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Mémoire de recherche pour le DEA de Relations Internationales de l’Université Paris I Militer à l’İşçi Partisi Multiplicité des carrières militantes, modes d’activation et de conversion des ressources dans un parti politique turc ne donnant pas accès aux rétributions électorales Présenté par Benjamin Gourisse Sous la direction de Monsieur le Professeur Gilles Dorronsoro Septembre 2005 1

Militer à l’İşçi Partisi · TİP et mouvement mené par Mihri Belli et Hikmet Kıvılcımlı, soutenu par Doğu Perinçek. MHP : Milliyetçi Hareket Partisi, Parti de l’Action

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Mémoire de recherche pour le DEA de Relations Internationales de l’Université Paris I

Militer à l’İşçi Partisi

Multiplicité des carrières militantes, modes d’activation et de conversion des ressources

dans un parti politique turc ne donnant pas accès aux rétributions électorales

Présenté par Benjamin Gourisse

Sous la direction de Monsieur le Professeur

Gilles Dorronsoro

Septembre 2005

1

Page 2: Militer à l’İşçi Partisi · TİP et mouvement mené par Mihri Belli et Hikmet Kıvılcımlı, soutenu par Doğu Perinçek. MHP : Milliyetçi Hareket Partisi, Parti de l’Action

Résumé du mémoire ____________________________

Le but de ce travail de recherche est d’apporter une modeste contribution à la

sociologie du militantisme et de la conversion des ressources en étudiant les types de carrières

et les mécanismes de conversion et d’accumulation des ressources dans un parti politique turc

n’offrant pas de rétribution électorale à ses membres.

Concrètement, on s’attache à isoler et expliquer les ressources « légitimes » et les

mécanismes de conversion de celles-ci à l’İşçi Partisi (İP), parti politique ultra-minoritaire que

l’on peut situer, dans une perspective davantage relationnelle que classificatoire, comme

participant au système d’action « nationaliste – souverainiste » du champ politique turc.

Grâce à l’étude des dispositions individuelles et de leur mobilisation par

l’organisation, notamment par l’inculcation d’une socialisation politique secondaire et d’un

ethos commun au groupe militant, on cerne les déterminants de l’engagement à l’İP ainsi que

les trajectoires sociales des participants. Ce faisant, on repère les ressources sociales pré-

partisanes légitimes aux yeux de la direction du parti et l’actualisation par celle-ci des

prédispositions de chacun.

La seconde partie est consacrée aux stratégies d’accumulation et de conversion

proprement dites des ressources des agents. Ici, la multiplicité des divers types de carrières

proposées par le parti est mise en regard des profils sociaux des agents, afin d’expliquer leurs

stratégies et les rétributions que confère l’activité partisane.

On découvre alors que si le parti offre des opportunités de carrière et d’accumulation

des savoir-faire, il s’avère particulièrement difficile pour ces militants et cadres de

l’organisation, « labellisés » İP, de reconvertir (ou si l’on préfère, transférer) dans d’autres

secteurs sociaux, ou même au sein d’une autre organisation du champ politique turc, le capital

politique ou militant constitué. Ainsi, l’étude des carrières à l’İP a l’avantage de renseigner

indirectement sur la nature, nécessairement circulaire, du « cadre de conversion » des

ressources sociales des participants.

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« L’université n’entend donner aucune approbation ou improbation aux opinions émises dans

ce mémoire. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur. »

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Remerciements

________________________

Ce travail de recherche a été dirigé par Gilles Dorronsoro, à qui j’adresse mes plus sincères

remerciements pour la confiance qu’il m’a témoignée et la façon dont il a accompagné,

humainement et scientifiquement, la réalisation de ce travail.

Je tiens également à remercier tous ceux qui ont contribué de près ou de loin à la réalisation

de cette recherche : Jean Louis Balans, qui m’a permis de me rendre en Turquie pour une

année « post diplôme » de l’IEP de Bordeaux ; Jean-François Pérouse, qui a contribué au

choix et à la définition du sujet traité ici ; Laurent Godmer, pour ses conseils, la qualité de sa

relecture du mémoire et la pertinence ses remarques ; Nikos Sigalas, qui par son éclectisme et

la finesse de ses réflexions, a représenté un modèle de rigueur intellectuelle influent pendant

toute la durée de la recherche.

Enfin, cette recherche et le travail de terrain mené de décembre 2003 à mai 2004 ont été

rendus possibles grâce à l’accueil de l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes, qu’il trouve ici

l’expression de ma gratitude.

Enfin, que tous mes interlocuteurs et enquêtés de l’İP reçoivent ma reconnaissance pour avoir

accepté de m’accorder un peu de leur temps et de répondre à mes questions.

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Note sur la prononciation du turc

________________________________________

ı est une voyelle intermédiaire entre i et é.

ö se prononce « eu », comme dans « peu ».

u se prononce « ou ».

ü se prononce « u » comme dans « tu ».

c se prononce « dj » comme dans « djellaba ».

ç se prononce « tch » comme dans « tchèque ».

g est toujours dur, comme dans « gramme ».

ğ ne se prononce pas, se rapproche du h français et prolonge la voyelle qui le précède.

h est expiré.

s est toujours dur, comme dans « dessus ».

ş se prononce « ch » comme dans « château ».

y est une consonne, il se prononce comme dans « yoga ».

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Liste des abréviations

______________________________

ADD : Atatürkçü Düşünce Derneği, Association de Pensée Atatürkiste.

ANAP : Anavatan Partisi, Parti de la Mère Patrie, président : Erkan Mumcu. Parti de centre

droit (tendance libérale) fondé en 1983, longtemps dirigé par Turgut Özal, premier

ministre de 1983 à 1989 puis président de la république de Turquie de 1989 au 17 avril

1993, date de sa mort.

ASD : Aydınlık Sosyalist Dergi, Revue Socialiste Clarté.

ATO : Ankara Ticaret Odası, Chambre de Commerce d’Ankara.

BBP : Büyük Birlik Partisi, Parti de la Grande Unité, président : Muhsin Yazıcıoğlu.

CHP : Cumhurriyet Halk Parti, Parti Républicain du Peuple, président Deniz Baykal.

CYDD : Cağdaş Yaşama Destek Derneği, Association de Soutien à la Vie Moderne.

Dev-Genç : Devrimci Gençlik, Jeunesse Révolutionnaire.

Dev Güç: Devrimci Güç, Force Révolutionnaire, groupuscule un temps présidé par Doğu

Perinçek.

DGM : Devlet Güvenlik Makhemesi, Tribunal de Sécurité de l’Etat.

DHKP-C : Devrimci Halk Kurtuluş Parti-Cephesi, Parti-Front Populaire de Libération

Révolutionnaire.

DP : Demokrat Parti, Parti Démocrate.

DSP : Demokrat Sol Partisi, Parti Démocrate de Gauche, président : Zeki Sezer (longtemps

présidé par Bülent Ecevit).

DYP : Doğru Yol Partisi, Parti de la Juste Voie, président : Mehmet Ağar (longtemps présidé

par Tansu Çiller, premier ministre de 1993 à 1996 et numéro deux du gouvernement

de 1996 à 1997 aux côtés de N. Erbakan du Refah Partisi). Parti se réclamant de

l’héritage du Demokrat Parti (DP), au pouvoir de 1950 à 1961 avec A. Menderes, et

de l’Adalet Parti (AP, Parti de la Justice), au pouvoir pendant les années 70 avec S.

Demirel.

FKF : Fikir Külüpleri Federasiyonu, Fédération des Clubs d’Idée, elle deviendra Dev Genç en

1969.

GP : Genç Parti, Parti Jeune, président : Cem Uzan.

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İP : İşçi Partisi, Parti du Travailleur, président : Doğu Perinçek.

KKTC : Küzey Kibris Türk Cumhurriyeti, République Turque de Chypre Nord.

MDD : Milli Demokratik Devrim, Révolution Démocratique Nationale, voie prônée au sein du

TİP et mouvement mené par Mihri Belli et Hikmet Kıvılcımlı, soutenu par Doğu Perinçek.

MHP : Milliyetçi Hareket Partisi, Parti de l’Action Nationaliste, président: Devlet Bahçeli.

MİT : Milli İstihbarat Teşkilâtı, Organisation de l’Intelligence Nationale.

ODTÜ : Orta Doğu Teknik Üniversitesi, Université Technique du Moyen Orient.

ONG : Organisation Non Gouvernementale.

ÖG : Öncü Gençlik, Jeunesse d’avant-garde, section de jeunesse de l’İP.

PCF : Parti Communiste Français.

PDA : Proleter Devrimci Aydınlık, Clarté prolétaire Révolutionnaire, revue fondée en janvier

1970 par des dissidents du Dev-Genç, en majorité MDDistes, dont Doğu Perinçek,

leader de l’İP.

PKK : Partiya Karkerên Kurdistan, Parti des Travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978 et

dirigé par Abdullah Öcalan, emprisonné depuis le 15 février 1999.

SD : Sosyalist Devrim, Révolution Socialiste, voie défendue par la présidence du TİP

(Mehmet Ali Aybar) dans les années 1960 contre le mouvement MDD.

SP : Sosyalist Parti, Parti Socialiste, parti fondé en 1989 par des proches de Perinçek alors

interdit d’activités politiques. Fermé en 1992 lors de la fondation de l’İP.

SHP: Sosyaldemokrat Halk partisi, Parti Social-démocrate du peuple. Président : Murat

Karayalçın.

TBMM : Türkiye Büyük Millet Meclisi, Grande assemblée nationale de Turquie.

THKP-C : Türkiye Halk Kurtuluş Partisi-Cephesi, Parti-Front Populaire de Libération de la

Turquie, fondé en 1971 et présidé par Mahir Cayan, il est fermé en avril 1972, après

l’exécution de Cayan le 30 mars 1972 par l’armée. Dev Yol (Devrimci Yol, Voie

Révolutionnaire) puis Dev Sol (Devrimci Sol, Gauche Révolutionnaire) lui

succèderont.

TİİKP : Türkiye İhtilâlci İşçi Köylü Partisi, Parti Révolutionnaire Ouvrier Paysan de Turquie,

parti illégal fondé en 1971 par les membres de PDA, dont Doğu Perinçek.

TİKKO : Türkiye İşçi Köylü Kurtuluş Ordusu, Armée Turque de Libération des Paysans et

des Travailleurs

TİKP : Türkiye İsçi Köylü Partisi, Parti Ouvrier Paysan de Turquie, parti légal fondé en 1978

par les membres du TİİKP. Dirigé par Doğu Perinçek.

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TİP : Türkiye İşçi Partisi, Parti Ouvrier de Turquie. Parti fondé en 1961 et fermé lors du coup

d’Etat du 12 septembre 1980. Présidé notamment par Mehmet Ali Aybar de 1962 à

1969, puis par Ayşe Boran dans les années 70.

TKP : Türk Komünist Parti, parti Communiste turc.

TKP-ML : Türk Komünist Parti – Maoïst Leninist, Parti Communiste Turc – Maoïste

Léniniste

TÜSİAD : Türk Sanayicileri ve İşadamları Derneği, Association des Industries et des

Entreprises de Turquie.

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10 février 2004, Rauf Denktaş, président de la République Turque de Chypre Nord

(K.K.T.C) est à New York pour négocier le plan Annan avec le président grec

Papadhópoulos. Pour cette occasion, l’İşçi Partisi (İP) lui manifeste son soutien en mobilisant

ses membres à Tepebaşı1. Un chapiteau est dressé, une permanence à ciel ouvert voit le jour,

des pancartes sont placées tout autour de cette place voisine du siège stambouliote du parti.

Les militants jurent de veiller le nombre de nuits nécessaire pour accueillir le « héros

national » lors de son hypothétique passage à İstanbul une fois les négociations terminées. Les

couleurs rouges et blanches du drapeau national turc sont omniprésentes, un service d’ordre a

été improvisé et partout où le regard du visiteur se pose, on peut lire « Dayan Denktaş, uyan

Türkiye » (« Résiste Denktaş, réveille toi Turquie »)2 ou encore « Kıbrıs’ı veren, Türkiye’yi

de verir » (« Ceux qui donnent Chypre donneront aussi la Turquie »). Le soir venu, les plus

courageux des militants et les « cadres » du parti se rassemblent sous la tonnelle pour écouter

un concert de musique traditionnelle, tous attendent l’intervention de trois personnages qui

doivent informer de l’évolution des négociations avant l’épreuve de la nuit. Le moment venu,

une trentaine de militants, jeunes et vieux, sont présents, le responsable du parti à Istanbul

prend la parole. Il relate le déroulement des négociations new-yorkaises, estime d’une façon

pessimiste les chances de victoire du camp national et passe la parole à son voisin, un

syndicaliste bien connu dans le parti pour avoir participé à de nombreux événements depuis

1968, et devenu pour l’occasion le représentant de la tradition « sociale – nationaliste » dans

laquelle le parti se positionne depuis ses débuts. Il fustige « l’impérialisme américain » et ses

exactions en Irak, dénonce les basses manœuvres de l’Union Européenne et en profite pour

exposer les bienfaits de « l’Eurasie », vague projet du parti censé répondre à l’Union

Européenne et aux Etats-Unis par une alliance des peuples « de l’Adriatique à la mer de

Chine », puissances désignées du XXI° siècle. La soirée continua, l’attente dura trois jours et

trois nuits de veille. Rauf Denktaş ne passa pas saluer ses fervents supporters de l’İP, ultra

minoritaires dans le champ politique turc.

1 Observation menée par l’auteur, à Tepebaşı, İstanbul, les 10, 11, 12 février 2004. 2 Sauf mention contraire, les traductions de turc en langue française sont effectuées par nos soins.

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A. Les problèmes méthodologiques rencontrés

Comme le suggèrent les quelques lignes précédentes illustrant un aspect du répertoire

d’action collective du parti, le groupe militant peut attirer l’attention de qui veut comprendre

les logiques de l’engagement et de l’investissement de structures partisanes dans un parti

minoritaire du champ politique turc. Mais la question des sources disponibles sur le sujet se

pose, notamment afin d’apprécier la faisabilité d’un tel axe de recherche.

Les sources primaires abondent, tant le parti est soucieux de médiatiser ses activités

d’une façon ou d’une autre. Les organes de presse du parti permettent de se familiariser avec

le discours de l’organisation, le registre du discours utilisé, ainsi qu’avec les principaux

éditorialistes et essayistes participant aux activités médiatiques de l’İP. Hebdomadaires,

bihebdomadaires ou mensuelles, les revues du parti sont nombreuses et diversifiées : Aydınlık

(la lumière), un hebdomadaire d’actualité ; le mensuel Teori, qui est certainement la revue la

plus « prestigieuse » avec des analyses de fond sur le système social, politique et économique

de la Turquie ; et Bilim ve Ütopya (science et utopie), une revue à caractère scientifique et

parfois polémique. Ces trois revues sont disponibles dans les kiosques. Öncü Gençlik (la

jeunesse d’avant-garde) est une revue éponyme de la section de jeunesse du parti, sa diffusion

est interne. Enfin, l’İP participe à la parution d’autres revues telle la Gençlik Cephesi (front de

la jeunesse) avec des partis participant au même système d’action.

Le site Internet du parti3 propose lui aussi de nombreuses analyses politiques, et recense les

événements organisés par le parti et les groupes qui lui sont proches. Enfin, les tracts,

programmes et déclarations de principe lors d’élections peuvent eux aussi être exploités. Les

archives sont inaccessibles, à fortiori pour un étudiant étranger.

La presse turque, notamment à l’approche d’élections, diffuse un grand nombre

d’informations sur les partis politiques, leur préparation aux scrutins, les luttes internes, les

stratégies de tel ou tel homme politique important. Malheureusement, elle n’a consacré que

trois articles4 à l’İP lors des dernières élections municipales pour citer les noms des candidats

de chaque parti, opération obligatoire en ces périodes. Parfois, elle relate les prises de parole

3 www.ip.org.tr 4 Nous nous appuyons ici sur un travail quotidien de revue de presse mené sur 10 quotidiens nationaux à l’occasion des élections municipales du 28 mars 2004, dans le cadre d’un groupe de recherche de l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes (IFEA), Istanbul, de janvier à mai 2004. « Ülkü Ocakları Kızıl Elma Koalisiyonu’ndan Cekiliyor », Zaman, 13 janvier 2004, p.3. « İP’nin İstanbul adayı Ünal Erdoğan » (le candidat de l’İP à Istanbul est Ünal Erdoğan), Cumhurriyet, 23 février 2004, p. 4. « İP Zeytinburnu adayı bekler » (l’İP attend le candidat de Zeytinburnu), Cumhurriyet, 7 mars 2004, p. 6.

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publiques de Doğu Perinçek, le président du parti devenu maître dans le maniement du

scandale médiatique, ce qui donne à l’investigation assez peu de données exploitables.

L’İşçi Partisi n’a jamais dépassé les 0,6%. En ce sens, c’est un « petit parti »5.

Néanmoins, il offre à l’observateur soucieux de découvrir son mode de fonctionnement et ses

logiques internes nombre de particularités dont le peu de travaux universitaires et d’ouvrages

de nature soit sociologique, soit historique qui lui sont consacrés ne rend pas compte. Ergun

Aydınoğlu, dans sa thèse de doctorat consacrée à la gauche turque dans les année soixante

(1960-1971)6 s’attarde sur l’existence du courant MDD (Milli Demokratik Devrim,

Révolution Démocratique nationale), mais ne fait qu’évoquer les partis et organes de presse

dont il accoucha et dans lesquels les futurs fondateurs de l’İP ont fait leurs premières armes.

Tarik Zafer Tunaya, n’en fait pas plus de cas dans son Türkiye’de siyasal partiler7 (Les Partis

Politiques en Turquie) et si l’on devine les orientations « idéologiques » du parti, rien n’est dit

sur son organisation ou son histoire. Les ouvrages turcs à caractère scientifique consacrés au

champ politique turc des années 1960 et 19708, tout comme ceux guidés par des

problématiques portant sur des objets plus contemporains9 ignorent le groupe de militant sur

lequel nous travaillons. Rien n’existe en langue française et si la littérature scientifique de

langue anglaise compte quelques ouvrages consacrés aux partis politiques turcs (dont le

Politics, Parties and Elections in Turkey regroupant des contributions sous la direction de

Sabri Sayari et Yilmaz Esmer, ou encore le Political parties in Turkey de Barry Rubin et

Metin Hepper10), aucun ne consacre la moindre page au parti qui nous intéresse ici. Nous

devons aussi évoquer l’existence d’un mémoire de fin d’études de l’université Galatasaray, les

partis politiques turcs et l’Europe, qui étudie les arguments de chacun d’eux en faveur de

5 Laurent (A.), Villaba (B.) (dir.), Les petits partis, de la petitesse en politique, l’Harmattan coll. logiques politiques. 6 Aydınoğlu (E.), La gauche turque dans les années soixante (1960-1971), thèse pour le doctorat de l’Université Paris I, avril 1993. 7 Tunaya (T. Z.), Türkiye’de Siyasal Partiler, Istanbul, Hürriyet Vakfı Yayınları, 1986. 8Avec par exemple : Feyizoğlu, Turhan, FKF. Fikir Kulüpleri Federasyonu. Demokrasi mücadelesinde sosyalist bir öğrenci hareketi, Istanbul, Ozan Yayıncılık, 2002 ; Lipovsky, Igor P., The Socialist Movement in Turkey. 1960-1980, Leiden, E. J. Brill, 1992 ; Mardin, Şerif, "Youth and Violence in Turkey", International Social Science Journal, vol. 1 n° 2, 1977, pp. 229-254; Ünsal, Artun, Türkiye İşçi Partisi (1961-1971). Umuttan yalnızlığa, Istanbul, Tarih Vakfı Yurt Yayınları. 9 Dorronsoro (G.) (dir.), La Turquie conteste, à paraître; Dumont (P.), Georgeon, François (dir.), La Turquie au seuil de l'Europe, Paris, L'Harmattan, 1991; Güneş-Ayata, Ayşe « Gecekondularda Kimlik Sorunu, Dayanışma Örüntüleri ve Hemşehrilik », Toplum ve Bilim, n° 51/52, 1990, 9-101; Hatiboğlu, Tahir, Eylül üniversitesi, Ankara, Selvi Yayınları, 1990; Helvacı, Nevzat, « 12 Eylül dönemi ve sonrası insan hakları sorunları » in Yüzyıl biterken Cumhuriyet dönemi Türkiye Ansiklopedisi, Istanbul, Iletişim Yayınları, vol. 13, pp. 720-731,1996; Massicard, Elise, Construction identitaire, mobilisation et territorialité politique : le mouvement aléviste en Turquie et en Allemagne depuis la fin des années 1980, thèse de doctorat en science politique, (dir. Gilles Kepel), IEP de Paris, 2002 ; Özen, Haldun, Entelektüelin dramı. 12 Eylül'ün cadı kazanı, Ankara, Imge Kitabevi, 2002. 10 Rubin (B.), Hepper (M.), Political parties in Turkey, Londres, Frank Cass, 2002.

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l’intégration ou non de la Turquie à l’UE. Des étudiants du département francophone de

sciences politiques et administratives de l’Université de Marmara ont réalisé un travail de

recherche d’une vingtaine de pages, avec notre collaboration, sur le programme économique,

social et les prises de position en politique internationale de l’İşçi Partisi. Une autre étudiante

a consacré son mémoire de maîtrise à la conception de l’Etat nation en Turquie avec pour

exemplification, le cas de l’İP. Ces travaux11, réalisés en mai 2004, permettent de mettre à

plat le programme du parti et s’avèrent être des premiers pas dans le travail de déconstruction

du discours des acteurs de l’İP.

C’est donc avec de grandes difficultés que l’İP peut être abordé, on ne le connaît pas,

on ne peut le comprendre qu’en regroupant des sources disparates et fragmentaires. Les

dictionnaires et encyclopédies consacrées aux partis politiques ou à la gauche turque

permettent d’effectuer certains rapprochements. On pense ici au Türkiye Solu Sözlüğü

(dictionnaire de la gauche turque) de Inönü Alpat12 dans lequel sont regroupés des

développements allant de quelques lignes à quelques pages dédiés aux personnalités,

syndicats, partis, organisations légales ou non de gauche. La Sosyalizm ve toplumsal

mücadeleler ansiklopedisi13 (encyclopédie du socialisme et des luttes sociales) constitue en

ce domaine une référence incontournable puisque les volumes six et sept traitent entièrement

de la gauche turque de la fin de l’empire Ottoman à la décennie 1980. Elle s’avère

particulièrement précieuse pour reconstituer certains parcours de militants, ou l’histoire des

scissions et recompositions de groupes aux idéologies proches. Cependant, on comprend très

rapidement que le travail d’observation et les entretiens sur le terrain seront les seules sources

d’informations conséquentes.

B. Problématique et axes de recherches

Un travail de recherche consacré au militantisme dans un parti politique nécessite de

s’aventurer dans des domaines déjà balisés par la sociologie politique européenne et nord

américaine et il faut s’intéresser aux travaux de chercheurs français ou anglo-saxons pour

11 Cakır (B.), Yıldırım (M.), Civelek (D.), Le Parti Ouvrier en Turquie, travail élaboré pour le cours de monsieur le professeur Laurent Godmer, Département Français de Sciences Politiques et Administratives de l’Université de Marmara, Istanbul, mai 2004. Aksu (C.), Le Parti Ouvrier. Etat nation(aliste) contre l’union européenne, mémoire de fin d’études, Département Français de Sciences Politiques et Administratives de l’Université de Marmara, Istanbul, juin 2004. 12 Alpat, Inönü, Türkiye Solu Sözlüğü, Istanbul, Mayıs yayınları, 2003. 13 Sosyalizm ve toplumsal mücadeleler ansiklopedisi (encyclopédie du socialisme et des luttes sociales), İletişim Yayınları, 1988.

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trouver des grilles d’interprétation et des outils d’analyse précieux. Concernant l’action

collective et l’étude des mouvements sociaux, outre les ouvrages fondateurs d’Obershall14

(Social Conflict and Social Movements, 1973) et d’Olson15 (Logique de l’action collective,

première édition 1965), il existe nombre d’ouvrages aux orientations diverses s’intéressant à

la question de l’engagement et des mobilisations collectives.

Olivier Fillieule16 qui a dirigé une Sociologie de la protestation. Les formes de

l’action collective dans la France contemporaine, et est l’auteur de Stratégies de la rue. Les

manifestations en France, et en collaboration avec Cécile Péchu17, de Lutter ensemble. Les

théories de l’action collective, est avec Johanna Siméant18 (La cause des sans-papiers, et en

collaboration avec Pascal Dauvin Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au

terrain) un des auteurs français contemporains offrant le plus de pistes méthodologiques sur le

sujet. Patrice Mann19(L’action collective. Mobilisation et organisation des minorités actives)

Erik Neveu20 (Sociologie des mouvements sociaux) ou encore François Chazel21 avec son

Action collective et mouvements sociaux sont eux aussi des sources fort utiles dans la

compréhension du militantisme et de l’action publique. Bien que les sujets traités par ces

auteurs puissent paraître éloignés de celui choisi ici, ils constituent une aide théorique et

méthodologique précieuse. Evoquons également Charles Tilly22 et sa définition du

« répertoire d’action » qui constitue un outil conceptuel heuristique dans l’étude du groupe

que nous allons mener.

Concernant l’étude des organisations, le modèle stratégique choisit par Michel Crozier et

Erhard Friedberg confère une vision heuristique des relations de pouvoir et des structures

lourdes de l’organisation. Mais c’est d’une organisation partisane dont il est question ici.

L’ouvrage pionnier de Michel Offerlé23, ainsi que les orientations de Frédéric Sawicki (Les

réseaux du Parti Socialiste24) donnent une importance bien plus grande que dans la sociologie

14 Obershall (A.), Social Conflict and Socail Movements, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1973. 15 Olson (M.), Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978. 16 Fillieule (O.) (dir.), Sociologie de la protestation. Les formes de l’action collective dans la France contemporaine, Paris, L’Harmattan, 1993. Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1997. 17 Fillieule (O.), Péchu (C.), Lutter ensemble. Les théories de l’action collective, Paris, L’Harmattan, 1993. 18 Siméant (J.), La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, Siméant (J.), Dauvin (P.), Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris, Presses de Sciences Po, 2002. 19 Mann (P.), L’action collective. Mobilisation et organisation des minorités actives, Paris, Armand Colin, 1991. 20 Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1996. 21 Chazel (F.), Action collective et mouvements sociaux, Paris, PUF, 1993. 22 Tilly (C.), La France conteste. De 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986. From Mobilization to Revolution, Reading, Addison-Wesley, 1978. 23 Offerlé (M.), les partis politiques, PUF, coll. que sais-je, 1987. 24 Sawicki, Frédéric, Les réseaux du Parti Socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997.

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classique des partis politiques aux relations intra partisanes, aux réseaux de sociabilité noués

au sein de l’organisation, aux rapports de pouvoir régulant la vie du parti politique.

Enfin, prétendre étudier le militantisme politique sans se pencher sur la socialisation

primaire ou secondaire de ceux qui décident de s’engager serait un non-sens25. Anne Muxel

interroge intelligemment les héritages, expériences, filiations générationnelles et contextes

pour comprendre l’expérience politique des jeunes. « Entre héritage et expérimentation. Entre

identification et novation. Telles sont les bornes de leur expérience politique »26, déclare-t-

elle à la fin de son introduction. Les pistes qu’elle trace doivent guider la présente recherche,

tant la socialisation des individus et l’importance qu’on lui accorde doivent être maniées avec

précaution. Mais c’est peut-être avec Annick Percheron, qui a consacré sa carrière à l’étude de

la socialisation politique, que ce domaine a véritablement progressé. L’auteur invite dans La

socialisation Politique à une évaluation raisonnée du rôle de la socialisation. « Envisager la

socialisation comme processus formateur de grille de lecture, de prédispositions, d’attitudes

profondes, c’est plaider en faveur de la persistance. Mais penser que les effets de la première

socialisation ne s’effacent jamais complètement, ce n’est pas rejeter l’idée qu’une partie de

l’identité et de la compétence du sujet puisse se transformer ni refuser qu’une même

prédisposition puisse à des moments, dans des circonstances autres, produire des

comportements dissemblables »27. En ce sens, l’individu est porteur de multiples dispositions,

acquises lors de ses expériences du monde social28. Idée que retient Alfredo Joignant qui,

dans un article de la Revue Française de Science Politique, encourage à la tenue d’un agenda

de recherche plus ambitieux prenant en compte les « facteurs politiques », les « cadres de la

socialisation », les « variables sociales » (caractéristiques spatiales, valeurs, et institutions

sociales), et « le niveau individuel d’analyse » (dynamiques psychosociologiques sous-

jacentes), dans une optique interdisciplinaire29.

25 Boltanski (L.), L’Amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métailié, 1990 ; Boy (D.), « Origine sociale et comportement politique », Revue française de science politique, 19 (1), p. 73-102 ; Durkheim, Emile, Education et sociologie, Paris, PUF, 1966 ; Dubar (C.), La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, A. Colin, 1991 ; Merelman (R.M.), « The Family and Political Socialization : Toward a theory of exchange », Journal of politics, vol. 42, n° 2, mai 1980 ; Miller (S.D.), Sears (D.O.), “Stability and Change in Social Tolerance: A Test of The Persistence Hypothesis”, American Journal of political science, vol. 30, n° 1, février 1986 ; Mayer (N.), Muxel (A.), La socialisation politique, Paris, A. Colin, 1993 ; Percheron (A.), La socialisation Politique, Paris, Armand Colin, 1993 ; Piaget (J.), Le jugement moral chez l’enfant, Paris, PUF, 1932 ; Piaget (J.), La naissance de l’intelligence chez l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1992 ; 26 Muxel (A.), L’expérience politique des jeunes, Paris, Presses de Sciences Po, 2001, p.16. 27 Percheron (A.), La socialisation politique, Paris, Armand Colin, 1993, p.192. 28 Lahire (B.), L’homme pluriel, les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998. 29 Joignant (A.), “La socialisation politique. Stratégies d’analyse, enjeux théoriques et nouveaux agendas de recherche”, Revue française de science politique, 47 (5), 1997.

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S’intéresser aux carrières militantes nous amène aussi à observer la division du travail au sein

de l’organisation et à nous pencher sur les théories de la participation au champ politique.

Daniel Gaxie30, de nombreux articles de Pierre Bourdieu31 dans la revue Actes de la

recherche en sciences sociales, et la sociologie des rôles sociaux développée par Jacques

Lagroye32 nous guideront dans cette entreprise.

Au regard des évolutions récentes des problématiques concernant le militantisme et les partis

politiques, nous intéresser, comme nous allons le faire, aux relations qu’entretiennent le type

d’engagement33 et les ressources des acteurs renseignera quant aux déterminants et aux

conséquences dans les carrières individuelles du militantisme dans un parti politique turc

pendant la période 1990 - 2005.

L’étude des carrières militantes à l’İşçi Partisi offre à la recherche un ensemble de

pratiques, de sociabilités et de formes d’actions particulières par leur activation, leur

structuration et leur type d’activation. Autant de spécificités qui nous ont convaincu d’oublier

les conceptions substantialistes des partis politiques et de leur préférer une étude approfondie

sur les façons dont ces organisations sont investies, utilisées et pratiquées dans les calculs

d’agents désireux d’en tirer des avantages de tous types. Précisons qu’il n’est pas question de

céder à la vision caricaturale d’un entendement économiciste et utilitariste des pratiques des

30 Gaxie, (D.), Les professionnels de la politique, Paris, PUF, 1973. Gaxie, Daniel, « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, n°27 fevrier 1977, pp.123-154. Gaxie, (D.), « Les logiques du recrutement politique », Revue française de science politique, vol. 30, n° 1, 1980. Gaxie, (D.), « Les facteurs sociaux de la carrière gouvernementale sous la V° République de 1959 à 1981 », Revue française de sociologie, 24 (3), 1983. Gaxie (D.), Offerlé, (M.), « Les militants syndicaux et associatifs au pouvoir », in Birnbaum, Pierre, Les élites socialistes au pouvoir, Paris, PUF, 1985. 31 Bourdieu, Pierre, « La représentation politique », Actes de la recherche en sciences sociales (ARSS), 1981, 36-37. Bourdieu, (P.), « l’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, 1986.Bourdieu (P.), « Questions de politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°16, p. 55-89. Bourdieu (P.), « Le capital social », Actes de la recherche en sciences sociales, n°31 janvier 1980. Bourdieu (P.), Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980. 32 Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), Sociologie politique , presses de Sciences Po et Dalloz, Paris, 2002. 33 Agrikolianski (E.), « Carrières militantes et vocations à la morale : les militants de la Ligue des droits de l’homme dans les années 1980 », Revue française de science politique, vol. 51, n°1-2, 2001, pp. 27-46 ; Berlivet (L.), Sawicki (F.), « La foi dans l’engagement, les militants syndicalistes CFDT de Bretagne dans l’après guerre », n° 27, Politix, 1994, p. 111-142 ; Collovald (A.) (dir), L’humanitaire ou le management des dévouements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002 ; Denis (J-M.), « Les syndicalistes de SUD-PTT : des entrepreneurs de morale ? », Sociologie du travail, vol. 45, n°3, 2003, pp. 307-325 ; Hirschman (A.), Bonheur privé, action publique, Paris, Fayard, coll. « Espace du politique », 1983 ; Hirschman, (A.), Les passions et les intérêts, Paris, PUF, 1981 ; Lagroye (J.), Lord (G.), Mounier (L.), Palard (J.), Les militants politiques dans trois partis français, Paris, Pedone, 1976 ; Mathieu (L.), « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analyse des mouvements sociaux », Revue Française de Science Politique, vol. 52, n°1, 2002, pp. 75-100 ; Mathieu (L.), « La « conscientisation » dans le militantisme des années 1970 », in Hamman (P.) et al. (dir), Discours savants, discours militants : mélange des genres, Paris, l’Harmattan, 2002, pp. 251-270 ; Peroni (M.) (dir.), Engagement public et exposition de la personne, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 1997, p. 99-109 ; Reynaud, Eric, « Le militantisme moral », in Mendras (H.) (dir.), La sagesse et le désordre. France 1980, Paris, Gallimard, 1980, pp. 271-286 ; Wieviorka (M.) et al., Raison et conviction : l’engagement, Paris, Textuel, 1998.

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agents mais plutôt de souligner la diversité des types de ressources mises en jeu dans l’activité

militante.

Influencés par l’ouvrage programmatique de Michel Offerlé, nous analysons l’İşçi

Partisi comme un groupe constitué d’agents sociaux qui se servent du parti de manière

diverses34. En ce sens, nous nous refusons à classer l’İP dans telle ou telle « famille de

partis », opération sur bien des points périlleuse, tant le substrat social et historique dans

lequel une organisation partisane s’insère, et la diversité des usages dont il fait l’objet rend

caduque toute tentative de classement. Certes, les entrepreneurs politiques ne peuvent pas

mobiliser autour de n’importe quel enjeu, ils doivent choisir des thèmes mobilisateurs

permettant de faire sens dans un champ politique constitué avant leur entrée dans celui-ci et

aux évolutions duquel ils doivent continuellement s’adapter et se repositionner ; mais ces

prises de positions dépendent en grande partie des types de ressources mobilisables et de l’état

du champ. A l’intérieur du champ politique, ces opérations de classement sont courantes et

donnent lieu à des luttes pour ou pour ne pas être classé sur l’axe droite/gauche ou dans une

sous-famille spécifique. Un agent interne au champ peut « faire carrière » sur sa capacité à

incarner une trajectoire spécifique par rapport à la classification dominante construite par le

champ médiatique ou par les leaders d’opinion. A l’İP par exemple, témoigner d’un profil se

situant « au-delà des clivages » peut devenir une ressource individuelle susceptible d’être

convertie en ressource partisane. Cela étant, notre travail tend à se situer à un autre niveau

d’analyse et prend pour objet les carrières individuelles des militants et des cadres du parti, ce

qui constitue l’intérêt spécifique de celui-ci. En effet, le but est ici d’apporter une contribution

à la sociologie de la transformation des ressources en étudiant les processus de conversion et

d’accumulation des ressources dans une organisation politique à l’envergure et au mode de

fonctionnement particuliers, s’inscrivant dans le champ politique turc.

Max Weber35 définit les partis politiques comme des « sociations reposant sur un

engagement libre ayant pour but de procurer à leurs chefs le pouvoir au sein d’un groupement

et à leurs militants actifs des chances – idéales ou matérielles - de poursuivre des buts

objectifs, d’obtenir des avantages personnels ou de réaliser les deux ensemble. ». La

« sociation » (Vergesellschaftung) est une relation sociale typiquement rationnelle puisqu’elle

se définit par le fait que « la disposition de l’activité sociale se fonde sur un compromis

34 Le parti étant « susceptible d’être l’objet d’investissements et d’usages sociaux très diversifiés : il ne s’agit plus dès lors de comprendre à quoi servent les partis (s’ils servent à quelque chose ils ne servent pas à la même chose pour tout un chacun) mais de rendre compte comment les agents sociaux intéressés par les partis les servent et « s’en servent » de manière extrêmement diverses », Offerlé (M.), les partis politiques, Paris, PUF, coll « que sais je ? », 1987, p. 10. 35 Weber (M.), Economie et société, tome 1 et 2, Paris, Plon, 1971.

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d’intérêts motivé rationnellement (en valeur ou en finalité) ou sur une coordination d’intérêts

motivés de la même manière. En particulier, la sociation peut (mais non uniquement) se

fonder typiquement sur une entente »36. L’entreprise – économique mais aussi politique –

n’est alors pas une chose, un objet donné, mais un type particulier de relation sociale ce qui

implique de notre part un nécessaire travail de déconstruction de l’objet, de dépasser

l’impression d’unité qu’il donne à voir à première vue37. Cela autorise l’étude des relations

que les membres actifs du parti peuvent entretenir avec les membres actifs d’autres entreprises

politiques ou associations dans le but d’améliorer leur situation personnelle. Le militant n’est

pas seulement militant, c’est un individu doté d’une histoire, d’une expérience et d’attentes

diverses. Il vit dans une époque dans laquelle il subit son environnement comme il peut

contribuer à le faire évoluer. Il est à la fois le produit d’une position sociale et d’une

socialisation particulière mais, dans une optique plus stratégique, fait quotidiennement des

choix, tisse un réseau de relations susceptibles de le faire évoluer et de transformer son

univers des possibles. Ses attentes dépendent alors d’une trajectoire particulière. Une

perspective s’impose, celle de la déconstruction de l’acteur collectif au profit d’une étude des

processus historiques et sociaux par lesquels « les acteurs individuels, dans leur diversité,

s’agrègent, s’excluent, s’institutionnalisent »38.

Une telle position a l’avantage de permettre une compréhension tant des mécanismes d’entrée

dans l’organisation que des méthodes développées conjointement par les entrepreneurs

politiques et le militant pour la promotion d’une carrière intra partisane. La question est dans

ce cas de savoir comment la direction et le militant s’entendent sur des intérêts communs,

quelles stratégies (modes de socialisation politique et répertoires d’action spécifiques) sont

développées des deux côtés pour l’obtention d’un niveau de bien être collectif apprécié par les

différents acteurs de l’organisation.

Comme le soulignent Michel Crozier et Erhard Friedberg39, les problèmes posés par

l’action collective et l’organisation sont complémentaires. Les organisations, ces « construits

humains », sont « des solutions toujours spécifiques que les hommes avec leurs ressources et

leurs capacités du moment ont inventées pour structurer leurs interactions dans et pour la

36 Ibid., p 78. 37 « Au centre de l’analyse, souligne Bernard Pudal, les luttes concurrentielles [des acteurs sociaux], les jeux complexes de leurs stratégies, leurs usages du jeu politique, les rétributions matérielles et symboliques qu’ils en retirent, les rationalisations qu’ils se donnent en fonction de leurs dispositions intériorisées, et celles qu’on leur procure en jouant et se jouant de ces mêmes dispositions », Pudal (B.), Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, PFNSP, p. 14. 38 Ibid. p. 13. 39 Crozier (M.),Friedberg (E.), L’acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1977.

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résolution de problèmes communs »40. Dès lors, il semblerait insensé de mener une étude sur

les trajectoires des militants sans interroger la « boîte noire » en elle-même, de refuser le

questionnement de l’organisation sous prétexte de se centrer sur des carrières personnelles qui

prennent place dans ces construits d’action collective.

Pourquoi et comment entre-t-on à l’İşçi Partisi, quelles variables entrent en jeu dans la

construction identitaire du militant İP ? Répondre à ces questions suppose d’étudier les types

de socialisations familiales, politiques, religieuses ou laïques favorables à l’engagement

politique dans un parti tel que celui-ci ; d’interroger le contexte dans lequel les futurs militants

ont appris à interpréter le monde qui les entoure et le passé de ces militants fermement

convaincus du bien fondé de leur engagement ; de comprendre pourquoi l’individu entend le

discours proposé par l’organisation. Car l’identité que l’İP se donne est pour le moins

paradoxale. Résolument progressiste selon ses défenseurs, le registre du discours utilisé est

contestataire et conservateur. L’İşçi Partisi dénonce parfois plus qu’il ne propose. Il dénonce

la perte d’un héritage et d’une avancée sociale incarnés dans les réalisations de Mustafa

Kemal. Il critique chaque semaine dans les colonnes de son hebdomadaire Aydınlık les dérives

d’un pays aux mains de dirigeants alliés à l’impérialisme étranger. Dans un registre

correspondant à ce que Guy Hermet a identifié comme le dénominateur commun des

populismes, il nie le temps nécessaire à l’action politique pour promettre tout, tout de suite et

prétend incarner la seule voie possible pour sortir le pays des abîmes dans lesquels la classe

politique toute entière l’a plongé. Fortement teinté de socialisme, étatiste, nationaliste et

militariste, le discours qu’il donne à entendre séduit un ensemble cosmopolite d’auditeurs

tantôt composé de déçus du libéralisme économique et de la politique « politicienne », de

nostalgiques kémalistes et de réfractaires à toute idée de changement. Son auditoire est

cosmopolite mais fortement disposé à défendre les vues d’un kémalisme revisité. Car le

kémalisme duquel se réclame l’İP n’est bien sûr qu’une interprétation de l’œuvre d’Atatürk.

La description des multiples usages possibles du kémalisme menée par Hamit Bozarslan dans

un livre récent consacré à l’histoire de la Turquie contemporaine41 prend ici tout son sens. En

citant des extraits du Discours (Nutuk) de Mustafa Kemal, il décrit les mises en garde du chef

d’Etat à l’encontre des « ennemis de l’indépendance et de la République » qui investissent

« par la force et la ruse toutes les forteresses, tous les arsenaux, tous les recoins du pays »,

ainsi que des « « détenteurs du pouvoir » coupables « d’ignorance, de connivence, voire de

trahison » [qui] se mettent au service des « intérêts des envahisseurs » ». « Ne serait-ce que par 40 Ibid., p. 15. 41 Bozarslan (H.), Histoire de la Turquie contemporaine, Paris, La Découverte, 2004, p. 105. C’est nous qui soulignons.

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ce traumatisme qu’il place au cœur de la culture politique » poursuit il, « le kémalisme

s’impose aussi comme une grille belligène, ne pouvant se reproduire qu’en classant et

déclassant, en qualifiant et disqualifiant tel ou tel groupe comme ami ou ennemi. Et en tant

que grille, l’usage qu’il autorise dépend en dernière instance des intérêts de ceux qui la

remplissent ».

Il s’agit maintenant de sortir du dilemme souvent relevé en sciences sociales, qui

oppose une description de l’action mettant l’accent sur les valeurs, les normes et la priorité

aux dispositions, à une vision plus stratégique plaçant les intérêts, les calculs des acteurs et

l’utilitarisme au centre de ses réflexions42. J. Siméant conseille sur ce point d’envisager avec

prudence « la place des calculs dans l’analyse de l’action collective, sous peine de verser dans

une conception étroitement instrumentale des choix individuels ».43 Il faudra selon l’auteur

tenter d’envisager la rationalité des acteurs comme instrumentale mais de comprendre que

celle-ci est utilisée pour la réalisation de desseins non instrumentaux.

Nous proposons donc une réflexion sur les « carrières » des militants de l’İşçi Partisi,

concept entendu ici selon la définition qu’en donne Erving Goffman. En effet, au regard de

l’objet étudié ici, il permet de pallier les insuffisances que celui de « trajectoire » contient.

Alors que l’analyse de la « trajectoire » d’un individu s’attache à mettre en évidence

l’évolution objective de celui-ci en terme de position sociale et de pratique des institutions,

celle de la « carrière » s’avère plus heuristique. Selon E. Goffman, « d’un côté, [le concept de

carrière] s’applique à des significations intimes, que chacun entretient précieusement et

secrètement, image de soi et sentiment de sa propre identité ; de l’autre, il se réfère à la

situation officielle de l’individu, à ses relations de droit, à son genre de vie et entre ainsi dans

le cadre des relations sociales. Le concept de carrière autorise donc un mouvement de va-et-

vient du privé au public, du moi à son environnement social, qui dispense de recourir

abusivement aux déclarations de l’individu sur lui-même ou sur l’idée qu’il se fait de son

propre personnage. »44. Ce concept nous autorise à mener une analyse plus fouillée des

ressources mises en jeu dans le militantisme. Davantage « plastique » que celui de

« trajectoire sociale », il permet une analyse s’attachant à pointer l’objectif sur les logiques

d’interaction, et aide à exclure les risques que fait courir la notion de trajectoire, parfois

utilisée dans une logique déterministe. L’utilisation dans les pages qui suivent de l’expression

42 Le parti pris de quelques auteurs comme Johanna Siméant témoigne d’un effort pour sortir de ce dilemme, en prenant en compte « l’épaisseur du réel », elle tente avec succès d’échapper à une conception purement instrumentale des choix des acteurs. C’est cette position méthodologique que nous essayerons de « tenir » pendant la durée de ce travail. 43Siméant (J.), La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 57. 44 Goffman (E.), Asiles. Etude sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Minuit, 1968, p. 179.

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« faire carrière » ne doit donc pas être interprétée comme la démonstration d’une

conformation à des « logiques sociales prédéfinies », mais comme la réussite ou l’échec de

« coups » toujours influencés par le contexte social dans lequel ils sont menés. Ce concept de

« carrière » nous oblige alors à considérer les évolutions du rapport qu’entretiennent nos

enquêtés avec le monde dans lequel ils évoluent et de leur perception de celui-ci. Cela ne nous

interdit évidemment pas de déceler des « logiques » ou des « sentiers de carrières » (même s’il

n’y a pas forcément de « plan de carrière »), mais nous n’avons pas présupposé de leur

existence avant de commencer ce travail de recherche.

Nous essayons alors de montrer comment l’organisation partisane, considérée ici

comme lieu de conversion de ressources, est investie par des militants dotés de

prédispositions conférées en outre par leur habitus dans un but d’accumulation et de

diversification de ressources de tous types, inaccessible hors engagement. Comment la

conversion s’opère-t-elle dans le « transformateur » de ressources qu’est le parti ?

Notre hypothèse de départ est qu’il n’existe pas un profil type de militant dans l’İşçi

Partisi, aux trajectoires sociales et aux intérêts homogènes, mais plusieurs, qui se singularisent

par les buts recherchés et la pratique de l’organisation qui leur est propre. L’option choisie, se

pencher sur la position initiale des candidats au militantisme, se justifie par la structure et le

mode de fonctionnement du parti, et nous prétendons que la manière dont sont disposés les

agents qui nous intéressent dans l’espace social leur confère des dispositions différenciées à

telle ou telle fonction dans le parti. Il est néanmoins légitime de se demander pourquoi retenir

cette variable et non la différenciation générationnelle ou spatiale (entre Istanbul et Ankara

par exemple). Nous cherchons à expliquer la relation qui existe entre le profil social des

participants à l’entrée, la pratique qu’ils auront de l’institution et la modification de leur

niveau de ressources et de leur position sociale que l’activité partisane induit. Pour ce faire,

nous ne pouvons retenir un nombre élevé de variables. La différenciation spatiale ou

générationnelle peuvent certes donner des clés de lecture intéressantes, mais elles ne

concurrencent jamais la puissance heuristique d’une démonstration en terme de profils

sociaux évalués grâce aux variations du niveau de ressources des individus au cours de leur

vie. La seule question cruciale ici est celle des implications finales du choix des variables.

Introduire l’option géographique ou générationnelle dans notre analyse obligerait à réfléchir

au cas par cas et empêcherait toute généralisation théorique. Nous ne cherchons pas à

dupliquer le monde empirique, mais à déceler les déterminants les plus significatifs dans la

carrière des acteurs étudiés afin de livrer une étude sociologique des carrières militantes à

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l’İP. Il est en outre possible d’exposer rapidement les raisons qui nous ont poussées à

identifier les variables pertinentes pour l’analyse et à en rejeter d’autres.

L’option géographique ne nous a pas parue pertinente tant le parti atteint un niveau de

centralisation élevé. C’est à Istanbul que tout se passe et de l’avis même des militants, le siège

d’Ankara n’est qu’une façade destinée à assurer l’obligation légale d’une représentation dans

la capitale. Les médias contrôlés par le parti, les membres les plus haut placés dans la

hiérarchie et les personnalités les plus médiatiques sont basés à Istanbul. C’est dans

l’ancienne capitale que sont organisées les manifestations culturelles, politiques, que les

réunions les plus importantes ont lieu. L’organisation de jeunesse (Öncü Gençlik), le parti

proprement dit, Aydınlık (la lumière, la clarté) l’hebdomadaire, Bilim ve Ütopya (Science et

Utopie) le bimensuel, Teori (Théorie) le mensuel, les éditions du partis (Kaynak Yayınları)

ont tous leur siège sur les rives du Bosphore. Il est alors certain qu’Istanbul donne aux

membres des possibilités et des opportunités bien différentes qu’Ankara ou qu’Izmir, que les

carrières militantes emprunteront des chemins distincts selon que l’on se trouve au centre

névralgique des activités du parti ou dans ses périphéries dépendantes.

Le choix d’une différenciation entre les générations a lui aussi été écarté tant il est

clair que cette variable n’explique pas les parcours de chacun. On peut réussir à tout âge dans

le parti, devenir président ou secrétaire général de l’organisation de jeunesse, profiter de

l’expérience de ses parents et de ce fait être propulsé vers le haut de l’organigramme du parti.

Les ressources de tous types des individus, et notamment sociales, ont ici un rôle bien plus

important que la génération dans laquelle on s’insère. Bien entendu, il ne faudrait pas nier

l’importance de cette variable et nous lui consacrerons un développement conséquent, mais

elle n’est pas le principal élément explicatif de la carrière des militants dans l’İP.

En réalité, nous avons choisi la trajectoire sociale des candidats à l’entrée parce que

l’observation que nous avons mené et ce que nous avons constaté nous ont presque imposé

cette variable. L’İşçi Partisi n’est pas une « institution totale »45 , en ce sens, les ressources

initiales tiennent un rôle important dans les postes que l’agent peut convoiter, dans sa manière

de pratiquer l’institution.

Il nous faut alors définir le concept de « ressource », préciser quel usage nous en

faisons dans ce travail et mener une clarification conceptuelle concernant plus précisément les

termes de « ressource sociale », « ressource individuelle », « ressource partisane » et de

45 Goffman (E.), op. cit.

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« ressource pré - partisane » ou encore de « portefeuille de ressources »46. La « ressource

sociale » est un attribut d’un agent, acquis ou hérité (pour utiliser un terme de F. Bailey,

« prescrit »47), susceptible d’être converti et utilisé dans ses diverses activités sociales et dont

la valeur est déterminée dans les « échanges de coups » auxquels l’agent prend part dans les

différents secteurs de sa vie sociale. Déterminée par et déterminante de la trajectoire sociale,

la ressource oriente la trajectoire en même temps qu’elle est constituée par la trajectoire

sociale des agents. Les « qualités » sociales des agents telles que leur place dans la structure

sociale, leur niveau d’éducation, ou leur stock de capital économique ne deviennent

ressources que relationnellement (est ressource ce qui est normativement reconnu comme tel)

et comparativement au stock de ressources des agents prenant part à l’échange dans le secteur

social où prend place l’interaction. Elle est le fruit de la transformation d’un profil. Ainsi, être

jeune ou diplômé ne sera considéré comme ressource que si ces particularités sont

monnayables sur le marché des biens symboliques, et après une opération de conversion.

La valeur d’une ressource sociale n’est donc pas donnée dans l’absolu, mais

déterminée par la somme des expériences passées des agents. Ainsi, il est peu probable qu’un

agent connaisse précisément son niveau de ressources (les phénomènes de

« misperception »48 étant toujours possibles), et que celui-ci soit fixé une fois pour toutes,

étant entendu que les activités des agents sont susceptibles d’amener un surplus ou une perte

de ressources, et que la valeur d’une ressource est soumise à des fluctuations engendrées par

le contexte social dans lequel évolue l’individu49. C’est ce qui se passe « dans » l’échange de

coups qui est déterminant. A l’instar de Michel Dobry, on peut alors critiquer toute « vision

instrumentale consistant à voir dans ces ressources des entités ayant une réalité isolable des

contextes sociaux dans lesquelles elles prennent place et « opèrent », ou, en d’autres termes,

des choses en soi » »50. La valeur et les propriétés d’une ressource ne sont alors stables que

« vis-à-vis de certaines logiques sociales particulières et des lignes d’action qu’autorisent ou

que définissent ces logiques. Ainsi, ces ressources ne sont-elles pas aisément transférables ou

« convertibles » d’un endroit de l’espace social en un autre »51.

46 Godmer (L.), Les mutations du capital représentatif. La sélection des représentants régionaux. Thèse pour le doctorat de science politique, Université de Paris I, décembre 2002. 47 Bailey, Frederic G., Les règles du jeu politique, Paris, PUF, 1971, p. 38-39. 48 Dobry (M.), Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1986. 49 Cf. Ibid. ; Gobille (B.), « Crise politique et incertitude : régimes de problématisation et logiques de mobilisation des écrivains en mai 1968 », Thèse pour le doctorat de science politique, Ecole des Hautes Etudes en Science Sociales, mars 2003. 50 Dobry, (M.), Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1986, p. 34. 51 Ibid. p. 35.

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On peut donc isoler des ressources sociales « au sens large », c'est-à-dire

économiques, culturelles, politiques, intellectuelles, susceptibles d’être investies dans des

secteurs sociaux divers ; et des ressources plus spécifiques qui font sens dans un secteur ou

un sous-secteur particulier. Par exemple, avoir été syndicaliste pendant de longues années à la

CGT peut s’avérer utile en cas d’investissement du champ politique (davantage au PCF qu’à

l’UDF, où la convertibilité52 de ce profil sera beaucoup plus difficile), mais s’avérera peu

efficace dans le champ universitaire. En ce qui concerne notre objet, nous pouvons isoler des

« ressources partisanes » entendues comme les ressources que l’activité partisane à l’İP

permet de briguer (statut, prestige interne au groupe, rétribution économique, réseaux

sociaux) et qu’un « portefeuille de ressources »53, « légitimes » ou « pré-partisanes »54 permet

d’atteindre. Ressources qui seront donc relativement plus aisément sujettes à reconversion à

l’İP qu’ailleurs, et que le parti va pouvoir utiliser pour son bon fonctionnement.

Pour ce faire, l’İP met en place des organes de socialisation politique particulièrement

efficaces, mais son but n’est pas d’effectuer une uniformisation des profils sociaux des futurs

militants. Il va mettre à profit les capacités, les ressources sociales, culturelles, intellectuelles

et économiques de chacun pour le bien être de l’organisation. Par exemple, le militant

fraîchement investi n’est pas censé couper les ponts avec ses anciennes relations, s’isoler ou

se replier dans le cercle fermé de l’organisation. Il a même pour devoir de maintenir des

relations qui pourront se révéler bénéfiques pour le parti. De même, la socialisation du parti

n’est pas une « école de cadres » comme on pouvait en trouver dans les partis et régimes

communistes, elle ne prétend pas former des élites İP mais créer du lien et encourager

l’acquisition d’un univers mental particulier. Le parti mettra en valeur les ressources initiales

de chacun et les utilisera si nécessaire dans son fonctionnement quotidien en les transformant.

Le fait est que l’on entre dans l’organisation doté de certaines ressources et que le

militantisme permet d’en conquérir d’autres toujours conditionnées par la nature de celles de

départ. Il y a donc conversion de ressources en fonction d’un système interne de légitimation

et de conversion routinisé (c'est-à-dire de « ressourcisation » et de reconnaissance d’un

« portefeuille légitime » de ressources).

52 Pour une étude sur la convertibilité des ressources sociales, cf. Godmer (L.), “Les élus régionaux néo-communistes dans les territoires politiques issus de l’ex-RDA. Domination du capital culturel et conditions de sa reconversion politique », Transitions, Bruxelles, vol. 43, n°2, août 2004, pp. 41- 48. 53 Godmer (L.), Les mutations du capital représentatif, op. cit. 54 Nous préférons le terme « légitime » à « pré-partisane », ce dernier comportant une fâcheuse connotation déterministe, et laissant à entendre que ces ressources seraient par essence susceptibles d’être converties et transférées dans le parti plus qu’ailleurs.

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C. Le travail de terrain et le recueil des sources orales

Si la littérature sur les partis politiques et les organisations en tout genre abonde, il faut

néanmoins souligner les précautions méthodologiques qu’impose une étude sociologique

portant sur les militants d’une entreprise politique parfois appelée « petit parti » et s’insérant

dans une histoire politique et sociale particulières. En outre, s’agissant d’un parti politique

turc particulier sur lequel « la littérature grise » ne s’est pas encore penchée, il convient de

discuter des biais et des potentiels « dangers » que peut comporter la méthode de recherche

utilisée. Le recours aux entretiens et au travail d’observation s’est avéré nécessaire au recueil

de données et si notre intérêt pour la Turquie est ancien, remontant à nos études à l’IEP de

Bordeaux (1999 – 2003), la découverte du pays et l’apprentissage de sa langue datent de

septembre 2003, soit quelques mois avant le début des entretiens et des observations. La

première difficulté consistait à rassembler des données sur un parti évoluant entre 0,2 et 0,6 %

des voix lors des scrutins locaux et nationaux, et qui fit l’objet de peu de travaux

universitaires ou d’investigations journalistiques. De plus, les membres du parti souffrent de

préjugés négatifs de la part de la grande majorité des citoyens turcs, que les interventions

médiatiques de leur président confortent bien souvent. Avant même la rencontre avec notre

premier contact, nous partions donc méfiants et un peu décontenancés devant la crainte de

trouver porte close et rejet envers un étudiant étranger désireux d’obtenir quelques

informations et de nouer les contacts nécessaires à la réalisation du présent travail. Nous nous

attendions à trouver un groupe fermé et suspicieux envers l’étranger venu se mêler des

affaires d’un groupe replié sur lui-même. Il est alors certain que ces préjugés à la fois

collectifs et individuellement incorporés ont porté préjudice à l’obligation d’objectivité à

laquelle nous devions nous conformer. Au sein de l’équipe de l’Institut Français d’Etudes

Anatoliennes (IFEA/CNRS, Istanbul), conseil nous a d’ailleurs été donné de nous présenter

comme un étudiant voulant mener une étude sur les relations entre les partis politiques

kémaliste et l’intégration de la Turquie à l’Union Européenne, sujet sur lequel nous n’avons

jamais vraiment pensé travailler. Bien heureusement, la réalité de ce qui nous a été donné

d’observer et le temps passé aux côtés de militants investis dans le travail de l’organisation

nous ont permis assez rapidement de surmonter l’obstacle que les trop grandes précautions et

idées préconçues plaçaient sur notre route.

Notre enquête repose donc sur plusieurs procédés classiques de recueil de données tels

que la distribution de questionnaires, la réalisation d’entretiens directifs et semi directifs, et

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l’observation55. L’importance de la méthode utilisée mérite quelques lignes de

développement. En marge des premiers entretiens qui ont été menés de décembre 2003 à mars

2004 nous avons distribué une soixantaine d’exemplaires d’un questionnaire composé de

questions ouvertes et fermées (retranscrit en annexe). De cette façon nous pensions pouvoir

obtenir davantage d’informations que les entretiens le permettent et pallier nos difficultés

d’expression et de compréhension de la langue turque en cours d’apprentissage56.

Très rapidement, une évidence s’est imposée à nous, le questionnaire ne pouvait remplacer les

entretiens qualitatifs pour lesquels nous allions devoir consacrer un temps considérable. De

plus, le taux de retour était assez faible, ce qui nous empêcherait de proposer dans le travail

final des données quantitatives exploitables. Concrètement, nous avons obtenu une

quarantaine de questionnaires remplis, ce qui représente une part non négligeable du nombre

de militants présents dans les locaux et lors des manifestations organisées par le parti, mais

une quantité trop faible pour l’exploitation quantitative, notamment dans les essais de

croisement des données (par exemple, le pourcentage de militants de moins de trente ans, au

niveau d’études élevé, membres d’associations extérieures au parti). La méthode qualitative

s’est alors imposée. Sur ce point, nous avons essayé de multiplier les angles d’approche et les

expériences. Lors d’une vague d’entretiens directifs nous posions des questions sur les

origines sociales des militants, leur mode d’entrée dans le parti ; pendant une autre consacrée

aux entretiens semi-directifs, nous leur demandions simplement de parler de leur

positionnement par rapport à des événements de politique intérieure ou extérieure ; un autre

jour nous leur avons proposé une série de termes ayant tantôt trait à la politique intérieure

(patrie, drapeau, gouvernement, citoyen, gauche, droite, etc.), extérieure (impérialisme,

indépendance, communisme, etc.), ou au caractère plus général (avenir, hiérarchie, héritage,

culture, révolution, etc.), les obligeant à exprimer deux idées ou deux mots auxquels ces

termes les faisaient penser, avec pour objectif de repérer quelques régularités dans les

réponses données. Ces méthodes de recueil de données nous ont permis de dépasser un

obstacle majeur que nous avions rencontré en début de terrain, à savoir que nos entretiens

recueillaient des discours davantage collectifs qu’individuels. Le travail d’observation a

constitué une partie importante de notre terrain si l’on considère le temps passé avec les

militants. Nous nous insérions dans leur univers physique, dans les locaux du parti, lors de

55 Le travail de terrain fut effectué à Istanbul lors d’un long séjour de recherche (septembre 2003-mai 2004), complété par une courte mission de deux semaines en février 2005 afin de vérifier les résultats antérieurement recueillis. 56 En effet, la totalité des entretiens et des questionnaires a été administré en langue turque, soit que les enquêtés ne parlaient pas l’anglais, soit qu’ils ne désiraient pas s’entretenir dans une autre langue que le turc.

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meetings électoraux, de réunions diverses et par exemple de manifestations de soutien au

président de KKTC Rauf Denktaş.

En tant qu’étranger qui commençait seulement à maîtriser la langue, nous ne

pouvions évidemment pas mener d’enquête à couvert et opter pour l’observation à proprement

parler participante, nous faire passer pour le quidam désireux de devenir militant afin d’éviter

tout refus d’admission dans l’organisation. Nous dépendions donc du bien vouloir des

membres du parti. A notre grand étonnement, les portes se sont ouvertes assez rapidement, les

contacts ont été pris par simples appels téléphoniques en choisissant dans un premier temps

les enquêtés dans la liste des responsables d’arrondissement disponible sur le site Internet du

parti57. Ce faisant, nous nous exposions à plusieurs conséquences, la première fut bénéfique.

Dans un parti où la notion de hiérarchie importe, cela nous permit de rencontrer en premier

lieu des personnes exerçant des responsabilités. En effet, nous nous sommes rendus compte

par la suite qu’il était difficile dans un premier temps de mener des entretiens sans avoir été

recommandé. La première question que l’on nous posait portait sur les connaissances que l’on

avait dans le parti, et les militants refusaient nos propositions de rendez vous sans s’être

auparavant renseigné auprès de la personne nommée. La méthode adoptée, dictée par le

besoin de progresser sans contact préalable a alors favorisé notre acceptation dans le cercle

des militants. Cependant, il est certain que l’identité que nous proposions aux enquêtés s’en

trouvait modifiée et engendrait une certaine modification de leurs attentes et réactions. Nous

avons dès lors été victime d’une appréciation constante des enquêtés à notre égard qui peut ici

aussi être un biais quant à l’exigence de neutralité que doit respecter l’enquêteur. Après notre

premier entretien, mené à Beşiktaş (arrondissement central d’Istanbul) avec l’aide d’un ami

francophone improvisé traducteur, un contact particulier nous a été recommandé, qui allait

pendant un temps « gérer » nos rencontres et notre accès aux données. Là encore, et le temps

d’enrichir notre liste de contacts, il nous a fallu faire avec les avantages et inconvénients d’un

tel type de pratique, mais une fois de plus, aucune intégration, de quel type qu’elle puisse être,

n’aurait été possible sans cette façon de procéder. Nous avons donc pu, après un lapse de

temps d’un mois, investir d’autres secteurs de l’organisation pour mener à bien nos

observations.

Les observations directes se sont déroulées dans les types d’espaces suivants :

1. Les bureaux du siège stambouliote du parti, situé à Beyoğlu, arrondissement central de la

partie européenne d’Istanbul.

2. Les lieux de détente du siège stambouliote du parti (cantine, salons, salles d’attente).

57 www.ip.org.tr

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3. Les bureaux d’arrondissement du parti (à Beşiktaş, à Kadıköy, à Eminönü), les entretiens

que nos enquêtés avaient acceptés servant aussi de prétexte à l’observation.

4. Les lieux de résidence de membres du parti, où nous étions parfois reçus, mais qui font

souvent office de bureau d’arrondissement du parti, comme dans l’İlçe (arrondissement) de

Beşiktaş.

5. Les lieux publics réquisitionnés à l’occasion d’événements organisés par le parti (meetings,

commémorations, manifestations de soutien), comme ce fut le cas lors du meeting tenu sur la

place de l’embarcadère de Kadıköy le 20 mars 2004 pour les élections municipales du 28

mars ou sur la place de Tepebaşı en février 2004; les lieux publics investis par l’İP à des fins

de tractage ou de vente de revues (rues, places publiques), telle l’Avenue de l’Indépendance

(İstiklal Caddesi) ;

6. Les véhicules censés amener les militants sur les lieux d’un meeting ou d’une

manifestation, avec notamment ces discussions dans un minibus acheminant des militants de

Beyoğlu à Yeniköy (arrondissement stambouliote situé sur la rive européenne de la mer

noire).

7. Les lieux publics tels des cafés ou des salons de thé dans lesquels certains militants nous

donnaient rendez-vous pour mener les entretiens, notamment lors de nos premiers entretiens.

Vient alors nécessairement le problème de la neutralité de l’enquêteur. Comme le

souligne Jean-Baptiste Legrave58 « l’enquêté, que l’enquêteur le veuille ou non, a une

représentation de l’enquêteur qui influe sur la parole produite » et nous n’avons jamais été

naïf quant aux différents discours qui ont pu nous être tenus, essayant fréquemment de gérer

un entretien qui ne se déroulait pas comme prévu. Discours d’acteur, répétition du programme

et de l’idéologie inculquée grâce au système d’éducation du parti ou même tentative

d’objectivation de sa propre pratique étaient monnaie courante. D’autres fois, la plupart des

cas, nous étions pris à partie, sommés de justifier le choix de notre sujet d’étude et de citer le

parti politique turc pour lequel nous aurions voté ou encore de dévoiler nos affinités politiques

dans le but d’engager une confrontation d’idées alors inévitable et de se voir suspecté de vices

divers tant la configuration du système de partis français est différente de son voisin turc.

Bref, autant de situations dans lesquelles il n’est parfois pas possible de jouer la carte de

l’autorité du poseur de questions ou de la neutralité imposée par la rigueur d’un travail de

sociologie politique. Autant de précisions qui concourent à une négation de l’idée selon

laquelle l’entretien serait une relation transparente au profit d’une conception faisant de celui-

58 Legrave, (J.B.), « La « neutralité » dans l’entretien de recherche. Retour personnel sur une évidence », Politix, Paris, n° 35, 1996, p. 213.

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ci une interaction entre agents sociaux qui échangent leurs points de vue, tendant à donner du

réel une explication « coproduite ». L’enquêteur voit alors le rôle que les manuels

méthodologiques lui assignent évoluer au profit d’un entendement certes plus modeste mais

effectivement réalisable, consistant à « proposer des éléments de réflexion à l’enquêté ».

L’image de l’enquêteur se posant sur les bases rassurantes d’une domination avantageuse sur

l’enquêté s’efface rapidement après les premières expériences de terrain.

Par ailleurs, nous avons souvent été contraint d’accepter les lieux et les durées des

entretiens, paramètres qui entrent eux aussi en compte dans la relation qu’entretiennent les

deux parties de l’échange. La configuration de notre terrain était bien sûr variable mais nous

avons passé une partie importante de notre terrain soit dans les locaux stambouliotes de l’İşçi

Partisi, soit dans des lieux investis par le parti pour un temps donné, autrement dit des sites à

l’accès limité, où nos contacts se sentaient en sécurité et insérés physiquement ou

imaginairement dans un univers familier. Nous étions l’élément extérieur, pas forcément

désiré, auquel ils accordaient un peu de leur temps. Il n’était alors pas rare de voir intervenir

un autre membre du parti qui, intéressé par l’intrus que nous constituions et soucieux de

donner son avis, venait s’intercaler dans la dyade que nous formions. S’ensuivait alors une

discussion à trois propice à la collecte d’informations mais différente de ce que nous avions

prévu au départ. Mais il serait inutile de nier la nature des relations, « extraprofessionnelle»

sur bien des points, que nous avons noué avec certains des militants, tout comme cela le serait

d’oublier que l’évolution de ces relations était un des buts que nous nous étions assigné dès le

départ. Ainsi une interview se transformait de temps à autre en point de rendez-vous

improvisé pour une sortie en groupe au caractère plutôt festif ; un déplacement avec un

caméraman de la chaîne câblée Ulusal Kanal (Chaîne Nationale, câblée, appartenant au parti)

se muait en moment de détente et d’échanges d’impressions sur la ville et les projets de

vacances, toutes choses combinant utilité pour la recherche et simple divertissement d’une

banalité toute extra universitaire. De cette façon, le rôle dans lequel nous étions cantonnés a

évolué, et cela a contribué dans une certaine mesure à la reconsidération des préjugés et des

classements préconçus dont nous étions à la fois victimes et producteurs. Mettant de côté

l’image de militants nationalistes, xénophobes et antisémites, nous avons appris à mieux

considérer les différentes facettes de ces militants et à dépasser certains préjugés

substantialistes, choses indispensables à la réalisation d’une étude sociologique.

La description de nos difficultés à respecter les exigences des nombreux manuels

spécialisés dans la façon de mener l’enquête de terrain prend place ici, nous le répétons, dans

un souci d’honnêteté et de rigueur correspondant à celles en vigueur quand il s’agit de

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nommer telle ou telle source bibliographique. Aussi pensons nous intéressant de rappeler cette

mise en garde de Luc Boltanski en avant propos de son livre consacré aux cadres : « Ces

entretiens ont été menés selon des modalités et dans une relation que la plupart des manuels

de méthodologie auraient sans doute réprouvée, comparable tantôt à la relation que

l’ethnologue un peu naïf (j’avais tout à apprendre sur cet univers) entretient avec son

informateur indigène ; tantôt à la relation du psychologue cognitif au sujet de ses

expériences ; sans même parler de ces amitiés et ces liens qui se nouent, inévitablement dans

ces entreprises de longue haleine. Instruit par la lecture des travaux méthodologiquement

impeccables et parfois terriblement vides, je me méfiais par-dessus tout, de l’interview en

bonne et due forme, accomplie sur le lieu de travail, avec la bénédiction de l’entreprise et de

ses dirigeants. »59

D. Déroulement du raisonnement

Afin d’expliquer les « carrières militantes » à l’İP, nous proposons de construire notre

réflexion en deux temps : l’étude de la mobilisation partisane des prédispositions

individuelles, puis celle des stratégies d’investissement de la machine par les acteurs.

La première étape de notre travail vise à isoler les déterminants de l’engagement et à

expliquer les mécanismes d’adhésion. En étudiant les socialisations primaires des futurs

membres du parti, nous essaierons de circonscrire les prédispositions partagées formant un

habitus commun, bien souvent ressource majeure des candidats à l’entrée. Le travail de terrain

nous a toutefois permis de discerner trois trajectoires sociales typiques de candidats à l’entrée

(trajectoire montante, stabilisation, déclassement) qui se subdivisent chacune en deux

catégories identifiables par les niveaux de capital économique et social. Il est alors utile de

comprendre comment le parti actualise les dispositions de ces six profils. Ici, la socialisation

partisane tient un rôle majeur tant par l’importance que lui donne la direction du parti, que par

ses conséquences sur l’homogénéisation de la façon dont les militants perçoivent le monde

qui les entoure. Nous nous interrogerons alors sur les techniques d’inculcation susceptibles

d’assurer cette homogénéisation et sur les instruments d’évaluation susceptibles d’en rendre

compte. Les prédispositions sont refaçonnées, interprétées et exploitées pour servir au groupe.

L’hypothèse est que cette prise en charge du militant est une technique d’incorporation à

l’institution, bien plus que l’acquisition d’un savoir théorique spécialisé, elle permet le

renforcement du lien fusionnel qu’il entretient avec le parti. La nouvelle socialisation intègre

59 Boltanski (L.), Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Minuit, coll « le sens commun », 1982.

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l’individu dans le groupe, celui-ci n’est plus tout à fait à même d’interpréter sereinement le

niveau d’investissement qu’on lui demande. Il intègre l’institution et comprend peu à peu les

possibilités et les types routinisés de « carrières » qui lui sont offertes par la marge de

manœuvre que ses ressources lui confèrent.

La seconde étape de notre réflexion, consacrée aux stratégies individuelles, familiales

et générationnelles des acteurs, nécessitera de considérer la structure de l’organisation en tant

que rapports de pouvoir. L’organisation, nous l’avons abordé plus haut, est le cadre

contraignant de la mobilisation. Elle est régie par un ensemble de règles, imposées par les

statuts dont s’est doté le parti. Ainsi, les acteurs évoluent dans un cadre préexistant à leur

entrée, et s’ils calculent et se positionnent d’une certaine façon en vue de jouer des coups

stratégiques particuliers, ils le font toujours selon leur place dans la relation de pouvoir. Mais

si les statuts et le modèle organisationnel jouent un rôle déterminant dans les possibilités

d’action, il serait naïf d’oublier qu’une règle est toujours interprétée, que le pouvoir est

toujours une « relation, et non pas un attribut des acteurs »60. La coexistence, souvent niée par

les militants, de plusieurs générations au sein de l’İşçi Partisi, aux caractéristiques,

expériences et marges de libertés différentes prend alors sens dans les relations et sociabilités

partisanes. Elle caractérise autant que les statuts et le modèle d’organisation choisi les

relations de pouvoir et donc d’une certaine manière les possibilités d’accumulation des

ressources qui pourront se développer dans le parti. Selon la place que les individus occupent

dans la machine partisane et ses structures officielles ou informelles, les pratiques et les

modalités d’action sont différentes. Cette étude du modèle organisationnel et des rapports de

pouvoir prend alors sens, puisqu’elle a pour principal intérêt de présenter le cadre dans lequel

l’individu va s’insérer. Comprendre les carrières militantes de l’İşçi Partisi amènera alors

enfin à analyser les stratégies de conquête des ressources des cadres et des « simples »

militants en fonction d’une part du profil de départ et d’autre part des ressources nouvelles

que l’activité militante met à disposition. C’est en évaluant ses propres chances de réussite

que le militant investit le parti, enserré par les liens multiples qui caractérisent les relations

intra partisanes nouées dans l’organisation. Ce faisant, il acquiert une légitimité nouvelle

permise par ses ressources à l’entrée et les avantages que l’organisation peut en retirer.

60 Crozier (M.),Friedberg (E.), op. cit., p. 65.

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Première Partie

La mobilisation des prédispositions individuelles

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La première étape de notre démonstration consistera à tenter de comprendre comment

le parti parvient à attirer l’attention de membres potentiels, comment des individus dotés de

ressources et d’expériences sociales particulières en viendront à entendre son message et

devenir militant İP. On l’aura compris, il s’agit d’interroger les rapports entre « les effets

politiques des déterminismes sociaux » et les « effets sociaux des engagements politiques »61.

Cette partie de notre démonstration doit beaucoup aux méthodes utilisées par Bernard Pudal

dans sa sociologie historique du PCF, par Luc Boltanski dans son étude portant sur les cadres,

ou encore par Michel Offerlé dans l’étude des organisations politiques qu’il propose. Il va

falloir « traiter l’entreprise […] non comme une « chose » ou comme des « choses »

successives mais comme le produit objectivé d’une pratique, et analyser, par conséquent, les

opérations de regroupement d’où elle est issue ainsi que le travail symbolique de définition

qui a occupé sa formation »62 ; c’est la construction du groupe par une véritable technologie

d’activation des dispositions individuelles qui nous intéresse ici.

Des expériences et un type de socialisation particulière motivent l’engagement mais

l’engagement lui-même imprime des modifications dans la vie et l’expérience des militants ;

comme le soulignent O. Fillieule et C. Péchu, « non seulement les motivations d’adhésion

sont diverses, mais par ailleurs le mouvement lui-même modifie l’attitude de ses membres. En

effet, toute une gamme de mécanismes organisationnels intervient pour consolider

l’engagement, que ce soit l’expérience de la cohésion, qui donne une composante expressive à

tout mouvement, ou bien les rétributions secondaires de la participation (prestiges, postes…),

ou bien encore les techniques qui enracinent l’identité individuelle dans le mouvement,

comme les rites d’adhésion quasi religieux ou le comportement cérémonial. Dans

l’engagement comme au dehors, l’acteur mélange donc « action rationnelle, irrationnelle et a-

rationnelle » (sans rationalité mais pas pour autant irrationnelle) »63.

Nous avons donc retenu deux temps dans les rapports qu’entretiennent les membres à

l’organisation, démarche parfois caricaturale mais qui permet une décomposition analytique

de l’évolution des relations individu – organisation, ainsi qu’une étude des transformations

que le militantisme imprime dans la vie privée et publique des membres. Il faut donc tout

d’abord mener une étude sur les prédispositions à l’action dont sont porteurs les individus

(chapitre premier). Ici, nous analysons la socialisation et les réseaux sociaux des candidats au 61 Siméant (J.), op. cit. 62 Pudal (B.), op. cit, p. 28. 63 Fillieule (O.), Péchu (C.), op. cit., p.67.

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militantisme, ce qui nous permet d’interroger l’homogénéité du recrutement du parti ; puis,

grâce aux nombreux entretiens réalisés sur le terrain, nous essayons de typologiser les profils

sociaux à l’entrée afin de relativiser les conclusions de l’étude sur la socialisation primaire des

militants et garder à l’esprit qu’« envisager la socialisation comme processus formateur de

grille de lecture, de prédispositions, d’attitudes profondes, c’est plaider en faveur de la

persistance. Mais penser que les effets de la première socialisation ne s’effacent jamais

complètement, ce n’est pas rejeter l’idée qu’une partie de l’identité et de la compétence du

sujet puisse se transformer, ni refuser qu’une même prédisposition puisse à des moments,

dans des circonstances autres, produire des comportements dissemblables »64. Dans le cas

présent, il faut prendre garde à ne pas accorder la prééminence à la socialisation primaire dans

l’explication de l’engagement. Un type de socialisation ne conditionne pas la totalité des

choix et orientations idéologiques des individus qui ont aussi à composer avec un quotidien et

des trajectoires sociales particuliers. Dans un deuxième temps (chapitre second), et cela

correspond au moment où la rencontre entre le parti et l’individu a eu lieu, nous nous

interrogeons sur les techniques d’inculcation et les pratiques susceptibles d’assurer

l’homogénéisation d’individus aux profils sociaux différents. Une telle démarche nous

permettra par la suite d’étudier la carrière politique des militants au regard de leurs

prédispositions éthiques et idéologiques particulières conférées par leurs trajectoires sociales

et le travail d’inculcation de schèmes de perception communs par le groupe. Existe-t-il des

trajectoires sociales types susceptibles de mener au militantisme İP ? Comment l’organisation

mobilise-t-elle les prédispositions et ressources de ses membres ? Quel type de sociabilité

cherche-t-elle à développer et par quels moyens s’y prend elle ? Enfin, que doit-on donner à

l’organisation pour espérer diversifier ses ressources ? Telles sont les questions guidant cette

partie de notre travail.

64 A. Percheron, op. cit., p.192.

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Chapitre I : Les prédispositions individuelles de l’engagement à l’İşçi

Partisi

Notre travail portant sur les trajectoires sociales des militants de l’İP, nous

commencerons notre développement par une étude de la socialisation primaire, des réseaux et

des profils sociaux des individus membres de l’İP. Ce faisant, nous devrions réussir à isoler

les déterminants de l’engagement ainsi qu’à reconstituer les parcours sociaux types menant au

militantisme à l’İP.

A. Une socialisation homogène d’individus aux réseaux sociaux convergents.

1. Historicité et « situation » de l’İşçi Partisi dans le champ politique turc

Afin de comprendre la congruence qu’il peut exister entre des prédispositions acquises

pendant la socialisation primaire, l’insertion dans des réseaux sociaux particuliers et

l’engagement dans un parti tel que l’İP, il nous faut consacrer quelques lignes à la description

des activités du parti et à son parcours dans le champ politique turc depuis la fin de la

décennie 1960. L’objet de ce travail, le militantisme à l’İP, nécessite cette étape liminaire de

« cadrage » de l’activité militante pour une meilleure compréhension de la « situation » du

groupe dans le champ politique turc.

Taxé de conservatisme, nationalisme et de pro-militarisme, l’İP est un des « mal

aimés » de la scène politique turque dans laquelle il ne parvient pas à acquérir une place

significative. Afin de comprendre cet état de fait, il faut se pencher sur l’histoire du groupe

constitué par Doğu Perinçek dont le noyau lui est resté fidèle depuis le début de la décennie

soixante-dix. Cette « petite histoire » de ce que l’on appellera le « groupe Perinçek », tant son

existence semble dépendre de la personnalité du leader, nous servira de point de départ dans

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l’analyse de l’organisation en exposant les raisons qui ont présidé à sa création et les traits

caractéristiques qui expliquent aujourd’hui encore beaucoup des particularités de celle-ci.

Selon les informations consultables sur le site du parti65, confirmées par les dires des

membres de la direction, l’İP serait le descendant du Parti Socialiste Ouvrier Paysan de

Turquie (Türkiye İşçi Çiftçi Sosyalist Fırkası), fondé en 1919 par Şefik Hüsnü. Cet héritage

fièrement revendiqué n’est qu’un stratagème destiné à conférer une légitimité historique au

parti. En réalité, le « groupe Perinçek » ne se forme qu’en 1968, au lendemain de la courte

présidence du leader à la tête de la Fédération des clubs d’opinion (Fikir Kulüpleri

Federasyonu. FKF). Afin de comprendre le positionnement et les modalités de la création de

ce groupe, il nous faut revenir rapidement sur le champ politique des années soixante et plus

particulièrement sur le développement de la gauche turque durant cette période.

A la faveur du nouveau texte constitutionnel élaboré par les intellectuels et

universitaires appelés par la junte militaire au pouvoir en 1961, des syndicalistes fondent le

Parti Ouvrier de Turquie (Türkiye İşçi Partisi, TİP) qui deviendra un parti important,

représenté à l’assemblée (il obtient jusqu’à 15 députés lors des élections de 1965) et porteur

des espoirs de la gauche turque en tant qu’organisation capable d’unifier les forces de gauche.

Les origines syndicales du parti autoriseront ses fondateurs à déclarer : « le parti ouvrier de

Turquie est le seul parti dans notre histoire qui fut fondé directement par des travailleurs », et

après avoir tenté de prouver l’impossibilité d’un développement capitaliste en Turquie, ils

formulent l’idée de voie médiane entre capitalisme et socialisme, une « voie non

capitaliste »66. « Le salut donc pour la Turquie est d’entrer dans la voie d’une orientation de

développement non-capitaliste. Nous pouvons définir la voie du développement non-

capitaliste comme un étatisme planifié, qui est appliqué et contrôlé pour le travail et par les

travailleurs. Dans ce système, le secteur public sera essentiel et vaste au point qu’il dominera

l’économie entière. Quant au secteur privé, il fonctionnera et se développera dans le cadre du

plan et comme un associé au secteur public. »67. Sur le plan de la politique extérieure, le parti

se positionne contre la participation de la Turquie à l’OTAN et pour une Turquie

indépendante. Très rapidement, d’intenses débats vont apparaître entre le TİP et des revues de

gauche comme Yön (Direction). Dans un célèbre article paru dans les colonnes du Yön,

Doğan Avcıoğlu déclare n opposition avec la direction du TİP que « les conditions concrètes

de la Turquie exigent des formules capables de rassembler et d’agir d’une façon beaucoup

65 www.ip.org.tr 66 L’ensemble des citations proposées à propos du TİP sont tirées de Aydınoğlu (E.), La gauche turque dans les années soixante (1960-1971), thèse pour le doctorat de science politique, Paris I, avril 1993. 67 « TİP Programı », p.74.

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plus conciliante. Dans un pays où le socialisme est présenté comme un désastre national, le

premier but devrait être la légitimation de cette idée et non un effort doctrinaire pur et dur. Il

fallait donc mettre l’accent sur le caractère nationaliste et indépendantiste du socialisme, sur

sa nature qui n’était pas contre la religion ni la famille, sur ses prises de positions libertaire et

démocratique, et enfin sur le fait qu’il était la seule voie qui puisse empêcher le communisme.

[…] Donner la priorité à la question du rôle du leadership de la classe ouvrière, vu les

conditions objectives du pays, ne servira qu’à disperser les forces progressistes. »68.

Malgré la virulence des débats internes, le TİP parvient à obtenir 15 sièges de députés

à l’assemblée lors des élections générales de 1965. C’est un succès qui légitime la voie

parlementaire et légale qu’il a choisi. 1965 est aussi l’année de création du FKF (Fikir

Kulüpleri Federasiyonu, Fédération des clubs d’opinion), fondé par les jeunes militants du

TİP dans le but de mobiliser la jeunesse universitaire du pays. Pendant cette période, des

débats passionnés animent la gauche, menés d’un côté par le TİP, de l’autre par des

personnalités telles que Hikmet Kıvılcımlı ou Mihri Belli. Le premier est un vétéran

communiste qui, au lendemain du coup d’Etat du 27 mai 1960 avait appelé le comité d’union

nationale (CUN) au pouvoir à former un parti de deuxième libération nationale – en référence

à celui dirigé par Mustafa Kemal. Il leur propose alors de réaliser le programme d’un parti

qu’il avait fondé dans les années cinquante (le Vatan Partisi, Parti de la Nation) reposant sur

« l’Etat bon marché », « l’industrialisation » et la « réforme agraire ». Le second a été

condamné lors du procès du TKP (Parti Communiste de Turquie) en 1951 et a ensuite essayé

de convaincre les officiers putschistes de la nécessité du soutien des masses paysannes envers

un pouvoir militaire qui réaliserait la réforme agraire. Il fonde le mouvement MDD (Milli

Demokratik Devrim – Révolution Démocratique Nationale) à la fin de l’année 1967, ainsi que

Türk Solu, tribune des idées du mouvement qui accueillera régulièrement Kıvılcımlı de son

premier numéro jusqu’au dernier, bien que celui-ci se situe toujours en dehors du mouvement

MDD.

D’après ce mouvement la tâche première à accomplir est le rétablissement de

l’indépendance complète, ce qui les opposera avec la direction du TİP pour qui la victoire

électorale du parti est la preuve du bien fondé de la « révolution socialiste » qu’ils

encouragent. C’est bien par leur nationalisme que les MDDistes se distinguent de leurs

compagnons du TİP. Pour exemple, reprenons un extrait d’un ouvrage de Mihri Belli cité par

Ergun Aydınoğlu : « La question d’aujourd’hui n’est pas « est-ce que tu crois au 68 Doğan Avcıoğlu, « Türkiye İşçi Partisine Dair » (A propos du Parti Ouvrier de Turquie), YÖN, n°50, 20 novembre 1962, p.3 ; cité par Ergun Aydınoğlu, La gauche turque dans les années soixante (1960-1971), thèse pour le doctorat de science politique, Paris I, avril 1993.

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socialisme ? » mais « est-ce que tu es pour ou contre l’indépendance nationale ; est ce que tu

es pour ou contre la Turquie indépendante ? Le plus grand effort d’Atatürk était de donner un

sentiment de fierté nationale aux jeunes générations. Le sentiment de fierté nationale est une

bonne chose. Il amène les gens au socialisme. […] Quand nous étions jeunes, nous étions une

génération qui prenait au sérieux les slogans tels que « un turc vaut le monde » ou « quel

bonheur de dire je suis turc ». »69

C’est à ce moment précis que Doğu Perinçek, depuis peu diplômé de la faculté de droit

d’Ankara, entre en politique, sensible aux idées de Mihri Belli et de Kıvılcımlı. Il prend part

au groupe MDDiste, se déclare favorable à ceux-ci dans leur opposition avec le courant de la

« Révolution Socialiste » (Sosyalist Devrim), et devient pendant une très courte période

président du FKF, à la faveur d’une mésentente entre ses concurrents les plus directs. Cette

organisation devient le lieu d’une lutte acharnée entre les deux fractions (MDD/TİP) et le

FKF compte alors cinq comités exécutifs différents. Perinçek doit abandonner la présidence

de l’organisation, il est suivi par ses plus proches compagnons et participe à la revue Aydınlık

Sosyalist Dergi (ASD, Revue Socialiste Aydınlık70) tribune des idées MDDistes. Quelques

mois plus tard, il participe à la fondation de İşçi Köylü (Ouvrier Paysan), édité par les

MDDistes à partir du début de l’année 1969. Après le coup d’Etat du 12 mars 1971, le groupe

rassemblé autour de la personnalité de Perinçek s’orientera vers le maoïsme et diffusera ses

idées dans le PDA (Proleter Devrimci Aydınlık, Aydınlık Prolétaire Révolutionnaire). Le

jeune leader décida alors de fonder sa propre organisation, le TİİKP (Türkiye İhtilalci İşçi

Köylü Partisi) qui souffrit très rapidement d’une scission de ses membres les plus radicaux,

menés par İbrahim Kaypakkaya, l’accusant de pacifisme et qui s’en iront fonder le TKP-ML

(Türkiye Komünist Partisi–Marksist leninist. Parti Communiste de Turquie–Marxiste

Léniniste). Les fondateurs du TİİKP sont d’anciens membres du FKF (devenu Dev-Genç)

proches des idées de Kıvılcımlı et de Mihri Belli, ayant opéré pour d’obscures raisons une

scission au sein du MDD afin de fonder leur propre organisation.

A la suite du coup d’Etat de 1971, le TİİKP dont un des barons est Perinçek, recrute de

nouveaux partisans et devient le TİKP en 1978 (Türkiye İşçi Köylü Partisi, Parti Ouvrier

Paysan de Turquie) après de nombreuses années d’illégalité. Ses membres ont bien souvent

vécu l’enfermement après le coup d’Etat, et se sentent proches de la mouvance

révolutionnaire turque. Cependant, ils fustigent à la fois l’impérialisme économique et

politique américain et l’impérialisme social de l’URSS, ce qui les amène à dénoncer l’attitude 69 Mihri Belli, Yazılar, Ankara, Sol Yayınları, 1976, p. 96 (cité par Ibid.). 70 Aydınlık signifie « clarté » dans un sens premier, mais ce terme est aussi employé pour désigner les intellectuels et autres « éclairés ».

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des « gauchistes » lancés dans la lutte armée. Ils se démarqueront d’une façon encore plus

explicite en publiant dans les colonnes d’Aydınlık les noms et adresses de ces « gauchistes »

au prétexte que « l’anarchisme conduit l’unité nationale au chaos », ce qui les isola dans le

sous champ politique de la gauche radicale turque. Malgré cette attitude, le parti fera l’objet

d’un procès après le du coup d’Etat du 12 septembre 1980 et Perinçek purgea une peine de

quatre années de prison. A la fin des années quatre-vingt, interdit d’activités politiques,

Perinçek crée le Parti Socialiste (Sosyalist Parti) en 1989 et délègue son autorité à ses plus

fidèles lieutenants pour retrouver par la suite une partie de ses compagnons d’antan. Après la

fermeture du SP par décision de la cour constitutionnelle en 1992, l’İşçi Partisi lui succède.

Résultats électoraux de l’İP aux élections locales de 1994 à 2004

Elections locales de

1994

Elections locales de

1999

Elections locales de

2004

En pourcentage 0,18 0,12 0,24

En nombre de voix 16.592 12.638 79.813

Résultats de l’İP aux élections législatives de 199171 à 2002

Elections

législatives de

1991

Elections

législatives de

1995

Elections

législatives de

1999

Elections

législatives de

2002

En pourcentage 0,44 0,22 0,18 0,51

En nombre de

voix

108.369 61.428 57.593 160.227

Il compterait entre 40.000 et 50.000 membres, dont 4000 militants, chiffre à relativiser

tant le nombre de militants dans les partis politiques turcs est susceptible de manipulation par

les organisations elles mêmes. Le nombre de 1000 à 2000 (qui paraît, au regard de nos

71 Les chiffres de 1991 correspondent aux résultats obtenus par le SP, prédécesseur de l’İP dirigé « à distance » par Perinçek.

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observations un peu plus « réaliste », ou parfois de 500 militants actifs et de 100 « vraiment

impliqués » est avancé par nos enquêtés, mais là encore il faut considérer cette donnée avec

prudence.

« Il y a 40.000 membres dans tout le pays mais ça ne veut pas dire grand-chose le nombre de membres. On est 500 militants mais dans ceux-ci il y a à peu près 100 militants motivés et vraiment impliqués. Ce sont des chiffres déjà anciens, je ne connais pas les plus récents. »72

Farouchement contestataire envers les différents gouvernements qui ont dirigé le pays

depuis sa création en 1992, l’İP reste pro-étatiste et ne remet jamais en question la place et les

intérêts de l’armée dans le système politique turc, il s’inscrit dans la nébuleuse des groupes

souverainistes et nationalistes qui bénéficient d’une audience croissante depuis que le

processus d’adhésion à l’Union Européenne est en marche et qu’un gouvernement estampillé

islamiste est à la tête du pays. Cependant, et comme nous l’avons précisé plus haut, il est

ultra-minoritaire dans le champ politique et n’offre aucune possibilité de rétribution électorale

à ses membres.

Par l’histoire des groupes et partis animés par Perinçek, il n’était pas question de

montrer que l’İP est exclusivement composé de membres historiques ou que la totalité de

ceux qui ont participé à diverses expériences aux côtés du leader continuent nécessairement la

politique dans l’İP. Nous voudrions simplement attirer l’attention sur le fait que les références

idéologiques et l’expérience de ceux qui continuent de militer aux côtés du leader depuis les

années soixante ou soixante-dix sont particulières et contribuent à la formation d’un groupe

soudé par les luttes passées et les expériences en tout genre (prison, rejet par la gauche turque,

activités illégales). L’histoire explique aussi la position de l’İP sur l’échiquier politique turc

actuel. La façon dont ceux que nous appellerons « les membres historiques » ont adopté une

forme d’habitus de groupe73 explique en partie la structure organisationnelle mais aussi

l’esthétique que le parti entretient, particularités de l’organisation ici étudiée.

Ceci précisé, nous pouvons passer à l’étude des socialisations et des réseaux sociaux

des futurs militants İP.

72 Entretien réalisé le 7 avril 2004 à Istanbul avec Martı. 73 Pierre Bourdieu définit l’habitus de classe ou de groupe comme « l’habitus individuel en ce qu’il exprime ou reflète la classe comme un système subjectif mais non individuel de structures intériorisées, schèmes communs de perception, de concertation et d’action. ». Bourdieu (P.), Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 101.

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2. La question de la socialisation primaire

Engager la discussion sur la socialisation primaire des acteurs en tête d’une partie

consacrée à la mobilisation des prédispositions semble une évidence. On ne considèrera pas

pour autant ce processus comme le déterminant principal de l’engagement futur des acteurs.

Gardons à l’esprit que, tant les situations rencontrées par chacun dans la vie sociale que les

agents de socialisation se caractérisent par leur pluralité et leur hétérogénéité. La socialisation

primaire n’en reste pas moins une étape importante de la formation de l’individu, elle est le

moment de l’appropriation des « schèmes d’action »74 (au sens de Jean Piaget) et de

perception particuliers, de l’incorporation des habitus. Durant les premières années d’une vie,

l’individu acquiert des dispositions corporelles (l’hexis), morales et cognitives (l’eidos) qui le

prédisposent à un certain rapport au monde, il acquiert les structures mentales qui définiront

sa représentation des structures objectives du monde social dans lequel il évolue.

Si l’acteur est pluriel de par le fait que « le même corps passe par des états différents

et est fatalement porteur de schèmes d’action ou d’habitudes hétérogènes et même

contradictoires »75, il est nécessaire de s’attarder sur le point de départ de sa trajectoire

sociale, sur ce qu’il a acquis grâce aux agents de socialisation que sont en premier lieu les

membres de la famille. Il s’agit de garder à l’esprit que les processus d’interaction ne sont pas

universels en ce sens que les contacts entre les individus ne se répartissent pas au hasard76. On

comprend alors l’importance de la notion d’habitus, « principe générateur de pratiques

distinctes et distinctives »77, véritable « individuation, à chaque fois irréductible, de schèmes

collectifs »78. Ce sont les contraintes et les ressources collectives individualisées qui

composeront un répertoire de compétences et de capacités que l’acteur pourra ou non

actualiser au cours des situations rencontrées.79

Ici, la famille joue un rôle primordial. Elle est l’institution dans laquelle l’enfant forge

ses premiers repères, elle rassemble les interlocuteurs premiers de l’enfant, ses parents, ses

74 « Nous appellerons schèmes d’action ce qui, dans une action, est ainsi transposable, généralisable ou différenciable d’une situation à la suivante, autrement dit, ce qu’il y a de commun aux diverses répétitions ou applications de la même action », Piaget (J.), La naissance de l’intelligence chez l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1992. p. 16. 75 Lahire (B.), L’homme pluriel, les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, p.25. 76 Mann (P.), op. cit., p.16. 77 Bourdieu (P.), Raisons pratiques, Paris, Ed de Minuit, p. 23. 78 Corcuff (P.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, in Lahire (B.) dir, Paris, La découverte, 2001, p.103. 79 Théoriquement, nous voudrions exposer les dispositions des acteurs sans pour autant leur donner « le sens tendanciellement déterministe » que peut sembler leur conférer parfois Pierre Bourdieu ; Corcuff (P.), Ibid., p.115.

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« autres significatifs », les agents sociaux auprès de qui il passera la majorité de son temps

pendant les premières années de sa vie, qui représenteront les guides premiers et l’autorité80.

C’est donc sur la famille, considérée comme le lieu par excellence de l’accumulation et de

transmission du capital (sous toutes ses formes : économique, culturel, social, etc.) que nous

allons maintenant focaliser l’analyse.

Il s’avère difficile de reconstruire les socialisations des militants İP tant nos méthodes

de recueil des données sont tributaires des témoignages des enquêtés qui souvent interprètent

et reconstruisent leur parcours. Nous avons donc du opérer un tri de nos données d’enquête,

ne pas prendre en compte tous les matériaux réunis (telles les biographies officielles des

barons du parti disponibles sur le site Internet de l’İP) afin de ne pas devenir un simple relais

du discours des acteurs.

Cette précaution ayant été prise, nous allons voir que les socialisations des militants

İşçi Partisi se caractérisent par une certaine homogénéité sur trois points précis :

- L’engagement politique des parents et l’importance des discussions à

caractère politique entre les générations d’un même foyer (a).

- Le rapport des parents puis des enfants à la religion (b).

- Les ressources économiques et culturelles de la famille (c).

a. L’engagement politique des parents et l’importance des discussions à

caractère politique entre les générations d’un même foyer

On comprend qu’à travers l’étude de la politisation des parents, c’est la question de la

socialisation politique que nous allons devoir traiter. La famille sera ici considérée comme

transmetteur d’un stock social de connaissances qui « approvisionnera ultérieurement en

schémas typificatoires requis pour les principales activités routinières de la vie

quotidienne »81. Sur ce point, Nonna Mayer et Daniel Boy ont montré une relation

significative entre la propension à parler de politique à la maison et la position sur l’axe

gauche – droite. Moins on se positionne au centre, plus les chances de parler politique sont

80 Anne Muxel en fait un agent primordial dans la relation au monde politique. A ses yeux, « la famille est un lieu d’inculcation mais aussi d’échanges où se façonnent et se transmettent les valeurs et modèles, premiers repères ou absence de repères, premiers ancrages ou absence d’ancrage, à partir desquels tout citoyen va établir ses liens élémentaires au monde politique. Selon les milieux sociaux et selon les situations la donne n’est pas la même, mais le décryptage que l’enfant pourra faire de la réalité politique sera déterminé par cette configuration originelle de modèles et de comportements. Au-delà de l’enfance cette interface se poursuit dans le temps de la jeunesse et de la vie adulte, et reste d’une certaine façon valide » ; Muxel (A.), op. cit. , p. 52. 81 Berger (P.), Luckmann (T.), La construction sociale de la réalité, Armand Colin, 1998, p.63.

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nombreuses82 ; plus l’engagement politique des parents est important, plus l’enfant aura de

chances d’entendre parler politique à la maison. Une assertion qui permet de se rendre compte

que l’enfant obtiendra un rapport au politique déterminé d’une façon ou d’une autre par

l’engagement de ses parents83.

Nous avons sur ce point constaté le même phénomène pour les militants İP que celui

relevé par Bernard Pudal à propos des membres du comité central du Parti Communiste

Français, à savoir l’importance du climat idéologique et politique de la famille dans

l’apprentissage militant84. Pour appréhender et analyser les diverses expériences qu’il va vivre

dans l’espace social au gré des situations qu’il rencontrera, l’individu va activer des

dispositions, des schèmes de réflexion que l’institution familiale lui aura transmises. Les

acteurs sociaux intériorisent ainsi des « modes d’action, d’interaction, de réaction,

d’appréciation, d’orientation, de perception, de catégorisation, etc., en entrant peu à peu dans

des relations sociales d’interdépendance avec d’autres acteurs, en entretenant, par la

médiation d’autres acteurs, des relations avec de multiples objets dont ils apprennent le ou les

modes d’usage, le ou les modes d’appropriation »85. Et force est de constater que les premiers

interlocuteurs de l’enfant sont ses parents. Ils constituent un référent dans le parcours social

car ils participent avec lui à son incorporation de structures cognitives qui lui permettront

d’appréhender les « structures sociales objectives » de l’espace social dans lequel il évoluera.

L’impact des « événements » politiques ou sociaux marquants peut être interrogé ici, mais au

regard de leur retraduction par les schèmes de perception des agents 86. S’attarder sur la

famille comme organe d’inculcation des habitus nous permet de saisir dans une certaine

mesure à quel point les militants İP peuvent s’appuyer sur l’impression d’être « nés dans le

jeu » et par là même développer « l’illusio ».87.

Dans le processus de socialisation, notamment politique, de ceux qui choisiront le

militantisme İP, on constate que dans la grande majorité des cas (67 % des parents des

82 Mayer (N.), Boy (D.), L’électeur a ses raisons, Paris, Presses de Sciences Po, 1997. 83 « Le contexte familial d’origine, le type de politisation des parents, la nature des échanges intrafamiliaux sont autant de paramètres qui n’impulsent pas au départ les mêmes conditions d’expérience politique » ; Muxel (A.), op. cit., p. 178. 84 Pudal (B.), op. cit., p. 49 85 Lahire (B.), op. cit., p. 204 86 « un événement politique est assimilé, réinterprété ou occulté selon le système de représentations sociopolitiques de la famille ; plus encore il est « pensable » ou « impensable » selon la structure des significations et des valeurs propres à chaque univers familial » ; Percheron (A.), op. cit., p.93. 87 L’illusio est définie par Pierre Bourdieu comme le « rapport enchanté au jeu qui est le produit d’un rapport de complicité ontologique entre les structures mentales et les structures objectives de l’espace social » ; Bourdieu (P.), Raisons pratiques, op. cit , p.151

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militants interrogés) 88 le père a été membre d’un parti politique ou d’un syndicat. Une

militante de l’Öncü Gençlik nous a confié que ses parents faisant partie de l’İP, le choix de

l’engagement s’est fait sur un mode « naturel », et que ses parents l’avaient même encouragée

à s’engager à l’İP.

La quasi-totalité des militants interrogés, surtout les plus jeunes, avouent parler

volontiers politique avec leurs parents et reconnaissent avoir souvent entendu parler politique

à la maison. Pour 45,7 % d’entre eux – soit 16 enquêtés, c’est grâce à leur famille (au sens

large) qu’ils ont connu ou adhéré à l’İP, et pour 31,4 % - soit 11 enquêtés, un parent proche

(père, mère, frère, soeur) est lui-même militant ou responsable dans le parti. Ces chiffres sont

en partie dus au mode de recrutement du parti qui veut que chaque nouvel arrivant soit

parrainé par un militant, mais témoignent aussi du fait que les individus ont été soumis à un

rapport particulier à la politique et cela dès leur plus jeune âge. Et si les référents sont

réappropriés, réinterprétés par chacun, ils ont souvent un aspect traumatique. En effet, la

période qui s’ouvre au début des années soixante et s’étend jusqu’au coup d’Etat du 12

septembre 1980 reste sur bien des points une référence pour les militants de longue date. Elle

fut un moment d’espoir par la libéralisation de la vie politique, par l’ouverture du champ à des

individus auparavant illégitimes, et par l’essor de partis et groupuscules de gauche alliant

nationalisme et socialisme. Elle fut aussi synonyme de rêve brisé, de radicalisation suicidaire

qui allait en partie provoquer la réaction de l’armée en 1971 et 1980. Après le coup d’Etat de

1980, de nombreux militants ont été obligés de disparaître de la vie sociale ou ont été arrêtés

par l’armée, emprisonnés ou torturés. De plus, ceux qui soutenaient l’armée kémaliste (censée

remettre le pays dans les rails d’un kémalisme social et le sortir de la guerre civile

embryonnaire d’alors) l’ont vu rendre le pouvoir aux civils en 1982-1983 au profit d’un parti

libéral (l’Anavatan Partisi, ANAP, Parti de la Mère Patrie) qui allait libéraliser le pays en

l’ouvrant aux marchés internationaux. Double trahison, au socialisme et au kémalisme

synonyme pour eux d’indépendance (politique et économique) et de nationalisme. On

comprend alors le rapport au politique que les familles de militants vont proposer à leurs

enfants. Quand les parents des militants les plus jeunes sont ou ont été membre d’un parti

politique, il s’agit du DSP (Demokrat Sol Parti, Parti Démocrate de Gauche, de centre gauche)

88 Notre panel compte 35 enquêtés, qui ont tous accepté de participer à des entretiens semi-directifs après avoir rempli le questionnaire initial distribué en décembre 2003. Nous avons bien sûr conscience de la difficulté à tirer des conclusions d’un panel à ce point restreint. Toutefois, mis au regard du nombre de militants actifs à Istanbul (une grosse centaine selon nos sources les plus sûres), le panel acquiert une certaine représentativité. Nous tenterons de manier les chiffres obtenus avec prudence, les considèreront tout au plus comme des indicateurs de tendances et appuierons notre argumentation sur des entretiens réalisés avec une dizaine de membres, hommes et femmes, âgés de 21 à 57 ans réalisés de septembre 2003 à mai 2004, ainsi qu’en février 2005.

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ou du CHP (Cumhuriyet Halk Parti, Parti Républicain du Peuple, parti se revendiquant

comme héritier de Mustafa Kemal, de centre gauche et nationaliste), tous deux nationalistes et

se positionnant comme gardiens de l’héritage de Mustapha Kemal.

L’itinéraire de Kamil Dede89

Kamil Dede est membre du comité central et du conseil de la présidence. Sa trajectoire

politique est marquée par l’héritage idéologique laissé par son père.

Il est originaire de Gölçük dans la région d’Izmit (située au sud d’Istanbul) et son père,

Basrı Dede est ouvrier à l’arsenal militaire d’Izmit depuis 1943. Ce dernier devint

membre du TİP dès sa création et membre du comité central de discipline lors du

premier congrès du parti, ainsi que responsable du TİP à Gölçük. Il aide son fils à

entrer dans l’organisation du TİP avant que celui-ci ne s’en voie rejeter. Le profil

social de Kamil Dede nous semble caractéristique des trajectoires idéologiques des

militants İP, pour la grande majorité marquées par le rapport à la politique établi dans

le cercle familial.

Il finit le lycée en juin 1968 mais dit être membre du TİP (Türkiye İşçi Partisi, Parti

Ouvrier de turquie)90 depuis 1965. Il prend part activement au mouvement étudiant de

1968 en tant que membre du FKF (Fikir Kulüpleri Federasiyonu, Fédération des clubs

de Réflexion) pour ensuite participer aux activités de Dev-Genç (Jeunesse

révolutionnaire). C’est à Ankara, dans l’ilçe (arrondissement) de Çankaya, qu’il

devient militant (üye) du TİP mais son soutien aux thèses MDDistes (Milli Demokratik

Devrim, Révolution Nationale Démocratique, aile sécessionniste du TİP se

caractérisant par une ligne davantage nationaliste et son soutien à l’armée turque) lui

vaut d’être exclu du parti (en 1969). Il se rapproche alors de Mahir Çayan pour

participer aux activités du THKP-C et basculer dans l’illégalisme (hold-up de la Türk

Ticaret Bankası – Banque de commerce turque – à Erenköy à Istanbul le 14 mars

1969). Il connaît toutefois Perinçek depuis cette époque et le rencontre à plusieurs

reprises. Il se rapprochera formellement du groupe Perinçek quelques années plus tard.

89 L’itinéraire de kamil Dede proposé ici est issu d’un recoupage de témoignages proposés dans le livre de Baykam (B.), 68’li yıllar. Eylemciler (Les années 68. Les activites), Ankara, İmge Kitabevi Yayınları, 2002. 90 Pour une description plus étoffée des abréviations, nous renvoyons à la liste des abréviations proposée en début de ce travail.

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Tout ceci ne renseigne en rien sur la façon dont l’individu va actualiser ou

réinterpréter ce que sa famille lui transmet, mais montre que dans certaines situations de la vie

sociale auxquelles il sera confronté, il devra activer des schèmes de perceptions acquis dès le

plus jeune âge, certes réinterprétés, mais qui constitueront le socle évident de son travail

d’analyse. Et même si certains militants n’ont jamais reçu de leurs parents des incitations

claires à embrasser la cause d’un parti, il semble qu’ils aient un héritage politique assez

homogène et nourrissent un goût pour l’aventure collective capable de transformer le social.

b. Le rapport des parents puis des enfants à la religion

Le rapport à la religion est aussi un caractère partagé des militants İP, qui se déclarent

à 63% (22 sur notre panel de 35) athées (dinsiz). Chose significative, aucun n’est

pratiquant. Près de la moitié du panel (17 enquêtés) avoue qu’aucun des deux parents n’est

croyant mais seuls 34% d’entre eux (12 enquêtés) ont leurs deux parents croyants. Par

ailleurs, quand le père ne croit pas, l’enfant non plus. Ces données sont décisives, elles

montrent un des déterminants centraux de l’engagement à l’İP. Le rapport à la religion

pourrait ne pas dire grand-chose sur la socialisation des militants étudiés, mais ici,

l’organisation à laquelle ils prennent part s’affirme comme farouchement laïque. En Turquie,

alors que la majorité de la population, même si elle est non pratiquante, est enregistrée comme

musulmane et se définit comme telle, cette variable est cruciale et nous pensons qu’elle est

significative pour l’étude des parcours militants. Comme nous le verrons, les militants sont

souvent membres d’associations kémalistes (Atatürkçü) dont un des credo est la défense de la

laïcité turque. Par tout ce que cela sous-entend dans le contexte de la république de Turquie

fondée par Mustafa Kemal le 29 octobre 1923, être athée signifie avoir des probabilités de

rencontres plus importantes avec des groupes qui ont des intérêts dans la défense de la laïcité.

Ici plus qu’ailleurs, l’athéisme est vécu tant comme un rejet de la religion que comme

l’affirmation de valeurs qui sont portées, dans le contexte turc, par l’héritage kémaliste. Il

symbolise le rejet des pesanteurs de la société ottomane et le choix pour la « modernité

républicaine », vécue comme a-religiosité, voire anti-religiosité. La proclamation d’une

république de Turquie laïque fut la grande œuvre du leader historique et depuis, laïcité et

kémalisme vont de paire. Athéisme et laïcité sont des notes de la partition kémaliste et leur

adoption constitue souvent le trait significatif d’un système de valeurs plus large.

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Être athée et issu d’une famille non croyante crée alors des proximités dans l’espace

social qui prédisposeront à certains types de rapprochements. Nous sommes ici en présence

d’une affinité élective entre l’athéisme de la majorité des membres et un certain habitus

militant qui s’exprime à l’İP. En miroir à ce que Julien Fretel a montré concernant les

militants UDF, on peut alors émettre l’hypothèse que c’est par leur a-religiosité

antérieurement acquise que ces individus en sont venus à partager des visions du monde

communes et à envisager des modes d’action semblables dans et au nom de l’İP.

c. Les ressources économiques et culturelles de la famille

Si nous voulons aborder la question de la proximité sociale, il faut pouvoir analyser le

point de départ de la trajectoire individuelle, et sur ce point, il est difficile d’analyser les

positions initiales dans l’espace social et de les comparer tant la situation socio-économique

de la Turquie a évolué depuis cinquante ans (accès au système éducatif plus large, exode

rural, libéralisation de l’économie turque, etc.). Nos objets d’étude, les militants de l’İP sont

d’âges et de générations différents et il semble peu raisonnable de comparer le milieu social

d’origine d’un militant d’une cinquantaine d’années à celui d’un jeune étudiant dont les

parents ont pu profiter d’un accès plus facile au système éducatif. Néanmoins la faiblesse du

stock de ressources économiques de la cellule familiale est une constante.

Seuls 25,7 % des militants interrogés sont issus d’une famille à haut niveau de capital

économique (père comptable, officier, avocat ou architecte, etc.) et pour 74,3 % de notre

panel, le père exerce une profession le plaçant à un niveau inférieur sur l’échelle des salaires

(ouvrier, chauffeur, policier, artisan, etc.). Souvent, les militants les plus jeunes sont issus de

familles au capital plus fourni. Leurs parents font partie de cette génération qui a commencé à

fréquenter l’université et y ont rencontré des groupes, associations ou partis à caractère

politique avec lesquels ils ont développé un rapport au monde particulier et voulu développer

les conditions nécessaires à leur reconversion pour échapper à la condition qui leur était

prédestinée. Les militants les plus âgés font eux aussi partie de cette génération et s’ils ont fait

des études, leurs parents avaient des conditions de vie assez difficiles. La position de dominé

dans l’espace social reste donc un référent traumatique dans l’histoire socio-économique des

familles de militants, elle est une donnée cruciale dans le processus de socialisation et

d’apprentissage de la « maîtrise pratique de l’espace des possibles ». On est ici face à la

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composante principale de l’habitus d’une « classe de conditions d’existence et de

conditionnements identiques ou semblables »91. Cet habitus, « à la fois principe générateur de

pratiques objectivement classables et système de classement (principium divisionis) de ces

pratiques »92 produira des pratiques classables, mais aussi des modalités d’interprétation et

d’appréciation des pratiques qui constitueront le monde social représenté. L’existence de cet

habitus de classe augmente la probabilité « que tout membre de la même classe [ait] des

chances plus grandes que n’importe quel autre membre d’une autre classe de s’être trouvé

affronté aux situations les plus fréquentes pour tous les membres de cette classe »93. Mais

gardons à l’esprit que la disposition des acteurs ne peut être considérée comme véritable

déterminante des pratiques (« la réalité est ici relationnelle »94) et c’est dans la singularité des

trajectoires sociales qu’il faudra chercher les éléments nécessaires à la compréhension des

carrières militantes à l’İP.

3. L’inscription dans les réseaux sociaux de l’İP

A propos des outils théoriques qu’il a construit pour ses analyses sociologiques, Pierre

Bourdieu reconnaissait que son modèle définissait donc des « distances qui sont prédictives

de rencontres, d’affinités, de sympathies ou même de désirs […], la proximité dans l’espace

social prédispose au rapprochement : les gens inscrits dans un secteur restreint de l’espace

social sont à la fois plus proches et plus enclins à se rapprocher ; plus faciles aussi à

rapprocher, à mobiliser. »95. Que déduire de cette affirmation ? Est-ce la proximité sociale qui

permet le rapprochement et facilite l’engagement ; ou bien le hasard des situations qui

provoque l’activation de certains schèmes de perception disponibles dans le stock accumulé

au cours de l’expérience personnelle ? Seule une étude empirique peut répondre à cette

question soulevée par ces débats théoriques contemporains. Par la démonstration proposée ci

après, nous voudrions apporter un élément de réponse qui, bien que nécessairement partie

prenante dans ce débat théorique, prétend à l’objectivité par sa méthode d’administration de la

preuve. C’est après une analyse d’entretiens et de périodes d’observations directes que les

conclusions à venir ont pu être avancées.

91 Bourdieu (P.), Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p.100. 92 Bourdieu (P.), La distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979, p. 190. 93 Bourdieu (P.), Le sens pratique, op. cit., p.100. 94 Lahire (B.), op. cit., p.65. 95 Bourdieu (P.), Raisons pratiques, op. cit., p.26.

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a. Proximité dans l’espace social et mode de recrutement cooptatif

Sur le problème de la rencontre entre une organisation et des individus, nous avons été

guidés par la sociologie de Bernard Lahire, auteur pour qui « ni l’évènement « déclencheur »

ni la disposition incorporée par les acteurs ne peuvent être désignés comme de véritables

« déterminants » des pratiques. […]. En fait la réalité est ici relationnelle (ou

interdépendante) ».96 En abordant la question de la socialisation et de la constitution d’un

habitus primaire liés aux premières expériences de la vie sociale, nous avons montré

l’importance des processus de transmission sans leur accorder pour autant la prééminence

dans notre explication de la rencontre de l’organisation et de l’individu. Nous voudrions

traiter ici des processus concrets de rencontre, des conditions de leur déroulement. Et montrer

que, tout comme le pense Annick Percheron, « dans tout champ de représentation du socialisé

se retrouverait la part acceptée de l’héritage […]. S’y ajoute la part créée ou plutôt aménagée

correspondant davantage aux aspirations et aux expériences de l’individu »97. Les relations

des acteurs sont ici déterminantes.

A la question : « Avant votre entrée dans le parti, connaissiez vous des gens inscrits à

l’İP ? (Si oui précisez s’ils étaient – votre conjoint - votre famille - des amis - des collègues de

travail ou inscrits dans la même école) » ; seuls 11 % de notre panel n’avaient aucune relation

avec un membre de l’İP, 88 % avaient au moins un militant parmi leurs amis et 33 % un

collègue de travail. Cela montre – mis à part que l’on peut être ami et fréquenter le même lieu

de travail – que les militants étudiés font partie des même réseaux sociaux. 55,5 % de notre

panel avouent d’ailleurs que c’est grâce à un ami qu’il a connu le parti98. C’est que l’İP a un

mode de recrutement bien particulier99 qui fait de chacun de ses militants un véritable

entrepreneur politique. A chaque moment de sa vie sociale, le militant « représente » le parti ;

sur son lieu de travail, à l’université, il doit pouvoir convaincre une ou deux personnes pour

former une cellule professionnelle du parti100 et s’organiser. Personne ne peut entrer sans être

parrainé par un membre. « En amont, l’engagement, la famille, les amis, les collègues de

travail ou les camarades d’école, les voisins, etc. apparaissent non seulement comme des

96 Lahire (B.), op. cit., p. 65 97 Percheron (A.), op. cit., p. 33. 98 Anne Muxel avait d’ailleurs remarqué que « d’autres interlocuteurs, notamment dans le processus de la socialisation secondaire, viennent prendre le relais [de la famille]. Dans le temps de la jeunesse, le rôle des pairs, partenaires ou amis, est particulièrement important », Muxel (A.), op. cit., p. 76. 99 « Il est donc difficile de comprendre l’action collective, si l’on ne commence pas par s’interroger sur les conditions structurelles qui permettent aux individus d’entrer en contact au moins visuel les uns avec les autres ». Mann (P.), op.cit., p. 33. 100 cf. annexe (les statuts du parti).

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instances de socialisation, mais comme les vecteurs de la prise de contact avec les

organisation ou les groupes agissant en faveur de la défense d’une cause »101. A l’İP, les

militants doivent recruter sur leur lieu de travail, dans la famille, à l’école, là où ils évoluent.

La proximité sociale est donc encouragée dans le recrutement et bien souvent, nous l’avons

dit, c’est un ami ou un proche qui « parraine » l’entrée à l’İP. Les enquêtés déclarent tous

avoir des membres d’autres partis politiques dans leur cercle d’amis. Quant ils précisent de

quels partis il s’agit, c’est, par ordre décroissant vers le CHP (Parti Républicain du peuple), le

MHP (Parti d’Action Nationale), le DSP (Parti démocrate de gauche) et le TKP (Parti

Communiste de Turquie) que les réponses se répartissent, tous nationalistes et, sauf pour le

TKP, élaborant parfois des stratégies et des actions communes. Avec eux, tous parlent

politique et s’entendent sur les questions d’indépendance nationale ou sur les problèmes de la

nation en général.

Quant au rôle de la famille il est crucial dans la première configuration du réseau

social que se constitue l’acteur ; un enquêté, qui a commencé à fréquenter le parti à l’âge de

treize ans, nous confiera que la raison principale de son engagement réside dans le fait que ses

parents faisaient partie de l’organisation. Le rôle de l’environnement social dans la rencontre

avec le parti est primordial. N’ayant qu’un accès restreint aux grands média nationaux,

l’organisation mise sur les réseaux sociaux102 de ses militants et profite du fait que « plus un

individu est déjà au contact de personnes engagées dans l’action militante, plus sa situation

personnelle minimise les contraintes professionnelles et familiales, plus ses projets

d’engagement reçoivent l’aval de ceux dont il est affectivement proche, plus la probabilité de

le voir militer s’accroît […]. Le soutien des proches, l’investissement d’amis dans un

mouvement social sont des facteurs explicatifs puissants des recrutements »103. En effet, si la

proximité dans l’espace social ou géographique n’engendre pas automatiquement l’unité,

« elle définit une potentialité objective d’unité »104. Nous l’avons dit, nous ne suivrons pas

l’analyse bourdieusienne des déterminants de l’action mais emprunterons plutôt la voie de

sociologues tels Bernard Lahire, Luc Boltanski ou Laurent Thévenot105pour qui le répertoire

mental et corporel des acteurs est fondamentalement pluriel de par l’hétérogénéité même des

101 Sawicki (F.), Duriez (B.), « Réseaux de sociabilité et adhésion syndicale. Le cas de la CFDT », Politix, n° 63, 2003 102 Nous retenons comme définition des réseaux sociaux, celle donnée par A. Joignant qui en fait des « rapports interindividuels fréquents et chargés d’affectivité, à partir des opportunités et des contraintes imposées par des contextes sociaux tels que l’école, le lieu de travail ou le cercle d’amis A. Joignant, « La socialisation politique. Stratégies d’analyse, enjeux théoriques et nouveaux agendas de recherche », Revue Française de Science Politique, vol. 47, n° 5, 1997. 103 Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1996., p.76. 104 Bourdieu (P.), Raisons pratiques, op.cit., p. 26. 105 Boltanski (L.), Thévenot (L.), De la justification, Paris, Gallimard, 1991.

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situations rencontrées dans la vie sociale. Il faudra donc analyser les dispositions des acteurs

comme des dispositions spécifiques, « au domaine de compétence circonscrit, le même

individu apprenant à développer des dispositions différentes dans des contextes sociaux

différents »106.

Comment expliquer que telle ou telle disposition, étudiée plus haut, soit activée à un

certain moment et permette l’engagement dans un certain type d’organisation politique ? Il

s’agit ici d’une rencontre entre disposition et évènement déclencheur qui permettra

l’activation de la disposition en question. Dans les processus sociaux que traverse l’agent, il

rencontrerait alors des « déclencheurs », des « activateurs » de dispositions, qui selon leur

nature et les circonstances rencontrées dans la trajectoire sociale de l’acteur, enclencheront ou

non la mise en action des dispositions analysées plus haut, nous avons en réalité à faire avec

des « dispositions sous conditions », que seul le contexte peut activer. La proximité dans

l’espace social encourage bien entendu certaines rencontres mais rien ne peut à priori laisser

présager de telle ou telle réaction de l’agent. Dans le cas de l’objet étudié, il s’agit de la

rencontre entre des individus ayant reçu une socialisation assez homogène et une organisation

qui utilise les réseaux sociaux et les groupes primaires de ses militants pour profiter de et

utiliser la proximité sociale comme déterminant de l’engagement. On comprend alors la place

de la famille et de la socialisation primaire dans la décision d’engagement à l’İP.

On pourrait, « à la limite », émettre l’hypothèse que le groupe étudié ici se comporte

comme une « contre-société » (sans vouloir pour autant affirmer, à ce stade de notre

démonstration, qu’il constitue une contre-société107), le mode de recrutement cooptatif fondé

sur l’interconnaissance des membres et des candidats au militantisme le rapprochant de partis

extrémistes ouest-européens tels, en France, Lutte Ouvrière ou le Parti des Travailleurs de

Daniel Gluckstein. Il est clair dans le cas de l’İP que l’expérience de la clandestinité qu’ont

connus certains de ses membres les plus influents provoque une inclination du groupe à

adopter une attitude que l’on pourrait qualifier de « post-clandestine » consistant en

l’utilisation de théories du complot, ainsi qu’en des mécanismes de semi-fermeture du groupe

dont la cooptation constitue le trait le plus distinctif en ce qui concerne l’engagement et les

modalités de l’adhésion au parti. Les trajectoires individuelles sont effectivement

hétérogènes, mais le parti en fait peu de cas dans ses discours et ses techniques de

recrutement. Les catégories discriminantes utilisées par le parti amènent à une simplification,

voire à une négation de l’analyse des trajectoires individuelles au profit d’une explication en

106 Lahire (B.), op. cit, p. 136. 107 Sur cette distinction, voir notamment : Askolovitch (C.), Voyage au bout de la France, Paris, Grasset, 1999.

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terme de destin de groupe, ici la « nation » considérée comme corps, qu’une action basée sur

des liens sociaux forts peut redresser et améliorer.

Empiriquement, les processus de rencontre entre l’individu et le parti se passent de

manière quasi-naturelle. Les enfants accompagnent les parents lors de meetings (comme nous

avons pu l’observer lors du meeting tenu sur la place de Kadıköy à Istanbul le 20 mars 2004

pour les élections municipales du 28 mars 2004) ou de manifestations organisées par le parti

(e. g. la marche Samsun - Ankara à la mémoire du trajet effectué par Mustafa Kemal). Ils sont

susceptibles de rencontrer précocement les diverses publications du parti à la maison (on sait

que la quasi-totalité des membres lisent Aydınlık), ou de côtoyer des membres amis de la

famille ou des enfant de membres amis des parents. Les amis des militants peuvent par

exemple être conviés à se rendre dans un des bureaux du parti pour une raison ou pour une

autre, lieux où ils rencontreront d’autres militants et où pourra être enclenché un début de

socialisation. Lors d’un rendez-vous pour un entretien avec un militant, nous avons rencontré

deux de ses amis qui semblaient ne pas savoir pourquoi ils se trouvaient au siège du parti (ils

attendaient le même militant qui leur avait donné rendez-vous en ces lieux). Lors de cette

rapide entrevue, nous comprenions qu’ils avaient pu se faire une idée de l’organisation, faire

un « tour des locaux », sympathiser avec d’autres militants, et surtout apprendre les dates et

les lieux du prochain meeting que toute l’organisation était occupée à préparer. Il nous ont

confié avoir des idées politiques proches de l’İP mais ne pas faire partie de l’organisation.

b. Les camps d’éducation du parti

L’organisation doit aussi réussir à recruter hors des réseaux sociaux les plus actifs de

ses membres, c’est la raison pour laquelle elle organise l’été des « camps d’éducation ». Le

principe de ces camps est simple, réunir de jeunes militants pour qu’ils organisent pendant un

mois des rencontres avec les paysans anatoliens. Ce groupe prend alors la route et installe des

campements dans le but « d’éduquer la population ». Il dispense des cours d’histoire et de

géographie, de « kémalisme », ainsi que des initiations aux sports de combat (« on leur

apprend aussi à se battre. Fais attention, moi aussi je sais me battre, je peux me défendre »)108.

Le but est clair, convaincre une population aux conditions de vie difficiles que le parti est la

108 Propos recueillis lors d’un meeting de soutien à Rauf Denktaş le 10 février, auprès de Martı, qui a participé à ces camps en été 2002.

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solution à leurs problèmes et encourager l’activation de dispositions, de schèmes de

perception et d’action propres à susciter l’engagement dans le parti. La même militante nous

affirmera d’ailleurs :

« Partout où on passe, on essaie de créer une cellule de base qui pourra fonctionner après notre départ et travailler pour les élections, gagner encore plus de voix ».

Cela nous permet de vérifier ce que remarque J. Siméant, à savoir que « certaines

phases de l’action collective ne sauraient s’expliquer par des dispositions à l’engagement,

mais renvoient davantage à des interactions »109. L’organisation recherche l’engagement de

plusieurs types d’individus, insérés dans un espace politique contestataire et aux réseaux

sociaux très denses (politiques, familiaux), mais possédant aussi des schèmes de perception

qui en font un auditoire privilégié du parti. En ce sens, il va à la rencontre d’un certain type de

population prédisposée à entendre le message et les valeurs qu’il véhicule.

L’individu, porteur d’un stock de dispositions acquises au cours de ses expériences

multiples dans des contextes sociaux différents, va alors activer un schème d’action particulier

au contact de l’organisation représentée par un ou plusieurs de ses membres, appartenant

souvent aux mêmes réseaux sociaux. L’engagement sera à la fois le produit de l’activité de

l’organisation et de dispositions activées par l’acteur au contact de celle-ci110.

On le voit, ce sont les individus possédant un « système de références proprement

politique » qui seront enclins à se rapprocher de l’İP, ceux capables de rendre intelligibles des

événements politiques et aptes à recevoir un message proposant une interprétation du monde

social et politique. La politisation des membres de l’İşçi Partisi est antérieure à leur entrée

dans le parti, même si elle a subi des inflexions notoires depuis l’engagement. C’est ce qui

leur a permis de maîtriser des schèmes de classification politique et d’évaluation des acteurs

et des enjeux du champ politique. Leur rapprochement dépend alors de la proximité sociale

qu’ils entretiennent avec des individus déjà membres du parti. Mais c’est l’organisation qui va

109 Siméant (J.), op. cit., p. 355. 110 Nous approuvons ici la réflexion méthodologique de P.Mann : « En prenant l’individu pour point de départ, on risque d’interpréter le comportement de l’acteur à partir d’attributs intrinsèques tenant à sa position de classe ou à sa socialisation ». Mann (P.), op.cit., p.40

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à la rencontre des militants potentiels car malgré des schèmes de perception et une origine

sociale assez homogènes, les trajectoires sociales se caractérisent par leur diversité.

B. Typologie des profils sociaux à l’entrée

Parler de « dispositions », d’« habitus primaires », et de réseaux sociaux conduit

inévitablement à accorder une importance de choix à la situation de l’acteur dans l’espace

social. Il s’avère toutefois nécessaire de prendre en compte la trajectoire sociale des militants

İP dans l’explication de leur rencontre avec l’organisation, tant l’habitus primaire est

retravaillé par la trajectoire. Confronté à la logique de champs diversifiés, il sera l’objet de

multiples retraductions menées au gré des positions successives occupées par l’individu dans

l’espace social.

C’est alors à la trajectoire sociale, en tant que « série des positions successivement

occupées par un même agent (ou un même groupe) dans un espace lui-même en devenir et

soumis à d’incessantes transformations »111 et ses effets112 que nous devons consacrer une

réflexion approfondie.

Dans l’étude empirique que nous avons menée, nous avons repéré trois trajectoires

correspondant aux déclassés par le haut, à un maintien du niveau de ressources et aux

déclassés par le bas. Nous allons procéder ici à un travail de typologisation de ces trajectoires.

L’objectif est de montrer que si les militants İP ont eu une socialisation politique primaire

homogène, ils ne sont pas tous socialement « égaux » et arrivent aux portes du parti dotés de

niveaux de ressources très divers. Peut être cela aura-t-il des conséquences sur les stratégies

des acteurs une fois insérés dans l’organisation, il faut de toute façon et dans un premier

temps analyser et attester de l’existence de ces différents profils sociaux pour continuer notre

démonstration.

111 Bourdieu (P.), Raisons pratiques, op. cit, p. 88 (l’illusion biographique). 112 L’effet de trajectoire est défini par Pierre Bourdieu comme « effet qui exerce sur les dispositions et sur les opinions l’expérience de l’ascension sociale ou du déclin, la position d’origine n’étant autre chose dans cette logique que le point d’origine d’une trajectoire, le repère par rapport auquel se définit la pente de la carrière sociale »Bourdieu (P.), La distinction. Critique sociale du jugement, op. cit, p. 124.

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1. Les déclassés par le haut

Un premier type de prétendant à l’entrée se caractérise par une trajectoire

ascensionnelle dans l’espace social, entendue comme processus d’augmentation du niveau de

ressources économiques et culturelles des acteurs concernés. Ce type de trajectoire concerne

11 de nos 35 enquêtés, soit 31,42 % de notre panel. Ce premier idéal type doit être scindé en

deux sous-ensembles correspondant d’une part à l’augmentation des ressources économiques

et culturelles, et d’autre part à l’augmentation des ressources culturelles sans évolution du

niveau de ressources économiques113. Nous illustrerons chacune de ces trajectoires types par

l’exemple d’un ou plusieurs militants aux profils se rapprochant de l’idéal type proposé.

a. La mobilité ascendante

Au premier abord, il peut sembler surprenant que des individus à qui tout a réussi

deviennent militant dans un parti qui se définit volontiers comme socialiste et nationaliste et

qui revendique pour auditoire les couches les moins dotées en ressources de la population

turque (le groupe latent concerné par le discours du parti serait en ce sens « dominé » dans

l’espace social). Néanmoins, et grâce à la réalisation d’entretiens semi-directifs, il est possible

de rationaliser leur entrée et de comprendre pourquoi ils ont choisi l’İP comme cadre de leur

mobilisation. 7 de nos enquêtés114 (soit 20% de notre panel) ont un parcours social ascendant.

Les acteurs sociaux correspondant à ce type de trajectoire sont bien souvent des

compagnons historiques du leader ou sont issus d’une famille ayant des relations formelles ou

informelles avec des groupes nationalistes. Les plus âgés sont aux côtés du leader depuis leur

entrée à l’université et les plus jeunes, malgré leur ascension sociale, ont décidé de garder

dans leurs réseaux sociaux des éléments que leurs parents avaient contribué à placer là. Pour

soutenir notre argumentation, deux exemples :

Un premier enquêté, 43 ans, est expert comptable indépendant. Il a donc suivi un

cursus universitaire relativement long et affirme être entré en contact avec le parti en 1977,

alors qu’il était lycéen. Sa femme travaille à ses côtés, ce qui indique que son activité permet

113 Ce type de trajectoire nous a posé un problème méthodologique de classification. Nous avons choisi de regrouper ici les enquêtés étudiants à l’université, qui peuvent donc espérer voir leurs ressources économiques augmenter, mais qui vivent encore le décallage entre capital culturel et capital économique. 114 Tunç, Turan Öabay, Mehmet Ulusoy, Mustafa, Mesut, Yüksel, Erol. Cf. Annexes, Liste des enquêtés.

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au couple de subsister ans avoir à diversifier ses sources de revenu. Lors de notre entretien,

l’enquêté nous reçoit dans un appartement spacieux et confortablement aménagé. Les tenues

vestimentaires du couple, la façon dont l’appartement est décoré (des œuvres d’art au mur, de

grandes bibliothèques couvrant les murs de la pièce où il nous reçoit) et équipé (un ordinateur

à la maison, une cuisine très bien équipée, etc.) laissent peu de place au doute quant au niveau

des revenus du couple. Son père était instituteur dans un village anatolien, ce qui a entraîné

très tôt le départ de l’enquêté pour la mégapole stambouliote. Il estime vivre mieux que ses

parents et avoir pu, grâce à leur « sacrifice », mener de longues études qui lui ont donné un

statut social singulier dans sa famille. A la question « comment êtes vous entré à l’İP ? » il

répond :

« J’avais 16 ans quand j’ai commencé à lire Aydınlık, au lycée, c’était en 1977. C’est cette même année que je suis entré à l’İP. Je me suis renseigné sur les autres partis mais il m’a semblé que c’était le seul qui n’était pas utopique, il avait de bons diagnostics sur la situation du pays, de bonnes analyses. J’y suis entré en côtoyant une organisation de lycée, une association de jeunesse en fait. Ensuite il y a eu le coup d’Etat, la politique a été interdite en Turquie, mais je n’ai jamais quitté le parti depuis lors. »115

Le second enquêté116 que nous retiendrons pour illustrer ce type de parcours social a

42 ans, il possède une entreprise « dans le secteur privé » (c’est lui qui précise), est diplômé

d’université et milite dans le parti depuis 1978117. Son père était policier et son grand-père

mécanicien naval. Il est entré dans le parti grâce à un ami militant qui l’a mis en contact avec

l’organisation. Il ne voit aucun inconvénient à soutenir des thèses ouvriéristes tout en

occupant une position sociale qui pourrait sembler contradictoire, il affirme au contraire

vouloir « agir pour une Turquie unifiée pour le bien-être de tous ».

Comme on peut le constater, ces militants sont généralement entrés assez jeunes dans

le parti, pendant leurs études, à l’université ou au lycée. Leur ascension sociale ne les a pas

empêché de rester proche du parti, parfois pour exploiter leurs aptitudes en son sein. Par leurs

témoignages, on comprend qu’ils ont gardé une grande proximité avec leur milieu d’origine.

On retrouve ici une qualité propre « aux transfuges de classe » ou déclassés par le haut,

socialisés successivement dans des univers où les habitudes de goût, les schèmes de

115 Entretien réalisé le 2 décembre 2003, dans les bureaux du parti à Beşiktaş avec Turan Özbay, 43 ans, comptable, représentant local de l’İP 116 Entretien réalisé le 5 février 2005 au siège de l’İP à Beyoğlu, Istanbul. Militant de 42 ans, chef d’entreprise désirant garder l’anonymat. 117 Quand les dates d’adhésion sont antérieures à la création de l’İşçi Partisi, il s’agit d’une entrée dans un parti de Doğu Perinçek dont l’İP est l’héritier, à savoir le TİİKP, le TİKP ou le SP.

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perception sont socialement opposés. Pour Bernard Lahire « Les « transfuges de classe »

oscillent de façon permanente – et parfois mentalement épuisante – entre deux habitudes et

deux points de vue. »118. On peut alors supposer que si, « lorsque chaque situation sociale est

perçue, appréciée, jugée, évaluée à partir de deux points de vue opposés et concurrents,

l’ambivalence crée la souffrance »119 , les acteurs vont tenter une réconciliation des deux

systèmes de valeurs par la reconnaissance de la dignité de leur milieu d’origine. Mais dans

une perspective plus stratégique, on peut remarquer que leur ancienneté dans le parti (dans le

cas d’une adhésion pendant le cursus universitaire) devient une ressource, celle-ci leur

permettant une plus grande latitude d’action que dans le cas d’une reconstruction d’une

carrière militante dans d’autres partis, qui serait alors contre-productive.

b. Mobilité culturelle et maintien des ressources économiques

Ce type de profil correspond à de jeunes militants ayant suivi de longues études

universitaires qui n’ont pas donné les résultats escomptés. Ils sont 4 dans ce cas120 (soit

11,42% de notre panel).

Eylül, militante de vingt cinq ans illustrera notre propos. Ses parents ont un niveau de

ressources très bas (père ouvrier), ce qui s’est traduit par un lieu de résidence périphérique

dans Istanbul (elle habite toujours chez ses parents dans une « banlieue défavorisée » de la

ville) et un cursus universitaire qui s’est déroulé dans une université moyennement cotée de la

ville (l’Université d’Istanbul). Ses études de philosophie terminées, elle s’est mise à la

recherche d’un emploi (elle est toujours sans profession) qu’elle devine différent de ce à quoi

ses études la prédestinait. Elle travaille depuis peu en soirée dans un débit de boisson du

centre de la ville, ce qui ne lui convient pas (faible salaire, plusieurs heures de transport

quotidien, précarité de l’emploi, etc.). Elle objective son parcours universitaire par le fait que

« la génération de [ses] parents a été la première à aller à l’Université. Avant ce n’était pas

possible. En général, les parents sont ouvriers ou villageois mais les enfants vont beaucoup

plus à l’université »121.

118 Lahire (B.), L’homme pluriel, les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, p. 50. 119 Ibid., p. 50. 120 Semih, Teoman, Eylül, Gözde. Cf. Annexe, liste des enquêtés. 121 Entretien réalisé le 20 mars 2004 avec Eylül, 25 ans, à la recherche d’un emploi.

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On peut donc interpréter ce parcours social comme un parcours de frustration, une

situation où le niveau des ressources ne correspond pas aux espoirs que les enquêtés de ce

type ont entretenu dans leurs espoirs d’avenir. Ils ont certes accumulé des ressources en plus

grand nombre que leurs parents mais leur diplôme ne leur a pas permis de transformer leur

capital culturel acquis à l’université en capital économique. Ce parcours relèverait de ce que

Ted Gurr, dans Why Men Rebel ? a appelé l’aspirational deprivation où le niveau d’exigence

croît alors que celui de satisfaction est stagnant. Cette frustration, sans être le seul déterminant

de l’entrée en militantisme dans un groupe au discours protestataire (il faut étudier les

modalités d’entrée dans le groupe et les stratégies d’accumulation des ressources que ces

individus mettent en œuvre dans leurs activités partisanes), explique dans une certaine mesure

en quoi le discours du parti fait sens dans l’esprit de ces acteurs qui développent des schèmes

de perception correspondant à leurs expériences quotidiennes.

2. Le maintien du niveau des ressources

Le second type de trajectoire sociale relevé lors de notre travail d’observation

correspond à un maintien du niveau des ressources. C’est la trajectoire de loin la plus

répandue dans le parti avec 21 enquêtés sur 35 (soit 60%). Mais là encore, il faut se garder de

généraliser à outrance des particularités qu’on ne peut en toute honnêteté rassembler dans un

ensemble cohérent. Nous allons alors dégager deux sous-ensembles : le maintien à un niveau

élevé de ressources économiques et culturelles ; la stagnation à un niveau de ressources peu

élevé.

a. Le maintien à un haut niveau de ressources économiques et

culturelles

Ce type de candidat à l’entrée se singularise par des conditions initiales d’existence

confortables et un parcours social digne du modèle familial. La stratégie généralement

observable est celle d’héritiers désirant s’appuyer sur les ressources familiales afin de tenter

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une diversification de leurs ressources. Ils sont treize dans ce cas122, soit 37,15% de notre

panel.

Une jeune militante de 22 ans123 nous servira d’exemple pour ce parcours type. Son

père, avocat, est membre du parti de longue date sans y occuper de poste à responsabilité.

Elle, diplômée de l’université francophone Galatasaray, souhaite continuer ses études en

Master de communication où sa candidature a été acceptée. Lors des entretiens réalisés avec

cette militante, elle avoua très vite vouloir faire carrière dans le parti et ceci grâce aux

aptitudes qu’elle a développées en communication. Concrètement, elle souhaite entrer dans

l’organigramme du parti comme communicante pour ensuite accumuler responsabilités,

pouvoir et donc ressources de tout type.

Nous pouvons affirmer que cette stratégie n’est pas rare tant les cas similaires sont

nombreux (en proportion de nos enquêtés). En général, ces individus diversifient les

ressources familiales, ils ne peuvent donc pas être considérés comme de véritables héritiers.

Mais s’ils investissent des espaces sociaux que les parents n’occupent pas, ils profitent des

ressources familiales pour cette diversification. Ils acquièrent de ce fait un profil spécifique

qui, s’il ne se caractérise pas par une augmentation des ressources économiques et culturelles,

se démarque par la stratégie d’accumulation de ces ressources. Enfin, la volonté d’accumuler

les ressources sociales ou symboliques (notoriété, pouvoir, réseau de relation) est ici plus

forte qu’ailleurs.

b. Le maintien à un niveau de ressources très bas

Le maintien à un même niveau de ressources peut aussi se caractériser par la faiblesse

de celui-ci. Comme leurs parents, ces individus n’ont pas fait d’études, se sont parfois arrêtés

avant le niveau correspondant au baccalauréat français. C’est cette partie de la population,

constituée des déçus de la libéralisation de la Turquie, des laissés pour compte de la

croissance et du développement du pays, que vise le discours du parti. Leur activité

professionnelle, quand ils en ont une, ne nécessite que peu de capital culturel et ne leur permet

pas d’accumuler les ressources économiques. 8 de nos enquêtés124 ont une trajectoire sociale

122 Martı, Önder, Emre, Uğur, Turan Özlü, Gökten, Melek, Dilek, Zorbey, Serbest, Beyza, Zeki. Cf. Annexes, liste des enquêtés. 123 Entretien réalisé en mai 2004 au siège du parti avec Dilek, étudiante de 22 ans. 124 Erkan, Bülent, Faruk, Barış, Atila, Hasan, Sezin, Ertuğrul. Cf. Annexes, liste des enquêtés.

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se rapprochant de cet idéal-type (22,85% de notre panel). Quand ils n’ont pas d’emploi, le

parti se charge de leur trouver une activité en son sein. L’enquêté qui correspond le mieux à

l’idéal type est un employé de la chaîne Ulusal Kanal, sans diplôme, longtemps sans emploi,

qui a arrêté ses études avant la fin du lycée. Nous l’avons rencontré un après midi dans une

salle de détente du siège du parti alors qu’il était en repos. Pour eux, le parti est un lieu de

socialisation, le lieu des sociabilités mais avant tout un lieu de réalisation personnelle. Il est

d’ailleurs frappant de constater le nombre d’heures quotidiennes ou hebdomadaires qu’ils

passent dans l’organisation (plusieurs dizaines d’heures s’ils sont employés par le parti, la

majeure partie de leur temps libre et les week-end s’ils sont « simples » militants). Très

souvent au siège du parti, ils prendront part à toutes les activités organisées par le parti,

participeront à tout ce qui est organisé, ne serait-ce que par le fait qu’ils sont « toujours là ».

Basses oeuvres, service de sécurité lors des meetings, vente des journaux dans la rue, ils

donnent au parti la majorité de leur temps mais par les fonctions qu’on leur assigne,

retrouvent une identité généralement bafouée à l’extérieur. Ces individus peuvent espérer

profiter de leur adhésion par de possibles emplois dans le parti ou des fonctions de

représentation (e. g. dans ses branches syndicales, tel cet ouvrier, 40 ans125, dont le père était

chauffeur routier et qui représente l’İP dans ses activités syndicales).

3. La mobilité descendante

La dernière trajectoire sociale idéal-typique correspond aux déclassés par le bas. En ce

qui les concerne, on assiste à une baisse du niveau des ressources sociales, ce qui, on

l’imagine, peut entraîner des traumatismes occasionnés par le décalage entre habitus primaire

et conditions sociales d’existence126. Et si les « déclassés par le haut » souffrent de

l’oscillation entre deux habitudes et deux points de vue, les « déclassés par le bas » subissent

comme lot quotidien humiliation et perte de dignité. Ils ne sont que trois127 à partager ce type

de trajectoire dans notre panel, soit 8,5%.

125 Entretien semi-directif réalisé au siège du parti le 23 mars 2004 avec Faruk, militant de 40 ans. 126 En effet, la position dans l’espace social et la structure des capitaux sociaux entraînent la constitution d’un habitus particulier, la trajectoire est alors susceptible d’entraîner des modifications entre schèmes de perception et structures sociales objectives. 127 Özgür, Ümit, Ayşe. Cf. Annexes, liste des enquêtés.

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Özgür correspond assez bien à ce type de profil. Il a vingt-quatre ans, son grand-père

était officier dans l’armée turque, son père fonctionnaire (memur), lui n’a pas continué ses

études après le Lise Mezunu (niveau baccalauréat) et n’a pas d’emploi actuellement. Au cours

de l’entretien, nous avons compris que son grand-père était un référent, une fierté dans

l’histoire familiale. Il est l’élément qui, par sa bravoure et ses prises de position pour la

Turquie « kémaliste », justifie le discours développé par le petit-fils à propos d’un pays

« décadent » qui sacrifie sa population pour le bien être de puissances étrangères. Il nous

semble évident que ce discours et la convocation du grand-père comme justification de celui-

ci est tributaire du parcours social du petit-fils. Cet enquêté nous a donné à voir un système de

valeurs qui ne correspond plus à sa position sociale. Humiliés, ces acteurs sociaux retrouvent

leur dignité perdue dans la lutte partisane. Ainsi, « la difficulté à se conformer, qui se joue

d’abord sur la scène du déracinement social, appelle une rationalisation susceptible de donner

sens à cet anticonformisme : l’engagement politique du côté des « humiliés » en est une des

formes »128.

Il est d’ailleurs significatif que ces militants soient les plus virulents quant à la

dénonciation de la situation économique et sociale de la Turquie et aux moyens à utiliser pour

rompre avec la dépendance du pays aux marchés internationaux.

Comme toute organisation, l’İP devra trouver un mode de régulation interne des

tensions susceptibles d’apparaître entre ses membres, ceux-ci ayant une expérience différente

du monde social suivant la nature de leur trajectoire. Comment le parti parvient-il à réunir des

membres aussi socialement « différents » ? C’est sur les processus de normalisation et

d’actualisation des prédispositions qu’il faut orienter notre réflexion en gardant à l’esprit que

le modèle du militant type İP est une construction vouée à nier les origines sociales de ses

membres et à dissimuler plus efficacement les diversités internes en terme de dotation en

ressources.

128 Ibid., p. 129.

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Chapitre II : L’actualisation des dispositions individuelles

A. La mobilisation des prédispositions

Nous avons vu que si les militants du İşçi Partisi ont une socialisation (notamment

politique) homogène, c’est l’hétérogénéité qui caractérise leur trajectoire sociale. C’est donc

dans les dispositions acquises antérieurement par les acteurs et leur activation par la rencontre

avec le parti qu’il faut chercher la raison de l’engagement (et non pas dans une lecture

substantialiste du type : « le discours discriminant les dominants rassemble des militants

dominés socialement »). On se rend alors compte de la somme de travail que devra effectuer

le parti pour atteindre un degré de cohérence interne satisfaisant et rassembler

idéologiquement des acteurs sociaux aux parcours sociaux très différents129.

L’organisation va donc devoir mener un double travail de rassemblement d’éléments

éloignés dans l’espace social grâce à un nationalisme érigé en valeur suprême, et de négation

des différences sociales objectives identifiables entre ses membres. Elle va effectuer un travail

symbolique de constitution du groupe (choix d’un nom, d’un sigle, de signes de ralliements,

de valeurs, etc.) qui, du fait de l’homogénéité de certaines des dispositions de ses membres, va

pouvoir se reconnaître dans le projet proposé. L’imbrication de la socialisation politique -

conférée par le parti - dans la socialisation primaire des individus sera l’objet de cette partie.

Comment le parti parvient-il à faire d’un ensemble aux trajectoires sociales et niveaux de

ressources que tout oppose, une organisation de militants idéologiquement acquis à sa cause ?

Comment l’organisation réalise-t-elle l’intégration de chaque militant pour en faire un soldat

de sa cause ? Berger et Luckman ont mis en évidence les effets d’interaction entre la

socialisation primaire et la socialisation secondaire : « La socialisation n’est jamais totale ni

terminée. Cela entraîne deux nouveaux problèmes : premièrement, le problème du maintien

dans la conscience de la réalité intériorisée au cours de la socialisation primaire, et,

deuxièmement, le problème des voies par lesquelles les intériorisations ultérieures – ou

socialisations secondaires – prennent place dans la biographie de l’individu »130. Outre la

129 Pierre Bourdieu donne une piste pour la résolution d’un tel problème: « si je suis un leader politique et que je me propose de faire un grand parti rassemblant à la fois des patrons et des ouvriers, j’ai peu de chances parce qu’ils sont très éloignés dans l’espace social ; dans une certaine conjoncture, à la faveur d’une crise nationale, sur la base du nationalisme ou du chauvinisme, ils pourront se rapprocher, mais ce rassemblement restera assez superficiel, et très provisoire », Bourdieu (P.), Raisons pratiques, op. cit., p. 26. 130 Berger (P), Luckman (T), La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksiek, 1988, p.188.

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question de la capacité du parti à déceler ceux qui font corps avec lui, c’est celle des

croyances, des mécanismes de socialisation politique intra partisane et de constitution d’un

habitus commun à un groupe qui sera traitée ici, avec la conviction que « penser croyances,

justifications et convictions ne nuit pas à une réflexion sur les ressources des groupes

mobilisés, et peut même conjurer une vision stratégiste ou mécaniste où l’action se réduit au

calcul ou à une solidarité pavlovienne »131. Nous proposons alors une réflexion sur les

conditions d’acquisition du savoir d’institution. Comment l’organisation arrive-t-elle à

mobiliser, à réveiller une partie des expériences passées des acteurs ?

1. Un instrument de normalisation des capitaux culturels et des schèmes de

perception des agents : l’école du parti

La question à laquelle nous proposons de répondre a déjà été posée par Turner et

Killian en 1957. C’est celle de la dynamique de la normalisation : Comment, compte tenu de

l’extrême diversité des opinions individuelles, expliquer l’émergence d’une unanimité dans le

groupe ? De même, Olivier Fillieule constatait que « les entreprises de mobilisation se

trouvent face à deux problèmes : comment modifier les perceptions des gens que l’on cherche

à mobiliser ? Comment les convaincre ensuite de participer effectivement à l’action

collective ? »132. Voyons donc « à quelles conditions une organisation qui s’engage dans

l’action collective parvient à renforcer ou à préserver la loyauté de ses membres en vue de

limiter tout risque de défection et de ticket gratuit »133.

L’İP possède à ce sujet une arme redoutable, « l’école du parti »134. Voyons tout

d’abord, grâce à un passage du mensuel Teori135 faisant office de « guide » des enseignants de

l’İP, quelle « économie des pratiques » l’organisation essaie d’inculquer à ses membres

enseignants :

131 Neveu (E.). op. cit., p. 92. 132 Fillieule (O.), Péchu (C.), op. cit., p. 164. 133 Mann (P.), op.cit., p. 72. 134 L’existence d’une telle institution n’est pas « exceptionnelle » en soi. On sait par exemple qu’en France le PCF disposait « d’écoles de cadres » et que le FN dispose toujours « d’écoles de formation ». Dans le champ politique turc aussi, d’autres partis ont le même type d’institution, comme au TKP par exemple. 135 İP Merkez Bürosu (Comité central de l’İP), « İP Eğitim Bürosu Çalışmaları », Teori, n° 169, février 2004, pp. 76-80.

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Guide des enseignants de l’İP

Dans le cadre du programme éducatif de notre parti, nous devons donner une

importance première à la communication vivante et continue entre enseignants et

étudiants. Pour ce faire :

1. Les leçons ne doivent pas être expliquées de façon monotone, assis face à la table.

2. Il faut instaurer entre enseignants et étudiants des dialogues basés sur le mode

question/réponse et menés d’une façon vivante et intéressante

3. Dans les activités d’enseignement, la vitalité est très importante. Pour cette raison,

les cours seront expliqués en utilisant un tableau mural. Nous devons encourager

l’utilisation et la compréhension d’écrits, livres, graphiques, journaux et coupures

de presse.

4. Pour réussir à assurer un cours animé, les cours seront expliqués en marchant,

obligatoirement en se déplaçant du devant vers le fond de la pièce et en donnant

une importance particulière au ton de la voix, à la diction et à la posture physique.

Il faut aussi s’intéresser aux élèves assis au fond de la salle.

5. Il faut user de pédagogie afin d’assurer la productivité de l’enseignement et

l’intérêt des étudiants. Dans ce but, il faut poser des questions aux élèves et de

temps en temps enrichir les cours d’esprit, d’idées, de récits d’expériences et

d’autres choses de ce type.

6. Les cours sont donnés dans un turc compréhensible et abordable. On ne doit pas

susciter d’intérêt pour les mots étrangers, il faut utiliser la langue utilisée dans les

programmes et statuts du parti.

7. Il faut essayer de faire participer les élèves en les encourageant à évoquer leurs

propres expériences. Après que les élèves ont échangé leurs différentes idées, il

faut proposer une présentation et une conclusion sur le sujet débattu.

8. C’est le bureau central de l’enseignement qui prépare le plan des cours et donne

les textes à étudier. Toute donnée utilisée pendant le cours doit être préparée par le

bureau ou doit lui être préalablement présentée.

9. L’adaptation des cours aux événements doit être faite prudemment et de façon à

toujours correspondre au programme d’enseignement du parti.

10. Il faut essayer d’enrichir les cours par des développements concernant les

problèmes contemporains ayant précisément trait au sujet abordé.

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Ce court extrait montre à quel point l’éducation dispensée dans le parti est pensée dans

les moindres détails, l’organisation ne laissant qu’une marge de liberté restreinte aux

« enseignants » qui doivent se conformer à ces règles leur imposant les gestes, les techniques

et le vocabulaire légitimes dans leur activité.

Durant notre période d’observation il ne nous a pas été possible d’assister directement

aux cours d’histoire, de géographie, de kémalisme, d’économie ou encore de marxisme

dispensés par l’organisation. Cependant de nombreux témoignages attestent l’existence d’une

telle institution. A vrai dire, l’İP teste plusieurs méthodes d’inculcation idéologique. D’un

côté, les cours proprement dits : ils ont lieu pendant une période déterminée, sont distribués en

différents niveaux que le militant doit théoriquement franchir pour espérer accéder à un poste

à responsabilité dans le parti. D’un autre côté, un travail quotidien de conseils

bibliographiques, d’entraide à la compréhension des faits politiques et sociaux auxquels sont

confrontés les militants.

« En fait il y a plusieurs façons d’éduquer les membres. On se réunit et on nous donne une liste de livres qu’il faut lire pour une date précise. On a du temps. A la fin, il y a des examens avec une liste de questions. Après, il y a aussi des périodes plus concentrées où on a des cours sur l’histoire et la politique. L’histoire c’est très important. C’est le bureau de l’éducation qui est chargé de tout cela. Il y a plusieurs types de personnes qui donnent des cours. D’abord il y a les « normaux ». Ce sont des gens avec des professions élevées comme des avocats, des ingénieurs, des pharmaciens. Eux, ils ne passent pas tout leur temps dans le parti, ils viennent pour parler de sujets précis. Ensuite il y a les cadres, ce sont des militants. Moi je suis un cadre alors je peux donner des cours. Puis il y a les professionnels, ce sont les seuls qui sont payés pour leurs activités dans le parti. Ils sont là à plein temps. Pour être professionnel il faut avoir passé cinq ou six ans sans interruption dans le parti et travailler pour le parti. Moi je suis cadre mais j’ai informé le parti que je veux devenir professionnel. » « Si quelqu’un n’est pas bon en histoire, on le fait travailler, je lui donne un livre. S’il y a des questions particulières, on donne des cours à celui qui le demande. Si la question revient fréquemment, on organise quelque chose de spécial, on fait un cours. Ca dépend un peu de l’actualité ».136

L’İP dispose donc de plusieurs méthodes pour réaliser une professionnalisation

d’appareil, entendue comme l’ensemble des mécanismes de construction, de sélection, de

formation et d’organisation d’une bureaucratie partisane destinée à assurer la direction, la

gestion et la cohésion de ses effectifs. Il faut absolument former des militants capables de

136 Propos recueillis lors d’un entretien semi-directif réalisé le 7 avril 2004 dans un lieu public (un salon de thé) avec Martı, une militante à l’Öncü Gençlik, la section de jeunesse de l’İP.

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« diffuser le programme du parti, travailler dans une organisation de base (Temel Örgüt),

payer sa cotisation, se comporter comme un organe lorsqu’on se trouve seul, recruter d’autres

membres, travailler d’une manière active, être en accord avec la direction et les décisions du

parti, partager la même destinée que le peuple qui travaille, adopter une philosophie qui

privilégie une vie simple et pure. » (cf. annexes, statuts du parti, art. 12, Les fonctions des

membres). Cette école, qui a pour but avoué l’élévation du niveau idéologique des adhérents

impulse une redistribution sociale de la connaissance et devient le lieu d’un rapport particulier

avec le parti (la formation dispensée par l’İP, conçue et contrôlée par l’institution, est parfois

la seule scolarité post-élémentaire dont peuvent bénéficier certains militants qui entretiendront

alors un rapport dominé au savoir et à l’organisation pourvoyeuse de celui-ci). Et lorsque les

résultats électoraux ne sont pas au rendez-vous, c’est le travail des militants formés par le

parti qui est remis en cause. L’éducation est le lieu même de la construction d’un militant

modèle.

« Le problème c’est que les résultats du parti aux élections sont très mauvais. En ce moment on s’interroge beaucoup dans le parti parce que les événements sont tous organisés en alliance avec d’autres [organisations] et on n’a pas de retombées électorales. On va chercher de nouveaux membres, peut-être revoir l’éducation qui n’est certainement pas très bien faite. Il va falloir changer la façon de travailler, avoir un cadre plus strict dans le parti parce que la Turquie va vivre des jours très mauvais. »137

L’école fournit également à des individus fragilisés une « grille de pensée capable de

mettre en sens et en mots »138 leur condition, leur offre la possibilité de maîtriser un langage

sur le monde, de mener des interprétations des évènements qu’ils rencontrent. Et si « dans

cette période particulière que sont les années de jeunesse, l’entrée en politique ne peut être

décrite autrement que comme une phase de construction identitaire et de transition » 139, le

système mis en place dans l’İP correspond à un mécanisme de modelage identitaire et l’école

du parti est le lieu de domestication favori de l’identité İP. Cependant, à l’İP comme au PCF,

« si de nombreux militants sont devenus conformes à ce que l’institution voulait qu’ils soient,

c’est parce qu’elle leur permettait d’accéder à autre chose que ce que leur destin social leur

137 Propos recueillis lors d’un entretien semi-directif réalisé le 7 avril 2004 dans un lieu public (un salon de thé) avec Martı, une militante à l’Öncü Gençlik, la section de jeunesse de l’İP. 138 Ethuin (N.), « De l’idéologisation de l’engagement communiste. Les écoles du PCF (1970–1990) », Politix, 2004. 139 Muxel (A.), op.cit., p.115.

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réservait »140. Le champ politique est aussi un champ de savoir qui impose à ses participants

une maîtrise minimale des objets politiques sans laquelle l’entrée dans le champ est vouée à

l’échec, profiter d’une « mise à niveau » signifie pour certains l’acquisition d’une forme de

dignité politique et culturelle dont le contrepoids sera, on l’imagine, le sentiment de

dépendance au parti politique qui les aura aidé à assumer cette très importante question

culturelle. Mais dans le même temps, on ne peut pas considérer que ces objets politiques dont

le militant apprend le maniement sont neutres, et les explications de textes marxisants ou

l’apprentissage des principes du kémalisme sont aussi des mécanismes d’homogénéisation

culturelle et des outils dont l’utilisation sera avant tout pertinente en « interne » (ils sont un

corps de ressources utilisables dans le contexte précis de l’organisation). Le transfert de ces

savoirs et savoir-faire dans le champ politique national étant d’autant plus difficile que le parti

n’offre pas de positions électorales.

On ne peut en aucune façon présupposer l’individu comme malléable à souhait (les

pratiques sont toujours, sinon rationnelles, au moins raisonnables), il adapte ses schèmes de

perception aux situations rencontrées. L’éducation est ici conçue comme moyen de

mobilisation des expériences passées et des dispositions des acteurs sociaux. Elle reconstruit

un contexte (familial, politique, amical, etc.) qui fait écho à ses diverses expériences. Si

« changer le contexte […] c’est changer les forces qui agissent sur nous »141 , reconstruire un

contexte idéologique marqué par l’affirmation de valeurs fortes (nationalisme, socialisme,

etc.) et partagées par des individus enserrés dans des réseaux multiples au sein de

l’organisation, c’est user d’une technique réfléchie de mobilisation des prédispositions

individuelles :

« Aujourd’hui c’est ma façon de vivre, heureusement parce que je sais que mon avenir… si on parle de l’individu, pour qu’il soit heureux, je dois faire les choses comme ça, je ne peux pas être heureuse à l’ouest, loin de mon pays et si je ne m’intéresse pas ici à la politique je serai en désespoir. Mais j’ai de l’espoir pour l’avenir de la Turquie. Je veux travailler dans le parti et je veux être le sujet de ma propre vie, pas l’objet. »142

L’éducation dispensée aux militants vise selon nous une modification des cadres de

perception des individus. Il nous faut alors analyser les modifications de ce qui permet, selon

la terminologie d’E. Goffman, de « localiser, percevoir, identifier, classer les événements de

140 Ethuin (N.), op. cit. 141 Lahire (B.), op.cit., p. 69. 142 Entretien mené avec Martı, retranscrit en annexe.

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leur environnement, de leur vécu et du monde »143, et donc proposer une analyse dépassant le

cadre strict de l’éducation reçue dans les murs de l’organisation.

2. La normalisation des schèmes de perception et d’action

« Si le dévouement à une cause politique est autre chose qu’un simple jeu frivole d’intellectuels, mais une activité menée avec sincérité, il ne peut avoir d’autre source que la passion, et il devra se nourrir de passion. »144

a. Des relations de pouvoir de type disciplinaire

L’étude du travail d’homogénéisation et de construction du groupe est une étape

cruciale dans la compréhension des raisons et des modalités de l’engagement à l’İP. Quelles

que soient les raisons pour lesquelles l’acteur s’engage, celles pour lesquelles il reste dans le

parti sont différentes, il s’agit alors d’étudier les processus intersubjectifs grâce auxquels les

identités sont redéfinies et de comprendre la façon dont elles sont retravaillées.

Selon Pierre Bourdieu, « tout champ social, que ce soit le champ scientifique, le

champ artistique, le champ bureaucratique ou le champ politique, tend à obtenir de ceux qui y

entrent qu’ils aient ce rapport au champ qu’[il] appelle illusio »145. Pourquoi et comment

l’organisation mène-t-elle ce travail de constitution de routines incorporées que Gildas Renou

nomme « éthos commun minimum »146 ?

L’éducation conduite par les différents organes du parti donne un langage au

mécontentement des acteurs sociaux, elle suggère le répertoire d’actions que l’élève doit

incorporer. Mais c’est dans le quotidien de l’action, dans la vie militante proprement dite que

s’activent les dispositions et enseignements reçus par les agents.

Sur ce point, il faut évoquer le rôle prépondérant du type de pouvoir utilisé par

l’organisation. Nous avons évoqué précédemment l’importance de la notion de hiérarchie 143 Goffman (E.), les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991. 144 Weber (M.), Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959, p. 163. 145 Bourdieu (P.), Raisons pratiques, p. 112. Ce dernier terme désigne « ce rapport enchanté à un jeu qui est le produit d’un rapport de complicité ontologique entre les structures mentales et les structures objectives de l’espace social […] c’est le fait d’être pris au jeu, d’être pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, ou, pour dire les choses simplement, que ça vaut la peine d’être joué », Ibid., p. 151. 146 Renou (G.), « L’institution à l’Etat vif. Sociabilités et structuration des groupes dans un syndicat de salariés ». Politix, n° 63, 2003.

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dans la gestion des rapports de pouvoir internes au parti. Le moment est venu d’étudier plus

précisément ce phénomène, et notamment l’importance d’un pouvoir de type disciplinaire

dans l’élaboration d’un système de valeurs et de pratiques commun à tous les membres de

l’organisation.

Si la direction du parti parvient à créer cet ethos commun minimum, c’est qu’elle

s’appuie sur une technologie de pouvoir censée encourager un certain type de rapports

sociaux en son sein, à savoir un « pouvoir disciplinaire » 147. Selon Foucault, on ne peut

d’ailleurs parler d’ « une » discipline qui serait l’idéal type du phénomène ; au contraire, il

existe des disciplines, « des techniques différentes et adaptables aux buts recherchés que les

institutions sociales peuvent mettre en œuvre mais qui toutes, assurent « l’ordonnance des

multiplicités humaines »148. Elles sont des « formes de pouvoir […] relayées par toute une

technologie fine et calculée de l’assujettissement »149. Le pouvoir disciplinaire est un

processus cumulatif exercé sur puis par les individus dans le but avoué de l’obtention d’un

appareil au fonctionnement efficace. Il déplace l’instance de contrôle des individus d’une

institution spécifique à la communauté toute entière par l’usage d’instruments simples tels que

le regard hiérarchique, la réification de la norme et la mise en place d’un pouvoir relationnel.

A l’İP, tout se passe comme si la direction du parti parvenait à engendrer une logique

collective incarnée dans l’examen. Celui-ci est constant, on le trouve certes dans l’organe

éducatif proprement dit (il faut réussir les examens de l’école du parti pour se voir attribuer

plus de responsabilités), mais aussi dans le « jeu ininterrompu des regards calculés »150 . Il est

un examen généralisé vécu tel un « regard normalisateur, une surveillance qui permet de

qualifier, de classer et de punir »151. Ce pouvoir disciplinaire nécessite évidemment

l’élaboration de techniques de contrôle et de fonctionnement particulières, telle la répartition

des individus dans l’espace (répartition physique des individus selon leur âge et leur fonction

dans l’organigramme du parti, technologies qui seront l’objet d’un développement plus

important dans le chapitre consacré à l’organisation et son système d’action) ou la

constitution même d’espaces propres à assurer sa bonne marche. Les individus sont répartis

dans des espaces architecturaux, hiérarchiques et organisationnels. Architecturalement, d’une

part le siège du parti est un lieu de refuge, de détente, de socialisation coupé du reste du

147 « La « discipline » ne peut s’identifier ni avec une institution ni avec un appareil ; elle est un type de pouvoir, une modalité pour l’exercer, comportant tout un ensemble d’instruments, de techniques, de procédés, de niveaux d’application, de cibles ; elle est une « physique » ou une « anatomie » du pouvoir, une technologie » ; Foucault (M.), Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 251. 148 Ibid., p. 254. 149 Ibid., p. 257. 150 Ibid., p. 208. 151 Ibid., p. 217.

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monde par la signification que les militants lui donnent, à savoir un lieu hétérogène à tous les

autres ; et d’autre part, ce lieu même est divisé en parcelles ou « cellules » destinées chacune à

un type de militant bien particulier (division de l’espace en étages consacrés le premier à l’İP

et à l’organisation de jeunesse (Öncü Gençlik), le deuxième aux cercles de réflexion

scientifiques et culturels, le troisième aux éditions du parti et le dernier à la chaîne Ulusal

Kanal). S’il est possible pour tout un chacun de passer d’un étage à l’autre, les sociabilités

internes se font en premier lieu entre membres du même « service ». La division

organisationnelle de l’organisation s’illustre dans l’existence de l’organisation de jeunesse, de

la « colonne féminine », du département consacré aux média, dans les organisations

syndicales satellitaires au parti. Hiérarchiquement, on retrouve ce phénomène par les

avantages concédés à certains, notamment dans le droit à la prise de parole en public, à la

médiatisation ou tout simplement à celui de se trouver dans le cercle restreint de ceux

habilités à se trouver aux côtés du leader sur les tribunes des différents meetings.

Comme on peut le constater, le principe de « localisation élémentaire ou du

quadrillage »152, marque les espaces, affirme des valeurs qui garantissent à la fois une

obéissance de l’individu et une meilleure économie du temps et des gestes. Mais plus

généralement, l’individu sans cesse soumis au regard normalisateur de ses pairs reprendra à

son compte les contraintes et les rapports de pouvoir en les inscrivant en lui-même. Il va

devenir un agent, un relais du pouvoir inconsciemment assujetti et contribuera au

développement de ce type de pouvoir qui « peut s’alléger de ses pesanteurs physiques ;

tendant à l’incorporel, [dont les] effets sont constants, profonds, acquis une fois pour toutes,

incessamment reconduits »153. Un schéma panoptique en sorte, mais amélioré, d’une

efficacité redoutable reposant sur un mode de fonctionnement continu et automatique.

Le système de référence adopté ou réapproprié par les individus, critère de la

normalisation voulue par l’organisation154, va donc s’insérer dans un mode de fonctionnement

particulier, disciplinaire où chacun se pose comme relais du pouvoir organisationnel. Les

pratiques observées dans les locaux du siège du parti155 « trahissent » l’existence de cette

normalisation par inculcation de rituels domesticants, à savoir par exemple : l’interdiction

tacite de « consommer étranger » (en ce qui concerne les cigarettes ou les sodas), le fait de ne

jamais remettre en question les décisions de la hiérarchie, d’accepter le programme du parti

sans avoir le droit de participation à l’élaboration de celui-ci, l’utilisation d’un vocabulaire 152 Ibid., p. 168. 153 Ibid., p. 236. 154 Mann (P.), op. cit., p.19 155 La période d’observation directe s’est étendue, nous le rappelons, de façon interrompue, de décembre 2003 à mai 2004.

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consacré par l’institution, le fait de s’interpeller par le prénom, de laisser les porte de tous les

bureaux et des pièces de détente ouvertes, ou de laisser parler les anciens. La complicité

ontologique entre structures mentales et structures objectives dont parlait Pierre Bourdieu se

met en place lors de l’entrée dans l’organisation dans un rapport disciplinaire où la

constitution d’un ethos commun devient un des objets que tente de réguler et d’encourager la

nature disciplinaire des relations intra organisationnelles156.

b. La construction d’un ethos commun constitutif de l’habitus de groupe

Les procédés d’accumulation et de manipulation des biens symboliques « social-

nationalistes »

Nous devons à présent mettre l’accent sur le processus d’enracinement presque

inconscient des croyances et des références qui engendreront la représentation que se feront

les militants de la réalité sociale, ainsi qu’illustrer les développements théoriques menés

précédemment. Dans les théories de l’action collective, Fillieule et Péchu soulignent que

« dans tous les cas, le travail de manipulation symbolique par les organisations revêt une

importance capitale dans les processus de dégel cognitif, de réactivation des solidarités et de

création de nouvelles identités ». D’où l’intérêt, de porter le regard sur ces procédés de

manipulation symbolique, « qu’ils se traduisent par une utilisation stratégique du langage, la

mise en scène de l’action, l’instauration ou la réactivation des rites »157. Dans cet extrait, les

auteurs nous offrent la confirmation de notre choix méthodologique, que nous allons mettre

en pratique dans le développement qui suit, consacré à l’inculcation d’une grille de lecture

mentale avec laquelle les militants vont interpréter les événements politiques. Dans les lignes

qui suivent, nous essayons alors d’expliquer la façon dont est transmis l’ethos partisan,

véritable cadre disciplinaire de la carrière militante.

156 « En effet, du fait de la discipline qui, comme l’observe Weber, « assure l’uniformité rationnelle de l’obéissance d’une pluralité d’hommes » trouve sa justification, sinon son fondement, dans la lutte, il suffit d’invoquer la lutte réelle ou potentielle, voire de la raviver plus ou moins artificiellement pour restaurer la légitimité de la discipline ». Bourdieu (P.), « La représentation politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 36-37, p.23. Nous pensons que l’idéologie et la rhétorique utilisées par le parti contribuent à l’élaboration d’un certain type de pouvoir, disciplinaire au sein de l’organisation. 157 Fillieule (O.), Péchu (C.), op. cit., p. 167

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L’entreprise méthodologique de manipulation menée par les membres relativement

dominants dans les relations de pouvoir internes à l’İP repose essentiellement sur la

construction d’une esthétique de groupe qui va orienter les pratiques et les perceptions des

militants pour peu à peu en faire les fidèles reflets de ce que le groupe veut être, c'est-à-dire

un représentant éclairé et désintéressé de la classe ouvrière et de la nation turque dans son

ensemble (grossièrement amalgamés dans tous les discours que l’organisation propose). C’est

donc sur le coup de force symbolique du parti que nous allons nous pencher, étant entendu

que « la théorie de la violence symbolique repose sur une théorie de la croyance ou, mieux,

sur une théorie de la production de la croyance, du travail de socialisation nécessaire pour

produire des agents dotés de schèmes de perception et d’appréciation qui leur permettront de

percevoir les injonctions inscrites dans une situation ou dans un discours et de leur obéir »158.

Cette esthétique est travaillée, encouragée par les membres et la hiérarchie dans un soucis de

sublimation du groupe et de ses objectifs. Mais elle est aussi fondatrice d’un certain rapport

au parti qui enserre chacun dans des types de relations particulières. Comme le soulignait très

justement Bernard Pudal à propos du PCF, « les mêmes hommes font le PCF qui les façonne à

son tour, les mêmes hommes se dotent d’un parti politique d’autant plus susceptible

d’exploiter en eux ce qu’ils sont qu’il est ce qu’ils sont »159. Productrice et produit du groupe

et de son identité, l’esthétique de groupe dépasse sur bien des points les simples

considérations de stratégie pour devenir fondatrice d’une certaine vision que le groupe

entretient sur lui-même et fonder un habitus commun, partagé par les membres du groupe.

Philippe Braud, dans un livre programmatique consacré à l’émotion en politique,

encourage la prise en considération des dimensions émotionnelles du politique afin de

« rompre l’enfermement »160 du rationalisme à tout crin. Il définit l’émotion comme « tout

état affectif qui s’écarte de ce degré zéro qu’est l’indifférence absolue envers un objet »161 et

admet qu’il serait difficile de trouver une transaction sociale totalement neutre. Gérer les

relations internes à l’organisation partisane revient aussi à utiliser ce domaine de l’irrationnel

et développer des discours, pratiques et symboles en vue d’une certaine homogénéisation des

pratiques et références des membres. Il nous faut alors prendre en considération les logiques

inconscientes des acteurs qui agissent à leur insu et contribuent efficacement à la perpétuation

d’une certaine conception du groupe. Quels outils sont utilisés dans la gestion

organisationnelle des émotions ? Comment l’écrit, les cérémonies, rituels, et symboles

158 Bourdieu (P.), Raisons pratiques, op.cit., p. 190. 159 Pudal (B.), Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, PFNSP, 1989, p. 14. 160 Braud (P.), L’émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p.13 161 Ibid., p.8

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mettent-ils en scène l’histoire et l’environnement des acteurs pour créer des références

émotionnelles susceptibles d’encourager l’homogénéisation des repères idéologiques et

psychologiques. Plutôt que le discours en lui-même, par ce qu’il dit et par les idées qu’il

présente à l’auditoire, ce sont les symboles qu’il utilise que nous devons étudier, considérer le

discours comme objet, le déconstruire et analyser ce qu’il convoque dans la formation de la

rhétorique du parti.

Edward Sapir fait une distinction entre les « symboles de référence » utilisés dans

la communication quotidienne et les « symboles de condensation » qui « s’enracinent au cœur

de l’inconscient, et chargent d’affectivité des types de comportement, des situations, qui n’ont

pas l’air d’entretenir le moindre rapport avec le sens originel du symbole »162. Quand un signe

ou un objet est investi de signification avec « propagation affective inconsciente », on parle de

symbole de condensation. Cette précision autorise l’emploi du terme de symbole sans oublier

que tout signe est symbole.163. Voyons comment l’İşçi Partisi utilise des symboles chargés

d’affectif dans son travail d’autodéfinition, de légitimation et dans un souci d’activation de

référents et de solidarités nécessaires à la survie de l’organisation164. Le but est ici de montrer

comment l’ethos collectif du groupe de militants, qui peut être considéré comme un « auto-

dressage », va peser sur les types et les modalités des carrières militantes à l’İP.

En ce qui concerne les faits de langage, les références politiques et historiques sont

pour le moins diverses, elles donnent à première vue l’impression d’un répertoire brouillon

aux multiples facettes parfois incohérentes. Mais leur utilisation dans le langage, les objets et

les pratiques constitue un univers de sens particulier dont les implications sur la symbolique

du parti sont très importantes. La conception que chacun se fait du parti repose sur l’idée d’un

groupe d’avant-garde en lutte pour le bien être du peuple opprimé, et soucieux du respect de

l’héritage de Mustafa Kemal. Tour à tour sont convoqués Mustafa Kemal, Mao Ze Dong,

Lenine, Karl Marx et Robespierre. Tous représentent les libérateurs du peuple qui, par leur

sacrifice et le don de leur personne à la cause qu’ils défendaient, ont gagné le combat contre

le féodalisme intellectuel et politique, ont pu réaliser de grandes choses pour le peuple. Ils

sont cités en exemple dans le but de suggérer la conduite que le parti doit tenir pour libérer le

162 Sapir (E.), Anthropologie, Paris, Le Seuil, 1971, p. 52 163 Philippe Braud considère cette distinction porteuse de véritables perspectives pour les sciences sociales car, selon Sapir, « si une expression symbolique de pure référence est contaminée par une effectivité refoulée primordiales pour le moi (cas de l’emblème national ou du beau poème), les deux symbolismes théoriquement distincts se confondent. Ces symboles sont puissants et même dangereux, car les significations inconscientes, très chargées d’affectivité, se rationalisent sous forme de simple référence», Ibid., p.52 164 La classification que nous proposons, en faits de langage, symboles matériels et pratique rituelle et cérémonielle, est empruntée à Braud (P.), L’émotion en politique, op. cit. Cependant, nous ne voudrions pas que celle-ci conduise à minimiser la proximité des diverses pratiques nationalistes utilisées par l’İP comme symboles et qui, toutes, conduisent à un effet contre-sociétal .

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pays des oppresseurs. Dans un même registre, les paysans kurdes opprimés par la structure

latifundiaire du pouvoir et de répartition des terres deviennent les serfs français de l’ancien

régime, la situation de la Turquie exposée à l’impérialisme américain correspond exactement

à celle du pays avant la guerre d’indépendance menée par Atatürk. Enfin, Robespierre n’a pu

réussir son œuvre qu’en mettant en place la structure jacobine du pouvoir, en supprimant les

langues régionales et en se montrant soucieux de l’unité de la France. Ces exemples

historiques montrent à la Turquie la voie qu’elle doit suivre, « éléments décisifs de

classements, toutes ces dénominations de pays, de régimes politiques, de communautés

nationales, de groupes ethniques, de familles idéologiques, de partis, de classe, etc. Elles

permettent des identifications à des groupes d’appartenance et fondent le sentiment

symétrique d’être étranger à d’autres groupes »165. Elles sont censées cristalliser les

différences entre le groupe et ses concurrents, dressent des frontières significatives et

symboliques entre la communauté et l’extérieur. Elles participent à un travail de classement

omniprésent qui donne des limites explicites et clarifie la conception de la lutte retenue par le

parti. Une fois de plus, on constate une analogie entre la méthode utilisée par la direction de

l’İP et celle dont s’est servie le PCF. Dans le cas du parti « ouvriériste » français, Bernard

Pudal a remarqué la constitution d’un univers symbolique « séparé » grâce auquel « l’identité

communiste se réfléchit dans sa singularité »166 (emploi de mots fétiches tels que « dictature

du prolétariat », « théorie marxiste léniniste », « révolution », « classe ouvrière »). Un univers

singulier se met en place avec des références historiques particulières et l’emploi de « mots de

passe » qui font sens dans le contexte particulier de l’organisation İP. Les catégories

linguistiques utilisées s’intègrent dans ce travail d’ordonnement du monde.

L’Union Européenne devient le « cheval de Troie » des Etats-Unis, les Alévis sont

la « cinquième colonne » utilisée par Rome comme missionnaires du catholicisme, les turcs

sont asiatiques (« Asyalıyız ! » [Nous sommes asiatiques !], comme le suggère le titre du

numéro de septembre 2001 de Teori) malgré les tentatives de domestication de l’Occident, les

Etats-Unis veulent « mettre en pièces » la Turquie (parçalamak) alors qu’Atatürk l’a unifiée.

Les termes milli et ulusal (national), sécurité (güvenlik) reviennent sans cesse comme les

signifiants du chemin que doit emprunter la Turquie. Par ce dédale de références et

classements, c’est la rhétorique de la perte qui entre en pratique. La nostalgie d’un temps

165 Braud (P.), op. cit., p 112. A propos de la construction des groupes : « Le nous peut avoir deux orientations différentes, l’une positive et l’autre négative, l’une extensive et l’autre restrictive, l’une qui rassemble et l’autre qui exclut. Le mot nous peut avoir le sens de « nous tous » ou le sens de « nous autres ». Le premier sens entraîne la solidarité et le second la méfiance, parfois l’hostilité, en tout cas le besoin de s’isoler» H. Wallon, « les milieux, les groupes et la psychogenèse de l’enfant », Enfance, n° 3-4, p. 287-297. 166 Pudal (B.), op. cit., p. 292.

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perdu cultive ainsi la nécessité d’un activisme effréné et d’une redéfinition des priorités

nationales. Il faut agir, et vite car arrivera bientôt le point de non retour. Dans cette entreprise

de salut populaire et national, seule l’armée peut rétablir l’ordre et l’indépendance perdus. Le

socialisme viendra après, bien après l’indépendance recouvrée, il n’est qu’à regarder les

exemples historiques qui s’imposent à tous. L’organisation est indispensable, d’autant plus

que seule une petite minorité prend la mesure des dangers. On ressent ici l’angoisse de la

perte de l’intégrité. Nous ne suivrons pas jusqu’à leur terme les analyses de P. Braud, qui nous

conduiraient à repérer une frayeur face au risque de souillure du moi prenant un sens

particulier dans l’esprit des militants et des publics du parti. Notre travail n’aspirant pas à

devenir une psycho-analyse du discours des agents, on remarquera ici tout au plus une

utilisation efficace de la rhétorique nationaliste convoquée dans d’autres partis (tels le CHP,

le MHP ou le DSP) d’une façon moins insistante et sur bien des points, moins « caricaturale ».

Le groupe, réuni dans les structures partisanes de l’İP, réussit à rassembler des symboles

constituant alors des « biens symboliques » qu’il désire monopoliser dans le champ politique,

ce qu’il ne parvient pas à faire (contrairement au succès qu’a rencontré pendant un temps le

Front National français dans son entreprise de monopolisation des biens symboliques de

l’extrême droite)167. Néanmoins, cette rhétorique fait sens pour les militants de l’İP qui, par

leur socialisation primaire et les réseaux sociaux dans lesquels ils s’insèrent, sont sensibles à

ces arguments émanant de cette organisation politique.

Les symboles matériels utilisés par le groupe partisan ont eux aussi pour fonction

l’activation de réflexes et la mobilisation des émotions des participants. On ne s’attardera pas

sur le recours fréquent au drapeau turc comme représentant de la nation et du pays lors

d’évènements organisés par le parti, ni sur la présence systématique de l’image de Mustafa

Kemal dans la majorité des bureaux ou dans les meetings politiques. De longues analyses ont

déjà été proposées par différents auteurs sur ce point168. Néanmoins, l’emploi des couleurs du

drapeau national est une caractéristique des emblèmes du parti et on sait qu’un groupe

politique, en s’appropriant le drapeau ou un autre symbole, en les arborant au cours d’une

manifestation, considère qu’il donne une légitimité à son action, et il exclut de cette légitimité

167 Il semble quasi-impossible pour un parti politique turc de monopoliser les biens symboliques du nationalisme, tant ceux-ci sont convoqués par un nombre élevé d’organisations politiques se réclamant, dans la majeure partie des cas, de l’héritage d’Atatürk. Rappelons que depuis que l’AKP est au pouvoir et que ce parti « joue la carte européenne », d’autres partis cherchent à mobiliser en convoquant des arguments d’ordre nationalistes : « les prochaines élections législatives (novembre 2007) pourraient donc voir revenir deux partis qui jouent sur la fibre ultranationaliste et sécuritaire : le DYP (Parti de la Juste Voie, droite) et le MHP (Parti de l’Action Nationale, extrême droite) », in « Trois questions à Gilles Dorronsoro », Le Monde, 21 juin 2005. 168 Copeaux (E.), Copeaux (C.), « Le drapeau turc, emblème de la nation ou signe politique ? » , Cahiers du CEMOTI, n°26, 1998.

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ceux qui n’y participent pas. Evidemment, les couleurs rouge, jaune et blanche correspondent

aussi à une longue tradition des organisations et régimes léninistes, maoïstes, marxistes ou

plus généralement d’extrême gauche, et comme le précise l’article premier des statuts,

« l’emblème du parti est l’étoile rouge qui montre la voie aux ouvriers et travailleurs unis du

monde entier. Le drapeau du parti est une étoile jaune sur fond rouge »169. Mais le recours à

ces couleurs est tellement fréquent que l’on ne sait jamais quel symbole elles invoquent.

D’autant plus que depuis que l’AKP (Parti de la Justice et de Développement, droite

conservatrice islamiste) est au pouvoir, l’utilisation du drapeau turc et de ses couleurs est

devenue un symbole trans-partisan anti-gouvernemental. Loin de constituer un inconvénient,

cette confusion entretient l’identification de la cause nationale et du socialisme, bien pratique

pour une organisation se réclamant de ces deux traditions.

Autre objet porteur de sens et significatif d’un comportement « symbolique », la

marque nationale représente l’indépendance et la lutte au jour le jour contre le pillage du pays.

Il faut acheter turc, et cela jusqu’au simple paquet de cigarette. Ainsi, lors d’un entretien avec

un militant membre du secrétariat d’Öncü Gençlik, nous posâmes nos effets, au nombre

desquels un paquet de cigarettes de marque américaine, sur la table basse d’un bureau. La

réaction de l’enquêté fut immédiate, qui, s’interrompant, nous prit à partie :

« Tu ne devrais pas fumer ces cigarettes, il y en a de très bonnes de marque turque, les Samsun, les 2001. Tu sais, quand tu achètes celles-là tu enrichies les firmes américaines qui achètent le tabac turc pour quelques dollars. Avant, les cultivateurs de tabac s’en sortaient en Turquie, maintenant que les marques américaines ont envahi le marché, ils sont ruinés. […] . D’ailleurs regarde sur le paquet, c’est écrit « Türkish blend », on a le meilleur tabac, c’est normal ; c’est comme ça que l’impérialisme américain s’y prend, ils achètent les produits locaux et les revendent plus cher. Si tu veux participer à cela tu fais comme tu veux. »170.

La réaction fut passionnée, instinctive, l’argumentation faisait référence à la qualité

des produits turcs exploités par la puissance impérialiste dénoncée, le tabac était devenu le

symbole d’un phénomène plus général (l’exemple du tabac est significatif car plusieurs

militants nous ont tenu à peu près le même discours, signe que l’objet « tabac » est un référent

dans l’exemplification des dénonciations et même des valeurs du parti).

Les pratiques rituelles et cérémonielles sont particulièrement stimulantes

émotionnellement car « elles se déploient dans un espace qu’elles dynamisent, […] elles

169 Cf. Annexe 2, les statuts du parti. 170 Entretien avec Gökten dans les bureaux de l’Öncü Gençlik situés au siège du parti à Beyoğlu, Istanbul, le 12 janvier 2004.

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mobilisent des lieux, des objets, des individus, sollicitant le regard mais aussi, le plus souvent,

l’ensemble des dispositifs sensoriels »171. Les membres de l’İP ont fait de ces pratiques un des

moyens les plus convoqués dans la célébration du groupe et de l’héritage auquel il se réclame.

Nous le verrons par la suite, le parti est inséré par ceux qui le pratiquent172 dans des réseaux à

idéologie nationaliste qui, régulièrement, organisent des meetings ou manifestations en tout

genre. Tous les ans, les militants de ces réseaux de partis et d’associations kémalistes se

rassemblent à Samsun pour célébrer le départ d’Atatürk pour Ankara (événement symbolique

s’il en est, qui marque le début de l’entreprise kémaliste de reconquête du pays après la

première guerre mondiale). Le 19 mai 2003 par exemple, plus de 1000 personnes ont participé

à cette « marche » (Yürüyüş) commémorative reliant Samsun à la capitale. Dans les

questionnaires que nous avons distribué, une large majorité des enquêtés ont cité cet

événement comme l’activité du parti qui leur a procuré le plus de plaisir. Les organisations

participantes s’efforcent de faire de cet événement un moment d’échange, de retrouvailles

entre militants dispersés dans le pays. L’ambiance est plutôt festive et les slogans voués à la

commémoration de l’œuvre de Mustafa Kemal. Selon plusieurs témoignages de nos

enquêtés173, les drapeaux turcs sont partout, la tenue rouge et blanche est de rigueur. Cette

« marche » se termine par un meeting tenu à Ankara pendant lequel tel ou tel responsable

exhorte les militants à continuer le combat contre l’impérialisme et le gouvernement à ses

ordres. Dans l’imaginaire collectif, ce rassemblement de plusieurs partis (İP, CHP, MHP,

DSP, BBP) évoque l’image d’une Turquie unie derrière son leader historique, il donne

l’impression d’une Turquie qui se réveille (« Uyan Türkiye ! », réveille toi Turquie !), il

donne un sens à l’engagement du militant sacrifiant son temps et son énergie pour une cause

transcendantale. Comme d’autres pratiques militantes, cet exemple montre à quel point « de

nouvelles identités peuvent se forger dans la lutte, qui remodèlent les appartenances et

renforcent le sentiment du nous par rapport à eux. C’est dans l’opposition à l’autre ou aux

autres que se réactivent les appartenances initiales ou que se créent et se revendiquent

publiquement de nouvelles appartenances »174.

Lors des meetings du parti, les symboles utilisés sont chargés de sens, les portraits

d’Atatürk, les drapeaux gigantesques tendus ici ou là, les chants révolutionnaires passés en

171 Braud (P.), op. cit., p.131. 172 Notre insistance à ne pas vouloir parler du parti comme entité agissante, et à préférer parler “de la direction”, de « groupe militant », ou de « ceux qui pratiquent l’organisation » doit être comprise comme l’application de notre volonté de ne pas réifier l’organisation en lui donnant l’épaisseur d’un acteur collectif agissant, parlant et décidant d’une seule voix. Le parti est fondamentalement une « vergesellschaftung ». 173 Entretien semi-directif réalisé avec Teoman, militant de 25 ans, dans un café de Beyoğlu, Istanbul, le 18 janvier 2004. 174 Mann (P.), op. cit., p. 125.

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boucle encouragent l’exaltation du participant. Tout cela permet d’activer des schèmes de

perception chez les agents qui participent à ces événements, on recherche la réaction face à

des symboles qui font écho à la socialisation et aux habitus primaires des acteurs. Des

schèmes de perception sont activés par la reconstruction de « cadres sociaux de la mémoire »

qui mobilisent les souvenirs et permettent le déclenchement de schèmes d’action particuliers.

« Esthétique du leader » et représentations collectives à l’İP

Dans les quelques lignes qui précèdent, nous avons essayé de montrer comment

l’organisation utilise des symboles, des signes à « propagation affective inconsciente » pour

créer un type de relation particulier au parti. Il nous faut alors mener l’étude de l’esthétique du

parti qui par ailleurs, en désignant les faits et objets dignes de considération, crée des rapports

de pouvoirs singuliers basés sur la nature des ressources des membres. On comprend que tel

militant capable de mettre en valeur une expérience ou un positionnement historique et

idéologique particulier pourra exploiter une gamme de possibilités différentes de tel autre.

Essayons dans un premier temps de comprendre la façon dont les militants

apprécient leur leader, ainsi que les expériences personnelles mises en valeur dans les

biographies officielles consultables dans les organes voués à la communication du parti175.

Cette étape de notre argumentation trouve sa source dans une remarque que Max Weber

énonce dans le savant et le politique : « Du point de vue psychologique, une des forces

motrices les plus importantes de tout parti politique consiste dans la satisfaction que l’homme

éprouve à travailler avec le dévouement d’un croyant au succès de la cause d’une personnalité

et non pas tellement au profit des médiocrités abstraites d’un programme. C’est justement en

cela que réside le pouvoir « charismatique » du chef. »176

Il est difficile d’imaginer homme politique plus admiré dans un groupe de

militants que l’est le président de l’İP, Doğu Perinçek. Ce sont l’action, la réflexion et

l’ouverture au monde qui caractérisent particulièrement le leader aux yeux de ses partisans.

Pour comprendre le rapport entretenu à Perinçek, nous avons demandé aux militants de

répondre par quatre ou cinq mots à la question « comment pourriez vous définir la

personnalité du président de l’İşçi Partisi Doğu Perinçek ? », que nous avons ensuite reposée

lors d’entretiens semi-directifs afin d’affiner les réponses obtenues auparavant. Tous 175 Nous ne perdons pas de vue que ces biographies officielles participent d’un travail d’auto-consécration du parti, bien entendu, nous ne les prendront pas pour « argent comptant » mais les analyserons comme telles. 176 Weber (M.), Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959, p.172.

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connaissent sa biographie officielle, dans laquelle sont détaillées les différentes luttes qu’il a

menées et les déboires que celles-ci lui ont causés. Ils admirent « l’homme d’action », « sa

bravoure » (cesur), son combat pour la laïcité et la patrie (c’est un « vatan sever », un homme

qui aime sa patrie) et sa manière de défendre les intérêts du peuple turc. Parfois il est vu

comme un homme au « sang chaud » (sıcak kanlı) au caractère autoritaire, mais ceci dans un

sens positif. Il est le seul capable de tenir le parti en main et de le faire progresser. « Action »

signifie aussi mouvement, don de soi pour la cause. Le leader se déplace sans cesse, on

reconnaît les alliances qu’il noue avec des partis étrangers pour l’avenir du pays, ses

rencontres avec tel ou tel responsable chinois, ses visites à des partis amis de Russie ou d’Asie

centrale. Vient ensuite l’image de « l’intellectuel le plus prolifique » (« en seçkin

intelektüel ») qu’on respecte pour ses analyses. Il donne une « interprétation réaliste du

monde », contrairement aux naïfs et autres idéalistes ayant droit de parole dans les médias. Un

homme « intelligent » (Zeki), très cultivé qui a écrit plus de trente ouvrages, une référence

théorique qui « réfléchit » (düşünen) en tant « qu’homme de science » (bilimsel). Et malgré

cela, il a le mérite aux yeux de nombreux de ses militants de rester « modeste » (mütevazı) et

« honnête » (dürüst). Signalons qu’il est effectivement très prolifique puisque, outre la

trentaine d’ouvrages qu’il a publiés depuis la fin des années soixante, il a participé sans

discontinuer à de nombreuses revues qu’il a parfois fondées. Toutes les semaines il signe

l’éditorial de Aydınlık, hebdomadaire du parti dans lequel il écrit régulièrement de longs

articles, on le retrouve irrégulièrement mais très fréquemment dans le mensuel Teori ainsi que

dans le mensuel scientifique, Bilim ve Ütopya. De surcroît, il propose de nombreuses analyses

sur le site Internet du parti. Enfin, on peut signaler les qualificatifs concernant son ouverture

au monde. Dans ce domaine, on touche à la béatification. Doğu Perinçek est un homme

accessible, qui ne refuse jamais une entrevue quand quelqu’un connaît une période difficile, il

accepte de confronter ses idées et accueille tous les Turcs qui le désirent. Cette empathie

naturelle le pousse même à vivre comme les gens du peuple alors qu’il pourrait se complaire

dans le luxe que sa situation lui permet. En conclusion, son leadership et son autorité dans le

parti n’étonnent personne puisqu’il est un « leader de l’avenir » (geleceğin lideri), et comme

le reconnaît ce militant témoignant de la fascination qu’il éprouve pour le leader, « il n’y en a

pas dix comme lui »177.

Cette « esthétique du leader » nous conduit à nous interroger sur la construction des

représentations collectives tant les types de réponses données lorsqu’il s’agit de définir les

traits caractéristiques de Perinçek sont homogènes. Doğu Perinçek représente effectivement

177 Entretien semi-directif réalisé avec Barış, 53 ans, chauffeur de bus, à Üsküdar, Istanbul, le 16 mars 2004.

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un modèle parfait de militant qui, s’il a su par le mérite atteindre un statut social que

beaucoup lui envient (professeur de droit à l’université d’Ankara, écrivain et président d’un

parti politique), est resté d’une modestie qui surprend tout un chacun. Passons sur l’oubli

généralisé du fait que la famille Perinçek n’a jamais vraiment été dans le besoin puisque le

père du leader était juge dans le sud-est du pays et qu’il a été très tôt envoyé à la capitale pour

suivre ses études. Attardons-nous plutôt sur l’éthique que cette représentation du leader

confère à l’organisation et tout d’abord sur l’article 12 des statuts du parti qui définit les

fonctions des membres :

« Les fonctions des membres sont : Diffuser le programme du parti, travailler dans une organisation de base (Temel Örgüt), payer sa cotisation, se comporter comme un organe lorsqu’on se trouve seul, recruter d’autres membres, travailler d’une manière active, être en accord avec la direction et les décisions du parti, partager la même destinée que le peuple qui travaille, adopter une philosophie qui privilégie une vie simple et pure. »178 (C’est nous qui soulignons)

Vivre comme le peuple, ne pas afficher ses signes de richesse, mais aussi tout faire

pour améliorer ses connaissances pour une meilleure appréhension du monde, telles sont les

obligations de tout membre qui se respecte. Comme le soulignait Bernard Pudal à propos du

PCF et de l’habitus ouvrier qu’il revendiquait, « ce filtre éthique conditionne les jugements

que l’on porte sur les pratiques militantes et tout militant qui n’administre pas la preuve de

son adhésion à cette éthique devient un suspect, un militant en sursis. Tout est passé au crible

de l’éthique militante ouvrière, tout est réinterprété à sa lumière ». Il existe bien une structure

éthique sur laquelle repose l’identité İP. Pour certains militants, acquérir cette identité est un

effort, une négation de leur statut social objectif ou bien un retour sur les conditions de vie

familiales (pour les déclassés par le haut), pour d’autres, les plus faiblement dotés en

ressources de tout type, cette éthique est un habitus revendiqué, elle est « classe incorporée

faite conviction », « la voie de passage quasi obligée qui mène de l’indignité sociale à la

dignité ouvrière, cette tentative de restauration de soi qui, par un coup de force symbolique,

convertit l’humiliation en prise de conscience »179. Mais tous doivent fournir un effort dans

l’acquisition de l’idéologie du parti, apprendre à manier les outils de la rhétorique partisane

tout en assumant le rôle d’avant-garde de la classe ouvrière turque, devenir un intellectuel

178 Cf. Annexe, Les statuts du parti, article 12. 179 Pudal (B.), op. cit., p. 133 et 134.

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militant capable de décrypter le monde pour la masse endoctrinée par le pouvoir et les

idéologies naïves corruptrices.

On relèvera dans ce phénomène une stratégie d‘autoconsécration et de légitimation du

rôle d’élite ouvrière que l’İP se donne, un travail de manipulation symbolique qui tend à

définir le parti comme un reflet fidèle de ceux qu’il désire représenter. Il est clair que

« l’identité du groupe de mobilisation doit être définie de façon à procurer à chacun de ses

membres une représentation positive de lui-même », et cela parce que « la mobilisation repose

sur des symboles d’identification et des modèles de référence »180. Par tout ce travail sur les

dispositions des militants, le parti tend à obtenir de ceux-ci qu’ils aient le « sens du jeu ».

Pierre Bourdieu observait à ce propos que « les agents sociaux qui ont le sens du jeu, qui ont

incorporés une foule de schèmes pratiques de perception et d’appréciation fonctionnant en

tant qu’instruments de construction de la réalité, en tant que principes de vision et de division

de l’univers dans lequel ils se meuvent, n’ont pas besoin de poser comme fin les objectifs de

leur pratique »181. La description et la déconstruction des modes d’inculcation et de

fonctionnement de ce que nous avons définis comme un ethos collectif, ont montré comment

celui-ci fonctionne comme principe générateur de contraintes, comme cadre disciplinaire

pouvant se vivre comme un « auto-dressage », et pesant sur les modalités des carrières

militantes à l’İP.

Mais cette étude sur l’actualisation des dispositions des acteurs serait incomplète sans

l’étude des sociabilités partisanes ayant cours à l’İP. Il nous faut étudier les types de liens

sociaux que les militants entretiennent avec leur entourage, encouragés par le parti et

constitutifs d’un certain rapport au parti et à l’identité que le militantisme propose.

B. Les réseaux de sociabilité de l’İP

On peut en partie déduire des développements précédents les types de sociabilités

tissés entre les membres de l’organisation. Les nouveaux venus découvrent lors de l’entrée

des types de sociabilités particuliers et s’insèrent dans des réseaux où les liens tendent à

devenir multiplexes. Souvent, le mot « famille » est cité pour caractériser les relations intra

180 Mann (P.), op. cit., p. 126. 181 Bourdieu (P.), Raison pratique, op. cit., p. 155

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partisanes, et les militants, par le temps qu’ils consacrent aux activités du parti, sont amenés à

se rencontrer très régulièrement. De par le type de relation qui s’institue entre les membres,

ceux-ci s’inscrivent dans un système d’échanges et d’obligations réciproques, ils prennent des

engagements à l’égard des autres qui sont devenus des proches, ce qui rend le désengagement

plus coûteux. Plus les liens au sein d’un groupe militant sont denses et intenses, plus la

fidélité à l’institution sera forte. On constate à ce propos à l’İP un phénomène que F. G.

Bailey avait décrit dans Les règles du jeu politique. Selon cet auteur, un groupe utilisant le

religieux ou la famille comme principe d’organisation des liens intra organisationnels se

caractérise par un niveau de confiance mutuelle élevé et encourage le groupe à devenir

davantage « moral » que « transactionnel »182 . Par l’utilisation de symboles de tous types et

la construction d’un ethos commun au groupe, l’İP tend à sacraliser la cause qu’il sert et son

idéologie « marxisante pro-kémaliste ». Le groupe se considère comme une avant-garde

(l’emploi fréquent des termes « İleri » qui signifie « avant-garde », « en avant », et « İlerici »,

« progressiste », le montre), nourrit par l’idéologie habilement utilisée afin de renforcer

l’esprit de groupe. On voit alors se développer des relations à la fois politiques, syndicales,

professionnelles, amicales ou familiales entre les membres, tout ceci formant un réseau

particulièrement dense et homogène.

Le militant İP, en entrant dans les réseaux de sociabilité du parti, s’insère dans des

réseaux plus larges qui recouvrent le système d’action183 de l’organisation. Si des liens avec

d’autres organisations politiques ou association sont institutionnalisés ou revendiqués par le

parti, ils existent entre les militants İP et les membres de ces diverses organisation.

Il est particulièrement intéressant de constater que les alliés les plus directs de l’İP sont

eux aussi des marginaux dans le système d’action correspondant à la

« nébuleuse » nationaliste et souverainiste. Les groupes les plus proches des militants İP sont

souvent eux-mêmes marginaux dans leur système d’action respectif :

« Le CHP est aussi un bon allié, pas dans son entier mais la branche représentée par Taban Önemli travaille avec nous. […] Les « Aydınlar ocağı », qui se sont séparés du MHP depuis le changement de présidence dans ce parti, sont aussi des personnes avec qui on travaille. […] En fait, on est proche de diverses personnalités qui se sont séparées du MHP. »184

182 « Le leader d’un groupe moral a un taux de confiance plus élevé que le leader d’une bande de mercenaires. », Bailey (F.G.), Les règles du jeu politique, Paris, PUF, 1971, p. 59. 183 Jacques Lagroye définit le « système d’action » comme un « réseau objectivé d’organisations », Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), Sociologie politique , presses de Sciences Po et Dalloz, Paris, 2002, p.270. 184 Entretien semi-directif réalisé avec Mehmet Ulusoy, responsable de la publication du mensuel Teori, le 2 février 2005 au siège du parti à Istanbul.

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Cela permet peut-être de comprendre l’importance de ces « marginaux sécants » qui

deviennent parfois clés dans la nébuleuse souverainiste pour assurer les contacts entre des

systèmes d’action différents.

Les manifestations et meetings organisés en commun engendrent l’activation ou la

réactivation du sentiment qu’a chacun des membres de partager un destin commun. Ainsi,

comme l’affirme J. Lagroye, « l’établissement de relations institutionnelles entre

organisations politiques et non politiques n’est de ce point de vue, qu’une officialisation des

liens créés et entretenus par la multipositionnalité de leurs membres »185. Les membres de

l’İP, lors de leurs activités extra partisanes, sont bien souvent engagés dans d’autres

associations ou endossent quelqu’autre rôle social qui les lient avec d’autres individus. Il est

significatif de constater que ces activités se font le plus souvent avec des membres du système

d’action « global » dans lequel l’İP s’insère. Il semble sur ce point que le militantisme

politique, tout au moins à l’İP, prédispose à l’engagement et la prise de responsabilité dans

d’autres secteurs de la vie sociale.

185 Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), op. cit., p. 270.

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Que nous enseignent ces développements sur l’actualisation des prédispositions

individuelles par l’organisation ? Tout d’abord que ces prédispositions sont homogènes. Nous

l’avons vu, les militants ont été, pour une grande majorité, confrontés très jeunes à des

milieux politisés (famille, cercle d’amis, etc.). Issus le plus souvent d’une famille laïque (en

ce qui concerne le père), ils ont très tôt été témoins de discussions à caractère politique et se

sont appropriés des schèmes de perception leur permettant de classer et d’interpréter les

événements politiques. L’engagement de militants İP n’est alors pas un hasard en ce sens que,

comme pour tout engagement partisan, il faut pouvoir retraduire les événements politiques et

sociaux pour être sensible au discours du parti. Mais la particularité, ici, réside dans cette

socialisation politique primaire kémaliste, mettant l’accent sur les principes étatistes et

laïcistes de l’idéologie ataturkiste, qui va contribuer à l’insertion des futurs militants dans les

réseaux sociaux constituant les viviers de recrutement de l’İP.

Cependant, considérer les militants İP comme un ensemble homogène d’individus

partageant à priori les mêmes schèmes de perception et d’action serait une erreur. Il est

indéniable que le groupe partage un ethos commun, tend à se considérer comme une

communauté, mais cela résulte davantage d’un effort de l’organisation en vue de normaliser

les relations intra partisanes que d’une uniformité des conditions sociales d’existence qui

justifierait l’engagement dans une telle organisation. L’étude des profils sociaux des militants

tend à démontrer que les façons de vivre l’engagement différent selon le parcours de chacun

dans les secteurs sociaux dans lesquels on évolue. Tous ne deviennent pas militant İP pour les

mêmes raisons. Chacun objectivera son parcours selon les traumatismes et les expériences

rencontrées (en suivant des grilles de lecture pré-disponibles et légitimes à ses yeux). Ainsi, la

rencontre avec le parti peut être considérée comme celle entre des attentes individuelles et un

groupe occupé à définir et redéfinir les causes et intérêts qu’il est censé défendre. Dans ce que

le parti donne à voir de son organisation et de son idéologie, l’individu « choisit » ce qui

psycho-émotionnellement ou rationnellement donnera un sens à son engagement. Les

modalités de l’engagement détermineront ici sur bien des points les modes de participation à

l’activité partisane186.

L’impression d’uniformité idéologique et comportementale que donne l’İP est alors à

la fois l’effort et le fruit de cet effort de construction du groupe développé par ses dirigeants.

Comme toute organisation, il doit gérer des individualités. Par la mise en place d’un

186 Cf. Seconde partie.

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programme d’éducation qui revisite l’histoire, l’économie et les rapports sociaux du pays au

prisme d’une idéologie empruntant aux kémalisme, laïcisme et marxisme-léninisme, par la

promotion d’un certain type de rapports sociaux fondés sur la discipline et le

désintéressement, par l’exaltation d’une esthétique donnant à certains symboles (le drapeau, la

langue turque, etc.) et leaders (Mustafa Kemal, Doğu Perinçek, mais aussi Mao, Lénine ou

Robespierre) un caractère de sacralité, l’organisation parvient à « policer » sa vie interne. Les

militants, insérés dans un champ tendant à se considérer comme corps, prennent place dans

des réseaux sociaux auxquels ils n’avaient pas accès auparavant, ou voient leur autodéfinition

sociale modifiée par le rôle que leur confère leur statut de représentant İP. Un espace des

possibles plus ample s’ouvre à eux. Mais l’entrée et la socialisation İP leur donne à voir les

réalités du fonctionnement de l’organisation (à savoir la discipline, le népotisme et la

cooptation) dont ils objectivent l’irrationalité intrinsèque.

Le souci d’expliquer les modifications dans la carrière des militants par l’évolution de

leurs opportunités et l’insertion dans le système d’action de l’İP, le niveau de fermeture du

groupe vis-à-vis de l’extérieur, nous amènent aux vues des résultats obtenus, à questionner un

concept de la sociologie contemporaine susceptible de nous guider dans notre entreprise.

Celui d’institution totale, étudié par E. Goffman dans Asiles, élargi par Jeannine Verdes

Leroux187 et utilisé par Bernard Pudal à propos du PCF en institution totale ouverte. J. Verdes

Leroux affirme par exemple que le PCF correspond à l’un des groupes d’institutions sociales

repérés par Goffman, « c’est une institution répondant au dessein de créer les meilleure

conditions pour la réalisation d’une tâche donnée et justifiant toutes ses pratiques par ce

but »188, elle conclut « on voit donc que tout un ensemble de pratiques du groupe dirigeant et

de conduites des dirigés, communément désignées comme staliniennes, sont semblables à

celles qui sont en vigueur dans différents types d’institutions totales. Loin d’être gratuites,

arbitraires, accidentelles, elles prennent dans un tel cadre, sens, logique, nécessité et elles ont

leur efficacité propre. Bien entendu, ces dispositions institutionnelles font appel à certaines

dispositions de la part des individus, dispositions que des trajectoires différentes peuvent

parfaitement engendrer »189. Bernard Pudal et Claude Pennetier190 semblent aussi emprunter

cette voie en questionnant la comparaison entre entrée en militantisme PCF et entrée dans le

clergé.

187 Verdes Leroux (J.), « Une institution totale auto – perpétuée », Actes de la recherche en sciences sociales, n°36-37, février-mars 1981, p. 33-63. 188 Ibid. p. 40. 189 Ibid. p. 61 190 Pudal (B.), Pennetier (C.), Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Paris, Belin, 2002.

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Il est vrai que le système d’action et d’interaction de l’İP rappelle celui du PCF, mais

il s’en éloigne sur de nombreux points, notamment par le fait qu’une instance unique ne

prétend pas gérer les relations des membres dans la totalité de l’espace social. On ne peut pas

considérer ici que la multiplicité d’appartenances des membres du parti s’efface derrière la

seule définition de militant İP. Par ailleurs, si l’épreuve du temps et l’éducation dispensée

dans le parti permet de repérer les éléments les plus prometteurs, ils n’effectuent pas un

nivellement total des ressources et des capacités des militants. C’est chargé de ses expériences

accumulées dans d’autres secteurs sociaux que l’individu « s’engage ». Doté d’un niveau de

ressources particulier, il pourra s’appuyer sur ce bagage (relations sociale, capital culturel et

économique, notoriété, histoire individuelle, etc.) pour évoluer d’une certaine façon dans

l’organisation.

Néanmoins, on remarque que des techniques de fermeture du groupe sont employées,

notamment lors du recrutement, qui se fait par cooptation. Le modèle organisationnel est le

centralisme démocratique, et « l’embrigadement » idéologique tout comme le complexe

conspirationniste contribuent à la politisation de toutes les sphères de la vie sociale de ses

membres. Le groupe laisse la liberté à ses membres d’évoluer à leur gré dans la société, mais

les pressions idéologiques comme les situations quotidiennes de face à la face et le caractère

restreint du groupe contraignent fortement les pratiques des agents. L’İP est une organisation

qui « se caractérise par un nombre restreint d’acteurs et par l’interaction fréquente de ces

mêmes acteurs dans tous les domaines de l’existence, domaines qui, à l’extérieur, sont vécus

plus fréquemment dans des lieux et avec des acteurs différents »191. Cela ne fait pas du parti

l’idéal type de l’institution totale (qui est toujours un cas limite), mais le place à un haut de

degré de fermeture sur l’échelle allant de l’ouverture à la fermeture totale d’organisations à

engagement formellement libre dans une société à fonctionnement démocratique.

Fonctionnant comme une micro-société, une « mini-entreprise politique» manipulant et gérant

des biens symboliques et conscient de la place qu’il occupe dans la nébuleuse nationale –

souverainiste (entre plusieurs systèmes d’action), le groupe tend à se comporter comme une

contre société dont les pratiques sont fortement structurées par l’ethos de groupe qu’il a

engendré.

Dès lors, les acteurs sont libres d’élaborer des stratégies, de tenter des coups et de

faire profiter le parti de leurs savoirs faire. Ils entrent dans l’İP sans perdre leur liberté, mais

doivent intégrer les logiques et les schèmes de perception internes s’ils veulent rester. Il faut

jouer le jeu de l’institution.

191 Lahire (B.), L’homme pluriel, les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, p. 28

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Afin de comprendre les coups qui peuvent être tentés dans une telle institution au

regard des ressources individuelles des participants, et les rétributions du militantisme İP,

analysons maintenant concrètement ce que signifie et ce qu’implique le militantisme İP dans

la vie sociale des militants, l’enjeu est de comprendre et de repérer les éventuels processus de

conversion et d’accumulation des ressources personnelles dans un parti politique turc « semi-

fermé » ne donnant pas accès aux rétributions électorales.

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Seconde partie :

Les stratégies d’investissement des structures

partisanes

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Chapitre III : L’organisation et son système d’action

La routinisation des pratiques dans une institution conduit notamment à produire des

biens collectifs et individuels appropriables par les membres du groupe ainsi qu’à défendre les

intérêts de ces derniers. Ce faisant, l’institution – ici, l’organisation politique de type partisane

– devient le cadre d’échanges multiples, de rapports de pouvoirs et doit gérer les intérêts

souvent divergents de ses membres. Elle doit se donner des règles (formelles ou informelles,

normatives ou pragmatiques) de fonctionnement pour structurer ces relations et atteindre les

buts recherchés. Comme le soulignent E. Friedberg et M. Crozier, « l’organisation régularise

le déroulement des relations de pouvoir. Par son organigramme et par sa réglementation

intérieure, elle contraint la liberté d’action des individus »192. D’où l’intérêt de se pencher,

avant même l’étude des stratégies militantes, sur le modèle organisationnel. Celui-ci signifie

toujours quelque chose et oriente forcément les pratiques.

L’organisation peut effectivement être considérée comme un système ouvert, doté de

structures indépendantes des caractéristiques des unités qui la composent (spécification des

fonctions de chaque unité, distribution des capacités) ; ces structures opérant alors tel le

principe d’ordination (arrangement et positionnement) des unités. D’un côté, le modèle

organisationnel réglemente l’activité de ses membres en les enfermant dans un espace des

possibles balisé et connu de tous ; mais, par ses non-dits et les interprétations dont il est

l’objet, il permet l’exploitation de « zones d’incertitude organisationnelles que les individus

tenteront tout naturellement de contrôler pour la poursuite de leurs propres stratégies »193, et

cela avec les ressources dont ils disposent. Une organisation, par la façon dont elle est

192 Crozier (M.), Friedberg (E.), op. cit., p. 79. 193 Ibid., p. 77.

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structurée et pratiquée, est toujours singulière par les rapports de pouvoir qu’elle engendre et

qu’elle permet. Les contraintes posées par l’organigramme et les statuts de l’İP secrètent des

« sources » de pouvoir194 particulières. Quelles sont alors les règles officielles de

l’organisation (définies dans les statuts du parti) ? Sachant qu’elles sont elles mêmes le fruit

d’une relation de pouvoir particulière, comment interpréter tel ou tel article des statuts ? Mais

surtout, et au regard de la composition du parti, particulière par l’imbrication de plusieurs

générations de militants aux expériences et rôles différenciés, quelle structure de pouvoir

peut-on repérer dans le fonctionnement même du parti ? Nous chercherons ici à montrer les

contraintes structurelles auxquelles doit faire face l’individu désireux d’entrer dans le parti, en

définissant ce qu’est le cadre contraignant des pratiques. La réponse à de telles questions

contribuera à expliquer195 les choix et stratégies de tel ou tel militant doté de ressources

particulières.

A. Structures et fonctionnement de l’organisation.

La spécificité de l’organisation réside dans son histoire. L’İşçi Partisi est l’héritier

de nombreux groupes et partis fondés par le leader Perinçek. Les ressources que les militants

pourront accumuler sont donc conditionnées par des contraintes structurelles spécifiques. Le

modèle organisationnel participe à cette définition des opportunités et interdits que les

individus rencontrent à l’entrée. Hyper-centralisé et fortement hiérarchisé, il signifie aux

participant leur espace des possibles et les conduites à tenir pour la réalisation de leurs

objectifs. Cependant, des particularités non organisationnelles coexistent à ce modèle.

L’histoire et les statuts sont une chose, la façon dont ils sont investis et interprétés en est une

autre. L’İP se révèle être, malgré les dires de tous ses membres, un parti relativement fermé,

organisé autour de structures informelles beaucoup plus contraignantes que ne le sont les

statuts officiels. Ce parti s’avère être à la fois centralisé, fortement hiérarchisé et népotique.

194 Ici, nous considérons le pouvoir comme quelque chose de relationnel et non un invariant, nous nous appuyons donc sur la définition que Michel Crozier donne du pouvoir comme « relation d’échange, donc de négociation […] et non pas un attribut des acteurs. […] Le pouvoir réside dans la marge de liberté dont dispose chacun des partenaires engagés dans une relation de pouvoir, c'est-à-dire dans sa possibilité plus ou moins grande de refuser ce que l’autre lui demande ». Ibid., p. 69. 195 Cf. chapitre quatre.

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1. Le modèle organisationnel

a. Le parcours politique de Doğu Perinçek, entrepreneur politique et

leader de l’İP

Doğu Perinçek, « président général » de l’İşçi Partisi, est le fils de Sadık et de Lebibe

Perinçek, il naît à Gaziantep, ville du sud est de l’Anatolie le 17 juin 1942. Son grand-père,

Cemal Perinçek était fonctionnaire des PTT dans la région d’Erzincan à l’est de la Turquie,

son arrière grand-père casseur de pierres. En raison de la profession de son père, procureur et

officier de réserve, il passe les premières années de sa vie entre Gaziantep, Antakya et

Diyarbakır. Il a cinq ans lorsque sa famille s’installe à Ankara, ville dans laquelle il restera

pendant toute la durée de ses études. Entre 1954 et 1957, son père est député à Ankara sous

les couleurs du Demokrat Parti (Parti Démocrate), ce qui lui vaut un emprisonnement en 1960

après le coup d’Etat du 27 mai. A Ankara, il fréquente l’école primaire Sarar, le lycée

Bahçelievler Deneme, puis la faculté de droit dont il sort diplômé en 1964 et devient assistant

en droit public. Pendant ses études supérieures, il part pour l’Allemagne pendant dix mois, où

il apprend la langue et se constitue un réseau de connaissances. Pendant l’année 1967, il entre

au comité de direction et devient un des éditorialistes de Dönüşüm (Transformation), revue de

jeunesse socialiste créée par le TİP qui jettera plus tard les bases du FKF (Fikir Kulüpleri

Federasyonu, la Fédération des Clubs d’Opinion) prédécesseur du Dev – Genç. Il participe à

la fondation des foyers socialistes turcs en Allemagne (Türk Toplumcular Ocağı),

organisation dont il deviendra président, et entre au conseil scientifique du TİP. Un an plus

tard, il finit son doctorat de droit et édite sa thèse « Règlement intérieur des partis politiques et

régime de prohibition en Turquie ».

C’est pendant cette même année 1968 qu’il acquiert une notoriété publique en

devenant en mars président du FKF196. Son élection à ce poste va provoquer une série de

tensions et de confrontations la fédération. En effet, Perinçek représentait un des courants

antagonistes de l’organisation, opposé à Deniz Geçmiş, Mahır Çayan et Yusuf Küpeli. Au

sein du TİP, il soutenait aux côtés de Mihri Belli le MDD (Milli Demokratik Devrim,

Révolution Démocratique Nationale) dans son opposition au SD (Sosyalist Devrim,

196 Baykam (B.), 68’li yıllar. Eylemciler (Les années 68. Les activites), Ankara, İmge Kitabevi Yayınları, 2002.

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Révolution Socialiste), position qui lui permit de conquérir le poste convoité - rappelons ici

que le mouvement MDD reprochait aux cadres du TİP leur conception de la révolution

socialiste qui à leurs yeux n’était qu’une révolution démocratique. Ainsi, pour les MDDistes,

il fallait avant tout assurer l’indépendance nationale et ne pas se fourvoyer dans les espoirs

que la représentation parlementaire pouvait offrir, attitude caractéristique des cadres du TİP

théorisée dans les pages de la revue Yön. Mais la présidence de Perinçek ne fut acceptée ni

par l’ancienne direction, ni par les courants en opposition, ce qui poussa la direction du TİP à

intervenir par un vote de sécurité qui annule l’élection. La direction qui lui succèderait allait

alors s’empresser de renvoyer les membres proches de Perinçek, en majorité venus du Dev –

Güç (abréviation de Devrimci Güç, la Force Révolutionnaire, petite organisation dans laquelle

le président déchu avait une certaine influence). Cet événement constitue la première division

d’un mouvement de jeunesse en Turquie et lorsque le FKF devient Dev – Genç (Devrimci

Gençlik, la Jeunesse Révolutionnaire), les membres qui avaient soutenu les vues de Perinçek

démissionnent.

Pendant cette courte période de sa vie, il put accumuler les ressources politiques.

Aujourd’hui encore197, il aime à rappeler son rôle dans l’organisation d’événements

estudiantins (occupations d’universités par exemple), et plus généralement, la place qu’il a

réussi à conquérir pendant quelques temps au sein de l’organisation estudiantine la plus

importante de Turquie.

A la suite de cet incident, Perinçek comprend qu’il ne peut plus exercer de

responsabilité au sein du TİP ou des organisations qui en dépendent directement. Il devient

écrivain permanent au Aydınlik Sosyalist Dergi (ASD), revue fondée le premier octobre 1968

et proche du courant MDD. Il y côtoie Hikmet Kıvılcımlı, Mihri Belli, Mahir Çayan mais s’en

retire en juillet 1969 pour participer à la fondation de la revue İşçi Köylü, qui continuera de

paraître jusqu’au 12 mars 1971. Mais parallèlement, pour mieux signifier son opposition à

ASD, il lance Proleter Devrimci Aydınlık (PDA) en 1970, revue dans laquelle écriront Şahın

Alpay ou encore Halil Berktay. Il va sans dire que la fondation de ces deux revues est la

conséquence directe des conflits de personnalité et de programmes au sein du champ de la

gauche radicale turque en formation dont la principale ligne de fracture idéologique se situe

sur la façon d’arriver à la révolution. Les écrivains du PDA composeront le programme du

TİİKP, premier parti dirigé par Perinçek.

197 Ibid., pp. 509-544.

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Le TİİKP (Türkiye İhtilalcı İşçi Köylü Partisi - Parti Révolutionnaire Travailleur

Paysan de Turquie), illégal, est fondé en 1971198. Il est lui aussi associé aux luttes internes au

TİP et représente une variante de plus de la voie MDDiste dans laquelle on trouve les

écrivains de İşçi Köylü et du PDA. Si le groupe manifeste alors un penchant pour la lutte

armée, il n’est jamais passé aux actes.

Le 12 mars 1971 est une date marquante et synonyme de répression pour la gauche

turque dans son ensemble. Perinçek lui aussi subira les conséquences de son activité politique

et éditoriale en étant jugé lors du procès intenté contre le TİİKP et condamné à 12 ans de

prison. Profitant de l’amnistie générale décidée par le gouvernement Ecevit, il ne purgera pas

la totalité de sa peine et sera libéré en 1974. Il reprend la diffusion de Aydınlık et lance la

revue Halkın Sesi (la voix du peuple).Cette revue est créée en 1975 pour soutenir le TİİKP, de

nouveau en activité (illégale) après la libération de ses membres. Elle sera fermée en 1978

pour permettre la diffusion quotidienne de Aydınlık, nouvel organe (éponyme de revues

antérieures) du second parti formé par Perinçek, le TİKP (Türkiye İşçi Köylü Partisi, Parti

travailleur paysan de Turquie).

Ce parti, légal cette fois, prend acte de naissance le 29 janvier 1978199. Sa principale

particularité, outre la faible audience qui semble caractériser tous les partis fondés par

Perinçek, est d’adopter une posture anti-américaine tout en dénonçant l’impérialisme social de

l’URSS. Perinçek avait trouvé sa voie, le maoïsme, et son modèle, le parti communiste

chinois. Cette prise de position originale lui vaudra une certaine antipathie des groupes

d’extrême gauche prosoviétiques, la revue Aydınlık sera unanimement accusée d’être l’organe

de la fausse gauche et le parti subira un isolement forcé dans la gauche turque jusqu’à sa

fermeture le 12 septembre 1980. Rappelons néanmoins que cette antipathie subie par le parti

est compréhensible au regard de son attitude vis-à-vis des gauchistes ayant opté pour la lutte

armée. En effet, Aydınlık publiait dans ses colonnes les noms et adresse de ceux-ci en

légitimant son attitude par un rejet inconditionnel de l’anarchie. Cette posture n’épargnera

pas Perinçek de l’emprisonnement et il passera quatre ans en prison après le procès du TİKP.

Ce n’est qu’en 1987 qu’il reprend ses activités publiques200, année pendant laquelle il

participe aux activités de la revue 2000’e Doğru (Vers l’an 2000) et reprend la diffusion

d’Aydınlık en tant que rédacteur en chef. A la même période, interdit d’activités politiques, il

198 Sosyalizm ve Toplumsal Mücadeler Ansiklopedisi, Istanbul, İletişim Yayınları, 1988, p. 2186-2189. 199 Alpat, (I.), Türkiye Solu Sözlüğü (dictionnaire de la gauche turque), Istanbul, Mayıs yayınları, 2003, p. 87. 200 Erten (B.), « Doğu Perinçek », Modern Türkiye’de Siyasî Düşünce (Pensée Politique dans la Turquie Moderne), volume 4 « Milliyetçilik » (Nationalisme), Istanbul, İletişim Yayınları, 2002, pp. 462-469.

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crée dans l’ombre le Sosyalist Parti (qu’il confie à ses plus anciens compagnons),

prédécesseur direct de l’İşçi Partisi dont il est depuis 1992 le président général.

Il est retourné en prison à deux reprises depuis le coup d’Etat de 1980, une fois le 10 avril

1990 pendant une période de trois mois, une autre fois en 1998 pendant deux mois et vingt

jours pour propagande contre l’intégrité de l’Etat du fait d’un discours qu’il avait tenu en

1991 en qualité de chef du SP201.

Doğu Perinçek a donc participé à la vie politique turque depuis 1967, s’inscrivant dans

une mouvance et dans un héritage socialo – kémaliste, de ses premières affinités avec le MDD

à ses dernières prises de position au sein de l’İP. Cependant, il serait naïf de considérer après

la lecture de ces quelques éléments biographiques, que sa première préoccupation est la

réalisation d’une révolution socialiste. Au fil des années, il a donné de plus en plus clairement

à voir une attitude nationaliste et populiste, criant au pillage du pays par les impérialismes de

tout ordre et pointant du doigt les dangers que tel ennemi intérieur ou extérieur ferait peser sur

l’unité du pays. Il a donc su faire évoluer l’offre idéologique de ses groupes politiques en

fonction de l’état du marché national des biens politiques, a stratégiquement évolué selon les

mutations du champ politique turc et de la perception qu’il a pu avoir de ce qu’il est légitime

ou non d’affirmer publiquement dans les contextes changeants de la scène politique turque de

1968 à 2005. En ce domaine, la liste de ses interventions et prises de parole est

impressionnante.

Pour exemple, nous en citerons quelques unes :

- en 1995, le Turkish Dayly News lui offre une tribune dans laquelle il dénonce l’attitude des

Etats-Unis et le but de leurs manœuvres en Irak : faire de la Turquie un protectorat américain.

Il y déplore au passage la collaboration secrète entre la Turquie, les Etats-Unis et le leader

Kurde Barzani et accuse les Etats-Unis d’avoir perpétré les évènements de Gaziosmanpaşa.

- en 1997, il accuse l’ancien premier ministre Çiller d’avoir été un agent de la CIA en

Turquie, accusation largement relayée par les média.

- le 3 février 2002, il publie dans son organe Aydınlık une lettre envoyée au président Sezer lui

demandant le renvoi du ministre des affaires étrangères Ismail Cem au prétexte qu’il constitue

un problème de sécurité nationale.

- en février 2002 il fait publier, par la maison d’édition Kaynak Yayınları proche du parti, les

e-mails de Karen Frogg, représentante de l’UE en Turquie, récupérés illégalement.

201 « Les discours litigieux consistaient en un projet politique visant pour l’essentiel à établir, dans le respect des règles démocratiques, un système fédéral dans lequel les turcs et les Kurdes seraient représentés sur un pied d’égalité et sur une base volontaire », www.ehcr.coe.int, Site de la cour européenne des droits de l’homme, « Perinçek c. Turquie (n°46669/99) Violation de l’article 10 Violation de l’article 6 § 1 ».

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- lors des attentats des 15 et 20 novembre 2003 à Istanbul, il accuse les Etats-Unis et Israël

d’être les responsables de l’explosion de plusieurs bombes placées aux abords de deux

synagogues et dans des véhicules lancés contre le consulat du Royaume-Uni, qui fit plus de

65 morts, dont le consul britannique .

La liste pourrait être longue tant Perinçek est habile dans le maniement du scandale

médiatique. Chaque semaine, il s’offusque dans son éditorial d’Aydınlık d’un accord secret,

d’une découverte édifiante pour l’avenir de la Turquie et de bien d’autres choses.

Il est depuis longtemps marié à Şule Perinçek, journaliste à Aydınlık, a quatre enfants

dont Mehmet Perinçek, responsable de l’Öncü Gençlik à Istanbul et Kiraz Perinçek, qui

travaille elle aussi à la section stambouliote du parti.

Pour appréhender la trajectoire sociale de Doğu Perinçek, il faut analyser ses stratégies (ses

coups) au regard à la fois de ses propres ressources sociales, économiques et culturelles, et de

l’état du champ social dans lequel il évolue, les mutations et les transformations de celui-ci

dues à son historicité.

Doğu Perinçek est diplômé de l’université de droit d’Ankara, et au regard du profil des

hommes politiques de l’époque, son cursus universitaire lui confère une certaine légitimité à

s’intéresser à la politique. Il a la capacité à participer aux débats publics, ce qu’il fera

notamment dans de nombreux articles parus dans des revues à caractère politique à partir de la

fin des années 1960. De la même façon, il publie plusieurs livres202 traitant aussi bien du

système de partis que de politique internationale. Culturellement, il est donc particulièrement

bien doté en ressources. Très certainement conscient de son capital culturel, on peut supposer

qu’il n’est pas totalement étranger au champ politique de par les activités politiques de son

père. Il sait ce qu’est la politique et son tout premier « autre significatif », son père, s’engage

politiquement et participe activement à la vie politique nationale au moins pendant les années

1950 (par manque d’informations, on ne connaît que cette période des activités politiques du

père). Sans présumer d’un peu probable lien de cause à effet automatique, on peut supposer

que les activités de son père l’ont amené à s’intéresser plus qu’un autre à la politique. Enfin,

la famille Perinçek dispose de capitaux économiques et sociaux relativement importants de

202 Perinçek est l’auteur, seul ou en collaboration, d’une trentaine d’ouvrages, tous publiés par la maison d’édition du parti, dont : Sosyal-Emperyalizm ve Revizionisme Karşı 1970’te Açılan Mücadele (le combat ouvert en 1970 contre le social-impérialisme et le révisionnisme), Istanbul, Aydınlık Yayınları, 1976 ; Kemalist Devrim (la révolution kémaliste), Istanbul, Kaynak yayınları, vol. 1, 1977, vol. 2, 1994, vol. 3, 1999, vol. 4, 1999 ; Anarşism Kaynağı ve Devrimci Siyaset (l’origine de l’anarchisme et la politique révolutionnaire), Istanbul, Kaynak Yayınları, 1978 ; Atatürk’ün Bugünkü Önemi (l’importance d’Atatürk aujourd’hui), Istanbul, Kaynak Yayınlari, 1980 ; Anayasa ve Partiler Rejimi (la constitution et le système de partis), Istanbul, Kaynak Yayınları, 1985 ; Stalin’den Gorbaçov’a (de Staline à Gorbatchev), Istanbul, Kaynak Yayınları, 1991 ; Türk Sorumu (la question turque), Istanbul, Kaynak Yayınları, 1993 ; 28 Şubat ve Ordu (le 28 février [1997] et l’armée), Istanbul, Kaynak Yayınları, 2000.

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par l’activité professionnelle du père (procureur de la république), qui lui confère des revenus

convenables et des réseaux sociaux dont l’activation peut s’avérer particulièrement

intéressante politiquement.

Le champ politique turc des années 60 présente plusieurs particularités. Il a connu une

ouverture en 1961 grâce à la nouvelle constitution et a vu l’émergence du TİP à son extrême

gauche. Créé en 1961, il doit rapidement s’élargir géographiquement et doit pour ce faire

disposer d’un stock de militants et de mandataires dans la totalité du pays. De plus il lui faut

profiter de son succès et de son fort potentiel d’attraction pour rallier à lui des secteurs de la

société turque auparavant exclue du débat politique. Il commence alors à investir les

universités, crée des syndicats et des organisations de jeunesse pour encadrer les entreprises et

l’université. Cette démarche conduit à la création du FKF, fédération qui rassemble la

nébuleuse d’organisations estudiantines d’extrême gauche. C’est du FKF que sortiront les

nouveaux leaders de la jeunesse révolutionnaire turque. Sans réussir totalement à

s’autonomiser du TİP, le FKF, qui débouchera sur la création d’organisations concurrentes ou

divergentes (Dev-Genç, THKP-C, TKP (ML), THKO), est l’occasion pour des individus

relativement jeunes dotés des ressources suffisantes d’accéder à des postes à responsabilité

rapidement. Cela explique certainement les divergences internes et les scissions successives

dont a souffert le FKF. Chaque acteur estimant détenir assez de capital politique personnel, et

désireux de « tirer son épingle du jeu », va essayer de se positionner idéologiquement et

stratégiquement par rapport à ses concurrents dans l’organisation. Certains choisiront le

maoïsme, d’autres mettront l’accent sur le nationalisme, d’autres se réclameront d’un

kémalisme révolutionnaire et créeront leur propre chapelle, ralliée ou non au FKF. Au fur et à

mesure que les divergences au sein du TİP se cristallisaient (conflits entre Mehmet Ali Aybar

et Aren/Boran, entre la tendance MDD et SD), les organisations de jeunesses se multipliaient.

Dans le parti comme dans les organisations de jeunesse, la discipline n’était plus de mise. Le

coup d’Etat de 1970 va accélérer ce processus, en entraînant indirectement la radicalisation et

la création de groupuscules d’extrême gauche illégaux.

Dans ce sous champ politique de la gauche radicale, par lequel Perinçek est entré en

politique, diverses stratégies sont possibles. Perinçek a fait des choix stratégiques, misé sur

des alliances qui lui ont permit d’acquérir davantage de capital politique et militant

(notamment grâce à son passage à la tête du FKF). De part ses activité politiques et

éditoriales, ainsi que par ses choix politiques (il n’a jamais tenté de porter atteinte à l’unité de

la nation, se définit comme un kémaliste pro militariste, et s’il critique les gouvernements au

pouvoir, il ne remet jamais en question l’Etat) il a pu constituer des réseaux sociaux dans des

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secteurs particuliers de la société turque; son savoir-faire et sa présence de longue date dans le

champ politique lui confèrent aujourd’hui encore une légitimité politique qui lui donne la

possibilité de diriger un parti capable de présenter des candidats à chaque élection turque,

locale comme nationale. Il a su s’entourer d’un noyau dur de compagnons historiques qui

participent activement aux activités de l’İP.

b. Hiérarchisation et centralité

L’İşçi Partisi revendique un modèle d’organisation léniniste. Se voulant socialiste

scientifique (bilimsel sosyalism), il invoque le centralisme démocratique comme principe

organisateur et considère ses structures comme favorables à la lutte révolutionnaire. Une fois

sorti du discours d’acteurs destiné à définir le groupe vis-à-vis de l’extérieur, il faut se

pencher sur la réalité qu’un tel vocabulaire recouvre. Les mécanismes décisionnels et les

rapports officiels de pouvoir seront donc l’objet du développement qui suit.

L’İP correspond à ce que Max Weber avait repéré comme organisation partisane

enfantée par le suffrage universel en ce sens qu’il doit recruter et organiser les masses. « Ces

nouvelles formations [remarquait-il] sont les enfants de la démocratie, du suffrage universel,

de la nécessité de recruter et d’organiser les masses, de l’évolution des partis vers l’unification

des partis vers l’unification de plus en plus rigide au sommet et vers la discipline la plus

sévère aux divers échelons »203. Nonobstant le peu de militants qu’il arrive à séduire, il

appartient à ce que Maurice Duverger204 a appelé parti de masse. Il résulte d’initiatives prises

à l’extérieur du système de pouvoir, par des acteurs dénués de représentation politique au

niveau parlementaire. Il devient alors heuristique de s’interroger, comme nous l’avons fait, sur

les conditions qui présidèrent à sa fondation pour comprendre son modèle d’organisation, sans

pour autant proposer une analyse centrée sur la genèse de l’organisation qui selon nous

restreindrait la capacité explicative de notre démonstration. Sur ce point, nous rejoignons les

analyses d’Angelo Panebianco205 qui donne un enracinement historique à sa sociologie des

organisations partisanes. Dans cette optique, le passé ne pèse pas que sur le projet ou

l’idéologie du parti, il affecte aussi dans une certaine mesure son organisation. La

démocratisation oblige le parti à rechercher le suffrage des masses ; il oriente son discours

203 Max Weber, Le savant et le politique, op. cit., p.171. 204 Duverger (M.), Les partis politiques, Paris, A. Colin, 1976. 205 Angelo Panebianco, Political Parties : Organization and Power, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.

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dans le but de séduire et représenter une certaine catégorie de la population (les ouvriers et

socialistes patriotes –« vatansever ») ; son mode d’action repose sur une mobilisation intense

de ses membres qui constitue l’investissement principal de l’organisation ; il existe en grande

partie grâce à la cotisation et aux contributions internes ; il encadre les activités de ses

membres en insistant sur les droits et devoirs de chacun et enfin, il se pose comme le

représentant du peuple et de la société civile. Sa petite taille ne suffit pas à l’exclure de la

catégorie « parti de masse », les caractéristiques qualitatives qu’il donne à voir ne permettent

pas de douter à ce sujet. Néanmoins, nous opterons pour l’appellation « parti bureaucratique

de masse » tant le poids de la machine hiérarchique importe dans les prises de décisions et les

relations intra partisanes.

L’importance donnée à la hiérarchie et à la notion de centralité est tout à fait

caractéristique des partis se réclamant de la catégorie « léniniste ». Si par l’intermédiaire de

ses statuts l’organisation affirme l’importance de la communication (art. 7) et célèbre la

diversité des opinions théoriques comme « moteur » (art. 8), l’article trois énonce clairement

le principe fondamental de l’organisation : « le centralisme démocratique ». Ainsi, il est

stipulé que tout le parti doit s’adresser au centre (merkez) pour l’application des décisions, et

cela dans un souci de préservation des « principes fondamentaux que sont la discipline et la

protection des liens internes au parti ». Et si les échelons inférieurs peuvent discuter des

problèmes rencontrés et de la façon de les résoudre, c’est strictement dans le cadre de rapports

réguliers qu’ils adressent aux échelons supérieurs. C’est dans un cadre contraignant et

hiérarchisé que l’İP voit « comme une réalité l’existence en son sein de différentes opinions »

(art. 8). Bien qu’il se dise tourné vers l’extérieur et ouvert à la diversité des expériences de

chacun, il ne recrute que prudemment et le candidat à l’entrée subira une période probatoire

de six mois pendant laquelle il devra se faire accepter et ne pourra donner son avis ni de façon

« officielle » lors des élections internes, ni par des procédés plus informels.

On comprend très vite à la lecture de l’organigramme du parti (proposé en annexe)206,

que rien n’est vraiment dit sur les relations de pouvoir et les phénomènes de pluralité des

mandats qu’il est aisé de relever lors du travail de terrain. Par exemple, le congrès général se

réunit tous les deux ans. Sont amenés à y participer les délégués élus par les membres du

parti, mais aussi « le président général, le comité central, le conseil disciplinaire central, les

206 Les statuts, ainsi que l’organigramme du parti sont des documents intéressants sur bien des points. Ici, nous ne prétendons pas analyser les structures de l’organisation par le biais des statuts, et gardons à l’esprit que ceux-ci peuvent n’être qu’un document destiné à la communication et au cadrage du parti. Ils participent alors davantage au travail de définition qu’à celui d’organisation du groupe.

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ministres et députés issus du parti » qui en sont les membres naturels. Plus généralement, le

comité central et le conseil de la présidence sont les deux instances de direction du parti.

Le comité central, composé de quarante membres permanents, est élu lors du congrès

général avec le président du parti. Il est chargé de préparer un rapport de travail et un projet de

décisions à prendre qu’il présente lors des congrès généraux du parti. Dans les faits, les

projets qu’il présente seront les seuls sujets abordés lors des congrès, pendant lesquels il

« décide de l’ordre du jour des réunions en s’assurant que celui-ci est convenable pour le

président général » (art. 18). Dans ses rangs sont choisis les membres du conseil de la

présidence composé de onze membres. De fait, les membres de ce conseil sont aussi les onze

premiers noms présents dans l’organigramme du comité central. Le conseil de la présidence

est l’organe exécutif du parti (art. 19), il exerce un pouvoir déterminant sur les autres organes

du parti. « Il contrôle les décisions du congrès et du comité central ; annonce, adopte et publie

les programmes, principes et politiques du parti ; organise les relations politiques et légales du

parti ; organise, planifie et dirige les recherches, les publications et les travaux d’éducation du

parti ; prépare le congrès général, les congrès de il (Circonscription électorale dont

l’équivalent français le plus approchant serait le département) et d’ilçe (d’arrondissement) et

vérifie que les élections de délégués sont conformes aux statuts du parti ; prépare le budget

annuel ; fait entrer en vigueur les décisions du comité central ; conduit et organise les

relations internationales du parti ; prend les décisions concernant la direction de l’organisation

du parti, les contrôles et tous les autres domaines qui permettent un renforcement et une

croissance du parti » (art.19). Bref, il est omniprésent, sait tout, peut s’opposer à n’importe

quelle décision d’un organe du parti et par la dernière de ses fonctions retranscrites plus haut,

peut être considéré comme omniscient. De plus, ses prérogatives sont de fait étendues par la

place prépondérante accordée à son président, Doğu Perinçek, qui exerce logiquement la

fonction de président général du parti.

Celui-ci est la tête pensante et agissante de l’organisation, il préside, comme nous

l’avons suggéré, le comité central et le congrès du parti, il est « responsable dans toutes les

décisions qui lient le parti » avec l’extérieur (art. 17), peut convoquer les membres dans leur

ensemble ou individuellement et fait « appliquer ses décisions par les organes compétents »

(art. 17).

Le degré de centralisation est aussi une caractéristique de l’İP. Dans les il sont

régulièrement organisés des congrès fonctionnant sur le même modèle que les congrès

généraux. Lors de ces congrès, les délégués sont choisis par « le conseil de direction du il, le

conseil disciplinaire du il et les délégués au congrès général », de même, les « députés,

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maires des grandes villes ainsi que les membres du conseil disciplinaire sont les membres

naturels du congrès » (art.24). La façon dont les délégués du congrès général interfèrent dans

la désignation des délégués des congrès de il, et la présence de membres du conseil

disciplinaire lors de ces congrès témoigne du contrôle exercé par le centre sur ses périphéries.

On retrouve le même contrôle à l’échelon inférieur. Si des décisions prises lors de congrès ou

de conseils de direction de ilçe s’avèrent être en contradiction avec le programme ou les

statuts du parti, le comité central peut dissoudre le conseil de direction de l’ilçe (art. 25).

Enfin, il faut mentionner l’existence de conseils disciplinaires à tous les échelons de

l’organisation, élus lors des congrès (généraux, de il ou d’ilçe). Des peines sont prononcées

en cas de « comportement contraire au programme et statuts du parti ». La décision d’envoyer

un membre en conseil disciplinaire central est prise à la majorité des deux tiers lors de la

première réunion du comité central ayant lieu après le recours (articles 34, 35 et 36).

Par la rapide description des statuts, nous avons voulu montrer le rapport que le parti

entretient à la centralité et à la hiérarchie. Cependant, les véritables rapports de pouvoir se

situent davantage dans le non dit des statuts. Michel Crozier et Erhard Friedberg considèrent

sur ce point que « c’est à l’intérieur de ces contraintes, autour de l’organigramme et des règles

officielles que l’organisation sécrète ses propres sources de pouvoir »207. Par ailleurs, il est

normal que les statuts ne puissent décrire la réalité des rapports de pouvoir d’une organisation,

ils ne représentent qu’un ensemble de règles normatives ou pragmatiques avec lesquelles les

individus, ici comme ailleurs, vont devoir composer. La question à poser relève du rapport

qu’entretiennent les membres avec ces règles. Voyons ce que l’on peut découvrir sur ce sujet.

Le siège officiel de l’İP se trouve à Ankara, mais les militants admettent volontiers que le

centre névralgique du parti se situe à Istanbul, dans l’ilçe de Beyoğlu. Dans l’immeuble du

siège, les activités sont organisées spatialement. Après la fouille réglementaire à l’entrée, il

faut donner le nom de la personne que l’on doit rencontrer et après confirmation prise par le

gardien auprès de la personne en question, la porte s’ouvre. Le premier étage est réservé à

l’Öncü Gençlik (l’organisation de jeunesse du parti), et au parti proprement dit ; le second

rassemble les bureaux scientifiques, artistiques et d’éducation du parti ; au troisième étage on

trouve le département d’édition où sont regroupées les rédactions des hebdomadaires

Aydınlık, Bilim ve Ütopya (Science et Utopie), et Gençlik Cephesi (Front de Jeunesse), ainsi

que du mensuel Teori ; le quatrième étage est celui de Ulusal Kanal (Chaîne Nationale), la

chaîne du parti diffusée sur le câble. Tout ce petit monde évolue d’étage en étage, se rencontre

quotidiennement et se détend dans les diverses salles prévues à cet effet. Une des

207 Crozier (M.),Friedberg (E.), op. cit., p.83.

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caractéristiques principales de l’organisation est que les postes de direction de chacun de ces

« organes » sont monopolisés par une minorité de membres, souvent les « compagnons

historiques » ou des « experts », qui cumulent les postes de pouvoir ou les fréquentent les uns

après les autres et forment le groupe réduit des véritables détenteurs du pouvoir dans le parti.

Le cas de plusieurs barons du parti est très intéressant. Turan Özlü, président du parti dans l’il

d’Istanbul depuis 2003 avait déjà occupé ce poste de 1999 à 2001, il est actuellement un des

vice-présidents du parti et membre du comité de direction de Teori (le mensuel du parti), lui

aussi cumule les ressources positionnelles intra-partisanes, de l’homme de science au

responsable historique (il suit Perinçek depuis 1974) ; Arslan Kiliç, président depuis 2003 du

conseil disciplinaire central, est quant à lui rédacteur en chef de Teori, il a été par le passé

membre du conseil de la présidence ; Kamil Dede, ancien président du parti à Istanbul, est

actuellement membre du conseil de la présidence et écrit régulièrement dans Teori ; Turan

Özbay est à la fois président de l’İçe de Beşiktaş et membre du comité central ; Tugay Şen est

président de l’Öncü Gençlik et depuis peu membre du conseil de la présidence. Ces quelques

exemples montrent qu’à côté des règles et statuts censés réguler la vie interne du parti, il

existe une autre hiérarchie, informelle, qui constitue les véritables rapports de pouvoir. On

observe un phénomène de cumul des postes de responsabilité, qui accordent à leurs détenteurs

une gamme de légitimités de tous ordres. Scientifique, par le statut de tête pensante que le fait

d’écrire dans Teori confère, historique – celui qui exerce une responsabilité n’est jamais un

nouveau venu – , et légale car les statuts sont interprétés mais respectés. Dans les échanges et

relations intra organisationnels ce phénomène vérifie la thèse des auteurs de L’acteur et le

système, à savoir : « Les structures et règles gouvernant le fonctionnement officiel d’une

organisation déterminent les lieux où des relations de pouvoir pourront se développer. En

définissant des secteurs où l’action est plus prévisible que dans d’autres, en mettant sur pied

des procédés plus ou moins faciles à maîtriser, elles créent et circonscrivent des zones

d’incertitudes organisationnelles que les individus ou les groupes tenteront tout naturellement

de contrôler dans la poursuite de leurs propres stratégies »208.

Si l’existence de stratégies d’acteurs désireux de profiter des zones d’incertitudes

organisationnelles ne fait guère de doute, la réflexion sur leur activation doit être mise en

perspective avec les structures informelles que l’organisation politique développe. Celles-ci

vont conditionner dans une certaine mesure les choix des acteurs, leurs comportements dans

un espace de possibilités particulier, leur faisant préférer une conduite plutôt qu’une autre,

208 Crozier (M.), Friedberg (E.), op. cit., p.78.

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leur suggérant le type de stratégie qui sera le plus porteur dans leurs relations avec leur

environnement.

2. Népotisme et autoreproduction des élites

L’organisation clame son ouverture au monde et sa volonté d’intégrer les citoyens

turcs désireux de défendre la patrie pour la réalisation du projet socialiste et nationaliste dont

elle s’est doté. Mais dire que quiconque peut entrer ne renseigne pas sur les possibilités de

carrières internes dans le parti, sur les rapports de pouvoir et les ressources préalables

nécessaires à une accumulation de ressources. L’organisation est particulièrement sensible à

l’apport de ressources économiques et intellectuelles, c’est un fait. Mais que rencontre-t-on

comme obstacles ou possibilités, quel mode de fonctionnement non officiel le parti impose-t-

il à ses militants ? Répondre à cette question permettra de cerner dans quelle mesure il existe

des structures informelles lourdes que chacun doit prendre en compte dans ses stratégies de

conquête et de diversification de ressources. Nous pensons ici à la coexistence de plusieurs

générations qui pratiquent l’organisation de façon différenciée et qui encouragent le

développement d’un népotisme organisationnel.

a. Coexistence et échanges intergénérationnels

Parler de « génération » implique quelques précautions méthodologiques tant ce

concept est porteur de contresens et susceptible d’utilisations abusives. K. Mannheim, dans

son ouvrage Générations, définit ce concept comme « l’être ensemble spécifique des

individus réunis dans l’unité de génération » et par « le fait qu’elle participe en parallèle à la

même période du devenir collectif » 209. Nous adopterons ici l’idée qu’il est possible de

« référer l’idée de génération à celle de groupes particuliers partageant une même relation à

un même événement considéré comme fondateur »210. On parlera alors de la génération mai

68 ou de celle de la guerre d’Algérie211. Cependant, il s’agit de ne pas adopter une conception

209 Mannheim (K.), Générations, Paris, Nathan, 1990. 210 Percheron (A.), op. cit., p.156. 211 Annick Percheron enrichit la définition dans un souci de clarté et de précision. Elle dissocie notamment la génération de l’effet de période, défini comme « l’impact plus ou moins durable d’un même événement sur

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essentialiste de la génération, de ne pas la considérer comme un objet donné mais comme une

construction constituée rétrospectivement après la constatation de la création d’un système de

références communes.

Enfin, parler d’effet de génération suppose l’idée de persistance dans le changement

d’attitudes et de comportements de la partie de la population concernée par l’événement

considéré. En ce sens, l’événement est un véritable marqueur identitaire. Nous parlerons de

génération dans l’İşçi Partisi en retenant plusieurs événements ou séries d’évènements

distincts ayant marqué profondément plusieurs catégories de militants de l’İşçi Partisi. Nous

tenterons de montrer que ces groupes de personnes ont de ce fait des systèmes de références

différenciés susceptibles de créer des affinités particulières entre certains membres de

l’organisation et de peser sur les structures informelles « lourdes » du parti pour créer des

contraintes structurelles supplémentaires.

Au cours de nos observations et de nos entretiens, nous avons pu isoler l’existence

d’au moins deux groupes distincts susceptibles de constituer deux générations différentes. Il

s’agit, d’une part, du groupe que nous nommerons les compagnons historiques du leader, et

d’autre part de celui de la génération Özal (du nom du premier ministre turc élu après le coup

d’Etat de 1980, qui fut ensuite président de la république). Ces deux générations ne

s’opposent pas, elles ont simplement un rapport au monde et un bagage d’expériences

différents. Le fait qu’elles se retrouvent dans une organisation pour lutter côte à côte

s’explique par le fait que les événements qu’elles ont vécus ont cristallisé et renforcé des

attitudes et valeurs déjà existantes, étudiées dans la section de ce travail consacrée à la

socialisation des membres.

La génération des compagnons historiques du leader

Cette génération dont sont bien souvent issus ceux que nous appellerons plus tard les

hommes de réseaux, est constituée des membres du parti qui suivent le leader depuis plus de

vingt ans. Ces militants sont nés en majorité avant 1965, sont donc au minimum

quadragénaires et ont une longue expérience de la politique. Leur système de valeurs a été

forgé par les expériences et évènements situés entre 1968 et 1983. Pourquoi choisir ces

toutes les classes d’âge à la fois », pour admettre que « l’idée de génération est associée à celle d’un événement producteur d’apprentissages aux effets durables et fondateur d’une identification collective » ; Ibid., p. 156. En ce sens, rares sont les événements susceptibles d’entraîner de telles conséquences. Le plus souvent, le groupe constituant une génération connaît une dispersion, un fractionnement des âges concernés limitée mais non négligeable. C’est ce qui le différencie de la classe d’âge (pour reprendre un exemple donné par A. Percheron, on parlera de la « classe 1915 » ou « 1916 » dans le but de nommer un groupe de mobilisés lors de la première guerre mondiale, et de la « génération du feu » pour évoquer l’ensemble de ceux ayant participé à la guerre).

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dates ? Il s’avère que l’écrasante majorité des membres de cette génération est devenue

membre d’un parti de Perinçek pendant les années soixante-dix, alors qu’ils étaient étudiants

ou jeunes travailleurs. Le lieu de recrutement de ces partis était alors l’université, ce qui

explique peut être les situations professionnelles confortables de ces personnes aujourd’hui

(haut niveau de capital économique et social). Ceci n’est d’ailleurs pas une spécificité en soi,

tant les organisations d’extrême gauche ont profité de la première vague d’accès massif à

l’université dans les années soixante pour se constituer un vivier de militants potentiels.

Quels-ont été les événements cristallisateurs de valeurs pour cette génération ? L’émergence

d’une gauche radicale dans le champ politique turc des années soixante et soixante-dix et la

participation aux activités d’organisations de gauche ou de gauche radicale ont durablement

marqués ces militants. En ayant assisté à la naissance de celles-ci ou en ayant participé à des

groupes politiques actifs et idéologiquement radicaux, les membres ont développé un esprit de

contestation, une prédisposition à l’action. Bien souvent, ils ont fait leurs premières armes

dans le même parti que Perinçek (TİP, TİKP ou TİİKP), personnalité qu’ils n’ont plus quittée

par la suite. A la fin des années soixante-dix, ils ont été victimes d’un rejet de la part des

groupuscules et partis de gauche, dû à leur attitude dénonciatrice envers les groupes

« gauchistes » armés. C’est bien le contexte, prenant ici le sens de texture, d’entrelacs

d’événements et de circonstances particulières, qui permit le développement d’un ensemble

de valeurs homogènes. Plus généralement, on retrouve l’idée, développée par Anne Muxel,

que « la socialisation politique s’effectue dans un cadre historique et social, dont les éléments

sont fournis non seulement par l’état du système politique à un moment donné, mais aussi par

l’ensemble des valeurs et des représentations au travers desquelles le « monde objectif d’une

société » (pour reprendre la terminologie de Berger et Luckman) se donne à voir. Elle résulte

d’une intériorisation de ces divers éléments et d’un travail de recomposition de ceux-ci, pour

« agencer les différents paramètres orientant le parcours politique d’un individu »212. Alfredo

Joignant montre lui aussi comment l’expérience individuelle prend sens à partir d’un travail

d’interprétation des contextes dans lesquels l’individu est inséré. Ainsi, l’individu est « un

sujet doté de capacités cognitives moins passivement héritées qu’activement acquises dans le

cadre de ses interactions sociales. »213. On comprend alors l’importance du contexte politique

sur les socialisations politiques.

Les coups d’Etat de 1971 et 1980 doivent être retenus comme événements marquants

car ils ont participé à l’élaboration de schèmes de perceptions et d’actions particuliers dans la 212 Muxel (A.), op. cit. , p.142. 213 Joignant (A.), “La socialisation politique. Stratégies d’analyse, enjeux théoriques et nouveaux agendas de recherche”, Revue française de science politique, vol. 47, n°5, 1997.

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jeunesse et la gauche turque pendant les années soixante-dix et quatre-vingt. Dans les années

soixante-dix, l’action politique contestataire est devenue illégale, punie et susceptible de nuire

aux carrières individuelles (vie professionnelle, familiale). Les membres du TİİKP ou du

TİKP, tous deux illégaux avant que le second aie droit à la parole publique, ont appris à

cultiver la suspicion, à nouer des liens forts, à toujours cacher l’essentiel de leurs activités aux

curieux ou à leurs proches étrangers au parti. D’ailleurs, les membres des partis de Perinçek

ont été jugés lors des procès organisés par les militaires putschistes de 1971 et 1980. Certains

ont fait de la prison, d’autres ont vécu « l’exil intérieur » ou l’expatriation à l’étranger.

L’identité de ces individus a donc été formée et transformée par des événements aux

répercussions significatives dans leur vie privée provoquant une évolution des habitus de

chacun et créant un ethos commun par l’homogénéité de leurs positions sociales (haut niveau

de capital culturel et social, trajectoire montante par rapport aux générations précédentes) et

les valeurs partagées. Pierre Bourdieu, nous l’avons vu, donne une définition de l’habitus de

classe qui correspond à ce que nous avons pu relever dans l’observation du groupe constituant

la génération des compagnons historiques. Selon lui, l’habitus de classe est générateur de

pratiques, « forme incorporée de la condition de classe et des conditionnements qu’elle

impose ». La « classe objective » étant dans ce sens un « ensemble d’agents qui sont placés

dans des conditions d’existence homogènes, imposant des conditionnements homogènes et

produisant des systèmes de disposition homogènes, propres à engendrer des pratiques

semblables, et qui possèdent un ensemble de propriétés communes, propriétés objectivées,

parfois juridiquement garanties (comme la possession de biens ou de pouvoir) ou incorporés

comme les habitus de classe (et, en particulier, les systèmes de schèmes classificatoires) »214.

Les conditions d’existence sont effectivement homogènes, puisque les membres sont ou

étudiants, ou diplômés des universités d’Istanbul et d’Ankara, souvent originaires de villes

d’Anatolie ou des régions côtières des mers Egée et Méditerranée et l’essentiel de leurs

activités extra-universitaires est consacré à l’action politique dans un groupe soudé par les

expériences communes. On se trouve bel et bien face à un habitus de groupe, partagé par tous

ceux que nous avons identifié comme la génération des compagnons historiques.

214 Bourdieu (P.), La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1980, p.112.

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Portrait : une carrière de compagnon de route historique de Perinçek

Arslan Kiliç

Membre du conseil disciplinaire

Ancien membre du comité central et du conseil de la présidence.

Arslan Kiliç est né en 1948 à Konya (Anatolie centrale), il sort diplômé du département de

physique - mathématique de la faculté d’Istanbul en 1970. En 1967 il s’engage à Eminönü

(Istanbul) dans le FKF et prend sa carte au TİP, organisations dans lesquelles il a défendu la

thèse de la « révolution par étape » (aşamalı devrim) jusqu’à son exclusion en 1969. Il fait

partie de ces militants du TİP qui ont soutenu le MDD et ont suivi Doğu Perinçek dans le

groupe PDA - Türksolu. En raison de sa participation au TİİKP, il est emprisonné et

condamné à 12 ans de réclusion en octobre 1972 mais relâché lors de l’amnistie de 1974. Lors

de la division du TİİKP qui a suivit le coup d’Etat du 12 mars, il suit Y. Kaypakkaya et entre

dans la direction du TKP(ML)/TİKKO, groupe maoïste favorable à la lutte armée

(contrairement au TİKP où évolue Perinçek). Il est de nouveau condamné et emprisonné lors

du coup d’Etat du 12 septembre 1980, cette fois pour ses activités au sein du TKP (ML). En

1989, il entre au Parti Socialiste (Sosyalist Parti) mis sur pied et dirigé par des compagnons de

Perinçek alors interdit d’activités politiques, prend place dans le comité central et le conseil de

présidence de ce parti pour, lors de sa fermeture, participer à la fondation de l’İşçi Partisi.

Depuis, il y exerce diverses fonctions à responsabilité - membre du comité central, du conseil

de la présidence. Aujourd’hui, il écrit dans la revue Saçak, est membre du conseil disciplinaire

du Parti et a été rédacteur en chef de la revue Teori (mensuel de l’İP).

Enfin, cette génération constitue le groupe de fidèles de Perinçek, ils le suivent depuis

leur entrée en politique et ont pris place dans chaque nouvelle création de parti de Perinçek.

Ils ont eu une socialisation politique assez homogène et ont appris à développer des valeurs,

des éléments de critiques et de contestations communs. La nature des relations ayant cours

dans ce groupe oriente évidemment les relations de pouvoir du parti dans son ensemble. Cette

génération est celle qui conseille, qui peut faire valoir sa longue expérience de lutte et

d’activités politiques, en un sens sa légitimité historique, pour orienter les décisions de

l’organisation en sa faveur. L’individu entrant dans le parti découvre alors peu à peu que

malgré toute la bonne volonté énoncée dans les statuts, l’ouverture du parti et la démocratie

interne s’estompent face au poids des structures sociales, de la « vielle garde » historique

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soucieuse de protéger les privilèges que son statut lui offre. D’où l’importance de l’ancienneté

comme ressource centrale du portefeuille de ressources des membres215. Comme nous l’avons

vu dans l’étude de la hiérarchisation et de la centralité, les positions de pouvoir sont

accaparées par une minorité qui réclame son bon droit en avançant une légitimité historique

que tout le monde reconnaît première. D’ailleurs c’est peut-être dans ce sens qu’il faut

interpréter l’existence d’une organisation de jeunesse intégrée mais distincte du parti lui-

même. De cette façon, la génération vieillissante s’assure que les postes à responsabilité

générateurs de ressources lui sont réservés. Les jeunes doivent d’abord faire leur preuve dans

l’Öncü Gençlik pour acquérir une légitimité que seules les années de fidélité et la preuve

d’une capacité d’expertise permettent d’obtenir. Grâce à l’étude de cette génération, nous

comprenons que les capitaux historique et culturel sont les types de capitaux les plus utiles

dans l’organisation, même s’ils ne sont pas plus recherchés que d’autres (capital social ou

économique).

La génération Özal

Nous avons choisi de nommer le second ensemble générationnel la génération Özal

car il est composé de personnes ayant grandi dans la période pendant laquelle Türgüt Özal a

exercé la fonction de premier ministre ; ou encore d‘individus au système de références non

différencié des premiers. Cette période correspond à l’ouverture de la Turquie au commerce

international et aux premières grandes vagues de privatisations. Nous insistons sur ce point

tant le discours de cette génération se démarque de celui des compagnons historiques. Si les

aînés mettent en avant l’héritage kémaliste et la nécessité d’un Etat fort et indépendant, les

membres de la génération Özal insistent davantage sur les déstabilisations économiques que

subit la Turquie depuis la libéralisation de son économie. Ainsi, nous avons constaté

l’utilisation d’arguments relevant de ce que Gurr a nommé la frustration relative dans Why

Men Rebel ?216, comme une des motivations de la décision d’engagement politique dans un

parti alliant nationalisme et socialisme. Nous sommes conscients des critiques adressées au

modèle de la frustration relative développé par Davies puis Gurr, notamment en ce qui

concerne la non-réponse à la question de la convergence des frustrations individuelles vers

une expression commune, et voulons simplement signifier que la frustration est un registre

utilisé par les acteurs pour justifier à posteriori leur engagement. Dans la génération Özal, les 215 Si l’ancienneté dans l’organisation devient une ressource centrale, c’est certainement parce que le parti ne rencontre aucun enjeu électoral. 216 Gurr (T.), Why Men Rebel, Princeton, Princeton University Press, 1971.

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jeunes sont souvent plus diplômés que leurs parents, ou bien ont grandi dans une Turquie qui

promettait la réussite à celui qui se montrait entreprenant, malheureusement, si le niveau

d’attente a progressé, celui de satisfaction a stagné, ou bien a chuté brutalement avec la crise

économique de la fin des années 90. Ce modèle explicatif pourrait expliquer l’engagement de

ces jeunes militants qui ont souvent recours à l’argument de la difficulté des conditions de vie

ou de la désillusion dans l’explication de la prise en main de leur destin que signifie pour eux

l’engagement. Ainsi, un militant de vingt-trois ans nous confia ces remarques lors d’un

entretien semi-directif :

« Les gens veulent vivre en Europe ou aux Etats-Unis parce qu’il y a un haut niveau de chômage et quand tu es étudiant à l’université et tu sais que tu ne vas pas trouver un emploi tel que tu le désires ou que tu ne trouves rien du tout, tu veux partir. C’est pourquoi il y a les programmes d’échange en Europe. Les étudiants peuvent aller en Europe, faire un Master et après on rentre en Turquie … Mais en fait après on ne revient pas. Il y a un manque d’espoir même s’il y a des entreprises riches en Turquie… Mais à cause de l’impérialisme… Par exemple, l’Europe désire beaucoup d’ingénieurs mais en Turquie il n’y a pas besoin d’ingénieurs…Ou bien tu étudies 5 ans pour devenir ingénieur et tu te retrouves personnel de banque »217.

Ainsi, l’ouverture de la Turquie au commerce international s’est fatalement accompagnée de

déçus dont l’infime partie qui s’est engagée dans l’İşçi Partisi représente un groupe

homogène, une génération au sens que nous avons retenu plus haut, aux valeurs cristallisées

par un événement ou une série d’événements.

On peut aussi relever une série d’éléments de portée internationale dans la création de

cette génération. Lors de notre travail de terrain, nous avons posé aux militants la question :

« pouvez vous citer les deux ou trois événements qui vous ont particulièrement marqués au

niveau national ou international, que vous les ayez vécus ou qu’ils soient antérieurs à votre

naissance ? ». Le but d’une telle question était de pouvoir dissocier le niveau national de

l’international, et la nature contemporaine ou non des événements marquants pour l’enquêté.

Alors qu’une majorité écrasante des membres enquêtés de la génération des compagnons

historiques évoque la guerre d’indépendance nationale menée par Mustafa Kemal puis les

coups d’Etat militaires (négativement) ou le coup d’Etat « de velours » du 28 février 1997

(positivement), ceux de la génération Özal citent presque tous des événements ayant trait à la

politique internationale. En première position on retrouve la guerre du Golfe ou l’intervention

de la coalition menée par les Etats-Unis en Irak en cours depuis 2003 suivies par le problème

217 Entretien réalisé le 16 mars 2004 au siège de l’İlçe de Beşiktaş, avec Melek, Militante de vingt trois ans.

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posé par les négociations sur le statut de Chypre ou les négociations portant sur l’entrée de la

Turquie dans l’Union Européenne.

On remarque une césure entre le national et l’international, puis entre le caractère

contemporain et historique des faits évoqués, la génération Özal se distinguant par une plus

forte sensibilité à l’international et à la contemporanéité des événements marquants. Au sein

de cette génération, marquée par des événements particuliers inscrits dans les années suivant

le coup d’Etat du 12 septembre 1980, et ayant généralement une portée internationale, on

trouve quelques individus qui objectivent leur engagement comme une réaction à la venue au

pouvoir de l’AKP, un « anti-islamisme actif », mais les parcours sociaux et les événements

marquants correspondent à ceux isolés dans la génération Özal. Cela vérifie certaines

conclusions d’Anne Muxel à propos de l’expérience politique des jeunes, « la configuration

historique du temps, qui voit chaque génération nouvelle entrer en politique, est déterminante

dans la constitution des repères à partir desquels peuvent se construire les choix

personnels »218, deux cohortes différentes vivent « deux temps historiques, deux histoires

avec leurs résonances et leurs liens, mais aussi avec leurs spécificités »219.

Il existe donc deux générations aux expériences et références différentes, qui se

partagent de fait les fonctions au sein de l’organisation. D’un côté, les compagnons

historiques qui occupent les postes de pouvoir qui concentrent les ressources, qui ont la

légitimité nécessaire pour les distribuer comme bon leur semble et gérer l’espace des

possibles de la majorité des militants n’ayant pas droit au chapitre en ce domaine ; de l’autre

la génération Özal, obligée de prouver ses capacités et sa loyauté à l’organisation avant de

pouvoir conquérir telle ou telle ressource, contrainte de se remettre à la bonne volonté de ses

aînés. Cette explication peut paraître caricaturale, exagérée, elle correspond pourtant au

partage des tâches effectif de ce construit d’action collective, et si des membres de la

génération Özal parviennent à conquérir des postes propices à l’accumulation et à la

diversification des ressources, c’est qu’ils profitent d’une particularité organisationnelle

reposant sur le népotisme institutionnalisé.

b. Une tendance à l’autoreproduction des élites

218 Muxel (A.), op. cit. , p.68. Sur ce point, nous ne pensons pas que cette différence dans les événements ayant marqué les membres du groupe étudié puisse être un artefact lié à un moindre capital culturel et donc à une moins bonne maîtrise de l’histoire, les cours d’histoire proposés par « l’école du parti » étant consacrés en partie à la fin de l’Empire Ottoman et aux premières années de la République de Turquie. 219 Ibid. , p. 68.

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Parmi les structures informelles de l’organisation, le privilège donné aux familles des

compagnons historiques est peut être celui qui détermine le plus les stratégies de chacun des

membres. L’institution familiale a donc un double rôle à l’İP : comme nous l’avons vu plus

tôt lors de nos développements sur la socialisation primaire des individus, elle motive

l’engagement des membres, mais elle est aussi une institution qui structure le parti et qui

oriente les possibilités de carrière dans l’organisation et les stratégies de chacun.

La progéniture d’un baron du parti a toutes les chances de réussir et de trouver une

place avantageuse dans l’organigramme du parti. C’est un fait220. D’ailleurs, quoi de plus

normal quand on considère que les membres ont une identité politique tellement marquée

qu’elle ne peut que transparaître dans leur vie privée, que la socialisation primaire et

secondaire est en grande partie menée par la famille et que de ce fait les enfants de militants

ont toutes les chances d’avoir reçu une éducation conforme à ce que le parti considère comme

légitime. On hérite davantage d’un positionnement idéologique si celui-ci est omniprésent

dans la vie des parents. Evidemment, les acquis de la socialisation familiale sont mis à

l’épreuve, confrontés aux réalités et circonstances personnelles des individus, mais une

certaine grille de lecture du monde (schèmes de perception) est proposée, et la façon dont elle

peut servir ou desservir les intérêts particuliers jouera dans le choix de la remettre ou non en

question. On peut donc admettre que d’une part, les profils des enfants de militants

intéressent l’organisation car ceux-ci ont toujours côtoyé physiquement et/ou idéologiquement

le parti, et que ces individus sont plus facilement contrôlables par la multiplicité des liens

qu’ils entretiennent avec lui ; d’autre part que les enfants de militants trouvent un intérêt à ne

pas remettre en question l’héritage idéologique familial et à jouer la carte de la fidélité par les

possibilités d’accumulation de ressources que leur statut leur confère. Les exemples abondent,

au premier rang desquels celui de la famille Perinçek. Doğu, le président du parti et chef de

famille a pris soin de nommer sa femme Şule directrice de publication de Teori, il lui réserve

chaque semaine une page dans Aydınlık, son fils Mehmet est président de l’Öncü Gençlik à

Istanbul et membre du comité central du parti, sa fille Kıraz travaille elle aussi pour le parti en

tant que responsable de la rubrique arts et culture de Aydınlık. De fait, de la même façon que

dans divers partis d’extrême droite européens tels le Front National (FN), le Mouvement

National Républicain (MNR) et le Freiheitliche Partei Österreichs (FPÖ)221, la famille

220 C’est le cas des enfants de Doğu Perinçek (le cas de son fils Mehmet, qui dirige la section stambouliote de l’Öncü Gençlik et qui est membre du comité central du parti, étant le plus caractéristique), de Tugay Sen, président de l’Öncü Gençlik dont le père est un compagnon historique du leader, et de Martı, notre contact privilégié dont les parents sont compagnons historiques ayant exercé des responsabilités dans le parti dans la région d’Izmir. 221 La comparaison avec le FPÖ nous a été suggérée par Laurent Godmer.

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Perinçek accumule à l’İP les postes de direction et d’influence qui en font le pilier de

l’organisation. Elle est représentée dans la jeunesse, les médias (Aydınlık, Öncü Gençlik,

Teori, Ulusal Kanal) et à la tête du parti, les intérêts sont donc bien gardés. Martı, une

militante devenue un de nos contacts privilégiés profite elle aussi de ce système non officiel

de promotion interne. Ses deux parents sont membres de l’organisation, elle milite depuis ses

19 ans (cela fait 5 ans) et tente de monter les échelons de l’organigramme. Elle a terminé un

cursus de science politique et semble promise à un avenir enviable dans le parti puisqu’elle est

déjà chargée de la communication lors des manifestations organisées par l’İP, s’occupe des

relations entre les organes de province et le centre stambouliote, effectue régulièrement des

allers retour entre Ankara et Istanbul pour participer à des réunions réservées à une minorité

de membres et commence en mai 2004 à publier des articles dans le très sérieux mensuel

Teori. Lors de notre série d’entretiens menée entre décembre 2003 et mai 2004, elle savait

qu’elle deviendrait professionnelle du parti dès ses études terminées (les relations privilégiées

qu’entretiennent ses parents avec le leader lui ont permis de poser directement la question de

son avenir dans le parti à celui-ci), en août 2005 elle est devenue professionnelle (chargée de

la rédaction des scripts des journaux télévisés de la chaîne Ulusal Kanal) et pense aujourd’hui

pouvoir très rapidement obtenir un poste à responsabilité et grâce à cela, diversifier ses

ressources pour rendre à sa trajectoire sociale un caractère ascendant.

Le parti ne se contente pas de réserver les postes de direction aux familles de militants,

elle leur donne aussi parfois un emploi dans une des activités qu’il dirige. Ainsi tel militant

qui fréquente le parti depuis ses treize ans, est devenu technicien à Ulusal Kanal car ses

parents sont membres du parti depuis plusieurs décennies, alors qu’il n’a pas le moindre

diplôme et n’avait jamais pensé travailler dans les médias.

La force de l’organisation réside dans sa capacité à former un groupe homogène, à

développer des liens sociaux par un système d’entraide généralisé ou chacun est censé devoir

quelque chose au parti dans sa vie privée. Si, lors d’une première visite au siège stambouliote

on est frappé par l’impression que tout le monde se connaît et par l’ambiance « bon enfant »

qui règne dans les couloirs et bureaux, on comprend rapidement que ce climat est recherché,

encouragé par la façon dont le recrutement et les promotions internes sont effectués.

Rappelons que les enfants de vieux militants se côtoient depuis leur enfance, ils fréquentent

les mêmes cercles d’amis, jouent le jeu de l’organisation et en retirent des ressources de toutes

sortes souvent réservées au noyau de compagnons historiques et à leur famille. Rien

d’étonnant alors que deux générations coexistent sans rivalité, tant la légitimité des uns fait la

force et la situation des autres. Les événements fondateurs, cristallisateurs d’attitudes et de

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comportements ont engendré la cohabitation de deux générations certes distinctes, mais qui

partagent des valeurs qui font sens plus qu’ailleurs car relayées par l’institution familiale et

les réseaux primaires de sociabilité. Rappelons que ce type de liens internes est

particulièrement efficace et exploitable car nous sommes face à un groupe réduit, rappelons

aussi les dires d’un contact considéré comme fiable : « On est 500 militants mais dans ceux-

ci il y a à peu prés 100 militants motivés et vraiment impliqués. ». C’est dire la possibilité de

créer des liens forts et d’encourager leur perpétuation par la mise en avant de l’institution

familiale et l’échange intergénérationnel. C’est aussi suggérer les effets sur les carrières

individuelles d’un système relativement clos, dont le centre est réservé aux rares agents

fortement dotés des ressources légitimes aux yeux du groupe.

B. Coûts de fonctionnement et ressources de l’organisation

Jusqu’ici, nous nous sommes concentrés sur les structures lourdes internes de

l’organisation, les rapports de pouvoir qu’elle encourage, les possibilités stratégiques qu’elle

laisse deviner. Mais il faut dépasser ce niveau d’analyse et étudier l’environnement

idéologique, politique et social de l’organisation222 afin d’expliquer son mode de

fonctionnement. Nous approuvons tout particulièrement la critique qu’Olivier Fillieule dans

la postface de l’ouvrage La Turquie conteste dirigé par Gilles Dorronsoro : « Le mouvement

qui a conduit, à partir du milieu des année soixante-dix, les sociologues dits de la

« mobilisation des ressources » à imposer une vision rationnelle de l’action collective centrée

sur les ressources entrepreneuriales et organisationnelles a contribué à écarter le rôle des

ressources politiques et institutionnelles et, plus généralement, les conditions sociales

affectant la forme, l’ampleur et donc les conséquences de l’action protestataire »223.

222 Kitschelt, (H. P.) , "Political Opportunity Structure and Political Protest : Anti-Nuclear Movements in Four Democracies", British Journal of Political Science, 1986, pp. 57-85 ; McAdam (D.), & Paulsen (R.), « Specifying the Relationship between Social Ties and Activism », AJS, vol. 99, n° 3, Novembre 1993, pp. 640-667 ; McCarthy, (J.D.), Zald, (M. N.) (dir.), Comparative Perspectives on Social -Movements : Political Opportunities, Mobilizing Structures, and Cultural Framings. Cambridge : Cambridge University Press, pp. 275-290, 1996 ; Tarrow (S.), « State and Opportunities : The Political structuring of Social Movements » in Mc Adam, McCarthy, Zald, Comparative Perspectives on Social Movements. Political Opportunities, Mobilizing Structures, and Cultural Framings, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, pp.41-61 ; Tarrow (S.), “ Mobilisation, élites et configurations institutionnelles ”, Cultures et conflits, n° 38-39, 2001. 223 Fillieule (O.), postface à Dorronsoro (G.) (dir.), La Turquie conteste, à paraître.

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La forme de l’action collective est évidemment choisie au sein de répertoires

existants, différents selon les lieux, les avantages recherchés, et l’époque, que Charles Tilly a

nommé « répertoire d’action »224.

A partir de la formation du concept par Tilly, les théoriciens des mobilisations

collectives vont commencer à prendre en compte les déterminants politiques et sociaux de

l’action collective. Ils en viendront à considérer que « si la structure sociale et institutionnelle

conditionne les opportunités d’action, elle détermine également quelles formes pourra prendre

la contestation »225, et par la même, ils créeront le concept de structure des opportunités

politiques. Voyons dans quelle mesure ce concept peut constituer un outil opportun à l’étude

d’une mobilisation prenant corps dans un construit d’action collective en Turquie

contemporaine. Charles Tilly dans un livre de 1978, From Mobilization to Revolution226,

considérait déjà que la structure des coûts et avantages de l’organisation est déterminée par les

menaces de répression ou chances et tolérances dont il fait l’objet de la part du pouvoir. Mais

c’est Sidney Tarrow227 qui, en 1989, en donne une définition synthétique. Il la caractérise

selon cinq facteurs : « le degré d’ouverture ou de fermeture du système politique ; la stabilité

ou l’instabilité des alignements politiques ; la présence ou l’absence d’alliés ou de groupe de

soutien ; la division des élites et leur tolérance pour la protestation ; enfin, la capacité du

gouvernement à initier des politiques publiques »228. Cependant, et peut-être particulièrement

dans le cas turc, des raisons fortes incitent à penser que ce concept, s’il n’est pas dénué de

toute utilité, s’avère beaucoup trop « objectiviste » dans le sens où il ignore les cadres de

perception des acteurs et conduit à adopter une conception trop systémique au détriment d’une

vision relationnelle des opportunités politiques. Ici, l’Etat ne doit pas être pensé comme

« entité indivise » et nous devons prendre en considération le fait que l’armée exerce une

domination sur les institutions étatiques et qu’elle détient une autonomie de fait depuis le

coup d’Etat de 1980 ; que les institutions de sécurités mènent une « domination indirecte » sur

les institutions étatiques représentatives ; que l’obsession de la sécurité nationale est diffuse 224 Ainsi, « toute population a un répertoire limité d’actions collectives, c'est-à-dire de moyens d’agir en commun sur la base d’intérêts partagés. […] Ces différents moyens d’action composent un répertoire, un peu au sens où on l’entend dans le théâtre et la musique […]. On en connaît plus ou moins bien les règles, qu’on adapte au but poursuivi. Chaque représentation entre deux parties au moins – l’initiateur et l’objet de l’action -, auxquelles s’en ajoute souvent une troisième ; même lorsqu’ils ne sont pas directement en cause, les agents de l’Etat, par exemple, passent une bonne partie de leur temps à contrôler, régler, faciliter et réprimer diverses sortes d’actions collectives », Tilly (C.), La Vendée, Paris, Fayard, 1986, pp. 541-542. « Les opportunités et l’organisation interagissent pour produire un répertoire d’action disponible qui contraint les actions des parties en conflit », Tilly (C.), Ibid., p. 151. 225 Fillieule (O.), Péchu (C.), op. cit. , p. 110. 226 Tilly (C.), From Mobilization to Revolution, New York, Random House, 1978. 227 Tarrow (S.), Democracy and Disorder. Protest and Politics in Italy, 1965-1975, Oxford, Clarendon Press, 1989. 228 Fillieule (O.), op. cit., p. 114.

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dans tout le corps social de par la « méta-idéologie sécuritaire ». Tout ceci implique de ne pas

considérer Etat et « société civile » comme deux objets distincts et antagonistes et donc de ne

pas se fourvoyer dans la description d’alliances d’organisations de la société civile menée face

ou malgré un « Etat indivise »229.

Les activités, réseaux et alliances de l’İP ici seront donc étudiées avec comme

principal souci la contextualisation des voies par lesquelles l’Etat et les groupes interagissent,

tel que le suggère Olivier Fillieule dans Stratégie de la rue230, afin d’analyser le répertoire

d’action choisi et donc les ressources disponibles dans l’organisation. De cette façon, l’étude

du « transformateur » de ressource, replacé dans son environnement social, politique et

idéologique, permettra de comprendre comment il est investi par des militants aux profils

variés.

1. Le répertoire d’action diversifié mais contraint de l’organisation

Si l’organisation opte pour un mode d’action particulier c’est parce que le groupe est

porteur de caractéristiques intrinsèques mais ce répertoire d’action choisi impose lui aussi des

contraintes stratégiques particulières. La réflexion proposée ici étudiera le rapport choix –

contraintes dans l’élaboration du répertoire d’action de l’organisation, ainsi que ses effets sur

son fonctionnement.

a. L’environnement idéologique et politique de l’İP

La façon dont l’İşçi Partisi mobilise ses membres et son électorat potentiel trahit le peu

d’importance qu’il accorde aux échéances électorales auxquelles il devrait se soumettre.

L’organisation est en alerte constante sur des sujets tels que la partition Chypriote,

l’intervention américaine en Irak, la réforme des université ou des pouvoirs locaux,

cependant, elle ne se donne jamais la peine d’élaborer un programme politique regroupant des

projets concrets susceptibles d’être appliqués ou de constituer une plateforme de départ pour

le gouvernement du pays. Lors d’un entretien avec le responsable de l’İlçe de Beşiktaş, nous 229 Ibid. 230 Fillieule, (O.), Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.

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lui demandions quels étaient les projets de politique intérieure que le parti allait proposer aux

citoyens lors des élections municipales du 28 mars 2004, sa réponse fut sans appel :

« Vous savez, pour nous, la politique générale est supérieure à la politique locale. Prenez les élections municipales, on ne va pas dire aux gens, « votez pour nous, on construira des routes », on ne peut pas faire d’investissement, la Turquie n’a pas le budget nécessaire à cela. On va plutôt essayer de mobiliser sur l’Irak, Chypre. On va négocier avec d’autres partis pour essayer de présenter des candidats communs, si on ne trouve pas d’accord, on essayera tout de même de présenter un candidat partout où ce sera possible. »231

D’autres entretiens confirment ces déclarations. Il s’agit pour le parti de mobiliser sur

des thèmes considérés comme « nobles » mais qui n’ont jamais de rapport direct avec la

politique intérieure turque. Cela n’implique pas pour autant un niveau d’activité des plus bas.

Les militants sont toujours sur le pied de guerre, ils donnent de leur temps pour vendre les

revues du parti, passent des journées entières à essayer de coordonner des manifestations avec

d’autres groupes, ils font exister le parti. La raison réside dans le fait que le mode de

fonctionnement de l’organisation relève plus du groupe de pression que du parti politique. En

effet, si on considère la définition que Joseph La Palombara donne du parti politique, il faut

prendre en compte la nécessité d’une « volonté délibérée des dirigeants nationaux et locaux de

l’organisation de prendre et d’exercer le pouvoir, seuls ou avec d’autres et non pas –

simplement – d’influencer le pouvoir »232. Or, le parti agit comme un groupe d’influence,

voire d’intérêt et suit la même ligne politique que celle des associations kémalistes garantes

de la distribution sociale du pouvoir dans le régime politique turc et composées de

fonctionnaires ou autres officiers retraités ou non. Cette idée va nous guider dans toute cette

partie de notre développement tant les conséquences qu’elle implique sont diverses et

significatives. L’organisation appartient à la nébuleuse des groupes nationalistes turcs dont la

temporalité de la mise en agenda des actions entreprises et les revendications sont

concordantes. De même, le cadrage des évènements politiques, économiques et sociaux est

similaire. Sur ce point, de nombreux chercheurs s’interrogent sur la nature des relations entre

les milieux « souverainistes » et l’armée turque233, l’enjeu étant de comprendre à quel point

ces deux pôles sont liés. Nous devons alors considérer l’İP comme participant d’un « réseau

231 Entretien réalisé avec Turan Özbay, président de l’İlçe de Beşiktaş, le 2 décembre 2003. 232 LaPalombara (J.), Weiner (M.), « The origin and development of political parties », in LaPalombara (J.), Weiner (M.), Political parties and political development, Princeton, Princeton University Press, 1966, pp. 5-7. 233 Ces questions ont été soulevées lors de la table ronde Quelle Turquie dans quelle Europe ? Organisée au CERI, à Paris, le 8 décembre 2004 par Semih Vaner.

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objectivé d’organisations ou d’un système d’action »234 souverainiste nationaliste, et ceci afin

de comprendre les effets sociaux en interne de l’interaction entre les membres du système

d’action.

Sans avoir à notre disposition la somme d’informations nécessaire à la vérification,

nous voudrions proposer une hypothèse quant à la place de l’İşçi Partisi dans cette nébuleuse.

En entrant en conflit avec d’autres acteurs étatiques, certaines sections de l’appareil étatique

(armée, bureaucratie « kémaliste » profitant de la constitution de 1982, etc.) appelleraient à

leur secours des groupes non étatiques et participeraient sous diverses formes à leur bon

fonctionnement pour une mobilisation dans la sphère publique en faveur d’intérêts devenus

communs aux entrepreneurs de l’action collective ainsi formée. L’hypothèse avancée d’une

instrumentalisation réciproque entre l’İP et certains membres de secteurs étatiques, est

aisément falsifiable, mais elle permet d’expliquer la façon dont l’İP se comporte envers

certains secteurs du pouvoir étatique et comment est financé l’ensemble de ses activités.

Nous allons donc examiner le répertoire d’action et l’agenda politique de l’İP, les réflexions à

venir couvriront également l’aspect financier d’une telle entreprise.

Les groupes identifiables comme membres de ce système d’action se rassemblent

régulièrement pour mener des actions communes et décider d’une position commune face aux

problèmes du moment. Un militant nous décrivait à ce propos la nature des alliances que l’İşçi

Partisi avait noué avec divers partis et organisations de la « société civile » :

« En général, on organise des choses avec des gens du MHP (Parti de l’Action Nationale) et du CHP (Parti Républicain du Peuple) mais sur ce point, ça dépend de l’endroit. Au lieu du MHP ça peut être le DYP (Parti de la Juste Voie), ils disent la même chose mais il y des villes où le DYP est présent alors que le MHP non. On fait ça avec des kémalistes, des associations civiles, ADD (Atatürkçü Düsünce Dernegi – association de réflexion ataturkiste), CYDD (Çağdaş Yaşama Destekle Dernegi – association de soutien à la vie moderne) et puis les syndicats ».[…] Parfois l’armée vient aussi ; à Ankara l’ATO (Ankara Ticaret Odasi – chambre de commerce d’Ankara) a organisé un meeting pour Denktaş et tous les commandants étaient là. »

Il va sans dire que le répertoire d’action et l’espace des opportunités de l’organisation

s’en trouvent largement influencés. Ces rapprochements ne sont pas cachés, bien au contraire,

ils constituent un supplément de légitimité pour cette petite organisation qui commente

abondamment ce type d’événement dans les médias qu’elle contrôle. Il en est ainsi de

l’alliance Kızıl Elma (Pomme Rouge), entre İP et MHP (Parti de l’Action Nationale – extrême

234 Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), Sociologie politique , presses de Sciences Po et Dalloz, Paris, 2002, p.270.

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droite nationaliste), censée représenter l’union des forces nationales contre l’impérialisme

américain et les dangers de l’étranger. Ces accords et réseaux en tous genres impriment un

rythme assez élevé aux mobilisations militantes et aux organisations d’évènements dans tout

le pays, ils entretiennent en quelque sorte la fiction d’une vie de parti en imposant aux

militants un travail quotidien pour le faire exister. En « s’entendant » avec d’autres groupes

politiques ou para-politiques, l’İP s’intègre dans un front plus large dans lequel il ne peut

prétendre à l’égalité avec ses interlocuteurs. En interne, cela donne une légitimité paradoxale

à l’existence du groupe en donnant l’impression de participer à des causes « nobles » relevant

de la « grande politique » :

« Par exemple, le 25 octobre il y a eu un meeting à l’université d’Ankara qu’on a fait avec l’université d’Istanbul. Le recteur de l’Université d’Istanbul est proche de nous. On parle avec les professeurs de l’Université d’Istanbul et ils invitent d’autres personnes d’Ankara ou d’Adana. En fait, chaque recteur fait sa propre affiche, c’est nous qui organisons mais sur les affiches ils ne font pas allusion à l’İP. Ce meeting du 25 octobre c’était contre la réforme du YÖK, on a réuni 100.000 personnes. En été on a organisé 3 ou 4 symposiums dans les facs avec des syndicats de gauche ou de droite, à l’Université d’Istanbul. C’était à propos de Chypre ou de la Kamu Yönetim Yasasi. Là on a déclaré la création du mouvement Kuvay Millie. Entre le meeting de Chypre et celui de la Kamu Yönetim Yasasi, il y a eu la création du conseil de l’union nationale (Ulusal Birliği Konsey) ».235

Ces « alliances politiques » non traduites sur le plan électoral donnent lieu à des

événements réguliers organisés quand l’actualité internationale ou nationale permet une

certaine visibilité médiatique. Tel fut le cas d’un meeting organisé à Malatya pendant la

dernière phase des négociations en Suisse sur le statut de Chypre. Destiné aux jeunesses des

partis nationalistes tels que le CHP, MHP, İP ou le DSP, il fut l’occasion d’un rassemblement

d’étudiants pendant trois jours acheminés dans cette ville du Sud Est en bus gratuits depuis

l’Université d’Istanbul pour un week-end tous frais payés. Cumhuriyet en fit sa une du

lendemain. Le voyage organisé en juin 2005 à Lausanne afin de célébrer le 82° anniversaire

du traité éponyme en est un autre exemple. Le parti étudié ici, inséré dans son environnement

donne à voir une dimension supplémentaire de son mode d’organisation. Olivier Fillieule

remarque sur ce point que « l’étude de l’environnement est un enjeu d’autant plus central que

celui constitue une structure structurante de l’activité des contestataires, en même temps qu’il

est modifié en retour par l’activité de ces groupes », il convient dès lors de ne plus considérer

l’İşçi Partisi comme une organisation indépendante dans ses modes d’action, mais d’analyser

235 Entretien semi-directif réalisé avec Martı, alors militante, le 7 avril 2004

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dans quelle mesure elle essaie de s’inscrire dans un réseau qui la contraint et oriente ses

activités.

Il est bien sûr difficile de savoir les véritables raisons pour lesquelles ces rapprochements ont

été effectués et les réponses des enquêtés restent vagues ou correspondent à ce que l’on

pourrait appeler un discours d’acteur, du type « parce qu’avant de faire la révolution, il faut

l’indépendance, donc on se rassemble avec les partis nationalistes. On ne pourra faire la

révolution que si la Turquie est un pays indépendant… »236 . Toujours est il qu’il nous faudra

interroger les pistes que nous avons pu relever, notamment financière. Le parti est structuré

d’une certaine manière, avec ses statuts et ses rapports de pouvoir internes, mais il obéit aussi

à une logique spécifiquement relationnelle qui elle aussi structure l’espace des possibles de

chacun. Entrer à l’İP c’est découvrir un entrelacs de réseaux de sociabilités particuliers

susceptibles d’activations et d’investissements de la part de chacun des participants, qui

privilégiera nécessairement un certain type de ressources exploitables et cumulables.

L’observateur peut tenter de forcer l’opacité de ces réseaux, notamment grâce à une étude des

médias de l’İşçi Partisi, qui parfois laissent deviner les collaborations officielles ou officieuses

qu’il entretient avec son environnement. Cette étude, que nous allons mener maintenant aura

aussi, et surtout, pour but d’explorer les richesses du répertoire d’action du parti.

b. Un accès routinier mais restreint aux médias

La spécificité de l’İP concernant ses relations aux médias est qu’il dispose de ses

propres organes de presse, de sa propre chaîne de télévision et d’une maison d’édition privée,

mais que ceux-ci n’ont qu’une audience limitée qui ne lui permet pas de pallier son manque

de visibilité externe. Le rapport que l’İP entretient aux médias peut alors faire l’objet de deux

développements complémentaires portant sur son accès routinier aux médias grâce à ses

propres organes de presse et l’utilisation des médias externes comme moyen d’actions non

routinières et d’innovations stratégiques – notamment par l’utilisation du scandale.

L’accès routinier du parti aux médias se fait, nous l’avons dit, par le biais des organes de

presses internes ou par la chaîne Ulusal Kanal. Signalons aussi l’existence du site Internet du

parti, actualisé presque quotidiennement, qui permet la lecture des articles parus dans les

revues internes. Ici, nous nous trouvons dans le cas d’une organisation qui choisit « une

236 Paroles recueillies lors du meeting électoral tenu sur la place de l’embarcadère de Kadıköy à Istanbul le 20 mars 2004.

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stratégie de retrait en tentant de se passer des médias par la mise en place de ses propres

réseaux d’information »237.

Aydınlık est certainement la revue la plus connue du parti parce qu’elle est la plus

ancienne (la première publication remonte à la fin de la décennie 1970), elle est détenue à cent

pour cent par l’organisation, rassemble des articles rédigés par des membres du partis

considérés comme journalistes ou ayant les capacités intellectuelles nécessaires à une telle

activité. C’est un hebdomadaire qui traite de l’actualité et informe des éventuels événements

organisés par le parti, les réunions, meetings, discours du leader ou autres interventions

médiatiques prévues. On la trouve dans tous les kiosques, mais elle est aussi vendue par des

militants mandatés dans les rues stambouliotes (comme sur l’avenue de l’indépendance). Elle

est la revue la plus lue par les membres du parti, et on trouve dans ses colonnes diverses

publicités pour les autres organes de presse du parti. Mais c’est le rôle de tribune de

dénonciation de scandales qui caractérise le mieux la revue. Régulièrement, Perinçek y

dévoile des « affaires » en profitant d’informations auxquelles lui seul a accès sur la scène

politique. Cette pratique amène certains observateurs à se poser la question des rapports entre

le parti et les services secrets turcs (le MİT).

Teori est un mensuel qui se veut plus « intellectuel » et regroupe des plumes plus

célèbres, des essayistes n’appartenant pas obligatoirement à l’organisation, et adopte un

registre d’écriture plus ardu. C’est dans Teori que le parti prend le temps de faire le point sur

des sujets plus importants, qui demandent plus de place, qu’il constitue des dossiers sur des

thèmes précis. Par exemple ce numéro : « Nous sommes asiatiques » (« Asyalıyız »238), ou

encore celui consacré aux rapports entre « sécurité et mondialisation » (« Küreselleşme ve

güvenlik »239), ou à la retranscription et aux commentaires du symposium sur « l’Eurasie »

(« Avrasya Sempozyumu »240). Teori sert aussi d’organe de communication sur les décisions

prises en comité central ou en ce qui concerne l’éducation dans le parti, sur les nominations

ou décisions du conseil disciplinaire. Teori est lui aussi disponible dans tous les points presse.

Bilim ve Ütopya (science et utopie) est un bihebdomadaire consacré à la science, un

« Science et Vie » qui, en traitant de la géographie ou de l’histoire, tenterait de prouver que le

territoire turc a une existence géographique irréfutable ou que le peuple turc est le plus

valeureux de l’histoire ; mais son propos concerne aussi la culture et la politique avec par

exemple un numéro consacré à la réforme du système universitaire turc, on trouve donc aussi

237 Fillieule (O.), Péchu (C.), op. cit., p.187. 238 Teori, septembre 2001. 239 Teori, août 2003. 240 Teori, janvier 2005.

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dans ses pages des sujets renseignés par des informations objectives. Comme Teori et

Aydınlık, on le trouve dans tous les kiosques.

Öncü Gençlik est élaboré par l’organisation de jeunesse, pour la jeunesse du parti dans

un but pédagogique. On y trouvera des explications du marxisme, du maoïsme, de

l’anarchisme ou du fonctionnement de l’impérialisme américain, des justifications théoriques

ou historiques de prises de position du parti (sur l’alliance « pomme – rouge » par exemple).

On privilégiera dans cet organe les extraits de textes ou discours originaux de personnalités

historiques invoquées par l’organisation. Öncü Gençlik est la revue qui souffre de la situation

financière la plus difficile et la diffusion en externe est parfois suspendue pour une vente

interne, au siège du parti.

Aux côtés de ces organes appartenant à l’İşçi Partisi, le parti collabore activement à

l’élaboration d’autres revues moins connues mais dans lesquelles des personnalités d’horizons

politiques au premier abord différents se côtoient. Gençlik Cephesi (le front de la jeunesse) en

est un bon exemple. Cette revue a vu le jour après la création du mouvement Kuvay Milliye

en août 2003. Elle est destinée à la jeunesse nationaliste du pays et répond à la revue éponyme

du mouvement moins ciblée quant au lectorat qu’elle prétend toucher. Dans la première se

côtoient tous les quinze jours le président général de l’Öncü Gençlik, Tugay Şen, Levent

Temiz, président de la section stambouliote des Ülkü Ocakları (organisation proche du MHP,

Milliyetçi Hareket Partisi – parti de l’action nationale. Extrême droite nationaliste), des

représentant de l’ADD (Atatürkçü Düşünce Derneği – association de réflexion ataturkiste),

des responsables d’organisations de jeunesses du CHP et d’autres membres de la nébuleuse

souverainiste et nationaliste241. Dans Kuvay Milliye des membres des mêmes partis et

associations écrivent aux côtés de militaires, ou d’anciens membres de cours de sûreté de

l’Etat. D’autres organes de presse sont aussi utilisés pour relayer les idées de cette mouvance

à laquelle appartient l’İP mais leur audience est négligeable.

Le parti est aussi parvenu à créer une chaîne de télévision diffusée sur le câble, Ulusal

Kanal, grâce à laquelle il espère pouvoir toucher une population qui n’achète pas la presse à

caractère nationaliste. Sur cette chaîne alternent musique traditionnelle et bulletins

d’informations pour lesquels tous les reportages sont réalisés en interne. Si l’on peut

considérer que cette entreprise n’a toujours pas rencontré le succès espéré, elle n’en continue

pas moins d’exister et de diffuser ses programmes quotidiennement.

241 Ainsi, dans le numéro du 27 mars 2004 de Gençlik Cephesi, on pouvait trouver des articles et des éditoriaux de Tugay Şen, de Levent Temiz, de Ersan Barkın (membre du conseil d’administration général de l’ADD), de Seçkin Avcı (représentant de l’Union des Universités Kémalistes), ou encore de Serkan Bal (secrétaire de la section de jeunesse stambouliote du CHP).

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Enfin le parti détient une maison d’édition, la Kaynak Yayınları, qui édite tous les

livres écrits par les membres du parti, ce qui représente une quantité non négligeable

d’ouvrages. On trouve ces ouvrages dans de nombreuses librairies stambouliotes, à un prix

abordable, et les sujets traités vont de la dénonciation de l’homosexualité comme virus

importé par les Etats-Unis à l’étude historique du syndicalisme ou du système de partis turcs.

Cet accès routinier aux médias souffre d’une grande faiblesse en ce sens qu’il permet de

toucher un lectorat ou un auditoire déjà sensibilisé à la cause défendue, il n’autorise en rien le

recours à des stratégies d’exposition pour se faire connaître et diffuser les objectifs de

l’activité politique. La forte activité médiatique de l’İP se révèle être un effort de contre-

cadrage au cadrage ostracisant des médias nationaux à son encontre. En ce qui concerne la

visibilité médiatique externe de l’organisation, rien n’est simple. L’İşçi Partisi a donc décidé

de forcer son accès aux médias par l’utilisation du scandale. De cette façon, il s’assure un

droit à la parole dans la presse et les télévisions turques. En ce domaine, Doğu Perinçek a un

certain talent d’agitateur. Le vieux leader s’est fait une spécialité de la dénonciation des

affaires en tous genres susceptibles d’ébranler telle ou telle personnalité par l’utilisation de

preuves et de dossiers secrets qui parfois, s’avèrent être de véritables bombes médiatiques.

En février 2002 il fait publier, par la maison d’édition Kaynak Yayınları proche du parti, les

e-mails récupérés illégalement dans la boite de réception numérique de Karen Fogg242,

représentante de l’UE en Turquie. La presse relaie cet événement ainsi que les passages les

plus compromettants pour le fonctionnaire européen. On ne saura jamais par quel moyen il a

pu se procurer ces documents mais son opération fut une réussite et le nom du parti apparu

dans les colonnes de la plupart des journaux pendant quelques jours. En 1995, le Turkish

Dayly News lui offre une tribune dans laquelle il dénonce l’attitude des Etats-Unis et le but de

leurs manœuvres en Irak : faire de la Turquie un protectorat américain. Il y déplore au passage

la collaboration secrète entre la Turquie, les Etats-Unis et le leader Kurde Barzani et accuse

les Etats-Unis d’avoir perpétré les évènements de Gaziosmanpaşa. En 1997, il accuse l’ancien

premier ministre Tansu Çiller d’avoir été un agent de la CIA en Turquie, accusation largement

relayée par les média et dévastatrice pour l’accusée. Le 3 février 2002, il publie dans son

organe Aydınlık une lettre envoyée au président Sezer lui demandant le renvoi du ministre des

affaires étrangères Ismail Cem au prétexte d’un accord secret conclu avec les Etats-Unis en

totale contradiction avec la constitution turque. Une fois encore, il y joint la copie d’une lettre

envoyée par le ministre à son homologue américain dans laquelle il propose une collaboration

officieuse entre les services secrets des deux pays, document récupéré on ne sait comment.

242 Perinçek (D.), Karen Fogg’un E-Postalları (les e-mails de Karen Frogg), Istanbul, Kaynak Yayınları, 2002.

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Les médias s’empressent de relayer l’accusation et le parti s’offre une fois de plus une

opération de communication à moindre frais.

En 2002, l’Öncü Gençlik, organisation de jeunesse du parti, prend pour prétexte une

altercation entre un de ses membres et un militant d’un autre groupe d’extrême gauche pour

déclarer une guerre ouverte à ce groupe dans les locaux de l’Université d’Istanbul. Le

lendemain, une véritable bataille rangée éclate entre les deux organisations, des couteaux sont

utilisés, on comptera plusieurs blessés. En 2005, cet événement (très bien couvert

médiatiquement) reste marquant dans l’esprit de beaucoup de jeunes stambouliotes, frappés

par la violence de l’échange et les moyens utilisés pour la résolution des conflits que le

groupe peut avoir avec ses concurrents243. On le voit, l’İşçi Partisi, s’il n’a pas un accès

routinier aux médias turcs, a décidé de forcer son entrée dans les rédactions de ceux-ci par

l’utilisation du scandale médiatique comme mode d’actions non routinières et d’innovations

stratégiques. La façon dont il obtient les nombreuses informations déstabilisatrices pour les

personnes visées reste un mystère, même si nous pouvons suspecter l’activation de certains

réseaux dans lesquels on trouve des associations, organisations et groupuscules civils ou

militaires pour qui de tels procédés peuvent s’avérer en accord avec les objectifs politiques

qu’ils cherchent à atteindre. Il est alors temps d’interroger les sources de financement du parti,

tant la nature et les coûts de ses activités semblent disconnectés de ce qu’un parti politique de

cette taille peut se permettre en temps normal.

c. Les coûts de fonctionnements : un répertoire d’action contraint

L’İşçi Partisi, nous l’avons vu, édite quatre revues (Aydınlık, Teori, Bilim ve Ütopya,

Öncü Gençlik), diffuse sur le réseau câblé une chaîne de télévision (Ulusal kanal), possède

une maison d’édition (Kaynak yayınları), est le siège du bihebdomadaire Gençlik Cephesi,

peut se permettre d’occuper un immeuble dans le quartier de Beyoğlu en plein centre

d’Istanbul et doit rémunérer de nombreux militants professionnels. Objectivement, il ne peut

pas financer toutes ces activités avec les seules cotisations de ses militants et de ce que ses

résultats électoraux lui fournissent. Il y a donc un problème de taille à considérer

l’organisation comme un espace de relations, inséré dans un environnement, ayant recours à

un certain répertoire d’action, sans comprendre quelles sont ses sources de financement. Le 243 Dans le cas des exactions de l’Öncü Gençlik, le mode d’action correspond à un autre aspect du répertoire de l’İP : la violence. Néanmoins, nous évoquons ici cet événement pour les retombées médiatiques dont a pu bénéficier le parti grâce à lui.

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plus intéressant aurait été de savoir « d’où vient l’argent », malheureusement, nous ne

sommes pas parvenu à l’apprendre. Nous avons posé la question à des membres, des

responsables – démarche bien naïve -, mais aussi à d’anciens membres qui sont tous restés

muets ou très vagues. Nous avons tenté de diversifier nos sources d’information, nous

sommes renseignés auprès d’autres hommes politiques ou militants qui auraient pu, de par

leurs activités, nous en apprendre un peu plus. La démarche s’est avérée elle aussi naïve tant

les réponses allaient cette fois dans le sens inverse. Précises, elles désignaient toutes l’armée.

Réponse au final toute aussi caricaturale tant elle ne nomme personne en voulant susciter de

notre part une réflexion simpliste menant à la dénonciation d’un complot tout trouvé244. Nous

avons donc du abandonner cette entreprise de recherche précise des sources de financement.

Néanmoins, nous voudrions ici développer quelques pistes que parfois la seule logique induit.

Le parti revendique 1000 à 2000 professionnels, tous rémunérés à hauteur de 300

millions de livres turques s’ils sont célibataires (soit à peu près 170 euros), la solde s’élevant à

500 millions si le militant est marié (soit 280 euros). Par ailleurs, il est stipulé dans les statuts

que tout militant doit verser tous les mois un minimum de 1% de son salaire mensuel comme

cotisation. La faible audience que rencontrent les médias et revues du parti nous laisse à

penser tout au plus que l’organisation rentabilise de justesse ses activités éditoriales, elle n’en

sort en aucun cas bénéficiaire. Les frais consacrés au paiement des professionnels

s’élèveraient donc entre 170 000 euros (pour 1000 militants rémunérés 170 euros) et 560 000

euros mensuels (pour 2000 militants rémunérés 280 euros). Dans ce cas, il nous semble peu

probable que les cotisations des adhérents puissent suffire à couvrir ces frais, et cela même si

on retient le chiffre donné par les enquêtés de 40 000 adhérents245. En outre, notre évaluation

des coûts ne prend pas en compte les charges sociales et les divers impôts que le parti doit

acquitter pour ses activités, tout comme elle ignore les coûts de fonctionnement « annexes » :

propagande, loyers, participation aux élections, organisations de manifestations, etc.

L’İşçi Partisi bénéficie très certainement de financements externes, ce qui implique

dans une certaine mesure une orientation particulière de son répertoire d’action et de ses

programmes dans le sens voulu par les financeurs. Suivant la piste tracée par Mac Carthy et

Zald246, nous pourrions presque affirmer qu’au sein d’une organisation, les membres les plus

244 Cette hypothèse, pour caricaturale qu’elle puisse paraître, reste plausible si on considère les cas de militaires finançant individuellement certains lobbies. Pour l’İP, nous ne pouvons rien prouver. 245 Il semble sur ce point que les enquêtés donnent le nombre de votants pour l’İP en réponse à la question du nombre d’adhérents, et d’une façon générale, les militants aimaient à nous induire en erreur en confondant volontairement le nombre de militants, d’adhérents, sympathisants et de votants. 246 McCarthy (D.), Zald (J.D), Mayer (N.) (eds.), Comparative Perspectives on Social -Movements : Political Opportunities, Mobilizing Structures, and Cultural Framings. Cambridge : Cambridge University Press, pp. 275-290, 1996.

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importants sont les « constituents », pourvoyeurs de ressources, et non les adhérents qui

contribuent au mouvement en « croyant » aux buts qu’il s’est assigné mais n’ont que peu de

ressources. Cependant cette dichotomie nous parait un peu trop caricaturale pour prétendre

décrire la réalité des faits, d’autant plus que contrairement à ces auteurs, nous ne nous

consacrons pas ici aux ressources mais au militantisme en lui même. Tout au plus, retenons

que le pourvoyeur de ressource détient un rôle des plus importants dans l’organisation

puisqu’il est forcément en mesure de décider, ou au moins d’orienter le répertoire d’action de

l’organisation. Rappelons ici que selon Oberschall, c’est bien souvent une aide extérieure au

groupe mobilisable, qu’elle soit financière ou de leadership, qui est à l’origine des

phénomènes de mobilisation. Etudions alors les ressources de tout type accumulées par

l’organisation, étape nécessaire à l’analyse des stratégies des acteurs.

2. Les ressources disponibles dans le parti

a. Ressources idéologiques ou psychoaffectives

Pour expliquer l’engagement militant, force est de reconnaître que le plaisir de

défendre une cause considérée comme juste et supérieure participe aux divers types de

rétributions que propose le militantisme, quitte à s’éloigner du « paradigme » économiciste

trop rigide et peu enclin à résoudre le paradoxe olsonien du « ticket gratuit ». Max Weber

l’avait souligné lors de ses conférences regroupées dans Le savant et le politique qui affirmait

que « la conscience d’exercer une influence sur les autres humains, le sentiment de participer

au pouvoir et surtout la conscience d’être du nombre de ceux qui tiennent en main un nerf

important de l’histoire en train de se faire, peuvent élever l’homme politique professionnel,

même celui qui n’occupe qu’une condition modeste, au dessus de la banalité de la vie

quotidienne »247. Ajoutons que ce qui peut parfois être considéré comme des coûts de la

participation (temps consacré aux activités militantes, « don de soi », changement de la

perception qu’ont les autres de sa propre identité, etc.), se révèle en réalité constituer un type

de rétribution du militantisme. C’est ce qu’Erik Neveu nomme « l’effet surgénérateur ». Le

propre de la participation à une organisation d’action collective est peut être de transformer

coûts en bénéfices. Il semble qu’il faille considérer comme Oberschall, que « les bénéfices

247 Weber (M.), Le savant et le politique, Paris, 10/18, 1987, p.162.

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peuvent se ramener à un statut social, au prestige, aux satisfactions personnelles, etc. en plus

des récompenses financières et économiques. Il ne s’agit pas là de bénéfices au sens absolu,

mais de bénéfices liés à la participation qui sont du même type que les bénéfices et

satisfactions que l’on retire de la vie courante normale »248. Le sentiment de participer à un

combat voué à la justice sociale, d’appartenir à une famille choisie, la chaleur des relations

qui se nouent au sein de l’organisation, l’émotion partagée lors des manifestations, meetings,

collages d’affiches et tractages donne un sens particulier à l’action et à la vie des participants ;

il s’agit ici de quelque chose que l’on reçoit plutôt que d’un don gratuit de sa personne. D.

Gaxie l’expliquait à propos de ces organisations qui produisent « d’autant plus de combustible

qu’elles en consomment davantage ». Le sentiment de participer à une aventure riche de sens

et de faire partie de la minorité porteuse de la vérité devant affronter l’opprobre des

adversaires noyés dans les idéologies ennemies accentue le dévouement de chacun. Ce

sentiment est accentué par la nature des liens qui se nouent au sein de l’organisation. Nous

l’avons montré, celle-ci rassemble des familles et des proches, son mode de recrutement

encourage la multiplicité et la force des liens internes.

Entrer dans le parti nécessite d’avoir été sponsorisé par un proche déjà membre, et

chaque militant à pour devoir de recruter dans son cercle d’amis quelques nouveaux membres.

Pour exemple, évoquons le militantisme de Uğur, étudiant de l’université de Marmara fier de

nous confier qu’au départ il était le seul militant İP dans son université :

« Aujourd’hui nous sommes trois et on espère pouvoir convaincre d’autres personnes. Et ces personnes, elles étaient tes amis avant de devenir membre ? Oui, évidemment, c’est plus facile quand tu en parles à tes amis, ils comprennent ce que tu racontes et ils ne se moquent pas de toi. »249. Cet extrait nous a paru des plus intéressants car il articule plusieurs traits

caractéristiques utiles à l’analyse. On recrute d’abord dans son cercle de proches avant de

chercher à élargir le recrutement, et si l’on agit de la sorte, c’est parce que ceux-ci sont plus à

l’écoute et « ne se moquent pas » de ce que le militant peut raconter. Le groupe, s’il se

construit malgré les moqueries de certains concitoyens, sera amené à resserrer ses liens

internes afin d’éviter la défection de ses membres, et donnera un cadrage à ses activités qui

sera de nature à augmenter les rétributions psychoaffectives de chacun. En ce sens, nous

souscrivons à cette conclusion d’Hirschman : « Le bénéfice individuel de l’action collective

248 Obershall (A.), Social Conflicts and Social Movements, New Jersey Prentice hall, Englewood Cliffs, p. 162. 249 Entretien semi-directif réalisé avec Uğur, étudiant de 24 ans, réalisé à Beşiktaş le 24 mars 2004. On trouve un nombre relativement élevé de jeunes militants fiers de nous confier le nombre de nouveaux venus qu’ils ont réussi à convaincre d’entrer à l’İP à l’université.

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n’est pas la différence entre le résultat qu’espère le militant et l’effort fourni, mais la somme

de ces deux grandeurs »250.

b. Les ressources financières

Sans nier les motivations idéologiques ou psycho-affectives du militantisme, on peut

s’attendre à ce que d’autres incitations, notamment financières, viennent renforcer

l’attachement du militant à l’organisation. La rémunération des activités de ceux qui

deviennent professionnels du parti (cadres ou employés dans la branche des médias du parti

par exemple) est alors une technique utilisée par le parti, aidé en cela par les sources de

financement dont il profite (cf. supra). Le parti devient créateur d’emplois par le nombre de

postes à pourvoir dans sa hiérarchie et dans les organisations et entreprises qui lui sont

satellites. Ainsi, les multiples fonctions dans les journaux, au sein de la chaîne Ulusal Kanal,

dans sa maison d’édition, mais aussi les postes de professeur ou d’intervenant auprès de

l’école du parti, les postes à responsabilités qui sont tous rémunérés, la possibilité qu’il donne

à chacun d’être édité dans les colonne de ses revues contribuent à cultiver l’attachement des

membres au parti.

L’İP revendique de 40.000 à 50.000 adhérents251 ou membres et de 1000 à 2000

professionnels, ce qui est un nombre assez exceptionnel pour un parti ne rassemblant parfois

pas plus de 0,6 % des voix lors de scrutins nationaux. L’imprécision des chiffres tient

certainement à la volonté de « gonfler » les effectifs de la part de nos interlocuteurs, mais

aussi au fait que de nombreux professionnels ne travaillent que par intermittence pour le parti.

Cela tient à la terminologie employée. La langue turque sépare les membres (üyeler) qui sont

les adhérents sympathisants et qui paient une cotisation, des militants (militanlar) qui sont

aussi appelés professionnels (profesyoneller) et qui eux sont rémunérés par le parti. Pour les

militants professionnels, l’activité partisane est rétributrice financièrement mais ils consacrent

250 Hirschman (A.), Bonheur privé, action publique, Paris, Fayard, 1983. 251 Nous n’avons pas pu avoir accès à des sources écrites, aussi, toutes les données proposées ici ont été recueillies lors d’entretiens avec certains responsables du parti.

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un temps important au parti252. Sont regroupés aussi sous le terme professionnel tous les

journalistes qui publient parfois dans les revues. Ils sont payés mais ne sont pas forcément

militants İP (et ne paient pas de cotisation). Il faut donc accepter de raisonner sur des

moyennes nécessairement imprécises.

Les 1000 à 2000 professionnels employés par le parti gagnent chacun 300 millions de

Livre Turques (TL), le revenu passant à 500 millions si le militant est marié ou a des enfants,

soit de 200 à 300 euros. Chaque membre est sommé de payer une cotisation mensuelle

s’élevant à au moins 1% du salaire mensuel de l’adhérant. Si le parti est capable d’offrir ce

nombre d’emplois à ses membres, c’est qu’il a développé ses activités dans les médias écrits

et télévisuels mais aussi, nous l’avons vu, qu’il bénéficie très certainement de financements

externes.

c. Les ressources sociales

Les ressources financières ne sont pas le seul type de ressource que peut espérer le

militant de l’İşçi Partisi, les dimensions psycho-affectives (comme nous l’avons vu) et

sociales des rétributions pouvant s’avérer décisives. Dans un article publié en 1977253, D.

Gaxie suggérait déjà que les incitations sélectives que propose un parti relevaient de plusieurs

types, et de cette façon, traçait une voie vers la résolution du paradoxe olsonien du « free

rider ». Sur ce point, les postes à responsabilité ne sont pas seulement pourvoyeurs de

ressources financières, l’acquisition d’un capital social peut conférer une rentabilité sociale,

une visibilité en tant qu’expert d’organisation. Le fait que l’İP soit une petite structure à

l’identité fortement affirmée encourage la naissance d’un tel type de sentiment. Dans cette

optique l’action collective n’est pas perçue comme un coût, les activités telles que le tractage

ou les collages d’affiches sont vécues comme la manifestation d’un esprit de camaraderie,

d’un plaisir d’être ensemble ; les repas pris en commun, les sorties en groupe, le réconfort que

l’on peut trouver auprès d’autres militants sont autant d’affirmations de la solidarité partisane.

Toutes ces pratiques sont constitutives d’un ensemble de ressources sociales que le

militantisme permet d’accumuler. L’institution met à disposition des lieux, des temps et

252 Le temps hebdomadaire consacré au parti varie. Le responsable de l’İlçe de Beşiktaş affirme consacrer deux jours de sa semaine à ses activités politiques, alors qu’un responsable qui travaille dans les médias du parti passe sa semaine dans les locaux de l’İP. 253 Gaxie, Daniel, « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, 1977, vol. 37, n°1, pp. 123-154.

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propose des pratiques qui font se rassembler les individus dans un réseau de relations

permanentes et utiles susceptibles d’être utilisables à court ou moyen terme.

Par ailleurs, le parti peut offrir des possibilités de reconnaissance sociale par

l’audience que certains de ses membres ne sauraient avoir hors du parti. Les revues donnent

l’occasion de publications, les postes à responsabilité confèrent un prestige social que le

confinement dans un univers semi fermé facilite (nous développerons ce point dans le chapitre

suivant). Tel que le soutient Daniel Gaxie, « en devenant les économistes, les historiens ou les

idéologues plus ou moins officiels du parti, certains d’entre eux se trouvent en effet placés sur

le devant de la scène publique sans avoir à suivre le cursus honorum habituellement exigé et

acquièrent ainsi une renommée qu’une carrière strictement académique ou scientifique leur

permettrait difficilement d’atteindre »254.

Les divers types de ressources dont dispose l’organisation lui « permettent de

conserver les adhérents et contribuent par là au fonctionnement [de] l’organisation »255. Le

parti dispose de mécanismes permettant la satisfaction des intérêts propres des militants, leur

donnant l’occasion, par les avantages matériels et symboliques qu’il propose, de contribuer à

leur ascension ou à leur intégration sociale.

Ce chapitre a permis d’isoler les ressources et capacités d’action offertes par le parti à

ses membres. Nous l’avons vu, la collaboration et le soutien reçu d’autres organisations

offrent aux militants une gamme de ressources beaucoup plus large dont le parti, seul, ne

pourrait disposer. L’İP, considéré comme membre d’un système d’action (ou d’interaction)

« nationaliste – étatiste », profite aussi en tant qu’organisation de cette situation et tente de

convertir politiquement et électoralement les ressources sociales et financières dont il dispose

de fait. Mais l’insertion du parti dans ce système d’action nous importe tout autant quand nous

254 Gaxie (D.), Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978, p. 137. 255 Ibid., p. 140.

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passons à l’étude de l’organisation comme espace de concurrence. Le candidat au

militantisme doit savoir que la structure revendiquée du parti, décrite dans ses statuts n’a que

peu à voir avec le fonctionnement concret de l’organisation. Le mode de sélection des élites

repose sur les deux piliers que sont le népotisme et la cooptation. Le dévouement au parti, lui

rester fidèle et correspondre aux exigences requises pour certains postes peut ne mener à rien

si les postes de pouvoir sont monopolisés par un noyau inséré dans les réseaux sociaux les

plus saillants pour le parti.

Par l’ampleur de ses activités (activités médiatiques, doublement de la hiérarchie par

l’existence de l’Öncü Gençlik – section de jeunesse du parti, etc.), le parti offre toutefois à ses

membres de nombreuses sources de rétributions.

On le voit, l’insertion du parti dans un réseau particulier oriente et imprime sur son

fonctionnement des contraintes objectives. Son répertoire d’action aussi est déterminé par

cette situation dans le champ politique turc. La grande majorité de ses activités est menée en

commun avec d’autres organisations, institutions ou partis. Ainsi des journées d’action ,des

grèves, des occupations de lieux publics, des marches, rassemblements, réunions, meetings,

manifestation, pétitions, fêtes, conférences de presse, colloques, commémorations de la fête

du travail, accords électoraux, coups médiatiques, affichages sur certains thèmes. Dans les cas

de meetings électoraux récents, de boycottage de produits, de distribution de tracts, de

congrès ou communiqué, l’action n’est pas mise en commun. Notons néanmoins que si son

financement dépend de groupes extérieurs, l’ensemble de son répertoire d’action est dans une

plus ou moins grande mesure déterminé par le type de relation entretenu avec le financeur. Et

nous pensons avoir montré l’inéluctabilité de liens financiers avec l’extérieur, la faiblesse du

nombre de membres et les faibles scores électoraux supposant l’impossibilité d’un

autofinancement. Des liens sont explicitement revendiqués par le parti, lors de discours, par

des tribunes régulières offertes à des officiers de l’armée ; ils sont sublimés par l’idéologie du

parti, pro-étatiste et pro-militariste.

Concernant le militantisme et les trajectoires sociales des membres du parti, ceci nous

importe car il va maintenant nous falloir comprendre de quelle manière les individus

candidats au militantisme, dont les parcours sociaux ont été analysés en première partie,

investissent l’organisation.

Nous savons qu’il existe une certaine homogénéité dans la socialisation des membres,

et nous avons vu de quelle façon le parti actualise les prédispositions des acteurs en

encourageant la construction d’un ethos, d’un habitus partisan. Cela nous avait permis de

montrer que ni l’adhésion, ni le militantisme ne peuvent être déduits logiquement et

128

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« mécaniquement » des conditions d’existence. Nous voudrions maintenant montrer comment

il est possible de faire carrière dans le parti et expliquer quels sont les déterminants et les

modalités de l’investissement partisan.

Chapitre IV : La division du travail partisan : stratégies d’accumulation et de

conversion des ressources

Nous avons jusqu’à présent étudié l’organisation comme un lieu susceptible d’être

investi par des individus désireux de dégager des ressources diverses de leur activité. Ce parti

pris nous a contraint à analyser les lignes de fracture, les structures organisationnelles lourdes

(qu’elles soient formelles ou non) et l’environnement de l’organisation à la fois comme

contrainte et ressource dans le choix de son répertoire d’action. L’organisation a une histoire

qui l’a façonnée et qui s’impose à qui désire entrer dans ses rangs. Nous espérons avoir

montré ces contraintes et marges de manœuvres praticables que chacun découvre en entrant à

l’İP et décri le cadrage que l’organisation essaie de donner d’elle même par ses actions

concrètes et ses choix idéologiques. Comprendre les trajectoires de militants nécessitait cette

démarche de dissection de la « machine » pratiquée par les membres, qui deviendra un espace

d’investissements divers selon les prédispositions et buts recherchés par chacun.

Nous appuyant sur les réflexions de Max Weber à propos des partis politiques, nous

pouvons considérer l’İşçi Partisi comme « une sociation reposant sur un engagement

(formellement) libre ayant pour but de procurer à son chef le pouvoir au sein d’un

groupement et à ses militants actifs des chances – idéales ou matérielles – de poursuivre des

buts objectifs, d’obtenir des avantages personnels, ou de réaliser les deux ensemble » 256. Cela

suppose que les individus prenant part à cette sociation soient intéressés par les activités du

parti (si l’adhésion est libre, les participants ont des raisons d’agir) ou par la politique en

général. De plus, l’existence de buts objectifs et d’avantages personnels accessibles implique

la mise en place de stratégies pour les atteindre ; enfin, la participation à la compétition

politique implique une spécialisation des rôles et des activités. Le parti peut donc être étudié 256 Weber (M.), Economie et société, tome 1, Paris, Ed. Plon, 1971, pp. 371-380.

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comme un champ (ou un marché très régulé) où s’établit une concurrence pour l’obtention

d’avantages de tous types, mais aussi comme une organisation investie par des individus qui

vont voir, par leurs activités même, évoluer leur condition sociale et la perception qu’ils

peuvent en avoir.

Nous allons considérer l’İP comme un ensemble de relations et de transactions entre des

individus, certains d’entre eux ayant plus de chance que d’autres de faire prévaloir leurs

objectifs, le but étant de comprendre ce qu’implique et ce que modifie l’activité partisane dans

la vie sociale des militants et élites du parti selon leur forme de participation à l’organisation.

Ce type de réflexion n’est certes pas nouveau et Roberto Michels dénonçait dès 1911257

l’illusion d’un fonctionnement égalitaire des partis politiques, notamment sociaux-

démocrates, pour mettre l’accent sur l’inéluctable constitution d’une oligarchie partisane

nécessitée par la compétition politique et la technicité croissante des compétences requises par

celle-ci. La compétition qui s’instaure au sein du parti peut aussi être considérée comme

résultante du faible nombre de « trophées » comparativement à celui des acteurs entrant en

compétition, « par définition, affirme Bailey, il n’y a jamais assez de trophées pour tout le

monde. Un trophée que tout le monde emporte n’est pas un trophée. […] C’est uniquement

parce que les trophées sont en petit nombre que les gens sont en compétition entre eux »258.

L’élite du parti peut éventuellement être formée par l’organisation, à l’instar des écoles de

formation du Parti Communiste Français, et la « loi d’airain » de Michels détournée, mais

dans le cas de l’İP, l’école n’est qu’un instrument d’élaboration d’un socle commun de

connaissances et de techniques qui ne constitue pas en lui seul un déterminant pour

l’accession aux postes à responsabilité. Par le mode de fonctionnement inhérent aux partis

politiques (une organisation implique la division du travail et la production de biens et de

ressources appropriables) et la tendance à la bureaucratisation et à la rémunération des

activités des partis, un partage des tâches tend à s’instituer au profit de quelques-uns.

Mais cette façon d’appréhender le parti tel un tissu de relations sociales suppose deux

choses. D’une part, l’existence d’oppositions au sein du parti pour le contrôle d’un « capital

objectivé »259 de biens, postes, traditions, emblèmes, entre des acteurs dotés différemment en

ressources : ceux pour qui le parti est tout ce dont ils disposent et ceux disposant d’autres

ressources – réseaux sociaux, reconnaissance sociale, réussite professionnelle, insertion dans

des espaces sociaux particuliers. Les dominants de l’organisation sont ceux qui ont su

valoriser des qualités spécifiques, proposer des savoir-faire utiles au parti. D’autre part, 257 Michels (R.), Les partis politiques, Paris, Flammarion [1° ed. 1914]. 258 Bailey (F.G.), Les règles du jeu politique, Paris, PUF, 1971, p. 34. 259 Offerlé (M.), Les partis politiques, Paris, PUF, 1987, pp. 75-80.

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l’agent est perçu par ses pairs en fonction du rôle qu’il occupe dans l’organisation, un type de

comportement est attendu de lui dont il a intériorisé les exigences, l’acteur « sait tenir son

rôle, et il peut anticiper les actions de ses partenaires, les ressources que ceux-ci mobiliseront,

et jusqu’à leur façon de faire, grâce à la connaissance qu’il a de leur position

institutionnelle »260.

L’objet de cette étape de notre réflexion consiste donc à expliquer, au regard de la

structuration de l’organisation et de la façon dont le parti a actualisé les prédispositions

individuelles de ses membres, comment ceux-ci prennent place dans les relations intra

partisanes et en quoi cela modifie leur position dans le monde social. Pour ce faire nous allons

construire une typologie dissociant les militants des cadres du parti, un choix plus heuristique

concernant notre objet d’étude que la traditionnelle opposition entre professionnels et

amateurs.

En effet, le terme de « profession » pose problème, chargé de présupposés sur la

division du travail intra partisane, il propose une classification de fait qui nuit à la

compréhension de la réalité observée. Dominique Damamme remarque que « c’est l’alliance

de la spécialisation et de la rétribution qui justifie la qualification de professionnel »261. Pour

Patrick Lehingue, « on peut sommairement entendre par professionnalisation le processus au

terme duquel un savoir-faire pratique est érigé en profession »262. « Spécialisation », « savoir-

faire » et rétributions seraient les constantes nécessaires à la professionnalisation, auxquelles

Frédéric Sawicki ajoute la durée de la présence dans le forum politique. En ce sens, trop de

militants İP peuvent être considérés comme professionnels, le parti encourageant la

participation rétribuée ou non à ses activités (médias, emplois de techniciens, possibilité de

rétribution pour des tâches ponctuelles, etc.) et fournissant à tous une formation complète,

sorte de savoir-faire pratique et théorique.

Mais s’il existe une tendance à la professionnalisation de l’ensemble des militants,

l’accession aux postes susceptibles de dégager relativement le plus de ressources dépend

d’autres déterminants que l’acquisition d’un savoir-faire263. C’est en partant des rétributions

conférées par l’activité partisane, et les possibilités de transferts dans d’autres champs sociaux

que nous proposons une typologie des profils militants dans l’İP. Choix motivé par l’objet de

260 Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), op. cit, p. 124. 261 Damamme (D.), « Professionnel de la politique, un métier peu avouable », in Offerlé (M.) dir., La profession politique XIX° XX° siècles, Paris, Belin, , 1999, p. 39. 262 Lehingue (P.), « Vocation, art métier ou profession ? Codification et étiquetage des activités politiques », in Ibid., p. 131. 263 Cette tendance à la « sur-professionnalisation » (en termes de rémunération et de pratiques) étant également l’indicateur d’une sociation groupusculaire.

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ce travail, les carrières militantes à l’İP, et nous permettant de comprendre les déterminants

d’une trajectoire particulière. C’est ce qui motive notre choix d’une étude comparée des

cadres et des militants (considérés comme ceux qui ne détiennent pas de mandat formel de

représentant de l’organisation – poste dans la hiérarchie, délégation du parti à l’extérieur,

participation aux activités médiatiques ou de représentation – et qui ne peuvent prétendre à un

tel statut, qu’ils soient militants non rémunérés ou permanents du parti).

A. Les cadres

Au sein de l’organisation se met donc en place une division du travail qui va voir

certains des membres accéder aux postes de responsabilité et de pouvoir relativement mieux

dotés en ressources. Dans ce processus, des groupes d’acteurs parviennent à rendre

dépendants d’autres groupes et à leur faire accepter l’inégalité de position qui en résulte dans

l’organisation, ce qui suppose que ces « dominants » aient pu faire accepter par l’ensemble

des militants les valeurs qui assurent leur supériorité. Dans les activités politiques, ce type de

domination repose bien sûr sur la valorisation de qualités spécifiques, mais il n’est pas

isolable d’une logique plus générale qui tend à structurer l’ensemble des rapports sociaux. Il

est tributaire « d’une valorisation globale de certaines qualités sociales et de certaines façons

de faire où telle ou telle catégorie d’agents excelle plus que d’autres »264. Les acteurs

déploient alors des stratégies de multipositionnalité sur différents champs, profitant de leur

situation de dominant dans d’autres secteurs (universitaire, professionnel, financier,

médiatique, etc.) pour faciliter leur accès aux postes de responsabilité du parti. Ils

convertissent notoriété, reconnaissance et savoir-faire spécifique en ressources exploitables

dans l’activité politique. Dans le cas de l’İP, il n’est pas étonnant de trouver aux postes

dirigeants des personnalités qui recourent aux mêmes valeurs et aux mêmes intérêts que ceux

que défend le parti. Comme ailleurs, les dirigeants ont des savoir-faire déjà éprouvés dans

d’autres activités sociales puis valorisés dans le champ politique, ils donnent la preuve de leur

aptitude à occuper des postes dominants dans le parti en affichant une expérience sociale en

accord avec les valeurs défendues par le groupe.

Etudier les stratégies d’accumulation et de conversion des ressources des cadres du

parti nous mènera donc à analyser les ressources et profils les plus exploitables dans

l’organisation. Pour ce faire nous proposons une sociographie du groupe des cadres tendant à

montrer que deux profils clés sont particulièrement porteurs : l’homme de réseaux et l’expert,

264 Lagroye (J.), François (B.),. Sawicki (F.), op. cit., p. 132.

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chacun menant des stratégies consistant respectivement à devenir indispensable ou

omniprésent. Ainsi, nous posons l’hypothèse que le profil et les ressources à l’entrée

conditionnent le type de rétribution que les acteurs tireront du magistère İP ainsi que leur

façon d’endosser les rôles proposés.

1. Sociographie des élites du parti : qui fait carrière à l’İP ?

Ici, la possibilité d’occuper une position de responsabilité dans le parti dépend d’une

part des ressources sociales du titulaire (position sociale, savoir-faire, notoriété, etc.) et

d’autre part de la place de la position briguée dans la hiérarchie. Les ressources initiales

déterminent les postes auxquels les acteurs peuvent prétendre et comment ils accompliront

leur rôle. Nous sommes donc en présence de règles normatives et pragmatiques au sujet du

personnel, qui précisent quelles sont les qualifications nécessaires pour qu’un acteur occupe

un rôle, « les règles concernant le personnel définissent donc la compatibilité entre les rôles

politiques et les rôles qui existent dans d’autres structures ou entre deux ensembles de rôles

politiques »265. Nous axerons notre développement sur la compatibilité entre rôles politiques

et rôles préexistant dans d’autres structures. Dans le haut de la hiérarchie du parti (comité

central, conseil de la présidence), ce phénomène est flagrant. Selon que les membres sont

issus des rangs des militants ou originaires de l’extérieur du parti, la façon dont les rôles, à

priori similaires, sont accomplis diffère fortement. Par exemple, Mehmet Bedri Gültekin et

Suphi Karaman, respectivement numéro deux et trois du parti266, n’accomplissent pas leur

rôle de la même façon. Le premier, compagnon de Perinçek depuis 1971 (au sein du TİİKP)

s’investit fortement dans les activités du parti, en 1989, il prend la direction du Parti Socialiste

dirigé dans l’ombre par Perinçek alors interdit d’activités politiques. Depuis la création de

l’İP, il fait parti du conseil de la présidence et du comité central, participe activement aux

activités du parti – intervention lors de meetings, réunions avec des responsables d’autres

partis, nombreuses publications dans les revues du parti, responsabilités ponctuelles dans les

organes de presse, publication d’essai dans la société d’édition du parti – de même qu’il est

visible dans les locaux du siège. Quant à Suphi Karaman, décédé en 2004, on pourrait à la

rigueur soutenir la thèse d’une nomination honorifique, tant sa façon d’endosser son rôle se 265 Bailey (F. G.), op. cit., p. 37. 266 Ces deux personnalités incarnent à la tête de l’organisation deux types de profils sociaux particulièrement saillants parmi les cadres du parti.

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caractérisait par le détachement. Rarement présent, sinon jamais dans les locaux du parti, il ne

participait pas aux activités éditoriales et ne consacrait que peu de temps au parti. Ce colonel

retraité n’est entré qu’en 1995 dans l’organisation pour y occuper directement la place de

vice-président. On conçoit ici la possibilité d’un contrat tacite entre le colonel et l’İP qui lui

procurait une légitimité politique et une possibilité de prendre place dans les réseaux du parti

en échange d’un gain de légitimité et de représentativité pour le parti dans la défense d’un

Etat fort et indépendant.

Ces deux responsables représentent les deux filières d’accès privilégiées aux postes à

responsabilités du parti. Ici, il semble que le mode d’entrée dans l’organisation et les

conditions dans lesquelles s’est fait l’engagement déterminent l’accomplissement des rôles.

Nous avons en effet repéré deux profils sociaux particulièrement représentés dans

l’organigramme du parti, qui correspondent à deux modalités différentes de

l’accomplissement des rôles endossés. Ainsi l’organisation recoure à deux profils types,

incarnés par l’expert et l’homme de réseaux, deux types d’acteurs correspondant à deux

trajectoires radicalement différentes, qui ont acquis le corps de savoirs spécifiques nécessaire

à l’accomplissement du rôle de cadre du parti.

a. L’homme de réseaux

L’homme de réseaux a des relations multiples dans le parti, il a longtemps été militant

puis a pris des responsabilités partisanes une fois installé dans la vie active. En ce sens, son

parcours correspond à une des filières bien connues de professionnalisation politique via le

militantisme dans les organisations politiques françaises. Il faut rappeler le nombre élevé de

postes disponibles relativement au nombre de membres de l’İP, ainsi, on peut comprendre

concrètement comment s’opère le passage au poste de représentant. Il est plutôt aisé de

devenir représentant local du parti ou de participer activement aux activités locales tant le

nombre de militants est bas. Vivre dans un arrondissement (un ilçe) dans lequel il n’y a que

peu de militants encourage à la prise de responsabilités. Cela ne demande qu’un faible

investissement, les activités partisanes pouvant être effectuées à la maison (souvent, c’est le

domicile du cadre qui fait office de bureau local) et n’occupant qu’une part réduite de

l’emploi du temps hebdomadaire267. L’homme de réseaux est reconnu par le poids de son

267 Le président de la cellule de Beşiktaş nous confiait sur ce point qu’il consacrait en moyenne l’équivalent de deux jours par semaine au travail partisan.

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engagement dans le parti, son enracinement dans le monde associatif (membre

d’organisations proches du parti tels ADD, l’organisation de défense de la vie moderne, etc.)

et par les compétences techniques qu’il a acquises dans l’organisation. Il combine expérience,

réussite professionnelle et investissement dans le parti. Dans tous les cas, des membres de sa

famille prennent part à l’organisation (le père, les enfants, le frère). De par le type de relation,

davantage morale que transactionnelle, qu’ils entretiennent avec le leader, ces hommes de

réseaux constituent ce qu’on peut appeler le noyau de l’organisation.

De nombreux individus correspondent à ce profil. Martı Şahin est née en 1981, ses

parents sont membres du parti de longue date et son père a occupé un poste à responsabilités

du parti dans la ville d’Izmir. Arrivée à Istanbul, la famille se rapproche du siège du parti et

Martı devient militante. Rapidement, elle devient membre du secrétariat de l’Öncü Gençlik

(l’organisation de jeunesse du parti) et investit un temps considérable dans les activités

partisanes. Présente à tous les meetings, prenant part aux activités les plus basiques de

l’organisation (vente des revues, collage des affiches, distribution de tracts, etc.), acceptant de

sacrifier son temps libre et fidèle relais de l’idéologie du parti, elle réussit à « se faire une

place » parmi les jeunes élites de l’organisation. Parallèlement, elle suit un cursus

universitaire à l’université Galatasaray en science politique et communication, elle devient

francophone. Au sein de l’université elle se révèle active et parvient à convaincre plusieurs

étudiants de s’engager à l’İP, par ailleurs, elle est élue présidente du conseil des étudiants en

2002. En 2004, elle est acceptée en Master de communication à l’université d’Ankara. Cet

excellent parcours universitaire lui attire la confiance de la hiérarchie qui lui confie certains

cours de l’école du parti et la propulse responsable officieuse de la communication avec les

autres organisations politiques turques. A partir de mai 2004, elle commence à publier des

articles dans le mensuel Teori, elle est un membre de référence auprès de tous les jeunes du

parti. En août 2004, elle devient rédactrice à Ulusal Kanal et poursuit depuis son ascension

dans le parti. Il apparaît que ce sont ses ressources universitaires et sociales (son père fait

partie des compagnons historiques du leader) qui lui ont permis d’accéder à ces postes si

rapidement. Nous verrons plus loin les stratégies développées dans cette ascension, ainsi que

la façon dont elle a calqué son parcours universitaire sur les possibilités de carrière au sein du

parti.

Tugay Sen correspond lui aussi à ce parcours. Il a 26 ans, est actuellement président de

l’Öncü Gençlik et a fait son entrée dans le conseil de la présidence fin 2003. Son père est

membre du parti de longue date. Comme Martı, il pourrait être considéré comme un expert

tant son cursus en droit semble lui avoir servi. Mais c’est dans l’organisation qu’il a acquis ses

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ressources politiques et son savoir-faire organisationnel. Il écrit régulièrement dans Teori et

codirige le bihebdomadaire Gençlik Cephesi (le front de la jeunesse – revue coécrite par les

jeunesses de l’İP, du CHP et de certaines organisations nationalistes). Présent à toutes les

manifestations, il est disponible et participe à toutes les actions menées par l’Öncü Gençlik

(affrontement avec d’autres groupes d’extrême gauche à l’Université d’Istanbul, veille de

soutien à Rauf Denktaş, camps estivaux en Anatolie, meetings avec d’autre partis politiques

tel celui sur Chypre à Malatya, etc.), ce qui lui a permis de constituer des réseaux nombreux et

utiles dans le système d’action du parti (cf. supra). Ces hommes de réseaux correspondent

dans la grande majorité des cas aux individus que nous avions isolés sous la rubrique

compagnons historiques du leader dans le troisième chapitre de ce travail. La légitimité qu’ils

ont à occuper des postes à responsabilité dans le parti est issue des liens de confiances qu’ils

ont avec Perinçek et entre eux. Ils ont pu rejoindre le leader dès le début de leur engagement

politique mais aussi au cours de leur parcours social. Face à la radicalisation et à la violence

interne au champ politique dans les années 70, beaucoup des hommes de réseaux de cette

génération se sont ralliés à l’organisation politique où Perinçek occupait des responsabilités,

le TİKP, légal et légaliste. Ici, c’est le parcours et l’ancienneté dans le champ politique et la

longévité dans le parti qui confèrent la légitimité à prétendre au mandat interne.

Portrait d’un homme de réseaux

Mehmet Bedri Gültekin.

Membre du conseil de la présidence

Vice président général, secrétaire général

Mehmet Bedri Gültekin est né à Tunceli (est de la Turquie) en 1953 dans une famille

de la classe moyenne locale. Quatrième d’une fratrie de dix enfants, il fréquente l’école

primaire, le collège et le lycée de la ville. En 1969, il entre à l’Université Technique du

Moyen Orient à Ankara (Orta Doğu Teknik Üniversitesi – ODTÜ). La même année, il devient

membre du club de réflexion socialiste de l’ODTÜ (ODTÜ Sosyalist Fikir Kulübü), rallié à la

Fédération des associations de jeunesse révolutionnaire (Devrimci Gençlik Dernekleri

Federasyonu. Dev Genç). A la suite du coup d’Etat du 12 mars 1971 il rejoint le TİİKP, raison

pour laquelle il est condamné le 4 mars 1972 à 15 ans de prison. Cependant, il sera libéré le

12 juillet 1974 à la faveur de l’amnistie décrétée par le gouvernement Ecevit. Il participe alors

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à la création de l’hebdomadaire Aydınlık dont il deviendra le responsable à Tunceli. En 1978,

il entre au TİKP dirigé par Perinçek, est de nouveau condamné après le coup d’état de 1980 à

8 ans de prisons, et s’évade en novembre 1984. En 1987, il participe à la création de la revue

2000’e Doğru dont il devient rédacteur en chef. En juillet 1991, il devient membre du comité

présidentiel du Parti Socialiste (Sosyalist Parti). Lors de la fermeture de ce parti, il participe à

la fondation de l’İşçi Partisi, ce qui lui vaut d’obtenir sans attendre le poste de premier vice

président et de faire partie du comité central. Emprisonné une nouvelle fois en 1998 avec

Doğu Perinçek pendant deux mois, il occupe toujours le même poste dans la hiérarchie du

parti. Fidèle compagnon de Perinçek, il a participé à toutes les entreprises politiques du leader

depuis son entrée en politique. Ayant compté parmi les journalistes ou éditorialistes des

revues Aydınlık, Bora, Türkiye Gerçeği, Varlık, Saçak, 2000’e Doğru, Yüzyıl, Teori,

Öğretmen Dünyası, publiant ses essais chez Kaynak Yayınları, la maison d’édition du parti, il

fait partie du cercle restreint des compagnons de route inconditionnels du leader.

Ces hommes de réseaux voient effectivement leur niveau de ressources augmenter

par leur activité partisane, mais s’ils parviennent à se constituer un capital politique, celui-ci

correspond à ce que Pierre Bourdieu appelle le « capital délégué d’autorité politique ». Il est

« le produit du transfert limité et provisoire d’un capital détenu et contrôlé par l’institution et

par elle seule » 268. L’institution tend à investir ceux qui ont investi dans l’institution, dans ce

cas, perdre sa position privilégiée (retrait du capital délégué d’autorité politique) est vécue

comme une faillite, « une banqueroute à la fois sociale et psychologique »269. Seul le parti

« compte », les dirigeants n’ayant ni ressources locales, ni mandat politique. Tout se passe

alors comme si l’anticipation de cette perte possible de capital conduisait à des attitudes ultra-

légitmistes et donc à des carrières peu autonomes.

b. L’expert

L’expert se caractérise par son « capital personnel de notoriété et de popularité » élevé,

et par le fait qu’il a acquit l’essentiel de son savoir-faire à l’extérieur du parti. Sa réussite

s’appuie donc sur la reconversion de ce capital et de savoir-faire accumulés à l’extérieur du

parti. En un sens, sa multipositionnalité peut lui permettre de s’abstraire des compromis 268 Bourdieu (P.), « La représentation politique. Eléments pour un théorie du champ politique », in La représentation politique-1, Actes de la recherche en sciences sociales, n°36-37 février-mars 1981, p. 18. 269 Ibid., p. 18.

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qu’imposent les enjeux de la lutte politique, il est donc moins dépendant du parti que l’homme

de réseaux. La place privilégiée qu’il occupe dans le haut de la hiérarchie du parti montre que

l’extranéité et la capacité à mobiliser des réseaux extérieurs sont recherchées par le parti. Aux

savoir-faire acquis dans le champ politique des hommes de réseaux, s’oppose une légitimité

d’expertise, potentiellement extérieure au champ politique, qui, elle, n’a pas besoin de

s’inscrire dans la durée pour s’avérer efficace. L’expert, peu importe son âge et son passé,

peut très rapidement se voir accorder des postes à responsabilité et acquérir un capital

politique important. A la différence de ce qui se passe pour l’homme de réseaux, on observe

un retournement de légitimité dans les rapports entre l’expert et le parti : alors que le

militantisme constitue un précieux ressort de légitimation pour le premier, c’est l’expertise qui

constitue une source de légitimité importante pour le parti.

Le parcours social effectué par les individus regroupés dans cette catégorie diffère de

celui des hommes de réseaux par la façon dont ils ont accumulés les ressources nécessaires au

magistère İP. L’expert a su accumuler des ressources à l’extérieur pour s’en servir et

remporter des trophées dans l’organisation. Qu’elles soient culturelles (diplômes

universitaires) ou symboliques (les officiers retraités tel Sufi Karaman) elles permettent

l’acquisition rapide d’une légitimité dont la valeur est reconnue à l’extérieur de l’organisation.

Ces individus s’autorisent de leur compétence d’expertise pour intervenir dans le débat

politique, confondant volontairement leurs postures de cadre de l’organisation et

d’universitaire ou de stratège militaire (par exemple) pour donner un caractère légitime à leurs

discours dans le parti. L’expert illustre le fait qu’un individu donné puisse être porteur de

plusieurs rôles dans des champs sociaux différents. Si l’on considère le parti comme une

structure politique dotée de règles qui prescrivent des rôles précis aux acteurs, on peut

admettre avec F. G. Bailey que « l’environnement à la fois procure des moyens à usage

politique et impose des contraintes au comportement politique »270. Ici, les rôles tenus par

l’expert à l’extérieur de l’organisation influencent son comportement politique de façon

directe en lui conférant des ressources économiques, sociales ou culturelles lui permettant de

mener des coups stratégiques particuliers. Ses activités menées à l’extérieur lui confèrent de

fait des ressources politiques qui correspondent aux thèmes normatifs (réputation, capacité

d’organisation, qualité d’orateur) comme l’illustre la biographie de Suphi Karaman proposée

plus bas et aux impératifs pragmatiques développés et recherchés par l’organisation. Enfin,

par la construction d’une double position d’universitaire, de spécialiste ou de stratège à

l’intérieur du parti ; et d’homme d’action ou d’intellectuel organique dans le champ

270 Bailey (F.G.), op. cit., p. 24.

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universitaire ou plus largement professionnel, ces individus s’assurent une position

d’intellectuel militant autonome. En mettant leur notoriété, parfois conséquente dans le champ

intellectuel, universitaire (c’est le cas de Cüneyt Akalin), ou encore militaire (pour Suphi

Karaman), au service de la cause du parti, ils contribuent à conférer à celui-ci la légitimité

dont il a besoin pour s’élargir à d’autres univers sociaux. L’expertise permet alors au parti de

fonder son action sur un savoir quasi-scientifique.

Portrait d’un expert

Suphi Karaman

Membre du conseil de la présidence et du comité central

Vice président général

Né en 1920 à Bayburt, il finit l’école militaire de Kara Harp le 15 janvier 1941 en tant

qu’officier canonnier. En 1950 il entre à l’état Major après être sorti de la « Harp Akademisi »

avec le rang de capitaine. En août 1959, il quitte Diyarbakır pour rejoindre Istanbul et devenir

colonel. Il participe au coup d’Etat du 27 mai, ainsi qu’à l’élaboration de la constitution de

1961. Plus tard, il deviendra éditorialiste à Türk Solu (« La Gauche Turque », revue de gauche

nationaliste) et à Cumhuriyet, et concrétisera son entrée en politique dans les années 1980 en

occupant le poste de président du SODEP (Sosyal Demokrasi partisi) dans l’İl d’Ankara. En

décembre 1989 il dirige la liste du SHP à Çankaya, un arrondissement d’Ankara. Ce n’est

qu’en 1995 qu’il entre à l’İşçi Partisi, parti dans lequel il devient très rapidement vice

président et meurt de vieillesse en avril 2004 Il semble évident que Suphi Karaman tenait un

rôle bien particulier dans l’organigramme de l’İP. Dans un parti où la plupart des membres

considère l’armée comme protectrice du pays et de l’intégrité de l’identité turque, il est celui

qui permettait de rassurer l’auditoire potentiel et de prouver que l’alliance socialisme –

kémalisme – armée est toujours possible. Il tenait ainsi le rôle de repère historique qui plaçait

l’İP dans la continuité d’un héritage particulier.

2. Les stratégies d’accumulation des ressources partisanes

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En isolant deux catégories de membres du parti, les cadres et les militants, nous

adoptons une démarche consistant à typologiser les trajectoires sociales des membres selon

les rétributions auxquelles ils peuvent prétendre dans l’organisation. C’est sous cet angle que

nous avons pu isoler deux profils sociaux sensiblement différents, ceux des hommes de

réseaux et les experts, particulièrement propices à l’accès aux postes à responsabilité du parti.

Partir des rétributions nous permet d’éviter les préjugés théoriques quant à la distribution des

profils sociaux selon le type d’activité et de rétribution dans le parti.

Mais ce choix impose de s’intéresser aux stratégies mises en œuvre pour l’acquisition

des ressources rendues disponibles par l’activité partisane. Nous savons maintenant que les

profils de l’homme de réseaux et de l’expert sont particulièrement adaptés à la carrière de

détenteur de position officielle dans le parti, par les ressources que ceux-ci confèrent à leur

détenteur. Arrêter l’analyse à ce point serait néanmoins réducteur car il ne semble pas

pertinent de considérer la seule possession de ressources comme un déterminant automatique

de l’accession au mandat. En effet, une ressource peut être valorisée ou perdue selon

l’actualisation qu’en fait son détenteur, et il serait légitime de se demander ce que vaut une

ressource si elle n’est pas mise en œuvre. Les acteurs ont-ils au moins conscience du niveau

de leurs ressources avant de faire l’expérience empirique de la valeur de leur capital ? Nous

ne le pensons pas, la ressource ne peut être définie qu’à posteriori et le niveau des ressources

d’un acteur n’est appréciable que comparativement à celui de ses concurrents les plus directs,

après l’opération de conversion d’un profil en ressource. Ce postulat posé, une analyse des

stratégies déployées par les acteurs est nécessaire pour compléter cette sociologie des élites du

parti.

La catégorie des cadres est certes large. Elle englobe tous ceux qui, en se rendant

visible dans le parti, deviennent mandataires (symboliques ou officiels) de l’organisation. Les

acteurs qui investissent dans le parti pour accéder aux fonctions rétributrices en capital

symbolique (et notamment politique) ou économique nous intéressent ici. Ce sont eux qui

élaborent des stratégies et tentent des coups pour en recevoir des avantages de toute nature. Ils

investissent souvent plus que la base militante en temps et en énergie dans le parti et la

relation qu’ils entretiennent avec l’organisation revêt une dimension particulière par la nature

des rétributions qu’ils reçoivent de leurs activités. Quelles stratégies, quels répertoires de

légitimation sont pratiqués par ces acteurs intéressés au premier chef par l’activité partisane ?

Dans ce champ où s’entrecroisent des trajectoires sociales et politiques diverses, la définition

des compétences légitimes peut faire l’objet de luttes (déclarées ou non) entre acteurs dotés de

ressources différenciées et consciemment ou non, les individus intériorisent les possibilités

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qu’ils ont de s’approprier quelque avantage de leur activité partisane. Mais il existe des

manœuvres, des tactiques considérées comme légitimes pragmatiquement et normativement

pour l’accès aux postes les plus rétributeurs, tout comme il existe des normes et des règles

normatives qui constituent le langage adéquat que les acteurs doivent apprendre pour prendre

part au jeu. Ces règles normatives, définies comme les « règles qui expriment les valeurs

élémentaires et reconnues publiquement »271 sont incarnées par le leader. Comme nous

l’avons vu dans un chapitre précédent, les enquêtés reconnaissent unanimement les qualités de

réflexion, d’action et l’ouverture au monde du leader, qui en font un intellectuel accessible et

dévoué à la cause. Il semble qu’il faille mettre en avant les mêmes qualités pour pouvoir

briguer les postes de mandataire à l’intérieur du parti.

Néanmoins, il nous faut pouvoir dépasser cette constatation pour déceler dans les

actes des acteurs les stratégies qu’ils déploient tant il est évident que les cadres manipulent les

règles normatives d’une façon pragmatique afin de remporter les trophées brigués (tout

comme un trophée, un poste à responsabilité, n’est pas brigué uniquement pour lui-même et la

situation honorifique qu’il confère, mais aussi pour les bénéfices matériels substantiels qu’il

entraîne). Il faut alors se pencher sur les stratégies et stratagèmes des acteurs à propos

desquels les règles normatives ne se prononcent pas.

La longue expérience dans le parti produit un véritable sens du jeu « capable d’orienter

les pratiques de manière à la fois inconsciente et systématique »272. La valeur accordée à

l’expérience est facilement observable dans l’organigramme du parti où la surreprésentation

des mandataires de plus de 50 ans est flagrante. L’inscription dans la durée est en effet

constitutive d’un capital social s’apparentant au « capital délégué d’autorité politique » décrit

par Pierre Bourdieu. Le capital de relations personnelles, particulièrement recherché par l’İP

peu doté en capitaux économiques, s’étoffe avec les années et offre une légitimité croissante

aux membres les plus anciens (politisés dès les années soixante-dix et membres

d’organisations politiques depuis leur passage à l’université).

Le concept de « classes particulières de conditions d’existences »273 s’avère être ici un

outil adapté pour comprendre comment les acteurs prennent conscience des possibilités qu’ils

ont de prendre place dans le jeu et comment ils adaptent leurs stratégies d’investissement de la

machine partisane à leur parcours et profil sociaux. Pris dans son sens le plus général, le

concept désigne le processus par lequel un individu ajuste ses espérances et ses pratiques aux

probabilités qu’il accède à tel poste étant donné la position qu’il occupe dans l’ensemble de 271 Bailey (F.G.), op. ci., p. 17. 272 Bourdieu (P.), Le sens pratique, op. cit., p. 22. 273 Bourdieu (P.), Choses dites, Paris, Minuit, 1987.

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ses rapports sociaux. L’individu, en interprétant sa position sociale, établit les possibilités de

succès attachées à son appartenance à tel ou tel groupe (à telle ou telle classe particulière de

conditions d’existence). Il ajuste alors ses espérances et ses stratégies aux expériences de

succès et d’échecs qu’il a vécues dans son parcours social. C’est en étant socialement situé

qu’il assimile les règles du jeu pour prendre une place dans le jeu qui correspond à ses

dispositions à penser et à agir.

Les individus appartenant au noyau de l’organisation ont, comme nous l’avons décri

plus haut, effectué la totalité de leur carrière politique dans l’entourage de Perinçek ou se sont

greffés à l’entourage de Perinçek dès les années 1970. Ils ont un rapport direct avec le leader

et participent aux activités partisanes depuis leur plus jeune âge (un individu nous a avoué

militer depuis l’âge de treize ans, d’abord encouragé par ses parents).

Les individus occupant des postes au conseil de la présidence ou au comité central

profitent de leur longue inscription dans le parti pour monopoliser les postes à responsabilité

et cumuler les mandats. En outre, l’inscription au conseil de la présidence donne un droit à la

parole et offre au titulaire du poste la possibilité de participer à toutes les activités du parti.

Ainsi, Mehmet Bedri Gültekin, actuellement numéro deux et secrétaire général du parti,

économiste, a publié quatre ouvrages aux éditions Kaynak Yayınları (Gelenek ve gelişme,

« Tradition et avenir », Sultan Galiyev eleştirisi, Laikliğin neresindeyiz, Türkçenin dünü ve

yarını, « L’hier et le demain de la Turquie »), et écrit régulièrement dans Teori. On peut lire

ses éditoriaux et essais sur le site du parti où il est un des seuls à être édité avec Perinçek.

C’est lui qui intervient quand le parti organise ou participe à des colloques ou autres

conférences publiques. Il suit le leader depuis les années 1970 et a milité au sein du TİİKP

après avoir parti pour le MDD avec Perinçek au sein du FKF (qui devient Dev Genç en 1968).

Il est un fidèle légitime par ses capitaux culturels (c’est un économiste compétent capable de

discourir publiquement avec aisance) et sociaux (sa longue inscription dans le champ

politique de la gauche radicale dans les années 1970, ses relations au sein de la gauche

kémaliste) qui a su s’imposer comme intellectuel d’organisation. En participant activement

aux activités politiques de Perinçek depuis les années 1970 et cela sans discontinuité, il est

devenu un des rares membres historiques aussi bien doté en ressources. C’est alors assez

logiquement qu’il occupe de telles fonctions. Hasan Yalçın, trésorier général et membre du

conseil de la présidence présente les mêmes caractéristiques sociales que Gültekin. Militant

pro-MDD du TİP dans les années 1960, il devient membre du TİİKP dans la décennie

suivante. Il rencontre Perinçek en 1969 et participe à ses côtés aux activités de la revue

Aydınlık (PDA, revue pro-MDD). Il est comptable et occupe donc dans le parti une fonction

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qui correspond à son savoir-faire professionnel274, il écrit des ouvrages, sortes d’essais sur les

intellectuels turcs, lui aussi dans la maison d’édition du parti. Evoquons enfin le cas de Turan

Özlü, actuellement président du parti à Istanbul et numéro quatre du parti en tant que

troisième vice-président. Il milite de longue date aux côtés de Perinçek même s’il n’a rejoint

le noyau que tardivement, à la fin des années 1970. Membre du conseil disciplinaire central en

2002, il est entré dans le conseil de la présidence en 2004 et occupe son poste à Istanbul

depuis 2003 (il a succèdé à Kamil Dede, lui aussi membre du conseil de la présidence).

C’est la longue inscription dans le noyau des membres historiques, ainsi que la

maîtrise d’un savoir-faire utile à l’organisation qui constituent les déterminants les plus

saillants pour l’accès aux postes les plus prestigieux du parti (la détention de capitaux sociaux

et de savoir-faire d’expertise donne bien plus de chance d’accéder au statut de cadre que la

voie du militantisme). Néanmoins, il est possible de développer des stratégies diverses pour

accéder au statut de cadre. Si l’on s’en tient aux fonctions officielles de représentation (la

hiérarchie proposée par le parti dans son organigramme), parmi les membres du comité

central, on trouve quelques responsables du parti dans des il anatolien ou dans des ilçe

stambouliotes. Turan Özbay est à la fois membre du comité central et responsable de l’ilçe de

Beşiktaş, Erkan Önsel est aussi responsable du parti dans l’ilçe d’Avcılar, Hüseyin Koç dans

l’il de Malatya et Dursun Karadağ dirige le parti à Ankara. Chronologiquement, ces individus

ont occupé des fonctions au niveau local avant d’investir le centre, leur stratégie consistant

alors à devenir dominant dans la « structure englobée » pour ensuite investir la « structure

englobante » doté d’un haut niveau de capital politique délégué par l’organisation. Il est aussi

possible de se voir attribuer la direction d’un il ou d’un ilçe après avoir longtemps gravité

dans le noyau de l’organisation sans attache locale. La direction de l’il d’Istanbul est sur ce

point caractéristique par l’aspect honorifique de son mode d’attribution. Kamil Dede, vieux

compagnon du leader passé un temps par l’action illégale au THKP-C avant de rejoindre le

TİİKP, a été responsable de l’İP à Istanbul jusqu’en 2003 et Turan Özlü, actuel détenteur de la

charge, a un parcours comparable. Le haut de l’organigramme mis à part, on remarque que

nombre de cadres occupent dans le parti une position entretenant des affinités avec leur place

dans les rapports sociaux en général, notamment à la place qu’ils occupent dans la vie active.

Une enquêtée a fait des études de communication et occupe des fonctions importante dans les

médias du parti, un autre se charge de la comptabilité à l’Öncü Gençlik et poursuit un cursus

d’économie et de gestion à la faculté d’Istanbul ; des journalistes et écrivains (publiés par la

274 En ce sens, on peut légitimement considérer l’engagement dans une organisation comme un échange de ressources ou de savoir-faire entre l’individu et l’entreprise politique.

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société d’édition Kaynak Yayınları) prennent part aux activités de la « colonne culture et

arts » ou à la « colonne sciences », groupes de réflexion chargés d’aider à l’élaboration du

programme du parti ; Mehmet Ulusoy, le responsable de la revue Teori est professeur de

physique (ses capitaux culturels et sa position sociale sont en ce sens normativement en

adéquation avec ses fonctions dans le parti), il investit le champ intellectuel grâce à un

savoir-faire acquis dans le champ universitaire.

Certains individus gravitent autour du noyau de l’organisation et participent à ses

activités, notamment éditoriales, sans pour autant être adhérents ou permanents. Ils ne militent

pas à proprement parler pour l’İP, mais s’en servent comme tribune et mode d’accès au débat

public, ces éditorialistes ou penseurs proviennent d’horizons divers (universitaires comme

Cüneyt Akalın, de l’armée comme Suphi Karaman, etc.) mais tiennent un discours identique

à celui de l’İP, teinté de nationalisme et de socialisme. Cüneyt Akalın, docteur en science

politique et enseignant à l’université de Marmara à Istanbul, s’est rapproché du parti depuis

mi-2004 et participe à un nombre croissant de conférences organisées par l’İP, une partie de

ses livres étant édités par Kaynak Yayınları. Sans être à proprement parler membre du parti, il

lui réserve l’exclusivité de ses interventions publiques. Il est un proche de Perinçek et a

participé à la fondation du TİİKP aux côtés du leader en 1971. Vural Savaş a été procureur

d’un tribunal de sécurité de l’Etat (Devlet Güvenlik Makhemesi), il écrit maintenant dans

Aydınlık et propose parfois des articles à Teori. Pour ces individus, la participation au débat

public via les structures de l’İP correspond à une conversion de capitaux acquis dans des

champs particuliers. Grâce à l’İP, ils acquièrent une visibilité publique et investissent la

sphère civile. Le parti y gagne en légitimité, s’appuyant sur le statut de ses porte-parole

reconnus, et ces derniers gardent une liberté de ton qu’ils perdraient sans aucun doute en cas

d’adhésion formelle à l’organisation.

3. Etude des rétributions du magistère İP

Les postes proposés à ces acteurs peuvent être consciemment recherchés ou

simplement offerts, leur occupation possède à coup sûr un caractère de rétribution objective

de l’activité partisane. Mais occuper un poste c’est aussi occuper un rôle et réfléchir

uniquement en terme de rétribution et d’accumulation de ressources ne renseigne en rien sur

les transformations objectives et subjectives de l’espace des possibles de chacun.

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Que procurent concrètement les stratégies des acteurs en terme de rétribution, et plus

généralement, que signifie l’adoption d’un rôle au sein de la hiérarchie de l’İP dans les

trajectoires sociales des acteurs ?

a. Endosser le rôle de mandataire

Occuper des responsabilités dans le parti, c’est devoir composer avec un rôle assigné à

la position occupée. Devenir président d’une cellule d’ilçe ou éditorialiste à l’hebdomadaire

Aydınlık, c’est adopter, modifier ou rejeter l’attitude attendue du détenteur du poste. Qu’attend

on des cadres du parti ? Qu’est-ce qu’être membre de l’élite de l’İP ? En devenant un homme

de l’organisation, le cadre comprend ce qu’implique son statut. En gagnant le droit d’affirmer

« je suis le groupe », le mandataire doit en quelque sorte s’annuler derrière sa fonction,

devenir ce que son statut lui impose d’être. L’entrée dans l’organisation peut alors être vue

comme une prise de rôle, « c'est-à-dire d’abord l’acquisition de savoir-faire, ou « savoirs

pratiques », permettant à l’individu d’accomplir correctement ses tâches et d’identifier les

différents rôles auxquels il a affaire dans son activité habituelle », l’acteur acquiert une

« conscience pratique » entendue comme ce qu’il « sait à propos de ce qu’il fait alors même

qu’il n’éprouve pas le besoin de « s’en expliquer » »275.

Mais selon les situations (à l’intérieur ou à l’extérieur de l’institution), on peut

s’attendre à ce que la définition du rôle de l’acteur change, ses pairs ne considérant pas le

mandataire de la même façon que ses collègues de travail par exemple. L’acteur apprend à

faire un usage différencié du rôle qu’il a endossé dans l’institution selon les interactions

auxquelles il participe, ce qui s’exprime par un processus d’identification et de distanciation

au rôle selon la situation. Raisonner en terme de rôles permet d’éviter l’écueil d’une réflexion

basée sur l’identité des acteurs, qui serait donnée une fois pour toutes. Il faut tout au moins

accepter l’idée que l’identité des acteurs n’est pas donnée, elle évolue selon les positions

qu’ils occupent dans les différents champs dans lesquels ils inscrivent leurs actions276. Les

stratégies de présentation de soi ainsi que la façon de se comporter changent selon la situation

et le lieu de l’action. Investir un rôle, c’est devoir se conduire en conséquence, c’est aussi

275 Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), Sociologie politique, op. cit., p. 142. 276 C’est ce que suggère Erving Goffman : « lorsque nous examinons comment l’individu participe à l’activité sociale, il nous faut comprendre que, en un certain sens, il ne le fait pas en tant que personne globale, mais plutôt en fonction d’une qualité ou d’un statut particulier ; autrement dit, en fonction d’un moi particulier » ; in Goffman (E.), Les rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974, p. 47, voir aussi Roussel (V.), « Labels politiques et construction de l’identité militante : le cas du front national », in Dobry (M.) (dir.), Le mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, pp. 237-277.

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l’occasion d’un changement de la représentation qu’on a de soi. Pour l’acteur, quelles

transformations cela implique-t-il au sein du parti et à l’extérieur de celui-ci (dans les autres

domaines de la vie sociale) ?

Dans le parti. Les acteurs sociaux sont contraints de respecter des règles de conduites

particulières dans chacune de leurs activités sociales. Selon leur position dans le champ

considéré, ils doivent respecter des obligations sociales que leur rôle leur enjoint mais sont

aussi en droit d’attendre des autres un comportement particulier (respect, dévotion, ou mise au

ban, rejet, etc.). Pour exemple, un prêtre, en tant que représentant du clergé et de l’autorité

religieuse dans sa paroisse, doit se comporter d’une manière particulière et respecter la

définition sociale de son rôle. De la même façon, il est en droit d’attendre des croyants une

attitude particulière dans les interactions qu’ils sont amenés à connaître. Sa position dans le

marché des biens religieux implique pour les participants au champ une certaine attitude à son

égard. Bien qu’objectivement contraignantes, ces obligations et attentes ne sont toutefois pas

vécues sur le mode de la contrainte en conjoncture routinière et ce n’est que lorsque la routine

se bloque que la personne « peut découvrir qu’elle n’a pas cessé de se conformer aux

propriétés de son groupe, et que son échec présent peut être une source de honte et

d’humiliation »277.

L’institution partisane sera ici considérée comme une « cristallisation de routines, de

savoirs et de représentations, comme imposant des contraintes et comme proposant des

modèles d’action »278. L’institution est un ensemble de croyances et de représentations qui

orientent les pratiques279 et justifient leur existence, en ce sens, entrer dans l’institution et

s’inscrire dans la hiérarchie des positions qu’elle propose, c’est recevoir un rôle qui suppose

des obligations et des attentes liées au rang (tâches particulières, activités spécialisées, etc.).

Le parti devient un système d’attentes réciproques et comme l’affirme Erving Goffman,

« chaque fois que des individus sont réunis, il se présente une multitude de paroles, de gestes,

d’actes et d’événements fugitifs, souhaités ou non, par l’intermédiaire desquels chacun peut,

intentionnellement ou par mégarde, symboliser son personnage et ses attitudes »280.

En premier lieu, c’est la position sociale et les dispositions acquises (l’extérieur ou

dans le parti) qui permettent au cadre de tenir correctement le rôle que lui assigne sa place

dans l’institution. La concordance entre deux types de profils sociaux identifiés plus haut

(l’expert et l’homme de réseaux) et la probabilité d’endosser le rôle de cadre semble 277 Goffman (E.), op. cit., p. 45. 278 Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), op. cit., p. 165. 279 Ceci est particulièrement visible à l’İP, entreprise politique visant en quelque sorte à se faire exister par ces routines dans un champ politique où elle est électoralement exclue. 280 Ibid., p.102.

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témoigner de la capacité de ces types d’acteurs à maîtriser l’accomplissement des tâches

dévolues aux cadres. Le postulat de départ, à savoir la concordance entre profils sociaux et

types de rôles susceptibles d’être endossés dans l’organisation est donc vérifié. Le cadre est

celui qui détient la parole légitime du parti, il est autorisé à parler au nom du parti devient un

modèle de comportement aux yeux des militants de la base.

Les capitaux sociaux et les savoir-faire acquis à l’extérieur ou au cours de la longue

inscription dans les structures partisanes sont recherchés par l’organisation. Nous avons certes

relevé l’avantage qu’il y a à être issu de la famille d’un compagnon de route du leader, mais

cela ne suffit pas pour conquérir les postes de cadres. La maîtrise de savoir-faire techniques et

pratiques est ici nécessaire, notamment en ce qui concerne la maîtrise du discours considéré

comme légitime par l’institution. Une discussion avec des membres menée en présence d’une

cadre rémunérée par le parti, permet de s’en rendre compte. Un militant, employé par le parti

en tant que technicien au sein de la chaîne Ulusal Kanal, n’appartenant pas à la catégorie

cadres mais dont les parents sont militants de longue date dans le parti, a voulu à cette

occasion discuter des méfaits de l’Union Européenne. Très rapidement, le ton de la voix s’est

élevé et le vocabulaire employé est devenu de plus en plus injurieux envers l’UE et les pays

d’Europe occidentale. Le registre du discours utilisé par ce militant ne correspondait pas à

celui utilisé par l’organisation qui s’évertue à placer ses critiques du système international sur

le registre de la scientificité (le matérialisme historique), et à produire une parole « lissée »,

acceptable par les interlocuteurs et l’auditoire. Devant cette situation et en présence d’un

individu extérieur au parti, la cadre présente, après un moment de gêne sensible, se mit à

retraduire en propos légitimes ce qu’elle avait cru comprendre du discours de son compagnon.

Malgré le fait que ce militant utilisant un registre injurieux fasse parti d’une famille influente

dans l’organisation, son faible niveau de capital culturel et sa non maîtrise du discours lui

interdit de devenir cadre. Cette façon de s’adresser à un individu non membre du parti ne

pourrait être le fait d’un cadre conscient de son rôle. C’est que le parti fait appel pour les

fonctions de représentation à des classes particulières de conditions d’existence que nous

avons décrites plus haut.

Plus généralement, le cadre, en tant qu’acteur détenteur de la parole légitime, est

conscient de son rôle prépondérant dans l’organisation, il se sait écouté et a conscience que sa

fonction dépend de ses capacités à relayer l’esthétique discursive et comportementale du parti.

Il est celui qui s’engage à « maintenir une règle » et a donc tendance à « s’attacher […] à une

certaine image de lui-même. S’agissant de ses obligations, il devient pour lui-même et pour

les autres la personne qui suit telle règle, la personne qui agit naturellement de telle façon.

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Pour ce qui est de ses attentes, il se met à dépendre des autres, puisque la façon dont ils le

traitent traduit ce qu’ils pensent de lui »281.

La façon dont les cadres se conduisent et agissent en public et vis-à-vis des autres

militants est significative à cet égard. Dans la production de discours, ils savent ce qu’ils

doivent dire et comment le dire, cette activité étant alors à considérer comme une routine

institutionnelle. Un professionnel du parti qui parvient à faire publier des articles dans Teori

nous confiait sur ce point qu’il existe des règles informelles d’argumentation théorique. Il sait

devoir convoquer des exemples historiques précis pour soutenir son argumentation et utilise

un vocabulaire approprié à l’idéologie partisane. L’action (hareket) est toujours mise en

avant, et les concepts de révolution (devrim), de libération (kurtuluş), d’avant-garde (ileri) et

de lutte (mücadele) sont utilisés de manière récurrente dans tous les articles publiés dans les

revues du parti. De la même façon, des exemples historiques ou sociopolitiques que les cadres

savent connotés positivement ou négativement par l’organisation sont convoqués et utilisés

comme mode de démonstration. Ceux-ci fonctionnent tel un « stock » de références pour

l’exemplification censée faire automatiquement sens dans l’esprit des lecteurs des revues. Les

références à Mustafa Kemal, Mao, Lenine ou à la révolution française seront dans tous les cas

considérés comme positifs et serviront d’arme dans la critique ou la démonstration de la thèse

développée. Occident (Batı), impérialisme, Etats-Unis, Europe sont toujours connotés

négativement et associés à la dénonciation d’organisations secrètes (gizli örgütler), de mafias

(mafyalaşma), ou de l’impérialisme. Et comme en réponse, les concepts « national » (milli

hükümet, milli devrim, milli ordu, milli meclis), peuple (halk), est (doğu), moderne (modern,

modernleşme) sont utilisés pour signifier la voie à suivre et situer le parti idéologiquement.

Que le parti encourage un type de rhétorique particulier n’est pas surprenant en soi (c’est un

rite d’institution, entendu comme rite qui fait exister l’institution et qui assure une cohérence

langagière au groupe), mais la façon dont les éditorialistes et tous ceux qui publient dans les

revues du parti connaissent les impératifs implicites de l’activité éditoriale montre qu’ils

savent ce que le parti attend d’eux et qu’ils acceptent de jouer le jeu du représentant conscient

de ses devoirs. L’activité éditoriale peut en ce sens être considérée comme une « routine

institutionnelle », entendue comme « l’inscription dans des dispositifs stables des tâches

habituellement attachées à un rôle, et de l’ordre dont ces tâches sont – et « doivent être » -

accomplies »282. Les acteurs acquièrent un savoir pratique qui permet de faire l’économie

d’évaluations complexes dans l’activité de production de discours. Pour tel ou tel type de sujet

281 Goffman (E.), op. cit. , p.46. 282 Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), op. cit., p. 146.

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traité, ils savent quels types d’arguments et d’exemples convoquer, quel ton doit être employé

pour toucher au mieux le lectorat en grande majorité acquis à la cause.

Cette connaissance presque inconsciente des routines institutionnelles est aussi

repérable dans les situations d’interaction quotidienne. Là encore, ce sont les représentants qui

sont producteurs de discours. Lors de manifestations ou d’organisation de rassemblements de

tous type ou observe, surtout chez les jeunes, des regroupements autour de personnalités

pivots de l’organisation. Quand un intervenant extérieur cherche à discuter avec un membre

du parti, c’est le cadre qui prend la parole (en ce qui concerne l’Öncü Gençlik, les

représentants sont issus du secrétariat de l’ÖG et sont susceptibles d’occuper des postes à

responsabilité dans le parti quelques années plus tard. Ce sont eux qu’on appelle pour fournir

des articles au mensuel Öncü Gençlik ou à Gençlik Cephesi, magazine édité en collaboration

avec d’autres partis politiques et destiné à la jeunesse de Turquie). Lors d’entretiens menés

sur les lieux de manifestations du parti, nous partions à la recherche de potentiels

interlocuteurs. A chaque prise de contact avec un membre (de l’Öncü Gençlik), un cadre

arrivait pour exposer les vues du parti sur les questions que nous nous posions. En général, un

groupe se formait très rapidement autour de nous pour écouter le discours du représentant,

mais personne ne prenait la parole. Ceci est sans doute dû au fait que le cadre possède

davantage la capacité à énoncer un discours construit en phase avec l’idéologie officielle,

qu’il soit davantage doté en ressources culturelles.

Lorsqu’il arrive sur les lieux d’un événement organisé par le parti, le cadre voit les

autres militants venir à lui et le saluer pour passer quelques minutes avec lui. Il peut alors

donner quelques instructions sur le déroulement des événements. Sa parole fait autorité, ainsi,

bien qu’il ne soit « que » membre du secrétariat d’Öncü Gençlik, un cadre refusa de laisser

partir un militant lors d’une manifestation où les membres de l’İP étaient trop peu nombreux.

Quand il parle, le cadre est écouté. A de nombreuses occasions où nous attendions la

personne avec qui nous avions rendez-vous dans les locaux du parti à Istanbul, nous

engagions la conversation avec des militants présents. A chaque fois, c’est le cadre présent

qui prenait la parole et les autres militants restaient silencieux. Le réflexe de ces cadres lors

des conversations menées avec un étudiant travaillant sur l’İP, qui consiste à énoncer et

défendre l’idéologie du parti pendant un long moment, ne permet pas à ceux qui connaissent

moins bien les référents historiques ou idéologiques du discours de l’institution (les militants)

de participer. Souvent, il nous fallait attendre que le cadre s’absente pour entendre parler les

militants qui étaient présents sans participer à la conversation.

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Être cadre suppose de sacrifier à l’obligation de tenir un rôle précis, de respecter les

attentes de ses pairs pour parvenir à incarner la fonction occupée. A l’İP, les représentants

savent intuitivement ce que l’organisation attend d’eux, ils ont appris à se considérer comme

porteurs de valeurs et relais d’une idéologie qu’ils doivent diffuser au sein du parti et si

possible à l’extérieur. Mais cela confère aussi des droits, comme prendre place sur la tribune

lors de meetings de Perinçek, ainsi que la reconnaissance de la part des militants qui

respectent et ne remettent jamais en question la parole du cadre.

A l’extérieur du parti et de son système d’action, le capital politique acquis dans

l’organisation tend à devenir insignifiant. La multipositionnalité sociale des cadres du parti

leur permet de composer avec de multiples « étiquettes » sociales, processus dans lequel

l’identité İP n’intervient que dans le cadre d’une représentation formelle du parti. Considérés

comme les porte-parole d’un parti minoritaire sur la scène politique, ils perdent à l’extérieur

l’aura symbolique qu’ils avaient acquise dans le système d’action du parti. Ceci est dû au fait

que l’apprentissage du rôle est « inséparable d’un apprentissage de ses usages, et notamment

des usages qui permettent de s’acquitter correctement des tâches qu’il implique sans subir les

effets négatifs d’une identification absolue à ces tâches »283. Pour jouer de sa muti-

positionnalité, encore faut-il avoir accumulé du crédit et de la reconnaissance dans d’autres

champs sociaux ou au moins à l’extérieur du parti. Ce qui n’est pas toujours le cas. Le capital

politique conféré par la participation à l’organisation n’est que collectif pour les hommes de

réseaux. Il se conserve très mal à l’extérieur de l’organisation. Dans certains cas, à l’issue

d’un long travail d’accumulation, de stratégies multisectorielles et de conversion, le capital

politique peut se transformer en capital personnel, mais la longévité du personnel politique à

l’İP (notamment des hommes de réseaux) est un signe que ces conversions réussies sont rares.

Les stratégies de présentation de soi à l’extérieur sont ici significatives. Dans un

ouvrage rassemblant les témoignages d’acteurs du champ politique turc des années 1970,

Bedri Baykam mène plusieurs interviews avec des membres de l’İP284. Kamil Dede, membre

de l’İP au bureau de la présidence, se présente comme un ancien membre du TİP puis du

THKP-C, il évoque certes ses rapports avec Perinçek dès le début des années 1970 mais doit

insister sur ses activités et ses responsabilités antérieurement exercées pour obtenir le crédit

que ne lui confère pas ses fonctions à l’İP. Et Doğu Perinçek, dans le même ouvrage, insiste

longuement sur son rôle dans les évènements de 1968 et ses fonctions de président du FKF et

leader d’un parti politique clandestin dans les années 1970. Il se présente davantage tel un

283 Lagroye (J.), François (B.), Sawicki (F.), op. cit., p. 144. 284 Baykam (B.), 68’li yıllar. Eylemciler, Ankara, İmge Kitabevi Yayınları, 2002.

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acteur vivant d’un temps révolu, mais profite de sa fonction de président d’un parti politique

en activité pour accéder à l’espace médiatique et politique.

Nos enquêtés semblent avoir développé une éthique de l’engagement qui les conduit à

prendre part à la vie associative du pays. Par exemple, beaucoup sont membres de ADD

(Atatürkçü Düşünce Derneği, association de réflexion ataturkiste). Une cadre a été élue

représentante des élèves au conseil d’administration de l’université Galatasaray. Beaucoup de

nos enquêtés ont déjà signé une « pétition » et déclarent prendre part à des discussions à

caractère politique en dehors de leurs activités partisanes. Sur ce point, on remarque un

processus de politisation de toutes les sphères de la vie sociale.

b. Les rétributions « économiques et sociales » de l’activité partisane

A l’İP, « la multiplication des niveaux de responsabilité à tous les niveaux tend à

accroître le nombre de membres dont les intérêts symboliques sont liés à ceux de

l’organisation et à renforcer par là leur activité, leur discipline et leur attachement »285. Les

échelons hiérarchiques prolifèrent avec l’ « Öncü Gençlik », la colonne des femmes, la

colonne culture et arts, la colonne des sciences, les représentants à l’étranger, les représentants

dans les villages, les organisations de il, d’arrondissement (ilçe), et de municipalité, les

congrès de il, ilçe et de municipalité, les présidents et conseils de direction de il et d’ilçe, les

conseils disciplinaires de il286, tous ces organes présentant l’opportunité d’obtenir un poste de

cadre du parti. Ainsi, les défaites électorales n’affectent que peu l’organisation, les

compensations étant assez nombreuses pour assurer un niveau de satisfaction individuelle

suffisant. Si le parti politique est « une sociation reposant sur un engagement (formellement)

libre ayant pour but de procurer à son chef le pouvoir au sein d’un groupement et à ses

militants actifs des chances – idéales ou matérielles – de poursuivre des buts objectifs,

d’obtenir des avantages personnels, ou de réaliser les deux ensemble », et qu’il ne parvient

pas à obtenir des résultats significatifs aux élections, il faut accepter l’existence d’avantages,

matériels ou non, qui motivent la participation des acteurs.

L’accès à des responsabilités hiérarchiques dans le parti confère toute une gamme de

rétributions symboliques ou objectives qui confortent l’intérêt à la participation. Par le

285 Gaxie (D.), « Les rétributions du militantisme », Revue française de science politique, op. cit. , p. 134. 286 Cf. Annexe 2, les statuts du parti, article 15

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prestige interne à l’organisation, les savoir-faire acquis, l’admiration des militants, la visibilité

médiatique, toute une gamme de rétributions est offerte aux représentants. Les cadres sont

amenés à produire des actes d’institution qui les légitiment dans leur fonction. En publiant des

articles dans les revues du parti, ils gagnent en légitimité et s’approprient le discours de

l’institution pour devenir l’homme de l’organisation. Ainsi de Serbest - membre du secrétariat

de l’Öncü Gençlik et fils d’un officier à la retraite membre du parti – qui, lors du meeting

organisé à Istanbul, prend place sur un coin de la tribune où est installé Perinçek, parmi la

quinzaine de privilégiés autorisés à se tenir devant la foule287. Par ce geste, il rend explicite sa

position dans l’organisation et gagne en pouvoir symbolique et en capital politique288. Il est

relativement plus aisé d’obtenir une reconnaissance sociale à l’intérieur qu’à l’extérieur du

parti, et nous avons rencontré des individus dominants dans le champ intellectuel du parti

mais relativement moins bien situés dans le champ universitaire (tel Mehmet Ulusoy,

professeur de physique et responsable de la revue Teori dans laquelle il publie très

régulièrement ses articles).

Plus généralement, on constate une instrumentalisation réciproque des ressources

propres au mandataire et à l’organisation. Ainsi, grâce à la place de choix que le parti leur

accorde, les officiers retraités (comme Suphi Karaman) et autres anciens membres

d’institutions de sécurité de l’Etat (tel Vural Savaş qui n’est plus membre d’un tribunal de

sécurité de l’Etat – DGM – depuis peu), regroupés dans la catégorie experts, renégocient leur

rapport à l’Etat en se repositionnant dans l’espace public où ils interviennent de façon visible.

En sens inverse, le parti profite des réseaux et des ressources sociales du mandataire pour

diversifier ses ressources et ses possibilités d’action. Au secrétariat de l’Öncü Gençlik, on

trouve une grande majorité de diplômés ou d’étudiants effectuant un long cursus universitaire

(économie, droit, communication, etc.), une façon pour le parti de s’assurer de la compétence

de ses responsables et pour ces derniers d’investir rapidement les instances de décision de

l’organisation (Tugay Şen, président de l’Öncü Gençlik depuis plusieurs années, a fait son

entrée au comité central en 2004).

Accumuler ressources « sociales » (être membre d’une famille de militant du parti,

longue expérience dans le champ politique par exemple) et « culturelles » confère des chances

de rétributions importantes. Les parcours de cadres décris dans les parties précédentes

témoignent en faveur de cette thèse. La famille de Doğu Perinçek profite de son statut pour 287 Observation menée lors du meeting du 20 mars 2004 sur la place de l’embarcadère de Kadıköy, Istanbul. 288 « Le capital politique est une forme de capital symbolique, crédit fondé sur la croyance et la reconnaissance ou, plus précisément, sur les innombrables opérations de crédit par lesquelles les agents confèrent à un personne (ou à un objet) les pouvoirs mêmes qu’ils lui reconnaissent. », Bourdieu (P.), « La représentation politique. Eléments pour une théorie du champ politique op. cit., p. 14

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investir les postes pourvoyeurs de capital symbolique, et Martı (cadre diplômée en science

politique et communication, fille d’un couple de militants historiques compagnons de route du

leader, père représentant local du parti dans la région d’Izmir dans le passé) s’est vue assurée

d’un poste par Perinçek lui-même. Elle travaille aujourd’hui dans le parti et gagne 300

millions de livres par mois. Des individus tels Mehmet Bedri Gültekin (membres du conseil

de la présidence dont le parcours a été exposé plus haut) ou Cüneyt Akalın (universitaire

docteur en science politique qui s’exprime dans les colonnes des revues de l’İP et lors de

conférences du parti) montrent qu’il est possible d’exploiter de multiples façons le savoir-

faire spécifique légitime et les liens anciens entretenus avec Perinçek. Ils gagnent tous deux

en notoriété en devenant de fait les idéologues et intellectuels du parti, et trouvent dans leurs

rapports différenciés au parti l’opportunité d’une reconnaissance sociale qu’ils n’ont pas dans

leurs champs professionnels respectifs.

B. L’espace du militantisme

Tous ceux qui ne représentent pas le parti de façon officielle, en tant que porte-parole

accrédités et légitimes seront ici regroupés dans la catégorie militant. Cette « rubrique » peut

sembler assez vague, mais elle trouve sa cohérence dans le type et le niveau de rétributions

que l’activité partisane est susceptible de dégager. Pour étudier cet ensemble d’individualités,

il faut refuser l’interprétation du militantisme comme « dévouement à la cause » afin d’éviter

tout risque de substantialisation des pratiques des acteurs et de ne pas considérer l’adhésion

partisane comme la matérialisation d’une croyance politique. Ici comme ailleurs, ces

militants, souvent « déclassés par le haut » ne ressemblent pas toujours à ceux dont ils

défendent la cause289 et trouvent des raisons d’agir diverses et parfois paradoxales. Il faut sur

ce point garder à l’esprit que ces acteurs sociaux ont choisi un type de militantisme

traditionnel, politique, qui semble aller à l’encontre de la dépolitisation de la société turque

observée depuis le coup d’Etat du 12 septembre 1980, mais également un travail très éloigné

de l’action en milieu populaire que supposerait la rhétorique marxisante, ouvrièriste et

nationaliste du parti. Le groupe étudié donne alors à voir des pratiques particulières

susceptibles de lui conférer un rôle et un rapport au monde particuliers.

289 Collovald (A.) (dir.), L’humanitaire ou le management des dévouements. Enquête sur un militantisme de « solidarité internationale » en faveur du tiers monde, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.

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En élaborant une typologie des membres de l’İP basée sur les rétributions que

l’activité partisane est susceptible de conférer, nous opérons un « découpage » du monde

social qui relève nécessairement du raisonnement naturel290, nous effectuons un choix

méthodologique qui ne peut être sans conséquence sur nos résultats et nos conclusions. Mais,

au risque de nous répéter, partir des rétributions nous permet de mener une étude plus

heuristique sur les carrières des individus, en apportant des données précieuses quant aux

stratégies élaborées et aux marges de manœuvre des acteurs à l’intérieur comme à l’extérieur

de l’organisation. Concrètement, nous avons observé que si la fonction de cadre permet

d’accumuler un capital politique, considéré comme une forme de capital symbolique, « crédit

fondé sur les innombrables opérations de crédit par lesquelles les agents confèrent à une

personne socialement désignée comme digne de créance les pouvoirs même qu’ils lui

reconnaissent »291, le militantisme tend plutôt à conférer un autre type de rétribution fondé sur

la constitution d’un capital militant292. Très différent du capital politique lié à la

représentation collective que le groupe attribue à son détenteur, fondé sur la croyance et ayant

pour enjeu « d’accumuler le crédit et d’éviter le discrédit », le capital militant est forcément

moins instable et doit être considéré comme incorporé, exportable et convertible293. Prendre

comme variable lourde le type de rétribution (et donc ici le capital militant), nous invitera à

nous intéresser aux apprentissages conférés par le militantisme, aux compétences acquises à

l’extérieur et apportées dans le parti, ainsi qu’à celles acquises pendant l’activité partisane. Un

capital qui s’acquiert en grande partie dans le champ politique mais qui peut être reconverti

ailleurs en cas « d’exit »294 (au sens d’Albert d’Hirschmann).

Guidés par l’idée que « c’est en tenant compte des allées et venues nécessaires entre le

parti et les univers non politiques dans lesquels les individus puisent une partie de leurs

raisons d’agir que l’on pourra comprendre ce que prendre parti ici ou là, veut dire »295, nous

partons de l’hypothèse que des individus, porteurs de dispositions antérieurement incorporées,

290 Passeron (J-C.), Le raisonnement sociologique, l’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991. 291 Bourdieu (P.), « La représentation politique. Eléments pour un théorie du champ politique », op. cit. , p. 4. 292 Actes de la recherche en science sociale, « Le capital militant » (I) et (II), décembre 2004 et juin 2005. 293 «Incorporé sous forme de techniques, de dispositions à agir, intervenir, ou tout simplement obéir, il recouvre un ensemble de savoirs et de savoir-faire mobilisables lors des actions collectives, des luttes inter ou intra-partisanes, mais aussi exportables, convertibles dans d’autres univers, et ainsi susceptibles de faciliter certaines reconversions » ; Matonti (F.), Poupeau (F.), « Le capital militant, essai de définition », Le capital militant (1), Actes de la recherches en sciences sociales, n°155, décembre 2004. 294 Les cadres, comme nous l’avons vu, accumulent en plus du capital militant un capital politique délégué par l’organisation plus difficilement convertible en cas de défection. 295 Fretel (J.), « Quand les catholiques vont au parti », Ibid., p. 89 ; Fretel, (J.), Des militants catholiques en politique : la Nouvelle UDF, thèse pour le doctorat en science politique, Université de Paris-I, 2004.

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rencontrent une organisation à l’intérieure de laquelle ils acquièrent des savoir-faire

(constitutifs d’un capital militant) susceptibles d’être réinvestis dans d’autres espaces.

Cela implique alors de nous intéresser aux modes d’ajustement des dispositions individuelles

au militantisme İP, à la manière dont ces agents sociaux acquièrent puis utilisent ce capital

notamment au travers des logiques de transfert par lesquelles le capital militant peut être

utilisé dans d’autres espaces, et inversement, comment des propriétés acquises dans d’autres

domaines peuvent s’avérer efficientes dans l’organisation.

1. Les origines sociales du groupe militant

A l’İP, nous n’avons pas repéré de conflit ouvert, il semble sur ce point que le choix se

dirige vers la défection en cas de conflit avec la hiérarchie du parti. Lors de notre travail

d’observation, nous n’avons pas repéré de tensions particulières entre la base et la hiérarchie.

Les postes de direction sont monopolisés par des experts ou des individus particulièrement

bien implantés dans l’organisation (compagnons historiques, membres de famille d’un

personnage important dans l’organisation, etc.), et la plupart des militants ne souhaitent pas

exercer de poste à responsabilité. Pierre Bourdieu écrivait à ce propos que « la concentration

du capital politique entre les mains d’un petit nombre est d’autant moins contrariée, donc

d’autant plus probable, que les simples adhérents sont plus complètement dépossédés des

instruments matériels et culturels nécessaire à la participation active à la politique, c'est-à-dire

notamment le temps libre et le capital culturel »296.

Les faits constatés sur notre terrain permettent toutefois de relativiser cette assertion,

tant le groupe militant est hétérogène (même si l’objet de notre travail n’est pas les « simples

adhérents »). Les militants İP appartiennent aux trois catégories isolées dans le premier

chapitre de notre travail, à savoir les déclassés par le haut, ceux qui maintiennent le niveau de

leurs ressources, et ceux à mobilité descendante. On ne peut pas considérer qu’ils partagent

des conditions d’existence en tout point communes, ne font pas partie d’une même catégorie

socioprofessionnelle et ont des niveaux de revenu très disparates. Ils n’ont donc en commun

que la socialisation, le fait d’être dans leur grande majorité athées et une politisation précoce

effectuée dans la famille ou à l’université. Par exemple, un enquêté d’une cinquantaine

d’années, chef d’entreprise employant une dizaine d’ouvriers, explique son engagement à l’İP

par sa volonté de participer à l’effort national et de dépasser la vision de la société en termes

296 Bourdieu (P.), « La représentation politique. Eléments pour un théorie du champ politique », op. cit. , p. 4.

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de lutte des classes. Ce faisant, il objective et met en relation sa participation dans un parti

politique à la rhétorique socialiste et nationaliste avec son parcours professionnel. Ici, on

s’aperçoit que la justification de l’engagement s’effectue sur le registre de l’universel et non

par des arguments particularistes en terme de frustration. Analyser l’engagement comme

résultant d’une frustration sociale (relative ou non) serait de toute façon une erreur.

Chefs d’entreprises, étudiants, comptables, ouvriers ou chômeurs, les militants

occupent en général des positions sociales plus avantageuses que celles des adhérents et

sympathisants présents lors des meetings du parti. Sur ce point les assertions maintes fois

vérifiées ailleurs sur la participation politique comme pratique d’individus suffisamment dotés

en capitaux culturels pour se sentir légitimes dans le champ politique sont confirmées dans le

cas de l’İP.

Les « simples » militants se caractérisent aussi par leur âge, sensiblement moins élevé

que les membres des organes de direction, ce qui semble logique si on garde à l’esprit que ces

derniers sont en majorité des compagnons historiques du leader et des hommes de réseaux, ce

qui nécessite un capital social que seule la durée de l’engagement peut conférer.

Le groupe des militants se caractérise donc par des trajectoires sociales fortement

hétérogènes, que la socialisation primaire, l’insertion dans des réseaux sociaux partagés et le

travail de normalisation du parti, permettant d’objectiver le monde social de façon homogène,

rassemblent.

2. Les modalités du militantisme İP : une tendance au surinvestissement

individuel en groupe restreint

a. Le culte du désintérêt militant

Les militants et mandataires du parti mettent en avant le caractère révolutionnaire de

leurs actions et une militante devenue cadre quelque temps plus tôt nous affirmait avec fierté

« maintenant je suis une révolutionnaire professionnelle, et je suis fière de ça »297. Une étude

des pratiques permet de douter du caractère révolutionnaire ou radical du militantisme İP. Il

faut dans un premier temps tenter de définir ce que les militants entendent par « parti

révolutionnaire », ce qu’ils retiennent dans leur acceptation du terme « parti léniniste » (et

297 Entretien réalisé le premier février 2005 avec Martı, militante devenue professionnelle, travaillant dans le parti depuis août 2004.

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donc essayer de déchiffrer le codage interne ayant trait à ce point) et surtout ce que le

chercheur peut identifier comme tel. Rappelons que le projet du parti fait de lui une

organisation souverainiste – ses relations avec d’autres groupes souverainistes le confirment –

pro-étatique, et ses programmes comme ses pratiques en font un fidèle soutien à l’armée

turque. Selon les membres, il faut que la Turquie recouvre dans un premier temps son

indépendance pour ensuite mener une révolution calquée sur le précédent kémaliste. Sur un

plan purement idéel, le parti se présente donc plutôt comme légitimiste que révolutionnaire.

En ce qui concerne les pratiques, on peut s’attendre à ce qu’un parti se disant

« révolutionnaire » (ou « radical ») propose dans son mode de fonctionnement une inversion

par rapport à ce qui se passe dans les partis alors dits « bourgeois ». Sur ce point aussi, les

déclarations des acteurs ne résistent pas à l’analyse. Contrairement aux partis communistes

d’Europe de l’ouest, l’İP n’effectue pas de nivellement des profils sociaux des membres à leur

entrée, et l’école du parti sert moins à former des hommes nouveaux ou des cadres ayant

comme unique source de capital culturel les enseignements dispensés par le parti, que des

individus partageant un ethos commun. Si on s’intéresse à la place des femmes dans le parti

ou plus exactement à la division sexuelle du travail partisan, on s’aperçoit que l’İP ne déroge

pas à la « règle » des partis politiques turcs voulant que les hommes monopolisent les postes

de pouvoir dans l’organisation298. Le parti encourage la participation des femmes à l’activité

partisane dans ses statuts et dans les faits, et il est vrai que de nombreux militants sont des

militantes. Dans les couloirs des locaux du parti, on croise certes davantage d’hommes mais

les femmes sont présentes, participent à la préparation des meetings, sont employées ou

oeuvrent bénévolement dans les activités médiatiques (c’est une femme qui présente les

journaux d’information de la chaîne Ulusal Kanal). Mais dès que l’on s’intéresse à

l’organigramme du parti et aux échelons les plus élevés de la hiérarchie, les femmes sont

absentes, à l’exception notoire de Şule Perinçek, la femme du leader qui est responsable de la

rédaction de Teori et s’occupe d’une rubrique satirique de Aydınlık. Rien donc que de bien

banal en ce qui concerne la division sexuelle du travail à l’İP. Un autre aspect du mode de

militantisme İP qui interdit de le penser comme révolutionnaire (ou radical) nous est apparu

en comparant l’attitude des militants face au mariage et à la famille, à celle de membres

d’organisations « révolutionnaires » turques (c'est-à-dire « radicales »), notamment du DHKP-

C. Dans une interview que nous avons visionné, l’enquêteur demandait à ces membres s’ils

souhaitaient se marier et fonder une famille. La réponse fut très claire, à savoir que le mariage

et la famille représentaient un obstacle à l’activité militante en détournant les pensées du

298 Le cas de Tansu Çiller, ancien premier ministre et présidente du DYP, étant une exception notoire.

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militant de l’activité politique et en l’obligeant à consacrer son temps à d’autres activités. Cela

constitue une caractéristique du militantisme dit « révolutionnaire » ou radical, mais d’autres

sont possibles, comme par exemple une remise totale de sa vie privée à l’organisation, qui se

charge de désigner pour l’individu le conjoint le plus approprié, ou qui s’immisce d’une façon

ou d’une autre dans la vie privée des membres (interdiction des rapports sexuels entre

membres ou avec des individus non membres du groupe, interdiction du mariage ou

désignation du conjoint, interdiction de la procréation au risque de se voire exclu du groupe

ou existence de règles normatives orientant la reproduction, etc.). A l’İP, ce type de pratiques

est inexistant.

Les pratiques observées nous permettent donc de nier l’existence d’un aspect radical

du militantisme İP. Cependant, les militants se considèrent bel et bien comme

« révolutionnaires », ils vivent leur engagement comme une façon non conventionnelle de

faire de la politique et souvent, cet aspect motive l’engagement. En outre, pouvoir se dire

« révolutionnaire » est une forme de rétribution, une auto-transformation symbolique de sa

militance. Dans les discours et les stratégies de présentation des militants et du groupe, cela

transparaît par l’insistance mise sur le désintéressement du militantisme à l’İP et le caractère

universel des motivations de l’action299, principales sources de légitimation du caractère

revendiqué comme révolutionnaire du militantisme İP. Les militants opposent d’ailleurs

couramment (mais cela est récurrent dans le champ politique) leur action sincère et

désintéressée à celle de leur concurrents politiques guidée par l’intérêt personnel. Cela a des

conséquences déterminantes sur le niveau d’investissement personnel attendu des militants,

ainsi que sur les comportements des militants, constamment soumis au regard et au jugement

de leurs pairs de par le caractère restreint du groupe étudié.

Concernant le groupe des cadres, on peut comprendre grâce au niveau des incitations

sélectives pourquoi ces individus participent à l’activité partisane et en supportent le coût.

Mais pour les militants, l’analyse s’avère moins aisée et on sait que le groupe latent concerné

par les biens collectifs offerts par le parti a intérêt à en laisser supporter le coût par les autres

en l’absence de coercition ou de possibilité d’attribution de biens individuels300.

299 On trouve à l’İP le même phénomène que des chercheurs français ont pu relever au front national, Violaine Roussel remarquait notamment que « les pratiques politiques sont aussi décrites selon les principes du discours religieux (catholique) : c’est le don de soi, l’action par devoir », Roussel (V.), « Labels politiques et construction de l’identité militante : le cas du front national », in Dobry (M.) (dir.), Le mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, pp. 237-277. La différence étant que les registres de légitimation des pratiques ont une source différente. 300 Olson (M.), Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978.

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Le groupe des militants de l’İP n’est pas très étendu. A Istanbul, nous avons pu repérer

un groupe de 100 à 150 personnes, de tous âges, participant régulièrement aux activités du

parti et investissant donc de leur temps de manière régulière. Cela n’en fait pas un groupe

restreint au sens Olsonien du terme (les exemples de petits groupes proposés par Olson ne

comptent parfois que 5 ou 6 participants). Cependant, nous considérons que l’étendue du

groupe étudié permet des situations de face à face réguliers et nous avons pu constater une

forte densité des liens unissant les membres du groupe, configuration donnant la possibilité de

montrer du doigt celui qui s’écarte des règles normatives mises en avant par la machine. Dans

l’espace du militantisme aussi, il existe des stimulations distinctes du but collectif qui

permettent de supporter les coûts de l’action, stimulations pouvant s’exprimer sous forme de

rétributions sociales ou psychoaffectives, mais aussi de pression sociale et de jugements

généralisés des uns par les autres. Dans ce cas, oublier la déontologie partisane basée sur le

désintérêt du militantisme correspond à s’exposer à la coercition et aux critiques exercées par

le groupe.

L’habitus et l’idéologie partisans, couplés au caractère restreint du groupe, orientent et

contraignent les pratiques à l’intérieur de la machine, ce qui a pour conséquence d’éviter les

conflits en son sein (les militants préférant dans la majorité des cas la défection au conflit).

Mais c’est aussi en cherchant à devenir un référent central dans les diverses activités sociales

de ses membres qu’il obtient de leur part une fidélité et un niveau d’investissement

étonnamment élevé.

b. La politisation de toutes les sphères de la vie sociale

L’investissement en temps et en énergie dans le parti, souvent effectué au détriment

d’activités prenant place dans d’autres secteurs sociaux, entraîne une politisation de

l’ensemble des sphères de la vie sociale des militants. Tout se passe comme si l’individu se

vivait comme militant İP dans l’ensemble de ses activités sociales. L’article 12 des statuts du

parti le laisse deviner :

« Les fonctions des membres sont : Diffuser le programme du parti, travailler dans une organisation de base (Temel Örgüt), payer sa cotisation, se comporter comme un organe lorsqu’on se trouve seul, recruter d’autres membres, travailler d’une manière active, être

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en accord avec la direction et les décisions du parti, partager la même destinée que le peuple qui travaille, adopter une philosophie qui privilégie une vie simple et pure. »301

Mais outre ces règles élaborées avant tout dans un but de définition du groupe et de

visibilité extérieure, nous avons pu remarquer une tendance à la diffusion de l’habitus militant

dans la vie privée des militants. Ainsi, sur le lieu de travail ou à l’université, les membres

doivent recruter, ce qui implique de leur part de véhiculer une certaine image à l’extérieur de

ce que peut être un vrai militant İP. Nous avons eu l’occasion de rencontrer des proches d’un

militant suivant des études à l’université de Marmara, qui reconnaissaient volontiers que

celui-ci en faisait « un peu trop » et « qu’il confondait l’université avec un meeting électoral

». Il est alors certain que les militants se ressentent comme actifs à l’intérieur comme à

l’extérieur du parti, où il faut « recruter d’autres membres », mais il apparaît également que

l’ethos commun, l’habitus de groupe reçu dans la machine sert également de principe

générateur des pratiques à l’extérieur. Les discussions menées avec certains membres, ainsi

que des situations où nous avons eu l’occasion de « surprendre » des militants avec d’autres

personnes non membres de l’İP confirment que cet habitus partisan structure les pratiques des

agents dans toutes les sphères de la vie sociale, et nous n’avons pas remarqué de clivage

particulier entre pratiques relevant du militantisme et pratiques à priori « non partisanes »302.

Souvent, cela s’explique par le fait que le parti soit présent de fait dans plusieurs secteurs de

la vie privée ou publique des participants. C’est le cas pour Bülent, le caméraman d’Ulusal

Kanal que nous évoquions dans un chapitre précédent, militant dès le plus jeune âge, issu

d’une famille İP, employé par le parti et socialisé dans la machine, qui partage son temps

entre le siège du parti, des lieux où il doit mettre en image des sujets concernant le parti, et sa

famille303. On remarque d’ailleurs que le parti encourage cette confusion des secteurs de la

vie sociale en demandant aux membres de participer bénévolement à ses activités et donc de

passer une part importante de leur temps dans les locaux du siège (des étudiants militants sont

régulièrement réquisitionnés pour la mise en page des revues, ou pour assurer la logistique

d’évènements organisés par le parti). Comme nous le suggérions dans le point précédent, l’İP

n’interfère pas à proprement parler dans la vie privée des militants, mais l’habitus partisan est

susceptible d’orienter les pratiques notamment en encourageant un certain type de sociabilité.

Lors d’un entretient avec une militante, nous nous interrogions sur l’existence de relations

intimes entre les membres. Celle-ci nous a répondu sur le ton de l’évidence que les

301 Cf. annexe 2, « Les statuts du parti », article 12 (c’est nous qui soulignons). 302 Il est certain que notre présence et la façon dont les militants nous considéraient orientaient elles aussi les pratiques de ceux-ci, alors soucieux de donner à voir le meilleur de ce que peut être un membre de l’İP. 303 C’est aussi le cas de Beyza, par exemple. Cf. Annexes, liste des enquêtés.

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« histoires d’amour » sont courantes dans le parti, notamment entre jeunes, et nous a expliqué

que cela était tout à fait normal et qu’elle espérait bien trouver son futur époux dans le parti,

tant celui-ci comptait d’individus partageant une même vision du monde, les mêmes centres

d’intérêts, se battant pour un même idéal. C’est dire la force de l’idéologie partisane et des

liens qui unissent les militants, ainsi que leur place dans la vie de chacun.

Certains de nos développements précédents suggèrent la place que prend l’activité

militante dans la famille, institution qui à la fois oriente vers le parti et structure la machine

partisane.

« Il y a plusieurs raisons d’entrer dans le parti. Par exemple mon oncle s’est récemment inscrit à l’İP, il ne se considère pas comme gauchiste comme moi mais s’engage à cause des Etats-Unis, du problème chypriote. »304

« Est-ce que d’autres membres de votre famille font partie de l’İP ? Oui, il y en a qui militent dans le parti, d’autres qui sont seulement membres et qui ne militent pas. Par exemple, j’ai quatre frères et tous sont au moins membres. »305

Elle est un lieu privilégié de recrutement, ce qui permet au parti de s’assurer d’un

investissement important et très certainement d’une plus grande fidélité de chacun de ses

membres, les référents les plus directs des militants participant au travail de l’organisation et

partageant alors l’habitus partisan.

Par toutes ces techniques et ces incitations à faire du rôle de militant un type de définition de

soi omniprésent dans tous les secteurs des activités quotidiennes, l’İP obtient de tous ses

membres les plus actifs un niveau d’investissement bien plus élevé que dans la plupart des

partis politiques turcs contemporains.

3. Les rétributions du militantisme İP

Sans nier la force des motivations idéologiques et le dévouement à la cause auquel se

prêtent les militants İP, on peut s’attendre à ce que diverses incitations (des incitations

sélectives) viennent renforcer l’engagement et que les militants soient rétribués d’une manière

ou d’une autre. Nous l’avons vu, c’est ce que suggère Mancur Olson dans la Logique de

304 Entretien numéro deux, réalisé le 7 avril 2004, retranscrit en annexe, Martı. 305 Entretien numéro cinq, du deux février 2005, Mehmet Ulusoy, retranscrit en annexe.

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l’action collective306. Les travaux de Daniel Gaxie tendent eux aussi à le démontrer307, c’est

en offrant un panel d’incitations isolées sous le terme de « rétribution » que les organisations

politiques motivent l’engagement, ces rétributions ne devant bien entendu pas être comprises

dans un sens strictement économiciste qui restreindrait la portée de l’analyse.

Les militants tout comme les cadres doivent composer avec leur rôle au sein et à

l’extérieur de l’organisation. Quelles transformations le fait « d’être » militant İP imprime-t-il

dans la vie sociale des acteurs, dans leurs schèmes d’action et de perception ?

Les militants s’enrichissent au contact de l’organisation, ils participent à certaines

réunions, lisent sa presse et fréquentent son école, ce qui peut leur conférer des rétributions

autres que politiques (culturelles, psychosociales, estime de soi, etc.). En outre, les contacts

entre les militants permettent de dégager des ressources sociales et la constitution d’un capital

de relations qui représente parfois la source unique d’accumulation de capital social308

personnel. On sait que le bénéfice le plus général retiré de la participation à l’organisation

réside dans l’intégration à un groupe et les avantages psychologiques et sociaux qui lui sont

associés, mais d’autres types de rétributions sont repérables.

Si « seule une incitation indépendante et « sélective » peut pousser un individu

raisonnable dans un groupe latent à agir dans l’intérêt du groupe »309, il convient de se

demander quelles manifestations concrètes prend cette incitation à l’İP.

a. Les rétributions en capital social

C’est en capital social que les militants sont le plus rétribués. En entrant dans

l’organisation ils découvrent des relations fondées sur la confiance et l’entraide. L’adhésion

306 « aucune grande organisation ne peux subsister sans offrir un encouragement ou un attrait distinct du bien public lui-même afin d’inciter les individus à supporter les charges indispensables à la survie de l’organisation. […] Les grandes organisations qui ne peuvent contraindre les gens à adhérer doivent aussi fournir des biens non collectifs afin d’inciter des membres virtuels à s’affilier »Olson (M.), op. cit., pp. 37-38. 307 Gaxie (D.), « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, vol. 27, n° 1, février 1977, pp.123-154, Gaxie (D.), Les professionnels de la politique, Paris, PUF, 1973, Gaxie (D.), Offerlé (M.), « Les militants syndicaux et associatifs au pouvoir », in Birnbaum, Pierre, Les élites socialistes au pouvoir, Paris, PUF, 1985. 308 « Le capital social est l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance, ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe, comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles ». Bourdieu (P.), « Le capital social », Actes de la recherche en sciences sociales, n°31 janvier 1980, p. 2 309 Olson (M.), op. cit. , p. 73.

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entraîne l’entrée dans des réseaux constitués des membres du système d’action de l’İP310,

réseaux qui vont tendre à devenir multiplexes au fur et à mesure que le temps passera. La

politisation de toutes les sphères de la vie sociale entraîne une semi fermeture sur le groupe

constitué des membres de l’İP et des organisations amies, ce qui rendra les liens entre les

membres beaucoup plus forts, utiles à chacun et presque nécessaires. Comme nous l’avons vu

plus haut, l’entraide est de mise dans le parti, on se rend des services, on pratique le sport

ensemble, on sort ensemble, et on cherche son conjoint dans le groupe. C’est le mode de

fonctionnement même de l’İP qui pousse à la densification des liens entre militants. L’habitus

partisan inculqué par l’école ainsi que la socialisation dans le groupe militant sont créateurs

de liens fondés sur la reconnaissance d’un destin commun et la certitude d’œuvrer pour une

cause qui transcende tout un chacun. Mais l’intérêt d’un développement sur les capitaux

sociaux acquis à l’İP réside dans la tendance qu’ont les liens entre militants à devenir

multiplexes. Comme nous l’avons repéré dans la sous section précédente, en encourageant ses

membres à recruter dans tous les secteurs de leur vie sociale, l’İP produit une politisation des

aspects les plus privés de la vie de ses membres. Mais une autre conséquence est repérable

dans le fait que très souvent, un collègue de travail ou camarade de promotion à l’université

devient aussi compagnon de lutte, ami, et parfois conjoint ; de la même façon, un frère ou un

cousin peuvent devenir militants, ce qui interfère dans la définition qu’ont chacun des

militants de leurs proches concernés.

Ainsi Martı, notre contact privilégié, est parvenue à motiver l’engagement de quatre

étudiants de son université (avant d’entrer dans la catégorie que nous avons identifiée comme

celle des cadres, Martı était militante. Ils cherchent à recruter davantage de militants, et sont

amenés à passer un temps considérable ensemble en étant tous rattachés à l’organisation de

base (Temel Örgüt) de Beşiktaş, cellule du parti la plus proche de l’université311. Outre le

travail strictement militant (affichage de banderoles sur la façade de la cellule, tractage,

collage d’affiches dans l’ilçe lors d’élections, élaboration de stratégies et de messages à

retranscrire sur les affiches, etc.), ces individus vont développer un type de lien particulier à

l’intérieur même de l’université, Martı nous confiant sur ce point qu’elle était devenue amie

avec l’une des recrues et qu’ensemble, elles s’entraidaient pour les examens ou quand un

travail à réaliser à la maison était demandé. De plus, les militants affichant en général d’une

manière ostentatoire leur engagement politique à l’université, ils sont souvent critiqués par

leurs pairs qui considèrent généralement comme « ridicule » l’idéologie et les projets de l’İP. 310 Pf. Première partie, chapitre 2, Les réseaux de sociabilité du parti. 311 Même si un militant occupe des fonctions au siège du parti, il doit participer aux activités de la cellule d’İlçe (d’arrondissement) à laquelle il est rattaché lors de son adhésion.

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Ils « souffrent » donc ensemble de l’ostracisme dont ils sont victimes, ce qui donne l’occasion

de renforcer le groupe restreint qu’ils constituent sur le lieu de leurs activités.

Autre exemple illustrant le caractère multiplexe des liens développés à l’İP, quand un

militant coopte un nouvel entrant, il doit le prendre sous son aile pendant quelques mois et lui

montrer en quoi consiste le militantisme İP, les deux individus vont donc devoir passer un

temps considérable ensemble, l’un devenant pour un temps le « mentor » de l’autre. Ici,

comme dans l’exemple précédent, on n’est plus dans un rapport de stricte inter-

reconnaissance entre militants, l’identité des uns aux yeux des autres étant susceptible

d’évoluer selon les situations et les lieux. Cela montre qu’en entrant à l’İP on trouve plus que

des compagnons de lutte, et le caractère multiplexe des liens développés dans la machine

engendre un dépassement du caractère public de l’action pour apporter des bénéfices dans

d’autres sphères de la vie privée des militants. Le parti en est conscient qui encourage la

densification des liens sociaux en proposant des espaces de sociabilité à l’intérieur de ses

murs (telle la cantine où tous se retrouvent en petits groupes à l’heure des repas, ou les salles

de repos meublées d’une télévision, de canapés et de revues en tout genre), ou en organisant

des manifestations censées permettre le dépassement du cadre purement politique de l’action

collective, telle la projection de classiques du cinéma turc, l’organisation de conférences sur

l’écologie ou l’éducation en Turquie.

Les ressources sociales que confère le militantisme se manifestent aussi par des

pratiques qui peuvent paraître plus anodines, comme par exemple l’occasion qu’on ceux qui

le désirent d’utiliser les ordinateurs du parti pour rédiger leurs travaux universitaires, ou de

demander conseil aux militants et cadres les plus dotés en capitaux culturels pour des

problèmes de toute nature, ou enfin, la fierté pour la famille d’un militant décédé de voir

réservé à ce dernier un encart nécrologique dans Aydınlık résumant ses faits de militantisme et

présentant les remerciements du parti au défunt et à sa famille pour ses activités dans

l’organisation.

b. La constitution d’un capital militant

Le militantisme İP, hormis les ressources d’ordre social, est pourvoyeur de ressources

culturelles, économiques et permet l’acquisition d’un savoir-faire susceptible d’être réinvesti

hors de la machine. Considérer ces différents types de rétributions comme exclusifs les uns

des autres serait d’ailleurs une erreur tant ils sont imbriqués et tant les uns dépendent des

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autres. Sans lien social, pas de rétribution financière ni acquisition de savoir-faire, et sans ces

rétributions, le lien social que confère le militantisme ne serait peut être pas recherché.

Les rétributions financières sont le plus souvent la contrepartie d’un service rendu à

l’organisation, en ce sens, elles s’apparentent à un salaire. Nous l’avons vu plus haut (cf. sous

section consacrée aux coûts de fonctionnement et ressources proposées par le parti, seconde

partie, chapitre 1, B), de par ses activités éditoriales et médiatiques, le parti détient un panel

d’emploi, nécessitant ou pas des qualifications particulières qu’il peut attribuer à ses

membres. Ainsi, de nombreux militants, permanents du parti, vivent de leurs activités

partisanes, ils sont rétribués sans être cadres. C’est le cas des caméramans, des preneurs de

son, des individus occupés à mettre en page les revues de l’organisation, du service d’ordre

(lors de meetings ou dans les locaux), du gardien des locaux du siège, du portier, de la

personne chargée de préparer le thé et de l’apporter dans les différents services, du technicien

qui assure les diverses menues réparations au siège, des chauffeurs du président ou des

minibus qui acheminent les militants sur les lieux des meetings. Pour ces services rendus, la

rétribution financière peut être ponctuelle ou salariée. Dans ce dernier cas, nous l’avons

évoqué, le salaire est de 300 millions de livres turques pour un célibataire, et de 500 millions

si la personne est mariée et/ou si elle a des enfants. Ces mécanismes de rétribution permettent

de s’assurer la fidélité des militants (encouragés à ne pas faire défection sous peine de perdre

leur emploi), et de garantir une certaine homogénéité idéologique du groupe, ce qui semble

être un souci permanent vue la méfiance que les membres entretiennent vis-à-vis de

l’extérieur. Le lien social que crée le militantisme est aussi générateur de rétributions

financières par des voies « détournées ». Ainsi, tout entrepreneur peut profiter des espaces

consacrés à la publicité dans les revues du parti pour proposer ses services aux lecteurs, dans

leur grande majorité membres ou adhérents à l’İP. C’est le cas des « assurances nationales »,

une compagnie d’assurance qui achète des espaces de publicité dans Aydınlık. Ce faisant,

l’entrepreneur mobilise le lien social partisan (afin de médiatiser ses activités professionnelles

et en retirer des ressources économiques) et œuvre pour le parti en finançant ses activités. De

telles pratiques sont repérables dans les secteurs de l’édition et des loisirs, une société

proposant des camps d’été (sortes de colonies de vacances) à des tarifs préférentiels pour les

enfants des membres de l’İP. Cela rassure les parents sur l’homogénéité idéologique de ces

colonies de vacances, mais montre aussi que les membres ne sont pas totalement agis par

l’habitus partisan et l’idéologie du désintérêt ayant cours dans l’organisation, qu’ils

stratégisent leur pratique pour en retirer une sorte de plus-value (ici au sens premier du

terme).

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Le militantisme est également source d’accumulation de savoir-faire, de compétences

techniques que les individus acquièrent par leurs activités partisanes, et qui s’apparentent plus

généralement aux ressources culturelles proposées par l’organisation. Rappelons que pour les

individus qui n’ont pas suivi d’études très longues, l’école du parti offre une première grille

de déchiffrement du monde, ainsi que des occasions d’accumuler des savoirs, sources de

légitimation sociale. Lors d’entretiens, les militants les plus défavorisés culturellement

aimaient à engager la conversation sur des sujets tels que la politique extérieure de l’Union

Européenne, l’histoire de la Turquie ou les méfaits de l’union douanière que la Turquie a

signée avec l’UE en 1995. On se rend alors compte de ce que l’école du parti, les lectures

hebdomadaires des revues du parti ou des ouvrages conseillés par les cadres chargés de

l’éducation, offrent aux plus démunis en capital culturel, qui se sentent légitimes et capables

de tenir une conversation sur des sujets habituellement considérés comme réservés aux plus

éduqués de la société turque, en relayant l’idéologie officielle. Ici, l’utilisation de ce qu’on

peut considérer comme un « capital militant » dans d’autres sphères sociales est aisé, on voit

alors comment un militant peut transférer les ressources acquises à l’intérieur vers l’extérieur,

par le simple biais d’une discussion avec des amis non membres, et gagner en légitimité et

estime de soi. Cela est encore plus remarquable en ce qui concerne les savoir-faire techniques

acquis dans la machine.

Pour l’exemplification, revenons une fois de plus sur le cas de Bülent, ce cameraman

rencontré dans une salle de détente du siège stambouliote du parti. Il n’a aucun diplôme, a mis

un terme à ses études avant la fin du lycée, et ne dispose d’aucun savoir-faire particulier

susceptible d’être investi sur le marché de l’emploi. Cependant, il est inscrit très jeune à l’İP

et ses parents sont militants de longue date. Il se voit alors proposer un poste de cameraman

lors de la création de la chaîne Ulusal Kanal, apprend le maniement de la caméra de façon

informelle et occupe depuis lors le même poste à temps plein. En cas de défection, il perdrait

son emploi au parti, mais pourrait faire valoir sa longue expérience et son savoir-faire à

l’extérieur. On rencontre d’autres cas relevant sensiblement du même registre, tels ces

étudiants qui avouent être « perdus » dans des cursus universitaires qui leur laissent peu

d’espoir de trouver un emploi correspondant à leurs attentes (conversation informelle menée

avec un militant inscrit en faculté de littérature), et qui apprennent le maniement de logiciels

informatiques spécialisés dans l’édition ou dans le montage d’images et de son (pour Ulusal

Kanal).

Si ce n’est évidemment pas la motivation première de l’engagement partisan, ces

activités fournissent une expérience professionnelle et parfois de réels savoir-faire qui seraient

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restés inaccessibles hors militantisme. On comprend alors la différence entre capital politique

et capital militant, somme de savoir-faire, de compétences, de réseaux sociaux accumulés

dans le militantisme, plus stable et plus facilement transférable dans d’autres secteurs sociaux

ou dans d’autres organisations politiques.

Néanmoins, si ce capital militant est potentiellement plus aisément transférable dans

d’autres lignes d’action que le capital politique constitué par les cadres, concrètement, il n’est

que peu susceptible de faire l’objet d’une reconversion à l’extérieur, les membres étant

labellisés İP et stigmatisés dans le champ politique turc.

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Comprendre la constitution du groupe İP, l’économie des pratiques partagée par ses

membres, ses rapports de pouvoirs internes et la multiplicité des types de carrières et de

rétributions qu’offre le parti nécessitait de rompre avec la « logique classificatoire » et

d’adopter une « perspective relationnelle »312. Il nous fallait considérer le parti comme un

espace de concurrence et de luttes pour l’attribution de « trophées » et la reconnaissance de ce

que peuvent être les ressources pré-partisanes légitimes aux yeux de la direction du parti. En

ce sens, nous devions « ouvrir la boîte noire » de l’organisation et considérer les pratiques

comme premières, ne pas essentialiser le parti et garder à l’esprit que l’İP est en premier lieu

le résultat de sociabilités et de transactions entre des individus désireux de participer au

champ politique. Il nous a fallu penser le groupe étudié dans son « rapport aux espaces ou

univers de compétition dans lesquels les mouvements agissent et se définissent, dans leurs

relations aux autres mouvements qui y « opèrent » mais aussi aux contraintes et structures de

concurrence propres à ces univers ou, si l’on préfère, « contextes d’action », et dans leurs

rapports aux conjonctures historiques variables qui affectent ces espaces de compétition »313.

En adoptant une « logique relationnelle », on est donc en mesure de situer l’İP dans ce que

l’on peut isoler comme un système d’action nationaliste–souverainiste turc. Celui-ci

rassemble des partis politiques (tels le MHP - Milliyetçi Hareket Partisi, Parti de l’Action

Nationaliste, le DSP - Demokrat Sol Partisi, Parti Démocrate de Gauche ou encore, une partie

du CHP - Cumhurriyet Halk Parti, Parti Républicain du Peuple), groupes (les Ülkü Ocakları),

associations (tels l’ADD - Atatürkçü Düşünce Derneği, Association de Pensée Atatürkiste, et

le CYDD - Cağdaş Yaşama Destek Derneği, Association de Soutien à la Vie Moderne),

syndicats (Türk-iş) et individus (journalistes, éditorialistes dans les quotidiens nationaux,

intellectuels, écrivains, universitaires), et concentre tous ceux ayant fait du nationalisme et de

la défense des intérêts nationaux les biens symboliques les plus saillants de leurs projets

politiques. On peut considérer que l’évolution du contexte national et international leur donne

régulièrement des occasions de s’entendre et d’allier leurs forces lors d’événements (comme

la commémoration du traité de Lausanne, en Suisse, en juin 2005, ou le meeting dans la ville

de Malatya en soutient à la République Turque de Chypre Nord et à Rauf Denktaş) ou dans le 312 Dobry (M.) (dir.), Le mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, p.12. 313 Dobry (M.), « La thèse immunitaire face aux fascismes. Pour une critique de la logique classificatoire » ; in Ibid., p. 47.

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cadre d’activités médiatiques ou éditoriales (telle la publication de la revue Gençlik Cephesi

et Yeni Hayat), en outre, de par leur rhétorique légitimatrice d’un Etat fort, ils sont dans leur

ensemble peu inquiétés par les institutions de maintien de l’ordre (armée, police) et de

sécurité de l’Etat. En effet, cette « nébuleuse » d’organisation et d’individus « profite » du fait

qu’un parti dit islamiste de droite conservatrice (l’AKP) soit au gouvernement et que celui-ci

se démène pour accélérer le processus d’adhésion à l’Union Européenne, pour acquérir une

audience élargie et tenter de monopoliser les biens symboliques du nationalisme en

collaborant ponctuellement (lors de meetings organisés en commun) ou sur le long terme (cas

des revues ou des associations regroupant des personnalités des divers groupes et partis

membres de ce système d’action, telle l’ADD).

Cependant, et malgré des soutiens financiers manifestes et des liens avec ce que ce qu’il est

convenu d’appeler « l’Etat profond », l’İP est on ne peut plus exclu du « marché coalitionnel

nationaliste – souverainiste » (et de quelque « marché coalitionnel » que ce soit). Disposant de

peu d’effectifs et n’ayant toujours pas réussi la moindre percée électorale, il ne peut collaborer

qu’avec d’autres groupes eux aussi marginaux dans le système d’action en question. Mehmet

Ulusoy, responsable de la publication de Teori le confiait malgré lui, si l’İP considère que le

CHP « est un bon allié »314, ce n’est « pas dans son entier mais la branche représentée par

Taban Önemli », et ses relations avec le MHP ne sont pas si idylliques qu’il y paraît, leur

contact le plus proche de ce parti étant les « Aydınlar ocağı », « qui se sont séparés du MHP

depuis le changement de présidence dans le parti ». Enfin, quand l’İP a voulu se rapprocher

du MHP pour réaliser l’alliance électorale « Pomme Rouge (Kızıl Elma), « c’est l’Öncü

Gençlik qui s’est occupé de cela en prenant contact avec les Ülkü Ocakları (organisation

extrémiste proche du MHP) ». L’İP est marginal dans son système d’action, il sert de tribune

à certains universitaires ou intellectuels (certains experts) mais est trop « petit » pour

contribuer au succès politique des représentants de cette nébuleuse. Il se révèle alors isolé et

ne peut offrir à ses militant et à ses cadres (notamment aux hommes de réseaux) de possibilité

de transfert externe des ressources politiques et militantes accumulées en interne.

C’est peut être pour cette raison que le groupe a développé des routines et des règles

normatives sur lesquelles il est d’autant plus figé qu’elles visent à le faire exister en tant que

groupe, et à faire exister « symboliquement » ses membres. Tout se passe comme si la

normalisation des schèmes de perception et d’action, réalisée grâce au développement de

relations de pouvoir de type disciplinaire et à l’inculcation d’un ethos commun, ainsi que le

314 Entretien semi-directif réalisé avec Mehmet Ulusoy, responsable de la publication du mensuel Teori, le 2 février 2005 au siège du parti à Istanbul

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fonctionnement népotique de l’organisation et l’idéologie conspirationniste qui règne vis-à-vis

de l’extérieur contribuaient à constituer le parti.

La position et le parcours de Doğu Perinçek et du groupe fondateur de l’İP dans le

champ politique turc depuis la fin de la décennie 1960 semblent donc bien avoir encouragé un

mode de fonctionnement interne quasi contre-sociétal. L’İP représente un type d’entreprise

politique fonctionnant en « vase clos » et offrant un cadre d’accumulation et de conversion

des ressources rendant toute tentative de transfert à l’extérieur difficile. Néanmoins, il offre

une multiplicité de types de carrières adaptées aux capacités et profil de chacun, ce qui lui

permet de sortir indemne des sévères déconvenues électorales qu’il subit à chaque scrutin, les

incitations sélectives étant assez nombreuses en interne pour assurer un niveau de satisfaction

individuelle et de loyauté suffisant. Nous l’avons vu, l’İP n’est pas une institution totale à

proprement parler : il ne gère pas l’ensemble des relations de ses membres dans l’espace

social, et profite même de la multipositionnalité de certains d’entre eux pour gagner en

efficacité et en légitimité. Cela dit, on doit reconnaître que son mode de fonctionnement en

fait une institution « semi-fermée »315 qui recherche la politisation de toutes les sphères de la

vie sociale de ses membres et le surinvestissement de ceux-ci grâce à la diffusion d’une

idéologie du désintérêt soutenue par l’esthétique du parti et l’ethos partagé par les membres

du groupe. C’est en acquérant le sens du jeu que les agents pourront tenter des coups et mener

des stratégies pour acquérir une position recherchée dans le parti (une rémunération, un

emploi, un poste dans l’organigramme, des articles publiés dans les revues du parti, etc.).

A tous les niveaux de l’organisation, il est un type de ressource particulièrement

reconnu par le parti : les ressources « familiales ». Ainsi, que ce soit pour investir le Comité

Central ou le Conseil de la Présidence, pour briguer un emploi ou obtenir une publication, la

ressource familiale doit souvent occuper une place majeure dans le portefeuille de ressources

sociales des participants. Par le rôle de la famille, qui mène au parti (par la socialisation

primaire et les réseaux sociaux de celle-ci) et structure l’organisation (par le népotisme

institutionnalisé et la tendance à l’autoreproduction des élites qui ont cours), certains agents

ont une sorte de connaissance « pré-militante » de leur parti et accumulent des ressources

particulièrement appréciées dans le parti316. Ainsi Bülent, caméraman à Ulusal Kanal depuis

quelques années car fils de militants et lui-même militant İP, opère une conversion de ses

ressources familiales en ressources économiques, de la même façon, il accumule un savoir-

faire potentiellement transférable dans d’autres secteurs sociaux. Cet exemple est significatif

315 Par le mode de recrutement par cooptation et l’existence du complexe conspirationniste par exemple. 316 Le cas de Martı illustre assez bien ce phénomène.

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des pratiques et des processus d’accumulation et de conversion des ressources observées dans

l’organisation, à savoir que, mis à part pour les cadres experts317, être cadre à l’İP permet la

constitution d’un capital politique particulièrement reconnu et respecté en interne mais

totalement inefficace en externe, et que le militantisme est pourvoyeur d’un capital militant,

fait de savoirs, techniques, dispositions à agir et savoir-faire mobilisables lors des actions

collectives, des luttes inter ou intra-partisanes, et plus aisément transférable dans d’autres

« contextes d’action ». Néanmoins, si le parti offre des opportunités de carrière en son sein et

des possibilités d’accumuler ces dispositions et savoir-faire, il s’avère particulièrement

difficile pour ces militants « labellisés » İP de reconvertir ce nouveau capital militant dans

d’autres secteurs sociaux, ou même au sein d’une autre organisation du champ politique turc.

Tout se passe alors comme si les cadres et les militants, par leur activation permanente des

mêmes pratiques, faisaient exister l’organisation. En ce sens, la tendance à l’autoreproduction

des élites par la nature des échanges intergénérationnels, les pratiques des cadres et des

militants, ainsi que les types de sociabilités intra-partisanes, constituent l’architecture

humaine de l’institution. Malgré des effets de rôles très forts, militer à l’İP c’est

essentiellement faire exister le parti.

« Prendre parti » à l’İP signifie, certainement davantage qu’ailleurs, « faire parti » en

y apportant ses ressources. C’est créer et assurer la pérennité du cadre circulaire de conversion

de celles-ci.

317 On a vu que les cadres identifiés comme experts se servent davantage de l’İP comme d’une tribune, un mode d’accès au débat public et que l’expertise constitue une source de légitimation pour le parti. En outre, leur profil et leur multipositionnalité sociale leur confèrent plus d’autonomie qu’aux hommes de réseaux.

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Annexes

Annexe I. Retranscription d’entretiens

1. Entretien semi-directif réalisé avec Turan Özbay, le président de la section de l’arrondissement de Beşiktaş, Istanbul, le 2 décembre 2003

2. Entretien semi-directif réalisé avec Martı Şahın, alors militante, le 7 avril 2004

3. Entretien semi-directif réalisé avec Melek, militante de vingt trois ans, le 16 mars

2004 au siège de l’İlçe de Beşiktaş 4. Entretien semi-directif réalisé avec Martı, le premier février 2005 (travaillant dans

le parti depuis août 2004)

5. Entretien semi-directif réalisé avec Mehmet Ulusoy, responsable de la publication

du mensuel Teori, le 2 février 2005 au siège du parti à Istanbul 6. Courrier électronique d’un membre chargé de la communication d’une des

principales organisations illégales d’extrême gauche, basée à Bruxelles (souhaitant garder l’anonymat), le 8 décembre 2004

Annexe II. Les statuts de l’İşçi Partisi Annexe III. Premier questionnaire proposé aux militants de l’İP. Annexe IV. Liste des enquêtés.

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Annexe 1

Retranscription d’extraits de quelques entretiens

1. Entretien réalisé avec Turan Özbay, le président de la section de

l’arrondissement de Beşiktaş, Istanbul, le 2 décembre 2003 Racontez moi votre entrée à l’İşçi Partisi. J’avais 16 ans quand j’ai commencé à lire Aydınlık, au lycée, c’était en 1977. C’est cette même année que je suis entré à l’İP. Je me suis renseigné sur les autres partis mais il m’a semblé que c’était le seul qui n’était pas utopique, il avait de bons diagnostiques sur la situation du pays, de bonnes analyses. J’y suis entré en côtoyant une organisation de lycée, une association de jeunesse en fait. Ensuite il y a eu le coup d’Etat, la politique a été interdite en Turquie, mais je n’ai jamais quitté le parti depuis lors. Quelle est votre situation dans le parti aujourd’hui, combien les activités partisanes vous prennent elles de votre temps ? Je suis président de l’İlçe de Beşiktaş. C’est assez difficile d’estimer le temps que je consacre à l’İP, disons qu’en additionnant les heures, cela doit représenter une journée de travail par semaine. Quelle est votre profession ? Comptable. La profession de votre père ? Instituteur. Quels sont les évènements politiques qui vous ont le plus marqué en Turquie ? 1980, le coup d’Etat, en fait, il s’agit d’une politique de déstabilisation de la part des USA. 1980 est vraiment quelque chose qui m’a marqué. Un évènement positif… Le 28 février [1997], ce fut un véritable moment social, une période de lumière. Depuis, la Turquie vit une période négative, avec l’attaque de la mondialisation et la politique des USA qui rend le monde instable. Comment interprétez vous les résultats électoraux de l’İP ? C’est un succès. On a recueilli 165000 votes 50,54 % des voix lors des élections générales du 3 novembre 2002], et cela malgré la manipulation des élections menée par l’AKP et le CHP. Il n’y avait que deux choix possibles et 165000 personnes ne sont pas tombées dans le piège. Il s’agit de personnes intellectuelles qui connaissent la façon dont les

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choses se passent, qui ont une conscience. En fait, on ne peut pas avoir beaucoup de votes car nous voulons la révolution et la révolution se fait avec peu de gens. Il faut une avant-garde, une révolution ne peut pas être faite par les élections. C’est donc un succès. Comment définiriez vous l’İP ? Un parti révolutionnaire, mais du côté de la réalité, du prolétariat et des classes ouvrières. Nous refusons l’individualisme, nous voulons une conception socialiste des rapports humains, une société capable de lutter contre l’impérialisme. Par rapport aux autres partis, l’İP est rusé, nos actions sont justes, réalistes, c’est ce qui nous distingue le plus des autres partis de gauche. Selon moi, l’action juste prend son pouvoir dans le peuple, et les analyses justes engendrent des actions justes. Enfin, l’İP peut changer de point de vue sur plusieurs points, selon la conjoncture, mais il est un point qu’il ne peut abandonner, l’anti-impérialisme. Par exemple, nous sommes contre l’entrée de la Turquie dans l’UE. La Turquie doit prendre place dans l’Eurasie, l’adhésion de la Turquie est voulue par les USA et tous les pays qui veulent entrer dans l’UE sont proches des USA. En réalité, nous pensons que l’on parle toujours de l’UE pour empêcher la Turquie de penser à d’autres modèles tels que l’Eurasie. Ma préoccupation première en ce qui concerne l’économie, c’est cette union douanière, qui est une capitulation, car c’est un engagement unilatéral de la Turquie qui ne reçoit rien en échange de l’UE. Résultat, on exporte moins que l’on importe. Avec l’union douanière, la Turquie n’a pas gagné la liberté de circulation. Alors que si on regarde à l’Est, on voit que la Russie, l’Inde et la Chine sont des puissances du vingt-et-unième siècle, et à cause de l’union douanière avec l’UE, la Turquie s’éloigne de ces pays. De toute façon, la Turquie ne peut plus décider elle-même, ce sont le FMI et la Banque Mondiale qui décident des programmes économiques, sociaux et politiques. Et en politique intérieure, quels sont vos projets ? Vous savez, pour nous, la politique générale est supérieure à la politique locale. Prenez les élections municipales [du 28 mars 2004], on ne va pas dire aux gens, « votez pour nous, on construira des routes », on ne peut pas faire d’investissement, la Turquie n’a pas le budget nécessaire à cela. On va plutôt essayer de mobiliser sur l’Irak, Chypre. On va négocier avec d’autres partis pour essayer de présenter des candidats communs, si on ne trouve pas d’accord, on essayera tout de même de présenter un candidat partout où ce sera possible. Quelles sont les régions dans lesquelles vous réalisez les scores les plus importants ? On a à peu près partout les mêmes scores, sur la mer Egée on marche bien, 3-4 %. […]

2. Entretien semi-directif réalisé avec Martı Şahın, alors militante, le 7 avril 2004

Je voudrais aborder la question de l’éducation que l’on reçoit au parti. En fait il y a plusieurs façons d’éduquer les membres. On se réunit et on nous donne une liste de livres qu’il faut lire pour une date précise. On a du temps. A la fin, il y a des examens avec une liste de questions. Après, il y a aussi des périodes plus concentrées où on a

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des cours sur l’histoire et la politique. L’histoire c’est très important. C’est le bureau de l’éducation qui est chargé de tout cela. Il y a plusieurs types de personnes qui donnent des cours. D’abord il y a les « normaux ». Ce sont des gens avec des professions élevées comme des avocats, des ingénieurs, des pharmaciens. Eux, ils ne passent pas tout leur temps dans le parti, ils viennent pour parler de sujets précis. Ensuite il y a les cadres, ce sont les militants. Moi je suis un cadre alors je peux donner des cours. Puis il y a les professionnels, ce sont les seuls qui sont payés pour leurs activités dans le parti. Ils sont là à plein temps. Pour être professionnel il faut avoir passé cinq ou six ans sans interruption dans le parti et travailler pour le parti. Moi je suis cadre mais j’ai informé le parti que je veux devenir professionnel [Martı deviendra professionnelle en août 2004]. Tu passes combien de temps dans le parti, disons par semaine ? Ca dépend, ça peut être une journée mais ça peut aussi être toutes les nuits. Là, on a du travail car on a eu de mauvais résultats aux élections et on est mobilisé pour Chypre [un référendum sera organisé le 24 avril 2004]. Oui, Gözde [une autre militante] travaille surtout dans la soirée… Oui, elle travaille dans la branche média, moi je suis à la direction centrale, ça représente un peu plus de travail. Mais tout ça c’est normal, ce n’est pas secret je te l’ai déjà dis, notre modèle d’organisation c’est celui des partis léninistes. Et Chypre, comment ça se passe… Pas bien mais on y travaille, tu n’es pas allé à Malatya ce week-end ? [A Malatya, dans l’est du pays, avait lieu un meeting qui réunissait les membres de plusieurs partis refusant le plan Annan et l’évolution des choses concernant Chypre Nord]. Non, j’avais à faire Moi non plus. Mais bon, voila comment ça se passe, il y a une division du travail selon ce que les gens peuvent faire. Chaque département est spécialisé en quelque chose. Par exemple à Galatasaray on est 5 personnes… Des militants ? Oui, et en plus il y a 5 ou 6 personnes qui votent pour nous, ils participent à certaines de nos activités. Si quelqu’un n’est pas bon en histoire, on le fait travailler, je lui donne un livre. S’il y a des questions particulières, on donne une éducation à celui qui le demande. Si la question revient fréquemment, on organise quelque chose de spécial, on fait un cours. Ca dépend un peu de l’actualité. A propos de ce que les gens lisent, tu pourrais me parler de la presse du parti, ou des médias en général ? Oui, pour cela on a le groupe d’édition. En fait ce sont souvent les mêmes personnes qui travaillent dans l’ensemble des médias. Ca tourne pour Aydınlık, Ulusal Kanal. Ca représente 100 personnes dans toute la Turquie. On a des journalistes dans les grandes villes

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qui envoient leurs articles. Le centre est à Istanbul mais on a des bureaux Ulusal Kanal à Ankara et Izmir. Tous les employés sont membres du parti ? Non, et nous avons besoin de bénévoles, ça coûte cher. D’ailleurs, je me demande comment le parti est financé. Les membres paient chaque mois une cotisation. Les syndicats nous aident parfois : Türk-iş, le syndicat des « ormanca » (les fôrets), maden işçileri ( les mines), Petroliş, Türkie Sen Eğitim (un syndicat d’enseignants de gauche), le syndicat des chauffeurs de bus. Ceux dans lesquels on est bien représenté. Combien le parti compte-t-il de membres ? 40000 dans tout le pays mais ça ne veut pas dire grand-chose le nombre de membres dans les partis turcs. On est 500 militants mais dans ceux-ci il y a à peu prés 100 militants motivés et vraiment impliqués. Ce sont des chiffres déjà anciens, je ne connais pas les plus récents. Est ce que tu pourrais me citer les événements organisés par le parti depuis disons…un an ? Par exemple, le 25 octobre 2003 il y a eu un meeting à l’Université d’Ankara qu’on a fait avec l’Université d’Istanbul. Le recteur de l’Université d’Istanbul est proche de nous. On parle avec les professeurs de l’Université d’Istanbul et ils invitent d’autres personnes d’Ankara ou d’Adana. En fait, chaque recteur fait sa propre affiche, c’est nous qui organisons mais sur les affiches ils ne font pas allusion à l’İP. Ce meeting du 25 octobre c’était contre la réforme du YÖK (Conseil Supérieur de l’Education), on a réuni 100.000 personnes. En été on a organisé 3 ou 4 symposiums dans les facs avec des syndicats de gauche ou de droite, à l’Université d’Istanbul. C’était à propos de chypre ou de la Kamu Yönetim Yasasi. Là on a déclaré la création du mouvement Kuvay Millie. Entre le meeting de Chypre et celui de la Kamu Yönetim Yasasi, il y a eu la création du Conseil de l’Union Nationale (Ulusay birligi konsey). En général, on organise des choses avec des gens du MHP et du CHP mais sur ce point, ça dépend de l’endroit. Au lieu du MHP ça peut être le DYP, ils disent la même chose mais il y des villes où le DYP est présent alors que le MHP non. On fait ça avec des kémalistes, des associations civiles, ADD (Atatürkçü Düsünce Dernegi), CYDD (Çağdaş Yaşama Destekle Dernegi, l’Association de Soutien à la Vie Moderne) et puis les syndicats. On a fait 10 symposiums dans tout le pays et l’IP a été l’un des leaders de ce mouvement. Parfois l’armée vient aussi ; à Ankara l’ATO (Ankara Ticaret Odasi, chambre de commerce d’Ankara) a organisé un meeting pour Denktaş et tous les commandants étaient là. L’Öncü Gençlik a aussi créé l’Ulusal Üniversiteler Hareketi (le Mouvement des Universités Nationales), destiné aux jeunes. Le problème c’est que les résultats du parti aux élections sont très mauvais. En ce moment on s’interroge beaucoup dans le parti parce que les événements sont tous organisés en alliance avec d’autres on n’a pas de retombées électorales. On va chercher de nouveaux membres, peut être revoir l’éducation qui n’est certainement pas très bien faite. Il va falloir changer la façon de travailler, avoir un cadre plus strict dans le parti parce que la Turquie va vivre des jours très mauvais.

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Je me pose aussi une question sur les différences qu’il pourrait y avoir entre les jeunes et les personnes plus âgées du parti, leur façon de voir leur engagement, de percevoir leur rapport à la politique… Moi je ne vois pas de différence entre les jeunes et les plus vieux, par contre elle existe certainement entre les nouveaux et les anciens militants. Il y a plusieurs raisons d’entrer dans le parti. Par exemple mon oncle s’est récemment inscrit à l’İP, il ne se considère pas comme gauchiste comme moi mais s’engage à cause des Etats-Unis, du problème chypriote. En général, quel est le niveau d’éducation dans le parti ? A Istanbul, Ankara et Izmir, les gens ont un bon niveau d’éducation mais ailleurs non. En Turquie, seulement 5 % des femmes sont éduquées et beaucoup n’ont été qu’à l’école primaire. La génération de mes parents a été la première à aller à l’Université. Avant ce n’était pas possible. En général, les parents sont ouvriers ou villageois mais les enfants vont beaucoup plus à l’université. […]

3. Entretien semi-directif réalisé avec Melek, militante de vingt trois ans, le 16 mars 2004 au siège de l’İlçe de Beşiktaş

[…]« Les gens veulent être en Europe ou aux Etats-Unis parce qu’il y a un haut niveau de chômage et quand tu es étudiant à l’université et tu sais que tu ne vas pas trouver un emploi tel que tu le désires ou que tu ne trouves rien du tout, tu veux partir. C’est pourquoi il y a les programmes d’échange en Europe. Les étudiants peuvent aller en Europe, faire un Master et après on rentre en Turquie … Mais en fait après on ne revient pas. Il y a un manque d’espoir même s’il y a des entreprises riches en Turquie… Mais à cause de l’impérialisme… Par exemple, l’Europe désire beaucoup d’ingénieurs mais en Turquie il n’y a pas besoin d’ingénieurs…Ou bien tu étudies 5 ans pour devenir ingénieur et tu te retrouves employé de banque. » Et pourquoi t’es tu engagée dans le parti ? Aujourd’hui c’est ma façon de vivre, heureusement parce que je sais que mon avenir… si on parle de l’individu, pour qu’il soit heureux, je dois faire les choses comme ça, je ne peux pas être heureuse à l’ouest, loin de mon pays et si je ne m’intéresse pas ici à la politique je serai désespérée. Mais j’ai de l’espoir pour l’avenir de la Turquie. Je veux travailler dans le parti et je veux être le sujet de ma propre vie, pas l’objet. Tu veux travailler dans le parti ? Oui, sinon quelqu’un d’autre va décider de mon avenir et je ne veux pas être dans cette position. Par exemple, ça influence les études aussi. J’arrive aux examens sans travailler car je possède une vision à moi. Je m’intéresse à tout, je lis beaucoup de livres. Quand ils posent des questions comme « les média et la démocratie », il y a notre chaîne de télévision et je connais les problèmes. Quels types de livres vous lisez dans le parti ?

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Surtout à propos de l’histoire de la Turquie, livres théoriques sur le kémalisme, la révolution kémaliste, il y a beaucoup de livres. Ensuite, les autres théories pratiques des autres pays. Les livres de Lénine, de Marx. Pour les théories et les programmes dans le parti il y a des livres aussi, par exemples les questions internationales d’aujourd’hui, il y a l’Eurasie. J’essaie de lire des livres sur l’économie parce qu’il y a beaucoup de spéculation sur la Chine, est elle capitaliste, etc. Des romans aussi, j’aime beaucoup. Je veux faire ma Yüksek Lisans à Ankara l’année prochaine, au mois de mai il y a un examen, avec des questions de sciences sociales et de mathématiques, je veux faire mon master en sciences politiques […] Mon idée […] Les politiques […] Il y a beaucoup de gens qui pensent comme nous. Mais si on parle d’être actif, il y a des problèmes. Quand nous expliquons nos idées tout le monde dit oui, tu as raison … Sur Chypre, ça va nous prendre du temps, il y beaucoup de points qui posent problème. Mais Denktaş dit que si les choses vont dans le sens de la Grèce ou de l’Union Européenne, il va se suicider. Il a dit ça pendant notre meeting. Le référendum est prévu dans peu de temps mais s’il y a un référendum maintenant, le résultat ne sera pas très bon, je pense. Denktaş dit qu’il va tout raconter. Je pense qu’on a beaucoup de chances, ça va retarder les choses et ce sera bon pour la Turquie parce que cette urgence n’est pas bonne. Dans la période imposée ce n’est pas possible. . Il y a une chose importante, l’armée a déclaré qu’elle va ficher les gens qui ont des relations avec l’Union Européenne et les Etats-Unis, les francs-maçons, les membres des Tarikat (organisations religieuses), des ONG... C’était très bien. Autrefois les révolutionnaires étaient fichés, maintenant c’est le contraire. Il y a eu une enquête pour les précédentes élections, sur les médias. Pour l’AKP et le CHP, les télévisions ont consacré 30 heures, pour l’İP, seulement 4 minutes. Il y a un embargo des médias. » […]

4. Entretien réalisé avec Martı, le premier février 2005 (travaillant dans le parti depuis août 2004)

Tu travailles donc à temps plein pour le parti maintenant ? Oui, depuis six mois maintenant. Je travaille pour Ulusal Kanal et pour Teori, j’écris des articles, des textes qui seront utilisés lors des journaux télévisés de la chaîne. Comment tu as fait, c’est toi qui a demandé à travailler dans l’İP ou on te l’as demandé ? En fait, je savais que je voulais travailler dans le parti mais je ne savais pas quoi faire, continuer mes études à Ankara et faire un Master ou commencer tout de suite. J’ai demandé à Doğu Perinçek (le président du parti) qui m’a dit de ne pas m’en faire, si je décidais de faire mon Master, je pourrais travailler après, sinon, j’avais un emploi qui m’attendais. Je n’ai pas fait de Master et j’ai commencé à travailler tout de suite après mes études. Tout le monde peut demander ce genre de conseil à Perinçek ? Oh non, pas tout le monde, mais je le connais depuis longtemps. Qu’est-ce qui a changé dans ta vie depuis lors ?

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Pas grand-chose, c’est juste plus facile. Avant je faisais des allers-retours tous les jours entre le parti et l’université, la journée à la fac, le soir au parti jusque tard dans la nuit parfois. Aujourd’hui je suis une révolutionnaire professionnelle et je suis fière de ça. Tu gagnes bien ta vie ? Pas mal, je gagne 300 millions [de livres turques, soit à peine 200 euros] par mois, comme tous les professionnels du parti d’ailleurs. Tu gagnes 300 millions si tu es seul et si tu es marié ou que tu as des enfants, c’est 500 millions. Et il y a combien de professionnels en tout ? Je ne sais pas, je dirais entre 1000 et 2000, les médias compris. Et combien de membres en tout ? 40 000 sur toute la Turquie. Je te remercie pour tes réponses, peux tu me dire à combien s’élève la cotisation ? Ca dépend, on donne ce qu’on veut, par mois ça peut aller d’un million [soixante centimes d’euro] à … je ne sais plus, mais c‘est inscrit dans les statuts, tu peux regarder.

5. Entretien semi-directif réalisé avec Mehmet Ulusoy, responsable de la publication du mensuel Teori, le 2 février 2005 au siège du parti à Istanbul

Pouvez vous me dire quelles sont les principales organisations avec lesquelles l’İP travaille ? L’İP travaille avec de nombreuses organisations nationalistes ou indépendantistes. En premier lieu, vient ADD (Atatürkçü Düşünce Derneği). Cette organisation compte près de cent mille membres en Turquie, des hommes politiques mais pas seulement, ils sont proches du CHP sans pour autant suivre ce parti en toutes occasions. On y trouve des intellectuels, des kémalistes, etc. Ensuite, il y a le Saadet-i tantanin yurt partisi, qui vient très certainement en seconde position. Le CHP est aussi un bon allié, pas dans son entier mais la branche représentée par Taban Önemli travaille avec nous. Le DSP est un autre parti proche de nous, le syndicat Türk-iş, qui devient de plus en plus nationaliste, est aussi un bon allié. Je sais aussi que vous avez conclu une alliance électorale avec le MHP, l’alliance « Kızıl Elma »… Oui, je vais en parler mais avant cela, je dois évoquer les commandants à la retraite tel Tuncer Kilinç, regroupés au sein de l’union nationale et du conseil national (Ulusal Birliği, Ulusal Konseyi). Les « Aydınlar ocağı », qui se sont séparés du MHP depuis le changement de présidence dans ce parti, sont aussi des personnes avec qui on travaille. Que ces gens soient de gauche ou de droite, peu importe, ils sont nationalistes et c’est cela qui compte. En fait, on est proche de diverses personnalités qui se sont séparées du MHP. Il y a aussi quelques revues comme Yeni Hayat (Nouvelle Vie) ou Töre, qui sont laïcs et atatürkistes. Quant à la coalition

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Kızıl Elma, elle a été menée en août 2003. En fait, c’est l’Öncü Gençlik (l’organisation de jeunesse de l’İP) qui s’est occupé de cela en prenant contact avec les Ülkü Ocakları (organisation proche du MHP). Grâce à cela, on a pu mener des actions communes à propose de Chypre, du nord Irak, etc. Il y a aussi des rapprochements dans certaines revues telle Gençlik Cephesi (le Front de la Jeunesse) dans laquelle on retrouve les jeunesses de l’İP, du CHP, du DSP et du MHP. Très bien, j’aurais maintenant quelques questions à propos des effectifs du parti, le nombre de militants, de professionnels, de sympathisants. C’est une question assez difficile. Je dirais qu’il y a 2000 membres dans l’Öncü Gençlik, en comptant ceux qui participent occasionnellement à ses activités. A l’İP il y a environ 50 000 membres, mais en réalité il n’y a que 2000 militants, actifs. L’Öncü Gençlik comprise ? L’Öncü Gençlik comprise. Et dans les médias du parti ? A peu près 200 employés, mais tous ne sont pas membres du parti, surtout à Ulusal Kanal (la chaîne de télévision du parti). Mais de fait, leurs opinions sont proches de celles du parti. Je voudrais maintenant vous poser quelques questions à propos de votre expérience personnelle. Quel âge avez-vous, quelles études avez-vous faites et quelle est votre profession ? J’ai 55 ans, je travaille pour l’İP en tant que responsable de la publication de Teori mais je suis diplômé en physique. J’étais donc professeur de physique. La profession de votre père ? Il était paysan. Etes vous croyant, pratiquant ou athée ? Je suis athée (dinsiz), et laïc bien sûr. C’est assez frappant, tous les militants que j’ai interviewés se disent athées, ce qui est assez rare en Turquie. Oui, mais vous savez, ils sont tous kémalistes, et nous ne concevons pas le fait de pouvoir être kémaliste et religieux à la fois. Pour nous la religion est un obstacle au progrès et à la révolution. Nous avons adopté le matérialisme historique, alors nous sommes athées. D’accord, quand êtes vous entré dans le parti ? En 1978. Quels ont été les divers postes à responsabilité que vous avez occupé depuis votre entrée ?

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Il y en a eu beaucoup, disons que j’ai été responsable, cadre en quelque sorte, avant de de m’occuper de la publication dans le parti. En étant professeur de physique à l’extérieur, est-ce que vous donnez des cours dans l’école du parti ? Oui, je fais ça occasionnellement, je peux donner des cours d’histoire ou d’idéologie du parti, intervenir dans des conférences. Vous connaissiez des gens de l’İP avant votre entrée ? J’étais à l’université dans les années 1970 et je me sentais proche du mouvement de 1968, alors je me suis rapproché d’organisations de gauche, en particulier la 1968’lik Vakfı (l’association de 1968). C’est là que j’ai appris à devenir un vrai militant, après cela je me suis rapproché de Doğu Perinçek. Participez vous aux activités d’autres organisations ou associations en Turquie ? Non, seulement à l’İP, enfin, je suis aussi membre de l’eğitim derneği (association de l’éducation) en tant que professeur de physique mais c’est tout. Est-ce que d’autres membres de votre famille font partie de l’İP ? Oui, il y en a qui militent dans le parti, d’autres qui sont seulement membres et qui ne militent pas. Par exemple, j’ai quatre frères et tous sont au moins membres. […]

6. Courrier électronique d’un membre chargé de la communication d’une des principales organisations illégales d’extrême gauche, basée à Bruxelles (souhaitant garder l’anonymat), le 8 décembre 2004

Message du 08/12/04 à 12h27 De : "X" A : [email protected] Objet : RE: demande renseignements Bonjour Monsieur, J'aimerais pouvoir vous aider avec grand plaisir mais malheureusement, en ce moment, je n'ai pas beaucoup le temps de me lancer dans de telles investigations. Ce que je peux vous dire d'emblée, c'est que ce parti a joué un rôle historique dans la répression contre la gauche marxiste révolutionnaire. Il suffit de lire les éditions d'Aydınlık de la fin des années 70 pour comprendre le rôle de ce parti au sein de la gauche turque. Aydınlık publiait régulièrement les noms et les adresses des militants d'organisations révolutionnaires et ainsi, la police n'avait plus qu'à aller éliminer ces derniers. Cette organisation est honnie par tous les secteurs de la gauche pour ses collusions avec la Sûreté turque. Ces derniers temps, leur mouvement de la jeunesse a semé la terreur sur les campus, en s'attaquant à tous les autres mouvements de la gauche, des plus réformistes aux plus radicaux.

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Je vous conseille de consulter également les "secrets d'Etat" qui sont régulièrement publiés dans Aydınlık. Comme si Aydınlık avait l'exclusivité de ce genre de documents confidentiels émanant des services secrets turcs. Enfin, si vous jetez un oeil sur la composante de ce parti, vous verrez que la plupart des cadres dirigeants d'IP sont des officiers retraités. Ils organisent quelques fois des tournées de conférence en Europe avec l'un ou l'autre membre de l'Etat-major... Vu la faiblesse d'implantation de ce parti parmi la population notamment à travers ses scores électoraux ridicules et son alliance déclarée avec la junte qu'il considère comme une force révolutionnaire (!), il ne reste pas beaucoup de solutions de financement... Je pourrais aisément retrouver les sources pour corroborer mon propos. C'est juste le temps qui me manque un peu. Si vous me laissez quelques jours, je tenterai de faire quelque chose. A bientôt.

Annexe 2 Les statuts de l’İşçi Partisi

1. Nom et qualité.

L’İşçi Partisi est le parti d’avant-garde de la classe ouvrière turque, des travailleurs urbains et ruraux et des intellectuels (aydınlar) socialistes. Son abréviation est İP. Son siège est à Ankara. L’emblème du parti est l’étoile rouge qui montre la voie aux ouvriers et travailleurs unis du monde entier. Le drapeau du parti est une étoile jaune sur fond rouge. La marche (marş) du parti est celle du premier mai.

2. Fondation et héritage historique.

L’İşçi Partisi accepte comme date de fondation historique celle du parti socialiste ouvrier paysan de Turquie ( Türkiye İşçi Çiftçi Sosyalist Fırkası ), organisation d’avant-garde fondée par Şefik Hüsnü et qui commença la lutte le 22 septembre 1919 […]. L’İşçi Partisi s’unit aux héritages culturels de toutes les avant-gardes des classes travailleuses [emekçi] et socialistes.

3. Elément essentiel de l’organisation : le centralisme démocratique.

Le principe fondamental de l’organisation est le centralisme démocratique. 4. Démocratie.

La liberté d’expression des initiatives des membres, l’ouverture et les différences d’opinion sont les principes essentiels de la démocratie interne du parti. La structure démocratique de l’İP fait se rencontrer les caractères travailleurs des organes et des membres. La majorité des membres de l’administration du parti et des délégués au

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congrès sont des travailleurs et des ouvriers. Ceux qui travaillent de leur mains sont reconnus en priorité. On accordera une attention particulière à ce que les jeunes et les femmes soient représentés dans les organes et fassent partie des délégués du parti. La fonction des membres du parti est d’encourager la réalisation d’une réflexion vivante à l’intérieur du parti […]. Toute décision des organes du parti peut se voir opposer un avis contraire d’un membre ou d’organes différents […].

5. La centralité.

Pour l’application des décisions les échelons inférieurs doivent s’adresser aux échelons supérieurs. Tout le parti s’adresse au centre afin de préserver les principes fondamentaux que sont la discipline et la protection des liens du parti. Il est de la responsabilité des échelons inférieurs de fournir des rapports réguliers aux échelons supérieurs. Dans ces rapports, on décrit de façon ouverte les points positifs et négatifs du travail de l’organisation, on y discute les solutions possibles aux problèmes rencontrés. Les échelons supérieurs évaluent et donnent des réponses à ces rapports en les examinant.

6. Les initiatives des membres des échelons inférieurs.

Les organes centraux et les échelons supérieurs donnent aux membres et échelons inférieurs de larges initiatives. Ils les encouragent à se joindre d’une manière créative à l’administration du parti et plus généralement à la vie de celui-ci. Le développement des mécanismes nécessaires à cela doit être encouragé.

7. L’ouverture de la vie interne du parti.

La vie politique du parti, les discussions internes et les processus de prise de décision sont ouverts aux membres. La discussion de points de vue particuliers, les nouvelles propositions et discussions ne doivent pas être ouverts aux membres et aux unités inférieurs du parti. Les organes du parti, afin de travailler d’une façon ouverte, doivent donner une importance particulière à la communication. Dans ce but, on trouvera dans tous les organes de l’İP un panneau mural qui sera le miroir de la vie du parti. Les propriétaires du panneau sont les membres du parti et la direction. Les informations, décisions et critiques qui circulent entre les membres et la direction seront inscrites sur le panneau. Les questions ou problèmes sur la théorie du parti, le programme et les relations politiques sont résolues par une discussion ouverte et une confrontation idéologique ouverte avec la direction. Des réunions de discussion sont organisées dans un esprit naturel de justice, les organes d’édition du parti existent et les panneaux sont utilisés pour expliquer et exposer les opinions et réflexions des membres du parti.

8. La vie intellectuelle interne au parti.

Dans le cadre des diverses inclinations des théories et programmes que connaît la classe ouvrière, l’İP voit comme une réalité l’existence en son sein de différentes opinions. La diversité d’opinions théoriques dans le parti est considérée comme un moteur. La défense des programmes et des principes politiques du parti sont la responsabilité des membres. A partir de cela, il appartient à chaque membre de proposer des changements dans le programme.

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9. Les membres.

Peuvent devenir membres du parti ceux qui adoptent le programme et les statuts du parti, qui prennent place dans les organisations de base et qui acceptent de verser une cotisation au parti.

10. Cotisation des membres.

La cotisation mensuelle des membres s’élève à au moins un pour cent de leurs revenus bruts.

11. Devenir membre.

Afin de devenir membre du parti, il est possible de s’adresser à toutes les organisations du parti. Tous les candidats concitoyens trouveront un accueil digne auprès de toutes les organisations du parti. Tous ceux qui se proposent d’entrer dans le parti verront leur candidature enregistrée. La candidature à l’entrée dans le parti s’étale sur une période de six mois. Pendant ces six mois, le candidat ne peut pas utiliser sa voix lors d’élections internes et l’organisation décide de l’acceptation ou du refus de la candidature. Tout nouveau membre du parti, en acceptant cette fonction, fait cette promesse : « En devenant membre de l’ İşçi Partisi, je promets de m’engager pour une société sans classe, pour la révolution mondiale des travailleurs et pour la guerre de libération des peuples opprimés du monde. »

12. Les fonctions des membres.

Les fonctions des membres sont : Diffuser le programme du parti, travailler dans une organisation de base [Temel Örgüt], payer sa cotisation, se comporter comme un organe lorsqu’on se trouve seul, recruter d’autres membres, travailler d’une manière active, être en accord avec la direction et les décisions du parti, partager la même destinée que le peuple qui travaille, adopter une philosophie qui privilégie une vie simple et pure.

13. Interdiction de faire partie au même moment de plusieurs organisations.

Aucun membre du parti ne peut être membre de plusieurs organisations à la fois. Dans cette situation, seul le dernier enregistrement est valide. Le membre qui déménage devient membre dans l’organisation de son nouveau lieu de résidence.

14. Quitter le parti.

Le membre qui veut quitter le parti doit en informer par écrit la présidence de il [il başkanlığı] et le conseil de la présidence [başkanlık kurulu] dans un délai de quinze jours avant son départ.

15. Organisation.

A) Organes centraux.

a. Congrès général b. Président général c. Comité central

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d. Conseil de la présidence e. Conseil disciplinaire central

B) Organisations de il, d’arrondissement (ilçe), et de municipalité. a. Les congrès de il, ilçe et de municipalité b. Les présidents et conseils de direction de il et d’ilçe c. Organisations municipales d. Conseils disciplinaires de il

C) Organisations de base (Temel örgütler) D) Groupes du parti

a. Conseil général du groupe à la Grande Assemblée Nationale Turque(TBMM)

b. Conseil de direction du groupe à l’assemblée c. Conseil disciplinaire du groupe à l’assemblée d. Groupes du parti dans les assemblées de il e. Groupes du parti dans les assemblées municipales

a. Colonnes, représentants et fondations amies

f. l’ « öncü Gençlik » g. La colonne des femmes h. La colonne culture et arts i. La colonne des sciences j. Les représentants à l’étranger k. Les représentants dans les villages et les arrondissements.

16. Congrès général.

L’organe du parti le plus haut placé est le congrès général. Les membres délégués du congrès général du parti sont élus par les membres du parti. Le président général, le comité central, le conseil disciplinaire central et les ministres appartenant au parti ainsi que les députés sont membres naturels du congrès général. Les réunions ordinaires du congrès général ont lieu tous les deux ans. Des réunions extraordinaires sont organisées à la suite d’une demande du président général, du comité central, des délégués du congrès général ou d’au moins un cinquième des membres du parti. C’est le président général qui convoque le congrès général. […] Les décisions sont prises à la majorité des deux tiers.

17. Le président général.

Le président général représente le parti, il est le président de toute l’organisation du parti. Il est responsable et compétent dans toutes les décisions qui lient le parti, dans l’organisation de rencontres, dans la fondation de liens avec l’extérieur et dans la communication du parti. Le président général peut organiser des réunions avec les organes de direction du parti, les conseils et les commissions, convoquer les membres du parti dans leur ensemble ou séparément. Il fait savoir ce qu’il voit aux membres compétents [görevli] et à l’organisation du parti, il donne des missions et fait appliquer ses décisions par les organes compétents. Le président général préside le comité central et le conseil de la présidence. Il est élu lors du congrès général à la majorité absolue des voix lors d’un vote à bulletin secret. Si, lors des deux premiers tours de scrutin, les candidats n’ont pas été départagés, un troisième tour est organisé où celui qui obtient le

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plus de voix l’emporte. Si pour une raison ou pour une autre le président doit abandonner ses fonctions, le comité central choisit dans ses rangs son successeur.

18. Le comité central.

Le comité central est composé de quarante membres permanents plus dix de réserve, élus avec le président général par le congrès général. Les membres du comité central qui démissionnent sont remplacés par des membres de réserve. Le comité central est l’organe le plus important du parti après le congrès général. Le comité central choisit en son sein un secrétaire général qui s’entoure alors du vice président général ainsi que de trois autres vice-présidents généraux, du comptable général et de trois membres du conseil présidentiel. Le comité central prépare les élections générales et locales et décide, conformément aux statuts du parti, des candidats que le parti présentera aux élections. Il présente un rapport de travail lors des congrès et prépare un projet de décision à prendre pour l’occasion. Il discute le budget annuel, prépare un projet sur les possibles évolutions du programme et des statuts et le présente au congrès. Le comité central décide de l’ordre du jour des réunions en s’assurant que celui-ci est convenable pour le président général (l’ordre du jour lui aura été présenté auparavant par le secrétaire général). Il ne se passe pas trois mois entre deux réunions du comité central.

19. Le conseil de la présidence.

Le comité central désigne, avec le président général, en son sein quatre vice-présidents généraux, un comptable général et cinq membres de conseil de la présidence. Le conseil de la présidence est donc composé de onze membres. Le conseil de la présidence est l’organe exécutif le plus élevé du parti. Pouvoir et fonctions du conseil présidentiel :

- Il contrôle les décisions du congrès et du comité central. - Il annonce, adopte et publie les programmes, principes et politiques du parti. - Il organise les relations politiques et légales du parti. - Il organise, planifie et dirige les recherches, les publications et les travaux

d’éducation du parti. - Il prépare le congrès général, les congrès de il et d’ilçe et vérifie que les élections

de délégués sont conformes aux statuts du parti. - Il prépare le budget annuel. - Il fait entrer en vigueur les décisions du comité central. - Il conduit et organise les relations internationales du parti. - Il prend les décisions concernant la direction de l’organisation du parti, les

contrôles et tous les autres domaines qui permettent un renforcement et une croissance du parti.

Il ne se passe pas un mois entre deux réunions du conseil de la présidence. 20. L’article 20 a été supprimé. 21. Le secrétariat général.

Le vice-président général est nommé secrétaire général. Il applique les décisions prises par le comité central et le conseil de la présidence. Il informe le comité central et remplace le président dans ses travaux officiels lorsque celui-ci est absent.

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22. Le comptable général.

Les obligations du comptable général sont de rassembler les revenus du parti et de préparer les dépenses nécessaires aux projets du parti. Il cherche les moyens de financement et s’efforce de discerner les dépenses nécessaires et convenables du parti. Il est responsable de l’inventaire, des comptes et du contrôle des dépenses.

23. Conseils et commissions scientifiques, artistiques, d’information et de recherche.

Le comité central et le conseil de la présidence peuvent créer des conseils et commissions sur des sujets de recherche politiques, sociologiques, économiques, techniques et scientifiques. Ces commissions et conseils peuvent être temporaires ou permanents. Ces travaux peuvent être publiés par les éditions ou utilisés dans les travaux éducatifs du parti.

24. Les organisations de « pays » (il).

Le congrès de il a lieu tous les deux ans.[…]. Les députés faisant partie du il, les maires de grandes villes, ainsi que les membres du conseil disciplinaire seront les membres naturels du congrès. Le conseil de direction du il, le président inclus, comptera sept membres, ainsi que trois de réserve. Le conseil de direction du il nommera dans ses rangs un secrétaire et un comptable. Le président du il, le conseil de direction du il, le conseil disciplinaire du il et les délégués au congrès général élisent les délégués au congrès du il. Un congrès de il extraordinaire est convoqué par la décision du conseil de direction de l’il ou par la volonté d’un cinquième des délégués du congrès précédent ou de l’organisation de il. Si le comité central remarque que des décisions ont été prises en contradiction avec le programme ou les statuts du parti lors d’un congrès de il ou dans le conseil de direction du il, il peut dissoudre le conseil de direction du il. Dans ce cas un conseil de direction provisoire sera nommé par le comité central en attendant que ce conseil provisoire organise un congrès extraordinaire dans les quarante-cinq jours et que de nouvelles élections soient organisées. Le congrès de il réunit au plus six cent délégués. Si le nombre de membres dans le il ne dépasse pas les six cents membres, tous les membres peuvent assister au congrès.

25. Les organisations d’arrondissement (ilçe).

Le congrès de ilçe ne doit pas compter plus de 400 délégués. Pour les ilçe qui ne dépassent pas quatre cent membres, tous les membres peuvent assister au congrès. Les maires et les présidents de ilçe du parti ainsi que le conseil de direction de ilçe sont les membres naturels du congrès de ilçe. Le président d’organisation de il et le maire de grande ville [Büyük Şehir] dont fait partie l’ilçe s’ajoutent aux membres naturels cités précédemment. Les congrès de ilçe ont lieu tous les deux ans, les dates seront fixées en portant attention à celle du congrès général. Le conseil de direction du ilçe, le président inclus, comptera cinq membres et trois de réserve. Le conseil de direction choisit dans ses rangs un secrétaire et un comptable. Un congrès de ilçe extraordinaire est convoqué par la décision du conseil de direction de l’ilçe ou par la volonté d’un cinquième des délégués du congrès précédent ou de l’organisation de ilçe. Si le comité central remarque que des décisions ont été prises en contradiction avec le programme ou les statuts du parti lors d’un congrès de ilçe ou dans le conseil de direction de l’ilçe, il peut dissoudre le conseil de direction du ilçe. Dans ce cas un conseil de direction provisoire sera nommé par le

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comité central en attendant que ce conseil provisoire organise un congrès extraordinaire dans les trente jours et que de nouvelles élections soient organisées.

26. Organisations de ville.

Dans les villes qui se trouvent à l’extérieur des centres de il et d’ilçe est fondée une direction de municipalité qui compte au minimum trois membres. La direction de municipalité choisit en son sein un président d’organisation municipale. La direction de l’organisation municipale est la représentante des membres enregistrés auprès des instances supérieures du parti.

27. Les organisations de base [Temel Örgüt].

Les organisations d’il et d’ilçe fondent, afin de constituer une avant-garde de parti, des organisations de base dans les usines, les lieux de travail, les villages, les arrondissements, et plus généralement dans tous les rassemblements de travailleurs. Ces organisations prennent une forme différente selon la particularité de chaque profession. Les membres sur le point de devenir membre d’un organe d’administration, tous les membres et candidats au statut de membre travaillent dans une organisation de base. Une organisation de base est instituée à partir d’un minimum de trois membres. L’objectif est d’élargir l’auditoire du parti dans la proximité géographique et professionnelle de ces trois membres. Les candidats au statut de membre, les électeurs et élus prennent place dans ces organisations de base. Dans chacune de ces organisations de base, on trouve un président, un comptable et un responsable d’éducation et de diffusion des idées du parti. D’autres fonctions peuvent être précisées selon les besoins. L’organisation de base se réunit au moins une fois par mois.

28. Les groupes parlementaires.

Les membres du parti élus à la TBMM, dans les assemblées de ville et dans les assemblées de il fondent des groupes de parti dans ces institutions. Les députés et membres d’assemblées locales se rassemblent au moins tous les trois mois.

29. La création de nouvelles organisations.

Toute nouvelle organisation est nécessairement lancée par un organe supérieur. L’organisation créée élira un président parmi ses membres et respectera les statuts du parti.

30. Colonnes [kollar], représentants à l’étranger, bureaux, commissions et comités.

Le parti annonce ici la fondation de la colonne Öncü Gençlik (la jeunesse d’avant-garde), de la colonne des femmes, de la colonne arts et culture, de la colonne scientifique, ainsi que de représentions à l’étranger. D’autres organisations dont l’existence sera jugée nécessaire seront créées par la suite. Cet ensemble d’organisations et de colonnes dépendent d’un statut spécial. Les organisations d’il et d’ilçe diffusent les idées du parti, informent le peuple sur divers sujets, fêtent le premier mai ainsi que d’autres journées qui concernent les travailleurs et contribuent au travail de diffusion des idées du parti par l’organisation dans des salles fermées ou à ciel ouvert de conférences et meetings.

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31. Annonce de congrès.

Pour les congrès du parti, il n’est pas obligatoire de procéder à une annonce dans la presse […].

32. Quitter ses fonctions.

Quand, pour une raison ou pour une autre, le président de il ou d’ilçe quitte ses fonctions, la direction d’il ou d’ilce organise des élections en vu d’élire un nouveau président. Dans ce cas, un vote secret est exigé et la majorité simple est demandée. Si, pour quelque raison que ce soit, un membre du comité central, du comité disciplinaire central, de la direction de il, d’ilçe ou de ville, et de conseil disciplinaire d’il démissionne, il est remplacé par un membre de réserve. On veillera dans ce cas à ce que le principe d’une représentation majoritaire des ouvriers et travailleurs soit respectée.

33. Règles concernant les élections.

Les élections du comité central du parti, du conseil présidentiel, des organes d’ilçe, d’il et de ville, les élections des délégués de la ville et du congrès général se font au scrutin majoritaire. Le vote est secret.

34. Les conseils disciplinaires.

Ceux qui se comportent d’une manière contraire aux statuts, programmes et décisions des organes seront l’objet d’une commission disciplinaire. Les organes compétents en ce qui concerne les mesures disciplinaires sont les conseils disciplinaires. Le conseil disciplinaire central est composé de sept membres et de trois membres de réserve, élus lors du congrès général. Le scrutin est secret. Le conseil disciplinaire d’İl est élu lors du congrès d’il. Le conseil disciplinaire d’il comporte trois membres ainsi que trois membres de réserve. Le scrutin est secret. Le conseil disciplinaire du groupe TBMM est élue par la commission générale du groupe, à scrutin secret. Elle est composée de sept membres et de sept membres de réserve.

35. Les mesures disciplinaires.

Les peines dépendent de la gravité des activités et comportements contraires au programme et statuts du parti. Les mesures disciplinaires peuvent consister en un blâme, une exclusion temporaire ou définitive. Les exclusions temporaires couvrent une période d’au moins un an et d’au plus deux ans. En cas de multiplication des blâmes, une peine d’exclusion peut être décidée. Les peines d’exclusions définitives sont décidées en cas de refus du socialisme, des statuts et de la discipline du parti.

36. Travaux disciplinaires.

Les membres sont expédiés aux conseils disciplinaires leur correspondant par le conseil d’administration d’arrondissement auquel ils sont attachés. Ces conseils disciplinaires doivent donner une décision dans une période maximale de deux mois. La décision d’envoyer un membre en conseil disciplinaire central est prise à la majorité des deux tiers lors de la première réunion du comité central ayant lieu après le recours. Les décisions de

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conseils disciplinaires peuvent faire l’objet d’un appel. La seconde décision alors rendue est irrévocable.

37. Le financement du parti.

Les revenus du parti sont soumis à l’autorité de la loi sur les partis politiques. Les budgets, bilans, revenus et dépenses, la façon dont ils sont organisés sont présentés sous forme de compte à la direction du parti. Les comptes de chaque échelon sont ouverts au contrôle de chaque membre et du peuple.

Annexe 3 Premier questionnaire proposé aux militants

Ce premier questionnaire souffre de nombreuses faiblesses, certaines questions peuvent sembler « naïves » ou maladroites, certaines ont provoqué l’étonnement des militants, d’autres manquent. Par ailleurs, notre méconnaissance de la langue turque au moment de la distribution de ce questionnaire (en décembre 2003) nous a amené à commettre des erreurs de vocabulaire ou des imprécisions dans les termes employés (comme cette confusion récurrente entre membre et militant). Néanmoins, nous avons pu exploiter les questionnaires que nous avons récupéré remplis, et nous nous en sommes servis comme une première prise de contact. Nous avons ensuite contacté les militants en question pour des entretiens semi-directifs. A la soixantaine de questionnaire distribuée (dans les locaux du siège, dans les locaux de la section de Beşiktaş, lors de la veillée consacrée à l’attente de Rauf Denktaş sur la place de Tepebaşı), quarante nous ont été rendus remplis. Le taux de retour élevé peut s’expliquer par notre méthode de distribution et la façon dont nous avons récupéré les questionnaires. En effet – et comme nous l’avons en partie stipulé en introduction -, nous dépendions à cette époque d’individus « clés » de l’organisation. Nous leur avons donc demandé de distribuer les questionnaires « à notre place » et de les récupérer pour ensuite nous les rendre, démarche qu’ils ont appréciée par l’aspect « légitime » (ce faisant nous « jouions le jeu » de l’organisation fortement hiérarchisée) et « légitimant » qu’elle leur conférait. Ces « relais privilégiés » nous ont donc remis les questionnaires par « paquet » d’une dizaine, ce qui nous a permis de progresser et de contacter par la suite un nombre de militants que nous n’aurions certainement pas pu joindre par nos « propres moyens ».

1. İşçi Partisi üyeliğiniz öncesinde başka bir partiye üye miydiniz ? [Avant d’être membre de l’İP, avez-vous été membre d’un autre parti ?]

2. İşçi Partisine neden üye olmaya kara verdiniz ? [Pourquoi avez-vous décidé de devenir membre de l’İP ?]

3. İşçi Partisi üyeliğiniz öncesinde, İşçi Partisi’nden tanıdığinı birileri var miydi ? (arkadaşlarınızda biri ya da aile fertterinden biri…).

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[Avant de devenir membre, connaissiez vous un membre de l’İP (un de vos amis, ou un membre de votre famille) ?]

4. Isçi Parisine üye olurken, hayatınızda politik ya da sosyal olarak belirleyici bir olay var miydi ?

[Est-ce qu’un événement social ou politique a motivé votre adhésion ?]

5. Partiye girerken ne işle meşguldunuz ? (öğrenci miydiniz ya da çalşıyor muydunuz ?). [Lors de votre entrée à l’İP, quelle profession exerciez vous ? (travailliez vous, ou étiez vous étudiant ?)]

6. Şu anki mesleki pozisyonunuz nedir ? [En ce moment, quelle est votre profession ?]

7. İşçi Partisi üyeliğinizin profesyonel hayatınıza yardımcı olduğumu mu yoksa profesyonel hayatınız için bir engel teşkil ettiğini mi düşünüyorsunuz ?

[Diriez vous que votre militantisme à l’İP a constitué une aide, ou un obstacle dans votre vie professionnelle ?]

8. Babanızın en son olarak uğraştığı iş nedir ? [Quelle a été la dernière profession qu’a exercé votre père ?]

9. Dedenizin son olarak uğraşmış olduğu iş nedir ? [Quelle a été la dernière profession de votre grand père ?]

10. Eğitim seviyeniz nedir ? [Quel est votre niveau d’études ?]

11. İşçi Partisi üyeliğine girisiniz, size profesyonel hayatınız için farklı seçim şansları tanıdı mı ? Tanıdıysa ne tür seçim şansları tanımıştır ?

[Le fait d’être militant à l’İP vous a-t-il donné de nouvelles opportunités dans votre vie professionnelle ? Le cas échéant, de quel type d’opportunités s’agit-il ?]

12. İşçi Partisi üyeliğinizle birlikte, özel hayatınızla ilgi olarak değişliklikler oldu mu ? [Le fait d’être membre à l’İP a-t-il engendré des changements dans votre vie privée ?]

13. İşçi Partisi üyeliğinizle birlikte, arkadaş çevrenizle ilgili olarak değişiklikler oldu mu ?

[Le fait d’être membre de l’İP a-t-il engendré des évolutions dans les rapoorts que vous entreteniez avec vos amis ?]

191

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14. Genel olarak farklı derneklerde üye olduğunuz mu ?

[Êtes vous membres d’une autre association ?]

15. Parti içerisinde bulunan farklı generationdaki üyelerle kendiniz arasında farklılıklar görüyer musunuz ? Görüyorsanız ne gibi farklılıklardır ?

[Avez-vous remarqué des différences entre les différentes générations de membres de l’İP ? Si oui, les quelles ?]

16. Ailenizdeki diğer fertteder işçi partisine üye olan var mı ? Varsa kimlerdir ? (Eşiniz, çocuğunuz..)

[D’autres membres de votre famille participent-ils aux activités de l’İP ? Si oui, lesquels (votre conjoint, vos enfant, etc.) ?]

17. İşçi Partisi Başkanı Doğu Perinçek’i nasıl tanımlarsınız ? [Par quels mots définiriez vous le président de l’İP Doğu Perinççek ?]

18. Eğer İşçi Partisine bir arkadaşınız sayesinde girdiyseniz, bu arkadaşınızı nereden tanıyordunuz ? ( Üniversite, Lise, İş arkadaş…) ve bu arkadaşınızla olan ilişkinizi nasıl tanımlarsınız ? Ayrıca ne kadar zamandan beri arkadaşlığınız devam etmektedir ?

[Si vous êtes entré à l’İP grâce à une de vos connaissances, où avez-vous connu cette personne (lycée, université, lieu de travail, etc.), et comment définiriez vous les relations que vous entretenez avec cette personne ? Par ailleurs, depuis combien de temps connaissiez vous cette personne ?]

192

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Annexe 4 Liste des enquêtés

Prénom318 Sexe Âge Profession Niveau

d’études319Profession du

père

Présence de

membre de la famille dans le parti320

Fonction dans le parti

Martı F 24 Rédactrice à Ulusal Kanal

Yüksek Lisans (Equivalent Master 1)

Avocat Père et mère

Cadre, professionnelle

responsable de la communication à l’Öncü Gençlik

Semih M 25 Etudiant Yüksek Lisans Ouvrier Non Cadre, membre

de la direction de l’Öncü Gençlik

Erkan M 40 Boulanger Lycée Chauffeur Non Militant

Özgür M 24 Sans profession Equivalent du Baccalauréat Fonctionnaire Non Militant

Tunç M 42 Chef d’entreprise

3 années d’université

Fonctionnaire de police Non Militant

Bülent M 27 Cameraman à Ulusal Kanal Lycée Ouvrier Père et

mère

Cadre, professionnel,

ancien trésorier de l’Öncü Gençlik

Önder M 25 Etudiant Université Fonctionnaire Non Militant Emre M 21 Etudiant Baccalauréat Instituteur Père Militant

Teoman M 25 Etudiant

Université (dernier diplôme :lisans)

Employé dans une supérette

Père Militant

Faruk M 40 Ouvrier Lycée Chauffeur routier Non Militant

Barış M 53 Chauffeur de bus Lycée Ouvrier Non Militant

Uğur M 24 Etudiant Université Comptable Père Militant

Turan Özbay M 44 Comptable Yüksek Lisans Instituteur Oui

Cadre, responsable de l’İP à Beşiktaş

318 Certains prénoms ont été remplacés par d’autres. Ce faisant, nous respectons la volonté d’enquêtés qui acceptaient de répondre à nos question si, et seulement si, le travail final n’était pas publié ou si leur nom n’apparaissait pas dans la version finale de cette recherche. 319 Quand le niveau d’études a un équivalent dans le système universitaire français, nous le précisions. 320 Quand l’enquêté n’a pas voulu préciser quel membre de sa famille est membre du parti, nous ne le précisions pas. Ici, la famille est à considérer au sens large (cousines, cousins, tantes, oncles, père, mère, etc.), nous ne précisons pas si le membre de la famille adhère à l’İP avant ou après l’engagement de l’enquêté.

193

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Turan Özlü M 51

Professeur de mathématiq-

ues Université Instituteur Oui

Cadre, membre du

comité central. Responsable de

la section stambouliote de

l’İP

Mehmet Ulusoy M 55 Professeur de

Physique Université Agriculteur

Oui (ses

quatre frères sont

membres)

Cadre, responsable de la

publication de Teori

Tugay Şen M 27 Président de

l’Öncü Gençlik Diplômé en

Droit Avocat Père

Cadre, membre du comité

central. Président de

l’Öncü Gençlik

Gökten M 23 Etudiant

Université (dernier

diplôme :équivalent

baccalauréat)

Comptable Oui Cadre, membre

de la direction de l’Öncü Gençlik

Melek F 23 Etudiante

Equivalent Licence en

science politique

architecte Père et Mère Militante

Eylül F 25 Sans profession

Yüksek Lisans (équivalent

Master 1) en phylosophie

Ouvrier Non Militante

Dilek F 22 Etudiante Yüksek Lisans

en communication

Juriste Père et mère Militante

Mustafa M 57 Contremaître Lycée Agriculteur Oui Militant Atila M 47 Maçon Lycée Mécanicien Non Militant

Hasan M 34 Coiffeur Lycée Coiffeur Non Militant

Zorbey M 21 Etudiant Equivalent Baccalauréat Ingénieur Oui Militant

Mesut M 38 Informaticien Yüksek Lisans

(équivalent Master 1)

Ouvrier textile Non Militant

Serbest M 26 Etudiant

Université (dernier

diplôme : lisans)

Officier Non Cadre, membre

de la direction de l’Öncü Gençlik

Yüksel M 45 Commerce extérieur

Lisans (équivalent

licence) Artisan Oui Militant

Beyza F 37 Essayiste, écrivaine

Lisans (équivalent

licence)

Directeur de restaurant Oui

Cadre, membre de la colonne culture et arts

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Sezin F 47 Employée dans

l’industrie textile

Equivalent Baccalauréat

Manutentionnaire Non Militante

Ümit F 25 Sans profession Lycée Employé de banque Oui Militante

Gözde F 34 Rédactrice pour

les revues de l’İP

Lisans (équivalent

licence) Electricien Non Militante,

professionnelle.

Ayşe F 32 Sans profession Université (non précisé)

Officier de police Non

Cadre, donne épisodiquement

des cours à l’école du parti

Zeki M 43 Médecin Doctorat Gros commerçant

N’a pas voulu

répondre

Cadre, membre de la colonne des

sciences

Ertuğrul M 52 Mécanicien Lycée Maçon Non Militant

Erol M 54 Employé

administratif dans un hôpital

Lycée Agriculteur Oui Militant

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209

A. A propos de l’İşçi Partisi 209 B. Militantisme et radicalisation : les années 1960 et 1970 210

C. Les transformations du militantisme depuis le coup d’Etat du 12

septembre 1980 211

D. Les relations Etat/société en Turquie contemporaine 212

E. Un essor de la « société civile » ? 212

196

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Table des matières

Résumé du mémoire 2 Remerciements 4 Prononciation 5 Abréviation 6

Introduction 9

Partie I : la mobilisation des prédispositions individuelles 31

Chapitre 1 : Les prédispositions individuelles de l’engagement à l’İP 34

A. Une socialisation homogène d’individus aux réseaux sociaux convergents 34

1. Historicité et « situation » de l’İşçi Partisi dans le champ politique turc 34

2. La question de la socialisation primaire 40 a. Engagement politique familial et influence des discussions à caractère politique entre générations d’un même foyer 41 b. Le rapport à la religion 45 c. Les ressources économiques et culturelles de la famille 46

3. L’inscription dans les réseaux sociaux de l’İP 47 a. Proximité dans l’espace social et mode de recrutement cooptatif 48 b. Les camps d’éducation du parti 51

B. Typologie des profils sociaux à l’entrée 53

1. Les déclassés par le haut 54 a. La mobilité ascendante 54 b. Mobilité culturelle et maintien des ressources économiques 56

2. Le maintien du niveau des ressources 57 a. Le maintien à un haut niveau de ressources économiques et

culturelles 57 b. Le maintien à un niveau de ressources peu élevé 58

3. La mobilité descendante 59

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Chapitre II : L’actualisation des prédispositions individuelles 61

A. La mobilisation des prédispositions 61

1. Un instrument de normalisation des capitaux culturels et des schèmes de perception des agents : l’école du parti 62

2. La normalisation des schèmes de perception et d’action 67 a. Des relations de pouvoir de type disciplinaire 67 b. La construction d’un ethos commun constitutif de l’habitus de

groupe 70 Les procédés d’accumulation et de manipulation des biens symboliques « social-nationalistes » 70 « Esthétique du leader » et représentations collectives à l’İP 77

B. Les réseaux de sociabilité de l’İP 80

Partie II : Les stratégies d’investissement des structures partisanes 87

Chapitre III : L’organisation et son système d’action 88

A. Structures et fonctionnement de l’organisation 89

1. Le modèle organisationnel 90 a. Le parcours politique de Doğu Perinçek, entrepreneur politique 90 et leader de l’İP b. Hiérarchisation et centralité 96

2. Népotisme et autoreproduction des élites 101 b. Coexistence et échanges intergénérationnels 101

La génération des compagnons historiques 102 La génération Özal 106

c. Une tendance à l’autoreproduction des élites 108

B. Coûts de fonctionnement et ressources de l’organisation 111

1. Le répertoire d’actions diversifié mais contraint de l’organisation 113

a. L’environnement idéologique et politique de l’İP 113 b. Un accès routinier mais restreint aux médias 117

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c. Les coûts de fonctionnement : un répertoire d’action contraint 121

2. Les ressources disponibles dans le parti 123 a. Les ressources idéologiques ou psychoaffectives 123 b. Les ressources financières 125 c. Les ressources sociales 126

Chapitre IV : La division du travail partisan : stratégies d’accumulation et de conversion des ressources 129

A. Les cadres 132

1. Sociographie des élites du parti : Qui fait carrière à l’İP ? 133 a. L’homme de réseaux 134 b. L’expert 137

2. Les stratégies d’accumulation des ressources partisanes 139

3. Etude des rétributions du magistère İP 144 a. Endosser le rôle de mandataire 145 b. Les rétributions « économiques et sociales » de l’activité

partisane 151

B. L’espace du militantisme 153

1. Les origines sociales du groupe militant 155

2. Le dévouement comme mode de militantisme 156 a. Le culte du désintérêt militant 156 b. Une politisation de toutes les sphères de la vie sociale 159

3. Les rétributions du militantisme İP 161 a. Les rétributions en capital social 162 b. La constitution d’un capital militant 164

Conclusion 168 Annexes 172 Bibliographie 196

216