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1 Michel FouCauLt, Dits et Ăcrits, tome 2: 1976 â 1988, Paris, Galli-mard, 2001, pp. 215-223.
ĂpidĂ©mie, salubritĂ© et dĂ©veloppement urbain
Dans Ćdipe roi lâhistoire commence avec une Ă©pidĂ©-mie dans la ville de ThĂšbes et plus prĂ©cisĂ©ment par la dĂ©-cision des autoritĂ©s politiques dâexpulser le responsable de cette Ă©pidĂ©mie. Dans cet exemple, issu dâun des textes fondateurs de la culture europĂ©enne, on peut noter que le rapport entre dĂ©veloppement des villes et gestion des Ă©pidĂ©mies est direct et structurel. La naissance des villes dans lâhistoire pose immĂ©diatement le problĂšme de la dif-fusion des maladies parmi des groupes humains concen-trĂ©s et la gestion des Ă©pidĂ©mies se traduit aussitĂŽt par une politique urbaine.
Certains auteurs arrivent Ă dĂ©cerner dans ces po-litiques de gestion urbaine de la maladie, des interprĂ©-tations diffĂ©rentes de lâespace et de la politique: Michel Foucault, dans ses analyses du biopouvoir, dĂ©crit com-ment le contrĂŽle des corps dans lâespace urbain français Ă©volue avec lâhistoire des âsystĂšmes politico-mĂ©dicauxâ 1. Si le contrĂŽle de la lĂšpre au Moyen Ăge prĂ©voyait lâexpul-
PolitiqueS SanitaireS et Segregation urBaine danS leS VilleS africaineS: de la Peur de lâePidemie a lâePidemie de la Peur
Valerio Bini
[âŠ] áŒÎœ ΎៜᜠÏÏ ÏÏÏÏÎżÏ ÎžÎ”áœžÏÏÎșÎźÏÎ±Ï áŒÎ»Î±ÏΜΔÎč, λοÎčÎŒáœžÏ áŒÏΞÎčÏÏÎżÏ, ÏÏλÎčÎœ,áœÏៜ Îżáœ ÎșÎ”ÎœÎżáżŠÏαÎč ÎŽáż¶ÎŒÎ± ÎαΎΌΔáżÎżÎœ, ÎŒÎλαÏÎŽ áŒÎčÎŽÎ·Ï ÏÏÎ”ÎœÎ±ÎłÎŒÎżáżÏ Îșα᜶ ÎłÏÎżÎčÏ ÏÎ»ÎżÏ ÏίζΔÏαÎč.
Une dĂ©esse portetorche, dĂ©esse affreuse entre toutes, la Peste, sâest abattue sur nous, fouaillant notre ville et vidant peu Ă peu la maison de Cadmos, cependant que le noir Enfer va sâenrichissant de nos plaintes, de nos sanglots. (Ćdipe roi, tr. Paul Mazon, 1958)
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2 Michel FouCauLt, âLa naissance de la mĂ©decine socialeâ, in Ibid., p. 226.3 Liora Bigon, âA History of Ur-ban Planning and Infectious Dis-eases: Colonial Senegal in the Early Twentieth Centuryâ, Urban Studies Research, 2012, pp. 1-12.
sion du malade de lâespace urbain, le modĂšle dâorganisa-tion mĂ©dicale engendrĂ© par la peste, qui sâaffirme pen-dant lâĂ©poque moderne,
consistait Ă rĂ©partir les individus les uns Ă cĂŽtĂ© des autres, Ă les isoler, Ă les individualiser, Ă les surveiller un Ă un, Ă contrĂŽler leur Ă©tat de santĂ©, Ă vĂ©rifier sâils vi-vaient encore ou sâils Ă©taient morts et Ă maintenir ainsi la sociĂ©tĂ© en un espace compartimentĂ©, constamment surveillĂ© et contrĂŽlĂ© par un registre, le plus complet possible, de tous les Ă©vĂ©nements survenus. 2
Le lien entre le contrĂŽle des Ă©pidĂ©mies et la gestion de lâespace urbain devient plus fort Ă la fin du XVIIIe et au XIXe siĂšcle avec la crĂ©ation des notions de âsalubri-tĂ©â et âhygiĂšne publiqueâ. La destruction des quartiers populaires et la rĂ©alisation des grandes avenues dans les villes europĂ©ennes du XIXe siĂšcle sont la manifestation concrĂšte de cette nouvelle relation entre la gestion des Ă©pidĂ©mies et la planification urbaine.
Ces thĂ©ories seront appliquĂ©es avec dĂ©termination en Afrique pendant la colonisation, avec des consĂ©quences sur le dĂ©veloppement de villes africaines: le modĂšle sĂ©-grĂ©gationniste qui caractĂ©rise les villes africaines colo-niales trouve ses fondements idĂ©ologiques dans les thĂ©o-ries de la race qui se dĂ©veloppent au XIXe siĂšcle et dans lâimpĂ©rialisme Ă©conomique, mais aussi dans ces nou-velles thĂ©ories de lâhygiĂ©nisme. Ă plusieurs occasions les thĂ©ories hygiĂ©nistes furent utilisĂ©es comme justification scientifique de la sĂ©grĂ©gation raciale qui ne pouvait pas ĂȘtre affirmĂ©e de façon explicite par la culture universa-liste française, et le cas de Dakar en est un bon exemple 3.
La politique de lâhygiĂ©nisme en Afrique Occidentale Française (AOF)
Les Français avaient fondĂ© la ville de Saint-Louis en 1659 et contrĂŽlaient lâĂźle de GorĂ©e depuis 1677, mais jusquâau XIXe siĂšcle leur prĂ©sence sur la cĂŽte Ă©tait extrĂȘ-mement limitĂ©e. Câest seulement en 1854 avec la nomina-tion de Louis Faidherbe comme Gouverneur du SĂ©nĂ©gal que commence la consolidation de lâoccupation française en Afrique Occidentale. Lâorganisation de la vie dans la colonie avance assez rapidement, mais encore Ă la fin du XIXe siĂšcle les villes du SĂ©nĂ©gal ne bĂ©nĂ©ficiaient pas dâune bonne rĂ©putation: elles Ă©taient considĂ©rĂ©es comme une sorte de lande sauvage oĂč, selon les doctrines hy-
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4 Pierre Loti, Le Roman dâun spahi [1881], Paris, Calmann-LĂ©vy, 1893, p. 115.5 Georges riBot, Robert LaFon, Dakar, ses origines, son avenir, Bor-deaux, Imprimerie de G. Delmas, 1908, p. 7.6 Elikia mâBoKoLo, âPeste et so-ciĂ©tĂ© urbaine a Dakar: lâĂ©pidĂ©mie de 1914â, Cahiers dâĂ©tudes afri-caines, vol. 22, n. 85-86, 1982, pp. 27-44.
giĂ©nistes, lâair putride Ă©tait Ă lâorigine des maladies qui fauchaient les colons europĂ©ens. Voici la description de Saint-Louis donnĂ©e par Pierre loti, le trĂšs connu roman-cier de lâexotisme français de la fin-de-siĂšcle:
â Les ondĂ©es dâorage continuaient Ă tomber⊠â Les grands marais fĂ©tides, les eaux stagnantes, saturĂ©es de miasmes de fiĂšvre, gagnaient du terrain chaque jour; une haute vĂ©gĂ©tation herbacĂ©e couvrait maintenant ce pays de sable⊠â Le soir, le soleil Ă©tait comme pĂąli par un excĂšs dĂ©bilitant de chaleur et dâĂ©manations dĂ©lĂ©-tĂšres. 4
Le soleil mĂȘme semble affaibli par les âĂ©manations dĂ©lĂ©tĂšresâ de la principale ville de lâAOF de lâĂ©poque. Mais la situation Ă©tait peut ĂȘtre encore plus grave Ă Da-kar, ville crĂ©Ă©e Ă partir de 1857 pour devenir la nouvelle capitale de lâAOF. Selon Georges ribot, MĂ©decin-Major des Troupes coloniales, et Robert laFoN, SecrĂ©taire de la mairie de Dakar en 1908,
de toutes les villes coloniales françaises, Dakar est assu-rĂ©ment celle dont la rĂ©putation dâinsalubritĂ© est demeu-rĂ©e le plus solidement Ă©tablie. De nos jours encore, il suffit de parler en France du SĂ©nĂ©gal et surtout de Dakar pour Ă©voquer lâidĂ©e dâun climat meurtrier, dĂ©cimant les audacieux ou les impru-dents qui prĂ©tendent y vivre. 5
En effet la situation sanitaire Ă Dakar Ă©tait critique et les Ă©pidĂ©mies se succĂ©daient sans dĂ©lai. Parmi les plus mortifĂšres, on peut citer deux Ă©pidĂ©mies de cholĂ©ra en 1868-69 et 1898 et une de fiĂšvre jaune en 1900 6. MĂȘme pendant les premiĂšres annĂ©es du XXe siĂšcle on note, aprĂšs la fiĂšvre jaune de 1900, la variole en 1903, la gas-tro-entĂ©rite en 1904, lâentĂ©rite en 1905âŠ
La situation sanitaire Ă©tait critique dans toute lâAfrique coloniale, si bien quâen 1904 la PrĂ©sidence de la RĂ©publique signa un âdĂ©cret relatif Ă la protection de la santĂ© publique en Afrique Occidentale Françaiseâ basĂ© sur le principe de salubritĂ© du milieu et donc sur lâim-portance du contrĂŽle des espaces urbains, publics et pri-vĂ©s. En consĂ©quence de ce dĂ©cret, un service municipal dâhygiĂšne dans les communes du SĂ©nĂ©gal fut instituĂ© et les municipalitĂ©s Ă©taient autorisĂ©es Ă inspecter les habi-tations et Ă imposer les transformations nĂ©cessaires Ă la santĂ© publique.
Mais câest au niveau de la planification urbaine que le lien entre politique dâhygiĂšne publique et contrĂŽle de lâes-
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7 Georges riBot, Robert LaFon, op. cit., p. 66.8 Ibid., p. 54.
pace fut plus Ă©vident, avec une rĂ©organisation des espaces et des services urbains. Ă Dakar, les interventions Ă©taient focalisĂ©es sur le port, les voies publiques et la gestion des eaux. Le port de Dakar au dĂ©but du XXe siĂšcle versait dans des conditions dĂ©plorables, une âplage immonde oĂč tous les indigĂšnes venaient dĂ©verser les immondicesâ 7. Ses conditions sanitaires Ă©taient stratĂ©giques pour la ville de Dakar, mais aussi pour le contrĂŽle des Ă©pidĂ©mies en France et dans toute lâAfrique coloniale et donc on rĂ©alisa des travaux pour amĂ©liorer la situation, avec des quais modernes et un systĂšme embryonnaire de gestion des or-dures.
Au niveau de lâespace urbain, suivant les principes de salubritĂ© qui prĂ©conisaient une bonne circulation de lâair, on Ă©largit certaines routes et on rĂ©alisa de nombreuses avenues, afin dâassurer un meilleur contrĂŽle de la ville et un certain urbanisme monumental. Par ailleurs, selon les autoritĂ©s, la gestion des ravines et des espaces marĂ©ca-geux autour de la ville devait rĂ©duire les miasmes respon-sables des maladies et limiter la diffusion des moustiques vecteurs du paludisme. Les autoritĂ©s coloniales avaient confiance en cette nouvelle politique dâhygiĂšne publique et se montraient assez optimistes sur lâĂ©volution de la si-tuation sanitaire de la ville de Dakar:
les maladies Ă©pidĂ©miques qui ont autrefois ravagĂ© Da-kar â on lit dans le rapport de Ribot et Lafon â semblent avoir disparu depuis trois ans. Les cas Ă©pidĂ©miques de-meurent isolĂ©s et lĂ nous devons constater les heureux rĂ©sultats de dĂ©sinfections sĂ©rieuses et mĂ©thodiques. 8
Malheureusement cet optimisme sera bientĂŽt contre-dit par une Ă©pidĂ©mie de peste qui se diffusa en Afrique de lâOuest dans les premiĂšres annĂ©es du XXe siĂšcle.
La peste Ă Dakar
La troisiĂšme pandĂ©mie de peste a eu son origine en Chine vers la fin du XIXe siĂšcle et sâest dĂ©veloppĂ©e par la suite au Japon et en Inde. En Afrique de lâOuest la peste est apparue pour la premiĂšre fois en 1903 Ă Grand Bas-sam, une des principales villes de lâAfrique coloniale fran-çaise et capitale de la CĂŽte dâIvoire jusquâĂ 1899, lorsque la prĂ©sence europĂ©enne fut dĂ©cimĂ©e par une Ă©pidĂ©mie de fiĂšvre jaune. En 1908, une Ă©pidĂ©mie de peste est signalĂ©e Ă Accra, en CĂŽte dâOr, et en 1912 la maladie frappe la Casamance, 200 km au Sud de Dakar. Dans la capitale de
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9 Elikia mâBoKoLo, art. cit., p. 17.10 Achille mBemBe, âNĂ©cropoli-tiqueâ, Raisons politiques, n. 21, 2006, p. 30.11 Elikia mâBoKoLo, art. cit., pp. 27-44.
lâAOF les autoritĂ©s municipales ne semblent pas sâinquiĂ©-ter et aucune mesure spĂ©cifique nâest mise en place pour dĂ©fendre la ville de la contagion: quand, en avril 1914, on registre les premiĂšres victimes, les autoritĂ©s tardent Ă reconnaĂźtre le problĂšme 9.
LâĂ©pidĂ©mie se dĂ©veloppe Ă Dakar dans la pĂ©riode avril 1914 â janvier 1915, causant environ 1500 morts, sur-tout dans les quartiers pauvres, habitĂ©s par la population locale. La gestion de lâĂ©pidĂ©mie par les autoritĂ©s munici-pales a des consĂ©quences trĂšs importantes sur la sociĂ©tĂ© urbaine et sur le dĂ©veloppement de la ville. Les pratiques culturelles associĂ©es aux funĂ©railles sont immĂ©diate-ment affectĂ©es: le malade doit ĂȘtre forcĂ©ment transportĂ© Ă lâhĂŽpital et aprĂšs la mort son corps doit ĂȘtre traitĂ© avec des produits chimiques et enterrĂ© en suivant un proto-cole spĂ©cifique. Il sâagit dâune application extensive du concept de ânĂ©cropouvoirâ, Ă©laborĂ© par le politologue camerounais Achille mbembe. Dans sa formulation ori-ginale, le mot fait rĂ©fĂ©rence au pouvoir âde faire mourir, de laisser vivre ou dâexposer Ă la mortâ typique du rĂ©gime colonial 10. Dans ce cas, le nĂ©cropouvoir est aussi le pou-voir absolu sur les modalitĂ©s selon lesquelles on meurt et sur la gestion des corps des dĂ©funts.
Mais, au-delĂ du contrĂŽle des cadavres, la peste de Dakar impose une nouvelle discipline des corps vivants, en crĂ©ant deux cordons sanitaires qui rĂšglent les mouve-ments des individus, surtout des Africains, dans lâespace urbain. Toutes ces dĂ©cisions, prises sans impliquer la collectivitĂ© locale, sont fortement contestĂ©es par la po-pulation africaine, y voyant une sorte de vengeance pour le vote de 1914 qui pour la premiĂšre fois avait Ă©lu un noir, le sĂ©nĂ©galais Blaise diaGNe, Ă lâAssemblĂ©e Nationale française.
Encore plus dures seront les rĂ©actions locales aux in-terventions dâurbanisme adoptĂ©es pour faire face Ă lâĂ©pi-dĂ©mie. Suivant les principes de lâhygiĂ©nisme, les maisons des malades sont dĂ©truites par le feu avec tous les effets induits: entre les mois de mai et dĂ©cembre 1914 dans la ville de Dakar 641 cases et 953 paillotes sont dĂ©molies 11. Lâadministration se propose de dĂ©placer la population indigĂšne du centre-ville, pour crĂ©er un nouvel espace rĂ©-servĂ© aux Africains. La dĂ©molition se rĂ©alisera avec dâim-portantes rĂ©sistances, surtout de la part des Lebous, les premiers occupants de la rĂ©gion, mais le nouveau quar-tier, appelĂ© MĂ©dina par les colonisateurs en souvenir des quartiers indigĂšnes de lâAfrique du Nord, surgira et se dĂ©veloppera dans les dĂ©cennies suivantes.
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12 Achille mBemBe, art. cit., p. 45.13 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961, p. 32.
La peste de 1914 fut donc utilisĂ©e par les colonisa-teurs pour transformer la ville selon un modĂšle sĂ©grĂ©-gationniste qui Ă©tait justifiĂ© par des raisons mĂ©dicales, mais qui en rĂ©alitĂ© trouvait ses fondements dans le projet dâexploitation coloniale et dans les thĂ©ories racistes qui se dĂ©veloppaient en Europe au mĂȘme moment.
En mĂȘme temps, cet Ă©pisode fut Ă lâorigine dâune nou-velle culture locale. MalgrĂ© lâemplacement mal choisi, constamment inondĂ© par les pluies, la MĂ©dina se dĂ©ve-loppa rapidement en devenant le quartier symbole de la Dakar âtraditionnelleâ. Dans son premier court mĂ©trage, Borom Sarret (1963), Ousmane sembĂšNe narre lâhistoire dâun charretier de la MĂ©dina Ă qui on interdit dâentrer dans le nouveau quartier blanc, le Plateau. Câest lâocca-sion pour le rĂ©alisateur sĂ©nĂ©galais de montrer la vie de la MĂ©dina et la sĂ©grĂ©gation spatiale qui affectait la ville, mĂȘme aprĂšs lâindĂ©pendance. Une sĂ©grĂ©gation qui naĂźt avec lâĂ©pidĂ©mie de 1914, mais qui se poursuit dans les dĂ©cennies suivantes et arrive jusquâĂ nos jours.
ĂpidĂ©mies et sĂ©grĂ©gation urbaine
Il y a donc un lien trĂšs fort entre les Ă©pidĂ©mies, les politiques de lâhygiĂ©nisme et la sĂ©grĂ©gation urbaine co-loniale. Lââoccupation fragmentĂ©eâ 12, qui caractĂ©rise la territorialisation coloniale, se structure Ă partir dâune sĂ©paration entre une ville âblancheâ saine et des âvillages noirsâ, stigmatisĂ©s par la maladie et la mort:
La ville du colonisĂ© â disait Frantz FaNoN â ou du moins la ville indigĂšne, le village nĂšgre, la mĂ©dina, la rĂ©serve est un lieu mal famĂ©, peuplĂ© dâhommes mal famĂ©s. On y naĂźt nâimporte oĂč, nâimporte comment. On y meurt nâimporte oĂč, de nâimporte quoi. 13
Cependant, loin dâĂȘtre confinĂ©e Ă un Ă©pisode de lâhis-toire coloniale, cette relation ambiguĂ« entre Ă©pidĂ©mie et politiques urbaines traverse le temps et lâespace. On retrouve ces principes, par exemple, dans les politiques urbaines en Afrique du Sud pendant lâapartheid, la mani-festation la plus extrĂȘme de la sĂ©grĂ©gation raciale. Et il y a quelque chose de paradoxal dans le fait que la pandĂ©-mie africaine actuelle la plus importante, celle du SIDA, soit explosĂ©e prĂ©cisĂ©ment dans lâĂtat le plus sĂ©grĂ©guĂ© dâAfrique.
Lâanthropologue FrĂ©dĂ©ric le marcis a analysĂ© la ges-tion de lâespace sĂ©grĂ©guĂ© des villes sud-africaines par les
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14 FrĂ©dĂ©ric Le marCiS, âThe Suffer-ing Body of the Cityâ, Public Cul-ture, vol. 16, n. 3, pp. 453-477.15 Tunde agBoLa, A.M. Jindau, âForced eviction and forced relo-cation in Nigeria: the experience of those evicted from Maroko in 1990â, Environment and Urban-ization, vol. 9, n. 2, 1997, pp. 271-288.16 Sara Bin, Valerio Bini, âNou pas bouger. Abitare Ouagadougou ai tempi del Projet Zacaâ, Quaderni del Dottorato âUomo e ambien-teâ dellâUniversitĂ di Padova, n. 1, 2007, pp. 99-112.
malades de SIDA 14. Dâun cĂŽtĂ© la fragmentation issue de lâapartheid, toujours prĂ©sente en Afrique du Sud, entrave les mouvements des malades et rend encore plus difficile la gestion de la maladie par les habitants les plus pauvres de la ville, les plus affectĂ©s par lâĂ©pidĂ©mie. De lâautre cĂŽtĂ© cette mĂȘme sĂ©grĂ©gation garantit un certain anonymat aux victimes dâune maladie qui est encore souvent per-çue comme un stigmate social.
Plus en profondeur et de façon indirecte, le lien entre Ă©pidĂ©mie et sĂ©grĂ©gation urbaine se transmet aujourdâhui par le langage et les pratiques des projets de ârĂ©habilita-tionâ ou de ârĂ©gĂ©nĂ©rationâ urbaine. Dans ce genre de pro-jets lâaspiration Ă un environnement sain, au sens propre et figurĂ©, est souvent le moteur des actions qui tendent Ă crĂ©er des âĂźlesâ de salubritĂ© Ă©conomique, sociale et sani-taire en Ă©liminant les parties âmaladesâ de la villes, les bi-donvilles et les quartiers pauvres. Parmi les exemples les plus connus, on peut citer le cas du quartier informel de Maroko de la ville de Lagos, dĂ©truit par les autoritĂ©s nigĂ©-rianes en 1990. La dĂ©molition de ce quartier, qui abritait plus de 300.000 habitants, fut prĂ©sentĂ©e par lâadministra-tion comme une nĂ©cessitĂ© pour la ville de Lagos contre le risque dâinondation et la diffusion dâĂ©pidĂ©mies 15. Plus rĂ©-cemment on peut citer le cas du centre-ville dâOuagadou-gou, la capitale du Burkina Faso, avec le projet ZACA, qui devait remplacer le quartier populaire de Zangoue-tin, caractĂ©risĂ© par un environnement physique et social difficile, avec une nouvelle zone commerciale et admi-nistrative. Le projet attend encore les financements pour sa rĂ©alisation, mais entretemps le quartier âmalsainâ a Ă©tĂ© dĂ©truit et les habitants dĂ©placĂ©s loin du centre-ville 16. Lâobsession de la contagion sociale trouve sa manifesta-tion extrĂȘme dans la forme la plus avancĂ©e de sĂ©grĂ©ga-tionnisme urbain contemporain, les gated communities, les nouveaux quartiers rĂ©sidentiels clĂŽturĂ©s dâorigine amĂ©ricaine, qui sont en train de se diffuser en Afrique. Les habitants de ces quartiers fuient lâenvironnement malsain des villes africaines, mais surtout cherchent Ă se prĂ©server des maladies sociales de la ville contemporaine: la pauvretĂ© et la violence.
Si donc Ă lâĂ©poque coloniale la terreur des Ă©pidĂ©mies Ă©tait utilisĂ©e pour justifier la sĂ©grĂ©gation urbaine, au-jourdâhui de nouvelles peurs alimentent la crĂ©ation dâĂźles sĂ©parĂ©es du reste du tissu urbain. La pauvretĂ© et la vio-lence sont considĂ©rĂ©es, dans maintes politiques contem-poraines de dĂ©veloppement urbain, moins comme des problĂšmes Ă rĂ©soudre que comme des pathologies Ă iso-
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42 ler de la partie saine, performante, compétitive des villes
africaines. Cette stratĂ©gie urbanistique âmĂ©dicaleâ risque de rĂ©pliquer le modĂšle sĂ©grĂ©gationniste colonial en confinant le bien-ĂȘtre dans des âespaces de quarantaineâ contournĂ©s par le corps malade de la ville.
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