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© Groupe Delcourt, Les Avrils, 2020.Tous droits réservés pour tous pays.
Les Avrils Groupe Delcourt8, rue LĂ©on-Jouhaux 75010 Paris [email protected]
www.lesavrils.fr
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MartinDumont
Les Avrils
Tant quâil reste des Ăźles
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Pour mon pĂšre qui les aime tant.
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La mer est sans routes, la mer est sans explications.
Alessandro Baricco
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I
FONDATIONS
Extrait de la note technique 15-03-F
SituĂ©es Ă la base de toute construction, les fondations sont destinĂ©es Ă transmettre les charges de lâouvrage au sol dâassise. Elles peuvent ĂȘtre de type superficiel (privilĂ©giĂ© pour les ouvrages dont le niveau est proche de celui du terrain), ou profond (plus adaptĂ© dĂšs lors que lâouvrage commence Ă prendre de la hauteur). Les fondations constituent le socle, elles assurent la stabilitĂ© de la construction, et ne doivent donc pas ĂȘtre sous-estimĂ©es.
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1
Je suis encore passĂ© devant le monstre. Câest comme ça quâon lâappelle chez nous. Il est chaque jour plus gros, il avance en bouffant la mer. Marcel rĂ©pĂšte quâil ne faut pas baisser les yeux, quâil faut le regarder en face. Que rien ne peut plus lâarrĂȘter mais quâon doit rester digne. Sa voix tremble quand il parle du monstre.
La mer se creusait. Jâai poussĂ© le safran en laissant le foc se gonfler Ă contre, histoire dâaider lâavant Ă pivoter. Quand le bateau a virĂ©, jâai relĂąchĂ© lâĂ©coute et jâai bordĂ© cĂŽtĂ© tribord. Je me suis redressĂ© pour faire passer la barre derriĂšre mon dos. Le vent bombait les voiles, sifflait Ă mes oreilles. Jâai bordĂ© encore et jâai senti le dĂ©riveur accĂ©lĂ©rer dans une risĂ©e. LâĂ©trave fendait la crĂȘte des vagues, les embruns me fouettaient le visage. Je traçais Ă plus de dix nĆuds dans la zone interdite.
Jâai foncĂ© droit dessus. Dâun Ćil, je surveillais les deux navires qui sâaffairaient autour. Pas question dâapprocher trop prĂšs ; avec tout ce quâils dĂ©ployaient Ă la surface, je risquais dâabĂźmer le bateau. Mais jâai quand
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mĂȘme tirĂ© un peu plus loin. Juste pour les taquiner, leur rappeler quâils nâĂ©taient pas chez eux, quâils comprennent que moi, jâĂ©tais nĂ© sur ce plan dâeau. Jâallais oĂč je voulais. CâĂ©tait pas leurs trois bouĂ©es qui mâempĂȘcheraient de passer.
ArrivĂ© Ă une centaine de mĂštres, jâai entendu un haut-parleur me crier quelque chose. Trois types sur le dos du monstre me faisaient de grands signes. Jâai levĂ© le majeur bien haut avant de virer encore. Jâai longĂ© la structure Ă pleine vitesse jusquâĂ la balise qui signalait lâinterdiction de passage. Rafale, nouveau virement. Ă peine le temps de ralentir que je bordais et ça repartait sec. CâĂ©tait une bombe, ce bateau. Un Fireball, un dĂ©riveur de cinq mĂštres de long. Un bijou en bois contreplaquĂ©. Jâaurais payĂ© cher pour voir leurs tĂȘtes lĂ -haut.
Jâai jouĂ© dix minutes avant de mâĂ©loigner. La pluie avait commencĂ© Ă tomber. Jâai relevĂ© ma capuche en mettant le cap sur lâĂźle. Il Ă©tait dĂ©jĂ sept heures et demie.
Le bateau a freinĂ© en passant devant les falaises. Il y avait moins dâair, jâĂ©tais protĂ©gĂ© par le relief. Jâai tirĂ© en travers pour rejoindre la plage puis, Ă trois mĂštres du rivage, je me suis orientĂ© face au vent. Le Fireball sâest arrĂȘtĂ© et les voiles se sont mises Ă battre. Jâai remontĂ© le safran et la dĂ©rive puis jâai sautĂ© Ă lâeau. Une mer glaciale de janvier.
Avant dâaller chercher la remorque, jâai traĂźnĂ© la coque sur le sable. La manĆuvre est difficile, mais on finit par sây habituer. Une fois le bateau amarrĂ© dessus, jâai tirĂ© de toutes mes forces pour remonter lâattelage. Jâai fixĂ© la remorque Ă lâarriĂšre de la voiture puis jâai dĂ©montĂ© le mĂąt.
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Jâavais les mains gelĂ©es, jâai mis le chauffage dans la bagnole. Il fallait que je me grouille. De retour au chantier, jâai rangĂ© le bateau dans le garage. Il ne pleuvait plus, le ciel se dĂ©gageait. Dâun rapide coup de jet, jâai rincĂ© les voiles avant dâentrer dans le hangar.
Karim Ă©tait assis dans la salle de pause, une petite piĂšce qui servait aussi de vestiaires. On y avait chacun notre casier fixĂ© sur le mur de droite, pour les fringues et les objets personnels. En plus dâune table et des chaises, il y avait un frigo, une cafetiĂšre, un placard Ă vaisselle et un vieux micro-ondes.
Il mâa saluĂ© dâun signe du menton. Jâai pris mes affaires â un jean pourri, un tee-shirt Ă manches longues et des chaussures de sĂ©curitĂ© â et je me suis changĂ©. Karim a levĂ© un sourcil en me voyant enfiler un bonnet sur mes cheveux mouillĂ©s.
â Tâas Ă©tĂ© naviguer ?â Ouais. â Tâes un grand maladeâŠJâai fini de lacer mes pompes et je me suis assis en face
de lui, mes mains engourdies plaquĂ©es contre ma bouche.â TâĂ©tais pas Ă la soirĂ©e samedi.Il tirait sur une clope, la fumĂ©e flottait au-dessus de la
table. Jâai attrapĂ© ma tasse sans rĂ©pondre et je lâai rincĂ©e dans lâĂ©vier. Le fond Ă©tait couvert de cafĂ© sĂ©chĂ© que jâai grattĂ© avec le bout de ma cuillĂšre sans parvenir Ă lâenlever.
â File-moi une clope, jâen ai plus.Karim a fait glisser le paquet jusquâĂ moi.â Pourquoi tâes pas venu ?
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Jâai rempli ma tasse et je lui ai piquĂ© une cigarette. Le papier Ă©tait gondolĂ©, la trace dâhumiditĂ© courait quasiment jusquâau filtre.
â Elles sont mouillĂ©es, tes clopes.La premiĂšre taffe est descendue, douce et brĂ»lante.
Jâai fait durer le souffle. CâĂ©tait toujours pareil, aprĂšs la mer il me fallait du temps pour revenir.
Jâai bu une gorgĂ©e de cafĂ© en ouvrant le journal qui traĂźnait sur la table. Celui de vendredi, avec le monstre en premiĂšre page.
â JâĂ©tais avec ma fille samedi, jâai dit en survolant les brĂšves sportives, câest pour ça que jâai pas pu venir. CâĂ©tait bien ?
Karim avait lâair ailleurs. Une esquisse de sourire se glissait pourtant sur ses lĂšvres.
â CâĂ©tait cool, il y avait Justine.â Justine ?â Tu sais, la cousine de Sophie.Justine. Je voyais vaguement.Il jouait avec son briquet en espĂ©rant sans doute que
je lui demanderais des dĂ©tails. Jâallais me replonger dans le journal quand il a chuchotĂ© que le patron arrivait. Jâai tendu lâoreille : la porte mĂ©tallique du hangar grinçait.
â Tu lui parles aujourdâhui, hein ?Karim sâĂ©tait penchĂ© au-dessus de la table.â Ouais, ouais, jâai murmurĂ©.En entrant, Marcel nous a saluĂ©s dâune poignĂ©e de main.â TâĂ©tais sur lâeau ce matin, LĂ©ni ?Jâai acquiescĂ©. Il a attrapĂ© un gobelet dont il a inspectĂ©
lâĂ©tat.
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â Je tâai vu aux jumelles. Tâas pas pu tâempĂȘcher dâaller faire le con du cĂŽtĂ© du monstreâŠ
â Je faisais juste un tour.â Je prĂ©fĂ©rerais que tu arrĂȘtes ces conneries. Tu vas
finir par esquinter le bateau.Jâai baissĂ© les yeux. Il sâest servi la fin de la cafetiĂšre
avant de ressortir. â Si besoin, je suis dans mon bureau.Il sâest Ă©loignĂ© vers le fond du hangar, le pas lent et
les Ă©paules basses.â Il va faire quoi ? a ricanĂ© Karim. Te priver de salaire ?â Câest bon, je vais le voir dans la matinĂ©e.Il sâest Ă©tirĂ© en grimaçant.â Le monstre⊠Putain, vous ĂȘtes ridicules avec ça aussi.â Va te faire foutre.Je me suis levĂ© pour rincer ma tasse, ça mâemmerdait
cette couche marron. Je lâai remplie dâeau chaude et je lâai laissĂ©e sur le bord de lâĂ©vier.
â Yann nâest pas lĂ ?â Il est au stage pour le permis.Jâai souri en imaginant Yann dans une petite salle
sombre, assis devant une vidĂ©o sur le code de la route. Il perdait tout le temps ses points. ExcĂšs de vitesse, ivresse, tout un tas de conneries. Trois semaines plus tĂŽt, il sâĂ©tait rendu compte quâil lui en restait deux et il avait couru se payer un stage sur la sĂ©curitĂ© routiĂšre.
Jâai pris mon masque dans mon casier et je suis sorti.
Au milieu du hangar, un petit chalutier Ă©tait posĂ© sur un ber en acier. Des bĂ©quilles mĂ©talliques lâaidaient
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Ă se maintenir droit. CâĂ©tait celui dâun pĂȘcheur de la cĂŽte, un type dâune quarantaine dâannĂ©es qui sâĂ©tait Ă©chouĂ© en rentrant une nuit dâorage. Les gars du coin avaient beau connaĂźtre les fonds, ce genre dâincidents continuait dâarriver. Fatigue, gros temps ou juste un bref moment dâinattention. Les bateaux cognaient les rĂ©cifs et arrivaient chez nous salement amochĂ©s.
Je me suis approchĂ© pour inspecter la coque. La dĂ©chirure sâĂ©tendait sur cinquante centimĂštres.
â Il sâest pas loupĂ© celui-lĂ , sâest marrĂ© Karim.Jâai allumĂ© la radio, jâai passĂ© une combinaison et je
suis montĂ© Ă bord du chalutier. Karim prĂ©parait la rĂ©sine, je sentais lâodeur dâĂ©poxy mâenvahir les narines. Jâai enfilĂ© mon masque et je me suis glissĂ© dans la cale. Karim mâa rejoint pour me faire passer le pot et les rouleaux.
â Monte le son ! jâai criĂ©. Jâentends rien dâici.Il a levĂ© le pouce avant de disparaĂźtre. Le jingle
dâune pub de voiture sâest Ă©levĂ© dans le hangar quelques secondes plus tard.
JâĂ©tais allongĂ© sur le cĂŽtĂ©, en appui sur le bras gauche, câĂ©tait le seul moyen dâatteindre la zone Ă rĂ©parer. Elle Ă©tait situĂ©e sous un ameublement quâon nâavait pas pu dĂ©monter, un coffre fixĂ© Ă la paroi dans lequel le pĂȘcheur rangeait son matĂ©riel. Jâai rampĂ© jusquâĂ la brĂšche en mâefforçant de ne rien renverser. La veille, jâavais passĂ© un coup de meuleuse et de disque abrasif pour que la coque soit prĂȘte Ă recevoir la fibre. Jâai vĂ©rifiĂ© que les surfaces Ă©taient propres, puis jâai glissĂ© un pan de mousse pour reboucher le gros de la dĂ©chirure avant de colmater. RĂ©sine, fibre, rĂ©sine. Jâavais du mal Ă appliquer la colle,
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elle dégoulinait le long de mes gants et finissait sur mes avant-bras. En durcissant, elle me brûlait la peau.
Je suis restĂ© une demi-heure avant de ressortir pour respirer. Lâenfer Ă lâintĂ©rieur. Il mâa fallu la matinĂ©e et trois allers-retours pour en venir Ă bout. Jâavais les jambes ankylosĂ©es, les bras au bord des crampes. Il me restait les finitions mais il fallait attendre que le patch se solidifie.
Je suis descendu du bateau en nage et jâai retirĂ© ma combinaison. Karim Ă©tait penchĂ© sur une dĂ©rive fissurĂ©e.
â Ă table, jâai lancĂ© en passant.Il a dĂ©posĂ© ses outils et mâa suivi dehors.â Tu lui as parlĂ© ? il a demandĂ© en mâoffrant une
cigarette.â Putain Karim, jâai pas quittĂ© le bateau. Tâas bien
vu, non ?â Donc, tu lui as pas parlĂ©.â Je le fais cet aprĂšm.Il a soupirĂ©.â Jâte prĂ©viens, LĂ©ni. Si tây vas pas avant ce soir, je
mâen occupe moi-mĂȘme.Je sentais sa colĂšre et je la comprenais. Trois mois que
nos salaires arrivaient en retard et souvent partiellement. On avait à peine touché un tiers de la paye du mois de décembre.
En salle de pause, jâai rĂ©chauffĂ© du riz et du poulet en Ă©coutant Karim me raconter comment il avait ramenĂ© Justine chez lui.
â Du coup, vous ĂȘtes ensemble ?â Je sais pas... je crois.Je lâai interrogĂ© du regard.â Je sais pas, je te dis. On verra bien.
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