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Thèse, Université de Montréal, avril 2013
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Université de Montréal
Vers une musique autogérée :
(In)compatibilités, Réseaux, Intuition et Processus
Par Nikolaos Tzortzis
Faculté de Musique Thèse de doctorat présentée à la Faculté de Musique en vue de
l’obtention du grade de doctorat en Musique, option Composition.
Novembre 2012
© Nikolaos Tzortzis 2012
ii
À Pavlos Antoniadis, pianiste d’exception et grand ami, pour ses efforts,
sa persévérance, son esprit positif, sa vision du monde et pour avoir
donné vie à mes rêves les plus incompatibles.
« Fais confiance à l’homme »
iii
Mes remerciements les plus profonds à :
Mikhail Malt, pour son soutien, son aide, sa patience et sa confiance.
Philippe Leroux, pour l’inspiration et tout ce qu’il ma appris, les six
dernières années.
Denis Gougeon, pour avoir été toujours présent, lorsque j’en avais besoin.
iv
Résumé
« Vers une musique autogérée », est un regard sur mes œuvres des trois dernières
années : un quatuor à cordes, un quatuor pour flûte basse, saxophone baryton,
percussion et piano, une pièce pour voix de femme et douze musiciens et une pièce
pour silent piano et dispositif électronique, qui sera le chapitre le plus exhaustif. Tout
au long de cette étude, on examinera les notions qui m’inspirent, les points de départ
de chaque pièce ainsi que les moyens employés pour arriver au bout de chaque idée.
On parlera du tandem « intuition – processus » et comment il s’exprime chaque fois
de façon différente, des réseaux qui se créent dans la musique, on abordera le concept
omniprésent de l’incompatibilité et les relations que cela autorise, et on suivra
l’évolution progressive de l’écriture vers une musique qui se veut « autogérée », en
examinant comment ce terme se manifeste, selon les différents contextes.
Mots-clés: Incompatibilité, intuition, processus, distraction, interaction, réseau, autogéré
v
Summary
« Towards an autoregulated music » is a look on my works of the past three years: a
string quartet, a quartet for bass flute, baritone saxophone, percussion and piano, a
work for female voice and twelve musicians and a piece for silent piano and real time
electronics, the most thorough chapter. Throughout this study, we’ll examine the
notions that inspire me, every piece’s starting points and the means applied to take
every idea to its full potential. We’ll talk about the tandem « intuition – process » and
how it’s expressed every time in a different way, the networks that exist in the music,
we’ll approach the ever-present concept of incompatibility and the relations it allows,
and we’ll follow the gradual evolution of the writing towards a music that calls itself
« autoregulated », considering how this term is expressed, in different contexts.
Key words : Incompatibility, intuition, process, distraction, interaction, autoregulated
vi
« …Faire. Faire un livre, un enfant, une révolution, faire tout court, c’est se projeter
dans une situation à venir qui s’ouvre de tous les côtés vers l’inconnu, que l’on ne
peut donc pas posséder d’avance en pensée, mais que l’on doit obligatoirement
supposer comme définie pour ce qui importe quant aux décisions actuelles. Un faire
lucide est celui qui ne s’aliène pas à l’image déjà acquise de cette situation à venir,
qui la modifie au fur et à mesure, qui ne confond pas intention et réalité, souhaitable
et probable, qui ne se perd pas en conjonctures et spéculations quant aux aspects du
futur qui n’importent pas pour ce qui est à faire maintenant ou quant auxquels on ne
peut rien ; mais qui ne renonce pas non plus à cette image, car alors non seulement
« il ne sait pas où il va », mais il ne sait même plus où il veut aller….1 »
1 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Éditions du seuil, Paris 1975, p.130-131
vii
Table de matières : Dédicace ii Remerciements iii Résumé iv Summary v Citation de Cornelius Castoriadis vi Table des matières vii – x 1. La démarche esthétique et le mode de travail 1
1.1 Le temps et le fonctionnement de la pensée comme point de départ 1
1.2 La logique de l’écriture instrumentale 2
1.3 Incompatibilités 3
2. Femme-tête-temps (2010), pour quatuor à cordes 4
2.1 Le point de départ 4
2.2 La pièce 5
2.3 Conclusion 15
3. Illusoire (2010), pour flûte basse, saxophone baryton, percussion et piano 16
3.1 Le point de départ 16
3.2 Le processus 16
3.2.1 Mesures 1-13 16
3.2.2 Mesures 14-30 17
3.2.3 Mesures 30-40 18
3.2.4 Mesures 41-64 18
3.2.5 Mesures 64-83 19
3.2.6 Mesures 84-93 20
3.2.7 Mesures 93-134 20
3.2.8 Mesures 134-141 21
3.2.9 Mesures 142-148 21
3.2.10 Mesures 149-157 22
3.2.11 Mesures 158-167 23
3.2.12 Mesures 168-182 23
3.2.13 Mesures 183-198 24
3.2.14 Mesures 199-203 25
viii
3.2.15 Mesures 204-214 27
3.2.16 Mesures 215-229 27
3.2.17 Mesures 233-271 28
3.3 La deuxième partie 30
3.3.1 Mesures 272-324 30
3.3.2 Mesures 334-373 30
3.3.3 Mesures 374-388 31
3.3.4 Mesures 389-420 31
3.3.5 Mesures 421-432 32
3.4 Conclusion 32
4. Ient, (2011), pour voix de femme et douze musiciens 33
4.1 Les premiers choix, le texte 33
4.2 La dramaturgie et l’orchestration 36
4.3 Première partie 38
4.3.1 Mesures 1-55 38
4.3.2 Mesures 56-90 39
4.4 Deuxième partie 42
4.4.1 Quelques exemples / Mesures 94-96 43
4.4.2 Mesures 122-129 44
4.4.3 Mesures 143-145 45
4.4.4 Mesures 153-162 47
4.5 Troisième partie 49
4.6 Conclusion 53
5. Incompatible(s) V (2011-2012), pour silent piano et électronique en temps réel 54
5.1 Les origines du projet 54
5.2. Les enjeux esthétiques 54
5.3. Le choix de l’instrument et les enjeux qui en dérivent 55
5.3.1 Une autre façon d’écouter le piano. Le dispositif mis en place 55
5.3.2 Silence et théâtralité 59
5.3.3 La place et le rôle de l’électronique 60
5.3.4 Pianoteq et le nouveau piano préparé 61
5.3.5 Conclusion 67
ix
5.4. Une autre idée de l'interaction, visant une nouvelle forme ouverte 67
5.5. L’écriture rythmique 70
5.5.1 Évolution des arborescences de Xenakis 70
5.5.2 Critique sur la nouvelle complexité : Ferneyhough, Mahnkopf, Cox 74
5.5.3 Écrire le rythme pour communiquer avec l’ordinateur 85
5.5.4 La conversion en script antescofo 91
5.6 La partition 94
5.6.1 Version 1.1 94
5.6.1.1 Mesures 1-47 95
5.6.1.2 Mesures 48-130 99
5.6.1.3 Mesures 131-137 103
5.6.1.4 Mesures 137-196 103
5.6.1.5 Mesures 197-204 104
5.6.1.6 Mesures 205-235 105
5.6.1.7 Bilan 107
5.6.2 Version 2.1 107
5.6.2.1 Mesures 1-120 108
5.6.2.2 Mesures 121-267 109
5.6.2.3 Mesures 268-377 110
5.6.2.4 Bilan 112
5.6.3 Version 1.2 113
5.6.3.1 Mesures 161-194 113
5.6.3.2 Mesures 195-251 114
5.6.3.3 Mesures 252-289 116
5.6.3.4 Mesures 290-305 118
5.6.3.5 Bilan 119
5.7 L’électronique 119
5.7.1 Le patch MAX 119
5.7.1.1 Le patch principal 119
5.7.1.2 Les traitements 124
5.7.1.3 La structure des événements 127
5.7.2 Conclusion 128
6. L’avenir 129
6.1 Quelques pensées 129
x
6.2 Les projets pour les trois prochaines saisons 130
7. Epilogue 132
8. Bibliographie 134
1
1. La démarche esthétique et le mode de travail
1.1 Le temps et le fonctionnement de la pensée comme point de départ
Depuis 2007 et ma pièce « Désaxé », pour 10 musiciens, je travaille beaucoup sur une
musique inspirée par la vitesse de la pensée humaine et la façon dont les pensées se
succèdent dans le cerveau. Plus tard, j'ai exploré cette idée dans d'autres œuvres,
comme « Mnésique », « Femme-tête-temps », «Incompatible (s) IV », « Illusoire » et
ma dernière pièce, pour silent piano et électronique, « Incompatible(s) V », créée à
Paris le 8 juin au festival ManiFeste de l’IRCAM, par Pavlos Antoniadis.
Dans la tête, les choses se succèdent à un rythme extrêmement rapide et la durée de
certaines pensées serait probablement impossible à mesurer en unités de temps (en
secondes, voire en millisecondes). Malgré la très courte durée de chaque pensée et la
grande quantité d'informations que l’on traite à un moment donné, on est toujours
capable de suivre la ligne tracée par le cerveau, même si les associations qui se
produisent n'ont pas de connexion « logique » apparente les unes aux autres. Un seul
mot, une image, ou même un son, peut dévier nos pensées vers quelque chose de
complètement différent, mais ça a toujours « du sens », puisque le passage d'un point
focal à l'autre semble toujours organique et n'a besoin d'aucun type d'explication .
Il s’agit d'une série de stimuli ou d’informations qui s'influencent mutuellement, avec
un lien très serré entre eux, conscient ou non. Cette succession de pensées constitue
un réseau où chaque élément a sa propre importance individuelle, mais est toujours
fortement dépendant de ce qui précède et ce qui suit. C'est cette définition exacte du
réseau que j'ai mise dans ma musique, en travaillant sur une échelle temporelle qui
tente de simuler le temps comme il passe dans la tête. Une logique musicale qui se
concentre sur les associations, les sauts intuitifs entre des éléments contrastés ou
similaires et un processus de composition qui permet à des différents matériaux et
des organisations de hauteurs d’interagir librement et organiquement, tout en restant
fortement opposé au post-modernisme et en excluant toute utilisation d’objets
musicaux connotés ou d’empreintes d’autres musiques.
Dans ces cas, la musique est basée sur la succession de fragments courts mais
reconnaissables qui, généralement grâce à un « lien » commun, passent rapidement de
l’un à l'autre, créant ainsi des phrases plus longues, qui seraient très difficiles à
concevoir comme un ensemble dès le début. Avec aucun plan formel préalable et
aucune macrostructure prédéfinie, je commence à écrire et je laisse la musique se
déployer progressivement, pendant qu’une figure, une harmonie, un son ou une
2
texture cherche la meilleure voie à suivre. La pièce est, en quelque sorte, en train de
se générer elle-même, vu que la fin d'un élément devient le début du suivant, un nœud
entre deux lignes qui pourraient exister indépendamment, mais dont la rencontre force
la musique à passer de l'une à l'autre. Il me serait impossible de pré-organiser ces
rencontres et je fais confiance à mon intuition, tout en me permettant d’introduire
délibérément des « fautes », en forme de ruptures ou de parenthèses, afin d’éviter des
relations trop faciles de cause à effet. Ces idées sont encore plus présentes dans «
Incompatible(s) V », du micro-détail à la macroforme, où la pièce entière est un grand
réseau de sections qui créent plusieurs chemins possibles et c'est à l'ordinateur de
décider, en temps réel, ce que le pianiste doit jouer.
1.2 La logique de l’écriture instrumentale
Dans ma logique, l’écriture se nourrit directement des instruments, de la physicalité
du jeu de l’interprète et cherche toujours des solutions de doigtés ou d’actions qui
permettent de rendre certains passages plus idiomatiques pour les interprètes, tout en
restant fidèle à l’esprit de la musique. Une position sur la touche d’un instrument à
cordes ou un doigté spécifique d’un bois peut être la base pour l’harmonie de toute
une section, le contour mélodique d’un passage monophonique en microtons ou le
saut d’un registre à un autre, avec un changement de pression d’air ou de doigt, sans
demander des mouvements trop extravertis et inconfortables. Étant donné que j’ai un
goût pour la vitesse et les textures denses et que je n’ai pas comme objectif d’écrire
des partitions irréalisables, il est nécessaire de trouver des solutions qui aident le
musicien à tout jouer, tout en combinant les logiques harmoniques, timbriques et
gestuelles de l’œuvre. Il est absolument indispensable de faire des recherches
approfondies sur les possibilités offertes par les instruments afin de prendre à chaque
fois la meilleure décision possible.
La musique avance donc vraiment pas à pas, sans connaître ce qui viendra dans la
mesure suivante. Je passe beaucoup de temps à écouter une simulation MIDI de la
pièce sur le logiciel Finale, et c’est l’écoute qui me guide, c’est la musique même qui
me propose, ou même m’impose, sa suite. Afin de me rassurer que la pièce puisse
survivre à une performance moins parfaite, je l’écoute à des tempi différents, avec
plus ou moins de précision, et mes choix ont souvent été influencés par cette écoute
« imparfaite ».
C’est pour ça que je parle d’une musique qui « s’autogère », qui « s’autogénère »
aussi. Les seules choses qui sont définies avant le début de la composition sont
3
l’instrumentation et la durée approximative de chaque œuvre, des choses qui
dépendent des conditions de chaque commande et des contraintes qu’elle pose. Sinon,
la musique se forme progressivement et lentement, en cherchant à suivre l’idée,
souvent poétique, de départ, et qui normalement définit le titre.
1.3 Incompatibilités
L’autre axe qui m’intéresse fortement est l’idée de l’incompatibilité. Ceci a
commencé encore en 2007, dans la classe de composition de Georges Aperghis à la
Haute École des Arts de Berne, en Suisse. Pour mon spectacle, composé des œuvres
Incompatible(s) I, II et III, j’ai voulu mettre en scène les musiciens en train de jouer
des couches indépendantes, souvent accompagnées par des actions, des textes et des
attitudes contradictoires. Le défi était de créer des textures où les couches séparées
coexisteraient et s’entendraient indépendamment, afin de pouvoir naviguer parmi eux,
en mettant plus en évidence une autre couche à chaque moment, comme si un
projecteur ou une caméra changeait son point de fixation sur une autre partie de la
scène. L’idée de l’incompatibilité n’a pas été appliquée qu’à la macro-écriture de la
pièce, mais j’ai voulu plonger dans l’écriture individuelle de chaque instrument, afin
de trouver des actions qui, sans empêcher l’instrumentiste de jouer, seraient
contradictoires à une situation normale de concert et pas très confortables. La harpiste
est donc contrainte à parler à l’envers, le contrebassiste joue et parle tout en tournant
autour de lui-même, la flûtiste cherche à prononcer ses phrases dans son instrument,
tout en tombant amoureuse du contrebassiste etc. Ma volonté a été de créer une
musique vraiment polyphonique, tout en accentuant les points communs, et
difficilement repérables à première vue, entre les couches.
Cette notion des couches indépendantes et des actions contradictoires sur le même
instrument m’accompagne depuis et se trouve dans toutes mes pièces, notamment
« Illusoire », « Incompatible(s) IV et V », sauf que dans ces deux dernières la présence
de l’électronique multiplie les couches et cette notion se traduit également en des
séries de traitements en cascade, où les paramètres varient séparément, parfois sans
relation apparente avec le texte musical. « Incompatible(s) IV », pour clarinette basse
et électronique, étudie en profondeur les doigtés de l’instrument et permet parfois de
séparer les deux mains, ou le jeu avec l’embouchure du jeu digital. Dans
« Incompatible(s) V », la séparation des deux mains du pianiste touche les extrêmes,
vu, d’abord, l’écriture rythmique souvent complètement désynchronisée et pas
4
contrainte par les mesures, mais également la séparation du piano en deux ou trois
parties vraiment distinctes à l’aide de l’électronique.
Encore une fois, l’idée du réseau trouve son application car, dans ce cas, il s’agit de
faire entendre les lignes de chaque main ou de chaque traitement, en les faisant
apparaître ou disparaître à volonté, comme des parties d’un grand système, reliées
pour permettre la communication entre eux-mêmes ou un centre de contrôle.
Pour moi, toute la beauté de l’incompatibilité se trouve dans l’effort de faire en sorte
que, plusieurs éléments à priori inconciliables, trouvent un terrain d’entente commun
et arrivent à coexister malgré leurs différences.
2. Femme-tête-temps (2010), pour quatuor à cordes
Composée d’abord entre juillet et septembre 2010, l’œuvre est inspirée par la vitesse avec laquelle s’enchaînent les pensées dans le cerveau humain, surtout lorsqu’on se trouve dans un état d’alerte. (note de programme) Commande de l’International Composers Pyramid, Créé en décembre 2010 en Grande-Bretagne, puis repris en France, Allemagne, Autriche, en Grande Bretagne et aux Pays-Bas. 1er prix au concours de composition de l’institut néerlandais de Paris 2e prix au concours de composition Zeitklang, en Autriche Publié par les Éditions Suvini Zerboni 2.1 Le point de départ Mon deuxième quatuor à cordes continue dans la suite des pièces qui le précède et
s’inspire du temps encéphalique, sauf que, et pour la première fois dans ma musique,
les moments « intuitifs » se juxtaposent à des processus linéaires qui se focalisent sur
une texture et sa transformation progressive. Influencé par l’esthétique de Philippe
Leroux, dont l’écriture de processus m’apparaît très singulière et réussie, j’ai voulu
expérimenter avec cette logique qui m’était étrangère. Il me semblait que cette
temporalité, où le rythme de l’évolution est plutôt lent, comparé à l’écriture
fragmentée, serait le contrepoids idéal pour les parties où le temps passe très vite, vu
la densité et la multitude des événements.
Dans cette pièce, j’ai voulu encore approfondir ma connaissance des cordes et
chercher à appliquer certaines idées que je n’avais pas exploitées lors du premier
quatuor, trois ans plus tôt. Alors que celui-ci était dominé par les sonorités lisses et les
figures majoritairement directionnelles, dans Femme-tête-temps j’ai voulu travailler
d’abord avec des textures et des gestes plutôt désarticulés, en éparpillant les registres
parmi les instruments. Ceci voulait dire que les positions et les doigtés devaient être
bien soignés, afin de permettre des sauts de hauteur sans la nécessité de trop déplacer
5
la main gauche et compromettre la fluidité de l’exécution et le rapport entre les
différents fragments, ce qui nuirait à toute la logique de la pièce. A posteriori, et après
avoir travaillé avec quatre quatuors différents, dont le quatuor Arditti, cette écriture
pour les cordes s’est avérée bien efficace, car, malgré la densité et la difficulté de la
musique, elle n’a pas posé de problèmes insurmontables aux musiciens. Les
différences entre les diverses exécutions de l’œuvre se situent au niveau des choix
personnels d’interprétation et pas à des questions techniques qui auraient conditionné
la performance.
2.2 La pièce
Pendant les 45 premières mesures on entend une musique qui bouge beaucoup, avec
les indications des mesures qui changent constamment, deux mesures successives
n’étant que rarement identiques. La nature des objets évolue sans cesse, le temps
s’accélère ou s’arrête souvent brusquement et les variations de timbre, sur des objets
qui reviennent, simulent des traitements électroniques tel le filtrage ou la distorsion
(jeu sul ponticello, changement de pression d’archet). Le fait de faire revenir des
objets cherche à créer de la mémoire, des points de repère pour l’auditeur et le
musicien, afin de l’aider à suivre la musique et jalonner l’écoute.
Les deux premières mesures donnent d’entrée de jeu une idée précise de ce qui va
suivre : les rythmes sont hachés, les sauts de registres se font à l’aide des harmoniques
naturelles, des cordes à vide ou des positions peu habituelles, mais ergonomiques,
pour la main gauche. Il y a une volonté consciente de travailler surtout avec des
motifs à deux attaques (schème « note-note » ou « accord-note » ou « note-accord »)
afin d’éviter toute réminiscence de triangle. Lors des rares occasions où un instrument
joue trois attaques successives, il s’agit des mouvements unidirectionnels, dont
émergeront les gestes plus liées qui suivent dans les mesures suivantes.
Figure 1 Femme-tête-temps, mes 1-2
6
Pour équilibrer les rythmes secs et les attaques détachées, des crescendi courts sont
distribués aux quatre instruments, en simulant soit l’écho, soit le pre-delay d’une note
principale, logiquement jouée fortissimo. Les frictions microtonales et les différences
de dynamique, entre la note principale et la note d’écho ou d’anticipation, viennent
simuler les différents espaces où on situerait ces sons, s’il s’agissait d’une musique
électronique, et d’exagérer l’effet Doppler, qui fait qu’une source sonore qui s’éloigne
brusquement paraît légèrement plus basse.
Dans les mesures suivantes, des gestes courts font progressivement leur apparition,
soit sous la forme de glissandi (normaux ou d’harmoniques naturelles), soit comme
des passages legato de trois ou quatre notes. Une première quasi-fin arrive à la mesure
sept, un geste ascendant divisé entre les quatre instruments, avant d’introduire, juste
après, des nouveaux matériaux, des passages diatoniques et microtonaux en trémolo
mesuré. La mesure dix sert de parenthèse, une sorte de courte interruption des tremoli,
qui continuent jusqu’à la mesure treize.
Figure 2 Femme-tête-temps, mes 3-11
7
La mesure dix-sept voit la présence de la première dichotomie du quatuor entre un
instrument soliste et un sous-groupe de trois instruments. Cette configuration
reviendra par la suite plusieurs fois et mènera à la quasi-cadence du premier violon.
Jusqu’à la mesure vingt-quatre, les notes tenues (les échos et les pre-delays) et leur
temporalité gagnent progressivement d’importance, pour arriver aux deux dernières
mesures de cette section et les entendre en tant qu’entités à part entière. Un élément
au début secondaire, qui n’existait que par rapport aux autres, devient pour un instant
le point focal, sert de moment de transition et permet à la musique de repartir ailleurs.
Les mesures 25-29 contiennent la juxtaposition de deux textures : d’un coté les
tremoli, cette fois non mesurés, et de l’autre l’écriture aux rythmes hachés du début.
Les deux mesures qui suivent sont une variation peu évidente du jeu en trémolo.
En écrivant, je me suis dit que le trémolo est un va-et-vient rapide sur la corde et, à
partir de cette idée du va-et-vient, j’ai décidé d’écrire d’autres types de va-et-vient,
soit joués par la main droite, soit par la main gauche. Ceci a donné des batteries entre
deux cordes voisines, des batteries sur une seule corde et un vibrato exagéré. On a ici
à faire avec un bon exemple de la génération de l’harmonie à partir de la position des
doigts: les notes effleurées qui donnent les harmoniques naturelles (violon et
violoncelle) sont jouées en tant que notes normales par les deux autres, comme s’il
s’agissait d’un changement de pression de doigt sur un seul instrument.
Les mesures 32-44 sont une sorte de récapitulation de la pièce jusque là : chaque
mesure contient un autre type d’écriture, rappelant certains passages entendus
précédemment, avec quelques nouveaux éléments, comme la montée obstinée en
quarts et huitièmes de tons du violoncelle à la mesure 33. La dichotomie se fait
maintenant entre le deuxième violon et le reste de l’ensemble, on retrouve brièvement
les tremoli au premier violon, ainsi que les gestes montants et les batteries en
harmoniques naturelles.
Figure 3 Femme-tête-temps, mes 36-40
8
Figure 4 Femme-tête-temps, mes 41-44
À la mesure 45, accentuée par une modulation métrique qui prend comme nouveau
tempo la mesure 44 de 3/16, commence le premier processus de l’œuvre. La ligne du
violoncelle, tel un riff de guitare électrique, est la base de cette section qui, du grave,
se dirige progressivement vers l’aigu et un sol6 partagé parmi les quatre instruments.
Il s’agit d’abord d’un processus de densification horizontale et verticale, puis d’une
raréfaction vers une seule note et sa déviation microtonale. Tout au long de cette
section je travaille avec des champs dodécaphoniques, une technique qui permet de
stabiliser l’harmonie et faire croire que le temps passe plus lentement. Chaque note de
la gamme chromatique est placée à une position fixe, et on l’entend toujours à cette
position, sans changement de registre. Ceci crée des points de repère précis,
l’harmonie se clarifie et chaque changement de registre fonctionne comme une
modulation, variant considérablement la couleur harmonique.
À part la transition entre deux registres, le début de ce processus voit aussi une
transition entre deux timbres, d’une forte pression d’archet à une pression normale.
Plus subtil, ce deuxième processus se veut un changement discret de caractère qui
accompagne la montée, en passant par des coups d’archet pesants dans le grave, vers
une sonorité plus légère dans l’aigu, accentué par des coups d’archet pointillistes et
des harmoniques naturelles au timbre plus fin. Seul point de jonction entre le début et
la fin du processus, un glissando ré2-ut2 dans le grave du violoncelle, une obsession
presque cachée qui refuse d’évoluer, avant de disparaître. Cette obsession fera son
apparition plus tard dans la pièce, dans un autre contexte, qui la mettra encore plus en
évidence.
9
Les mesures 63-102 sont une variation libre de la première section, une sorte de A’
d’un rondo défiguré qui commence progressivement à se profiler. Les objets qui
reviennent sont encore variés et des nouveaux éléments sont introduits, notamment le
ricochet col legno et les sons percussifs sur le corps ou la touche des instruments. Les
lignes se partagent entre les instruments afin de briser la directionnalité de certains
mouvements et de créer un jeu également avec l’espace.
La mesure 71 fonctionne comme un coup de frein soudain qui change brusquement la
vitesse et la direction de la musique, se focalisant sur une seule note entre le
violoncelle et le deuxième violon, toujours sous le prisme du « va-et-vient », cette fois
entre trémolo et non trémolo, pression normale d’archet et forte pression. Les tremoli
repartent comme avant, sauf que cette fois, eux aussi subissent une variation, avec le
jeu en flautando qui apparaît pour la première fois. En plus, la juxtaposition entre les
textures de tremoli et celles aux rythmes hachés ne se fait plus comme des boîtes
fermées qui se succèdent, mais l’une entre dans l’autre, l’une apparaît avant que
l’autre soit finie. À la mesure 79 on entend pour la première fois des extraits
d’échelles non-octaviantes divisées entre violon II, alto et violoncelle. Ces échelles,
qui sont la base du matériau de toute la pièce, font ici une première apparition
fugitive, comme pour révéler un peu, d’où dérive toute la musique qu’on est en train
d’entendre.
À noter également la présence d’un si bémol 6 aigu aux mesures 79 et 81, aux deux
violons. Cette note, étrangère à ce qui se passe dans le quatuor, a été ajoutée après
coup, afin d’anticiper l’apparition affirmée de la même note quelques mesures plus
tard. Un élément secondaire, voire hors sujet, d’un instant, se voit accordé le rôle
principal quelques secondes plus tard, justifiant ainsi sa présence après coup. Cette
idée, d’une musique ouverte aux « accidents » qui trouvent leur raison d’être dans le
temps, m’est très chère et traverse mes pièces, d’une façon ou d’une autre.
10
Figure 5 Femme-tête-temps, mes 78-81
Lorsque la musique s’arrête soudainement à la mesure 84, le si bémol aigu est déjà là,
à instaurer la nouvelle temporalité, avant que celle-ci soit vraiment établie. L’idée
derrière ce type d’ « arrêt sur image » vient de la notion de l’inertie : Une voiture
freine brusquement, mais, au moment de s’arrêter, les passagers sont propulsés devant
et leurs corps s’arrêtent vraiment quelque peu après. Le freinage accentue donc la
vitesse acquise précédemment, mais la nouvelle situation, l’arrêt, est déjà installée au
moment où les passagers l’intègrent. Dans le cas de la mesure 83, l’arrêt, le freinage,
est le si∫6 qui émerge au deuxième violon, pendant que les « passagers » sont les
échelles et les glissandi qui continuent leurs mouvements respectifs, avec une légère
accélération.
Figure 6 Femme-tête-temps, mes 82-84
Le deuxième processus a lieu entre les mesures 103 et 128. Ici on commence par une
note et sa déviation microtonale, pour progressivement élargir le registre, densifier la
texture et aller vers une écriture gestuelle en glissandi mesurés qui reste sur une figure
11
dans l’extrême aigu. Cependant, le riff du premier processus commence à se profiler,
toujours éparpillé parmi les instruments, avant de faire une apparition fugitive aux
mesures 116-117. À partir de la mesure 119 commence le retour progressif vers la
partie « intuitive » suivante, avec la disparition progressive de la figure en glissando
mesuré et l’apparition d’une montée collective en échelles non-octaviantes, dont la
première courte apparition anticipatoire remontait à la mesure 79. Comme lors du
premier processus, il s’agit d’une double transition, entre mesuré et gestuel pour
l’écriture des instruments séparément, mais également de l’homorythmie à
l’hétérorythmie, du point de vue vertical et de l’écriture d’ensemble.
L’émergence progressive du riff est le premier point commun entre processus, son but
étant de faire croire que le deuxième précède le premier, une scène d’un film dont la
narration se fait en zigzag, un antépisode qui raconte les origines d’un caractère déjà
connu. Ceci relie les processus entre eux, créant une « pièce dans la pièce », une
forme pseudo-ouverte qui veut faire croire qu’elle aurait pu exister dans un autre
ordre.
Figure 7 Femme-tête-temps, mes 114-117
12
De ce processus, le point culminant se fige comme un objet égaré qui bascule entre
les deux violons, presque inchangé, pendant que les échelles non-octaviantes
réapparaissent timidement, avant de se densifier. Au début, les échelles mêmes sont
victimes de déviations basées sur les harmoniques naturelles qui se trouvent « sous »
les doigts des notes des échelles, afin d’éviter un début de section trop claire et
directionnel.
Les mesures 128-163 sont la variation du A’, ce qui accentue la forme de rondo, avec
ces (quasi) « couplets », avant la cadence du premier violon (mesures 163-179) qui
récapitule le matériau utilisé jusqu’à là. Dans les parties A, A’ et A’’, des
« cadences » étaient attribuées au deuxième violon, au violoncelle et à l’alto, ce qui
fait que cette cadence du premier violon arrive comme une exégèse, la volonté
d’arrêter le temps et clarifier le discours.
La fin de la cadence est le début du troisième processus, qui repart presque d’où le
premier avait fini, autour d’un sol (dièse) 6 et sa déviation microtonale. La relation
entre les processus devient ici plus claire, réunifiant les trois et presque révélant leur
« bon » ordre, tel un cerveau en état d’alerte qui avait du mal à classer ses propres
souvenirs et d’en comprendre le sens, mais qui y arrive, à la fin. Ce processus, qui va
jusqu’à la mesure 203, est également une action sur le timbre, la sonorité allant
progressivement vers le bruit et l’étouffement. Pour boucler la boucle, ce troisième
processus se focalise à la fin autour d’un glissando ré#2-ut#2 dans le grave du
violoncelle, comme c’était le cas dans le premier. Ce petit geste, le seul toujours joué
arco dans un ensemble de sons secs, soit en pizzicato, en ricochet ou en legno battuto,
et l’anti-sommet, la résignation avant le dernier retour du matériel du début. Un
mixage des trois processus « dans l’ordre », afin de mieux démontrer la relation entre
eux, est fourni avec ce texte.
Ces trois processus forment, en fait, un réseau, des situations musicales qui
communiquent entre elles et offrent plusieurs possibilités d’interconnexion. L’idée du
réseau est présente tout au long de la pièce, dans l’écriture instrumentale (des
positions qui peuvent basculer entre notes réelles ou harmoniques naturelles), dans la
forme (les liens entre les différents endroits de la partition), dans les rapports entre les
instruments (passages d’un instrument à l’autre en fondu enchaîné, tuilages) et même
dans la logique des modulations métriques, car c’est une mesure qui donne toujours le
nouveau tempo. Dans ce cas précis on parlerait de réseau décentralisé, car il n’y a pas
13
de point de référence commun, mais plusieurs éléments servent de noyaux autour
desquels se forment des logiques qui évoluent tout au long de la pièce.
Suite à mon travail avec les musiciens, je pense que j’aurais dû écrire une remarque
sur l’interprétation des mesures entre 182 et 186 : Les glissandi en vibrato exagéré
doivent être interprétés sans essayer d’imiter l’un l’autre, ce qui était la tendance de
tous les quatuors.
Figure 8 Femme-tête-temps, mes 182-186
Pendant les répétitions, les musiciens jouaient ces glissandi presque comme un motif
identique qui voyageait parmi les instruments, alors que le but n’est pas cela. Je ne
peux pas encore décider si c’est une question de notation qui pourrait être corrigée ou
s’il s’agit d’un reflexe de musicien qu’il suffit d’expliquer avec des mots sur la
partition.
La dernière partie de la pièce, la plus courte, sert de rappel condensé de tout ce qui
précède, à un tempo plus élevé. Les objets qui se succèdent à un rythme accéléré, le
timbre se fait, par moments, encore plus distordu en utilisant les cordes graves des
instruments même pour des notes plus aiguës et en appliquant une pression exagérée
14
de l’archet. La pièce s’achève sur un écho, la fin ne se veut pas définitive. Idéalement,
« Femme-tête-temps » peut être suivi de mon premier quatuor à cordes « Four Flash
Fear », écrit en 2007, qui commence par ces harmoniques aiguës de la fin et qui se
déploie lentement à partir de ce registre. À noter l’indication « comme si quelque
chose précède » au début, au premier violon.
Figure 9 Femme-tête-temps, mes 218-228
15
Figure 10 Four Flash Fear, mes 1-4
2.3 Conclusion
Dans Femme-tête-temps j’ai eu l’occasion de travailler avec deux types de
temporalité, une qui m’était très familière, et une autre qui demandait que je trouve
ma façon de la manier. Dans ce que je pourrais appeler l’écriture « intuitive », j’ai pu
aller encore plus loin dans le rythme de certains enchaînements et travailler mes
objets plus en profondeur, étant donné l’homogénéité de l’ensemble qui me
permettait, voire m’obligeait, de le faire. En ce qui concerne l’écriture des processus,
l’idée de faire en sorte qu’ils soient liés entre eux, l’un étant la fin de l’autre ou avoir
l’un apparaître au milieu d’un processus en cours, m’a aidé à trouver du sens dans une
écriture qui aurait pu tomber dans le structuralisme stérile. Les liens qui se sont
progressivement tissés à distance entre ces parties ont été pour moi l’impulsion pour
penser aussi la forme autrement, au fur et à mesure que la pièce avançait. Les résultats
de cette mise en question se trouvent également dans les pièces suivantes, notamment
« Incompatible(s) V ».
16
3. Illusoire (2010), pour flûte basse, saxophone baryton, percussion et piano Un prestidigitateur bouge une main devant son public pour effectuer son tour de magie avec l’autre main. La pièce, composée entre mai et octobre 2010, cherche à créer des illusions en dissimulant certaines actions pour ne faire apparaître que leur résultat, ou en attirant l’attention sur un élément qui, après-coup, ne s’avère que trompeur. (note de programme) Commande de l’état français pour l’ensemble Proxima Centauri. Créé en mars 2011 à Bordeaux, repris à Berlin, Dresde et Badajoz. Publié par les Éditions Suvini Zerboni
3.1 Le point de départ Dans Illusoire, j’ai voulu expérimenter encore plus avec l’idée du processus, de
manière plus ciblée, et lui dédier une grande partie de la pièce, tout en travaillant la
forme autrement. Les 271 premières mesures de la pièce sont une transformation
progressive et continue, d’une texture plutôt sèche et homophonique à une texture
multiforme où différentes couches coexistent et évoluent en même temps, souvent de
manière indépendante. Processus et incompatibilité se réunissent et cherchent à
travailler ensemble dans le but commun de créer des surprises, des illusions et des
tissus qui offrent à la musique plusieurs issues possibles à chaque moment donné.
Pour créer des « illusions », il est demandé aux musiciens d’effectuer des actions peu
conformes, qui agissent souvent peu sur le son, mais qui produisent un effet visuel
considérable, afin de dévier l’attention du public, ou, tout le contraire, d’agir sur le
son de manière considérable, sans être trahis par leur apparence. L’idée est de faire en
sorte que les textures s’enchaînent sans que l’on perçoive leur début ou leur fin.
3.2 Le processus
Pour cette pièce, on décrira, pas à pas, l’évolution de la musique en notant les
éléments qui à chaque fois la font avancer. Les éléments sont rajoutés
progressivement et les changements s’effectuent à l’intérieur de la texture, souvent de
façon inaperçue. À partir d’un point de départ autour d’un noyau commun, la musique
évolue en suivant des routes différentes, tel un réseau centralisé, où tout part d’un
centre et se diffuse dans tous les sens, souvent de façon complètement indépendante.
3.2.1 Mesures 1-13 :
La pièce commence avec piano et percussion qui jouent comme un seul instrument.
Le piano joue strictement sans pédale, afin que les résonances se prolongent surtout
dans le vibraphone qui, lui, joue avec la pédale enfoncée. Le vibraphone « filtre », en
quelque sorte, les accords du piano et produit un effet hybride, où l’attaque du piano
est suivie par une résonance différente, pas celle attendue, et ailleurs dans l’espace.
17
Au pianiste il est souvent demandé d’enlever ses doigts du clavier un par un, afin d’
agir de manière plastique sur sa résonance, tout en créant un effet visuel ambigu, car
le son entendu (une simple attaque) diffère de l’action que l’on voit (les doigts qui
bougent constamment).
Sur la partition est écrit « mal à l’aise », car toute la pièce représente une situation qui,
malgré son apparence solide et confiante, est toujours perturbée de l’intérieur, et ce
sentiment ne fera que grandir tout au long de l’œuvre.
Figure 11 Illusoire, mes 1-5
Les rythmes « boitent », créent le sentiment d’un faux groove, d’une instabilité,
comme une musique indécise en ce qui concerne sa direction et son caractère. Les
mouvements demandés au pianiste (enlever les doigts un par un ou même de manière
plus brusque), veulent créer l’impression d’un musicien qui n’est pas en bons termes
avec son instrument, comme c’est le cas pour le percussionniste, à qui il est demandé
d’étouffer la résonance de certaines notes, ce qui le met dans une situation peu
confortable, souvent à la limite de la prestidigitation.
3.2.2 Mesures 14-30 :
Flûte basse et saxophone entrent progressivement en jeu, très discrètement au début,
cachés derrière les deux autres. Ils jouent des notes provenant des accords des
18
claviers, avec des enveloppes dynamiques très simples et synchronisées, et servent
plutôt d’écho/réverbération, du piano et de la percussion.
3.2.3 Mesures 30-40 :
Progressivement, les notes des bois se décalent, rythmiquement et harmoniquement,
les enveloppes dynamiques se chevauchent et créent une couche qui prend lentement
son autonomie. Ils anticipent des notes qui seront attaquées légèrement plus tard, ou
même des notes qui ne font pas partie des accords.
Le rôle et le son de la flûte basse sont d’une importance très grande et soulignent
considérablement le coté « illusoire » que la pièce veut dégager. Au début, cet
instrument ne se distingue pas facilement, victime des lourdes attaques qui
l’entourent, de la présence du saxophone mais aussi de ses propres « défaillances ».
Le flûtiste est perçu sur scène presque comme un mime, car le son de l’instrument
peine à surgir. Peu à peu, et sans que l’écriture pour la flûte basse change
considérablement, le son émerge et s’installe au même plan que les autres, comme si
l’équilibre entre les instruments s’établissait toute seule, après une courte période
d’ajustement.
3.2.4 Mesures 41-64 :
Après les notes et les enveloppes dynamiques des bois, ce sont les attaques qui se
décalent aussi, d’abord entre les deux mains du piano, puis entre piano et percussion.
De l’objet plutôt monolithique des premières mesures on se dirige progressivement
vers une texture à plusieurs facettes, où les éléments se développent séparément, tout
en restant plus ou moins attachés à un noyau central. Les accords sont ainsi éparpillés,
et les deux instruments percussifs fonctionnent désormais comme la réverbération
l’un de l’autre. Le côté « mal à l’aise » est maintenant aussi exprimé par les micro-
décalages entre piano et percussion, comme si les musiciens se trompaient. Ceci
rajoute encore plus un aspect déséquilibré, le rythme devenant encore plus boiteux.
19
Figure 12 Illusoire, mes 58-62
3.2.5 Mesures 64-83 :
Par la suite, ce sont les pédales du piano qui entrent en jeu, s’articulant de manière
précise. Jusqu’à ce point-là, la pièce s’occupait des onsets, pour utiliser un terme
emprunté de la terminologie MIDI, signifiant les attaques, le début de chaque note
MIDI. À partir de là, les résonances par sympathie du piano viennent s’ajouter au jeu,
mettant ainsi l’accent sur l’après l’attaque. Aux résonances des notes tenues du piano
viennent s’ajouter les résonances par sympathie, souvent aléatoires, des notes gardées
par la 3e pédale, pour arriver à trois niveaux de résonance : Les doigts qui s’enlèvent
rapidement, la pédale droite et la pédale du milieu. La pédale droite ne fait pas que
augmenter le volume d’une attaque, mais réalimente à chaque coup la présence de
l’accord tenu par la 3e pédale, pour créer une couche discrète qui vibre légèrement,
comme un filtre indépendant qui accompagne les événements et interagit avec eux.
La résonance devient alors beaucoup plus polyphonique et surprenante, car une
attaque peut avoir une résonance inattendue et, dans une texture déjà chargée,
viennent s’ajouter quelques effets de flanging2 ou des notes qui sortent du piano sans
2 Le flanging est un effet sonore obtenu en additionnant au signal d'origine ce même signal mais légèrement retardé, ce retard variant périodiquement à une fréquence de quelques hertz. D'un point de vue spectral, le traitement est similaire à un effet de filtrage en peigne balayant. Dans la pièce, piano et vibraphone, souvent accompagnés d’un instrument à vent, jouent la même note avec un léger décalage, ce qui produit l’effet en question.
20
que le pianiste les ait jouées. De manière consciente, l’appui de la 3e pédale se fait
dans la continuité du jeu pianistique, sans demander à l’instrumentiste d’enfoncer
silencieusement les touches et brièvement arrêter le son.
Figure 13 Illusoire, mes 72-76
3.2.6 Mesures 84-93 :
L’élément qui s’ajoute ensuite arrive chez les bois. Des courts glissandos de seconde,
mineure ou majeure, ascendante ou descendante, s’intègrent dans la partie de la flûte
et du saxophone, surtout pendant les decrescendi des notes tenues, pour que cette
variation discrète entre en jeu de manière encore plus discrète, presque cachée.
Figure 14 Illusoire, mes 85-88, flûte et saxophone
3.2.7 Mesures 93-134 :
À partir de la mesure 93, les « extinctions » des accords au piano, une note à la fois,
sont orchestrées chez les bois, qui reprennent et prolongent ce geste « négatif » du
pianiste. L’idée ici est de souligner et de mettre en évidence un élément déjà présent
mais peu perceptible, et d’en faire le point de départ pour une autre logique, plus
21
extravertie. Ces gestes chez les bois, d’abord de contour unidirectionnel et plutôt
simple, acquièrent progressivement une identité propre et affirment leur rôle en tant
que gestes « positifs », non plus strictement attachés au piano.
Ces passages rapides servent également de liaisons entre les accords du piano, ce qui
donne un autre sens aux sauts fréquents de registres, rend la texture plus « liquide » et
unifie les éléments.
Figure 15 Illusoire, mes 126-129
3.2.8 Mesures 134-141 :
Les traits rapides des bois pénètrent progressivement dans le jeu de la percussion
(d’abord) et du piano. Ils s’introduisent comme la suite physique d’un accord qui
disparaît, comme le mouvement contraire d’une main qui, après avoir enlevé les
doigts du clavier, les pose de nouveau un par un, suivant l’élan, la direction
précédente. Par la suite, ces mouvements se détacheront de cette logique et
affirmeront une présence indépendante et plus libérée.
3.2.9 Mesures 142-148 :
Les notes longues des bois sont enrichies par des variations de vibratos. L’élément
statique, jusqu’à présent les notes tenues dans la flûte et le saxophone, commence à se
destabiliser à son tour, telle une modulation d’amplitude.
22
Figure 16 Illusoire, mes 141-144
Tout au long de ces dernières sections, le tempo subit constamment des fluctuations,
pour rajouter encore plus d’instabilité à la musique. Des accélérations et des
ralentissements plus ou moins importants se succèdent, accompagnés par deux
« parenthèses » assez brusques (m.139 et m.149), où le tempo tombe d’un coup, et
ceci pour seulement une mesure, comme un arrêt sur image, une courte séquence au
ralenti. La première parenthèse n’agit pas sur le contenu de la musique et le
déroulement du processus général, alors que la deuxième introduit un nouvel élément
qui sera développé juste après.
3.2.10 Mesures 149-157 :
À partir de ces mesures, les mouvements deviennent disjoints, contrairement à ce qui
se faisait jusqu’à ce point, où les traits rapides était surtout unidirectionnels, de type
échelle/geste. Ces mouvements disjoints avec des grands sauts, se veulent la
déformation des traits antérieurs, en les transformant d’un élément horizontal à un
élément vertical qui couvre et élargit l’espace plus rapidement.
23
Figure 17 Illusoire, mes 149-153
3.2.11 Mesures 158-167:
Les vibratos des bois commencent à évoluer et deviennent des bisbigliandi ou des
trilles microtonaux, un autre type de mouvement autour d’une note stable, comme si
on augmentait la fréquence de la modulation d’amplitude précédente.
3.2.12 Mesures 168-182:
Les bisbiglandi se transforment ensuite en des traits en microtons, presque
l’exagération des mouvements horizontaux minimes autour d’une note-pivot,
combinés avec les glissandos. Il s’agit en fait de déplier et de développer l’idée du
bisbigliando, en creusant dans les possibilités de doigtés de la flûte basse et du
saxophone baryton. Tous les contours mélodiques et les successions des notes se
basent sur ce que les doigts peuvent faire de manière plus aisée, afin de permettre
l’exécution à la vitesse souhaitée tout en bougeant le moins possible à chaque fois.
Certaines notes offrent plus d’un doigté possible, et à des divers endroits, j’ai dû
opter pour l’un ou pour l’autre, en pensant à la logique digitale du trait. Pour la flûte,
je me suis basée sur le livre de Pierre-Yves Artaud « Flûtes au présent »3 et le livre de
3 Pierre-Yves Artaud, Flûtes au présent, Gérard Billaudot, Éditeur, Paris 1980
24
Carine Levine « The techniques of flute playing »4. Pour le saxophone baryton, j’ai
utilisé le tableau de doigtés fourni par Marie-Bernadette Charrier, vu que la pièce lui
était destinée. Sur la partition figurent les doigtés pour la flûte, mais les doigtés du
saxophone ne sont écrits que sur la partie séparée, faute de place dans le conducteur.
Figure 18 Illusoire, mes 176-179
À noter également que les passages en microtons, dans la plupart des cas, ne
respectent pas la métrique générale et dépassent les barres de mesure. Ceci accentue
la dichotomie grandissante qui existe au sein de l’ensemble et le chemin parcouru par
les bois qui, en commençant comme simples « ombres » des claviers, se sont
finalement établis comme des entités autonomes, en utilisant leurs éléments singuliers
qui les distinguent des deux autres. C’est la nature de ces deux instruments qui a
largement dicté l’évolution de leurs parties, en allant du très simple au plus complexe,
tout en restant toujours idiomatique.
3.2.13 Mesures 183-198:
Toujours aux bois, les nouveaux éléments qui s’ajoutent sont les multiphoniques.
L’idée ici vient encore une fois de l’électroacoustique et veut simuler l’égalisation,
comme si on était en train de passer les notes tenues par des traitements électroniques
pour augmenter le volume de certaines régions de leur spectre. Pour la première fois
4 Carine Levine, The Techniques of Flute playing, Ed. Bärenreiter, 2002
25
dans la pièce, les bois contribuent à l’expansion verticale du son et couvrent
davantage d’espace, ce qui, en plus, réunifie tous les éléments présents, comme le
ferait la pédale pour un piano.
Il y a deux types de multiphoniques : les « vrais » multiphoniques, où les hauteurs
sont notées et précises, et les sons fendus du saxophone qui sonnent plutôt comme un
effet de distorsion sur une note, en mettant plus en évidence une certaine partie de son
spectre, noté « écrasé » sur la partition. Ces derniers sont souvent combinés avec des
traits en microtons, presque comme une synthèse croisée entre deux fichiers sons de
caractère bien distinct, l’un horizontal et l’autre vertical.
Figure 19 Illusoire, mes 185-189
Cette idée, de combiner une action des doigts avec une action sur l’embouchure et la
pression de l’air, est une autre application de l’incompatibilité dont je parle souvent.
Ces actions demandent à l’instrumentiste une très bonne indépendance entre
différents mouvements et un très bon équilibre pour arriver au son souhaité. Après
coup, je me suis rendu compte qu’il s’agit que quelque chose peu habituel, peut-être
plus souvent utilisé dans le jazz que dans la musique contemporaine écrite.
3.2.14 Mesures 199-203:
L’évolution de la texture passe à présent par le piano et un élément aussi visuel que
sonore. Les traits en microtons des bois deviennent des traits diatoniques et passent au
26
piano, accompagnés par une évolution dynamique des notes enfoncées
silencieusement pour faire varier la résonance de l’instrument. En combinant les
coups de pédale et les touches muettes, le pianiste augmente peu à peu le volume de la
résonance du piano, pendant que la main droite continue ses traits dont le contour
devient de plus en plus disjoint.
Figure 20 Illusoire, mes 200-203
Ce nouvel élément reste discret, du point de vue sonore, mais son rôle n’est pas sans
importance, car il demande au pianiste encore une action contre-intuitive, un toucher
ultra sensible pour la main gauche et un toucher très fluide et fort pour la main droite,
sans oublier le jeu de pieds. Ces dichotomies accordées aux instruments bâtissent, de
l’intérieur, le caractère déséquilibré et mal à l’aise de la musique, qui s’exprime non
seulement aux paramètres « écrits » de la musique (rythmes, doigtés, hauteurs) mais
également aux actions, liées au timbre, que les musiciens doivent exécuter. Ces
actions, plus ou moins visibles, agissent toutes sur la relation physique que le
musicien doit développer avec son instrument et mettent aussi le spectateur dans une
situation parfois étrange, car certains mouvements qu’il voit ne sont pas accompagnés
par un changement sonore considérable, alors que certains sons émergent sans que
l’effort fourni par les musiciens soient facilement repérable.
27
3.2.15 Mesures 204-214:
L’enrichissement de la palette sonore se poursuit avec l’ajout du chant dans le jeu des
bois. Encore une fois inspiré par la musique électronique et, plus précisément, de la
modulation en anneau, ce mode de jeu transforme le timbre des bois, tout en restant
« invisible » pour le spectateur. Combiné avec toutes les autres techniques déjà
présentes (microtons, multiphoniques, bisbigliandi), il fait en sort que chacun des
deux instruments à vent crée des textures polyphoniques qui, ensemble, donnent
l’impression d’une section de bois plus dense.
3.2.16 Mesures 215-229:
Le dernier élément qui met fin au processus, est celui des batteries de multiphoniques,
un croisement entre bisbigliando et sons multiples. Les variations minimes de hauteur
ne se font plus sur une seule note mais sur un son plus chargé, ce qui crée un rideau,
derrière lequel peuvent se cacher certaines entrées ou certaines disparitions des autres
instruments.
Figure 21 Illusoire, mes 212-216
À la fin du processus, à la mesure 229, trois mesures viennent nous rappeler les
parenthèses qu’on avait entendues plus tôt dans la pièce. Le tempo tombe subitement
à la moitié et la musique se suspend presque, incertaine quant à sa prochaine
direction.
28
3.2.17 Mesures 233-271:
Les mesures 233-271 sont presque un souvenir de tout ce qui précède, une illusion
ambiguë où deux temporalités se superposent. Le piano joue des passages très denses
avec beaucoup de mouvement sur toute l’étendue de son registre, mais à une
dynamique très douce, pendant que les autres instruments calment le jeu et évoluent
beaucoup plus lentement, à la temporalité établie pendant la dernière parenthèse.
L’effet visuel ici se veut aussi considérable, étant donné que le pianiste gesticule
énormément, sans pour autant produire le volume sonore que l’on attribuerait à ses
gestes. L’idée de l’incompatibilité trouve ici son application dans l’écriture du piano,
mais également dans l’écriture de l’ensemble, vu la présence simultanée de deux
types de temporalité.
Cette section est sous-divisée en quatre parties, dont la fin est à chaque fois signalée
par un crescendo jusqu’à fortissimo du piano, indice trompeur qui signale une fin qui
n’arrive pas encore.
À partir de la mesure 249, la flûte se détache de la couche qu’il formait avec le
saxophone, en commençant une accélération progressive qui s’achève à la mesure
261. À cet endroit précis, la division au sein de l’ensemble arrive à un maximum, car
parmi les quatre instruments on entend trois couches complètement indépendantes,
chacune avec un caractère et une temporalité différente.
29
Figure 22 Illusoire, mes 254-259
Tout au long de cette première partie de la pièce, un processus de transformation
progressive fait évoluer la musique un petit pas à la fois. Les changements, souvent
imperceptibles à leur première apparition, donnent à la musique des nouvelles
possibilités et réorientent sans cesse le discours. Chaque nouvel élément dérive
organiquement de ce qui est déjà en place, ce qui donne au processus un caractère
souple et organique. Contrairement à certaines idées reçues concernant les processus
de transformation, cette partie n’est pas basée sur la répétition et le changement
progressif d’un objet vers un autre, mais sur l’idée d’un organisme qui grandit
progressivement, allant de la simplicité à la complexité, en tirant de l’inspiration de
son propre vécu, de sa propre nature, comme elle se déploie. Il ne s’agit pas de
prendre comme modèle quelque chose qui lui est extérieur, mais de gérer son
évolution en pensant à ses propres besoins, ses propres qualités et défauts, tout en
permettant à chaque participant d’exister à sa façon, à mettre sa personnalité au
service du bien collectif. La musique s’autogère, prend en compte où elle se trouve à
chaque instant, d’où elle vient, de quoi elle est capable et évolue lentement, sans
forcément avoir une destination fixe en tête. Et même si elle en a une parfois, ceci
peut changer à tout moment, car un élément précédemment imprévu vient remettre en
cause l’ordre établi et la fait virer vers d’autres directions.
30
3.3 La deuxième partie
À partir de la mesure 273, la musique change brutalement de caractère, même si le
matériau de base reste plutôt le même. Ici il s’agit d’une écriture fragmentée
« intuitive », où les différents objets se succèdent rapidement et de manière souvent
abrupte. Les objets apparus dans la première partie se trouvent maintenant mis à nu,
isolés de leur contexte de départ et utilisés comme de petites boîtes interchangeables.
Le tempo varie plus fréquemment, les textures se font beaucoup plus hétérophoniques
et souvent en concurrence. On peut la diviser en les sous-sections suivantes :
3.3.1 Mesures 272-324 :
Au début, des objets de caractère austère se succèdent de façon très défini : la texture
percussive hétérorythmique partagée entre les quatre instruments, le trait rapide dans
le grave du piano, le faux-changement de tempo (ratio 3:5) de la mesure 288 et leurs
variations. La texture percussive étale progressivement son registre, le trait rapide au
piano voyage dans tous les instruments et se transforme en passages de micro-
intervalles.
À partir de la mesure 313, des rappels de l’écriture de la première partie (pas des
citations exactes) s’incrustent dans le discours, pour arriver à la parenthèse des
mesures 325-333, elle-aussi faisant allusion aux parenthèses précédentes et marquer
un premier point d’arrêt, stabilisant brièvement la musique autour du trait rapide
grave du piano, étiré dans le temps.
3.3.2 Mesures 334-373
Cette section est comme la suite du premier processus, avec des modes de jeu plus
riches (jeu en fluttertongue pour les bois, voix qui suit un contour mélodique, trémolo
pour la percussion), combinée avec quelques « éruptions » des objets du début de la
deuxième partie. En plus, et pour la première fois dans la pièce, on y trouve de petits
moments solistes pour les instruments, comme si les autres se taisaient un instant,
sans raison apparente. Ces « trous » sont là pour mettre sous le projecteur un autre
musicien à chaque fois, comme une caméra qui zoome sur lui d’un coup.
31
Figure 23 Illusoire, mes 364-367
Tous les modes de jeu de la première partie s’y trouvent, sauf que cette fois leur
évolution n’est pas linéaire ou progressive. Ils sont utilisés de manière disjointe,
comme si cette musique était la suite dégénérée de la première partie, dont on aurait
raté quelques étapes intermédiaires.
3.3.3 Mesures 374-388 :
La deuxième grande parenthèse arrête encore la musique, la resserre dans un registre
limité dont les points extrêmes restent figés, ou presque. Strictement homorythmique,
cette parenthèse paraît statique mais bouge de l’intérieur pour arriver dans le grave et
reprendre l’obsession du trait grave étiré. Pour la première fois j’utilise des mesures
irrationnelles (7/24, 7/20) afin de construire un ralenti exact, et ce point sera décisif
pour la remise en question de ma part de l’écriture rythmique, dont les résultats seront
visibles et exploités tout au long d’ « Incompatible(s) V », à savoir l’écriture en
groupes « cassés ».
3.3.4 Mesures 389-420
Piano et percussion « redémarrent », vite rejoints par les bois. L’ensemble se divise en
deux, flûte et saxophone jouant un decelerando qui fait référence à l’accélération de
la flûte des mesures 250-261, et qui arrive à une couche où les deux instruments
32
jouent des multiphoniques en fondu enchaîné, un mur sonore d’où émergent piano et
percussion. La fin de cette section voit les bois rester brièvement seuls, autre
référence à la fin de la première partie, avant d’être interrompus par un glissando
dans le grave du piano, dont le but est aussi de révéler les notes tenues par la 3e
pédale. Une action extravertie, pour un résultat finalement intime.
3.3.5 Mesures 421-432
La pièce s’achève sur une dernière parenthèse où les multiphoniques des bois et les
tremolos à la percussion s’unissent pour créer une texture statique, contredite par les
gestes de plus en plus courts du piano. La résonance du piano, différente après chaque
glissando, se mêle avec les autres instruments et même anticipe les notes jouées par la
flûte et le vibraphone, enveloppant ainsi leur entrée. Une attaque tutti, suivie par un
long roulement de la flûte basse, fige la musique comme si on était en train d’entendre
le bruit d’un moteur de plus en plus fatigué, avant de « fermer l’interrupteur » et
marquer la fin de la pièce.
3.4 Conclusion
Dans Illusoire j’ai pu travailler beaucoup en profondeur la notion de processus, en
essayant de trouver encore une autre façon d’y incorporer des idées qui me sont
familières. D’un objet uniforme et d’une écriture presque monolithique en bloc, on
arrive très lentement et progressivement à un quatuor où coexistent par moment cinq
couches sonores différentes, sans que la notion d’ensemble soit compromise, mais, au
contraire, accentuée. Les éléments qui s’ajoutent à chaque fois, et qui font avancer
l’écriture, dérivent tous d’une recherche approfondie du jeu instrumental, de
l’approche physique de chaque instrument et des différentes logiques qui en
découlent. Les éléments apparaissent et disparaissent toujours de manière souple,
cachés derrière d’autres événements qui, parfois, ne sont là que pour dévier l’attention
de l’auditeur et permettre à la musique de dissimuler les entrées et les sorties des
« acteurs ». Les références au noyau du réseau sont souvent présentes, d’une façon ou
d’une autre, pour rappeler toujours son caractère centralisé.
Les parenthèses qui se trouvent tout au long de la pièce servent de points de référence,
arrêtent parfois le tempo et le processus, ce qui donne un nouvel élan à chaque
redémarrage, permettent à la musique de changer de direction de façon plus subtile,
comme une chambre de dépression, état intermédiaire entre deux situations très
opposées qui n’auraient pas pu communiquer autrement.
33
4. Ient, (2011), pour voix de femme et douze musiciens
Une femme. Elle chante son amour absolu pour un homme absent, lointain, inaccessible. Composée entre janvier et avril 2011, la pièce est basée sur la partie féminine du « Cantique des Cantiques », traduit en français, italien et anglais. (note de programme) Commande du Divertimento Ensemble de Milan, créé le 2 mai 2011 à l’auditorium San Fedele Publié par les Éditions Suvini Zerboni
4.1 Les premiers choix, le texte
« Ient » a été écrit pour l’ensemble Divertimento, basé à Milan, et la commande
faisait partie du prix pour jeunes compositeurs « Franco Donatoni », qui m’avait été
attribué en 2010. Le thème de la commande était la composition d’une pièce pour
voix et ensemble basée sur une texte sacrée, de choix libre.
Ce projet a été pour moi assez particulier, car il s’agissait de la plus grande formation
que je n’avais jamais utilisée. Ma plus grande pièce jusqu’à là était une œuvre pour
dix musiciens, qui datait de 2007 et pour ce projet j’ai choisi d’utiliser tous les
musiciens disponibles. Ceci m’a immédiatement incité à travailler en profondeur sur
l’orchestration, un travail que je n’avais pas effectué en tant que tel par le passé. À
noter que même en tant qu’étudiant, je n’avais jamais vraiment suivi de classe
d’orchestration. Dans mes œuvres précédentes, pour la plupart des formations de
chambre assez restreintes, l’orchestration était toujours le résultat de la composition
même, et pas un travail à part, un but en soit. Le premier axe du travail a donc vite été
désigné.
La deuxième décision à prendre était de choisir quel texte utiliser. Étant moi-même
athée, je n’avais pas l’intention d’écrire une œuvre « religieuse ». La question du
sacré a donc été très intrigante, car il me fallait un texte qui puisse être détourné de sa
fonction connue et me servir pour créer des situations qui dépassent le cadre strict
d’une religion, d’une cérémonie ou d’une époque trop spécifique. J’avais besoin d’un
texte qui soit capable de faire référence au présent autant qu’au passé et de parler des
choses plus ou moins intemporelles. Après des recherches sur des textes des
différentes religions, j’ai fini pas choisir le « Cantique des Cantiques ». Ce texte est
déjà une exception dans la Bible, vu qu’il y a été rajouté après-coup, au 1er siècle de
l’ère chrétienne. À l’origine il s’agissait d’un chant d’amour profane qui décrivait
l’évolution de la relation entre deux amants, et les difficultés qu’ils devaient surpasser
pour s’unir. Ce n’est que bien après que ce texte a fini par symboliser l’amour de Dieu
pour son Église, rendant ainsi le profane, sacré.
34
L’histoire même de ce texte, cette transition vers la sacralité, a été très intéressante,
car je pouvais me permettre de le faire revenir à ses origines, en l’utilisant comme un
« simple » chant d’amour, privé de toute notion de religion, réinstaurant ainsi sa
fonction initiale.
La décision qu’il fallait prendre ensuite était le nombre des voix. Quant j’écris pour
voix, j’ai besoin d’imaginer une situation presque « théâtrale », dramaturgique, pour
procéder. Celle-ci m’aide à créer un « personnage » qui évolue pendant la pièce,
guide la musique, et ainsi la forme dans le temps. Selon mon point de vue, une voix
ne peut pas avoir une fonction purement instrumentale, étant donné qu’elle porte un
texte, muni de sens, et que la présence scénique d’un(e) chanteur (-euse) a toujours
une importance considérable, car elle attire la plupart des regards lors d’un concert,
l’interprétation étant toujours liée à une façon d’être, bouger ou gesticuler sur scène,
rien que pour interpréter « musicalement » la partition.
En lisant le texte plusieurs fois, cette structure classique de quasi stichomythie entre
l’homme et la femme ne me convenait pas, pour plusieurs raisons. Premièrement, le
texte est souvent composé de phrases assez longues et descriptives, trop éloignées de
mon esthétique et, en plus, trop compliquées à mettre en musique sans couper la
continuité sémantique ou sans recourir à des mélismes trop longs ou redondants. Il me
fallait quelque chose de plus abstrait. J’ai donc décidé de n’utiliser que la partie de la
femme, de n’avoir qu’une partie de la conversation, avec toutes les conséquences que
cela apporterait. Il s’agirait donc de ma troisième pièce pour voix de femme et
ensemble, un cycle commencé en 2008 et qui vise, idéalement, à devenir un opéra de
chambre en quatre tableaux mettant en scène quatre femmes dans des situations
différentes, toujours liées à leurs différents rapports possibles avec les hommes.
J’ai commencé à souligner les mots qui m’intéressaient le plus, les jalons, les mots
qui, à mon sens, donnaient à ce texte sa force. En ne gardant que les mots-clés, le
texte perdait sa narration linéaire et devenait ambigu, en disant moins mais en
insinuant beaucoup plus, ouvert à bien plus d’interprétations. Pour amplifier et
garantir le coté discontinu du texte, j’ai décidé d’utiliser des traductions en trois
langues : français, anglais et italien. Ceci ouvrirait aussi la porte à plusieurs
possibilités, car certains mots, dont le sens m’intéressait, sonnaient, à mon sens,
mieux dans une langue que dans une autre, ou étaient tout simplement plus
manœuvrables car plus courts ou avec, par exemple, plus de voyelles. L’idée de
choisir plusieurs langues m’est très chère, car je pense qu’elle rend une œuvre plus
35
internationale, et permet à un plus grand nombre d’auditeurs d’y pénétrer, chacun à
des endroits différents. Après coup, ce choix a été très bien soutenu par la chanteuse
de la création, Lorna Windsor, anglaise qui vit en Italie depuis plusieurs années et
maîtrise aussi parfaitement le français.
Voici le texte, tel qu’il figure sur la partition publiée.
perfume poured out. No wonder the young women love you! How right they are to adore you! Dark am I resting between my breasts See! The winter is past; the rains are over and gone I looked for him but did not find him I will get up now and go about the city, So I looked for him but did not find him. I held him and would not let him go taste its choice fruits I have taken off my robe— must I put it on again he was gone. I looked for him but did not find him. I called him but he did not answer found me beat me took away my cloak, Tell him I am faint with love radiant and ruddy if I found you outside I would lead you breasts are like towers
Il me baisera tes huiles sont bonnes huile jaillissante Tire-moi derrière toi Mon amant est pour moi un sachet Mon amant est pour moi une grappe Te voici beau, mon amant Je désirais son ombre j'y habite Sa gauche dessous Le voici, il vient ! et va vers toi-même ! l'hiver est passé Mon amant à moi, et moi à lui fais volte-face, ressemble pour toi Sur ma couche, dans les nuits, j'ai cherché celui qu'aime mon être Je l'ai cherché, mais ne l'ai pas trouvé. gonfle mon jardin ! Moi dormant, mon coeur veille. baigné mes pieds Je me lève moi-même pour ouvrir J'ouvre moi-même, à mon amant, mais mon amant s'était esquivé, il était passé. Ils m'ont trouvée, les gardes qui tournent dans la ville. Ils m'ont frappée, ils m'ont blessée. Ils ont emporté mon châle sur moi, les gardes des remparts. Que je suis malade transparent et rouge noires comme le corbeau descendu dans son jardin Moi à mon amant, et sur moi sa passion. je les recèle pour toi. Je te conduis, je te fais venir à la maison de ma mère. Initie-moi Les eaux multiples ne pourront éteindre les fleuves ne les submergeront pas. Moi, rempart mes seins sont comme des tours. Fuis, mon amant
Attirami dietro Bruna sono ma bella il mio diletto fra i giovani malata d'amore sua destra cessata la pioggia Alzati, amica mia, mia bella, e vieni! Mi alzerò e farò il giro della città; per le strade e per le piazze L'ho cercato, ma non l'ho trovato Mi hanno incontrato le guardie che fanno la ronda: Aprimi Mi sono tolta la veste lavata i piedi se n'era andato, era scomparso. ma non l'ho trovato, ma non m'ha risposto Che sono malata è bianco e vermiglio neri come il corvo bagnati nel latte Dolcezza è il suo palato ti darò le mie carezze Le mandragore mandano profumo; li ho serbati per te Trovandoti fuori ti potrei baciare e nessuno potrebbe disprezzarmi. Sotto il melo ti ho svegliato forte come la morte è l'amore vampe di fuoco Io sono un muro Fuggi
De ce texte, il y a certaines phrases qui finalement n’ont pas été utilisées dans la
pièce, mais j’ai décidé de les noter sur la partition, car elles étaient toujours présentes
pendant l’écriture et ce ne sont que des décisions de dernière minute qui les ont
exclues de l’œuvre finale.
36
4.2 La dramaturgie et l’orchestration
Le texte, dans sa nouvelle forme abstraite et quasiment éparpillée, a commencé à me
donner des idées concernant son utilisation. La femme parle à son amant, mais lui, il
ne répond pas. Il pourrait s’agir d’une discussion téléphonique, d’un fantasme, d’une
relation imaginée, de l’amour pour un homme absent, voire inexistant. En répétant le
texte plusieurs fois pour essayer de mieux m’y situer et envisager la mise en musique,
j’ai eu l’idée de l’illusion, de la folie. Une folie qui se déploie peu à peu, qui au départ
n’est pas perceptible, et qui se démontre par la suite. Le personnage commencerait
calme, presque naïvement heureux, une femme qui chante son amour par des mots
isolés, n’ayant pas besoin de tout dire. Par la suite, et une fois arrivée à la fin du texte,
elle recommencerait du début, en disant de plus en plus de mots, comme si l’histoire
se dévoilait devant ses yeux de manière plus claire et l’agitait profondément, avec
plusieurs va-et-vient. Cette agitation arriverait à son apogée et, à la fin de la pièce,
elle reprendrait encore une fois du début, répétant plusieurs fois des mots-clés,
comme en transe, une femme qui ne veut pas croire à ce qu’elle vient de comprendre,
de découvrir.
L’évolution du personnage guiderait la musique et les techniques à utiliser pour
arriver à mieux faire sortir cette dramaturgie. Au début, il me fallait un « chant
d’amour ». Une mélodie qui serait à l’origine de tout autre son, une écriture
monophonique qui allait se répandre dans tout l’ensemble. Inspiré par la notion du
sacré, j’ai eu l’idée de créer une auréole autour de la voix, comme s’il s’agissait de
l’icône d’une sainte. Pour y arriver, il fallait orchestrer chaque voyelle de la
chanteuse, faire en sorte que l’ensemble sonne comme une voix chantée, essayer de
dissimuler les entrées et les sorties de la voix, faire croire que l’ensemble, lui-même,
« chante » avec elle et manipule même sa voix, comme une amplification et des
traitements électroniques en temps réel.
Pour y arriver, j’ai beaucoup expérimenté avec « Orchidée », un logiciel développé
par Grégoire Carpentier depuis quelques années à l’IRCAM (équipe REPrésentations
MUSicales) et à l’ HEM de Genève. Ce logiciel, un des premiers destiné à
l’Orchestration Assistée par Ordinateur (OAO), fonctionne de la manière suivante :
On fait entrer un son enregistré dans l’environnement du logiciel, que l’on appelle
« cible ». Ensuite on choisit les instruments avec lesquels on aimerait l’orchestrer.
S’appuyant sur une large base de données qui comporte des descripteurs de sons et
des enregistrements sonores, « Orchidée » offre un ensemble de propositions qui
37
peuvent varier considérablement en ce qui concerne le timbre, le degrés d’harmonicité
ou la perception d’une hauteur précise, entre autres. Ces propositions on peut les
entendre immédiatement et avoir ainsi une idée plutôt précise du résultat final.
Cependant, il faut tenir en compte que certains enregistrements ne sont pas très
conformes avec la réalité, car souvent les fichiers qui correspondent aux dynamiques
pianissimo, sont normalisés et sonnent beaucoup plus forts que certains mezzo piano
ou même forte. Le logiciel propose une écoute souvent irréalisable, idéaliste, mais le
compositeur doit rester vigilant et ne pas croire que la réalité sera exactement comme
ça. Il est nécessaire de prendre du recul pour savoir distinguer entre l’idéal et le
faisable, afin de ne pas avoir d’attentes irréalisables par les musiciens.
Ayant à ma disposition des enregistrements des notes chantées par différents types de
voix, j’ai pu orchestrer une voix virtuelle vraiment pas à pas, en faisant plusieurs
essais à chaque fois et pour chaque note. À part les solutions très pratiques que
« Orchidée » avait à proposer, ce processus à été très inspirant, car il me donnait des
idées au-delà des propositions du logiciel, en utilisant, de manière intuitive, sons et
modes de jeu instrumentaux qui n’existaient pas dans la base de données du logiciel.
Par ailleurs, j’ai cherché à ne pas appliquer les propositions d’Orchidée tels quels,
mais d’y toujours rajouter des éléments qui n’étaient pas prévus par le logiciel. Ces
éléments pourraient être un bruit dans le son instrumental, un micro-intervalle qui
crée des légers battements entre deux instruments, un son multiple dans les bois à la
place d’une note seule etc. L’ajout progressif de ces éléments « étrangers » à la
logique d’Orchidée faisait que l’orchestration déviait du caractère harmonique, que le
logiciel avait tendance à instaurer, et augmentait la tension, suivant ainsi l’évolution
du caractère.
Le résultat final s’est avéré très réussi par rapport aux intentions initiales, car le degré
de fusion entre la voix chantée et l’ensemble instrumentale a été très élevé, ayant
exactement l’effet souhaité, celui d’un aura presque électronique autour de la voix. Et
je dis électronique car l’ensemble simule souvent des effets issus de la musique
électronique, telle la résonance, le fondu enchaîné, le pre-delay (anticiper la
réverbération d’une note avant qu’elle soit jouée), l’égalisation, ou encore la dérive de
fréquence et la distorsion.
38
4.3 Première partie
4.3.1 Mesures 1-55
La première partie de la pièce, ce que moi j’appellerais A et A’ (mes. 1-55 pour le A,
et mes. 56-90 pour le A’), est basée, dans sa grande majorité, sur l’orchestration de la
voix. Après une courte introduction de dix mesures, la voix est orchestrée avant même
son apparition, ce qui fait que son entrée se fait de façon imperceptible et ne devient
vraiment audible qu’à la fin de son crescendo initial du fa4.
Jusqu’à la mesure 51, presque tout est directement lié à la ligne vocale. Il s’agit d’une
écriture mélodique presque monophonique, où les différentes notes de la mélodie se
chevauchent dans l’ensemble, orchestrées et en variant de timbre.
Seuls les quatre accords du piano de ces quarante mesures ne dérivent pas de la ligne
vocale. Ces accords discrets marquent quelques moments tendus, quelques mots
importants mais leur rôle est surtout celui de l’élément « étranger », qui n’appartient
pas à la texture générale. Cette idée sera introduite de manière beaucoup plus
constante dans la partie A’.
Également, les trilles de quart de ton et les bisbigliandi ont pour mission de faire
vibrer la voix, afin que un vibrato soit écrit et orchestré, sans que la chanteuse le fasse
elle-même, ce qui donnerait à la pièce un caractère plus connoté, expressif, qui ne
serait pas celui visé.
La construction de la mélodie, qui n’est pas basée sur un matériau quelconque
préétabli, s’est fait progressivement, en pensant au texte, aux voyelles, au caractère
que je voulais donner à chaque mot. Par moment, l’orchestration d’une note de la voix
donnait des indices sur quelle note pourrait être une suite logique, en pensant aux
partiels communs qui pourraient servir de lien entre les deux. Ceci était pour moi un
autre aspect d’une musique qui se génère à partir d’elle-même, car, à partir d’une
seule note pouvait être déduite l’écriture d’une partie de l’ensemble, ce qui
immédiatement pouvait agir de manière décisive sur la suite immédiate, et cela sans
aucune organisation antérieure, et sans pouvoir prévoir d’avance quel serait l’effet
d’une décision sur la suite des événements. Il ne s’agissait pas de relations
systémiques de cause à effet, mais plutôt d’interactions entre certains paramètres de
chaque son qui, si variés de peu, proposerait une suite complètement autre.
Chaque note de la voix venait avec ses propres qualités et ses propres caractéristiques
de timbre, ce qui entrainait un ensemble d’actions. Ces notes n’ont pas été traitées
39
simplement comme des hauteurs, mais comme un matériau de départ, un noyau
autour duquel le reste serait construit. Le but n’était pas d’orchestrer une hauteur,
mais une voix qui chante une voyelle précise, les différences entre l’orchestration
d’un « a » et d’un « e » sur la même hauteur étant, très souvent, considérables. Il
s’agissait, en fait, de faire presque de la synthèse instrumentale par forme d’onde
formantique, simuler la cavité buccale dans l’ensemble. Selon les voyelles, la
dynamique et la tension de chaque note, des régions souvent extrêmes des
instruments, des sourdines ou des modes de jeu inhabituels ont été utilisés, ce qui
conditionnait, à des différents degrés, les pas suivants. Chaque choix influençait tout
un tas de paramètres environnants, à savoir les instruments disponibles, les
possibilités techniques et même la hauteur d’après. On pourrait même dire que, si la
mélodie était toute transposée d’une seconde mineure, la pièce et le timbre de
l’ensemble auraient été totalement différents.
Vu que, à partir d’un certain moment, certaines notes revenaient, parfois sur la même
voyelle, j’ai décidé d’utiliser des enregistrements d’autre types de voix, à savoir une
voix d’alto et même une voix de ténor ou de baryton, afin que l’orchestration sorte du
cadre strict de la voix de soprano, et devienne un peu plus hybride, une sorte de voix
« générale », plus universelle, pas une voix spécifique. Ceci a rajouté de la friction
dans l’orchestration, car une note grave de la soprano est une note falsetto pour le
baryton, avec tout cela que ça implique, en terme de dynamique, timbre et tension de
cordes vocales, et qui devait être reflété dans l’ensemble.
4.3.2 Mesures 56-90
Ce qui varie dans le A’, c’est que peu à peu on entend des couches totalement
indépendantes qui entrent en jeu, comme des prémonitions, des indices témoignant
que les choses vont bientôt changer de direction et que le calme établi n’est que
temporaire et trompeur.
Pendant un court arrêt de la voix et un petit rappel de l’introduction, flûte, clarinette et
violon se détachent brièvement, formant une texture qui anticipe la dernière partie de
l’œuvre. Pourtant, cette courte intervention n’a été rajoutée qu’après coup, une fois la
pièce était finie, afin de créer cet effet d’anticipation, d’un élément sans relation
apparente avec le présent, mais qui trouvera sa justification plus tard dans la pièce.
40
Figure 24 Ient, mes 55-58
La présence de ces couches indépendantes se fait de plus en plus fréquente, d’abord
par petits morceaux discrets (mes.59 pno-vln-vla, mes.66 fl-vln-vla), puis par des
traits de plus en plus conséquents et longs (mes. 72 pno-vln-Cb, mes. 75-76 pno,
mes.81 pno-fl et vla-vlc, mes.84 pno-vla-vlc-cb).
En même temps, l’orchestration elle-même est enrichie par la présence de plus en plus
fréquente de multiphoniques aux bois, qui jouent un rôle double : d’abord, ils
remplissent l’espace beaucoup plus qu’une note seule, libérant ainsi d’autres
instruments qu’ils développent les couches indépendantes, tout en faisant monter la
tension de la musique, en distordant le timbre de la voix de manière à faire penser à
des traitements électroniques. Ensuite, ces multiphoniques deviennent la cible de
l’orchestration et sont orchestrés à leur tour par quelques instruments libres. Ceci crée
une musique qui se réorchestre elle-même pendant qu’elle avance, le matériau de la
41
suite sort directement de ce qui précède, des choix effectués qui proposent leur propre
succession.
Pour le choix des multiphoniques utilisés, il a fallu travailler plutôt de manière
intuitive, car ils ne se trouvaient pas dans la base de données d’Orchidée. J’ai crée une
session dans le séquenceur Logic et j’ai expérimenté avec les enregistrements des
multiphoniques que j’avais à ma disposition. Pour le hautbois, j’avais le livre et le CD
de Peter Veale, « The techniques of Oboe Playing »5, et pour la clarinette basse et la
flûte, j’avais des enregistrements que j’avais effectués avec des musiciens par le
passé, se basant sur le livre de Henri Bok « New techniques for the Bass Clarinet »6 et
de Carine Levine « The techniques of flute playing ».
Je cherchais d’abord des multiphoniques contenant les hauteurs que je voulais à
chaque moment précis, ne gardant que ceux dont l’émission était notée comme
« facile » dans les livres. Vu que les musiciens n’avaient pas beaucoup de temps à
leur disposition pour passer d’un son à un autre, il me fallait des sons capables de
sortir d’un coup, sans trop de préparation nécessaire. Une fois le choix de sons
multiples limité entre quatre ou cinq ou même moins, j’analysait les enregistrements
dans le logiciel Audiosculpt d’abord pour vérifier que les hauteurs écrites étaient
précises, puis pour visionner quelle fréquence était la plus forte et la plus repérable de
chaque son. Ceci limitait souvent le choix encore plus, et à la fin je mettais les sons
dans le séquenceur, pour les entendre avec la note de la voix que je voulais orchestrer.
Le choix final du son multiple se faisait à l’oreille, après plusieurs écoutes, et ceci
basé sur les critères du moment. Parfois le résultat visé était la fusion, parfois la
friction.
Les couches indépendantes et le timbre changeant de l’orchestration font monter la
tension de la musique de manière étrange, car la voix continue son chant comme
avant, presque impassible, le tempo reste très lent et la dynamique générale plutôt
comme au début, pendant que la texture se densifie, horizontalement et verticalement,
faisant souvent entendre plusieurs types de temporalité. Pour faire encore une
analogie avec la musique électronique, cette deuxième section est comme une
5 Peter Veale, Claus-Steffen Mahnkopf, The techniques of Oboe Playing, Bärenraiter, 1994 6 Henri Bok, New techniques for the Bass Clarinet, Shoepair Productions, 1989, réédité 2011
42
normalisation RMS de la première partie, augmentant les fréquences et les bruits
cachés du début.
Toutes les « interventions » durant cette section seront élargies et développées dans la
deuxième partie, justifiant ainsi leur présence et tissant des liens entre deux parties à
priori très contrastées.
4.4 Deuxième partie
Ici le tempo accélère, et la musique devient hachée, comme des pensées qui n’arrivent
pas à se stabiliser, à trouver un point de repère et s’envolent dans tous les sens, le
résultat d’une femme qui voit son monde s’écrouler progressivement dans sa tête, où
le calme et la sérénité ont donné leur place aux doutes et à l’agitation. La « monodie »
devient une écriture dense, polyphonique et multiforme, où coexistent plusieurs
couches, différents gestes et divers types d’écriture. Ici le but est d’étouffer la voix, la
faire souvent disparaître derrière l’ensemble, et de parfois l’entendre à peine, malgré
sa dynamique assez élevée. En plus, la voix ici ne fait pas que chanter de façon
lyrique. On l’entend parler, chanter, utiliser le Sprechgesang, changer de caractère de
façon abrupte, « jouant un rôle » beaucoup plus riche et complexe qu’avant. Pourtant,
l’idée de l’orchestration de la voix est toujours présente, sauf qu’ici elle est effectuée
de façon intuitive, sans l’utilisation systématique d’ « Orchidée ». Il s’agit plutôt
d’amplifier un mouvement, accentuer un geste ou colorer la voix de manière à la
désorienter (avec des « faux » unissons et octaves au quart de ton près).
Le défi dans cette partie de la pièce était de faire évoluer la musique de manière
organique. D’enchaîner les différentes couches et les objets de façon à en créer une
continuité qui ne se rompt pas, malgré la discontinuité du discours. Pour y arriver, j’ai
appliqué la notion du micro-montage et du fondu enchaîné qui domine aussi pendant
la première partie. Chaque nouvelle texture commence peu avant d’être vraiment
entendue et finit par la suite en arrière-plan de la texture qui lui succède, souvent en
traversant différents groupes instrumentaux, pour voyager ainsi aussi dans l’espace,
comme si on faisait un mixage en studio et spatialisait les sons. Ceci rend aussi les
ruptures plus efficaces, car le nouvel élément est « déjà là » ou moment de la coupure.
43
4.4.1 Quelques exemples / Mesures 94-96
Figure 25 Ient, mes 94-96
Ces trois mesures sont directement liées à la couche formée entre piano et cordes de la
mesure 84. Il s’agit d’une écriture qui combine des rythmes hachés et agressifs avec
des gestes plus fluides et volatils complémentaires. Le glissando final de la voix est
orchestré en tant que glissement horizontal dans le violon et la contrebasse (l’un en
notes réelles, l’autres en harmoniques artificielles), en tant que glissando vertical
d’harmoniques naturelles à la flûte, mais également sous la forme d’une gamme
44
chromatique ascendante au piano. Un geste, un objet, est donc montré sous plusieurs
angles différents, « traduit », en quelque sorte, pour les autres instruments, dans un
langage qui leur est plus idiomatique et familier.
4.4.2 Mesures 122-129
Figure 26 Ient, mes 124-125
Ici l’ensemble accompagne la voix dans une décélération progressive et généralisée.
Ce qui est intéressant pour moi dans cette section, c’est comment le ralentissement est
caché derrière des interventions de certains instruments, comment des micro-
changements de vitesse dévient localement ce processus, mais qui finalement
l’affirment encore plus.
45
À la mesure 122, piano, marimba et violon jouent des quintolets de triples croches.
Juste après, ces instruments jouent des triples croches simples, mais la voix, l’alto et
le violoncelle jouent un court fragment en quintolet, pendant que flûte et hautbois
attaquent des sons multiples. Une fois fini ce fragment, on tombe subitement à la
nouvelle vitesse, car le début de la mesure avait le rôle d’un écran de fumée. Ceci est
répété aux deux mesures suivantes, avec « l’écran de fumée » qui accélère et grandit,
et le reste de l’ensemble qui ralenti et diminue considérablement d’intensité, faisant
en sorte que le ralentissement général soit ainsi encore plus accentué.
À la place d’un processus linéaire, des petites déviations y sont introduites, elles
attirent l’attention de l’auditeur, créent une fausse attente, à laquelle la musique ne
répond pas, et amplifient à posteriori l’évolution de la texture. Inspirée encore une
fois par la notion de la prestidigitation, la pièce fait bouger devant nos yeux un groupe
d’instruments, pendant que le vrai changement s’effectue ailleurs. Autre élément
trompeur, les voix de quelques musiciens qui parlent dans leurs instruments
(trompette, trombone, flûte) et créent une deuxième couche vocale, entre son
instrumental et voix, dans une autre langue que celle de la chanteuse.
4.4.3 Mesures 143-145
Ces mesures illustrent parfaitement la logique polyphonique de la deuxième partie, et
l’approche différente de l’orchestration, par rapport au début de la pièce.
La ligne de la voix est augmentée par la flûte et le hautbois qui créent une trame
autour d’elle, visiblement à l’octave supérieure. En effet, il ne s’agit pas de transposer
la voix, mais d’amplifier ses premières harmoniques et créer l’impression qu’elle
sonne plus aiguë, afin de la rendre encore plus tendue. La « transposition » ne se fait
pas à l’octave exacte, mais à des octaves en quarts de ton près, formant des traits
rapides en quarts et huitièmes de ton. Les traits se basent sur le contour mélodique de
la ligne vocale et pourraient être considérés comme son exagération. Encore une fois,
c’est l’étude des doigtés qui définit, en grande partie, la suite des notes et les
déviations par rapport au contour de la voix, afin que la vitesse souhaitée soit faisable.
46
Figure 27 Ient, mes 144-145
Voix et instruments se mélangent encore une fois, créent un timbre hybride d’une
toute autre nature qu’avant, avec d’autres moyens, mais l’idée de la voix comme
source principale de matériau reste présente.
47
4.4.4 Mesures 153-162
Cette partie témoigne la logique fragmentaire et comment la musique avance par
succession d’événements courts, suivant l’idée du temps de la pensée humaine
exprimée précédemment, soit avec des ruptures, soit avec de petits points communs
entre eux. Le tandem voix-vibraphone, qui dominera la troisième partie de l’œuvre,
est ici présenté pour la première fois, encore une anticipation fugitive d’un élément
qui s’avéra dominant par la suite.
La mesure 153 est dominée par un champ de huit notes,
entre do#4 et do5. La dernière note de la
mesure, le do#5, appartient à la séquence suivante et c’est elle qui effectue la (soit
disant) modulation entre les deux textures. Voix et vibraphone jouent à l’unisson,
pendant que les autres instruments se partagent ces notes de façon asymétrique. À la
deuxième partie de la mesure, les notes de la voix sont tenues et verticalisées, presque
comme le ferait la pédale d’un piano, et mènent ainsi la musique à la mesure suivante,
où la temporalité de l’ensemble revient à celle de la première partie, pendant que la
voix reste à ses rythmes denses, toujours sur ce do#5. La musique de la mesure 154
commence en fait dans la mesure précédente, et c’est l’arrêt des triples croches qui
confirme quelque chose qui est déjà là. L’harmonie de cette mesure sort des notes
verticalisées et leur fondamentale virtuelle, le mi1, dont un spectre déformé est
ensuite orchestré. Encore une fois, la musique propose et génère sa propre succession.
Le cor, tel un filtre résonant, accompagne le do#5 de la voix jusqu’à la fin de la
mesure 155 et affirme cette note comme la limite supérieure de ce fragment.
La mesure 156 rompt avec les précédentes de manière abrupte : Une figure
descendante, puis ascendante, de la voix est amplifié par les cordes et les bois, soit
avec des traits rapides en triples croches qui suivent la même direction, soit avec des
glissandos. Encore une fois, la mesure d’après commence déjà là, par l’orchestration,
à la façon de la première partie, de sa première note, à savoir le si∫4. La temporalité
change de nouveau, on passe d’une vitesse très élevée à la souplesse des notes tenues,
dans un espace de quelques secondes à peine.
La suite rompt encore, passant de cette texture lisse et presque immobile, à une
texture polyphonique qui propose la coexistence de plusieurs objets différents : le
glissando de la flûte est « transcrit » pour violon et alto en glissando d’harmoniques
48
naturelles, la trompette et le hautbois tournent autour des notes de la voix, en
prolongeant, anticipant ou en doublant la chanteuse, piano et percussion jouent des
lourds accords, soutenus pas les cuivres graves et commentés par violoncelle et
contrebasse. Des traits rapides en triples croches passent d’un groupe d’instruments à
l’autre à une grande vitesse, traversant l’ensemble de haut en bas, pour arriver au
dernier accord du piano de la mesure 162, qui marque un arrêt presque forcé pour
tous, sauf la voix et la flûte.
Figure 28 Ient, mes 161-162
49
Dans cette mesure, la voix est orchestrée de trois façons : avec des notes longues qui
anticipent les notes de la chanteuse, avec des traits rapides de microtons qui entourent
ces notes, mais également avec des traits rapides diatoniques qui suivent et amplifient
son contour. Chacune de ces trois façons voyage à travers les instruments, changeant
constamment de timbre et de position dans l’espace, afin d’accentuer le manque de
repères du personnage principal, la confusion et la désorientation. Cette idée est
présente tout au long de cette deuxième partie, avec des textures qui s’annulent juste
avant de se confirmer, des vitesses qui changent continuellement et des textures
contrastantes qui existent simultanément.
4.5 Troisième partie
La dernière partie de l’œuvre, mesures 176 – 263, diffère considérablement des deux
précédentes, car elle n’utilise qu’un matériau très limité, qui pourrait se résumer en
dix notes entre ré4 et fa5, comme joué au piano :
L’idée dramaturgique de cette partie est l’obsession, la folie. La chanteuse tourne
autour de ces dix notes qui peu à peu se réduisent en nombre et en ambitus,
accompagnée par un ensemble qui, lui aussi, est victime de ces propres obsessions,
qui diffèrent selon les groupes, mais qui restent emprisonnées dans des limites bien
définies. Malgré le matériau très limité et les permutations continues de celui-ci, il n’y
a pas de répétitions exactes des motifs, ni des boucles, ce qui rend l’interprétation plus
délicate et vise à accentuer le côté « fou » du personnage.
Au début de cette partie, la partie précédente disparaît progressivement, dans un grand
fondu enchaîné entre les deux textures. La chanteuse chante à l’unisson avec le piano
mais, dès que le vibraphone entre en jeu, elle passe d’un instrument à l’autre, à
l’unisson à chaque fois, et ceci pendant un certain temps. Échanger les unissons a
pour but de créer une irisation de la voix, comme si elle restait la même, mais colorée
différemment.
50
Figure 29 Ient, mes 180, voix, percussion, piano
À partir d’un certain moment, la voix n’est plus en unisson continu avec le piano ou le
vibraphone, mais les retrouve momentanément, ce qui accentue cette irisation, car les
notes, toujours limitées, bougent plus et se retrouvent éparpillées entre les
instruments. Le résultat global reste similaire, mais la texture varie de plus en plus à
l’intérieur. Ces changements minimes ont perturbé aussi légèrement les musiciens
qui, au début, n’étaient pas certains s’ils s’étaient trompés ou pas.
Jusqu’à la fin, le piano ne joue qu’ avec la 3e pédale seulement appuyée pour n’avoir
que peu de résonances, mais c’est le vibraphone qui se charge d’être l’instrument
résonant, en gardant sa pédale enfoncée tout le temps. En plus, pour ajouter un
élément perturbateur dans cette couche, le moteur du vibraphone est activé et en
vitesse maximale. Ceci crée une « couche dans la couche », car on entend les
résonances presque « respirer » à un rythme totalement indépendant du tempo et de la
métrique de la pièce. La polyrythmie, dans ce cas, n’est pas proprement écrite dans la
partition, mais elle existe et joue un rôle très important, d’une manière plutôt
inattendue, qui sera pleinement révélée à la toute fin de l’œuvre.
À la mesure 200, fait sa première apparition une autre couche, confiée aux cordes.
Celle-ci utilise presque les mêmes notes (ambitus légèrement réduit) que le piano et le
vibraphone, jouées un quart de ton plus haut et à des rythmes indépendants de la
mesure, dans une sorte de micro-canon entre les instruments. Cette couche,
légèrement plus rapide, vient perturber et mettre en cause la hiérarchie établie jusqu’à
là et la dominance des claviers, et prend de plus en plus d’importance, jusqu’à les
submerger. L’utilisation des quarts de ton a pour effet de « désaccorder » les claviers,
de faire basculer la notion de la note juste et faire croire que les notes tempérées sont
51
fausses. Pour arriver à cette perturbation, les cordes jouent souvent avec une pression
d’archet exagérée, allant à la limite du bruit, comme une distorsion électrique, une
maladie contagieuse.
Figure 30 Ient, mes 220-222
52
Le nouvel élément aux cordes agit également sur l’écriture vocale, où entrent
progressivement les microtons, absents jusqu’à présent dans cette troisième partie,
comme si la voix se devait de réagir face aux dernières nouveautés. Ces deux couches
se disputent le rôle principal jusqu’à l’apparition de la troisième couche, cette fois aux
bois, qui arrive à la mesure 240 et qui réduit encore plus l’ambitus (une tierce mineure
sol#4-si4), en utilisant les micro intervalles, jusqu’aux huitièmes de tons.
Figure 31 Ient, mes 247-248, voix + bois
Pendant ce temps, les cuivres se chargent de « filtrer » les textures très denses, en
jouant des simples accords tenus, avec une fixation pour un accord de sol4-si4-do#5
(avec des petites variations microtonales) qui presque résume les autres couches.
La présence de ces couches, leurs disparitions et apparitions en fondus enchaînés,
servent comme un fond accompagnateur qui varie sans cesse son timbre, sa vitesse,
son ambitus, pour changer notre perception de la voix. Comme si la voix restait, plus
ou moins, intacte pendant que son environnement se désaccordait, accélérait,
ralentissait, se figeait ou se vidait totalement, comme c’est le cas à la mesure 252, ou
la voix est laissée momentanément seule, une autre façon de la déséquilibrer et
d’accentuer son malaise. L’idée extra-musicale de la troisième partie m’est venue de
la photographie : un objet au premier plan reste inchangé, pendant que le fond change
de couleur. Les changements du fond agissent sur notre perception de l’objet
principal, car les contrastes entre les couleurs font que l’objet semble également
changer de couleur, alors que ce n’est pas le cas. J’ai essayé de mettre en musique
cette notion de trompe-l’œil, afin aussi de montrer le point de vue incertain et brouillé
du personnage.
Par la suite, l’enchaînement des couches se fait plus rapide, pour arriver au sommet
final de la mesure 264. La voix reste seule à parler, pendant que l’ensemble s’éteint
progressivement. Sans ralentir ni le tempo ni la voix, un sentiment de décélération est
53
créé grâce au moteur du vibraphone qui est progressivement ralenti, jusqu’à être
éteint. L’élément perturbateur de toute cette section émerge dans un rôle presque de
soliste, et porte, en lui seul, l’ensemble vert l’extension.
4.6 Conclusion
Dans « Ient », qui vient du mot « oriental », le texte inspire l’écriture, propose une
forme et l’évolution d’un « personnage ». Ce personnage est ensuite mis en musique
pas seulement dans la voix, mais dans l’ensemble entier qui, soit en l’orchestrant de
plusieurs façons, soit en le contredisant complètement, reflète son état psychologique.
Le tout veut créer une œuvre qui évolue sans cesse, du micro-détail à la macroforme,
dans un geste organique du début à la fin.
54
5. Incompatible(s) V (2011-2012), pour silent piano et électronique en temps réel.
Action dissociée du résultat, image dissociée du son. Nouvelle approche de l’écriture
polyphonique complexe. Un instrument dont le son varie constamment. Une forme
ouverte décidée par l’ordinateur. Des sons parasites révélés grâce à la technologie.
Orchestration par microphonie. La machine cherche à dévorer l’homme. (note de
programme) Projet IRCAM Cursus 2, créé le 8 juin 2012 à Paris par Pavlos Antoniadis, à l’Espace de Projection,
dans le cadre du festival ManiFeste 2012.
5.1 Les origines du projet
Le point de départ de cette pièce date de 2005. Aussi « Stockhausen-esque » que ça
puisse paraître, j’ai eu l’idée d’une œuvre pour silent piano et électronique dans un rêve.
J’ai rêvé d’un pianiste sur scène qui jouait des textures hyper denses et virtuoses, sauf que
le son ne sortait pas de son instrument, mais de partout ailleurs dans la salle. On entendait
les bruits du piano amplifiés au maximum et parfois on n’entendait rien du tout, même si
lui, il continuait à jouer. Des idées dans des rêves j’en avais eu d’autres, mais je les
oubliais souvent aussitôt, même si je les notais dans mes cahiers. Celle-ci m’est toujours
restée ancrée dans la tête, et pourtant je savais qu’il s’agissait d’un projet très difficile à
réaliser, vu la technologie que ça demandait, et vu également le peu de moyens que
j’avais à ma disposition au fil des années. Ce n’est qu’en entrant au Cursus 1 de l’IRCAM
que j’ai commencé à croire qu’un tel projet pourrait effectivement se réaliser et, à la fin
de l’année, j’ai déposé la proposition dans ma candidature pour le Cursus 2. Pendant
l’année du Cursus 1, j’ai fait brièvement connaissance avec le logiciel Pianoteq, un
instrument virtuel basé sur la synthèse par modèle physique qui permet de faire varier en
temps réel un grand nombre de paramètres du son pianistique. Ceci a été un moment
déterminant, car la qualité du son de Pianoteq pouvait parfaitement simuler le vrai son
acoustique de l’instrument, ce qui permettait d’éviter le son MIDI typique, souvent très
loin de la richesse sonore pianistique. On reviendra plus en détails sur le mode de
fonctionnement et l’utilisation du logiciel.
5.2. Les enjeux esthétiques
Comme son titre l’indique, la pièce traite la notion de l’incompatibilité. Il s’agit de mettre
en place des événements qui ne sont pas censés coexister, de nature souvent
contradictoire, et de travailler avec des couches juxtaposées qui ne communiquent pas de
manière évidente. Dans cette pièce, un des défis était de dissocier les actions du musicien
de leur résultat sonore, créant ainsi un décalage entre son et image. Vu le choix de
l’instrument et la présence de l’électronique, il y a un travail approfondi sur les rapports
55
possibles entre le son direct et le son traité, remettant également en cause le rapport entre
silence musical et action scénique.
Par ailleurs, je voulais renégocier le terme de l’interaction entre homme et machine, pour
donner naissance à une nouvelle forme ouverte, où l’ordinateur indiquerait, en temps réel,
au pianiste quelle partie de la partition devrait être jouée.
Sur le domaine de l’écriture instrumentale, j’ai voulu me baser sur des modes
d’articulation peu habituels et sur une écriture rythmique novatrice qui prolongerait la
logique de Xenakis et remettrait en cause la logique de la complexité de Brian
Ferneyhough, pour créer des liens entre le jeu pianistique et les traitements électroniques,
tout en exploitant l’ensemble des sources sonores de l’instrument, mais pas dans leur
contexte familier de l’école post-lachenmaniènne.
5.3. Le choix de l’instrument et les enjeux qui en dérivent :
5.3.1 Une autre façon d’écouter le piano. Le dispositif mis en place
À ma connaissance, « Incompatible(s) V » est la première pièce jamais écrite pour silent
piano, d’autant plus pour silent piano et électronique. Le terme silent est utilisé en anglais
et n’est pas traduit, car il s’agit du nom de l’instrument, d’une marque de fabrique, d’un
brevet. Le terme piano silencieux, aurait d’autres connotations et pourrait signifier bien
d’autres choses, que l’on choisit donc d’éviter.
Qu’est-ce que c’est un silent piano ? C’est un piano normal, conçu principalement pour
l’étude à domicile, muni d’un système qui, une fois activé, empêche les marteaux d'aller
frapper les cordes, tandis qu'une petite unité de commande active le son numérique du
piano7. Le pianiste joue avec des casques, le son ne sort pas de l’instrument et les voisins
sont contents. À part ça, il possède un boitier MIDI, et offre alors toutes les possibilités
d’un piano MIDI. À tout moment, une fois le système silent désactivé, on revient à un
piano parfaitement acoustique.
Pourquoi le silent piano et pas un piano ordinaire ou un piano MIDI? Dans la musique
mixte, un des problèmes que l’on est obligé de résoudre, est le son direct de l’instrument,
son niveau par rapport aux sons électroniques, et sa forte présence qui est difficile à faire
oublier au public, toujours attiré par l’instrumentiste et ses actions sur scène. Le silent
piano permet d’avoir un instrumentiste sur scène qui joue, sans qu’on entende tout le
temps le son de son instrument. Équipé d’une paire de casques, le pianiste, lui, peut
entendre ce qu’il joue, mais le son diffusé dans la salle peut basculer entre son direct, son
7 Le site web de Yamaha, inventeur du silent piano : http://fr.yamaha.com/fr/products/musical-instruments/keyboards/silentpianos/grand_silent_piano/?mode=series-tab=feature
56
électronique et le mixage variable de deux. Ceci permet de complètement dissocier les
actions des sons, offrant ainsi une toute autre liberté à l’électronique, qui n’est plus
obligée de rester « collée » à l’instrument, mais exister avec plus d’autonomie. Le
pianiste change de rôles tout au long de la pièce, car il est en alternance soliste,
générateur de bruits pour l’électronique, accompagnateur, ou quasiment mime, une fois
coupé le son direct. Ceci aurait presque été possible avec un simple clavier MIDI, sauf
que, avec le silent piano, on peut à tout moment retrouver un instrument purement
acoustique, un vrai piano à queue. Le silent piano n’enlève rien au piano acoustique
classique, au contraire, il rajoute tout en tas de possibilités, et surtout lui permet de
disparaître, pour dévoiler ses aspects moins connus.
La possibilité de couper le son, pendant que le pianiste est encore en train de jouer, ouvre
la voie pour tout un autre ensemble de sons, liés jusqu’à présent à un certain type
d’écriture. Dans la musique de Helmut Lachenmann, notamment sa pièce « Guero »8
(1970-1988), on entend les sons des touches du clavier, des glissandi des mains du
pianiste ou des petits sons percussifs quand le doigt frappe la touche, mais sans faire
entendre la note associée. Lachenmann démontre que la surface même de l’instrument
peut être une source sonore, quand le jeu instrumental est détourné et on demande au
pianiste de ne pas faire ce qu’il a l’habitude de faire. Comme le note Peter Szendy : « En
explorant ces terres arides du son, parfois à la limite du seuil d'audibilité, Lachenmann
n'en recherche pourtant pas l'« exotisme » : ce travail du négatif n'est au contraire que le
moment de l'antithèse au sein d'une pensée créatrice qui aspire parfois avec désespoir à
se frayer, parmi les topoi de la musique instrumentale, un espace « vierge », « intact
»… »9
Ce travail de Lachenmann, la suite logique de ses recherches sur le jeu instrumental
après, notamment, « Pression », pour violoncelle, était parfaitement légitime, nécessaire
et même radical pour son temps, à une époque où la musique électronique/concrète était
en train de prendre de l’envergure, et certains pensaient la musique instrumentale épuisée
et dépassée. Depuis, cette approche à trouvé beaucoup de successeurs, notamment Gérard
Pesson, « La lumière n’a pas de bras pour nous porter » 10 , Francesco Filidei,
8 Helmut LACHENMANN, Guero, 1970, rev. 1988, Breitkopf & Härtel, nº EB 9018 9 Peter SZENDY, notes de programme sur « Guero », site web de la médiathèque de l’IRCAM : http://brahms.ircam.fr/works/work/9877/ - program 10 Gérard PESSON, La lumière n’a pas de bras pour nous porter, pour piano seul, 1995, Éditions Lemoine
57
« Toccata »11 ou même, encore plus récemment, Dimitri Kourliandski et « Surface »12,
entre autres. Dans toutes ces pièces, le clavier et la surface du piano sont utilisés comme
source sonore principale, et au pianiste il est demandé de glisser les doigts ou frapper le
piano de diverses façons.
Pourtant, cette logique, tout en amplifiant un aspect méconnu du piano, enlève toute la
richesse sonore si intéressante de l’instrument et ne va pas vraiment plus loin de
l’approche de Lachenmann, car tout reste dans la surface, au premier niveau. Les gestes
possibles sont limités et, par conséquence, répétés d’une pièce à l’autre, et la palette
sonore ne se renouvelle pas vraiment. À mon sens, il fallait creuser plus profondément
dans le piano et révéler tout un autre ensemble de sons, impossible à « extraire » avec les
moyens traditionnels, c’est à dire le piano acoustique.
Mon idée était presque le contraire de celle de Lachenmann et les autres : ne pas
demander au pianiste de tout faire sauf jouer « normalement », mais jouer tout à fait
normalement mais enlever le son du piano, pour faire entendre les sons du piano, du vrai
jeu pianistique, les sons qui accompagnent le piano depuis l’ère de Beethoven, font partie
intégrale du son instrumental, mais qui n’ont jamais existé comme le point focal de la
musique.
Avec le silent piano amplifié, des petits microphones et des capteurs très près des touches
peuvent donner aux sons « parasites » du clavier l’importance qu’ils méritent, sans que le
pianiste soit obligé de se priver du jeu normal. Le public peut entendre un passage
pianistique et les bruits qu’il génère, de façon séparée, comme si la musique zoomait à
chaque fois sur un paramètre différent du jeu instrumental. Le corps sonore du piano est
ainsi largement exploité en profondeur, sans pour autant nier le « vrai » jeu pianistique.
Au contraire, il s’agit presque de faire une radiographie du piano, de la mécanique de
l’instrument et de révéler tous ces petits bruits cachés derrière le volume sonore. La
possibilité de varier le niveau de l’amplification de ces sons, offre la possibilité
d’orchestrer/accompagner un son de piano synthétique avec les sons d’un vrai piano, les
sons de l’effort fourni par le pianiste.
Après plusieurs séances de travail, on a finalement décidé d’utiliser huit microphones
pour amplifier les diverses parties de l’instrument : deux petits microphones aériens pour
le clavier, pour capter les bruits des touches et des doigts du pianiste, deux microphones-
contact pour la barre du piano, pour mieux amplifier les bruits des marteaux et des
étouffoirs, deux microphones de contacte pour la table de résonance, pour amplifier les
11 Francesco FILIDEI, Toccata, pour piano seul, 1995, Ars Publica 12 Dimitri KOURLIANDKSY, Surface, pour piano seul, 2007 Inédit
58
vibrations imperceptibles et la « vie » interne de la harpe, et deux microphones aériens
pour amplifier le piano « normalement », pour les passages en piano acoustique.
Les microphones pour le clavier :
Figure 32 Incompatible(s) V, les microphones pour le clavier
Les microphones pour la barre et les microphones aériens :
Figure 33 Incompatible(s) V, les microphones pour la barre et les microphones aériens
59
Les microphones de contact sur la caisse de résonance :
Figure 34 Incompatible(s) V, les microphones de contact pour la caisse de résonance
Un tel dispositif permet de capter tous les sons produits pendant que l’on joue du piano et
offre la possibilité de les utiliser séparément, d’illuminer à chaque fois l’instrument sous
un autre angle, pouvant se focaliser tout à tour sur le pianiste, la mécanique, les cordes ou
les résonances.
5.3.2 Silence et théâtralité
Le silent piano met également en cause le rapport de la musique avec le silence lui-même.
Dans « 4’33’’» (1952), John Cage met en scène un pianiste qui ne joue pas, voulant ainsi
faire entendre au public le bruit de la salle, l’espace environnant, les réactions des gens.
Le silence « musical » est ainsi lié à l’absence d’action. D’habitude, dans la musique,
quand il y a silence, il y a soit absence d’action, soit une action mimée, les musiciens
faisant semblant de jouer, sans jouer vraiment. Dans une pièce pour silent piano, ceci peut
être renversé : le musicien joue vraiment, joue même « fortissimo », mais il n’y a pas de
son vraiment perçu, si on ne l’amplifie pas. Ceci a un effet étrange au public, de se
confronter à une action à priori très sonore, sans entendre un résultat, surtout quand on se
rend compte que le pianiste joue vraiment, enfonce les touches avec tout sa force, sans
faire semblant. Même s’il y a un son, de faible intensité, l’auditeur à du mal à s’orienter,
60
car ce qu’il perçoit avec les yeux n’est pas du tout compatible avec ce qu’il perçoit avec
ses oreilles.
Ceci donne à la pièce un aspect théâtral considérable qui est immédiatement frappant, car,
en dissociant l’action du résultat sonore, les gestes physiques du pianiste et sa présence
scénique obtiennent une importance grandissante et deviennent un spectacle à part,
presque même indépendant du reste. De plus, en gardant cela à l’esprit, la physicalité du
jeu instrumentale est devenue une nouvelle source de matériau, qui interagit avec
l’écriture purement instrumentale, tout au long de la composition de l’œuvre.
5.3.3 La place et le rôle de l’électronique
Avoir la possibilité d’éliminer à volonté le son direct offre aux sons électroniques la
possibilité de mieux se faire entendre et d’être appréciés à leur juste valeur. Prenons un
exemple : Avec le spatialisateur (Spat pour la suite de ce texte), on peut faire voyager un
son dans l’espace, ou même créer un espace virtuel où diffuser le son. Le résultat est
souvent impressionnant et très convaincant, sauf que, on constate souvent, lors d’un
concert, qu’il est difficile de faire voyager un son dont la source ne bouge pas mais reste
immobile devant nos yeux. Une fois encore, le son instrumental dans la salle occupe une
place très importante et ne permet pas à l’auditeur d’apprécier pleinement ce qui se passe
dans l’électronique. Dans une pièce pour silent piano et électronique, on peut vraiment
faire voyager le piano, l’éloigner ou le rapprocher du public, faire varier son
rayonnement, changer l’acoustique ou la réverbération de la salle et faire entendre toutes
les possibilités que le Spat a à proposer. Ceci crée aussi un décalage par rapport à la
nature du piano, à priori lourd et difficilement amovible.
Un avantage supplémentaire qui émerge est que la présence d’un silent piano permet de
briser quelques schèmes très typiques de la musique mixte. D’habitude, vu que
l’ordinateur ne peut pas travailler sur des sons qu’il n’a pas encore reçus, on entend
l’instrumentiste jouer quelque chose qui est immédiatement repris (traité, reproduit etc.)
par l’électronique. Ayant entendu ce phénomène un très grand nombre de fois, il me
semble que cette relation n’a pas été suffisamment mise en cause. Dans cette pièce, on
peut entendre d’abord la « réponse » de la machine, suivie par l’action qui l’a provoquée,
vu que le son du piano peut être décalé. Les rôles changent, l’électronique ne fait pas que
suivre où répondre, mais paraît mener le jeu en temps réel, sans avoir recours à des
fichiers son préfabriqués, qui contraindraient le pianiste à une interprétation moins
flexible. On peut même ne faire entendre que les traitements, en faisant disparaître la
partie purement instrumentale. Chaque traitement (modulation en anneau, filtrage,
granulation, dérive de fréquence, harmonisation etc.), et les combinaisons possibles entre
61
ces traitements, se font entendre en premier plan, libéré du poids de la présence du son
instrumental. Ce qui, d’habitude, est perçu comme secondaire ou accompagnateur,
devient, dans cette logique, le protagoniste. Le pianiste, en jouant la partition au clavier,
« joue » aussi les traitements, « joue » en fait un passage en synthèse granulaire qui a le
même contour que sa partition, « joue » un son transposé, sans que le son d’origine soit
présent, « joue » un accord filtré puis harmonisé, ne joue pas « que » du piano, mais, en
même temps, nous fait entendre le piano qui travaille derrière, le squelette de l’instrument
qui n’a jamais eu l’occasion de révéler sa richesse sonore.
Pendant une grande partie de l’œuvre, on n’entend que de l’électronique. Dans cette
pièce, la distinction entre instrument et électronique n’existe même plus, vu que
« l’instrument » fait déjà partie de l’électronique. Le son du piano, ou, pour être plus
exact, un son de piano, sort directement des haut-parleurs, à travers Pianoteq, change
constamment tout en gardant, même de peu, sa nature pianistique. Incompatible(s) V
réunit acoustique et électronique, met en question la hiérarchie habituelle établie qui met
l’instrument au centre de tout et met sous le projecteur les traitements, les mouvements
dans l’espace, les changements de timbre. Les éléments acoustiques qui émergent, à
savoir les bruits parasites du piano, ne se font entendre que grâce à l’amplification, car
trop faibles pour exister à eux seuls. L’électronique donne à l’acoustique l’occasion de
sonner, pendant que l’acoustique, la partie pianistique, se transforme en électronique et
nie sa nature, sa tradition et son timbre.
5.3.4 Pianoteq et le nouveau piano préparé
On va maintenant s’intéresser à Pianoteq, le logiciel grâce auquel la pièce a pu exister
comme telle. Pianoteq, développé par la compagnie française Modartt, est un instrument
virtuel basé sur la synthèse par modèle physique. Il communique avec le silent piano à
travers le MIDI et offre la possibilité de varier plusieurs paramètres du son pianistique ou
du piano lui-même, mais pas que.
Pour Incompatible(s) V, on a travaillé avec la version 3.6.7. La version 4, sortie pendant
l’écriture de la pièce, porte quelques modifications en ce qui concerne les paramètres
disponibles, éliminant même certains que l’on utilise abondamment, et on a décidé de
rester avec la version précédente, vu que le patch électronique avait déjà acquis une
forme et ça aurait nécessité trop de changements pour s’adapter à la nouvelle version.
Plus en détails voici l’interface principal de Pianoteq :
62
Figure 35 L'interface principale de Pianoteq
En haut à gauche, on voit écrit « K1 Solo-faster », c’est le preset de départ du logiciel. On
peut varier les paramètres et les sauvegarder, afin de pouvoir les retrouver à tout moment.
Le preset choisit pour le concert on l’a appelé « faster », car on a du augmenter le taux de
la vélocité, rendre l’instrument virtuel plus sensible, pour que les dynamiques extrêmes
soient faisables et ne demandent pas un effort inhumain de la part du pianiste. En bas à
gauche, dans la boîte nommée velocity, on voit la courbe que l’on a dessiné pour que la
pièce soit jouable comme on voulait. Dans le preset par défaut, cette courbe était une
ligne droite, ce qui voulait dire que pour obtenir un fff, il fallait absolument une valeur de
vélocité de 127, ce qui demande un effort trop grand pour un humain, et qu’une valeur de
100, donnerait à peine un forte, ce qui n’a aucun sens, vu la force nécessaire pour obtenir
63
le 100. Si on gardait la ligne droite, la pièce manquerait de dynamiques et son caractère
serait sérieusement compromis, même si le pianiste de la création, Pavlos Antoniadis,
possède un jeu très riche en dynamiques et est capable de jouer très fort pendant très
longtemps. On a rendu la courbe de la vélocité plus humaine, plus réactive, et le résultat
était immédiatement meilleur. Comme on peut remarquer, la courbe commence avec
plusieurs points qui donnent la valeur zéro, certaines valeurs de vélocité ne produiraient
pas de son. Ceci a été fait pour permettre au pianiste d’enfoncer silencieusement les
touches aux endroits où il faut, mais également pour permettre des notes très douces, sans
obliger le pianiste à atteindre une valeur de vélocité au dessous de 10, ce qui est
quasiment impossible, surtout avec un tel texte musical.
Dans la boîte nommé Tuning, on peut varier le tempérament de l’instrument, avec
plusieurs choix possibles de différentes époques (tempérament égal, de Pythagore, de
Zarlino, bien tempéré etc.) et même varier la diapason, de 415 Hz à 467 Hz, ou même à
une autre valeur, selon notre choix. De cette boîte, c’est plutôt la largeur de l’unisson
qu’on a utilisé, car ce paramètre pouvait bouger en temps réel sans produire d’artefacts
sonores, et, en plus, se justifiait musicalement, lors des passages dans le suraigu.
La boîte Voicing a peut-être été la plus importante pour cette pièce, car elle agit sur les
paramètres qui changent l’attaque, le son propre de l’instrument. On peut varier la dureté
des marteaux, le profil spectrale, jouer sur la présence ou pas du bruit des marteaux (très
différent de la notion de la dureté de l’attaque), varier l’endroit sur la corde ou l’on frappe
et le degré de changement du son lorsque la pédale de gauche est appuyée, qui peut aller
de minime jusqu’à vraiment très présent. Vu que la pièce n’utilise la Una corda que très
rarement, je ne me suis pas focalisé sur ce dernier paramètre, mais les autres sont toujours
en train de varier, souvent d’un extrême à l’autre dans quelques millisecondes à peine.
En ce qui concerne la boîte Design, il s’agit des paramètres qui changent l’instrument
même et sa construction. Le paramètre nommé impédance fait que le son dure plus ou
moins longtemps. Plus l’impédance mécanique de la caisse de résonance est grande, plus
le son est long. Ce paramètre a été utilisé surtout pour les passages longs et espacés, car,
plus le son est long, plus les partiels ont le temps d’apparaître, plus la résonance de
l’instrument est riche. Cutoff fait référence à la fréquence de coupure. Plus la fréquence
de coupure est élevée, plus les partiels suraigus seront présents. Ce paramètre est très utile
pour les passages avec pédale, car ça peut changer complètement le timbre (sombre ou
très clair) de la résonance de l’instrument. Le facteur Q agit également sur les partiels
aigus. Plus le facteur Q est élevé, plus les partiels aigus s’éteignent rapidement. J’ai
utilisé ce paramètre surtout lorsque je voulais étouffer le piano, afin qu’il n’y ait plus du
64
tout de résonance. Ensuite on a la longueur de la corde. Dans la pièce, j’ai souvent couplé
des cordes longes avec une impédance élevée, ce qui produisait des sons très intéressants,
car une corde virtuelle de dix mètres n’a presque plus d’inharmonicité et, combiné avec
un son très long, produit des harmoniques très riches et variées. Pour les passages plus
rapides j’ai souvent opté pour les cordes courtes, afin de rajouter de l’inharmonicité et,
par conséquence, de la tension. Les trois paramètres suivants agissent sur les divers types
de résonance de l’instrument : la résonance par sympathie est un paramètre très
important, car ça règle la présence, le volume et la durée de la résonance de toutes les
pédales. Ceci fait qu’un passage avec pédale peut être vraiment très riche en résonances
ou plutôt discret, peut augmenter considérablement la présence des effets de la 3e pédale,
mais agit également sur l’interaction des cordes entre elles, même sans pédale. Si ce
paramètre est au maximum, un passage non pédalé peut donner l’impression que le
pianiste joue avec pédale. L’échelle duplex se réfère à la partie de la corde entre le
chevalet et la pointe d’accroche, dont le volume peut aussi être réglable. Plus il est élevé,
plus ça rajoute des résonances brillantes et inharmoniques, ce qui peut être très efficace et
intéressant, selon le contexte. Le Quadratic effect est un phénomène qui fait que les
attaques plus fortes et martelées produisent des partiels légèrement différents. Ceci crée
quelques effets de flanging vraiment intéressants qui, surtout pour des notes isolées,
donnent une vie après l’attaque très riche, surtout si on les combine avec d’autres
paramètres qu’on examinera plus tard.
Le carré des effets ne nous intéressera pas en profondeur, mais on va s’occuper plutôt de
la boîte intitulée action, qui gère et ajuste divers bruits et actions du piano. Parmi ces
paramètres figurent la position de l’étouffoir, la durée de l’étouffement, la position du
dernier étouffoir (on peut choisir de mettre des étouffoirs même pour les cordes suraiguës
ou, au contraire de laisser par exemple la moitié du piano sans étouffoirs), la présence ou
non de la sourdine (mute), le bruit du relâchement de la touche et le bruit de la pédale
droite. Les paramètres que j’ai utilisé le plus sont la position de l’étouffoir et la durée de
l’étouffement. Ces deux, combinés souvent avec le Quadratic effect ou la taille de la
corde, produisent quelques effets étonnants, font ressortir des partiels inattendus selon
l’endroit ou l’on étouffe la corde et le temps que ça prend. En mettant ces deux
paramètres au maximum et en diminuant la dureté et le bruit des marteaux au minimum,
ceci produit un son très doux, presque sans attaque et avec un long relâchement, qui a eu
un rôle très marquant à divers endroit de la pièce.
La partie de l’interface nommée Output n’a presque pas été utilisée, à l’exception du
menu Sound Recording, dont les réglages sont très importants pour obtenir une qualité
65
sonore optimale. En appuyant sur le microphone de ce menu, on arrive à une autre
interface, qui gère la position et le nombre de microphones virtuels, et également leurs
niveaux et leurs délais.
Figure 36 L'interface de Pianoteq pour l'enregistrement
On peut choisir d’avoir d’un à cinq microphones, mono ou stéréo, de les placer où l’on
veut et ainsi fixer la prise de son. Ces paramètres ne sont pas réglables en temps réel, si
on change la position d’un micro on entend un artefact, et il a fallu bien soigner cet
aspect, car son influence sur la qualité sonore de Pianoteq était énorme.
J’ai opté pour cinq microphones virtuels, les posant presque aux mêmes endroits que les
vrais microphones sur le vrai piano, proche de l’instrument pour capter tous ces sons qui
m’intéressaient, et qui devenaient beaucoup moins repérables une fois les microphones
éloignés. En plus, en mettant les microphones virtuels très proche du piano, en éteignant
66
leur délai et en ajustant la réverbération proche du minimum, on obtient un son plutôt sec
et neutre qui peut se livrer à plusieurs traitements, notamment le Spat, mais également les
divers changement des paramètres de Pianoteq qui, sans réverbération excessive, peuvent
se faire entendre de manière beaucoup plus claire.
Finalement, on voit sur l’interface du logiciel la présence de quatre pédales. La pédale de
gauche est la Una Corda, la pédale de droite est la pédale forte, la pédale à coté de la
pédale forte est la pédale sostenuto (également appelée pédale tonale) et la pédale à droite
de la Una Corda est la pédale harmonique. Cette dernière, qui ne se trouve encore que
rarement sur des vrais pianos, a un double effet : lorsqu'elle est enfoncée à moitié –
appelé « en rémanence » –, les étouffoirs se soulèvent, et seuls les étouffoirs des notes
jouées retombent au relâchement des touches ; c'est l'inverse de la pédale tonale.
Lorsqu'elle est enfoncée complètement – en résonance –, elle se comporte comme une
pédale forte ordinaire13. Toutes les pédales, sauf l’harmonique, sont contrôlées par le
pianiste. La 4e pédale est envoyé à Pianoteq directement du patch MAX, on y reviendra
plus tard. La possibilité d’avoir plusieurs niveaux de résonance dont un, la rémanence,
évolue indépendamment du pianiste, et le pouvoir de contrôler le volume des résonances
indépendamment de la dynamique du jeu pianistique, permettent de plonger vraiment au
cœur de ce piano virtuel et d’écouter cette caisse de résonance virtuelle de tous les angles
et dans toutes les situations possibles, ce qui ne peut pas se faire avec un piano
acoustique, mais reste néanmoins très « pianistique » dans sa conception, car la piano est,
avant tout, un instrument résonant.
En variant les valeurs des paramètres disponibles dans Pianoteq, on peut changer le
timbre de l’instrument, l’étouffer, le faire vibrer quasiment à l’infini, faire croire que
certaines cordes sont désaccordées et ainsi de suite. Il s’agit, en fait, de prendre l’idée de
John Cage du piano préparé et l’appliquer avec les moyens technologiques actuels, avec
tous les avantages que cela présente. Car, contrairement au piano préparé qui ne peut pas
être facilement modifié en cours de route, Pianoteq permet de faire toutes sortes de
changements, du plus radical au plus souple, pendant que le pianiste est en train de jouer,
et sans que ça le gène du tout. La combinaison du silent piano et de Pianoteq ouvre la
voie vers un nouveau piano préparé, qui s’inspire de l’idée de Cage et la mène beaucoup
plus loin, grâce aux avancements technologiques les plus récents.
13Le site web des inventeurs de la pédale harmonique: http://www.harmonicpianopedal.com
67
5.3.5 Conclusion
Pour que la musique soit nouvelle, il faut aussi chercher à renouveler l’instrumentation.
Le silent piano, un instrument relativement nouveau et contemporain, offre toutes les
possibilités d’un instrument électrique, tout en gardant un lien très fort avec ses ancêtres.
La présence d’un piano à queue avec des vraies cordes permet, contrairement à un piano
purement électrique, de jouer aussi avec la harpe, afin d’exploiter la caisse de résonance
et les sons qui s’y trouvent. En plus, on peut, à tout moment, retrouver le piano
« classique », ce qui offre la possibilité d’avoir plusieurs instruments en un et ainsi
basculer de l’un à l’autre. Il ne s’agit pas d’effacer l’histoire ou la tradition du piano, mais
d’enrichir cette histoire avec des nouveaux éléments qui rendent possible ce qui, jusqu’à
présent, était considéré impossible.
5.4. Une autre idée de l'interaction, visant une nouvelle forme ouverte
Depuis les débuts de la musique mixte pour électronique en temps réel, le terme
« interaction » est très fréquemment utilisé pour décrire la relation entre la partition
instrumentale et celle électronique : l’instrumentiste joue, la machine réagit à ce qui vient
d’être joué et peut même, parfois, se baser sur les variations du jeu instrumentale
(changements de dynamique, de vitesse, de timbre etc.) pour adapter sa réponse. On a
donc un rapport très serré entre ce que le musicien joue et ce qui sort par les haut-
parleurs. Mais est-ce qu’on peut vraiment parler d’interaction, ou est-ce qu’il s’agit plutôt
d’un schéma « action - réaction » ? Pour que l’utilisation de ce terme soit à cent pour cent
juste, il faudrait que le musicien aussi varie son jeu basé sur la réaction de la machine, ce
qui est très rare. Ceci est le cas souvent dans des musiques improvisées où le musicien
modifie son jeu en écoutant les variations électroniques, mais dans le cadre d’une
musique savante écrite, le terme interaction paraît un peu faussé.
Il me semble que, pour que l’on puisse parler de vraie interaction, l’ordinateur devrait
aussi avoir des choix à faire, comme un instrumentiste déciderait de jouer plus ou moins
fort ou vite : pouvoir donc choisir entre un traitement A et un traitement B, ou entre des
divers fichiers sons etc. Sauf que, selon ces décisions, le musicien serait obligé de jouer à
chaque fois une autre partie de la partition. Les décisions de l’ordinateur n’influenceraient
pas seulement la musique au niveau local, mais également au niveau global, car elles
imposeraient au pianiste une autre musique à jouer. L’instrumentiste devrait être ainsi
vraiment à l’écoute de l’ordinateur, et non pas jouer sa partition sans faire attention à ce
qui se passe autour. Donnons un exemple plus concret :
Le pianiste est en train de jouer et, à un moment donné, l’ordinateur peut choisir,
aléatoirement, entre un événement A et un événement B. À cet endroit précis, la partition
68
se divise en deux parties : une autre partition pour l’événement A, et une autre pour le B.
Personne ne sera capable de connaître d’avance quelle sera la décision de l’ordinateur, et
tous seront préparés pour se confronter aux deux éventualités. Le pianiste devra étudier
toute la partition, même s’il ne jouera qu’une partie à chaque fois. Ceci, répété un certain
nombre de fois tout au long de l’œuvre, donne une pièce avec plusieurs versions
possibles, dans une forme proche d’une arborescence.
Comme idée, avoir une œuvre musicale qui change à chaque fois qu’elle est jouée, n’est
pas nouvelle en tant que telle. Nombreux furent les compositeurs qui, dans les années ’50
et ’60, avaient expérimenté avec la forme ouverte. Mais quels étaient les problèmes de
cette approche et pourquoi est-ce qu’elle a été quasiment abandonnée par la suite ? Si l’on
prend le fameux « Klavierstück XI » (1956) de Karlheinz Stockhausen, on voit que,
théoriquement, il y a plusieurs millions d’interprétations possibles. Pourtant, si l’on prend
les enregistrements disponibles, on se rend compte que les pianistes ont tendance à faire
des enchaînements plus ou moins semblables, étant donné que certaines possibilités sont
soient injouables, soit pas assez intéressantes. Concernant la Troisième Sonate de Pierre
Boulez, autre exemple connu de forme ouverte, Claude Helffer avait découpé la partition
et la jouait comme une œuvre normale, laissant de coté l’élément aléatoire. Plus
généralement, la pratique de la forme ouverte a montré que la plupart de musiciens
préparait une version personnelle de la pièce et ne jouait que celle-là, pour des raisons
surtout pratiques. En plus, ce n’était pas inhabituel qu’un musicien se cache derrière le
caractère ouvert d’une œuvre pour tomber dans la facilité, tout en « respectant » les
consignes du compositeur.
Accorder à l’ordinateur les décisions sur la forme de l’œuvre pourrait donner naissance à
une « nouvelle forme ouverte », où la pièce ne serait pas seulement pour instrument
soliste et électronique en temps réel, mais serait aussi « décidée » en temps réel. Le terme
même de temps réel prendrait une autre signification, car chaque présentation de la pièce
serait liée au temps présent, puisque difficile à reproduire à l’identique.
« Incompatible(s) V » existe en dix versions différentes : la version 1.1 dure 16 minutes,
la version 1.2 dure 15 minutes, la version 2.1 dure 17 minutes, la version 3 dure 24
minutes, la version 4 dure 27 minutes, la version 5 dure 25 minutes, la version 6 dure 32
minutes et les versions 7, 8 et 9 durent 35 minutes. Le schéma de ces versions peut se
résumer ainsi :
69
2.1
1.1
1.2
3
4
5
6
7
8
9
Mesures 1-120, passage à la version 2.1
À partir d’ici, aucun point commun avec la 1.1
ou suite jusqu’à la fin, ou passage à la version 1.2 à la mesure 161
À partir d’ici, aucun point commun avec la 1 .1
Version 1.1 entière suivie de la version 1.2
À partir du point de bifurcation, mesure 161 jusqu’à la fin.
Version 2.1 jusqu’à la mesure 369, suivie de la version 1.1
À partir de la mesure 122
À partir de la mesure 122, suivie de la version 1.2
À partir de la mesure 161 jusqu’à la fin.
Version 2.1 jusqu’à la mesure 369, suivie de la version 1.1
Version 2.1 jusqu’à la mesure 365, suivie de la version 1.2
À partir de la mesure 161
Version 1.1 jusqu’à la fin, suivie de la version 1.2
À partir de la mesure 161, suivie de la version 2.1
À partir de la mesure 270 jusqu’à la fin.
Version 1.1 jusqu’à la fin, suivie de la version 1.2
À partir de la mesure 161, suivie de la version 2.1
À partir de la mesure 270 jusqu’à la mesure 364.
Suivie par les mesures 118-269 de la version 2.1
Version 1.1 jusqu’à la mesure 118, suivie de la version 2.1
À partir de la mesure 119, et jusqu’à la mesure 267, suivie
de la version 1.1, m131, jusqu’à la fin
Suivie de la version 1.2, m161 jusqu’à la fin
Suivie de la version 2.1, m270 jusqu’à la fin.
70
On se focalisera sur les versions 1.1, 1.2 et 2.1, car les autres en dérivent directement,
elles ne proposent pas de nouveau matériau.
Ces trois versions partagent la même partition pour le début, sauf que les 1.1 et 1.2
partagent également le même électronique, alors que la 2.1 est complètement différente.
Pour les 1.1 et 1.2, on entend une musique très présente, qui, dès le début, prend d’assaut
l’auditeur. La 2.1 commence et tout son est complètement coupé, pendant que le pianiste
joue normalement. L’effet est complètement différent, la 2.1 étant beaucoup plus radicale,
en ce qui concerne son utilisation du silent piano. Les versions 1.1 et 1.2 sont achevées, et
on va se concentrer plutôt sur elles, tandis que la 2.1 est encore en chantier, et on ne va en
parler que de manière plus générale, se penchant sur certains aspects marquants.
Chacune des trois versions a été composée comme une pièce du début à la fin, il ne s’agit
pas d’une forme à boîtes interchangeables. À chaque moment, il a fallu choisir l’endroit
qui me paraissait plus logique pour la bifurcation, en gardant en tête comment ce
deuxième départ pourrait servir pour les versions plus longues, qui réunissent les trois
autres et comment chaque nouvelle version pourrait fonctionner avec les précédentes. À
chaque nouvelle version, je me suis forcé afin que la forme de chacune soit différente de
l’autre, j’ai essayé de créer des caractères distincts, afin que même les parties communes
soient perçues différemment, ayant une autre fonction dans le déroulement de chaque
pièce.
5.5. L’écriture rythmique
Sur le plan purement instrumental, la grande nouveauté de la pièce se situe au niveau
rythmique. Des groupes de quintolets, triolets, sextolets etc. sont interrompus à n’importe
quel moment, et un autre groupe rythmique peut commencer. Ceci crée l’idée des
parenthèses rythmiques, des groupes qui s’incrustent au milieu d’un groupe et qui
permettent des phrases d’une grande plasticité, avec des vitesses qui varient
constamment. Il s’agit d’une écriture qui cherche à faire avancer l’idée xenakienne des
arborescences et critiquer en même temps la logique rythmique de Ferneyhough.
5.5.1 Évolution des arborescences de Xenakis
Chez Xenakis, les différents groupes rythmiques qui commencent à des divers endroits
dans la mesure, sont toujours calés à une grille virtuelle de doubles croches. Le point de
jonction de deux groupes rythmiques est toujours leur début commun alors que, dans la
logique de l’arborescence, une branche pourrait surgir du milieu ou de n’importe quel
autre point.
Voici en exemple de l’œuvre « Mists », pour piano seul :
71
Figure 37 Mists, mes 123-126
Pour clarifier ce phénomène encore plus, Xenakis écrit même cette grille de doubles
croches, facilitant ainsi la mise en place pour le pianiste.
Autre exemple, cette fois de « Komboï », pour clavecin et percussion.
Tout est encore calé à la double croche et les notes communes entre deux couches sont
toujours les débuts des groupes :
Figure 38 Komboï, page 4 ex1
Pourtant, on voit, également dans « Komboï » qu’il y a des couches qui se créent avec des
notes appartenant à des groupes différents.
72
Figure 39 Komboï page 4, ex2
Ces couches ne sont pas notées de manière précise, contrairement à la logique habituelle
de Xenakis. On peut ainsi voir la logique des rythmes indépendants de la grille des
doubles croches, sauf qu’ils sont écrits en notation spatiale. Il est impossible de savoir
pourquoi Xenakis n’a pas écrit ces notes comme une voix séparée (dans ce contexte
précis, peut-être ça n’aurait pas de sens, vu que chaque note appartient à une couche déjà
existante), avec des rythmes précis, mais on peut y voir une logique qui n’a pas été
développée jusqu’au bout, même si elle sortait directement de la technique appliquée.
Durant toute son œuvre, Xenakis reste fidèle à la grille des doubles croches, alors que sa
musique a clairement la tendance de s’en libérer.
Dans Incompatible(s) V, n’importe quelle note de n’importe quel groupe peut être le
début d’une autre ligne indépendante, comme l’on peut voir dans l’exemple suivant :
Figure 40 Incompatible(s) V, version 1.1 mes. 131
73
Ou encore ici :
Figure 41 Incompatible(s) V, version 1.1 mes. 206
Cette écriture crée des réseaux polyphoniques dont les lignes peuvent être à la fois
indépendantes de la logique métrique de chaque mesure, mais également étroitement
liées entre elles, chaque ligne créant les points d’appuis possibles pour les autres
lignes. Ceci est une autre forme d’une musique qui s’autogère, car les jonctions entre
les voix ne sont pas soumises à des grilles préexistantes ou décidées d’avance. La
forme de toute une séquence dépend de l'ordre de composition des différentes voix.
Chaque nouvel élément, chaque groupe rythmique influence le suivant, chaque
mesure révèle son histoire qui aurait été toute autre s’il y a eu même un changement
minime en cours de route.
Dans l’exemple suivant, on constate comment les voix peuvent dépasser les barres de
mesure, avoir une logique rythmique complètement différente du reste, tout en
conservant des liens étroits entre elles, étant donné qu’éventuellement elles se
rejoignent.
Figure 42 Incompatible(s) V, version 1.1 mes. 27-28
74
Dans ma logique, et c’est là que je prends mes distances par rapport à l’école de la
nouvelle complexité et notamment Brian Ferneyhough, l’écriture rythmique doit
permettre, voire encourager et faciliter la communication entre les différentes
couches, et ne pas être pensée seulement comme des matériaux sans relation entre
eux, comme c’est souvent le cas dans la musique du compositeur anglais.
5.5.2 Critique sur la nouvelle complexité : Ferneyhough, Mahnkopf, Cox
L’écriture rythmique de Brian Ferneyhough et de l’école de la nouvelle complexité
(Michael Finnissy, Claus-Steffen Mahnkopf et Frank Cox, entre autres), a été pour
moi un autre point de départ, car elle contient certaines caractéristiques que j’ai voulu
mettre en cause dans « Incompatible(s) V », notamment la pensée des groupes
imbriqués, proposant mon point de vue sur ce point.
Suivant la logique précédente et comment, dans l’écriture xenakienne, les points de
jonction des groupes rythmiques se trouvent toujours sur une grille de doubles
croches, je me suis penché sur des œuvres de la nouvelle complexité (me focalisant
sur les œuvres pour piano seul, « Lemme-Icon-Epigram », « Opus Contra Naturam »
de Brian Ferneyhough, l’intégrale des œuvres pour piano de Claus-Steffen Mankopf,
« English Country Tunes » de Michael Finnissy et « Doubles » de Frank Cox) pour
voir si eux proposent une solution à ce problème.
Malgré une écriture très précise et chargée d’indications, et même si cette situation
musicale est présente dans certains cas, la notation reste, seulement dans ce cas
spécifique, imprécise et approximative. Prenons d’abord quelques exemples :
Figure 43 Lemma-Icon-Epigram page 9
75
Dans cette séquence, on voit que le début du premier passage de la portée du bas est
synchronisé avec des notes à l’intérieur d’une figure de la portée du haut. Pourtant,
pour que ça puisse se faire, toute cette séquence se trouve sous le même crochet, un
3:2, puis un 21:17, ce qui, malgré les apparences, fait que la logique reste la même
avec celle de Xenakis, sauf que ici la grille est définie par rapport au groupe
rythmique qui domine la mesure.
« Kammerstück », de Claus-Steffen Mahnkopf propose des courtes séquences
similaires, sauf que, là aussi, il s’agit d’une écriture qui ne résout pas le problème des
groupes indépendants, même si visuellement la partition pourrait faire croire le
contraire. Dans l’exemple suivant, les groupes de 5:3 et le triolet qui le suit dans la
portée du bas, semblent être autonomes, sauf qu’il s’agit des groupes dans le septolet
du haut. Tout est encore une fois soumis à une logique d’hiérarchie, où tout doit être
exprimé par rapport à cette hiérarchie et ne peut exister que sous sa tutelle. Dans
« Incompatible(s) V », une des problématiques était effectivement de mettre en
question cette « oppression » de l’hiérarchie et d’en libérer l’écriture rythmique. On y
reviendra plus tard.
Figure 44 Kammerstück, mes62
Toutefois, avoir des traits qui commencent à l’intérieur d’un groupe rythmique n’est
pas quelque chose en dehors de la logique musicale de la nouvelle complexité, sauf
que, dans ce cas, la notation ne suit pas la logique de la précision et devient inexacte.
76
Figure 45 Lemma-Icon-Epigram, page5
On voit ici des figures qui sortent d’un groupe rythmique, mais, contrairement au
style d’écriture de Ferneyhough, ces figures sont notées en petites notes, alors qu’elles
auraient pu être écrites de manière précise, comme le reste, sans être soumises à la
hiérarchie prédominante et ainsi amplifier leur caractère indépendant, comme la
présence des petites notes et l’articulation différente le laissent entendre. Encore plus
frappant, le fait que ces traits rapides apparaissent très brièvement et sans aboutir
quelque part, comme s’il s’agissait des figures en dehors du discours, alors qu’une
telle logique aurait pu être exploitée davantage, suivant la nature polyphonique et
complexe de la musique de Ferneyhough.
Autre exemple, encore plus claire, se trouve dans « English Country Tunes » de
Michael Finnissy.
Figure 46 English Country Tunes p.39
Les traits qui sortent d’un groupe rythmique sont, en quelque sorte, « hors temps »,
joués toujours le plus vite possible, alors que ça aurait pu être autrement. Il est
intéressant de voir des compositeurs, qui ont poussé la limite du lisible et du jouable
au maximum, ne pas écrire quelque chose qui serait absolument compatible avec leur
77
logique et leurs recherches sur le rythme et, du point de vue plus général, l’écriture
elle-même. Peut-être la logique de l’hiérarchie et des groupes imbriqués ne permettait
pas encore d’envisager sa combinaison avec une logique autre, permettant plus de
liberté.
Toujours sur la question de l’hiérarchie, on voit souvent, dans Ferneyhough, toute une
mesure se dérouler sous un long groupe, même dans des pièces solistes. Je dis
« même dans des pièces solistes », car, dans une pièce de musique de chambre, on
peut imaginer pourquoi un instrument aurait un tel passage à jouer, afin de changer de
tempo localement, sans demander au chef de battre deux tempi en même temps. Pour
un soliste, cette écriture semble compliquer la musique sans raison apparente. On ne
va pas entrer dans le débat du pourquoi Ferneyhough décide de l’écrire ainsi, ceci
n’est pas le but de ce texte, mais ce qui nous intéresse est de démontrer cette approche
et démontrer où j’ai décidé de prendre mes distances. Voici quelques exemples de
« Opus Contra Naturam »14, pour pianiste récitant, œuvre faisant partie de l’opéra
« Shadowtime » :
Figure 47 Opus Contra Naturam I, mes1
Figure 48 Opus Contra Naturam I, mes 14
14 Brian FERNEYHOUGH, Opus Contra Naturam, pour pianiste récitant, 2000, Edition Peters, London, nº EP 7606
78
Figure 49 Opus Contra Naturam I, mes 16
On y trouve même deux mesures consécutives sous le même ratio, un 5:3 :
Figure 50 Opus Contra Naturam I, mes 17-18
Dans une pièce où le tempo change très fréquemment, même après chaque mesure, et
qui a très souvent des valeurs irrationnelles, on peut se poser la question pourquoi
opter pour ce type d’écriture et pas pour une écriture plus légère, qui respecterait
parfaitement les valeurs écrites, mais ne demanderait pas à l’interprète de faire un
long travail de simplification, changeant le tempo et éliminant les groupes inutiles, ce
qui est pratique courante parmi les musiciens. Finalement, la question qui émerge plus
précisément est « pourquoi écrire quelques chose d’une façon, alors qu’une autre
façon serait également précise mais plus efficace ? ». Il ne s’agirait pas de changer
l’identité de la musique, ni de la sur-simplifier, mais d’opter pour une notation qui ne
pourrait être écrite autrement.
79
Dans l’exemple suivant, on voit cinq couches rythmiques évoluer indépendamment et
chacune à sa façon :
Figure 51 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 297
Le degré de complexité est très haut, mais il s’agit d’une écriture qui permet une très
grande liberté à l’intérieur de la mesure et de chaque ligne séparément, chaque valeur
est montrée pour ce qu’elle est, et aucune conversion n’est nécessaire pour
comprendre la durée de chaque note.
Autre exemple :
Figure 52 Incompatible(s) V, version 1.2 mes. 271
Dans cette mesure, on a quatre valeurs rythmiques : triolets de triples croches,
quintolets de doubles croches, doubles croches en 8:5, doubles croches normales.
Chacune des ces valeurs, et les figures qui leur sont associées, dépasse son utilisation
habituelle et devient presque un objet, dissocié de ces pairs : on voit des groupes de
cinq, quatre ou même huit triples croches de triolet, des doubles croches de quintolets
joués un par un, libérés de l’obligation d’exister en groupe de cinq. Il s’agit, en fait,
d’une mesure en 19/16 qui pourrait se résumer en un ensemble de mesures
irrationnelles comme suit :
80
5/48, 1/20, 4/48, 1/20, 6/16, 2/20, 4/48, 2/16, 8/48
Dans ce contexte précis, où l’écriture est monophonique, on aurait pu opter pour cette
écriture, même si je la trouve trop fragmentaire et cassant le geste global et la
directionnalité de la musique. Cette notation, présente dans Ferneyhough, a été
largement utilisée par Frank Cox, violoncelliste, compositeur et théoricien de la
nouvelle complexité.
Dans sa pièce « Doubles », pour piano et bande magnétique, Frank Cox mène cette
écriture des mesures irrationnelles à son apogée. Le problème avec cette écriture est,
entre autres, qu’elle devient vite illisible, comme l’on peut constater dans les
exemples suivants :
Figure 53 Doubles, ex1
Figure 54 Doubles, ex2
Figure 55 Doubles, ex3
81
À part la tâche considérable de devoir constamment avoir en tête que le 1/48 est une
triple croche de triolet ou que le 1/56 est une triple croche de septolet, le problème
avec cette écriture est qu’elle ne permet pas la polyphonie, car les mesures si courtes
ne permettent pas à d’autres couches, plus longues, d’exister.
Dans « Incompatible(s) V », la logique de Cox est présente, mais l’écriture permet la
présence des polymétries irrationnelles virtuelles, dans des mesures simples, tel un
3/4. La logique motivique et les micro-variations de vitesse d’une cellule peuvent
coexister avec d’autres couches, d’autres temporalités et leur permettent même de
dépasser la mesure, si cela est nécessaire, si elles ne rentrent pas dans la « boîte » du
moment.
Les exemples suivants montrent clairement comment certaines portées suivent la
logique des mesures irrationnelles, pendant que d’autres suivent une logique
différente :
Figure 56 Incompatible(s) V, version 1.1 mes. 227
Figure 57 Incompatible(s) V, version 2.1 mes. 238
82
Figure 58 Incompatible(s) V, version 2.1 mes 255
Un autre problème qui existe dans la logique de Frank Cox est que seuls les rythmes
rationnels peuvent être utilisés, c’est à dire des rythmes qui peuvent être exprimés par
rapport à la ronde, les 1/48, 1/20, 1/10, 1/24 etc. étant tous des subdivisions exactes
d’une mesure à 4/4. Par conséquence, un groupe de 4 doubles croches d’un groupe
(ratio) de 7:5 ou d’un groupe de 6:5 ou d’un groupe de 9:7 etc. ne peut pas être écrit
avec cette notation, alors que, dans la logique de « Incompatible(s) V », même les
rythmes irrationnels sont disponibles pour toute sorte de manipulation.
Figure 59 Incompatible(s) V, version 2.1 mes 224
Dans cet exemple, à part la polyrythmie qui déjà serait un problème pour une notation
en mesures irrationnelles, même la main gauche serait impossible à écrire. Il faudrait
écrire 7/48 – 2/16 – puis une mesure de 7 doubles d’un 6:5. Dans « Doubles », Frank
Cox n’utilise jamais ce cas de figure.
83
Les groupes « cassés » sont présents de façon trop minoritaire, presque anecdotique,
dans Ferneyhough et Mahnkopf, mais dans leur cas, à part le fait qu’ils sont tellement
rares qu’il risquent de passer inaperçus, l’autre considération se pose au niveau de la
notation choisie par les deux compositeurs, que je jugerais peu claire, voire même
prêtant à la confusion, contrairement à leur approche générale de la notation musicale
qui ne laisse pas de doutes.
Figure 60 Lemma-Icon-Epigram, p.24
Figure 61 Kammerstück, p.10
Les deux compositeurs écrivent au-dessus de chaque note le chiffre qui correspondrait
à leur valeur rythmique (3 pour le triolet, 5 pour le quintolet), mais ce n’est qu’après
coup, à la fin de la mesure, que cela s’explique vraiment, une fois le groupe est fermé.
84
« Incompatible(s) V » utilise une notation qui me semble plus précise, car chaque
note/groupe affiche sa valeur de manière exacte.
Plus précisément :
Figure 62 Incompatible(s) V mes 48
Ou encore :
Figure 63 Incompatible(s) V version 1.2 mes 174
Chaque valeur irrationnelle (note jouée ou silence), faisant partie d’un groupe
« cassé », est définie par trois paramètres : Un crochet qui montre la durée totale sur
la partition, un chiffre qui montre la quantité des valeurs qui se trouvent sous ce
crochet, et finalement la valeur en question. Dans cet exemple précis, on trouve :
85
qui veut dire quatre triples croches de triolet,
qui signifie trois triples croches de quintolet,
qui signifie quatre doubles croches de triolet.
Ailleurs dans la partition on trouve , à savoir quatre doubles croches d’un groupe
de 6:5, sept doubles croches d’un 9:8, cinq doubles croches d’un 9:7,
quatre triples croches d’un 10:9 etc. D’abord par sa précision, et sa clarté puis par sa
flexibilité, cette approche du rythme autorise des choses que les écritures existantes ne
permettaient pas : D’abord la communication entre les différentes couches, et ceci à
n’importe quel point pour n’importe quel rythme, puis le découpage rythmique
extrême, sans désavantager l’écriture polyphonique, et l’écriture polymétrique
virtuelle avec des changements locaux de tempo.
5.5.3 Écrire le rythme pour communiquer avec l’ordinateur
Cette écriture rythmique pose pourtant un sérieux problème, ceci de sa notation avec
un logiciel de notation musicale, étant donné que les logiciels existants ne sont pas
capables d’écrire des tels rythmes. Deux raisons pour lesquelles il était absolument
fondamental de noter la partition dans un logiciel étaient, d’abord, la possibilité
d’avoir des simulations MIDI exactes pour effectuer des tests avec l’électronique
avant l’arrivée du pianiste et pendant le temps dont il aurait besoin pour apprendre la
pièce, puis pour permettre la communication avec Antescofo, (ANTEcipation SCOre
86
FOllower), le suiveur de partition utilisé pour la création, qui également avait besoin
d’un transcription précise de la musique.
S’il s’agissait d’une pièce soliste sans électronique, la partition aurait pu être éditée
graphiquement pour être juste, sans se soucier de l’exactitude absolue lors du passage
entre le manuscrit et le logiciel de notation. Néanmoins, vu qu’un fichier MIDI précis
était absolument nécessaire, il a fallu trouver un système d’écriture qui permette
d’écrire de tels rythmes dans Finale, qui, a priori, ne permet pas ce type d’écriture.
Pour y arriver il a fallu beaucoup expérimenter avec des ratios et des calculs très
compliqués, en utilisant des groupes imbriqués cachés. Ceci arrive souvent à des
extrémités, et à des mesures qui, alors que sur la partition ils apparaissent comme ça :
Figure 64 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 131
Il faut, pour qu’elles soient précises, les écrire ainsi :
Figure 65 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 131
L’exemple le plus extrême pourrait être le suivant, qui, sur la partition paraît dans une
combinaison entre notation précise et notation spatiale (toujours avec des rythmes
87
exacts), parce que, pour que la précision soit atteinte, il a fallu écrire plusieurs
couches de silences, ce qui, pour le pianiste aurait été une information inutile :
Figure 66 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 229, partition du pianiste
Figure 67 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 229, partition pour antescofo
Pour expliquer comment sont calculés les rythmes que l’on doit écrire sur Finale :
La mesure est d’abord écrite à la main, sans aucun calcul, basé strictement sur
l’intuition et le goût musical. Une fois terminé, on regarde les valeurs et les ratios qui
s’y trouvent, des triolets, des quintolets, des 9:8, des 6:5 etc.
Prenons un exemple plus précis :
Figure 68 Incompatible(s) V, version 2.1 mes 255, main gauche, partition du pianiste
88
Dans cette mesure on a des triolets et des quintolets. En multipliant les ratios
(3:2)*(5:4) on obtient 15:8. Les valeurs irrationnelles durent au total 13,5 doubles
croches, le dernier triolet et les trois triples croches n’ayant pas besoin d’entrer dans
cette logique. On a donc (13,5*15):(13,5*8)=202,5:108 et comme on ne peut avoir un
group qu’avec des nombres entiers, on multiple par deux pour obtenir 405:216.
Figure 69 Incompatible(s) V, version 2.1 mes255 main gauche, partition pour antescofo
Ce groupe est donc un groupe de 405 sextuples croches contre 216 sextuples croches.
Comme Finale ne permet pas de créer des groupes rythmiques de valeurs plus courtes
que les quadruples croches, il faut créer un groupe avec des valeurs plus longues (des
noires à la place des doubles croches), puis, une fois terminée l’opération, multiplier
les valeurs par 25%. Pour le faire, il faut aller dans le menu Utilities->Change->Note
Durations->Include Tuplets.
À l’intérieur du groupe, et pour arriver aux valeurs qu’on veut, tout va être exprimé
par rapport au ratio du 15:8. On veut que les deux premières doubles croches soient
des doubles croches de quintolet. Il faut donc multiplier le 405:216 avec un 2:3, soit
l’inverse du 3:2. (405:216)*(2:3)=810:648=5:4=1,25. Les deux doubles croches ont
effectivement un ratio de 5:4, sont donc des doubles croches de quintolet.
Le groupe suivant est un groupe de sept doubles croches de triolet. Pour l’obtenir, il
faut multiplier (405:216)*[(7:7)*(4:5)] = (405:216)*(28 :35)=1,5. Le groupe suivant
comporte cinq triples croches. On multiplie le ratio de 405:216 par son contraire, à
savoir 8:15, pour « annuler » le groupe et, vu qu’on a cinq triples croches, il nous faut
(8 :15)*(5:5) = 40:75. (405:216)*(40:75) = 1. Une croche de quintolet est
(15:8)*(2:3), une croche de triolet est (15:8)*(4:5), une double croche normale est
(15:8)*(8:15). Autre exemple :
89
Figure 70 Incompatibe(s) V, version 1.2 mes 265
Les valeurs présentes ici sont les triolets, les quintolets et les 6:5. Après des calculs,
on se rend compte que multiplier (3:2)*(5:4)*(6:5) pour mettre toute la mesure sous
un groupe commun n’est pas pratique, car ça ne permet pas de séparer les valeurs de
quintolets comme on le souhaite. Au contraire, on va continuer à travailler avec le
ratio de 15:8, et on verra que ceci rend possible toutes les valeurs de la mesure :
La durée des valeurs irrationnelles est de treize doubles croches.
(13:13)*(15:8)= 195:104. Pour obtenir les triolets et les quintolets on a vu qu’il faut
multiplier avec 4:5 et 2:3 respectivement, ce qui donne une écriture comme suit :
Figure 71 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 265
On multiplie les quatre premières triples croches par 2:3 pour obtenir les triples
croches de quintolet, puis on multiplie les triples de triolet par [(3:3)*(4:5)]. La
nouveauté de cette mesure est comment on obtient les valeurs de 6:5 (ou 1,2,
autrement).
On calcule que pour (15:8)*x =1,2<=>x= 16:25. Ceci est idéal, car le 16 est une
puissance de 2, ce qui permet d’exprimer n’importe quelle quantité de valeurs de 6:5
et de casser ce groupe à volonté. On multiplie donc les quatre doubles croches par
16:25 et ont obtient les valeurs qu’on veut. Et ainsi de suite pour le reste de la mesure,
90
28:42 = [(14:14)*(2:3)]. Encore une fois on arrive à des groupes des quintuples
croches, qui nécessitent d’être écrits avec des valeurs plus longues, pour permettre de
les travailler comme il faut :
Figure 72 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 265 valeurs à 200%
Autre exemple où, pour obtenir les valeurs qu’on veut, il faut exprimer la mesure sous
d’autres ratios, qui permettent des divisions plus confortables :
Figure 73 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 180, partition du pianiste
Le ratio 5:3 pose un problème, car le 3, le 5 et leurs multiples ne peuvent pas être
exprimés comme des puissances de deux. Il a fallu écrire ce rythme comme la somme
d’autres ratios, avant d’arriver à ce que l’on voulait, à savoir la possibilité d’avoir une
parenthèse de quatre triples croches, et pas forcément un multiple de trois. Les
rythmes finaux ont été les suivants :
91
Figure 74 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 180, partition pour antescofo
Cette mesure, une rareté même pour cette pièce, a été écrite comme ça après avoir
réalisé que mettre toute la mesure sous un ratio de 5:2, permettait d’écrire les rythmes
exactement comme ils étaient dans le manuscrit. [(5:3)*(3:2)]=5:2. Le ratio de 3:2
n’apparaît pas dans cette mesure, mais il sert de rythme virtuel « de passage » qui
facilite la transition et l’écriture.
5.5.4 La conversion en script antescofo
Comme on a déjà dit, tous ces calculs rythmiques ont pour but d’obtenir un fichier
MIDI qui joue la partition comme écrite et de permettre d’obtenir la partition
transcrite précisément en script antescofo. Finale ne peut pas, jusqu’à présent,
convertir un fichier directement en script antescofo et il était nécessaire de passer par
le logiciel NoteAbilityPro qui, lui, a cette capacité. Il fallait donc sauvegarder la
partition en fichier .xml, l’ouvrir dans NoteAbilityPro, puis l’exporter en fichier
.asco.txt pour que antescofo puisse la lire.
Plusieurs problèmes ont émergé au début, après s’être rendu compte que le fichier
.xml, pour que la conversion soit faisable, ne supportait que deux niveaux de groupes
imbriqués, et une écriture plus compliquée empêchait NoteAbilityPro de même ouvrir
le fichier. Cela m’a obligé de réécrire la version 1.1, dans une autre façon
qu’initialement, afin de permettre la communication entre les deux logiciels.
La logique/pratique du début a donc évolué, et je peux dire heureusement, car la
nouvelle logique, d’écrire tout avec au maximum deux niveaux de groupes imbriqués,
est celle qui permet encore plus de liberté dans l’écriture rythmique avec beaucoup
moins de calculs de la part du compositeur. On ne va pas beaucoup insister sur cet
92
aspect du travail, on va juste montrer un exemple qui révèle les différences entre les
deux approches :
La partition telle qu’écrite au début, ne permet pas à NoteAbilityPro d’ouvrir le fichier
.xml :
Figure 75 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 131 main gauche originale
La partition telle qu’écrite à la fin, permet à NoteAbilityPro d’ouvrir le fichier .xml:
Figure 76 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 131 main gauche finale
Les versions 1.2 et 2.1 ont largement bénéficié de ce changement, car on y trouve
quelques éléments rythmiques qui étaient quasiment impossibles avec l’écriture
précédente, même si on y trouve déjà quelques indices dans la version 1.1, mais de
façon minoritaire.
Pour donner un exemple du script antescofo, la mesure suivante,
Figure 77 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 109
est transcrite, en script antescofo, de la manière suivante :
93
Figure 78 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 109 script antescofo
94
À gauche sont écrits les types d’événements, à savoir note (une note isolée), chord
(pour un accord ou deux notes qui sonnent en même temps) ou trill (pour les trilles ou
les accords répétés). Les notes sont écrites en midicents, 6000 correspondant à un
Ut4, et ensuite sont notées les durées des notes. La notation des durées se fait soit par
des ratios (1/12 correspond à une durée d’un douzième de noire, à savoir une triple
croche de triolet, 1/8 est la triple croche, 1/2 la croche et ainsi de suite), soit des
nombres décimaux.
5.6 La partition
Vu la taille et la complexité de la musique, on ne va pas en parler trop en détail, en
essayant de donner plutôt une vue d’ensemble et des considérations générales qui ont
été présentes pendant l’écriture de la partition, suivies d’exemples musicaux.
« Incompatible(s) V » est une œuvre qui se nourrit de plusieurs façons de l’idée de
l’incompatibilité et qui essaie de la présenter sous divers points de vue, avec le piano
et son jeu comme point central. La polyphonie de textures et de caractère en serait un
premier aspect, l’écriture d’objets courts contrastants en serait un autre, comme le
seraient également les couches rythmiques indépendantes qu’on a vu précédemment,
le décalage entre image et son, la multitude de textures dans l’électronique, le
découpage du piano en deux parties pendant presque toute la pièce, la présence
simultanée de plusieurs espaces etc.
La forme ouverte de l’œuvre fait que plusieurs sections servent potentiellement à la
fois de début, de fin ou de partie centrale et ceci a été un défi très intéressant à relever,
la notion de forme cyclique étant toujours présente, même à des endroits pas
directement influencés par le coté ouvert de la forme.
5.6.1 Version 1.1
La première version de l’œuvre a été celle de la découverte, celle qui a posé toutes les
idées que les autres allaient développer par la suite. Il s’agit de la plus intuitive, de
celle qui a eu besoin de plus d’effort et d’énergie pour être achevée. La musique et la
technique à appliquer ont été inventées pas à pas, sans presque aucun indice préalable
que le chemin choisi allait s’avérer le bon. Une pièce qui, selon moi, a donné
naissance à elle-même, en générant les idées qui, par la suite, serviraient de base pour
les autres versions.
La preuve que la pièce a été un voyage dans l’inconnu se trouve dans les huit
premières mesures, qui sont les seules qui, on pourrait prétendre, n’ont aucune place
dans l’œuvre, même si, a posteriori, on pourrait dire qu’elles anticipent la musique
95
qui suit. La logique rythmique qui apparaît à la neuvième mesure n’était pas du tout
envisagée au début de la pièce, elle est venue en cours de route et elle a tout fait
basculer. À partir de là, toute la logique a été différente, le point de vue a
complètement changé et tout était vu sous ce prisme spécifique.
La première grande partie, du début jusqu’à la mesure 137, est basée sur l’idée de la
réécriture. Cette partie est divisée en trois sous-sections et, même si toute la pièce est
morcelée de manière beaucoup plus hachée, on utilisera ce découpage pour des
raisons aussi de clarté. En parlant de découpage, on pourrait dire que la forme perçue
et la forme écrite ne coïncident pas parfaitement, ce qui est encore inspirée de la
notion de l’incompatibilité.
5.6.1.1 Mesures 1-47
Pendant les quarante-sept premières mesures sont exposées presque toutes les
situations musicales qui caractérisent la pièce. Chaque situation, chaque objet, chaque
texture n’apparaît que très brièvement, faisant de ces mesures une sorte de stretto de
fugue, comme si ce début n’était, en vérité, que l’aboutissement d’une pièce, d’un
processus qui avait déjà commencé bien avant. Les mesures sont, dans leur grande
majorité, courtes, est rares sont celles qui dépassent les 3/4 (5/8 + 5/16 à la mesure 25,
mais ceci n’est qu’une exception, la mesure étant si longue pour des raisons pratiques)
et les différents objets s’enchaînent à un rythme très élevé, soit l’un après l’autre, soit
verticalement, l’un s’incrustant dans l’autre. Du point de vue de l’écriture, la section
prend fin à la mesure 47, mais, du point de vue de l’auditeur, le début de la nouvelle
section se situerait quelques mesures plus tôt, mesure 43, car c’est là qu’entrent en jeu
les traitements électroniques, ce qui marque un moment important du point de vue
musicale et formelle.
Tout au long de cette première section, sont parsemés des microprocessus, des
coupures, des parenthèses et des points d’arrêt, qui seront l’objet de la réécriture dont
on a parlé plus tôt.
Quelques éléments importants de cette première partie :
• Le geste du tout début, ce va-et-vient entre les deux mains à deux registres complétement opposés, sera comme un signal tout au long de la pièce pour marquer les débuts de certains grands passages :
96
Figure 79 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 1
• Micro-canons entre de gestes directionnels très clairs :
Figure 80 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 10, micro-canons
• Notes répétées obsessionnelles en forme de coupure, de changement de vitesse :
Figure 81 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 15, notes répétées
• Polyphonies de caractères, deux portées forment une couche plutôt lisse et l’autre portée contient une musique plus agressive, hachée :
97
Figure 82 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 25, Polyphonies de textures
Figure 83 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 33, Polyphonies de textures
• Arborescences polyphoniques :
Figure 84 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 26, Arborescences
98
• Tremoli mesurés :
Figure 85 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 27, tremoli mesurés
• Glissandi :
Figure 86 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 23, glissandi
• Trilles mesurés :
Figure 87 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 42, trilles mesurés
• Texture en accords répétés qui évoluent rapidement
Figure 88 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 16, texture en accord répétés
99
• Batterie mesurée :
Figure 89 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 34, batterie mesurée
Tous ces éléments sont combinés entre eux, apparaissent sous plusieurs formes, étirés,
compressés, variés librement, déformés etc. Parmi ces éléments figurent également
des caractères plutôt liés à l’articulation, au registre, à la relation entre les voix, entre
autres.
5.6.1.2 Mesures 48-130
Cette deuxième section applique la logique de la réécriture, citée plus haut. Ils ne
s’agit pas proprement dit d’un développement, mais de quasiment réécrire la première
section, en faisant évoluer chaque élément, chaque situation ou chaque idée abstraite
de manière intuitive. Presque comme une séance d’autoanalyse, où l’on cherche à
comprendre ce qui vient de se passer, d’écrire le début d’une pièce dont la première
section aurait été la fin. Contrairement à la logique classique, où, plus la musique
avance, plus les éléments se resserrent, on prend ici le chemin inverse. Étant donné
que le début de la pièce avait un rythme d’évolution très élevé, son « analyse » se
devrait de prendre un peu de recul et examiner les choses avec une certaine distance.
Ce qui avant est apparu de manière fugitive, est mis sous une loupe et élaboré, sans
pour autant que la musique perde sa force ou son élan. La réécriture suit les quarante-
sept premières mesures, les commente, les montre sous un autre angle, mais propose
également des nouvelles situations, soit en forme de parenthèses, soit en forme de
commentaires qui dépassent leur fonction prévue et obtiennent une présence
autonome.
Les mesures ici deviennent considérablement plus longues et complexes, on y trouve
désormais des 23/32, 25/32, 19/32, 29/32, 34/32, 21/16, 25/16, ou même un 6/4
+3/16. Ces mesures, vu leur complexité interne, devraient être plutôt considérées
comme des polymétries, des boîtes contenant un ensemble d’informations, mais pas
forcément une musique strictement calée à ces mesures. De tout façon, avoir des voix
qui dépassent la barre de mesure est devenue désormais assez courant dans la pièce,
100
ce qui amplifie encore plus la logique polymétrique de l’écriture et l’idée de
l’incompatibilité.
Quelques exemples de réécriture :
Les mesures 5-6 :
Figure 90 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 5-6
Sont composées d’une voix aiguë qui comporte des éléments de notes répétées entre
registres voisins intercalés, une voix très marqué dans le grave et une voix entre les
deux qui monte du grave vers le registre de la voix du haut. Sa réécriture, mesures 52-
53 :
Figure 91 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 52-53
On voit que la durée totale du segment a augmenté et que les caractères de chaque
voix sont également amplifiés : la voix aiguë est plus rapide, la voix du grave plus
lourde et agressive, comme l’est la voix du milieu.
La mesure 26 contient une écriture polyphonique, où une voix aiguë évolue de
manière libre, avec comme point plus caractéristique la répétition d’une figure
identique à deux vitesses différentes au milieu de la mesure. Vers la fin de la mesure,
des notes répétées sont introduites discrètement, pour mener la musique vers la
situation suivante. La mesure 92 suit « en gros » le même chemin, mais la musique
est complètement différente. Il faut noter ici que quand on parle de réécriture, il ne
101
s’agit pas de prendre la mesure telle quelle, les hauteurs, les rythmes etc. et de les
retravailler. Il s’agit de s’inspirer de la mesure en tant que « situation », écriture,
attitude, et d’essayer d’exploiter son potentiel, en faire quelque chose d’autre, à partir
des éléments présents.
Figure 92 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 26
Figure 93 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 92
On voit que le jeu polyphonique devient plus actif, les caractères voyagent entre les
voix, qui sont partagées entre les deux mains et moins collées à un registre restreint.
Un exemple plus révélateur de la notion de réécriture et de la logique de cette
deuxième section se trouve entre les mesures 97 et 101, qui se basent sur la mesure
30. Dans ce cas, le matériau « réécrit » de la mesure 30 est utilisé pour figer la
musique, comme un arrêt sur image, et la pièce tourne autour de lui pendant quelque
secondes, créant une situation de suspension momentanée. Dans l’électronique, les
coupures sont encore plus frappantes, le piano change de timbre de manière abrupte à
102
chaque mesure, passant d’un son sec à un son presque sans attaque, noyé dans les
résonances de l’instrument virtuel.
Figure 94 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 30
Figure 95 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 98-101
Autre exemple très clair de cette notion se trouve dans le rapport entre les mesures 37
et 109.
Figure 96 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 37
L’idée principale ici est une ligne qui sort d’une autre ligne, suivant la même direction
et amplifiant son mouvement, pendant que la première ligne se transforme en accords
103
bien appuyés dans le registre médium du piano. La réécriture de cette mesure amplifie
beaucoup plus l’idée de la bifurcation d’une ligne, en jouant également avec les
micro-variations de vitesse pour chaque nouvelle figure.
Figure 97 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 109
5.6.1.3 Mesures 131-137
Ces sept mesures ont pour but de faire croire à l’auditeur que la musique va continuer
avec la même densité et la même force, avant de s’arrêter brusquement. On pourrait
qualifier cette courte section de coda, mais je pense que le terme « fausse entrée »
serait plus approprié, pour emprunter encore une fois une expression venant de la
fugue. Les bases pour la réécriture sont les mesures 48-50, qui sont maintenant encore
élaborées et s’éloignent davantage de leurs origines. L’idée est que la pièce se créé à
chaque étape une nouvelle référence, écrit sa propre histoire et s’enrichit à l’aide de sa
propre expérience.
5.6.1.4 Mesures 137-196
La partie du milieu de la pièce calme immédiatement le jeu, et raréfie la texture d’un
coup avec une série d’accords lents et très espacés. Ici le travail se fait dans le timbre
de l’électronique, avec chaque accord qui a sa propre couleur. Le focus est mis sur les
notes répétées, à l’image de la mesure 70. Chaque note d’un accord développe
progressivement sa propre vie rythmique, accélère et ralentit indépendamment des
autres, et on arrive à des harmonies qui bougent et qui évoluent progressivement de
l’intérieur, une fois des notes n’appartenant pas à l’accord commencent à s’infiltrer.
L’exemple le plus développé se trouve à la mesure 178, où l’on voit sept voix se
déployer en même temps :
104
Figure 98 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 178
Contrairement à la première partie de la pièce qui était basée sur le mouvement
constant, cette section se veut plus statique et « verticale », et dans son écriture
pianistique, et dans l’approche de l’électronique, basé largement sur les filtres,
l’égalisation et les délais spectrales.
5.6.1.5 Mesures 197-204
Cette courte transition entre la partie centrale et la dernière partie de l’œuvre est très
importante, car c’est ici que le silent piano est désactivé pour passer au piano
acoustique. Suite à la densification maximale, le piano se fait très discret, submergé
dans l’électronique, ce qui donne au pianiste l’opportunité de désactiver le système
silent, sans que le public s’en rende compte. Piano virtuel et piano acoustique
coexistent pour quelque temps, jusqu’à l’événement 373, où le sffffz révèle le piano
acoustique dans toute sa force. Moment très important dans la pièce du point de vue
formel mais également dramaturgique, c’est l’endroit où le choix de l’instrument se
justifie encore plus, avec ce basculement presque magique d’un espace à un autre, et
ceci avec le minimum d’effort pour le pianiste. Juste avant ce changement,
l’électronique se rassemble progressivement dans les haut-parleurs à coté du piano,
pour que l’attention de l’auditeur soit déjà concentrée à cet endroit de la scène et pour
garantir que la fusion des timbres du piano virtuel, du piano acoustique et de
l’électronique sera optimale, pour que l’effet de l’émergence du piano acoustique soit
encore plus fort.
105
Figure 99 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 201
5.6.1.6 Mesures 205-235
Troisième et dernière réécriture, ces mesures reprennent les débuts de la deuxième
section et les élaborent, en rajoutant des nouveaux éléments, tel les changements
radicaux de tempo que l’on trouve dispersés dans cette section. L’écriture, désormais
pour piano acoustique, se complexifie davantage et, pour simuler certains effets de
l’instrument virtuel, utilise la troisième pédale appuyée tout au long de cette partie,
créant ainsi une réverbération naturelle dans l’instrument même.
L’électronique devient du coup plus général, moins focalisé sur le détail du piano
virtuel, même si les traitements continuent de se faire à partir du son de Pianoteq et de
ses variations, qui maintenant passent au deuxième plan, pour favoriser des sons qui
suivent plutôt le contour du piano, les mouvements et les registres.
Quelques exemples de réécriture, en commençant par la mesure 3 et ses variations :
Figure 100 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 3
106
Figure 101 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 50
Figure 102 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 211
On retient comment la main gauche garde son caractère avec le contrôle digital de la
résonance, pendant que la main droite continue à grandir et à varier son contour.
Dernier exemple de la première version de la pièce, comment la mesure 14 devient la
mesure finale :
Figure 103 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 14-15
107
Figure 104 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 234
La note répétée dans l’aigu devient en élément plus important, pendant que les autres
textures se densifient également, pour mener la musique à sa fin, cette fois en utilisant
les mêmes notes qu’à la mesure 15, un clin d’œil à la forme cyclique de la pièce,
montrer comment on peut arriver à la même destination en prenant un chemin
entièrement différent.
5.6.1.7 Bilan
La première version d’ « Incompatible(s) V » est le cœur de toute l’œuvre, le noyau
autour duquel tout tourne. Elle pose toutes les questions, elle donne ses réponses mais
elle reste importante également par ses insuffisances, par les problèmes qu’elle ne
résout pas, par les fenêtres qu’elle laisse ouvertes, par les points d’interrogation qui
restent en suspens et qui m’ont poussé à creuser plus en profondeur dans les
possibilités de mon matériau, les limites de ma technique et les transformations
potentielles de mes idées.
À présent, c’est la seule version de l’œuvre créée en public et elle en sera pour
longtemps la référence.
5.6.2 Version 2.1
La version 2.1 partage avec la 1.1 les 110 premières mesure de la partition, mais ceci
ne signifie pas que la musique est la même. Au contraire, la 2.1 est le contraire
absolue de la première : Le pianiste joue, mais le public n’entend rien, et cela pendant
plusieurs secondes. Peu à peu les bruits du piano sont amplifiés, arrivent lentement de
très loin, accompagnés par l’électronique qui est composé de deux éléments : le piano
virtuel complètement étouffé, avec des sons très secs, sans résonance, tel un piano
préparé. Avec ça, on entend une synthèse concaténative qui prend à l’entrée les bruits
108
du piano et les resynthétise se basant sur une base de donnée d’échantillons de sons
d’orchestre. Quelques mots sur la synthèse concaténative :
« La synthèse concaténative par corpus utilise une base de données de sons
enregistrés, et un algorithme de sélection d'unités qui choisit les segments de la base
de données qui conviennent le mieux pour la séquence musicale que l'on souhaite
synthétiser par concaténation. La sélection est fondée sur les caractéristiques de
l'enregistrement, qui sont obtenues par analyse du signal et correspondent par
exemple à la hauteur, à l'énergie ou au spectre15. »
Au début, on demande à l’électronique de choisir des sons secs (des pizzicati de
cordes, des sons percussifs de bois, des sons en général bruités), pour progressivement
lui demander de se focaliser sur des sons avec plus de hauteur définie, plus longs, plus
facilement identifiables, pendant que le piano virtuel, lui aussi fait une transition lente
et progressive vers le vrai timbre du piano, peu avant la mesure de la bifurcation de la
partition.
Pendant ces 120 premières mesures, les mouvements dans l’espace et l’amplification
des bruits pianistiques sont présentés presque à nu, se font le centre de tout l’intérêt,
montrant du même coup l’aspect le plus caractéristique du silent piano, à savoir la
possibilité de jour sans faire entendre de son du tout. Ceci était présent pour la version
1.1, sauf que là, le piano virtuel le faisait passer au deuxième plan, car la présence
sonore dans la salle restait quand même considérable.
L’idée dominante de la version 2.1 est celle des « origines », inspirée des films de
science-fiction, où le passé et l’histoire personnelle d’un super héros sont d’une
importance notable, souvent marquant toute l’évolution future du personnage.
Contrairement à la première version, la 2.1 est beaucoup plus attachée à la notion du
processus et en comporte plusieurs, soit dans l’électronique, soit dans la partition.
5.6.2.1 Mesures 1-120
Partie commune avec la version 1.1, ce n’est pas au niveau de la partition que se
situent leurs différences, mais au niveau de l’électronique et de la dramaturgie en
général. Comme on vient de citer, le pianiste commence dans le silence absolu et le
son monte lentement, venant d’abord de très loin et voyageant dans l’espace. Le but
est de créer une situation inouïe et étrange, où l’action du musicien soit complètement
15 Site web de l’IRCAM: http://www.ircam.fr/305.html?&tx_ircamprojects_pi1%5BshowUid%5D=24&tx_ircamprojects_pi1%5BpType%5D=d&cHash=52ea5a3c668b242da98aa09216e5e411
109
détachée du son que l’on entend en ce moment dans la salle. La densité et le niveau de
difficulté de la partition contribuent énormément à créer cet effet recherché
d’aliénation entre le musicien et le public, à isoler le pianiste dans un monde à part,
où lui il peut écouter ce qu’il est en train de jouer, pendant que les autres sont témoins
d’une quasi pantomime qui se transforme lentement devant leurs yeux en une pièce
pour piano et électronique.
Afin de casser la linéarité du processus, à savoir l’émergence progressive du piano
virtuel et des traitements électroniques, quelques très courtes apparitions du son
pianistique ont lieu pendant cette section, d’une durée de quelques millisecondes
chaque fois. Il s’agit de clins d’œil anticipatoires de la suite de la pièce, de petites
fenêtres qui donnent sur une autre version de l’œuvre, comme un portail qui permet à
deux dimensions de communiquer et qui, a posteriori, vont servir également de liens
entre la première et la troisième section de cette version.
Le travail principal de cette section se focalise, à part chaque élément individuel, sur
le mixage et la coexistence des éléments, afin de créer un objet multiforme éclairé de
plusieurs angles à la fois, chacun révélant une autre nature. Pour que chaque élément
ne soit pas trop facile à repérer, des synthèses croisées seront toujours présentes, soit
entre les divers microphones du piano, soit entre les microphones et la synthèse
concaténative, soit avec les deux et le piano virtuel étouffé qui se libère
progressivement. Brouiller ainsi les pistes aidera la musique à se détacher encore plus
de l’action scénique, créer des sons hybrides entre les diverses transformations du
même objet et ses étapes possibles, le tout dans un processus en zigzag dont la
destination est claire, mais le chemin incertain.
5.6.2.2 Mesures 121-267
Une fois le son du piano virtuel arrive clairement à la surface et s’installe, la musique
commence à raconter ses « origines », montre comment la première partie a
progressivement été née, dévoile progressivement les éléments, les gestes, les
textures, qui seront entendus par la suite.
Une longue partie de cette section veut presque « simuler » une improvisation de la
part du pianiste. Après une première section pleine de matériaux différents multiples,
la musique se réduit considérablement et reste sur une sorte de « basso ostinato » de
la main gauche qui tourne autour de quelques notes seulement, pendant que la main
droite joue des accords secs, puis de plus en plus articulés. Plus la musique avance,
plus font leur apparition des éléments de la première partie, soit sortant de manière
110
organique des éléments déjà présents, soit comme des courtes ruptures inattendues
s’infiltrant dans un discours de plus en plus polyphonique. Le caractère de l’ostinato
évolue également, sortant progressivement de sa logique du réservoir limité, pour
devenir une voix multiforme composée, elle aussi, de figures, de gestes, et de
matériaux contrastants.
Le premier geste de la pièce, à savoir le va-et-vient entre les deux mains dans des
registres clairement opposés, se fait de plus en plus fréquent, comme si le processus
lui-même voulait révéler d’avance vers où il se dirige, faire entrer dans la tête de
l’auditeur que cet élément a une place spéciale dans la musique.
5.6.2.3 Mesures 268-377
Dans la troisième partie de la version 2.1, la partie pianistique devient très espacée,
vide, par rapport à tout ce qui la précède, plus centrée vers l’écriture des résonances
que des attaques. La façon d’éteindre progressivement les accords avec les doigts est
ici mise à l’honneur, comme l’est l’articulation des pédales pour que la résonance de
l’instrument évolue de manière active, et pas seulement comme réaction aux attaques.
Les notes muettes forment souvent une couche séparée indépendamment de la
troisième pédale , faisant que la résonance soit elle-aussi polyphonique, avec des
plans qui s’ajoutent ou qui disparaissent.
Quelques exemples :
Figure 105 Incompatible(s) V, version 2.1 mes 290
111
Figure 106 Incompatible(s) V, version 2.1 mes 301
Figure 107 Incompatible(s) V, version 2.1 mes 304
Comme l’on peut constater, pendant qu’une main joue normalement, l’autre joue des
notes muettes qui font évoluer la résonance. Cette écriture, si appliquée à un piano
acoustique, serait efficace mais pas de manière très claire, alors que pour le silent
piano avec Pianoteq, la possibilité d’augmenter à volonté la présence des résonances
fait que l’on entend un vrai crescendo de la harpe virtuelle de l’instrument. Ceci
donne au piano virtuel une vraie profondeur, comme si on avait des microphones très
près des chordes, sans pour autant amplifier les attaques, ce qui est proprement
impossible pour un piano acoustique.
Plus la partie avance, plus s’ajoutent des éléments extravertis qui viennent aussi pour
alimenter la résonance et libérer la musique du caractère verticale et austère des
accords.
112
Pourtant, la partie pianistique n’est pas le vrai protagoniste de cette section. Dès la
mesure 268, on entend dans l’électronique l’enregistrement de la partie du piano de la
première partie, celle qu’on n’a pas entendue au début. On entend deux couches
vraiment indépendantes, l’une dense et virtuose mais de loin, dans les haut-parleurs,
et l’autre, plutôt discrète et épurée, mais de très près. La première partie devient le
fond sur qui se déroule la troisième, un font qui, grâce à sa mobilité, attire beaucoup
plus l’oreille de l’auditeur. Les crescendi et les decrescendi que le pianiste joue, ont
pour but de changer progressivement le point focal de l’auditeur entre le premier plan
et le fond, simulant le rôle du zoom d’une caméra. Quand la partie jouée en temps réel
est forte, le fond se cache derrière elle mais quand elle disparaît, le fond, et la musique
du début, émergent comme de nul part, comme si une statue changeait de forme
devant nos yeux.
Comme chaque performance de l’œuvre sera, au moins, légèrement différente, le
« contrepoint » entre la partie jouée en temps réel et la partie enregistrée juste avant
n’est pas fait pour être fixe, mais il s’agit plutôt de mettre les choses en place de
manière consciemment approximative, question de montrer qu’il y a une relation
entre les deux parties de la partition, mais qu’un décalage de quelques secondes entre
les deux n’est pas problématique, mais même souhaité. Ceci est un autre aspect de la
notion d’incompatibilité, mettant deux musiques faites pour être jouées seules,
ensemble. En plus, la notion de nouvelle forme ouverte trouve ici une autre
application, car le pianiste, jouant avec un enregistrement en temps réel de lui-même,
doit, pour ne pas trop s’en éloigner, s’écouter et réagir, varier son jeu ou son tempo.
La performance de la première partie viendra agir sur la performance de la troisième,
pas comme s’il s’agissait de fichiers son préenregistrés et fixes, où chaque
performance aurait des points d’appuis définis.
À la mesure 363, la partie enregistrée commence progressivement à s’éloigner et à
disparaître, laissant seule la partie jouée en temps réel vers la mesure 368, pour que la
musique soit lentement menée à sa fin, une conclusion vide et solennelle,
complètement à l’opposé de la première version.
5.6.2.4 Bilan
La version 2.1, même si elle a, en théorie, une grande partie commune avec la version
1.1, fonctionne de manière absolument différente. La partie commune de la partition
est jouée mais pas entendue avant la fin de la pièce, elle fonctionne plutôt comme une
radiographie de la musique, révèle tous les bruits du piano mais pas la partition
113
proprement dite. Le début de la pièce est en effet la fin, la conclusion, la destination,
non pas le point de départ, dans une forme qui, sur papier, ressemble à un ABC, mais
à l’écoute fonctionne comme un long processus du rien vers la presence de plusieurs
couches sonores en même temps, combinant piano et haut-parleurs. L’électronique se
voit accorder un rôle plus actif, vu l’absence de son pianistique pendant longtemps, et
les traitements sont également d’une autre nature, moins collés aux hauteurs et plus
focalisés sur les textures et les bruits.
5.6.3 Version 1.2
La version 1.2 partage les 160 premières mesures avec la version 1.1, avant de suivre
son propre chemin. À partir de ce point, la partition est composée de fragments plus
ou moins courts, librement inspirée de la dernière section de la version 2.1 et son
travail sur l’écriture de la résonance.
5.6.3.1 Mesures 161-194
La musique devient, pour la première fois, presque monophonique, les différents
objets se succèdent et s’intercalent à un rythme extrême, pas forcément du point de
vue de la vitesse, mais en ce qui concerne le découpage et la taille de chaque objet. La
répétition et l’idée des boucles apparaissent, même s’il ne s’agit pas de répéter
quelque chose à l’identique, mais plutôt de fausses boucles et de répétitions avec des
variations plus ou moins importantes, soit de vitesse, de hauteur, de timbre (dans
l’électronique) ou de résonance.
• Boucles interrompues, découpage extrême de deux objets :
Figure 108 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 167
La boucle des triples croches de triolet est interrompue mais aussi fusionnée avec
l’accord de doubles croches de quintolet.
114
• Répétition variée de rythme (étirement) et de résonance :
Figure 109 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 168-169
• Répétition variée de hauteur et de rythme (étirement) avec interruption :
Figure 110 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 179-180
Après plus de vingt mesures d’objets éparpillés dans toute la tessiture du piano, la
musique se fixe dans le registre grave de l’instrument, avec l’échange entre passages
rapides et résonances qui suivent des chemins inverses. Les passages rapides
grandissent et les résonances deviennent plus courtes à chaque fois. On a à faire ici
avec un double microprocessus dont le but est de stabiliser la musique et préparer la
section d’après.
5.6.3.2 Mesures 195-251
La musique, jusqu’ici très violente et extravertie, devient d’un coup l’opposé absolu,
en terme de caractère : la vitesse est considérablement baissée et le son du piano
115
virtuel devient presque sans attaque, aussi doux et souple que possible, alors que juste
avant il était très dur et extrêmement agressif. L’espace virtuel dans l’électronique
change également, le son s’approche de l’auditeur, créant ainsi une ambiance
claustrophobe et d’immersion.
Jusqu’à la mesure 207, on entend un processus d’émersion et de densification, la
musique monte lentement du registre extrême grave vers le registre médium, les deux
mains se font de plus en plus asynchrones, dans un fondu enchaîné constant entre eux.
Dans cette partie, les changements de timbre du piano virtuel sont mis vraiment à
l’honneur, vu que, pour la première fois dans la pièce, la musique se stabilise
longtemps dans un registre, ce qui permet de focaliser l’écoute aussi sur cet aspect
précis. On entend le piano retrouver progressivement ses marteaux, sa harpe, passer
d’un son de piano électrique à un vrai piano de concert.
À partir de la mesure 208, la musique se divise clairement en deux parties très
différentes : la main gauche continue dans le registre grave comme avant, presque à la
manière de la basse obstinée de la version 2.1, pendant que la main droite joue une
pseudo-mélodie simplissime, lente et espacée. Pendant 32 mesures ont lieu deux
processus parallèles dans l’électronique : le timbre du piano virtuel de la partie de la
main gauche se dirige vers un son absolument étouffé, sec et agressif, pendant que la
main droite perd progressivement ses attaques, pour se transformer en sonorité
onirique, presque privée de sa nature pianistique.
De toute la pièce, c’est le moment le plus flagrant en ce qui concerne l’idée de
l’incompatibilité, la division au sein de l’écriture pianistique est amplifiée à une toute
autre dimension grâce au piano virtuel, et on entend deux instruments complètement
différents en même temps, chacun avec un caractère très fort et immédiat. Plus la
texture de la main gauche se raréfie, plus elle se sèche et plus elle s’éloigne de
l’auditeur, créant un effet dramatique considérable, presque comme quelqu'un qui
frappe frénétiquement à une porte qui ne s’ouvre pas, alors que la main droite plane
au-dessus, insensible à ce qui se passe de l’autre partie du clavier.
La main gauche s’arrête, sans gloire, à la mesure 240 et la main droite continue,
toujours aussi aérien et sans d’autres ajouts, faisant entendre le vide laissé derrière par
la disparition du registre grave. La musique accélère de façon subtile, insinuant le
retour d’une musique plus active, les timbres des deux mains convergent à nouveau
vers un son « normal » de piano, les graves s’approchent rapidement à la mesure 251
et on retrouve le caractère éparpillé de la section précédente.
116
5.6.3.3 Mesures 252-289
Fidèle à l’idée de réécriture, cette section se base librement sur les mesures 161-194,
reprenant un rythme très élevé d’enchaînements, un grand nombre d’objets
antagonistes et des textures qui s’interrompent sans cesse, pour ne pas permettre à la
musique de s’équilibrer, ce qui se voit également dans les changements fréquents de
tempo. Les fausses boucles, les répétitions/variations, les interruptions et le
découpage extrême se font ici encore plus flagrants, comme une récapitulation en
accéléré de toute la pièce jusqu’à ce point, ou, pour certaines autres versions, comme
une bande annonce d’un film à venir.
Quelques exemples de réécriture de cette partie, par rapport à la précédente :
Figure 111 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 165
Figure 112 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 268
Entre monophonie et polyphonie, avec la répétition du si3 comme pivot, les différents
objets s’incrustent l’un dans l’autre, la deuxième fois à une vitesse plus élevée et avec
des objets en morceaux plus petits.
117
Figure 113 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 194
Figure 114 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 286
L’extrême grave est transformé en extrême aigu, la relation des mains est inversée, et
ce qui au début était une mesure de conclusion, devient une mesure de transition, avec
le dernier accord grave, bien qu’élément accompagnateur, qui devient le lien
permettant à la musique de basculer à quelque chose de complètement différent.
Figure 115 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 182
118
Figure 116 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 275-277
La mesure 182 est divisée en deux parties : Une texture hétérorythmique à trois voix
dispersées sur toute l’étendue du piano, puis un passage très rapide dans l’aigu qui
l’interrompt. Cette situation est reprise pour écrire les mesures 275 à 277 : La texture
hétérorythmique est élargie pour durer, au total, treize croches, à la place de
seulement six, et l’interruption, plus riche en événements, a la forme d’une parenthèse
qui la coupe en deux. Avant et après l’interruption, la différenciation se fait dans
l’électronique, où le timbre de la texture à trois voix devient le paramètre qui fait
avancer la musique et qui permet l’enchaînement lisse avec la suite, même si, en
regardant la partition, on s’attendrait à une rupture.
5.6.3.4 Mesures 290-305
Les quinze dernières mesures de cette version se présentent comme une coda presque
explicative de certains passages jusqu’à présent entendus que de façon fragmentée.
On voit maintenant ce qui pourrait être l’image complète du puzzle, la machine avant
le démantèlement. Suivant toujours la logique des parenthèses, des mesures entières
viennent interrompre cette texture, des mesures qui se réfèrent à des passages que l’on
trouve dans d’autres endroits de la pièce, la mesure 295 dérivant des glissandi de la
première version, la mesure 297 des textures en notes répétées de la partie centrale de
la même version et la mesure 300 qui se présente en relation directe avec la mesure
172 de la version 1.2, compressée dans le temps. Dans un processus où le registre
s’ouvre progressivement, les parenthèses permettent de casser sa linéarité et, par
119
conséquent, sa prévisibilité. Elles introduisent un élément déstabilisant qui rend cette
section moins équilibrée, pour que la fin vienne comme une vrai surprise, presque de
nul part, alors que la musique aurait fait croire qu’elle pourrait continuer ainsi pour
longtemps, pour que ce processus soit achevé de manière « logique ».
5.6.3.5 Bilan
La version 1.2 renouvelle le discours des deux versions précédentes par les
découpages extrêmes, sa forme plus plastique et l’écriture rythmique encore plus
libérée. Son moment fort est sans doute la division du piano en deux parties
complètement opposées, un des rares endroits où la musique se calme, se fixe sur une
idée très claire, presque pour révéler quelques secrets que la vitesse de la musique ne
permet pas d’appréhender ailleurs.
5.7 L’électronique
Parler en détails de l’électronique d’une pièce si longue, complexe et variée,
nécessiterait un travail qui dépasserait largement les buts de ce texte, serait
probablement une thèse à part. On va parler plutôt de la structure du patch MAX, des
stratégies que l’on a suivi pour contrôler tous les paramètres en même temps, de la
communication entre le piano virtuel et la partition électronique, ainsi que comment le
côté aléatoire définit le déroulement de l’œuvre.
5.7.1 Le patch MAX
5.7.1.1 Le patch principal
Pour l’électronique, on a utilisé Max 6.0.5 et, comme cité plus haut, Pianoteq 3.6.7.
Pour que le tout marche comme il faut, le système Mac OSX 10.7 (ou ultérieur) est
nécessaire, car le 10.6 ne supporte pas la bonne communication entre Pianoteq et
MAX.
En situation de concert, on a besoin de quatre patches qui fonctionnent parallèlement
et qui communiquent entre eux. Le patch principal est dédié aux partitions
électroniques, au monitorage des niveaux d’entrée et de sortie des microphones et du
piano virtuel, au suiveur de partition, au contrôle des paramètres de Pianoteq et au
coté ouvert de l’œuvre. Un autre patch contient tous les traitements audio ainsi que la
matrice, pendant que deux autres patches sont consacrés aux Pianoteq deux et trois.
Au total, trois instances de Pianoteq sont utilisées, afin de permettre la division du
piano en plusieurs parties et rendre possible des traitements parallèles du même
passage de la partition. À priori, tout aurait pu faire partie du même patch, mais on a
décidé de le séparer en plusieurs patches ouverts simultanément pour alléger la CPU
120
utilisée et ne pas courir le risque de plantage. En mettant les Pianoteq dans des
patches séparés, on a gagné au moins 30% de CPU, le son n’avait pas d’artefacts et le
pourcentage maximal était à peine 60%, alors que avant on touchait parfois le 90%, ce
qui, bien entendu, détériorait considérablement la qualité sonore.
Les patches, en mode présentation, ouverts en situation de concert :
Figure 117 Incompatible(s) V, le patch MAX
121
Courte explication du patch principal :
Figure 118 Incompatible(s) V, le patch principal avec des explications.
En haut, on voit les niveaux d’entrée les microphones, soit « bruts » (avant de les
envoyer vraiment aux traitements, à droite), soit comme ils sont envoyés aux
traitements, au centre. Ceci permet de savoir à chaque moment si les microphones
fonctionnent bien, si et où les niveaux sont trop forts ou trop faibles.
À droite, on voit la boîte consacrée à l’initialisation du patch: On appuie sur le bouton
et les valeurs de départ sont envoyées partout dans le patch, pendant que l’ordinateur
fait son choix en ce qui concerne la version de la partition qui sera jouée. Ceci est
affiché dans la boîte message qui lit V3 (ou V1, V2, V4 etc.). Juste en dessous, on
voit un carré qui contient les partitions électroniques des trois premières versions. Une
fois la version 2.1 sera achevée, les partitions des autres versions seront également
ajoutées.
À gauche, on voit la partie dédiée au suiveur de partition et son contrôle. Des
raccourcis-clavier ont été ajoutés afin que l’on puisse contrôler le suiveur en situation
de répétition ou de concert sans avoir à utiliser la souris. « N » pour allumer le suivi
automatique d’ antescofo, « F » pour l’éteindre (à un endroit précis de la version 1.1
où le suiveur ne suivait pas bien, on était obligé de l’éteindre et de suivre
122
manuellement), « A » pour commencer, « Z » pour l’arrêter, « P » pour aller au label
précédent, « L » pour aller au label suivant. Le script antescofo est chargé
automatiquement à l’initialisation et après le choix de l’ordinateur sur la version de
l’œuvre qui sera jouée.
En bas on voit les niveaux de sortie qui permettent de voir si le son sature et dans
quelle sortie, ce qui n’est pas le même avec les niveaux de sortie des traitements, étant
donné que tout passe presque tout le temps par le Spat. Le niveau général n’est jamais
modifié, tous les contrôles de volume ont lieu à l’intérieur de chaque
traitement/machine. Les deux boîtes message juste en dessus montrent où se trouve à
chaque instant le suiveur de partition, comme la boîte intitulé « Event-count ». Vu
l’importance du suivi, on a voulu avoir plusieurs types de message qui témoignent
que tout marche comme il faut.
Le carré « tourne-pages » est aussi d’une importance primordiale, car c’est là que
s’affichent les pages pour le pianiste, et c’est là qu’elles défilent automatiquement,
grâce au suivi de partition. Un écran externe 24’’ est relié à l’ordinateur du concert et
le pianiste lit la partition à partir de cet écran. Vu qu’il s’agit d’une forme ouverte et
que personne ne pourra savoir d’avance quelle version sera jouée, c’est au moment du
choix de l’ordinateur que sont chargées les pages qui correspondent à la version
choisie. Le pianiste découvre ainsi la version en jouant, même si le choix est fait au
début de la pièce. Deux pages sont affichées, divisant ainsi l’écran en deux parties.
Quant le pianiste joue la page de droite, la page gauche avance et vice versa, la
continuité n’est pas compromise et ceci permet une plus grande fluidité du jeu
pianistique. Le pianiste numérise ses propres partitions, avec ses doigtés et ses
annotations, et peut ainsi avoir le même rapport à la partition que s’il jouait avec une
partition imprimée sur son pupitre.
Même dans le cadre d’une performance d’une version spécifique, la complexité de la
partition et le degré de difficulté rendent la présence d’un écran presque obligatoire,
afin de libérer le musicien du devoir de tourner ses propres pages ou de devoir faire
signe à un tourneur dont la présence pourrait s’avérer gênante.
Le carré de Pianoteq est au cœur de la pièce, car c’est là que se passe la
communication entre l’instrument virtuel et MAX. Pour contrôler Pianoteq, il a fallu
assigner à chaque paramètre un numéro de contrôleur et le sauver dans un preset, puis
recréer son interface dans l’environnement de MAX, pour pouvoir envoyer des
valeurs en temps réel. Pianoteq entre dans MAX comme un objet VST~, reçoit les
123
paramètres à chaque événement et renvoie ensuite le son. On voit dans la Figure 82
un extrait du preset des contrôleurs MIDI utilisés pour la création.
Figure 119 Incompatible(s) V, le preset des contrôleurs MIDI
L’interface de Pianoteq récrée dans MAX :
Figure 120 Incompatible(s) V, l’interface de Pianoteq dans MAX
On voit que chaque carré de Pianoteq, est attribué à un nombre de sliders, chaque
slider est connecté à un contrôleur MIDI, permettant ainsi de varier le piano virtuel
directement dans MAX. Chaque Pianoteq a sa propre interface dans MAX, et c’est
comme ça que l’on peut contrôler trois pianos virtuels différents. Des massages sont
envoyés depuis les différents événements, on envoie la valeur que l’on veut atteindre,
124
le temps en millisecondes, et MAX exécute, offrant la possibilité de changer autant de
paramètres que possibles, avec un simple message.
5.7.1.2 Les traitements
Dans « Incompatible(s) V », douze traitements (à part le Spat) sont utilisés, certains
plus d’une fois, ce qui fait au total seize boîtes de traitements :
• Trois délais • Un feedback (boucle de réinjection) • Un gizmo (dérive de fréquence) • Trois filtres par bandes • Un munger (synthèse granulaire) • Un délai spéctral • Un freeze • Une synthèse croisée • Un timestretch • Une modulation en anneau • Un vowel (filtre formantique) • Un harmoniser
Dans le patch, on voit également une boîte intitulée « play-sound-files », à l’origine
destinée à la lecture de fichiers sons, sauf qu’aucun son préenregistré n’a finalement
été utilisé. La boîte sera probablement supprimée prochainement. La boîte « record-
play » sert à enregistrer quelques passages en temps réel et les jouer à un autre endroit
dans la pièce, comme c’est le cas pour la version 2.1, où toute la première partie est
entendue vers la fin de la pièce.
125
Figure 121 Incompatible(s) V, le patch « traitements »
126
Un élément caractéristique de la pièce, et révélateur de mon approche générale en ce
qui concerne l’électronique en temps réel, est qu’on n’entend presque jamais un
traitement sortir directement dans les haut-parleurs. La tactique que je préfère est de
travailler toujours avec des traitements en cascade, c’est à dire d’avoir un traitement
passant par d’autres traitements avant de se faire entendre. Le but est d’abord de créer
des timbres plus variés, de faire oublier la couleur souvent trop repérable et connoté
d’un traitement (par exemple la modulation en anneau) et de favoriser l’écoute
musicale à l’écoute technologique. L’idée est de créer des réseaux de traitements qui
s’influencent l’un l’autre, qui agissent, chacun de son côté, à former le son final reçu
par l’auditeur. Les paramètres de chaque traitement varient indépendamment des
autres, pour une application de la notion d’incompatibilité dans l’écriture
électronique. Ceci est fait également pour laisser l’électronique créer des situations
sonores, par moments, imprévisibles que je n’aurais pas pu imaginer et d’éviter de
tomber dans des décisions plutôt faciles ou « rationnelles », qui ne permettraient
pourtant pas à la musique d’aller au-delà d’une certaine logique. Les traitements
évoluent maintenant chacun de leur côté, et le résultat de leurs interactions n’est pas
calculé ou prémédité dans son détail, même si les timbres visés à chaque instant sont,
plus ou moins, précis.
La présence du piano virtuel et la possibilité de varier le son « instrumental » en
temps réel même avant de passer par les traitements, est un atout important de l’œuvre
et de son approche de l’électronique. Dans des circonstances habituelles, c’est le
traitement qui fait varier le timbre de l’électronique, vu que le son du piano serait
plutôt identique tout au long d’une pièce pour piano et électronique en temps réel.
Dans le cas d’ « Incompatible(s) V », le timbre varie déjà dans Pianoteq, ce qui
permet de garder le même traitement et d’entendre ses résultats à partir d’un autre son
d’entrée. Ceci permet de dissocier le traitement de son résultat ordinaire, montrant du
même coup de quoi il est capable. Les effets produits peuvent être surprenants, surtout
si le timbre du piano virtuel s’éloigne considérablement d’un timbre de piano
« normal ».
L’attaque du piano est un composant du son qui souvent conditionne tout par la suite,
alors la possibilité d’aller jusqu’à presque l’éliminer peut avoir un effet libérateur sur
le son électronique. Les connotations sont ainsi évitées, chaque traitement se libère de
son histoire, devient parfois méconnaissable et, par conséquent, peut exister en tant
que procédure, mais pas nécessairement en tant que son prédéfini.
127
Le choix des traitements et des timbres se fait, dans la plupart des cas, de manière
intuitive, suivant la partition instrumentale et essayant de deviner quel traitement
serait le plus approprié. D’habitude, il s’agit d’accentuer un caractère qui se trouve
déjà dans la partition (agressif, souple, résonant, sec etc.), une écriture
(horizontale/verticale), un processus etc. Pour amplifier, par exemple, un mouvement
rapide horizontale, on le passe à travers un granulateur qui fonctionne comme une
ombre, suit la trajectoire et exagère le contour. Ce qui sort du granulateur peut ensuite
être légèrement transposé ou passé par un modulateur en anneau ou un dérive de
fréquence, afin qu’une ligne devienne une texture plus épaisse, une masse qui bouge
avec le piano.
Dans le cas d’une situation plutôt verticale, les filtres par bandes et le délai spectral
sont favorisés, comme c’est le cas dans la partie du milieu de la version 1.1. La
section avec les accords en notes répétés dans une hétérorythmie généralisée est, en
fait, presque un délai spectral écrit, un spectre dont chaque partiel se répète chacun à
son rythme. La partition ici propose clairement quel type de traitement lui convient le
mieux pour qu’elle soit pleinement « représentée » dans l’électronique. Un filtre par
bande qui bouge, passé par un délai spectral, démultiplie cette situation instrumentale
et en fait une hétérorythmie encore plus dense, encore plus complexe et
polyphonique.
Ces deux situations ne sont que deux exemples très clairs du rapport de la partie
instrumentale à la partie électronique. Tout au long de la pièce, toutes sortes de
relations sont construites, soit pour accompagner, pour contredire, pour aider ou pour
nettement annuler ce qui se passe dans la partition. Par moment, l’électronique
fonctionne comme une prémonition, presque faisant entendre ou insinuant ce qui va
suivre, anticipant certaines fréquences importantes, ou même comme lien entre deux
passages qui, d’apparence, n’en ont aucun.
5.7.1.3 La structure des événements
La partition électronique est toute construite autour de la logique des messages
« send » et « receive ». Chaque paramètre, que ce soit Pianoteq, les traitements ou les
mouvements dans les espaces virtuels, est connecté à un objet « receive », ce qui
permet de lui envoyer les valeurs qu’il faut à chaque moment. Les valeurs de chaque
traitement et de chaque boîte de Pianoteq sont groupées dans des boîtes messages, ce
qui permet de les avoir sous les yeux à tout moment, de pouvoir suivre leur évolution
et de les contrôler avec plus de précision
128
L’intérieur d’un événement :
Figure 122 Incompatible(s) V, événement 361, version 1.1
Presque tous les « receive » sont connectés à des objets « ej.line » qui permettent aux
valeurs envoyées d’évoluer dans le temps. Les temps des line ne sont pas dépendants
du tempo mais restent fixes, ce qui rend le patch plus efficace et plus sûr, étant donné
que les différences d’exécution pendant les répétitions n’étaient que minimes. La
version 1.1 a, au total, 476 événements et la version 1.2 en a 545.
5.7.2 Conclusion
L’électronique d’ « Incompatible(s) V » s’inspire de l’écriture instrumentale et a pour
but d’accentuer ce qui se passe dans la partition, mais également de créer des
situations étranges, impossibles dans n’importe quel autre contexte, et d’exploiter au
maximum la présence du silent piano. Le son du piano virtuel évolue constamment,
toujours en relation étroite avec le texte musical, les espaces virtuels changent aussi,
le piano bouge à une vitesse très élevée et les traitements électroniques
l’accompagnent, l’étouffent, le supportent ou le révèlent de plusieurs manières, selon
le contexte du moment. Grâce au suiveur de partition, le lien profond entre la partie
instrumentale et la partie électronique est toujours très serré, ce qui fait que ce qui sort
des haut-parleurs sonne toujours aussi organique, articulé et fluide que la partie
instrumentale, même si parfois la logique musicale qui les réunisse n’est pas très
apparente.
129
6. L’avenir
6.1 Quelques pensées
La musique que je fais s’adresse, certes, à un nombre limité d’interprètes, mais ce
nombre est en train d’augmenter considérablement. Des musiciens et des ensembles
des quatre coins de la planète (Etats-Unis, Canada, Japon, Europe, Brésil) me
contactent afin que j’écrive pour eux, un concert monographique me sera consacré la
saison prochaine en Suisse et il y a la possibilité de deux autres, un à Berlin et un à
Athènes. J’ai à écrire ma première pièce pour orchestre, puis un concerto pour piano
et orchestre, ce dernier toujours pour Pavlos Antoniadis. Des pièces de chambre, de
grand ensemble ou de théâtre musical me sont commandées, mon calendrier est
rempli de commandes jusqu’au début de 2015 et, dans la plupart des cas, ces
interprètes viennent vers moi sans qu’on se connaisse personnellement d’avance. Ceci
ne cesse de m’étonner, car, effectivement, ma musique exige beaucoup de travail, une
concentration absolue et énormément de patience, de la part de l’interprète. Toutefois,
il me semble que les musiciens qui aiment le défi posé, par une partition
contemporaine si exigeante, sont aujourd’hui beaucoup plus nombreux par rapport au
passé. N’oublions pas que les œuvres pour flûte ou pour quatuor à cordes de Brian
Ferneyhough, considérées injouables il y a quarante ans, se jouent désormais dans les
conservatoires. Les pièces pour piano de Xenakis, également considérées impossibles
au moment de leur apparition, font actuellement partie du répertoire de nombreux
solistes. Le niveau des musiciens monte sans arrêt, la connaissance circule, les
interprètes trouvent toujours des solutions. L’impossible d’antan, le marginal ou
l’impensable deviennent la norme, pratique courante. L’histoire de la musique a
toujours été ainsi, et elle continuera probablement de l’être. Ce n’est jamais la
majorité qui pousse les choses vers l’avant, mais un petit nombre de musiciens : les
Artaud, Sparnaay et autres Arditti, Helffer, Tudor, Takahashi.
Je ne peux pas savoir comment ma musique va évoluer, si elle se dirigera toujours
vers le plus complexe, ou si elle se simplifiera avec le temps. J’aurais tendance à
penser le premier, mais si ce n’est pas le cas, ceci se fera probablement pour des
raisons artistiques personnelles, et pas pour s’ouvrir à davantage d’interprètes
potentiels. De toute façon, il y a plusieurs manières d’être « complexe », sans pour
autant être « difficile à jouer ».
Bien sûr, c’est toujours le projet du moment qui pose les limites. Une pièce soliste
permet d’expérimenter, d’aller trouver les limites de l’instrument et du musicien. Une
130
œuvre pour orchestre, où le temps des répétitions est plus que limité, oblige le
compositeur à se montrer plus réaliste, par rapport à certaines choses. Mais il y a
toujours des solutions à trouver, afin que l’eau que l’on mette dans le vin ne dépasse
pas un certain seuil. Afin que le compositeur puisse encore maintenir son identité et
son empreinte, et se reconnaître dans tout ce qu’il signe.
Être diffusé à une grande échelle est, bien sûr, quelque chose à qui on aspire
probablement tous, mais si cela signifie ne plus être honnête avec soi-même et écrire
une musique en qui on ne croit pas, il me serait préférable de rester parmi les gens qui
m’apprécient et qui ne me demandent que d’être moi-même. D’ailleurs, ce n’est pas
toujours les meilleurs compositeurs qui sont les plus diffusés, c’est même souvent le
contraire, et ceci peut être pour des raisons politiques, commerciales, personnelles,
mais pas forcément purement artistiques.
Ma plus grande ambition est d’écrire la meilleure musique que je peux à chaque
instant de ma vie et de continuer à rêver, à apprendre et à m’améliorer. Ceci ne
dépend que de moi. Pour tout le reste, ça se joue à beaucoup de choses, le hasard,
entre autres. Et depuis mon enfance, je tends à ne pas me concentrer aux paramètres
que je ne peux pas contrôler. De ma part, je crois qu’il faut que je reste critique face à
mon travail, que je continue d’aller plus loin et, si la qualité est là dans chaque pièce,
quelques musiciens vont s’intéresser, malgré tout, comme ça a toujours été le cas
jusqu’ici.
6.2 Les projets pour les trois prochaines saisons
Saison 2012-2013 :
Digression, pour six percussionnistes, pour l’Ensemble Sixtrum, Montréal, Canada
(complété)
Nouvelle œuvre, pour piano, pour le pianiste Christos Triantafilou, Migrant Sound,
London, UK (complété)
Incompatible(s) VI, pour clarinette basse, violon, violoncelle et harpe, pour le Wild
Rumpus New Music Collective, San Francisco, Californie, USA (complété)
Nouvelle œuvre, musique pour le film de 1928 de Man Ray “Étoile de mer”, pour cinq
musiciens et projection vidéo, pour l’Ergon Ensemble, Mégaron d’Athènes, Grèce
Nouvelle œuvre, pour cinq musiciens, pour l’Ensemble Alternance et le Festival
Pontino, Italie
Nouvelle œuvre, miniature pour l’ensemble Aleph, Paris, France
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Saison 2013-2014 :
Incompatible(s) VII, théâtre musical pour flûte, clarinette basse, violon, alto,
violoncelle et harpe, pour l’Ensemble Binoculaire, Biel/Bienne, Suisse
Nouvelle œuvre, pour orchestre, pour l’orchestre National d’Athènes, Athènes, Grèce
Incompatible(s) VIII, théâtre musical pour clarinette basse, violon, alto et percussion,
pour l’ensemble Hanatsu Miroir, Strasbourg, France
Nouvelle œuvre, pour piano, œuvre pédagogique, pour la pianiste Lenio Liatsou
Nouvelle œuvre, pour quintet, pour le Festival International de musique
contemporaine de la fondation Pharos de Chypre, pour l’ensemble Transmission de
Montréal
Nouvelle œuvre, pour voix de femme, 15 musiciens et électronique en temps réel,
pour Franziska Baumann et le Nouvel Ensemble Contemporain, La-Chaux-de-Fonds,
Suisse
Saison 2014-2015 :
Nouvelle œuvre, pour flûte basse, pour Lisa Cella, USA
Nouvelle œuvre, pour voix de femmes et 12 musiciens, pour l’Ensemble Work in
Progress, Berlin, Allemagne
Nouvelle œuvre, pour piano et orchestre, pour Pavlos Antoniadis et l’orchestre
symphonique de Thessalonique
Nouvelle œuvre, pour saxophone, violoncelle, percussion et piano, pour l’ensemble
Vertixe Sonora, Vigo, Espagne
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7. Epilogue
J’adore le théâtre de l’absurde. Ionesco, Beckett, Pinter. Rien de plus réaliste que
l’improbable. Rien de plus logique que l’irréel.
Dans ma musique, je cherche à créer des situations étranges, des illusions. Pour les
musiciens, pour le public, pour les deux en même temps, pour moi-même. On entend
des choses que l’on ne voit pas, on voit des choses que l’on entend à peine. J’aime
faire coexister sur scène et sur la partition des personnages musicaux dont les liens
sont peu évidents, mais qui s’expliquent, se trouvent, émergent avec le temps.
J’aime travailler sur les incompatibilités. À l’intérieur de chaque instrument, à
l’intérieur d’un ensemble, entre plusieurs textures, entre image et son. Ce qui a priori
était étranger, trouve progressivement sa place. Sans forcément nier sa vrai nature,
sans s’adapter, sans se soumettre à l’hiérarchie du moment. Souvent, c’est la
narration, la forme, qui montre que, finalement, l’élément étranger était présent dès le
début, sauf que nous on a d’abord entendu la fin. Le « hors sujet » devient le sujet.
Je pense la musique comme un réseau. Centralisé, décentralisé ou interconnecté.
Toute action sur la partition provoque une réaction quelque part ailleurs. Cette
réaction peut être instantanée, mais peut également être le début de toute une autre
histoire. Aussi hétérogènes que les éléments puissent paraître par moment, je cherche
toujours à établir des jonctions entre eux, montrer qu’ils communiquent sans cesse,
même en cachette, que les musiciens s’écoutent.
Mon point de départ est toujours l’instrument et l’interprète. La relation physique
entre l’homme et son « extension », et comment l’étendre, aller au-delà des
techniques connues, concevoir des actions qui élargissent la palette sonore et exploiter
tout leur potentiel scénique et symbolique. Je cherche à entrer dans la logique des
doigts du musicien, comprendre exactement comment on fait pour jouer les choses les
plus extrêmes et, à partir de là, trouver des combinaisons qui mènent la musique
ailleurs, qui créent des situations méconnues, tout en respectant les possibilités des
instruments. Je n’écris pas des choses impossibles, ce n’est pas mon ambition. Je
cherche, pas à pas, à aller au-delà de ce qui est perçu comme possible, aujourd’hui.
Faisant toujours confiance à l’homme.
Pas question de structurer ma musique avant de commencer. Aucune organisation
hors-temps, aucun plan formel. Juste une idée dramaturgique abstraite, un mot (le
titre ?) qui me sert de guide, et la musique se déploie progressivement. Une mesure
emmène la suivante, génère sa propre succession, insinue son avenir. Et l’intuition
133
prend les décisions. Et la destination change en cours de route, plusieurs fois. Le but
ultime ? Écrire une musique que je n’aurais pas pu imaginer, avant de l’écrire.
134
8. Bibliographie :
- ARTAUD, Pierre-Yves. Flûtes au présent, Billaudot, Paris, 1980
- BOK, Henri. New techniques for the Bass Clarinet, Shoepair Music Productions,
1989, réédité 2011
- CASTORIADIS, Cornelius. L’institution imaginaire de la société, Éditions du seuil,
Paris 1975
- COX, Frank. Doubles, pour piano et bande mangétique. Inédit 1993
- FERNEYHOUGH, Brian. Collected Writings, Routledge, London 1995.
- FERNEYHOUGH, Brian. Lemma-Icon-Epigram, pour piano, Peters, London, 1981
- FERNEYHOUGH, Brian. Opus Contra Naturam, pour pianiste récitant, Peters, London
2000
- FILIDEI, Francesco. Toccata, pour piano seul, Ars Publica, Carrara 1995
- FINNISSY, Michael. English Country Tunes, pour piano, UMP, Essex 1985
- KOURLIANDSKY, Dimitri. Surface, pour piano seul, 2007 Inédit
- LACHENMANN, Helmut. Guero, pour piano, Breitkopf & Härtel, Wiesbaden 1970,
rev. 1988
- LEROUX, Philippe. Continuo(ns), pour cinq musiciens, Billaudot, Paris, 1994
- LEVINE, Carine. The Techniques of Flute playing, Bärenreiter, Kassel 2002
- MAHNKOPF, Claus-Steffen. Kammerstück, pour piano, Sikorski, Hamburg, 1995
- MAHNKOPF, Claus-Steffen. Kammerminiatur, pour piano, Sikorski, Hamburg, 1995
- MAHNKOPF, Claus-Steffen. Le rêve d’ange nouveau, pour piano, Sikorski, Hamburg,
1999
- MAHNKOPF, Claus-Steffen. Beethoven-Kommentar, pour piano, Sikorski, Hamburg,
2004
- PESSON, Gérard. La lumière n’a pas de bras pour nous porter, pour piano, Lemoine
1995
- SZENDY, Peter. Brian Ferneyhough, L’Harmattan, Paris-Montréal, 1999
- VEALE, Peter et MAHNKOPF, Claus-Steffen. The techniques of Oboe Playing,
Bärenraiter, Kassel 1994
- VILELLA, Michel. Processus et invention dans Continuo(ns) de Philippe Leroux.
L’Harmattan, Paris 1999
- XENAKIS, Iannis. Mists, pour piano seul, Salabert, Paris, 1980
- XENAKIS, Iannis. Komboï, pour clavecin et percussion, Salabert, Paris, 1981