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Mustapha Belbah Groupe d’analyse des politiques publiques ENS-Cachan/ Génériques Smaïn Laacher Centre d’étude des mouvements sociaux (CNRS-EHESS) Immigration, politiques et usages de la mémoire Etude réalisée dans le cadre de l’action 1 du projet EQUAL « Former des médiateurs de la mémoire pour lutter contre les discriminations » FASILD national Direction régionale Ile-de-France Juin 2005 1

Mustapha Belbah - Génériques - Faire connaître l'histoire et la mémoire de … · 2013-11-12 · ♦ Un usage entreprenarial qui vise à produire une plus value symbolique par

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Mustapha Belbah Groupe d’analyse des politiques publiques ENS-Cachan/ Génériques Smaïn Laacher Centre d’étude des mouvements sociaux (CNRS-EHESS)

Immigration, politiques et usages de la mémoire

Etude réalisée dans le cadre de l’action 1 du projet EQUAL « Former des médiateurs de la mémoire pour lutter contre les discriminations »

FASILD national Direction régionale Ile-de-France

Juin 2005

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SOMMAIRE Note de synthèse 3 Problématique 5 Mémoire et immigration : deux objets distincts ? 8 La mémoire comme procédé de « dépolitisation » de l’immigration ? 10 Ce qu’en disent les acteurs : mémoire pour soi, mémoire pour les autres 18 La mémoire comme lieu de rassemblement d’intérêts dissemblables 21 Conclusion 25 La politique de la mémoire et ses enjeux : trois pistes de recherche 26

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POLITIQUES, IMMIGRATION ET USAGES DE LA MEMOIRE

NOTE DE SYNTHESE

Notre étude sur mémoire et immigration a consisté à explorer trois champs de pratiques. - Les rapports entre mémoire et immigration ; - Les discours et positions sur les pratiques relatives à la mémoire ; - Les enjeux liés à la politique de la mémoire. Rapports entre mémoire et immigration Au cours de la deuxième moitié des années 1980 le discours et les pratiques constituent la mémoire et l’immigration comme un objet légitime. Notamment à l’occasion des célébrations du bicentenaire de la Révolution française et des débats sur la réforme du code de la nationalité. La problématique de la mémoire et de l’immigration s’articule autour de la vocation politique du savoir dont sont dépositaires les immigrés sur leur histoire personnelle qui est indissociablement celle de l’immigration et de la société française. Elle implique les interrogations suivantes :

♦ Comment préserver les matériaux existants, dispersés et menacés de disparition ? ♦ Comment recueillir des faits, les gestes et les paroles appartenant au passé ? ♦ A partir de quels matériaux, archives, témoignages, objets, etc., construire

l’opération historiographique ? ♦ Quels dispositifs scientifiques et institutionnels doivent être mobilisés pour valoriser

ce passé ? Discours et positions sur les pratiques relatives à la mémoire La mémoire recouvre des significations différentes selon que l’on est militant, intellectuel, expert, élu, ou puissance publique. L’emploi extrêmement variable de la notion de mémoire a pour fonction de réunir des points de vue, des perspectives et des intérêts fort hétérogènes. Nous retenons quatre types d’usages de la mémoire.

♦ Un usage politique relatif à l’organisation et à la gestion du pluralisme au sein de la société ;

♦ Un usage militant au profit d’enjeux sociaux et politiques relatifs à la reconnaissance et à l’identité ;

♦ Un usage professionnel consistant dans la mise en œuvre de politiques d’Etat ; ♦ Un usage entreprenarial qui vise à produire une plus value symbolique par la

production et la promotion de projets scientifiques, esthétiques ou artistiques à visée civique.

Enjeux liés à la politique de la mémoire La mémoire représente aujourd’hui un nouveau « marché » qui agrège des pratiques disparates et qui appelle une régulation publique. Cette régulation nécessite des moyens financiers et humains. Cette régulation publique doit prendre en compte, soutenir et le cas

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échéant susciter des initiatives portées par l’ensemble des acteurs sociaux et associatifs impliqués dans la thématique mémoire et immigration. La création et le renforcement de dispositifs ayant pour vocation le développement d’une véritable recherche sur l’histoire de l’immigration est aujourd’hui devenu un impératif politique. La préservation et la mise à disposition des archives privées et publiques en sont la condition première. La « mémoire immigrée » sollicitée aujourd’hui dans des projets à vocation sociale ou au profit de mobilisations contre les discriminations peut également contribuer au développement de la connaissance historique. Produite selon des règles et une méthodologie appropriées la mémoire constituera à coup sûr un matériau pour l’histoire. Cette régulation publique doit pouvoir s’appuyer sur trois principaux axes.

♦ L’économie de la mémoire, qui vise à comprendre le système de relations entre l’offre institutionnelle et la demande sociale en matière de mémoire dans le champ de l’immigration.

♦ Les groupes cibles en cherchant à maintenir un équilibre dans les relations de tension entre mémoires particulières et mémoire nationale. Ceci implique de réfléchir au rapport qu’entretiennent les différents groupes à ce qu’ils considèrent être leur mémoire.

♦ Les spécificités des territoires qui recouvrent la problématique de la mémoire et de l’immigration en partant d’histoires territoriales, des liens complémentaires et des intérêts différents entre le local (communes, départements et régions) et le national.

La mémoire quand elle est rapportée à l’immigration traduit un glissement dans les représentations et dans les politiques publiques en matière d’immigration qui passent de l’intégration par le droit, par la culture ou par le politique, à la lutte contre les discriminations.

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Problématique

Nous assistons depuis quelques années à la montée en puissance de débats et controverses

sur la mémoire, ses usages sociaux et son importance politique et symbolique pour une

société. Si l’étude des relations entre mémoire et histoire a déjà produit une littérature

abondante, la question de la mémoire rapportée à l’immigration reste un champ très peu

exploré. Le texte qui suit se propose de rendre compte des premiers éléments d’une enquête

réalisée au cours du premier semestre de l’année 2005 sur les discours sur les pratiques et

les usages dans le champ de la mémoire et l’immigration.

Il nous semble nécessaire pour rendre compte le plus objectivement possible du sens et de la

signification des multiples usages sociaux et discursifs de la mémoire rapportée à

l’immigration, d’envisager cette question à la fois du point de vue des acteurs et comme un

problème social devant être converti en un objet pour les sciences sociales. Il ne s’agit donc

pas pour nous de juger du degré de vérité ou de pertinence des multiples positions en

présence sur cet enjeu, mais de faire l’effort de construire un espace des points de vue afin

de mettre en relation et ainsi de mieux comprendre les principes de justification et les

sources argumentatives des différents acteurs.

Nous avons tout d’abord opéré un certain nombre de lectures d’ouvrages traitant du thème

de la mémoire en tant que telle, de la tension entre les catégories de la mémoire et de

l’histoire, et enfin de la mémoire comme matériau ou comme objet pour les sciences

sociales.1 Nous avons ensuite réalisé une série d’entretiens auprès d’acteurs sociaux,

politiques, scientifiques qui participent tous activement depuis plusieurs années aux débats,

à la réflexion et aux actions autour du thème de la mémoire et de l’histoire rapportée à

l’immigration. Ainsi, nous avons rencontré au cours de cette étude2 :

- Mohamed Amri, président de l’Association des anciens travailleurs Renault de l’Île Seguin (ATRIS), Boulogne-Billancourt

- Fadéla Benrabia, Directrice du FASILD Nord-Pas-de-Calais, Lille 1 Entre autres, Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire, Gallimard, 1897 ; Jean-François Chantaretto et Régine Robin, Témoignage et écriture de l'histoire, L'Harmattan, 2002 ; Thomas Ferenczin, Devoir de mémoire, droit à l'oubli ?, éditions Complexes, 2002 ; Carlo Ginzburg, Le juge et l'historien, Verdier, 1997 ; Maurice Halbawachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Albin Michel, 1994 ; Marie-Claire Lavabre, « Peut-on agir sur la mémoire ? », Cahiers Français, n° 303, 2001 ; Bertrand Muller, « Le passé au présent. Tradition, mémoire et histoire dans les sciences sociales », Les Annuelles, n° 8, 1997 ; Pierre Nora, Les lieux de mémoire, 7 volumes, 1993 ; Paul Ricoeur, « L'écriture de l'histoire et la représentation du passé », Annales HSS, n° 4, 2000 ; Henry Rousso, Hantise du passé, Textuel, 1998 ; Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Arléa, 1998 ; Pierre Vidal-Naquet, Les juifs, la mémoire et le présent, Seuil, 1995. 2 Nous tenons à remercier infiniment toutes les personnes que nous avons rencontrées pour leur disponibilité, leur confiance et leurs très précieux éclairages.

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- Saïd Bouamama, chercheur, Intervention, formation, action, recherche (IFAR), Lille - Abdellatif Chaouite, rédacteur en chef d’Ecarts d’identité, Grenoble - Henri Dardel, directeur FASILD PACA, Marseille - Michel David, président de D’un Monde à l’Autre, Roubaix - Pierre-Jacques Derainne, historien, association Trajectoires, Paris - Jean-Claude Duclos, directeur, conservateur en chef du Musée dauphinois, Grenoble - Hakim El Karoui, conseiller auprès du Premier ministre, Paris - Youssef Haji, directeur de l’Association des mineurs marocains, Douai - Jean-Jacques Jordi, Directeur du Mémorial de la France d’Outre-Mer, Marseille - Zaïr Kedadouche, membre du Haut conseil à l’intégration (HCI), Paris - Samia Messaoudi, Association Au nom de la Mémoire, Paris - Mustapha Najmi, chargé de mission, Association Rhône-Alpes pour le logement et

l’insertion sociale (ARALIS), Lyon - Gérard Noiriel, historien, Paris - Asuman Plouhinec, Responsable du service traduction de l’Association dauphinoise

pour l’accueil des travailleurs étrangers (ADATE), Grenoble - Philippe Rygiel, historien, Paris - Abdallah Sammat, président de l’Association des mineurs marocains du Nord-Pas-de-

Calais, Douai - Jacques Toubon, président de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI),

Paris

Le choix de nos interviewés fut guidé par trois critères : celui du territoire, du domaine

d’action, et le niveau politique, social ou institutionnel à partir desquels ces acteurs

interviennent sur cette question.

Les problématiques liées à l’immigration et à la mémoire recouvrent des réalités différentes

selon que l’on est dans le nord de la France ou dans les Bouches-du-Rhône. Ainsi, nous

avons mené nos investigations à Grenoble, Lille, Lyon, Marseille et Paris.

Ensuite, nous avons cherché à saisir la diversité des expériences sociales et les formes de

mobilisation que suscite ce thème. Pour ce faire nous nous sommes intéressés à l’exemple

de l’Association des mineurs marocains du Nord-Pas-de-Calais, et celle des anciens

travailleurs de Renault-Billancourt. Ces deux associations participent à leur manière aux

différents débats et projets sur la mémoire. Par ailleurs, nous nous sommes intéressés à des

structures d’accueil et d’aide aux migrants ainsi qu’à des opérateurs culturels qui mobilisent

explicitement la thématique de la mémoire.

Enfin, nous avons appréhendé cette problématique à partir des positions de différents

acteurs qui à différents niveaux sociaux et/ou institutionnels interviennent ou participent

aujourd’hui du débat sur la mémoire.

Nos entretiens ont porté sur les conditions d’apparition de la notion de mémoire ainsi que

sur les usages sociaux, politiques et idéologiques qui en sont faits dans le champ de

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l’immigration. Nous avons cherché à savoir comment cette notion s’était imposée en tant

que catégorie interprétative des rapports sociaux et comment elle fut mise au service de

projets et d’actions indissociablement professionnels, culturels et artistiques. Les questions

posées à nos interviewés avaient pour objet de comprendre, à partir de leurs récits sur leurs

pratiques, comment s’est opérée historiquement, politiquement et culturellement

l’inscription de la notion de mémoire -la dernière en date- dans le champ sémantique plus

vaste de la problématique de l’intégration et du sentiment d’appartenance nationale.

Le texte qui suit se propose donc d’esquisser à partir de cette enquête les contours d’une

problématique sur la relation entre mémoire et immigration et le jeu de substitution entre ces

deux catégories. Aussi il doit être lu, non comme une enquête achevée, mais d’abord et

avant tout comme une pré-enquête cherchant à ordonner des discours sur les pratiques sur

un thème passablement confus et recouvrant des usages pour le moins disparates.

Nous verrons dans un premier temps si mémoire et immigration sont deux objets distincts

ou s’ils ont été unifiés par l’existence d’un discours approprié.

Dans un second temps nous rendrons compte des discours autour des pratiques sur la

mémoire du point de vue des acteurs.

Dans un troisième temps nous examinerons les enjeux liés à la politique de la mémoire

quand elle est rapportée à l’immigration.

Enfin dans un dernier temps nous proposerons quelques pistes pour des recherches à venir.

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Mémoire et immigration : deux objets distincts ?

Il y aurait selon Marie-Claire Lavabre, qui reprend l’expression de Pierre Nora, un

« moment-mémoire » caractérisé par l’inflation des publications, des recherches et des

réflexions méthodologiques sur la mémoire et ses effets. Celui-ci correspond aux deux

dernières décennies et se révèle « oublieux des années qui l’ont précédé et des signes dont

on serait tenté de dire rétrospectivement qu’ils l’annonçaient »3 notamment des travaux qui

se donnent la « mémoire » pour objet et qui se développent à partir de la fin des années

19704.

La problématique de la mémoire déborde le champ académique et prend de l’ampleur dans

les débats publics durant les dix dernières années. La presse en est un indicateur significatif.

Ainsi, Sarah Gensburger et Marie-Claire Lavabre5 notaient qu’il y avait eu 180 articles

parus dans Libération entre le 23 septembre 1999 et le 5 septembre 2001 ; et 209 articles

parus dans Le Figaro entre le 18 avril 2000 et le 11 octobre 2002. Quasiment tous ces

articles font mention d’un « devoir de mémoire ». Un sur dix évoque la Shoah (26 sur 180

pour Libération). Cet impératif du souvenir s’est étendu à une multitude de situations qui

avaient pour seuls traits communs soit qu’elles n’existaient plus (mai 68, le 17 octobre

1961, etc.) ; soit qu’elles perduraient sous d’autres formes (le devenir des mines ou celui du

site des usines de Renault à Boulogne Billancourt, etc.). La multiplication des usages de la

mémoire tient sans doute à une conjugaison de facteurs multiples : le renouveau d’intérêt et

des problématiques pour la mémoire propres au champ des historiens6 ; l’ouverture des

archives et leur disponibilité au grand public et aux professionnels. Nous pouvons avancer,

par ailleurs, l’hypothèse que cette multiplication des usages et des recours à la mémoire

coïncide fortement avec l’affaiblissement suite, entre autres, à la chute du mur de Berlin des

grandes utopies progressistes sur le progrès irrésistible de l’homme et de l’humanité. « Les

valeurs sûres, c’est le passé en fonction de son immense disponibilité, c’est l’identité, y

compris locale, de groupe : être entre soi, revendiquer son identité (sexuelle, culturelle,

3 Marie-Claire Lavabre, « Usages du passé, usages de la mémoire », Revue française de sciences politiques, Année 1994, Volume 44, Numéro 3, p. 480-493. 4 A titre d’exemple, nous signalerons les travaux de Roger Bastide, notamment son texte « Mémoire collective et sociologie du bricolage » publié en 1970 dans l’Année sociologique, l’ouvrage de Frances Yates, L’Art de la mémoire, est publié quant à lui chez Gallimard en 1975. 5 Sarah Gensburger et Marie-Claire Lavabre, « Entre ″devoir de mémoire″ et ″abus de mémoire″ : la sociologie de la mémoire comme tierce position », in Bertrand Muller (sous la direction), L’histoire entre…, op. cit., p. 75. 6 Cf., Marie-Claire Lavabre, op.cit.

8

groupale) et non plus les grandes identités nationales ou universalistes qui oubliaient le

discours des racines (…) »7.

Le thème du « devoir de mémoire » quant à lui trouve ses premières formulations dans les

années 90 et répondait en fait comme le souligne Olivier Lalieu à « un processus mettant en

exergue la Shoah, commencé à la fin des années 70 alors que, paradoxalement, son principe

même anime “le mouvement déporté” depuis 1945. En effet, le procès Barbie en 1987

révèle au grand public la notion de “devoir de mémoire”, c’est-à-dire la légitimité, plusieurs

années après les faits invoqués, d’en demander réparation et d’en tirer des leçons »8.

Le « mouvement déporté » a toujours assigné à la mémoire une fonction de souvenir pour

celles et ceux qui sont morts et une fonction sociale et historique pour la société : ne jamais

oublier ce qui s’était passé lors de la Seconde Guerre mondiale. Parallèlement à la

constitution d’une mémoire de la Shoah en France, s’est développé une sorte d’impératif, ou

de quasi obligation sociale pour les personnes et les groupes à se remémorer leur passé.

Quel que soit ce passé dès lors qu’il invoque et qu’il convoque toutes les formes de

souffrance et d’injustice qu’ils ont eues à subir par le passé. La mémoire, dans cette

perspective, est là pour rappeler que ce passé n’est pas encore passé.

Au fondement de l’idée d’un nécessaire « travail sur la mémoire » puis du « devoir de

mémoire », il y a pour chaque groupe social, en tant qu’« héritier de la douleur »9, la

reconnaissance du préjudice subi et de l’obligation pour l’Etat ou la Nation de reconnaître

puis de réparer, matériellement et symboliquement. Reconnaître puis réparer sont deux

opérations qui ne sont jamais disjointes. Fondamentalement, ce qui est attendu par les

« victimes » d’hier ou leurs héritiers actuels c’est que l’Etat et la Nation reconnaissent

solennellement et inscrivent officiellement leurs malheurs passés dans la « mémoire

nationale ». C’est ainsi, qu’au fur et à mesure du temps et des interprétations la mémoire et

le « devoir de mémoire » tendent à se constituer comme motif de mobilisation, comme

enjeu de pouvoir et comme caution politique. C’est à quoi tendent ces deux formules

hautement significatives répétées à satiété : «Leur histoire est notre histoire» et, de façon

plus problématique, « L’immigration comme patrimoine de la France »10.

7 Régine Robin, « Entre histoire et mémoire », in Bertrand Muller (sous la direction), L’histoire entre mémoire et épistémologie, éditions Payot Lausanne, 2005, p.47. 8 Olivier Lalieu, « L’invention du ″devoir de mémoire″ », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 69, 2001, p.91. 9 Sarah Gensburger et Marie-Claire Lavabre, op.cit., 2005. 10 Rappelons simplement que la notion de patrimoine vient du latin patrimonium qui veut dire « héritage du père » (pater). Ce sont des biens que l’on a hérité de ses ascendants (définition du Petit Robert).

9

La mémoire comme procédé de « dépolitisation » de l’immigration ?

Dans les années 1980 les thèmes dominants du débat sur l’immigration portent sur les

conditions sociales et culturelles d’une intégration réussie des immigrés. Plus précisément,

on peut discerner deux grandes préoccupations propres à cette période : celle de

l’intégration par l’école (réhabilitation des langues et cultures d’origine, soutien

scolaire…) ; celle de l’intégration par les luttes sociales et l’égalité des droits (marche des

« Beurs », luttes des résidents des foyers, participations significatives à des luttes ouvrières

et syndicales…). La « mémoire » comme questionnement du passé et comme interrogation

sur les origines ne constitue ni des énoncés, ni des pratiques, ni des revendications, ni des

mots d’ordre mobilisateurs11. Personne n’a le sentiment d’être l’héritier de populations

victimes d’un passé douloureux. Personne ne se perçoit et ne s’auto-désigne comme fille ou

fils de victime. Personne ne pense à « réclamer », au nom d’un passé malheureux, une

quelconque réparation à l’Etat et la Nation.

En fait, c’est au cours de la deuxième moitié des années 1980 que le discours et les

pratiques sur la « mémoire et l’immigration » vont petit à petit se constituer et trouver un

début de légitimation. Ce n’est véritablement qu’au cours des années 90 que ce thème va en

quelque sorte s’autonomiser et se déployer explicitement et puissamment. Proposons, sans

prétention d’exhaustivité, quelques éléments d’explication. Il y a une double opportunité

historique qui préside à l’ouverture de ce nouveau débat. D’une part, les célébrations du

bicentenaire de la Révolution française et, d’autre part, les débats et controverses sur la

réforme du code de la nationalité en 1987. Les commémorations autant que les auditions

publiques de la commission Marceau Long sur la nationalité ont permis aux sciences

sociales et notamment aux historiens de rappeler l’importance sociale de leur discipline. Par

ailleurs, la lecture critique que fait Gérard Noiriel de l’œuvre de Fernand Braudel (en

particulier de L’identité française) contribue à imposer comme une nécessité scientifique la

constitution d’un nouveau champ de recherche, celui de l’histoire de l’immigration. Ainsi,

la discipline historique intègre-t-elle ouvertement le champ des études sur l’immigration et

l’immigration devient un objet légitime d’interrogation et d’investigation pour les

historiens12. Si cette volonté à la fois scientifique et « militante » est légitime et les enjeux

11 Il est vrai que dans le dernier numéro du journal Sans frontière, journal de l’immigration, numéro spécial intitulé La « Beur » génération, un article était consacré à la question de l’immigration et de la mémoire. 12 Cf. Michel Dreyfus, Avant propos, in Les étrangers en France, Guide des sources d’archives publiques et privées XIXe-XXe siècles, tome 1, Paris, Génériques/ Direction des archives de France, 1999.

10

qui lui sont liés d’une grande importance, les interrogations sur leurs effets à long terme

restent entières. Car après tout l’oubli de l’immigration et de l’immigré dans l’histoire de la

nation ne serait-il pas aussi la procédure la plus appropriée pour « effacer » l’immigration

comme un double problème : social et national. Ainsi, pour reprendre les termes utilisés par

Ernest Renan dans sa fameuse conférence de la Sorbonne le 11 mars 1882 : « L’oubli, et

l’erreur historique même », ne seraient pas uniquement essentiels à la création d’une nation,

mais aussi à sa permanence.

Les interrogations autour de la mémoire rapportée à l’immigration rejoignent à leur manière

les controverses qui ont lieu depuis une vingtaine d’années en France sur cet « éloge

inconditionnel de la mémoire » (Todorov 1998). Cependant, il importe ici de préciser

quelques éléments d’un débat important qui mobilise non seulement le champ académique

et les experts, mais aussi le champ politique et qui engage souvent passionnément citoyens,

élus, militants.

Doter l’immigration d’une mémoire, ou faire de l’immigration un objet mémoriel ; ou bien

encore invoquer sur un mode militant et politique la notion de mémoire a pour objectif de

reconnaître et de célébrer la présence des immigrés dans l’histoire de France. Ce travail

collectif de constitution et d’imposition d’un nouveau discours de justification symbolique

sur l’immigration, apparaît également dans une configuration historique singulière marquée

par une montée en puissance de revendications particularistes. « Mémoire, histoire : loin

d’être synonymes nous prenons conscience que tout les oppose… L’histoire est la

reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La mémoire est un

phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel »13.

La notion de mémoire, quand elle est explicitement rapportée à l’immigration, est

objectivement d’une faible portée interprétative dans le champ de la connaissance

historique des populations étrangères. Mobiliser, en théorie et en pratique, la notion de

mémoire ou en faire une catégorie centrale pour expliciter sur le long cours les

transformations historiques de la société française et de l’immigration relève d’une

confusion entre discours idéologique et pratique scientifique. Se donner pour tâche

(consciemment ou non) de fabriquer une mythologie ou une fable commune ne relève pas

des mêmes nécessités historiques et culturelles, des mêmes contraintes temporelles, des

mêmes impératifs symboliques, des mêmes difficultés et finalement des mêmes croyances

que le travail de déconstruction et de démonstration scientifique toujours soumis à la 13 Pierre Nora, « Entre histoire et mémoire », Les Lieux de mémoire, tome 1, op. cit., p. XIX.

11

critique et toujours provisoire dans la vérité de ses énoncés. Même si le travail des historiens

peut participer à la production d’une fable commune : Régine Robin note à juste titre que

« L’analyse de l’historien n’est qu’un discours parmi d’autres dans la grande circulation des

discours qui se tiennent sur le passé »14. Mais ce n’est là ni la vocation première ni la

finalité du travail scientifique des historiens.

En fait, la mémoire quand elle est rapportée à l’immigration est en quelque sorte une

opération de substitution plus ou moins consciente à l’explication historique. Il s’agit de se

placer sur le terrain du « rappel », de « l’émotion », de « l’identité », et finalement du

« projet » consistant à dépasser la problématique de l’origine nationale comme facteur

« négatif » et « discriminant » pour « faire » de la « mémoire commune » à partir d’une

pluralité de mémoires singulières. Il est possible d’énoncer, à partir du concept des trois

âges de l’intégration15, notre hypothèse de l’impuissance théorique de la notion de mémoire

à expliciter un enjeu, si ce n’est l’enjeu essentiel : l’immigration, les immigrés et leurs

enfants (quelle que soit leur nationalité) dans les rapports de domination symbolique et

d’inégalités de classe au sein de la société française.

Le premier âge de l’intégration est celui de la revendication d’une égalité des droits comme

condition d’appartenance à la nation et la société française. La marche des « Beurs » est la

première expression, la plus emblématique et la plus médiatisée de cette sollicitation. Dans

ce premier âge ce sont bien de jeunes Français qui demandent publiquement à être

considérés, en droit et en fait, comme naturellement français (ou des Français à part

entière). La réponse fut une réponse exotique, c’est-à-dire une réponse inapte à penser ces

populations françaises comme autre chose qu’un produit étranger à l’ordre national ; des

populations sous sa responsabilité mais comme ne lui appartenant pas. La réponse ne fut-

elle pas d’accorder, comme mesure de générosité, la carte de résidence de 10 ans aux…

résidents étrangers ?

Le second âge de l’intégration est celui du débat sur les conditions d’accès de ces

populations à la nationalité française. L’injonction peut se formuler ainsi : vous qui êtes

né(e)s sur notre sol méritez la nationalité française parce que la nationalité française se

mérite. Cet enjeu va concrètement se traduire en 1987 par la réforme du code de la

nationalité.

14 Régine Robin, op. cit., p.41. 15 Cette notion est une adaptation libre de la formule Sayadienne des Trois âges de l’immigration.

12

Le troisième âge de l’intégration se construit autour du constat d’échec de ce « projet » et un

glissement par impuissance politique vers la problématique très actuelle de la « lutte contre

les discriminations » comme procédure consensuelle de correction des inégalités, non pas

les plus politiquement inadmissibles mais les plus moralement choquantes.

Cette temporalité qui s’étale sur un peu moins d’une trentaine d’années (des années 1980

jusqu’à aujourd’hui) paraît se structurer, quel que soit le moment historique, autour d’une

question aussi fondamentale qu’insoluble : que faire d’une origine nationale qui visiblement

embarrasse tout le monde ? On peut le dire autrement. Comment faire pour maîtriser,

neutraliser et traduire positivement les effets subjectifs d’un rapport de domination

historique enfoui dans les mots et les jugements, les corps et les esprits, les pratiques et les

représentations ?

La lutte et le travail collectifs pour construire et imposer une « mémoire commune », vont

constituer finalement la dernière épistémè (pour parler comme Michel Foucault) en date,

sorte de dispositif quasi invisible de discours et de visions du monde ; de représentations du

réel (passé et présent) qui figent un empire de concepts vagues et diffus dans l’ensemble des

espaces culturels et institutionnels.

Il convient de s’interroger sur les conditions du passage des luttes politiques traditionnelles

(mobilisations collectives, aspirations révolutionnaires, luttes partisanes et syndicales, etc.)

à la lutte culturelle et à l’action sur les représentations symboliques, qu’opère aujourd’hui la

notion de mémoire dans le champ de l’immigration. La mémoire est évoquée ici autant

comme une catégorie interprétative que comme un possible dispositif de production de

gratifications symboliques et matérielles. La légitimation et la réalisation pratique des

projets mémoire sont liées à deux conditions impératives : d’une part, esthétiser le passé et

les transformations sociales présentes (raser un foyer de vieux immigrés vivant seuls,

moderniser un ensemble d’habitations, etc.). D’autre part, raccorder impérativement le

thème de la mémoire à des problématiques politiques très actuelles légitimées et prises en

charge par la puissance publique et ses institutions, comme le « métissage culturel », la

« valorisation des cultures » et la lutte contre les discriminations.

Si les perceptions et les préoccupations commencent à se modifier tout en se déplaçant sur

d’autres objets, l’enjeu fondamental reste exactement le même : comment les intégrer et

comment s’intégrer ? Là aussi se dessinent deux champs d’actions d’inégale importance

stratégique mais qui sont profondément liés malgré les apparences ; celui, d’une part, d’un

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discours et de pratiques supposés objectiver le caractère « multiculturel » de la société

française (actions interculturelles, métissage, le droit à la différence, double culture, etc.) ;

celui, d’autre part, d’une problématique naissante liée à la production d’une mémoire des

anciens. Si le multiculturalisme a partie liée à une réflexion sur les fondements d’une

société pluraliste, la mémoire renvoie aux anciens, au temps qui passe. Et, dans le cas des

« vieux » immigrés, à l’inéluctabilité d’une mort proche.

Cette problématique pourrait être formulée sous forme de question : que faire du savoir et

quelle serait la vocation politique de ce savoir dont sont dépositaires les vieux immigrés sur

leur histoire personnelle qui est indissociablement celle de l’immigration maghrébine et de

la société française ? Certes, cette population vieillissante intéresse en tout premier lieu les

pouvoirs publics et les milieux associatifs et professionnels (immigrés ou non). La présence

de milliers de personnes que l’on avait quelque peu « oubliées » est un enjeu, non pas tant

de gestion, que d’une volonté de réconciliation nationale. « Que faire de nos vieux » est une

question qui sous-tend explicitement avant tout une volonté d’agir sur le passé pour se

demander comment agir ensemble (c’est-à-dire nationalement) dans le présent. En fait, par

la médiation des « vieux immigrés », ceux qui vont mourir bientôt, ceux qui symbolisent

sans conteste le passé, la vie derrière soi (et par extension, l’effacement, la disparition, le

silence, la perte, l’amnésie, etc., mais aussi, l’ingratitude, l’indifférence, l’inattention, etc.),

la lutte qui est engagée, avec l’aide des pouvoirs publics (au travers de la politique de la

ville16, de la politique du patrimoine et les financements de projets par le FASILD), est une

lutte contre l’oubli. Et cette lutte n’est possible, en réalité n’est légitime, que parce que le

passé n’est pas encore oublié. La preuve en est que ces « vieux » sont encore là et qu’ils

peuvent encore parler.

Toute la question est de savoir quels sont les dispositifs les plus appropriés pour rendre

compte de ce passé ? Comment recueillir des faits, les gestes et les paroles appartenant au

passé ? A partir de quels matériaux (archive, témoignage, objets, etc.) construire l’opération

historiographique ? Comment recueillir et préserver les matériaux existants ou encore

inconnus ; dispersés et menacés de disparition ? Et aussi et surtout dans quel but ou pour

quelle finalité scientifique et politique ?

16 Déjà en 87/88 la municipalité de Grenoble élabore un plan quinquennal de traitement des foyers de travailleurs immigrés. Soulignons ici l’importance de la politique de la ville dans le dispositif « mémoire ».

14

Rappelons-le : nous ne sommes pas avec la problématique de l’immigration et de la

mémoire uniquement dans l’espace des relations et des tensions scientifiques qui se nouent

au travers des catégories de la mémoire et de l’histoire. Nous ne sommes pas non plus dans

le cadre d’une phénoménologie de la mémoire ou de la question de la représentation de la

mémoire et de ses effets épistémologiques sur les pratiques professionnelles des historiens.

La mémoire ne fait pas encore l’objet d’une appropriation critique fondée à partir des grands

évènements de l’histoire ou des grands bouleversements historiques : la Shoah, la

déportation, les crimes nazis, etc. Si tel était le cas nous serions, d’une part, dans la

perspective d’une interrogation sur le statut politique du passé et de ses relations au présent,

et d’autre part, sur la mobilisation politique du passé dans des enjeux actuels.

La mémoire et les discours sur la mémoire quand ils sont rapportés à l’immigration sont de

l’ordre quasi exclusivement de l’hommage (au sens de promesse de rester fidèle et de culte),

de la reconnaissance (au sens de ralliement) et de la réhabilitation (au sens de rendre ou de

rétablir dans un état, des droits, etc.). Mais il importe de s’interroger ici sur les modalités

d’articulation de ce travail collectif de modification des représentations sociales, avec les

attentes de ces « vieux immigrés » et plus largement avec une « demande de mémoire » des

populations immigrées ou issues de l’immigration.

Sans doute que l’emploi extrêmement variable de la notion de mémoire qui est plus proche

du souvenir, du rappel, de l’évocation, etc., que de la définition maîtrisée, a pour fonction

fondamentale de réunir des points de vue, des perspectives et des intérêts par ailleurs bien

hétérogènes. Jamais, probablement, un thème n’aura fait l’objet d’un aussi grand nombre

d’usages pratiques ; évoquant à peu près tout : l’entreprise, le foyer, le travailleur, les

ouvriers, le racisme, la guerre, le quartier, les « vieux », les jeunes, les femmes, le

patrimoine, le « lien social », la littérature, la musique, l’école, les soldats, etc., jusqu’à en

faire un véritable lieu commun de l’évocation du passé dans l’espace public. On peut

légitimement se demander ce que la notion de mémoire est sensée qualifier au juste. En

effet, l’on sait faire de la sociologie, de l’anthropologie, de la linguistique, de l’histoire et

plus généralement des sciences sociales et humaines ; on ne sait jamais, à la simple lecture

des projets sur la « mémoire » et de ses discours approximatifs, ce que c’est que faire de la

mémoire. Faut-il y voir, une fois de plus, un effet de position des populations étudiées ?

Autrement dit, plus les populations sont socialement dominées (notamment les immigrés

mais pas uniquement) moins l’inquiétude épistémologique est un souci.

15

On comprend mieux, dès lors, pourquoi les discours, les projets et les pratiques sur la

mémoire et l’immigration se tournent et optent résolument vers l’esthétisation du passé et la

production d’opinions critiques à l’égard de « l’universel républicain ». Non pas que

l’intérêt de la mémoire soit un prétexte ou un alibi, comme nous ne pensons pas qu’il faille

le réduire à une simple stratégie idéologique. Simplement la question de l’intégration et de

la naturalisation de la présence dans la nation de ces populations à la fois françaises et

immigrées se pose aujourd’hui en ces termes : si l’étranger est celui qui n’était pas là depuis

le début, la mobilisation de la catégorie mémoire est une manière nouvelle, pacifique et à

moindre coût, de rappeler une présence dans le passé qui se continue dans le présent. Certes,

est-il dit, nous n’étions pas là depuis le début mais nous n’avons pas toujours été absents. Il

ne s’agit pas ici d’un rappel solennel à l’Histoire de France, il s’agit d’abord et avant tout de

dire sur un autre mode et avec d’autres mots l’impérative appartenance commune à un

même destin national. C’est ce que signifie et ce à quoi renvoie la notion de « mémoire

partagée ».

Si nous suggérons que les opérations liées à la « mémoire des immigrés » sont des

opérations de pacification des relations sociales (mais aussi entre ethnies, entre groupes

sociaux, entre classes, etc.), autrement dit une autre façon de rappeler mais cette fois-ci

pacifiquement et esthétiquement (c’est-à-dire sans choc et sans choquer) la violence des

rapports de dominations et des inégalités sociales, c’est parce que les leviers sur lesquels

s’appuie cette revendication de « mémoire commune » ou de « mémoire partagée », sont

l’art et la culture cultivée.

Avec l’art et la culture cultivée comme procédures de représentation du réel, la mémoire

rapportée aux immigrés est avant tout une parole déréalisée c’est-à-dire une parole

dépolitisée17 ; des souvenirs mis en paroles devenues une parole de musée pour publics de

musée18. Si cette parole est devenue audible et publique, si aujourd’hui elle suscite un si

grand intérêt, si elle semble aujourd’hui touchée par la grâce de l’art et la culture 17 « La ″discussion″ du tort n’est pas un échange – même violent – entre partenaires constitués. Elle concerne la situation de parole elle-même et ses acteurs. Il n’y a pas de politique parce que les hommes, par le privilège de la parole, mettent en commun leurs intérêts. Il y a de la politique parce que ceux qui n’ont pas droit à être comptés comme êtres parlants s’y font compter et instituent une communauté par le fait de mettre en commun le tort qui n’est rien d’autre que l’affrontement même, la contradiction de deux mondes logés en un seul : le monde ou ils sont et celui ou ils ne sont pas, le monde ou il y a quelque chose ″entre″ eux et ceux qui ne les connaissent point comme êtres parlants et comptables et le monde ou il n’y a rien », Jacques Rancière, La mésentente. Politique et philosophie, Editions Galilée, 1995, p.49. 18 Ennoblir pour oublier paisiblement n’est-ce pas la fonction fondamentale du musée, de tous les musées ? Jean-Claude Duclos, directeur du musée Dauphinois le résume parfaitement à sa manière à propos du futur musée de l’immigration : « C’est une machine à oublier, à se décharger, c’est une libération ; accompagner un travail de deuil. Le musée de l’immigration sera plutôt un musée d’idée et non de collection ou d’objets »

16

d’excellence – marque ultime de consécration – c’est parce qu’elle a quitté le registre du

politique et de la politique pour être exposée dans les espaces de l’art et de la culture

cultivée. Ce qui apparaît, de manière dominante, dans la photo, le documentaire, la vidéo, la

peinture, l’écriture à prétention savante ou profane, etc., c’est la figure de l’immigré

inoffensif bénéficiant d’un « respect » à retardement. Comme le dit si bien un de nos

interviewés : « A côté de la notion de mémoire il est toujours question de respect ». Et nous

pourrions ajouter, comme nous l’a implicitement suggéré un autre de nos interviewés : parce

qu’ils sont devenus respectables, leurs héritiers peuvent être enfin fréquentables (au sens de

commun, d’habituel) parce que convenables.

Parler de mémoire ou faire parler la mémoire, ou donner à la mémoire la responsabilité de

rendre dicible l’indicible ; chercher dans un certain passé la présence et la vie de milliers

d’hommes et de femmes que l’on avait « oubliés » est donc une manière plus euphémisée et

plus consensuelle de parler du présent et seulement du présent, c’est-à-dire de l’immigration

et de ses problèmes. De l’immigration et des problèmes qu’elle ne cesse de poser à l’ordre

national, à la nation et à la société. Les discours sur la mémoire, quand celle-ci est rapportée

à l’immigration, minorent profondément l’immigration comme question sociale, pour la

hisser au rang d’objet culturel légitime19. L’engouement social et culturel à propos de la

mémoire ne cache-t-il pas en réalité un véritable dépit (au sens strict de mépris) accumulé

ces vingt dernières années ? Le discours sur la mémoire et le passé seraient devenus les

catégories critiques pour dire que « l’universalisme républicain » n’est qu’un leurre ; et pour

reprendre l’expression d’un de nos interviewés que « l’universel n’est que de l’idéologie et

du mensonge ».

De l’injonction « Intégrez vous ! » nous sommes passés à un désir du « partage d’un même

destin » avec comme mot d’ordre « Leur histoire est notre histoire ». Pour qu’un tel projet

politique puisse se réaliser il faut agir sur le réel par la médiation d’une transformation des

« représentations sociales ». Après les luttes sociales, politiques et syndicales, les

protestations civiques, la réussite par l’école, la revendication de l’identité religieuse, voici

maintenant le temps de la lutte contre les discriminations à partir d’une action nationale sur

les représentations symboliques et sociales. Mais faire de la formule suivante : « Le but

fondamental est de dire que le parcours des parents n’est pas un parcours de perdants » (un 19 Cela ne suffit pas, bien entendu et en particulier pour les populations étrangères et celles issues des classes populaires, à régler la question des conditions d’accès aux espaces où serait mise en scène leur « culture ». Comme si l’émotion esthétique à elle seule suffisait à créer les conditions d’une appartenance commune. Autrement dit les projets plus ou moins sophistiqués sur la mémoire et l’immigration laissent entière l’aporie suivante : comment produire des biens culturels légitimes sans se « couper » des publics auxquels ces produits sont en théorie destinés ?

17

interviewé) une sorte de guide pragmatique pour l’action, suffit-il à changer l’ordre des

représentations des groupes dominants sur l’ordre des places et des assignations

identitaires ?

Ce qu’en disent les acteurs : mémoire pour soi, mémoire pour les autres

Lier sans plus de précaution mémoire et immigration est une autre façon, plus économique

et moins polémique, de revenir (plus ou moins confusément) à la notion d’intégration, terme

supposé usé et moins performatif. Mais les usages et les significations de la mémoire sont

ambivalents. Pour certains, en effet, l’objectif ultime de toute mobilisation pour la mémoire

n’a de sens que si elle permet « d’intégrer » les populations immigrées au sein de la société

française. Pour d’autres, au contraire, le recours à la mémoire serait justement un moyen de

« rompre » avec les discours et les « politiques publiques » qui ont réduit depuis plus de

vingt ans la question de l’immigration à une problématique d’intégration sociale et

culturelle.

La mémoire recouvre des significations multiples et différentes selon que l’on est militant,

intellectuel, expert, élu, ou puissance publique. Ces groupes, à partir de leur position

sociale, politique et professionnelle, ont une définition propre de ce qu’est ou ce que doit

être la mémoire.

Il n’est pas simple de décrire le rôle de chacune des parties dans la genèse puis le travail

d’imposition de la définition légitime de la mémoire. Celle-ci peut recouvrir tantôt des

revendications, tantôt désigner une politique, tantôt être proposée comme un concept

critique, ou même désigner un programme de recherches historiographiques. En fait, c’est

dans les interactions entre les groupes et les personnes que se définit et se redéfinit la notion

de mémoire.

Evoquer la mémoire est pour certains parler de leur vie, de leur expérience de l’immigration

et du travail, de leur participation aux luttes passées ou présentes. C’est aussi construire un

lien ou une continuité entre une expérience personnelle et celle du groupe. A l’usine par

exemple, le travail à la chaîne est un travail partiel qui offrait une vision du monde mutilée

et un point de vue restreint sur le monde. Dans cette perspective le recours à la mémoire

permet de reconstruire ou de se reconstruire une unité de soi après coup. Ainsi, pour le

président de l’association ATRIS le travail de mémoire sert à relier l’expérience particulière

à celle du groupe : « L’intérieur de l’usine de Renault Billancourt c’était une ville, je

18

travaillais sur les chaînes, je ne pouvais donc pas connaître ce qui se passait ailleurs, dans

d’autres endroits de l’usine ! Mais en faisant un travail de mémoire j’ai appris ce qui se

passait là-bas ! Avant il existait cette solidarité que j’avais vécue avec tous ceux qui étaient

autour de moi…. Mais, dans l’usine, rares sont ceux qui avaient une vision de toute l’usine.

Ce n’est pas possible ! C’est à l’occasion du travail sur la mémoire que nous découvrons

que nous n’avions pas connu la même usine et c’est donc en faisant ce travail de mémoire

que chacun a partagé sa vision avec les autres ».

La mémoire peut-être aussi appréhendée sous l’angle des fonctions sociales qu’elle peut

remplir. Ainsi, pour le Directeur, conservateur en chef du Musée dauphinois, Grenoble, un

travail de mémoire permet à la fois de connaître et de reconnaître les traumatismes du passé,

de les apaiser afin de les dépasser.

Pour d’autres encore, la mémoire est évoquée dans sa dimension politique, essentiellement

comme source de mobilisation pour obtenir l’égalité des droits. Ainsi, pour le président de

l’association D’un monde à l’autre, la mémoire est une « ressource idéologique pour faire

valoir des droits ». Un des responsables de l’association Ecarts d’Identité fait de la mémoire

une sorte de clef interprétative ; c’est, dit-il, une « nouvelle entrée pour parler autrement de

l’immigration. Avec la mémoire c’est une revendication de reconnaissance qui est exprimée

et cette reconnaissance fonctionne comme un moteur social. Avec la mémoire on remet du

lien et du sens dans les rapports entre immigration et société d’accueil. »

La directrice régionale du FASILD Nord-Pas-de-Calais insiste sur la distinction entre

mémoire et intégration : « La mémoire n’est pas l’intégration. La mémoire est un dispositif

de reconnaissance qui doit concerner tout le monde. »

Dans une perspective plus large, la mémoire traduit une volonté politique qui tente de

prendre en compte les préoccupations de groupes sociaux spécifiques. Pour Jacques

Toubon, tout ne doit pas être mémoire ; celle-ci n’est qu’un matériau pour l’histoire.

Si la mémoire, dit-il, permet de « nous rattacher à nos racines », c’est l’histoire et le travail

de recherche historique qui permettent de distinguer les « vraies racines » des « fausses

racines ». Ce sont les historiens qui peuvent nous dire que le « Français » n’a pas toujours

existé tel que nous le connaissons aujourd’hui. En ce sens, la mémoire contribue de manière

importante aux débats sur l’identité. Le rôle de l’historien se révèle alors déterminant.

Gérard Noiriel l’évoque en termes de primauté et de prééminence.

19

En voulant démontrer, par la preuve de la mémoire, que les immigrés ne sont pas « des

sujets sociaux tombés du ciel », en les rattachant historiquement à la Nation, on les

reconnaît comme membres de la cité. La mémoire permet ainsi de restituer le lien historique

entre l’immigré et sa société d’accueil. A partir de ce lien les revendications sociales des

immigrés deviennent audibles et les politiques publiques peuvent les considérer comme

légitimes.

La mémoire serait aujourd’hui, selon le président de D’un monde à l’autre, un nouveau

marché qui agrège des pratiques disparates mais sans réussir à formuler les questions

sociales essentielles. La notion de mémoire est fort éloignée de notions telles que l’égalité,

la citoyenneté ou encore l’intégration. Ainsi, les projets qui se rapportent à la mémoire

peuvent aussi bien se constituer autour de lieux consacrés tels les musées régionaux ou

locaux ou la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, qu’autour de projets plus

modestes et parfois sans rapport direct avec la mémoire. « La vogue mémorielle, affirme

Pierre-Jacques Derainne, s’est emparée des acteurs locaux. Ils s’en servent de plus en plus

dans les projets de réhabilitation urbaine. Aujourd’hui, pour procéder à la démolition

d’une tour HLM l’on mène des séries d’entretiens et on photographie les lieux et les

habitants. Ce faisant, l’on recrée artificiellement une mémoire collective là où il n’y en

avait pas. »

La mémoire comme lieu de rassemblement d’intérêts dissemblables

Au-delà des différentes définitions de la mémoire de la part de nos interlocuteurs, nous

pouvons considérer leurs discours sur ce thème en fonction de la position qu’ils occupent

dans un espace structuré autour de deux axes.

Le premier axe va de l’immigration comme condition sociale à l’élaboration d’un discours

savant ou intellectuel à son propos. Le second axe va des modes de mobilisation associative

ayant pour objet la mémoire à la traduction de ces mobilisations en termes de création

institutionnelle (par exemple la CNHI).

20

Schéma des positions

Le premier pôle situé au plus haut à gauche du schéma est constitué d’acteurs tels que le

président de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, d’un conseiller auprès du Premier

ministre, d’un membre du Haut conseil à l’intégration, d’un conservateur en chef du Musée

dauphinois, du directeur du Mémorial national de l’outre-mer. Il rassemble donc des

personnes riches en capital social, scolaire et culturel, dotées de pouvoir politique et

institutionnel. Ces personnes sont très impliquées dans l’élaboration de la Cité nationale de

l’histoire de l’immigration. Ils y interviennent en tant que représentants d’institutions

publiques. Le lien historique, social et national qu’il faut construire doit s’inscrire dans une

dynamique fondée inséparablement sur le « souvenir » et « l’oubli ». Plus encore, ce lien doit

lier et relier entre elles les histoires particulières de chaque groupe national (ou de chaque

communauté immigrée) et l’histoire de la nation afin de parvenir à une double

21

reconnaissance : reconnaissance des populations ou des « communautés » immigrées par la

Nation et reconnaissance de la part de ces groupes particuliers de l’histoire de la Nation

comme étant aussi leur histoire. Pour ce pôle, la « mémoire » c’est avant tout de l’Histoire,

celle de la France et de la nation française mais aussi de l’histoire nationale : « Leur histoire

est notre histoire ». La catégorie de l’histoire et la catégorie de l’universel (ou l’universalité

comme relatif au tout, au général ou à l’ensemble) sont deux catégories centrales.

A l’opposé de ce premier groupe sur le deuxième axe se situe un pôle constitué

d’associations ouvrières immigrées. Il s’agit ici de mémoires singulières constituées

d’histoires personnelles et collectives ; nous serions tentés de dire d’une mémoire structurée

par un destin de classe : les récits sont des récits d’ouvriers sur la condition ouvrière. C’est

notamment le cas de l’Association des mineurs marocains dans le Nord qui fait de la lutte

pour la « mémoire » une ressource stratégique pour faire valoir des droits (accéder par

exemple au statut de mineur français et aux droits qu’il confère notamment en matière de

retraite). Dans la représentation ouvrière la mémoire peut-être ramenée à des ambitions

maîtrisables ; ce sont indissociablement des souvenirs et des lieux de souvenir ; ce qui

n’exclut pas l’archive ou la photographie comme matériaux de reconstitution du passé. Mais

la mémoire c’est d’abord se souvenir d’épreuves collectives, des « moments de luttes et de

solidarité » ; des « moments de partage », des « moments de parole ».

Plus proche du pôle institutionnel et dépendant entièrement des politiques publiques et de

l’action de l’Etat, en particulier en matière de gestion sociale et culturelle de l’immigration,

un pôle constitué d’institutions publiques (principalement le FASILD) occupées localement

à produire des activités culturelles ayant pour thème la « mémoire » : expositions de

peintures, de photos ou d’objets, collecte de récits, archivages, rencontres conviviales,

inauguration de lieux réhabilités, conférences-débats, etc. A titre d’exemple, pour l’année

2003, le FASILD PACA a financé 28 organismes dont le projet était labellisé « mémoire » :

« Apport de l’immigration à la société française » (4 projets) ; « Mémoire de quartiers,

mémoire de villes » (8 projets) ; « Mémoire de femmes » (3 projets) ; « Patrimoine culturel

des pays d’origine » (2 projets) ; « Personnes âgées et anciens combattants » (3 projets) ;

« Parcours de travailleurs immigrés » (2 projets) ; « Guerre d’Algérie » (1 projet) ;

« Théâtre » (2 projets) ; « Accompagnement et soutien aux projets : identité, parcours,

mémoire » ( 1 projet). Dans le même ordre d’idée on se reportera aux projets sur la mémoire

répertoriés par la CNHI en février 2005. Sur 691 thèmes répertoriés, 20% portent sur

22

« Histoire et mémoire des populations » ; 10% sur « L’histoire de l’immigration » ; 10% sur

« Relations interculturelles » ; 10% sur « Cultures et pays d’origine » ; 2% sur « Histoire de

l’esclave ». Plus précisément encore, sur 435 «Projets par champ culturel », 23% sont

consacrés à l’« Ecriture » ; 18% à la « photographie » ; 12% au « Cinéma », soit plus de la

moitié des projets. Le reste se distribuant entre le « Théâtre », la « Danse », les « Arts

plastique », la « Musique », la « Lecture », le « Conte », et les « Multimédias »20.

A côté de ces trois pôles se situe un pôle intermédiaire constitué de sociologues, militants,

intellectuels, partisans ou critiques de « l’universalisme républicain », responsables

d’associations, etc. Ce sont là autant de promoteurs en normes symboliques, médiateurs et

surtout experts en glissement de sens dont la vocation est de faire circuler les idées, les

théories, les formules, etc., les plus légitimes qui se rapporteraient à l’impératif de la

mémoire dans le champ de l’immigration. Pour l’essentiel, leurs discours, prennent appui et

confortent leurs arguments à partir du savoir légitime des historiens. Mais, bien loin de

penser et de repenser les enjeux contemporains liés au « devoir de mémoire » et à la tension

entre mémoire et histoire, le thème de la mémoire, parfois dissocié de l’histoire, n’est pas

seulement un objet de l’histoire et de la recherche historique. Il constitue une représentation

de l’histoire, un autre discours sur le passé et en cela un concurrent possible de l’histoire

elle-même.

En faisant la synthèse des différentes définitions de la mémoire de nos interlocuteurs, et de

leurs positions différentes dans l’espace que nous avons retenu, quatre types d’usages de la

mémoire se dessinent.

♦ Un usage politique relatif à l’organisation et à la gestion du pluralisme au sein de la

société.

♦ Un usage militant qui mobilise le thème de la mémoire au profit d’enjeux sociaux et

politiques relatifs à la reconnaissance et à l’identité.

♦ Un usage professionnel consistant dans la mise en œuvre, localement, de politiques

d’Etat.

20 Aralis a mené un travail de recensement dans le cadre du projet Traces, qui a conduit à la rédaction de deux documents intitulés « Traces en Rhône-Alpes – projet d’une manifestation régionale de valorisation des mémoires et de l’histoire de l’immigration » et « Note d’étape – Repérage des initiatives ; propositions de pré-programmation ». Nous les remercions d’avoir mis ces documents à notre disposition.

23

♦ Un usage entreprenarial qui vise à produire une plus value symbolique par la

production et la promotion de projets scientifiques, esthétiques ou artistiques à visée

civique.

Conclusion

Les discours et les pratiques sur la « mémoire et l’immigration », qu’ils soient d’origine

individuelle, associative ou institutionnelle, se rapportent tous d’une manière ou d’une autre

à la question fondamentale de « l’intégration » des populations immigrées et de leur

descendance dans la société française. Les multiples initiatives passées, présentes ou en

cours sur le « devoir de mémoire », s’apparentent à une mobilisation du passé proche pour

obtenir des effets immédiats. Ces initiatives peuvent être qualifiées de nouveaux modes

d’interpellation esthétique et pacifique des pouvoirs publics sur l’importance et l’apport des

différentes immigrations à la nation française. Parler de mémoire et d’immigration ou de

l’immigration et de la mémoire ce n’est pas encore faire œuvre de connaissance historique

de populations longtemps tenues et se tenant à l’écart de l’ordre national. Sans aucun doute

est-ce aussi le signe de la constitution d’un marché de biens symboliques au sein duquel se

structurent des luttes pour le monopole du discours légitime sur la « mémoire immigrée ».

La production d’une connaissance historique maîtrisée des populations étrangères et

d’origine étrangère reste souvent une préoccupation secondaire. Aussi, il importe d’orienter

résolument l’effort collectif dans la création et le renforcement de dispositifs ayant pour

vocation le développement d’une véritable recherche sur l’histoire de l’immigration. La

préservation et la mise à disposition des archives privées et publiques en est la condition

première. La « mémoire immigrée » sollicitée aujourd’hui dans des projets à vocation

sociale ou au profit de mobilisations contre les discriminations peut également contribuer au

développement de la connaissance historique. Produite selon des règles et une méthodologie

appropriées la mémoire constituera à coup sûr un matériau pour l’histoire.

La politique de la mémoire et ses enjeux : trois pistes de recherche

Au terme de cette étude, il est possible de dégager trois axes de recherches possibles qui

recoupent les préoccupations relatives à la thématique de la mémoire rapportée à

l’immigration. Ceux-ci concernent L’économie de la mémoire, les groupes et les espaces.

24

Un premier axe viserait à comprendre le système de relations entre l’offre institutionnelle

(publique et privée) et la demande sociale en matière de mémoire dans le champ de

l’immigration.

Un second axe chercherait à analyser la dialectique et les tensions entre mémoires

particulières et mémoire nationale. Ce qui implique de réfléchir au rapport qu’entretiennent

les différents groupes à ce qu’ils considèrent être leur mémoire. Ce thème a été peu étudié.

Il y a en effet un paradoxe dans la revendication de la « mémoire » : on demande à l’Etat-

nation la « reconnaissance » d’une histoire singulière de « victime » constituée en une quasi

identité et dans le même mouvement on souhaite être « traité » comme les « autres ». Le

projet consistant à objectiver la « souffrance particulière » de l’immigré (mais lequel : le

Tamoul, le père algérien, la femme, les enfants, etc.) et à la verser dans l’espace des

souffrances qui attendent une « réparation » (quels que soient la nature et les formes de cette

réparation) peut, peut-être, aboutir à l’intégration de cette « mémoire particulière » dans la

mémoire nationale comme se cristalliser et se durcir autour de projets de « mémoires

exclusives de toutes autre mémoire ». L’objectif n’étant plus seulement la reconnaissance

mais l’exigence d’une « réparation » de la part de l’Etat-nation au nom d’une « souffrance »

unique et distinctive.

Un troisième axe recouvre la problématique de la mémoire et de l’immigration en partant

d’histoires territoriales et des liens complémentaires et des intérêts différents entre le local

(communes, départements et régions) et le national.

25