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MANON, DITE LA SAUTERELLE
Sportive et décidée, Manon s'est elle-même surnommée « La
Sauterelle » à cause de sa haute taille, de son appétit d'ogre -elle
adore les gâteaux aux pommes - de ses longues jambes et surtout
de sa passion pour le saut à l'élastique. Elle pratique de nombreux
autres sports : varappe, voile, ski...
La tignasse flamboyante, le visage piqueté de tâches de rousseur
qui foncent au soleil, Manon est dotée d'un esprit caustique et son ami
Nif-Nif fait souvent les frais de ses plaisanteries. Téméraire et autoritaire, elle
prend rapidement, dans les situations délicates, les décisions qui s'imposent.
Manon est fille unique. Elle fréquente assidûment la piscine de son quartier où
elle emmène Mes-Nattes, son mainate, roulé dans une serviette éponge comme
un poulet dans une feuille de chou. Manon déteste les exposés et les cours de
dessin. De caractère un peu chatouilleux, elle ne supporte pas d'être contredite
et se rebelle contre toute forme d'autorité. Mais elle adore ses parents, même
s'ils ne font pas toujours ses quatre volontés.
Louis, DIT SATURNE
Petit Einstein à lunettes, Saturne, né un 29 février, a su
garder une parfaite modestie malgré ses connaissances
encyclopédiques. Véritable puits de science, il
feuillette des manuels de géométrie comme d'autres
des bandes dessinées et possède un télescope à l'aide
duquel il scrute continuellement le ciel, quand il ne se
plonge i pas dans de savants entretiens avec son
oncle, ingénieur en statistiques.
Saturne est presque toujours tout seul à la maison. Sa petite sœur de trois ans est
élevée par sa grand-mère. Ses parents voyagent, pour leur
travail, dans le monde entier.
Le solitaire Saturne sait préparer ses repas et laver son linge. En outre, il a lu tous les
romans policiers parus en France à ce jour.
Saturne adore ses trois amis, Manon, Nif-Nif et Mes-Nattes. Leur amitié et l'agence
de détectives des Massachusetts, qu'ils ont fondée ensemble, lui ont permis de
surmonter sa solitude. Il projette même de s'inscrire plus tard en faculté de droit afin
de créer une agence officielle.
V I V I E N , D I T N I F -N I F
Le raffiné, le blond, le distingué Nif-Nif ne sort jamais sans un
peigne et un miroir de poche dans lequel il peut à tout moment
mirer ses beaux yeux verts.
Nif-Nif a ainsi été surnommé par Manon à cause de sa passion
pour les vêtements I de la marque Naf-Naf. Il ne supporte pas , /
le laisser-aller vestimentaire. En secret, il aimerait
que Manon troque ses jeans et ses sweat-shirts contre de longues
jupes et des chemisiers en soie. Impatient et quelque peu égoïste, Nif-Nif
est cependant un grand ami de Mes-Nattes qu'il apprécie pour la belle couleur noire
de son paletot de plumes et le jaune vif de son bec.
Nif-Nif n'est pas un foudre de guerre; il est même assez froussard. Il craint par-
dessus tout la pluie, la boue, la sauce tomate et tout ce qui risque de tacher ses
habits. Il fréquente le même collège que Saturne et Manon. Mais ils se connaissent
depuis de nombreuses années puisqu'ils étaient déjà ensemble à l'école maternelle.
Poète en herbe, Nif-Nif vient en outre de s'attaquer à une histoire policière qui se
déroule dans le milieu de la mode.
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MES-NATTES, LE MAINATE
Élégant, mais pas téméraire, Mes-Nattes le mainate
a le bec orangé et un magnifique plumage noir. On
peut dire que son ramage se rapporte à son plumage
puisqu'il a la voix plus aiguë qu'un sifflet de
locomotive et qu'il est bavard comme deux pies.
Mes-Nattes vit chez Manon à laquelle] il doit son
prénom. En effet, chaque fois qu'il picore les nattes
rousses de Manon, les prenant i sans doute pour des épis de maïs dorés, ^%\
Manon agacée secoue la tête en criant : « Mes nattes ! Mes nattes ! »
La toute petite enfance de Mes-Nattes reste mystérieuse. En effet, Manon l'a
trouvé, ruisselant et transi, sur une aire de jeux de l'autoroute du Soleil, un
peu avant Lyon. Il grelottait, perché sur un toboggan.
Espiègle, imaginatif, grand raconteur d'histoires malgré son jeune âge (le
vétérinaire lui donne un an environ) et grand amateur de graines de tournesol
salées qu'il crache à la figure des passants, Mes-Nattes est une excellente
recrue pour les Massachusetts.
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- 4 -Depuis la botte de paille où je suis assise, je vois très bien onduler le dos
pelucheux roux et blanc des vaches de mon oncle. Vive la campagne. J'ai
transporté ici, au grenier, le petit bureau qui était dans ma chambre. Tu
ne peux pas savoir comme on est bien dans une ferme. Derrière moi,
ma tante a disposé des moules pleins de pâte à brioche. La pâte est en
train de lever. Cela sent terriblement bon. Je ferais volontiers mes
devoirs ici, l'hiver, en compagnie des brioches, des bêtes, des
montagnes et de quelques mouches bleues qui n'ont pas l'air
méchant et se posent sur ma feuille de papier. Peut-être pour me dire
que j'écris mal, que mes lettres ressemblent à des pattes de mouche !
Trêve de plaisanterie, concentre-toi parce que j'ai une histoire
extraordinaire à te raconter. J'ai retrouvé Ludo et Cyrille, mes cousins,
qui sont au collège à Grenoble. A la fin de l'année, là, juste en juin,
leur prof d'histoire a apporté en classe son album de timbres. Une
merveille, paraît-il. Il possédait un exemplaire rarissime du timbre
bistre-jaune qui représente l'empereur Louis Napoléon. Il coûte, tu ne
vas pas me croire, 230 000 francs. Inconcevable, n'est-ce pas ?
Pendant l'interclasse, l'album de timbres est resté sur le bureau. Et
quand le prof est revenu, disparu Louis Napoléon, pfuitt les 230 000
francs. Aucun autre timbre n'a été volé. Je dis bien volé et pas envolé.
Cyrille croit savoir qui a commis ce vol. Manque de chance, le voleur est
un des frères Danglars et ce sont des jumeaux. Bien sûr, Cyrille ignore si
c'est Eric Danglars ou Frédéric Danglars qui a piqué le pactole. Il faut te
dire que s'ils se ressemblent comme un flocon ressemble à un autre
flocon, ils ont des caractères très différents. Eric est doux comme un
agneau et Frédéric est une brute. C'est ce que m'en a dit Cyrille. Il n'ose
pas dénoncer sans preuve. S'il se trompe, il risque de blesser le gentil
Eric ou de se faire arranger le nez par ce rustre de Frédéric. Alors il s'est
tu. Frédéric a vraiment très mauvaise réputation. Il paraît que l'année
dernière, il s'est carrément battu contre un élève de troisième et l'a mis
K.O. Eric, lui, est bon élève et apparemment sans histoires.
Le prof est dans l'état que tu imagines. Ce timbre était un héritage, il allait
le vendre pour faire construire sa maison. En voilà un qui n'aura pas de
vraies vacances cette année.
Le prof a interrogé tous les élèves, un par un. Les soupçons se sont
d'abord naturellement portés sur Charlie, un garçon qui rackettait les
élèves de sixième. Tous les lundis, il leur demandait d'apporter vingt
francs. Il attendait les sixièmes au gymnase où le prof de gym
heureusement l'a surpris. Un racketteur de moins. Mais ce n'est pas lui. Il a
un alibi en béton. Pendant l'interclasse, il était chez le proviseur, justement
à cause de cette histoire de racket. (Ne sois pas distrait, Saturne, je dis
bien racket et pas raquette, il s'agit de banditisme et pas de badminton !)
Un autre élève a été suspecté, une fille, Géorgie. Au début de l'année
scolaire, elle raflait tous les stylos à plume qu'elle pouvait trouver. Mais elle
aussi a un alibi en fonte. Pendant l'interclasse, elle avait un rendez-vous
avec un certain Sébastien, qui est en troisième. Tout le monde les a vus.
Ils sont faciles à repérer. Cyrille dit qu'ils marchent en se tenant par
l'auriculaire. Une vraie idylle ! Au terme de son interrogatoire, le
malheureux prof d'histoire pleurait presque. Quant aux jumeaux, ils ont pris
leur air le plus innocent et d'une voix d'agnelet, Frédéric et Eric ont dit
qu'ils étaient aux toilettes pendant l'interclasse. Tout le monde a ri, sauf le
prof.
Hier, je suis allée, par curiosité, voir la villa des Danglars, juste à l'entrée
de Chichilianne. Le parc est immense. Les deux frères jouaient au ping-
- 5 -pong.Ils se ressemblent incroyablement mais j'ai noté un détail : l'un d'eux
- 6 -brandissait sa raquette de la main droite, l'autre la tenait dans sa main
gauche. C'est une piste. Il y a un gaucher et un droitier. Si j'arrivais à
savoir exactement ce qu'a vu Cyrille, je résoudrais peut-être l'énigme. Les
indices sont minces mais ça vaut le coup. Attends, je reviens. Je laisse
ma lettre reposer. Peut-être qu'elle va lever, comme la pâte à brioche.
J'entends Cyrille gravir l'échelle du grenier. J'arrive. Je trace une ligne de
pointillés pour te faire patienter !
Me revoilà, ce n'était pas Cyrille, mais mon oncle. Il te salue bien bas.
Merci d'avoir accepté de garder Mes-Nattes. C'est un oiseau bavard, je
sais bien, mais, après tout, c'est toi qui lui as appris tous les gros mots
qu'il connaît. Je ne me serais jamais doutée qu'un mainate pouvait
engranger tant de jurons. Cet été, ne lui apprends pas d'horreurs, s'il te
plaît. Dis donc, en parlant d'horreur, j'ai lu dans le journal qu'un plongeur
avait été retrouvé mort sur une plage près de Cassis, là où Nif-Nif passe
ses vacances. Pourvu qu'il n'en sache rien. Son été serait gâché,
trouillard comme il est. Encore un baigneur qui a rencontré un requin ou
qui a mangé de la choucroute avant de plonger.
Chez toi, dans ton cinquième avec vue sur la cour, je suppose qu'il ne se
passe rien, comme d'habitude. Le journal annonçait une éclipse de lune.
Je pense que tu n'as pas manqué de l'observer à la lunette.
J'espère qu'il y aura assez de graines de tournesol grillées pour tout l'été
de Mes-Nattes. J'en ai acheté cent paquets. Ne les mange pas, hein,
gourmand. C'est pour Mes-Nattes exclusivement. Et ne lui égalise pas les
plumes de la queue comme la dernière fois, ça ne lui va pas du tout la
coupe au carré.
Je te rapporterai des pâtisseries de la région. En attendant, prends soin
de toi.
Demain, je pars sauter à l'élastique. Je serai Manon la Sauterelle,
l'Incroyable Manon à Ressorts. Il y a des ponts extraordinaires par ici, qui
donnent sur des torrents. Je vais me faire une peur terrible. Ma mère va
encore bouder toute la journée. Et mon père essaiera de la rassurer en lui
disant : « Je t'assure, chérie, ce n'est rien du tout. Les statistiques disent
que l'élastique ne se détache qu'une fois sur cinquante-huit. Tu vois bien
que tu n'as aucune raison de t'inquiéter puisque Manon n'effectuera que
son douzième saut. » Et ma mère le chassera de la terrasse à coups de
balai.
Si tu sais encore écrire, prends un stylo et une feuille de papier à lettres
dans le secrétaire de ton père. Tu trouveras mon adresse au dos de
l'enveloppe. Quand je pense que le seul timbre que je peux t'offrir est une
vulgaire Marianne rouge à trois francs, je déteste les jumeaux Danglars.
Je bise ton grand front d'astronome. Embrasse Mes-Nattes sur le bec. Il
ne mérite pas mieux.
Manon, la Sauterelle des Hauteurs
(Et vivent les Massachusetts I)
- 7 -
- 8 -des surnoms stupides. J'espère qu'il ne s'ennuie pas trop en ville. Mes parents
auraient bien voulu l'inviter pour une semaine ou deux mais ma grand-tante vient
de débarquer. Du coup, mon père m'a complètement laissé tomber. Il m'avait
pourtant promis de m'emmener à Monaco et puis au golf. Tiens, rien du tout! Je
me prépare un été à la Saturne, allongé sur une chaise longue e( regardant depuis le
balcon ce qui se passe en v i l l e .
Heureusement, mon énigmatique caressant de mon stylo à plume en or, sur mon
papier à lettres personnel, marqué à mes initiales, en sirotant une boîte
d'Orangina. Manon, j'en profite pour te rappeler que ce surnom de Nif-Nif que tu
m'as donné me déplaît énormément. Je n'ai jamais voulu te le dire en face pour ne
pas te faire de peine. Mais franchement je ne trouve pas ça drôle. Heureusement que
personne à Cassis ne m'appelle Nif-Nif. Ici, je suis Vivien et personne n'y trouve à
redire.
Tu devrais me voir cet après-midi, j'ai mis mon polo en maille piquée, d'un beau
rouge vitaminé, mon pantalon de gabardine beige et mes mocassins de vachette. Je
crois pouvoir dire sans me vanter que je suis le plus beau garçon de toute la Côte
d'Azur. Je t'écris depuis le balcon de notre appartement. Mon père est allé visiter
l'arrière-pays avec des amis américains dont il vient de s'enticher. Ma mère est dans
la salle de bains, elle soigne ses coups de soleil. Tu penses bien que je n'en ai
pas, moi, de coups de soleil. Je me suis bien protégé le visage sous une bonne
couche de crème et une casquette superbe que j'ai achetée lundi. Elle me va
vraiment très bien. Elle fait ressortir la courbe impeccable de mes oreilles, mais sans
exagération.
Les macabres nouvelles de Cassis sont-elles parvenues jusqu'à ta verte campagne?
Figure-toi que, sur la plage où je
vais jouer au volley-ball, on a découvert le cadavre d'un plongeur. Un cadavre
horriblement mutilé, comme disent les journalistes. Et tu sais, Manon, ce cadavre, je
l'ai vu, de mes yeux vu. J'en ai tremblé pendant deux jours et pourtant j'avais un
coupe-vent doublé. Comme il y avait un attroupement sur la plage, je me suis
approché. Du sable est entré dans mes derbys de toile et j'ai dû me déchausser.
Manon, te rends-tu compte que j'ai marché pieds nus sur du sable que foulent en
permanence des vacanciers qui ne sont pas très propres et des chiens à qui l'on
n'a pas appris le caniveau ? Mais ne t'inquiète pas, j'ai pris un bain de pieds en
rentrant. Mes ongles sont aussi rosés qu'avant et mes orteils sont parfaits.
Heureusement qu'il n'y avait pas de morceaux de verre sur mon chemin. Des
policiers se pressaient autour du cadavre. Le commissaire interrogeait des
pêcheurs. La victime portait une combinaison de plongée jaune et noir. Moi, je
ne l'aurais pas choisie de cette couleur, ma combinaison. Jaune et noir, je trouve
que ça fait guêpe. Si je faisais de la plongée, je choisirais une combinaison très
graphique, bicolore devant, unie derrière avec des motifs qui rappelleraient des
tableaux de Mirô ou Kandinsky. Enfin, quand les policiers ont déshabillé le
cadavre, ce fut terrible. Je ne sais même pas si je peux t'en parler. Imagine-toi
qu'il portait, sur
out le corps, de longues marques, un peu comme mon T-shirt à rayures, style
rasta. Son corps était couvert de longues rayures sanguinolentes et le sel
avait laissé une croûte blanchâtre autour, c'était affreux. Je n'ai jamais beaucoup
aimé les rayures rouges et blanches.
La victime est un Australien nommé Stuart Auclair. Des pêcheurs ont affirmé
qu'il s'était promené toute la soirée sur la plage, en marchant de long en large
comme s'il attendait quelqu'un. Les pêcheurs ont vu deux hommes sur la
plage, ce soir-là : un grand, baraqué, barbu, qui portait une veste blanche, très
chic, satinée, avec une pochette en soie. Et puis un autre homme, beaucoup
plus âgé, qui portait une chemise à petites fleurs. Comment peut-on porter des
chemises à fleurs ? Ce type-là n'a aucun goût. Je suis sûr que c'est lui le
- 9 -meurtrier. Un homme capable de porter des chemises à fleurs est capable de
- 10 -tout. Les policiers recherchent activement ces deux hommes. A propos, je ne t'ai
pas dit comment il a été tué, mon cadavre en combinaison de plongée. Non, il ne
s'est pas noyé, non il n'a pas été assommé avec une rame ou une batte de base-
ball. Il a été... empoisonné. Oui, comme je te le dis. Sa langue et ses lèvres
étaient toutes noires. Mon père a dit qu'il avait dû manger des fruits de mer. C'est
vrai que la Méditerranée est polluée mais tout de même ! Demain, je mettrai mon
bermuda gris en molleton gratté et mes tennis marine pour faire un tour sur la
plage, histoire de ramasser quelques indices. Tout de même, c'est très bizarre,
tu ne trouves pas? Ce type aurait pu se noyer, il aurait pu être assommé et jeté
d'un bateau. Mais non, il est là, avec sa combinaison et, sous sa combinaison, il
porte des marques et des griffures ignobles. Mystère total, brouillard
complet. Stuart Auclair a été empoisonné et porte des griffures sous sa
combinaison de plongée. Je rends mon tablier !
Je n'ai pas de nouvelles de Saturne, je veux dire de Louis. Tu as vraiment la manie
plongeur me distraira. Je suis allé à la bibliothèque municipale et j'ai demandé
à consulter un livre sur les poisons. La bibliothécaire a mal entendu. Elle m'a
apporté La Grande Encyclopédie des poissons. Je suis dégoûté de tout. Je suis
sorti de la bibliothèque en donnant des coups de pied furieux dans les
cailloux. C'était bête de ma part et j'ai abîmé, fatalement, mes mocassins de
nubuck. Et comme un malheur n'arrive jamais seul, un gosse de trois ans a
repeint la jambe gauche de mon pantalon avec sa glace à la fraise. J'ai failli
m'évanouir.
Demain, j 'entame mon enquête. Je te plains, toi, dans ta verte campagne.
Il ne doit pas y avoir beaucoup d'animation. Mais Saturne est encore plus à
plaindre que nous. La ville, l'été, ne doit pas être drôle Je t 'embrasse sur tes
deux ' joues de velours de pêche. Signé : Ton Vivien, que tu persistes
bêtement à appeler Nif-Nif! Hilarant! Et pourquoi pas Nouf-Nouf ?
P.S. Je n'oublie pas Mes-Nattes. Cet oiseau a un sens inné du goût vestimentaire. Il
porte le frac avec beaucoup d'élégance et ses plumes lui font un court paletot,
classique mais de très bon ton. Dommage qu'il ne dise que des insanités. Tu
aurais pu en faire un aristocrate si tu n'avais pas confié son éducation à ce
farceur, à ce mathématicien, à cet érudit de Saturne.
- 11 -
quinze jours qu'elle était prise par une énigme qui relève à la fois de la philatélie, de la gémellité et de la psychologie fine. Elle enquête sur le vol d'un timbre rarissime, larcin commis par les jumeaux Danglars (comme disait le comte de Monte-Cristo), dont l'un est gaucher et l'autre droitier. Je ne savais pas que Manon faisait des devoirs de vacances. Je pensais qu'elle se contenterait de traire les vaches de son oncle. La voilà plongée en plein mystère !En parlant de plongée, j'ai lu sur un vieil exemplaire de Libération (créé en 1973) que Cassis (Bouches-du-Rhône, 7988 habitants) était mal famé (du latin fama, la renommée) et qu'on y trouvait, sur la plage, des cadavres en combinaison. O tempora, o mores ! comme disait Cicéron (Marcus Tullius Cicero, 106-43 av. J.-C). Le journal dit que l'enquête progresse et que les deux suspects recherchés ont été arrêtés : Rickie Bonnet, un mafioso marseillais et le professeur Jackson. Si tu n'étais pas au courant, remercie-moi pour les informations. J'oubliais de te dire que Rickie a un casier judiciaire très chargé.A mon tour de te révéler quelque chose de pas banal et d'un peu triste. Mes voisins du dessus ont de sérieux problèmes. J'ai entendu Mme Robinet dire à ma mère que son mari la trompait sûrement. Depuis quelque temps,il quitte son travail à six heures mais ne rentre chez lui qu'a huit heures, exténué. Fais travailler ton imagination. Que fait-il tous les soirs entre six heures et huit heures ? Je crains que sa femme n'ait, en effet, beaucoup de soucis à se faire. Si je n'ai pas trop la flemme (du sanscrit flemma), je tenterai une filature de M. Robinet. Et puis ça
sortira le mainate (famille des Sturnidés). Je m'ennuie beaucoup rue Cuvier (Georges Cuvier, 1769-1832, zoologiste et paléontologiste français), Oui, bonne idée, je vais aller promener Mes-Nattes. A dix-huit heures, je me planterai, l'œil aux aguets et l'oreille fine, devant le magasin de chaussures de M. Robinet (Robinet : obturateur d'un fluide dans une canalisation. Nom donné aussi à la clé commandant cet obturateur), prêt à le prendre en chasse dans le dédale des ruelles.Je m'ennuie tellement que j'ai relu un traité de géométrie sur le cône. Tu as bien de la chance d'être à la plage mais je crois que je deviendrais fou si je te rejoignais à Cassis. Je ne pourrais pas m'empêcher de calculer la surface du cône de tous les bigorneaux que contient la Méditerranée. Au moins dans la Seine (du latin Sequana), il n'y a que des détritus (du latin détritus, usé). Je pourrais peut-être calculer leur masse, leur poids et leur densité, qu'en penses-tu ? Comme le ciel est nuageux, je ne vois même pas la lune, le soir. Ma lunette astronomique est au placard et mon moral est dans mes chaussettes. Merde à tout, comme disait M. le général Cambronne (1770-1842). Par chance, un marionnettiste s'est installé rue Linné (naturaliste suédois, 1707-1778). Ses marionnettes sont superbes et leurs couleurs très vives. J'ai beaucoup aimé son spectacle. Ça m'a rappelé mes quatre ans. Demain, je ferai encore un tour pour voir Guignol. Tu vois à quoi je suis réduit !Tout de même, une nouvelle sensationnelle pour un pauvre célibataire : Virginie, la petite-fille de la concierge, est en vacances
- 12 -ici pour tout l'été. C'est elle qui distribue le courrier. J'essaierai de lui faire un brin de causette. Je devrais peut-être lui demander de me faire réviser les techniques de factorisation. Je lui demanderai demain matin si 10 x3 - 90 x égalent bien 10 x (x - 3) (x + 3). Si elle me gifle, je rentrerai lire un passionnant traité sur la chambre du roi de la grande pyramide de Kheops. C'est un parallélépipède aux propriétés tout à fait étonnantes. Mais je crains que ton esprit vil, tout entier préoccupé des grossiers mystères de la mode, ne soit incapable de s'intéresser aux pyramides. Tiens, ça me rappelle qu'il faut que j'aille filer M. Robinet. Je me demande vraiment ce qu'il peut bien faire de six heures à huit heures, Une maîtresse, tu te rends compte ! S'il a une maîtresse, je ne sais pas si j'aurai le courage de le dire à sa femme. Je lui enverrai une lettre anonyme, écrite de la main mais ce n'est pas sympa.Je suis heureux que tu existes, mon brave Nif-Nif. Au fait, pardonne-moi d'écrire aussi mal mais j'ai essayé de tenir mon stylo de la main gauche pour voir si c'était vraiment difficile pour un droitier de se faire passer pour un gaucher. Attends, je remets mon stylo dans la bonne main. Là, c'est mieux, hein, c'est plus lisible. Dis donc, un gaucher et un droitier, je parle des jumeaux Danglars, ça ne veut pas dire grand-chose. Le droitier a très bien pu commettre le vol de la main gauche pour faire accuser son frère. Et inversement. Non, c'est impossible. Si l'un des jumeaux voulait faire accuser son frère, il lui suffirait (Je parler. Manon est peut-être tombée sur une enquête plus délicate qu'elle ne le pense. L'un des deux frères ignore tout, c'est sûr. A moins que ces diaboliques sosies n'aient constitué le terrible Gang des Jumeaux. Manon n'a qu'à bien se tenir ! Mais elle est assez
fine mouche pour s'en sortir. J'ai confiance dans le courage de la Sauterelle.En ce qui me concerne, je repense à M. Robinet et je me demande si ces choses-là me regardent. Il n'est pas interdit d'aimer une autre femme que la sienne. C'est très gênant pour moi. Tu m'imagines, faisant le pied de grue avec, sur l'épaule, un mainate appliqué à me ronger le lobe de l'oreille, et surprenant M. Robinet au bras d'une splendide créature ? Mme Robinet a remarqué aussi qu'il a toujours les poches pleines de pièces de cinq et dix francs. Et quand il rentre, il est fatigué. Elle lui a demandé pourquoi toutes ces pièces, il a répondu : « Pour le parcmètre ». Elle l'a cru, bien sûr. On n'entretient pas une maîtresse avec des pièces de cinq francs à moins d'être tombé amoureux d'un flipper. Qu'est-ce qu'il fait avec toutes ces pièces dans ses poches ?Tout à l'heure, j'ai donné cinq francs à un clochard. Il avait un très vieux chien en laisse et Mes-Nattes a crié : « Donne du rhum à ton homme ! » Alors j'ai donné des sous à ce type et ça m'a fait plaisir. Heureusement que nous sommes en été. Au moins, il n'a pas froid, Demain matin, si Virginie, ma jolie factorielle me gifle, je retournerai donner cinq francs au clochard. Ce sera ma pénitence pour m'apprendre à embêter les jeunes filles. J'ai eu beaucoup de bonheur à te faire la causette, Nif-Nif. Je me demande dans quelle position tu es pour me lire : couché, assis, debout, comment tu es habillé ( vaste question ), si tu as lu ma lettre en une seule fois ou si tu es sorti entre-temps. Et puis il me faudrait d'autres réponses pour mes statistiques. Combien de temps te faut-il pour lire
- 13 -cent mots ? Tu lis avec l'œil droit, le gauche ou les deux ? Tu ouvres ton courrier avec le pouce, l'index, un coupe-papier ou un manche de cuillère ? Est-ce que tu collectionnes les beaux timbres que je colle sur l'enveloppe ? Est-ce que tu les jettes sans même les regarder ? La suite au prochain numéro. Je te laisse, il est six heures moins cinq. J'ai juste le temps de courir à la boutique de M. Robinet. Pour une fois, souhaite-moi de ne rien découvrir. Cela ferait tant de peine à Mme Robinet. Bronze bien et ne pèle pas trop,
Ton ami fort en thème et supérieur en tout,Saturne
- 14 -Chichilianne, sans chichis et sans lianes
(je ne suis pas Jane), le 23 juillet
Salut Nif-Nif ! Je devrais dire salut Brummell ! Le beau Brummell était le
roi des élégants au XIXe siècle.
Les informations télévisées nous tiennent régulièrement au courant des
progrès de l'enquête à Cassis. On ne peut pas dire que tu te fatigues
beaucoup. La police mène l'enquête à ta place et toi, tu regardes ! J'ai cru
te reconnaître, sur la plage, à côté d'un policier barbu. Tu portais un jean
noir délavé et une chemise à petits pois rouges, auréolée sous les aisselles.
Je suis sûre que c'était toi. Mêmes cheveux longs collés au front par la
sueur, mêmes mains sales, pleines de cambouis. Franchement, tu te
laisses aller, Nif-Nif. Je t'ai connu plus coquet. Tu pourrais tout de même
faire un effort quand tu passes à la télévision. Mais, somme toute, ce
n'était peut-être pas toi que j'ai vu, je suis si distraite en ce moment !
Je suppose que tu as déjà découvert le meurtrier du plongeur et que tu as
rendez-vous demain avec le procureur de la République. Alors ? Rickie
Bonnet, le mafioso au casier judiciaire plein comme un œuf ou bien le
brave professeur Jackson bardé de diplômes ? Et le mobile du meurtre ?
Qui était la victime ? Les journaux disent que Stuart Auclair était un
milliardaire, spécialisé dans l'industrie pharmaceutique. Or, tu n'ignores
pas que l'industrie pharmaceutique peut servir à fabriquer des stupéfiants. Et
Rickie trempait dans des trafics de drogue. A toi de conclure. Mais, j'y pense,
le yacht du milliardaire ne doit pas être ancré bien loin de chez toi. Si tu sais
encore nager, mon vieux Nif-Nif, tu devrais aller faire un tour sur ce bateau
richissime. A mon avis, cette petite expédition devrait t'être plus utile que
L'Encyclopédie des poi(s)sons.
Je n'ai toujours aucune nouvelle de Saturne. Il n'est pas pressé de
répondre à ma lettre du 2 juillet dernier. C'est à croire qu'il a des activités
débordantes et ce n'est sûrement pas Mes-Nattes qui lui donne beaucoup
de travail. A moins que cet excentrique ne se soit mis en tête d'enseigner à
mon oiseau tout le contenu du dictionnaire des citations. Les nouvelles du
ciel ne sont pas extraordinaires non plus : ni éclipse, ni conjonction, ni
comète à l'horizon. Il n'a donc pas l'œil rivé à sa lunette astronomique. S'il
t'écrit, donne-moi de ses nouvelles. Au fait, est-ce qu'il t'a parlé de l'enquête
qui mobilise en ce moment toutes mes brillantes facultés et toute mon
exemplaire intuition féminine ?
Sache, mon beau Nif-Nif, que j'enquête sur le vol d'un timbre-poste d'une
valeur de 230 000 francs. Tu as bien lu. De quoi aller chez Pierre Cardin
refaire ta garde-robe complète. J'ai parié deux semaines de vaisselle avec
ma tante que je trouverai la solution.
Depuis aujourd'hui, j'ai une piste vraiment sérieuse. Cyrille, mon cousin, a vu
le voleur. Au prix de quatre interrogatoires serrés qui m'ont coûté un gros pot
de confiture de groseilles et une demi-bouteille de sirop de fraises, mon
unique témoin a accepté, il y a un quart d'heure à peine, de faire un
nouvel effort de mémoire et de passer aux aveux complets. Au début des
vacances, il ne m'avait raconté qu'une partie des faits. En voici la version
détaillée. En vérité, il a aperçu, dans le miroir du couloir qui mène à la
salle des profs, le voleur qui s'approchait de l'album et piquait le timbre
bistre-jaune. Il n'a vu que son reflet dans le miroir mais il est sûr que c'était
l'un des frères Danglars.
II portait sa montre au poignet gauche. Donc, il est droitier. Par conséquent,
le voleur est le jumeau droitier. Alors, que dis-tu de ce raisonnement ?
- 15 -Habile, non ? Mon grand Nif-Nif, tu viens d'assister en direct aux
déductions géniales de la détective la plus rurale de tous les temps,
capable, du haut de son grenier à foin, de résoudre les affaires les plus
inextricables. Pourtant, quelque chose me chiffonne, je ne sais pas quoi,
un détail, une impression, un pressentiment. Je vais y penser encore. En
attendant, tu peux retourner demander à ton miroir magique qui est le plus
beau garçon de toute la Côte d'Azur.
Mais le timbre à 230 000 francs n'est toujours pas entre les mains de son
légitime propriétaire et c'est une véritable fortune qui a été volée. J'ai
rencontré, hier, à l'épicerie, le prof d'histoire de mes cousins (il faut
croire que tout le monde se retrouve à Chichilianne). Le pauvre homme
avait une mine à faire peur, il n'a pas dû beaucoup dormir depuis le vol.
Quand mes cousins lui ont dit que nous nous occupions de l'affaire, il a
serré la main de Cyrille et de Ludo avec tant de chaleur que nous avons
tous été très émus. Il nous a dit que la police ne mettait pas beaucoup
d'ardeur à rechercher le timbre. C'est l'été, il y a des affaires plus
importantes que la perte d'un Louis Napoléon bistre-jaune. Heureusement
que nous sommes là, nous autres Massachusetts. J'ai tort de perdre
mon temps à chercher qui des deux jumeaux est l'auteur du vol. Je
saurai bien distinguer un jour Eric de Frédéric. En attendant, je dois
retrouver le timbre. Le"7 9 jumeau voleur l'a-t-il rapporté chez lui ou
bien caché au collège ? La dernière solution est fort improbable. J'ai peut-
être une idée. Elle nécessitera un peu de préparation et mes dons innés
de comédienne. Serre-moi les pouces ! Je te livre mon plan (n'envoie pas
ma lettre aux Danglars, espèce de traître, ou je repasserai tes chemises en
soie avec un fer chauffé à blanc). Je dois pénétrer dans la villa des frères
Danglars. Cela m'effraie parce qu'ils pourraient me dénoncer comme une
vulgaire cambrioleuse. Je dois trouver une raison valable d'entrer chez eux.
Je ne vois que cette solution pour récupérer le timbre. Mais où est-il ? Un
timbre dans une maison, c'est comme une aiguille dans une botte de
paille. Et des bottes de paille, je peux t'en parler ! Ce sont mes chaises
longues habituelles et j'y perds chaque jour au moins deux barrettes et trois
stylos. Je connais des vaches qui, l'hiver prochain, vont trouver de drôles
d'arêtes dans leur potage. Comment retrouver un timbre caché dans une
maison, disais-je ? Un grand détective a-t-il écrit quelque chose à ce
sujet ? Je l'ignore. Mais je sais comment on retrouve une aiguille dans un
tas de foin. Il suffit de faire flamber le tas de foin. Alors on retrouve
l'aiguille, un peu noircie, certes, mais on la retrouve. Nif-Nif, je ne peux
pas t'en dire plus pour l'instant. Sache simplement que ta Sauterelle
des Hauteurs prépare un coup fumant. Je vais goûter, attends-moi, on
m'appelle. Je te fais patienter avec une ligne de pointillés : Retour de
goûter, je n'ai même pas pris le temps de me laver les mains. Ces traces,
là, ici et encore là, c'est de la confiture. Ne prends pas cet air dégoûté, j'ai
un scoop pour toi.
A table, je réfléchissais en faisant des traits avec mon couteau dans ma
confiture de groseilles et ma tante m'a regardée bizarrement. Je lui ai
expliqué, pour ne pas l'effrayer, que je pensais aux balafres étranges que
le plongeur australien de Cassis porte sur le corps. Ma tante a fait des
études d'ethnologie. Elle m'a parlé de coutumes barbares, encore en
usage dans certaines sociétés primitives. Quand des guerriers capturent un
prisonnier, ils le torturent en le griffant avec des pointes de flèche. Parfois, la
pointe de ces flèches est enduite de curare, qui est un terrible poison
végétal, et il arrive ce qui est arrivé à ton plongeur. Voilà ma contribution à
ton enquête, mon cher Nif-Nif. J'espère que ma tante et ma tartine de
- 16 -confiture t'auront mis sur la voie. Je pense à ta future escapade en yacht.
- 17 -J'espère que tu ne vas pas tomber entre les mains d'une tribu entière
d'aborigènes ou, pourquoi pas, entre les pattes du parrain en personne.
Pense à moi aussi qui vais peut-être, en m'introduisant chez les Danglars,
me jeter tout droit dans la gueule du loup.
Ta Grande Sauterelle des Hauteurs qui se faufilera partout,
Manon
- 18 -
Cassis, Mûre, Fraise des Bois, le 30 juillet (pourtant dit de m'attendre)
Mon très cher Saturne, j'ai commencé mon enquête sur la plage. Vêtu de mon
combishort de polyamide noir qui me fait cette silhouette svelte que tous
m'envient, j'ai interrogé les pêcheurs de Cassis. Ils m'ont appris des choses
passionnantes. Le professeur Jackson est anthropologue et étudie tout
particulièrement les aborigènes d'Australie. Cet indice recoupe parfaitement les
renseignements fournis par la tante de Manon. Décidément, la Sauterelle des
Hauteurs nous est précieuse. Du coup, je vais finir par penser que j'ai un flair
infaillible et que ce porteur de chemise en viscose imprimée à fleurs parme et
vertes est bien le meurtrier que la police recherche. Mais pourquoi un
anthropologue renommé aurait-il empoisonné un industriel australien et, de
surcroît, milliardaire? Pour le voler? Pour se venger? De quoi? Après tout,
Bonnet aurait pu maquiller son crime en meurtre rituel pour faire accuser
Jackson. J'en suis réduit à ces quelques conjectures. Avec qui Stuart Auclair
avait-il ! Rendez-vous sur la plage ce soir-là? Je n'en sais rien et j'ai oublié ma
boule de cristal. Après avoir interrogé les pêcheurs, j'ai foui comme un ratier et
retourné des tonnes de sable pour essayer de trouver des indices sonnants et
trébuchants. Mais je n'ai rien trouvé, rien qui vaille la peine d'être examiné
sérieusement seulement la propre trace de mon pied nu sur le sable, qui m'a étonné
comme la trace de Vendredi lorsque Robinson la découvrit. J'ai un très beau
pied grec, vraiment superbe. Mais je m'égare. En vérité, j ' a i trouvé beaucoup
de choses : des capsules de bière, des sacs en plastique, des lunettes de soleil
cassées (c'est dommage, elles avaient une forme un peu américaine qui me
plaisait beaucoup). J'ai trouvé également des montres en plastique et une
sandale marron de taille 43, que même les crabes ont dédaignée. " Tout de même,
j'ai déterré (ou plutôt désensablé) un message curieux et je l'ai rapporté à la
maison. Ce message se trouvait dans un minuscule sac-banane étanche. Le sac
était profondément enfoncé dans le sable mais une toute petite corne jaune et noir
dépassait. On aurait pu la prendre pour une peau de banane, mais cela m'a
rappelé immédiatement les couleurs de la combinaison de Stuart Auclair.
Peut-être le milliardaire australien avait-il perdu ce sac en faisant les cent pas
sur la plage. Ce serait trop beau. Je n'ose pas croire qui1 ce message puisse se
rapporter à l'affaire qui nous préoccupe. Peut-être devrais-je le confier à la
police. Mais je crains qu'on ne me prenne pour un farceur. Et puis je n'ai pas
envie d'avertir mes parents. Ils m'interdiraient de me mêler d'une affaire aussi
grave. Ils auraient raison, bien sûr, j'avoue que je ne suis pas très rassuré. Je
voudrais vous avoir tous les trois avec moi. Vous me manquez beaucoup dans
cette enquête. Toi, Saturne, tu éplucherais tous les journaux du coin pour
dresser la liste des affaires louches qui se sont produites ici, Manon s'apprêterait
à aller interviouver les pires truands de la Côte d'Azur en leur disant que c'est
pour un exposé sur la pègre et Mes-Nattes picorerait le sac- banane en me
hurlant aux oreilles : « Tu trembles, carcasse ! » Bon, ce n'est pas la peine de me
lamenter, je n'y changerai rien. Nous sommes séparés pour le temps des
vacances. L'épreuve est difficile mais je la surmonterai. Revenons à nos moutons.
Voilà donc ce que j'ai trouvé sur la plage. Une banane et une espèce de courte
lettre, un poème raté, qui ne rime même pas et qui ne parle pas d’amour.
Hélas, je n'y ai rien compris mais je sens que c'est un indice que je ne peux pas
négliger. Pourtant je ne vois vraiment pas quelle
signification il peut avoir. Je te le recopie
intégralement ci-contre, au cas où
tu aurais une illumination
- 19 -plus de bile pour Manon. Euh, tout de même, préviens-moi si d'aventure elle
t'écrivait avant moi, d'accord? Imagine que ces jumeaux soient des espèces de
Gilles de Rais, tu te souviens de lui, c'était un ami de Jeanne d'Arc, un ogre, un
type immonde, dans le genre Barbe-Bleue. Je suis sûr qu'il était impoli et
crasseux. J'espère au moins que les jumeaux Danglars s'habillent correctement et
qu'ils se lavent. Et je me moque de savoir s'ils tiennent leur brosse à dents de la
main droite ou de la main gauche, du moment qu'ils sentent bon. Je suis moins
compliqué que Manon.
Comment va ton M. Robinet? Coule-t-il toujours des jours heureux? J'ai réfléchi à
ton énigme et un détail m'a sauté aux yeux. Ce clochard dont tu parles, est-ce qu'il
ne pourrait pas être M. Robinet? Je sais que cela te paraîtra invraisemblable mais
plusieurs choses m'ont mis sur la voie. Les pièces de cinq et dix francs,
notamment. Si M. Robinet joue les clochards, il est normal que les passants lui
donnent des pièces. La preuve, tu lui as toi-même donné cinq francs! Peut-être
que la boutique de chaussures est sur le point de faire faillite, peut-être qu'il essaie
d'arrondir ses fins de mois en faisant la manche. Peut-être qu'il joue aux
courses! Flaire, Saturne, flaire, tu as sûrement affaire à un sacré renard ! En ce
qui me concerne, je regrette que M. Robinet, qui m'a toujours vendu des mocassins
irréprochables, i l a des bottines de très grande qualité et des chaussettes en fi
d'Ecosse, ne soit qu'un vaurien.
En parlant de chaussettes, je tiens à me plaindre. J'ai déjà écrit à Manon ce que
je pensais du surnom qu'elle m'a donné et que tu ne te prives pas d'employer
non plus. Nif-Nif, quelle idée stupide et porcine ! Mais j'ai autre chose à critiquer,
c'est le nom même de notre agence de détectives. Nous sommes les Massachusetts,
très bien, mais ce mot est imprononçable. Je dis toujours Machachuchets et vous
vous moquez de moi. MA pour Manon, SA pour Saturne, c'est très intelligent.
Mais pourquoi ai-je hérité des CHUSETTS? Je suppose que c'est à cause de
mes chaussettes. Manon a dû repérer mes chaussettes Naf-Naf ou bien mes
socquettes de tennis à pompons. C'est cela, n'est-ce pas? Et puis tant pis, je
préfère appartenir à une célèbre agence au nom imprononçable plutôt qu'être
seul au monde ! N'en parlons plus, mais j'avais besoin de me confier à toi,
mon cher Saturne.
Vivien, des Machachuchets
P.S. Si M. Robinet ferme boutique, fais-moi mettre de côté les derbys dessus toile
de coton et cuir pleine fleur vachette qui sont à droite dans la vitrine depuis juin
dernier. J'espère que personne ne les a achetés. Tu les reconnaîtras à leur
semelle extérieure façon crêpe. Prends-moi une pointure 39. Je te rembourserai
dès mon retour, foi de Nif-Nif. Et prie pour que je revienne vivant de ma petite
expédition sur le yacht de Stuart Auclair. Sinon, tu te retrouveras avec une
paire de chaussures pointure 39 dont tu ne sauras que faire, toi qui chausses déjà
du 42. Tu pourras toujours les offrir à ta factorielle... pour son petit ami
- 20 -Paris, le 6 aoûtMa très chère Manon,Nif-Nif m'a dit que tu aurais vendu ton élastique et ton bicross pour avoir un seul mot de moi (ego, en latin). Me voici. En vérité, j'ai beaucoup de choses à me faire pardonner. Je suis bêtement tombé amoureux de Virginie, la factorielle, je veux dire de la petite-fille de la concierge qui distribue le courrier, et j'ai craint qu'elle ne voie, en apportant le courrier, qu'une fille m'écrivait. Alors je me suis dit que si je ne te répondais pas, tu ne m'écrirais plus et qu'ainsi Virginie n'aurait plus de soupçon. Je n'ai aucune excuse, j'ai été idiot et mesquin et puis après tout, je n'avais qu'à lui dire que tu étais ma cousine ou ma grande sœur. J'ai tout de même beaucoup d'autres excuses (du latin excusare) pour que tu pardonnes mon silence. Mes-Nattes est un oiseau extrêmement bavard et je ne pouvais pas tout à la fois faire la causette au mainate et à la Sauterelle !Mes filatures de M. Robinet, tu sais, le marchand de chaussures, me prennent beaucoup de temps et je n'ai pas pu travailler à cet opuscule que je voudrais écrire sur les triangles isocèles. Ce sera pour de prochaines vacances. M. Robinet semble en effet mener une double vie mais il m'a été impossible de réaliser une filature digne de ce nom. Je me suis posté chaque soir à dix-huit heures devant sa boutique et, chaque fois, il a baissé le rideau de fer depuis l'intérieur et s'est enfui par une porte dérobée. Le temps que je comprenne qu'il fallait trouver où donnait l'arrière-boutique, trois ou quatre
jours étaient passés. Mes-Nattes, sur mon épaule, ne m'a pas beaucoup aidé. Et s'il est vrai, comme le disait Ambrose Bierce, que l'index est le doigt dont on se sert pour désigner les malfaiteurs, je te prit; de croire que je ne me suis pas surmené les articulations dos phalanges de l'index. Moi qui me croyais exceptionnellement doué pour les problèmes de robinet, j'ai fait chou blanc. Pas une fois, je n'ai repéré M. Robinet en ville. Mais à vingt heures précises, j'entends l'ascenseur et sa voix sur le palier disant bonsoir à sa femme.Pourtant, les indices s'accumulent. Je sais qu'il a les poches pleines de monnaie, que les manches de sa chemise sont toujours retroussées et froissées. De plus, il est fatigué et sa voix est éraillée. C'est logique, bien sûr, de l'identifier au clochard. Nif-Nif m'a suggéré cette intéressante idée. D'autant plus que mon clochard ne s'installe au coin de la rue que de six heures à huit heures, je souligne et j'insiste. Il surgit de nulle part. C'est incroyable, c'est une coïncidence vraiment extraordinaire. Mais le chien ? Où M. Robinet cacherait-il le chien pendant la nuit et tout le reste (Je la journée ? Oui, j'oubliais de te dire que le clochard a un chien.Je vais laisser toutes mes économies dans cette enquête. (Chaque matin et chaque soir, je passe devant le clochard, je m'arrête pour renouer mes lacets, je fais semblant de faire des nœuds (des nœuds de marine, bien sûr, notamment le nœud de cabestan, le nœud de chaise, le nœud en 8 et la demi-clef) et j'en profite pour détailler son visage. Il semble ne pas faire
- 21 -attention à moi. II porte de grosses lunettes noires, ce qui me fait suspecter évidemment qu'il veut masquer son identité. Barbe (fausse ?), lunettes noires, costume trop grand, casquette qui lui couvre le front et les sourcils, on dirait en effet M. Robinet. J'ai tenté une ruse de Sioux. J'ai crié : « Au voleur, on cambriole la boutique de M. Robinet ! » mais il n'a pas bougé. C'est à peine s'il a tourné la tête. Il était plus préoccupé de caresser son chien que d'aller voir ce qui se passait dans la boutique de chaussures. De son côté, Mme Robinet n'a jamais remarqué de poils de chien collés aux jambes du pantalon de son mari. Aïe ! Si M. Robinet joue les clochards, il doit avoir un complice.J'ai un autre indice. Mme Robinet me dit que son mari a mal aux épaules et qu'il a dû acheter une crème chez le pharmacien. Il est vrai que le clochard tient sa sébile tendue pendant des heures. J'ai moi-même testé la position du clochard en tenant un bol à bout de bras pendant une heure et demie mais je n'ai pas eu mal à l'épaule, j'ai surtout souffert de l'avant-bras et du poignet, à tel point que je n'ai pas pu écrire pendant deux jours (voilà une autre excuse
- 22 -pour mon silence !). Mes-Nattes se moquait de moi en criant : « A la soupe ! A la soupe ! A vot' bon cœur M'sieudames ! » et je te jure que ce n'est pas moi qui lui ai appris ces phrases-là. Aujourd'hui, comme j'étais de très mauvaise humeur, je me suis contenté de lui enseigner cette phrase d'Oscar Wilde : « Si l'on a quelque chose de désagréable à dire, il vaut toujours mieux être franc. » Voilà les pensées moroses de ton ami Saturne. Je sens que je vais aller voir Guignol, comme tous les soirs. Je vais laisser tomber cette enquête stupide et ce clochard muet pour me régaler avec un bon spectacle. Tout à l'heure, le marionnettiste jouera Guignol et la tête de cochon, une sorte de conte de fées dans lequel une jeune fille est défigurée par une horrible tête de cochon. Heureusement, une bonne fée lui rend sa beauté première. Ne ris pas s'il te plaît. Mes vacances sont un désastre, alors laisse-moi au moins m'amuser un peu en rêvant aux fées. C'est vrai, Manon, considère un instant l'étendue de mes échecs : primo, Virginie, la factorielle, ne m'a jamais regardé droit dans les yeux et n'a jamais prononcé une phrase plus longue que : «Bonjour Louis, ça va ce matin ?» Je n'ai même pas le temps de lui répondre que je m'ennuie à cent sous de l'heure qu'elle a déjà tourné les talons. Et pourtant je la guette tous les matins devant la porte, en faisant semblant de renouer mes lacets (on pourra dire que j'en aurai usées, des paires de lacets, cet été), secundo M. Robinet a une fâcheuse tendance à se volatiliser, tertio, le clochard que je surveille ne
m'adresse pas la parole et commence à me regarder en fronçant les sourcils. Ce n'est plus de la filature, je suis bel et bien un pot de colle et crois-moi, ce n'est pas gai.Une seule chose me donnerait un peu de joie aujourd'hui. J'irai voir Guignol et la tête de cochon, je rentrerai vers huit heures puis je dînerai et lorsque la nuit sera tombée, j'aimerais que nous regardions la lune tous les deux, ce soir, à onze heures pile, d'accord ? Tu penseras à ton copain solitaire, qui est resté à Paris, tout seul, loin de Louis Napoléon et des plongeurs curarisés, tout seul avec un mainate qui lui tire l'oreille et lui picore le crâne. Et tu penseras à Mes-Nattes, qui engloutit ses graines de tournesol comme un aspirateur, et se fait mordre les pattes chaque fois qu'il me fouille dans l'oreille avec son bec. Avant de filer (c'est le cas de le dire) voir le fantomatique M. Robinet et donner ma dernière pièce de cinq francs au clochard, il faut que je te recopie ce texte mystérieux que Nif-Nif a trouvé sur la plage. J'ai essayé de le décoder, sans succès. ( Je suis champion d'échecs, tu le sais ! ) Mais tu auras peut-être une brillante idée. Mes-Nattes, viens ici et prête-moi ta plume !Au plus tôt tout sera clair, Rendez à César ce qui n'est pas à vous ! Ce n'est pas pour ce soir, sur la Tamise, mais sur la plage toute chaude en été, avec la lune. Dans ces vœux que je formule, bon gré mal gré, tout doit être net.Salut Manon, je vais voir Guignol, J'emmène Mes-Nattes. C'est gratuit pour les moins de deux ans !
Ton ami saturnien qui n'est pas jovial.
- 23 -Louis
- 24 -
Chichilianne, 221 bis Baker Street, le 13 août
Salut Nif-Nif, bonjour Saturne,
Comme je voulais vous dire la même chose à tous les deux, j'ai trouvé
plus simple de photocopier ma lettre. Cela me donne l'impression de vous
avoir tous les deux en face de moi, malgré la distance (géographique) qui
nous sépare. Mon enquête est terminée. Et je m'en vais tout vous conter
par le menu.
Pour m'introduire chez les frères Danglars, j'ai inventé une petite mise en
scène que Sarah Bernhardt elle-même n'eût pas désavouée. Imaginez
votre Sauterelle vêtue d'une robe blanche à volants et de socquettes de
même couleur. Je me sentais déguisée, moi qui ne quitte jamais mes jeans
et mes sweat-shirts. Mes cousins Cyrille et Ludo ont fait semblant de
m'attaquer sur la route, juste devant le portail des Danglars, pour me voler
mon soc ( oui, j'avais même un sac à main, une vraie communiante ! ) et
j'ai crié de toutes mes forces : «Au secours, au secours ! ». Eric et Frédéric
se sont précipités à la fenêtre et l'un des deux ( mais lequel ? ) a hurlé :
« Voulez-vous la laisser tranquille, sinon je vais descendre et vous allez
avoir de méchants coups de soleil sur vos petites fesses ! » J'ai fait un clin
d'œil à mes cousins qui se sont sauvés en emportant mon sac. J'avais pris
soin d'enduire mes coudes de gouache vermillon pour faire croire à des
égratignures et j'avais mis dans ma socquette un gros mouchoir pour.
feindre une entorse de la cheville. Ça a marché. J'ai crié aux jumeaux que
je ne pouvais pas me relever. L'un d'entre eux a quitté la fenêtre, l'autre
est resté appuyé sur la rambarde, le menton dans les mains. Dois-je en
conclure que celui qui me portait secours était
le gentil Eric et que celui qui me regardait de sa fenêtre d'un air
narquois était cette brute de Frédéric ? Mon sauveur, dis-je, a ouvert le
portail puis il m'a prise dans ses bras (comme j'ai l'honneur de vous
l'annoncer, messieurs les jaloux ) et m'a transportée sur le canapé du
salon. C'est cossu chez les Danglars ! Beau salon moderne, moquette et
tableaux au mur. Bref, je n'étais pas là pour vous faire visiter ! Je me suis
plainte, j'ai demandé un verre d'eau, un peu d'alcool de menthe sur un
sucre. C'est tout juste si je n'ai pas demandé des sels ! Les jumeaux
étaient là tous les deux et je faisais de terribles efforts pour essayer de
distinguer un grain de beauté, une cicatrice, un ongle noir, quelque
chose qui les distinguerait physiquement l'un de l'autre. Rien, ils étaient
parfaitement identiques. Excepté le détail qu'avait noté Cyrille, l'un d'eux
portait sa montre à gauche et l'autre au poignet droit. D'après mes
déductions, souvenez-vous, le voleur est celui qui portait la montre au
poignet gauche.
Après avoir bu mon verre d'eau, nous avons fait les présentations. Mon
sauveur a dit galamment : « Frédéric, pour vous servir. » J'étais
stupéfaite. Frédéric que l'on prenait pour une brute était donc un garçon
galant ! Mais ne nous égarons pas dans des considérations
psychologiques.
Frédéric portait sa montre au poignet gauche. Était-ce bien mon voleur ?
J'allais le savoir bientôt.
Huit minutes après mon entrée dans la villa, mes cousins devaient passer à
la phase deux de mon plan. Ils sont entrés par le jardin et ont jeté dans la
maison des chiffons enflammés qui fumaient à faire tousser. Ils crièrent : «
Au feu ! » et décampèrent. Je n'avais plus qu'à attendre.
Mais mes cousins en firent un peu trop. Aux chiffons humides qui
- 25 -fumaient déjà tellement qu'on ne voyait plus le plafond du séjour, ils
- 26 -ajoutèrent des brassées d'herbes sèches qui se mirent à crépiter comme
des feux de Bengale. La fumée devint si dense que je ne voyais plus le
bout de mon nez. J'avais des larmes plein les yeux. J'entendais les
jumeaux tousser comme des chevaux qui hennissent. Je vis l'un des deux
garçons se précipiter dans un coin de la pièce que je devinais à peine. Je le
suivis. Je tendis les mains en avant. Je l'attrapai par son T-shirt. Il me
repoussa rudement : «Va chercher de l'eau, la cuisine est là, moi j'appelle
les pompiers.» J'entendis effectivement les bips du téléphone quand il
composa le 18. En reculant, suffoquée par un nouveau paquet de fumée,
je piétinai les orteils de l'autre jumeau qui ne se retourna même pas. La
main plongée jusqu'au coude dans une guitare que j'avais remarquée tout
à l'heure en entrant, il fouillait désespérément, tout a lu recherche de
son trésor. J'étais sûre que je tenais mon jumeau voleur. Mon plan
avait parfaitement fonctionné. Le timbre se trouvait là, dans la guitare. Il y
eut un courant d'air et la fumée se dissipa. Je vis clairement mon voleur
extraire la vignette bistre-jaune du ventre de l'instrument. J'étais très fière.
Du même coup, j'avais trouvé la cachette et le larron. Surprise ! Ce n'était
pas Frédéric qui tâtonnait fébrilement dans sa cachette mais Eric le
gaucher, Eric le doux. Comment avais-je pu me tromper aussi
grossièrement ? Je ne comprenais plus. Pris la main dans le sac, Eric me
regardait, bras ballants et rouge de honte. Le Napoléon bistre-jaune, il le
jeta sur la table basse. C'est alors que je vis son reflet, de dos, dans le
miroir du salon. J'ai cru tomber à la renverse. J'avais oublié que dans un
miroir la droite et la gauche sont inversées. Eric, qui portait en réalité sa
montre au poignet droit, je le voyais, là, dans le miroir, arborant sa montre
à gauche, véritable sosie de son frère Frédéric. Quelle illusion
d'optique ! Quel piège ! J'aurais dû y penser plus tôt.
Et toi, Saturne, le puits de sciences, tu ne m'as rien dit. Et toi, Nif-Nif, tu
devrais savoir que tout est à l'envers dans un miroir. Le grain de beauté qui
est sur ta joue gauche, tu le vois dans le miroir sur ta joue droite! 0 magie
des magies !
Bref, ce pauvre Eric avait l'air piteux, défait. Son frère le regardait avec
horreur et j'ai eu pitié un instant de ce malheureux garçon. Puis j'ai enlevé
le mouchoir de ma chaussette et j'ai tranquillement commencé à
débarbouiller mes coudes. J'ai dit que les chiffons ne risquaient pas de
déclencher un véritable incendie, qu'ils ne dégageaient qu'une fumée
sans danger pour la moquette et les rideaux. Frédéric rappela les pompiers
et, s'excusant, expliqua brièvement que ce n'était qu'une farce d'enfant,
que ce n'était par, lu peine de se déplacer. Il raccrocha et secoua la tête
en maugréant. Puis il alla dans la cuisine, je l'entendis ouvrir le
réfrigérateur et boire bruyamment à la bouteille.
J'étais seule avec Eric. En me voyant faire ma toilette comme un chat,
en se rendant compte qu'il avait donné dans mon piège, Eric serra les
poings et s'avança vers moi avec un petit rire méchant. Je n'en menais
pas large. Il me vint soudain à l'esprit que les jumeaux étaient peut-être
complices et qu'ils s'étaient servis de leur incroyable ressemblance pour
organiser ce vol diabolique. En effet, Frédéric s'avançait maintenant
derrière Eric. Je me demandais comment j'allais filer de là. Le dossier du
canapé était très haut, je n'avais plus qu'une chaussure. Pendant
quelques secondes, j'ai vraiment paniqué. Puis je me suis violemment
mordu la langue et la douleur m'a rendu toutes mes forces. J'étais prête.
Enfoncée entre les coussins, j'attendais. En tout cas, vous serez fiers de
moi, je soutenais le regard de cette brute d'Eric et je ne cillais pas. Eric
leva le poing pour me frapper, alors je plongeai sous la table basse. En
- 27 -deux
- 28 -roulades sur l'épaisse moquette, j'avais gagné la porte du salon. Eric et
Frédéric me suivaient de près, je me préparais intérieurement à une
terrible course-poursuite dans les rues de Chichilianne. « Arrête ! »
hurla Frédéric. Comme si j'allais m'arrêter. Grand rêveur ! Je m'enfuis
à toutes jambes. Au bout de quelques mètres, je m'aperçus que les
jumeaux ne me suivaient pas. Je revins sur mes pas et me dissimulai dans
le gros massif de genêt qui donne sur la baie vitrée du salon. De
nouveau, je m'étais trompée. Frédéric, que j'avais cru menaçant et prêt à
seconder son frère pour me mettre hors d'état de nuire, avait en réalité
voulu m'aider. Et lorsqu'il courut derrière son frère, c'était pour l'empêcher
de me faire du mal. Comme c'est romantique, n'est-ce pas ? Et moi qui
croyais avoir deux brutes à mes trousses ! En fait, Frédéric avait
ceinturé Eric et le tenait bien serré entre ses bras. Eric se débattit
puis il abandonna le combat, dégoulinant de sueur. Frédéric le regardait
avec horreur. Il dit : «Je n'aurais jamais cru ça de toi. » Eric resta muet. Je
suis sortie de mon massif de genêts et j'ai lancé : « Eric, tu ferais bien de
m'accompagner chez ton bien-aimé professeur d'histoire afin de lui
remettre ce qui lui appartient. » II a troqué son T-shirt déchiré par la
bagarre contre une ci e mise blanche et nous sommes allés, en grande
cérémonie, remettre le Louis Napoléon à son légitime
propriétaire qui a généreusement pardonné et distribué des poignées de
main et des sourires à tout le monde. Par prudence, Frédéric nous a
accompagnés mais il a préféré attendre dehors. Je crois qu'il se passera
quelque temps avant qu'il ait de nouveau confiance en son frère. Quant
à moi, je n'ai pas reçu de médaille et pas même quelques timbres
courants pour la collection de mon petit-cousin. La joie est égoïste, n'est-ce
pas ? Vivent les Massachusetts !
Frédéric est venu goûter chez nous le lendemain. Mais je n'ai pas profité
de la délicieuse confiture de framboises qu'il a apportée et j'ai à peine
effleuré ma tartine de pain. Je regardais fixement la montre du jumeau
et je me disais : « Pourvu que ce ne soit pas Eric ! Je vais en prendre
pour mon grade ! » Mais non, le goûter s'est bien passé, l! faudra attendre
quelques mois avant que je puisse encore voir des jumeaux en peinture !
Votre Sauterelle des Hauteurs,
Manon
P.S. Les rats du grenier (oui, votre Sauterelle des Hauteurs cohabite avec
des rats de grenier qui ont de beaux yeux noirs et un museau d'un rosé à
faire pâlir une framboise) avaient une petite faim. J'en suis désolée mais
je suis si fatiguée que je n'ai pas envie de recopier cette lettre et de
retourner au village pour une autre photocopie. Et puis ce n'est pas très
grave, il ne manque que la marge de gauche et les quatre coins ! Vous ne
la trouvez pas jolie cette dentelle ?
- 29 -Mes chers deux amis,
Illustres membres du Massachusetts (je me suis entraîné toute la nuit à
prononcer correctement Massachusetts car je dois être désormais à la hauteur
de la situation), je vous salue. Sachez, éminente consœur, éminent confrère,
que je quitte à l'instant même la conférence de presse à laquelle m'ont convié
les policiers de Cassis et la brigade criminelle de Marseille. Mes parents
étaient très fiers de moi et mon père et ma grand-tante ont loué la sobriété
de ma chemise à carreaux et de ma cravate en soie noir et blanc. Je crois
avoir fait forte impression sur la population féminine de Cassis. Hélas, j'ai été
fort occupé, trop pour offrir une quelconque boisson à mon fan-club.
Voilà toute l'histoire. Il y a quelques jours, vêtu de mon seul maillot de bain
et ma peau bronzée semblable à du lin châtaigne, j'ai plongé dans le port de
Cassis. Aussitôt, je fus recouvert d'une pellicule de graisse et de pétrole qui me
dissimula à tous les regards. La nuit, dans le port de Cassis, tous les nageurs sont
gris. Le yacht de Stuart Auclair était baigné de lune et j ' y voyais parfaitement.
J'ai mis le pied sur l'échelle de coupée et je me suis hissé. La chose fut facile
étant donnée ma musculature. J'entrai dans le salon-bureau. Chacun de mes
pas laissait sur le plancher ciré une large tache grasse. Je crois que je n'ai
jamais eu aussi honte de ma vie. Aussi pourquoi n ont-ils pas prévu de
paillasson pour les visiteurs ? Sur le bureau, des papiers s'entassaient pêle-
mêle. Je me suis approché, j'ai tendu la main. J'allais enfin savoir.
Si ces documents étaient des formules chimiques, ils prouveraient, sans nul doute,
que Stuart Auclair réservait certains de ses laboratoires pharmaceutiques à la
fabrication de la drogue. Et, du coup, Rickie Bonnet devenait suspect
numéro un.Si ces documents concernaient un trésor aborigène, s il s'agissait
de lettres échangées entre le professeur Jackson ci Stuart Auclair, si j'avais la
certitude qu'Auclair et Jackson devaient se rencontrer ce soir-là, sur la plage,
alors Jackson devenait le suspect numéro un. Pour un mobile restant à définir,
mais concernant probablement une affaire politique (j 'ai lu que le gouvernement
australien n'avait pas toujours été tendre avec les aborigènes), il avait assassiné
Auclair selon un rituel primitif.
Hélas, ma main aux ongles rosés (il est vrai que ce soir-là ils étaient
particulièrement noirs, voir explication plus haut) n'atteignit jamais les
précieux documents empilés sur la table. J'entendis soudain un grognement
digne du Jardin d'acclimatation. Mince, pensais-je, Stuart Auclair devait •voir
une panthère apprivoisée, tous les milliardaires ont des panthères apprivoisées,
et je vais lui servir de casse-croûte. La bête entra dans le bureau, huma l'air et je
vis un chien, sans doute un dogue allemand, noir et plus haut qu'un veau.
Alors je lui ai jeté tout ce que j'ai trouvé à portée de ma main : un cendrier, une
horloge, un baromètre, un tableau, un presse-papiers. Il a reculé, il bavait
horriblement. Enfin j'ai eu l'idée de lui jeter une carafe de whisky dans les yeux.
Il a reculé encore, juste le temps nécessaire pour que je bondisse par-dessus le
bureau. L'espèce de monstre s'accrocha à mon maillot de bain et je sortis en cou-
rant, complètement nu, et heureux de plonger dans l'eau putride du port de
Cassis. Sur le pont, le chien m'observait en grognant, mon maillot de bain
entre les dents. Et je vous assure qu'il était effrayant. Il n'avait pas dû être
nourri depuis la mort de ce pauvre Stuart Auclair, et j'ai vraiment eu de la chance
de ne perdre, dans cette affaire, qu'un maillot de bain usagé. Je n'avais
qu'une peur, c'est que le chien se jette à l'eau après moi et qu'il me rattrape à la
nage. Je me voyais déjà, les jambes en sang, entraîné au fond par ce monstre. Je
crois que, de ma vie, je n'ai jamais eu aussi peur Permettez-moi de ne pas vous
raconter mon retour à la maison, absolument nu, tout noir et gelé. Grand-tante
crut que je pratiquais le bronzage lunaire intégral et me félicita. Quant à moi, je
traversai fort dignement le salon pour me ruer dans la salle de bains.
Cassis, Pêche, Ananas, Sorbets, le 20 août
- 30 -Tout en me brossant les ongles, je me disais que j'aurais dû penser plus tôt
que cette expédition était complètement inutile. La police avait déjà
perquisitionné le yacht de Stuart Auclair et ma visite était vaine. Alors j'ai
repensé au petit poème en prose que j'avais trouvé sur la plage. C'était
évidemment un message codé et je devais en trouver la clé. La solution m'est
apparue alors que je remontais la fermeture éclair du col zippé de mon polo
bicolore. Vous auriez aimé m'entendre m'écrier, dans le silence ouaté de la
salle de bains : « Bon sang, mais c'est bien sûr, Capri c'est fini. Merci ma grand-
tante, merci Jacques Bens ! C'est un double acrostiche ! » Voilà, mes chers amis !
Maintenant, débrouillez-vous avec ça parce que mon fan-club m'attend sous
mon balcon. J'entends déjà résonner les guitares.
J'oubliais de te féliciter, Manon, pour ta perspicacité dans l'affaire du vol du
Louis Napoléon. Mais je trouve honteux île ta part l'idée folle d'avoir osé
m'envoyer une lettre rongée par les rats. Pouah ! Au fait, si tu as une photo de
toi avec ton sac à main et ta robe à volants, mets-la-moi de côté, je suis amateur
de monstruosités. Et toi Saturne, tu dors? Avais-je raison? M. Robinet se
déguise-t-il en clochard tous les jours de six heures à huit heures ? M'as-tu acheté
la paire de chaussures que je t'avais demandée ? Sinon, prends-moi une paire de
boots, pour la rentrée, celle qui est tout au fond de la boutique, près des boîtes de
cirage, et qui a le bout rond et une semelle crantée.
Vous avez noté que, contrairement à la cavalière Manon, je n'ai pas fait usage
d'un photocopieur. J'ai rédigé cette lettre en deux exemplaires à l'aide d'une
feuille de papier carbone. Désolé, Manon, c'est toi qui as le double ! C'est un peu
pâle, je te l'accorde, mais c'est tout de même moins ignoble qu'une lettre
mangée par les rats ! Alors, Jackson ou Bonnet? Et ne trichez pas en regardant le
journal ou la télévision. De toute façon, je doute que les journaux fassent état du
double acrostiche. Autant que je vous donne la solution tout de suite. Vous
connaissez ma passion pour la poésie. Ma grand-tante est justement prof de
français et elle avait apporté une pile de bouquins. En lisant, elle riait toute
seule. Je suis allé voir. Elle m'a montré un poème d'un certain Jacques Bens. Voici
le poème :
CAprice injuste et fou d'une femme inconstante, PRIx d'or de cet amour que je
t'avais juré, C'EST ma vie que tu prends en prenant la tangente ! Fidèle, en
t'attendant, je loge chez ma tante. Ninon, reviens, reviens ! J'en ai trop enduré !Je
remarquai tout de suite, grâce à mon œil de lynx, qu'un message secret était
caché dans ce poème et qu'on pouvait lire, de haut en bas,
PLAGE toute chaude en été, AVECLA lune. Dans ces vœux que je FORMULE,BON
gré mal gré, tout doit être NET.
Cette fois, je tenais l'auteur du message, c'était Bonnet et le forfait était bel et bien
signé ! Rickie Bonnet a empoisonné Stuart Auclair et préparé toute cette mise en
scène folklorique pour faire accuser le Professeur Jackson et égarer les policiers.
Sans Capri, c'est fini, je n'aurais jamais résolu l'énigme. En tout cas, pour ceux
qui douteraient de l'évidente supériorité des littéraires sur les scientifiques, voici
une preuve qui montre assez bien que les poètes ont plus d'un tour dans leur sac.
Votre prince des poètes, Vivien des Massachusetts
- 31 -
Paris sur mer, le 27 août,sous le soleil, une fois n'est pas coutume( je vous rappelle, à toutes fins utiles, quele soleil est une étoile jaune de type G danssa séquence principale )Chers tous les deux,«De deux choses lune. L'autre c'est le soleil», disait Jacques Prévert (Neuilly-sur-Seine, 1900 - Omonville-la-Petite, 1977). C'est ainsi la vie. J'étais triste il y a quinze jours. Je suis follement heureux aujourd'hui. Appelez-moi Félix (en latin, heureux). Mes-Nattes danse avec moi. Tout se résout peu à peu, je suis devenu très philosophe. Vous avez tous les deux mené votre enquête à la perfection et mol mine de rien, j'ai résolu le mystère qui planait sur ce quartier. Et comme je ne suis pas toujours modeste, je vous en parlerai avec un luxe de détails. Je suis bavard, moi. Et même si c'était, au fond, une affaire toute simple et tout à fait évidente, je ne vais pas me gêner et je me vante, mes chers amis, de l'avoir résolue. Sachez que depuis ma brillante intervention, Mme Robinet va voir son mari tous les jours et qu'elle est ravie. Je crois même qu'elle est très fière de lui. Elle est peut être encore un peu effrayée de ce surprenant métier mais elle a accepté la chose avec patience. Que voulez-vous, il paraît que les hommes d'un certain âge se mettent à vouloir être excentriques et se livrent à des activités bien curieuses. Je comprends très bien cela et j'ai pardonné à M. Robinet les moments
ridicules qu'il m'a fait passer. Et puis Virginie m'occupe tout entier. Depuis toujours, je suis un penseur, un vrai Descartes, triste comme Pascal, et parfois gourmand comme Épicure. C'est vrai, je pense à Virginie, donc je suis un penseur! J'ai la tête dans les étoiles. J'ai vu hier, à la lunette astronomique, une comète qui ne reviendra que dans 9000 ans. C'était le moment ou jamais car je ne sais pas si je serai libre à son prochain passage. J'ai vu aussi, à l'oeil nu, des tas d'étoiles filantes et j'ai fait un tel nombre de vœux que tout devrait me réussir dans la vie jusqu'en 2347 au moins. C'est fantastique, Paris, l'été. Les gens sont beaux, intelligents, la perspective de la rentrée des classes me fait frétiller de bonheur. A l'instant où je vous écris, à l'encre bleu ciel, j'entends mes voisins du dessus, M. et Mme Robinet, préparer leur dîner en riant. Les réconciliations sont aussi bruyantes que les scènes de ménage. C'est un des inconvénients de la vie en appartement. J'essaie d'empêcher Mes-Nattes d'imiter les bruits de baiser et de crier : « Chérie, je t'aime ! » Impossible. Je suis désolé, Manon, mais j'ai dû lui clouer le bec (si j'ose dire) avec deux tours de sparadrap bien serrés. Dépêchez-vous de rentrer tous les deux. J'ai bien envie de mener la grande vie de bohème sans ce mainate bavard posé sur mon oreille comme une cigarette sur celle d'un boucher.Je n'ai pas le temps d'écrire deux lettres ou d'aller faire une photocopie, je suis devenu paresseux depuis que je suis penseur. Alors je n'écris qu'une seule lettre, elle est pour toi, Manon, mais tu devras la faire lire à Nif-Nif, J'ai vingt minutes de liberté avant d'aller retrouver Virginie sur les bancs de Guignol, J'en profite pour vous
- 32 -narrer par le menu les péripéties de mes vacances citadines.Comme mes filatures de M. Robinet ne donnaient aucun résultat, j'ai laissé tomber l'enquête «pendant deux jours au moins. Jusqu'à ce jeudi merveilleux où j'ai fait plus ample connaissance avec Virginie, la petite-fille de la concierge. Elle montait le courrier. Moi, je parlais à Mes-Nattes en descendant l'escalier sans regarder. Nous nous sommes heurtés violemment, Virginie et moi. Nous avons même tait une très jolie chute (heureusement sans bobo) qui m'a permis d'engager la conversation avec cette blonde superbe. Mais le plus intéressant, c'est quand j'ai aidé Virginie à ramasser toutes les enveloppes dispersées sur les marches. L'une d'elles était adressée à M. Robinet et portait l'en-tête des Établissements Mourguet feutrines et tissus, 3, rue du Castelet à Lyon. Ce nom-là me disait quelque chose mais je pataugeais encore. Je décidai de révéler toute l'affaire à Virginie. C'est elle, je crois bien, qui eut l'idée de surveiller la voiture de M, Robinet. Comment n'y avais-je pas pensé plus tôt ? A 19h30, nous nous embusquâmes dans le parking souterrain de l'immeuble. Nous n'eûmes pas longtemps à attendre. A 19h55, le break
- 33 -gris métallisé de M. Robinet s'immobilisait à la place numéro 36. Nous retenions notre respiration. J'avais envie d'éternuer mais heureusement cela passa. Mes-Nattes, sur mon épaule, était calme et silencieux. M. Robinet jeta un coup d'oeil circulaire dans le garage puis il ouvrit en grand le coffre du break. Il contenait trois valises énormes contre lesquelles cinq ou six enfants, presque des nourrissons, semblaient dormir proton, liment. En effet, cela me revenait à présent ! Un son d'hiver, j'avais croisé M. Robinet portant une lourde valise et serrant contre lui un bébé endormi. Pourtant, les Robinet n'avaient pas d'enfant. Qui était donc ce gosse ? J'y avais pensé toute la nuit.Virginie prit ma main et la serra. « II a kidnappé des bébés, regarde ! » M. Robinet parlait maintenant aux enfants. II se pencha sur eux et je sentis que Virginie frissonnait et reculait prudemment pour mieux se tapir dans notre cachette. «Alors mes petits, pas trop fatigués ? » demanda M. Robinet en riant. L'un des bébés bougea faiblement la tête et, une seconde après, il était couché sur l'épaule de M. Robinet qui le berçait tendrement.Ensuite, M. Robinet recoucha le bébé et fouilla rapidement dans une valise, Elle contenait des vêtements d'enfant et des jouets. M. Robinet m'apparut comme un homme très dangereux, une espèce d'ogre, un trafiquant d'enfants. Il rabattit le coffre et grimpa quatre à quatre l'escalier du garage. Dès qu'il eut disparu, je me ruai sur le break. Le coffre n'était pas fermé à clé. J 'ai crié : « Virginie, il faut libérer les gosses ! » et j'ai pris délicate-ment dans mes bras le premier nourrisson. Perché sur mon épaule,
Mes-Nattes chantait « Fais dodo, Colas mon petit frère ! » d'une voix de stentor, Virginie était très émue quand je lui tendis le premier bébé. Des larmes brillaient dans ses yeux. Elle me dit : « Ils ne pleurent pas, ce n'est pas normal, ils sont sûrement malades. » A ce moment précis, la tête du bébé se détacha et tomba sur le sol avec un bruit sec, Elle rebondit une ou deux fois avant de rouler sous une deux-chevaux. Je vis que Virginie s'appuyait au mur, elle était sur le point de tomber dans les pommes. Je ne valais guère mieux. C'est Mes-Nattes, ce brave Mes Nattes, qui m'obligea à reprendre conscience, Sans lui, je crois que je me serais évanoui d'horreur, comme Virginie. Il hurla à gorge déployée : « Du bâton, Gnafron ! Du bâton, Gnafron ! » en me picorant l'oreille de toutes ses forces. Alors je compris tout. Je nne souviens que j'ai dansé une valse avec Virginie et fait trois roulades sur le béton du garage. J'étais heureux comme Archimède sortant de sa baignoire,Les marionnettes, bien sûr ! Ces bébés n'étaient que des marionnettes, Le contenu des valises servait à confectionner des vêtements de marionnettes. Ne suis-je pas génial ? Les épaules douloureuses, la voix cassée, c'est à force d'agiter les marionnettes et de crier à tue-tête : « Dépêche-toi, Gnafron ! Du bâton, Gnafron ! » Les sous dans les poches sont bien sûr la recette de la séance du jour. Et Laurent Mourguet est le nom du Lyonnais qui inventa Guignol au début du xixe siècle. Quelle belle enquête, mes amis ! Et quel suspense extraordinaire ! Virginie m'a mis un sparadrap sur le lobe de l'oreille. Je crois que, rien que pour ce bonheur-là, le bonheur de sentir ses petites mains rosés sur mon
- 34 -visage, j'accepterais encore de me faire picorer par cet incorrigible Mes-Nattes.Pardonnez-moi de vous laisser aussi vite, les vingt minutes sont écoulées et je ne veux pas arriver en retard à mon premier rendez-vous avec Virginie. Elle adore Guignol, elle aussi, et ça tombe bien parce que j'ai des places gratuites grâce à la générosité de M. Robinet. Il me devait bien ça, à moi qui ai passé mes vacances à faire le planton devant son magasin de chaussures. J'espère qu'il m'offrira aussi une paire de lacets, ce serait la moindre des choses. Il nous a officiellement autorisés, Virginie et moi, à manipuler ses marionnettes. Nous les avons tenues et fait bouger. C'est très lourd, une marionnette. La tête est en bois de tilleul et oscille drôlement. J'ai découvert un art merveilleux. Vous voyez bien qu'il n'est pas nécessaire d'aller à la mer ou à la campagne pour apprendre quelque chose du monde. La ville regorge de merveilles ! Encore faut-il avoir le nez dessus !Avant de filer retrouver Virginie, je te propose une autre énigme, Manon. Combien de queues de vache faut il pour aller jusqu'à la Lune ? Le deuxième problème est pour Nif-Nif. N'oublie pas de le lui communiquer. En voici l'énoncé : A marée basse,
- 35 -une échelle de coupée, fixée au flanc d'un yacht, a dix échelons hors de l'eau. Ces échelons sont à trente centimètres l'un de l'autre, et la mer monte de soixante centimètres par heure. Combien restera-t-il d'échelons hors de l'eau après deux heures de marée montante ? Fastoche pour un nageur clandestin et visiteur de yacht. Manon, dis aussi à Nif-Nif que j'ai enseigné à Mes-Nattes, tout spécialement pour lui, en souvenir de ses prouesses estivales, la phrase suivante : « Pour bien nager, un joli caleçon de bain ne vaudra jamais une belle étendue d'eau. »Je cours raconter en détail à Virginie les mystères qui jalonnèrent nos trois étés. Eric ou Frédéric Danglars ? Rickie Bonnet ou le professeur Jackson ? Et nous reparlerons de la petite énigme de la rue Cuvier qu'elle m'a si bien aidé à résoudre.
A bientôt, votre ami Saturne
P.S. Mes-Nattes a signé aussi... à sa façon. J'entends d'ici Nif-Nif vociférer et tenir cette lettre avec des pincettes. Je ris ! Mes-Nattes vient encore de signer au bas de la lettre. Manon, récupère-le vite, s'il te plaît, avant que je n'aie plus de papier... à lettres