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UNIVERSITE PARIS IV – SORBONNE
UE 410 - Philosophie de l’Art
Mémoire de Maîtrise
Philosophie
PHILOSOPHIE ET SCIENCE DE LA NATURE CHEZ GOETHE
MISE EN PERSPECTIVE A L’ERE DE LA PHYSIQUE MATHEMATIQUE
DIRECTEUR DE RECHERCHE : M. JACQUES DARRIULAT
REDACTION ET SOUTENANCE : M. YVES-MARIE L’HOUR
Année universitaire : 2003 - 2004
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« "Je crois en un seul Dieu !", voici une belle et louable parole ; mais reconnaître Dieu là où
il se révèle et de quelle manière il le fait, telle est bien la félicité sur terre. 1 »
GOETHE
« L’œil accomplit le prodige d’ouvrir à l’âme ce qui n’est pas âme, le bienheureux domaine
des choses, et leur dieu, le soleil. Un cartésien peut croire que le monde existant n’est pas visible,
que la seule lumière est d’esprit, que toute vision se fait en Dieu. Un peintre ne peut consentir que
notre ouverture au monde soit illusoire ou indirecte, que ce que nous voyons ne soit pas le monde
même, que l’esprit n’ait affaire qu’à ses pensées ou à un autre esprit. Il accepte avec toute ses
difficultés le mythe des fenêtres de l’âme : il faut que ce qui est sans lieu soit astreint à un corps, bien
plus : soit initié par lui à tous les autres et à la nature. Il faut prendre à la lettre ce que nous enseigne
la vision : que par elle nous touchons le soleil, les étoiles, nous sommes en même temps partout aussi
près des lointains que des choses proches, et que même notre pouvoir de nous imaginer ailleurs – « je
suis à Petersbourg dans mon lit à Paris, mes yeux voient le soleil » - de viser librement, où qu’ils
soient, des êtres réels, emprunte encore à la vision, remploie des moyens que nous tenons d’elle. 2 »
MERLEAU-PONTY
1 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p.1152 Merleau-Ponty, Maurice, L’Oeil et l’Esprit, p. 83
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0. Introduction
« Vous êtes un homme ! »
C’est par ces mots que Napoléon, vainqueur des Prussiens, accueille Goethe le 2 octobre 1808 à Erfurt3.
Goethe n’est sans doute pas seulement le dernier en date de ces génies de la totalité nés avec la Renaissance.
Il est aussi celui qui incarne la volonté de voir confluer tous les champs de la culture et de la connaissance
artistique, scientifique ou philosophique à l’aube du XIXème siècle. Le poète dont la personnalité a dominé
pendant près de cinquante années la vie littéraire et culturelle allemande, et qui ne cessa au cours de ses
quatre-vingt trois années d’existence d’observer, de penser, et de créer, s’est forgé une statue de pontife du
savoir en une œuvre de près de cent quarante volumes4 qui couvre des écrits en tous genres : poésie, roman,
théâtre, critique, lettres, journaux… et écrits scientifiques…
Or il est courant d’entendre ou de lire que Goethe était d’autant plus dénué de sens scientifique qu’il était un
poète de génie. Il serait donc impossible de s’appuyer sur lui pour élaborer un point de vue scientifique ou
philosophique d’une valeur autre qu’historique ou biographique. Autant est-on en effet et plus généralement
prêt à admettre qu’un génie des sciences puisse se révéler par ailleurs un bon écrivain ou poète, autant l’idée
qu’un homme qui aurait fait profession des belles lettres puisse simultanément avoir mener une démarche
réellement scientifique dans des champs aussi divers que la botanique, la géologie ou l’optique, et de surcroît
avoir pleinement participer au développement de ces domaines, semble déranger et apparaître d’emblée peu
crédible.
L’étudiant qui souhaite approfondir sa compréhension de la philosophie et de la science du plus célèbre
poète allemand, doit rapidement tempérer son élan. Car, au-delà du fait que nombre de ses travaux essentiels
ne sont pas encore traduits en langue française5, il devra commencer par prendre conscience de trois écueils
spécifiques, susceptibles de contrecarrer ou de complexifier ses recherches.
En premier lieu, ainsi que l’a déjà fait remarquer Todorov, le lecteur d’aujourd’hui s’est tellement
accoutumé, avant même d’avoir consulté l’ensemble de ses œuvres majeures, à l’idée commune que Goethe
était a priori une espèce d’olympien, un être d’exception, un visionnaire dont la sagesse ne devrait avoir
d’égal que la grandeur d’âme, qu’il juge au final ses écrits un peu naïfs, sa pensée et son style consensuels,
ampoulés, dépassés, voire antipathiques. L’attitude pontifiante, voire quelque fois condescendante du poète
3 Ancelet-Hustache, Jeanne, Goethe, p. 1414 dans la grande édition de Weimar, la Weimarer Ausgabe, 133 tomes, Weimar, 1887-1919
4
qui heurte souvent notre conviction très actuelle que grandeur et humilité doivent nécessairement aller de
paire, son manque apparent de générosité et de sollicitude à l’égard de ses contemporains, adossés au
caractère profondément lisse, parfait, monumental, nous pourrions écrire invulnérable, de son œuvre, ne
pousse effectivement pas dans le sens d’une manifestation spontanée de sympathie. Quelle est donc la cause
de ce sentiment de décalage, de cette inadéquation si évidente entre le « sage de Weimar » et notre époque ?
La réponse réside certainement en grande partie dans le fait que les jugements et écrits de Goethe
s’inscrivaient profondément dans le moment néo-classique initié par Winckelmann. Or c’est là un système
que nous ne partageons plus : depuis deux siècles, il semble que nous n’ayons fait qu’adhérer de plus en plus
aux valeurs et idées auxquelles Goethe n’avait cessé de s’opposer dans sa maturité. Bien qu’il ait lui-même
par son Werther initié ce mouvement, le Goethe « renaissant » postérieur à sa redécouverte de l’art de la
Renaissance italienne, devient hostile au romantisme. On retient ainsi cet aphorisme célèbre souvent sorti de
son contexte :
« J’appelle classique ce qui est sain, et romantique ce qui est malade6. »
Mais nous-mêmes vivons précisément sans toujours en avoir la claire conscience dans un monde, où les
valeurs romantiques se sont largement imposées. Sans caricaturer outrageusement notre société moderne, les
préceptes d’exacerbation de l’individualisme, de libération des instincts, de dépassement de soi semblent
s’imposer dans les communications et comportements les plus quotidiens ; on ne semble jurer que par le
sublime et le génie, jusqu’à même éprouver une certaine fascination pour la décadence et la folie, alors qu’il
n’y avait pour Goethe de valeurs supérieures à la sagesse, à la modération, à l’harmonie et à l’équilibre.
En second lieu, le fait est que Goethe n’était pas un philosophe au sens courant du terme ; il n’avait pas
vraiment le goût de la pensée conceptuelle ou systématique. Ceci est d’autant plus remarquable que nous
sommes inévitablement portés à le comparer à ses contemporains et que Goethe a partagé son époque avec
quelques-uns uns des plus grands philosophes de la modernité: de Kant à Hegel en passant par Fichte et
Schelling. Même les écrivains et poètes de cette époque, qu’il a largement fréquenté, les Herder, Schiller,
Hölderlin, Schlegel, Novalis manifestaient une passion philosophique autrement plus développée que celle
de Goethe, et se plaisaient à bâtir des systèmes esthétiques ou éthiques plus ou moins évolués. Goethe, pour
5 Notamment l’impressionnant volume de ses correspondances, ce qui nous obligera à faire appel à quelques autresspécialistes germanophones de Goethe, tels Jean Lacoste et Ernst Cassirer, afin d’identifier les écrits utiles à notretravail mais non disponibles en langue française.6 « Et les Nibelungen sont classiques comme l’est Homère : tous les deux sont sains et forts. Si la plupart des œuvresmodernes sont romantiques, ce n’est pas parce qu’elles sont modernes, mais parce qu’elles sont faibles, infirmes etmalades ; et si ce qui est antique est classique, ce n’est parce que c’est ancien, mais parce que c’est frais, joyeux et sain.En distinguant, selon ces caractères, le classique et le romantique, nous saurons à quoi nous en tenir. » (cf. Eckermann,Conversations de Goethe avec Eckermann, p. 287-288) L’opposition du classicisme et du romantisme chez le poètes’avère donc bien davantage un classement en fonction de certaines caractéristiques récurrentes, qu’une condamnationcatégorique des mouvements artistiques ou philosophiques de la période romantique dans leur ensemble
5
ce qui le concerne, si l’on excepte justement la pensée qui apparaît en filigrane de quelques-uns de ses
travaux de savant ou de naturaliste (je pense surtout à la Métamorphose des Plantes et à la monumentale
Farbenlehre, son Traité des couleurs), semble davantage s’investir dans des comptes-rendus de lecture
d’ouvrages d’autrui ou dans des réflexions chaotiques, contradictoires, rarement organisées ou achevées.
Mais là réside précisément l’une des caractéristiques principales de la pensée de Goethe, l’une des
spécificités qui tendent à le distinguer des poètes de son époque, pour la plupart également fascinés par la
Naturphilosophie romantique. Goethe affichera au contraire jusqu’à la fin de sa vie sa méfiance à l’égard de
tout système a priori et refusera de se laisser enfermer dans une construction philosophique, métaphysique,
religieuse ou théologique donnée, voulant toujours juger par à-coups en fonction des circonstances ou des
intuitions du moment, ses refus, parfois brutaux l’amenant même à rompre avec beaucoup d’amis de sa
jeunesse tels Lavater et Jacobi. Sa vie et sa correspondance fourmillent effectivement d’exemples de
jugements contradictoires:
« Pour ma part, tout au moins, mon jugement varie à tout moment selon ma disposition personnelle7 ».
Et à Jacobi, le 6 janvier 1813 :
« Quant à moi les tendances si multiples de mon être ne me permettent pas de m’en tenir à une vue
unique des choses ; comme poète et comme artiste, je suis polythéiste ; je suis panthéiste au contraire comme
naturaliste et l’un aussi nettement que l’autre. Si j’ai besoin d’un Dieu pour ma personnalité comme homme
moral, j’y ai pourvu également. Les choses du ciel et de la terre sont un si vaste domaine, que les organes de la
totalité des êtres seuls suffiraient à les saisir8. »
Nous pouvons même avancer qu’il y a chez Goethe une méfiance radicale à l’égard de la philosophie (« A
bien y regarder, toute philosophie n’est que le sens commun dans une langue amphigourique » écrit-il dans
ses Maximes et réflexions9). Goethe fut bien un lecteur assidu des philosophes : de Leibniz dont il aimait le
sens des enchaînements et l’horreur des ruptures ; de Kant, dont il a particulièrement apprécié la troisième
Critique ; de Spinoza, surtout, dont les intuitions majeures sur la Nature et Dieu recouvraient, selon lui, si
exactement les siennes. Mais s’il voulait lui aussi philosopher, c’était précisément hors de tout système
philosophique. Il apparaît effectivement, et c’est ce que nous nous efforcerons de souligner dans ce travail,
que les idées sur la nature du poète reposent sur un réel sens philosophique, même si ce sens philosophique
n’est pas présent à sa conscience sous forme de principes et de concepts explicites.
7 Lettre à Schiller du 16 mai 1798, in Goethe, JW, Schiller, F, Correspondances 1794-1805, Tome II, p.1118 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 2029 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 69
6
Il faudra donc s’employer à révéler les trames de sa conception exprimées principalement dans ses travaux
de naturalistes, et se tourner vers l’essentiel : sa manière d’intégrer chaque fait isolé à l’ensemble de son
interprétation de la nature et de l’utiliser pour parvenir à une compréhension du rapport des êtres naturels
entre eux et de leur intégration dans la totalité. Dans cette démarche, ce seront les œuvres scientifiques qui
nous guideront avec le plus d’évidence. Etrangement, comme cet autre génie de la totalité qu’était Léonard
de Vinci, Goethe considérait que son œuvre la plus essentielle consistait en ses travaux scientifiques et plus
particulièrement dans son Traité des Couleurs, auquel malgré, ou peut-être plutôt à cause, du succès
grandissant que connut la théorie de Newton, il restera attaché jusqu’à la fin de ses jours Goethe ayant
dépassé ses quatre-vingt ans entouré de l’admiration du monde entier gardera cette amertume intellectuelle
singulière : malgré quelques exceptions, la science officielle n’a jamais accordé à son œuvre scientifique
l’importance qu’il lui attachait :
« De tout ce que j’ai fait comme poète, je ne tire aucune vanité. J’ai eu pour contemporains de bons
poètes, il en a vécu de meilleurs encore avant moi et il en vivra d’autres après. Mais d’avoir été dans mon
siècle le seul qui ait vu clair dans cette science difficile des couleurs, je m’en glorifie, et là j’ai conscience
d’être supérieur à bien des savants.10 »
Or nous touchons là à notre troisième point : le discrédit quasi total dont souffrent aujourd’hui ces travaux
scientifiques du point de vue de la science moderne. Alors que l’on est depuis fort longtemps convaincu que
l’œuvre littéraire de Goethe constitue une base essentielle de la culture allemande11, voire plus largement
européenne, même ceux qui reconnaissent le plus ses aspirations scientifiques n’y ont guère vu que les
pressentiments de vérités qui ont été, au mieux, ultérieurement confirmées par la science, au pire, largement
contredites. Si nous assistons manifestement depuis quelques dizaines d’années à un regain de l’intérêt porté
à l’œuvre de Goethe considérée dans sa globalité, si le savant et le penseur attirent désormais plus que par le
passé (bien qu’encore significativement moins que l’auteur de Werther, de Faust, de Wilheim Meister ou des
Affinités électives ), la plupart de ces récentes études ne semble pour l’essentiel trouver dans l’analyse de ces
travaux que des éléments complémentaires visant à un enrichissement de la compréhension de sa
personnalité et de son œuvre littéraire12.
Ce que l’on accorde sans hésitation à l’œuvre littéraire de Goethe, à savoir que chaque homme cultivé se doit
de la connaître et de se confronter à elle, on paraît le refuser dès qu’il s’agit de ses idées scientifiques. Ainsi
que le souligne Henri Bortoft13, il est courant de voir les réflexions naturalistes du poète considérées avec
10 A Eckermann le 19 février 1829, in Eckermann, Conversations de Goethe avec Eckermann, p. 28511 Goethe est parfois considéré avec Luther comme l’un des fondateurs de la langue allemande moderne.12 Je pense par exemple, pour n’en citer que deux, aux travaux de Didier Hurson et de Marie-Anne Lescourret13 Bortoft rappelle ainsi que, de la même façon, lorsque les manuscrits alchimiques d’Isaac Newton, en qui Goethe avaitdu reste vu le tenant le plus manifeste de cette science mathématique qu’il combattait avec la plus grande verve, furentvendus aux enchères au milieu des années 30, l’économiste britannique John Maynard Keynes déclara après leur lecturequ’il fallait peut-être davantage considérer Newton « non pas comme le pionnier de l’âge de raison » mais comme « le
7
condescendance comme la manifestation de l’une de ces faiblesses que l’on suggère propres à tous les grands
hommes. On ne saurait admettre qu’il est possible de retirer d’un approfondissement de ses travaux de
naturaliste ou de physicien quelque chose que la science n’ait aujourd’hui dépassé. Les considérations
scientifiques de Goethe, et en particulier ses observations sur la lumière et la couleur, s’avéraient déjà si
originales en leur temps qu’elles suscitèrent souvent incompréhension, dédain et moquerie de la part de ses
contemporains14, à l’exception de quelques cercles de proches admirateurs et d’artistes peintres. Les années
n’y ont rien fait, elles sont demeurées méconnues et ont continué à subir les critiques au cours des deux
derniers siècles.
Les acquisitions que la science moderne concède aujourd’hui à Goethe pourraient nous apparaître
secondaires pour peu que nous cherchions à approfondir l’essentiel, à savoir les conceptions et méthodes sur
lesquelles le poète s’est appuyé pour mener à bien ses observations naturalistes. Il semble évident que ces
découvertes isolées (découvertes de l’os intermaxillaire, des couleurs physiologiques, etc.) auraient été
réalisées aussi sans son intervention, bien que d’une manière certainement très différente. Mais il n’est pas
exclu que nous trouvions dans la démarche philosophique de Goethe quelques germes que notre modernité
puisse continuer à développer et à enrichir des nouvelles connaissances acquises au cours des deux derniers
siècles. Il ne saurait bien entendu être question ici d’opposer simplement science mathématique et science
phénoménologique, et de les confronter pour déclarer la prééminence de l’une sur l’autre. J’essaierai plutôt
de replacer la conception du poète dans une perspective autant culturelle qu’historique, et de démontrer son
actualité et son importance, dans la mesure où elle est pourrait être à même de nous éclairer sur les rapports
qu’entretient l’homme d’aujourd’hui avec les sciences, les arts et la nature.
Je proposerai un plan en trois grandes parties.
Dans la première, je commencerai par formaliser, à la lumière de ses écrits autobiographiques et travaux
scientifiques, les concepts qui font l’originalité et l’unité du naturalisme de Goethe. Je rassemblerai les
réflexions souvent éparses du poète pour expliquer les trois notions récurrentes qui m’apparaissent
fondamentales. Je mettrai en évidence le fait que ces concepts constituent des invariants que l’on retrouve
avec une constance étonnante dans les œuvres scientifiques voire parfois littéraires du poète, et j’examinerai
comment des notions telles que celles de phénomènes primitifs, de polarité, de métamorphose et
d’intensification s’articulent entre elles.
dernier des magiciens ». Si l’on n’ignorait pas purement et simplement ces recherches considérées comme« malheureuses », on essayait de déresponsabiliser Newton en alléguant qu’il faut aussi savoir faire preuve d’indulgenceà l’égard des grands de ce monde, tout aussi sujets aux égarements que le commun des mortels. Cf. Bortoft, Henri, Ladémarche scientifique de Goethe, p. 814 Lacoste, Jean, Goethe, science et philosophie, p. 12
8
Je préciserai ensuite dans une seconde partie, en confrontant les conceptions du poète isolées dans la partie
précédentes aux perspectives historiques et culturelles ouvertes par Pierre Hadot dans son essai, Le Voile
d’Isis, comment Goethe élabore une philosophie de la connaissance privilégiant l’exercice des sens et de
l’intuition, et quelle continuité il suggère entre le champ des sciences naturelles et celui de l’art.
Enfin, dans une dernière partie, j’examinerai l’articulation plus large entre science phénoménologique et
science mathématique, ou encore, entre science orphique et science prométhéenne15. Je chercherai ainsi à
identifier la postérité de la pensée goethéenne, notamment dans les champs de la phénoménologie moderne
et de la création artistique au XXème siècle, pour mettre finalement en lumière l’importance d’une telle
démarche philosophique et artistique à l’ère de la physique mathématique.
15 pour employer les termes de Pierre Hadot.
9
1. Identification et formalisation des trois concepts fondamentaux du naturalisme de
Goethe
« Avec les sciences, j’ai été comme quelqu’un qui se lève tôt, attend avec impatience les premiers
rougeoiements de l’aube, mais est ébloui dès qu’elle apparaît16. »
Pour aborder en détail les éléments de la conception scientifique de Goethe, il convient de relever en premier
lieu l’importance cruciale de son voyage en Italie qui marqua la rupture à laquelle nous pouvons faire
débuter la conceptualisation de ses idées sur la nature et sur l’art. Grâce à la médiation des beaux-arts, et en
s’étant pendant longtemps imaginé peintre ou dessinateur, Goethe trouvera une réponse aux questions
existentielles qu’il se posait à cette époque, lorsqu’il se sentira confirmé, probablement au début de l’année
1788, à l’occasion de son second séjour à Rome, dans sa vocation véritable d’écrivain, de « Künstler »17 qui
avait failli se dissoudre dans les obligations et les plaisirs de la cour de Weimar.
Mais alors que la motivation initiale du voyage était la redécouverte de l’art antique et la rencontre avec les
peintres de l’Italie, c’est étrangement la science plus que l’art qui permettra à l’artiste de se retrouver, en lui
fournissant une démarche autant analytique qu’intuitive pour redécouvrir en art une démarche menant à une
certaine vérité. L’ouvrage qui expose le plus explicitement les leçons et les résultats de cette expérience
méditerranéenne est sans doute l’essai de 1790 sur la Métamorphose des Plantes. Goethe y suggère l’origine
commune de la nature et de l’art, tout comme Kant, qui aborde conjointement les deux sujets dans la
Critique de la Faculté de Juger, publiée la même année. Car, bien que certaines de ses idées aient déjà été
préalablement mentionnées notamment dans les premiers travaux sur les minéraux et l’ostéologie, c’est dans
ce petit traité que le poète précise les bases de la science morphologique qu’il souhaite contribuer à fonder,
ainsi que les principes qui valent pour la création des œuvres d’art comme pour la manifestation des
phénomènes naturels. Il semble donc que c’est par le biais des sciences naturelles, la morphologie18 et la
géologie notamment, que Goethe accédera à la compréhension des lois universelles de la métamorphose et
des vastes cycles de systole et de diastole19 qui sont à l’œuvre à la fois dans la nature et au sein du seul art
réellement vivant au regard du poète revenu d’Italie: l’art classique20.
Afin de demeurer autant que possible dans le mouvement même de cette démarche goethéenne, je
commencerai par étudier la notion de phénomène primitif avant d’approfondir celles de polarité, de
16 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 6117 Ainsi qu’il l’exprime dans sa lettre au duc de Weimar datée du 17 mars 1788 et citée par Jean Lacoste (cf. Lacoste,Jean, Le voyage en Italie de Goethe, p.18)18 La morphologie rassemble les études botaniques et ostéologiques, c’est-à-dire les métamorphoses des plantes et desanimaux.19 Périodes respectivement de contraction et d’expansion du cœur et des artères.20 C’est à la suite à ce voyage que Goethe s’engagera dans le mouvement plus général de retour à l’Antique initié parWinckelmann.
10
métamorphose et d’intensification. J’essaierai à chaque fois de partir des occurrences de ces concepts dans
les différents champs abordés par le poète avant de tenter à chaque fois d’en synthétiser l’idée qu’il s’en
faisait. Je tiens également à préciser que la très belle étude Goethe, Science et Philosophie de Jean Lacoste21
a constitué dans cette première partie une référence particulièrement utile et agréable qui m’a permis d’isoler
les éléments les plus essentiels laissés par le poète, et de ne pas me perdre dans la somme considérable des
divers écrits biographiques, comptes-rendus et correspondances rassemblés pour l’occasion.
1.1. Phénomènes primitifs: l’unité dans la multiplicité ou la science des premiers principes
La notion de phénomènes primitifs (Urphänomen en allemand), caractérisée par le préfixe Ur - qui peut se
traduire par originel, primitif, ou encore primordial -, se retrouve explicitement dans de nombreux travaux
scientifiques de Goethe : on la voit apparaître dans la Métamorphose des Plantes (Urpflanze), dans ses
études ostéologiques (Urtier), minéralogique (Urgestein), et surtout dans son Traité des Couleurs où ces
Urphänomen sont pour la première fois appelés par leurs noms et partiellement définis. Ce concept est en fait
indissociable de la science de la morphologie - science des formes et, par-là même, des métamorphoses - que
Goethe souhaitait développer. Pour introduire et illustré ce concept proprement goethéen de la manière la
plus naturelle qui soit, nous pouvons certainement nous reporter au fameux échange qu’eurent Goethe et
Schiller à l’occasion de leur première véritable entrevue. Goethe et Schiller appartenaient l’un et l’autre, à la
même société d’Histoire Naturelle d’Iéna. En juillet 1794, ils sortent ensemble d’une séance à laquelle ils
avaient tous les deux assistés en tant qu’auditeurs et engagent une conversation. Schiller émet l’avis que la
manière fragmentaire selon laquelle la nature leur fut présenter, peut s’avérer particulièrement décourageante
pour le profane :
« Je répondis qu’elle restait peut-être inquiétante pour l’initié lui-même et qu’il y avait peut-être
encore une autre manière non pas d’étudier la nature dissociée en ses éléments, mais de la décrire agissante et
vivante, en partant du tout pour s’efforcer d’arriver aux parties. Il souhaita des éclaircissements sur ce point
mais ne dissimula pas ses doutes ; il ne pouvait accorder qu’une telle manière de procéder, comme je le
prétendais, découlait déjà de l’expérience.
[…] J’exposais alors avec vivacité la métamorphose des plantes, et de quelques traits de plume
caractéristiques, je fis naître sous ses yeux une plante primordiale. Il écouta et regarda tout cela avec un grand
intérêt et une force d’appréhension marquée ; mais quand j’eus fini, il hocha la tête et dit : « Ce n’est pas
une expérience, c’est une idée ! » Je tiquais, dépité ; car le point qui nous séparait était ainsi cerné de
la façon la plus rigoureuse. L’affirmation contenue dans Sur la grâce et la dignité me revint en
mémoire, la vieille rancœur s’éveillait ; mais je me dominai et répliquai : « il peut m’être très
agréable d’avoir des idées sans le savoir et même de le voir de mes yeux. 22 »
21 Lacoste, Jean, Goethe, science et philosophie22 Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 195
11
Goethe pensait ainsi qu’il devait toujours exister un cas dans la nature où un phénomène se produit de la
manière la plus simple possible sans tous les facteurs secondaires dissimulant l’essentiel. Il appelait un tel
cas, un Urphänomen, ce qui peut se traduire par un phénomène primordial ou primitif, et le décrivait comme
« un cas qui en vaut mille, et qui inclut en soi tous les autres »23. Afin d’appréhender le sens de cette notion,
nous allons examiner ses différentes manifestations dans les travaux que Goethe a menés en tant que
naturaliste : en minéralogie, en botanique, en ostéologie et en optique.
1.1.1. Minéralogie : l’Urgestein
L’intérêt de Goethe à l’égard de la minéralogie ne date pas de son voyage en Italie. Lorsqu’il travaillait au
service du Duc de Weimar à la réouverture des mines d’argent d’Ilmenau, il avait déjà commencé à
développer une réelle expertise dans la classification des pierres. Plus largement, c’est durant ces dix
premières années entre 1876 et 1886 où comme précepteur et ministre du Duché de Saxe-Weimar, que
Goethe va se prendre progressivement de passion non seulement pour la minéralogie, mais également pour la
botanique, l'anatomie ostéologique, et l'optique. Il croira y trouver sa grande, sa vraie vocation : celle de
chercheur, de naturaliste.
Ainsi au fur et à mesure de ses marches dans la nature, de ses voyages dans le Harz24 et de ses échanges avec
Charlotte von Stein, sa confidente depuis 1876, Goethe élaborera progressivement une espèce de modèle
géologique. A l’époque, deux théories contradictoires, le vulcanisme et le neptunisme, s’affrontent. La
première défend l’idée que notre globe était à l’origine une boule de roche en fusion dont le refroidissement
superficiel aurait abouti à l’apparition des terres, après de longues ères dominées par le chaos et la violence
des phénomènes volcaniques. La seconde qui s’est plus particulièrement imposée en Allemagne, émettait
l’hypothèse d’une mer primitive, siège d’un phénomène de cristallisation du granit, sur lequel les autres
roches sédimentaires seraient ensuite venues se déposer avant le recul du grand océan primordial. Sans doute
déjà guidé par son profond refus de la violence et des ruptures et par son attachement au développement
harmonieux et progressif des formes, Goethe avait manifesté une prudente adhésion au neptunisme dans sa
confrontation historique avec la théorie contradictoire25. Le modèle neptuniste faisait ainsi du granit la roche
primitive et l’assise de toutes les autres roches de la création. Or le granit n’est pas une roche pure : sa triple
composition de mica, de feldspath et de quartz était déjà parfaitement connue lorsque Goethe s’y intéressa. A
première vue, il y a donc là contradiction. Pourquoi et surtout en quel sens le composé peut-il être premier
23 Goethe, JW, Materialen zur Geschichte der Farbenlehre , in Naturwissenschaftliche Schriften II, Hambourg, p. 259Matériax pour une histoire des couleurs cité in Bortoft, Henri, La démarche scientifique de Goethe, p. 2424 Massif cristallin du centre de l’Allemagne, culminant au Brocken (1142m). Dans les légendes allemandes, le Brockenétait le rendez-vous des sorcières qui y célébraient la Nuit de Walpurgis, comme Goethe l’a illustré dans son premierFaust.25 La reconnaissance définitive du vulcanisme, qui ne s’imposera finalement en Allemagne qu’après la disparition deson fondateur Werner, en 1817, marquera l’avènement de la géologie moderne.
12
par rapport à ses constituants ? Il est ici essentiel, dans notre tentative de saisir la signification très
particulière que Goethe donnait au concept de phénomène primitif, de comprendre comment cette roche dite
primitive pourrait être à la fois primordiale et composite. Nous retrouverons en effet systématiquement cette
ambiguïté entre unité et multiplicité à l’occasion de notre étude des diverses autres réflexions naturalistes du
poète.
Goethe caractérise cette roche par l’équilibre des trois composants à même de former une « unité trinitaire »
comme il l’écrit dans un essai sur la formation de l’étain :
« Aussi longtemps que ces trois constituants perceptibles à la vue comme au toucher conservent un
équilibre entre eux, de telle sorte que tous coexistent et cohabitent, s’associent et affirment leur unité trinitaire,
la roche conserve à bon droit le nom de granit, quelque diverse par la forme et par la couleur qu’apparaissent
ses parties, et elles forment de hautes montagnes largement épandues, qui servent de base et de fondement. 26»
Ce n’est donc pas la pureté ou la simplicité qui confère au granit son caractère de roche primitive, mais le
fait, beaucoup plus essentiel que dans sa composition même il effectue la synthèse harmonieuse entre des
éléments hétérogènes. C’est en ce sens, que le granit peut constituer un fondement solide pour le naturaliste :
par sa formule même, il associe la plus grande simplicité à la plus grande richesse. Car en faisant varier les
proportions de chacun des trois composants minéraux de base tout en maintenant l’équilibre harmonieux qui
les unit, il est possible de créer des variétés infinies de granit. Les autres roches, secondaires comme par
exemple le grès, dérivent alors de la rupture de cette « unité trinitaire » équilibrée.
Nous allons voir à présent que le parallèle avec la botanique s’impose de lui-même, et que plus largement
dans chaque domaine de sa science naturaliste, Goethe cherche en premier lieu à dépasser le stade des
classifications savantes trop abstraites selon lui pour ne pas être une source d’arbitraire et d’erreurs, pour
découvrir et révéler l’élément premier qui doit garantir l’unité originelle de tous les phénomènes du champ
d’étude en question: c’était le granit, l’Urgestein dans le cas de la minéralogie, ce sera l’Urplanze, l’ambiguë
et introuvable plante symbolique dans le cas de la botanique.
1.1.2. Botanique : l’Urpflanze
La contribution la plus reconnue de Goethe aux sciences naturelles, outre sa découverte de l’os
intermaxillaire chez l’Homme, est indéniablement son travail sur les plantes à fleurs, et plus particulièrement
celui décrit dans l’essai sur la Métamorphose des Plantes que nous avons déjà évoqué plus haut.
26 Goethe, JW, Zinnformation, in Sämtliche Werke, Briefe, Tagebücher und Gespräche , Band 25, Francfort-sur-le-Main,1989, cité in Lacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie, p. 167-168
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Lorsque Goethe s’évade vers Rome en 1786, la botanique occupait déjà une place importante dans ses
activités au Duché de Saxe-Weimar. Il avait notamment consacré de nombreuses heures à l’étude de la
célèbre classification de Linné. Dans les ouvrages de botanique qui faisaient référence à l’époque, la plante à
fleurs est habituellement décrite comme un assemblage extérieur de différentes parties - feuilles, sépales,
pétales, étamines, etc. - séparées et indépendantes les unes des autres. On n'y rencontre aucune indication sur
un quelconque lien nécessaire entre ces différents éléments, aucune considération quant à leur rapport à
l’ensemble du végétal. C'est le modèle de la plante analytique, telle qu’elle pouvait précisément satisfaire les
volontés réductionnistes propres aux méthodes positivistes. Linné a ainsi établi son système de classification
des plantes en espèces, familles, etc., en comparant entre elles les différentes parties et en créant des groupes
en fonction de certaines analogies. Malgré toute l’admiration qu’il voue à Linné27, Goethe ne peut pas se
satisfaire longtemps de cette classification dans laquelle il ne parvient à déceler aucune nécessité, et c’est
probablement pour une part sous l’influence des Idées sur l’Histoire de l’Humanité de Herder – comme il
l’indique dans sa lettre à Knebel28 du 17 novembre 1784 -, que Goethe commencera à imaginer que la nature
engendre les différentes formes organiques en « jouant » avec une unique « forme essentielle ». Il écrit de
Weimar à Charlotte von Stein, le 9 juillet 1786, soit à un peu moins de deux mois de son départ :
« Ma plus grande joie, à l’heure actuelle, je la dois à la botanique. Cette idée me poursuit sans cesse et
c’est d’ailleurs la vraie manière de s’assimiler les choses. Les vérités m’apparaissent toutes ensemble, comme
par surprise. Il ne m’est plus nécessaire de réfléchir longtemps sur les questions obscures ; les réponses aux
problèmes s’imposent d’elles-mêmes.
Que j’aimerais faire saisir à d’autres ce coup d’œil, cette joie ! Mais cela n’est pas possible. Et cela
n’est point un rêve, une imagination ; c’est un aperçu de la forme essentielle avec laquelle la nature ne fait pour
ainsi dire que jouer, et en jouant engendre la vie si diverse.
Si l’existence humaine n’était pas si brève, si j’en avais le temps, je me ferais fort d’appliquer ces vues
à tous les règnes de la nature – à son domaine tout entier29. »
Mais c’est en Sicile, le 17 avril 1787 qu’une promenade va lui donner l’occasion d’exprimer la profonde
intuition botanique qui est à la base même de l’idée de l’Urpflanze. Le voyageur, qui désire ce jour-là
travailler à son poème Nausicaa30 fuit le tumulte de la ville de Palerme et se réfugie dans la quiétude des
jardins:
« Les nombreuses plantes que j’étais accoutumé à voir en caisses et en pots, et même sous des châssis
de verre pendant la plus grande partie de l’année, je les trouve ici en plein air, vigoureuses et belles, et, en
accomplissant leur destination tout entière, elles nous deviennent plus intelligibles. En présence de tant de
27 Goethe reconnaissait volontiers que Linné comptait avec Kant et Spinoza parmi les penseurs qui avaient le plusinfluencé sa propre philosophie.28 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 8329 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 9330 Fille d’Alcinoos, roi des Phéaciens, qui accueille Ulysse naufragé.
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figures nouvelles et renouvelées, mon ancienne chimère s’est réveillée. Ne pourrais-je, dans cette multitude,
découvrir la plante primitive ? Cette plante doit exister : autrement à quoi reconnaîtrais-je que telle ou telle
figure est une plante, si elles n’étaient pas toutes formées sur un modèle ?
Je me suis appliqué à chercher en quoi ces mille et mille figures diverses sont distinctes les unes des
autres et je les trouvais toujours plus semblables que différentes, et si je voulais mettre en usage ma
terminologie botanique, je le pouvais bien, mais c’était sans avantage : cela m’inquiétait sans m’être d’aucun
secours. Mon, beau projet poétique était troublé ; le jardin d’Alcinoos avait disparu ; le jardin du monde s’était
ouvert devant moi31. »
Nous redécouvrons dans cet extrait les critères qui avaient déjà présidé à l’élection du granit au rang de roche
originelle : la simplicité et conjointement, l’infinie diversité des dérivations latentes. L’idée de Goethe, rétif
aux classifications courantes de la botanique, qu’il juge arbitraires car elles ne permettent pas de comprendre
comment les différents organes de la plante découlent ou dépendent les uns des autres, est de considérer que
les cotylédons, c’est-à-dire les feuilles séminales, sont le germe de tous les organes ultérieurs de la plante :
les feuilles, les pétales, les sépales, les étamines, le pistil, etc. Un an plus tard, dans le récit qu’il dresse du
second séjour à Rome, dans ses Souvenirs de juillet 1787, l’écrivain détaille dans les termes qui suivent son
intuition botanique :
« J’avais eu la révélation que, dans cet organe de la plante que nous avons d’ordinaire l’habitude
d’appeler feuille, se trouvait caché le véritable Protée capable de se dissimuler et de se manifester dans toutes
les configurations. La plante n’est toujours que feuille, à tous les stades de son développement, unie au germe
futur de si indissociable manière que l’on ne peut pas penser l’une sans l’autre. Comprendre une telle idée,
l’accepter, la vérifier dans la nature est une tâche qui nous plonge dans un état douloureusement suave32. »
Et dans ses Notices d’Italie :
« Tout est feuille, et cette simplicité rend possible la plus grande diversité. […] La raison principale de
cette hypothèse est la considération que le germe ou ce qui doit se développer consiste en plusieurs parties qui
sont apparentées entre elles mais qui se séparent dans le cours du développement33. »
Ce modèle, cette théorie de la feuille donne en quelque sorte à Goethe une réponse originale et concrète aux
questions qu’il se posait, dans la lignée de Leibniz et de Herder, quant au problème de la naissance et du
développement de la multiplicité à partir de l’un primitif. L’hypothèse de cette plante originelle qui se
résume ainsi dans le modèle d’une feuille liée à un germe « un œil » et qui se développe, ainsi qu’il l’expose
31 Goethe, JW, Voyage en Italie, p. 30432 Goethe, JW, Voyage en Italie, p. 42333 Goethe, JW, Sämtliche Werke, Briefe, Tagebücher und Gespräche , Tome 24 ( Schriften zur Morphologie ), Francfort-sur-le-Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1987, p. 84 cité in Lacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie, p. 30
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dans le poème de la Métamorphose des Plantes34, en six phases successives de contraction et d’expansion, de
la graine à la fleur et de la fleur au fruit, édifie selon Goethe l’Idée, le type commun qui permet de
reconnaître qu’une plante est une plante. Goethe relate dans son Histoire de mes études botaniques comment
l’observation de boutures présentées par le conseiller aulique Reiffenstein lui fournit par ailleurs une
illustration concrète de cette intuition. Des rameaux une fois détachées, se développent et deviennent des
plantes complètes. Ce phénomène, estime Goethe, nous fait percevoir que la feuille contient, en idée, la
plante entière. Les rameaux latéraux issus des yeux sont de véritables plantes, qui, au lieu du sol, partent
d'une plante-mère :
« Un plant d’œillet qui avait poussé jusqu’à atteindre la hauteur d’un buisson fut ce qui me frappa le
plus. On connaît la vitalité et la faculté de reproduction puissantes de cette plante ; sur ses rameaux, les yeux se
pressent les uns à la suite des autres, un nœud est enchâssé dans l’autre ; ici ce phénomène s’était intensifié
avec le temps, et les yeux, dans un entassement confus, s’étaient développés autant qu’il était possible, si bien
que même la fleur parfaite donnait à son tour naissance à quatre autres fleurs parfaites.35»
Goethe imagine pouvoir expliquer toutes les structures du monde végétal, en concevant cette notion de
plante primitive et en la maintenant suffisamment souple et générique pour revêtir toutes les formes
adéquates. L’Urpflanze permettra de comprendre non seulement le développement de chaque plante en
particulier, mais également de mettre en lumière comment tous les genres, espèces et variétés répondent à cet
archétype. Et davantage encore, elle caractérisera avec plus d’évidence que jamais le fossé irréductible qui
sépare les plantes des autres règnes, animaux et minéraux, donnant par-là même au poète la réponse à la
question qu’il se posait alors qu’il déambulait au milieu des nombreuses espèces végétales du jardin
botanique de Palerme.
Le statut de cette plante primitive telle qu’elle est diversement présentée dans ses écrits botaniques ou ses
correspondances demeure néanmoins ambigu sur deux aspects : d’une part, cette plante doit-elle contenir au
moins un caractère de chaque végétal particulier, c’est-à-dire en être d’une certaine manière la réunion, ou au
contraire doit-elle présenter une morphologie de base, simplifiée que les autres suivraient par analogie, une
sorte d’intersection formant un modèle générateur de toutes les plantes ? D’autre part, sa nature est-elle
d’essence intelligible ou sensible ? Goethe répond partiellement à notre première interrogation lorsqu’il écrit
à Herder le 17 mai 1787 :
« La plante primitive devient la chose la plus étrange du monde, et que la nature elle-même
m’enviera... Avec ce modèle et sa clef on pourra ensuite inventer des plantes à l’infini qui seront conséquentes,
c’est-à-dire qui, sans exister véritablement, pourraient cependant exister, et qui ne seront pas des ombres et des
34 Nous détaillerons les phases de cette métamorphose lors de nos illustrations du concept de polarité.35 Goethe, JW, Histoire de mes études botaniques, In La métamorphose des plantes, p. 103
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apparences pittoresques ou poétiques, mais auront une vérité et une nécessité intérieures. La même loi
s’appliquera à tous les êtres vivants36. »
L’Urpflanze semble bien se rapprocher d’un germe d’ordre idéel, d’un modèle générateur, et non d’une
combinaison protéiforme d’éléments empruntés à toutes les plantes. Il faut souligner au passage qu’il n’est
pas question de sous-entendre que Goethe s’inscrirait d’une quelconque manière dans un schéma
évolutionniste du vivant : il ne dit pas avoir trouvé, en l’Urpflanze, le germe réel, l’ancêtre primitif de toutes
les plantes. L’Urpflanze doit davantage être comprise comme un schéma de construction, un modèle
intellectuel caractéristique du règne végétal dont on peut percevoir la manifestation dans les espèces
existantes et en fonction duquel on peut, par ailleurs, engendrer d’autres idées de plantes, des plantes
virtuelles qui sont logiques, conséquentes, sans pour autant exister dans la réalité sensible.
En ce qui concerne notre deuxième interrogation quant à la nature sensible ou intelligible de l’Urplanze, il
semble avéré que l’originalité du concept goethéen provient précisément de la nature intermédiaire que le
poète semble lui conférer : il espère réellement découvrir cette plante dans la réalité du monde végétale ; elle
ne se limite donc pas à une pure construction intellectuelle. Souvenons-nous de la réaction du poète face à
l’incompréhension de Schiller lorsqu’il tentait de présenter à ce dernier cette notion d’idée incarnée37. Là
réside la singularité de l’Urplanze : ni complètement incarnée dans le sensible, ni exclusivement reléguée
dans le monde des idées platoniciennes, elle est par essence d’une nature à la fois sensible et spirituelle. On
pourrait ainsi la qualifier comme Goethe, de suprasensible, au sens où seul l’œil spirituel de l’artiste, exercé
par la pratique de l’observation, de l’imagination et de l’intuition, saurait la percevoir dans sa plénitude.
« Il m’apparut peu à peu de plus en plus clairement que le regard pourrait être vivifié jusqu’à atteindre
un mode d’observation plus élevé encore, exigence qui à cette époque était présente à mon esprit sous la forme
sensible d’une plante primordiale suprasensible. Je suivais toutes les transformations telles que je les
rencontrais, et c’est ainsi qu’au terme ultime de mon voyage, en Sicile, apparut clairement à mes yeux
l’identité originelle de toutes les parties du végétal, que je cherchais dès lors à retrouver partout, à percevoir
partout. 38 »
Nous aurons l’occasion plus bas de préciser la nature particulière du phénomène primitif à la lumière de
l’ensemble de sa philosophie de la connaissance et d’en approfondir les rapports avec l’art symbolique tel
que Goethe le conçoit.
36 Goethe, JW, Voyage en Italie, p. 36537 Goethe s’opposera d’ailleurs très vigoureusement à la proposition du botaniste Link de donner une illustration del’Urplanze en termes purement mathématiques (cf. Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 116)38 Goethe, JW, Histoire de mes études botaniques (1831), in La métamorphose des plantes, p. 101
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1.1.3. Ostéologie : L’Urtier
Goethe avait commencé à manifester un intérêt scientifique pour l’ostéologie sous l’influence de Lavater, qui
l’avait persuadé en 1774 de collaborer à son entreprise de physiognomonie : celle-ci consistait à tenter de
deviner le caractère des individus à partir des traits de leur visage, en affirmant notamment qu’il serait
possible de deviner, comme l’avait jadis fait Aristote, le caractère de chaque espèce en partant de la
configuration du crâne ou de la mâchoire. L’idée fondamentale de Lavater et de Goethe était en effet qu’il
existe une corrélation nécessaire entre les organes, les actes et le caractère de l’homme ou de l’animal, et que
cette cohérence permet de retrouver l’ensemble (la personnalité) à partir d’un élément (la forme des corps ou
des organes). Au fil de ses réflexions, Goethe va orienter plus particulièrement ses recherches sur les formes
des os. Dans le cadre de ses études d’anatomie comparée, la mise en évidence de l’os intermaxillaire chez
l’homme va compter parmi ses grands titres de gloire.
Pour résumer les termes de la problématique qui se posait à l’époque, rappelons que chez les animaux, la
mâchoire supérieure est un organe composite : elle est constituée de deux maxillaires à droite et à gauche
reliés à l’avant par l’os qui porte les incisives. Or, alors que tous les animaux, y compris ceux qui semblaient
les plus proches de l’être humain comme les différentes races de singes, possédaient de façon manifeste cet
os, l’Homme semblait en être dépourvu. Cette absence était interprétée par les anatomistes comme la preuve
de la distance infranchissable qui séparait l’être humain le plus frustre de l’animal le plus évolué.
Goethe, parviendra, contrairement à toute attente, à identifier cet élément sur des crânes humains qu’il
étudiait en 1784. Il fera immédiatement part à Herder de sa découverte le 27 mars, mais c’est seulement dans
sa lettre à Knebel du 17 novembre 1784 en accompagnement d’un essai ostéologique qu’il indiquera toute la
portée scientifique et philosophique qu’il accorde à cette découverte :
« Je t’envoie enfin ma dissertation ostéologique et je te prie de m’en dire ton avis. Je me suis abstenu
de laisser entrevoir dès maintenant le résultat auquel j’aboutis et que Herder indique déjà dans ses Idées ; rien
ne différencie l’homme de l’animal – tout au contraire les rapproche, la parenté de l’homme et des animaux est
étroite39. »
C’est dans cet essai que Goethe va pour la première fois amorcer sa réflexion sur les phénomènes de
métamorphoses et formaliser les premières intuitions qui guideront par la suite ses recherches
morphologiques. Le poète imagine dans ce texte une sorte de progression ascendante des formes du squelette
des animaux, et plus particulièrement de leur mâchoire, en fonction de leur degré d’évolution. Il caractérisera
ainsi les transformations de l’os intermaxillaire en dressant des tableaux de ces différents stades, du chevreuil
dont l’os est dépourvu de dents jusqu’au lion, dont l’os est compact, massif, puissant et jusqu’à la plus noble
18
manifestation de la création, l’Homme, dont l’intermaxillaire se dissimule « par crainte de révéler une
voracité animale »40. Il est important de souligner encore une fois que malgré l’impulsion spontanée qui nous
amènerait à voir en Goethe un remarquable précurseur de Darwin, le poète ne semblait pas du tout considérer
cette évolution dans un cadre historique : dans son essai, les degrés dont il décrit les manifestations
morphologiques coexistent les uns à côté des autres, et jamais n’est mentionnée une possible filiation entre
les espèces.
Malgré tout son enthousiasme, Goethe n’attirera cependant guère l’attention des hommes du sérail, les
anatomistes reconnus de son temps et, profondément déçu par cet accueil, il interrompra ses études
d’ostéologie pour se tourner vers l’étude des plantes jusqu’à ce qu’il retrouve quelques années plus tard son
intérêt pour l’anatomie, sans doute excité par les travaux qu’il venait de mener sur les plantes à fleur, et
caressant l’idée de transposer au règne animal cette notion de métamorphose. Ainsi, dans sa lettre à Jacobi du
3 mars 179041, il annonce un écrit sur la forme des animaux qui serait le pendant à son essai de botanique sur
la Métamorphose des plantes. Or, la chance semble décidément lui sourire puisque au cours du second
voyage en Italie de mars à avril 179042, il trouve sur le sable des dunes du Lido, aux abords de Venise, un
crâne de mouton brisé d’une façon telle que l'os palatin, le maxillaire supérieur et l'intermaxillaire semblaient
présenter l'image évidente de trois vertèbres transformées. Cette découverte permet à Goethe de formuler
l’une de ses idées fondamentales selon laquelle tous les os du crâne sont issus des vertèbres. Cette genèse
illustrerait d’une façon plus générale le processus de métamorphose progressive qui ennoblit et affine les
« masses organiques » de la nature, manifestation de cette grande et éternelle loi de l’intensification, ou
Steigerung, dont il décelait également l’action en botanique et dans la théorie des couleurs, comme nous le
détaillerons plus loin. Il se déclare ainsi certain :
« qu’un type général, qui s’élève par métamorphose, se retrouve dans tous les êtres vivants, que ce
type peut s’observer avec toutes ses parties à certains stades intermédiaires, et doit encore être reconnu même
là où il régresse discrètement jusqu’à se dissimuler entièrement aux stades supérieurs de l’humanité43. »
Sans aboutir à la formalisation d’une loi à même de décrire en un seul concept les métamorphoses de la
forme animale dans son intégralité, Goethe parviendra cependant à énoncer deux lois de développement
partiel : la première concerne la moelle épinière et le cerveau, la seconde les os qui contiennent ces organes,
les vertèbres et le crâne. D’une part, le cerveau représente à ses yeux un état supérieur de la moelle épinière,
et chaque centre nerveux ganglionnaire peut être considéré comme un cerveau demeuré à un stade inférieur
39 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 8340 Goethe, JW, Schriften zur Kunst, Schriften zur Litteratur, Maximen und Reflexionen , Munich, 1981, p. 173 cité inLacoste, Jean, Goethe, science et philosophie, p. 4941 Lacoste, Jean, Goethe, science et philosophie, p. 5042 Dont il fait le récit dans les Annales de 1790 (cf. Lacoste, Jean, Goethe, science et philosophie, p. 50)43 Goethe, JW, Autobiographische Schriften II , Munich, 1981, p. 436 cité in Lacoste, Jean, Goethe, science etphilosophie, p. 51
19
de développement. D’autre part, les os du crâne qui enferment le cerveau résultent quant à eux, selon la
même loi d’ennoblissement des formes à l’œuvre dans le corps, d'une transformation des vertèbres qui
enveloppent la moelle. Le poète ne développera pas beaucoup plus ses réflexions sur la recherche d’une
typologie animale unique.
1.1.4. Optique : les couleurs du ciel et du Soleil
Mais le champ scientifique auquel Goethe a proportionnellement consacré le plus de temps et d’énergie est
indéniablement celui de l’optique. Ce n’est certainement pas un hasard, dans la mesure où il s’agit également
du domaine d’étude qui entretient par nature les liens les plus étroits avec l’art et la peinture.
Là encore tout semble débuter en Italie. Goethe a l’intuition que les chefs-d'œuvre de l'art antique ont été
créés « selon les lois mêmes d’après laquelle la nature procède»44, et que les chefs-d'œuvre de l'art sont ainsi
par-dessus tout les chefs-d'œuvre de la nature. Cette idée l’incite à rechercher ces lois en remontant aux
origines de l’art classique, et ainsi à s’évader vers le sud et les chefs d’œuvres de la Renaissance italienne. Il
décrit ainsi comment, au fil de la fréquentation des peintres italiens, il est parvenu à découvrir peu à peu les
lois naturelles qui commandent à la création d'une œuvre d'art. Un seul élément pourtant conserve à ses yeux
le mystère de son effet : le coloris.
« Je me réjouis lorsque je vis la façon dont la poésie et les arts plastiques pouvaient mutuellement
s’influencer. Bien des choses isolés devinrent distinctes, et l’ensemble s’éclaira à mes yeux. Mais il est un seul
point dont je ne pus me rendre un tant soit peu raison : c’était le coloris.45»
Il rapporte lui-même dans ses Confessions que plusieurs tableaux sont composés ou analysés en sa présence ;
« leur composition et leurs parties avaient été soigneusement étudiées quant à leur disposition et à leurs
formes ». Il observe, il interroge, il écoute avec attention. Alors que les artistes peuvent lui faire part de la
plupart de leurs procédés de composition et d’organisation de la toile, lorsqu’il évoque le coloris, personne
ne semble en mesure de lui expliquer précisément les rapports des couleurs entre elles, ses lois d’agencement
ou ses effets esthétiques. D’où vient que le jaune transmet invariablement une sensation agréable de chaleur.
Pourquoi le bleu évoque-il au contraire la froideur ? Qu’est ce qui rend si harmonieux le rapprochement du
jaune et du violet ? Goethe n'en peut obtenir d'explication d’aucun peintre : tout semble arbitraire et subjectif
alors même que les sensations produites tiennent indéniablement pour une large part de l’objectivité.
44 Goethe, JW, Voyage en Italie, p. 19545 Goethe, JW, Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs, p. 454
20
« Mais lorsqu’on en venait à la couleur, tout semblait être abandonné au hasard, hasard déterminé par
un certain goût, goût déterminé à son tour par une certaine habitude, l’habitude par le préjugé, le préjugé par la
personnalité de l’artiste, du connaisseur ou de l’amateur.46 »
Il comprend alors qu'il va lui falloir d’abord saisir les lois naturelles de la couleur pour pénétrer ensuite celles
de la composition. Or ni ses notions d’étudiants quant à la nature physique des phénomènes lumineux, ni les
manuels de sciences qu’il consulte à l’époque ne semblent non plus lui apporter de réponses.
«J'étais persuadé comme tout le monde de ce que la totalité des couleurs était contenue dans la
lumière; on ne m'avait jamais dit autre chose et je n'avais jamais trouvé la moindre raison d'en douter, car je ne
m’intéressais pas davantage à la question. […] Mais en revanche, je ne me rappelle pas avoir jamais vu les
expériences par lesquelles la théorie newtonienne est censée être démontrée.47»
La couleur comme qualité, tel est le propos de Goethe dans la Farbenlehre, ouvrage dédié à la science du
regard par laquelle l’univers parle à notre œil plus qu’à la science de la lumière en tant que telle. Le poète
souhaite par ce traité indiquer aux artistes les lois qui les amèneront à une utilisation consciente de la
sensation colorée. Mais, quand il commence à s'y intéresser, il découvre que, de cette conception
newtonienne, qui régnait déjà comme aujourd'hui dans le monde savant, il ne peut « rien tirer d'utile à ses
fins»48. Nous ne détaillerons pas dans cette partie la théorie de l’optique de Newton, mais il suffit de savoir
que, selon le principal fondateur de la physique moderne, la lumière blanche telle qu'elle est émise par le
soleil, est constituée de rayons colorés. Les couleurs apparaissent quand on dégage de la lumière blanche et
qu'on isole les éléments qui la composent, par exemple au moyen d’un prisme qui dévie les rayons lumineux
d’un angle fonction de la longueur d’onde49, et donc de la couleur de chaque composante. Goethe estimait
que cette théorie réduisait odieusement le phénomène qualitatif à des longueurs d’onde, à une pure
expression quantitative, sans considération de l’effet subjectif provoqué par les couleurs sur l’observateur
humain.
Aussi veut-il observer les faits par lui-même. Il s'adresse alors au Conseiller aulique Buttner, à léna, qui lui
prête tout l’appareillage optique nécessaire. Occupé d'abord à d'autres travaux, il n’a finalement guère le
loisir de se consacrer aux expériences qu’il planifiait, et il s'apprête, sur la demande de Büttner, à lui rendre
ses outils, lorsqu’il prend un prisme en main, pour regarder un mur blanc par transparence. Il s'attend à la
voir apparaître colorée en une succession de teintes diverses. Mais alors que l’image réfractée via le prisme
46 Goethe, JW, Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs, p. 45447 Ibid. , p. 45648 Ibid., p. 45649 A l’époque chaque couleur pouvait être caractérisée par son angle de réfraction. C’est par la suite seulement que l’ondécouvrira le lien entre cet angle et l’indice optique de réfraction des matériaux transparents, lui-même fonction de lalongueur d’onde de la lumière incidente. Cette loi de réfraction explique pourquoi des rayons de couleurs différentessuivent des trajets différents dans les milieux dont l’indice optique est différent de l’unité.
21
demeure blanche en son centre, les couleurs ne se montrent qu'à la limite du blanc et de l'ombre, à
l’emplacement des traverses des fenêtres de la pièce. Ces observations incitent Goethe à penser que la théorie
de Newton est peut-être fausse, et que les couleurs ne sont pas contenues dans la seule lumière blanche, mais
que l’ombre et la lumière jouent un rôle égal dans l’apparition des couleurs. Fidèle à sa conception de
l’équilibre et de la symétrie du monde, il fait ainsi l’hypothèse que les mêmes lois doivent agir sur le noir et
sur le blanc :
«Puisque dans le premier cas la lumière se décomposait en couleurs si diverses, je me dis que
l’obscurité devait aussi être considérée comme décomposée en couleurs.50 »
Au fil des différentes expériences qu’il mènera, non seulement jusqu’en 1810, date de la publication de la
Farbenlehre, mais quasiment jusqu’à la fin de ses jours, Goethe continuera à mener ses propres expériences,
sinon à suivre avec attention celles que réaliseront les hommes de sciences de son temps et il les considèrera
à chaque fois comme des confirmations de ses premières assertions quant aux natures intimes de la lumière
et de la couleur.
La grande hypothèse de Goethe est donc que les couleurs naissent de l'action combinée de la clarté et de
l'ombre. Le prisme intervient bien, certes, mais son rôle ne consiste pas à dévoiler une multiplicité
préexistante au sein de la lumière blanche, mais à superposer partiellement ces deux éléments primordiaux
pour en faire naître tout le spectre des couleurs visibles. Il s’agit bien d’une naissance des couleurs à partir de
la lumière et de l’obscurité, et non d’une simple extraction de la seule lumière blanche. Ainsi, conformément
à la démarche qu’il avait déjà mise en œuvre dans ses autres études naturalistes, il va chercher à lire l’origine
des couleurs directement dans la nature elle-même, et contrairement à Newton, en s’efforçant de ne pas
« mettre à la torture la lumière » à l’aide de prisme et de bancs d’optique en laboratoire. Il espère ainsi
trouver dans la nature un cas représentatif de l’apparition des couleurs à partir des seules lumière et ombre.
Goethe découvrit ce phénomène primordial de la lumière et de l’ombre dans les couleurs du soleil et du ciel.
Par temps clair, la couleur du ciel au-dessus de nous est d’un bleu éclatant, dont le ton s’éclaircit au fur et à
mesure que le regard s’abaisse vers l’horizon. Si par contre nous gravissons une montagne nous voyons ce
bleu s’obscurcir progressivement jusqu’à devenir violet. Si nous pouvions aller plus haut encore en haute
atmosphère51, il continuerait à s’obscurcir jusqu’à devenir noir. Quand nous regardons le ciel, nous voyons
de l’obscurité à travers l’atmosphère qui est illuminée par le soleil. La teinte du bleu que nous voyons dépend
de l’épaisseur de l’atmosphère à travers laquelle nous regardons l’obscurité du cosmos. Plus l’atmosphère est
épaisse plus nous avons un bleu de ton clair. Goethe suggère que l’atmosphère, qu’il nomme un « milieu
50 Goethe, JW, Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs, p. 45951 Goethe ne disposait pas pour mener ses observations des aéronefs modernes, mais ses hypothèses ne sont pascontradictoires avec les mesures et observations rassemblées aujourd’hui.
22
trouble » joue ici le rôle d’un médium baigné de la lumière diffuse du soleil. Lorsque nous portons notre
regard vers le ciel, nous regardons de l’obscurité à travers de la lumière diffuse, et cette obscurité, cette
ombre nous apparaît d’un bleu d’autant plus clair que le milieu trouble traversé est épais. Goethe affirme en
conséquence que l’origine du bleu est l’éclaircissement de l’obscurité qui se produit lorsque celle-ci est vue à
travers la lumière.
L’origine du rouge et du jaune peut être expliquée de la même façon, par l’observation des diverses teintes
que peut prendre le soleil lorsqu’on l’observe à travers l’atmosphère. Lorsque par temps clair, il se trouve au
zénith, le soleil apparaît jaune d’or. Il s’obscurcit et rougeoie à mesure qu’il décline vers l’horizon à son
coucher, c’est-à-dire à mesure que l’épaisseur du médium trouble entre l’observateur et l’astre du jour
augmente. Tandis que dans le phénomène d’apparition du bleu, le milieu trouble diffusait la lumière, dans le
phénomène d’apparition du jaune, il devient un médium qui diffuse l’obscurité. Nous regardons ici la
lumière à travers l’atmosphère qui obscurcit ce qui est vu à mesure que croit son épaisseur. Si nous allons
plus en altitude, le soleil devient d’autant plus blanc que l’épaisseur de l’atmosphère diminue. Ainsi l’origine
du rouge, de l’orange et du jaune est l’obscurcissement de la lumière qui se produit lorsque celle-ci est vue à
travers l’obscurité. Plus nous nous rapprochons de l’espace et réduisons l’influence du milieu trouble, plus
nous sommes en mesure de percevoir l’ombre et la lumière dans leurs manifestations essentielles. Dans la
conception goethéenne de l’optique, ce sont l’ombre et lumière qui constituent les éléments primitifs, et non
pas, comme dans la théorie newtonienne, chacune des raies du spectre des couleurs. C’est ainsi que Goethe
apprit à voir dans le phénomène naturel primordial de la couleur l’apparition des diverses nuances de bleu,
de jaune et de rouge, si bien qu’à cet exemple il put expliquer comment l’ensemble du spectre des couleurs
résultait des seules lumière et obscurité.
Dans le Traité des couleurs, dans le chapitre consacré aux couleurs physiques, Goethe appelle ainsi le soleil
la lumière primordiale. Au-delà de l’évidence liée à la remarque sur ce point de physique, et à l’aune des
explications qui précèdent, nous comprenons à présent beaucoup mieux la manière dont l’écrivain envisage
les rapports entre la source de la lumière et les fractions du spectre :
« […] parce que l’image du soleil est de la plus grande énergie qui nous soit connue ; c’est pourquoi
aussi son image secondaire sera puissante et, nonobstant sa nature secondaire, trouble et obscurcie, paraîtra
encore magnifique et étincelante. Les couleurs projetées par la lumière du soleil à travers le prisme sur un objet
quelconque apportent avec elles une luminosité puissante, parce qu’elles ont en quelque sorte à l’arrière plan
lumière primordiale de la plus grande énergie. 52»
52 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 174
23
1.1.5. Essai d’une définition de la notion d’Urphänomen
A la lumière des exemples que nous avons développés dans cette partie, nous constatons que l’idée
d’Urphänomen est particulièrement originale et ambiguë, et que nous ne pouvions effectivement pas nous
affranchir de l’étude détaillée de ses différentes occurrences dans les travaux du poète. L’usage récurrent du
préfixe « Ur » exprime la dimension et l’importance décisive que Goethe accorde à l’ide de totalité dans ses
recherches naturalistes. Didier Hurson53 cite le dictionnaire de J. & W. Grimm, qui nous donne le sens
courant de ce préfixe, tout en précisant que Goethe est celui qui en a fait l’usage combinatoire le plus
abondant :
« qui se rapporte aux débuts, présent, original, primitif, infalsifié, pur… […] l’emploi du préfixe qui
devient de plus en plus fréquent au cours du dernier tiers du XVIIIème siècle est lié à un tournant pris par la vie
de la pensée qui cherche à dépasser le prosaïsme de l’expérience tel que l’éducation des Lumières le
transmettait, pour atteindre aux sources originelles de la vie.54 »
Du point de vue du poète, il semble que le préfixe « Ur » contienne toute une science des principes primitifs,
et qu’il soit porteur de l’unité de toute éclosion phénoménale, unité non seulement à l’intérieur de chaque
domaine de la science, mais également entre les domaines. L’Urphänomen participe en partie du sensible, ce
qui le différencie forcément de la pure idée platonicienne, mais également d’une composante que l’on
pourrait nommer spirituelle. Nous avions qualifié plus haut, dans le cas de l’Urpflanze, ces phénomènes de
« suprasensibles », dans la mesure où ils semblaient manifester l’idée plus pleinement que les phénomènes
moins « nobles ». Au début de Maximes et Réflexions, Goethe énonce quelques éléments qui permettent de
cerner davantage la signification de cette notion :
« Phénomènes primaires : idéels, réels, symboliques, identiques.
Expérience empirique : multiplication illimitée de ces derniers, donc espérance d’aide, désespérance
de complétude.
Phénomène primaire :
Idéel en tant qu’ultimement connaissable ;
Réel en tant que connu
Symbolique parce qu’il comprend tous les cas,
Identique avec tous les cas.55»
53 Hurson, Didier, Les Mystères de Goethe, p. 3654 Dictionnaire de J&W Grimm, Volume 24, Leipzig 1936, p. 235555 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 116
24
Nous pouvons remarquer que les extraits cités nous font passer du pluriel au singulier, comme s’il existait un
état primitif antérieur à la multitude des phénomènes primordiaux eux-mêmes. A une autre reprise Goethe
précise que l’utilisation du pluriel « Idées » est inadéquate et qu’il n’existe qu’une seule « Idée » :
« L’idée est éternelle et unique ; il est donc mal venu d’en parler aussi au pluriel. Tout ce que nous
appréhendons et tout ce dont nous pouvons parler ne sont que des manifestations de l’Idée ; nous énonçons des
concepts et dans cette mesure l’Idée est elle-même un concept.
Ce que l’on appelle Idée : ce qui toujours se manifeste et se présente donc à nous comme la loi de
toute manifestation56. »
L’influence des écrits de Spinoza, tels que Goethe les a compris, apparaît peut-être ici de façon diffuse : on
perçoit en effet assez bien dans sa démarche, la volonté de faire procéder tout l’univers phénoménal d’une
« substance unique », de laquelle découleraient des attributs spirituels (la « Pensée » au sens spinoziste) et
des attributs matériels (« l’Etendue »), le phénomène primordial permettant, au moyen d’une intuition
supérieure, sorte de « connaissance du troisième type », de percevoir immédiatement l’unité qui lie l’idée et
l’objet.
La notion de phénomène primitif semble par ailleurs étroitement apparentée à celle d’intensification (ou
Steigerung) que nous étudierons un peu plus bas : il semble qu’aux différents stades d’une évolution, les
phénomènes manifestent dans leurs formes matérielles, avec plus ou moins d’évidence, une certaine idée
directrice, un certain modèle. Dans le fruit, par exemple, l’idée de la plante, la loi végétale, ne se remarque
que faiblement. L’idée et la perception, ne se recouvrent pas. En revanche :
« Au cours de la floraison, la loi de la vie végétale apparaît dans sa manifestation suprême et la rose
serait alors du même coup le sommet de cette manifestation57. »
Par « intensification », Goethe entend donc signifier que la nature cherche à créer des formes qui, en
progression ascendante et continue, manifestent toujours plus sensiblement les idées des choses. Il faut
souligner que le poète ne semble jamais établir de dualisme entre le monde des idées et celui des formes
manifestées : il ne conçoit pas les idées hors de la perception ; il n’imagine pas un monde idéel qui ne
pénètrerait pas les phénomènes, les minéraux et les organismes de la nature, qui n’en causerait pas la
naissance, le développement et la disparition. Nous avons déjà mentionné la méfiance qu’entretient Goethe à
l’égard de la métaphysique, du christianisme et des philosophies à son goût insuffisamment ancrées dans la
réalité – telles celle de Hegel, pour n’en citer qu’une. Nous pouvons nous en convaincre davantage en
56 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 11657 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 84
25
relisant certains de ses échanges avec Jacobi58. L’écrivain tient ainsi tout système qui voudrait s’enfermer
dans une pensée ou une spiritualité pure, déracinées du monde des perceptions, comme malsaines et sans
consistance. Le monde idéel est, au sens de l’identité, la puissance créatrice de la nature. Mais ce flux
spirituel du devenir universel n’apparaît pas aux yeux de chair, sauf dans le groupe restreint des phénomènes
primitifs, où les idées apparaissent immédiatement lisibles au regard exercé – en quelque sorte lui-même
intensifié – : l’intensification y atteint sont but, l’idée devient immédiatement perceptible, le génie de la
nature se dévoile à la surface des choses. C’est que Goethe veut probablement signifier lorsqu’il répond à
Schiller, lors de leur premier entretien :
« Il m’est très agréable d’avoir des idées sans le savoir, en les voyant même de mes yeux ! »
Dans les phénomènes grossièrement matériels, l’idée n’est accessible qu’à la pensée ; mais au sommet de
l’intensification, dans les phénomènes primordiaux, l’œil la perçoit : le sensible devient alors spirituel, et le
spirituel, sensible. Goethe conçoit la nature pénétrée tout entière par l’esprit. Il semble que dans sa
conception, il y ait continuité entre les formes matérielles les plus brutes de la nature et les manifestations les
plus subtiles et les plus élevées de l’esprit. Comme Leibniz, l’écrivain semble tenir en horreur l’idée de
rupture. Les formes diffèrent donc, certes, selon que l’esprit s’y manifeste plus ou moins clairement, mais il
n’y a pas de matière non spirituelle morte. Le génie de la nature donne seulement aux choses des formes plus
ou moins adéquates à l’essence idéelle ; mais matière et esprit demeurent indissociablement liés dans tous les
règnes de la nature, à tous les stades de l’évolution, des plus infimes grains de poussière à la lumière solaire
la plus pure.
« Lorsque les idées disparaissent du monde, bien souvent les objets disparaissent aussi. Dans un sens
élevé, on peut dire que l’Idée est l’objet.59 »
Ces phénomènes primitifs, bien qu’ils mettent en évidence avec une clarté particulière la structure idéelle
d’un règne ou d’un organisme, sont donc d’une nature identique aux autres, c’est-à-dire que contrairement
aux idées platoniciennes qui ne sont accessibles que par la pensée, les phénomènes primitifs font partie du
monde sensible. Ce sont des choses des objets, des réalités auxquels on accède par l’action combinée des
sens, de l’imagination et de l’intuition entendue comme une sorte de vision spirituelle, et non de
l’entendement seul60. Mais ils ne se montrent dans leur pleine expression que fugitivement, après un long
travail préalable d’observation, d’analyse et de méditation sur un grand nombre de cas particuliers.
58 Notamment sa lettre à Jacobi du 5 mai 1786, citée en conclusion, in Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 9159 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 7460 C’est là l’un des aspects qui différencie la philosophie de la connaissance de Goethe de celle de Kant. Nous auronsl’occasion, dans notre dernière partie, d’examiner les différentes étapes de l’observation goethéenne et de mettre enlumière l’articulation qui se réalise entre observation, imagination et intuition.
26
« Aucun phénomène ne s’explique de et par lui-même ; seuls plusieurs pris ensemble et organisés
avec méthode finissent par donner quelque chose qui peut avoir quelque valeur pour la théorie 61»
Le paragraphe de la théorie des couleurs où les phénomènes primitifs sont mentionnés pour la première fois
décrit la démarche à la fois empirique et intellectuelle conduisant à leur perception :
« Les phénomènes que nous percevons par nos sens ne sont le plus souvent que des cas qui, avec
quelque attention, peuvent être rattachés à des rubriques générales connues empiriquement. Celles-ci, à leur
tour, se classent sous des rubriques scientifiques qui, elles-mêmes, renvoient à un niveau supérieur et ainsi
portent à notre connaissance certaines conditions indispensables du phénomène. C’est à partir de là que peu à
peu tous les phénomènes apparaissent soumis à des règles et à des lois supérieures qui se révèlent par des mots
et des hypothèses à notre entendement, mais par des phénomènes à notre vue intuitive. Nous nommons ceux-ci
phénomènes primitifs (Urphänomen), car rien dans ce qui se manifeste visiblement n’est au-dessus d’eux, et ils
sont au contraire parfaitement aptes à nous faire revenir par degrés le long de la voie par laquelle nous nous
étions élevés, jusqu’au cas le plus commun de l’expérience quotidienne. 62»
Dans son introduction au Traité des couleurs, Goethe écrit encore :
« Nous croyons mériter la reconnaissance du philosophe pour avoir cherché à remonter jusqu’aux
sources premières des phénomènes, là où simplement ils apparaissent et sont, sans que rien de plus ne soit en
eux à expliquer.63»
Goethe tient les phénomènes primitifs comme la limite extrême à laquelle notre connaissance du monde peut
accéder. Derrière le phénomène primitif, il n’y a plus rien à chercher ni à comprendre, car le poète est
convaincu qu’il n’est pas possible de ramener un phénomène complexe à un phénomène d’un autre ordre.
Ainsi par exemple, seul ce qui est mouvement, dans un phénomène, peut être dérivé du mouvement ; mais
l'élément qualitatif de la couleur et de la lumière ne peut être ramené qu'à un élément qualitatif du même
ordre. La mécanique peut ramener des mouvements composés à des mouvements simples, immédiatement
intelligibles. La théorie des couleurs doit ramener des phénomènes complexes de la lumière à des
phénomènes originels qui puissent être saisis de la même façon, c’est-à-dire appartenant au même ordre
phénoménal. Un mouvement simple est un phénomène originel, au même titre que l'apparition du jaune par
l'action combinée de l'ombre et de la clarté. Goethe se refuse en conséquence, tout comme Kant, à réduire le
vivant à des explications purement mécaniques. Selon lui, les sciences naturelles et physiques devraient
limiter leurs recherches à l’isolement du phénomène primordial pour chaque domaine particulier d’étude, et
61 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p.7362 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 13863 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 92
27
surtout résister à la tentation de vouloir passer outre, en imaginant derrière le prétendu voile des apparences,
des mécanismes imperceptibles, comme Newton et d’autres savants le firent dans la lignée de Galilée.
Goethe ressent néanmoins très rapidement que cette quête exclusive de l’origine primordiale des
phénomènes ne satisfait que partiellement son appétit de connaissance, de « gai savoir », pour reprendre
l’expression de Lacoste64. Il cherche donc, de manière complémentaire, à étendre le champ de ses études
naturalistes à celui des transformations et des métamorphoses, autrement dit aux phénomènes dans leur
devenir. Il va alors montrer que ce devenir et l’extraordinaire explosion de ses transitions et de ses variations
ne se réalisent dans la nature que par un jeu subtil et permanent de dualité, de rencontre et d’opposition des
contraires, seuls à même d’engendrer la progression en spirale qui sous-tend toute la conception du poète.
1.2. Polarité
Goethe ne reste en effet pas prisonnier d’une pensée panthéiste ou mystique qui chercherait à remonter à
l’origine primitive des choses, sans se préoccuper des formes évanescentes et contingentes du monde. Sa
Weltanschauung est également une philosophie de la différenciation, qui s’intéresse tout autant, sinon
davantage, aux processus par lesquels l’identité originelle de l’Idée, incarnée dans la matière, s’organise et se
différencie dans la réalité sensible, aux travers d’un jeu multiple et complexe de métamorphoses. L’ensemble
des réflexions scientifiques de Goethe va s’organiser systématiquement autour de paires d’opposés dont on
retrouvera la trace récurrente dans les différents champs de son naturalisme : ombre et lumière, ordre et
chaos, contraction et expansion….
1.2.1. Minéralogie : volcanisme et granit primitif
Goethe ne fait pas apparaître cette polarité, dans le champ de la minéralogie, aussi explicitement que dans les
autres travaux que nous isolerons par la suite. C’est la raison pour laquelle nous n’insisterons pas beaucoup
sur ces études. Mais ses convictions quant aux phénomènes géologiques, bien que marquées par sa méfiance
a priori à l’égard de la violence et de la brutalité volcaniques, rejoindront en fin de compte le modèle polaire
qu’il développe dans ses autres champs de recherche. Ainsi que nous l’avons déjà vu plus haut, le poète
adhère en premier lieu à la conception neptunienne qui fait du granit le socle primitif sur lequel seraient
ensuite venues se déposer, par sédimentation, les autres roches, à mesure que reculait l’hypothétique océan
des premiers âges. Il développe et enrichit lui-même cette théorie65, en imaginant une formation du monde en
trois époques, à partir d’un état d’universelle fluidité constitué d’eau, de vapeur, d’air et de gaz, où les
éléments n’ont pas encore de formes. Ces trois époques font succéder une période de solidification (dominée
par le « désir de cristallisation ») caractérisée par la formation du granit, une période de division des
64 Lacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie, p. 22765 Goethe, JW, Sämtliche Werke. Briefe, Tagebücher und Gesprâche , Band 25, p. 319-561, cité in Lacoste, Jean,Goethe, Science et philosophie, p. 168-174
28
éléments, où la rupture d’équilibre donne naissance à la formation de nouvelles roches, prélude à l’apparition
des métaux à partir de l’étain, et enfin une nouvelle période d’agrégation et de juxtaposition où chaque
élément conserve néanmoins son individualité. Ce que Goethe écrit en découvrant un chaos de rochers sur la
route de Carlsbad en 1820 est très significatif du biais introduit dans son jugement par sa propre nature
« classique », qui le fait s’attacher prioritairement, et ce malgré plusieurs observations contradictoires, à la
théorie qui défend un développement continu et progressif contre les tenants des explications éruptives :
« Ma répulsion face aux explications par la violence que l’on a essayée ici aussi de faire valoir avec
force tremblements de terre, volcans, déluges et autres évènements titanesques fut sur-le-champ accrue, car il
suffisait de porter un regard calme pour voir que ce phénomène digne d’étonnement s’était produit tout à fait
naturellement par la dissolution et la persistance partielles de la roche primitive et par ses conséquences,
certains éléments demeurant en place d’autres s’enfonçant et d’autres s’effondrant. 66»
Mais la certitude géologique et la conviction de la prééminence de l’ordre sur le chaos, de celui qui se
considère lui-même comme « un homme épris du granit67 » sont profondément remises en cause par la
découverte des phénomènes volcaniques principalement à Naples, avec le Vésuve, et en Sicile, devant
l’Etna. Goethe peut alors mesurer la puissance destructrice des forces telluriques, qui rendent bien moins
assurée la solidité du fondement granitique primordial, et, du même coup, celle de sa doctrine neptunienne. Il
cède lui-même à l’envoûtement de ces puissances chtoniennes disruptives, jusqu’à même faire à plusieurs
reprises, l’ascension relativement dangereuse du Vésuve pour en observer de plus près les violentes
manifestations. Lacoste décèle d’ailleurs dans cette singulière fascination, la manifestation d’un sentiment du
sublime qui n’aurait pas su trouver son expression artistique chez le poète :
« D’une certaine manière Goethe répond ici par avance aux critiques de Niebuhr : la sensibilité au
monstrueux et au grandiose (au sublime en un mot) dont l’historien semble déplorer l’atrophie chez le poète,
en ce qui concerne les œuvres d’art, se manifeste dans les études de la nature. Cette compréhension de ce fond
inhumain sur lequel l’homme s’installe est comme repoussée, refoulée, niée dans les théories esthétiques de
Goethe « classique », mais qui anime toutes ses théories scientifiques. Il est particulièrement significatif que la
révélation du « sol classique » - autrement dit de l’antiquité – qui est supposé fournir la base des conceptions
esthétiques nouvelles de Goethe s’accompagne de la révélation concomitante, mais contraire, de la puissance,
souvent destructrice des forces obscures de la Terre, comme si la sérénité que procurent les ruines antiques et
les vestiges de l’humanisme ne prenait vraiment son sens et sa valeur que rapportée à l’arrière-plan plus
sombre d’une nature indomptée, monstrueuse et chaotique, que par comparaison avec un élément d’incertitude,
d’ombre et de vie68. »
66 Goethe, JW, Autobiographische Schriften II , Munich, 1981, p. 523, cité in Lacoste, Jean, Goethe, Science etphilosophie, p. 18267 lettre à Knebel du 17 novembre 1786 in Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 9768 Lacoste, Jean, Le voyage en Italie de Goethe, p. 29
29
Après avoir été témoin de la violence des spectacles volcaniques, en Italie et en Bohême, en 1808, puis à la
lecture des théories « pseudo-volcaniques » de Alexander von Humboldt et de Voigt, Goethe va
progressivement abandonner son attachement exclusif au neptunisme pour adopter une position plus
ambiguë. Il admettra lui-même, notamment après 1820 une « douce humeur versatile69 » vis-à-vis des deux
théories contradictoires. Sans doute Goethe aurait-il accepté encore plus explicitement les rôles respectifs et
combinatoires de l’ordre et du chaos, de la sédimentation et du volcanisme, s’il n’avait cédé à son angoisse
instinctive à l’égard de la violence. Car en soi, cette idée d’alternance du chaos et de l’harmonie est une
constante récurrente de la philosophie de Goethe, comme nous allons le mettre plus en valeur à présent.
1.2.2. Botanique : contraction et expansion
Goethe va ainsi affiner sa théorie botanique de la plante primitive en la complétant d’une vision du
développement et de la métamorphose, fondée sur un dualisme entre contraction et expansion. Selon celle-ci,
la croissance et l’évolution de la plante seraient soumises à deux forces distinctes opposées, polaires, qui
tendent l’une à la prolifération végétale et à l’expansion, l’autre à la concentration séminale et à la
contraction. Six phases ou périodes conduisent ainsi de la graine à la fleur, et de la fleur au fruit. L’écrivain
nous les présente dans son poème La Métamorphose des Plantes.
Lors de la première période, la plante tire de la graine ses premiers organes, les cotylédons. Puis, en une
succession d’élans expansifs, les nœuds, et à chaque nœud, une feuille, vont se développer. Les formes des
feuilles évoluent : encore simples près du sol, elles se complexifient en prenant de la hauteur, se dentellent
ou se divisent en folioles.
« Simple dormait en la graine la force ; un modèle ébauché
Etait là, clos en soi, replié sous le voile,
Feuille et racine et germe mi-formés, sans couleur ;
Dans le sec le noyau garde vie immobile,
Adonné à l’humidité douce, il se gonfle et se tend,
Et s’élève aussitôt de la nuit qui l’entoure ;
Mais quand il apparaît, la forme en reste simple,
Dans les plantes aussi, c’est de l’enfant le signe.
Tout aussitôt se dresse une pousse suivante,
Ajoute nœud à nœud, renouvelle la prime force,
Non, certes, toujours la même ; car la feuille suivante
Est toujours, tu le vois mieux formée, plus variée,
Plus étendues, plus échancrées, mieux séparées en pointes et parties,
69 Lacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie, p. 181
30
Celles qui reposaient mêlées en l’organe inférieur.
Enfin elle culmine en perfection précise
Qui en plus d’une espèce et t’émeut et t’étonne.
Fort nervurée et dentelée, s’étalant drue et grasse,
La vigueur de la pousse semble drue et sans fin70. »
A l’occasion de ce premier stade de développement, la plante primitive manifeste et étend dans l'espace son
contenu idéel sous forme sensible. Nous détaillerons plus bas cet aspect, mais nous pouvons d’ores et déjà
souligner que, contrairement aux tenants des théories de la préformation, le poète ne considère pas que la
feuille et son nœud primitif sont déjà matériellement contenus dans la graine : elles ne le sont qu’en idée.
Goethe détaille dans le texte même de la Métamorphose des plantes le processus par lequel les feuilles
s’affinent, et le rôle que jouent la lumière et l'air dans cette élévation (Steigerung) :
«Il faut aussi tenir compte de la nature différente des sols ; abondamment nourrie par l’humidité des
vallées, atrophiée par la sécheresse des hauteurs, protégée plus ou moins bien du gel, de la chaleur, ou
implacablement livrée à l’un et l’autre, la famille peut se transformer en espèce, l’espèce en variété, et celle-ci
à son tour, par d’autres circonstances, se modifier à l’infini ; et pourtant la plante se maintient enclose dans son
domaine, même si, ici ou là, elle s’adapte en voisinant avec la pierre dure, ou la vie plus mobile. Les plus
éloignées d’entre elles, cependant, ont une parenté expresse, et se laissent comparer les unes avec les autres
sans que l’on force rien71. »
Dans la seconde période de croissance, la plante va contracter ce qu'elle avait auparavant dévoilé : dans le
calice, la forme végétale se resserre.
« Nature freine alors de ses puissantes mains
La création de formes et l’incline à plus de perfection.
Avec plus de mesure elle conduit la sève, resserre les vaisseaux.
Bientôt la forme montre de plus doux effets
Et, discrète, la force reflue des bords qui apparaissent.
La hampe de la tige se forme plus parfaite.
Mais sans feuille, très vite, le tendre pédoncule
S’élève et le regard découvre une merveille.
Tout autour en un cercle, comptées et innombrables,
La feuille plus petite se joint à sa semblable.
Pressé autour de l’axe, le calice protecteur se révèle,
Lançant vers la suprême forme corolles colorées.72 »
70 Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 181-18271 Ibid., p. 10172 Ibid., p. 182
31
La corolle se dilate à nouveau au cours de la troisième période d’expansion :
« Nature est là dans sa splendeur, haute et pleine apparence,
Et montre les degrés des membres ordonnés.
Tu t’étonnes sans cesse : sur la tige la fleur
Oscille tout en haut des sveltes feuilles alternées. 73»
La quatrième phase de contraction produit les étamines et le pistil, les organes de la reproduction :
« D’un nouvel acte créateur cette splendeur est l’annonce ;
La feuille colorée ressent la main divine
Et vite se contracte ; les plus tendres des formes
Apparaissent en double, destinées à s’unir. 74»
L'énergie créatrice de la plante partagée entre les deux organes, le pistil et les étamines, va alors rechercher
l’unité au cours du prélude à la fécondation dans le calice des pétales :
« Voici que les doux couples et s’approchent et se joignent,
Autour du saint autel ils s’ordonnent nombreux,
Hymen descend sur eux et des vapeurs splendides
Versent de doux parfums vivifiant l’alentour. 75»
Le pollen issu de l'étamine, l’organe mâle, s'unit à sa part féminine, incarnée dans le pistil, et donne
naissance à une nouvelle graine. Goethe nomme la fécondation « anastomose » et précise qu’il s’agit de la
phase où « les forces les plus spirituelles dominent76 ». Il ne voit pas de différence de nature entre
reproduction et croissance : c’est le même processus d’élévation, la même force créatrice qui sont à l’œuvre
au cours des deux phénomènes, que ce soit sous une forme unifiée dans la feuille ou divisée entre les deux
organes sexuels :
«Dans tous les corps que nous disons vivants, nous remarquons la capacité de produire son semblable.
Lorsque cette capacité apparaît divisée, nous la désignons sous le nom des deux sexes77. »
La plante réalise sa cinquième phase expansive lors de la formation du fruit, avant de se contracter une
dernière fois dans la graine (sixième période de contraction).
73 ibid., p. 18274 ibid., p. 18275 ibid., p. 18276 ibid., p. 171-173
32
« Des germes bien distincts s’enflent alors sans nombre,
Au sein de fruits renflés cachés et protégés.
Nature clôt l’anneau des forces éternelles ; 78»
En ces six étapes, la nature achève un cycle fermé de développement végétal, qui peut s’enchaîner
immédiatement avec le suivant. Car dans la graine, Goethe ne voit qu'une autre forme de l’œil et de sa feuille
primitive.
« Mais un cycle nouveau succède à l’ancien,
Pour que se continue à tout jamais la chaîne,
Et que tout et partie soient animés de vie.79 »
Cette représentation de l’organe fondamental, la feuille et son nœud originel, qui se transforme par degrés,
selon une «échelle spirituelle», de la graine jusqu'au fruit pour revenir au germe initial, au travers d’une
double dualité, la première caractérisée par la succession des phases d’expansion et de contraction, la
seconde par la division en deux sexes et leur réunion dans la fécondation, semble participée de la part idéelle
du modèle de l’Urplanze.
1.2.3. Optique : ombre et lumière
Goethe a décrit les couleurs comme « des actes de la lumière, des actes et des souffrances 80 ».
A ses yeux, l'obscurité ne se définit en effet pas seulement par la négation et par l’absence de lumière : elle
est également une chose agissante, au même titre que la lumière à laquelle elle s'oppose, et dont elle est le
pendant nécessaire. La physique de Newton, qui définit l'obscurité comme une simple absence inefficiente de
lumière, ne peut parler d'une action réciproque de la lumière et des ténèbres. Elle explique donc
naturellement l’apparition des couleurs à partir de la seule lumière. Or le poète considère l'obscurité comme
un fait d'observation, et non un néant, un vide, dans la mesure où elle est à l’origine d’une perception au
même sens que l’est la clarté. L’œil qui regarde dans la nuit nous transmet une sensation tout à fait réelle qui
se traduit pour nous par une impression opposée à celle de la lumière. Si l’obscurité était un néant absolu, il
ne se produirait aucune sensation quelconque, quand l’œil plonge son regard dans la nuit. Goethe se
représente ainsi la lumière et l'ombre dans le même rapport que les deux pôles d'un phénomène magnétique.
L’une n’est que l’opposée de l’autre, et l'ombre affaiblit l’énergie de la lumière, de la même façon que la
77 ibid., p. 31978 ibid., p. 18279 Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 182-18380 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 79
33
lumière à son tour limite l’action de l'ombre. Leurs influences se mêlent pour donner naissance à la couleur,
qui est autant la part d’ombre de la lumière, que la part lumineuse de des ténèbres.
La polarité ne s’exprime pas simplement au niveau des couleurs « objectives » de la nature, c’est-à-dire à
l’extérieur de l’organisme : elle est également inhérente à l’acte même de perception physiologique. En effet,
pour Goethe, l’œil ne demeure pas simplement réceptif en face des phénomènes, mais participe pleinement à
la rencontre de la lumière et de l’œil, dans le cadre d’une action réciproque de l'un sur l'autre. Dans son
aspiration à connaître le mode de cette action réciproque, le poète considère l'œil comme doué d’une vie
autonome dont il veut saisir les manifestations face au phénomène isolé ou devant les conjonctions et
successions de phénomènes. Comment, par exemple, l'œil ressent-il des oppositions telles que lumière et
ombre, jaune et bleu ? La compréhension de ces rapports mutuels de perception doit, dans la pensée du
poète, résulter de la nature même de l'œil, car :
«L'œil doit son existence à la lumière. A partir d’organes d’animaux secondaires et indifférents, la
lumière produit pour elle un organe qui devient son semblable, et ainsi l’œil se forme par la lumière et pour la
lumière, afin que la lumière intérieure vienne répondre à la lumière extérieure.81»
Les deux états de l'œil induits par la lumière et par l’ombre s’opposent de la même manière que ces deux
phénomènes dans la nature. L'œil ouvert dans l'obscurité éprouve une certaine sensation de manque ; alors
que s’il se tourne au contraire vers une source fortement lumineuse, il sera sous l’effet d’une saturation,
incapable de distinguer des objets faiblement éclairés pendant les secondes ou les minutes qui suivent la forte
exposition. L'ombre augmente la sensibilité tandis que la clarté l'affaiblit. Cette loi induit une persistance
visuelle des impressions au sein même de l’œil82, et par-là même une inversion : dans le cas où nous fixons,
par exemple, une croix noire sur fond clair, l'image reste un moment imprimée sur la rétine, une fois les yeux
fermés. Si nous tournons notre regard, alors que l'impression dure encore, vers une surface d’un gris clair
uniforme, la croix réapparaît mais en clair sur fond sombre. Tout se déroule ainsi comme si telle impression
reçue par l'œil disposait celui-ci à engendrer de lui-même l’impression contraire.
« Nous croyons trouver ici un nouvel exemple de la vive mobilité de la rétine, et de l’antagonisme
tranquille que tout organisme vivant est contraint de manifester lorsqu’on le place dans une situation
déterminée : l’inspiration appelle l’expiration, et toute systole une diastole. C’est la formule éternelle de la vie
qui se manifeste ici aussi. Aussitôt qu’à l’œil on présente l’obscur, il demande le clair, exprimant ainsi qu’il est
vivant et justifié à saisir l’objet, puisque produisant lui-même un état opposé à celui de l’objet.83 »
81 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 8882 Phénomène que l’on nomme précisément aujourd’hui « persistance rétinienne ».83 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 105
34
Goethe poursuit son étude des phénomènes physiologiques, dans le premier chapitre de la partie didactique
de la Farbenlehre, en élargissant ses observations aux phénomènes colorés. La perception des couleurs
provoque une réaction de compensation similaire à celle provoquée par le contraste ombre et lumière :
l'impression du jaune dispose l'œil à engendrer de lui-même sa teinte complémentaire, le violet. De même, le
bleu appelle l'orange, le rouge, le vert. Au travers de cette réciprocité, les états de l’œil provoqués par les
perceptions sont ainsi dans un rapport spirituel analogue à celui de leurs pendants dans le monde extérieur.
La conviction du poète est qu’il existe certaines conditions matérielles, dans la nature, qui permettent de
saisir cette interaction de l’obscurité et de la lumière, autrement dit le phénomène primordial de la couleur.
L'espace vide ainsi que les objets que la lumière et l'ombre traversent en conservant leur apparence
originelle, sont dits transparents. Ils n'agissent ni sur la lumière, ni sur l'ombre. D’autres objets ou
substances, que Goethe nomme des milieux « troubles », possèdent, par contre, la propriété d’atténuer la
lumière et l’obscurité. En conséquence, un milieu trouble est particulièrement propice à l’observation de la
clarté et de l'ombre dans leurs rapports mutuels : il est quelque chose de matériel sur lequel agissent à la fois
l’ombre et la lumière. C’est ainsi qu’à travers un milieu trouble, un objet clair prend une teinte jaune, un
objet sombre, une teinte bleue. Placé devant une source plus claire, plus vive, il est sombre. Inversement, il
devient lumineux par rapport à l'obscurité qui rayonne au travers de lui lorsqu’il est placé entre un fond
obscur et un observateur. Le milieu trouble est, par excellence, le lieu de la rencontre et de l’opposition
primordiale des forces antagonistes de l’ombre et de la lumière, le champ de bataille où se révèlent les
couleurs du monde.
Victoires et défaites de la lumière dans sa silencieuse opposition à l’ombre : l’admirable concision de la
formule par laquelle Goethe définit les phénomènes colorés acquiert à présent sa pleine signification :
« Les couleurs sont des actes de la lumière, des actes et des souffrances. »
1.2.4. De la dualité à l’unité, de la polarité à l’intensification
Il faut souligner que cette conception originale de la dualité qui se met au service d’une sublimation, d’une
élévation de l’unité, n’apparaît pas que dans les essais scientifiques de Goethe ; elle se manifeste également
dans nombre de ses œuvres poétiques. Je songe par exemple au fameux passage du premier Faust où le héros
déclame :
35
« Deux âmes, hélas, se partagent mon sein, et chacune d’elles veut se séparer de l’autre : l’une,
ardente d’amour, s’attache au monde par le moyen des organes du corps ; un mouvement surnaturel entraîne
l’autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux !84 »
Car c’est bien par la médiation des extrêmes, le divin et l’infernal, le monde de l’esprit – celui des arts, des
sciences et de la religion – et le monde matériel – celui de ses amours et de ses débauches –, dans l’épreuve
de la tentation permanente que Faust finit par s’élever à la grâce et s’envoler vers l’Eternel Féminin85. C’est
la raison pour laquelle Méphisto se présente précisément comme « une partie de cette force qui veut toujours
le mal, et fait toujours le bien 86»,
On peut encore relever dans le poème Talismans du recueil le Divan87 :
« Dans la respiration sont incluses deux grâces :
Aspirer l’air, et s’en délivrer.
L’une oppresse, l’autre soulage ;
Tel est le merveilleux mélange de la vie
Remercie donc Dieu quand il te presse,
Et remercie-le encore quand il te relâche à nouveau. »
Mais cette perception de la polarité comme principe universel de vie et de développement loin de souligner
une partition entre des domaines inconciliables semble au contraire renvoyer à un dédoublement et à un
dialogue de la nature avec elle-même. Ainsi, dans l’introduction aux Propylées, Goethe souligne que la
polarité dans la nature n’est en rien la manifestation d’un dualisme rédhibitoire, mais bien plutôt la certitude
d’une unité atteinte par une voie supérieure :
« Jusqu’à présent le peintre ne pouvait que contempler avec étonnement la théorie des couleurs du
physicien, sans en retirer aucun avantage. Mais le sentiment naturel de l’artiste, ainsi qu’un exercice continu et
la nécessité pratique, lui indiquaient sa propre voie. Il sentait les vifs contrastes, dont l’association fait naître
l’harmonie des couleurs, il désignait certaines caractéristiques de celles-ci par des sensations qui s’en
rapprochent. Ainsi il parlait de couleurs chaudes et froides, de couleurs exprimant la proximité ou
l’éloignement, ou autres désignations de ce genre, par lesquelles, il rapprochait à sa manière ces phénomènes
des lois naturelles les plus universelles. Peut-être que la supposition s’avèrera juste, selon laquelle les effets
naturels colorés, tout comme ceux de nature magnétique, électrique et autres, reposent sur une interaction, une
84 Goethe, JW, Faust I, in Théâtre complet, p. 115485 Faust incarnant quant à lui l’essence expansive de la nature masculine.86 Goethe, JW, Faust I, in Théâtre complet, p. 115887 Goethe, JW, Le Divan, p.32
36
polarité, ou quelque autre terme qu’on veuille utiliser pour désigner les apparitions du double ou même du
multiple, à l’intérieur d’une unité incontestable88. »
Le terme de polarité parait associé chez le poète à l’image d’une spirale ascendante, d’une progression à
mode vertical qu’il nomme « Steigerung », terme que nous avons déjà traduit à plusieurs reprises par
intensification ou élévation. C’est précisément la dualité, l’alternance de périodes de systoles et de diastoles
qui, selon lui, est seule à même de nourrir la progression : la tension entre les paires d’opposés est l’essence
même du développement et de l’évolution.
Dans le mouvement même de cette philosophie de l’évolution, et pour achever l'étude des concepts
structurant la pensée de la nature chez Goethe, nous allons à présent examiner comment l’unification des
contraires se réalise dans les phénomènes de métamorphose et d’intensification.
1.3. Métamorphose & intensification
L’idée de métamorphose est reliée selon l’écrivain à celle des activités manifestées de la nature. Dans son
essai Introduction à mes études botaniques, il écrit :
« […] et l’on a nommé métamorphose des plantes l’action par laquelle un seul et même organe se
montre à nous diversement transformé.89 »
Nous y percevons, si nous nous référons aux vers du poème de la Métamorphose des Plantes, l’idée d’une
chaîne phénoménale fermée, infinie, qui féconde chaque entité considérée aussi bien dans son unité propre,
que dans son rapport avec le tout :
« Nature clôt l’anneau des forces éternelles ;
Mais un cycle nouveau succède à l’ancien,
Pour que se continue à tout jamais la chaîne
Et que tout et partie soient animés de vie.90 »
Ce concept de tout en expansion, de spirale ascendante est indissociable de celui de l’unité cohérente dont la
présence, diffuse à chaque stade de développement de l’organisme ou du phénomène, fonde l’identité de ce
88 Goethe, JW, Introduction aux Propylées (1798), In Ecrits sur l’art, p. 150-15189 Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 11090 Ibid., p. 182-183
37
dernier. Autrement dit, cette métamorphose se trouve intimement liée au type primordial, au phénomène
primitif :
« J’étais entièrement persuadé qu’un type général progressant au gré des métamorphoses traversait
l’ensemble des créatures organiques.91 »
Car face à la prolixité, à la richesse, à la luxuriance d’une nature protéiforme et insaisissable, la réponse que
Goethe cherche à donner au moyen de cette notion de métamorphose perdrait tout son sens, si l’identité du
sujet n’était elle-même assurée par une typologie unique sous-jacente. Le modèle goethéen repose ainsi sur
le fragile équilibre réalisé entre ces trois concepts : le phénomène primordial comme type identitaire, la
dualité comme moteur de métamorphose, l’intensification comme horizon.
1.3.1. Botanique : la feuille comme Protée, de la graine à la fleur, de la fleur au fruit
Nous avons vu qu, l'idée de la plante primordiale, qui semble être d’une nature intermédiaire entre le sensible
et l’intelligible, se retrouve dans toutes les formes végétales particulières. La variété des formes de la nature
résulte du fait qu'une chose identique, quant à l'idée, peut exister dans le monde sensible sous des formes
diverses, ceci tant au niveau de l’organisme considéré comme un tout vis-à-vis des autres organismes, qu’à
celui des parties de l’organisme entre elles. Ainsi de la même façon que toutes les espèces de plantes à fleur
peuvent se ramener au modèle de l’Urpflanze, tous les organes d’une plante donnée sont l’aboutissement des
métamorphoses d’un seul organe fondamental92, en l’occurrence la feuille avec le nœud d'où elle émerge.
«Que la plante bourgeonne, fleurisse ou porte fruit, ce sont cependant toujours les mêmes organes qui,
avec des destinations multiples et sous des formes souvent modifiées, obéissent à la prescription de la
nature.93»
Nous avons vu en détail un peu plus haut les six phases de la métamorphose qui caractérisent le
développement de la plante soumis à des forces alternées de contraction et d’expansion depuis la germination
jusqu'à la maturité. Goethe explique dans l’Histoire de mes études botaniques de 183194 qu’il a été guidé
dans ses réflexions sur les variations et les métamorphoses des végétaux à partir d’un modèle unique, d’une
part par ses observations quant à l’influence du climat sur les formes apparentes des plantes (formes et
91 Goethe, JW, Autobiographische Schriften II , Munich, 1981, Tag und Jahreshefte , p. 436, cité in Hurson, Didier, LesMystères de Goethe, p. 15292 Cet organe affectant, dans ses manifestations extérieures, des formes différentes au fur et à mesure de la croissance:cotylédon, feuille proprement dite, sépale, pétale, etc.93 Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 17294 Ibid., p. 100-103
38
consistances des feuilles, rigidité, géométrie générale…), d’autre part par l’étude attentive des
transformations qui s’opèrent au cours de la croissance même de la plante, sous la forme d’une séparation
progressive des parties (cotylédons, feuille, sépales, organes sexuels…). Ces deux perspectives vont mettre
Goethe sur la voie d’une hypothèse dans laquelle certains exégètes ont pu lire, à tort comme nous l’avons
déjà mentionné, quelques prémisses de l’évolutionnisme darwinien :
« Les formes végétales qui nous entourent ne sont pas déterminées et fixées dès l’origine ; bien plutôt
leur a-t-il été donné, dans leur opiniâtreté générique et spécifique une heureuse mobilité et plasticité, afin
qu’elles puissent s’adapter aux conditions si nombreuses qui agissent sur elles à la surface du globe, se former
et se transformer en conséquence95. »
Ainsi les deux facteurs à l’origine de l’apparition et du développement des différentes espèces du règne
végétal sont, d’une part la capacité des plantes à se modifier à l’infini en fonction du sol, du climat, de
l’altitude, et ainsi à admettre de multiples variétés d’espèces, de genres et de transitions, et d’autre part les
limites dans lesquelles cette métamorphose générale peut se dérouler, cet espace de liberté caractérisant le
monde végétal au regard des deux autres règnes, le minéral et l’animal. Ces deux facteurs, que l’on peut
juger à première vue antagonistes, constituent d’ailleurs une nouvelle illustration de l’idée de dualité
indissociable de la philosophie goethéenne : la lutte entre une force expansive tendant à la différenciation et
une force contractive canalisant une luxuriance, qui diluerait sinon le règne dans l’anarchie la plus complète,
devient le moteur même de la manifestation de l’idée du végétal dans le monde des formes.
Il est d’ailleurs tout à fait intéressant de souligner que cette idée de métamorphose, point culminant de la
science morphologique de Goethe, a été promue à une postérité inattendue dans les champs de la science du
vivant. Ernst Cassirer96 explique ainsi comment cette philosophie de la métamorphose a initié un nouveau
principe d’appréhension du vivant, non plus fondé sur une conception générique, statique et classificatrice du
monde végétal, à l’image de celle développée par Linné97, mais sur une visualisation des phénomènes dans
leur continuité qui introduit l’approche génétique moderne.
1.3.2. Métamorphose des animaux : les insectes, les mammifères, l’Homme
Après son retour d'Italie, et malgré le relatif insuccès de sa découverte de l’os intermaxillaire auprès des
anatomistes, Goethe poursuivra ses études sur la forme des animaux. De la même façon qu’il s’y était attelé
pour les plantes à fleurs, Goethe souhaitait découvrir l’organe fondamental qui, au gré de ses
métamorphoses, préside au développement de la forme dans le règne animal.
95Goethe, JW, Histoire de mes études botaniques (1831), in La métamorphose des plantes, p. 10196 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 103 - 10497 Pour lequel Goethe confessait une admiration réelle, puisqu’il le met au côté de Shakespeare et de Spinoza parmi leshommes qui ont le lus influencé sa propre conception du monde (cf. Ibid. p. 104)
39
Le principe sous-jacent de la recherche du poète dans ce domaine est similaire à celui qui l’a guidé dans le
monde végétal : il doit exister un organe fondamental à la source du développement de toutes les formes
animales. L’idée de cet organe doit également se manifester de plus en plus visiblement au fur et à mesure de
l’évolution du corps. Elle s’empare de la matière pour lui imprimer une forme à sa ressemblance. Elle doit
donc trouver sa plus belle incarnation dans les organes supérieurs, les organes nobles du corps (comme l’œil
ou le cerveau) tandis qu’elle disparaît dans les organes inférieurs, informes, simples et non spécialisés. Ce
qui n'existe qu'à l'état presque exclusif d’idée dans les organes inférieurs se manifeste sensiblement dans les
organes supérieurs. Goethe conçoit ces différents niveaux de développement dans une perspective de parfaite
continuité : le spirituel est partout diffus dans la nature, mais avec plus ou moins de densité, cette densité se
manifestant par l’adéquation plus ou moins parfaite de la forme et de l’idée.
L’animal se définira alors, au regard des autres règnes minéraux et végétaux, par le caractère spécialisé et
prédéfini de ses organes : aucun de ceux-ci n’est interchangeable avec un autre qui exerce une fonction
différente. Plus la nature s’élève vers l’Idée, plus elle adopte une forme ordonnée qui aspire à une certaine
harmonie des parties entre elles et avec le tout. Les minéraux manifestaient une organisation très réduite,
limitée à leur composition et à leur structure grossière. Les plantes déjà nous présentaient un modèle plus
ordonné, mais où dominait néanmoins l’anarchie : au sein des deux premiers règnes de la nature,
l’individualité, l’identité des parties entre elles et des parties par rapport au tout, se diluaient dans la
multiplicité des configurations et des associations. Chez les animaux, et plus particulièrement chez les
mammifères dont l’Homme est le plus noble représentant, par contre:
« dans la plus régulière des organisations, tout a une forme, une place, un nombre déterminé, et,
quelles que soient les déviations que puisse produire l’activité multiple de la vie tout retrouvera toujours son
équilibre98.»
Comme Goethe considère que les mammifères représentent le stade le plus évolué du règne animal, qui
culmine dans l’homme, il va donc chercher à reconnaître son type primordial à partir du squelette des
mammifères. Ces derniers lui présentent l’expression la plus épurée de l’idée de ce type sous-jacent qui doit
néanmoins être commun à tout le règne animal. L’observation des animaux les plus évolués lui permet ainsi
plus facilement de mettre en lumière les lois primordiales de l’organisme qu’il imaginait, dans un second
temps, déceler chez les autres espèces, là où elles apparaissent avec beaucoup moins d’évidence aux yeux du
chercheur. Mais Goethe ne parviendra jamais à une représentation achevée de ce type animal primordial
comme il croyait l’avoir découvert dans le modèle de la feuille. Il ne trouvera que les lois partielles de
98 Goethe, JW, Schriften zur Kunst, Schriften zur Litteratur, Maximen und Reflexionen , Munich, 1981, p.210 cité inLacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie, p. 62
40
développement pour la moelle épinière et le cerveau, avec les os du crâne et les vertèbres de la colonne
vertébrale, comme nous l’avons expliqué plus haut.
En parallèle de ses travaux sur les mammifères, Goethe s’intéresse, en particulier au cours de l’été 1796, au
monde des insectes, qui joue un rôle d’autant plus essentiel dans sa morphologie, qu’il lui permet en quelque
sorte de tisser le lien entre le type ostéologique qu’il cherche à cerner chez les mammifères et les
phénomènes de métamorphose qui animent le règne végétal. A partir de l’examen et de la dissection de
quelques espèces de papillons (zérène du groseillier, sphinx de l’euphorbe, sphinx du liseron…), il décrit
avec minutie le déploiement des ailes au moment de la sortie du cocon et les transformations de la chenille
en papillon. Il est fort probable qu’il y voit une autre manifestation de l’idée qu’il avait déjà pu observer au
travers de l’éclosion des fleurs, et c’est la raison pour laquelle ces études l’amèneront à suggérer, certes de
façon très vague et métaphysique, une espèce d’unité primitive qui présiderait aux phénomènes de
métamorphoses des trois règnes.
« Il va sans dire qu’il ne faut pas se figurer cette croissance comme si les éléments solides des ailes
s’allongeaient dans une si forte proportion en un temps si court ; je pense au contraire que les ailes sont
formées de la plus fine tela cellulosa99 et sont complètement achevées et que ce tissu se dilate avec cette
rapidité saisissante sous l’action de quelque fluide élastique – air, vapeur, humidité – qui y serait injecté. Je
suis convaincu qu’on pourra faire une observation analogue sur la croissance des fleurs100. »
1.3.3. L’intensification des couleurs
Nous allons à présent achever cette étude des occurrences de l’idée de métamorphose dans l’œuvre de
Goethe, en nous replongeant très brièvement dans l’univers de la couleur.
Car la Steigerung n’est pas une caractéristique exclusive des trois premiers règnes de la nature : elle se
manifeste également dans les phénomènes physiques et, plus particulièrement, dans les phénomènes
lumineux. Nous retrouvons ainsi cette notion dans la Farbenlehre, notamment dans le chapitre « effets
physico moral » de la partie didactique. Goethe nous présente les différentes teintes du spectre et explique le
sentiment produit par l’origine même de chaque couleur, selon sa dominante chaude – comme émanation la
plus immédiate de la lumière à peine atténuée – ou froide – comme fille naturelle de l’ombre. Entre le jaune
et le bleu, le pourpre se distingue du rouge par sa pureté : nulle trace des composantes extrêmes du bleu ou
du jaune à ce niveau, la synthèse des opposés est totale, l’unité parfaitement réalisée :
99 tissu cellulaire100 Lettre du 6 août 1796 à Schiller in Goethe, JW, Schiller, F, Correspondance 1794-1805, Tome I, p. 264
41
« Qui connaît la formation prismatique du pourpre ne verra aucun paradoxe dans cette affirmation :
cette couleur contient toutes les autres couleurs en partie actu, en partie potentia. Nous avons perçu une
intensification ascendante du jaune et du bleu vers le pourpre, et nous avons en même temps discerné les
sentiments que nous éprouvions ; on peut donc penser que dans l’union des pôles intensifiés s’effectuerait un
véritable apaisement que nous aimerions appeler une satisfaction idéale. Et ainsi, lors des phénomènes
physiques, ce phénomène coloré, le plus élevé de tous, apparaît par la fusion de deux termes opposés qui se
sont progressivement préparés eux-mêmes à se réunir.101 »
On ne peut à la lecture de ce passage que se remémorer les derniers vers du poème la Métamorphose des
plantes qui décrivent l’union des essences mâles et femelles au sein de la fleur.
« Voici que les doux couples et s’approchent et se joignent,
Autour du saint autel ils s’ordonnent nombreux,
Hymen descend sur eux et des vapeurs splendides
Versent de doux parfums vivifiant l’alentour.
Des germes bien distincts s’enflent alors sans nombre,
Au sein de fruits renflés cachés et protégés.
Nature clôt l’anneau des forces éternelles ; 102»
Si les « actes et les souffrances de la lumière » désignent une dualité de la lumière et de l’obscurité, il existe
à la frontière une totalité, une unité dans l’opposition que nous ne remarquons pas habituellement et qui peut
se manifester lorsque nous sommes capables d’accéder à un mode de perception plus intuitif. Cette totalité
s’exprime plus ou moins pleinement dans chacune des couleurs du spectre visible, mais c’est dans le pourpre
qu’elle trouve son expression la plus achevée. La couleur pourpre réalise plus que toute autre couleur du
spectre cette conciliation des contraires, elle est la couleur à laquelle peuvent aboutir par sublimation tant
l’ombre que la lumière, le jaune que le bleu.
1.3.4. Conclusion sur les notions de métamorphose et de finalité : la Steigerung
De nombreux passages de l’œuvre de Goethe expriment une hostilité face à la pensée que les manifestations
de la nature phénoménale ou organique pourraient être déterminées par des causes extérieures. Ils mettent en
lumière la résistance systématique du poète à toute conception visant à subordonner la nature à la réalisation
d’une vision hétérogène ou transcendante103.
101 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 271102 Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 182103 En cela aussi il rejoint Spinoza et son aversion de toutes les idéologies de la finalité.
42
« C’est l’immense mérite de notre vieux Kant envers le monde et je peux aussi dire envers moi que de
placer dans sa Critique de la faculté de juger, l’art et la nature l’un à côté de l’autre et de leur accorder à tous
les deux le droit d’agir sans finalité, en fonction de grands principes. Spinoza m’avait déjà confirmé dans la
haine des absurdes causes finales. La nature et l’art sont trop grands pour poursuivre des fins et ils n’en ont pas
besoin, car il y a partout des corrélations et les corrélations sont la vie. 104»
On peut effectivement déceler dans cette profession de foi une conséquence directe de la lecture de Spinoza :
il exprime déjà cette idée en 1785, dans son Etude d’après Spinoza105 et anticipe par-là la critique de la
physique mathématique qu’il mènera dans la Farbenlehre : « La mesure d’une chose est un procédé
grossier » car « un être qui existe de manière vivante ne peut être mesuré par ce qui lui est extérieur ».
Goethe apprécie particulièrement la partie téléologique de l'ouvrage de Kant, qui confirme sa conviction de
l’identité des lois qui agissent dans la nature et dans l’art. Pour Goethe comme pour Kant106, il semble que ce
soit la finalité interne qui différencie les productions de la nature de celles de l’art107.
« Le plus humble produit de la nature a en lui la totalité de sa perfection et je n’ai besoin que d’avoir
des yeux pour voir […] Une œuvre d’art, à l’inverse, a sa perfection en dehors d’elle, le « meilleur » se trouve
dans l’idée de l’artiste, qu’il atteint rarement ou jamais.108 »
Il pourrait également être éclairant de rapprocher la conception de Goethe de la philosophie d’Aristote.
L’entéléchie, mot que le poète a employé à plusieurs reprises, représente chez le philosophe l’actualité
couplée à la potentialité, elle signifie la capacité en acte, ce qui porte en soi sa propre finalité.
« Les Grecs appelaient entéléchie un être dont la fonction ne cesse jamais.
La fonction est l’existence, pensée dans l’activité.
La question relative aux instincts des animaux ne peut se résoudre que par recours aux concepts de
monades et d’entéléchies.
Toute monas est une entéléchie qui apparaît dans certaines conditions. Une étude approfondie de
l’organisme permet de voir les mystères 109… »
La notion de monades telle que la concevait Leibniz a très certainement beaucoup inspiré le poète :
104 Lettre à Zelter du 29 janvier 1830, citée in Lacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie, p. 219105 Lacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie, p. 218106 Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, p. 395107 Pour Schelling également, l’idée de nature est détruite si nous soumettons sa finalité à l’entendement d’un êtretranscendant.108 Lettre du 23 décembre 1786 à la Duchesse de Saxe-Weimar, cité in Lacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie ,p. 7109 Goethe, JW, Maximes & réflexions, p. 120
43
« La persistance de l’individualité et le fait que l’homme secoue ce qui ne lui convient pas […] est
pour moi une preuve qu’il existe quelque chose comme l’entéléchie. […] Leibniz a eu des pensées analogues
sur ces sortes d’êtres autonomes, et il appelait monades ce que nous désignons sous le terme d’entéléchie110. »
Nous pouvons enfin songer à rapprocher la notion « d’idée en puissance dans les choses » des « raisons
séminales » récurrentes dans la physique stoïcienne de l’éternel retour que nous évoquerons brièvement dans
notre seconde partie.
Ainsi, quel que soit le rapprochement que nous effectuons, le vivant dans sa manifestation n’est pas au
service d’une volonté transcendante, il ne tient pas son droit à exister d’une entité extérieure. Il est un
achèvement en puissance et est à lui-même sa propre fin. C’est précisément ce que représente le phénomène
primitif : la manifestation la plus évidente aux sens de ce qui porte la richesse potentiellement infinie de tout
un règne ou de toute une classe de phénomènes. Se représenter la germination, la croissance, la
transformation des organes, la reproduction de l'organisme et l’apparition des couleurs comme un processus
qui tient à la fois du sensible et de l’intelligible, voilà le but que poursuit Goethe dans ses études naturalistes.
Il considère que ce processus agissant sur les deux plans de l’esprit et du monde des formes est le même,
quant à l'idée, dans une classe donnée de phénomènes, et qu'il n'affecte des formes différentes que dans les
manifestations extérieures. Ce dualisme esprit-matière n’existe qu’en apparence pour l’homme qui ne
cherche pas à développer son regard et mettre en œuvre son intuition. Ce dernier sépare alors arbitrairement
ce qui est du ressort de la perception de ce qui lui paraît d’ordre purement idéel111.
Si les lois de développement et de métamorphoses résultant des polarités constituent la manifestation à
proprement parler matérielle des phénomènes, l’intensification les caractérise sous leur aspect spirituel. A
chaque stade évolutif, les phénomènes manifestent avec plus ou moins de clarté et d’évidence sensible une
certaine idée fondamentale. Dans le groupe des phénomènes primitifs, les idées peuvent apparaître
sensiblement visibles car l’intensification y atteint sont but ; elles se dévoilent à la surface des formes et
deviennent immédiates aux sens. Par « intensification » Goethe entend donc l’élaboration, l’incarnation du
spirituel dans des formes qui en progression ascendante, manifestent toujours mieux les idées sous-jacentes
aux phénomènes, et par prolongement l’Idée première que le poète identifie à la Nature dans son processus
créateur. Le poète nous expose le chemin qui mène à l’identité de la manifestation phénoménale et idéelle :
« Ce n’est qu’au niveau le plus élevé ou à celui le plus commun que l’idée et l’expérience s’unissent ;
à tous les niveaux intermédiaires de l’observation et du vécu, elles se séparent. Le stade supérieur est quand la
110 Le mercredi 3 mars 1830 à Eckermann in Eckermann, Conversations de Goethe avec Eckermann, p. 340111 C’est la raison pour laquelle Goethe entretient une défiance permanente à l’égard de tous les idéalismes portés sur ledénigrement systématique du sensible, qu’ils soient d’ordre philosophique, métaphysique ou religieux.
44
vue des différences nous amène à percevoir l’identité qui les lie ; l’étape inférieure réside dans la réunion
active de ce qui est séparé pour obtenir leur identité112. »
Tous les phénomènes sont pour Goethe l’effet d’une action de l’intelligible et leur observation nous fait
revivre la métamorphose imposée par l’esprit à la matière, qui d’une forme inadéquate passe
progressivement à sa forme propre. Le modèle la plante à fleur en représente certainement la meilleure
illustration : le fruit n’exprime que très faiblement la loi cyclique du végétal, parce que l’idée et la forme, ne
se correspondent pas pleinement. Au contraire,
« Au cours de la floraison, la loi de la vie végétale apparaît dans sa manifestation suprême113. »
Nous pouvons alors déceler l’existence, au moins dans le règne végétal, d’une polarité agissant, à un niveau
ultime, au cœur même du phénomène de Steigerung : la loi naturelle fait alterner périodes de dévoilement et
de dissimulation de l’idée dans les formes sensibles.
Je ne voudrais pas terminer cette partie sans rapporter l’ultime métamorphose relevée par Jean Lacoste114, et
que Goethe illustre dans le poème Bienheureux Désir du recueil Le Divan. Car à un degré encore plus élevé,
plus spirituel, la métamorphose ne semble plus reposer sur le désir d’expansion et de progression organiques,
mais sur la nostalgie d’une qualité plus élevée d’un tout autre ordre, d’un amour mystique qui ne se satisfait
que dans la dissolution de la forme matérielle dans la pure lumière : l’image du papillon qui s’immole dans la
flamme d’une bougie en trouvant la lumière devient pour le poète le symbole discret de tout élan humain
vers l’Idéal.
« Ne le dites à personne, sinon au sage
Car la foule est prompte à railler,
Je veux louer le Vivant
Qui aspire à la mort dans la flamme.
Dans la fraîcheur des nuits d’amour
Où tu reçus la vie, où tu la donnas,
Te saisit un sentiment étrange
Quand luit le flambeau silencieux.
Tu ne restes plus enfermé
Dans l’ombre ténébreuse
112 Goethe, JW, Schriften zur Kunst, Schriften zur Litteratur, Maximen und Reflexionen , Munich, 1981, p. 366 inHurson, Didier, Les Mystères de Goethe, p. 118113 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 84114 Lacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie, p. 65-67
45
Et un désir nouveau t’entraîne
Vers un plus haut hyménée.
Nulle distance ne te rebute,
Tu accours en volant, fasciné,
Et enfin, amant de la lumière,
Te voilà, Ô papillon, consumé.
Et tant que tu n’as pas compris
Ce : Meurs et deviens !
Tu n’es qu’un hôte obscur
Sur la terre ténébreuse. 115»
Ce papillon né dans les ténèbres mais qui aspire passionnément à s’élever dans la joie vers la flamme selon
l’éternelle loi de l’évolution, le « Meurs et Deviens », constitue ainsi certainement le symbole le plus achevé
de la philosophie et du « gai savoir » de Goethe – qui n’est pas si éloigné de celui de Faust. Car, après la
lecture de ce texte, qui voudrait ne voir dans la fameuse invocation que le poète prononce à l’instant de
rendre l’âme, dans la pénombre de sa modeste chambre de Weimar, qu’un simple appel à ouvrir les volets ?
« Plus de lumière !116 »
115 Goethe, JW, Bienheureux désir, in Le Divan, p. 43-44116 Ancelet-Hutache, Jeanne, Goethe, p. 185
46
2. De l’étude de la nature à la révélation artistique de l’essence
Dans la première partie, je me suis efforcé de relever, d’ordonner et de formaliser les trois principaux
concepts qui guident les réflexions naturalistes de Goethe mais apparaissent de façon disparate dans ses
différents écrits scientifiques. Nous sommes à présent en mesure de replacer ces concepts dans le contexte
plus large décrit par Pierre Hadot dans Le Voile d’Isis – celui des débats sur le rapport entre science et nature
– pour finalement expliciter la philosophie de la connaissance du poète et la manière dont elle s’articule avec
ses convictions artistiques.
Dans son essai, Pierre Hadot étudie la postérité occidentale du célèbre aphorisme d’Héraclite : « La nature
aime à se voiler ». Il est amené à distinguer deux approches antagonistes de la nature qu’il identifie comme
« l’attitude prométhéenne » et « l’attitude orphique ». Si la science prométhéenne se donne pour mission de
découvrir et d’utiliser les secrets de la nature par le biais de techniques et technologies toujours plus
efficaces, la science orphique choisit de révéler les secrets de l’univers au moyen du discours, de la poésie,
de la musique et plus généralement de l’art. Je vais faire mienne cette distinction et approfondir notre
compréhension de la philosophie de la nature du poète de Weimar en la considérant dans la perspective
historique et culturelle de l’approche orphique, dont Goethe est précisément l’un des plus évidents porteurs.
2.1. Brève étude des origines de l’approche orphique du monde : les stoïciens, Paracelse,
les signatures et les lois d’analogie
C’est dans le Timée117, sous la forme du concept d’« Âme du Monde » que l’on trouve l’une des premières
expositions de cette idée de l’Antiquité selon laquelle l’univers est une œuvre d’art, poème ou chant, création
harmonieuse de l’imagination divine. Ce dieu se confond avec la Nature elle-même chez les stoïciens, et
c’est sous leur influence que la connaissance du cosmos, bien que sous-tendue par une réelle volonté
d’objectivité scientifique, acquiert une dimension presque sacrée. Ainsi, dans la perspective de la physique
stoïcienne, la divinité se confond-elle avec la nécessité rationnelle, qui choisit le meilleur des mondes et le
répète perpétuellement selon la loi de l’éternel retour118 : l’univers se développe dans une durée finie qui se
reproduit perpétuellement de manière identique, dans un mouvement de systole et de diastole, au cours
duquel des phénomènes inédits peuvent se manifester. Mais ces phénomènes en question ne sont nouveaux
que dans le sens où ils n’existaient précédemment qu’en puissance, sous la forme de « raisons séminales »
qui portaient, en quelque sorte, un programme défini et rationnel de développement des règnes et des
phénomènes. On ne peut que constater l’évidente similitude entre cette notion stoïcienne et l’idée goethéenne
117 Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p. 166-169118 Ibid., p. 179. Ce concept sera promu à la postérité lorsque Nietzsche le reprendra à son compte dans Ainsi parlaitZarathoustra (1885).
47
de Steigerung, de progression en spirale qui se réalise dans le jeu cyclique des métamorphoses régies par
l’essence idéelle.
A partir du XVIIème siècle apparaît le thème du langage symbolique et hiéroglyphique de la nature. Durant
toute la Renaissance, les relations entre le visible et l’invisible vont être considérées, non comme
antagonistes, mais comme réglées par des jeux de correspondances mutuelles : par le symbole, la Nature fait
continuellement passer les forces et les formes qui l’animent d’un monde à l’autre. Ainsi, Paracelse119
développe les notions de « signatures » et de « lois d’analogie » qui, appliquées aux formes et couleurs de la
nature, révèlent par exemple les applications médicinales de certaines herbes ou plantes : « Par les analogies,
l’invisible devient visible » répète-t-il. Telle espèce, dont le fruit évoque la forme d’un œil, est ainsi prescrite
pour le traitement des maladies oculaires. Il y a donc correspondances entre l’ordre interne aux êtres vivants,
dont l’Homme, et les lois et forces qui régissent l’univers120. Jacob Boehme développe encore cette idée dans
son ouvrage De signatura rerum, dans lequel il considère chaque objet, chaque être de la création comme un
mot de ce langage caché de Dieu121. Il rejoint ainsi cette tradition chrétienne qui distingue deux livres divins :
la Bible comme révélation spirituelle et la Nature comme révélation matérielle122. Novalis expose dans les
Disciples à Saïs avec beaucoup d’emphase et de force évocatrice ce qu’est ce langage mystérieux de
symboles et d’analogies :
« Divers sont les sentiers des hommes. A les suivre, à les comparer, on voit naître d’étranges figures,
qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée que l’on retrouve partout : sur les élytres et les coquilles
d’œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux et les pétrifications, à la surface des eaux en
congélation, dans la structure interne et dans les formes extérieures des montagnes, des plantes, des animaux,
des hommes, dans les luminaires célestes, sur les disques de résine ou de verre effleurés ou frottés, dans les
dispositions de la limaille autour de l’aimant et dans les étranges conjonctures du hasard. En tout cela, on
pressent la clef de cette écriture magique, sa grammaire, mais ce pressentiment refuse de prendre des formes
définies et ne semble pas devoir nous donner la clef des mystères.123 »
Kant lui-même considère les formes vivantes de la nature comme un « langage chiffré » qui s’offre au regard
de l’homme et lui « parle symboliquement »124. Goethe, ainsi que nous l’avons vu, reprend cette conception
lorsqu’il établit les grands principes de sa science morphologique, dans ses travaux de botanique sur la
Métamorphose des plantes et dans ses études sur la forme des os des mammifères. Dans cette tradition de
Nature-Poème, c’est le poète qui est en conséquence considéré comme le véritable interprète de la nature,
119 Ibid., p. 127120 Godin, Christian, La Nature, p. 27121 Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p. 211122 Ibid., p. 211123 Novalis, Les Disciples à Saïs, in Novalis, Petits écrits, Paris, 1947, p. 179124 « On dira que cette interprétation des jugements esthétiques par référence à une parenté avec le sentiment moralapparaît beaucoup trop élaborée pour être considérée comme la véritable élucidation du langage chiffré grâce auquel lanature s’adresse à nous par symboles dans ses belles formes. » in Kant, Critique de la faculté de juger, p286 (§42)
48
seul capable d’en révéler les secrets par l’usage des mêmes lois de création que celles que Dieu met en œuvre
dans le Cosmos. Mais cette conception orphique ne reste pas l’apanage exclusif des artistes : de nombreux
savants se reconnaissent, après Sénèque, dans cette philosophie naturelle, qui enjoint le philosophe à se
comporter dans le temple de la Nature comme un fidèle et un adorateur de la création, dans le respect de
préceptes qui tiennent à la fois de l’objectivité scientifique et de la mystique contemplative. Il existe ainsi
une reconnaissance implicite que le mystère d’une certaine essence doit être préservé. Paradoxalement, le
thème de la nature personnifiée sous les traits de la déesse Isis que l’on dévoile, n’apparaîtra qu’au XVIIème
et XVIIIème siècles, précisément au moment de l’avènement de la nouvelle science expérimentale125. C’est le
sujet dont traite en détail l’ouvrage de Pierre Hadot.
L’attitude orphique renaîtra alors à l’époque romantique avec l’apparition de la Naturphilosophie, vaste
protestation élevée contre deux siècles de mécanisation et de mathématisation du monde, notamment
incarnés par Descartes. Ce dernier explicite sa conception de la nature dans son traité du Monde comme suit:
« Par la Nature, je n’entends point ici quelque déesse ou quelque autre sorte de puissance imaginaire,
mais […] je me sers de ce mot pour signifier la matière même en tant que je la considère avec toutes les
qualités que je lui ai attribué comprises toutes ensemble126… »
Des artistes comme Schlegel, Hölderlin, Schiller et Novalis ou des philosophes tels Hegel et Schelling
compteront alors parmi les plus fameux défenseurs de cette tradition orphique, héritage plus ou moins
transformé et actualisé, exprimé avec une inégale naïveté, mais néanmoins omniprésente derrière nombre de
leurs œuvres et travaux. Il existe, certes, des différences profondes entre les conceptions romantiques d’un
Fichte, d’un Schelling, d’un Hegel, ou d’un Novalis, mais on y retrouve toujours, de manière plus ou moins
explicite, une certaine identification de la Nature et de l’Esprit. Ainsi Schelling, pour qui la nature est l’esprit
devenu visible, et l’esprit, la nature devenue invisible127, formalise avec clarté et concision les grands traits
de cette philosophie de la nature étroitement liée à une vision de l’art comme révélateur des mystères du
monde :
« Ce que nous appelons Nature est un poème dont la merveilleuse et mystérieuse écriture reste pour
nous indéchiffrable. Mais si l’on pouvait résoudre l’énigme, on y découvrirait l’Odyssée de l’Esprit qui,
victime d’une remarquable illusion, se fuit, tout en se cherchant, car il n’apparaît à travers le Monde que
comme le sens à travers les mots128. »
125 Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p. 149126 Descartes, René, Le Monde, Garnier 1963, p. 348127 Godin, Chistian, La nature, p. 84128 Schelling, Système de l’idéalisme transcendantal, in Schelling, Essais, Paris, 1946, p. 175
49
Bien qu’il se distingue des défenseurs les plus naïfs de cette Naturphilosophie par le pragmatisme et la
rigueur intellectuelle de ses recherches naturalistes, Goethe incarne aussi dans une large mesure l’approche
orphique de la connaissance129.
Après cette brève mise en perspective historique, nous allons nous focaliser plus particulièrement sur la
philosophie de la connaissance du poète de Weimar et préciser comment elle s’harmonise avec une
philosophie de l’art vouée à l’expression de l’essence des objets et des êtres. La pensée du poète tisse en
effet, dans la plus pure tradition classique, des liens très étroits entre science et art : comme il l’exprime dans
l’un des derniers paragraphes consacrés à l’héritage romain dans la partie historique de la Farbenlehre,
Goethe semble tenir d’emblée une démarche artistique comme supérieure à une démarche exclusivement
scientifique, dans la mesure où l’œuvre d’art est seule à même d’édifier, par l’union de l’extériorité et de
l’intériorité, la totalité qui doit constituer le terme de la connaissance :
« Si nous revenons à présent à la comparaison de l’art et de la science, nous nous heurtons alors à la
considération suivante : du fait que dans le savoir comme dans la réflexion, nulle totalité ne peut être
constituée, car au premier manque l’intériorité, tandis que l’extériorité échappe à la seconde, nous devons
nécessairement concevoir la science comme un art, si nous nous attendons à y trouver un certain genre de
totalité. Et nous ne devrions même pas la chercher dans la généralité et dans la surabondance car, de même que
l’art s’expose toujours tout entier en chaque œuvre singulière, de même la science devrait chaque fois
apparaître en chacun des sujets dont elle traite. 130»
Goethe considère ainsi la rédaction de ses ouvrages scientifiques comme une partie intégrante de son travail
littéraire131, en cohérence avec le principe de continuité qui guide à la fois son investigation des phénomènes
de la nature et les diverses manières dont il en rend compte, que ce soit au travers de ses poèmes, de ses
pièces ou encore sous la forme d’ouvrages scientifiques où le style du poète ne sacrifie en rien au contenu.
Mettre la connaissance de la nature au service de l’expression poétique constitue la mission même du poète à
l’image même de l’ambition du premier poète de la nature, Lucrèce, dont Goethe fait l’éloge à Knebel le 14
février 1821:
« Ce qui confère une place si élevée à notre Lucrèce en tant que poète et lui assure son rang pour
l’éternité, c’est une capacité hautement sensible d’intuition-perception, qui lui donne cette force de
représentation ; il dispose également d’une vive imagination qui lui permet de poursuivre ce qu’il perçoit
jusque dans les profondeurs invisibles de la nature, au-delà des sens, dans les recoins les plus secrets132. »
129 Il serait d’ailleurs intéressant d’ouvrir le débat sur l’utilisation du terme de « connaissance poétique » en s’appuyantsur les réflexions de Bachelard sur le sujet.130 Goethe, JW, Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs, p. 107131 Lescourret, Marie-Anne, Goethe, la fatalité poétique, p. 291132 Le 14 février 1821 Goethe, JW, Briefe III, p.499 cité in Lescourret, Marie-Anne, Goethe, la fatalité poétique, p. 291
50
Nous allons donc à présent comme annoncé isoler les principales caractéristiques qui confèrent son
originalité, et, éventuellement, sa pertinence, à la conception que le poète se fait de la connaissance.
2.2. Une « théorie » de la connaissance fondée sur l’appréhension sensible de l’Idée
2.2.1. Le primat des sens
« Je prends infiniment de plaisir à mes observations sur la nature ; ce qui peut paraître surprenant à
première vue, mais qui, pourtant, n’a rien que de logique, c’est qu’il en sortira finalement une sorte d’ensemble
subjectif. Ce qui est en voie de devenir, c’est si vous voulez, au sens propre du mot, le monde de l’œil, un
monde tout entier fait de forme et de couleur. Car à y prendre garde, je n’ai besoin de recourir à l’aide des
autres sens que dans une très faible mesure et tout raisonnement revêt la forme d’une sorte de présentation133 »
Goethe s’inscrit en forte contradiction avec la tradition rationaliste issue du XVIIème siècle incarnée et
développée par Descartes, et qui énonce que le doute qui déconstruit est également celui qui permet à terme
d’entériner la certitude.
« […] nous douterons en premier lieu si, de toutes les choses qui sont tombées sous nos sens ou que
nous avons imaginées, il y en a quelques-unes qui soient véritablement dans le monde, tant à cause que nous
savons par expérience que nos sens nous ont trompés en plusieurs rencontres134. »
Mais la pratique de ce doute nécessite entre temps de développer la suspicion systématique à l’égard de ce
que nous présentent a priori les sens ; or Goethe ignore cette méfiance et accorde toute sa créance à ce que
nous livrent les sens :
« Il existe maintenant en science une vilaine façon d’être abstrus : on s’éloigne du sens commun sans
permettre l’accès à un sens supérieur, on s’amuse avec la transcendance et autres choses fumeuses, on sent la
crainte de l’observation réelle du vivant, et quand finalement on veut rejoindre le domaine pratique, on se
retrouve soudainement avec une méthode atomistique et mécanique135. »
Il écrit avec encore moins d’ambiguïté dans ses Maximes et Réflexions :
« Les sens ne trompent pas, le jugement trompe.136 »
133 le 15 novembre 1796, in Goethe Schiller Correspondance, tome II, p. 303134 Descartes, René, Des principes de la connaissance humaine, Paris, 1953, Paris135 Goethe, JW, Schriften zur Kunst, Schriften zur Litteratur, Maximen und Reflexionen , Hambourg, 1953, p. 444 cité inHurson, Didier, Les Mystères de Goethe, p. 115136 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 61
51
A l’occasion de la découverte dans les dunes du Lido, du crâne de mouton fendu faisant apparaître l'os
palatin, le maxillaire supérieur et l'intermaxillaire comme l'image évidente de trois vertèbres transformées,
Goethe avait même formulé cette profession de foi essentielle dans le cadre de sa théorie de la connaissance :
« La Nature n’a point de secret qu’elle n’expose quelque part aux yeux de l’observateur attentif.137 »
Mais si Goethe est convaincu que toute connaissance doit tirer sa légitimité des sens, il ne sacrifie cependant
pas avec la même naïveté que d’autres poètes de la génération romantique, à l’idée que la connaissance des
secrets de la nature peut se manifester dans sa plénitude immédiate, telle une sorte de révélation mystique
faite à l’élu des dieux. L’observation, selon lui, doit toujours être empreinte de prudence et de patience et
l’illumination intuitive finale, s’il en est, n’est toujours que la résultante de longues périodes d’études et
d’essais infructueux. En ceci, les principes de la démarche de Goethe n’apparaissent finalement pas si
éloignée qu’on pourrait le penser des préceptes de sens critique et d’objectivité par lesquels se définit la
science expérimentale moderne. Nous allons cependant essayer de montrer en quoi ces deux sciences
divergent et ce qui fait la singularité de la méthode du poète. Pour ce faire, quoi de plus naturel, précisément,
que de s’appuyer sur une comparaison de la conception goethéenne des couleurs et de la théorie optique de
Newton ?
Nous avons vu plus haut que Goethe cherche à observer les idées qui se manifestent sensiblement dans
certaines classes de phénomènes dits primordiaux. Or, ce que le phénomène primitif montre à l'observateur
dans sa pureté et sa nécessité, apparaît impur et contingent, dans le phénomène complexe de tous les jours. Il
n'est plus possible de reconnaître immédiatement le fait simple, et par-delà, l’idée qui s’y exprime. Aussi
Goethe cherche-t-il partout à réduire les phénomènes complexes à des phénomènes simples et purs.
L'explication de la nature réside, pour lui, dans cette réduction à une ou plusieurs manifestations nécessaires,
une fois écartées toutes les perturbations secondaires. Il ne va jamais au-delà du phénomène primitif, et tient
toute tentative de le dépasser par une réflexion théorique où l’observation, l’imagination et l’intuition
n’interviendraient pas, pour spéculation oiseuse :
« Nous vivons au milieu de phénomènes dérivés sans savoir comment parvenir à la question
originelle. 138»
«L'aimant est un phénomène primitif, dont il suffit de prononcer le nom pour en voir l’explication ;
c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il devient le symbole de tout ce qui n’a besoin ni de mots ni de
dénominations139. »
137 Goethe, JW, Autobiographische Schriften II , Munich, 1981, Annales pour 1790, p.436 cité in Lacoste, Jean, Goethe,Science et philosophie, p. 51138 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 77139 Ibid., p. 117
52
Il cherchera ainsi à expliquer un phénomène complexe en montrant de quels phénomènes originels il est
composé, et surtout un fait perceptible en le ramenant à un autre fait perceptible. Il tire immédiatement de
l'observation les principes sur lesquels il fonde son explication des phénomènes et écarte systématiquement
toute notion ou théorie qui dépasse le domaine de l'observation. Recourir à des facteurs non observables est
contraire à sa conception de la connaissance ; ainsi ne cherche-t-il pas, par exemple, l'essence de la lumière
dans une substance ou des corpuscules invisibles aux sens. De proche en proche, il finit par isoler, dans le
monde empirique, des éléments sensibles qui ne peuvent plus se ramener à d'autres. A titre d’illustration, il
ne pouvait pas considérer l’expérience du prisme de Newton comme primordiale, dans la mesure où ce
prisme ne lui apparaissait que comme une condition secondaire et contingente : la véritable nécessité résidait
dans la rencontre de l’ombre et de la lumière, au cours de laquelle le coin de verre n’intervenait qu’en tant
que médiateur. Une fois identifié l’Urphänomen, il n'y a plus lieu alors de chercher une explication, parce
que ces phénomènes n'en demandent aucune : ils ont leur explication en eux-mêmes.
« Le summum serait de comprendre que tout ce qui est factuel est déjà théorie. Le bleu du ciel nous
révèle la loi fondamentale du chromatisme. Ne cherchons rien derrière les phénomènes, ils sont eux-mêmes la
théorie140. »
Et la lumière est précisément pour Goethe un élément de cette espèce ; elle ne saurait être la résultante d’une
somme de radiations colorées. Au contraire, elle se révèle à l’observation comme la chose la plus simple, la
plus homogène et la moins décomposée qui soit.
2.2.2. Le refus des théories de la préformation : l’idée est immanente au phénomène
Goethe ne peut absolument pas faire sienne la science quantitative de Newton. La problématique est, en fait,
similaire à la polémique générée par la théorie de Haller141 et plus globalement à celle qui vit s’opposer, à la
fin du XVIIIème siècle, les partisans de l’épigenèse aux tenants de la préformation. Haller concevait en
botanique que l'organisme adulte était déjà contenu avec toutes ses parties dans le germe, comme si la graine
contenait déjà une plante en miniature. Selon Goethe, les newtoniens procèdent de même : en affirmant que
les couleurs que la lumière blanche fait apparaître dans certaines conditions y seraient déjà « physiquement »
enfermées, ils faisaient reposer leur modèle sur une hypothèse étrangère aux sens. Les couleurs sont pour
Goethe des formations nouvelles nées de la lumière et de l’ombre, et non des composantes de la lumière
blanche. De son point de vue, la pensée newtonienne ignore l'essence de «l'idée» en considérant cette
dernière non pas comme un élément premier, mais comme un produit secondaire, issu des processus de la
pensée et coupé de la nature. Newton ne reconnaît que ce qui existe à l'état de fait, comme existe un objet
140 Goethe, JW, Maximes et Réflexions, p. 73 141 Savant et écrivain suisse (1708-1777)
53
perceptible aux sens. Et quand les sens ne peuvent prouver cet état de fait, il l'admet à titre d'hypothèse.
Parce que la lumière engendre les couleurs, et qu'elle doit donc, selon le poète, les contenir nécessairement
déjà en idée, Newton affirme qu'elle les contient en fait, matériellement, et que le prisme et l'ombre
limitrophe les en dégagent seulement. Du point de vue du poète, l’ombre et la lumière blanche sont à
l’origine des couleurs et non pas l’inverse, ce qui l’enjoint à affirmer que, dans la théorie newtonienne, un
phénomène compliqué a été pris pour base et le simple a été expliqué à partir du complexe :
« Ainsi nous estimons que la science a commis une grande erreur en considérant comme primordial un
phénomène dérivé et en lui subordonnant le phénomène premier ; elle a même inversé le sens du second, et
présente sa nature composite comme simple et le simple comme un composite.142 »
Il semble ainsi que, selon le poète, il y a toujours dans l’expérience cognitive un facteur non sensible qui
s’ajoute à la perception sensible et qu’il existe en conséquence une possibilité d’appréhension simultanée de
la forme et de l’idée, c’est-à-dire du sensible et de l’intelligible que l’on peut nommer « connaissance
intuitive ».
2.2.3. Le refus du non-perceptible : les faits doivent se hisser au niveau de la théorie
Pour le poète, la connaissance de la lumière et de la nature intime des couleurs est donnée ingénument dans
la manifestation première et il n’existe pas de phénomène sensible plus pur que le phénomène lumineux lui-
même susceptible de nous en donner une explication. Par opposition, la conception newtonienne de la
couleur considère que la lumière résulte de la vibration mécanique de petites particules imperceptibles à la
vue. Si la notion qu'une couleur est liée à un certain mouvement dans l'espace n'est pas contraire à la pensée
de Goethe, il s’oppose fermement à toute tentative d’explication d’un phénomène sensiblement perceptible à
partir d’une matière ou d’un phénomène premier qui ne serait lui accessible qu’en ses effets et non en son
essence. Autrement dit, expliquer l'essence de la lumière, à partir de quelque chose de non-perceptible mais
qui corresponde au phénomène « lumière » est absurde de son point de vue, tant il est convaincu qu’un
tableau complet des effets produits par un objet perceptible, embrasse nécessairement toutes les
manifestations dont il contient la virtualité idéelle :
«Car en fait, c’est en vain que nous entreprenons d’exprimer l’essence d’une chose. Nous percevons
des effets, et tout au plus une histoire complète de ces effets engloberait sans doute l’essence de cette chose.
Nous nous efforçons sans succès de peindre le caractère d’un homme ; rassemblons par contre ses actions, ses
actes, et nous verrons apparaître une image de son caractère.143 »
142 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 139143 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 79
54
La science moderne procède de façon très différente. Galilée, en soutenant dans L’Essayeur en 1623 que le
livre de la nature est écrit en langage mathématique, a initié un programme d’investigation scientifique qui
visait à éliminer le phénomène pour le substituer à une série de chiffres et de formules. Newton a mis en
œuvre ce programme, notamment dans le domaine de l’optique, en combinant expérimentation - et non
observation à la manière de Goethe - et théorie. La démarche réductionniste et mathématique proposée par
ces quelques pionniers de la science moderne eut inévitablement pour conséquence d’engendrer une
distinction entre des « qualités premières » et des « qualités secondes »144.
Les qualités premières, quantitatives, sont celles qui peuvent être exprimées directement par les
mathématiques, telles que le nombre, la grandeur, la position, la surface, la fréquence... Elles s’opposent
ainsi par définition à celles, qualitatives, qui ne peuvent être représentées mathématiquement de façon
immédiate, telles la couleur, la sensation tactile, le son, le goût... La distinction évolua de telle manière
qu’elle donna lieu très rapidement à un dualisme dans lequel seules les qualités premières étaient considérées
comme réelles et appartenant à l’objet, tandis que chaque qualité seconde était supposée n’être que le résultat
de l’effet d’une qualité première sur les sens et donc rien de plus qu’une expérience subjective, une
représentation et non une partie objective de la nature. La plupart des caractéristiques de la nature que nous
rencontrons dans l’expérience perceptive quotidienne fut ainsi jugée irréelle et qualifiée de représentation
subjective ou d’apparence trompeuse. Le groupe des qualités secondes était supposé n’être que la
manifestation sensible du groupe des qualités premières, dissimulé derrière le voile des apparences. La
science mathématique moderne, depuis Galilée et Newton, considère en conséquence qu’une qualité seconde
est parfaitement expliquée du moment que la théorie peut expliciter comment elle peut résulter de quelques
qualités premières non perceptibles, de sorte que la mission principale de la science mathématique demeure
la mise en équation de l’ensemble des phénomènes de la nature afin de les ramener au final à des seules
qualités premières, exprimables en termes mathématiques. Descartes formule parfaitement la façon dont la
science moderne conçoit le monde des perceptions dans la Méditation troisième :
« Et pour ce qui regarde les idées des choses corporelles, je n’y reconnais rien de si grand ni de si
excellent, qui ne me semble pouvoir venir de moi-même ; car si je les considère de plus près, et si je les
examine de la même façon que j’examinai hier l’idée de la cire, je trouve qu’il ne s’y rencontre que fort peu de
choses que je conçoive clairement et distinctement : à savoir la grandeur ou bien l’extension en longueur,
largeur et profondeur ; la figure qui est formée par les termes et les bornes de cette extension ; la situation que
les corps diversement figurés gardent entre eux ; et le mouvement ou le changement de cette situation ;
auxquels on peut ajouter la substance, la durée et le nombre. Quant aux autres choses comme la lumière, les
couleurs, les sons, les odeurs, les saveurs la chaleur, le froid et les autres qualités qui tombent sous
l’attouchement, elles se rencontrent dans ma pensée avec tant d’obscurité et de confusion, que j’ignore même
si elles sont véritables, ou fausses et seulement apparentes, c’est-à-dire si les idées que je conçois de ces
144 Bortoft, Henri, La démarche scientifique de Goethe, p. 18
55
qualités sont en effet les idées de quelques choses réelles, ou bien si elles ne me représentent que des êtres
chimériques145. »
Dans ses travaux sur la couleur, Newton s’efforça de mettre en œuvre cette méthode d’analyse en démontrant
par l’expérimentation que les différentes couleurs étaient réfractées selon différents angles. Il lui fut alors
possible de ramener chaque couleur à un « degré de réfrangibilité146 », et donc de la remplacer par ladite
mesure numérique. En fin de compte, l’optique newtonienne substituait à l’expérience sensible des
différentes couleurs une série de chiffres. La qualité seconde sensible et perceptible de la couleur a ainsi été
niée au profit d’une qualité première quantitative, le degré de réfrangibilité, capable selon le physicien de
caractériser totalement la teinte de la lumière observée.
Or, selon Goethe, il n’existe aucun objet ou phénomène dont le contenu puisse être épuisé par l’explication
mathématique. Celle-ci ne peut, par définition, qu’en saisir certains aspects mesurables, mais l’essence
intime, ce qui est à l’origine des idées que nous nous faisons des choses, reste inaccessible à toute
formalisation purement quantitative. Le sentiment d’absurdité que le poète ressent vis-à-vis de l’explication
donnée par la science mathématique peut être énoncée comme suit : nos idées du monde ne peuvent pas être
issues de nombres et de formules parce qu’il est impossible à une conscience de concevoir clairement et
concrètement les abstractions non-perceptibles sur lesquelles s’appuie la science mathématique si cette
conscience ne transfère pas implicitement certaines qualités du perceptible au non-perceptible. Et, en effet,
l’argument n’est pas anodin, même au regard de notre physique contemporaine : si la physique stipule qu’il
n'existe dans le monde extérieur que des éléments quantitatifs, des mouvements sans lumière, ni son, ni
couleur, le sujet est en droit de se demander comment et par quel biais une impression d’ordre qualitative
pourrait lui parvenir sous l’effet d’un stimulus purement quantitatif. Si la science moderne énonce qu’à
l’apparition sensible d’une couleur correspond un phénomène vibratoire d’une amplitude infime et d’une
fréquence extrême, l’esprit humain ne peut la concevoir que par analogie avec les phénomènes perçus à
l’échelle de nos sens. Autrement dit ce monde physique microscopique, animé jusqu’en ses moindres
particules élémentaires, doit lui-même être doté des mêmes qualités que notre univers macroscopique, telles
que la couleur, la dureté, la chaleur, etc. Dans le cas contraire, il reste définitivement inaccessible à notre
imagination, et il est alors aberrant de considérer que nous avons rendu compte du phénomène à partir d’une
abstraction purement formelle. Cette démarche est générale : toute pensée qui a recours à un élément non-
perceptible pour expliquer la nature, procède nécessairement par analogie avec le domaine de l’expérience
pour transporter virtuellement ces qualités parfaitement observables dans un au-delà des sens. Privé de ces
145 Descartes, René, Méditations métaphysiques, p. 111-112146 Les physiciens contemporains utiliseraient le terme d’indice de réfraction.
56
analogies, l’esprit est absolument incapable de conceptualiser ces briques abstraites qui se trouvent ainsi
vidées de toute substance.147
Le résultat de la mise en œuvre de ce principe de mathématisation du monde est toujours le même, quelque
soit son champ d’application : dans tous les domaines de la science, les couleurs, les sons, les goûts et les
parfums sont proscrits de la nature, sans qu’il nous soit donné pour autant de comprendre leur mystère.
L’étude de ces qualités a été progressivement reléguée dans les champs des sciences subjectives de la
physiologie, de la psychologie, voire de la métaphysique, comme si les sciences mathématiques avaient
renoncé définitivement à les expliquer. Car manifestement, la théorie d’un Newton sur l’origine des couleurs
n’explique absolument pas pour quelle raison la couleur rouge a la qualité du rouge, ou pourquoi les couleurs
du spectre se présentent dans l’ordre où nous les voyons et non dans un autre. En quoi devrions nous nous
satisfaire d’une réponse qui avancerait que l’ordre dans lequel apparaissent les couleurs correspond à celui
impliqué numériquement par leur longueur d’onde respective, et que le rouge a la qualité du rouge parce que
sa longueur d’onde est de 650 nm ? Nous pourrions y ajouter les arguments du peintre ou du graphiste : les
couleurs perçues ne se disposent pas sur un segment de droite ; au contraire, elles forment un cercle à
l’intérieur duquel l’œil peut passer d’un mouvement continu d’une couleur à l’autre. Et dans ce disque, le
rouge et le violet, loin d’apparaître comme des couleurs opposées, se réajustent parfaitement, ce qui fait
qu’aucun peintre n’a jamais pu raisonnablement considérer le rouge et le violet comme des couleurs
complémentaires. Il apparaît ainsi difficile, voire définitivement impossible, de déduire, à partir de pures
considérations mathématiques, ces qualités de couleurs, et plus largement de saisir le rapport qui existe entre
des faits de perception, tels qu’une saveur, un parfum ou un son et des vitesses de déplacement, des intensités
de courants ou des températures de réactions chimiques.
C’est fort probablement le refus de limiter les ambitions de la science naturelle aux domaines du mesurable,
qui a amené Goethe, plus conforme en cela à la mission ambitieuse et totalisante que se donnait la
philosophie naturelle aristotélicienne, à prendre si violemment position contre la science mathématique
incarnée par Newton. Car souvenons-nous de l’aphorisme qu’il énonce après sa rencontre ostéologique sur
les dunes du Lido :
« La Nature n’a point de secret qu’elle n’expose quelque part aux yeux de l’observateur attentif. 148. »
Goethe, s’il peut tout à fait concevoir l’existence de limites intrinsèques à la connaissance, n’accepte pas, par
contre, l’idée d’une science qui renoncerait, de sa propre responsabilité et du fait de l’utilisation de méthodes
147 Nous pouvons légitimement nous interroger quant à la couleur d’un atome ou d’un quark ; mais le physicien répond que laquestion n’a pas de sens. Qu’a-t-on expliqué alors du concept de couleur dans la nature ?148 Goethe, JW, Autobiographische Schriften II , Munich, 1981, Annales pour 1790, p.436 cité in Lacoste, Jean, Goethe,Science et philosophie, p. 51
57
et d’outils inadéquats, à faire progresser la connaissance du monde. Revenons à cet aphorisme de Goethe que
nous avons déjà cité :
« Le summum serait de comprendre que tout ce qui est factuel est déjà théorie. Le bleu du ciel nous
révèle la loi fondamentale du chromatisme. Ne cherchons rien derrière les phénomènes, ils sont eux-mêmes la
théorie149. »
et adossons-le encore à ces deux autres citations extraites de ses Maximes & Réflexions :
« Il est un empirisme subtil, qui se fait très intimement identique à l’objet et devient par-là même la
théorie véritable »150
« Les pierres nous instruisent sans mot dire, elles rendent l’observateur muet et la meilleure chose que
l’on puisse apprendre d’elles ne peut être transmise. 151»
Quel est donc le sens donné par le poète à ces remarques récurrentes ? Veut-il simplement signifier que la
science théorique devrait simplement accepter de se limiter à un tableau exhaustif de faits, d’observations ou
d’expériences et renoncer conjointement à toute ambition qui l’appellerait à aller au-delà ? Ne verrions-nous
pas alors en Goethe un obscurantiste plutôt que l’humaniste épris de pragmatisme qui paraît pourtant
s’imposer à la considération de l’ensemble de son œuvre ? Il me semble précisément que ce qu’énonce
Goethe est exactement l’inverse de ce que l’interprétation immédiate de ses assertions paraît suggérer. Car, le
poète donne au mot théorie le sens étymologique du mot grec theoria, c’est-à-dire « voir ». Et, en ce sens, ce
sont les faits, les phénomènes sensibles qui doivent être élevés au niveau de la théorie, c’est-à-dire du visible,
et non l’inverse. En une phrase, Ernst Cassirer a admirablement synthétisé ce qui différencie la démarche
phénoménologique du poète de celle adoptée par la physique mathématique moderne :
« La formule mathématique cherche à rendre le phénomène quantifiable, la démarche de Goethe à le
rendre visible152. »
En proposant, dans la dernière partie de ce travail, une méthode pratique d’observation du réel à partir de la
méthode décrite par Goethe, nous éclairerons davantage le sens de ce que Cassirer énonce. Mais la tendance
spontanée consiste bien à juger l’affirmation un peu absurde : le phénomène n’est-il justement pas visible a
149Goethe, JW, Maximes & Réflexions, p. 73 150 Goethe, JW, Maximes et Réflexions , Gallimard, 1943, p. 150, cité in Bortoft, Henri, La démarche scientifique deGoethe, p. 60151 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 79152 Aesh, Gode von, Natural Science in German Romanticism, Columbia University German Studies, New York, 1941,p. 74 cité in Bortoft, Henri, La démarche scientifique de Goethe, p. 64
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priori dans l’expérience quotidienne. Comment serait-il possible de le révéler davantage aux sens qu’il ne
l’est d’emblée ?
Il s’agit au fond bien de préciser de quelle visibilité on parle : la visibilité au sens de Goethe s’avère
précisément d’un ordre imaginatif, intuitif et non purement sensible. La philosophie de la connaissance du
poète considère qu’en tant qu’observateur, nous appréhendons l’unité originelle d’un phénomène de façon
duale, en séparant les parts sensibles et idéelles d’un phénomène donné, cette dualité apparente étant une
conséquence de l’organisation physiologique et spirituelle du sujet qui perçoit le monde d’une part par ses
sens physiques et d’autre part par sa conscience intuitive. La vision spirituelle, guidée par l’imagination et
l’intuition, doit donc venir appuyer la vision sensible : c’est seulement ainsi que la connaissance du
phénomène devient complète
Le but de la science goethéenne est donc bien d’accéder à l’idée des choses en les rendant visibles à la
conscience.
2.3. La démarche analytique au service de l’intuition
2.3.1. Goethe & les mathématiques : Le refus de l’analytique comme fin
« Tout être pensant qui regarde son calendrier ou jette un œil sur sa montre se rappellera à qui il doit
ces bienfaits. Mais on a beau leur [les mathématiciens] donner respectueusement carte blanche pour l’espace et
le temps, ils s’apercevront que nous appréhendons quelque chose qui va bien au-delà, qui appartient à tout le
monde et sans lequel eux-mêmes ne pourraient rien faire ni entreprendre : l’Idée et l’amour.153 »
Le rapport de Goethe avec la méthode et la science mathématique, bien que dominé par une défiance
certaine, laisse parfois transparaître un sentiment de frustration, comme si l’homme de lettres ressentait
d’autant plus intimement les limites du langage poétique qu’il serait confronté à la prodigieuse efficacité des
mathématiques dans leur domaine.
« On dit que les mathématiques sont certaines ; elles ne le sont pas plus que n’importe quel autre
savoir ou activité. Elles sont certaines quand elles s’avisent de ne s’occuper que de ce dont on peut être certain
et dans la mesure où on peut en être certain.154 »
On ne peut cependant suspecter Goethe de faire preuve d’une mauvaise foi complète, car il dispensera dans
quelques passages de ses écrits quelques compliments très explicites à l’attention de cette science dont il
153 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 78154 Ibid., p. 77
59
refuse au fond simplement l’hégémonie. Il admet tout à fait l’universalité du langage des nombres en tant
que moyen d’entente et d’échange, et il y voit même peut-être un premier pas vers son idéal de totalité. De
même que Spinoza, mais dans une très moindre mesure, il s’inspirera ouvertement des principes et de la
logique de la méthode mathématique pour l’appliquer à sa philosophie de la connaissance. Ainsi lorsqu’il
cherchera, par exemple, à saisir les phénomènes de la nature, la démarche qu’il énonce consiste bien à
décomposer le complexe en éléments plus simples, en procédant selon le principe mathématique d’isolement
des variables, d’une manière qu’il souhaite aussi rigoureuse que celle du mathématicien dans son champ
d’étude.
« Cette circonspection par laquelle on aligne les faits de proche en proche uniquement, ou plutôt on
déduit de proche en proche, nous avons à l’apprendre des mathématiciens, et là même où nous n’utilisons
aucun calcul, nous devons toujours procéder comme si nous avions à rendre compte au géomètre le plus
sévère.
Car en fait, c’est la méthode mathématique qui, en raison de sa circonspection et sa pureté, révèle
aussitôt toute discontinuité dans l’assertion, et ses démonstrations ne sont en fait que des exposés détaillés pour
montrer que ce qui est présenté relié, était déjà présent dans ses parties simples et dans toute sa succession,
qu’on en a une vue d’ensemble complète et que dans toutes les conditions, on l’a inventé avec justesse et
irréfutablement.155»
Dans le dialogue de Wilhelm Meister suivant, Goethe exprime l’indéniable pouvoir des mathématiques, mais
il y souligne également qu’il existe tout autant un usage inadéquat des nombres dont il faut savoir se
préserver par un esprit critique permanent :
« Nous pouvons nous en tenir à cette analogie […], car il faut dire qu’il s’agit ici d’un ensemble formé
par plusieurs personnes d’importance, par une science de haut niveau, par un art essentiel, bref c’est des
mathématiques dont je veux parler « - j’ai », répliqua Wilhelm « toujours pu, quand j’entendais parler d’objets
qui m’étaient étranger en tirer un profit quelconque, car tout ce qui intéresse tel ou tel homme trouvera un écho
chez un autre. » - « A condition », dit l’autre « qu’il ait su acquérir une certaine liberté d’esprit156 ».
Didier Hurson interprète aussi la scène du premier Faust, où les sorcières s’amusent à manipuler les chiffres
selon une sarabande obsessionnelle, comme une allégorie de ce second visage, à la fois fascinant et
diabolique, attaché au maniement des nombres:
« Ami, crois à mon système :
Avec un, dix tu feras ;
155 Goethe, JW, La médiation de l’objet et du sujet dans la démarche expérimentale (1823), in Traité des couleurs , p.302156 Goethe, JW, Romane und Novellen III , Hambourg, 1950, p. 117 cité in Hurson, Didier, Les Mystères de Goethe , p.113-114
60
Avec deux et trois de même,
Ainsi tu t’enrichiras.
Passe le quatrième
Le cinquième et sixième,
La Sorcière l’a dit :
Le septième et huitième
Réussiront de même…
C’est là que finit
L’œuvre de la Sorcière :
Si neuf est un,
Dix n’est aucun.
Voilà tout le mystère ! »
Dans le même ton, le poète déclare à Zelter, dans une lettre du 12 décembre 1812 :
« Personne n’est plus que moi effrayé par les nombres, et j’ai toujours évité et fui toute forme de
symbolisme numérique […] chose qui me paraît monstrueuse et déprimante157. »
Les mathématiques instaurent une rupture de continuité entre le monde des phénomènes et la sphère des
pures entités mathématiques ; ils sont coupables d’instiller progressivement l’indifférence à l’égard de ce qui
dans l’objet étudié n’est pas traduisible en nombres, figures ou formules. En une phrase, ils vident le
phénomène de sa substance en imposant l’uniformité en lieu et place de l’unité.
« Les mathématiques sont comme la dialectique […]. Les deux disciplines n’accordent de valeur qu’à
la forme ; le contenu les indiffère. Que les mathématiques manient des pfennigs ou des guinées, que l’art
rhétorique argumente en faveur de choses vraies ou fausses, est sans importance pour ces deux disciplines158. »
Le poète voit dans cette science une combinatoire gratuite et fermée, coupée de la réalité et qui, de fait,
consomme le lien entre l’humain et son environnement dans une méprisante indifférence. Il étend d’ailleurs
cette critique à toute la méthode de la physique moderne qui introduit entre l’observateur et le monde un
« instrument artificiel » :
« L’homme dans la mesure même où il utilise ses sens non corrompus, est l’appareil physique le plus
grand et le plus exact qui puisse exister et c’est justement le plus grand malheur de la physique nouvelle
157 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 116158 Goethe, JW, Romane und Novellen III , Hambourg, 1950, p. 308, cité in Hurson, Didier, Les Mystères de Goethe , p.114
61
d’avoir pour ainsi dire séparé les expériences de l’homme, et que l’on ne veuille reconnaître la nature que dans
ce que montrent des instruments artificiels pour prouver et par-là limiter ce qu’elle peut réaliser159. »
La méfiance de Goethe à l’égard de la science mathématique n’est donc guère surprenante, tant est manifeste
dans toute son œuvre la profonde horreur qu’il éprouve à l’égard de tout ce qui rompt la continuité,
compartimente ou atomise la réalité sensible.
2.3.2. La recomposition holistique de l’unité par la conscience intuitive
Goethe éprouve une grande aversion à l’égard de toute démarche qui s’appuie sur le particulier pour en
extirper une loi générale, car elle brise l’intégrité du phénomène vivant. C’est la raison pour laquelle il a
toujours privilégié l’observation en milieu naturel et a autant que possible cherché à éviter l’expérimentation
en laboratoire, synonyme, à ses yeux, de travail sur des substances « mortes », c’est-à-dire vidées de leur
essence160. L’univers se présente dans sa totalité au travers même du phénomène, car selon Goethe
perception et pensée participent de la même unité indissociable dans la nature. L’identité de l’idée et de la
forme préexiste objectivement à tout acte perceptif. C’est la raison pour laquelle les méthodes purement
analytiques qui fractionnent arbitrairement ce qui ne l’est pas intimement sont foncièrement incapables de
rendre compte de l’essence du phénomène.
Mais Goethe ne refuse pas pour autant la démarche analytique telle qu’il la trouvait notamment sous sa
forme la plus élevée dans la troisième Critique de Kant et dans L’Ethique de Spinoza, et il comprend
parfaitement l’intérêt qu’elle présente. Lorsqu’il se trouve confronté aux phénomènes dans leur complexité et
leur multiplicité, il adopte une véritable démarche d’analyse :
« On constate que maintes choses importantes se composent de différentes parties ; il suffit d’observer
les œuvres de l’architecture pour constater que plus d’une construction emplie avec régularité ou non les
éléments ; voilà pourquoi la conception atomistique nous semble être d’un usage immédiat et commode161. »
Il s’en remet alors au cinq sens, et en priorité à l’œil - l’organe de la connaissance par excellence chez
Goethe -, afin d’ordonner et de dégager des catégories générales, comme il l’exprime dans le préambule de
son essai de météorologie :
« La manière dont je souhaitais fortement introduire des formes dans ce qui n’en avait aucune, de
légiférer sur ce que l’illimité avait de protéiforme, découle de tout ce qui a motivé mes efforts dans le domaine
159 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 78160 Goethe reprochait ainsi à Newton le caractère nécessairement biaisé de ses expériences réalisées en milieu artificiel àl’aide de bancs optiques, alors que lui-même s’adonnait à ses observations à la lumière brute du soleil.
62
des sciences comme dans celui de l’art ; […] et une telle séparation terminologique en catégories m’était
toujours d’un grand secours quand je l’étudiais dans des conditions variées, observant les transitions et les
alliances entre les éléments162. »
Mais à cette phase analytique devra impérativement succéder, à la différence de ce que Goethe croira
observer dans les mathématiques, une seconde étape visant à la restauration du phénomène dans une sorte
d’intégrité sublimée :
« […] ensuite je les considère comme des corrélats les uns des autres et ils s’unissent alors pour
produire une vie pleine de vigueur163. »
Car la méthode d’investigation scientifique promue par le poète se veut panthéiste164, c’est-à-dire qu’elle doit
privilégier une voie qui mène du général au particulier, dans une volonté permanente de préservation de la
totalité, de sauvegarde de la structure de l’ensemble :
« Dans la nature vivante, il ne se passe rien qui ne soit en liaison avec le tout, et si les faits
d’expérience ne nous apparaissent qu’isolément, si nous avons à ne considérer les expériences que comme les
données isolées, cela ne signifie pas qu’elles le soient ; une question seulement se pose : comment trouver la
liaison entre ces phénomènes, entre ces faits ?
Nous avons vu plus haut que ceux-là étaient les premiers soumis à l’erreur qui cherchaient à relier
directement un fait isolé à leur faculté de pensée et de jugement. Par contre nous trouvons que ceux-là ont
produit le plus qui ne cessent pas d’explorer et d’approfondir, selon toutes les possibilités, tous les aspects et
modifications d’une seule observation, d’une seule expérience.165 »
Il s’aidera alors de l’imagination (ce qu’il nomme plus précisément « Exakte Sinnliche Phantasie » ou
imagination sensorielle exacte) qui fait passer la vision de la passivité à l’activité, du sensible à l’intelligible.
Ce jeu de l’imagination avec elle-même ne doit donc jamais être séparé de l’expérience sensible préliminaire
et le poète ne manquera pas à plusieurs reprises de condamner toute démarche qui ne ferait pas appel et aux
sens et à l’esprit :
161 Goethe, JW, Romane und Novellen III , Aus Makariens Archiv, Hambourg, 1950, p. 477, cité in Hurson, Didier, LesMystères de Goethe, p. 113162 Naturwissenschaftliche Schriften II, Materialien, Register, Munich, 1981, p. 304 cité in Hurson, Didier, Les Mystèresde Goethe, p. 103163 Goethe, JW, Romane und Novellen III , Aus Makariens Archiv, Hambourg, 1950, p. 477, cité in Hurson, Didier, LesMystères de Goethe, p. 113164 cf lettre à Jacobi citée en introduction in Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 202165 Goethe, JW, La médiation de l’objet et du sujet dans la démarche expérimentale (1823), in Traité des couleurs ,p. 301
63
« Je suis porté à croire que si l’on envisage séparément l’un et l’autre domaines, il n’existe entre eux
aucun trait d’union véritable, et qu’ils ne sont liés que dans la mesure où ils s’exercent conjointement
d’origine ; ce qui, de quoi qu’il s’agisse, est le fait du génie.
Je me trouve en ce moment dans une situation analogue, d’une part à l’égard des philosophes de la
nature qui veulent nous mener du haut en bas, et d’autre part, à l’égard des physiciens qui prétendent nous
conduire de bas en haut. Pour mon humble part, je ne trouve mon salut que dans l’intuition qui est placée au
milieu.166 »
Le poète entend alors, dans un dernier temps, mettre en œuvre le troisième mode de connaissance présenté
par Spinoza dans l’Ethique : il fait part à Jacobi dans une lettre du 5 mai 1786 en réponse à une affirmation
de ce dernier selon laquelle on ne peut que croire en Dieu :
« Quand tu dis (page 101) que la croyance en Dieu est un article de foi, je te réponds que c’est aussi
affaire de vision : quand Spinoza parle de la scientia intuitiva, il dit [Hoc cognoscendi] genus procedit
abadaequata idea [essentiae formalis] quorundam Dei attributorum ad adaequatam cognitionem essentiae
rerum ; ces mots m’encouragent à consacrer toute ma vie à l’étude des choses qui sont à ma portée ; je puis en
effet espérer m’en faire une idée adéquate, sans me préoccuper le moins du monde de savoir jusqu’où j’irai
dans cette connaissance et quelle part m’est réservée167. »
Le passage exact et traduit de L’Éthique approximativement retranscrit par Goethe est le suivant :
« Le troisième genre de connaissance procède à partir de l’idée adéquate de certains attributs de Dieu
vers la connaissance adéquate de l’essence des choses168. »
Le troisième genre de connaissance169 tel que Spinoza le définit, n'est pas discursif mais intuitif, il n’est pas
progressif mais immédiat et direct. Il s’agit d’une intuition purement intellectuelle, et elle est le fait de la
raison qui ayant atteint sa perfection donne la vision immédiate et globale du lien nécessaire entre une
totalité et l'un de ses éléments. Goethe a interprété ce mode de connaissance holistique comme celui qui le
met en lien direct avec l’idée sous-jacente au phénomène mais en négligeant le fait que pour Spinoza cette
connaissance intuitive ne doive en aucun cas faire intervenir l’imagination ou la sensation acquise, et qu’elle
agit hors du cadre de toute expérience. La connaissance intuitive telle que Goethe la conçoit n’est sans doute
166 le 30 juin 1798 in Goethe, JW, Schiller, F, Correspondance 1794-1805, tome II, p. 123167 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 91168 Spinoza, L’Ethique, V, proposition 25, Démonstration, p. 517169 Le premier genre de connaissance correspond à l'opinion ou à l'imagination. Il comprend la perception sensible quifournit des sensations confuses et partielles, et les pensées vagues de la vie quotidienne, dénuées de toute mise enperspective, réflexion autonome ou examen personnel. La connaissance du deuxième genre, sur laquelle l’homme doitfonder ses certitudes sur lui-même et du monde, est celle donnée par la raison discursive qui procède des hypothèsesaux conséquences, s'appuie sur des axiomes, des implications logiques, des notions communes qui sont clairs, distinctset manifestes en eux-mêmes.
64
pas de même nature que celle que Spinoza considérait170, et se rapproche bien davantage d’une « vision
spirituelle ». Il expose ainsi, dans le passage suivant extrait de la Métamorphose des plantes, la nécessité de
développer une seconde vue au côté de la vision oculaire physique pour appréhender les phénomènes dans
leur unité :
« Il y a voir et voir [que] les yeux de l’esprit ont à agir en constante et vivante alliance avec les yeux
du corps, parce que sinon on court le danger de voir et pourtant de ne pas voir. »
C’est cet œil solaire, cette lumière spirituelle dont Goethe donne probablement une illustration dans la scène
où Faust, rendu aveugle par l’esprit du Souci, n’en devient que plus clairvoyant171 :
« LE SOUCI
Les hommes sont aveugles toute leur vie
Faust, deviens le donc à la fin !
FAUST (devenu aveugle)
La nuit semble pénétrer de plus en plus les profondeurs,
Mais à l’intérieur brille une vive lumière.
Je cours accomplir ce que j’ai médité ;
La parole du maître a seul du poids.
Sortez de votre couche, serviteurs ! Tous debout !
Faites heureusement paraître ce que j’ai hardiment conçu.
Que le plan tracé soit exécuté sur l’heure.
L’ordre, la précision, la rapidité dans l’action
Seront suivis de la plus belle des récompenses
Un esprit suffit à mille bras. »
Au fond, c’est bien davantage Schelling que Spinoza qui décrit le mode de connaissance intuitif que Goethe
souhaite mettre en oeuvre. Celui-ci découvrira Schelling lors de la publication de l’Âme du Monde en 1798,
et le poète verra immédiatement l’adéquation entre sa propre conception et celle du jeune philosophe qui
énonce :
« [La Substance] semble toujours réserver un mystère et ne révéler que certains de ses aspects. Devant
cette divine confession et cette multiplicité indénombrable de formations, le spectateur de ces œuvres finira par
renoncer à tout espoir de les appréhender avec son entendement, et se trouvera introduit dans le sabbat sacré de
170 L’idée de l’Ethique qui a certainement fasciné le poète naturaliste et l’a amené à adhérer à la troisième voie deconnaissance de Spinoza était sans doute celle-ci : Dieu et la nature étant une seule et même chose, connaître la natureau travers de ses manifestations singulières, c’est précisément accéder à la divinité. Goethe a interprété la philosophiede Spinoza comme un panthéisme, à l’instar de tous les poètes de cette génération romantique.171 Goethe, JW, Faust, II, in Théâtre complet, op. cit., acte V « Minuit » », p 1318-1319
65
la nature, dans la Raison où, se reposant de ses œuvres périssables, elle se reconnaît et s’interprète elle-
même.172 »
2.3.3. Les limites de la connaissance
A la question de savoir si la connaissance de l’Absolu est possible, Spinoza semble répondre assez
clairement par l’affirmative : l'homme est conscience et, s'il en a le désir et la volonté, il peut devenir
connaissance et passer de la saisie imaginative du monde à la saisie rationnel de celui-ci. Goethe ne partage
pas sur ce point l’optimisme du philosophe d’Amsterdam:
« En fait, on ne sait que lorsqu’on sait peu ; le savoir augmente le doute.173»
« Le plus grand bonheur de l’homme pensant, c’est d’avoir approfondi ce qu’on peut approfondir et
de vénérer dans le calme ce que l’on ne peut approfondir.174 »
Car pour ce qui concerne la question du savoir accessible à l’entendement humain, le poète semble
davantage rejoindre la philosophie des stoïciens que celle de Spinoza. Si par sa démarche faustienne, Goethe
invite l’individu à avancer jusqu’à la limite ultime de la connaissance accessible à la nature humaine, il
rejoint également cette tradition antique qui se refuse à mettre totalement à nu la Nature, et que Lessing, bien
qu’antérieur à l’idéalisme post-kantien a exprimé dans cet extrait :
« La valeur de l’homme ne réside point dans la vérité qu’on possède ou prétend posséder, mais dans
l’effort sincère qu’on fournit pour l’atteindre. Car les forces qui seules accroissent la perfectibilité humaine ne
sont pas augmentées par la possession, mais par la recherche de la vérité. Si Dieu, gardant dans sa main droite
toute la vérité et ne tendant dans sa gauche que le désir toujours ardent de la vérité, me disait : « choisis ! » au
risque de me tromper à jamais et pour l’éternité, je m’inclinerais humblement vers sa main gauche et dirais :
« Père, donne-moi cette main-là ; la vérité absolue n’appartient qu’à toi175. »
Dans la mesure où le poète amoureux des formes du monde refuse toute connaissance abstraite qui ne
pourrait s’inscrire dans son approche phénoménologique, les limites de la connaissance se dessinent pareilles
à celles qu’il admet de lui-même : les phénomènes primordiaux. Au-delà de l’horizon des Urphänomen,
l’esprit et les sens ne peuvent plus progresser conjointement. Mais comme le relève Cassirer, de la même
façon que Kant n’est pas conduit au scepticisme par la reconnaissance des limites de la raison, Goethe n’est
pas non plus amené à concevoir un sentiment pessimiste de résignation ou une démission de la pensée :
172 Schelling, L’Âme du monde, in Essais, Aubier, Paris, 1946, p. 121-122173 Goethe, JW, Maximes et réflexions p. 80174 Ibid. p. 80175 Lessing, GE, Eine Duplik , 1778, in Werke, tome 8, Munich, 1979, p. 32-33, cité in Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis , p.190
66
« Percevoir la finitude de l’existence humaine ne veut pas dire en effet que l’on considère cette existence
comme un néant176 », ainsi que le formule Cassirer.
« Si je m’en tiens en fin de compte au phénomène originel, ce n’est que par pure résignation ; mais il
existe une différence de taille entre se résigner devant les limites imposées à l’humanité tout entière et le fait de
déposer les armes en raison de la limitation hypothétique de mon individu et des bornes qui le restreignent.177 »
Par cette résignation pragmatique devant les « limites de l’humanité », Goethe fait au fond preuve d’un
pragmatisme bien supérieur à celui des positivistes naïfs du début du XIXème siècle. Et ainsi que le souligne
également Lacoste, il exprime l’une des premières conceptions phénoménologiques de la science « qui ne
confond pas les faits et les explications, et qui admet par principe comme Popper que les théories sont
fragiles et s’inscrivent dans une expérience du monde, dans un horizon fini dont il n’est pas permis vraiment
à l’homme de s’évader178. »
2.4. L’art comme dévoilement de l’essence secrète de la Nature
2.4.1. Les mêmes lois sont à l’œuvre dans l’art et dans la nature
Deux aphorismes extraits des Maximes & Réflexions, témoignent du lien étroit qui unit nature et œuvre
d’art chez Goethe, et surtout caractérisent le rôle privilégié de la création artistique dans ce dévoilement de
l’essence des choses :
« Le Beau est une manifestation des lois secrètes de la nature qui nous seraient restées éternellement
cachées sans son apparition. 179»
« Celui à qui la nature entreprend de dévoiler son secret manifeste, ressent une nostalgie irrésistible de
l’art, son interprète le plus digne. 180»
Goethe précise encore, dans une lettre du 23 décembre 1786 à la Duchesse de Saxe-Weimar, que privilégier
l’étude des phénomènes naturels conduira l’artiste plus sûrement vers la compréhension des lois secrètes,
communes aux œuvres d’arts et à la nature, que l’examen direct des productions humaines :
176 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 114177 Goethe, JW, Schriften zur Kunst, Schriften zur Literatur, Maximen und R eflexionen, Hambourg, 1953, p. 367 cité in,Hurson, Didier, Les Mystères de Goethe, p. 29178 Lacoste, Jean, Goethe, science et philosophie, p. 186179 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 81180 Ibid., p. 81
67
« Il est plus commode et plus facile d’observer et d’apprécier la nature que l’art ; le plus humble
produit de la nature a en lui la totalité de sa perfection et je n’ai besoin que d’avoir des yeux pour voir ; je peux
alors découvrir les relations, je suis sûr qu’à l’intérieur d’un petit cercle toute une existence véritable est
enserrée.
Une œuvre d’art, à l’inverse, a sa perfection en dehors d’elle, le « meilleur » se trouve dans l’idée de
l’artiste, qu’il atteint rarement ou jamais, [et] dans certaines lois admises qui découlent certes de la nature de
l’art et du métier, mais qui ne sont pas aussi facile à comprendre et à déchiffrer que les lois de la nature
vivante. Il y a beaucoup de tradition dans les œuvres d’art, tandis que les œuvres de la nature sont toujours
comme la parole que Dieu vient de prononcer181. »
L’art des hommes et celui de la nature semblent avoir une commune origine pour Goethe ; ils jaillissent
d’une même énergie divine, d’une même « parole », dont les phénomènes naturels sont la manifestation la
plus immédiate.
« Le Beau nécessite une loi sui se manifeste dans l’apparence.
Exemple de la rose
Au cours de la floraison, la loi de la vie végétale apparaît dans sa manifestation suprême et la rose
serait alors du même coup le sommet de cette manifestation.
Les péricarpes peuvent avoir encore quelque beauté.
Le fruit ne pourra jamais être beau ; ca à ce stade la loi de la vie végétale se replie sur elle-même (sur
la loi pure) »
« Lorsque la loi se manifeste dans sa plus grande liberté et selon ses conditions propres, elle produit le
Beau objectif qui nécessite toutefois des sujets dignes de l’appréhender182 »
Mais Goethe même s’il concevait les diverses manifestations de la nature comme liées, n’a jamais prétendu
les ramener à une seule théorie abstraite : il cherchait simplement à déceler les expressions particulières dans
chaque domaine de ce qu’il nommait l’Idée, tout en conservant une souplesse d’esprit similaire à celle de la
nature avec laquelle il souhaitait communier. Nous avons déjà cité dans notre introduction la profession de
foi de Goethe à Jacobi où il énonce, le 6 janvier 1813 :
« Quant à moi les tendances si multiples de mon être ne me permettent pas de m’en tenir à une vue
unique des choses ; comme poète et comme artiste, je suis polythéiste ; je suis panthéiste au contraire comme
naturaliste et l’un aussi nettement que l’autre. Si j’ai besoin d’un Dieu pour ma personnalité comme homme
181 Goethe, JW, Goethes Briefe und Briefe an Goethe, Hambuger Ausgabe, 2, Munich, 1976, p. 31 cité in Lacoste, Jean,Goethe, science et philosophie, p. 7182 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 84
68
moral, j’y ai pourvu également. Les choses du ciel et de la terre sont un si vaste domaine, que les organes de la
totalité des êtres seuls suffiraient à le saisir183. »
Poète, il chante la multiplicité et la diversité de l’imagination divine. Naturaliste, il dévoile les lois générales
à l’œuvre derrière l’apparente anarchie du monde des formes. Les deux approches se conjuguent en
permanence chez lui selon que son regard se porte de manière générale sur l’ensemble de la nature pour en
saisir la fascinante unité ou sur les individus pour s’efforcer de reconnaître la présence divine dans la beauté
objective du particulier. Mais si la création d’art se révèle dans le prolongement d’une création de la nature,
elle l’est à un niveau supérieur ; car dans l’œuvre de nature, la part idéelle n’est visible qu’à l’œil
spirituel alors que dans l’œuvre d’art elle devient une réalité perceptible. Si le scientifique ou le philosophe
se doivent de lire et de décrire la nature telle qu’elle se traduit directement en idées et concepts purs, la
mission de l’artiste consiste à transmuer la part idéel, présente au cœur des ouvrages de la nature, en images.
2.4.2. Le style goethéen : l’artiste doit imiter l’essence de la nature
« J’ai banqueté à la table d’Homère comme à celle des Nibelungen, mais je n’ai rien trouvé de plus
conforme à ma personne que la vaste et profonde nature, toujours vivante, et les œuvres des poètes et des
sculpteurs grecs184. »
A de nombreuses reprises, comme nous venons de le constater, Goethe reconnaît avec pragmatisme, que
l’accès à la totalité n’est pas donné à l’être humain. Mais si, son assouvissement semble à jamais devoir
demeurer chimérique, une intuition de la présence de ce Tout semble parfois se révéler, dans certaines
conditions privilégiées : la rencontre avec les phénomènes primitifs dans la nature, d’une part, avec les plus
hauts chefs-d’œuvre de l’art classique dans le champ des créations humaines, d’autre part.
Convaincu que les Grecs procédaient justement selon les mêmes lois que la nature pour déduire «de la figure
humaine le cycle de la création divine185», Goethe observera comment la nature accomplit ce développement
au sein des règnes minéraux, végétaux ou animaux pour en comprendre l’utilisation et l’effet dans les œuvres
d'art, tant il est persuadé que la même nécessité préside à la floraison d’une plante et à la croissance d’un
poème, d’une peinture ou d’une sculpture. L’inspiration est alors à l’art ce que l’intuition est à la recherche
scientifique : le travail du poète et celui du savant consistent précisément à dépasser le visible pour atteindre
le primordial, le premier par le biais des images, des sons et des rythmes, le second par l’usage de théories et
de modèles.
183 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p 202184 Lettre à Knebel du 9 novembre 1814, in Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 213185 Le 28 janvier 1787 in Goethe, JW, Voyage en Italie, p. 194
69
On peut ainsi rapprocher le texte de la Métamorphose des Plantes de 1790 de l’Essai sur la simple imitation
de la nature, la manière et le style186 de 1789 : qu’il s’agisse de l’art ou de la nature, Goethe veut rapporter la
diversité luxuriante des phénomènes naturels à un principe simple et universel, une loi de l’art et de la nature
susceptible d’engendrer de multiples et infinies variations dans ses manifestations sensibles. La conception
de l’art que Goethe expose dans ce texte se distingue par son caractère objectif et rationnel. Le style, forme
suprême de l’expression artistique, est tributaire d’une connaissance de l’essence des objets : le but ultime de
l’artiste est de donner une représentation sensible de l’essence secrète des objets et des phénomènes. A
chacun des trois niveaux artistiques correspond ainsi un degré d’appréhension de l’essence du monde. Ces
trois niveaux, simple imitation, manière et style, peuvent être décrits comme suit. La simple imitation,
d’abord, est basée sur la perception purement sensible, l’artiste reproduit l’apparence des choses telle qu’elle
apparaît immédiatement : l’art est alors concret et figuratif. La manière, en second lieu, est basée sur l’effet
que l’essence produit sur la personnalité et l’imagination subjective de l’artiste ; ce dernier parvient déjà à
s’élever du contingent au général, mais il est encore dans l’incapacité d’atteindre l’essence dans sa pureté et
de l’incarner pleinement dans l’œuvre, car il ne dépasse pas le stade subjectif ; cette démarche et ce niveau
de connaissance de l’Idée génèrent un art allégorique, qui constitue, selon le poète, le modèle de l’art
romantique. Le style, enfin, est fondé sur la saisie suprasensible de l’essence des choses, essence située au-
delà de leurs apparences immédiates ; l’artiste donne une forme sensible à l’essence idéelle et l’art
symbolique réalise alors la synthèse entre l’intériorité du créateur et l’extériorité objective de l’esprit tel qu’il
apparaît dans la nature.
Goethe donne au mot style une signification tout à fait inédite : le style est pour lui quelque chose de
profondément différent de la manière subjective, et surtout d’unique. Il n’existe qu’un style alors qu’une
infinité de manières différentes et subjectives est possible. Le style est en fait une imitation vraie, idéelle et
adéquate de la nature, et l’artiste qui veut parvenir à ce niveau de compréhension et d’expression doit utiliser
un langage universel qui se fonde sur une « étude approfondie des objets ». L’artiste doit percevoir les
différentes formes et manifestations d’un objet avant de les assimiler dans leur globalité, en une série ( ou
« Folge ») harmonieuse de « formes caractéristiques » qui exprime la multiplicité en puissance, et rétablit
par-là l’unité essentielle. Le style est le sommet de l’art et ce dernier peut alors prétendre à la même noblesse
que la science. Les deux derniers modes d’imitation de la nature, correspondant aux deux niveaux de
connaissance, le contingent et le nécessaire, sont l’allégorie et le symbole : ils reconduisent la même
différence hiérarchique qualitative : l’allégorie, subjective, n’est qu’un exemple particulier illustrant
l’universel, en quelque sorte une photographie figée de quelques-unes des visions partielles de la série, tandis
que le symbole, objectif, incarne l’universel, la série entière, dans le particulier.
186 Goethe, JW, Ecrits sur l’art, Simple imitation, manière, style (1789), p. 95-101
70
« Il y a une grande différence entre le poète qui descend de l’universel vers le particulier et celui qui
regarde l’universel dans le particulier. La première démarche produit l’allégorie, dans laquelle le particulier ne
possède qu’une valeur d’exemple, d’illustration de l’universel ; la seconde correspond à la véritable nature de
la poésie, elle énonce quelque chose de particulier, sans penser à l’universel et sans y renvoyer. Celui qui
comprend ce particulier de manière vivante recueille en même temps l’universel sans s’en apercevoir, ou alors
seulement sur le tard.187 »
La notion de symbole paraît ainsi représenter le pendant artistique du phénomène primitif en sciences
naturelles, en tant que manifestation la plus achevée de l’idée dans la forme. Il est d’ailleurs révélateur que,
malgré ses incompréhensions initiales quant à la nature de l’Urpflanze avec un Schiller profondément acquis
à l’acceptation kantienne de la notion d’« idée », Goethe va peu à peu accepter le fait que sa plante primitive
soit elle-même symbolique188.
Cette dichotomie entre symbole et allégorie n’est pas propre à Goethe mais se retrouve chez la plupart des
romantiques ainsi que le met en évidence Todorov189. Schelling développera, pour sa part, la notion
kantienne de « schème » où l’universel signifie le particulier et où le particulier est saisi à travers l’universel,
à laquelle il oppose l’allégorie où le particulier signifie l’universel et où l’universel est saisi à travers le
particulier. La synthèse du schème et de l’allégorie correspond à l’art symbolique, où particulier et universel
se confondent, et dont les œuvres classiques comptent parmi les plus belles manifestations.
2.4.3. Goethe & Kant
Nous allons achever cette partie par un court aparté quant aux liens qu’entretiennent les philosophies de Kant
et de Goethe. L’influence de Kant sur Goethe s’est en effet avérée grandissante avec les années, comme il le
confie lui-même en mai 1825 à son secrétaire :
« Mais à cet égard, il n’est pas indifférent de savoir à quelle époque de notre vie s’est exercée
l’influence d’une personnalité de marque. Que Lessing, Winckelmann, et Kant aient été plus âgés que moi, que
les deux premiers aient influé sur ma jeunesse, et le dernier sur mon âge mûr, le fait pour moi fut d’une grande
importance190. »
Cette réflexion du poète à son confident mérite sans doute quelques commentaires, notamment en ce qui
concerne les convictions artistiques qu’ils partageaient. Entre le jour de 1794, où Goethe s’offusquait de la
187 Goethe, JW, Ecrits sur l’art, p. 310188 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 110-111189 Todorov, Tzvetan, Théories du symbole, p.235-259190 Le 12 mai 1825, in Eckermann, Conversations de Goethe avec Eckermann, p. 152
71
réaction de Schiller191 à sa présentation de la plante primitive, et la fin de sa vie, il est effectivement notable
que Goethe a de plus en plus adhéré aux idées du philosophe de Königsberg. L’intérêt du poète pour la
philosophie de Kant lui est venu essentiellement de la lecture de la troisième Critique. Même s’il s’était
essayé avec beaucoup d’effort à la compréhension détaillée de la Critique de la raison pure, il confessait que
« c’est le début » qu’il « appréciait » et que pour le reste il n’avait pas eu « le courage d’avancer dans le
labyrinthe lui-même192. » Il reconnaît par contre dans son essai sur L’influence de la philosophie moderne 193
qu’il doit à la Critique de la faculté de juger « l’une des périodes les plus heureuses » de sa vie. Il y retrouve
d’abord la confirmation philosophique que la réduction mécaniste du vivant s’avère absolument
inenvisageable :
« Il est en effet tout à fait certain que nous ne pouvons même pas connaître de façon suffisante les
êtres organisés, et leur possibilité interne suivant des principes simplement mécaniques de la nature, bien
moins encore nous les expliquer ; et c’est même si certain que l’on peut sans hésiter dire qu’il est absurde pour
des êtres humains même simplement de concevoir un tel projet, ou d’espérer que puisse un jour surgir encore
un Newton qui rende compréhensible ne serait-ce qu’un brin d’herbe d’après des lois naturelles que nulle
intention n’a ordonnées ; bien au contraire faut-il refuser ce savoir aux hommes194. »
Puis, outre le rejet des causes finales qu’il avait déjà apprécié chez Spinoza, Goethe se découvrira avec Kant
une communion de vue quant à leur définition positive du processus de création artistique195: le rôle de
l’imagination subjective dans la création doit être réduit au profit de ceux de l’entendement et de la volonté,
seuls à même de porter l’esprit vers un certain universel. Goethe et Kant sont tous les deux convaincus que
l’imagination libre et exclusivement subjective compromet la création en exposant l’artiste à un
développement anarchique, et qu’il est par conséquent nécessaire de soumettre l’expression artistique à un
certain nombre de lois, lois que le génie découvre spontanément dans la nature, comme Goethe l’explique
dans l’Essai sur la simple imitation de la nature, la manière et le style196.
Au-delà de ces quelques rencontres, auxquelles on pourrait ajouter leur rejet commun de toute métaphysique
dogmatique, les correspondances entre leurs deux conceptions de l’art et de la connaissance demeurent
limités, ne serait-ce que parce que Goethe, ainsi qu’analysé plus haut, est persuadé que la puissance de
l’entendement était, comme le génie artistique, inné, et donc que l’imagination était tout aussi décisive dans
l’investigation scientifique que l’entendement, alors que pour Kant, le génie est seulement dans l’art, la
science reposant entièrement sur l’intelligence analytique :
191 Schiller était déjà à l’époque profondément acquis à la philosophie de Kant.192 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p.98193 Goethe, JW, Einwirkung der neueren philosophie , in Naturwissenschaftliche Schriften (ed. Weimar), II, Bd XI, p.49, cité in Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 98194 Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, p. 395195 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 123-126196 Goethe, JW, Ecrits sur l’art, Simple imitation, manière, style (1789), p. 95-101
72
« Dans le domaine scientifique, il n’y a donc que des différences de degrés entre les plus grands
inventeurs et les plus laborieux imitateurs et épigones ; en revanche, c’est une différence spécifique qui les
sépare de celui que la nature a doué pour les beaux-arts.197»
197 Kant, Kritik der Urteilskraft, § 47, (Werke, V, p. 384), cité in Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 119
73
3. Mise en perspective de la conception goethéenne à la lumière de la physique
contemporaine
Nous allons à présent enrichir notre définition de la philosophie et de la science de Goethe, non d’une
confrontation, mais plutôt d’une réflexion comparative avec son pendant, la conception prométhéenne telle
que la désigne Pierre Hadot. Car c’est sans doute à la lumière plus spécifique de la science mathématique qui
domine la quasi-totalité des champs de la science depuis Galilée, que nous serons en mesure d’identifier ce
qui peut encore faire la valeur de la pensée de Goethe aujourd’hui.
3.1. L’attitude fonctionnelle prométhéenne : le dévoilement des secrets par la technique
Pierre Hadot, qui va guider une partie de notre réflexion dans cette partie, pose le concept de « l’attitude
prométhéenne » 198 comme celle qui consiste à « utiliser des procédés techniques pour arracher à la Nature
ses secrets afin de la dominer et l’exploiter. » Elle est l’héritière de ces deux pratiques de l’Antiquité qui
visaient à « obtenir des effets étrangers à ce que l’on considère comme le cours normal de la nature »
qu’étaient la mécanique, théorique et pratique, et la magie. Les deux devises de cette attitude prométhéenne
seraient donc : « Savoir, c’est pouvoir », et également « Pouvoir, c’est-à-dire fabriquer grâce à
l’expérimentation, c’est savoir. »
3.1.1. L’Antiquité : mécanique et magie
Etymologiquement la mécanique, de méchané – ruse – se place dès ses origines dans la perspective d’une
relation au moins duale, sinon conflictuelle, de l’homme avec son environnement, celle d’un antagonisme
entre la volonté civilisatrice et dominatrice de l’Homme et la résistance d’une nature considérée comme
anarchique et rétive à l’ordonnancement. Elle connaît ainsi son plus grand essor à Alexandrie, à la fin du
IVème siècle avant notre ère, sous le règne des Ptolémées, et se manifeste initialement par la réalisation
d’ouvrages d’art, d’aqueducs, de fortifications, de ponts, de tunnels, etc., ainsi qu’au travers de la fabrication
d’automates destinés à animer les statues des Dieux dans les temples pour provoquer les mouvements
d’émerveillement des foules de fidèles199. La pratique expérimentale et la mise en œuvre purement technique
n’étaient cependant pas dissociables d’une réelle réflexion théorique menée au travers de traités de
mécanique et, quelque fois, de mathématiques dont les plus fameux sont sans doute ceux d’Archimède de
Syracuse, de Philon de Byzance ou de Héron d’Alexandrie200. Ce passage du traité hippocratique De l’art
rédigé au Vème siècle avant notre ère dresse déjà les grands principes de la science expérimentale moderne et
emploie de façon prophétique la métaphore judiciaire que nous retrouverons plus tard chez Francis Bacon :
198 Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p.115199 Ibid., p. 118
74
« Quand la nature se refuse à livrer de son plein gré les signes[cliniques], l’art a trouvé les moyens de
contraintes par lesquels la nature violentée sans dommage les laisse échapper ; puis libérée, elle dévoile à ceux
qui connaissent les choses de l’art, ce qu’il faut faire.201 »
Il est intéressant de relever que le phénomène qui a caractérisé notre civilisation et qui a pris le nom de
« mécanisation du monde » trouve justement son origine dans l’étroite relation qu’entretenaient la mécanique
en tant qu’art (techné) et les mathématiques - particulièrement la géométrie.
Au côté de cette mécanique, à la fois appliquée et théorique, coexiste également un « art magique » dont la
finalité est à peu de chose près similaire202. Il est fondé sur la croyance que derrière le monde des apparences
agit une foule d’êtres et de puissances invisibles (divinités, démons, génies…) responsables de l’ensemble
des manifestations phénoménales de la nature. Cette magie repose en particulier sur l’idée que ces entités
peuvent être asservies ou, à tout le moins, utilisées, pour peu que l’on connaisse les mots et les rituels
appropriés. Tout comme la mécanique, elle ne prétend donc pas faire appel à des puissances hétérogènes,
extérieures au monde, ou créées à partir de rien ; les manifestations et phénomènes naturels de toutes sortes
existent précisément « en puissance » ; il ne suffit en conséquence que de faire appel à ces forces de la même
façon que par la mécanique, « en actionnant les bons leviers », c’est-à-dire en invoquant les démons et
esprits adéquats au moyen d’opérations, formules et rituels magiques. Saint-Augustin présente
métaphoriquement ces actes de magie comme une mise au monde organique:
« Comme les femelles sont grosses de leur portée, le monde lui aussi est gros des causes des êtres qui
doivent naître.203 »
3.1.2. Le Moyen Âge et la Renaissance : science expérimentale et magie naturelle
A la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance, au fur et à mesure que l’Homme va progressivement
se croire en mesure de donner des explications « scientifiques » aux mystères et phénomènes de la nature, les
significations des notions de magie et de mécanique vont converger selon un mode où dominera une volonté
rationalisante. On verra alors apparaître les termes de « magie naturelle » et de « science expérimentale », la
frontière entre les deux domaines devenant simultanément très perméable. Il ne s’agira plus, dans les arts
magiques, d’invoquer et de plier des démons à son service, mais plutôt, sous l’égide notamment des idées
200 Ibid., p. 118201 Hippocrate, De l’art, XII, 3, Jouanna, p. 240, cité in Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p.131202 Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p. 120-122203 Augustin, La Trinité, III, 7, 12-8, 15, cité in Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p.121
75
alchimiques, de découvrir les différents jeux d’influences astrologiques, analogiques, sympathiques ou
antipathiques entre les astres, minéraux, végétaux, animaux et êtres humains204.
A partir du XIIIème siècle, la possibilité de traitements mathématiques de plus en plus rigoureux pour la
résolution des problèmes de mécanique va engendrer, jusqu’au XVème siècle, une foi et une confiance
croissantes dans les moyens futurs qu’octroiera le développement des techniques. Roger Bacon compte en ce
sens parmi les plus visionnaires de son temps, puisqu’il prédit, dans sa perspective de défense de la
chrétienneté menacée par l’arrivée prochaine de l’Antéchrist, l’avènement d’un art « usant de la nature
comme d’un instrument » et qui serait « supérieure à la magie des charlatans » : il imagine et décrit des
machines volantes, des navires sans rameurs, des miroirs incendiaires, avec une prescience qui n’a rien à
envier à celles de Léonard de Vinci ou de Jules Vernes205.
3.1.3. Les Temps modernes : le triomphe de la physique mathématique
Mais c’est Francis Bacon qui posera véritablement dès la fin du XVIème siècle les fondements théorique et
pratique de la future science expérimentale, en la séparant définitivement de la magie naturelle et en mettant
en exergue le rôle essentiel de l’expérimentation dans l’édification de la nouvelle science. A l’aube de la
modernité, il invite ses contemporains à se libérer de la répétition aveugle des vérités avancées par les
anciens :
« Ce qui a empêché les hommes de progresser dans les sciences et les a retenus comme sous l’effet
d’un charme, c’est encore le respect de l’antiquité, l’autorité de ceux qui ont été regardés comme des maîtres
en philosophie, et enfin le consentement général […] Quant à l’antiquité, l’opinion que les hommes s’en
forment est tout à fait superficielle et ne s’accorde guère avec le mot lui-même. C’est en effet la vieillesse et le
grand âge du monde qui doivent être tenus pour la véritable antiquité ; et il faut les attribuer à notre époque,
non à l’âge le plus jeune du monde qui fut celui des anciens. Car cet âge qui par rapport à nous est le plus
ancien et le plus avancé fut, par rapport au monde lui-même le plus nouveau et le plus précoce.206 »
Avec le XVIIème siècle les scientifiques, en particulier Bacon, Descartes, Newton, Galilée vont réaliser une
véritable rupture entre l’histoire de la magie et celle de la science, non pas par la formalisation de nouvelles
ambitions ou aspirations, mais par la découverte de la méthode analytique et réductionniste fondée sur le
raisonnement mathématique : c’est le début de l’époque des Lumières, qui va se caractériser par un
engouement pour la connaissance pratique et le détachement conjoint des livres et des anciens en tant que
sources exclusives du savoir. C’est également le temps de la grande mécanisation de l’univers, de la
représentation du monde comme une immense mécanique sur la base de laquelle Kepler, Galilée, Descartes,
204 Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p. 122-127205 Ibid., p. 132-135
76
Huygens, Newton vont développer, sur la base du formalisme mathématique, des théories qui traduiront
l’univers en une série de chiffres, de figures et de formules. Il est traditionnel de reconnaître l’acte de
naissance de cette nouvelle physique dans la fameuse phrase de Galilée, écrite dans L’Essayeur en 1623 et
reprise presque mot pour mot dans sa lettre à Fortunio Liceti de janvier 1641 :
« La philosophie est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement ouvert à nos yeux (je
parle de l’Univers), mais on ne peut le comprendre si d’abord on n’apprend pas à comprendre la langue et à
connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langage mathématique, et les caractères sont des
triangles, des cercles et d’autres figures géométriques sans lesquelles il est impossible d’y comprendre un mot.
Dépourvu de ces moyens, on erre vainement dans un labyrinthe obscur. 207»
Toute notion spirituelle d’autonomie de la Nature se trouve ainsi évincée ; la matière devient inerte,
implacablement soumise aux forces et aux lois de la nature et dénuée de finalité. La nouvelle science peut
donc proclamer avec Laplace, par ailleurs contemporain presque parfait de Goethe208, l’avènement de l’ère
du déterminisme absolu. Lorsque Napoléon demande à l’astronome pourquoi il n’a pas fait mention du
« Grand Architecte » dans le système de son Traité de la Mécanique Céleste (1799-1825), le savant répond :
« Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ! 209 »
Dans les systèmes cartésien ou newtonien, l’hypothèse de l’existence de la divinité ne devient nécessaire que
pour, au mieux, amorcer la vaste mécanique universelle qui, du fait de la rigoureuse invariance des
mathématiques, peut être ensuite complètement déterminée par la mesure. L’Univers est une horloge réglée
avec précision : une fois lancée, elle fonctionne selon des lois strictement déterministes. Laplace n’est ainsi
pas le seul savant de son temps à affirmer que, s’il lui était donné de connaître parfaitement l’état du monde à
un instant donné - les conditions initiales du système -, il serait à même d’en dessiner et l’avenir et le passé
sans l’ombre d’une incertitude. Malgré quelques mouvements de résistance, et parmi eux précisément celui
de la Naturphilosophie romantique du début XIXème, la formidable puissance de cette pensée mathématique
n’a jamais été remise en cause jusqu’aux premières décennies du XXème siècle.
Au cours du dernier siècle, nous avons en effet été témoins de l’émergence d’une nouvelle vision du monde
très différente de celle qui régna à partir XVIIèmesècle. Dans les années 1820 déjà, Bolyai et Lobatchevski
découvrent les espaces non euclidiens, et Beltrami démontre quelques dizaines d’années plus tard, en 1868,
206 Bacon, Francis, Novum Organum, § 84 cité in Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p.185207 Galilée, L'Essayeur, Les Belles-Lettres, Paris, 1980208 Laplace naît en 1749 et meurt en 1827 ; Goethe voit le jour la même année et disparaît en 1832.209 Thuan, Trinh Xuan, Le Chaos et l’Harmonie, p.148
77
que ceux-ci sont aussi cohérents et non contradictoires que la géométrie euclidienne210. La première véritable
révolution est, bien entendu, le fait de Einstein, lorsqu’il établit, entre 1905 et 1915, le formalisme
mathématique de la théorie de la relativité générale à partir d’une nouvelle géométrie possédant une
dimension supplémentaire, le temps. Or Minkowski avait déjà montré que la géométrie d’un tel espace-
temps possède des propriétés non euclidiennes. Désormais la géométrie ne détermine plus les trajectoires des
corps au sens de leur mouvement dans l’espace habituel à trois dimensions, mais des trajectoires dans
l’espace temps nommées lignes d’univers.
La mise en cause de l’ancienne conception scientifique de Galilée, Newton et Descartes, va se poursuivre
avec l’avènement de la mécanique quantique, entre 1920 et 1930, et la découverte des phénomènes
chaotiques par Lorenz en 1961. Dans le système mécaniste classique, la matière est une substance pour ainsi
dire inerte obéissant à des lois générales parfaitement déterministes. Mais la théorie quantique modifie
intégralement cette conception : l’horloge bien réglée de Laplace est remplacée au niveau subatomique par
un univers singulier d’ondes et de particules gouvernées non plus par des lois déterministes rigides, mais par
celles du hasard et de la contingence apparente. La révolution est déjà profonde, mais une certaine forme de
déterminisme subsiste encore, notamment au niveau macroscopique211. Mais la découverte du chaos 212 la
remet en cause, à son tour, dans des domaines aussi divers que ceux de la météorologie, de l’astrophysique,
de la mécanique des fluides, de la théorie financière ou de l’épidémiologie quantitative.
Si les anciennes convictions déterministe et euclidienne de Newton – pour ne citer que lui – se sont vues
finalement contredites par la physique moderne, la légitimité à proprement parler de la méthode
mathématique, s’en est trouvée encore renforcée. L’univers semble devenir à chaque nouvelle découverte
plus riche et plus complexe, et son étude nécessite parallèlement le développement et l’utilisation d’outils
d’autant plus sophistiqués et précis. L’outil mathématique s’impose alors comme le seul qui soit à même de
nous donner accès aux fantastiques abstractions avec lesquelles jongle la physique contemporaine. Il est
inutile de rappeler en détail la vitesse de diffusion et les succès incroyables de cette physique mathématique :
elle a sans doute davantage transformé notre quotidien et notre relation à l’univers en l’espace de deux ou
trois siècles, que la plupart des autres découvertes au cours des deux millénaires qui précèdent. Elle a conféré
à l’Homme une puissance sans précédent sur la nature et ses œuvres et s’est imposée jusqu’à nos jours
comme la pratique conventionnelle et indiscutable de la physique.
210 Le mathématicien italien démontra que l’on pouvait établir une correspondance directe entre la versionbidimensionnelle de la géométrie non euclidienne de Bolyai et Lobatchevski et la géométrie des disques dans l’espaceeuclidien, la cohérence supposée de l’espace euclidien engendrait de même celle des géométries non euclidiennes.211 Car si un événement quantique individuel était indéterminé, les probabilités relatives à un très grand nombred’éléments ou considérées sur une longue durée redevenaient tout à fait prévisibles au moyen des lois de la statistique212 Le chaos est présent quand une modification infime des conditions initiales dans un système provoque unchangement démesuré de son évolution. L’effet n’est plus en proportion de la cause. La métaphore employée demanière courante est celle d’un battement d’aile de papillon qui déclenche un cyclone aux antipodes.
78
3.1.4. Monde des apparences phénoménales et réalité intelligible des entités mathématiques
« La tâche suprême du physicien est d’aboutir à ces lois élémentaires universelles à partir desquelles
le Cosmos peut être construit par simple déduction. Il n’existe pas de chemin logique vers ces lois ; seule une
intuition reposant sur une compréhension proche de l’expérience peut les atteindre. Le monde des phénomènes
détermine de façon unique le système théorique, en dépit du fait qu’il n’existe aucun pont logique entre les
phénomènes et leurs principes théoriques ; c’est ce que Leibniz désignait avec tant de bonheur comme une
"harmonie préétablie". 213 »
Afin de continuer à explorer le caractère de la démarche scientifique analytique et réductionniste, nous allons
nous allons porter plus précisément notre attention sur la question du lien entre nature et mathématiques. En
1959, le physicien Eugène Wigner donna une conférence, devenue fameuse, qu’il intitula La déraisonnable
efficacité des mathématiques au cours de laquelle il faisait part de sa stupeur quant à :
« L’efficacité énorme des mathématiques dans les sciences de la nature [qui] est une chose
presque mystérieuse […]. Il n’y a aucune explication rationnelle à cela.214 »
La question de la relation entre sciences naturelles et sciences mathématiques est l’un des mystères les plus
profonds qui soit et qui a, depuis Galilée, intéressé tout autant les scientifiques que les philosophes.
Comment peut en effet s’expliquer le succès extraordinaire d’outils dits exacts dans la description et la
prédiction des phénomènes de la nature dont les mesures sont nécessairement empreintes d’incertitude ?
Pourquoi des entités abstraites a priori sorties de l’esprit des mathématiciens semblent-elles entrer en
résonance avec les phénomènes naturels, au point de nous permettre non seulement de rendre compte du
monde qui se présente à nos sens, mais surtout de prévoir son évolution et de plier ses lois naturelles à nos
besoins ? Deux écoles continuent aujourd’hui à s’affronter215 : les constructivistes, qui soutiennent que les
êtres mathématiques sont de pures créations subjectives de l’esprit humain, et les « platoniciens », qui sont
convaincus de l’existence réelle des entités mathématiques et des figures géométriques parfaites dans un
monde distinct de notre univers sensible.
Les constructivistes estiment que la nature mathématique de l’univers ne lui est pas intrinsèque mais lui est
imposée par l’Homme, et ils avancent en conséquence que le succès des mathématiques est un phénomène
213 Einstein, à l’occasion du 60ème anniversaire de Max Planck, cité in Miller, I. Arthur, Intuitions de génie, p. 208214 Wigner, Eugène, The unreasonnable effectiveness of mathematics in the natural sciences, Communication on Pureand Applied Mathematics, 1960, Cité in Miller, I Arthur, Intuitions de génie, images et créativité dans les sciences et lesarts, p. 183215 Miller, Arthur I., Intuitions de génie, p. 183
79
psychologique et culturel. Cette hypothèse ne m’apparaît pas défendable telle quelle216, notamment au regard
du fait qu’une grande partie des mathématiques s’est élaborée de façon totalement abstraite, sans aucun souci
d’application physique pratique. Les chercheurs ont étudié les nombres et les modèles géométrique pour eux-
mêmes, et les physiciens ont été à plusieurs reprises surpris quand, amenés sur un nouveau territoire
physique, ils découvraient invariablement que les mathématiciens y étaient déjà passés avant eux217.
Plusieurs mathématiciens de culture, d’éducation, de parcours différents parviennent par ailleurs très souvent
aux même découvertes, parfois avec une synchronisation troublante218, comme s’ils puisaient effectivement à
un fond commun d’idées douées d’une réalité autonome.
Pythagore est à l’origine de la conception platonicienne : son dogme - « tout est nombre » - énonce que les
nombres entiers régissent l’univers, et que, par conséquent, la seule façon d’accéder à une connaissance de la
nature est de tisser un lien entre les manifestations sensibles de la nature et le royaume des nombres purs.
L’intuition première de cette philosophie fut probablement inspirée à Pythagore par les lois de l’harmonie
qu’il étudia au moyen de cordes vibrantes. Il ne la généralisa que dans un second temps à l’ensemble des lois
de l’univers, et en particulier à celles de l’astronomie : il considérait que les astres qui orbitaient autour de la
Terre suivaient des trajectoires parfaitement circulaires, les distances les séparant étant régies par les mêmes
rapports entiers qu’en harmonie musicale. Un siècle et demi plus tard, Platon adhère dans une large mesure à
cette philosophie pythagoricienne219 et fait même inscrire au-dessus du porche d’entrée de son Académie
d’Athènes la formule : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre. » Son disciple Aristote choisit, quant à lui, la
voie opposée de la philosophie naturelle, en mettant l’accent sur l’expérience sensible du monde, plutôt que
sur un hypothétique univers invisible situé au-delà des apparences, ouvrant en quelque sorte la voie à
l’approche orphique de l’univers, celle-là même dont allaient hériter les naturphilosophes du début XIXème.
Un peu plus tard, nous l’avons vu, adhérent à la conception platonicienne non seulement Galilée et
Descartes, mais également Leibniz, qui écrira dans un esprit très pythagoricien :
« La musique est l’arithmétique de l’âme, elle qui compte sans même s’en rendre compte.220 »
Cependant, c’est surtout à partir de la théorie atomique de Bohr221 en 1913 que les physiciens modernes
revinrent explicitement au pythagorisme, en voyant réapparaître de façon inattendue222 les niveaux
216 Il n’est pas question ici de prétendre apporter des arguments décisifs et exhaustifs à une problématique qui dépasselargement le cadre de ce travail.217 Thuan, Trinh Xuan, Le chaos et l’harmonie, p. 532-533218 Je songe par exemple en la circonstance à Lobatchevski et Bolyai qui découvrirent quasi simultanément dans lesannées 1820 les « géométries imaginaires ».219 Il ne se référera cependant jamais directement à Pythagore mais toujours aux pythagoriciens.220 Miller, I Arthur, Intuitions de génie, images et créativité dans les sciences et les arts, p. 187221 Ibid., p. 187222 Le principe de continuité n’était pas remis en cause avant l’avènement de la mécanique quantique (exception faitedes théories atomistes de Démocrite et d’Epicure).
80
quantiques d’énergies liés aux nombres entiers. On vit ainsi, comme le note Arthur Miller223, un homme de
science aussi pragmatique que Max Born, prix Nobel de physique en 1954, évoquer dans un écrit de 1923 la
« magie » qui fait que la représentation visuelle du système solaire s’applique également au niveau atomique.
Comment ne pas y déceler une résurgence nostalgique, certes ténue, des lois d’analogie de Paracelse ?
Le principe de l’application des mathématiques au champ de la physique consiste à identifier précisément
quels outils sont les plus à même de décrire l’univers. Mais il arrive curieusement que les mathématiques
délivrent une solution à première vue absurde au regard de ce que représentent physiquement les variables
utilisées, et que le mathématicien ne prenne conscience que dans un second temps de la signification
physique de cette solution. Miller cite l’exemple fameux de l’équation de Dirac. Pour le résumer brièvement,
une équation quadratique, par exemple d’inconnue le temps t, et modélisant la chute d’un objet lâché à
l’instant initial d’une certaine hauteur, donne en général deux solutions réelles pour t, l’une positive et l’autre
négative. En fonction du problème, on écarte l’une des deux solutions, du fait des contraintes physiques
imposées par le phénomène décrit, par exemple pour t la solution négative qui n’a pas grand sens224. Mais en
1928, le physicien Dirac choisit de conserver la solution d’énergie négative de son équation relativiste
décrivant l’électron. La polémique qui s’en suivit amena Heisenberg a condamné cette solution en la
qualifiant de « chapitre le plus navrant de l’histoire de la physique moderne ». Le développement de ses
recherches donnera pourtant raison à Dirac : il venait de découvrir l’antimatière, ce qui lui vaudra le prix
Nobel en 1933 au côté de Schrödinger. Les mathématiques semblaient en quelque sorte détenir une vérité
avant même que la théorie physique correspondante ne fut développée. C’est là sans doute l’un des chapitres
les plus significatifs de l’histoire des sciences modernes, à apporter aux arguments des tenants de la thèse
pythagoricienne de l’existence objective des êtres mathématiques. A la différence des conventions
linguistiques, qui lient arbitrairement signifiant et signifié, le formalisme mathématique semble parfois porter
et décrire certaines vérités nécessaires avant même que leurs pendants dans la nature n’accèdent à notre
conscience.
De la même façon, au fur et à mesure que la physique théorique devient plus complexe, elle semble toujours
trouvé pour répondre à ses besoins des outils mathématiques plus précis et adaptés, développés souvent sans
visée particulière et en toute indépendance par des mathématiciens. Ainsi Einstein n’eut-il pas à réinventer la
théorie des tenseurs - dont les fondements avaient déjà mis en place par le mathématicien italien Ricci-
Curbastro en 1887 et 1888 - ou les outils complexes de la géométrie non euclidiennes - développés dans le
courant du XIXème par Gauss, Riemann, Lobatchevski, Bolyai et surtout Riemann - pour mener à terme en
1913, avec le mathématicien Grossmann, les calculs différentiels sur des surfaces non-euclidiennes
nécessaires à la formalisation de sa théorie de la relativité générale.
223 Ibid., p. 187
81
Kant et Poincaré comptent parmi les principaux penseurs qui, ayant parfaitement compris les enjeux de la
physique mathématique, ont renouvelé les réflexions sur le processus de connaissance, à la lumière, le
premier, de la physique newtonienne, le second, de la découverte des géométries non euclidiennes225. Kant,
qui n’était pas un profane en matière de sciences226, considéra que les conséquences de la théorie de la
gravitation newtonienne allaient bien au-delà du seul champ de la connaissance scientifique et qu’elles
touchaient au fonctionnement même de l’esprit humain. C’est ainsi que pour répondre à Hume, qui mettait
en cause les bases de la certitude scientifique227, il chercha à établir un fondement cognitif à la théorie de
Newton et en vint à poser que l’espace et le temps étaient des « conditions a priori » de la connaissance et
non des concepts empiriques. Dans la Critique de la raison pure, Kant défendit ainsi la thèse que si l’on
accepte l’espace newtonien, alors on doit également accepter le fait que la géométrie euclidienne
tridimensionnelle soit la seule géométrie permettant de décrire et d’étudier la nature228. Mais ces conclusions
furent lourdement mises à mal par l’avènement, entre 1820 et 1870, des géométries non-euclidiennes qui
détruisaient par-là même l’idée newtonienne de temps et d’espaces euclidiens absolus.
Or, à partir de 1887, suite à la découverte d’un article du mathématicien norvégien Lie qui établit une théorie
de groupe permettant de modéliser tout mouvement d’un corps dans un plan comme une somme infinie de
mouvements infinitésimaux, Poincaré va s’intéresser à la relation qui unit l’espace mathématique parfait à
l’espace représentatif inexact de la physique. Se basant sur la Critique de Kant et cherchant une alternative
aux « principes a priori » de la connaissance qu’étaient le temps et l’espace chez le philosophe, il va proposer
dans un article de 1887 l’hypothèse de la préexistence dans l’esprit de la notion de groupes continus de
transformation. L’ensemble de ces groupes a priori, qu’il est tout à fait possible de considérer comme une
généralisation des principes synthétiques a priori proposés par Kant, serait à même d’engendrer toutes les
géométries mutuellement compatibles et permettrait à notre esprit de saisir tout mouvement d’objet dans
l’espace et dans le temps. La théorie proposée par Poincaré s’avérerait ainsi valable non seulement dans un
espace et un temps euclidien, comme celui décrit dans la théorie newtonienne, mais également dans tout type
de géométrie alternative démontrée comme cohérente. Poincaré229 explique alors que notre esprit organisant
ses perceptions sensorielles en fonction de ces différents groupes, il en arrive à choisir « par commodité » le
groupe mathématique des déplacements euclidiens à trois dimensions d’où résulte notre perception d’un
univers euclidien.
224 Elle signifierait que l’objet touche le sol avant même d’avoir été lâché par l’expérimentateur.225 Miller, Arthur I., Intuitions de génie, images et créativité dans les sciences et les arts p. 191-209226 Le philosophe de Königsberg était plus que versé dans la physique newtonienne qu’il étudia de manière trèsapprofondie. Outre son intérêt pour la mécanique terrestre, il fera également en 1855 dans son ouvrage Théorie du cielquelques conjonctures cosmologiques significatives sur les galaxies et les nébuleuses, qui seront vérifiées au cours duXXème siècle avec l’avènement des radio-téléscopes géants.227 Hume affirmait notamment qu’aucune expérience ne pourrait jamais prouver la validité d’une théorie puisqu’il esttoujours possible d’imaginer l’existence d’une expérimentation décisive invalidante.228 Miller, I Arthur, Intuitions de génie, images et créativité dans les sciences et les arts, p. 195229 Ibid., p. 205
82
« Le groupe choisi est seulement plus commode que les autres et nous ne pouvons plus dire que la
géométrie d’Euclide est vraie et que celle de Lobatchevski est fausse, pas plus que nous ne pouvons dire que
les coordonnées cartésiennes sont vraies et les coordonnées polaires fausses.230 »
Cet épisode entre philosophie et mathématique met en lumière que le succès du formalisme mathématique lui
vaut même de s’immiscer en sciences cognitives, en philosophie de la connaissance ou en théorie de la
perception. Poincaré n’est d’ailleurs pas le seul à avoir tenté d’appuyer une pensée philosophique sur les
théories physiques les plus récentes : des philosophes parfois controversés comme Stéphane Lupasco, par
exemple dans Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie231, se sont essayés à des approches assez
similaires.
Cette brève présentation des problématiques soulevées quant aux rapports entre nature et mathématiques, si
elle nous permet de mettre un tant soit peu en perspective la physique moderne que nous tenons tous pour
acquise, ne prétend aucunement apporter des arguments nouveaux au débat, et encore moins le trancher.
Nous avons simplement pu constater qu’il semble exister un certain nombre d’éléments significatifs qui vont
dans le sens de l’existence d’un lien, d’une correspondance étroite entres mathématiques et nature, entre
modèles et phénomènes physiques. Sur ce point, Goethe paraît ainsi ne pas avoir saisi la pertinence de la
révolution inaugurée par l’approche mathématique de la nature. Son refus de la méthode exclusivement
réductionniste et mécanique qui commençait en son temps à dominer tous les champs des sciences naturelles,
l’a amené à rejeter dans sa globalité la physique mathématique. Doit-on alors considérer l’ensemble de sa
démarche de connaissance comme définitivement discréditée par ce manque de clairvoyance ?
3.2. Pertinence et postérité contemporaines de la conception goethéenne
Nous allons tenter de répondre à cette question en identifiant tout d’abord les insuffisances que génère une
approche du monde exclusivement fondée sur une conception prométhéenne de la connaissance. Nous
chercherons ensuite à identifier comment la philosophie et la méthode de Goethe pourraient s’inscrire
aujourd’hui dans une démarche phénoménologique, et reconduire l’homme dans un rapport plus équilibré à
lui-même et au monde.
3.2.1. La science mathématique et la dissolution du sens
Nous avons reconstitué très brièvement les origines et les jalons historiques majeurs qui permirent le
développement de l’approche prométhéenne de la connaissance ainsi que son incarnation particulière, au
230 Poincaré, Henri, Sur les hypothèses fondamentales de la géométrie , Bulletin de la société mathématique de France,Paris, 1887, p. 203-216231 Lupasco, Stéphane, Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie, Ed du Rocher, Paris, 1987
83
cours des trois derniers siècles, dans la physique mathématique. Dans l’hypothèse où l’on admet que les deux
devises de cette approche consistent en « Savoir, c’est pouvoir » et « Pouvoir, c’est savoir », le succès de la
démarche réductionniste et quantitative des mathématiques est, à ce titre, indéniable. Et si nous ne nous
étonnons plus quotidiennement devant ses miracles, c’est sans doute que nous avons également intégré avec
une rapidité exceptionnelle les bouleversements qu’elle a occasionnés, tant dans ses manifestations
matérielles que pour ce qui touche notre rapport au monde.
Il peut être toutefois intéressant de remarquer que c’est essentiellement la science en tant que technologie qui
a été parfaitement appréhendée, mais que notre ressenti au quotidien des formidables bouleversements
théoriques qui sont à l’origine de ces développements est beaucoup plus limité. Force est de constater que
nous vivons toujours dans un espace euclidien, déterministe et géocentrique. Notre « monde de la vie », notre
« Lebenswelt », ainsi que l’écrivait Husserl dans La terre ne se meut pas 232, est toujours indissociablement
lié à notre perspective. Pour reprendre l’image développée par le fondateur de la phénoménologie, notre
planète constitue toujours notre référentiel spatial et temporel, notre « sol psychologique ». C’est elle que
nous ressentons toujours comme spontanément immobile, alors même que la théorie copernicienne a été
énoncée il y a bientôt cinq siècles233. C’est son temps propre que nous considérons encore comme absolu,
malgré toutes les réserves apportées par les théories d’Einstein et de ses successeurs. La matière nous
apparaît aussi continue et déterministe qu’avant la révolution quantique, et même le physicien, malgré tout
son savoir théorique, cède comme tout un chacun au sentiment du sublime lorsqu’il se trouve confronté aux
spectacles d’une éclipse de soleil ou d’une tempête en mer. De fait, nous pouvons toujours admirer un lever
ou un coucher de soleil dans sa pure immédiateté sensible, sans que notre conscience ne doive
nécessairement se mettre à considérer que c’est la terre qui tourne autour du soleil ou l’inverse. En quoi les
apparences devraient-elles être jugées trompeuses lorsque nous voyons effectivement le soleil s’élever au-
dessus de notre horizon ? L’astre de lumière qui parcourt le ciel chaque jour, s’est toujours offert à nous tel
qu’il était. Il ne nous a jamais induits en erreur par lui-même. La confusion ne résulte que de notre propre
jugement interprétatif, et plus particulièrement de notre propension à projeter sur les choses que nous
observons la subjectivité inhérente à notre perspective. En ce sens, l’attitude prométhéenne ne nous a pas
réellement donnés à connaître le monde, au sens étymologique de naître avec, de ne faire qu’un avec.
Si la science actuelle s’avère effectivement incapable de nous atteindre dans nos conceptions, dans nos
convictions et nos valeurs intimes, dans notre « être au monde », pour parler comme Merleau-Ponty, c’est
que le territoire investi par cette science mathématique ne recouvre pas celui de l’ancienne philosophie
naturelle : notre physique moderne s’est précisément limitée, dans la logique énoncée par Descartes dans la
troisième médiation, à l’appréhension d’un univers quantifiable hors de l’Homme, tandis que l’étude de ce
qui relevait du qualitatif et en particulier ce qui touche au domaine de notre relation de l’être à l’étant, a été
232 Husserl, Edmund, La terre ne se meut pas, Ed. de Minuit Paris, 1989
84
progressivement abandonné aux sciences dites subjectives : à la philosophie, à la physiologie et à la
psychologie. Les sciences mathématiques ont ainsi totalement renoncé à déceler le point où les processus
quantitatifs, mécaniques, chimiques et organiques, se transmuent en ce que nous appelons les qualités
propres de la perception : les sensations de chaleur, de lumière, de son, etc. Descartes en son temps tentait de
répondre à l’énigme en affirmant que ce point limite se trouvait précisément à la jonction de l’âme et du
corps, au niveau de la glande pinéale. Mais du fait de la désaffectation progressive des sciences dites
« dures » des champs qui touchaient justement à l’esprit, et surtout de leur focalisation prométhéenne sur les
objets à même de déboucher sur une meilleure maîtrise de notre univers, cette question n’a plus été
considérée comme prioritaire, reléguée au statut de questionnement métaphysique. La science mathématique
ne vise ainsi pas à expliquer le monde ; elle ne cherche à déceler aucun sens dans les phénomènes naturels et
ne s’interroge nullement sur les rapports de l’Homme à l’univers.
Je souhaiterais cité ici un extrait de l’article Galilée et Platon d’Alexandre Koyré :
« La dissolution du Cosmos signifie la destruction d’une idée : celle d’un monde de structure finie,
hiérarchiquement ordonné, d’un monde qualitativement différencié du point de vue ontologique ; elle est
remplacée par celle d’un univers ouvert, indéfini, et même infini, qu’unifient et gouvernent les mêmes lois
universelles […] Cela implique que disparaissent de la perspective scientifique toutes considérations fondées
sur la valeur, la perfection, l’harmonie, la signification et le dessein. […] La dissolution du cosmos, je le
répète, voilà me semble-t-il la révolution la plus profonde accomplie ou subie par l’esprit humain depuis
l’invention du Cosmos par les Grecs. C’est une révolution si profonde, aux conséquences si lointaines, que
pendant des siècles, les hommes – à de rares exceptions, dont Pascal – n’en ont pas saisi la portée et le sens ;
maintenant encore elle est souvent sous-estimée et mal comprise234. »
La dissolution du sens consécutive de la destruction de l’idée d’un cosmos unifié est bien la conséquence la
plus essentielle de la révolution engendrée par l’explosion de la méthode réductionniste et matérialiste des
mathématiques. Teilhard de Chardin, qui faisait preuve, au passage, d’une étonnante clairvoyance quant au
développement à venir des réseaux de données (il est décédé en 1955), décelait dans la diffusion des moyens
d’interaction et de communication, les prémisses de la réalisation d’une « noosphère »235, d’une formidable
« machine à penser » qui inclurait toutes les âmes « en un réseau serré de liaisons planétaires », et scellerait
ainsi l’avènement d’un nouvel âge spirituel. Mais rares sont ceux qui partagent aujourd’hui une vision aussi
utopiste : car force est de constater, qu’avec deux guerres mondiales, et un nombre impressionnant de
génocides de toutes sortes, le XXème siècle, celui par excellence de la science et de la réalisation de tous les
possibles, aura aussi compté parmi les plus sauvages et destructeurs, et ce infiniment plus sur le plan moral
que matériel. Est-ce un hasard en effet s’il fut le siècle de toutes les pensées de la déconstruction : marxisme,
233 En 1543.234 Koyré, Alexandre, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, p.170-171235 Quéau, Philippe, La planète des esprits, p.316
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freudisme, nietzschéisme236 ?… Aujourd’hui, il est d’une évidente naïveté d’écrire que le potentiel de la
science inquiète bien plus qu’il ne fait rêver, car le développement de ce formidable pouvoir ne s’est réalisé
qu’au prix d’une perte absolue de sens. Et comme le faisait remarquer un peu plus haut Alexandre Koyré,
Pascal est très certainement le premier à avoir saisi avec une vertigineuse clairvoyance le nouvel état
d’extrême détresse morale de l’Homme, expulsé du centre du monde et incapable de jamais connaître ni
comprendre les deux infinis entre lesquels il est désormais condamné à évoluer en conscience.
« Voilà notre état véritable ; c’est ce qui nous rend incapable de savoir certainement et d’ignorer
absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre.
Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte ; et si nous le suivons, il
échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous. C’est l’état qui nous
est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination ; nous brûlons du désir de trouver une assiette
ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fondement
craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes237. »
Il paraît difficile d’imaginer que les sciences mathématiques à elles seules seront un jour à même de répondre
à nos questionnements quant au sens de l’univers et de l’existence. Ainsi le physicien Trinh Xuan Thuan
écrit-il dans son essai, Le chaos et l’harmonie :
«L’approche réductionniste et matérialiste a certainement concouru de façon importante à notre
compréhension du monde en nous permettant d’isoler et d’étudier des bribes de réalité sans besoin de
comprendre le tout. Mais il est aussi sûr qu’elle a contribué à rompre l’ancienne alliance de l’Homme avec
l’Univers, à l’aliéner du monde qu’il habite. Démoralisé, dépersonnalisé, défavorisé et déboussolé, l’Homme
se sent perdu dans une vaste machinerie implacable et inexorable sur laquelle il n’exerce aucun contrôle. Si
cette science matérialiste s’est graduellement éloignée et dissociée du reste de la culture, c’est que la vision
morne et désespérante d’un homme-automate dépourvu de volonté et de créativité n’était pas supportable. 238»
Car d’où procèdent les inquiétudes contemporaines liées aux questionnements éthiques : utilisation des
biotechnologies, statuts de l’humain, écologie, sinon d’une question de signification. L’éthique, dans son
acception de science à même de diriger notre conduite, se nourrit de notre capacité à donner un sens à
« l’agir » pour dépasser le nihilisme. La raison la plus brillante abandonnée à un univers dénué de toute
perspective holistique, de toute vision de la totalité, sans conscience de la valeur de l’humanité, non
simplement en tant que concept linguistique ou géopolitique, mais en tant que réalité vécue et ressentie
intimement, est vouée à alimenter l’individualisme le plus achevé. Qu’était le nazisme sinon une forme
236 Il ne s’agit bien entendu aucunement d’imputer la responsabilité des génocides précédemment cités à ces différentscourants de pensées, mais simplement de constater que ce XXème siècle a traduit par ses recherches la conscience trèsclaire que les anciennes idéologies et religions, qui prétendaient fonder l’idée d’une morale hors de l’homme, n’étaientplus d’actualité.237 Pascal, Blaise, Pensées, p. 32
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extrême de nihilisme ? Le non-sens engendre le désespoir dont se nourrissent dogmatistes, fondamentalistes
et extrémistes de toutes sortes. Hors d’une vision qui puisse être à même d’inscrire l’homme, à la fois en tant
qu’individu et en tant qu’humanité, dans l’univers, ne peuvent émerger et se développer que des systèmes de
valeurs fondés sur l’intérêt exclusif et égoïste d’individus, de minorités ou de communautés. Comment
l’attitude orphique peut-elle jouer un rôle dans la réhabilitation plus que jamais essentielle d’une
signification, et donc d’une éthique, dans une société n’entretenant plus qu’une certitude absolue, celle que
précisément plus rien ne peut se réclamer de l’Absolu ?
Face aux succès des développements issus de la prédiction de Galilée, nous ne pouvons que reconnaître que
selon une mystérieuse et insaisissable loi du monde, les mathématiques semblent bien être apparentés à un
certain langage de la nature. Mais l’expérience et le vécu nous dictent également que les langages qui
décrivent le rapport de notre être à la nature et les mouvements que nous ressentons en notre âme et
conscience, ne sont pas ceux de la mécanique, de la chimie ou de l’électromagnétisme, mais ceux de l’image,
du rythme, de la poésie et de la musique. Un poème de Baudelaire, une nouvelle de Borges ou une peinture
de Léonard de Vinci, nous transforment plus intimement, nous communiquent bien plus de sens et de valeurs
que la théorie scientifique la plus révolutionnaire, même si celle-ci prétend remettre en cause nos conditions
de connaissance a priori. Est-ce l’expression d’une détresse conséquente de la prise de conscience de la
dissolution du cosmos, s’il existe une tendance certaine dans les philosophies du XXème siècle239 à renoncer
aux conceptions abstraites qui ambitionnent d’expliquer le monde et à revenir conjointement à l’expérience
du mystère de l’être comme être au monde ?
Que peut nous enseigner aujourd’hui l’approche orphique de Goethe, presque deux siècles après la
disparition du poète? Ne serait-ce pas tout simplement qu’il est plus que jamais nécessaire de compléter cette
vision réductionniste et quantitative de l’univers par une approche davantage centrée sur l’homme et sur sa
relation à l’expérience du vivre ? Ne pouvons-nous pas, de ce fait, considérer la pensée phénoménologique
contemporaine comme l’héritière la plus directe de la démarche de Goethe, et plus généralement de l’attitude
orphique ?
Gaston Berger, dans le dictionnaire d’André Lalande240 nous décrit la méthode phénoménologique comme
étant « un effort pour appréhender, à travers des évènements et des faits empiriques, des « essences », c’est-
à-dire des significations idéales. » Celles-ci doivent être « saisies directement par intuition à l’occasion
d’exemples singuliers, étudiés en détail et d’une manière très concrète. » Nous retrouvons là presque mot
pour mot comme un écho des principes de l’observation du poète de Weimar qui s’efforce de saisir l’idée
dans les phénomènes.
238 Thuan, Trinh Xuan, Le chaos et l’harmonie, p. 544239 Pierre Hadot relève les philosophies de Wittgenstein et de Merleau-Ponty (cf. Le voile d’Isis, p. 313).240 Lalande, André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Quadrige, Paris, 2002, p. 769
87
Le regard phénoménologique et l’art peuvent participer à cette redécouverte de l’être et de la signification.
3.2.2. La postérité phénoménologique de Goethe
« Les vrais sages se demandent ce qu’il en est de cette chose en soi et quel est son rapport aux autres
choses, sans se soucier de son utilité, de son application à ce qui est déjà connu et nécessaire à la vie, laissant
ces découvertes à des esprits sagaces, enjoués et versés dans la technique.241 »
Pour bien comprendre l’avènement de la phénoménologie et la raison pour laquelle elle est justement en
mesure de jouer un rôle déterminant et complémentaire au côté de la science quantitative contemporaine, il
est utile de souligner que la mathématisation de la physique a connu son pendant en matière de philosophie
de la perception, en l’occurrence l’intellectualisme incarné par Lagneau, Alain et surtout Descartes dont
l’exemple fameux du morceau de cire rapporté dans la deuxième des Méditations métaphysiques242 en
constitue l’illustration la plus évocatrice. L’intellectualisme part d’une multiplicité de sensations discrètes (la
cire est décrite comme un ensemble épars de qualités sensibles : l’odeur, la couleur, le son…) et introduit
l’action de l’intellect entre ce qui est donné et ce qui est effectivement perçu. Comme l’empirisme de Hume,
qui fonde la connaissance sur un ensemble de sensations considérées isolément, l’intellectualisme commence
par poser une pure diversité de sensations. C’est l’acte intellectuel qui confère une unité à cette diversité
sensible. Cet intellectualisme constitue déjà en quelque sorte une réponse aux limites de la théorie empiriste
qui fonde notre connaissance du monde et l’essence même de l’Esprit sur la saisie d’hypothétiques
sensations pures considérées dans leur multiplicité.
Même s’ils font apparaître activement la conscience de l’observateur dans l’acte de perception, les
intellectualistes commettent également l’erreur d’oblitérer le fait que la cire perçue n’est pas une simple
collection de qualités indépendantes considérées en leurs valeurs absolues, collection que notre entendement
assemblerait en un corps ou un phénomène. Les qualités de la cire sont déjà unifiées parce que chacune
d’elles est une manifestation partielle de la cire selon un mode d’appréhension déterminé (odorat, vue,
toucher…). La cire perçue est plus que la somme de sa couleur, de son parfum, de sa texture : elle est leur
tout et leur harmonie indépendamment d’un acte intellectuel unificateur. Nous verrons plus bas que la
psychologie de la forme puis la phénoménologie de Husserl et de Merleau-Ponty nous apprennent qu’il est
impossible de distinguer le contenu sensible du tout auquel il appartient, et qu’il n’existe pas, dans la
conscience, de sensations isolées qui se verraient unifiées en une forme par un acte intellectuel. Ce que nous
percevons, ce ne sont jamais des qualités pures mais des relations déjà douées de signification. Chaque
sensation est donc tributaire de la configuration dans lequel elle s’insère.
241 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 72242 Descartes, René, Méditations métaphysiques, p. 83-91
88
Ainsi autant les conceptions empiristes qu’intellectualistes rendent la perception introuvable, toujours réduite
à autre chose qu’elle-même, et nous confrontent à une impasse : elle se trouve démembrée en deux
composantes, sur lesquelles les philosophes mettent alternativement l’accent. Chez les empiristes, la
perception est réduite aux sensations ; chez les intellectualistes à l’acte intellectuel de reconstruction de
l’unité à partir de ces sensations éparses. Nous avons vu que Goethe, confronté à cette modernité si
particulière de la première partie du XIXème siècle, place au cœur de sa démarche morphologique le souci de
percevoir le phénomène sensible et l’idée comme pouvant s’intégrer dans une représentation de la totalité.
Dans sa lignée et en réaction à ces philosophies qui partent des sensations isolées pour en analyser et mesurer
les propriétés, des psychologues allemands tels que de Köhler, Wertheimer, Koffka et, en France Guillaume,
établissent au cours de la première moitié du XXème siècle les grands principes d’une psychologie de la forme
(ou « Gestalt »). Cette philosophie de la perception se fonde sur les formes ou structures comme données
premières et préexistantes à l’acte de perception. L’esprit n’a pas alors comme dans l’intellectualisme un rôle
organisateur qui ferait surgir d’un chaos de sensations éparses et désordonnées un ordre imposé par
l’observateur : l’idée, et par-là même le sens, sont indissociablement liés à la forme. Les tenants de cette
ligne philosophique considèrent les parties dans leurs rapports relatifs et non plus prises isolément. Ainsi,
l’émergence de la forme est expliquée à partir d’un certain nombre de lois de l’organisation perceptive (lois
de prégnance, de proximité, de ressemblance, de symétrie, etc.), les caractéristiques de l’ensemble
déterminant celles des parties. Cette considération holistique de l’acte de perception permet par exemple
d’expliquer pourquoi une ligne mélodique musicale ne perd pas son identité, son essence, lorsque l’on décale
de quelques tons ou octaves l’ensemble de la partition : alors même qu’en valeur absolue toutes les parties
ont été modifiées, l’ensemble de la structure conserve son identité propre du moment que les rapports entre
les parties - les notes - sont préservés.
Cette théorie réduit cependant le rôle de l’esprit à peu de chose, dans la mesure où elle suppose l’ordre
rationnel déjà réalisé dans la nature, et retombe ainsi dans les erreurs de l’empirisme de Hume qui n’accorde
lui non plus aucun rôle à l’entendement. La phénoménologie, qui en est en quelque sorte l’héritière, essaie
précisément de remédier à cette insuffisance. Pour le courant phénoménologique il s’agit alors de décrire le
vécu de la perception et de retourner à l’expérience directe, le mot d’ordre étant le retour aux choses mêmes.
Husserl, son fondateur reconnu, et Goethe se retrouvent ainsi dans leur commune opposition à la démarche
de la métaphysique classique, que Platon illustre dans le texte du mythe de la caverne243, et qui dévalue les
phénomènes sensibles en simples apparences trompeuses, sous prétexte d’en saisir la réalité purement
idéelle. Husserl définit le phénomène comme ce qui apparaît à la conscience dans l’expérience et va
développer le principe d’une méthode phénoménologique essentiellement descriptive basée sur l’« époché »,
ou encore « réduction »: cette dernière consiste à suspendre toute croyance immédiate et a priori en
243 Platon, La République, Livre VII, Gallimard, Paris, 1993, p. 357 et suivantes
89
l’existence des choses – croyance sur lequel se fonde précisément la science expérimentale -, à mettre entre
parenthèses le monde objectif et à écarter toute adhésion naïve à son égard, de manière à libérer l’accès au
moi ultime, ce qu’Husserl nomme le Moi transcendantal. Cette méthode permet de montrer que la conscience
est toujours intentionnalité - elle est toujours conscience de quelque chose et désigne d’emblée l’objet
comme porteur de signification - et qu’inversement, il n’y a de phénomène que pour une conscience, de la
même façon qu’un spectacle perd son sens en l’absence de spectateurs. C’est précisément la corrélation, la
rencontre, entre cette conscience et le monde qui fonde le sens du phénomène.
Contrairement à la neurologie ou à la psychologie, par exemple, qui tendent à faire de la conscience un objet
de la nature explicable grâce à des lois scientifiques, le phénoménologue reconduit l’esprit dans son statut de
source des phénomènes : la conscience n’est pas un phénomène, mais précisément ce qui leur donne
naissance. Merleau-Ponty développera les considérations de Husserl dans La phénoménologie de la
perception, où il critique notamment l’approche que la science adopte à l’égard du monde et de la perception,
en tant qu’elle cherche à leur imposer la netteté de ses catégories, au lieu de décrire l’expérience telle que
nous la vivons avec toutes ses ambiguïtés. Sa critique de l’intellectualisme est proche de celle de Bergson
lorsque celui affirme qu’il faut privilégier la pensée intuitive, seule à même de rendre compte du mouvant, de
la présence des choses au monde et de leur durée. En conformité avec Goethe, la phénoménologie interdit
donc qu’on pense la perception et les organes du corps sur le modèle mécaniste ou fonctionnaliste de
l’instrument ou de la matière inerte. Le corps devient le point de jonction entre le sensible et le psychique.
Dans son essai Le visible et l’invisible, Merleau-Ponty emploie des mots dont la parenté avec ceux du poète
de Weimar est frappante
« On touche ici au point le plus difficile, c’est-à-dire au lien de la chair et de l’idée, du visible et de
l’armature intérieure qu’il manifeste et qu’il cache. Personne n’a été plus loin que Proust dans la fixation des
rapports du visible et de l’invisible, dans la description d’une idée qui n’est pas le contraire du sensible, qui en
est la doublure et la profondeur. […] La littérature, la musique, les passions mais aussi l’expérience du monde
visible, sont non moins que la science de Lavoisier et d’Ampère l’exploration d’un invisible et, aussi bien
qu’elle, dévoilement d’un univers d’idées. Simplement cet invisible-là, ces idées-là, ne se laissent pas comme
les leur détacher des apparences sensibles, et ériger en seconde positivité. […] L’idée est ce niveau, cette
dimension, non pas dans un invisible de fait, comme un objet caché derrière un autre, et non pas un invisible
absolu qui n’aurait rien à faire avec le visible, mais l’invisible de ce monde, celui qui l’habite, le soutient, et le
rend visible, sa possibilité intérieure et propre, l’Être de cet étant.244 »
Sans contradiction, également, avec la conception du poète qui semblait avoir l’intuition que la nature suscite
en l’Homme un appétit de connaissance tout autant tourné vers l’extérieur que vers l'intérieur (ainsi qu’il en
244 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, p193-196
90
fait part dans son article La médiation de l’objet et du sujet245 en 1823), l’attitude
phénoménologique développée par Merleau-Ponty énonce que le sujet ne se révèle que par l’objet dans
lequel il s’engage. C’est dans l’expérience perceptive, en quelque sorte dans le miroir du monde, que la
conscience réalise « son être propre » :
« La conscience est éloignée de l’être et de son être propre, et en même temps unie à eux, par
l’épaisseur du monde. Le véritable cogito n’est pas le tête-à-tête de la pensée avec la pensée de cette pensée :
elles ne se rejoignent qu’à travers le monde. La conscience du monde n’est pas fondée sur la conscience de soi,
mais elles sont rigoureusement contemporaines : il y a pour moi un monde parce que je ne m’ignore pas ; je
suis non dissimulé à moi-même parce que j’ai un monde246. »
L’expérience phénoménologique doit ainsi être saisie avant toute contamination utilitaire ou conceptuelle,
sans aucune projection de désir ou d’intérêt, en somme comme si on voyait le monde pour la première et
dernière fois247. Or qu’est-ce que la plus pure expérience phénoménologique, elle qui doit nous replacer au
milieu des choses en déniant à ces dernières toute signification égoïste ou fonctionnelle, sinon le regard
esthétique d’où procède l’émerveillement face au pur jeu de formes et de couleurs de la création ? Bergson
ne disait pas autre chose lorsqu’il soulignait que savoir contempler l’univers avec des yeux d’artiste, dans
une totalité qui intègre le sujet et l’objet, donne accès à un mode de connaissance plus direct que celui généré
par l'analyse et la séparation purement intellectuelle :
« On en dirait autant de la perception. Auxiliaire de l’action, elle isole dans l’ensemble de la réalité, ce
qui nous intéresse ; elle nous montre moins les choses mêmes que le parti que nous en pouvons tirer par avance
elle les classe, par avance elle les étiquette ; nous regardons à peine l’objet, il nous suffit de savoir à quelle
catégorie il appartient. Mais, de loin en loin, par un accident heureux, des hommes surgissent dont les sens ou
la conscience sont moins adhérents à la vie. La nature a oublié d’attacher leur faculté de percevoir à leur faculté
d’agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus
simplement en vue d’agir ; ils perçoivent pour percevoir, pour rien, pour le plaisir. Par un certain côté d’eux-
mêmes, soit par leur conscience, soit par un de leurs sens, ils naissent détachés ; et selon que ce détachement
est celui de tel ou tel sens, ou de la conscience, ils sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes. C’est donc
bien une vision plus directe de la réalité que nous trouvons dans les différents arts ; et c’est parce que l’artiste
songe moins à utiliser sa perception qu’il perçoit un plus grand nombre de choses248. »
245 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 297-304246 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, p. 344247 A l’image de ce que préconisaient déjà Lucrèce et Sénèque.248 Bergson, Henri, La pensée et le mouvant, In Œuvres, p. 1373
91
3.2.3. La méthode d’observation de Goethe à la lumière de la méthode phénoménologique
Les travaux naturalistes les plus aboutis de Goethe sont sans doute ses études sur la lumière rassemblées dans
l’imposant Traité des couleurs. Par un curieux paradoxe, ils ont été aussi les moins reconnus dans le milieu
de la science académique. Goethe explique par exemple à Eckermann249 le cas de l’un des admirateurs de sa
théorie optique qui, voulant se faire un nom parmi les physiciens, essayaient de défendre les idées du poète
mais sans jamais citer son nom de peur d’être définitivement discrédité. On accorde bien au poète la
découverte de l’os intermaxillaire chez l’Homme du côté des anatomistes, et les botanistes admettent tout à
fait l’intérêt de la démarche holistique que l’écrivain adopte dans la Métamorphose des plantes250. Mais les
études sur la couleur, n’ont guère été reconnues par les physiciens, tous autant qu’ils étaient attachés à la
théorie newtonienne, et ont davantage trouvé leur public chez les artistes, ainsi que nous le verrons à la fin de
ce travail. A titre d’explication partielle, il faut rappeler que la Farbenlehre contenait une partie polémique
dont l’objectif déclaré était de jeter à bas la « citadelle newtonienne ». Il s’agissait par-là même d’une attaque
explicite contre la manière dont se développait la science, attaque qui a grandement contribué à
décrédibiliser l’ensemble de l’ouvrage.
Pourtant l’approche initiée par Goethe dans ce Traité présente d’étonnantes similitudes avec celles pratiquées
aujourd’hui en physiologie et en psychologie de la perception. Considérant le phénomène comme une
expérience, la préoccupation permanente du poète dans ses observations était de ne jamais abstraire
l’observateur du contexte. Il essayait de montrer que ce dont l’observateur et l’expérimentateur ont à se
garder, ce sont les qualités propres à l’esprit susceptibles de nuire à la bonne perception du phénomène : on
pourrait parler d’ « obstacles épistémologiques » pour reprendre les termes de Gaston Bachelard. Et parmi
ces obstacles, il comptait celui de la tendance à s’appuyer excessivement sur la théorie et l’abstraction
intellectuelle.
Ainsi avant d’aborder l’étude des phénomènes objectifs qui font apparaître la couleur dans la nature, traitée
dans les chapitres « couleurs physiques » et « couleurs chimiques », Goethe ouvre la Farbenlehre en
consacrant une partie importante de ses observations aux aspects physiologiques de la perception visuelle,
non pas pour tenter de comprendre le fonctionnement de l’œil, mais simplement pour en observer le
comportement lorsqu’il se trouve soumis à différentes conditions de perception ou d’observation et pour en
isoler les influences subjectives. En analysant de manière détaillée l’ensemble de ces phénomènes
habituellement considérés comme simplement illusoires ou, à tort, pathologiques, il souhaite se placer dans
les conditions les moins subjectives avant de se consacrer dans un second temps à l’étude des phénomènes
purs de la couleur hors du corps. Le poète initie ainsi une réelle réflexion sur l’observation, et la partie
prenante de l’observateur dans l’acte de perception. Ce premier chapitre où il relate les effets de
249 Eckermann, Conversations de Goethe avec Eckermann, p. 449
92
compensations, d’aberrations, de déformations est aujourd’hui considéré comme un travail précurseur de
ceux qui seront menés quelques années plus tard dans le cadre des théories subjectivistes de la perception
visuelle (neurophysiologie et psychophysiologie pour l’essentiel) 251.
A titre d’illustration de la démarche phénoménologique de Goethe, nous allons essayer d’identifier et de
décrire l’enchaînement des trois principales phases de sa méthode d’observation : la phase analytique, la
phase imaginative et enfin la phase intuitive.
• La phase analytique
Il s’agit d’une phase de pure description du phénomène dans tout le détail de sa réalité matérielle, tel qu’il se
présente aux sens. Le principe consiste à multiplier les observations, à plusieurs stades de développement ou
d’apparition du phénomène (par exemple à différents niveaux de croissance des feuilles d’une plante). Le
phénomène doit être considéré non pas dans son mouvement évolutif, mais dans son instantanéité, tel qu’il se
présente en détail aux sens à un moment donné, en essayant de faire abstraction de toute conviction ou idée a
priori, et en se gardant de toute tendance à introduire immédiatement une interprétation subjective. Ce
principe d’observation est relativement similaire au principe husserlien d’époché, de mise entre parenthèses
de toute croyance a priori. Nous trouvons d’excellents exemples de mise en œuvre de cette phase analytique
dans le Traité des couleurs où Goethe rassemble une quantité impressionnante d’observations et
d’expériences de toutes sortes, énoncées dans leur contexte, et où il essaie de retranscrire avec le maximum
de détails ce qu’il perçoit sans théorisation ou interprétation d’aucune sorte.
• La phase d’imagination sensorielle exacte ( « Exakte Sinnliche Phantasie252 »)
Cette deuxième phase consiste, à partir d’une succession d’observations réalisée selon la méthode
précédente, à intérioriser le phénomène, en essayant de reconstruire par l’imagination le flux sériel dans sa
durée et son développement. C’est en ce sens que nous pouvons comprendre la formule de Cassirer déjà citée
plus haut :
« La formule mathématique cherche à rendre le phénomène quantifiable, la démarche de Goethe à le
rendre visible253. »
Goethe s’efforce par exemple de visualiser la naissance et la transformation d’un nœud avec sa feuille type
dans la continuité du phénomène de métamorphose, des cotylédons jusqu’au pétale. Il s’agit avant tout de
reconstituer les transitions qui n’ont pas été observées lors de la première étape descriptive, et de percevoir le
250 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 103-104251 Le Rider, Jacques, L’héritage de Goethe : Romantisme et Expressionnisme, p 117252 Bortoft, Henri, La démarche scientifique de Goethe, p. 22253 Aesh, Gode von, Natural Science in German Romanticism, Columbia University German Studies, New York, 1941,p. 74 cité in Bortoft, Henri, La démarche scientifique de Goethe, p. 64
93
développement, le processus interne dans sa globalité. Nous pouvons y déceler encore une parenté avec la
phénoménologie selon laquelle la variation libre par l’imagination subjective est reconnue comme propice au
dévoilement de l’essence de l’objet. L’imagination doit être libérée mais dans la stricte limite du phénomène
tel qu’il a été observé en détail lors de la première étape.
• La phase de perception intuitive
C’est cette dernière étape, la plus essentielle et la plus difficile, qui nécessite selon le poète, ainsi que nous
avons déjà eu l’occasion de le relever, le développement d’un nouvel organe de perception254, d’un œil
spirituel. Cette étape, qui peut se comprendre comme le pendant scientifique de la véritable inspiration
poétique, consiste à utiliser l’intuition pour à la fois combiner et dépasser les différentes étapes précédentes.
Il s’agit d’accéder à la réalité organique ou aux lois qui régissent le phénomène afin d’atteindre son type
primordial. Ceci signifie tout autant saisir, par exemple, la plante dans ce qu’elle est en tant que
manifestation de l’idée mais également tout ce qui est en puissance dans son règne - par exemple toutes ces
plantes qui n’existent pas, mais qui seraient « conséquentes » et pourraient exister puisqu’elles suivent le
modèle symbolique de l’Urpflanze. C’est une étape essentiellement intellectuelle que Goethe identifie très
probablement au troisième mode de connaissance de Spinoza, et qui permet de percevoir le lien entre la
forme manifestée et l’essence sous jacente, l’idée du règne. C’est l’étape proprement intersubjective de l’acte
de perception, où l’esprit s’ouvre pleinement à l’idée du phénomène qui doit se révéler comme une
illumination. Nous en trouvons un exemple significatif lorsque Goethe saisit soudainement la loi partielle de
développement des os des mammifères, à la vue des os du crâne du Lido qui lui apparaissent immédiatement
comme trois vertèbres transformées. Cette perception intuitive est d’autant plus facilitée, selon le poète, que
le phénomène observé est peu éloigné du phénomène primordial, puisque dans ce dernier les formes
manifestent pleinement et directement l’idée aux sens.
Il me paraît en outre important de souligner pour éviter toute ambiguïté que ces trois étapes ne se succèdent
pas immédiatement à l’occasion de l’observation d’un seul phénomène particulier : le poète doit se
confronter à quantités d’observations avant d’être en mesure de passer du premier au second stade, et il doit
procéder à plusieurs expériences imaginatives avant d’atteindre l’illumination intuitive de la troisième phase.
Nous avons déjà eu l’occasion d’insister sur l’importance que Goethe accorde à la patience et à la
multiplication des observations dans le processus de connaissance :
« Aucun phénomène ne s’explique de et par lui-même ; seuls plusieurs pris ensemble et organisés
avec méthode finissent par donner quelque chose qui peut avoir quelque valeur pour la théorie 255»
254 Goethe, JW, Histoire de mes études botaniques (1831), in La métamorphose des plantes, p. 101255 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p.73
94
Il est alors possible de déceler une étroite correspondance entre ces trois étapes de connaissance et les trois
formes d’expression artistique, simple imitation figurative, art allégorique et art symbolique décrites par
Goethe dans son essai256 de 1789. La phase analytique peut être mise en correspondance avec le niveau de
connaissance propre à l’art purement concret et figuratif qui se limite aux apparences sensibles. La phase
imaginative donne, quant à elle, accès à l’art allégorique, dans la mesure où l’imagination de l’artiste n’est
pas encore parvenue, à ce stade, à reconstituer l’unité primitive et objective de la série. Enfin, lorsque
l’artiste est parvenu à l’intuition holistique de ce flux sériel, c’est-à-dire à l’identité propre du phénomène, il
est à même de l’incarner dans le symbole.
3.2.4. La postérité artistique de la Farbenlehre
Le regard phénoménologique qui nous amène à percevoir la nature dans ses formes et ses couleurs pures hors
de tout concept, système a priori ou projection intéressée nous conduit par conséquent à percevoir le Beau
dans ce qu’il a justement de libre et de gratuit. Il nous reste donc à identifier concrètement quelle est la forme
artistique dans laquelle pourrait s’incarner et se développer de façon privilégiée la perception
phénoménologique telle que Goethe la conçoit. A ce titre, nous allons analyser brièvement la postérité
artistique de la Farbenlehre.
Il nous faut revenir aux sources : quel était le projet initial que concevait Goethe lorsqu’il s’est attelé à ce
colossal travail sur la science des couleurs ? Goethe connaissait les traditions métaphysiques, théosophiques
ainsi que les diverses tentatives d’interprétations ésotériques des couleurs ; mais son Traité des couleurs ne
se veut justement pas une mystique des couleurs. Il présentait au contraire son ouvrage comme un traité
pratique destiné aux peintres souhaitant enrichir leur « connaissance de l’action des couleurs sur la
sensibilité257 ». Quel est, alors, le pendant artistique du regard phénoménologique qui vise dans la pure
transparence de l’expérience intuitive à mettre en contact le sujet et l’essence des objets et du monde ? Aussi
étonnant que puisse paraître une telle réponse au premier abord, il semble bien que ce soit Goethe qui, par
ses travaux sur la couleur pure, considérée dans ses effets hors de tout cadre figuratif, ait participé à
l’ouverture d’une voie vers l’Abstraction. Il s’agit d’une position notamment défendue par les organisateurs
de la très belle exposition « Aux origines de l’Abstraction » qui eut lieu au Musée d’Orsay cette année, et qui
s’ouvrait sans ambiguïté sur une présentation des travaux sur la couleur de Goethe.
Et effectivement, par le biais notamment de Schopenhauer qui contribue à faire connaître la Farbenlehre,
peu à peu réduite au chapitre de « l’effet physico-moral de la couleur », les artistes abstraits dans la première
moitié du XXème siècle ressentent l’approche du poète comme singulièrement apparentées à leurs
256 Goethe, JW, Ecrits sur l’art, Simple imitation, manière, style (1789), p. 95-101
95
questionnements sur la nature et les effets de la perception colorée. Le traité de Goethe, comme c’était sa
raison d’être initiale rencontre enfin son public et inspire fortement des artistes comme Malevitch, et les
premiers peintres expressionnistes et du Bauhaus258 (Kandinsky, Klee, Itten…). Goethe est considéré par
cette génération comme le grand émancipateur de la couleur pure. Ainsi que le souligne Jacques Le Rider259,
la raison pour laquelle Goethe est devenu l’une des principales références du premier Bauhaus, à tel point
que Itten, Klee et Kandinsky en conseillent la lecture et la pratique à leur élèves, réside principalement dans
le fait que la voie goethéenne « conduisait vers l’invisible et vers l’expression de la subjectivité. »
La Farbenlehre établit en effet parmi de nombreuses classifications la distinction entre couleurs chaudes et
couleurs froides et confirme la résonance psychologique et morale du spectre lumineux. Cette étude détaillée
de chaque couleur dans l’impression particulière qu’elle exerce sur l’être humain ouvre par conséquent la
voie à un langage symbolique commun à la nature et à l’esprit humain. Or ce qui réunira une grande partie de
ces peintres abstraits, Malevitch, Kandinsky, Klee ou Kupka, c’est la conviction qu’un langage archaïque,
une linga adamica de la couleur, de la forme260 et du son existait dès les premiers âges de l’humanité et que
« c’est sous l’impression d’une nature toute colorée que se sont formés en grande partie les sons et les signes
radicaux d’une langue primitive ». Même si ce langage n’est plus ni figuratif, ni accessible aux sens, comme
l’était celui évoqué dans les Disciples à Saïs de Novalis261 ou dans les textes de Schelling, on voit ressurgir
une sorte de monisme, fondé sur la généralisation universelle des théories ondulatoires et des lois
harmoniques de diffusion de la lumière et du son, qui fait croire à un langage naturel objectif et
synesthésique des formes, des couleurs et des sons. Les peintres vont ainsi « chercher à retranscrire la
pulsation du monde au moyen des propriétés optiques de la couleur262 ». Francisek Kupka représente
certainement l’un des exemples les plus significatifs de cette mouvance263 : il publie en 1922 sous le titre La
Création dans les arts plastiques sa propre théorie physiologique de la perception et annonce la venue d’un
art non seulement abstrait mais qui serait capable de toucher directement les esprits.
On peut par ailleurs remarquer que l’ouvrage majeur de Kandinsky, Du Spirituel dans l’art (1911), référence
théorique incontournable des premiers peintres abstraits, reprend, notamment dans la partie Le langage des
257 « […] nous supposons que le peintre a pris connaissance de notre projet de Traité des couleurs et se sera bienassimilé certains chapitres et rubriques qui le concernent particulièrement car il sera ainsi en état de manier la théorie etla pratique pour connaître la nature et les appliquer à l’art avec facilité. » in Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 284258 Cette mouvance en particulier allemande se situera à l’extrême opposé de celle de l’école française qui se retrouveradavantage dans les écrits plus techniques et appliqués du chimiste Eugène Chevreul, dont l’ouvrage majeur De la loi ducontraste simultané des couleurs, publié en 1839, relayait l’autorité scientifique de Newton à Paris.259 Le Rider, Jacques, L’héritage de Goethe : Romantisme et Expressionnisme, p. 118 – 119260 On peut par ailleurs déceler dans cette graphologie naissante, un prolongement de la « grande voguephysiognomonique des Lumières » justement initiée par Lavater et Herder (cf. Rousseau, Pascal, Un langage universel :l’esthétique scientifique aux origines de l’abstraction, p.21)261 Novalis, Les Disciples à Saïs, in Novalis, Petits écrits, Paris, 1947, p. 179262 Rousseau, Pascal, Un langage universel : l’esthétique scientifique aux origines de l’abstraction, in Aux origines del’abstraction,, p.23-25263 Rousseau, Pascal, Un langage universel : l’esthétique scientifique aux origines de l’abstraction,, in Aux origines del’abstraction, p. 30-31
96
formes et des couleurs dans laquelle le peintre développe sa théorie du contenu intérieur des formes et des
couleurs primaires à partir du paradigme musical, certains principes d’analyse des effets déjà présents dans la
partie effet physico-moral de la Farbenlehre. Il fait d’ailleurs directement référence à Goethe :
« Ces deux citations démontrent la parenté profonde entre les arts en général, entre la musique et la
peinture en particulier. C’est certainement sur cette parenté que s’est construite l’idée de Goethe selon laquelle
la peinture doit trouver sa basse continue. Ce mot prophétique de Goethe est un pressentiment de la situation
dans laquelle se trouve la peinture de nos jours. Cette situation est le départ du chemin sur lequel la peinture,
grâce à ses moyens propres, deviendra un art au sens abstrait du mot et atteindra enfin la composition picturale
pure.264 »
Le phénoménologue Michel Henry ne voit aucune contradiction entre représentation de la nature - au sens de
l’essence - et abstraction. Interprétant ainsi le Grand Domaine de Kandinsky comme « l’unité de l’Art et de
la Nature », il cite le peintre lorsque ce dernier écrit : « La genèse d’une œuvre est de caractère cosmique265»
et nous présente dans son ouvrage Voir l’invisible le caractère de cette nature post-galiléenne :
« La nature dont l’art va retrouver le chemin est bien différente [de celle représentée dans l’art du
XIXème siècle]. C’est une nature dont les qualités sensibles ne sont pas réduites à des caractères extérieurs,
simples signes d’une réalité étrangère et se bornant à la « figurer ». Ces qualités sont des impressions, des
sonorités, des tonalités : des modes de la vie. Nous comprenons alors ceci : en arrachant couleurs et formes
linéaires à l’archétype idéal des significations qui constituent le monde objectif, en les prenant dans leur
picturalité non référentielle, l’abstraction kandinskienne, loin d’écarter la nature, la rend à son essence
intérieure. Cette nature originelle, subjective, dynamique, impressionnelle et pathétique, cette nature véritable
dont l’essence est la Vie, c’est le cosmos. Une proposition fulgurante de l’article du Blaue Reiter, soulignée par
Kandinsky lui-même, définit l’Arché où Art et Cosmos sont identiques : "le monde est rempli de résonances. Il
constitue un cosmos d’êtres exerçant une action spirituelle. La matière morte est un esprit vivant".266 »
Existe-t-il alors un lien intrinsèque entre phénoménologie et abstraction ? Eliane Escoubas, dans son Essai
d’une phénoménologie de l’espace pictural267, tente de mettre en lumière les rapports de la peinture du XX ème
siècle, et en particulier de la peinture abstraite, avec l’approche phénoménologique. Elle défend l’idée que
l’espace pictural n’est pas une « portion d’espace », mais « la mise en œuvre du faire-monde du monde », la
représentation de « l’apparaître de ce qui apparaît » :
264 Kandinsky, Wassily, Du Spirituel dans l’art, p. 114265 Henry, Michel, Voir l’invisible, p. 233266 Henry, Michel, Voir l’invisible, p. 236267 Escoubas, Eliane, Essai d’une phénoménologie de l’espace picturale , in Phénoménologie : un siècle de philosophie ,p. 187-193
97
« Le tableau met en œuvre l’événement de l’apparaître, il met en œuvre le « phénomène » au
sens de la phénoménologie.268 »
C’est alors le tableau abstrait qui manifeste l’essence artistique de l’expérience phénoménologique dans la
mesure où, révélant les couleurs et les formes dans leurs puretés et hors de tout contexte figuratif, il incarne
« dans une même tâche toute la peinture, en dépit ou plutôt en raison de sa pluralité et de sa diversité
historique » et met ainsi en œuvre le pur évènement du « voir », l’ouverture à « l’invisible membrure du
visible » pour reprendre le terme de Merleau-Ponty269.
268 Escoubas, Eliane, Essai d’une phénoménologie de l’espace picturale , in Phénoménologie : un siècle de philosophie ,p. 189269 Escoubas, Eliane, Essai d’une phénoménologie de l’espace picturale , in Phénoménologie : un siècle de philosophie ,p. 190
98
4. Conclusion
Si Goethe s’est efforcé tout au long de sa vie de concilier la rationalité scientifique, l’art, et la connaissance
de la nature, jamais il n’a défendu la métaphysique ou la mystique naïve de la Naturphilosophie romantique
contre la rigueur et la rationalité de l’observation et de la science expérimentale270. Le poète, tout comme
Kant, refuse toute forme de dogmatisme métaphysique, ainsi qu’il l’énonce sans ambiguïté dans sa lettre à
Jacobi du 5 mai 1786 :
« Que de biens enviables ne possèdes-tu pas ? [ …] En revanche Dieu t’a puni en t’infligeant la
Métaphysique et il t’a planté cette écharde dans la chair ; et moi il m’a béni avec la Physique, afin que la
contemplation de ses œuvres me rendit heureux, n’ayant pas voulu me combler d’autres biens.271 »
Dans le champ de la science, même s’il raisonne par analogie et s’oppose à la non moins naïve mouvance
positiviste de ce début du XIXème siècle, Goethe cherche moins à bâtir une philosophie de la nature qu’à
identifier les lois propres de chaque domaine de la nature, en s’attachant à dépasser la démarche purement
analytique pour proposer un mode d’appréhension du réel plus holistique, attaché à la perception sensible des
phénomènes dans leur totalité et leur essence. Même s’il existe dans la Weltanschauung du poète une unité
qui lie entre elles toutes les forces créatrices de la nature cette unité ne se confond jamais avec une volonté
d’uniformisation totalisante : c’était là, au contraire, le reproche majeur que Goethe lançait aux matérialistes
et aux inconditionnels du « tout mécanique ».
« Chaque existence particulière est un analogon de tout ce qui existe ; voilà pourquoi l’existence nous
apparaît en même temps comme séparée et reliée. Si l’on suit de trop près cette analogie, tout devient
identique ; si l’on s’en écarte, tout se disperse dans l’infini. Dans les deux cas l’observation se retrouve au
point mort : par excès de vie ou parce qu’elle est tuée272. »
Le démarche de connaissance, selon Goethe, est fondée à la fois sur l’analyse, l’imagination et l’intuition, et
vise au stade ultime à saisir les phénomènes dans leur idée, pour remonter autant que faire se peut jusqu’au
phénomène primitif au-delà duquel, il n’y a plus rien à comprendre ou à expliquer. Chaque objet de la réalité
ne lui présente alors que l’une des infinies possibilités qui demeurent cachées dans le sein de la nature, et qui
sont des émanations de quelques types primordiaux de phénomènes sensibles irréductibles.
Aux yeux du poète il n’existe pas de dichotomie entre la science et l’art qui lui apparaissent comme deux
voies complémentaires, deux modes par lesquels l’Homme exprime ce que la nature lui dévoile : la science
270 La controverse avec Newton a cependant contribué à le faire identifier à la mouvance romantique.271 Lettre à Jacobi du 5 mai 1786, in Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 91272 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 118
99
manifeste cette connaissance sous formes de théories purement intelligibles, tandis que l’art imprime ce
savoir dans un objet perceptible aux sens. Dans la conception de Goethe, le beau est le reflet sensible de
l’Idée, et c’est la raison pour laquelle il désapprouvait que l’on parlât d’une idée du Beau273. L’art, dans sa
plus haute manifestation, est symbolique et devient l’empreinte sensible des essences que l’Homme perçoit
directement dans la nature.
Nous avons pu constater la difficulté qu’il y a à tenter de rattacher le poète à un mouvement philosophique
particulier. Jean Lacoste voit en Goethe un conciliateur des philosophies de Spinoza et de Kant274: la lecture
de Spinoza a alimenté sa critique de la science positive et l’a amené à interpréter l’idéal spinoziste de la
« science intuitive » comme une invitation à approfondir avec raison et rigueur l’étude de la nature. De Kant
il adopte dans une certaine mesure la critique moderne de la connaissance, ainsi que l’intuition qu’il croit
voir confirmée dans la partie téléologique de la Critique de la faculté de juger, de l’origine commune de l’art
et de la nature. Je souhaiterais cependant nuancer le rapprochement avec Kant sur deux aspects qui me
paraissent essentiels : d’une part, Goethe désapprouve fermement l’affirmation du philosophe de Königsberg
selon laquelle ce qui se révèle à l’esprit, ce ne sont pas les choses en elles-mêmes, mais leurs apparences
telles qu’elles se présentent à l’entendement. Bien qu’il reconnaisse tout à fait les défauts et la subjectivité
inhérente à notre mode de perception du monde, ainsi qu’il l’exprime dans son essai de 1792 sur L a
médiation de l’objet et du sujet dans la démarche expérimentale275, Goethe demeure convaincu que l’essence
de la nature se donne telle qu’elle est au regard de l’observateur attentif et patient qui sait se mettre en
communion avec elle. D’autre part, comme le souligne également Cassirer276, Goethe n’admettait pas non
plus l’idée d’un entendement absolument souverain qui devrait amener l’être humain à se contenter de la
pensée pure : il veut voir et appuyer ses convictions intellectuelles sur des formes intuitives.
La postérité de la philosophie et de la science goethéennes est étonnamment diverse. Outre la paternité
reconnue de Goethe dans la découverte de l’os intermaxillaire chez l’Homme et la partie physiologique de la
Farbenlehre, nous avons mis en lumière que les travaux naturalistes du poète avaient contribué au
développement de deux courants, le premier philosophique, le second artistique. En considérant, d’abord,
que la perception s’enracine dans une expérience vécue, dont la science ou l’art ne sont que les expressions
secondes, Goethe a participé à la remise en cause de la position intellectualiste, qui énonçait la perception
comme un jugement excluant le rapport intersubjectif de notre corps avec le monde, et qui a abouti au XXème
siècle à la formalisation de la méthode phénoménologique moderne. Par ailleurs, en manifestant dans sa
273 « Dans le domaine de l’esthétique, on a tort de dire l’Idée du Beau ; car ce faisant, on isole le Beau, alors qu’il nepeut être pensé comme isolé. On peut avoir un concept du Beau, et ce concept peut être transmis » In Goethe, JW,Ecrits sur l’art, p. 311274 Lacoste, Jean, Goethe, Science et Philosophie, p. 220275 Goethe, JW, Traité des couleurs, p296-304276 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 127
100
Farbenlehre un intérêt pour les couleurs en elles-mêmes, hors de tout cadre figuratif, Goethe a nourri les
réflexions des peintres expressionnistes et abstraits du début du XXème siècle.
Qu’en est-il aujourd’hui du rapport entre arts, sciences et Nature ? Nous avons vu que l’incroyable succès
des mathématiques à décrire l’univers rend absolument improbable tout retour en arrière de la science vers
une conception aristotélicienne définitivement dépassée. Nous avons vu évoluer conjointement l’art et la
science depuis Galilée vers une abstraction toujours plus grande, jusqu’à même entendre les artistes non
figuratifs et les physiciens de l’atome déclarer les fins respectives de l’art et de la science avec une
synchronisation étonnante. On ne peut donc que regretter que Goethe ait rejeté le principe de la physique
mathématique sur la base de son refus d’une uniformisation de l’univers par la mécanique, sans avoir
compris que l’intuition du spirituel dans la nature n’était pas incompatible avec l’acceptation du postulat de
Galilée.
Le fait que le langage des mathématiques soit plus à même que les mots du poète de décrire quantitativement
le monde, ne nie aucunement l’idée d’une harmonie universelle. Il est ainsi notoire qu’Einstein établit sa
théorie de la relativité sans aucun outil mathématique, en ne s’appuyant que sur les résultats de quelques
expériences et sur sa formidable intuition ; ce n’est que dans un second temps qu’il s’est associé avec des
mathématiciens pour formaliser un cadre numérique. Mais cette étape lui apparaissait presque superflue, car
lorsqu’il présente le 4 novembre 1915, à l’Académie des sciences de Prusse, sa communication technique sur
la relativité générale, alors que ses calculs ne sont pas achevés et qu’aucune vérification expérimentale n’a
encore été effectuée277, il affiche une confiance déroutante et conclut par des mots où se révèle le rôle
essentiel joué par les considérations esthétiques dans ses recherches :
« Quiconque aura vraiment compris cette théorie pourra difficilement éviter d’être captivé par sa
magie. »
Les physiciens reconnaissent278 qu’ils ont été témoins, au cours du dernier siècle, de l’émergence d’une
vision du monde qui remet complètement en cause celle née avec Newton au XVIIème siècle. Des
affirmations déterministes telles celles de Laplace, qui prétendait déduire la destinée de l’univers de la seule
connaissance des causes initiales, sont aujourd’hui absolument obsolètes. La mécanique quantique et le
chaos ont libéré la matière de son inertie et de son déterminisme, et la nature nous apparaît certes plus
complexe et abstraite que par le passé. Mais n’est-ce pas précisément que nous touchons davantage à son
essence ? Platon distinguait un monde des idées, habité par des formes éternelles et nécessaires, qu’il
opposait au monde des apparences, soumis aux contingences du temps et de l’espace. Aujourd’hui la science
277 Elles ne le seront que quatre ans plus tard par Arthur Eddington, à l’occasion de l’éclipse de soleil du 29 mai 1919qui permit de vérifier la déviation des rayons lumineux induite par la force gravitationnelle de la Lune. (cf. Hoffmann,Banesh, La relativité, histoire d’une grande idée, p. 189)
101
contemporaine semble montrer que ces deux mondes sont plus entrelacés qu’on aurait pu l’imaginer. Chaque
atome de la matière semble participer à la fois de la totalité et du particulier, du hasard et de la nécessité,
selon des lois singulières que des physiciens comme Alain Aspect commencent à peine à découvrir.
Parmi les philosophes, Christian Godin279 suggère qu’il est fort possible que nous assistions actuellement à la
recomposition d’un concept de nature dont les premiers signes viendraient précisément des sciences
cosmologiques et de la prise de conscience écologique. Les technologies de l’image nous ont en effet donné
accès à tout un nouvel univers sensible, des formes de vie protozoaires jusqu’aux images de nuages
stellaires, en passant par les photographies de La Terre vue du ciel280 qui nous présentent notre
environnement d’une manière totalement nouvelle. Nous y lisons une beauté qui n’a rien à envier aux plus
belles images de Novalis ou de Lucrèce. Pourquoi les courbes et les fonctions qui agissent à l’arrière plan de
ces images extraordinaires, seraient-elles moins proches de la nature que les hiéroglyphes secrets que le
poète et le philosophe de jadis croyaient déceler dans les formes d’un coquillage ou d’un élytre ? Les
technologies d’imageries modernes, telles des extensions matérielles de notre corps et de nos sens, nous
donnent accès à un formidable univers sensible qui n’est pas moins réel que celui que nous voyons
directement par nos yeux nus. Ces instruments, de la simple loupe au radiotélescope géant sont, certes,
l’œuvre de l’Homme, mais ils n’en suivent pas moins, tout comme nos organes de perception, les mêmes lois
que la nature vers laquelle ils pointent. Ce ne sont pas des séries de chiffres qui sont collectées dans les
observatoires géants du Chili, mais les ondes électromagnétiques en provenance directe des étoiles. Les
outils informatiques traduisent ensuite ces phénomènes en courbes et en images en passant, par
l’intermédiaire de modèles mathématiques, pour en isoler, en fonction des besoins, des composantes
particulières : ces instruments de connaissance loin de « dénaturer la nature » nous donnent au contraire
accès à des univers de formes tout aussi sensibles que ceux que nous transmettent nos perceptions brutes. Car
c’est notre esprit qui, dans tous les cas, continue à scruter le monde, que notre regard se porte sur des images
infographiques abstraites ou directement sur les reflets scintillants du soleil sur l’océan.
Goethe ne doit pourtant pas être considéré comme un rêveur qui aurait refusé la physique mathématique
uniquement par angoisse de la modernité ou par nostalgie naïve d’une mystique contemplative. Il faut au
contraire reconnaître en lui un humaniste pragmatique ayant compris et exprimé qu’une approche purement
analytique et quantitative, déniant à l’esprit tout rapport qualitatif au monde, ne serait jamais à même de
satisfaire totalement l’élan qui enjoint l’Homme à connaître et à se connaître. Le regard phénoménologique
qui nous ouvre à la signification de notre rapport aux choses, doit venir compléter le regard purement
scientifique qui vise, par l’approche analytique, à mesurer et maîtriser la nature. L’œuvre d’art et le
phénomène naturel ne trouvent pas leurs fins en eux-mêmes. Ils sont des expériences et des événements ;
278 Thuan, Trinh Xuan, Le chaos et l’harmonie, p. 544279 Godin, Christian, La Nature, p 89280 pour reprendre le titre de l’ouvrage de Yann Arthus-Bertrand.
102
ils dévoilent cette « invisible membrure du réel » qui n’est la résultante exclusive ni du sujet, ni de l’objet,
mais celle de la rencontre. C’est la raison pour laquelle l’œuvre d’art « symbolisera » d’autant mieux le réel
qu’elle saura faire usage de sa liberté à développer, par ses propres voies naturelles, des formes « qui, sans
exister véritablement, pourraient cependant exister, et qui ne seront pas des ombres et des apparences
pittoresques ou poétiques, mais auront une vérité et une nécessité intérieures281 », pour reprendre les mots
que Goethe employait pour l’Urplanze.
Or, devenus ainsi que l’écrivait Descartes, « comme maîtres et possesseurs de la Nature », nous ressentons
intimement la rupture qui s’est instaurée entre nous et notre environnement. La domination et la
banalisation de l’attitude prométhéenne ont progressivement modifié le regard que nous portons sur
l’univers, ses objets, ses formes, ses propriétés. Nous nous arrêtons le plus souvent à leurs apparences et à
ce que nos habitudes de pensée nous font subjectivement projeter sur eux. C’est pourquoi, la démarche de
connaissance et les œuvres artistiques de Goethe, par le regard qu’elles portent et diffusent sur le monde,
m’apparaissent à l’ère du matérialisme dominant, comme particulièrement propices à rééquilibrer notre
rapport au monde. Réalisant une admirable synthèse entre spiritualisme et pragmatisme, elles sont en
mesure de nous faire comprendre que la beauté, le sens et le mystère de l’existence n’ont aucunement été
annihilés par la science mathématique, et qu’ils ne se dissimulent pas, ne se situent pas dans un au-delà
immatériel, inaccessible à nos sens. Ils se manifestent au contraire pleinement au travers de ce qui se
dévoile à chaque instant et dans chaque lieu du monde, dans l’expérience même de l’être, pour peu que
nous apprenions, comme nous y enjoint Merleau-Ponty, à les voir :
« Le monde phénoménologique n’est pas l’explicitation d’un être préalable, mais la fondation de
l’être, la philosophie n’est pas le reflet d’une vérité préalable mais comme l’art la réalisation d’une vérité.
[…] Le monde et la raison ne font pas problème, disons si l’on veut, qu’ils sont mystérieux, mais ce mystère
les définit, il ne saurait être question de le dissiper par quelques solutions. Il est en deçà des solutions. La vraie
philosophie est de rapprendre à voir le monde, et en ce sens une histoire racontée peut signifier le monde avec
autant de « profondeur » qu’un traité de philosophie282. »
281 Goethe, JW, Voyage en Italie, p. 365282 Merleau-Ponty, Maurice, La phénoménologie de la perception, p. XV et XVI de la préface
103
5. Bibliographie
1. Ancelet-Hustache, Jeanne, Goethe, Seuil, Coll. Ecrivains de toujours, Paris, 1990.
2. Bergson, Henri, La Pensée et le Mouvant, In Œuvres, Presses Universitaires de France, Paris, 1959.
3. Bortoft, Henri, La démarche scientifique de Goethe, Triades, Paris, 2001.
4. Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, Belin, Paris, 1991
5. Descartes, René, Méditations métaphysiques, Flammarion, Paris, 1992.
6. Eckermann, Conversations de Goethe avec Eckermann, Gallimard, Coll. NRF, Paris, 1988.
7. Escoubas, Eliane, Essai d’une phénoménologie de l’espace picturale, in Phénoménologie : un siècle de
philosophie, Ellipses, Paris, 2002
8. Gaudin, Christian, La nature, Editions du temps, Paris, 2000.
9. Goethe, JW, Correspondance 1765 – 1832, Les Presses d’Aujourd’hui, Paris, 1982.
10. Goethe, JW, Le Divan, Gallimard, Coll. NRF, Paris, 1984.
11. Goethe, JW, Ecrits sur l’art, Flammarion, Paris, 1996.
12. Goethe, JW, Faust I & II, In Théâtre Complet, Gallimard, Coll. La Pléiade, Paris, 1988, p. 1125-1247.
13. Goethe, JW, Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs, Presses Universitaires du Mirail,
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14. Goethe, JW, Maximes & Réflexions, Payot & Rivages, Coll. Rivages Poche, Paris, 2001.
15. Goethe, JW, La métamorphose des plantes, Triades, Paris, 1999.
16. Goethe, JW, Traité des couleurs, Triades, Paris, 1980.
17. Goethe, JW, Schiller, Friedrich, Correspondance 1794-1805, Tome I, Gallimard, Coll. NRF, Paris, 1994.
18. Goethe, JW, Schiller, Friedrich, Goethe - Schiller, Correspondance 1794-1805, Tome II, Gallimard,
Coll. NRF, Paris, 1994.
19. Goethe, JW, Voyage en Italie, Bartillat, Paris, 2003.
20. Hadot, Pierre, Le voile d’Isis, Gallimard, Coll. NRF Essais, Paris, 2004.
21. Henry, Michel, Voir l’invisible, Editions François Bourin, Paris, 1988
22. Hoffmann, Banesh, La relativité, histoire d’une grande idée, Pour la science, Paris, 1999.
23. Hurson, Didier, Les Mystères de Goethe, Presses Universitaires du Septentrion, Lille, 2003.
24. Kandinsky, Wassily, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Denoël, Coll. Folio
Essais, Paris, 1989.
25. Kant, Emmanuel, Critique de la Faculté de juger, Flammarion, Paris, 1995.
26. Koyré, Alexandre, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Gallimard, Coll. Tel, Paris, 1973.
27. Lacoste, Jean, Le « Voyage en Italie » de Goethe, PUF, Coll. Perspectives Germaniques, Paris, 1999.
28. Lacoste, Jean, Goethe, Science et Philosophie, PUF, Coll. Perspectives Germaniques, Paris, 1997.
29. Le Rider, Jacques, L’héritage de Goethe : Romantisme et Expressionnisme, p. 111-120, In Aux origines
de l’abstraction 1800 – 1914, Editions de la Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2003
104
30. Lescourret, Marie-Anne, Goethe, la fatalité poétique, Flammarion, Coll. Grandes Biographies, Paris,
1999.
31. Lucrèce, De la Nature, Flammarion, Paris, 1997
32. Merleau-Ponty, Maurice, L’Oeil et l’Esprit, Gallimard, Coll. Folio Essais,1964.
33. Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Coll. Tel, Paris, 1945.
34. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Gallimard, Coll. Tel, Paris, 1964.
35. Miller, Arthur, Intuitions de génie, images et créativité dans les sciences et les arts, Flammarion, Coll.
Nouvelle Bibliothèque Scientifique, Paris, 2000.
36. Novalis, Les Disciples à Saïs, in Petits écrits, (trad. par G. Bianquis), 1947
37. Pascal, Blaise, Pensées, Librairie Générale Française, Coll. Le Livre de Poche, Paris, 1972.
38. Platon, La République, Gallimard, Coll. Folio Essais, Paris, 1993
39. Quéau, Philippe, La Planète des Esprits, Odile Jacob, Paris, 2000.
40. Rousseau, Pascal, Un langage universel : l’esthétique scientifique aux origines de l’abstraction, p.19-33,
In Aux origines de l’abstraction 1800 – 1914, Editions de la Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2003
41. Spinoza, L’Ethique, Seuil, Coll. Points, Paris, 1999.
42. Schelling, Introduction à l’Esquisse d’un système de philosophie de la nature, Librairie Générale
Française, Coll. Le Livre de Poche, Paris, 2001.
43. Tilliette, Xavier, Schelling, Calmann – Levy, Paris, 1999
44. Todorov, Tzvetan, Théories du symbole, Seuil, Coll. Essais, Paris, 1977.
45. Thuan, Trinh Xuan, Le Chaos et l’harmonie, Gallimard, Coll. Folio Essais, 1998.
105
TABLE DES MATIERES
0. INTRODUCTION.................................................................................................................................................31. IDENTIFICATION ET FORMALISATION DES TROIS CONCEPTS FONDAMENTAUX DU NATURALISME DEGOETHE.....................................................................................................................................................................9
1.1. Phénomènes primitifs: l’unité dans la multiplicité ou la science des premiers principes .............101.1.1. Minéralogie : l’Urgestein .................................................................................................................111.1.2. Botanique : l’Urpflanze ....................................................................................................................121.1.3. Ostéologie : L’Urtier ........................................................................................................................171.1.4. Optique : les couleurs du ciel et du Soleil........................................................................................191.1.5. Essai d’une définition de la notion d’Urphänomen.........................................................................23
1.2. Polarité.....................................................................................................................................................271.2.1. Minéralogie : volcanisme et granit primitif .....................................................................................271.2.2. Botanique : contraction et expansion ...............................................................................................291.2.3. Optique : ombre et lumière...............................................................................................................321.2.4. De la dualité à l’unité, de la polarité à l’intensification ..................................................................34
1.3. Métamorphose & intensification ..........................................................................................................361.3.1. Botanique : la feuille comme Protée, de la graine à la fleur, de la fleur au fruit............................371.3.2. Métamorphose des animaux : les insectes, les mammifères, l’Homme .........................................381.3.3. L’intensification des couleurs ..........................................................................................................401.3.4. Conclusion sur les notions de métamorphose et de finalité : la Steigerung ...................................41
2. DE L’ÉTUDE DE LA NATURE À LA RÉVÉLATION ARTISTIQUE DE L’ESSENCE ...........................................462.1. Brève étude des origines de l’approche orphique du monde : les stoïciens, Paracelse, lessignatures et les lois d’analogie ........................................................................................................................462.2. Une « théorie » de la connaissance fondée sur l’appréhension sensible de l’Idée..........................50
2.2.1. Le primat des sens ............................................................................................................................502.2.2. Le refus des théories de la préformation : l’idée est immanente au phénomène............................522.2.3. Le refus du non-perceptible : les faits doivent se hisser au niveau de la théorie............................53
2.3. La démarche analytique au service de l’intuition ..............................................................................582.3.1. Goethe & les mathématiques : Le refus de l’analytique comme fin...............................................582.3.2. La recomposition holistique de l’unité par la conscience intuitive.................................................612.3.3. Les limites de la connaissance .........................................................................................................65
2.4. L’art comme dévoilement de l’essence secrète de la Nature.............................................................662.4.1. Les mêmes lois sont à l’œuvre dans l’art et dans la nature .............................................................662.4.2. Le style goethéen : l’artiste doit imiter l’essence de la nature ........................................................682.4.3. Goethe & Kant ..................................................................................................................................70
3. M ISE EN PERSPECTIVE DE LA CONCEPTION GOETHÉENNE À LA LUMIÈRE DE LA PHYSIQUE
CONTEMPORAINE ...................................................................................................................................................733.1. L’attitude fonctionnelle prométhéenne : le dévoilement des secrets par la technique..................73
3.1.1. L’Antiquité : mécanique et magie....................................................................................................733.1.2. Le Moyen Âge et la Renaissance : science expérimentale et magie naturelle ...............................743.1.3. Les Temps modernes : le triomphe de la physique mathématique .................................................753.1.4. Monde des apparences phénoménales et réalité intelligible des entités mathématiques ...............78
3.2. Pertinence et postérité contemporaines de la conception goethéenne .............................................823.2.1. La science mathématique et la dissolution du sens .........................................................................823.2.2. La postérité phénoménologique de Goethe .....................................................................................873.2.3. La méthode d’observation de Goethe à la lumière de la méthode phénoménologique..................913.2.4. La postérité artistique de la Farbenlehre .........................................................................................94
4. CONCLUSION...................................................................................................................................................985. BIBLIOGRAPHIE............................................................................................................................................103