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40 artistes s’engagent contre les violences policières Premiers entretiens MEDIAPART

Outrage et rebellion

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Entretiens de la première semaine

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40 artistes s’engagent contre les violences policières

Premiers entretiens

MEDIAPART

2 OUTRAGE & REBELLION Mediapart

«Incarner le sursaut» — Carol ine Deruas,

réal isatrice d'Exercice de double pensée

Comment vous êtes-vous retrouvée dans ce projet ? !Je travaillais comme scripte

cet été sur le nouveau long-métrage de Romain Goupil qui parle des sans-papiers

quand Nicole Brenez m'a parlé du projet. Et il se trouve que c'était vraiment le

genre de projet que j'attendais. Un rassemblement artistique pour un engagement

politique. !!J'avais très peu de temps pour tourner, les délais étaient très courts. Mais

j'avais déjà extrait des citations de 1984 d'Orwell, et du code de déontologie de la

police nationale, pour un autre projet de long-métrage, sur les violences policières,

qui ne s'est pas fait. D'autre part, j'avais fait des essais avec le projecteur de mon voi-

sin de 14 ans, sur le mur en face de chez moi. J'ai refilmé des images de violences

policières sur internet avec une caméra numérique, et j'en ai fait un petit montage

que j'ai projeté sur ce mur. !!

Et la deuxième partie?! C'est ma fille qui danse sur une musique punk. Elle incarne

le sursaut. Il y a toujours le risque que ce qui se passe autour de nous nous anéan-

tisse. C'est ce qui me fait peur en tout cas. Mon précédent court métrage, que j'ai

tourné après l'élection de Nicolas Sarkozy (Le Feu, le Sang, les Étoiles, 2008), était pour

moi une façon de sortir de la dépression dans laquelle cette élection m'avait plongée.

Pourquoi avoir été chercher cette chanson de F.J. Ossang ? !Il devait participer

au projet collectif, mais n'a pas eu le temps. Sa chanson, Neige de cerveau, correspon-

dait bien à ce que je voulais exprimer: notre esprit est complètement brouillé par ce

qu'il se passe aujourd'hui dans notre pays. Les mots perdent leur sens, le mensonge

effronté est devenu la normale. Nous sommes dans une perte de repères, dans la

confusion la plus totale. Et puis le rythme de la musique, la voix vengeresse de F.J

Ossang donnaient ce côté jeune et révolté avec lequel je voulais clore le film.

3 OUTRAGE & REBELLION Mediapart

!!Est-ce que ce film aurait pu être une initiative spontanée de votre part ?!

Non. Mon précédent court-métrage était déjà un film contre la politique de Sarkozy

mais c'était un acte solitaire. Chacun est dans son coin. On attend que se déclenche

un mouvement collectif, mais passivement. Là, le déclencheur a été Nicole Brenez.

!!Des films du projet collectif vous ont plu ? !Je ne les ai pas encore tous vus. Du tiers

que j'ai vu, j'ai aimé L'Art de la matraque de Jean-Gabriel Périot, qui donne envie de se

relever, qui réveille. Il est typiquement ce que j'entends par sursaut, le constat est là,

mais la force sous-jacente de la révolte est très présente. Et puis il y a aussi le film de

Straub (A Joachim Gatti), qui surgit comme un coup de poing. Très clair, très vif, tran-

chant.

4 OUTRAGE & REBELLION Mediapart

«Retourner la violence : œil pour œil» — Marylène Negro,

auteur de Répons

Comment avez-vous abordé ce projet ? !La révolte. Faire vite. Retourner la vio-

lence : œil pour œil. Faire que la cible se transforme en arme. Cet œil sera jeune et

bleu. Un regard intense, clairvoyant. Comparable à celui de Joachim Gatti.!!

Comment s'est passée la fabrication du film ?! De toute évidence, être radicale.

J'ai réalisé le film à partir d'une photo. L'œil remplit l'écran à lui tout seul. Au mon-

tage, j'ai minutieusement travaillé l'image fixe, comme un instrument de combat,

sur le principe même du flashball. L'œil vise droit devant lui et se rapproche en si-

lence. Tout à coup tire. Explose en une succession de déflagrations foudroyantes.

Crève l'écran. Aveuglément.! !

Auriez-vous tourné ce film de manière spontanée ? !Répons me vient de Nicole

Brenez, qui m'a proposé de participer à ce projet collectif. Face à l'horreur de la si-

tuation, je n'avais pas le choix. En temps normal, tout mon travail cherche à échap-

per à la réalité.

5 OUTRAGE & REBELLION Mediapart

«La violence de la répression m’a poussé à filmer» — Damien Roudeau, auteur de Car guerre il y a

Tout est parti d'un premier film que vous aviez diffusé sur Dailymotion...

Oui, à l'origine, un film de cinq minutes posté sur le net, au retour du rassemble-

ment «contre les violences policières» du 13 juillet 2009. Je parle de rassemblement, parce

qu'aucune autorisation n'a été demandée pour la manifestation. C'était un montage

sommaire de séquences capturées au téléphone portable de la charge des CRS, al-

ternant avec le texte des lettres de Joachim Gatti, et de son père Stéphane. La lettre

a été lue au mégaphone par ses amis de la Clinique, ce squat expulsé d'où tout est

parti, avant que ne se mette en marche le défilé pacifique dans les rues de Mon-

treuil. !!Le seul objectif de cette mise en ligne était de donner à entendre la parole des

Gatti, alors que les imprécisions et contrevérités se multipliaient dans la presse. Il y a

eu 6000 visionnages dans la nuit, 6000 de plus lorsque lemonde.fr les reprend...

D'autres initiatives similaires se multiplient dans les jours qui suivent, par d'autres

Montreuillois, dans une sorte de réflexe citoyen face à la désinformation.

J'ai d'abord pensé retranscrire l'évènement par le dessin, mais c'est la violence et

l'arbitraire de la répression de ce rassemblement qui m'a fait filmer. Il y avait Daniel

Mosmant, chargé du logement à Montreuil, qui, malgré son écharpe d'élu, se fait

bousculer par la première charge. Ou encore le directeur départemental de Seine-

Saint-Denis, qui déclame «Vous êtes à la tête d'une manifestation illégale», et amalgame le

port du casque avec la violence. Je voulais à l'origine le raconter en BD. La vidéo

sert juste à attester.

Le lendemain du rassemblement réprimé, le 14 juillet, j'affichais une première plan-

che de BD sur le mur de la Clinique, pour lecture publique. J'affichais une nouvelle

planche les sept soirs suivants... Elles ont tenu plus de quatre mois sans être arra-

6 OUTRAGE & REBELLION Mediapart

chées. Simultanément, je les ai mises en ligne. Je repense aux mots de Joachim : «On

a posé quelques banderoles, on a sorti les grandes casseroles, et voilà que la rue piétonne n'était plus

tout à fait la même... on l'habitait. Comme on a habité la clinique, comme partout où nous essayons

d'habiter...»

Vous êtes l'un des seuls artistes du collectif à avoir tourné des images sur

Montreuil de manière spontanée, sans que l'on vous en fasse la de-

mande. Or, vous êtes dessinateur, et non cinéaste. Quel est votre re-

gard sur le cinéma politique des dernières années ? En associant cinéma et

politique me viennent des noms comme Frank Capra, René Vautier, Chris Marker,

plus récemment Jean-Pierre Thorn. Des auteurs qui ont concilié leur vie avec leur

engagement de cinéaste, créant de formidables documents sur les luttes, doutes et

utopies de leur époque. Aujourd'hui, le cinéma continue d'accompagner et docu-

menter l'histoire contemporaine, et se maintient dans son statut de contre-pouvoir.

Cela passe par d'autres canaux que le rituel de la projection en salle. Nous dévelop-

pons depuis quelque temps au sein de notre collectif Les Yeux dans le Monde l'idée

de tracts (filmés, sonores, photos ou dessinés), des poèmes d'amour et de révolte

chers à Nicole Brenez, qui m'a fait découvrir les dazibaos. Ces tracts répondent à

notre envie d'être témoins, soutiens et acteurs dans les mobilisations et révoltes (ma-

nifs de soutien aux sans papiers, manifs altermondialistes, paroles des cités, de la di-

versité, etc). Avec des systèmes de diffusion alternatifs: dans la rue, sur la toile, en

première partie de projections mensuelles et gratuites que nous organisons, les Ci-

n'Escales...

Pouvez-vous nous parler d'un film du collectif qui vous ait plu? J'ai bien aimé

le décalage humoristique et salutaire de la contribution de Jérôme Polidor avec le

collectif les Engraineurs, qui s'appelle L'ordre présent.

7 OUTRAGE & REBELLION Mediapart

«Etre au milieu des corps résistants» — Lionel Soukaz, auteur de L'Etat tire dans le tas

Qu'avez-vous filmé ?! Quand j'ai appris que Joachim Gatti, cinéaste, animateur de ce

lieu de vie qu'était cette clinique abandonnée à Montreuil, avait eu l'œil crevé par un tir

de flasball, je me suis rendu à la manifestation de soutien, organisée quelques jours

après l'événement. J'ai amené une petite caméra vidéo. Une jeune fille est venue me

voir pour me dire que les manifestants présents ne devaient pas être filmés. Ce qui ex-

plique qu'on ne voit pas vraiment de visages dans mon film. !Mais j'étais au milieu de ces

corps résistants, avec eux, bouleversé comme eux, frissonnant comme eux à la lecture

de la lettre de Joachim Gatti écrite depuis l'hôpital et lu par un de ses amis. J'ai trouvé

ce texte beau, vrai, juste, politique et poétique, sans haine malgré sa souffrance. Une let-

tre de paix. C'est exactement ce que doit être la police dans la cité, la gardienne de la

paix comme le dit le magnifique cinéaste René Vautier dans Hirochirac.!!J'ai ensuite suivi

la manifestation jusqu'à ce que je sente avec les gaz lacrymogènes que cela allait vrai-

ment mal tourner, vu l'agressivité de la police. D'autres caméras filmaient. Je suis rentré

chez moi et j'ai mis la vidéo en ligne le soir même, avant même que Nicole Brenez ne

me propose de participer au projet collectif!. Afin que la tristesse se transforme en geste

de résistance, en un acte créateur de soutien à Joachim, mais pas seulement à lui, à tou-

tes les victimes des violences policières.! !

Vous montrez aussi des manifestants en train d'écrire sur l'un des murs de

Montreuil, le slogan «L'Etat tire dans le tas»...! Ce détournement improvisé fait

dans l'urgence, dans l'émotion, dans la créativité de la colère et de l'indigna-

tion, transformant ce mur en une fresque décorative et humoristique ancienne, est de-

venue un monument en hommage aux victimes des violences policières. Un symbole

avec son œil tâché de sang.!

8 OUTRAGE & REBELLION Mediapart

!C'est un film collectif, mais les cinéastes n'en sont pas à l'origine. Le ci-

néma politique n'est-il plus que l'ombre de lui-même à présent ?! Dès le

soir même, il y avait des vidéos des événements sur la toile. Par internet, les réac-

tions sont beaucoup plus rapides. Pour les cinéastes commerciaux, c'est différent. Ils

mettent beaucoup plus de temps à réagir et à ficeler économiquement un projet.

Mais ça peut donner des films intéressants. Peut-être que dans quelque temps, un

grand du cinéma français «commercial» fera un film sur les violences policières. On

peut toujours rêver, mais du côté du cinéma militant et politique, la réponse contre

les violences policières est une constante, marginale peut-être. De nouveaux René

Vautier et Carole Roussopoulos, se lèveront avec des vidéos légères ou des portables

ou je ne sais quoi encore, pour témoigner des luttes actuelles.! !

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«Mon film parle d’une trahison d’Etat» — Gérard Courant, auteur de Montre œil Mon œil

Qu'est-ce qui est si dégueulasse, au juste ? !Au départ, Dégueulasse est une chan-

son d'Elisa Point et Fabrice Ravel-Chapuis. J'ai beaucoup travaillé avec Élisa Point

ces dernières années en utilisant un nombre important de ses chansons et de sa mu-

sique. Et puis, il y a un peu plus d'un an, Élisa m'a demandé de réaliser plusieurs

clips pour son nouvel album Perdus corps et biens. Le clip est un genre auquel je ne

m'étais jamais attaqué même si j'ai réalisé, par ailleurs et depuis mes débuts cinéma-

tographiques, des films très musicaux. J'ai accepté ce pari et, parmi les titres à met-

tre en images, il y avait une chanson qui s'appelle Dégueulasse.

Cette chanson est un regard à la fois nostalgique et admiratif d'À bout de souffle de

Jean-Luc Godard et, plus particulièrement, de sa séquence finale. C'est la fameuse

séquence où Michel Poiccard, interprété par Jean-Paul Belmondo, se fait descendre

par les flics sur une dénonciation de sa petite amie, interprétée par Jean Seberg.

Dans le film, «dégueulasse» est le dernier mot que prononce Jean Seberg. C'est le mot

qui parachève sa trahison. La chanson d'Élisa Point est une chanson sur la trahison.

Élisa m'a proposé d'abord une première version de cette chanson (qui durait envi-

ron 3 minutes), puis une deuxième (4 minutes) et, enfin, une troisième (5 minutes).

Pour chaque version, j'ai réalisé plusieurs clips. En tout, j'en ai réalisé neuf !

Et lorsque Nicole Brenez m'a demandé de participer au projet «Outrage & Rebel-

lion», j'ai tout de suite pensé à cette chanson d'Élisa Point qui s'est imposée comme

une évidence. Alors, oui, Dégueulasse est le récit d'une trahison et Montre œil mon œil est

un film sur une trahison d'État. Le Pouvoir nous impose des armes dissuasives et il

utilise ses armes quand rien ne nécessiterait de les utiliser!

10 OUTRAGE & REBELLION Mediapart

Pouvez-vous décrire les matériaux de votre film ? !Par le plus grand des hasards,

j'habite à Montreuil tout près des lieux où se sont déroulés les événements qui ont

abouti à l'agression de Joachim Gatti et... à nous retrouver tous ensemble pour faire

ce film. Et cette réalité géographique explique aussi que je me sens particulièrement

concerné par cette affaire. Au départ, je pensais filmer, deux mois après, les lieux

vides (la clinique, la rue piétonne, la place Jacques Duclos, etc) en travaillant sur la

mémoire de ces lieux et de ces événements. Puis, après réflexion, j'ai pensé que ce

n'était pas une bonne idée. Qu'il fallait faire un film comme un coup de poing

(comme le suggérait, à juste raison, Nicole Brenez).

Alors, j'ai entrepris une recherche sur internet et j'ai trouvé tant d'éléments (photos,

textes, extraits de presse, la bande dessinée de Damien Roudeau, etc.) que j'avais as-

sez de matière pour en faire un film. Je suis tout de même allé filmer la clinique, là

où avaient eu lieu les fameux incidents. À ma grande surprise, la bande dessinée de

Damien Roudeau était, deux mois après l'évacuation, toujours affichée sur les murs

de la clinique! Elle avait résisté au karcher policier! C'était un signe du destin et je

l'ai filmée.

Pour le montage, j'ai choisi plusieurs planches de la BD que j'ai alternées avec des

images des manifestations de Montreuil et des images de flash ball. Ce procédé

donne du rythme au film et il crée une petite histoire qui se veut dénonciatrice des

méthodes policières et des discours présidentiels.

À la fin, j'ai transformé tout mon film en noir et blanc sauf la BD de Roudeau et

quelques plans qui nécessitaient la couleur. L'idée générale de ma contribution était

de faire un film simple, sans effet particulier, d'être compréhensible par n'importe

qui, notamment par ceux qui n'étaient pas au courant de l'agression policière. Je dé-

sirais aussi être en adéquation avec les Ciné-tracts de Mai 68 qui étaient tous filmés

en noir et blanc, au banc titre, en cinéma muet et sans effets (les seuls effets se limi-

taient à des panoramiques sur des photos filmées au banc-titre !)

Combien de temps vous a pris le film ? !C'est difficile à dire car je fais en général

plusieurs films en même temps. Je suis obligé d'œuvrer ainsi car je suis en tournage

et en montage permanents. Au moment de Montre Œil Mon Œil, je montais des épi-

sodes de mes Carnets filmés (qui est une sorte de journal filmé que je réalise depuis

mes débuts cinématographiques, il y a un tiers de siècle). Dès que j'éprouve un peu

de lassitude dans le montage d'un film, je passe au montage d'un deuxième, voire

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d'un troisième pour revenir au premier ou au deuxième quand cette lassitude atteint

un des précédents montages. Pour aller vite, je dirais que Montre Œil Mon Oeil m'a

pris une quinzaine de jours.

Avez-vous hésité à vous lancer dans ce projet collectif ? !Pourquoi aurais-je hési-

té? J'ai toujours essayé de faire un cinéma autobiographique. Avec des événements

qui se passaient à deux pas de ma porte, cela eut été stupide que je ne réponde pas

favorablement à la proposition de participer à ce film collectif. J'ai accepté sans sa-

voir quels seraient les autres participants à cette aventure. Mais, comme la proposi-

tion venait de Nicole Brenez et que je connaissais ses choix cinématographiques, il

était évident que les cinéastes qui seraient embarqués dans «Outrage & Rebellion»

apporteraient toutes les garanties d'intégrités nécessaires à ce genre d'entreprise.

La réaction policière de Montreuil et l'utilisation du flash ball furent disproportion-

nées par rapport aux faits. Au départ, le flash ball est une arme dissuasive. Et, en

aucun cas, elle ne devait être utilisée dans pareille situation. Et encore moins en vi-

sant la tête des manifestants. La ficelle est tellement grosse qu'on ne peut pas dire

qu'il s'agisse d'une bavure. C'est un acte délibéré de la police. Je me devais de réagir

à ma façon. Et cette proposition de participer à ce film collectif est arrivée à point. !!

Pour autant, ce n'est pas une démarche spontanée, mais une sorte de

commande. !Je dirais que tout film est une commande. La plupart de mes films

sont des commandes que je me fais à moi-même. Ce qui m'a surpris le plus en

voyant les films qui composent «Outrage & rébellion», c'est d'abord le nombre im-

portant de participants à cette aventure. Environ une quarantaine de cinéastes. À

ma connaissance, c'est du jamais vu ! C'est une vague qui a déferlé, avec des cinéas-

tes de toutes sensibilités, de toutes écoles, de tous styles, de toutes générations. C'est

une réaction réjouissante. !!

Vous voyez un précédent à une telle expérience?!Avec une telle ampleur, non...

Il y avait bien eu Loin du Vietnam en 1967 qui était un film collectif avec Godard,

Ivens, Varda, Klein, Lelouch. Il y avait eu aussi Amore e Rabbia, la même année en

Italie, avec Godard, Pasolini, Bertolucci et Bellocchio mais ces films ne regroupaient

pas autant de cinéastes. Et ils n'avaient pas les mêmes visées politiques.

Depuis Loin du Vietnam, par exemple, quelle est la principale chose qui a

changé dans le cinéma politique, ou engagé, ou militant, en France ? !Ce

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qui a tout changé, c'est Mai 68. À partir de cette date, les films militants ont connu

une véritable existence. Auparavant, il y avait déjà un cinéma militant, essentielle-

ment communiste ou proche du Parti Communiste qui était diffusé par les circuits

du Parti. Mais avec Mai 68, les films militants ainsi que les circuits de diffusion se

sont multipliés. Tous les courants politiques de la gauche et de l'extrême gauche

avaient leurs réseaux de diffusion. Dans les usines, les maisons de la culture, les ciné-

clubs, les universités, les comités d'entreprise, etc.

Même au festival de Cannes, il était possible de voir du cinéma militant. À l'occa-

sion de mon premier festival, en 1975, j'ai découvert de nombreux lieux où étaient

montrés des films militants : à la Maison de la culture, au festival Ciné-Off (qui les

projetait, panachés avec des films d'avant-garde). Le Parti Communiste, le Parti So-

cialiste et le P.S.U. (Parti Socialiste Unifié) avaient, chacun de leur côté, loué une

salle où ils montraient, toute la journée pendant la durée du festival, des films mili-

tants ! Même des sections off « officielles », excusez-moi ce pléonasme, comme la

Quinzaine des Réalisateurs ou Perspectives du Cinéma Français montraient des

films à tendance militante.

J'appartenais plus à un circuit « cinéma différent » qui avait, lui aussi, ses réseaux.

Parfois, il y avait des interconnexions entre « militants » et « différents ». Je n'oublie

pas que la première projection publique de mes Cinématons eut lieu le 11 mai 1978

aux Journées du cinéma militant à Rennes. Cette année-là, la manifestation s'intitu-

lait : « 1968-1978 : 10 ans de contestation ». !!

Un film du collectif qui vous a plu ? !Il y en a beaucoup qui m'ont emballé. Je re-

tiens surtout le film de Pierre Léon qui détourne Ivan le terrible, le chef d'œuvre d'Ei-

senstein. Dans le film de Pierre Léon, tout est dit sur la question du pouvoir politi-

que et de son contrôle, de la volonté des politiques d'essayer de s'arroger le pouvoir

des images à des fins de propagande et, en fin de compte, de s'y casser les dents car,

on le voit bien avec l'exemple d'Eisenstein, l'artiste est plus fort que le politique.

Ivan le terrible, c'est un coup de poignard dans le dos de Staline car sa représentation

de Ivan le terrible, le premier tsar de la Russie auquel Staline voulait s'identifier,

montre un homme tyrannique, vieilli et déconnecté de la réalité de son temps. Ce

film de Pierre Léon –comme tous ceux du projet «Outrage & Rebellion»– est une

leçon à méditer pour les politiques.

13 OUTRAGE & REBELLION Mediapart

«Imaginer le point de vue d'un visiteur du futur qui découvrirait les décombres de notre société»

— Guillaume Massart, auteur de Pompéi (nouvelle collection)

D'où viennent les matériaux de ce film ?!Les photographies ont été prises un soir de

2005, à Nantes. Il y avait une atmosphère étrange, comme un parfum d'apocalypse.

Les rues étaient complètement vides, comme le sont souvent les quartiers commer-

ciaux après la fermeture des magasins. Ne restaient que les mannequins dans les vitri-

nes allumées, étranges vigies, laides, parfois mutilées. J'étais dans ce quartier pour

photographier ces trois statues qu'on voit dans le film et qui me fascinaient, parce

qu'on avait l'impression qu'elles dansaient en l'air. ! !Tout cet univers m'a immédiate-

ment évoqué Pompéi : ces corps inanimés exposés dans la rue, et puis ces Converse

qui cramaient dans une vitrine, cette étrange installation holographique... La fiction,

immédiatement, s'imposait. J'ai donc passé ma nuit à photographier, en m'imaginant

archéologue du futur marchant dans un Pompéi moderne. Je savais déjà - avec La Je-

tée de Marker en tête, évidemment, on ne peut pas faire un film comme celui-ci sans y

songer - que ces photographies seraient les plans du film. C'était une évidence esthéti-

que qu'il ne fallait pas filmer. Il fallait restituer ce musée morbide dans sa fixité. Et

pourtant, le film ne s'est pas fait : il est resté quatre ans dans mes tiroirs sans que ja-

mais je ne parvienne à le monter.! !Quand Nicole Brenez m'a contacté, j'avais un mois

pour répondre à la commande, qui autorisait une grande liberté : il y avait urgence, il

fallait agir vite, la situation l'exigeait. Je revenais des Ardennes où je venais de finir un

film sur des ouvriers confrontés à la désindustrialisation, Les Dragons n'existent pas. J'ai

d'abord pensé repartir dans les Ardennes, pour filmer le commissariat de la petite ville

de Givet, ses locaux neufs isolés au milieu d'une cité EDF très Desperate Housewives.

Mais je ne trouvais pas vraiment d'angle.

14 OUTRAGE & REBELLION Mediapart

J'ai alors cherché dans les chutes d'images et de sons des Dragons, s'il n'y avait pas un

court-métrage caché dans tout ça, que je n'aurais pas encore monté. Et j'y ai trouvé

le son de Pompéi (nouvelle collection) : des enregistrements des coulisses d'une vente aux

enchères dans une usine fermée depuis deux ans, l'usine Thomé-Génot de Nouzon-

ville, en décembre 2008. ! !Pompéi, auquel je ne repensais plus, m'est revenu immé-

diatement : lorsque nous avions visité l'usine, tout y était resté figé depuis la ferme-

ture, les ateliers, les machines... On trouvait même les reliefs des derniers repas des

ouvriers dans les vestiaires... Et ce film qui restait dans mes tiroirs depuis quatre ans,

qui était tourné, partiellement écrit et que je n'arrivais pas à monter, je voyais sou-

dain comment l'achever. ! !Au départ, il y a quatre ans, quand j'imaginais le film,

j'avais d'abord envie d'une voix off. Et puis l'idée des sous-titres est venue progressi-

vement, je trouvais notamment que ça permettait de conserver la dimension épisto-

laire, d'y être plus fidèle. J'avais eu l'idée d'enregistrer dans une galerie commerciale,

le brouhaha. Mais c'était une solution simpliste, qui se mordait un peu la queue et

quelque part annulait un peu la métaphore, en la surlignant. Avec ces voix d'ou-

vriers, ces histoires de livraisons, il me semble que je vais «d'un bout à l'autre de la

chaîne». ! !

Et les citations de Pline Le Jeune ? !Je me suis lancé dans des recherches sur Pompéi

dès 2005, dans la foulée des prises de vues. Le lendemain, je suis tombé sur des let-

tres de Pline Le Jeune dans la bibliothèque municipale de Nantes. Je tenais l'histoire

du film, pour que cela ne soit pas une simple déambulation désenchantée. Il fallait

contrebalancer le côté désincarné des mannequins par de l'humain. ! !L'idée de ce

parallèle entre Pompéi et aujourd'hui, c'était d'imaginer le point de vue d'un visiteur

du futur qui découvrirait les décombres de notre société. Il verrait les reliefs de notre

société de consommation. Une forme d'archéologie du futur. Mais je ne voulais pas

d'une exploration clinique : l'histoire de ce jeune homme qui cherche son père dans

les ruines de la civilisation apportait une dramaturgie, de l'espoir, du cœur, de

l'émotion. Du suspense, peut-être.!

Le projet est collectif, mais la démarche n'est pas spontanée: vous avez été

sollicité. Auriez-vous pu réaliser ce film sans une impulsion extérieure?

Non. Cette impulsion était nécessaire. Sans cela, on n'aurait pas eu l'idée ni même

la possibilité de travailler ensemble à un même projet, cinéastes reconnus et cinéas-

tes confidentiels.! !J'ignore si cela préfigure un retour du cinéma politique comme

15 OUTRAGE & REBELLION Mediapart

dans les années 70, si d'autres collectifs naîtront dans la foulée avec l'envie de réali-

ser d'autres films, en écho, en réponse, ou même en réaction à ceux-ci - dont on

peut évidemment discuter, qui ne sont pas là pour être aimables. Toujours est-il que

la démarche démontre que l'urgence permet l'action.

!J'ai en tête un autre exemple récent, LES 100 JOURS. Cent documentaires courts à

suivre tous les jours sur Internet, pendant les cent jours précédant la dernière prési-

dentielle, et dont sont sortis quelques très beaux films, 66% de Camille Fougère, par

exemple.

Un film du collectif qui vous ait plu ? !Les films que je préfère sont ceux qui ont

emprunté des chemins de traverse, qui ont décidé de ne pas aborder directement le

cas de Joachim Gatti mais ont préféré élargir le champ, répondre à la commande

par une vraie proposition de cinéma. Je pense à Pierre Léon, à Marc Hurtado, à

Sylvain George…

Le film sur Gandhi, Satyagraha de Jacques Perconte, se démarque, par exemple.

Parce qu'il s'est écarté de toute facilité de commande, ne serait-ce que pour cela,

pour son projet esthétique et son mystère. Et puis, maintenant que les films vont cir-

culer sur le net, j’imagine bien les internautes se demandant si leur connexion ne

buggue pas…

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«Se rendre maître d’un souvenir tel qu’il jaillit à l’instant du danger» — Gisèle et Luc Meichler, auteurs de Jeu et sérieux

D'où viennent ces images? !Les images ont été tournées en 1981, à l'occasion d'une

amorce de film que l'on avait tournée, qui s'appelle Réserve. Une série de petits ar-

guments, de petits synopsis, qui n'ont pas été développés, et qui sont présentés tels

quels. Des bande-annonces tournées en 16 mm dans Paris, dans les arènes de Lu-

tèce ou dans le Marais. Nous nous étions toujours dit qu'il y avait des éléments au

milieu de ce film que l'on développerait plus tard, et nous les avons gardés sous le

coude. Avec les événements de Montreuil cet été, il nous a semblé totalement op-

portun de les utiliser. ! !

D'autant que s'ajoute le texte d'Auguste Blanqui sur l'appel aux armes... !Le

texte est tiré d'Instructions pour une prise d'armes (1866) dans lequel Blanqui analyse

l'échec d'un soulèvement pour donner des conseils en stratégie de lutte urbaine.

C'était notre idée de départ pour le film: mettre cette proposition en parallèle avec

les événements actuels. Il y a des recettes, les choses sont là. Elles existent. Plutôt que

de dénoncer, il s'agissait pour nous de proposer quelque chose, d'indiquer vers où

chercher. ! !Aujourd'hui, aller filmer ce qu'il se passe dans les manifestations est pres-

que un geste de désespoir. Montrer les images de manifestation, de répression, bien

sûr il faut le faire, ne serait-ce que pour la lecture historique de ces images, dans une

vingtaine d'années. Mais c'est un geste désespéré. ! !Par ailleurs, le texte de Blanqui

décrit très précisément le quartier autour de Beaubourg, qui à l'époque, était en

plein réaménagement. Avec cet effet de décalage, entre un quartier en chantier, et

l'état des lieux d'une destruction de la ville. Pour nous, ces choix d'urbanisme reflé-

taient totalement l'idéologie de l'époque, et ne présageaient rien de bon.

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C'est le versant le plus beau mais aussi le plus douloureux de votre film :

exhumer des images des années 80 pour dénoncer une répression poli-

cière de 2009. !C'est notre histoire. Ces images-là ne sont pas de vieilles images,

pour nous. Elles sont restées et restent très présentes, tout au long de notre parcours

de cinéastes –et de Parisiens, aussi, parce que c'est un film très parisien. Et ce n'est

pas innocent de les avoir tournées en 1981. !

!On peut y voir une démarche intellectuelle: il faudrait aller chercher dans

la désillusion des années 1980, les origines du malaise actuel... !Oui.

Nous voyons aujourd'hui les résultats de nos combats de l'époque... On se rappelle

toujours qu'au moment du passage de la gauche au pouvoir, nous étions joyeux.

Mais voir autant d'enthousiasme dans les rues, cela nous a effrayés. Parce que nous

n'avions pas la moindre illusion. Parce que cela ne pouvait être qu'un moindre mal. !

La capoeira sert de référence aux luttes des esclaves pour la liberté. !C'est

une danse inventée au Brésil parce que les esclaves n'avaient pas le droit de se bat-

tre. Cet interdit a donné lieu à un art martial qui s'est petit à petit ritualisé, une sorte

de chorégraphie de combat. C'est un bel exemple de détournement.!

!Peut-on encore faire du cinéma collectif aujourd'hui? !Les films collectifs sont

désormais moins fréquents. Les cinéastes travaillent tous très individuellement. Et il

faut, non seulement un déclencheur fort, mais aussi l'intervention d'une personne

extérieure, pour que les choses se mettent en marche. Dans les années 1970, la de-

mande pour ce genre de films était aussi plus forte. Et je dirais que ce genre d'initia-

tives est plus développé à l'étranger. Dans les pays d'Europe de l'Est par exemple, où

l'urgence reste plus grande.