faim ce matin, Honoré.
— Je n’ai pas préparé de petit-déjeuner,
Monsieur Daniel.»
Je n’étais plus en état d’être surpris par
la prévenance de cet homme. Je n’étais plus en
état de grand-chose. Je n’étais plus du tout.
J’étais composé de néant vide emballé dans une
mince couche d’épiderme prête à se rompre à
chaque pas. J’étais un sac vide. J’étais une statue
de sel que la pluie va faire fondre. J’étais une
feuille morte qui attend le balayeur dans le
caniveau.
« — Si Monsieur Daniel veut bien me
suivre...»
Comme un robot, j’ai suivi Honoré
jusqu’à l’ascenseur. Nous avons descendu un
étage. Le couloir était peint d’une couleur
différente. Je n’étais pas en état de décider si je
préférais cette couleur ou celle de mon étage.
Honoré a ouvert une porte qui n’était pas
fermée à clé.
Le plan de l’appartement n’était pas le
même. Honoré s’est ouvert devant une porte. Il
a frappé trois coups, deux coups puis de
nouveau trois coups. Quelqu’un est venu ouvrir
la porte.
« — Si vous voulez bien vous donner la
peine d’entrer, Monsieur Daniel...»
Je me suis donné la peine.
Autour d’une grande table, deux demi-
douzaines de particuliers discutaient dans
l’anglais avec l’accent inénarrable de Yasser
Arafat. La table ronde débordait de plans de
Jérusalem, de carte de la région et de liasses de
documents divers portant des annotations de
plusieurs couleurs faites par plusieurs mains.
Dans un coin, une imprimante crachait des
pages. Les participants à la réunion ont dévissé
le regard qu’ils avaient fixé sur cette imprimante
pour s’intéresser à nous. Honoré a fait les
présentations, en anglais.
Je suis passé sur pilote automatique et
j’ai serré les mains de tous ces messieurs.
Pendant cette opération, l’imprimante a craché
une dernière page. Ils ont sorti une agrafeuse et
se sont partagé deux exemplaires d’un
document de 33 pages dans une langue et de 35
dans l’autre.
« — Ces messieurs s’apprêtent à nous
quitter, Monsieur Daniel. Ils ont finalisé un
accord de paix qu’ils proposeront à leurs
gouvernements à leur descente d’avion. The
Tel Aviv flight via Paris and Frankfurt is the first
to leave I believe gentlemen.»
Une moitié de la table s’est levée pour
serrer les mains de l’autre. Quelques-uns ont
écrasé une petite larme. D’autres se sont laissés
aller à une mâle embrassade. Ils m’ont tous
froissé les muscles des deux mains, les uns
après les autres. Pendant leur petit défilé
d’adieux devant moi ils n’avaient qu’une phrase
à la bouche : "Thank you very much».
La moitié palestinienne de la table m’a
expliqué les grandes lignes de leur accord. Ce
que j’en ai compris m’a eu l’air bien pensé,
équilibré et respectueux pour les deux parties.
J’ai promis de n’en rien dire à personne jusqu’à
ce que les deux gouvernements en fassent
l’annonce.
Je suis sorti de l’appartement en même
temps que le groupe des Palestiniens. Je les ai
accompagnés jusqu’à leurs taxis. Ce petit
moment m’avait fait du bien, mais j’étais à des
siècles-lumière d’avoir cicatrisé Amandine.
Je cherchais le fond de la piscine pour y
donner un grand coup de talon et remonter à la
surface. Je me suis dirigé vers la mer. J’ai enlevé
mes chaussures et j’ai mouillé mes pieds. Par
un curieux vase communicant, de l’eau salée est
sortie de mes yeux.
Au moment où Amandine a procédé à
l’officialisation Facebook de la fin de notre
relation, la batterie de mon smartphone était
pleine à 98 % que j’ai passés à répondre à mes
amis, à leur dire que ce n’était la faute de
personne, c’est la vie, c’est tout. Dans mon
deuil, je n'en étais pas encore à la phase de la
colère.
Pendant ces conversations
téléphoniques internationales, j’ai remonté dans
un sens et puis dans l’autre l’avenue de Palavas
qui longe la plage. Je suis passé deux ou trois
fois devant l’immeuble où François m’a prêté
un appartement.
Quand la batterie, épuisée, a mis fin
pour moi à la dernière conversation, je me suis
demandé si cet appartement n’était pas un prix
de consolation. Si Amandine et François
n’avaient pas commencé à se voir avant mon
départ. Et si c’était la culpabilité qui avait
poussé François à me prêter ce palace à
Palavas ?
Je n’avais pas faim, pas soif, pas
sommeil. Je me sentais à peine en vie. C’est
probablement le vent qui m’a poussé jusqu’au
pied de l’immeuble. J’ai poussé un soupir
tellement gros que la porte de l’ascenseur s’est
ouverte sous sa pression.
La porte d’entrée de l’appartement a
chuinté. J’ai pris la direction de ma chambre en
passant par le salon.
« — Monsieur Daniel: Mademoiselle
Cécile. Mademoiselle Cécile, je vous présente
Monsieur Daniel Spiegelaar.»
Elle est assise au bord du chesterfield.
Elle pose le magazine pour photographes
qu’elle était en train de feuilleter. Elle passe une
main de pianiste dans ses bouclettes. Elle pose
un regard quasiment turquoise sur moi. Je reste
sans bouger assez longtemps pour qu’elle sorte
un Leica numérique de son sac, me
photographie avec un petit rire mutin, se lève
gracieusement et me serre la main.
« — Cécile.»
Mon cœur s’est mis à battre au rythme
de ses cils.
« — Vos objets sont bien conçus, mais
on dirait que vous les photographiez vous-
même
— Normal. Parce que. C’est.
Photographie. Les. Je. Moi-même.»
C’est ce que j’ai répondu. Ou alors les
mots étaient dans le bon ordre, je ne sais plus.
Je ne me souviens que de sa réaction : une
variation sur son rire mutin. J’ai cru que mes
jambes se dérobaient sous moi.
Je me suis effondré dans le chesterfield.
« — Monsieur Castillac m’a servi une
grenadine pour vous attendre. Vous
m’accompagnez ?»
Elle me demande si je l’accompagne.
Elle ne précise pas où. Je lui proposerais bien la
salle des mariages la plus proche. Ou plus
prosaïquement ma chambre. Je sens
confusément qu’il faut que j’ouvre la bouche et
dise quelque chose d’intelligent. Je réfléchis
longuement et finis par trouver une répartie fine
et spirituelle.
« — Oui.
— Une grenadine pour Monsieur
Daniel. Tout de suite.»
Elle me regarde. Elle me montre la
photo qu’elle a prise de moi. Comme
d’habitude, je suis aussi gracieux qu’un
portemanteau. La lumière, la composition, les
proportions... Cette photo est parfaite. Elle me
montre d’autres photos. Elle bouge les lèvres.
Du son arrive à mes oreilles. Je suis trop
occupée à la regarder pour décoder ce qu’elle
me dit.
Honoré pose un verre de grenadine sur
la table basse. Le verre a à peine touchée la
surface de la table que... pouf ! Honoré a
disparu. Nous somme à nouveau seuls : moi,
ses photos et moi. Elle a sorti un album de son
sac. Première page : photo parfaite. Deuxième
page : photo parfaite.
Je fais un rapide aller-retour dans ma
chambre et reviens avec quelques objets. Je les
dépose sur la table du salon.
« — Tu peux m’aider à diriger cette
lampe ?»
Un halogène est engagé dans le rôle
d’éclairage. Cécile demande au Soleil d’éclairer
une coccinelle VW en 3 D. Le Soleil
obtempère. L’halogène tempère. Elle prend
une photo, elle fait la moue. Elle en prend une
deuxième, elle refait la moue. Ce n’est pas la
moue que j’ai envie de faire avec elle. Elle
atteint enfin la satisfaction photographique. Sur
l’écran de son appareil, la coccinelle n’est pas la
même que sur la table. Elle est belle à croquer.
« — Belle à croquer»
Je m’aperçois que j’ai dit ça en
regardant Cécile droit dans les yeux et qu’elle
rosit jusqu’à l’âme.
« — Je parle de la coccinelle.
— Ah.
— Non, ce n’est pas ce que je veux dire.
Heu... Il y a moyen de faire la même dans un
format vertical ?
— Ah, vois-tu dans le cas de cette
coccinelle, la verticalité n’est pas une bonne
idée parce que...»
La photo de cette coccinelle a été le
point de départ d’une conversation qui a tracé
des sillons improbables. Je n’avais jamais eu de
conversation aussi plaisante de ma vie. Mes
mots étaient les pings de ses pongs. Ses
anecdotes étaient le yin de mon yang. Ses idées
sont venues s’emboîter dans les miennes et s’y
reproduire. Elle m’a fait des suggestions
d’objets à produire. J’ai pris mes mots pour
photographier quelques paysages et lui montrer.
Ça a duré cinq minutes comme ça a pu durer
cinq heures. J’avais sous les yeux la meilleure
raison du monde de ne pas consulter ma
montre.
Elle a fini par regarder la sienne,
bredouillé quelques phrases à propos de sa
colocataire qui avait perdu sa clé, qu’elle devait
retrouver au plus vite, m’a fait un doux baiser
sur le front et a disparu dans un nuage de
poudre de fée.
C’est seulement en séparant mon
smartphone de son chargeur que je me suis
aperçu que je ne lui ai pas demandé son
numéro de téléphone, ni son adresse mail, ni
son adresse postale. Je ne connais que son
prénom.
Honoré est dans la cuisine, en col roulé
et pantalon de velours. Il chante à tue-tête une
rengaine à la mode. Il est en pantoufles.
« — J’aimerais petit-déjeuner et le
numéro de Cécile, honoré...
— Ah ça mon petit pote, j’aime autant te
dire...
— Vous me tutoyez, Honoré ?
— Je fais ce que je veux, mon petit pote.
Je te tûtons, je te titille, je te tâtonne, je... Je suis
libre et heureux. Youp. La. Boum.
— Honoré, j’ai faim.
— Le frigo c’est la grande chose rose qui
ronronne dans le coin. Les placards sont
remplis de boustifaille. Tu te fais ce que tu veux
à croûter, mon Daniel. Moi, dans un quart
d’heure, je suis cassos-adios.
— François vous a viré ?
— Monsieur Fran— ah, ça me reprend...
Franky-la-débrouille n’est pour rien dans mon
emploi ici. J’étais déjà là quand sa famille a
acheté cet appartement. Livré avec.
Je me suis posé sur une chaise de la
table de la cuisine.
»— Il y a des biscottes quelque part ?
— Placard en haut à gauche. Avec et
sans sel. Avec et sans gluten. Avec sel et sans
gluten. Sans sel et sans gluten. Personne ne
fabrique de biscottes sans sel et avec gluten.
Mais ça n’est plus mon problème.»
Pendant que je trouvais biscottes et
confiture, Honoré est sorti de la cuisine,
toujours en chantant. Voici ce qu’il chantait :
«Enveloppe pourpre... Petite enveloppe
pourpre... Merci, merci, petite enveloppe
pourpre...»
Je me suis fait une biscotte-confiture
rouge de chez Casino, sans beurre et je suis
parti à sa recherche.
Sa chambre était dans un recoin de
l’appartement que je n’avais jamais visité. Elle
était plus petite que la mienne. La décoration
était plus sobre. Honoré était en train de
remplir deux valises de vêtements que je ne lui
avais jamais vu porter. Des tweeds, du velours
et même... des jeans !
C’est quand Honoré s’est passé un
peigne dans les cheveux que j’ai remarqué qu’il
grisonnait nettement moins que dans mon
souvenir. Il s’est retourné. Ce n’était plus le
même homme. C’était le même homme, mais
en plus jeune. Il a physiquement rajeuni sur le
trajet de la cuisine à sa chambre. L’appartement
est assez grand pour qu’on prenne un petit
coup de vieux en le visitant de fond en comble,
mais le processus inverse...
« — J’ai fin ma valise. Je suppose qu’il va
bien falloir qu’on cause tous les deux. Tu nous
sers un pinard ?
— Je... Si vous voulez.
— Tu peux me tutoyer, Toto. Ne te
gêne pas. Profites-en. Conseil d’ami.»
Quand j’ai libéré le bouchon, Honoré
était dans le chesterfield. Il me tendait son verre
comme un enfant gourmand.
« — Elle te plaît la Cécile ?
— Heu...
— Déconne pas, c’est important ! Elle te
plaît ?»
La question le préoccupait tellement
qu’il a renversé un quart de son verre sur le
chesterfield. Son regard était sérieux comme
une déclaration de revenus imposables. Il a
failli me briser le poignet. Il a détaché chaque
syllabe.
« — Est-ce qu’elle te plaît ?
— Oui... Beaucoup...
— Ouf.»
Il s’est assis sur la tache de vin sans y
prêter la moindre attention.
«Bon... parfait... Tant mieux...»
Il m’a tendu une enveloppe pourpre.
«Ouvre, elle ne va pas te mordre.»
J’ai ouvert. L’enveloppe pourpre ne
portait aucune inscription ni au verso ni au
recto. J’en ai tiré un bristol crème épais sur
lequel une machine avait écrit : «The Tel Aviv
flight via Paris and Frankfurt is the first to leave
I believe gentlemen.» Le bristol portait un
trombone qui ne retenait rien dans ses petites
griffes de métal mou.
« — Ah.»
Honoré s’est enfin aperçu du vin sous
sa cuisse.
« — Donc Cécile te plaît...
— Oui.
— Tu aimerais la rencontrer à nouveau,
je suppose...
— Vous supposez bien Honoré
— Qu’est-ce que je vais devoir faire pour
que tu me tutoies, bordel ?!
— Tu supposes bien, Honoré.
— Et en plus, je te dis d’en profiter. Fais
attention, merde ! Tu as envie de faire
beaucoup de petites photos avec elle ?»
J’ai hoché la tête.
« — Tu te demandes s’il y a assez
d’affinités pour le plus-si-affinités ?»
— Évidemment.
— J’ai une bonne et une mauvaise
nouvelle pour toi. On va commencer par la
bonne. Ce n’est pas loin d’être réciproque. À
une toute petite condition, toi et Cécile vous
allez vivre une vie qui aura l’air d’un film
parfait. Vous avez déjà un parcours fléché en
pointillé. Il ne tient qu’à vous deux de décider
si vous voulez passer ensemble par les cases
Ikea, maternité, salle des mariages, belle
maison avec jardin, maison de retraite et
cimetière, tous les deux allongés sous une
couverture en marbre pour l’éternité. Dans
l’ordre que vous préférerez, Cécile et toi.
— Ah, ça, c’est une bonne nouvelle.
— Le problème des bonnes nouvelles
c’est que s’il n’y a pas de mauvaises nouvelles, il
n’y a pas de bonnes nouvelles non plus.
— Excuse-moi, Honoré...
— Il me tutoie, mesdames-messieurs... Il
peut le faire ! Je suis fier de toi mon petit
bonhomme ! Tu peux m’appeler Nono ou
Hono ou Réré ou ce que tu veux. Je sais que tu
peux le faire !
— Excuse-moi, mais... je ne vois aucun
rapport avec l’enveloppe.
— Figure-toi que j’ai été à ta place avant
toi. J’ai déjà eu cette conversation avec mon
prédécesseur. Je te comprends, si tu savais
comme je te comprends. Ma Cécile à moi ne
s’appelle pas Cécile. Je vais garder son prénom
pour moi, il ne te serait d’aucune utilité. Je l’ai
rencontré ici même, dans des circonstances pas
très différentes des vôtres.
— Et où est-elle votre...
— Elle est là !»
Honoré brandit un bristol crème épais.
Il me le met tellement sous le nez que je vois
une trace de trombone en gros plan. Je ne vois
rien.
« — Je ne veux pas te faire de mal. Je ne
te montre que le verso. Au recto, il y a un petit
mot de ma camarade à moi, un bisou aux
rouges à lèvres, son adresse, son téléphone... Je
pars, je cours, je vole la rejoindre et entamer
mon parcours avec elle. Juste un dernier truc à
t’expliquer et je peux y aller. Le bristol que tu as
en main, qu’est-ce qu’il dit ?
— Heu... The Tel Aviv flight via Paris
and Frankfurt is the first to leave I believe
gentlemen.
— C’est ma phrase ! J’ai prononcé ma
phrase ! Je peux aller la rejoindre.
— Je ne comprends pas.»
Honoré est allé jusqu’au mur-
bibliothèque. Il en a rapporté un Littré.
« — Tu prends des mots présents dans
ce dictionnaire, tu les mélanges et tu as des
phrases. Et dans toutes ces phrases, il y a la
phrase. Quand je pense à toutes ces
demoiselles que j’ai présentées à Franky sans
me douter que c’est toi que j’attendais...»
Honoré est allé dans sa chambre, il a
empoigné ses deux valises.
« — Pour recevoir une enveloppe
pourpre comme la mienne, avec le numéro,
l’adresse de Cécile. Tu n’as que deux choses à
faire. La première : prononcer ta phrase. La
mienne c’était “The Tel Aviv flight via Paris and
Frankfurt is the first to leave I believe
gentlemen.” Tu n’aurais pas eu l’idée saugrenue
de t’intéresser à la paix au Proche-Orient, je
serais toujours en train de nettoyer tes taches de
confiture sur la nappe du petit-déjeuner.»
— Ah. Et c’est quoi ma phrase ?
— Mais comment veux-tu que je le
sache ?! C’est ta Cécile, c’est ta phrase. Peut-
être qu’elle est toute simple, peut-être qu’elle
est alambiquée, comme la mienne. Bonne
merde mon gars.»
Honoré était devant la porte. Il a ouvert
avec sa clé. Il est sorti dans le couloir. Il m’a
tendu sa clé.
« — Je ne crois pas que je remettrai les
pieds dans cet immeuble.
— Honoré ? Vous avez parlé de deux
choses à faire.
— Oh le con que je suis ! Failli oublier.
Alors, la deuxième chose à faire...»
J'attends. Je suis debout dans le hall de
l’appartement. Je porte un costume noir
impeccable, mes souliers brillent comme des
miroirs. J’enlève un gant blanc pour me
recoiffer. Je le remets aussitôt. J’attends que la
porte de l’appartement s’ouvre. Demandez-moi
ce que vous voulez, je sais comment tout
obtenir, sauf le numéro de téléphone de Cécile.
En attendant, je pense à des phrases. Je cherche
ma phrase. J’espère que «Si vous souhaitez vous
rafraîchir, j’ai pris la liberté de vous faire couler
un bain.» sera ma phrase, mais j’ai comme un
doute.
Post-scriptum
Il est probablement possible d'écrire de la
fiction sans savoir qu'on met de soi dans chaque
personnage mais à mon très humble avis, c'est
beaucoup plus difficile.
J'ai la chance de ne pas trop être dupe vis-à-vis
de moi-même sur ce que j'ai mis de moi dans
les personnages de ce court divertissement.
Tu veux écrire de la fiction et tu veux un
conseil ? Parci tous ceux qui pourraient me
venir, il y a celui-ci : demande-toi ce que tu
mets de toi dans tes personnages.
Si vous avez aimé ce court divertissement, vous
aimerez peut-être « Comment la fin de la
Belgique n’a pas eu lieu » disponible sur
lulu.com plus précisément à cette adresse :
Si vous n’avez pas aimé, l’adresse
[email protected] est à votre écoute.
http://www.fondationmoibaudouin.be