Ma vie d’avant,ma vie d’après

DU MÊME AUTEUR

Les Passions du dimanche, éd. de l’Entreprise moderne.Carnets mondains, éd. de la table Ronde (grand prix de l’Aca-

démie de l’humour, 1962).Madame n’est pas servie, éd. de la Pensée moderne.Petit Précis de sociologie parisienne, éd. Grasset.Lettre ouverte aux marchands du Temple, éd. Albin Michel.Comment devenir animateur de radio sans se fatiguer, éd. de la

Pensée moderne.Un oursin dans le caviar, éd. Stock.La Cuisse de Jupiter, roman, éd. Stock.Impair et passe, roman, éd. Stock.Du vinaigre sur les huiles, éd. Plon.Et si je disais tout…, éd. Stock.L’huile sur le feu, éd. Mengès.En pièces détachées, éd. Presse de la Cité.Douze Mois et moi, éd. Stock.Tous des hypocrites sauf vous et moi…, éd. Albin Michel.Un oursin chez les crabes, éd. Stock.Les Champions du loto, éd. Presses de la Cité.Les Grosses Têtes, Atelier Marcel Jullian.Maximes au minimum, éd. Robert Laffont.Le Théâtre de Bouvard, éd. Jean-Claude Lattès.Le Petit Bouvard illustré, éd. Presses de la Cité.Je ne l’ai pas dit dans les journaux, éd. Presses de la Cité.Pas de quoi être fier…, éd. Robert Laffont.Contribuables mes frères, éd. Robert Laffont.Cent Voitures et sans regrets, éd. Jean-Claude Lattès.Les Pensées, Cherche Midi Éditeur.Un homme libre, roman, éd. Grasset.La grinchieuse, roman, éd. Albin Michel.Journal de Bouvard, éd. Le Cherche Midi.Une pâle ordure, roman, éd. Albin Michel.Joueurs, mes frères, éd. Robert Laffont.Journal de Bouvard 1997-2000, éd. Le Cherche Midi.La Belle Vie après 70 ans, éd. Albin Michel.Auto-psy d’un bon vivant, Journal 2000-2003, éd. Le Cherche

Midi.Des femmes, éd. Flammarion.Mille et Une Pensées, éd. Le Cherche Midi.Tout sur le jeu, éd. Flammarion.Portraits pour la galerie, éd. Albin Michel.Je suis mort. Et alors ?..., Flammarion.

Philippe Bouvard

Ma vie d’avant,ma vie d’après

Flammarion

© Flammarion, 2011.ISBN : 978-2-0812-4099-5

www.centrenationaldulivre.fr

À tous ceux connus et inconnusmais toujours oubliés qui m’ont précédé.

Ph. B.

PROLOGUE

Quand j’ai disparu, on a honoré mamémoire. Dix ans après, j’évoque de trèsanciens souvenirs. Il y a donc une cohérenceentre la vie et la mort.

Naguère, il suffisait d’attendre d’avoirdépassé quatre-vingts ans pour pouvoirrelater sans crainte et sans contraintes lespéripéties d’une existence. Dorénavant onn’a le droit d’égrener quelques anecdotesqu’à propos de gens qui n’ont pas fait devieux os. Or, aujourd’hui, l’augmentation del’espérance de vie a prolongé, en mêmetemps que le scripteur, tous ceux auxquels ilserait susceptible de faire de la peine ou quipourraient lui porter la contradiction.

J’aurais donné ma langue à couper que,dans cet état qui n’est pas mon meilleur, je

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garderais le silence. Je l’avais promis impli-citement dans mon livre précédent 1 mais lapropension des éditeurs à transformer leursauteurs en récidivistes aboutit à ce que madalle de marbre soit devenue une couver-ture de bouquin.

1. Voir Je suis mort. Et alors ?… Flammarion, 2009 ;J’ai lu, 2011.

OÙ JE M’AVISE − MAIS UN PEU TARD −DE L’IRRÉVERSIBILITÉ DU TRÉPAS

À certains moments de ma vie, j’avaisl’impression d’être déjà mort. À certainsinstants de ma mort, j’ai l’impression d’êtreencore vivant. Surtout lorsque me visitent,avec des périodicités différentes, les souve-nirs et la famille. Je plains les voisins d’éter-nité que personne ne vient plus voir sousprétexte qu’il n’y a rien à voir. Moins pourl’abandon des proches qui se sont éloignés,parfois en disparaissant à leur tour, queparce que cette solitude complète les privede toute notion du temps. Si je me suis remisà dicter, c’est parce que, ce matin, moncaveau s’est retrouvé cerné par des visagesfamiliers. Une voix − que j’ai identifiéecomme celle de ma fille cadette − a psal-modié :

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— Dix ans que Papa nous a quittés.Comme le temps passe vite !

Gentil mais faux. D’abord je n’ai pasquitté ma famille. C’est la nature qui m’aarraché à son affection. Je serais bien restéencore quelques années à découper d’unemain de moins en moins assurée le gigotdominical. Ensuite, le temps ne passe pasvite. Il ne s’écoule même plus du tout. Cesdix dernières années ont duré dix minutesou dix siècles, je n’en sais rien. Depuis queles cimetières parisiens ne jouxtent plus uneéglise, le bruit des cloches a cessé de ryth-mer la vie des morts. Bien sûr, cette décennien’a pas dû arranger mon apparence phy-sique. Je suppose − car je n’ai aucun élémentd’appréciation − que mon squelette tientbon. Étrange ce destin des vieillards qui,durant leurs dernières années, se cassaientsi facilement le col du fémur et dont les osperdurent ensuite sans problème.

* * *

La famille ne s’est pas attardée. À certainessilhouettes que je n’avais jamais vues, j’aicompris que mes petits-fils avaient dû trou-ver leur moitié d’orange et qu’il y aurait, tout

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à l’heure, encore plus de convives autourd’une table dont on a évacué définitivementmon couvert. Ma veuve est partie la der-nière, après avoir redressé un pot de fleursfatiguées de leur figuration dérisoire.

J’aurais souhaité que mon périscopeembrasse l’entrée du cimetière afin deregarder à bord de quels véhicules ma tribuse déplaçait. Car je m’inquiète parfois de lasituation matérielle des êtres qui me furentchers. Les jeunes se sont-ils fait une situa-tion ? Quelle retraite touchent les vieux ?Ont-ils vendu mon petit patrimoine ? Ont-ils bien placé ou dilapidé l’argent qu’ils enont retiré ? Quelle part le fisc s’est-iladjugé ? Comme je les plains d’avoir encoredes factures et des impôts à payer !

Ici, de ce côté-là, on est tranquille. Jusqu’àce qu’un gouvernement, en mal de recettes,s’avise de l’intérêt qu’il y aurait à faireacquitter − par la famille − une taxe deséjour dans les cimetières. Autrefois, quandje me réveillais le matin, je calculais tout cequ’il me faudrait débourser dans la journéepour me nourrir et faire face à mes diffé-rentes obligations. C’est un souci qui a dis-paru en même temps que moi. Je n’ai plusaucun besoin − heureusement − car je n’ai

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jamais été aussi démuni. Ils m’ont fermé lesyeux, sans doute gênés que je les regarde etpuis ils m’ont tout pris. Y compris mamontre à laquelle je tenais beaucoup.D’abord répertoriée comme « un souvenir »,elle doit orner aujourd’hui un poignet dansles veines duquel coule un sang dont il neme reste plus une goutte.

* * *

Le temps passait vite quand je faisaisdeux repas par jour et que je travaillaiscomme une bête. Je découvre − trop tard −que ce sont surtout les corvées qui donnentun sens à la vie et qui rythment son déroule-ment. Quand on ne doit plus se lever lematin ni se coucher le soir, lorsqu’on n’a riend’autre à faire que d’attendre les siècles sui-vants, quand rien ne différencie plus uneheure d’un millénaire, quand on n’a pasd’enfants à élever, plus de vieux parents àsoutenir et de comptes à rendre, quand onse soucie de l’état du monde comme d’uneguigne, lorsqu’on n’a plus de cadeauxd’anniversaire ni de rendez-vous galants,lorsque le seul événement se présente sousla forme de l’arrivée à côté de soi d’une caisse

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de bois supplémentaire et du grincement depoulies mal huilées qui accompagne sa des-cente en réveillant le désagréable souvenirde sa propre inhumation, quand on ne litplus que des rubans de couronne, quand onne reçoit plus de visite parce que ceux quipourraient venir vous faire un petit coucousont allongés, eux aussi, à jamais dans leurcostume du dimanche… Qu’est-ce qu’ons’emmerde !

OÙ JE SOUPÇONNE LA MÉCHANCETÉDE N’ÊTRE PAS MORTE AVEC MOI

En principe, personne ne s’arrête devantmon caveau. Si ce n’est pour expulser ungravier de sa chaussure. Jugez de mon éton-nement lorsque hier − ou voilà cinq ans − uncouple qui semblait chercher quelque choses’approche, frotte le marbre pour mieuxdéchiffrer la suscription. Un dialogue s’en-gage dont je ne perds pas un mot et que jeme repasse souvent grâce à mon appareilenregistreur.

— C’est lui.— Tu es sûr ?— Oui. Les dates correspondent.— Il manque pourtant l’épitaphe qu’il

claironnait de son vivant.— Oui, le fameux « Il y est passé comme

les autres ».

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— Son humilité n’était donc qu’unefaçade.

— À moins que la veuve ait reculé devantles frais de gravure. Je crois qu’il ne lui avaitpas laissé grand-chose.

— Quand on vit comme un prince sansêtre un prince, on meurt comme un gueux.

— En tout cas, c’est bien fait pour lui.— Pourquoi dis-tu ça ? Parce que quand

il a publié Je suis mort. Et alors ?..., il ne l’étaitpas vraiment ?

— Pourquoi vraiment ? Il n’y a pas dedemi-mesure. Ou on est déjà mort. Ou onest encore vivant.

— Ça ne porte jamais bonheur de rigoleravec ces choses-là.

— Son humour était plutôt de mauvaisgoût.

— Mais le livre avait réjoui tous ceux qui,ne l’aimant pas, avaient cru de bonne foi àsa disparition.

— Sauf qu’il était venu lui-même un peupartout parler de son bouquin. Une résur-rection d’avant-vente.

— Et puis cette histoire de Dictaphoneauquel il confiait son journal de bord, ça netenait pas debout.

— Le périscope non plus.

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— Et s’il était mort quand il a écrit : « Jesuis mort. » ?

— Au début peut-être pas. À la fin sûre-ment. Son style faiblissait.

— Il a tenu à se montrer à la télévision.C’était pathétique. Il était mort et il ne lesavait pas.

— Et ses prétendus instants de lucidité. Iln’existe aucun témoignage là-dessus.

— Non. Mais quand même, on ne saitjamais. Baisse un peu la voix…

— Pourquoi ?— Et s’il nous entendait ?

* * *

Le peu que je perçois et tout ce que j’ima-gine aboutissent à la même conclusion : lavie continue sans moi comme avant et par-fois mieux qu’avant.

Si j’en crois le souvenir des prévisionsdémographiques − tantôt bêtement triom-phales, tantôt inutilement alarmistes − quiont précédé mon départ, jamais autantd’hommes n’avaient vécu en même tempssur terre. Ce qui, à terme, se traduira par unnombre record dessous. Certes, durant cesdernières années, l’espérance de vie a bien

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dû gagner trente-six mois. À quoi bon ?Pour disposer de plus de temps pour se voirvieillir et mourir ? C’est reculer pour mieuxsauter. La nature fait preuve d’une identiquetendance à l’expansion. J’avais cru remarquerdans mes petits jardins que, de printemps enprintemps, les buissons s’épaississaient, lesarbustes devenaient plus rapidement desarbres. Bref, que le règne végétal supportaitmieux que l’animal nos croissantespollutions.

Côté nature à Montmartre, nous sommesmoins gâtés. On n’a rien abattu mais on n’arien planté. Les saules ont mauvaise minecomme les humains lorsqu’ils ont troppleuré. Les fleurs sont rares et meurentquelques jours après ceux qu’elles sont cen-sées honorer. Mais c’est surtout la terrequ’on gave d’engrais sans n’y faire jamaisrien pousser qui dégage l’infinie tristessedes ventres éternellement stériles. On pour-rait croire assagie et paisible cette microso-ciété où les gisants sont infiniment plusnombreux que les déambulants. Pas du tout.Les rivalités y perdurent entre les plus mallogés et les bénéficiaires de petites chapelles,entre la pierre et le marbre, entre les dallesen friches et les tombeaux entretenus

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comme des maîtresses. Entre ceux qu’ondélaisse et ceux qu’on visite. Entre ceuxqu’on identifie encore et ceux qui sont défi-nitivement oubliés.

Je n’échappe pas à cette survivance carac-térielle. J’envie les enterrements de premièreclasse ainsi que les pèlerinages que reçoitmon voisin et ami Jean-Claude Brialy alorsque je ne fais l’objet d’aucun culte pos-thume. Des jolies filles se font photographierà côté de son buste. Des beaux garçons,comme il les aimait, déposent une rose surson marbre. Or, c’est cela la véritable et seulepostérité après quelques décennies decaveau de famille : l’image qu’on laisse dansla mémoire des générations qui ne vous ontpas connu. Tout le reste est littérature quepersonne ne lit plus.

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N° d’édition : L.01ELKN000288.N001Dépôt légal : janvier 2011