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Jacques Villeglé « L’artiste doit vivre à l’ombre de son œuvre. » Propos recueillis par Françoise Monnin Photographies Bertrand Rieger 56 57 n° 136 entretien

Mise en page 158 59 n°136 ^ Vous avez quatre-vingt-dix ans ce 27 mars ! Qu’est-ce qui vous fait encore courir ? Tout le temps, je me suis méfié de la vieillesse. La retraite,

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Jacques Villeglé

« L’artiste doit vivre à l’ombre de son œuvre. »

Propos recueillis par Françoise Monnin

Photographies Bertrand Rieger

5657 n° 136

entretien

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­̂ Vous avez quatre-vingt-dix ans ce 27 mars ! Qu’est-cequi vous fait encore courir ?

Tout le temps, je me suis méfié de la vieillesse. Laretraite, c’est bon pour certains métiers très pénibles. J’aitravaillé jusqu’à soixante ans comme architecte urbaniste. Letravail d’artiste c’est autre chose, c’est solitaire, l’emploi dutemps est librement organisé, cela permet de continuer à tra-vailler longtemps. Chaque âge a ses avantages. À l’heureactuelle, je fais peut-être un travail qui est moins dynamiqueque lorsque j’avais vingt ans, mais il me semble valable.

^L’Académie des beaux-arts, le statut d’immortel, celavous tente ?

Je n’ai jamais cru aux académies. Réunir quaranteartistes sous une coupole, gâteux, de surcroît ? Déjà, fairetenir deux artistes ensemble, cela ne dure jamais longtemps.Qu’il y ait une académie pour les littéraires, dont le champ decréation est la parole ; qu’on s’y contredise, qu’on ybalance… je le conçois, à la rigueur. Et encore : lisez le livrede Maurice Garçon, à propos des académiciens arrivant ivresen réunion. « L’immortalité c’est une plaisanterie entrenous » dit Jean d’Ormesson.

^Michel-Ange, Titien, Chirico, Picasso, Soulages,Alechinsky… Bien des maîtres ont été des nonagé-

naires actifs. La durée, est-ce un atout pour figurerdans l’histoire de l’art ?

Vous auriez pu citer Miró, qui jusqu’à la fin a eu sapersonnalité, et que j’admire parce que Espagnol, proche dePicasso, il a su faire une peinture qui soit le contraire ducubisme. Lorsque Picasso a exposé ses œuvres ultimes àParis, tout le monde était emballé. Je suis allé trois fois àl’exposition pour comprendre pourquoi. J’ai fini par remarquerqu’il cherchait des couleurs qu’il n’avait pas employées aupa-ravant. C’est déjà quelque chose.

^Avez-vous prévu des événements pour votre anniver-saire, en plus du livre que vous venez de publier auxéditions Nanga ?

Le Musée de Saint-Étienne m’invite. J’y ai déjàexposé, il y a une dizaine d’années, dans l’exposition collec-tive La fin de l’art. Elle réunissait des œuvres de ma généra-tion, des Situationnistes, des Lettristes et aussi desObjecteurs. Les miennes étaient présentées avec celles d’ar-tistes qui avaient trente ans de moins que moi. Je ne croisdonc pas à la fin de l’art. Je crois à l’évolution de l’art. En1902, Paul Valéry écrivait à André Gide que « l’art est destinésoit à apparaître soit à devenir méconnaissable ». J’ai inscritcette phrase dans un dessin que je suis en train de terminer,Perhinderion. En Breton ça veut dire « pèlerinage ».

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Je travaille aussi, actuellement, sur John Dee, un mathémati-cien anglais du XVIe siècle, naïf, illuminé, peut-être espion. Ila créé une écriture secrète. Je la mêle avec des rêveriesastronomiques, des textes de la Kabbale, des carrésmagiques comme ceux de l’écrivain Georges Perec… Je suisen train de mettre ça au point. Vous savez qu’au XXe siècle,en Afrique, on a créé sept alphabets différents ? J’aime lecurieux, le caché, ce qu’on ne comprend pas.

^Que souhaitez-vous que l’on garde de votre œuvre,essentiellement ? La notion de « Réalités Collectives »,incarnée par vos fameuses collectes d’affiches arra-chées, et que vous avez définie dès 1958 ?

Je n’ai jamais voulu mettre ma sensibilité person-nelle dans l’art mais toujours y mettre une sensibilité collec-tive. Je n’ai pas fréquenté les artistes de ma générationparce qu’ils faisaient tous de la peinture abstraite. En 1959,les affiches lacérées que Raymond Hains et moi exposionsont été remarquées par André Malraux, qui en a parlé àPicasso. Nous avons alors bouleversé le « milieu ».Aujourd’hui, qui s’en souvient ? L’art officiel français a toutfait pour barrer de l’histoire de l’art cette création collective.L’État ne s’est occupé que de certains d’entre nous, indivi-duellement, laissant d’autres de côté, d’une façon absolu-ment injuste. La première exposition des Nouveaux Réalistes

dans un bâtiment national, en France, s’est déroulée en2007 seulement ! Des treize Nouveaux Réalistes, alors, qua-tre seulement étaient encore vivants ! Or l’essentiel, dansnos Réalités, ce n’était pas qu’elles étaient Nouvelles (lesalon des abstraits avait été baptisé Réalités Nouvelles).C’est qu’elles étaient Collectives. C’est ça qui était impor-tant. Si vous relisez notre premier manifeste, écrit par PierreRestany en avril 1960, c’est clair.

Restany était éclairé car il avait fait ses études en Italie, oùMussolini n’avait pas établi de censure culturelle durant laSeconde Guerre mondiale. À Vannes où je vivais alors, lebibliothécaire appliquait la censure pétainiste de Vichy, alle-mande. À la bibliothèque municipale, il n’y avait donc aucunlivre sur l’art du XXe siècle. Beaucoup de lycées étaient fer-més et certains lycéens ont même été fusillés. J’étais tou-jours le dernier de la classe parce que j’avais compris qu’onne m’apprenait rien du tout. En 1943, j’ai fini par trouver le livre de Maurice RaynalAnthologie de la peinture en France de 1906 à nos jours. Puisj’ai trouvé un livre de Le Corbusier. J’ai compris alors que l’ur-banisme était à revoir complètement. J’en ai parlé avec unarchitecte chez qui je travaillais. Il m’a répondu que la VillaSavoye de Le Corbusier, c’était une caisse de carton dans unchamp de choux-fleurs.

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^Au début, vous avez collecté des affiches avecvotre ami Raymond Hains et vous ne vouliez pas lessigner. Puis, vous avez signé « Lacéré anonyme ». Etfinalement, vous avez signé « Villeglé ». Échec ?

J’ai créé le Lacéré anonyme parce que le matin jepouvais prendre une affiche très calme, et l’après-midi uneaffiche expressionniste. Je prenais le risque d’une perted’identité. J’avais compris qu’entre les affiches et la culture, il y avait dialogue. Et que donc, en prenant desaffiches, je faisais quelque chose qui évoluerait tout letemps. J’économisais l’angoisse créatrice puisque tout lemonde travaillait pour moi. Quand j’avais fini une série, jepouvais me reposer. La typographie allait changer, la cou-leur aussi. Dans le métro par exemple, le bleu des affichesa longtemps été gris. Après, il y a eu un bleu électrique. Jen’avais qu’à choisir.Avec mon Lacéré anonyme, je me suis distingué de Hains.Lui, a préféré les Abstractions personnifiées, un terme crééau moment le la Révolution française pour les députés quiprenaient la parole comme jamais on ne l’avait prise. Moi,je reste proche de l’anonyme de la rue. Hains, à la fin de savie, se prenait pour Louis XIV, il avait peur de la mort. Cequi était important pour lui ce n’était pas ses œuvres,c’était lui. Moi, je suis le conseil d’André Breton : « L’artistedoit vivre à l’ombre de son œuvre. »Mais nous vivons dans une société où l’économie existe. Jene suis pas un moine, pas un ermite. Je signe en échanged’un chèque, je vends. Je suis un homme civilisé. Je suiscomme tout le monde, pas différent d’un fonctionnaire,d’un ouvrier, d’un militaire. Je vis mon époque.

^Votre aventure fut relativement collective jusqu’en1963, date de la dernière exposition du groupe desNouveaux Réalistes. Trois d’entre eux sontaujourd’hui vivants : Martial Raysse (80 ans), DanielSpoerri (86 ans) et vous. Vous arrive-t-il d’évoquerensemble « le bon vieux temps » ?

Vous oubliez Gérard Deschamps, le plus jeune (néen 1937). Martial Raysse, je ne peux pas me joindre à lui.C’est Émile Bernard - félicité à dix-neuf ans par Vang Goghet par Gauguin mais qui ensuite a fait une peinture quin’avait aucun intérêt. Spoerri est comme moi un Bélier : ons’entend bien mais on ne se cherche pas. En plus il estnomade : à chaque fois que j’obtiens son adresse, il démé-nage. Deschamps enfin, a été déçu par Paris, il s’esteffacé. Il n’a pas supporté par exemple les insultes dePierre Restany qui, lorsqu’il prenait un artiste en défaut, leridiculisait en public.Moi, j’ai toujours considéré Restany comme le plus grandcritique de notre époque, celui de la mondialisation. Avectous ses défauts, sa grosse tête qui a fait qu’il est mortsolitaire. Il connaissait aussi bien ce qui se passait à NewYork qu’en Amérique du Sud. Il connaissait la Chine. Ilconnaissait derrière le rideau de fer. J’ai parlé de lui avecdes surréalistes, avec des communistes… Tous le respec-

taient pour son aptitude à la synthèse. Aujourd’hui encore,ses observations me permettent de comprendre lesartistes.

^Le vieux temps n’a pas toujours été bon. Vous avezvécu des crises durant lesquelles galeristes et collec-tionneurs s’évanouissaient. Quelle fut votre recettepour tenir bon ?

Je n’ai jamais reçu une subvention de l’État. Lesfonctionnaires aiment cela, cela leur permet de jouer au pro-tecteur. Mais j’ai toujours travaillé par mes propres moyens.Un jeune peintre vit de commandes. Avec les affiches, je nepouvais pas travailler sur commande. J’ai donc fait l’Écoled’architecture et travaillé à la surveillance de chantiers. Unmétier dangereux mais qui ne m’enfermait pas dans unbureau. Le dessin industriel m’aurait rapporté davantage,mais m’aurait donné moins de liberté. Je travaillais au télé-phone, montais des dossiers et me rendais d’un chantier àl’autre, en voiture. Après, le soir, j’avais encore la capacitéde faire un travail intellectuel. Cela, les fonctionnaires nel’ont jamais compris.

^En vous intéressant aux affiches, puis aux graffitis– à partir desquels vous avez élaboré un alphabet en1973 – vous faites figure de précurseur du Street art.Vous sentez-vous des points communs avec les graf-feurs actuels ?

Le Street art est un fait de société très important.Jeune, j’avais lu un article disant qu’aux Indes existait del’art éphémère, lors des grandes fêtes. Le Street art, c’estcela. Ses auteurs peuvent sortir de grandes écoles ou êtredes marginaux. Comme je fais des Réalités Collectives,c’est normal que je m’intéresse à ça. Avec l’alphabet que j’ai constitué, à partir de lettres repé-rées dans des graffitis depuis 1973, je viens de créer unesculpture : le mot Love. Celle qu’a créée un Pop artisteaméricain (Robert Indiana, 1970) est constituée de carac-tères typographiques du XIXe siècle. Les Américains n’évo-luent pas beaucoup…

^L’art de demain se fera dans la rue ?On ne sait pas. À l’heure actuelle, on se demande

si ce n’est pas la finance qui crée un mouvement. Mais lesindividus demeurent. J’ai connu l’Occupation. J’ai vuensuite revenir des ingénieurs, des généraux, des intellec-tuels, qui avaient été bagnards. Des artistes aussi, quiavaient toujours envie de dessiner. Même sur le sol, mêmeavec un caillou. L’art continuera toujours.

^Sous quelle pierre tombale souhaitez-vous êtreenterré ? Un menhir couvert de graffitis, en hommageà vos origines bretonnes ?

La mort ne m’intéresse pas. Disperser des cendresentre des pavés, pourquoi pas. En attendant, il me restepas mal de choses à faire.

En arrière-plan : 4 juin 1964, Rue Banche, 9e (détail) - 1964 – Panneau d’affiches arrachées – 58 x 42 cm

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Expositions :• Jacques Villeglé jusqu’au 6 mars au Musée deMorlaix (29)www.musee.ville.morlaix.fr• Jacques Villeglé / Mémoiresdu 5 mars au 22 mai au Muséed’art moderne et contemporain de Saint-Étienne métropole (42) www.mamc-st-etienne.fr• Jacques Villeglé / Quimper 2006en avril à la Galerie Georges-Philippe& Nathalie Vallois à Paris (75) www.galerie-vallois.com

Espace Jacques Villeglé :Baptisé ainsi depuis son inaugurationen 2007, le lieu d’art contemporainde la ville de Saint-Gratien (95) réaliseun travail de sensibilisation de qua-lité. Exposition Jean-Pierre Raynaudjusqu’au 19 mars. www.ville-saintgratien.fr

http://villegle.free.fr