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Mes Amis Mes Amours - senifall.files.wordpress.comMES AMIS MES AMOURS roman. www. quebecloisirs. com UNE ÉDITION DU CLUB QUÉBEC LOISIRS INC. ... grisâtre du ciel de Paris. Mathias

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  • MarcLevy

    MESAMISMESAMOURS

    roman

  • www.quebecloisirs.com

    UNEÉDITIONDUCLUBQUÉBECLOISIRSINC.

    ©Avecl’autorisationdesÉditionsRobertLaffont

    ©2006,ÉditionsRobertLaffont,S.A.,SusannaLeaAssociates,Paris

    Dépôtlégal–BibliothèquenationaleduQuébec,2006

    ISBNQ.L.2-89430-781-0

    ISBNQ.L.978-2-89430-781-6

    (publiéprécédemmentsousISBN2-221-10764-0)

    ImpriméauCanada

    http://www.quebecloisirs.com

  • ÀLouis,

    ÀEmily

  • Paris

    –TutesouviensdeCarolineLeblond?

    – Seconde A, toujours assise au fond de la classe. Ton premierbaiser.Çafaitquelquesannées…

    –Elleétaitrudementbelle,CarolineLeblond.

    –Pourquoipenses-tuàelle,làmaintenant?

    –Là-bas,prèsdumanège,jetrouvequecettefemmeluiressemble.

    Antoine regardait attentivement la jeunemaman qui lisait, assisesurune chaise.En tournant lespages, elle jetaitdebrefs regards à sonpetitgarçonquiriait,accrochéaumâtdesonchevaldebois.

    –Elledoitavoirplusde trente-cinqans,cette femme, là-bas,prèsdumanège.

    –Nousaussionaplusdetrente-cinqans,ajoutaMathias.

    –Tucroisquec’estelle?Tuasraison,elleaunfauxairdeCarolineLeblond.

    –Qu’est-cequej’aipuêtreamoureuxd’elle!

    – Toi aussi tu lui faisais ses devoirs de maths pour qu’ellet’embrasse?

    –C’estdégueulassecequetudis.

    –Pourquoic’estdégueulasse?Elleembrassaittouslesgarçonsquiavaientplusde14sur20.

    –Jeviensdetedirequej’étaisfouamoureuxd’elle!

    –Ehbien,maintenanttupeuxenvisagerdetournerlapage.

    Assis côte à côte sur un banc qui bordait le carrousel, Antoine etMathiassuivaientmaintenantduregardunhommeaucompletbleuquiposaitungrossacroseaupiedd’unechaiseetaccompagnaitsapetitefillejusqu’aumanège.

    –C’estunsixmois,ditAntoine.

    Mathias scruta le baluchon. Par la fermeture Éclair entrouverte,

  • dépassaientunpaquetdebiscuits, unebouteilled’orangeade, et lebrasd’unoursenpeluche.

    –Troismois,pasplus!Tuparies?

    Mathiastenditsamain,Antoineluitapadanslapaume.

    –Tenu!

    Lapetitefillesurlechevalàlacrinièredoréesemblaitperdreunpeul’équilibre,sonpèrebondit,maislegérantdumanègel’avaitdéjàremiseenselle.

    –Tuasperdu…,reprisMathias.

    Ilavançajusqu’àl’hommeaucompletbleuets’assitprèsdelui.

    – C’est difficile au début, hein ? questionna Mathias,condescendant.

    –Ohoui!réponditl’hommeensoupirant.

    –Avecletemps,vousverrez,çadevientencorepluscompliqué.

    Mathiasregardafurtivementlebiberonsanscapuchonquidépassaitdusac.

    –Celafaitlongtempsquevousêtesséparés?

    –Troismois…

    Mathiasluitapotal’épauleetrepartittriomphantversAntoine.Ilfitsigneàsonamidelesuivre.

    –Tumedoisvingteuros!

    Les deux hommes s’éloignèrent dans une allée du jardin duLuxembourg.

    –TurentresàLondresdemain?demandaMathias.

    –Cesoir.

    –Alorsonnedînepasensemble?

    –Saufsituprendsletrainavecmoi.

    –Jetravaille,demain!

    –Vienstravaillerlà-bas.

    – Ne recommence pas. Qu’est-ce que tu veux que je fasse àLondres?

    –Êtreheureux!

  • I

    Londres,quelquesjoursplustard

    Assis à son bureau, Antoine rédigeait les dernières lignes d’unelettre.Illarelutet,satisfait,lapliasoigneusementavantdelaglisserdanssapoche.

    LespersiennesdesfenêtresquidonnaientsurButeStreetfiltraientlalumièred’unebellejournéed’automneverslesparquetsenboisblondducabinetd’architecture.

    Antoine enfila le veston accroché au dos de sa chaise, ajusta lesmanches de sonpull etmarchad’unpas rapide vers le hall d’entrée. Ils’arrêta en chemin et se pencha sur l’épaule de son chef d’agence pourétudierleplanqu’iltraçait.Antoinedéplaçal’équerreetcorrigeauntraitdecoupe.McKenzieleremerciad’unhochementdetête,Antoinelesaluad’unsourireetrepartitversl’accueilenregardantsamontre.Auxmurs,étaient accrochés des photographies et dessins des projets réalisés parl’agencedepuissacréation.

    –Vouspartezencongécesoir?demanda-t-ilàlaréceptionniste.

    –Ehoui,ilesttempsquejemettecebébéaumonde.

    –Garçonoufille?

    La jeune femme esquissa une grimace en posant lamain sur sonventrerond.

    –Footballeur!

    Antoinecontournalepupitre,lapritdanssesbrasetlaserracontrelui.

    – Revenez vite… pas trop vite, mais vite quand même ! Enfin,revenezquandvousvoulez.

    Il s’éloigna en lui faisant un petit signe de la main et poussa les

  • portesvitréesquiouvraientsurlepalierdesascenseurs.

    Paris,lemêmejour

    Lesportes vitréesd’unegrande librairieparisienne s’ouvrirent surlespasd’unclientvisiblementpressé.Chapeausurlatête,écharpenouéeautourducou,ilsedirigeaitverslerayondeslivresscolaires.Perchéesuruneéchelle,unevendeuseénonçaitàvoixhautelestitresetquantitésdesouvragesrangésdans lesrayonnages,pendantqueMathiasenreportaitlesréférencessuruncahier.Sansautrepréambule,leclientleurdemandad’un ton peu avenant où se trouvaient les œuvres complètes de VictorHugodanslaPléiade.

    –Quelvolume?interrogeaMathiasenlevantunœildesoncahier.

    –Lepremier,réponditl’homme,d’untonencoreplussec.

    La jeune vendeuse se contorsionna et attrapa le livre du bout desdoigts. Elle se pencha pour le donner àMathias. L’homme au chapeaus’ensaisitprestementetsedirigeavers lacaisse.LavendeuseéchangeaunregardavecMathias.Lesmâchoiresserrées, ilposasoncahiersur lecomptoiretcourutderrièreleclient.

    –Bonjour,s’ilvousplaît,merci,aurevoir!hurla-t-ilenluibarrantl’accèsàlacaisse.

    Stupéfait, leclientessayade lecontourner ;Mathias luiarracha lelivre desmains avant de retourner à son travail, en répétant à tue-tête«Bonjour,s’ilvousplaît,merci,aurevoir!».Quelquesclientsassistaientà la scène, effarés. L’homme au chapeau quitta le magasin, furieux, lacaissièrehaussalesépaules,lajeunevendeuse,toujourssursonéchelle,eutbiendumalàgardersonsérieuxetlepropriétairedelalibrairiepriaMathiasdepasserlevoiravantlafindelajournée.

    Londres

    Antoine remontait Bute Street à pied ; il avança vers le passage

  • clouté, un black cab ralentit et s’arrêta. Antoine adressa un signe deremerciementauchauffeuretavançavers lerond-pointdevant leLycéefrançais.Ausondelacloche, lacourdel’écoleprimairefutenvahieparune nuée d’enfants. Emily et Louis, cartable au dos,marchaient côte àcôte. Le petit garçon sauta dans les bras de son père. Emily sourit ets’éloignaverslagrille.

    –Valentinen’estpasvenuetechercher?demandaAntoineàEmily.

    – Maman a appelé la maîtresse, elle est en retard, elle veut quej’aillel’attendreaurestaurantd’Yvonne.

    –Alorsviensavecnous, je t’emmène,onvagoûter là-bas tous lestrois.

    Paris

    Une pluie fine s’imprimait sur les trottoirs luisants. Mathiasresserra le col de sa gabardine et s’engagea dans les clous. Un taxiklaxonnaet lefrôla.Lechauffeurpassaunemainparlavitre, lemajeurpointédansunepositionpeuéquivoque.Mathiastraversalarueetentradans la supérette. Les lumières vives des néons succédèrent au tongrisâtreducieldeParis.Mathiascherchauneboîtedecalé,hésitadevantdifférents plats surgelés et choisit un paquet de jambon sous vide. Sonpetitpanierrempli,ilsedirigeaverslacaisse.

    Lecommerçantluirenditsamonnaiemaispassonbonsoir.

    Quandilarrivadevantlepressing,lerideaudeferétaitdéjàbaissé,Mathiasrentrachezlui.

    Londres

    Attablés dans la salle déserte du restaurant, Louis et Emilydessinaient sur leurs cahiers tout en se régalant d’une crème carameldontseulelapatronne,Yvonne,avaitlesecret.Elleremontaitdelacave,Antoinelasuivait,portantunecaissedevin,deuxcagettesdelégumeset

  • troispotsdecrème.

    – Comment fais-tu pour soulever des trucs pareils ? demandaAntoine.

    –Jefais!réponditYvonneenlui indiquantdeposerletoutsurlecomptoir.

    –Tudevraisprendrequelqu’unpourt’aider.

    –Etavecquoijelepaieraistonquelqu’un?J’aidéjàdumalàm’ensortirtouteseule.

    – Dimanche, je viendrai te donner un coup demain avec Louis ;nousrangeronstaréserve,c’estunvraicapharnaümenbas.

    –LaissemaréservecommeelleestetemmèneplutôttonfilsfaireduponeyàHydePark,oufais-luivisiterlaTourdeLondres,celafaitdesmoisqu’ilenrêve.

    – Il rêve surtout de visiter lemusée desHorreurs, ce n’est pas lamêmechose.Etilestencoretropjeune.

    –Outoi tropvieux,répliquaYvonneenrangeantsesbouteillesdebordeaux.

    Antoinepassalatêteparlaportedelacuisineetregardaavecenvielesdeuxgrandsplatsposéssurlacuisinière.Yvonneluitapotal’épaule.

    –Jevousmetsdeuxcouvertspourcesoir?demanda-t-elle.

    –Troispeut-être?réponditAntoineenregardantEmilyappliquéesursoncahieraufonddelasalle.

    Mais à peine avait-il achevé sa phrase que la maman d’Emilyentrait,essoufflée,danslebistrot.Ellesedirigeaverssafille,l’embrassaens’excusantdesonretard,uneréunionauconsulatl’avaitretenue.Ellelui demanda si elle avait terminé ses devoirs ; la petite fille acquiesça,toutefière.AntoineetYvonnelaregardaientdepuislecomptoir.

    –Merci,ditValentine.

    –Jet’enprie,répondirentenchœurYvonneetAntoine.

    Emilyrangeasoncartableetpritsamèreparlamain.Depuislepasde la porte, la petite fille et samaman se retournèrent et les saluèrenttouslesdeux.

  • Paris

    Mathiasreposalecadresurlecomptoirdesacuisine.Ileneffleuraleverreduboutdesdoigts,commepourcaresserlescheveuxdesafille.Surlaphoto,Emilytenaitsamèred’unemain,etdel’autreluifaisaitunsigned’aurevoir.C’étaitaujardinduLuxembourg,troisansplustôt.LaveilledujouroùValentine,safemme,lequittaitpourpartirs’installeràLondresavecsafille.

    Deboutderrièrelatableàrepasser,Mathiasapprochasamaindelasemelleduferpours’assurerqu’elleétaitàlabonnetempérature.Entreleschemisesqu’ildéfroissaitaurythmed’uneparquartd’heure,s’inséraunpetitpaquetenrobédepapierd’aluminiumqu’il repassaavecencoreplusd’attention.Ilreposalefersursonsocle,débranchalapriseetdépliala feuilled’aluminium,découvrantun croque-monsieur fumant. Il le fitglissersuruneassietteetemportasonrepasvers lecanapédusalonenattrapantaupassagesonjournalsurlatablebasse.

    Londres

    Si en ce début de soirée le bar du restaurant était animé, la salleétait loin d’afficher complet. Sophie, la jeune fleuriste, qui tenait unmagasin à côté du restaurant, entra les bras chargés d’un énormebouquet.Ravissantedanssablouseblanche,ellearrangealeslysdansunvase posé sur le comptoir. La patronne lui désigna d’un signe discretAntoineetLouis.Sophiesedirigeaversleurtable.ElleembrassaLouisetdéclina l’invitation d’Antoine à se joindre à eux ; elle avait encore durangementàfairedanssaboutiqueetdevaitpartirtrèstôtlelendemainaumarchéauxfleursdeColumbiaRoad.YvonneappelaLouispourqu’ilviennesechoisiruneglacedanslecongélateur.Lepetitgarçons’éclipsa.

    Antoine prit la lettre dans son veston et la remit discrètement àSophie.Elle ladépliaetcommençaà la lire,visiblementsatisfaite.Toutenpoursuivantsalecture,elletiraunechaiseàelleets’assit.EllerenditlapremièrepageàAntoine.

    –Tupeuxcommencerpar:«Monamour»?

  • – Tu veux que je lui dise « mon amour » ? répondit Antoine,dubitatif.

    –Oui,pourquoi?

    –Pourrien!

    –Qu’est-cequitegêne?questionnaSophie.

    –Jetrouvequec’estunpeutrop.

    –Tropquoi?

    –Trop,trop!

    – Je ne comprends pas. Je l’aime d’amour, je l’appelle « monamour»!insistaSophie,convaincue.

    Antoinepritsonstyloetenôtalecapuchon.

    –C’esttoiquiaimes,c’esttoiquidécides!Maisenfin…

    –Enfinquoi?

    –S’ilétaitlà,tul’aimeraispeut-êtreunpeumoins.

    –Tufaischier,Antoine.Pourquoitudistoujoursdeschosescommeça?

    –Parceque c’est comme ça !Quand les gens vous voient tous lesjours,ilsvousregardentmoins…voireplusdutoutauboutd’uncertaintemps.

    Sophie ledévisagea,visiblementagacée.Antoinereprit la feuilleets’exécuta.

    –Trèsbien,nousdisonsdonc:«Monamour»…

    Iléventa la feuillepourque l’encresècheet laremitàSophie.ElleembrassaAntoine sur la joue, se leva et envoyaunbaiser de lamain àYvonne, affairée derrière sonbar.Alors qu’elle franchissait le pas de laporte,Antoinelarappela.

    –Excuse-moipourtoutàl’heure.

    Sophiesouritetsortit.

    Le portable d’Antoine sonna, le numéro deMathias s’affichait surl’écran.

    –Oùes-tu?demandaAntoine.

    –Dansmoncanapé.

  • –Tuasunepetitevoix,jemetrompe?

    –Non,non, réponditMathias en triturant lesoreillesd’unegirafeenpeluche.

    –Jesuisallécherchertafilleàl’écoletoutàl’heure.

    –Jesais,ellemel’adit,jeviensderaccrocheravecelle.Ilfautquejelarappelle,d’ailleurs.

    –Elletemanqueàcepoint-là?demandaAntoine.

    – Encore plus quand je viens de raccrocher avec elle, réponditMathiasavecunepointedetristessedanslavoix.

    –Penseàlachancequ’elleauraplustardd’êtretotalementbilingueetfélicite-toi.Elleestmagnifiqueetheureuse.

    –Jesaistoutça,c’estsonpèrequil’estmoins.

    –Tuasdesproblèmes?

    –Jecroisquejevaisfinirparmefairevirer.

    –Raisondepluspourvenirt’installerici,prèsd’elle.

    –Etdequoivivrais-je?

    –IlyadeslibrairiesàLondresetcen’estpasletravailquimanque.

    –Ellesnesontpasunpeuanglaisesteslibrairies?

    –Mon voisin prend sa retraite. Sa librairie est en plein cœur duquartierfrançais,etilchercheungérantpourleremplacer.

    Antoinereconnutquel’endroitétaitbienplusmodestequeceluioùtravaillait Mathias à Paris, mais il serait son propre patron, ce qui enAngleterre n’était pas un crime… Les lieux étaient pleins de charme,mêmes’ilsavaientbesoind’êtrerafraîchis.

    –Ilyauraitbeaucoupdetravaux?

    –Çac’estdemondomaine,réponditAntoine.

    –Etcombiencoûteraitlagérance?

    Le propriétaire cherchait avant tout à éviter que sa librairie ne setransformeenunesandwicherie.Ilsecontenteraitd’unpetitpourcentagesurlesrésultats.

    –Commenttudéfinis«petit»exactement?questionnaMathias.

    –Petit ! Petit comme… la distance qu’il y aurait entre ton lieu detravailetl’écoledetafille.

  • –Jenepourraijamaisvivreàl’étranger.

    – Pourquoi ? Tu crois que la vie sera plus belle à Paris quand letramwayserafini?Icilegazonnepoussepasqu’entrelesrails,ilyadesparcspartout…Tiens,cematin,j’aidonnéàmangeràdesécureuilsdansmonjardin.

    –Tuasdesjournéeschargées!

    –Tut’habitueraistrèsbienàLondres,ilyauneénergieincroyable,lesgenssontaimables,etpuisquandjeteparleduquartierfrançais,onsecroiraitvraimentàParis…maissanslesParisiens.

    EtAntoine fit une liste exhaustive de tous les commerces françaisinstallésautourdulycée.

    – Tu peux même acheter L’Équipe et prendre ton café crème enterrassesansquitterButeStreet.

    –Tuexagères!

    – À ton avis, pourquoi les Londoniens ont baptisé la rue « FrogAlley » ?Mathias, ta fille vit ici, et tonmeilleur ami aussi. Et puis tun’arrêtespasdedirequelavieeststressanteàParis.

    Gêné par le bruit qui venait de la rue,Mathias avança jusqu’à safenêtre;unautomobilistefulminaitcontreleséboueurs.

    –Nequittepasuneseconde,demandaMathiasenpenchantlatêtedehors.

    Il hurla à l’automobiliste qu’à défaut de respecter le voisinage, cedernierpourrait aumoinsavoirunpeude considérationpourdesgensquiavaientun travaildifficile.Àsaportière, leconducteurvociféraunebordéed’injures.Labennefinitparserangersurlebas-côtéetlavoitures’enfuitdansuncrissementdepneus.

    –Qu’est-cequec’était?demandaAntoine.

    –Rien!Qu’est-cequetudisaissurLondres?

  • II

    Londres,quelquesmoisplustard

    Le printemps était au rendez-vous. Et si, en ces premiers joursd’avril, lesoleil secachaitencorederrière lesnuages, la températurenelaissait aucundoute sur l’avènementde la saison.Lequartier deSouthKensington était en pleine effervescence. Les étals des marchands dequatre saisons regorgeaient de fruits et légumes joliment disposés, laboutique de fleurs de Sophie ne désemplissait pas et la terrasse durestaurant d’Yvonne rouvrirait bientôt. Antoine croulait sous le travail.Cette après-midi, il avait reporté deux rendez-vous pour suivrel’avancementdestravauxdepeintured’uneravissantepetitelibrairieàlapointedeButeStreet.

    LesétagèresduFrenchBookshopétaientprotégéespardesbâchesen plastique et les peintres achevaient les dernières finitions. Antoineregardasamontre,inquiet,etsetournaverssoncollaborateur.

    –Ilsn’aurontjamaisfinicesoir!

    Sophieentradanslalibrairie.

    –Jerepasseraiplustarddéposermonbouquet,lapeintureaimelesfleursmaislaréciproquen’estpasvraie.

    –Autrainoùvontleschoses,repassedemain,réponditAntoine.

    Sophies’approchadelui.

    –Ilvaêtrefoudejoie,alorsmêmes’ilresteuneéchelleetdeuxpotsd’enduitpar-ci,par-là,cen’estpastrèsgrave.

    –Ceneserabeauquequandtoutserafini.

    –Tuesmaniaque.Bon, je vais fermer lemagasinet je viensvousdonneruncoupdemain.Àquelleheurearrive-t-il?

    –Jen’ensaisrien;tuleconnais,ilachangéquatrefoisd’horaire.

  • *

    Assis à l’arrière d’un taxi, une valise à ses pieds, un colis sous lebras,Mathiasnecomprenaitrienauxproposqueluitenaitlechauffeur.Parpolitesse, il lui répondaitparunesériedeouietdenonhasardeux,tâchantd’interprétersonregarddanslerétroviseur.Enmontantàbord,ilavaitrecopiél’adressedesadestinationaudosdesonbilletdetrainetconfie le tout à cet homme qui, en dépit d’un problème decommunicationdevenuflagrantetd’unvolantplacédumauvaiscôté,luisemblaitnéanmoinsdetouteconfiance.

    LesoleilperçaitenfinlesnuagesetsesrayonsirradiaientlaTamise,étirantleseauxdufleuveenunlongrubanargenté.TraversantlepontdeWestminster, Mathias découvrait les contours de l’abbaye sur la riveopposée.Sur le trottoir,une jeune femmeadosséeauparapet,microenmain,récitaitsontextefaceàunecaméra.

    –PrèsdequatrecentmilledenoscompatriotesauraientfranchilaManchepourvenirs’installerenAngleterre.

    Letaxidépassalajournalisteetlavoitures’engouffradanslecœurdelaville.

    *

    Derrière son comptoir, un vieux monsieur, anglais, rangeaitquelquespapiersdansuncartableaucuircraqueléparl’usuredutemps.Ilregardaautourdeluietinspiraprofondémentavantdeseremettreàlatâche. Il actionna discrètement le mécanisme d’ouverture de la caisseenregistreuseet écouta le tintementdélicatde lapetite clochettequands’ouvraitlechariotàmonnaie.

    –Dieuquecebruitvamemanquer,dit-il.

  • Samainpassasousl’antiquemachineetrepoussaunressort,libérantdesesrailsletiroir-caisse.Illeposasuruntabouretnonloindelui.Ilsepenchapourrécupérer,aufonddel’enclave,unpetitlivreàlacouverturerouge défraîchie. Le roman était signé P.G. Wodehouse. Le vieuxmonsieuranglais,quirépondaitaunomdeJohnGlover,humalelivreetleserratoutcontrelui.Ilenfitdéfilerquelquespages,avecuneattentionquifrisaitlatendresse.Puisilleplaçaenévidencesurlaseuleétagèrequin’était pas bâchée et retourna derrière son comptoir. Il referma soncartableetattenditainsilesbrascroisés.

    –ToutvabienmonsieurGlover?demandaAntoineenregardantsamontre.

    –Mieuxfriseraitl’indécence,réponditlevieuxlibraire.

    –Ilnedevraitplustarder.

    –Àmonâge,leretardd’unrendez-vousdevenuinévitablenepeutêtrequ’unebonnenouvelle,repritGloverd’untonposé.

    Un taxi se rangeait le long du trottoir. La porte de la librairies’ouvritetMathiasse jetadanslesbrasdesonami.Antoinetoussotaetindiqua,d’unregardappuyé,levieuxmonsieurquil’attendaitaufonddelalibraire,àdixpasdelui.

    –Ahoui,jecomprendsmieuxmaintenantlesensquetudonnesaumot«petit»,chuchotaMathiasenregardantautourdelui.

    LevieuxlibrairesedressaettenditunemainfrancheàMathias.

    –Monsieur Popinot je présume ? dit-il dans un français presqueparfait.

    –Appelez-moiMathias.

    –Jesuistrèsheureuxdevousaccueillirici,monsieurPopinot.Vousaurez probablement un peu de mal à vous repérer au début, les lieuxpeuventsemblerpetits,maisl’âmedecettelibrairieestimmense.

    –MonsieurGlover,monnomn’estpasdutoutPopinot.

    JohnGlovertenditlevieuxcartableàMathiasetl’ouvritdevantlui.

    –Voustrouverezdanslapochecentraletouslesdocumentssignéspar le notaire. Manipulez la fermeture Éclair avec une certaineprécaution, depuis son soixante-dixième anniversaire, elle est devenueétrangementcapricieuse.

    Mathiaspritlasacocheetremerciasonhôte.

  • – Monsieur Popinot, puis-je vous demander une faveur, oh unetoutepetitefaveurderiendutout,maisquimecombleraitdejoie?

    – Avec grand plaisir monsieur Glover, réponditMathias hésitant,maispermettez-moid’insister,monnomn’estpasPopinot.

    – Comme vous voudrez, reprit le libraire d’un ton avenant.Pourriez-vous me demander si, par le plus grand des hasards, je nedisposeraispasdansmesrayonsd’unexemplairedeInimitableJeeves.

    MathiasseretournaversAntoine,cherchantdans leregarddesonami un semblant d’explication. Antoine se contenta de hausser lesépaules.MathiastoussotaetregardaJohnGloverleplussérieusementdumonde.

    –Monsieur Glover, auriez-vous par le plus grand des hasards unlivredontletitreseraitInimitableJeeves,s’ilvousplaît?

    Le libraire se dirigea d’unpas décidé vers l’étagère qui n’était pasbâchée,ypritleseulexemplairequ’ellecontenaitetletenditfièrementàMathias.

    –Commevous leconstaterez, leprix indiquésur lacouvertureestd’unedemi-couronne;cettemonnaien’ayanthélaspluscours,etafinquecette transaction se fasse entre gentlemen, j’ai calculé que la sommeactuellede cinquantepence feraitparfaitement l’affaire, si vous en êtesd’accord,biensûr!

    Décontenancé,Mathias accepta la proposition, Glover lui remit lelivre,Antoinedépannasonamidecinquantepenceet le librairedécidaqu’ilétaittempsdefairevisiterleslieuxaunouveaugérant.

    Bienque la librairien’occupâtguèreplusde soixante-deuxmètrescarrés – si l’on comptait la surface des bibliothèques bien sûr et laminuscule arrière-boutique –, la visite dura trente bonnes minutes.Pendant tout ce temps, Antoine dut souffler à son meilleur ami lesréponsesauxquestionsqueluiposaitdetempsàautreMrGlover,quandilabandonnaitlefrançaispourreprendresalanguenatale.Aprèsluiavoirappris le bon fonctionnement de la caisse enregistreuse, et surtoutcommentdébloquerletiroir-caissequandleressortfaisaitdessiennes,levieux libraire demanda àMathias de le raccompagner, tradition oblige.Cequ’ilfitdebonnegrâce.

    Sur le pas de la porte, et non sans laisser paraître une certaineémotion, une fois n’est pas coutume,Mr Glover pritMathias dans ses

  • brasetleserracontrelui.

    –J’aipassétoutemaviedanscelieu,dit-il.

    –J’enprendraibiensoin,vousavezmaparoled’homme,réponditMathiassolenneletsincère.

    Levieuxlibraires’approchadesonoreille.

    –Jevenaisd’avoirvingt-cinqans,jen’aipaspulesfêter,monpèreayanteularegrettableidéedemourirlejourdemonanniversaire.Jedoisvousconfierquesonhumourm’atoujourséchappé.Lelendemain,j’aidûreprendre sa librairie, elle était anglaise à l’époque. Ce livre que voustenezdanslesmains,c’estlepremierquej’aivendu.Nousenavionsdeuxexemplaires en rayon. J’ai conservé celui-ci, me jurant que je nem’ensépareraisqu’audernierjourdemonmétierdelibraire.Commej’aiaiméce métier ! Être au milieu des livres, côtoyer tous les jours lespersonnagesquiviventdansleurspages…Prenezsoind’eux.

    MrGloverregardaunedernièrefoisl’ouvrageàlacouverturerougequeMathiastenaitdanssesmainsetluidit,lesourireauxlèvres:

    –JesuiscertainqueJeevesveillerasurvous.

    IlsaluaMathiasets’éclipsa.

    –Qu’est-cequ’ilt’adit?demandaAntoine.

    –Rien,réponditMathias,tupeuxgarderlaboutiqueuneseconde?

    Et avant qu’Antoine ne réponde, Mathias s’élança sur le trottoirdans lespasdeMrGlover. Il rattrapa le vieux libraire auboutdeButeStreet.

    –Quepuis-jefairepourvous?demandacedernier.

    –Pourquoim’avez-vousappeléPopinot?

    GloverregardaMathiasavectendresse.

    –Vousdevriezprendreauplusvitel’habitudedenejamaissortirencette saison sans parapluie. Le temps n’est pas aussi rude qu’on leprétend,maisilarrivequelapluietombesansprévenirdanscetteville.

    MrGloverouvritsonparapluieets’éloigna.

    – J’aurais aimé vous connaître, monsieur Glover. Je suis fier devoussuccéder,criaMathias.

    L’hommeauparapluieseretournaetsouritàsoninterlocuteur.

  • – En cas de problème, vous trouverez au fond du tiroir-caisse lenumérodetéléphonedelapetitemaisonduKentoùjemeretire.

    Lasilhouetteéléganteduvieuxlibrairedisparutaucoindelarue.Lapluie semit à tomber,Mathias leva les yeux et regarda le ciel voilé. Ilentenditdanssondoslespasd’Antoine.

    –Qu’est-cequetuluivoulais?demandaAntoine.

    –Rien,réponditMathiasenluiprenantsonparapluiedesmains.

    Mathiasregagnasalibrairie,Antoinesonbureau,etlesdeuxamisseretrouvèrentenfind’après-mididevantl’école.

    *

    Assisaupieddugrandarbrequiombrageaitlerond-point,AntoineetMathiasguettaientlaclochequiannonceraitlafindescours.

    – Valentinem’a demandé de récupérer Emily, elle est retenue auconsulat,ditAntoine.

    – Pourquoi est-ce que mon ex-femme appelle mon meilleur amipourluidemanderderaccompagnermafille?

    –Parcequepersonnenesavaitàquelleheuretuarriverais.

    –ElleestsouventenretardpourallerchercherEmilyàl’école?

    –Jeterappellequ’àl’époqueoùvousviviezensembletunerentraisjamaisavanthuitheuresdusoir!

    –Tuesmonmeilleuramioulesien?

    –Quandtudisdeschosescommeçajemedemandesicen’estpastoiquejevienschercheràl’école.

    Mathiasn’écoutaitplusAntoine.Du fondde lacourderécréation,unepetitefilleluioffraitleplusbeausouriredumonde.Lecœurbattant,il se leva et son visage s’illumina du même sourire. En les regardant,Antoineseditqueseulelavieavaitpuimaginerunesijolieressemblance.

    – C’est vrai que tu restes ? demanda la petite fille étouffée debaisers.

  • –Jet’aidéjàmenti?

    –Non,maisilyaundébutàtout.

    –Tuescertainequetoi,tunemenspassurtonâge?

    AntoineetLouis lesavaient laissés en têteà tête.Emilydécidadefaireredécouvrirsonquartieràsonpère.Quandilsentrèrentmaindanslamain dans le restaurant d’Yvonne, Valentine les attendait, assise aucomptoir. Mathias s’approcha d’elle et l’embrassa sur la joue, tandisqu’Emilys’installaitàlatableoùelleavaitl’habitudedefairesesdevoirs.

    – Tu es tendue ? demanda Mathias en prenant place sur untabouret.

    –Non,réponditValentine.

    –Si,jevoisbien,tuasl’airtendue.

    –Jene l’étaispas avant taquestion,mais jepeux ledevenir si tuveux.

    –Tuvoisquetul’es!

    –Emilyrêvaitdedormircheztoicesoir.

    –Jen’aimêmepaseu le tempsde regarderàquoi ça ressemblaitchezmoi.Mesmeublesarriventdemain.

    –Tun’aspasvisitétonappartementavantd’emménager?

    –Paseuletemps,touts’estprécipité.J’aieubeaucoupdechosesàrégleràParisavantdevenirici.Pourquoisouris-tu?

    –Pourrien,réponditValentine.

    –J’aimebienquandtusouriscommeça,pourrien.

    Valentinesourcilla.

    –Etj’adorequandteslèvresbougentcommeça.

    –Çasuffit,ditValentined’unevoixdouce.Tuasbesoind’uncoupdemainpourt’installer?

    – Non, je vais me débrouiller. Tu veux que nous déjeunionsensembledemain?Enfin,situasletemps.

    Valentine inspira profondément et commanda un diabolo fraise àYvonne.

    –Situn’espastendue,entoutcastuescontrariée.C’estparcequejeviensm’installeràLondres?repritMathias.

  • –Maispasdutout,ditValentineenpassantunemainsurlajouedeMathias.Aucontraire.

    LevisagedeMathiass’illumina.

    –Pourquoiaucontraire?demanda-t-ild’unevoixfragile.

    –Ilfautquejetedisequelquechose,chuchotaValentine,etEmilyn’estpasencoreaucourant.

    Inquiet,Mathiasrapprochasontabouret.

    –JevaisrentreràParis,Mathias.Leconsulvientdemeproposerdediriger un service. C’est la troisième fois que l’on m’offre un posteimportantauQuaid’Orsay.J’aitoujoursditnon,parcequejenevoulaispasdéscolariserEmily.Elle s’est fait une vie ici etLouis estdevenuunpeu commeun frère.Elle croit déjà que je lui ai enlevé sonpère, je nevoulaispasqu’enplusellemereprochedel’avoirprivéedesesamis.Situn’étaispasvenut’installer,j’auraisprobablementrefuséànouveau,maismaintenantquetueslà,touts’arrange.

    –Tuasaccepté?

    –Onnepeutpasrefuserunepromotionquatrefoisdesuite.

    –Çan’auraitfaitquetroisfoissijecomptebien!repritMathias.

    –Jecroyaisquetucomprendrais,ditValentine,calmement.

    –Jecomprendsquej’arriveetquetoiturepars.

    –Tuvasréalisertonrêve,tuvasvivreavectafille,ditValentineenregardantEmily qui dessinait sur son cahier.Elle vamemanquer à encrever.

    –Ettafille,ellevaenpenserquoi?

    –Elle t’aimeplusque toutaumonde,etpuis lagardealternée,cen’estpasnécessairementunesemaine/unesemaine.

    –Tuveuxdirequec’estmieuxsic’esttroisans/troisans!

    – Nous allons juste inverser les rôles, c’est toi qui me l’enverraspourlesvacances.

    Yvonnesortitdesacuisine.

    –Ça va vousdeux ?demanda-t-elle enposant le verredediabolofraisedevantValentine.

    –Formidable!réponditMathiasdutacautac.

  • Yvonne,dubitative, lesregardatouràtouretretournaderrièresesfourneaux.

    –Vousallezêtreheureux,ensemble,non?demandaValentineenaspirantàlapaille.

    Mathiastrituraitunéclatdeboisquisedétachaitducomptoir.

    –Situmel’avaisditilyaunmois,nousaurionstousétéheureux…àParis!

    –Çavaaller?demandaValentine.

    – Formidable ! grommela Mathias en arrachant l’écharde ducomptoir,j’adoredéjàlequartier.Tuvasluienparlerquand,àtafille?

    –Cesoir.

    –Formidable!Ettupartiraisquand?

    –Àlafindelasemaine.

    –Formidable!

    ValentineposasamainsurleslèvresdeMathias.

    –Toutvabiensepasser,tuverras.

    Antoine entra dans le restaurant et remarqua aussitôt les traitsdécomposésdesonami.

    –Çava?demanda-t-il.

    –Formidable!

    – Je vous laisse, dit aussitôt Valentine en abandonnant sontabouret;j’aipleindechosesàfaire.TuviensEmily?

    Lapetitefilleseleva,embrassasonpèrepuisAntoineetrejoignitsamère.Laportederétablissementserefermasurelles.

    AntoineetMathiasétaientassiscôteàcôte.Yvonnebrisalesilenceenposantunverredecognacsurlecomptoir.

    –Tiens,boisça,c’estunremontant…formidable.

    MathiasregardaAntoineetYvonneàtourderôle.

    –Vouslesaviezdepuiscombiendetemps?

    Yvonnes’excusa,elleavaitàfaireencuisine.

    – Quelques jours ! répondit Antoine, et puis ne me regarde pascomme ça, ce n’était pas à moi de te l’annoncer… et ce n’était pas

  • certain…

    –Ehbien,maintenantça l’est !ditMathiasenavalantsoncognacd’untrait.

    –Tuveuxquejet’emmènevisitertanouvellemaison?

    –Jecroisqu’iln’yapasgrand-choseàvisiterpourl’instant,repritMathias.

    –Enattendant tesmeubles, je t’ai installéun lit de campdans tachambre.Viensdînerenvoisin,proposaAntoine,Louisseraravi.

    – Je le garde avec moi, dit Yvonne en interrompant leurconversation;jenel’aipasvudepuisdesmois,onadestasdechosesàseraconter.File,Antoine,tonfilss’impatiente.

    Antoine hésitait à abandonner son ami, mais comme Yvonne luifaisaitlesgrosyeux,ilserésignaetluimurmuraàl’oreilleenpartantquetoutallaitêtre…

    –…formidable!conclutMathias.

    RemontantButeStreetavec son fils,Antoinegrattaà lavitrinedeSophie.Ellelerejoignitaussitôtdehors.

    –Tuveuxvenirdîneràlamaison?demandaAntoine.

    –Non,tuesunamour,j’aiencoredesbouquetsàfinir.

    –Tuasbesoind’aide?

    Le coupde coudequeLouis asséna à sonpèren’échappapas à lajeunefleuriste.Elleluipassalamaindanslescheveux.

    – Filez, il est tard, et j’en connais un qui doit avoir plus envie deregarderdesdessinsanimésquedejoueraufleuriste.

    Sophies’avançapourembrasserAntoine,illuiglissaunelettredanslamain.

    –J’aimistoutcequetum’asdemandé,tun’asplusqu’àrecopier.

    –Merci,Antoine.

    –Tunousleprésenterasunjour,cetypeàquij’écris…?

    –Unjour,promis!

    Auboutdelarue,Louistirasurlebrasdesonpère.

  • –Écoute,papa,siçat’ennuiededînerseulavecmoi,tupeuxmeledire,tusais!

    Etcommesonfilsaccéléraitlepaspourledistancer,Antoinelança:

    – Je nous ai prévu un repas dont tu vas me dire des nouvelles :croquettesmaisonetsouffléauchocolat,letoutcuisinépartonpère.

    – Ouais, ouais…, dit Louis bougon, en montant dans l’AustinHealey.

    – Tu as vraiment un sale caractère, tu sais, reprit Antoine en luibouclantlaceinturedesécurité.

    –J’ailetien!

    –Unpetitpeuceluidetamèreaussi,nevapascroire…

    –Mamanm’aenvoyéunmailhiersoir,ditLouisalorsquelavoitures’éloignaitsurOldBromptonRoad.

    –Ellevabien?

    –D’aprèscequ’ellem’adit,cesont lesgensquisontautourd’ellequinevontpasvraimentbien.ElleestauDarfour,maintenant.C’estoùexactement,papa?

    –ToujoursenAfrique.

    *

    Sophie ramassa les feuilles qu’elle avait balayées sur les tomettesanciennesdumagasin.Ellerecomposalebouquetderosespâlesdanslegrandvasedelavitrineetremitunpeud’ordredansles liensderaphiasuspendus au-dessus du comptoir. Elle ôta sa blouse blanche pour lasuspendreàlapatèreenferforgé.Troisfeuillesdépassaientdesapoche.Elle prit la lettre écrite par Antoine, s’assit sur le tabouret derrière lacaisseetcommençaàréécrirelespremièreslignes.

    *

  • Quelques clients finissaient de se restaurer dans la salle.Mathiasdînaitseulaucomptoir.Leservicetiraitàsafin,Yvonnesefituncaféetvints’asseoirsuruntabouretàcôtédelui.

    –C’étaitbon?Etsi tumeréponds« formidable», tuprendsunegifle.

    –TuconnaisuncertainPopinot?

    –Jamaisentenduparler,pourquoi?

    –Commeça,ditMathiasenpianotantsurlecomptoir.

    –EtGlover,tul’asbienconnu?

    – C’est une figure du quartier. Un homme discret et élégant,anticonformiste. Un amoureux de littérature française, je ne sais quelvirusl’apiqué.

    –Unefemmepeut-être?

    –Jel’ai toujoursvuseul,réponditYvonneaussisec,etpuistumeconnais,jeneposejamaisdequestions.

    –Alorscommentfais-tupouravoirtouteslesréponses?

    –J’écouteplusquejeneparle.

    YvonneposasamainsurcelledeMathiasetlaserratendrement.

    –Tuvast’adapter,net’inquiètepas!

    –Jetetrouveoptimiste.Dèsquejeprononcedeuxmotsd’anglais,mafillehurlederire!

    –Jeterassure,personneneparlel’anglaisdanscequartier!

    –Alors tu savais pourValentine ?demandaMathias enbuvant ladernièregorgéedesonverredevin.

    –C’estpour ta filleque tuesvenu !TunecomptaisquandmêmepasrécupérerValentineenvenantt’installerici?

    –Onnecomptepas,quandonaime,tumel’asrépétécentfois.

    –Tun’estoujourspasguéri,hein?

    –Jenesaispas,Yvonne,ellememanquesouvent,c’esttout.

    –Alorspourquoil’as-tutrompée?

  • –C’étaitilyalongtemps,j’aifaituneconnerie.

    – Eh oui,mais ce genre de conneries-là, on les paie toute sa vie.Profitedecetteaventurelondoniennepourtournerlapage.Tuesplutôtbel homme, j’aurais trente ans demoins je te ferais des avances. Si lebonheurseprésente,nelelaissepaspasser.

    –Jenesuispassurqu’ilaitmanouvelleadresse,tonbonheur…

    –Combiende rencontres as-tu gâchées ces trois dernières annéesparcequetuaimaisavecunpieddansleprésentetl’autredanslepassé?

    –Qu’est-cequetuensais?

    –Jenet’aipasdemandéderépondreàmaquestion,jetedemandejusted’yréfléchir.Etpuispourcequej’ensais,jeviensdeteledire,j’aitrenteansdetrop.Tuveuxuncafé?

    –Non,ilesttard,jevaisallermecoucher.

    –Tuvasretrouvertonchemin?demandaYvonne.

    –Lamaison collée à celle d’Antoine, ce n’est pas la première foisquejeviens.

    Mathiasinsistapourréglersonaddition,récupérasesaffaires,saluaYvonneetsortitdanslarue.

    *

    Lanuitavaitglissésursavitrinesansqu’elles’ensoitrenducompte.Sophiereplia la lettre,ouvrit leplacardsous lacaisse,et larangeadansuneboîte en liègeau-dessusde lapiledes lettres rédigéesparAntoine.Ellejetacellequ’ellevenaitderéécriredanslegrandsacenplastiquenoirparmilesamasdefeuillesetdetigescoupées.Enquittantlemagasin,elleledéposasurletrottoir,aumilieud’autrespoubelles.

    *

  • Quelquescirrusvoilaientleciel.Mathias,valiseàlamain,soncolissouslebras,remontaitOldBromptonRoadàpied.Ils’arrêtauninstant,sedemandants’iln’avaitpasdépassésadestination.

    –Formidable!grommela-t-ilenreprenantsamarche.

    Au carrefour, il reconnut la vitrine d’une agence immobilière ettourna dans Clareville Grove. Des maisons de toutes les couleursbordaient la ruelle. Sur les trottoirs, les amandiers et cerisiers sebalançaient dans le vent. À Londres les arbres poussent en désordre,comme bon leur semble, et il n’est pas rare de voir ici ou là quelquespiétons contraints de descendre sur la chaussée pour contourner unebranchesouveraineinterdisantlepassage.

    Sespasrésonnaientdanslanuitcalme.Ils’arrêtadevantlenuméro4.

    La maison avait été divisée au début du siècle dernier en deuxparties inégales,mais elle avait conservé tout son charme. Les briquesrouges de la façade étaient recouvertes d’une glycine abondante quigrimpaitjusqu’autoit.Surleperron,enhautdequelquesmarches,deuxportes d’entrée se côtoyaient, une pour chaque voisin. Quatre fenêtresrépartissaient la lumière dans les pièces, une pour la petite partie oùhabitait il y a encore une semaineMr Glover, trois pour la grande, oùvivaitAntoine.

    *

    Antoineregardasamontreetéteignitlalumièredelacuisine.Unevieilletabledefermeenboisblanclaséparaitdusalon,meublédedeuxcanapésécrusetd’unetablebasse.

    Unpeuplus loin,derrièreunecloisondeverre,Antoineavaitagencéuncoinbureauqu’ilpartageaitavecsonfilsaumomentdesdevoirsetoùLouisvenaitsouventjouerencachettesurl’ordinateurdesonpère.Toutlerez-de-chausséeouvraitàl’arrièresurlejardin.

    Antoineemprunta l’escalier,entradans lachambredesonfils,qui

  • dormaitdepuislongtemps.Ilremontaledrapsursonépaule,déposaunbaiserpleindetendressesursonfront,enfouitsonnezaucreuxdesoncou pour y sentir un peu d’odeur d’enfance et ressortit de la pièce enrefermanttoutdoucementlaporte.

    *

    Les fenêtres d’Antoine venaient de s’éteindre, Mathias monta lesquelquesmarchesduperron,introduisitlaclédanslaserruredesaporteetentrachezlui.

    De son côté, le rez-de-chaussée était entièrement vide. Suspendueauplafond,uneampoulesebalançaitauboutd’unfil torsadé,diffusantune lumière triste. Il abandonna son paquet sur le plancher et montavisiter l’étage.Deux chambres communiquaient avec une salle d’eau. Ilposa sa valise sur le lit de camp qu’Antoine lui avait installé. Sur unecaisse,quifaisaitofficedetabledenuit,iltrouvaunpetitmotdesonamiquil’accueillaitdanssanouvelledemeure.Ilavançajusqu’àlafenêtre;encontrebas, sa parcelle de jardin s’étendait sur quelques mètres en uneétroite bande de gazon. La pluie semit à ruisseler le long du carreau.Mathiasroulalemotd’Antoineaucreuxdesamainetlelaissatomberausol.

    Les marches de l’escalier craquaient à nouveau sous ses pas, ilrécupéralecolisdansl’entrée,ressortitetremontalarueensensinverse.Derrièrelui,unrideauserefermaitàlafenêtred’Antoine.

    De retour dans Bute Street, Mathias entrouvrit la porte de lalibrairie,leslieuxsentaientencorelapeinture.Ilcommençad’ôteruneàune lesbâchesquiprotégeaient lesétagères.L’endroitn’était certespasgrand,mais lesbibliothèquesprofitaientpleinementde labellehauteursous plafond.Mathias aperçut l’échelle ancienne qui coulissait sur sonrail de cuivre. Atteint depuis l’adolescence d’un vertige prononcé etincurable,ildécidaquetoutouvragequineseraitpasàportéedemain,soitau-delàdutroisièmebarreau,neferaitpluspartiedustockmaisdeladécoration. Il ressortit et s’agenouilla sur le trottoir pour déballer son

  • paquet. Il contempla la plaque en émail qu’il contenait et effleura dudoigt l’inscription « La Librairie française ». L’imposte de la porteconviendrait parfaitement à l’accrochage. Il récupéra dans sa pochequatre longues vis, aussi vieilles que l’enseigne, et déplia son couteausuisse.Unemainseposasursonépaule.

    –Tiens,ditAntoineenluitendantuntournevis.Ilt’enfautunplusgrand.

    Etpendantqu’Antoinetenaitlaplaque,Mathiasvissaitdetoutessesforces,faisantmordrelesvisdanslebois.

    –Mongrand-pèreavaitunelibrairieàSmyrne.Lejouroùlavilleabrûlé,cetteplaqueestlaseulechosequ’ilapuemporteraveclui.Quandj’étais petit garçon, il la sortait de temps en temps d’un tiroir de sonbuffet, la posait sur la table de la salle à manger et il me racontaitcomment il avait rencontré ma grand-mère, comment il était tombéamoureux d’elle, comment, en dépit de la guerre, ils n’avaient jamaiscessé de s’aimer. Je n’ai jamais connu ma grand-mère, elle n’est pasrevenuedescamps.

    La plaque posée, les deux amis s’assirent sur le parapet de lalibrairie. Sous la lumière pâle d’un réverbère de Bute Street, chacunécoutaitlesilencedel’autre.

  • III

    Lerez-de-chausséedelamaisonétaitbaignédesoleil,AntoinepritlelaitdansleréfrigérateuretnoyalescéréalesdeLouis.

    –Pas trop, papa, sinon c’est toutmou, dit Louis en repoussant lebrasdesonpère.

    –Ce n’est pas une raison pour verser le reste sur la table ! repritAntoineenattrapantl’épongesurlereborddel’évier.

    On tambourina à la porte, Antoine traversa le salon. La porte àpeineentrouverte,Mathias,enpyjama,entrad’unpasdéterminé.

    –Tuasducafé?

    –Bonjour!

    –Bonjour,réponditMathiasens’asseyantàcôtédeLouis.

    Lepetitgarçonplongealatêtedanssonbol.

    –Biendormi?demandaAntoine.

    –Moncôtégaucheabiendormi,ledroitn’avaitpasassezdeplace.

    Mathias prit un toast dans la corbeille à pain et le tartinagénéreusementdebeurreetdeconfiture.

    – Qu’est-ce qui t’amène de si bon matin ? demanda Antoine endéposantlatassedecafédevantsonami.

    –C’estauRoyaume-UniouauroyaumedeGulliverquetum’asfaitimmigrer?

    –Qu’est-cequ’ilya?

    –Ilyaqu’unrayondesoleilestentrédansmacuisineetqu’onnetenait pas à deux dans la pièce, alors je suis venu prendre mon petitdéjeunercheztoi!Tuasdumiel?

    –Devanttoi!

    –Enfait,jecroisquej’aicompris,repritMathiasenmordantdans

  • satartine.Icileskilomètresdeviennentdesmiles,lesdegrésCelsiusdesFahrenheitet«petit»estconvertien«minuscule».

    – Je suis allé prendre le thé deux, trois fois chezmon voisin, j’aitrouvél’endroitplutôtcosy!

    –Ehbien,cen’estpascosy,c’estminuscule!

    Louis se leva de table et monta chercher son cartable dans sachambre.Ilredescenditquelquesinstantsplustard.

    –Jevaisdéposermonfilsàl’écolesitun’yvoispasd’inconvénient.Tunevaspasàlalibrairie?

    –J’attendslecamiondedéménagement.

    –Tuasbesoind’aide?

    –Ohnon,çavaprendredeuxsecondes,letempsdedéchargerdeuxchaisesetunpouf,etmoncabanonserapleinàcraquer!

    –Commetuveux ! réponditAntoined’untonsec.Claque laporteenpartant.

    MathiasrattrapaAntoinequiavaitrejointLouissurleperron.

    – Tu as des serviettes propres quelque part ? Je vais prendremadoucheici,danslamienneilfautleverlajambepourtenir.

    –Tum’emmerdes!réponditAntoineenquittantlamaison.

    Louis prit place sur le siège passager de l’AustinHealey et bouclatoutseulsaceinturedesécurité.

    – Ilm’emmerdevraiment,grommelaAntoineenremontant la rueenmarchearrière.

    UncamiondelaDelahayeMovingmanœuvraitpoursegarerdevantchezlui.

    *

    Dix minutes plus tard, Mathias appela Antoine à la rescousse. Ilavaitbien claqué laporte, comme il le lui avaitdemandé,mais ses clésétaient restées sur la table de la salle à manger. Les déménageurs

  • attendaient devant chez lui et il était en pyjama au milieu de la rue.AntoinevenaitdedéposerLouisàl’école,ilrebroussachemin.

    Le responsable de la compagnie Delahaye Moving avait réussi àconvaincreMathiasdelaissertravaillersonéquipeenpaix;àgesticulerainsiaumilieudesdéménageurs, ilnefaisaitquelesretarder.Ilpromitque,quandilrentreraitcesoir,toutseraitinstallé.

    Antoine attendit queMathias ait pris sa douche ; lorsqu’il fut finprêt,ilsrepartirentensembledanslevieuxcabrioletdécapoté.

    –Je tedéposeet je file, jesuisdéjàassezenretardcommeça,ditAntoineenquittantClarevilleGrove.

    –Tuvasàtonbureau?demandaMathias.

    –Non,jedoispassersurunchantier.

    –Pasbesoindefaireundétourparlalibrairie,çasentencorebientroplapeinturelà-bas.Jet’accompagne.

    –Jet’emmène,maistutetiensàcarreau!

    –Pourquoidis-tuça?

    L’AustinHealeys’élançasurOldBrompton.

    –Doucement!s’exclamaMathias.

    Antoineleregarda,agacé.

    –Ralentis!insistaMathias.

    Antoineprofitad’unfeurougepourrécupérersaservietteposéeauxpiedsdeMathias.

    –Tupeuxarrêterdefreineràmaplace!dit-ilenseredressant.

    –Pourquoitum’asposéçasurlesgenoux?demandaMathias.

    –Ouvreetregardecequ’ilyadedans.

    Mathiasensortitundocument,l’airinterrogatif.

    –Déplie-le!

    Dèsquelavoitureredémarra,lepland’architectureseplaquasurlevisage de Mathias qui tenta en vain de s’en dépêtrer tout au long dutrajet.Unpeuplustard,Antoineserangeaitlelongdutrottoir,devantunporcheenpierredetaille.Unegrilleenferforgéouvraitsuruneimpasse.Ilrécupérasonplanetsortitdel’Austin.

  • Dechaquecôtédespavésdeguingois,desmews,anciennesécuries,étaient réhabilitées en petits cottages. Les façades colorées croulaientsouslesrosiersgrimpants.Lestoituresonduléesétaientparfoisentuilesdebois,parfoisenardoise.Aufonddelaruelle,unebâtisse,plusgrandequetouteslesautres,régnaitsurleslieux.Unegrandeporteenchênesedressaitauhautdequelquesmarches.Antoineincitasonami,quitraînaitlepas,àlerejoindre.

    –Iln’yapasderatsj’espère?demandaMathiasenserapprochant.

    –Entre!

    Mathias découvrit un immense espace, éclairé par de grandesfenêtres, où travaillaient quelques ouvriers. Au centre, un escalierconduisait à l’étage. Un grand type à l’allure déglinguée s’approchad’Antoine,unplanàlamain.

    –Toutlemondevousattendait!

    Écossaisparsonpère,normandparsamère,McKenzie,latrentainepassée,parlaitunfrançaisteintéd’unaccentquinelaissaitaucundoutesur la mixité de ses origines. Il montra la mezzanine et interrogeaAntoine.

    –Vousavezprisunedécision?

    –Pasencore,réponditAntoine.

    –Jen’aurai jamais les sanitaires à temps. Il faut que jepassemacommandecesoirauplustard.

    Mathiass’approchad’eux.

    –Excusez-moi,dit-il,agacé.Tum’asfaittraverserLondrespourquejet’aideàréglerunproblèmedechiottes?

    –Tupermetsune seconde ! réponditAntoine avantde se tournerverssonchefdeprojet.Ilsm’emmerdent,vosfournisseurs,McKenzie!

    –Moi aussi ilsm’emmerdent vos fournisseurs, répétaMathias enbâillant.

    Antoinefustigeasonamiduregard,Mathiaséclataderire.

    –Bon,jeprendstavoiture,ettoitudemandesàtonchefd’agencedeteraccompagner.C’estpossible,McKenzie?

    AntoineretintMathiasparlebrasetletiraverslui.

  • –J’aibesoindetonavis,deuxouquatre?

    –Chiottes?

    –C’estuneanciennegrangeàcarriolesquel’agencearachetéel’andernier.J’hésiteàladiviserendeuxouquatreappartements.

    Mathiasregardatoutautourdelui,illevalatêteverslamezzanine,refituntoursurlui-mêmeetposasesmainssurseshanches.

    –Unseul!

    –Bond’accord,prendslavoiture!

    –Tumedemandes,jeteréponds!

    Antoinel’abandonnaetrejoignitlesmaçons,affairésaudémontaged’une ancienne cheminée. Mathias continuait d’observer les lieux, ilgrimpaàl’étage,s’approchad’unplanaccrochéaumur,retournaverslabalustradede lamezzanine,ouvrit lesbrasengrandet s’exclamad’unevoixtonitruante:

    – Un seul appartement, deux chiottes, le bonheur pour tout lemonde!

    Stupéfaits, les ouvriers levèrent la tête, tandis qu’Antoine,désespéré,prenaitlasienneentresesmains.

    –Mathias,jetravaille!criaAntoine.

    –Maismoiaussijetravaille!

    Antoinemontalesmarchesquatreàquatre,pourrejoindreMathiasàl’étage.

    –Àquoitujoues?

    –J’aiuneidée!Enbas,tunousaménagesunegrandepièceetici,ondivisel’étageendeuxparties…àlaverticale,ajoutaMathiasentraçantuneséparationimaginaireaveclesmains.

    –Àlaverticale?repritAntoine,exaspéré.

    – Combien de fois depuis qu’on est mômes avons-nous parlé departager le même toit, tu es célibataire, moi aussi, c’est une occasionrêvée.

    Mathiasétenditlesbrasencroixetrépéta«divisionverticale».

    –Onn’est plus desmômes ! Et si l’un de nous deux rentrait à lamaisonavecunefemme,onladiviseraitcomment?chuchotaAntoineen

  • riant.

    – Eh bien, si l’un de nous deux rentrait avec une femme, ilrentrerait…àl’extérieur!

    –Tuveuxdire,pasdefemmeàlamaison?

    – Voilà ! dit Mathias en écartant encore un peu plus les bras.Regarde ! ajouta-t-il en agitant le plan. Même moi, qui ne suis pasarchitecte,jepeuximaginerl’endroitderêvequeceserait.

    –Ehbien,rêve,moij’aiàfaire!réponditAntoineenluiarrachantleplandesmains.

    Enredescendant,AntoineseretournaversMathias,l’airdésolé.

    – Digère ton divorce une bonne fois pour toutes et laisse-moitravaillerenpaix!

    Mathias se précipita à la balustrade pour interpeller Antoine quivenaitderejoindreMcKenzie.

    – Tu t’es déjà entendu en couple comme nous nous entendonsdepuisquinzeans?Etnosenfantsnesontpasheureuxquandonpartenvacances ensemble ? Tu sais très bien que ça marcherait entre nous !argumentaMathias.

    Médusés,lesouvriersavaientcessétoutouvragedepuisledébutdela conversation.L’unbalayait, l’autre seplongeait dans la lectured’unenoticetechnique,untroisièmenettoyaitsesoutils.

    Furieux, Antoine abandonna son chef d’agence et ressortit dansl’impasse. Mathias dévala l’escalier, rassura McKenzie d’un clin d’œilamical,etrejoignitsonamiàsavoiture.

    – Je ne vois pas pourquoi tu t’énerves comme ça ? Je trouve quec’est une belle idée. Et puis c’est facile pour toi, tu ne viens pasd’emménagerdansunplacard.

    –Monteoujetelaisseici,réponditAntoineenouvrantlaportière.

    McKenzie les poursuivait en faisant de grands signes. Horsd’haleine, il demanda s’il pouvait rentrer avec eux, un travail foul’attendaitàl’agence.Mathiassortitdelavoiturepourlelaissermonter.Malgrésagrandetaille,McKenziesetassadumieuxqu’illepouvaitsurlesemblantdebanquetteàl’arrièreducabrioletetl’AustinHealeys’élançadanslesruesdeLondres.

    Depuis qu’ils avaient quitté l’impasse, Antoine n’avait pas dit un

  • mot. L’Austin se rangea dansBute Street, devant la Librairie française.MathiasinclinalefauteuilpourlibérerMcKenzie,maiscedernier,perdudanssespensées,nebougeaitpas.

    –Cela dit,murmuraMcKenzie, si vous vousmettez en couple, çam’arrangepourmacommande.

    –Àcesoirchéri!lançaMathiasens’éloignant,hilare.

    Antoinelerattrapaaussitôt.

    –Tuvas arrêter toutde suite avec ça.Nous sommesvoisins, c’estdéjàénorme,non?

    –Onvavivrechacunchezsoi,çan’arienàvoir!réponditMathias.

    –Qu’est-cequiteprend?demandaAntoine,préoccupé.

    –Leproblèmecen’estpasd’êtrecélibataire,c’estdevivreseul.

    –C’estunpeu leprincipeducélibat.Etpuisnousnesommespasseuls,nousvivonsavecnosenfants.

    –Seuls!

    –Tuvaslerépéteràchaquephrase?

    –J’aienvied’unemaisonavecdesenfantsquirient,jeveuxdelaviequandjerentrechezmoi,jeneveuxplusdedimanchessinistres,jeveuxdesweek-endsavecdesenfantsquirient.

    –Tul’asditdeuxfois!

    –Etalors,çateposeunproblèmes’ilsrientdeuxfoisdesuite?

    – Tu as touché le fond de la solitude à ce point-là ? demandaAntoine.

    –Vadonc travailler,McKenzie est en train de s’endormir dans tavoiture,ditMathiasenentrantdanssalibrairie.

    Antoinelesuivitàl’intérieuretluibarralaroute.

    –Etqu’est-cequej’ygagnerais,moi,sinousvivionssouslemêmetoit?

    Mathias se baissa pour récupérer le courrier que le facteur avaitglissésouslaporte.

    –Jenesaispas,tupourraisenfinm’apprendreàfairelacuisine.

    –C’estbiencequejedisais,tunechangerasjamais!ditAntoineenrepartant.

  • – On prend une baby-sitter, et qu’est-ce qu’on risque à part semarrer?

    –Jesuiscontrelesbaby-sitters!grommelaAntoineens’éloignantverssavoiture.J’aidéjàperdusamère, iln’estpasquestionqu’un jourmonfilsmequitteparcequejenemeseraispasoccupédelui.

    Ils’installaderrièresonvolantetfitdémarrerlemoteur.Àcôtédelui,McKenzieronflait,lenezplongédansunefeuilledeservice.Lesbrascroisés,surlepasdesaporte,MathiasrappelaAntoine.

    –Tonbureauestjusteenface!

    AntoinebousculaMcKenzieetouvritsaportière.

    – Qu’est-ce que vous faites encore là, vous ? Je croyais que vousaviezuntravaildedingue!

    Depuissonmagasin,Sophiecontemplaitlascène.Ellehochalatêteetretournadanssonarrière-boutique.

  • IV

    Mathias se réjouissait de la fréquentation de la journée. Si, enentrant, lesclientss’étonnaientdenepasvoirMrGlover, tous l’avaientaccueilli chaleureusement. Les ventes du jour l’avaient même surpris.Dînant tôt au comptoir d’Yvonne, Mathias entrevoyait désormais lapossibilitéd’êtreà la têted’une joliepetiteaffaireetqui luipermettraitpeut-êtreunjourd’offriràsafillelesétudesàOxforddontilrêvaitpourelle. Il rentrachez luiàpiedà la tombéedu jour.FrédéricDelahaye luiremitsesclésetlecamiondisparutauboutdelarue.

    Ilavaittenuparole.Lesdéménageursavaientinstallélecanapéetlatablebasse au rez-de-chaussée, les literies et les tablesdenuitdans lesdeuxpetiteschambresenhaut.Lespenderiesétaientrangées,lavaisselleavaittrouvésaplacedanslakitchenetteaménagéesousl’escalier.Ilavaitfallu bien du talent, l’endroit n’était vraiment pas grand et chaquecentimètrecarréétaitdésormaisoccupé.

    Avant de s’effondrer sur son lit,Mathias arrangea la chambre de safille, presque à l’identique de celle qu’elle occupait à Paris pendant lesvacancesscolaires.

    *

    Del’autrecôtédumur,AntoinerefermaitlaportedelachambredeLouis.L’histoiredusoiravaiteuraisondesmillequestionsquesonpetitgarçonnemanquaitjamaisdeluiposeravantd’allersecoucher.Silepèreseréjouissaitdevoirsonenfants’endormir,leconteursedemandait,endescendantl’escaliersurlapointedespieds,àquelmomentsonfilsavaitdécrochédurécit.Laquestionétaitimportante,carc’étaitlàqu’ildevrait

  • reprendre le cours de l’histoire. Assis à la table de la salle à manger,Antoinedéplialeplandel’anciennegrangeàcarrioles,etenmodifialestracés.Tarddanslanuit,aprèsavoirrangésacuisine,illaissaunmessageàMcKenzie,pourluidonnerrendez-voussur lechantier le lendemainàdixheures.

    *

    Le chefd’agenceétait à l’heure.Antoine soumit lenouveauplanàMcKenzie.

    –Oublionsdeux secondes vosproblèmesde fournisseurs et dites-moicequevousenpensezvraiment,ditAntoine.

    Leverdictdesoncollaborateurfutimmédiat.Transformercelieuenun seul et grand espace à vivre retarderait les travaux de troismois. Ilfaudrait redemander les permis nécessaires, réviser tous les devis et leloyer pour amortir les travaux d’une telle surface serait horriblementcher.

    –Qu’est-cequevousentendezparhorriblement?demandaAntoine.

    McKenzieluimurmuraunchiffrequilefitsursauter.

    Antoine arracha le calque sur lequel il avait modifié le projetd’origineetlejetadansunepoubelleduchantier.

    –Jevousramèneaubureau?demanda-t-ilàsonchefd’agence.

    – J’ai beaucoup à faire ici, je vous rejoindrai en fin de matinée.Alors,deuxouquatreappartements?

    –Quatre!réponditAntoineenquittantleslieux.

    L’Austin Healey disparut au bout de l’impasse. Le temps étaitclémentetAntoinedécidadetraverserHydePark.Àlasortieduparc,illaissapourlatroisièmefois lefeuvireraurouge.Lafiledevoituresquis’étirait derrière l’Austin ne cessait de s’allonger. Un policier à chevalremontait au pas l’allée cavalière qui bordait la route. Il s’arrêta à lahauteur du cabriolet et regarda Antoine toujours absorbé dans sespensées.

  • –Bellejournée,n’est-cepas?demandalepolicier.

    –Magnifique!réponditAntoineenregardantleciel.

    Lepolicierpointadudoigtlefeuquirepassaitàl’orangeetdemandaà Antoine « Est-ce que, par le plus grand des hasards, l’une de cescouleurs vous inspirerait quelque chose ? » Antoine jeta un coup d’œildanssonrétroviseuretdécouvrit,effrayé,l’embouteillagequ’ilvenaitdeprovoquer. Il s’excusa, enclencha aussitôt une vitesse et démarra sousl’œilamuséducavalierquidutmettrepiedàterrepourrégulerleflotdecirculation.

    –Mais qu’est-ce quim’a pris de lui demander de venir s’installerici?bougonnaAntoineenremontantQueen’sGâte.

    Il se rangeadevant la boutiquedeSophie. La jeune fleuriste avaitune allure de biologiste dans sa blouse blanche. Elle profitait du beautemps pour arranger sa devanture. Les gerbes de lys, pivoines, rosesblanches et rouges disposées dans des seaux étaient alignées sur letrottoir,rivalisantdebeauté.

    –Tuescontrarié?demanda-t-elleenlevoyant.

    –Tuaseudumondecematin?

    –Jet’aiposéunequestion!

    –Non,jenesuispasdutoutcontrarié!réponditAntoine,ronchon.

    Sophie lui tourna le dos et entra dans son magasin, Antoine lasuivit.

    – Tu sais Antoine, dit-elle en passant derrière le comptoir, si çat’ennuied’écrireceslettres,jemedébrouilleraiautrement.

    – Mais non, ça n’a rien à voir avec ça. C’est Mathias qui mepréoccupe,ilenamarredevivreseul!

    –Ilnevaplusêtreseulpuisqu’ilvavivreavecEmily.

    –Ilveutquenoushabitionsensemble.

    –Tuplaisantes?

    –Ilditqueceseraitformidablepourlesenfants.

    Sophieseretournapoursedéroberauregardd’Antoineetfilaversl’arrière-boutique.Elleavaitundesplusjolisriresdumondeetl’undespluscommunicatifs.

    –Ahoui,c’esttrèsnormalpourvosenfantsd’avoirdeuxpères,dit-

  • elleenséchantseslarmes.

    –Tunevaspasmefairel’apologiedelanormalité,ilyatroismoistumeparlaisdetefairefaireunmômeparuninconnu!

    LevisagedeSophiechangeainstantanément.

    –Mercidemerappelercetintensemomentdesolitude.

    Antoines’approchad’elleetluipritlamain.

    –Cequin’estpasnormal,c’estque,dansunevilledeseptmillionset demi d’habitants, des gens comme Mathias et toi soient toujourscélibataires.

    – Mathias vient à peine d’arriver en ville… et toi, tu n’es pascélibatairepeut-être?

    – Moi on s’en fiche, murmura Antoine. Je ne m’étais pas renducomptequ’ilétaitseulàcepoint-là.

    –OnesttousseulsAntoine,ici,àParis,ouailleurs.Onpeutessayerdefuirlasolitude,déménagé,fairetoutpourrencontrerdesgens,celanechangerien.Àlafindelajournée,chacunrentrechezsoi.Ceuxquiviventen couple ne se rendent pas compte de leur chance. Ils ont oublié lessoirées devant un plateau-repas, l’angoisse du week-end qui arrive, ledimancheà espérerque le téléphone sonne.Nous sommesdesmillionscommeçadans toutes les capitalesdumonde.La seulebonnenouvellec’estqu’iln’yapasdequoisesentirsidifférentsdesautres.

    Antoine passa la main dans les cheveux de sa meilleure amie. Elleesquivasongeste.

    –Vatravaillerjetedis,j’aipleindechosesàfaire.

    –Tuviendrascesoir?

    –Jen’aipasenvie,réponditSophie.

    –J’organisecedînerpourMathias,Valentines’envaà la finde lasemaine,tudoisvenir,jeneveuxpasêtreseulàtableaveceuxdeux.Etpuisjeteprépareraitonplatpréféré.

    SophiesouritàAntoine.

    –Descoquillettesaujambon?

    –Huitheuresetdemie!

    –Lesenfantsdînerontavecnous?

  • –Jecomptesurtoi,réponditAntoineens’éloignant.

    *

    Assisderrière le comptoirde sa librairie,Mathias lisait le courrierdu jour. Quelques factures, un prospectus et une lettre de l’école quil’informaitdeladatedelaprochaineréuniondeparentsd’élèves.Unpliétait adressé àMr Glover,Mathias récupéra le petit bout de papier aufond du tiroir de la caisse enregistreuse, et recopia sur l’enveloppel’adressedesonpropriétairedansleKent.Ilsepromitd’allerlaposteràl’heuredudéjeuner.

    Il appelaYvonnepour réserver son couvert. «Nemedérangepaspour rien, lui répondit-elle, le troisième tabouret du comptoir estdésormaisletien.»

    Laclochettedelaporteretentit.Uneravissantejeunefemmevenaitd’entrerdanssalibrairie.Mathiasabandonnasoncourrier.

    –Vousavezlapressefrançaise?demanda-t-elle.

    Mathiasindiqualeprésentoirprèsdel’entrée.Lajeunefemmepritunexemplairedechaquequotidienetavançaverslacaisse.

    –Vousavezlemaldupays?demandaMathias.

    –Non,pasencore,réponditlajeunefemme,amusée.

    Ellecherchadelamonnaiedanssapocheetlecomplimentasursalibrairie qu’elle trouvait adorable. Mathias la remercia et lui prit lesjournaux des mains. Audrey regardait autour d’elle. En haut d’unebibliothèque,unlivreretintsonattention.Ellesehissasurlapointedespieds.

    –C’estleLagardeetMichardlittératureduXVIIIesièclequejevoislà-haut?

    Mathiass’approchadesétagèresetacquiesçad’unsignedetête.

    –Jepeuxvousl’acheter?

    – J’ai un exemplaire en bien meilleur état, juste devant vous,affirmaMathiasensortantunlivredesrayonnages.

  • Audrey étudia l’ouvrage que lui tendait Mathias et le lui renditaussitôt.

    –Celui-làestsurleXXesiècle!

    –C’estvrai,mais ilestpresqueneuf.Troissièclesdedifférence, ilestnormalquecelaseressente.Regardezvous-même,pasunepliure,paslamoindrepetitetache.

    Elle rit de bon cœur et désigna le livre tout en haut de labibliothèque.

    –Vousmedonnezmonlivre?

    – Je peux vous le faire porter si vous voulez, c’est très lourd,réponditMathias.

    Audreyleregarda,interloquée.

    – Je vais au Lycée français, juste au bout de la rue, je préfèrel’emporter.

    –Commevousvoudrez,réponditMathias,résigné.

    Ilpritlavieilleéchelleenbois,lafitcoulissersursonraildecuivrejusqu’à la positionner au droit du rayon qui contenait le Lagarde etMichard.

    Il inspira profondément, posa son pied sur le premier barreau,ferma les yeux et grimpa en enchaînant les gestes du mieux qu’il lepouvait.Arrivéàbonnehauteur,samaincherchaà tâtons.Ne trouvantrien,Mathiasentrouvritlesyeux,repéralacouverture,sesaisitdulivreetseretrouvaincapablederedescendre.Soncœurbattaitàtoutrompre.Ils’accrochadetoutessesforcesàl’échelle,totalementparalysé.

    –Çava?

    Lavoixd’Audreyarrivaitétoufféeàsesoreilles.

    –Non,murmura-t-il.

    –Vousavezbesoind’aide?

    Son « oui » était si faible qu’il en était à peine audible. Audreygrimpaetlerejoignit.Ellerécupéradélicatementlelivreetlejetaàterre.Puis, posant sesmains sur les siennes, elle le guida en le réconfortant.Avec beaucoup de patience, elle réussit à le faire descendre de troisbarreaux.Leprotégeantdesoncorps,elle finitpar le convaincreque lesol n’était plus très loin. Il chuchota qu’il lui fallait encore un peu de

  • temps.QuandAntoine entra dans la librairie,Mathias enlacé àAudreyn’étaitplusqu’àunéchelondusol.

    Elle relâcha sonétreinte.À la recherched’un semblantdedignité,Mathiasramassalelivre,lemitdansunsacenpapier,etleluitendit.Ilrefusaqu’ellelepaie,c’étaitunplaisirdeleluioffrir.Elleleremercia,etquittalalibrairiesousl’œilintriguéd’Antoine.

    –Jepeuxsavoircequetufaisaisexactement?

    –Monmétier!

    Antoineledévisagea,perplexe.

    –Jepeuxt’aider?demandaMathias.

    –Nousavionsrendez-vouspourdéjeuner.

    Mathias remarqua les journaux près de la caisse. Il les ramassaaussitôt, pria Antoine de l’attendre un instant et se précipita sur letrottoir. Courant à perdre haleine, il remonta Bute Street, tourna dansHarringtonRoad,etréussitàrattraperAudreyaurond-pointquibordaitlecomplexescolaire.Essoufflé,illuitenditlapressequ’elleavaitoubliée.

    –Ilnefallaitpas,ditAudreyenleremerciant.

    –Jemesuisridiculisé,n’est-cepas?

    –Non,paslemoinsdumonde;çasesoignelevertige,ajouta-t-elleenfranchissantlagrilledulycée.

    Mathiaslaregardatraverserlacour;enrepartantverslalibrairie,ilseretournaetlavitquis’éloignaitverslepréau.Quelquessecondesplustard,Audreyseretournaàsontouretlevitdisparaîtreaucoindelarue.

    –Tuasunsensaiguducommerce,ditAntoineenl’accueillant.

    –Ellem’ademandéunLagardeetMichard,elleallaitaulycée,doncc’est une enseignante, alors ne me reproche pas de me donner à fondpourl’éducationdenosenfants.

    –Enseignanteoupas,ellen’amêmepaspayésesjournaux!

    –Onvadéjeuner?ditMathiasenouvrantlaporteàAntoine.

    *

  • Sophie entra dans le restaurant et rejoignit Antoine et Mathias.Yvonneleurapportad’autoritéunplatdegratin.

    –C’estpleinàcraquercheztoi,ditMathias,çamarchelesaffaires!

    Antoineluiassénauncoupdepiedsouslatable.Yvonnerepartitsansdireunmot.

    – Qu’est-ce qu’il y a, j’ai encore dit quelque chose qu’il ne fallaitpas?

    – Elle a beaucoup de mal à s’en sortir. Le soir, il n’y a presquepersonne,ditSophieenservantAntoine.

    –Ledécorestunpeuvieillot,elledevraitfairedestravaux.

    –Tuesdevenuexpertendécoration?demandaAntoine.

    –Jedisçapouraider.Avouequelecadrenedatepasd’hier!

    – Et toi tu dates de quand ? rétorqua Antoine en haussant lesépaules.

    –Vousêtesvraimentdeuxsalesgosses.

    – Tu pourrais t’occuper de la rénovation, c’est ton métier, non ?repritMathias.

    –Yvonnen’en a pas lesmoyens, elle déteste les crédits, ancienneécoleoblige,réponditSophie.Ellen’apastort,siseulementjepouvaismedébarrasserdesmiens!

    –Alors,onnefaitrien?insistaMathias.

    –Situmangeaisetquetutetaisaiscinqminutes?ditAntoine.

    *

    Deretouraubureau,Antoines’attelaàrécupérerleretardaccumulédanslasemaine.L’arrivéedeMathiasavaitquelquepeuperturbélecoursde ses journées. L’après-midi passa, le soleil déclinait déjà derrière lesgrandes fenêtres,Antoine regarda samontre.Le tempsd’aller cherchersonfilsàl’école,defairequelquescoursesetilrentrapréparerledîner.

  • Louismit lecouvertets’installadans lecoinbureaupourfairesesdevoirs,pendantqu’Antoines’activaitencuisineenécoutantd’uneoreilledistraitelereportagequediffusaitTV5Europesurlatélévisiondusalon.Si Antoine avait levé les yeux, il aurait probablement reconnu la jeunefemmerencontréequelquesheuresplustôtdanslalibrairiedeMathias.

    Valentinearrivalapremièreencompagniedesafille,Sophiesonnaquelquesminutesplustard,etMathias,enbonvoisin,arrivaledernier.Ilsprirentplaceautourde la table, saufAntoinequinequittaitpas sescasseroles.Vêtud’untablier,ilsortitunplatbrûlantdufouretleposasurle plan de travail. Sophie se leva pour venir l’aider, Antoine lui tenditdeuxassiettes.

    –LescôtelettesharicotsvertspourEmily, l’assiettedepuréepourLouis ! Tes coquillettes sont prêtes dans deux minutes et le hachisparmentierdeValentinearrive.

    –Etpourla7,ceseraquoi?demanda-t-elle,amusée.

    –LamêmechosequepourLouis,réponditAntoine,concentré.

    –Tucomptesdîneravecnous?questionnaSophieenrejoignantlatable.

    –Oui,oui,promitAntoine.

    Sophie le regarda quelques instants, mais Antoine la rappela àl’ordre, lapuréedeLouisallait refroidir. Il se résignaàabandonnersesquartiers,letempsd’apporterlesplatsdeMathiasetdeValentine.Illesposadevantchacunetattenditleursréactions.Valentines’extasiadevantsonassiette.

    –Tun’enauraspasd’aussibon,quandtuserasrentréeàParis,dit-ilenrepartantverslacuisine.

    Antoine apporta aussitôt les coquillettes de Sophie et attenditqu’elleleseûtgoûtéespourretournerderrièresesfourneaux.

    –Vienst’asseoir,Antoine,supplia-t-elle.

    –J’arrive,répondit-il,uneépongeàlamain.

    Les mets d’Antoine enchantaient la tablée mais son assiette étaittoujours intacte.Rangeantau furàetmesure, ilparticipaitàpeineauxconversationsquianimaientlasoirée.Lesenfantsbayantauxcorneilles,Sophie s’éclipsa le temps demonter les coucher. Louis s’était endormidans les bras de sa marraine, avant même qu’elle ne l’eût bordé. Elle

  • repartit sur la pointe des pieds et revint sur ses pas, bien incapable derefréner l’envie d’une nouvelle série de baisers. Dans son sommeil, lepetitgarçonentrouvritlesyeux,balbutiantunmotquidevaitressemblerà«Darfour».Sophierépondit«Dorsmonamour»etsortitenlaissantlaporteentrouverte.

    De retour dans le salon elle jeta un regard discret à Antoine, quiessuyaitlavaisselle,laissantValentineetMathiasdiscuter.

    Sophie hésita à reprendre sa place, mais Antoine avança vers latablepourdéposerungrandboldemousseauchocolat.

    –Tumedonneraslarecetteunjour?demandaValentine.

    –Unjour!réponditAntoineenrepartantaussitôt.

    La soirée s’acheva, Antoine proposa de garder Emily à dormir. Ilaccompagnerait demain les enfants à l’école. Valentine acceptavolontiers,ilétaitinutilederéveillersafille.Ilétaitminuit,bientroptardpourqu’Yvonneleurfasselasurprised’unevisite,toutlemondes’enalla.

    Antoineouvritleréfrigérateur,pritunmorceaudefromagesuruneassiette,sonpendantdepain,ets’installaàlatablepourdînerenfin.Despasrésonnaientsurleperron.

    –Jecroisquej’aioubliémonportableici,ditSophieenentrant.

    –Jel’aiposésurlecomptoirdelacuisine,réponditAntoine.

    Sophietrouvasontéléphone,lerangeadanssapoche.Elleregardaattentivement l’éponge sur l’égouttoir de l’évier, hésita un instant, et lapritdanssamain.

    –Qu’est-cequetuas?demandaAntoine.Tuesbizarre.

    –Tusaiscombiendetempstuaspasséavecça,cesoir?ditSophied’unevoixpâleenagitantl’éponge.

    Antoinefronçalessourcils.

    – Tu t’inquiétais de la solitude de Mathias, reprit-elle, mais latienne,tuypensesparfois?

    Elle lui lança l’éponge qui atterrit au beau milieu de la table, etquittalamaison.

    *

  • Sophie s’en était allée depuis plus d’une heure. Antoine tournaittoujours en rond dans son salon. Il s’approcha dumur de l’autre côtéduquelvivaitMathias.Ilgrattaàlacloison,maisaucunbruitnerevintenécho,sonmeilleuramidevaitdormirdepuislongtemps.

    *

    Un jour, Emily confierait à son journal intime que l’influence deSophie sur son père avait été déterminante. Louis ajouterait dans lamargequ’ilétaittoutàfaitd’accordavecelle.

  • V

    Valentineenroulaledrapautourdesatailleets’assitàcalifourchonsurMathias.

    –Tuasdescigarettes?

    –Jenefumeplus.

    –Moisi,dit-elle,enfouillantdanssonsaclaisséaupieddulit.

    Elle avança à la fenêtre, la flamme du briquet éclaira son visage.Mathiasnelaquittaitpasdesyeux.Ilaimaitlemouvementdeseslèvresquandellefumait,letourbillondesvolutesdefumée.

    – Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-t-elle, le visage collé aucarreau.

    –Toi.

    –J’aichangé?

    –Non.

    –C’estterriblecequ’Emilyvamemanquer.

    Il se levapour la rejoindre.Valentineposa samain sur la jouedeMathias,caressantsabarbenaissante.

    –Reste!murmura-t-il.

    Elle aspira une bouffée de sa cigarette, le tabac incandescentgrésilla.

    –Tum’enveuxtoujours?

    –Arrête!

    –Oubliecequejeviensdedire.

    –Oubliecequejeviensdedire,effacecequej’aifait,c’estquoipourtoilavie,undessinaucrayon?

    –Avecdescrayonsdecouleur,ceneseraitpassimalqueça?

  • –Grandis,monvieux!

    –Sij’avaisgrandi,tuneseraisjamaistombéeamoureusedemoi.

    –Situavaisgrandiaprès,nousserionstoujoursensemble.

    –Reste,Valentine,donne-nousunesecondechance.

    –C’estnotrepunitionàtouslesdeux,jepeuxparfoisêtreencoretamaîtresse,maisplustafemme.

    Mathiaspritlepaquetdecigarettes,ilhésitaetlelaissatomber.

    –N’allumepaslalumière,soufflaValentine.Elleouvritlafenêtreetinspiral’airfraisdelanuit.

    –Jeprendsletraindemain,murmura-t-elle.

    –Tuavaisditdimanche,quelqu’unt’attendàParis?

    –Qu’est-cequeçachange?

    –Jeleconnais?

    –Arrêtedenousfairedumal,Mathias.

    –Là,c’estplutôttoiquim’enfais.

    –Alorsmaintenanttucomprendscequej’airessenti;etencore,àl’époquenousn’étionspasséparés.

    –Qu’est-cequ’ilfaitdanslavie?

    –Qu’est-cequeçapeutfaire?

    –Etquandtucouchesaveclui,c’estbienaussi?

    Valentine ne répondit pas, elle lança la cigarette dans la rue etrefermalafenêtre.

    –Pardonne-moi,murmuraMathias.

    –Jevaism’habilleretjerentre.

    Ontambourinaàlaporte,ilssursautèrenttouslesdeux.

    –Quiest-ce?demandaValentine.

    Mathiasregardal’heureauréveilposésurlatabledenuit.

    –Aucuneidée,restelà,jedescendsvoir,jeremonteraitesaffaires.

    Ilpassauneservietteautourdesatailleetsortitdelachambre.Lescoupssurlaported’entréeredoublaientd’intensité.

    –J’arrive!hurla-t-ilendescendantl’escalier.

  • Antoine,brascroisés,fixaitsonamid’unairdéterminé.

    – Alors écoute-moi bien, il y a un truc auquel je ne dérogeraijamais : pas de baby-sitter à la maison ! Nous nous occupons nous-mêmesdesenfants.

    –Dequoituparles?

    –Tuveuxtoujoursquenouspartagionslemêmetoit?

    –Oui,maispeut-êtrepasàcetteheure-là?

    –Çaveutdirequoi«pasàcetteheure-là»?Tuveuxfaireuntempspartiel?

    –Jeveuxdirequenouspourrionsenreparlerplustard!

    –Non,non,onenparletoutdesuite!Ilvafalloirqu’oninstauredesrèglesetquel’ons’ytienne.

    –Onenparletoutdesuite,maisdemain!

    –Necommencepas!

    –Bon,Antoine,d’accordpourtouteslesrèglesquetuveux.

    –Comment ça tu es d’accord pour toutes les règles que je veux ?Alorssi je tedisquec’est toiquipromènes lechientous lessoirs, tuesaussid’accord?

    –Ahbennon,pastouslessoirs!

    –Alorstuvoisquetun’espasd’accordpourtout!

    –Antoine…onn’apasdechien!

    –Necommencepasàm’embrouiller!

    Valentine, enveloppée dans le drap, se pencha à la balustrade del’escalier.

    –Toutvabien?demanda-t-elle,inquiète.

    Antoinelevalesyeuxet larassurad’unsignedetête,elleretournadanslachambre.

    – Ah oui, tu es vraiment très seul à ce que je vois, marmonnaAntoineenrepartant.

    Mathiasrefermalaportedelamaison.Àpeinefit-ilunpasverslesalonqu’Antoinefrappaitànouveau.Mathiasouvrit.

    –Ellereste?

  • –Non,ellepartdemain.

    –Alorsmaintenantquetuasreprisunepetitedose,nevienssurtoutpaspleurnicherpendantsixmoisparcequ’elletemanque.

    Antoinedescenditlesmarchesduperronetlesremontapourentrerchezlui,lalumièreduporches’éteignit.

    MathiasrécupéralesaffairesdeValentineetallalarejoindredanslachambre.

    –Qu’est-cequ’ilvoulait?demanda-t-elle.

    –Rien,jet’expliquerai.

    *

    Le matin, la pluie avait renoué avec le printemps londonien.Mathias était déjà assis au comptoir du bar d’Yvonne. Valentine venaitd’entrer,elleavaitlescheveuxtrempés.

    –JevaisemmenerEmilydéjeuner,montrainpartcesoir.

    –Tumel’asdéjàdithier.

    –Tuvast’ensortir?

    –Lelundielleaanglais,lemardijudo,lemercredijel’emmèneaucinéma,lejeudic’estguitareetlevendredi…

    Valentine n’écoutait plus. Par la vitrine, elle avait aperçuAntoine,surletrottoird’enface,quientraitdanssesbureaux.

    –Qu’est-cequ’iltevoulaitaumilieudelanuit?

    –Tuprendsuncafé?

    Mathias lui expliqua son projet d’emménagement commun,détaillant tous lesavantagesqu’il yvoyait.LouisetEmily s’entendaientcomme frère et sœur, la vie sous un même toit serait plus facile àorganiser, surtout pour lui. Yvonne, effondrée, préféra les laisser seuls.Valentineritplusieursfoisetabandonnasontabouret.

    –Tunedisrien?

    – Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Si vous êtes sûrs d’être

  • heureux!

    Valentine alla chercher Yvonne dans la cuisine et la prit dans sesbras.

    –Jereviendraitevoirbientôt.

    –C’estcequ’onditquandonpart,réponditYvonne.

    De retour dans la salle, Valentine embrassa Mathias, et sortit durestaurant.

    *

    AntoineavaitattenduqueValentineaittournéaucoindelarue.Ilquitta son poste d’observation à la fenêtre de son bureau, dévala lesescaliers, traversa la rue et déboula chez Yvonne. Une tasse de calél’attendaitdéjàsurlecomptoir.

    –Commentças’estpassé?demanda-t-ilàMathias.

    –Trèsbien.

    –J’aienvoyéunmailcettenuitàlamèredeLouis.

    –Tuaseuuneréponse?

    –Cematinenarrivantaubureau.

    –Alors?

    –Karinem’ademandési,à laprochainerentréedesclasses,Louisdevraitmettretonnomdanslacase«conjoint»sursafichescolaire.

    Yvonnerécupéralesdeuxtassessurlecomptoir.

    –Etauxenfants,vousleurenavezparlé?

    *

  • La transformation des mews était économiquement impossible,maisAntoineexpliquaàMathias,croquisà l’appui, l’idéequ’ilavaiteuependantlanuit.

    La cloison qui divisait leur maison ne soutenait aucune structureporteuse. Il suffisait de l’abattre pour redonner son aspect original à lademeureetcréerungrandespacecommunaurez-de-chaussée.Quelquesreprisesauniveaudesparquetsetdesplafondsseraientnécessaires,maislestravauxnedevraientpasprendreplusd’unesemaine.

    Deux escaliers accéderaient aux chambres, ce qui, après tout,offriraitàchacunlasensationd’avoirson«chez-soi»àl’étage.McKenziese rendrait sur place pour valider le projet. Antoine repartit vers sesbureauxetMathiasverssalibrairie.

    *

    ValentineallachercherEmilyàl’école.Elleavaitdécidéd’emmenersafilledéjeunerchezMediterraneo,unedesmeilleurestables italiennesdelaville.UnbusàimpérialelesconduisaitsurKensingtonParkRoad.

    Les rues de Notting Hill étaient baignées de soleil. Elless’installèrent en terrasse, Valentine commanda deux pizzas. Elles sepromirent de se téléphoner tous les soirs pour faire le point sur leursjournéesrespectivesetd’échangerdestonnesd’e-mails.

    Valentine commençait un nouveau travail, elle ne pourrait pasprendredevacancesàPâques,maiscetétéellesferaientungrandvoyage,rienqu’entrefilles.Emilyrassurasamaman:toutsepasseraitbien,elleveillerait sur son père, vérifierait avant d’aller se coucher que la ported’entrée était bien fermée et que tout était éteint dans lamaison. Ellepromitdemettresaceinturedesécuritéen toutescirconstances,mêmedanslestaxis,desecouvrirlesmatinsoùlatempératureseraitfraîche,denepaspassersontempsàtraîneràlalibrairie,denepasabandonnerlaguitare, tout du moins pas avant la rentrée prochaine, et finalement…finalement, quand Valentine la redéposa à l’école, elle-même tint sapromesse. Elle ne pleura pas, tout du moins jusqu’à ce qu’Emily fûtrentréedanssaclasse.UnEurostarlaramenalesoirmêmeàParis.Gare

  • du Nord, un taxi l’entraîna vers le petit studio de fonction qu’elleoccuperaitdansleIXearrondissement.

    *

    McKenziepratiquadeuxtrousdanslemurdeséparationetfutravideconfirmeràMathiasetàAntoinequ’iln’étaitpasporteur.

    – Ilm’énervequand il fait ça ! râlaAntoineenallant chercherunverred’eaudanslacuisine.

    –Qu’est-cequ’ilafait?demandaMathias,perplexe,ensuivantsonami.

    –Sonnuméroavecsaperceuse,pourvérifiercequej’avaisdit!Jesaisencorereconnaîtreunmurporteur,merdeàlafin,jesuisarchitecteautantquelui,non?

    –Sûrement,réponditMathiasd’unepetitevoix.

    –Tun’aspasl’airconvaincu?

    –Jesuismoinsconvaincupartonâgemental.Pourquoimedis-tuçaàmoi?Dis-le-luidirectement!

    Antoine retourna vers son chef d’agence d’un pas déterminé.McKenzie rangea ses lunettes dans la poche haute de son veston et nelaissapasleloisiràAntoinedeparlerlepremier.

    – Je pense que tout pourrait être fini dans trois mois et je vousprometsquelamaisonauraretrouvésonaspectd’origine.Nouspouvonsmêmeréaliserunmoulagedescorniches…pourlesraccords.

    –Troismois?Vouscomptezdémolircettecloisonavecunecuillèreà café ? demandaMathias dont l’intérêt pour la conversation venait deredoubler.

    McKenzieexpliquaquedanscequartiertoutchantierétaitsoumisàdes autorisations préalables. Les démarches prendraient huit semaines,au terme desquelles l’agence pourrait demander aux services dustationnement d’autoriser une benne à venir ôter les gravats. Ladémolition,elle,neprendraitquedeuxoutroisjours.

  • –Et si on se passe d’autorisation ? suggéraMathias à l’oreille deMcKenzie.

    Le chef d’agence ne prit même pas la peine de lui répondre. Ilrécupéra sa veste et promit à Antoine de préparer les demandes depermisdèsceweek-end.

    Antoine regarda sa montre. Sophie avait accepté de fermer saboutiquepourallerchercherlesenfantsàl’écoleetilfallaitlalibérerdesagarde.Lesdeuxamisarrivèrent aumagasinavecunedemi-heurederetard.Assiseen tailleuràmême le sol,EmilyaidaitSophieàeffeuillerdes roses, pendant que Louis triait, derrière le comptoir, les liens deraphia par ordre de taille. Pour se faire pardonner, les deux pères laconvièrentàdîner.Sophieacceptaàlaseuleconditionqu’ilsaillentchezYvonne.Commeça,Antoinedîneraitpeut-êtreenmêmetempsqu’eux.Ilnefitaucuncommentaire.

    Aumilieudurepas,Yvonnelesrejoignitàtable.

    –Jeseraiferméedemain,dit-elleenseservantunverredevin.

    –Unsamedi?questionnaAntoine.

    –J’aibesoinderepos…

    Mathias se rongeait les ongles, Antoine lui asséna une pichenettesurlamain.

    –Tuvasarrêterça!

    –Dequoituparles?demandainnocemmentAntoine.

    –Tusaistrèsbiendequoijeparle!

    –Etdirequevousallezvivreensemble!repritYvonne,unsourireaucoindeslèvres.

    –Nousallonsabattreunecloison,iln’yapasdequoienfairetouteunehistoire.

    *

    Cesamedimatin,AntoineemmenalesenfantsauChelseaFarmers

  • Market.Sepromenantdanslesalléesdelapépinière,Emilychoisitdeuxrosiers pour les planter avec Sophie dans le jardin. Le temps virait àl’orage, décision fut prise de se rendre à la Tour de Londres. Louis lesguidapendanttoutelavisitedumuséedesHorreurs,sefaisantundevoirde rassurer son père à l’entrée de chaque salle. Il n’y avait vraimentaucuneraisondes’inquiéter,lespersonnagesétaientencire.

    Mathias,lui,profitaitdesamatinéepourpréparersescommandes.Ilconsultaitlalistedeslivresvendusaucoursdecettepremièresemaine,satisfait du résultat.Alors qu’il cochait dans lamargede son cahier lestitresdesouvragesàréassortir, laminedesoncrayons’arrêtadevantlaligne où figurait un exemplaire d’un Lagarde etMichard,XVIIIe siècle.Ses yeux se détournèrent du cahier et son regard alla se poser sur lavieilleéchelleaccrochéeàsonraildecuivre.

    *

    Sophieétouffauncri.Lacoupures’étendaitsurtoutelalongueurdesaphalange.Le sécateuravait ripé sur la tige.Ellealla se réfugierdansl’arrière-boutique. La brûlure qu’infligea l’alcool à 90 degrés futsaisissante.Elleinspiraprofondément,aspergeadenouveaulablessure,et attendit quelques instants pour recouvrer ses esprits. La porte dumagasins’ouvrait,elleattrapauneboîtedepansementssur l’étagèredel’armoire à pharmacie, repoussa la vitre et retourna s’occuper de saclientèle.

    *

    Yvonne referma la porte de l’armoire de toilette au-dessus dulavabo.Ellepassaunpeudeblushsursesjoues,remitdel’ordredanssescheveux, et décida qu’un foulard s’imposait. Elle traversa la chambre,récupéra son sac àmain,mit ses lunettes de soleil et descendit le petit

  • escalierquiconduisaitaurestaurant.Lerideaudeferétaitdescendu,elleentrouvritlaportequidonnaitsurlacour,vérifiaquelavoieétaitlibreetlongea les vitrines de Bute Street, se gardant bien de s’attarder devantcelle de Sophie. Ellemonta dans l’autobus qui filait surOld BromptonRoad,achetaunticketauprèsducontrôleuretmontas’installeràl’étage.Silacirculationétaitfluide,elleseraitàl’heure.

    L’autobusàimpérialeladéposadevantlesgrillesducimetièred’OldBrompton. Le lieu était empreint de magie. Le week-end, les enfantssillonnaient à bicyclette les travées verdoyantes, croisant des joggeurs.Sur les pierres tombales, vieilles de plusieurs siècles, des écureuilsattendaientsanscraintedupromeneur.Perchéssurleurspattesarrière,lespetitsrongeursattrapaientlesnoisettesoffertesetlesgrignotaientauplus grand plaisir des couples d’amoureux allongés sous les arbres.Yvonneremontal’alléecentralejusqu’àlaportequidonnaitsurFulhamRoad.C’était son cheminpréféré pour se rendre au stade. Le StamfordBridgeStadiumse remplissaitdéjà.Commechaquesamedi, les crisquis’élèveraientdesgradinsviendraientégayerpendantquelquesheures lavie paisible du cimetière. Yvonne prit son billet au fond de son sac etajustasonfoulardetseslunettesdesoleil.

    *

    Sur Portobello Road, une jeune journaliste buvait un thé à laterrasse de la brasserie Electric, en compagnie de son cameraman. Lematin même, dans la maison louée à Brick Lane par la chaîne detélévision qui l’employait, elle avait visionné tous les enregistrementsréalisés pendant la semaine. Le travail accompli était satisfaisant. À cerythme, Audrey aurait bientôt fini son reportage et pourrait rentrer àPariss’occuperdumontage.Elleréglalanotequeluiprésentaitleserveuret abandonna son équipier, décidée à profiter du reste de l’après-midipourfairelesboutiques;lequartiern’enmanquaitpas.Enselevant,ellecédalepassageàunhommeetàdeuxenfantsaffamésetfourbusaprèsunematinéebienremplie.

  • *

    Les supporters de Manchester United se levèrent tous en mêmetemps.Leballonavaitrebondisurlacagedesbutsdel’équipedeChelsea.Yvonneserassitentapantdanssesmains.

    –Nonmaisquelleoccasionratée!C’estunehonte!

    L’hommeassisàsescôtéssourit.

    – Crois-moi, du temps de Cantona cela ne se serait pas passécommeça,enchaîna-t-ellefurieuse.Tunevasquandmêmepasmedirequ’avecunpeuplusdeconcentration,ilsn’auraientpaspumarquer,cesimbéciles?

    –Jenedirairien,repritl’hommed’unevoixtendre.

    –Detoutefaçon,tunecomprendsrienaufootball.

    –J’aimelecricket.

    Yvonneposasatêtesursonépaule.

    –Tunecomprendsrienaufootball…maisj’aimequandmêmeêtreavectoi.

    –Terends-tucompte?Sil’onapprenaitdanstonquartierquetuespourManchesterUnited?chuchotal’hommeàsonoreille.

    –Pourquoi crois-tuque jeprenne autantdeprécautionsquand jeviensici!

    L’hommeregardaitYvonne,elleavait lesyeuxrivés sur lapelouse. Ilfeuilletaledépliantposésursesgenoux.

    –C’estlafindelasaison,non?

    Yvonneneréponditpas,tropabsorbéeparlematch.

    –Alors, j’aipeut-êtreunechanceque tumerejoignes leweek-endprochain?ajouta-t-il.

    –Onverra, dit-elle en suivant l’attaquantdeChelseaqui avançaitdangereusementsurleterrain.

    Elleposaundoigtsurlabouchedesoncompagnonetajouta:

    – Je ne peux pas faire deux choses à la fois et si quelqu’un ne se

  • décidepasàbarrer la routeàcetteandouille,masoiréeest foutueet latienneaussi!

    JohnGloverpritlamaind’Yvonneetcaressalestachesbrunesquelavieyavaitdessinées.Yvonnehaussalesépaules.

    –Ellesétaientbellesmesmains,quandj’étaisjeune.

    Yvonneselevad’unbond,levisagecrispé,retenantsonsouffle.Leballon fut dévié in extremis et renvoyé à l’autre bout du terrain. Ellesoufflaetse