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8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
1/25
Communications
La description du tableau et le sublime en peintureLouis Marin
Citer ce document Cite this document :
Marin Louis. La description du tableau et le sublime en peinture. In: Communications, 34, 1981. Les ordres de la
figuration. pp. 61-84.
doi : 10.3406/comm.1981.1508
http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1981_num_34_1_1508
Document généré le 15/10/2015
http://www.persee.fr/collection/commhttp://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1981_num_34_1_1508http://www.persee.fr/author/auteur_comm_211http://dx.doi.org/10.3406/comm.1981.1508http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1981_num_34_1_1508http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1981_num_34_1_1508http://dx.doi.org/10.3406/comm.1981.1508http://www.persee.fr/author/auteur_comm_211http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1981_num_34_1_1508http://www.persee.fr/collection/commhttp://www.persee.fr/
8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
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Louis Marin
a description du
tableau
et
le
sublime
en peinture
A propos
d un
paysage de Poussin
et de
son
sujet
En guise d'avant-propos :
L'étude ici présentée est une partie d'un plus ample
travail
consacré au
sublime
en peinture, et
plus précisément
à la représentation
de
la
tempête qui
en
serait une des expressions
«
naturelles >.
La
Tempestà de Giorgione a constitué, pour
des motifs qu'il serait oiseux
de
développer
ici,
le
champ
initial
de
cette
recherche. Il
faut
toutefois
le
signaler,
car
le lecteur
remarquera dans ce
qui
va
suivre —
ici
et là —
les traces que ce
premier parcours
a
laissées
dans
le texte.
Ce
travail
pose
une première
question : comment
le
tableau de peinture
représente-t-il
ce
qui
peut apparaître
irreprésentable, un
défi naturel à
toute représentation, le sublime ?
Cette
question se redouble dans
cette
autre :
comment le
discours
décrit-il,
(représente-t-il)
le tableau ?
La tempête ou l'irreprésentable
de
la représentation
picturale : sublime de
la
peinture.
Le tableau ou l'irreprésentable du discours
descriptif
: sublimité de la
peinture
du
sublime.
J'ajoute que,
il
y
a
dix ans,
Communications
avait
bien
voulu
publier mon
étude intitulée
« La description de l'image
: à
propos d'un
paysage
de
Poussin.
»
En
publiant aujourd'hui
et
ici ce
travail dont le
titre fait écho à celui
d'il
y a dix
ans, je souhaite sans trop l'espérer
que les résonances de cet écho
balisent la cohérence d'un parcours d'un paysage de Poussin
à
un autre.
De Giorgione à Poussin, de
la Tempestà vénitienne aux
trois
«
tempêtes
» du
maître retrouvé après ce
détour par
l'Académie,
détour et
retour
qui n'a
d'autre
fil,
d'autre balise,
d'autre
justification
que la
fulguration ici
et là
d'un même
éclair de foudre. Encore
n'existe-t-il
(?),
ne s'inscrit-il
que dans deux tempêtes
sur
trois.
Il
est
vrai que dans l'une de ces deux,
il
y
en
a deux. Peut-être
l'éclair
absent,
supprimé (?)
du
tableau de l'Orage — mais présent
dans
la
gravure
de
Chatillon
— est-il transporté
dans Pyrame
et Thisbé
comme
le double de celui
qui
tombe
sur
la
ville
dans
la
Tempestà.
Il
ne s'agit pas
de comparer
la Tempestà
de
l'un
avec les
tempêtes
de
l'autre
:
ressemblances et différences
qui n'auraient
aucun sol, aucun fondement, ni
historique ni
stylistique.
Seul pour
cette
comparaison jouerait
le
hasard
d'une
rencontre fortuite, la contingence
tout aléatoire de deux moments de
ma
propre
histoire (qui n'intéresse personne d'autre que moi) se rencontrant dans ce
phénomène de
peinture,
l'aléa de
la
fulguration
d'un
éclair dans un
fond
de
tableau : éclair d'une rencontre de quelques éclairs, répétition de ce même
motif ou occasion de peindre, récurrence de quelque chose
comme
un
sujet
de
tableau
et,
avec cette rencontre, cette répétition, cette
récurrence,
une
même
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8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
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Louis Marin
question :
qu'en est-il
du sublime
en peinture
et,
si la tempête est
un
cas
de
sublime
naturel,
qu'en est-il d'une
peinture
du sublime de la tempête
?
Aveccette
question, s'approcher des
limites
de la représentation de peinture,
s'interroger sur
ces limites, à
ces limites
: l'ordre — mais est-ce
un ordre ?
—
de
l'irreprésentable,
ce
qui
est
extérieur
à
toute
l'entreprise
de
peindre
et
qui
cependant l'aimanterait, la tenterait, la
fascinerait
comme son autre
en elle.
Vouloir
peindre,
vouloir représenter,
vouloir montrer,
rendre visible ce
qui par
soi,
en
soi, se refuse à cette volonté, à cette intention, l'invisible par
quoi
le
visible
trouve la
condition de
sa
visibilité.
Ou encore, avec cette représentation-là,
avec
cette intention-là le regard du
peintre, du spectateur au
lieu
du peintre, de la contemplation active
et
technique
de l'un, réceptive et savante de
l'autre,
le
regard
tentant de ressaisir
l'aveuglement par éblouissement, juste à son extrême limite,
un
peu avant,
où il
se surprendrait
à l'instant
de voir, où il se verrait
voir.
La tempête (et l'éclair
qui la signe) serait la figure de
cette
tentative, la figure primitive,
l'archi-figure,
dans
l'art,
dans
la
technè
de
peinture,
de
son origine
et
de
sa
fin,
origine
qui
se
précéderait elle-même, fin sans
fin,
la figure sublime de la sublimité de la
peinture
et
de
sa
vérité.
Ou encore la question de la description, de la scription - (dé)scription du
tableau
de
peinture par
son spectateur
quand le
tableau montre
cette
limite
sur
laquelle il fonde son vouloir-montrer, par laquelle, plutôt, il vise
à
l'approprier
à cette intention,
intention
d'intention
où le
fond n'est trouvé que dans son
effondement.
Comment
écrire, (d) écrire le tableau de peinture
lorsqu'il
s'agit
de ce
tableau-là,
à l'altitude
sublime
de cette
tentative,
de cette tentation, de
cette fascination de peindre le sublime ?
Cette
question
par où j'avais commencé
avec
la Tempesta de Giorgione à
Venise
en me
demandant
par
où commencer
à
écrire,
(d)
écrire,
une
figure
de
femme
y
avait
répondu,
ou
tout au moins m'avait donné la chance d'un
commencement ; simplement
en fixant sur elle mon regard sur le tableau et en
le renvoyant
à
mon œil
théorique.
En un instant, en un éclair, tout
l'enjeu
de
l'œuvre de
peinture — tout
l'enjeu de Narcisse devenu
en un instant peintre au
miroir
d'une fontaine — de la
présentation et
de la
représentation
s'était
trouvé
présenté-représenté à
la
chance d'une
inscription,
d'une scription,
d'une
(dé)
scription,
à
l'instant même où un éclair fulgurait dans un
ciel
d'orage au-dessus
d'une ville où veillait un oiseau blanc
au sommet
d'une tour,
à
l'instant
même
où brillait,
éblouissant dans
une
coulée de
peinture
jaune,
le sublime.
UNE
ECPHRASIS POUSSINIENNE.
Aujourd'hui, Poussin tient la
plume de
la description
:
il écrit en 1651
à
Jacques Stella une lettre que recopie Félibien
dans
ses Entretiens
(IV,
p. 127,IIIe Entretien).
J'ai essayé de représenter
une
tempête sur
terre,
imitant le
mieux
que j'ai pu
l'effet
d'un
vent
impétueux,
d'un air
rempli
d'obscurité,
de pluie, d'éclairs et de
foudres qui tombent en plusieurs
endroits,
non sans
y
faire quelque
désordre.
Toutes les figures qu'on
y
voit jouent leur
personnage
selon le temps
qu'il
fait ;
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8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
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La description
du
tableau et le
sublime en peinture
les unes fuient au
travers
de
la poussière
et
suivent le vent qui
les
emporte ;
d'autres au contraire vont
contre le
vent, et
marchent avec
peine,
mettant
leurs
mains
devant leurs
yeux. D'un côté,
un
berger court
et abandonne
son troupeau,
voyant
un
lion qui,
après
avoir mis
par
terre certains bouviers, en
attaque
d'autres,
dont les
uns
se
défendent,
et
les
autres
piquent
leurs
bœufs
et
tâchent
de
se
sauver.
Dans ce
désordre la
poussière s'élève
par
gros
tourbillons. Un chien
assez éloigné aboie et
se hérisse le
poil, sans
oser
approcher.
Sur le
devant
du
tableau, l'on voit
Pyrame
mort
et
étendu
par
terre,
et auprès
de lui
Thisbé qui
s'abandonne à
la
douleur.
Sur
quoi
Félibien ajoute :
Voilà de
quelle
manière il savait peindre parfaitement toutes
sortes
de
sujets,
et
même les
effets les plus extraordinaires de la Nature, quelque difficiles qu'ils
soient à
représenter ;
accompagnant ses paysages d'histoires ou
d'actions
convenables, comme
dans
celui-ci qui
est
un
temps
fâcheux, il a trouvé un sujet
triste et lugubre. (Ibid.)
DU SUBLIME DE LA
TEMPETE.
D'emblée,
tout
est dit ou
tout
semble dit
— de peintre à peintre. Dès la
première phrase, l'intention
de représenter,
le vouloir
montrer, du
peintre
dit,
écrit
à un autre peintre, dans la modalité de la tâche infinie toujours
inadéquate
dans
sa réalisation au projet où elle
prend
naissance.
Avec
cette
intention de
représenter,
le sujet de peinture se pose deux fois
:
le sujet-peintre
qui
a essayé — dans
un passé
proche,
encore pregnant, encore
poignant
puisque c'est par sa
poussée
présente qu'il prend la
plume pour
écrire
— de
représenter
;
et
le
sujet
du tableau,
motif
constant
tout
au
long
de
l'entreprise,
qui en
a
guidé,
dirigé le
travail et
les efforts. Le peintre, sujet du sujet de sa
peinture, et l'invention
du
sujet de
son tableau
: une tempête
sur
terre.
Et
c'est
bien ici
le
sujet de toute
peinture,
sa définition
:
« C'est une
imitation
faite avec
lignes et
couleurs
en quelque superficie de tout ce qui se voit dessous le soleil, sa
fin est la
délectation. »
Sur terre, tout ce qui se voit dessous le soleil, sur terre,
une
tempête.
Mais le peintre
ne dit pas tout,
n'écrit
pas
tout
à
son ami
Stella.
Cette
invention-là
du
sujet de son tableau — et Stella le sait bien aussi — cette
intention-là de peindre
ne
se trouve pas
dans
la campagne romaine,
un
jour
d'orage, ou,
dans l'atelier de
la via
Babuino, dans les
méditations secrètes
du
Maître.
L'une,
l'autre,
d'abord
dans
le
champ
clos
de
la
peinture
:
Léonard
de
Vinci a
écrit une description d'orage dans
son
Traité
de peinture
; il
a peint
un
orage dans
et
par
un
texte — Léonard, le
rival, un
des plus grands.
Poussin,
à
son tour,
écrit une
tempête
sur
terre, mais
en
décrivant son tableau achevé,
le
tableau qui la représente.
Et
au-delà
de Léonard, Apelle, le
peintre
mythique,
le mythe
même du peintre,
dont
Pline
rapporte
dans son Histoire naturelle
qu'il se plaisait
à
peindre les choses
qui
ne
se
peuvent
peindre, telles
que
la
foudre,
le
tonnerre
et
l'orage
: le sujet
impossible de
la peinture où cependant la
peinture
s'accomplit
et s'achève ; Apelle peignant ce qui
ne
se peut peindre,
c'est
non
seulement
le mythe
du peintre
ou
son paradigme de
science parfaite,
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8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
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Louis
Marin
mais
c'est
aussi
le mythe
de la
peinture, toutes œuvres
disparues, dans sa
perfection
impossible,
le chef-d'œuvre
inconnu
qui
excède
tout ce
que
peut la
technè de
peindre
:
la tempête, ou le
sublime de
la peinture, un
sujet
qui ne
peut
prendre
forme
avec des
lignes
et des couleurs que
dans
un écrit,
une
scription,
une
dé(scription),
celle
de
Pline, celle
de
Léonard.
En
un
mot
:
«
J'ai
essayé de
représenter l'irreprésentable, la sublimité d'une tempête sur terre. »
J'ai essayé...
l'intention
de peindre
cela, l'invention
de ce sujet de tableau, la
position,
dans cette
intention et cette
invention, du
sujet-peintre, moi Poussin,
nécessairement, inéluctablement défaillante
en
quelque
chose,
puisque ce
sujet-là
ne se
peut
peindre et
que, du
coup, le sujet-peintre
n'y
sera jamais
pleinement peintre, et c'est peut-être pourquoi
il
écrit,
il
(d)écrit.
Gageure
impossible, risque absolu, c'est-à-dire délié de
tout
ce
qui peut
dans l'art de
peindre être
assuré
par les moyens et les fins, les règles et les normes de cet art,
excès de
l'intention
de représenter sur elle-même
puisqu'il s'agit
de
représenter
l'irreprésentable
— le « peindre
»
s'y
réalise
par
sa défaillance même, puisque
sur ce
sujet-là,
bien
particulier,
il
indique
par
défaut
la
fin
de
l'art
de
peindre
tout entier
:
ce qui ne se
peut
peindre. Non dite,
non
écrite,
mais sans doute
secrètement suggérée —
de peintre à peintre, on se comprend
—
une
contre-définition de la peinture ou plutôt l'envers de celle que Poussin écrira
quatorze ans plus
tard
à M. de Chambray : « C'est une imitation faite avec
lignes et
couleurs
en quelque
superficie de tout ce
qui
se voit dessous
le
soleil. »
Avec
une tempête sur
terre,
il
n'y a plus de soleil
et
rien
ne s'y
voit
qu'à
partir
d'un
autre
principe
de visibilité ; rien
ne
s'y
voit que d'une
visibilité
autre.
Lancinant,
ce
motif
de l'impossibilité du « donner-à-voir » du «
vouloir-
montrer », revient dans
le
procès même de
la mimésis où
l'art de
peindre trouve
son
moyen
: « Imitant le mieux que
j'ai
pu... » Mais le mieux de ce pouvoir, ce
pouvoir
à
sa
plus
haute
puissance
technique,
ce
pouvoir peindre du Maître
est
insuffisant pour accomplir l'intention, réaliser le vouloir, car le terme de
l'intention, l'objectif du
vouloir,
sa fin,
est justement
ce
qui est sans
terme ni
fin,
sans but ni bout, un incommensurable
à cette
intention et
à
ce vouloir, le
sublime
d'une tempête sur
terre.
D'ailleurs
on
ne
représente
pas une tempête
sur terre,
on
imite au mieux, au mieux que
l'on
peut, les effets de ses forces
incommensurables
:
«...
un vent impétueux, un air rempli
d'obscurité,
de
pluie,
d'éclairs et
de foudres
qui
tombent
en
plusieurs
endroits non
sans
y
faire
quelque
désordre. »
Les effets, non
pas
— mais l'effet
unique
de
toutes ces
forces multiples en manifestations
dispersées
çà et là, l'effet singulier où toute
cette diversité désordonnée de forces se
concentre et
se resserre.
Au moment
même où le peintre pointe
à
nouveau
l'impossibilité
de peindre en s'égalant
à
son
intention,
à
ce
moment
il
découvre
la
ruse,
la
méchané
de
sa
technè
de
peinture
: trouver
l'unique
effet des forces
en
dispersion de
la tempête et s'y
tenir, y concentrer toutes les forces de la mimésis.
« Quand le
sublime vient à
éclater où il faut, c'est
comme
la tempête
:
il
disperse tout sur son passage.
» Et cependant, « d'emblée,
il
montre les
multiples forces
de l'orateur
concentrées
ensemble
».
Tel
est le principe d'ordre
de
la mimésis,
son
ordre
dans
le désordre
sublime des
forces
de
la tempête
: un
unique effet à imiter, principe d'ordre de la représentation même si cet unique
effet est dans le représenté, le désordre.
Cet unique
effet,
Poussin
le
nomme deux
fois en
qualifiant
le
vent
et l'air,
ce
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8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
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La
description
du
tableau et le sublime
en
peinture
pneuma de la
nature
qu'est la tempête sur la terre
:
le vent est
impétueux
et
l'air rempli d'obscurité
et
d'éclairs.
Double et contradictoire
qualification.
La
tempête, c'est le vent et l'air, le vent c'est Yimpetus, le mouvement d'une force
qui n'est visiblement saisissable
que
dans son
mouvement
même et
ses traces
sur
les
choses
et
les
êtres
;
l'air,
c'est
la
nuit
et
la
pluie
dont
les
éclairs
et
les
foudres sont
en
quelque sorte les signatures qui les rendent visibles.
Dans
l'impetus
du vent,
un
effet. Dans l'obscurité de l'atmosphère,
ces
signes
météoriques qui, tout
en
montrant l'invisible
opacité
du
temps
par
une
lumière
aveuglante,
ne s'indiquent que des désordres aléatoires qu'ils provoquent çà et
là : multiple effet que l'effet de la force du vent ordonnera, fût-elle celle d'un
coup de vent.
Mais ce
faisant,
en
énonçant
le
sujet
de son tableau, son intention de
sujet
de
peindre
et ses moyens
de représenter
le
sublime irreprésentable,
Poussin écrit,
(d) écrit,
semble-t-il,
le fond
de son tableau, l arrière-plan de paysage
et
de
nature qui devait
avoir
la
fonction du décor des actions
et des
passions
des
figures
humaines.
Dès
lors,
et il
faut
bien
l'en
croire,
l'œuvre
—
intention
de
peinture,
sujet de peindre,
vouloir
montrer
— est
passée
dans son
décor
;
ou,
inversement, le
cadre
est
devenu
sujet et l'espace
de l'ultime profondeur du
tableau dans sa surface, son sujet même. Ou, pour le dire autrement, l'effet du
vent
impétueux de
la tempête ordonnant les effets
de
désordre des éclairs et des
foudres
qui tracent
l'obscurité de l'air est le sujet c'est-à-dire l'histoire que le
tableau vise à
raconter,
une
histoire naturelle, le
récit d'un événement de la
nature, une tempête sur terre, et
toutes
les figures que l'on pourra y
voir
à
travers
la
surface
profonde
du tableau
et jusqu'en
son devant
ne
seront que les
acteurs divers
de cet événement, les porteurs d'affects de l'unique
effet du
souffle violent
du
sublime : «
Toutes
les
figures
qu'on y
voit
jouent leur
personnage
selon
le
temps
qu'il
fait.
»
Le
destin
du
récit ici
s'assigne,
il
est
cet
événement
irreprésentable
de
la nature
que
le peintre vise
à
représenter, en
imitant du mieux
qu'il
peut l'effet d'ordre de son vent impétueux, dans tous ses
effets
de
désordre
de nuit
et d'éblouissement,
dans
tous ses effets
de figures,
dont
Pyrame
et
Thisbé
sur le devant
sont
les dernières
figures.
Il faut donc d'abord, avec la plume du
Maître et par
son propre
commencement, décrire
la moitié supérieure de la toile où seules s'expriment et
se réalisent, dans
leur impossibilité,
les intentions du
peintre et
les
exigences
de
son sujet, cette partie de sa lettre
à
Stella où nul spectateur n'a encore été
posé
comme sujet du
regard
du tableau, comme si,
dans
cette exacte correspondance
entre
le
début (cité) de sa lettre
et la
partie supérieure de son œuvre de
peinture,
se
déployait
le
domaine
réservé
au
peintre
seul
dans
son
débat
de
peintre,
sa
tâche
infinie,
irréalisable,
la
sublimité
même
de
la
peinture
du
sublime.
Une
double scène juxtaposée
en
largeur,
d'une tête
d'arbre à
gauche
à une
autre à
droite et
séparée
par un arbre sur le bord du lac —
un arbre que
la
foudre frappe.
Au lieu central,
une
plaine, par
delà,
qu'illumine
un soleil
absent,
avec son fleuve,
ses
collines et une chaîne de montagnes clôturant son
horizon
:
lieu central qui
est aussi
le lieu
centré du regard,
point médian
de
la
ligne d'horizon, point de
fuite
de l'architecture
optique du
tableau et centre
géométrique
de la
surface
rectangulaire de la toile. Apprendre —
en
aiguisant
le regard
— à desceller ce
lieu central des apparences
figurées
qui le
65
8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
7/25
Louis
Marin
recouvrent, l'investissent
et
l'indiquent, entre une colline lointaine
et un
énorme
édifice
couronné de
tours et percé
d'arcatures
monumentales, un
mélange de
Colosseo
ruiné
et
de tour de Babel inachevée, vestige colossal
et
inaccomplissement
du
projet
infini.
Là, au bord
du site
où se
cache
le
lieu
vers
où
toutes
les
apparences
s'évanouissent
et
d'où,
aussi
bien,
elles s'originent
pour envahir
la toile,
une
architecture
colossale se dresse, deux
fois
interrompue,
dans
son passé et son futur présents,
à
laquelle
j'accroche le nom
de
Babel, Babylone.
Le ciel d'abord,
avant
la terre, le ciel où se rencontrent le jour et la nuit, la
lumière
et
l ombre :
ce
jour
au-dessus
de
la
scène de gauche, frange lumineuse
entre le feuillage de l arbre du premier plan
et
le sommet de la colline
qu'un
château
couronne
et
les
arbres qu'un vent impétueux incline et où
un chemin
trace
sa route, intervalle solaire qui se poursuit et s'achève au-dessus des
montagnes de l horizon ;
la nuit
remplit
tout le reste
de
1
« air
», une nuit qu'un
éclair
traverse au centre, serpent ondulant qu'une ligne de feu parfaitement
rectiligne
accomplit
dans
sa
chute
pour
frapper
la
maîtresse
branche
de
l arbre
qui au bord
du
lac borne cette
première
scène.
Dans
toute cette nuit qui
s'amoncelle, un deuxième éclair fulgure au-dessus de la ville
à
droite pour
tomber
de
sa
foudre
au sommet d'une
montagne,
sur une
forteresse,
en
l'illuminant instantanément. Ecrire, (d) écrire la ville
qu'une
coulée de
lumière
venue de
gauche (de la
« frange »)
et
allant s exténuant
donne
à voir les
nobles
édifices antiques,
familiers
au pinceau
du Maître
en ses fonds. Le moment n'est
pas
encore venu d'en faire l'inventaire. Pour
l'instant,
seulement re-marquer,
avec la
plume
du
(dé)scripteur,
l'effet du vent impétueux sur ce fond
d'opposition
inégale du jour
et
de la nuit : les arbres que la
tempête
penche
et
retourne
avec violence de
gauche
à
droite,
mêlés
aux architectures
immobiles,
stablement
résistantes
dans
l'ouragan déchaîné
et
la
double
signature
de
l'obscurité
et
de
la pluie,
les
deux
éclairs
et la
foudre
qui tombe sur
un arbre
pour
en
arracher une
grosse
branche, sur le rocher forteresse dressé à l horizon
aux confins
de
la terre et
du ciel. Comment
imiter le
mieux
qu'il est possible
« l'effet d'un vent impétueux, d'un air rempli d'obscurité, de pluie d'éclairs
et
de
foudres qui tombent en plusieurs
endroits »
, sinon en
donnant à
voir
tout ce
qui plie
et s'abandonne
à
l'ordre de l'unique
souffle,
à
l'impérieuse rection
du
vent et tout
ce qui, immobile
et stable,
résiste : l arbre
et
la
demeure,
marques
et re-marques d'un plus ample combat, le
drame
cosmique de la lumière
solaire
qui abandonne le champ du tableau, tout
en
se projetant
dans
l'intervalle pour
éclairer,
donner à
voir, et
des puissances
nocturnes qui
l'envahissent pour
produire
l'invisible
qu'un
double éclair
se
borne
à
montrer.
LES ACTEURS DU SUBLIME.
La question de la peinture
en
général
: comment
donner à voir
l'invisible
en
tant
que tel ?
Comment peindre
la lumière
de
la
nuit
?
Ou encore comment
montrer
l'obscurité
que toute
lumière
recèle
à
sa source ? La sublimité de la
représentation de
la tempête pourrait bien
être
un des lieux singuliers
de
la
peinture où la
question
« métaphysique
»
de la
peinture
même pourrait être
66
8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
8/25
La description
du
tableau et le sublime en peinture
posée
par
le
peintre en
tant que peintre, Veidos visible dans un pathos qui
l'annule.
Le destin du récit de
peinture,
cet
événement
irreprésentable de
la
nature
?
Poussin
écrit,
(d)
écrit
son
tableau
:
«
Toutes
les
figures
qu'on
y
voit
jouent
leur
personnage selon
le temps qu'il
fait : les unes fuient au
travers
de
la
poussière
et suivent le vent qui
les
emporte
; d'autres au
contraire vont contre le vent et
marchent avec peine, mettant leurs mains devant leurs
yeux.
>
Voici
enfin
venue, au deuxième plan du
tableau, la part
du spectateur-
lecteur
du tableau :
Stella,
sans doute, et aussi le spectateur
en
général. <
On
y
voit...
» dans
le
tableau de
peinture, dans le
paysage de
tempête représenté par
imitation de l'effet d'un vent impétueux
et
d'un air rempli d'obscurité
où il
est
cependant possible de voir. Espace de la
mimésis,
espace de la lecture, de la
production du
récit par le spectateur
à
partir de ce qu'expriment les
figures,
leurs affects, leurs
passions présentées dans
et par leurs signes,
indices
immédiatement
nommables.
Mais
le
spectateur
produira
le
récit
sous
la
loi
ou
le
destin
cosmique de
la
tempête
dont la marque ou le
signe
est
l'unique et
inéluctable effet
du
vent, le sens de sa force.
Les
passions dont les figures sont
porteuses, qui
les constituent comme
figures
du récit
par leurs
affects divers
et
liés ne
sont,
en
l occurrence de l'événement du
sublime,
que les
effets
simples
de cet unique effet d'une force à sens
unique. Ces
figures
n'ont
d'autre
mouvement
que
ceux que
détermine ce
mouvement rigoureusement
orienté.
Comme tout à l'heure l arbre
et la
demeure sur fond de jour
et
de nuit, les uns
fuient et suivent le vent qui les emporte, ils
obéissent à
l'ordre
du
vent,
à
la
force unidirectionnelle de la nature, au destin qui
en
cet instant se manifeste, ils
coopèrent à
la
nécessité
qu'ils
subissent
et qui
excède
toute
volonté propre ;
d'autres,
à
l'inverse,
contrarient le mouvement — effet de force de la tempête
—
vont contre le
vent,
résistent
à
sa
puissance
et
pour
ce
faire,
mettant
la
main
devant leurs
yeux,
s'aveuglent
à
ce qui se montre du destin
dans
le vent qui
traverse
tout le
champ
du tableau
de son
unique effet
—
ceux-là, par
leur
mouvement contraire, ne voient pas
ce
que le
tableau
rend
visible.
Polarité
simple d'une opposition simple des
figures
à mouvements
contraires
: Yistoria
trouve là,
non
point encore son récit,
mais
son scheme et sa loi
:
deux affects
opposés à l'effet du
vent.
Ainsi
toutes les figures jouent bien leur personnage selon le
temps
qu'il fait
:
il n'y
a
qu'un
seul temps, celui du coup de vent, effet
prompt et
immédiat,
d'une force naturelle
à
sens
unique,
et il y
a
deux personnages, deux rôles
entre
lesquels se
répartissent toutes
les
figures
—
et il
faut bien lire :
toutes.
Il
n'y
a
qu'une
loi ou
qu'un
destin,
le
temps
de
la
tempête dont
le
peintre
imite
du
mieux qu'il peut l'unique
effet, et il
n'y a que deux personnages, deux
rôles,
deux
affects, suivre le
mouvement
qui emporte tout,
résister à
ce
mouvement,
aller contre
lui
et
s'aveugler ; agir conformément à la
nature
ou, en
s'opposant
apparemment à
elle, être
oublieux
de sa
puissance.
Les devoirs (ou les nécessités) issus des situations s'imposent
à
nous comme tel
rôle à l'acteur.
L'acteur
n'est responsable
ni du
personnage qui lui a été confié,
ni
du temps
dont il dispose
pour
jouer. Tout
ce
qu'on lui demande et
tout ce qui
dépend pleinement de
lui, c'est
de jouer
le
mieux possible, à chaque instant et
aussi
longtemps
que le magistrat qui l'a engagé le
laisse
en scene 1...
67
8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
9/25
Louis
Marin
Est-il donc en ton pouvoir de choisir
le
thème ?
Tel
corps t'a été donné,
tels
parents,
tels
frères,
telle patrie,
tel rang dans cette patrie.
Et
voilà que tu
viens me
dire :
« Change moi le thème. »
Résister au
thème que nous octroie la vie,
[résister au temps qu'il fait, à l'effet unique
du vent
impétueux
du
sublime qui
éclate
ici
maintenant]
et
refuser
l'argument
des
poèmes dramatiques, c'est
commettre la même
faute
et c'est se fermer à la plus
haute
leçon des tragédies qui
est de nous
«
rappeler
les
événements de la
vie,
et qu'ils
doivent
arriver ainsi
naturellement »
2.
L'acteur
figure symboliquement le sage en ce qu'il
accepte
son
texte
et met tout
son soin à le réciter, tout en
refusant,
puisqu'il n'est qu'un acteur, de
«
prendre
au
tragique
> les événements qu'il joue ; comme
pour
le sage, ils ne sont
rien
pour
lui, ils sont «
indifférents
»
3.
Ici donc se produit
un remarquable
mouvement
d'écriture
dans la
(dé)
scrip-
tion de son tableau par le Maître.
«
J'ai
essayé
de le représenter...
»
— procès de
la
tâche
infinie
où
s'avoue
l'inadéquation
de
l'intention du
peintre
et
de
sa
réalisation de
peinture
et, avec
cette
inégalité,
toute
la
sublimité
d'une
peinture
du
sublime — ;
« on
y voit [dans le tableau] — contemplation présente par le
spectateur
de l'œuvre achevée,
présentation par
l'œuvre même
d'un
visible
lisible,
d'une narrativité iconique, par la représentation sous la loi ou le destin
cosmique
de
la tempête en
son
effet
de mouvement
qui
assigne, à
la fois
«
sujet
»
de la représentation
et
«
moyen
»
de
la
mimésis. Ce
mouvement
dans
le procès de (dé)scription est celui d'un retrait du
peintre narrateur hors
de
l'histoire qu'il
a
représentée
dans
le récit
des figures
qui le présentent au regard
anonyme.
La
représentation
parle
toute seule à
qui
la
contemple, non point
une
tempête de la Nature
mais
le tableau d'une tempête où le peintre
a essayé
de
représenter l'autre
en
imitant,
c'est-à-dire
en
discernant le
mieux
qu'il
lui a
été
possible,
son
effet
sur
les
choses
et
les
êtres.
Désormais
dans
la
lettre
que
Poussin écrit
à Stella,
c'est le
tableau
qui
se
décrit
lui-même
en
s'exposant,
en
se présentant dans ses
figures
discernées.
D'où
la remarquable expression de ce
texte :
«
Toutes les
figures jouent leur
personnage selon le
temps qu'il fait.
»
On
pourrait
en
écrire ce que
Claude
Imbert note du prologue de Daphnis
et
Chloé
de Longus
4.
En
unissant
de manière indéfectible la fonction heuristique
du
modèle
réduit
à la
force initiatique
du signe,
«... le
tableau
schématise et
anticipe les
épisodes
du
récit
comme
la
vision d'ensemble du
destin...
Vision
synoptique,
par sa constitution même le tableau est le dépôt d'une
activité
théorique
puisque
les lenteurs
et
l'ordre
linéaire
de
la
conscience
temporelle et
discursive
lui
sont épargnées.
Il participe
même de la vision que le dieu pourrait
prendre
de
la
succession
des
événements
:
Divinitati
omnia
praesens"
Qui
a
vu le tableau d'ensemble
en
sait plus que les héros du
drame,
aveuglés
qu'ils
sont
par leurs tribulations.
»
A
plus
forte
raison lorsque
le
« thème »
(Vhypo-
thesis,
l'argument
du drame,
le
sujet) du
tableau n'est autre que
l irruption du sublime cosmique
sur
terre dans la
puissance
de la
tempête.
Aussi
les
figures
jouent-elles leur rôle
dans
la représentation comme
des
acteurs,
leur personnage
sur
la scène tragique
conformément
à l'ordre du
destin,
mais seul le spectateur
en lisant
la représentation,
en
disant
ce qu'elle décrit
entre dans
l'initiation
à
la sagesse que le signe
propose
en
schématisant
l événement dans
la
polarité simple des deux rôles :
suivre le
mouvement de
la nature,
s'aveugler
en
allant contre lui, et
en
le
synthétisant
dans le présent d'une
68
8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
10/25
La
description du tableau
et
le sublime en peinture
présentation épiphanique. « Si les énoncés
(iconiques
— descriptifs) tiennent
leur
force
de
la représentation qu'ils analysent,
les
intentions et la
personne
du
locuteur (peintre) s'effacent
au
profit de la représentation
communiquée...
» —
le lekton,
(l'iconique)
ne
porte
pas
plus
la
trace
du locuteur (peintre)
que
l'oracle ne porte la trace de
l'haruspice. Il
n'est
pas
une
déclaration
(
apophansis)
prise
dans l'actualité d'une parole
et
du
travail
de la
formulation
— réservée
à
la première phrase de la lettre
à Stella. Il
est un
déclaré
qui porte
en
lui-même,
dans
ses traits grammaticaux et syntaxiques la responsabilité de
l expression.
«
Art
impersonnel, le représenté est
sans trace du procès de
représentation
— énonciation.
Comme
l'écrit encore
Claude
Imbert : «
La
deixis
inscrit dans
la
grammaire de l'énoncé
le
relief de
la
représentation
et en
rappelle les conditions d'aperception... le sujet locuteur n'est donc que
l'interprète
stigmatisé
de la
représentation
qu'il transmet,
il
s'abolit dans son
message. >
Ainsi
la tempête sur
terre
est-elle tout le tableau dans son unique
effet
et
spécialement
sa
moitié supérieure
qui
en ouvre
la
profondeur
dans la
surface
de la
toile.
Ainsi
s'inscrit,
dans
la « grammaire »
du représenté,
le
relief
de la
représentation en
ses plans simultanés. Point
n'est
besoin d'une figure
où
le tableau
se figure
en
figurant
le
procès de représentation
qui l'a
produit, et,
en
positionnant
dans
l'espace extérieur, le
regard
qui le contemple. C'est le « relief
de la représentation » seul qui
en
« rappelle les conditions d'aperception » et le
peintre
s'abolit dans son icône :
«
Toutes
les
figures
qu'on y voit jouent leur
personnage
selon le temps qu'il
fait : les unes fuient au travers de
la
poussière
et suivent le vent qui les emporte
; d'autres
au contraire vont contre le vent et
marchent
avec peine
en mettant leurs mains
devant
leurs yeux. »
Le Maître (d) écrit toujours,
on
le
sait,
le tableau avec
une
remarquable
précision,
ainsi,
par
exemple, la Manne dans la
lettre
à Chantelou, comme
je
l'ai
montré
ailleurs.
Or
sa
description présente en
ce
point
une
intéressante
quoique apparente inconséquence.
Toutes
les figures
qu'on
voit dans le
tableau, écrit-il, ou bien
fuient
et suivent le
mouvement de
la tempête ou
bien
résistent
et
vont contre
lui
en
s'aveuglant. Toutes
et
pourtant deux seulement,
l'une
à
cheval, l'autre
à pied, fuient
emportées par le vent
de l'orage
et
une
seule
au
deuxième plein à
l'extrême
droite, montée sur un âne, s'avance contre
lui, les mains sur les
yeux.
Toutes les autres
jouent
leur personnage non plus
selon le
temps
qu'il fait, semble-t-il,
mais dans
le
temps
de l'ouragan, selon
d'autres
causes ou
d'autres
événements. La
question que pose ce
pluriel
dans
la
description et que dément apparemment ce que le tableau représente
nous
introduit
en
vérité
au statut
du narratif
en
général
et
à celui
du récit dans
ce
tableau
en particulier.
On
sait les
critiques qu'Aristote
formulait à l'égard de
l'historiographie par
opposition à
la poésie tragique.
Moins philosophique
que la
tragédie
parce
qu'elle
s'attache
aux
individus
et
non comme celle-là
qui
peint des caractères
généraux,
astreinte
à
narrer la
succesion d événements
circonscrits par
une
même période,
l'histoire est privée
de l'unité d'action
propre
à la tragédie
et
est
rarement capable
d'assigner
des causes. En soumettant la
narration à
la
synopsis d'un tableau
d'ensemble,
la peinture
poussinienne
d'histoire relève le
récit
au plan d'une apodeixis.
« Elle
donne,
comme
le
fait
le
diagramme
d'une
machine simple, le schéma d'équilibre et de
mouvement
de forces
en
conflit »
,
et toutes
les
spécifications particulières
de
ce
schéma,
loin
de
l'altérer, n'en
69
8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
11/25
Louis
Marin
seront que les
illustrations
qui
l'exemplifient.
« L histoire traite de la
consecution
des
actes
dont
les individus sont
le
suppôt
et
les
événements, la
trace... Seule la vision
d'ensemble
libère la connaissance des causes
véritables
de l'illusion
des
commencements
:
elle
simule l'unité
d'action
et
la
nécessité
du
destin 5.
» Si
toutes
les
figures, et non pas seulement trois d'entre elles,
jouent leur personnage selon le
temps qu'il
fait, c'est que ce
temps
(weather)
n'est
pas
seulement l'effet
impérieux
du
vent
à la traverse de tout
l'espace
du
tableau,
mais
aussi le
temps
de la tempête, le temps d'une même nécessité de
destin cosmique, d'une même unité d'action du dieu, dont l'événement
météorique de l'ouragan, celui, animal,
du
lion, survenu
dans
son occurrence
inexplicable
et
celui passionnel de Pyrame
et
Thisbé advenu du
mythe ne
sont
que les illustrations singulières, aménageant une démonstration par les
vecteurs
et
les rections
des figures
dans le relief de
la représentation.
Le
tableau
et toutes ses figures
descriptives
-narratives, ou le
simulacre
de la sublimité du
destin par le
sublime
d'une représentation
de
l'irreprésentable,
celle
d'une
multiple
et
unique
tempête.
UN
RECIT
DANS
UNE
DESCRIPTION.
D'un
côté,
un
berger
court et abandonne son troupeau,
voyant
un lion qui, après
avoir mis par terre certains bouviers, en
attaque
d'autres, dont
les
uns se
défendent et
les
autres
piquent
leurs boeufs et tâchent de se
sauver.
Dans
ce
désordre, la poussière s'élève
par
gros
tourbillons. Un chien
assez
éloigné aboie et
hérisse
le
poil sans oser
approcher.
Voici donc
en
apparence l'anecdote, scène pastorale, si
dramatique
soit-elle.
Regardez
le tableau et
vous verrez à
la même
verticale,
l'éclair qui fulgure et le
lion bondissant
sur un cheval blanc
dont
le
cavalier
a été
jeté
à
terre.
Un récit
peut ici se conter à partir de son
moment
central dans le présent même de son
occurrence.
L'action ou plutôt
l'événement
de l'attaque
du
lion délimite et
détermine le
présent
et
ses circonstances immédiates : une lutte
confuse, trois
acteurs, un nœud de corps et de gestes, le
lion
surgi de la gauche agrippé
à
la
croupe du cheval cabré,
le
cavalier déjà à
terre et gesticulant une
vaine défense,
un
autre monté sur un
cheval
sombre, le
bras
levé attaquant le fauve. Mais
voici
que déjà
un
troisième
cavalier
s'enfuit
sur
sa
monture
en
fouettant
ses
bœufs,
et
plus loin
sur le chemin
un
berger court, la tête
tournée vers
la
mêlée
en
poussant son
troupeau
fuyant vers la droite. Ce présent,
on
le mesure ici à
cette brève
description,
n'est pas
un
instant
pur
de simultanéité
abstraite,
mais
un moment
qu'une seule action articule. Ainsi, qui
pourra
dire que le troisième
cavalier fuit
le
combat parce
qu'il
a déjà vu
l'attaque
du lion ou qu'il galope
poussé par le vent impétueux de la tempête sans
voir
le
drame
qui
advient
dans son
dos, et
de même,
le
berger
et
son troupeau de moutons
?
Consecution
quasi simultanée ou conséquence étroitement
enchaînée à
sa cause ? Seule la
vision d'ensemble — celle du spectateur —
révèle une
unité d'action
inaccessible
à
la
perception des acteurs de l'histoire.
Elle
donne
le
schéma
70
8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
12/25
La
description du tableau
et le
sublime
en
peinture
d'équilibre et
de mouvement de forces en
conflit.
Le
récit
peut alors emprunter
« la liaison faible
de
la
succession
et
de
la conjonction des
événements » . Nous
seuls
qui
voyons tout le tableau savons bien que le
lion
est
la tempête
et
que les
figures
qui
s'abandonnent
au
vent
et
suivent la
force qui
les
emporte
peuvent
être
saisies
de
l'illusion
de
fuir
le
fauve
bondissant,
comme
celles
qui
le
combattent, de celle de résister à l'événement cosmique
dont l'attaque
du lion
est
seulement
l'illustration. Allégorie animée-animale
de
la nature, l'irruption
du lion
sur
la
scène médiane
est
une
tempête
naturelle,
le surgissement
de son
événement
spécifié par
une
figure
de
la force, et un
récit-anecdote
peut
bien se
conter,
dans les figures du tableau —
il n'est et ne
sera
jamais pour
nous qu'une
représentation
particulière
de
la tempête
cosmique
sur terre. La description
du
tableau par la plume de Poussin le marque
par un
rappel : « Dans ce désordre,
la
poussière
s'élève par gros tourbillons. » Ne cédez
pas
aux
fascinations
narratives,
ne
vous abandonnez
pas
aux mirages d'une histoire singulière. La
tempête
du
ciel
sur
la
terre
reste
l'argument, l'hypothèse,
le
thème du
tableau,
celui
du
destin
cosmique
et
le
désordre
des
actions
et
passions animales
et
humaines n'est qu'un cas singulier
parmi d'autres du sublime de
la
Nature
qui
n'est
désordre
que
pour
les personnages
que jouent
les figures. Le
lion
ne
surgit-il
pas
de
la
gauche conformément à l'ordre de
l'unique
effet du
vent ? Le
seul indice,
dans
la description,
du changement de
plan et
de
l'apparition d'une
cause accessoire
(le
lion) exactement contemporaine de la cause principale
réelle et unique (vent de la tempête) dans leurs effets semblables et
simultanés
est la transformation « immédiate » du mouvement unidirectionnel de
l'ouragan en
mouvement tourbillonnaire.
L'effet
du
vent
impétueux
est là-bas
l'impérieuse
rection d'une force rigoureusement orientée, ici le vortex répétitif
de
la
terre-poussière. Les gros
tourbillons
de poussière dans
la
Nature que
souligne
la
description
écrite
trouvent leur
image,
dans
le
monde
des
êtres
animés,
avec
le
nœud
des figures
animales
et
humaines,
lion,
chevaux
et
cavaliers,
emmêlés,
où le récit
trouve
son
moment.
Si le scheme
général
des
forces en conflit
construit l'opposition
structurale des
figures
qui
s abandonnent à
l'effet
du
vent et
de
celles qui y résistent, le nœud
tourbillonnaire
des
personnages
et
des forces naturelles donne
au récit
particulier son point
d'ancrage. Mais le tourbillon n'est que la transformation momentanée et
particulière, à la mesure
des
actions
et
des passions animales
et
humaines, du
mouvement à sens
unique
de
la tempête
cosmique, mouvement circulaire
où
se
donneraient
à
voir
dynamiquement les forces
en
conflit
dans
leur succession
répétitive.
Le
tourbillon
comme
moment dynamique
de l'équilibre momentané
dans
le
désordre, du
conflit
des
forces
sans
solution dont
le
«
chien
assez
éloigné > qui « aboie
et
hérisse
le
poil sans oser
approcher
»
serait
la
figure
cumulant dans son
immobilité
à la
fois
les réactions agressives
d'attaque et
celles, passives, de fuite.
De l'effet unidirectionnel du vent, les tourbillons de poussière sont les
transformations
(la
métamorphose) aléatoires, particulières
et
momentanées,
comme le récit de
l'attaque
des cavaliers,
bouviers et bergers par le
lion
est la
transformation par spécification de la polarité simple des deux
«
personnages
>
de
l'assentiment à
la nécessité
cosmique
et de l'illusoire et aveuglante résistance
à sa
toute-puissance.
Double
transformation
dont le
terme
sera la
brève
séquence de la
fable
que donnent à voir les deux
figures
du premier
plan
à
71
8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
13/25
Louis
Marin
droite,
où
l'effet de mouvement du destin cosmique
est inversé en
effet
contraire, mais dans
l'erreur
de la passion humaine.
Sur le
devant
du tableau, l'on voit
Pyrame
mort
et étendu par
terre
et
auprès de
lui,
Thisbé
qui
s'abandonne
à
la
douleur.
Le vent traverse de sa force tendue tout l'espace du tableau :
arrière-plan,
plan intermédiaire,
avant-scène.
Mais
à l'aplomb de l'éclair
où
l'obscurité du
ciel
se signe, l'épiphanie
lumineuse
de
la
tour de
Babel-Babylone, le nœud
tourbillonnaire du lion, des chevaux
et
des hommes
dans
les gros tourbillons de
poussière
qui
s'élèvent. Cependant, du
point où la
foudre tombe arrachant
la
maîtresse branche de l'arbre central, une même verticale
lie
dans sa
chute
le
chien qui aboie et hérisse le poil
sans
oser
approcher
et
Pyrame
mort et étendu
par terre.
Et voici
liés au deuxième éclair dont la
foudre
frappe la
montagne-forteresse
à l'arrière-plan,
sur
la scène
intermédiaire, le cavalier qui
s'enfuit
vers
la
ville
poussé
par
le
vent,
et
sur
le
devant du
tableau,
Thisbé
qui
s'abandonne
à
la
douleur.
Après
l'effet d'un
vent
impétueux, voici
venu celui
d'un
air
rempli
d'obscurité, de pluie, d'éclairs
et
de foudres
qui
tombent
en
plusieurs endroits, non sans y faire du désordre,
voici
le dénouement sanglant
et
absurde
d'une
belle
et
malheureuse
histoire d'amour contée,
dans Ovide,
par
une des
filles
de Minyas si appliquées
au
tissage de la toile
en
l'honneur de
Minerve qu'elles en
oublièrent
la fête
de Bacchus.
UN CONTE OVIDIEN.
L'histoire de Pyrame
et
Thisbé,
ou
comment
un
arbre
qui
portait des fruits
blancs, éclaboussé de sang, en
porte maintenant des
noirs ? Comment le blanc
(la couleur universelle de la
lumière)
peut-il devenir noir
(la
non-couleur de
l'obscurité)
par la médiation
du
rouge ? Cette métamorphose est
une
histoire
absurde d'amours malheureuses, mais c'est aussi un problème de peintre, et
nous
le verrons bientôt, en
écoutant
le conte, c'est
aussi
le problème des signes,
dès traces, des marques
et
de leur interprétation où
l'erreur
peut conduire
à la
mort.
« Pyrame
et
Thisbé, lui le plus
beau
des jeunes hommes, elle surpassant
toutes
les
jeunes
filles
que
vit
naître
l'Orient,
habitaient
des
maisons
contiguës,
en ces
lieux
où
Sémiramis,
dit-on,
ceignit une
ville de
hautes
murailles de
briques », Babylone. Amour partagé des jeunes
gens
mais
leurs
pères
s'opposent
à
leur
union.
En l'absence de
tout confident,
signes et gestes sont leur langage... Une mince
lézarde qui s'était
produite
jadis, au
temps de
la construction, avait
fendu le mur
mitoyen de leurs deux maisons. Cette malfaçon que personne au cours
de
longs
siècles
n'avait remarquée,
les
premiers — de quoi ne
s'aperçoit
pas l'amour ? —
vous la vîtes, amants, et c'est par là que vous fîtes passer
votre
voix. En
toute
sûreté,
par
ce
chemin, vous
aviez
coutume d'échanger,
murmurés à
voix
basse,
72
8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
14/25
La
description du
tableau et le
sublime
en peinture
vos doux propos.
Souvent,
quand postés,
Pyrame
d'un côté, Thisbé de
l'autre,
ils
avaient
recueilli
tour à tour le souffle de leur bouche : «
Mur
jaloux, disaient-ils,
pourquoi dresser ton obstacle entre
deux amants
? Que
donnerions
-nous pour
que
tu nous
permettes de
nous
étreindre
corps
à
corps
ou si c'était là
trop,
que tu
t'ouvrisses
au
moins
pour
les
baisers
que
nous échangerions
î
Mais
nous
ne
sommes
pas des ingrats.
Nous te
devons — nous en
faisons l'aveu
—
d'avoir
donné passage à nos propos jusqu'aux
oreilles
chéries
>
6.
Passage d'une unique et
double voix amoureuse à
travers la lézarde d'un
mur,
mais
contact impossible des
corps. Echange
sans
accomplissement,
souffle
duel sans achèvement physique,
voici le point
de départ de l'initiation
erotique, une séparation
qui
n'empêche pas une
forme
primitive de
conjonction
:
un trait qui creuse
une surface, une trace mais
suffisamment
profonde quoique
infiniment
étroite pour trouer une
limite ; une
inscription
qui est,
en
son creux,
le
souffle d'une voix
double et
doublement accordée.
Ainsi
par
exemple
la
lézarde
d'un
éclair
sur
la
paroi
nocturne du
ciel.
Alors,
après avoir à mi-voix,
dans
un murmure, exhalé longuement leurs plaintes,
ils
décident d'essayer, dans
le
silence de la
nuit,
de
tromper
leurs gardiens et de
franchir les portes ;
puis, une fois sortis de leurs maisons, de quitter l'abri même
de
la
ville. Et
pour
éviter de s'égarer
en
errant
à
travers
champs
ils se
donnent
rendez-vous au bûcher de Ninus, où ils
se
cacheront
à l'ombre d'un arbre.
Il y
avait là un arbre couvert de
fruits
de neige, un haut mûrier dans le
proche
voisinage d'une source fraîche... le jour leur parut
bien long
à
décroître. Le soleil
plonge
dans la mer et de ces mêmes eaux surgit la nuit.
Passage
de
la
voix à travers un
mur, fuite des corps hors des
abris de
la
demeure
et
de la
ville
dans
l'espace
ouvert de la campagne, à la
faveur
du jour
enfui
et
du surgissement
de
la
nuit
:
le
lieu
de
la
rencontre
nocturne
est
le
monument, le tombeau, le signe de la
mort et
l arbre
aux
fruits
blancs
au plus
proche de
la source. La
marque de
la conjonction, le
signal
des retrouvailles
a
toute
l'équivoque
du sème : noir
et
blanc, errance
hasardeuse et double
balise,
mort et vie. Le voyage
initiatique
se
double
d'une interprétation nécessaire des
marques et des signes
ambigus.
Adroitement, à la faveur des ténèbres, Thisbé
a
fait
tourner
la porte
sur
ses
gonds
; elle
sort...
et le
visage
voilé parvient au
tombeau,
s'assied
sous
l'arbre
convenu. L'amour la rendait audacieuse.
Irruption
soudaine
de
l'événement
:
Mais voici
qu'une lionne,
qui
vient d'égorger
des bœufs, le
mufle
tout couvert
d'écume, arrive
pour étancher
sa
soif dans 1 onde de la source voisine.
De
loin aux
rayons de la
lune,
la Babylonienne Thisbé
l a
vue et court
toute
tremblante
se
réfugier
dans
l'obscurité d'une grotte. En
fuyant,
elle perdit son voile, tombé
de
ses épaules.
Quand
la
féroce
lionne
eut, à longs traits,
bu
et apaisé
sa
soif, en
rentrant
dans
les
bois,
trouvant
par
hasard, sans sa
maîtresse,
le
léger voile,
de sa
gueule ensanglantée, elle
le mit en pièces.
Irruption
aléatoire de
l'événement et,
aux divers
nœuds du
hasard, des
indices, des traces, des
signes.
Le sang et l'écume sur le mufle de la lionne,
73
8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
15/25
Louis
Marin
indice
des bœufs
égorgés ;
le
voile de
Thisbé,
tombé, trace de
sa fuite
;
et
déchiré
par la
lionne
apaisée,
devenu signe de
la
férocité du
fauve, signe où
se
marque
avec
le
sang
des bœufs, le
troupeau
tout
à l'heure
dévasté par elle. Mais
le
voile
est
tombépar hasard des épaules, mais la lionne /jar/iasarc/le
trouve et
par
hasard,
de
sa
gueule
ensanglantée,
le
met
en
pièces. Un
texte
composite,
fait de signes,
d'indices,
de marques s'écrit en ce
lieu
nocturne de la mort et
du
souterrain,
un
texte d'espace visible-lisible sous la
pâle clarté
de la
lune,
un
texte
que
ses scripteurs, la lionne, Thisbé inscrivent sur leur corps et dans les
choses
sans
intention,
à leur corps défendant,
poussés irrésistiblement par le
besoin
et la passion.
Les
scripteurs disparus ou
cachés,
le
lecteur entre
en
scène.
Pyrame, sorti
plus
tardivement, releva dans l'épaisse poussière les
traces
indubitables de la
bête
et la pâleur envahit tout son
visage. Mais quand
il
découvrit
aussi
l'étoffe teinte
de
sang
:
«
Une
même
nuit,
s'écria-t-il,
causera
la
perte de deux amants
;
des
deux,
elle
était la
plus digne d'une
longue vie ;
pour
moi, que je
me
sens coupable. C'est
moi,
malheureux, qui t'ai tuée,
en
te
demandant de
venir
de nuit dans
des
lieux où
règne la
peur,
en
n'arrivant
pas ici
avant toi.
Déchirez mon
corps, faites
disparaître sous vos dents féroces ces
entrailles
criminelles,
ô vous,
lions, dont
cet antre rocheux est la demeure Mais
c'est lâcheté
de souhaiter seulement la
mort »
II ramasse
le
voile de
Thisbé
et
l'emporte avec lui à l'ombre de l'arbre
du
rendez-vous.
Les traces de
la
bête
sont
indubitables à
l'œil
de
l'amant
retardé :
inference
vraie du
passage passé
du
fauve
à
partir
des indices présents.
Ainsi
de même,
apparemment,
le
voile de l'amante, déchiré
et
ensanglanté, indice non douteux
de
sa
mise
à
mort
par la
lionne.
Mais
c'est
oublier
que,
par
hasard,
elle
le
trouva
sans sa maîtresse,
c'est
oublier qu'un voile peut tomber, être détaché de celle
qui le porte, et c'est
oublier aussi que
le
sang
qui le
souille
peut-être
celui
des
bœufs égorgés. Car
il
y a des signes qui sont joints aux choses
qu'ils
signifient
et
des
signes
qui en
sont
détachés et il n'est pas possible
de
conclure en
toute
certitude et
sans autre examen
interprétatif de la
présence du
signe
à
la
présence de
la
chose
signifiée ou
à son absence.
Inference erronée
de Pyrame
énoncée
à
partir d'une inference exacte. Pourquoi
donc
la tragique erreur ?
C'est que la
passion d'amour l'emporte et l'aveugle aux
prudences de
tout
raisonnement sur et
à
partir
des effets,
des traces, des marques et des signes
perçus présentement et qui
ne
proposent que leur vérité présente. La
passion
l'aveugle,
faite
d'espoirs
et
de
regrets
pour
n'avoir pas
su
s'en
tenir
au
présent,
qui
est
le
seul
temps dont
l'homme
véritablement
dispose.
Et quand Pyrame eut couvert de larmes l'étoffe familière, quand il l'eut couverte
de baisers
:
«
Imprègne-toi
maintenant, dit-il, de notre sang » Et du fer
qu'il
portait à la ceinture, il se perça le flanc, puis, aussitôt, il le retira, mourant, de sa
blessure où le sang bouillonne. Quand il
fut
tombé
étendu
sur
le dos, un jet de
sang jaillit, tout de même que, lorsqu'un tuyau de plomb en
mauvais
état se
coupe, et par l'étroite ouverture, laisse
échapper
un long jet d'eau qui frappe et
fend, avec
un
sifflement, les airs. Les
fruits
de
l'arbre,
couverts
d'éclaboussures
sanglantes,
tournent au
noir. Et la racine,
arrosée
de sang, teint de pourpre
sombre
les mûres qui
pendent
aux branches.
74
8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
16/25
La description du tableau et le sublime
en
peinture
La mort de l'amant,
événement
nécessaire
(vrai)
d'une conclusion
erronée.
Et
les intentions qui président
à
son
accomplissement,
humaines trop
humaines, passionnelles,
tourneront
aussi à l'erreur. Son
sang,
Pyrame voulait
qu'il imprégnât l'étoffe familière
et,
dans la double mort, se mariât
à
celui de
Thisbé. Mais
le
dieu
n'a
garde
de
conjoindre
le
sang
des bœufs
égorgés
et
celui
de
la
plus belle
des filles que vit naître l'Orient.
Il
jaillit
pour
teindre
non
le
voile
déchiré mais les fruits
et
la racine de l'arbre du rendez-vous. Le rouge
mêlé
au
blanc — dans l'étrange palette de la métamorphose — produit le noir
ou le
pourpre
sombre. Mais il est vrai que ce n'est
pas
la toile
du voile qui,
tel le
tableau du peintre, porte à la vue du spectateur ce mélange, mais l'arbre, sa
racine
profonde et ses fruits,
dans
son feuillage. Métamorphose
naturelle
des
couleurs du
blanc au noir, le blanc
de
l'innocence lumineuse des
amours
heureuses
au
noir
funèbre
de
la
nuit
mortelle par le rouge
du sang humain,
et
non mélange technique des pigments
sous
le
pinceau
du peintre. Un rêve de
peintre : que
les
mixtures
colorées
soient
non
des procédés et des procédures
d'illusion
des
yeux mais
des
genèses
et
des
métamorphoses de
matières
vivantes
ou que la toile soit comme l arbre du rendez-vous amoureux
aux confins
de
Babylone — lieu où la langue universelle (universelle comme
le
blanc est la
couleur universelle parce que c'est
celle
de la lumière de
l'unique
soleil) se
dispersa
en
idiomes incommunicables,
sinon
dans
un mélange
insensé
(comme
les couleurs hétérogènes
peuvent
se mêler sans jamais
retrouver
le genre
universel
du
blanc dont cependant elles
sont issues
par analyse),
à moins que
les règles de
traduction
soient produites (à moins que l'art des mélanges de
pigments soit élaboré, tout l'art de la peinture) . Un rêve de
peintre
: que la
toile
de
peinture
soit comme l arbre — balise de la
rencontre
des amants, l'espace
producteur
d'une
métamorphose
poétique — mais
peut-être n'est-ce
jamais
possible
que
dans
la
mort
—
une
métamorphose
poétique
qui,
à
l'inverse de
la
métamorphose naturelle, soit celle de la non-couleur
(le
noir)
en
couleur
universelle (le blanc de la lumière). Tout e
malheur
des
amants du conte
est
né
d'une déchirure : la lézarde du mur qui les sépare permettant le seul passage de
leurs
voix, (voici
le
trait
ou la coupe sur le support qu'est le
tableau),
la
déchirure ensanglantée du
voile
de l'amante, non
par
l'amant retardé, mais
par
la lionne, la
bête
fauve
;
mais le mur
gardera sa
lézarde
à
l'abri
de
Babylone,
mais le
voile
déchiré ne
sera
teint que
du sang
des bœufs égorgés, et de la
déchirure du flanc de Pyrame, étroite ouverture d'un
mauvais
tuyau de plomb,
le jet de sang
ne
jaillira sur l arbre que pour changer le blanc de ses fruits
en
noir.
Et
voici
que,
mal
remise
de
sa
peur,
mais craignant
d'induire
en
erreur
son
amant, Thisbé
revient ;
des yeux et
du
cœur, elle cherche
le jeune
homme,
brûlant
de lui raconter à
quels
grands périls elle a échappé.
Elle
reconnaît
bien
les
lieux
et,
dans l'arbre
qu'elle voit,
sa
forme,
mais la couleur des
fruits
la rend
incertaine.
Elle
hésite : est-ce
bien
celui-là
?
Au jeu tragique des
erreurs
multipliées par les passions de l'espoir et du
regret, de
la crainte et
du désir,
la
métamorphose de
la
couleur brouille les
marques de
reconnaissance,
fait hésiter les signes.
Comme
elle
se le demande,
elle
voit avec terreur les soubresauts d'un
corps
sur
75
8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
17/25
Louis Marin
le
sol
baigné de
sang
;
elle recula, et,
le visage
plus
pâle que le buis,
elle frissonna
d'horreur, comme frémissent les flots lorsqu'une faible brise ride leur surface.
Mais quand, s'étant arrêtée, elle
reconnut
l'objet
de son
amour
— désespoir
de
Thisbe...
Et s'arrachant les
cheveux,
enlaçant le
corps
adoré,
elle combla
les blessures
de
ses larmes
et
mêla ses pleurs
au sang
qui en coulait ;
et collant
ses lèvres
au
visage
déjà
glacé :
« Pyrame,
cria-t-elle, quelle
disgrâce t'arrache à
mon
amour
?
Pyrame, réponds-moi ;
c'est ta
chère, si chère Thisbé qui t'appelle,
entends-
la...
»
Elle, lorsqu'elle eut reconnu son
voile
et
vu le fourreau d'ivoire sans épée :
«
Ta propre
main, dit-elle, et l'amour ont causé ta perte. Mais j'ai une main, moi
aussi,
qui
aura
le courage
d'en faire autant, et j'ai un
amour qui me donnera la
force
de
me porter ce coup. Je
te suivrai dans
la mort
et
tous diront qu'au comble
de
la
misère,
j'ai
été
la
cause
et
la
compagne
de ton trépas.
»
Mais
la découverte du
corps
à
l'agonie rétablit
dans l'immédiateté de la
douleur
la
vérité des
reconnaissances
et
celle,
narrative, des inferences
erronnées
:
voir
le voile,
voir
le fourreau sans
épée,
c'est pour
Thisbé
comprendre, uno intuitu, total simul,
toute l'histoire
dans
la
représentation
présente et c'est,
dans
le même temps, prendre la résolution décisive. Loin
d'être séparation définitive, la
mort
réunit les deux amants dans le mariage
nocturne.
«
Ecoutez,
cependant, notre
commune
prière, ô
vous
qu accable le
malheur, toi
mon
père,
vous le sien : à ceux qu'un
amour
profond, à ceux que leur dernière
heure
ont
unis, ne refusez
pas
d'être
ensemble déposés
dans
le
même tombeau.
Pour toi, arbre qui de
tes
branches ne
recouvres
maintenant qu'un seul corps
misérable, qui
bientôt
en couvriras deux, garde les
marques
du
sang
répandu,
porte
à
jamais de sombres
fruits
qui conviennent au deuil en souvenir de notre
double trépas.
»
Elle
dit,
et
après avoir
appliqué
la
pointe au
bas de sa
poitrine,
elle pesa
sur le fer
encore
tiède
de sang.
Double
et
commune
prière aux
pères
et aux dieux,
celle de
l'érection
du
monument,
double
monument
au
lieu
où se
dressaient
le
tombeau de Nimus
et
l'arbre
aux
fruits de neige, au
lieu
du rendez-vous nocturne. Son équivocité de
mort et de vie devrait, prière entendue, retrouver l unité
du sème
et conjoindre
les anticipations incertaines dans la stabilité à
jamais présente
d'un même sens.
Traces
et
marques
de
la
sombre
histoire
seront
transformées
en signes
définitifs, signes présents
à
jamais du passé révolu. « Seul le présent existe » ; le
seul
temps
existant, c'est le
présent.
Passé et futur « subsistent mais n'existent
pas du tout...
passé et
futur sont des prédicats
exprimés
par des verbes mais
ne
sont
pas des accidents actuels
du sujet-agent.
L'acte indiqué par ces
verbes
n'étant
plus
ou
pas
encore
présent, passé et futur ne
sont
que des êtres
de
raison ;
sont-ils
sans rapport absolument avec
le
présent
? Il
semble bien que
cela dépende
du sujet
percevant...
Dans
l'étendue de la période cosmique, ils
demeurent présents
au
regard de
Zeus. Ils le
sont également pour l'homme
qui
interprète les signes... Le signe présent est signe d'une chose présente et non
76
8/19/2019 MARIN, Louis. La Description Du Tableau Et Le Sublime en Peinture.
18/25
La description
du
tableau et le
sublime
en peinture
pas passée ni
à
venir. La
cicatrice
est signe,
non
pas qu'un tel a
été blessé,
mais
u
qu'il est
ayant
été blessé
;
la blessure au
cœur
n'est pas signe qu'un tel
devra mourir mais qu'il est devant mourir,
en
sorte que le
signe
présent,
saisi
par la sensation, permet
d'appréhender
le signifié, caché et invisible dans le
mode
du
présent
7.
»
Ce
signe présent
:
l'arbre,
le
tombeau,
le
tableau.
Sa prière fut
entendue
des
dieux, entendue des
pères.
Car la
couleur du
fruit
du
mûrier arrivé à maturité est noire et les restes
échappés
aux deux bûchers
reposent dans une même
urne.
UNE INTERPRETATION
STOÏCIENNE.
«
Sur
le
devant
du
tableau, l'on
voit
Pyrame
mort
et
étendu
par
terre
et
auprès de lui,
Thisbé
qui s'abandonne
à
la
douleur.
»
Poussin
choisit de
représenter de ce
conte
le moment de la découverte par
Thisbé
du
corps
expirant
de son amant — «
Elle voit, avec terreur,
les soubresauts
d'un
corps
sur le
sol
baigné
de
sang
» — et, plus précisément peut-être, l'instant de la
re-connaissance
que ce corps
est celui de Pyrame — «
Mais quand,
s'étant
arrêtée, elle reconnut l'objet
de son amour... »
— instant qu'il compose, dans
une même
présentation,
avec le mouvement de
retour
de la grotte obscure
où la
jeune fille s'était
réfugiée
à l'arrivée de « la lionne venue se désaltérer à l'eau
fraîche de la source
voisine
» .
Brève
séquence narrative entre une mort passée
et une
mort à venir,
moment du
coup de
vent qui
traverse
tout le tableau,
instant de la simultanéité des deux éclairs au ciel et de la
foudre
qui
tombe
sur
l arbre
au-delà
du
lac,
sur.
la
montagne-forteresse
dans
le
lointain.
De ce
moment
du récit introduit sur le devant du tableau,
il
faut
interroger
la
nécessité, dans l'économie générale de l œuvre de
peinture,
dans
la pensée qui
le sous-tend,
dans
l'intention «
philosophique »
qui l'anime
:
«
Sur
le devant du tableau, l'on voit... >
L'ecphrasis
poussinienne ne
cède
point en
sa dernière phrase à la
fascination
de la
référence
« historique » .
C'est
la
représentation
même
qui
génère sa description discursive : ce
qui
se
passe
près de l arbre
du rendez-vous,
au
bord
de l'eau