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Marie, mère de miséricorde Marie-Hélène Mathieu Conférence de Carême Notre Dame de Paris 20 mars 1988

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Marie, mère de miséricorde

Marie-Hélène Mathieu

Conférence de Carême Notre Dame de Paris

20 mars 1988

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Supplément au numéro 82 d'Ombres et Lumière. Nous remercions très vivement les Editions Droguet et Ardant d'avoir autorisé "Ombres

et Lumière" à publier ce texte, déjà édité dans l'ouvrage intitulé "Les conférences de Notre-Dame pour l'année mariale".

Couverture :"Vierge de Miséricorde", XIVème siècle.

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Marie, mère de miséricorde

MARIE-HÉLÈNE MATHIEU

D epuis prés de trente ans, presque chaque jour, j'ai rencontré des hommes, des

femmes dont la souffrance était souvent intolérable et sans solu-tion : parents d'enfants handica-pés, physiques ou mentaux, per-sonnes atteintes de maladie men-tale, marginaux... Beaucoup ont frappé déjà à bien des portes. En vain. A cet "Office chrétien des Handicapes"1 auquel j'appartiens depuis sa fondation, bon nom-bre viennent parce qu'ils sont attirés clairement ou confusé-ment, par le mot "chrétien" ! Vous êtes chrétiens, alors que pouvez-vous pour moi ?

A cet appel, mon cœur est serré. Oui ! Nous avons la foi !

Mais l'avons-nous assez ? Oui ! Nous avons l'espérance ! Mais va t-elle être exaucée ?

Va-t-elle être exaucée pour cette maman dont le fils de qua-rante-cinq est handicapé men-tal ? II vit avec elle parce qu'il n'y a aucun foyer pour l'accueillir. Que deviendra-t-il quand elle ne sera plus la ? La seule issue, c'est l'hôpital psychiatrique.

Dans ce cas-là, dans des cen-taines d'autres cas, notre prière sera-t-elle entendue ? Chaque jour notre équipe porte à la ten-dresse du Seigneur tous ceux qui se confient à elle. Une prière qui se traduit, faut-il le dire, par des activités concrètes : rechercher des lieux d'accueil, constituer des réseaux d'amitié, susciter et sou-

90 avenue de Suffren 75015 Paris, T. 01.53.69.44.30

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tenir des initiatives-pilotes, ap-porter quelque aide financière... Mais nos moyens sont limités. Et les souffrances, elles, sem-blent un fleuve qui ne cesse de s'écouler. Parfois la solution se présente. Parfois, on ne peut offrir que l'écoute de notre cœur : c'est bien peu pour aider a porter l'insupportable avec tou-tes les tentations de révolte ou de désespoir qui l'accompagnent.

Cette expérience si dure, mais éclairée par des rebondissements d'espérance et d'amour m'a fait oser accepter l'appel de notre Archevêque de donner un mes-sage ici-même. Et puis, cette de-mande ne m'était pas d'abord adressée ! II s'agissait, moins d'apporter un témoignage per-sonnel que de me référer au té-moignage d'une Autre.

Car elle existe, celle qui, par excellence, s'est trouvée face a des situations sans issue, et qui y a répondu par la foi et l'espéran-ce. Elle existe, celle qui, à un de-gré unique, a été la Mère qui croit contre toute vraisemblance, qui espère contre toute espéran-ce, qui aime le plus défiguré, qui aime le plus misérable dans l'échec humain. Depuis le onziè-me siècle, le Salve Regina la nomme Mère de Miséricorde, Mater Misericordiae.

Et c'est d'elle, de Marie, Mère de Miséricorde, qu'il m'est de-mande de parler. Non avec science, comme le ferait un théologien, mais comme un sim-ple témoin. Témoin de sa pré-sence auprès de nous, pécheurs, qui faisons si peu ou si mal ce que Dieu nous dit, auprès de ceux qui souffrent, "des pauvres, des prisonniers, des aveugles, des opprimés, des pécheurs", de ceux qui ont écrasés par l'épreu-ve ou égarés par le mal moral.

On pensera peut-être que là où nous voyons l'intervention de cette Mère, ce qui arrive peut s'expliquer tout simplement par l'enchainement naturel des évé-nements et par des facteurs très humains. On craint, à notre épo-que, de voir trop vite l'action de la Providence. Comme si Dieu n'agissait pas par les événements de notre vie et par les causes naturelles, mais aussi par l'inter-médiaire de Marie. Elle, qui a assuré dans le Magnificat que "la miséricorde de Dieu s'étend d'âge en âge" (Luc 1, 50). Elle éveille ainsi notre intelligence de la foi en cette miséricorde dans notre propre vie.

Ce soir, par le témoignage de ceux que je rencontre quotidien-nement, nous essaierons de dé-couvrir la compassion de Marie,

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de nous mettre à l'école de son cœur. Nous reprendrons les éta-pes de sa vie terrestre, que le Saint Père a jalonnée dans son encyclique "Redemptoris Ma-ter", où il nous dit que "Marie est celle des créatures qui connait le plus à fond le mystère de la miséricorde divine."

Nous la suivrons dans son "oui" de l'Annonciation, dans son Magnificat de la Visitation, dans sa vie cachée, dans son an-goisse lorsque Jésus est perdu. Mous la verrons attentive a tous nos besoins aux Noces de Cana. Enfin, à la Croix, s'offrant avec Jésus afin que, comme elle, nous soyons sauvés.

C'est elle que nous prions, ce soir, sous le nom qui nous enve-loppe, Notre-Dame de Paris. C'est elle qu'il nous est bon maintenant de regarder et d'écouter.

L'annonciation

L'Ange, messager du Père, demande à Marie si elle veut être la Mère du Sauveur. Mystère de joie ! En même temps, immense épreuve pour l'intelligence et pour la foi de la Vierge ! Que sera cet enfant ? Quelle sera sa destinée ?

Ici, comment ne pas évoquer ce qui se passe aujourd'hui dans

notre société occidentale, où l'avenir des enfants à naitre est devenu un des soucis lancinants qui angoisse tant de futurs pa-rents.

Parfois, dès que sa présence est connue, l'enfant conçu est considéré comme une gêne. II perturbe les projets. La joie de la naissance est comme voilée par la peur de l'avenir, pour le cou-ple, ou pour l'enfant lui-même. L'ampleur énorme de la publici-té contraceptive l'aggrave. L'en-fant n'est plus, pour un trop grand nombre, un don de Dieu. Et puis, les parents veulent un enfant selon leurs rêves. II doit être beau, intelligent, capable

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d'une brillante carrière... Sans doute, ce n'est pas la si-

tuation universelle. De plus en plus, on rencontre des jeunes foyers pour qui le mariage chré-tien retrouve sa résonance de bénédiction. Pour eux, un élan d'espérance vient consacrer l'at-tente d'une nouvelle naissance.

Et pourtant ! Même en ces cas, la joie de donner la vie peut être assombrie, des moyens scientifiques récents existent. Nous les connaissons. Ils décè-lent le risque d'un handicap des les premières semaines de la vie, dans le sein de la mère. J'ai vécu dans la confidence de mamans qui savaient que l'enfant qu'ils attendaient risquait d'être atteint d'un handicap léger ou grave. C'est une angoisse difficilement soutenable. De telles souffrances ne peuvent s'oublier. Celle-ci, par exemple.

Jean-François et Christine at-tendent un premier enfant. En raison de l'âge de Christine, le médecin conseille avec insistance une analyse de liquide amnioti-que. II précise que s'il y a une anomalie, il faudra procéder à une interruption de grossesse. Car aucune thérapeutique n'est actuellement possible et, dit-il, "vous ne pouvez envisager la naissance d'un enfant handicapé".

Les parents nous appellent. lis ne demandent pas un conseil. Ils demandent que l'on prie pour eux. Par-delà l'angoisse, par-delà le déroulement d'un avenir dont la seule évocation bouleverse, le témoignage de la foi de Marie nous est ici présent. Marie, à qui le Seigneur propose que la conception d'un enfant se fasse en elle, par le mystère inouï de l'opération même de l'Esprit de Dieu, Marie répond par un acte de foi et d'espérance. Elle laisse-ra même au Seigneur le soin d'éclairer Joseph.

Dans une extrême pauvreté, elle enfantera le Sauveur du monde. Elle entendra cette deuxième annonciation qu'est la prophétie du vieillard Siméon : "Cet enfant sera un signe en butte àla contradiction et toi même un glaive te transpercera le cœur" (Luc 2, 35). Marie connaîtra la fuite devant ceux qui veulent tuer Jésus et la douleur du massacre des Inno-cents. Pourtant, elle croit chaque jour que ce Fils vient de Dieu, mais sans savoir ou la mène ce chemin sur lequel Dieu la con­duit.

Jean-François et Christine se trouvent devant une autre épreu-ve. Mais c'est la foi même de Marie qui leur est demandée. Vont-ils croire que celui qui

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grandit dans le sein de sa maman est déjà une personne choisie depuis l'éternité pour aimer et être aimée, qu'elle soit très douée ou gravement limitée ?

Mère de Miséricorde, Marie, depuis cet univers invisible où elle est si proche, si présente, ne peut-elle vraiment infuser douce-ment son amour de mère, de mère d'un Fils au destin unique et d'abord inconnu, de mère d'un Fils crucifié et ressuscité ? Jean-François et Christine ont accepté d'avance l'enfant tel qu'il sera. II est né handicapé. Ils nous ont écrit quelques mois après la naissance: "Nous n'avons pas eu le courage de reprendre contact avec vous plus rapidement. Nous étions si meurtris, mais, jour âpres jour, nous nous sentons appelés par la fragilité de notre tout-petit à une sura-bondance de tendresse. Nous avons eu foi en Marie aux heures de l'attente. Cet enfant est aussi le sien. Nous avons confiance qu'elle le gardera sans cesse, qu'elle nous guidera et nous sou-tiendra pour qu'il progresse selon le cœur de Dieu. La présence de toute notre famille autour de lui est comme le signe qu'elle ne nous abandonnera pas".

*

Marie, Mère de Miséricorde, donne-nous la grâce du "oui" ;

du "oui" à l'enfant tel qu'il est, qui grandit pour l'éternité au long de toute une vie et qui nous est confie des sa conception.

Donne-nous, Marie, d'ouvrir notre cœur au dessein du Père, qui souvent bouleverse nos pro-jets humains, comme il a boule-versé ta vie.

Donne-nous, Marie, d'accueil-lir l'inquiétude et parfois l'an-goisse des parents, de trouver les paroles qui apaisent et les gestes qui soutiennent.

Donne aussi, Marie, oui, don-ne aussi à celles et a ceux qui n'ont pas eu la force et la confiance de Jean-François et Christine de recevoir la miséri-corde qui se tient tout près d'eux.

La Visitation Aussitôt après l'Annonciation,

saint Luc nous dit que Marie se hâte de rendre visite a sa cousine Elisabeth.

Par l'Ange Gabriel, elle sait qu'Elisabeth, méprisée parce qu'elle était stérile, a conçu un fils dans sa vieillesse. L'Ange l'avait dit à Marie: "Rien n'est im-possible a Dieu" (Luc 1,37). Evidemment, on peut s'attacher a l'aspect tout a fait extraordi-naire de la rencontre de ces deux femmes, l'une en qui habi-

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te le Fils de Dieu, l'autre encein-te aussi de façon miraculeuse. Mais, je voudrais, bien davanta-ge, évoquer cette visitation sous son aspect le plus banal et quo-tidien : rendre visite, se déplacer pour porter l'aide, le réconfort, la joie. Car le cantique du "Magnificat" qui jaillit du cœur de Marie, c'est le cantique du bonheur.

Chacune de nos visites, de nos rencontres peut être un mo-ment unique lorsque la confian-ce en Dieu et son amour les ins-pirent ; le silence d'un regard, le signe ou la parole d'affection peut apporter l'instant de joie, l'instant qui peut agir sur une vie entière. Parfois aussi, sans que nous nous y attendions, ceux que nous visitons, nous rendent la paix, l'espérance et nous réin-troduisent dans ce mystère du "Magnificat".

C'est un tel moment qu'a évoqué, devant nous un jour, dans une rencontre "Foi et Lu-mière"1 Mariangela Bertolini, une amie de Rome, qui veut que je rappelle un souvenir qui n'est pas le mien mais le sien.

Elle est venue a Lourdes ! Mais entraînée, moralement "tirée" par son mari, qui désirait conduire à la grotte de Massa-

bielle, leur petite fille de sept ans, Maria-Francesca. Profondé-ment handicapée, marquée dans son corps et son esprit, elle ne donne que quelques rares signes de connaissance.

Mariangela a accompagné son mari et sa petite fille à Lour-des, mais ce n'est pas sa visite. Elle suit les siens, voilà tout. Car son cœur est fermé. Depuis la naissance de Maria-Francesca, la révolte ne la quitte guère. Aussi, devant la grotte, sa prière res-semble à celle de Job lorsqu'il se répand en reproches contre Dieu (Jb 10, 17). Elle dit en substance a la Vierge Marie: "Tu ne peux pas me comprendre. Ca ne t'est pas arrivé à toi. Et puis tu es trop loin : tu ne peux pas m'aider."

1 Foi et Lumière international 3, rue du Laos 75015 Paris - T + 33 1 53 69 44 30

Mariangela et sa fille Maria-Francesca

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Mariangela ajoute, en regar-dant quand même la statue de la grotte: "Mais si tu le peux, fais quelque chose pour moi". C'est dit plutôt que cru. Ce n'est pas es-péré. A peu près au même mo-ment, une personne qui les a remarquées, elle et son enfant, s'approche et tend un papier. Mariangela le glisse dans sa po-che.

De retour à l'hôtel, l'incident lui revient à l'esprit. Elle lit : "Si vous le voulez, madame, venez ce soir à une rencontre de parents d'enfants handicapés, à la maison des pèlerins". Mariangela ne désire pas y aller. Plus, elle le redoute. Son mari, au contraire, la supplie. Pour lui faire plaisir, elle va faire cette nouvelle "visite", le cœur tou-jours aussi sec. La voilà, dès l'en-trée, mêlée à un groupe de pa-rents, à leurs enfants, presque tous profondément marqués d'un handicap.

La réunion commence. Les parents exposent leurs diffi-cultés, comment ils se sont sou-tenus, comment ils s'entraident. Certains osent dire que leur en-fant a approfondi leur existence, lui a fait prendre un autre sens. Ils l'ont aimé, aimé dans sa pau-vreté, dans ce qu'il a d'unique. Une maman -il s'agit de Marie-Françoise Heyndrickx- assure

que jamais son cœur ne se serait ouvert aux autres si elle n'avait pas eu cet enfant "pas comme les autres". Elle parle aussi d'une joie secrète à travers sa peine, une joie d'aimer... Tout cela, Ma-riangela l'écoute. Mais il lui sem-ble qu'il s'agit d'un autre univers, d'un énorme malentendu. Elle écoute, oui, mais sans rien com-prendre.

À la fin, tous entonnent le "Magnificat". Presque malgré elle, Mariangela chante aussi. II lui faut prononcer : "Le Seigneur fit pour moi des merveilles". Elle l'ar-ticule avec lassitude, puis sans qu'elle sache ni comment, ni pourquoi, elle sent que son cœur s'adoucit. Elle chante plus fran-chement à l'unisson des autres :

"Il disperse les superbes, Il élève les humbles, Il comble de bien les affamés, Renvoie les riches les mains vides (Lc 1, 52). Cette fois, elle ne chante plus.

Elle comprend. Elle pleure. Cela ne lui était plus arrivé depuis la naissance de sa fille. Elle pleure parce qu'elle vient de retrouver sa foi. C'est vrai : "Dieu élève les humbles". Elle vient de compren-dre que "Sa misericorde s'etend vrai-ment d'age en age" (Luc 1, 50). Elle vient de la recevoir, et c'est pour toujours.

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Elle regarde sa petite fille meurtrie, souffrante. Elle recon-nait soudain en elle, ce à quoi elle n'a jamais songé, le visage de Jésus. Maria-Francesca lui ap-porte le mystère de la Rédemp-tion. Elle est devenue présence de Dieu, source de vie, comme une porte d'entrée dans le royau-me de Dieu, le royaume des Béa-titudes.

La vie cachée

Quand la Sainte Famille se fixe à Nazareth, commence la vie cachée de l'Emmanuel, du Dieu habitant parmi nous. Pour Marie, dans la joie de cette inti-mité, "II n'est pas difficile d'observer, comme le souligne Jean-Paul II, une certaine peine du cœur, rejoignant une sorte de "nuit de la foi" (R.M. n° 17).

Sans doute, "Jésus croissait en taille, en sagesse et en grâce" (Lc 2, 52). Marie et Joseph savent par la foi, que l'enfant qu'ils élèvent, est le Fils de Dieu. Mais ce qu'ils font est si petit, si humble, si monotone que la disproportion des gestes quotidiens et de leur dimension invisible est incom-mensurable. "II doit régner éternelle-ment" a dit l'Ange de l'Annoncia-tion (Lc 1, 32), et là, il faut pré-parer les repas, faire le ménage, laver le linge, fabriquer meubles

et charpentes, accueillir les voi-sins. Et cela pendant tant d'an-nées... Mystère de foi que tous les parents sont appelés à vivre à leur manière. C'est dans une lon-gue patience et dans la miséri-corde que le tout petit bébé va devenir un enfant, un adoles-cent, un adulte capable de don et d'amour.

Chez un enfant handicapé- que le handicap soit physique ou mental- les progrès sont lents ou rares. Ils peuvent parfois s'effa-cer dans une régression inexpli-cable.

Ici plus encore Mère de Misé-ricorde, Marie nous aide à dis-cerner entre le souci d'efficacité,

Les progrès sont lents

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légitime à sa manière, et ce que l'on pourrait appeler en entrou-vrant la porte de la maison de Nazareth, l'efficacité invisible de la grâce dans le cœur de tant de parents.

Camille l'écrit : "Loïc, qui a dix-huit ans, se comporte comme un enfant de douze mois : je dois le nourrir, le changer dix fois dans la journée, chan-ter, danser, jouer avec lui, le prome-ner... Toute ma journée... Toutes ces années, Et pourquoi ? Pourquoi, puis-que mon garçon ne grandit pas, pro-gresse si peu. Mais, j'en suis sûre, cha-que geste, chaque effort, les miens, ceux des éducateurs, si petits, si modestes soient-ils, mènent Loïc sur le chemin de Vie : Dieu. Voilà mon Espérance".

N'est-ce pas la miséricorde de Marie qui a suscité tant d'initiati-ves au service de ceux qui sont dans la faiblesse, dans petitesse ? C'est elle, disent Jean et Lucette Alingrin, qui a inspiré la création de l'œuvre "Emmanuel". Par cette œuvre, près de huit cent familles ont ouvert leur foyer à un petit enfant blessé d'un han-dicap que ses propres parents ne se sont pas sentis la force de prendre en charge.

L'efficacité invisible de cette vie cachée avec le plus démuni, le plus pauvre, guide les Petites Sœurs de Jésus, celles de Mère Teresa, les Chiffonniers d'Em-

maüs, l'œuvre toute récente "Mère de Miséricorde" et, depuis beaucoup plus longtemps, les Petites Sœurs des Pauvres et tant d'autres. Je pense aussi aux com-munautés de l'Arche dont j'au-rais pu vous parler longuement puisque j'ai la grâce d'être très proche d'elles. Des adultes ayant un handicap mental, et souvent aussi des blessures affectives, vivent en foyers avec de jeunes assistants. Jour après jour, com-me à Nazareth, comme dans une famille, l'important est moins de faire des choses que "d'être en-semble" dans la confiance mu-tuelle...

"Pour durer" dans ce quoti-dien, me disait une assistante, la présence de Marie et son exem-ple, dans la vie cachée de Naza-reth, me sont nécessaires. Sinon, je serais tentée par de grandes choses plus apparentes. Quand je fais manger Jérôme, très pro-fondément handicapé, je sais que je prends soin de Jésus. Jésus lui-même nous l'a dit : "Ce que vous avez fait à l'un de ces plus petits, c'est à moi que vous le faites" (Mt 25, 40).

Jésus perdu et retrouvé

En cette vie cachée, Marie se laisse conduire par Dieu. Elle le

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leur appartient pas, qu'il doit aller a "ses" affaires, aux affaires de son Père.

Mais la rupture est tellement plus dure lorsque nos enfants nous quittent pour prendre un chemin radicalement divergent. Récemment des parents sont venus me voir. Leur fille était entrée dans une secte. Leur an-goisse était intense, ne sachant même pas où la chercher. "Pourquoi a-t-elle fait cela ? Ne som-mes-nous pas plus ou moins responsa-bles de son départ ? N'avons-nous pas été trop possessifs, ou trop permis-sifs ?" D'autres jeunes s'évadent dans la drogue, les pratiques sexuelles de toutes sortes, la marginalité. Dans d'autres cas, les enfants sont encore présents de fait dans la famille, mais ils s'en sont écartés intérieurement. La rupture est spirituelle, mais elle n'en est pas moins réelle.

Que faire, alors que nous ne pouvons plus rien... Sinon lais-ser le jeune à sa liberté, en lui gardant tout notre amour, dans l'espérance profonde que l'Es-prit Saint est à l'œuvre dans son cœur. Marie, si puissante, et tou-te aimante, veille sur lui, à notre place. Elle soutient notre atten-te. Elle nous rappelle que l'heure de Dieu n'est pas l'heure de nos impatiences.

croit, ses chemins d'ombres ou de lumière sont toujours les che-mins de la miséricorde. Mais lorsque le chemin s'arrête...

Joseph, Marie et Jésus sont allés comme chaque année en pèlerinage à Jérusalem. Les fêtes sont terminées. Marie retourne à Nazareth avec les femmes, Jo-seph, selon l'usage, avec les hommes. Chacun croit Jésus dans l'autre groupe. Au soir du premier jour seulement, ils s'in-quiètent et le cherchent. Les heures passent, l'angoisse monte. Ils retournent à Jérusalem. En-fin, le troisième jour, ils le re-trouvent dans le Temple, au mi-lieu des Docteurs, les écoutant et les interrogeant. A la question de sa mère :"Pourquoi nous as-tu fait cela ?", II répond : "Ne savez-vous pas que je dois etre aux ffaires de mon Pere ?" (Lc 2, 48-49).

Comme Marie et comme Jo-seph, tout père et toute mère connaît ces moments de rupture avec son enfant, cette rupture est nécessaire pour que le jeune prenne son autonomie. Cela ne va pas sans affrontement, sans crise. C'est comme un second enfantement qui dure parfois des années. Avec beaucoup de souffrances, de déchirements. Les parents prennent de plus en plus conscience que l'enfant ne

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D'autres parents ont un en-fant handicapé mental. Ils se trouvent, parfois sous un tout autre aspect, face au mystère de sa vie intérieure. Limité dans son intelligence, cet enfant ne l'est pas dans son intimité avec Dieu. C'est Dieu qui l'a aimé le premier.

L'enfant est doué d'une âme spirituelle qui lui permet, par delà tous les conditionnements physiques, de dire "oui" ou "non" à l'amour de Dieu.

Tel enfant, qui ne manifeste presque aucun signe de relation, rayonne d'un merveilleux souri-re lorsqu'on le fait communier au Précieux Sang. Parfois, nous avons ainsi des signes de la communication avec Dieu, et c'est une grâce que le Seigneur nous accorde. Le plus souvent, c'est dans l'invisible et le mystè-

re de la foi que nous croyons l'amour de Dieu présent au plus profond du cœur, et l'Esprit-Saint sans cesse à l'œuvre en lui.

D'autres personnes moins handicapées peuvent "dire quel-que chose" de leur foi.

François a treize ans. II ne sait ni lire ni écrire, mais il comprend bien des choses. Le jour de sa première communion, il exulte. Apres la messe, son parrain commente l'événement : "C'était vraiment une belle cérémonie. Domma-ge que le pauvre petit n'ait sans doute rien compris." Les yeux de la ma-man s'emplissent de larmes. François dit alors simple-ment :"T'en fais pas, Maman, Dieu m'aime comme je suis".

Les parents, les prêtres, les catéchistes spécialisés vous cite-raient des centaines de mots qui nous font dire : "Père, je te bénis d'avoir caché tes mystères aux sages et aux savants, et de avoir révélés aux tout-petits." (Lc 10, 21).

*

Si nous ne comprenons pas où en sont nos enfants, pourquoi ils nous quittent, si nous nous po-sons des questions sur leur capa-cité de rejoindre Dieu, il ne faut pas que notre intelligence s'en étonne, ni que notre cœur déses-

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père. Lorsque Jésus dit à ses pa-rents : "Ne savez-vous pas que je dois aux affaires de mon Père ?", saint Luc, qui fut probablement le confident de Marie, ajoute : "Mais, eux (Joseph et Marie) ne comprenaient pas la parole qu'il venait de leur dire" (Lc 2,48-50).

Ils n'ont pas compris, mais ils ont gardé confiance dans le des-sein de Dieu sur leur enfant.

Les noces de Cana Cette confiance en la puissan-

ce de son Fils, Marie la manifes-te aux noces de Cana. Cet épiso-de est doublement prophétique. D'autre part, Marie contribue au commencement des signes qui

révèlent la puissance divine de son Fils. Mais aussi, et là encore, Jean-Paul II y insiste, l'événe-ment exprime le sens nouveau de la maternité de Marie (R.M. n°21). Pour la première fois à Cana, cette maternité apparaît comme sollicitude pour les hom-mes, comme médiatrice de l'amour de Jésus, comme relais maternel de miséricorde. Le récit est tout simple. Une noce. Un repas. On n'a pas du voir assez grand. Au milieu du repas, il n'y a plus de vin.

Et Marie prévient le moment difficile en disant à son Fils :"Ils n'ont plus de vin" et à ceux qui ser-vent :"Faites tout ce qu'Il vous di-ra" (Jn 2, 3). En disant cela, elle désigne son Fils. La suite, tous nous la connaissons.

Gérard et Camille Proffit aussi la connaissaient. Ce jeune couple de cultivateurs n'en était pas moins privé du vin de Cana, du vin de la fête et de l'amitié. On avait refusé d'inscrire au pèleri- nage de leur diocèse à Lourdes leurs deux enfants handicapés profonds. De bonne foi, les or-ganisateurs pensaient que ces enfants ne comprendraient rien à cette démarche, et que leur pré-sence perturberait les pèlerins.

Camille et Gérard ne renon-cent pas pour autant. Avec leurs

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enfants, ils se rendent a Lourdes par leurs propres moyens. Mais il n'y a pas de place pour eux. Pas de place à la salle a manger de l'hôtel ! On leur sert leur repas dans leur chambre. Leurs en-fants gêneraient les autres convi-ves. A la grotte, aux offices, des regards, des chuchotements. "Quand on a des enfants comme ceux- la, on les laisse a la maison ; ou bien on reste chez soi". Ces réflexions, Camille et Gérard les ont enten-dues. Ils reviennent de Lourdes non pas consolés, mais blessés plus qu'avant, plus qu'avant de tenter leur pauvre pèlerinage.

Avec Jean Vanier et avec quel-ques parents, nous avions reçu la confidence de la déception de Camille et de Gérard. C'est, je le crois, Marie elle-même qui nous a inspirés alors d'organiser un vrai pèlerinage précisément pour ces personnes blessées d'un han-dicap mental, enfants ou adultes accompagnés de leurs parents et de leurs amis, surtout de jeunes. Notre but était clair. Nous ne voulions pas d'un pèlerinage pour les personnes handicapées, mais avec elles. Nous ne voulions pas demander à Marie la guérison des handicaps mais la guérison des cœurs : que les personnes dites normales découvrent vrai-ment que les pauvres sont le tré-

sor de l'Eglise. Et j'entends en-core Monseigneur Stéphane Desmazières, alors évêque de Beauvais, nous dire -c'était un 8 décembre- les paroles mêmes de la Vierge Marie aux serviteurs de Cana : "Faites tout ce qu'il vous di-ra" (Jn 2, 5). II donnait ainsi à notre petite espérance l'encoura-gement de l'Eglise. Marie nous gardés pendant toutes ces années de préparation dans la confiance pour tenter l'entreprise qui, sous bien des aspects, pouvait paraître insensée. "Remplissez les six jarres d'eau" (Jn 2,8). Le Seigneur sera là.

Et c'est l'explosion qui fut le point de départ totalement im-prévisible du mouvement inter-national Foi et Lumière. Au jour de Pâques 1971, dans la cité de Marie, la foule souffrante de douze mille personnes dont qua-tre mille ayant un handicap men-tal, venues de quinze pays, deve-nait une seule, une immense fa-mille qui priait, qui chantait. Des

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journées de grâce et de paix, avec ces conversions des cœurs que nous avions tant espérées.

Des parents pour la première fois ont accepté leur enfant, dé-couvert sa beauté cachée, com-pris que la joie et la douleur pouvaient coexister. Des jeunes ont découvert leur vocation au-près des personnes handicapées. II y eut surtout ce courant indi-cible d'allégresse chez les per-sonnes handicapées. Ces person-nes si souvent marginalisées, plus ou moins rejetées, étaient devenues le cœur d'un pèlerina-ge, le cœur de la ville de Lour-des, le cœur de l'Eglise.

Apres ces jours bénis, les pè-lerins ont continué de se retrou-ver en petites communautés. Beaucoup ont essaimé. Foi et Lumière grandit maintenant dans quarante-cinq pays des cinq continents. C'est la réponse de la Mère de Miséricorde au foyer de Camille et Gérard, à bien d'au-tres parents dans la peine, à tant de personnes handicapées dans la solitude. L'essentiel pour les membres de ces communautés est de créer des liens de plus en plus profonds par la prière, les célébrations, le partage des far-deaux ; de rejoindre ceux qui encore isolés et de répondre à l'appel de Jean-Paul II: "Prenez

place au cœur de l'Eglise (message aux responsables de Foi et Lu-mière, 22 mars 1984).

*

O Marie, Mère de tendresse, attentive à tous nos besoins, mê-me à celui du vin des noces, re-garde ceux qui manquent de l'es-sentiel : la joie d'aimer et d'être aimés.

Depuis des siècles, Marie, tu as suscité tant d'initiatives au service des plus démunis. Au-jourd'hui plus que jamais, donne à tous ceux que Jésus appelle, l'humilité et l'audace pour susci-ter des communautés d'amour et de paix pour les pauvres, les pe-tits, ceux qui sont éprouvés.

Au pied de la croix

Le miracle de Cana annonce le Golgotha. A Cana, l'heure du Seigneur pas encore venue. A Cana, Marie sollicite son Fils pour ceux qui sont là. Au Gol-gotha, Jésus lui-même donne sa mère à l'humanité toute entière. En disant : "Femme, voici ton fils" (Jn 19, 26). Jésus désigne Jean. Mais il ne s'agit de lui seul. Avec toute la tradition, le conci-le Vatican II appelle Marie : "Mère du Christ et Mère des hom-

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mes". Elle est vraiment la mère de l'immense foule des baptisés, de tous ceux qui, selon l'eau, le sang, le désir, sont et seront membres de ce corps dont Jésus est la tête.

Alors que prés de la croix de Jésus, Marie se tenait debout, elle accomplit en plénitude sa voca-tion de Mère de Miséricorde. Au Golgotha, on découvre sa place unique dans toute l'histoire du salut.

Cette place unique, nous l'évo-quons chaque fois que nous di-sons l'Ave Maria, quand nous lui

demandons de prier pour nous "Maintenant et à l'heure de notre mort" comme elle était là à l'heu-re de la mort de Jésus. Chaque fois que nous prononçons ces paroles, même si nous n'y pen-sons pas clairement, la Vierge Marie, elle, les entend. La Mère de Miséricorde veille sur le des-tin de chacun et il ne nous est demandé que de lui laisser la porte ouverte de notre cœur, la porte de notre "oui".

Par ce "oui", on se livre à son action. Elle nous appelle à lui ressembler, en particulier dans sa

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compassion auprès de Jésus sur la croix. Là, elle ne peut appa-remment rien, mais elle sait que c'est l'heure de son Fils. Elle vit intensément avec lui, elle s'offre avec lui pour que l'œuvre du Pè-re s'accomplisse. La vraie com-passion, c'est de communier avec l'autre à l'heure de la souf-france, c'est de l'aider à la vivre par l'offrande, la prière, la confiance. Cela nous est deman-dé alors que la tentation est vive, étant près de ceux qui souffrent, de nous replier sur notre propre peine. Nous l'avons tous éprou-vé.

Marie est là aussi "quand tout est accompli" (Jn 19, 28) et que Jésus expire sur la croix. Elle a connu ce moment où il n'y a plus d'espérance humaine. Elle a tenu dans ses bras son enfant qui venait de mourir, son corps cou-vert de sang et de crachats. Les apôtres ont fui. Ils n'attendaient plus rien. Leur existence n'a plus de sens. Apparemment, c'est l'échec, l'échec total.

Souvent, je pense au mystère du Samedi Saint, à Marie qui, dans la douleur, dans la nuit de la foi, garde confiance. Nous, nous savons que l'aurore de Pâ-ques est toute proche, que la jeu-ne Eglise va sortir vivante du cœur transpercé de Jésus. Marie,

elle, doit espérer contre toute espérance. Avec des parents, des personnes qui n'attendent plus rien, j'essaie de rejoindre le cœur de Marie dans le silence du Sa-medi Saint, d'y déposer nos dou-tes, nos peurs. A elle qui est dans la lumière, je demande de mar-cher avec nous, pour nous sortir de notre nuit, pour nous donner de croire qu'après avoir été ense-velis dans la mort de Jésus, nous ressusciterons avec Lui ; plus, "qu'en Lui nous sommes déjà ressusci-tés" (Eph 2, 6).

Marie est dans la lumière. Corps et âme dans la gloire du ciel. Par le mystère de son As-somption, elle nous assure de la victoire de la croix, de la victoire du pardon, de la victoire de l'amour, déjà, aujourd'hui, pour chacun de nous, selon notre foi.

Et maintenant, Marie, conduis-nous à ton Fils. Qu'il guérisse nos blessures. Qu'il pardonne nos fautes. Qu'il change nos cœurs de pierre en cœurs de chair. Qu'il nous rende capables d'ai- mer avec un cœur doux et hum-ble comme le sien, plein de compassion. Oui, que par Jésus, nous devenions, à notre tour, des hommes et des femmes de compassion, miséricordieux comme notre Père est miséricor-dieux.

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La sollicitude de Marie pour les hommes

Jean-Paul II

M arie est présente a Cana de Galilée en tant que Mère de Jésus et il est significatif qu'elle contribue au "commencement des signes" qui révèlent la puissance messianique de son Fils: "Or il n'y avait plus de vin. La

Mère de Jésus lui dit: 'Ils n'ont pas de vin'. Jésus lui dit: 'Que me veux-tu femme ? Mon heure n'est pas encore arrivée". Dans l'Evangile de Jean, cette "heure" signifie le moment fixé par le Père où le Fils accomplit son œuvre et doit être glorifié. Même si la réponse de Jésus à sa Mère paraît s'entendre comme un refus (surtout si l'on considère, plus que la question, l'affirmation est tranchante: "Mon heure n'est as encore arrivée"), Marie ne s'en intéresse pas moins aux servants et leur dit: "Tout ce qu'il vous dira, faites-le". Jésus ordonne alors aux servants de remplir d'eau les jarres, et l'eau devient du vin meilleur que celui qui avait été d'abord servi aux hôtes du banquet nuptial.

Quelle entente profonde entre Jésus et sa Mère ! Comment pénétrer le mystère de leur union spirituelle intime ? Mais le fait est éloquent. II est certain que dans cet événement se dessine déjà assez clairement la nouvelle dimension, le sens nouveau de la maternité de Marie. Elle a un sens qui n'est pas exclusivement compris dans les paroles de Jésus et les divers épisodes rapportés par les Synoptiques. Dans ces textes, Jésus entend surtout opposer la maternité relevant du seul fait de la naissance à ce que cette "maternité" (comme la "fraternité") doit être dans le cadre du Royaume de Dieu, sous le rayonnement salvifique de la paternité de Dieu. Dans le texte johannique, au contraire, par la description de l'événement de Cana, se dessine ce qui se manifeste concrètement comme la maternité nouvelle selon l'esprit et non selon la chair, c'est-à-dire la sollicitude de Marie pour les hommes, le fait qu'elle va au-devant de toute la gamme de leurs besoins et de leurs nécessités.

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