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1 Michel FOUCAULT, Dits et Écrits, tome 2: 1976 – 1988, Paris, Galli- mard, 2001, pp. 215-223. ÉpidĂ©mie, salubritĂ© et dĂ©veloppement urbain Dans ƒdipe roi l’histoire commence avec une Ă©pidĂ©- mie dans la ville de ThĂšbes et plus prĂ©cisĂ©ment par la dĂ©- cision des autoritĂ©s politiques d’expulser le responsable de cette Ă©pidĂ©mie. Dans cet exemple, issu d’un des textes fondateurs de la culture europĂ©enne, on peut noter que le rapport entre dĂ©veloppement des villes et gestion des Ă©pidĂ©mies est direct et structurel. La naissance des villes dans l’histoire pose immĂ©diatement le problĂšme de la dif- fusion des maladies parmi des groupes humains concen- trĂ©s et la gestion des Ă©pidĂ©mies se traduit aussitĂŽt par une politique urbaine. Certains auteurs arrivent Ă  dĂ©cerner dans ces po- litiques de gestion urbaine de la maladie, des interprĂ©- tations diffĂ©rentes de l’espace et de la politique: Michel FOUCAULT, dans ses analyses du biopouvoir, dĂ©crit com- ment le contrĂŽle des corps dans l’espace urbain français Ă©volue avec l’histoire des “systĂšmes politico-mĂ©dicaux” 1 . Si le contrĂŽle de la lĂšpre au Moyen Âge prĂ©voyait l’expul- POLITIQUES SANITAIRES ET SE ÂŽ GRE ÂŽ GATION URBAINE DANS LES VILLES AFRICAINES: DE LA PEUR DE L’E ÂŽ PIDE ÂŽ MIE A ` L’E ÂŽ PIDE ÂŽ MIE DE LA PEUR VALERIO BINI [
] ጐΜ Ύៜᜁ Ï€Ï…ÏÏ†ÏŒÏÎżÏ‚ ΞΔ᜞ς σÎșÎźÏˆÎ±Ï‚ ጐλαύΜΔÎč, λοÎčΌ᜞ς ጔχΞÎčÏƒÏ„ÎżÏ‚, πόλÎčÎœ, ᜑφៜ Îżáœ— ÎșÎ”ÎœÎżáżŠÏ„Î±Îč ÎŽáż¶ÎŒÎ± ÎšÎ±ÎŽÎŒÎ”áż–ÎżÎœ, Όέλας ΎៜግÎčΎης ÏƒÏ„Î”ÎœÎ±ÎłÎŒÎżáż–Ï‚ Îșα᜶ ÎłÏŒÎżÎčς Ï€Î»ÎżÏ…Ï„ÎŻÎ¶Î”Ï„Î±Îč. Une dĂ©esse portetorche, dĂ©esse affreuse entre toutes, la Peste, s’est abattue sur nous, fouaillant notre ville et vidant peu Ă  peu la maison de Cadmos, cependant que le noir Enfer va s’enrichissant de nos plaintes, de nos sanglots. (ƒdipe roi, tr. Paul Mazon, 1958) ______________ Ponti / Ponts - Langues LittĂ©ratures Civilisations des Pays Francophones 13/2013 ÉpidĂ©mies www.ledonline.it/ponts/

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1 Michel FouCauLt, Dits et Écrits, tome 2: 1976 – 1988, Paris, Galli-mard, 2001, pp. 215-223.

ÉpidĂ©mie, salubritĂ© et dĂ©veloppement urbain

Dans ƒdipe roi l’histoire commence avec une Ă©pidĂ©-mie dans la ville de ThĂšbes et plus prĂ©cisĂ©ment par la dĂ©-cision des autoritĂ©s politiques d’expulser le responsable de cette Ă©pidĂ©mie. Dans cet exemple, issu d’un des textes fondateurs de la culture europĂ©enne, on peut noter que le rapport entre dĂ©veloppement des villes et gestion des Ă©pidĂ©mies est direct et structurel. La naissance des villes dans l’histoire pose immĂ©diatement le problĂšme de la dif-fusion des maladies parmi des groupes humains concen-trĂ©s et la gestion des Ă©pidĂ©mies se traduit aussitĂŽt par une politique urbaine.

Certains auteurs arrivent Ă  dĂ©cerner dans ces po-litiques de gestion urbaine de la maladie, des interprĂ©-tations diffĂ©rentes de l’espace et de la politique: Michel Foucault, dans ses analyses du biopouvoir, dĂ©crit com-ment le contrĂŽle des corps dans l’espace urbain français Ă©volue avec l’histoire des “systĂšmes politico-mĂ©dicaux” 1. Si le contrĂŽle de la lĂšpre au Moyen Âge prĂ©voyait l’expul-

PolitiqueS SanitaireS et Segregation urBaine danS leS VilleS africaineS: de la Peur de l’ePidemie a l’ePidemie de la Peur

Valerio Bini

[
] ጐΜ Ύៜᜁ Ï€Ï…ÏÏ†ÏŒÏÎżÏ‚ ΞΔ᜞ςσÎșÎźÏˆÎ±Ï‚ ጐλαύΜΔÎč, λοÎčΌ᜞ς ጔχΞÎčÏƒÏ„ÎżÏ‚, πόλÎčÎœ,ᜑφៜ Îżáœ— ÎșÎ”ÎœÎżáżŠÏ„Î±Îč ÎŽáż¶ÎŒÎ± ÎšÎ±ÎŽÎŒÎ”áż–ÎżÎœ, ΌέλαςΎ ግÎčΎης ÏƒÏ„Î”ÎœÎ±ÎłÎŒÎżáż–Ï‚ Îșα᜶ ÎłÏŒÎżÎčς Ï€Î»ÎżÏ…Ï„ÎŻÎ¶Î”Ï„Î±Îč.

Une dĂ©esse portetorche, dĂ©esse affreuse entre toutes, la Peste, s’est abattue sur nous, fouaillant notre ville et vidant peu Ă  peu la maison de Cadmos, cependant que le noir Enfer va s’enrichissant de nos plaintes, de nos sanglots. (ƒdipe roi, tr. Paul Mazon, 1958)

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2 Michel FouCauLt, “La naissance de la mĂ©decine sociale”, in Ibid., p. 226.3 Liora Bigon, “A History of Ur-ban Planning and Infectious Dis-eases: Colonial Senegal in the Early Twentieth Century”, Urban Studies Research, 2012, pp. 1-12.

sion du malade de l’espace urbain, le modĂšle d’organisa-tion mĂ©dicale engendrĂ© par la peste, qui s’affirme pen-dant l’époque moderne,

consistait Ă  rĂ©partir les individus les uns Ă  cĂŽtĂ© des autres, Ă  les isoler, Ă  les individualiser, Ă  les surveiller un Ă  un, Ă  contrĂŽler leur Ă©tat de santĂ©, Ă  vĂ©rifier s’ils vi-vaient encore ou s’ils Ă©taient morts et Ă  maintenir ainsi la sociĂ©tĂ© en un espace compartimentĂ©, constamment surveillĂ© et contrĂŽlĂ© par un registre, le plus complet possible, de tous les Ă©vĂ©nements survenus. 2

Le lien entre le contrĂŽle des Ă©pidĂ©mies et la gestion de l’espace urbain devient plus fort Ă  la fin du XVIIIe et au XIXe siĂšcle avec la crĂ©ation des notions de “salubri-tĂ©â€ et “hygiĂšne publique”. La destruction des quartiers populaires et la rĂ©alisation des grandes avenues dans les villes europĂ©ennes du XIXe siĂšcle sont la manifestation concrĂšte de cette nouvelle relation entre la gestion des Ă©pidĂ©mies et la planification urbaine.

Ces thĂ©ories seront appliquĂ©es avec dĂ©termination en Afrique pendant la colonisation, avec des consĂ©quences sur le dĂ©veloppement de villes africaines: le modĂšle sĂ©-grĂ©gationniste qui caractĂ©rise les villes africaines colo-niales trouve ses fondements idĂ©ologiques dans les thĂ©o-ries de la race qui se dĂ©veloppent au XIXe siĂšcle et dans l’impĂ©rialisme Ă©conomique, mais aussi dans ces nou-velles thĂ©ories de l’hygiĂ©nisme. À plusieurs occasions les thĂ©ories hygiĂ©nistes furent utilisĂ©es comme justification scientifique de la sĂ©grĂ©gation raciale qui ne pouvait pas ĂȘtre affirmĂ©e de façon explicite par la culture universa-liste française, et le cas de Dakar en est un bon exemple 3.

La politique de l’hygiĂ©nisme en Afrique Occidentale Française (AOF)

Les Français avaient fondĂ© la ville de Saint-Louis en 1659 et contrĂŽlaient l’üle de GorĂ©e depuis 1677, mais jusqu’au XIXe siĂšcle leur prĂ©sence sur la cĂŽte Ă©tait extrĂȘ-mement limitĂ©e. C’est seulement en 1854 avec la nomina-tion de Louis Faidherbe comme Gouverneur du SĂ©nĂ©gal que commence la consolidation de l’occupation française en Afrique Occidentale. L’organisation de la vie dans la colonie avance assez rapidement, mais encore Ă  la fin du XIXe siĂšcle les villes du SĂ©nĂ©gal ne bĂ©nĂ©ficiaient pas d’une bonne rĂ©putation: elles Ă©taient considĂ©rĂ©es comme une sorte de lande sauvage oĂč, selon les doctrines hy-

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4 Pierre Loti, Le Roman d’un spahi [1881], Paris, Calmann-LĂ©vy, 1893, p. 115.5 Georges riBot, Robert LaFon, Dakar, ses origines, son avenir, Bor-deaux, Imprimerie de G. Delmas, 1908, p. 7.6 Elikia m’BoKoLo, “Peste et so-ciĂ©tĂ© urbaine a Dakar: l’épidĂ©mie de 1914”, Cahiers d’études afri-caines, vol. 22, n. 85-86, 1982, pp. 27-44.

giĂ©nistes, l’air putride Ă©tait Ă  l’origine des maladies qui fauchaient les colons europĂ©ens. Voici la description de Saint-Louis donnĂ©e par Pierre loti, le trĂšs connu roman-cier de l’exotisme français de la fin-de-siĂšcle:

– Les ondĂ©es d’orage continuaient Ă  tomber
 – Les grands marais fĂ©tides, les eaux stagnantes, saturĂ©es de miasmes de fiĂšvre, gagnaient du terrain chaque jour; une haute vĂ©gĂ©tation herbacĂ©e couvrait maintenant ce pays de sable
 – Le soir, le soleil Ă©tait comme pĂąli par un excĂšs dĂ©bilitant de chaleur et d’émanations dĂ©lĂ©-tĂšres. 4

Le soleil mĂȘme semble affaibli par les â€œĂ©manations dĂ©lĂ©tĂšres” de la principale ville de l’AOF de l’époque. Mais la situation Ă©tait peut ĂȘtre encore plus grave Ă  Da-kar, ville crĂ©Ă©e Ă  partir de 1857 pour devenir la nouvelle capitale de l’AOF. Selon Georges ribot, MĂ©decin-Major des Troupes coloniales, et Robert laFoN, SecrĂ©taire de la mairie de Dakar en 1908,

de toutes les villes coloniales françaises, Dakar est assu-rĂ©ment celle dont la rĂ©putation d’insalubritĂ© est demeu-rĂ©e le plus solidement Ă©tablie. De nos jours encore, il suffit de parler en France du SĂ©nĂ©gal et surtout de Dakar pour Ă©voquer l’idĂ©e d’un climat meurtrier, dĂ©cimant les audacieux ou les impru-dents qui prĂ©tendent y vivre. 5

En effet la situation sanitaire Ă  Dakar Ă©tait critique et les Ă©pidĂ©mies se succĂ©daient sans dĂ©lai. Parmi les plus mortifĂšres, on peut citer deux Ă©pidĂ©mies de cholĂ©ra en 1868-69 et 1898 et une de fiĂšvre jaune en 1900 6. MĂȘme pendant les premiĂšres annĂ©es du XXe siĂšcle on note, aprĂšs la fiĂšvre jaune de 1900, la variole en 1903, la gas-tro-entĂ©rite en 1904, l’entĂ©rite en 1905


La situation sanitaire Ă©tait critique dans toute l’Afrique coloniale, si bien qu’en 1904 la PrĂ©sidence de la RĂ©publique signa un “dĂ©cret relatif Ă  la protection de la santĂ© publique en Afrique Occidentale Française” basĂ© sur le principe de salubritĂ© du milieu et donc sur l’im-portance du contrĂŽle des espaces urbains, publics et pri-vĂ©s. En consĂ©quence de ce dĂ©cret, un service municipal d’hygiĂšne dans les communes du SĂ©nĂ©gal fut instituĂ© et les municipalitĂ©s Ă©taient autorisĂ©es Ă  inspecter les habi-tations et Ă  imposer les transformations nĂ©cessaires Ă  la santĂ© publique.

Mais c’est au niveau de la planification urbaine que le lien entre politique d’hygiùne publique et contrîle de l’es-

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7 Georges riBot, Robert LaFon, op. cit., p. 66.8 Ibid., p. 54.

pace fut plus Ă©vident, avec une rĂ©organisation des espaces et des services urbains. À Dakar, les interventions Ă©taient focalisĂ©es sur le port, les voies publiques et la gestion des eaux. Le port de Dakar au dĂ©but du XXe siĂšcle versait dans des conditions dĂ©plorables, une “plage immonde oĂč tous les indigĂšnes venaient dĂ©verser les immondices” 7. Ses conditions sanitaires Ă©taient stratĂ©giques pour la ville de Dakar, mais aussi pour le contrĂŽle des Ă©pidĂ©mies en France et dans toute l’Afrique coloniale et donc on rĂ©alisa des travaux pour amĂ©liorer la situation, avec des quais modernes et un systĂšme embryonnaire de gestion des or-dures.

Au niveau de l’espace urbain, suivant les principes de salubritĂ© qui prĂ©conisaient une bonne circulation de l’air, on Ă©largit certaines routes et on rĂ©alisa de nombreuses avenues, afin d’assurer un meilleur contrĂŽle de la ville et un certain urbanisme monumental. Par ailleurs, selon les autoritĂ©s, la gestion des ravines et des espaces marĂ©ca-geux autour de la ville devait rĂ©duire les miasmes respon-sables des maladies et limiter la diffusion des moustiques vecteurs du paludisme. Les autoritĂ©s coloniales avaient confiance en cette nouvelle politique d’hygiĂšne publique et se montraient assez optimistes sur l’évolution de la si-tuation sanitaire de la ville de Dakar:

les maladies Ă©pidĂ©miques qui ont autrefois ravagĂ© Da-kar – on lit dans le rapport de Ribot et Lafon – semblent avoir disparu depuis trois ans. Les cas Ă©pidĂ©miques de-meurent isolĂ©s et lĂ  nous devons constater les heureux rĂ©sultats de dĂ©sinfections sĂ©rieuses et mĂ©thodiques. 8

Malheureusement cet optimisme sera bientĂŽt contre-dit par une Ă©pidĂ©mie de peste qui se diffusa en Afrique de l’Ouest dans les premiĂšres annĂ©es du XXe siĂšcle.

La peste Ă  Dakar

La troisiĂšme pandĂ©mie de peste a eu son origine en Chine vers la fin du XIXe siĂšcle et s’est dĂ©veloppĂ©e par la suite au Japon et en Inde. En Afrique de l’Ouest la peste est apparue pour la premiĂšre fois en 1903 Ă  Grand Bas-sam, une des principales villes de l’Afrique coloniale fran-çaise et capitale de la CĂŽte d’Ivoire jusqu’à 1899, lorsque la prĂ©sence europĂ©enne fut dĂ©cimĂ©e par une Ă©pidĂ©mie de fiĂšvre jaune. En 1908, une Ă©pidĂ©mie de peste est signalĂ©e Ă  Accra, en CĂŽte d’Or, et en 1912 la maladie frappe la Casamance, 200 km au Sud de Dakar. Dans la capitale de

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9 Elikia m’BoKoLo, art. cit., p. 17.10 Achille mBemBe, “NĂ©cropoli-tique”, Raisons politiques, n. 21, 2006, p. 30.11 Elikia m’BoKoLo, art. cit., pp. 27-44.

l’AOF les autoritĂ©s municipales ne semblent pas s’inquiĂ©-ter et aucune mesure spĂ©cifique n’est mise en place pour dĂ©fendre la ville de la contagion: quand, en avril 1914, on registre les premiĂšres victimes, les autoritĂ©s tardent Ă  reconnaĂźtre le problĂšme 9.

L’épidĂ©mie se dĂ©veloppe Ă  Dakar dans la pĂ©riode avril 1914 – janvier 1915, causant environ 1500 morts, sur-tout dans les quartiers pauvres, habitĂ©s par la population locale. La gestion de l’épidĂ©mie par les autoritĂ©s munici-pales a des consĂ©quences trĂšs importantes sur la sociĂ©tĂ© urbaine et sur le dĂ©veloppement de la ville. Les pratiques culturelles associĂ©es aux funĂ©railles sont immĂ©diate-ment affectĂ©es: le malade doit ĂȘtre forcĂ©ment transportĂ© Ă  l’hĂŽpital et aprĂšs la mort son corps doit ĂȘtre traitĂ© avec des produits chimiques et enterrĂ© en suivant un proto-cole spĂ©cifique. Il s’agit d’une application extensive du concept de “nĂ©cropouvoir”, Ă©laborĂ© par le politologue camerounais Achille mbembe. Dans sa formulation ori-ginale, le mot fait rĂ©fĂ©rence au pouvoir “de faire mourir, de laisser vivre ou d’exposer Ă  la mort” typique du rĂ©gime colonial 10. Dans ce cas, le nĂ©cropouvoir est aussi le pou-voir absolu sur les modalitĂ©s selon lesquelles on meurt et sur la gestion des corps des dĂ©funts.

Mais, au-delĂ  du contrĂŽle des cadavres, la peste de Dakar impose une nouvelle discipline des corps vivants, en crĂ©ant deux cordons sanitaires qui rĂšglent les mouve-ments des individus, surtout des Africains, dans l’espace urbain. Toutes ces dĂ©cisions, prises sans impliquer la collectivitĂ© locale, sont fortement contestĂ©es par la po-pulation africaine, y voyant une sorte de vengeance pour le vote de 1914 qui pour la premiĂšre fois avait Ă©lu un noir, le sĂ©nĂ©galais Blaise diaGNe, Ă  l’AssemblĂ©e Nationale française.

Encore plus dures seront les rĂ©actions locales aux in-terventions d’urbanisme adoptĂ©es pour faire face Ă  l’épi-dĂ©mie. Suivant les principes de l’hygiĂ©nisme, les maisons des malades sont dĂ©truites par le feu avec tous les effets induits: entre les mois de mai et dĂ©cembre 1914 dans la ville de Dakar 641 cases et 953 paillotes sont dĂ©molies 11. L’administration se propose de dĂ©placer la population indigĂšne du centre-ville, pour crĂ©er un nouvel espace rĂ©-servĂ© aux Africains. La dĂ©molition se rĂ©alisera avec d’im-portantes rĂ©sistances, surtout de la part des Lebous, les premiers occupants de la rĂ©gion, mais le nouveau quar-tier, appelĂ© MĂ©dina par les colonisateurs en souvenir des quartiers indigĂšnes de l’Afrique du Nord, surgira et se dĂ©veloppera dans les dĂ©cennies suivantes.

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12 Achille mBemBe, art. cit., p. 45.13 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961, p. 32.

La peste de 1914 fut donc utilisĂ©e par les colonisa-teurs pour transformer la ville selon un modĂšle sĂ©grĂ©-gationniste qui Ă©tait justifiĂ© par des raisons mĂ©dicales, mais qui en rĂ©alitĂ© trouvait ses fondements dans le projet d’exploitation coloniale et dans les thĂ©ories racistes qui se dĂ©veloppaient en Europe au mĂȘme moment.

En mĂȘme temps, cet Ă©pisode fut Ă  l’origine d’une nou-velle culture locale. MalgrĂ© l’emplacement mal choisi, constamment inondĂ© par les pluies, la MĂ©dina se dĂ©ve-loppa rapidement en devenant le quartier symbole de la Dakar ‘traditionnelle’. Dans son premier court mĂ©trage, Borom Sarret (1963), Ousmane sembĂšNe narre l’histoire d’un charretier de la MĂ©dina Ă  qui on interdit d’entrer dans le nouveau quartier blanc, le Plateau. C’est l’occa-sion pour le rĂ©alisateur sĂ©nĂ©galais de montrer la vie de la MĂ©dina et la sĂ©grĂ©gation spatiale qui affectait la ville, mĂȘme aprĂšs l’indĂ©pendance. Une sĂ©grĂ©gation qui naĂźt avec l’épidĂ©mie de 1914, mais qui se poursuit dans les dĂ©cennies suivantes et arrive jusqu’à nos jours.

ÉpidĂ©mies et sĂ©grĂ©gation urbaine

Il y a donc un lien trĂšs fort entre les Ă©pidĂ©mies, les politiques de l’hygiĂ©nisme et la sĂ©grĂ©gation urbaine co-loniale. L’“occupation fragmentĂ©e” 12, qui caractĂ©rise la territorialisation coloniale, se structure Ă  partir d’une sĂ©paration entre une ville ‘blanche’ saine et des ‘villages noirs’, stigmatisĂ©s par la maladie et la mort:

La ville du colonisĂ© – disait Frantz FaNoN – ou du moins la ville indigĂšne, le village nĂšgre, la mĂ©dina, la rĂ©serve est un lieu mal famĂ©, peuplĂ© d’hommes mal famĂ©s. On y naĂźt n’importe oĂč, n’importe comment. On y meurt n’importe oĂč, de n’importe quoi. 13

Cependant, loin d’ĂȘtre confinĂ©e Ă  un Ă©pisode de l’his-toire coloniale, cette relation ambiguĂ« entre Ă©pidĂ©mie et politiques urbaines traverse le temps et l’espace. On retrouve ces principes, par exemple, dans les politiques urbaines en Afrique du Sud pendant l’apartheid, la mani-festation la plus extrĂȘme de la sĂ©grĂ©gation raciale. Et il y a quelque chose de paradoxal dans le fait que la pandĂ©-mie africaine actuelle la plus importante, celle du SIDA, soit explosĂ©e prĂ©cisĂ©ment dans l’État le plus sĂ©grĂ©guĂ© d’Afrique.

L’anthropologue FrĂ©dĂ©ric le marcis a analysĂ© la ges-tion de l’espace sĂ©grĂ©guĂ© des villes sud-africaines par les

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14 FrĂ©dĂ©ric Le marCiS, “The Suffer-ing Body of the City”, Public Cul-ture, vol. 16, n. 3, pp. 453-477.15 Tunde agBoLa, A.M. Jindau, “Forced eviction and forced relo-cation in Nigeria: the experience of those evicted from Maroko in 1990”, Environment and Urban-ization, vol. 9, n. 2, 1997, pp. 271-288.16 Sara Bin, Valerio Bini, “Nou pas bouger. Abitare Ouagadougou ai tempi del Projet Zaca”, Quaderni del Dottorato “Uomo e ambien-te” dell’UniversitĂ  di Padova, n. 1, 2007, pp. 99-112.

malades de SIDA 14. D’un cĂŽtĂ© la fragmentation issue de l’apartheid, toujours prĂ©sente en Afrique du Sud, entrave les mouvements des malades et rend encore plus difficile la gestion de la maladie par les habitants les plus pauvres de la ville, les plus affectĂ©s par l’épidĂ©mie. De l’autre cĂŽtĂ© cette mĂȘme sĂ©grĂ©gation garantit un certain anonymat aux victimes d’une maladie qui est encore souvent per-çue comme un stigmate social.

Plus en profondeur et de façon indirecte, le lien entre Ă©pidĂ©mie et sĂ©grĂ©gation urbaine se transmet aujourd’hui par le langage et les pratiques des projets de ‘rĂ©habilita-tion’ ou de ‘rĂ©gĂ©nĂ©ration’ urbaine. Dans ce genre de pro-jets l’aspiration Ă  un environnement sain, au sens propre et figurĂ©, est souvent le moteur des actions qui tendent Ă  crĂ©er des ‘üles’ de salubritĂ© Ă©conomique, sociale et sani-taire en Ă©liminant les parties ‘malades’ de la villes, les bi-donvilles et les quartiers pauvres. Parmi les exemples les plus connus, on peut citer le cas du quartier informel de Maroko de la ville de Lagos, dĂ©truit par les autoritĂ©s nigĂ©-rianes en 1990. La dĂ©molition de ce quartier, qui abritait plus de 300.000 habitants, fut prĂ©sentĂ©e par l’administra-tion comme une nĂ©cessitĂ© pour la ville de Lagos contre le risque d’inondation et la diffusion d’épidĂ©mies 15. Plus rĂ©-cemment on peut citer le cas du centre-ville d’Ouagadou-gou, la capitale du Burkina Faso, avec le projet ZACA, qui devait remplacer le quartier populaire de Zangoue-tin, caractĂ©risĂ© par un environnement physique et social difficile, avec une nouvelle zone commerciale et admi-nistrative. Le projet attend encore les financements pour sa rĂ©alisation, mais entretemps le quartier ‘malsain’ a Ă©tĂ© dĂ©truit et les habitants dĂ©placĂ©s loin du centre-ville 16. L’obsession de la contagion sociale trouve sa manifesta-tion extrĂȘme dans la forme la plus avancĂ©e de sĂ©grĂ©ga-tionnisme urbain contemporain, les gated communities, les nouveaux quartiers rĂ©sidentiels clĂŽturĂ©s d’origine amĂ©ricaine, qui sont en train de se diffuser en Afrique. Les habitants de ces quartiers fuient l’environnement malsain des villes africaines, mais surtout cherchent Ă  se prĂ©server des maladies sociales de la ville contemporaine: la pauvretĂ© et la violence.

Si donc Ă  l’époque coloniale la terreur des Ă©pidĂ©mies Ă©tait utilisĂ©e pour justifier la sĂ©grĂ©gation urbaine, au-jourd’hui de nouvelles peurs alimentent la crĂ©ation d’üles sĂ©parĂ©es du reste du tissu urbain. La pauvretĂ© et la vio-lence sont considĂ©rĂ©es, dans maintes politiques contem-poraines de dĂ©veloppement urbain, moins comme des problĂšmes Ă  rĂ©soudre que comme des pathologies Ă  iso-

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africaines. Cette stratĂ©gie urbanistique ‘mĂ©dicale’ risque de rĂ©pliquer le modĂšle sĂ©grĂ©gationniste colonial en confinant le bien-ĂȘtre dans des ‘espaces de quarantaine’ contournĂ©s par le corps malade de la ville.

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