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Ce document décrit comment l’action de l’Homme peut altérer, de manière maitrisée ou non, l’évolution darwinienne des organismes vivants. Après avoir expliqué les grands principes de l’évolution, nous illustrons comment les sociétés humaines altèrent les mécanismes évolutifs. Sélection artificielle pour augmenter la productivité agricole, surexploitation des ressources altérant la morphologie et les cycles de vie des espèces exploitées, invasions biologiques favorisées par l’accroissement des activités humaines, nouvelles pressions de sélection liées à l’anthropisation des milieux, et fragmentation des populations. Comprendre ces processus mène à une prise de conscience de l’impact évolutif des humains sur le vivant et des processus évolutifs sur les sociétés humaines. DES CLÉS POUR COMPRENDRE LA BIODIVERSITÉ L’évolution darwinienne, la biodiversité et les humains

L’évolution darwinienne, la biodiversité et les humains

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Page 1: L’évolution darwinienne, la biodiversité et les humains

Ce document décrit comment l’action de l’Homme peut altérer, de manière maitrisée ou non, l’évolution darwinienne des organismes vivants. Après avoir expliqué les grands principes de l’évolution, nous illustrons comment les sociétés humaines altèrent les mécanismes évolutifs. Sélection artificielle pour augmenter la productivité agricole, surexploitation des ressources altérant la morphologie et les cycles de vie des espèces exploitées, invasions biologiques favorisées par l’accroissement des activités humaines, nouvelles pressions de sélection liées à l’anthropisation des milieux, et fragmentation des populations. Comprendre ces processus mène à une prise de conscience de l’impact évolutif des humains sur le vivant et des processus évolutifs sur les sociétés humaines.

DES CLÉS POUR COMPRENDRE LA BIODIVERSITÉ

L’évolution darwinienne, la biodiversité et les humains

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Au fondement même de la vie sur Terre, l’évolution des êtres vivants est un processus omniprésent dans l’ensemble des écosystèmes. Au fil du temps et des générations, elle détermine l’organisation et la dynamique de la biodiversité, comme l’a fort bien montré Darwin.Aussi est-ce avec grand plaisir que la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB) propose un cahier sur ce thème, trop peu rappelé lorsque l’on parle de préservation de la biodiversité. Magnifiquement coordonné par Sébastien Barot (IRD, vice-président du Conseil scientifique de la FRB) et Anne Charmantier (CNRS, membre du Conseil scientifique de la FRB), cet ouvrage explore avec une grande clarté les questions soulevées par le Club recherche-action sur ce thème.

Dans le contexte actuel de l’Anthropocène les enjeux soulevés par l’évolution des organismes sont cruciaux pour comprendre la biodiversité.

Entre « sauvetages » et « suicides » évolutifsEn réponse aux pressions humaines, notamment face au changement climatique, l’évolution peut être rapide. Elle a permis à certaines espèces menacées de s’adapter – au moins temporairement – à ces pressions, leur évitant ainsi l’extinction : un véritable « sauvetage évolutif ». À l’inverse, les réponses peuvent être contre-adaptatives, aggravant les difficultés d’autres espèces et pouvant conduire à des « suicides évolutifs ». Citons ici le cas de certains poissons dont la taille s’est réduite face à leur surexploitation, entrainant une baisse de leur fécondité.L’évolution concerne aussi les espèces avec lesquelles nous avons, hélas, des relations antagonistes. C’est le cas des pathogènes, des ravageurs des cultures, des espèces dites « envahissantes ». On parle alors du « coût » – pour les humains – de l’évolution. Car les moyens de lutte considérables déployés (antibiotiques, pesticides, etc.) conduisent à une course co-évolutive entre ces espèces et les humains. Course que ces derniers ne sont pas certains de gagner, aggravant les antagonismes et les dommages.

Éditorial

Denis Couvet / président de la FRB

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Vers une gouvernance tenant compte de l’évolution ?Face à cette diversité des réponses, l’enjeu pour la recherche est de comprendre et surtout de construire des contextes (socio-)écologiques favorisant l’atténuation des changements globaux l’adaptation de la biodiversité à ces changements.Ces phénomènes évolutifs contrastés, affectant les espèces, et indirectement le fonctionnement des écosystèmes, ont amené certains à réfléchir à une gouvernance tenant compte de l’évolution, basée sur des politiques publiques averties du « fait évolutif » et capables de l’anticiper. La gestion de la résistance aux antibiotiques en est un cas d’école. Ce pourrait être un des grands progrès des « approches (ou solutions) basées sur la nature » : dans les espaces naturels comme en milieu agricole ou urbain, réduire nos impacts sur les trajectoires évolutives des non-humains et quand cela est nécessaire créer des contextes écologiques au sein desquels l’évolution aiderait la biodiversité à s’adapter aux changements globaux...

De bonnes raisons de lire ce cahier !

*CS : Conseil scientifique de la FRB. Plus d’informations : https://www.fondationbiodiversite.fr/la-fondation/organisation/conseil-scientifique-frb/

*Cos : Conseil d’orientation stratégique de la FRB. Plus d’informations : https://www.fondationbiodiversite.fr/la-fondation/organisation/conseil-orientation-strategique-frb/

Sommaire

3 ÉDITORIAL

7 INTRODUCTION

11 QU’EST-CE QUE L’ÉVOLUTION ET COMMENT ÇA MARCHE ? 11 1.1. Les mécanismes de l’évolution16 1.2. Les différentes échelles de l’évolution 17 1.3. Évolution, écologie et biodiversité24 1.4. Observer l’évolution en action

29 LES SOCIÉTÉS HUMAINES COMME FORCE ÉVOLUTIVE29 2.1. Pourquoi les humains constituent-ils une force évolutive ? 33 2.2. Cas de la sélection artificielle : sélection voulue et consciente35 2.3. Pression de sélection exercée non-volontairement par l’homme

63 ÉVOLUTION, CONSERVATION ET ÉTHIQUE

69 CONCLUSION

71 GLOSSAIRE

74 POUR EN SAVOIR PLUS

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Tout le monde ou presque a entendu parler de Darwin. Chacun sait que ce naturaliste anglais a fortement contribué à la théorie de l’évolution des organismes, notamment en introduisant la notion de sélection naturelle. Aujourd’hui, l’étude de l’évolution est riche de milliers de travaux qui incorporent des concepts et des études empiriques qui valident la théorie à tous les niveaux d’observations depuis le gène jusqu’à la population, voir l’écosystème, en passant par l’ontogenèse, les phénotypes et les aspects comportementaux.

Le but de ce document est en premier lieu d’expliquer l’évolution darwinienne des organismes d’une manière didactique. Il en présente les mécanismes principaux, y compris les mécanismes génétiques, et discute des conséquences de l’évolution pour les organismes. Ce document vise aussi à déconstruire un certain nombre d’idées reçues sur l’évolution (voir Encadré 1) et à montrer à quel point les sciences de l’évolution sont pertinentes pour comprendre la biodiversité dont nous faisons partie et qui nous entoure.

Il s’agit notamment de clarifier les interactions entre l’évolution darwinienne, qui s’intéresse aux changements des caractéristiques des organismes au cours du temps, et l’écologie qui considère les relations entre les organismes et leurs environnements. Ainsi, nous montrerons que les

dynamiques évolutives (adaptation d’une espèce à son environnement, apparition d’une nouvelle espèce, etc.) sont intimement liées aux dynamiques écologiques déterminant la composition des communautés d’organismes et le fonctionnement des écosystèmes.

Enfin, ce document vise à décrire en détail comment les sociétés humaines exercent de très nombreuses pressions de sélection sur les organismes vivants sauvages ou domestiqués. En plus d’impacter tous les compartiments de la biodiversité à une échelle purement écologique (par exemple en diminuant l’abondance d’une espèce), les sociétés humaines influencent l’évolution de la plupart des organismes de la planète, par exemple en exploitant des organismes sauvages ou en modifiant les écosystèmes naturels et en en créant d’autres. Le document montre à quel point tous ces impacts évolutifs des sociétés humaines, doivent aussi être pris en compte parce que l’évolution des organismes, sous l’impact des humains, rétroagit sur ces sociétés. C’est par exemple le cas pour de nombreux phénomènes en lien avec l’agriculture ou la santé humaine. On montre aussi à quel point cet impact des sociétés humaines sur l‘évolution de la biodiversité, méconnu du grand public, est important et parfois insidieux dans la mesure où il correspond à une perte d’autonomie radicale de la biodiversité.

IntroductionEncadré 1 DIX IDÉES REÇUES EN ÉVOLUTION

Ce tableau présente de idées reçues, et donc fausses, qui sont déconstruites dans le texte (la deuxième colonne indique dans quelle section).

Idées reçues Réponse dans le texte

L’évolution des organismes est une théorie non-démontrée 1.4

L’évolution concerne uniquement le lointain passé 2.2 et 2.3

L’évolution est un phénomène toujours très lent 1.4 et 2.3

L’évolution permet aux organismes d’optimiser les caractéristiques col-lectives de leurs populations, telles que la biomasse ou la densité

1.3

L’évolution des organismes est indépendante des activités humaines 2

L’évolution est un domaine scientifique théorique d’aucune utilité pour les sociétés humaines

2.2 et 2.3 Encadrés 3 et 4

Les processus écologiques et évolutifs sont complètement indépen-dants

1.3 (Figure 3), 2.3

L’évolution pousse à toujours plus de compétition entre les individus et les espèces

Encadré 3

Les humains n’évoluent plus Encadrés 4 et 6

L’évolution est une marche vers le progrès dans laquelle les organismes les plus complexes sont les plus évolués

1.2

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98

Qu’est-ce que l’évolution et comment ça marche ?

1.1. Les mécanismes de l’évolution

Qui ne s’est pas un jour émerveillé devant la grande diversité des formes, des odeurs et des couleurs des fleurs ou en écoutant le concert multi-phonique de différentes espèces d’oiseaux dans une forêt ? La biologie évolutive vise à comprendre les processus naturels qui engendrent cette diversité du vivant, diversité que l’on peut observer à la fois entre les espèces, mais aussi entre les individus d’une même espèce. Cette biodiversité est le fruit d’une évolution perpétuelle du vivant qui peut s’étudier à différentes échelles, depuis les changements de fréquence de gènes à l’échelle de quelques générations jusqu’à l’émergence ou la disparition d’espèces sur des millions d’années (voir section suivante).

Nous commencerons ici par expliquer les principaux processus impliqués dans

l’évolution génétique d’un caractère à l’échelle de quelques générations. Ce caractère peut être par exemple la taille d’une espèce de poisson ou bien la survie des moustiques en présence de prédateurs. La taille ou la survie sont des caractères observables et mesurables, c’est à dire des phénotypes. La valeur d’un phénotype pour chaque individu dépend à la fois des gènes portés par cet individu, c’est-à-dire son génotype, mais aussi de l’environnement entourant l’individu (voir Encadré 2). Une évolution de ces phénotypes, par exemple vers une taille plus petite ou une survie plus importante, suppose un changement dans les fréquences alléliques des gènes impliqués dans la taille ou la survie. Cinq processus majeurs, ou forces évolutives, interviennent dans ces changements génétiques au cours du temps : la sélection, la mutation, la recombinaison, la dispersion et la dérive.

1

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Encadré 2 CONCEPTS ET DÉFINITIONS

AUTOUR DU GÉNOTYPE ET DU PHÉNOTYPEChaque cellule d’un organisme contient une longue molécule d’ADN qui est le support de l’information génétique. L’ensemble des gènes contenus dans cette molécule constitue le génotype. Toutefois, tous les gènes ne s’expriment pas tout le temps. Il existe des mécanismes qui régulent l’expression des gènes, celle-ci va donc varier au cours de la vie en fonction, notamment, des conditions environnementales. L’expression différenciée de ces gènes va conditionner le phénotype, c’est-à-dire l’ensemble des traits de l’organisme, autrement dit les caractères observables. Il est fréquent d’utiliser le terme phénotype pour un seul trait comme par exemple l’absence de poil sur les feuilles de certaines plantes (= phénotype glabre). Il semble important de souligner que les caractères observables sont assez rarement codés par un seul gène, mais plus généralement par une multitude de gènes.

Chaque caractère peut revêtir une variété d’états. Lorsque les états de caractères sont déterminés par des gènes, ils sont héréditaires et se transmettent donc de génération en génération au cours de l’évolution. Outre cette hérédité génétique classique, les deux dernières décennies ont révélé l’existence et l’importance majeure d’une hérédité non liée à la séquence de l’ADN, mais à une information non-génétique qualifiée d’épigénétique, véhiculée par des mécanismes tels que la méthylation de l’ADN ou la modification des protéines histones des chromosomes. Des changements environnementaux comme la présence de toxines ou l’application de stress peuvent changer l’expression des gènes via ces modifications épigénétiques qui, dans certains cas, se transmettent à travers les générations. Par ailleurs, lorsque les états de caractères sont sous l’influence des conditions environnementales, ils peuvent varier au cours de la vie de l’individu, on parle alors de plasticité phénotypique, et cette plasticité peut être en partie expliquée par des processus épigénétiques.

Dans la plupart des organismes que nous connaissons bien, chez les plantes ou les animaux, presque toutes les cellules, à l’exception des gamètes, contiennent des paires de chromosomes, ce sont des cellules diploïdes. Pour chaque gène, il y a alors deux copies, une sur chaque chromosome, appelées allèles. Les deux allèles peuvent être identiques, on dira alors que l’organisme est homozygote pour le gène en question ; au contraire, si les deux allèles sont différents, l’organisme sera qualifié d’hétérozygote. Dans un organisme hétérozygote, lorsque les deux allèles s’expriment également, les allèles sont dits co-dominants alors que si un seul des allèles est exprimé au détriment de l’autre, ils seront respectivement qualifiés d’allèle dominant et récessif.

La sélection naturelle, ou tri par l’environnement des variants les plus performants dans cet environnement (Figure 1)

Le principe de la sélection naturelle tel que pensé par Charles Darwin peut être décliné en trois prérequis. Tout d’abord, un caractère phénotypique n’évolue que s’il est variable entre les individus. Ensuite, un caractère n’évolue que s’il est héritable, c’est-à-dire s’il est transmis (au moins partiellement) entre parents et enfants, par exemple parce qu’il a une base génétique. Enfin, un caractère variable et héritable évolue si les individus qui portent certains variants (génétiques et donc phénotypiques) pour

ce caractère ont une meilleure survie et/ou se reproduisent mieux dans un milieu donné. Plus un phénotype est avantageux dans un environnement, c’est-à-dire qu’il est associé à davantage de survie ou de succès reproducteur, plus il devient commun dans la population, au fil des générations, sous l’effet des pressions de la sélection naturelle tant que celles-ci perdurent dans cet environnement. Même si Darwin n’avait pas les moyens d’élucider les mécanismes génétiques impliqués dans l’héritabilité des caractères, les trois prérequis qu’il avait identifiés restent les fondements du mécanisme central de l’évolution des espèces.

Figure 1 : Illustration schématique de la sélection naturelle. L’oiseau prédateur se nourrit des proies vertes car elles se repèrent plus facilement dans l’environnement. Une mutation conférant à la proie une couleur marron héréditaire peut très vite se répandre dans la population.

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1312

La mutation génétique, premier mécanisme à l’origine de la variation génétique

Il s’agit d’une altération du matériel génétique qui peut entrainer l’apparition d’un nouveau variant phénotypique. Les mutations se produisent aléatoirement, ce sont des « erreurs » commises lors de la réplication de l’ADN entre cellules mère et cellule fille qui n’ont pas pu être éliminées par les mécanismes de réparation moléculaire développés au cours de l’évolution par toutes les cellules vivantes. Chez les organismes pluricellulaires, lorsqu’une mutation survient dans une cellule germinale qui donnera un gamète, elle sera transmise à la descendance et contribuera donc à la variation génétique et phénotypique des générations suivantes. Les mutations génèrent donc la variation nécessaire à l’évolution par sélection naturelle (premier prérequis ci-dessus). La plupart des mutations génétiques entraîne l’apparition de variants phénotypiques neutres, ou bien désavantageux, ces derniers étant éliminés par la sélection naturelle. Il arrive cependant qu’une mutation soit associée à un variant avantageux dans un environnement donné, par exemple une mutation qui augmente les chances d’un moustique d’échapper à un prédateur. Cette mutation sera alors favorisée par la sélection naturelle dans ce milieu, et pourra devenir de plus en plus fréquente dans la population de moustiques, d’une génération à l’autre, si bien que l’ensemble de la population verra sa capacité à échapper à ce prédateur augmenter.

La recombinaison, deuxième mécanisme à l’origine de la variation génétique

La recombinaison est un mécanisme aléatoire comme la mutation, qui génère de la variation génétique nouvelle dans une population. C’est un échange d’information génétique entre deux génomes différents, entre deux chromosomes (comme dans la reproduction sexuée chez les eucaryotes) ou entre deux génomes (par exemple lors de la recombinaison bactérienne). On parle de brassage génétique car la recombinaison crée de nouvelles combinaisons de gènes, qui, tout comme la mutation, peuvent être éliminées ou favorisées par la sélection naturelle, en fonction de leur avantage évolutif. Alors que la mutation entraîne un changement génomique à petite échelle (celle d’une séquence de nucléotides), la recombinaison peut entraîner un réarrangement conséquent au sein d’un chromosome, comme par exemple des duplications de gènes.

Le flux de gènes

La dispersion, c’est-à-dire le déplacement puis la reproduction d’individus entre populations d’une même espèce, aussi appelée migration en génétique des populations, permet un flux de gènes entre ces populations. Ces échanges de variants génétiques peuvent freiner l’évolution par sélection naturelle dans un environnement donné en apportant régulièrement des variants non adaptés au milieu. Cependant, ils

peuvent à l’inverse accélérer l’évolution en redistribuant de nouveaux variants avantageux apparus par mutation dans une population.

La dérive génétique, ou tri par le hasard des variants génétiques

Il s’agit d’un changement dans les fréquences alléliques d’un gène résultant du hasard, à l’inverse des changements génétiques résultant de la sélection naturelle ou de la dispersion. Elle a lieu par exemple lors de l’échantillonnage aléatoire (et non prévisible) de gamètes lors de la

reproduction sexuée. La dérive génétique a des effets plus marqués dans les populations de petite taille, où par exemple l’élimination aléatoire d’un génotype aura plus de conséquences que dans une très grande population. La dérive influence beaucoup la fréquence des allèles neutres (non reliés à un phénotype), mais elle peut résulter en l’évolution d’un caractère, si elle affecte des variants génétiques déterminant le phénotype. La dispersion des individus et les flux de gènes peuvent freiner la dérive génétique.

Figure 2 : Schéma montrant les différents mécanismes impliqués dans l’évolution, et leurs conséquences

MÉCANISMES

CONSÉQUENCES

Mutation génétique

Dispersion des individus

Recombinaisons génétiques(intrachr,interchr, interindividus)

Dérive génétique ou

sélection naturelle

> NOUVELLES SÉQUENCES GÉNÉTIQUES

> NOUVELLES COMBINAISONS DE SÉQUENCES GÉNÉTIQUES

> NOUVELLES POPULATIONS (I.E. NOUVELLES PROPORTIONS

DES CARACTÈRES DANS LA POPULATION)

Avec évolution

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1514

Si l’évolution des caractères a longtemps été explorée à travers les cinq processus listés ci-dessus (résumés dans la Figure 2) et leurs effets sur la variabilité génétique au sein des populations, de nombreux caractères, en particulier liés au comportement, peuvent changer, ou se répandre dans une population sous l’effet de processus non génétiques. L’hérédité non génétique des caractères s’explique par la transmission d’information ne reposant pas forcément sur une modification de la séquence de l’ADN, mais qui sont pourtant héritables entre générations. Les processus en jeu dans cette hérédité non génétique incluent la transmission d’un territoire ou du microbiote, les effets parentaux, la transmission de marques épigénétiques, à savoir des modifications héritables de l’expression du génome sans modification de l’ADN (voir Encadré 2), et l’hérédité culturelle. L’évolution culturelle permet par exemple à une innovation comportementale telle que la fabrication ou l’utilisation d’un outil de diffuser dans une population de primate non-humain ou d’oiseau et d’être transmise entre générations1.

1.2. Les différentes échelles de l’évolution

Les cinq mécanismes décrits dans la section précédente (sélection naturelle, mutation, recombinaison, flux de gènes et dérive génétique) sont impliqués dans le processus d’évolution à l’échelle d’une population d’individus, c’est ce

1 Lefebvre, L. (2013). Brains, innovations, tools and cultural transmission in birds, non-human primates, and fossil hominins. Front.Hum.Neurosci, 7:245.

qu’on appelle la microévolution. Mais l’évolution, c’est aussi un processus qui peut s’étudier à une échelle beaucoup plus large, celle de l’apparition et de la disparition des espèces, nous parlons alors de macroévolution. Comment passe-t-on d’une sélection entre générations qui favorisera les individus avec des couleurs conférant un meilleur camouflage (Figure 1) à une évolution créant une diversité de lignées de dinosaures ?

C’est essentiellement une histoire de patience et de temps qui passe. La microévolution montre des changements en seulement quelques générations, mais si on accumule ces petits changements issus de la microévolution sur 3,7 milliards d’années (le temps qui s’est écoulé depuis l’apparition des premières cellules vivantes sur Terre), on peut obtenir des changements bien plus conséquents, en particulier des espèces différentes. L’étude de la macroévolution ne s’intéresse plus à la diversité de forme, de couleur ou de comportements décrits entre individus, mais plutôt aux grandes transformations qui ont conduit par exemple à l’apparition des mammifères, ou des plantes à fleur, ou à l’extinction des dinosaures. La reconstruction de ces grandes transformations évolutives se fait en combinant des connaissances de plusieurs disciplines, en particulier la géologie, la paléontologie (étude des fossiles) et la génomique. Lorsque le paléontologue reconstruit la généalogie

d’un groupe d’espèces (la phylogénie), par exemple l’histoire des cétacés, ou bien des oiseaux, il cherche à retracer la chronologie de l’apparition et l’extinction des espèces de ce groupe, même si souvent les données fossiles ne fournissent pas de spécimen pour chaque ancêtre intermédiaire entre les espèces décrites.

La reconstruction des phylogénies pour des groupes d’espèce et leurs chronologies montre que la fréquence des évènements de spéciation (création d’une nouvelle espèce) et d’extinction (disparition d’une espèce) peut être très différente en fonction des lignées d’organismes, mais aussi très variable dans le temps pour une même ligne. La macroévolution peut connaitre de longues stases, c’est-à-dire de longs moments d’immobilité. Par exemple, les coelacanthes (voir ci-dessous les photos d’un fossile et d’un individu vivant de cet animal marin) sont des poissons marins très semblables à leurs ancêtres présents il y a 400 millions d’années. A l’inverse, certains évènements d’extinction peuvent être très rapides et toucher un grand nombre d’espèces. La macroévolution dans

ce cas-là n’est plus une accumulation de petits changements sur un temps long, mais plutôt un grand chamboulement provoqué par un évènement extraordinaire. La Terre a ainsi connu dans le passé cinq extinctions de masse, dont celle du Crétacé il y a 66 millions d’années qui a vu disparaitre environ 75% d’espèces dont la majorité des dinosaures, probablement suite à l’impact d’un astéroïde sur Terre.

La macroévolution est donc la résultante de l’accumulation des changements micro-évolutifs, souvent sur des périodes de temps très longues, mais parfois beaucoup plus courtes si l’environnement change rapidement. Ainsi les activités humaines induisant des altérations rapides de l’atmosphère, de l’hydrosphère, de la lithosphère et de la biosphère, et peuvent générer une disparition massive des espèces. Ces pressions anthropiques peuvent conduire à une microévolution et une macroévolution plus rapide qu’observée classiquement à l’échelle des temps géologiques. Ceci marque pour certains le début d’une nouvelle période : l’anthropocène.

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1716

1.3. Évolution, écologie et biodiversité

Les chercheurs travaillant sur l’évolution citent souvent Theosodius Dobzhansky « Rien en biologie n’a de sens, sinon à la lumière de l’Évolution ». Ils ont évidemment raison. La constitution des organismes, leur organisation, leur structure, leur développement résultent de leur longue histoire évolutive et peuvent sembler surprenants par rapport à ce qui serait prédit comme optimal dans leur environnement actuel. De même, quand nous étudions de nos jours des phénomènes écologiques comme la dynamique d’une population, des interactions plante-polinisateur, ou le cycle de l’azote dans un écosystème, tous ces phénomènes dépendent des caractéristiques phénotypiques des organismes qui dépendent elles-mêmes de l’évolution passée de ces organismes jusqu’à nos jours. Ainsi, la dynamique d’une population dépend du cycle de vie de l’espèce (par exemple de la relation entre l’âge et la fécondité) et de son adaptation à l’environnement résultant de son histoire évolutive ancienne et/ou récente. Par exemple, certains organismes développent au cours de l’évolution des cycles de vie rapides avec une durée de vie courte et un seul événement de reproduction avant la mort. C’est le cas de la plupart des insectes, mais aussi des plantes annuelles. D’autres organismes, en revanche, ont des cycles plus lents avec une grande longévité, une maturité sexuelle retardée et plusieurs évènements de reproduction, c’est le cas d’un grand

nombre de mammifères, d’oiseaux ou de plantes pérennes, notamment des arbres. La sélection naturelle favorise les phénotypes (et donc les génotypes) les mieux adaptés à leur environnement physico-chimique (comme le climat) et biotique (c’est à dire les autres organismes). Un phénotype mal adapté aura donc tendance à disparaitre sous l’effet de la sélection naturelle. A une échelle plus large, un changement conséquent d’environnement, comme par exemple l’urbanisation peut entrainer la disparition d’espèces ayant des caractéristiques mal adaptées aux nouvelles conditions. Cependant, ces phénomènes peuvent être difficiles à observer parce que l’environnement peut changer trop vite par rapport au temps nécessaire à l’adaptation. Ainsi si nous regardons l’histoire évolutive récente d’une espèce dans une zone géographique donnée, elle peut être plus ou moins bien adaptée à son environnement présent parce sa dynamique évolutive lui a plus ou moins bien permis de s’adapter au réchauffement climatique ou à l’implantation d’une espèce invasive.

Il ne faut pas oublier que l’inverse est vrai : aucun phénomène évolutif n’a de sens, sinon à la lumière des processus écologiques. En effet, l’évolution est fondée sur le génotype et les individus qui portent ces génotypes. Donc les changements génétiques sont intimement liés à des phénomènes ayant lieu à l’échelle des individus, de leurs phénotypes, et donc impliquant l’environnement dans lequel ils vivent, leur écologie. Par exemple, la dispersion des gènes est un processus clef

de l’évolution et cette dispersion, du fait du déplacement d’individus, de la dispersion du pollen ou de graines, dépend elle-même des êtres vivants, de leur environnement et des interactions entre êtres vivants et environnement, donc de l’écologie. De la même manière, la sélection naturelle est fondée sur l’augmentation au sein d’une population d’organismes de la fréquence des allèles d’un gène conférant un avantage adaptatif. Cela touche donc en

définitive au génotype, mais cela dépend de nombreux phénomènes écologiques qui font que les individus et les phénotypes correspondant aux différents allèles d’un même gène ont des taux de survie et un succès reproducteur plus ou moins élevés. Du fait de ces rétroactions entre mécanismes écologiques et évolutifs, nous parlons le plus souvent de dynamiques éco-évolutives (Figure 3).

Figure 3 : Schéma simplifié des dynamiques éco-évolutives

RÉTROACTIONS DE L’ÉCOLOGIE

VERS L’ÉVOLUTION

Dynamiquesévolutives

Organismes et leurs caractéristiques

Réseaux d’interactions écologiques

Fonctionnement des écosystèmes

Environnement physico-chimique

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Il est important de donner une idée des conséquences de ces dynamiques. Leur conséquence la plus évidente est la très grande biodiversité actuelle aussi bien en termes de diversité génétique, de diversité des espèces, de diversité des écosystèmes et de leur fonctionnement, que de diversité des interactions écologiques entre espèces. Toute cette diversité est apparue du fait des mécanismes évolutifs décrits dans la première partie de ce document et de leurs interactions avec les mécanismes écologiques liant les espèces entre elles et les espèces avec leur milieu physico-chimique. Dans ce cadre, même si la spéciation joue clairement un rôle primordial, parce qu’elle fait apparaitre de nouvelles espèces, tous les mécanismes évolutifs sont importants.

En lien avec cette origine évolutive de la biodiversité, les interactions écologiques négatives, comme le parasitisme ou la prédation, et positives, comme le mutualisme ou la symbiose, sont le fruit de l’évolution. Le même mécanisme fondamental, la sélection naturelle, a sélectionné chez les organismes la capacité à devenir parasites ou entrer en symbiose avec d’autres organismes. Par exemple, si les champignons mycorhiziens ont développé au cours de l’évolution des symbioses avec les plantes, c’est parce que cela augmente leur croissance et leur capacité de reproduction. Pour la même raison, des champignons parasites des plantes ont développé au cours de l’évolution la capacité à se nourrir de la biomasse vivante des plantes en attaquant les feuilles ou les racines. A noter que souvent la frontière entre parasitisme et

symbiose est étroite et que les processus évolutifs en cours peuvent rapidement transformer une symbiose en parasitisme et vice-versa.

Par ailleurs, au fil de l’évolution les organismes se sont adaptés à tous les milieux de vie de la planète, y compris aux milieux extrêmes comme les déserts, ou les océans profonds. Ils ont acquis des capacités impressionnantes de résistance à des aléas variés leur permettant de se maintenir dans le temps, tant à court terme par la plasticité phénotypique que sur le long terme en leur permettant d’évoluer et de s’adapter à de nouvelles conditions. D’une manière encore plus générale, les mécanismes écologiques mis en place par l’évolution sont efficaces. Ainsi la photosynthèse permet aux plantes de produire de la biomasse en utilisant l’énergie solaire à des rendements énergétiques élevés, environ 5%, dans des conditions extrêmement variées par exemple des climats très chauds ou très froids. Cependant, il faut aussi retenir que l’évolution n’optimise pas les organismes. Ses mécanismes fondés sur la capacité d’un organisme à transmettre ses gènes ne vont pas toujours dans le sens d’une augmentation de la biomasse d’une espèce ou de son nombre d’individus. Des cas extrêmes conduisant à la disparition d’une espèce du fait de son évolution ont même été décrits. On parle alors de ‘‘suicide évolutif’’ ou de “détérioration évolutive”. Nous pouvons tenir le même type de raisonnement à l’échelle des écosystèmes. L’évolution a fait émerger des traits et des processus au sein des organismes et des populations

naturelles qui ont conféré des propriétés parfois qualifiées de ‘‘positives’’ : ils ont une forme de stabilité, de capacité de résistance et de résilience, par exemple du fait de la diversité des organismes qu’ils abritent et de leur efficacité à

remplir des fonctions écologiques, comme la photosynthèse ou la décomposition des feuilles mortes, dans des conditions variées (cf. Encadré 3). Cependant, il serait faux de penser que l’évolution a ‘‘optimisé’’ les écosystèmes.

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Encadré 3 LES ÉCHELLES D’ORGANISATION AUXQUELLES AGIT LA SÉLECTION

L’échelle principale à laquelle s’exerce la sélection naturelle est l’échelle de l’individu. C’est aussi l’échelle mise en avant par Darwin dans sa théorie sur la sélection naturelle : les individus d’une même espèce sont en compétition pour les ressources et les individus qui sont les mieux adaptés aux conditions environnementales ont une survie et/ou une fécondité plus élevée que les autres individus. Ils ont ainsi plus de descendants et les gènes leur conférant les caractéristiques favorables se répandent dans la population ainsi que le phénotype correspondant. La sélection sexuelle est un cas particulier de sélection naturelle, par lequel les traits phénotypiques associés à un meilleur succès de reproduction sont

favorisés et peuvent évoluer au fil des générations. Ainsi, des couleurs vives ont souvent été sélectionnées pour le plumage des oiseaux males, parce que ces couleurs servent de critères pour le choix du partenaire de reproduction par les femelles. Les mâles qui ont les couleurs les plus vives ont souvent un risque accru d’être prédatés, mais ils ont par ailleurs plus de chance de se reproduire. Ainsi, la sélection sexuelle a sélectionné chez de nombreux animaux mâles des traits sexuels secondaires qui orientent le choix des femelles dans leur recherche de partenaires : grandes cornes chez les mammifères, couleurs voyantes chez les oiseaux… Plus un mâle est visible par les femelles, plus il aura de chance de s’accoupler et plus il aura de descendants.

La sélection naturelle peut aussi agir à l’échelle de groupes d’individus. Ce type de sélection peut, entre autres, aboutir à l’évolution de caractéristiques ‘‘altruistes’’ comme les comportements de soins vis-à-vis de la progéniture, les comportements sociaux ou la production par les bactéries d’enzymes diffusant dans le sol leur permettant de collectivement décomposer la matière organique. Un cas bien étudié est celui de la sélection de parentèle qui permet d’expliquer l’apparition de groupes familiaux et de comportements altruistes ou de coopération, au sein de ces groupes. Un comportement altruiste est sélectionné chez un individu et augmente sa valeur sélective inclusive, c’est-à-dire qui prend en compte les descendants directs de cet individu, mais aussi les individus dont il a facilité la naissance et la survie en proportion de leur degré de parenté génétique. Un bon exemple de ce type de sélection est le comportement social de nombreux hyménoptères comme les fourmis : seule la reine se reproduit et la sélection du comportement ‘‘altruiste’’ des ouvrières qui s’occupent des œufs et des larves de la reine s’explique par un niveau de parenté génétique élevé entre ces ouvrières et les œufs de la reine. D’une manière plus générale la sélection de groupe survient lorsqu’une caractéristique phénotypique (ou un comportement) est un attribut du groupe, que la compétition entre groupes est intense par rapport à la compétition à l’intérieur du groupe et que le système de reproduction favorise la transmission génétique de cette caractéristique à l’intérieur du groupe. Il faut noter que la sélection des traits altruistes suit alors la règle générale de la sélection naturelle : un trait altruiste n’est sélectionné que s’il permet au groupe qui le porte d’avoir plus de descendants que les autres groupes.

La sélection artificielle des espèces et variétés cultivées est en partie fondée sur de la sélection de groupe : on a beaucoup sélectionné sur des propriétés collectives des cultures, comme le rendement à l’échelle du champ et pas seulement sur les propriétés des plantes prises séparément. Cela a fortement contribué à augmenter les rendements agricoles. A l’inverse, la sélection naturelle agissant surtout à l’échelle des individus n’a pas de raison d’optimiser les propriétés collectives des espèces comme la densité ou biomasse d’une population. Par exemple, la sélection naturelle contribue souvent à sélectionner des individus de plus en plus grands au sein des espèces végétales : plus une plante est grande plus elle a de chances d’accéder à beaucoup de lumière en évitant l’ombrage des autres plantes. On peut ainsi dire que la sélection naturelle augmente la compétitivité de ces plantes à l’échelle individuelle, mais que cela peut diminuer la productivité totale de la population, parce que

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les individus deviennent trop grands par rapport à ce qui est optimalement nécessaire pour absorber efficacement la lumière solaire. A l’inverse, les variétés de céréales sélectionnées artificiellement pour l’agriculture intensive par sélection de groupe ont des tiges courtes, ce qui a contribué à augmenter les rendements, mais serait contre-sélectionné dans des écosystèmes naturels.

L’évolution des espèces détermine bien sûr en partie le fonctionnement des écosystèmes: elle façonne les caractéristiques des espèces, leur niveau d’adaptation à l’environnement et à sa variabilité, les interactions entre espèces... En retour, les propriétés des écosystèmes (production primaire, stabilité de cette production…) sont influencées par ces caractéristiques. Certains évoquent la possibilité d’une sélection naturelle à l’échelle des écosystèmes, mais cela n’est sans doute pas possible, dans la plupart des cas, car les écosystèmes ne sont pas des structures stables se reproduisant : les espèces s’assemblent indépendamment et un écosystème ne peut ‘‘bourgeonner’’ pour donner un ‘‘bébé écosystème’’ quelques kilomètres plus loin, enfermant en grande partie les mêmes espèces et ayant gardé les propriétés physico-chimiques de l’écosystème parent. Par comparaison, on comprend bien que la sélection fonctionne à l’échelle des individus et de leur phénotype, dans le sens où les individus, et leur génome, restent stables durant leur vie et que la reproduction permet de produire de nouveaux individus avec un phénotype et un génotype proche de celui de leurs parents du fait de l’hérédité des caractères.

Enfin, même si on peut s’émerveiller des ‘‘inventions’’ incroyables résultant des processus d’évolution (par exemple l’œil et la vision, la conscience animale, les pièges à odeur et leurres visuels des orchidées, la capacité de certains termites à cultiver des champignons…), les ‘‘pouvoirs’’ de l’évolution sont loin d’être infinis. Dans le cadre d’un changement environnemental (par exemple le changement climatique actuel voir section 2.3.7), il n’y aucune garantie qu’une espèce arrive à se maintenir et s’adapter. Cela dépendra en particulier de la vitesse de l’évolution (qui dépend de la diversité génétique initiale et de tous les mécanismes déterminant cette diversité), de contraintes génétiques (structure du génome) et de contraintes écologiques faisant que, généralement, développer une nouvelle capacité (par exemple devenir tolérant à une élévation de température) impose un déclin de performance sur une autre fonction (par exemple la tolérance à un autre stress). On parle alors de compromis évolutif qui sont dus soit au fait qu’à chaque instant un organisme dispose d’une quantité finie de ressource (matière organique, azote, énergie) et que si une plus grande quantité de ressource est allouée à une fonction biologique (croissance, défense, reproduction…) une plus petite quantité de ressources sera allouée aux autres fonctions. Il existe une autre forme de compromis, liée au fait que quand une caractéristique est adéquate pour remplir une fonction donnée, cette caractéristique peut être défavorable pour d’autres fonctions. C’est par exemple le cas de la production par une plante de molécules de défense contre des

herbivores qui ont tendance à être aussi dommageables pour les pollinisateurs de la plante. Ces compromis contraignent l’évolution des organismes et expliquent qu’aucun organisme ne peut optimiser toutes ses caractéristiques.

1.4. Observer l’évolution en action

Un des exemples emblématiques d’observation et d’étude de l’évolution vient des travaux sur les pinsons de Darwin. L’idée que les organismes évoluent sous l’action de la sélection naturelle est née dans l’esprit de Charles Darwin suite à ses observations naturalistes sur la diversité biologique. En particulier, son voyage de 1831 à 1836 à bord du Beagle amène Darwin à observer une grande diversité d’organisme et à noter la variation dans leurs formes, leurs tailles ou leurs couleurs. Il s’intéresse notamment à la diversité de la forme des becs de 14 espèces de pinsons observées sur différentes îles aux Galápagos. De ces observations, Darwin conclue que l’isolement géographique des îles a permis la formation d’espèces distinctes par sélection naturelle. Plus d’un siècle plus tard, l’ornithologue anglais David Lack, inspiré par les travaux de Darwin, passe cinq mois en 1938 dans les îles Galápagos, répertoriant minutieusement la morphologie et le régime alimentaire de chaque espèce de pinson. Ces travaux l’amènent à conclure que la forme des becs des pinsons est une adaptation à leur régime alimentaire, ce qui permet par ailleurs à plusieurs espèces de cohabiter sur une même île. Il s’agit donc ici d’observer la diversité phénotypique pour élucider comment la sélection

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naturelle permet la macroévolution : l’apparition d’espèces différentes à partir d’un ancêtre commun.

A leurs tours inspirés par les observations de Darwin et les travaux de David Lack, le couple emblématique Peter et Rosemary Grant a étudié durant plus de 40 ans, depuis 1973 et sur quatre décennies, les pinsons de Darwin sur l’île Daphne Mayor, et en particulier l’espèce Géospize à bec moyen Geospiza fortis. Ils mettent en place un programme de marquage individuel : chaque année durant plusieurs décennies, tous les oiseaux présents sur l’île sont

identifiés et mesurés. Ce projet à long terme permet d’estimer in natura les composantes d’une réponse évolutive dans la taille des becs des oiseaux (voir section 1.1). Tout d’abord, les Grant démontrent que la taille du bec des pinsons est fortement héritable, elle est donc susceptible d’évoluer rapidement sous l’action d’une force de sélection directionnelle. Ils ont aussi la chance d’observer un évènement de sélection très fort : une grande sécheresse en 1977 transforme complètement les paysages de l’île de Daphne Mayor et ne laisse aux oiseaux que des graines très dures et rares. Les pinsons subissent alors

une très forte mortalité, et les oiseaux survivant à la sécheresse sont ceux aux becs les plus épais, capables de casser les graines dures. La sécheresse extrême induit donc une sélection forte favorisant les individus à gros becs, et l’année suivante, la distribution de la taille des becs de ces pinsons montre un déplacement conséquent vers une moyenne de bec plus épais. Grant et Grant documentent ainsi l’un des premiers cas d’observation directe de microévolution, puisque la réponse évolutive a eu lieu en une seule génération du fait d’une très forte sélection naturelle. Dans les années qui suivent, ils observeront d’autres évènements climatiques extrêmes et illustreront les fluctuations de la taille du bec des pinsons en réponse à ces évènements extrêmes2. Tout récemment, des approches de génomique ont permis d’identifier les gènes impliqués dans la taille du bec, en particulier le gène HMGA2 dont la fréquence allélique change drastiquement au fils des évènements climatiques3. De la macroévolution à la microévolution, l’observation des pinsons de Darwin a eu un impact probablement inégalé jusqu’à ce jour sur l’étude de l’évolution.

L’évolution peut donc être observée et mesurée en milieu naturel, mais il est souvent plus aisé de l’observer en laboratoire, où la sélection naturelle

2 Grant, P.R. & Grant, B.R. (2006). Evolution of Character Displacement in Darwin’s Finches. Science, 313(5784), 224-226.3 Lamichhaney, S., Berglund, J., Almén, M. S., Maqbool, K., Grabherr, M., Martinez-Barrio, A., Promerová, M., Rubin, C. J., Wang, C., Zamani, N., Grant, B. R., Grant, P. R., Webster, M. T., & Andersson, L. (2015). Evolution of Darwin’s finches and their beaks revealed by genome sequencing. Nature, 518(7539), 371-375.

peut être manipulée par le biologiste de l’évolution, on parle alors de sélection artificielle. Avant même que l’Homme ne s’intéresse à ses processus d’évolution, il était déjà force d’évolution par son action de domestication des espèces (voir section 2.2). Sans même comprendre l’hérédité des caractères, les humains ont élevé des animaux et cultivé des plantes en sélectionnant les caractères qu’ils préféraient, ou trouvaient utiles, et ils ont ainsi généré une très grande diversité dans ces espèces domestiques, comme en attestent par exemple la diversité des races de chiens. Bien plus tard, lorsque l’étude de l’évolution deviendra un champ de recherche à part entière, de très nombreuses expériences seront menées en laboratoire sur des espèces modèles telles que les mouches drosophiles, les bactéries, les virus ou les souris. Certaines de ces expériences sont ponctuelles, comme par exemple les expériences sur la drosophile mettant en évidence des compromis évolutifs : des mouches exposées au froid montrent une évolution de leur résistance qui s’accompagne d’une baisse de fécondité. D’autres expériences sont poursuivies sur le très long terme, comme l’expérience de Lenski sur la bactérie Escherichia coli que Richard Lenski a débuté en 1988 et qui est encore en cours. L’étude de ces bactéries évoluant dans un milieu très contrôlé en

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laboratoire depuis des dizaines de milliers de générations a notamment permis de comprendre comment et à quelle vitesse peuvent apparaitre de nouvelles lignées cellulaires et d’identifier le nombre et le type de mutations impliquées dans l’évolution des lignées.

Lorsqu’on étudie l’évolution en action en mesurant des traits qui changent au cours du temps, un défi épineux à relever est de différencier réponse écologique et réponse évolutive. Prenons l’exemple de la phénologie de migration et de reproduction des oiseaux, c’est-à-dire l’observation calendaire de ces évènements périodiques. Imaginons que depuis 30 ans, vous ayez noté tous les ans la date d’apparition du premier individu migrateur de chaque espèce d’oiseau dans le petit bois proche de chez vous et que, fin ornithologue, vous ayez aussi observé et noté à quelle date chaque espèce aviaire de ce bois construisait son premier nid. Dans presque toutes les régions tempérées du monde, ces observations vous mèneraient à conclure que les oiseaux ont avancé leurs dates de migration et de reproduction, de quelques jours à plusieurs semaines durant ces trois décennies. Cependant, cette observation suffit-elle pour démontrer qu’il y a eu un phénomène évolutif au sens darwinien ? Pas forcément, puisque ces changements phénologiques

à l’échelle d’une population peuvent avoir deux origines : soit il s’agit d’une évolution génétique de la population car la phénologie est un caractère héritable et sélectionné pour sa précocité, soit il s’agit de plasticité phénotypique, c’est-à-dire que chaque individu est capable d’ajuster au cours du temps sa date de migration et de reproduction. Distinguer ces deux phénomènes nécessite d’explorer finement les processus évolutifs développés dans la section 1.1. (Mesurer l’héritabilité, mesurer la force de l’évolution), mais aussi les processus écologiques. Des données répétées sur les mêmes individus au cours de leurs vies permettront en particulier de mesurer la réponse plastique individuelle et de comprendre les paramètres environnementaux, comme le climat dans le cas de la phénologie, qui déterminent ces ajustements individuels de phénotype. A noter que la plasticité elle-même peut être héritable et sélectionnée, en particulier lorsque la sélection naturelle fluctue fortement au cours du temps. Dans le cas de caractères qui ont un déterminisme génétique connu, les approches en génomique peuvent aussi permettre de démontrer (ou d’infirmer) que les changements observés dans le caractère au cours du temps sont (ou non) attribuables à une évolution génétique.

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Les sociétés humaines comme force évolutive

2.1. Pourquoi les humains constituent-ils une force évolutive ?

L’impact des sociétés humaines sur la biodiversité par des mécanismes purement écologiques (par exemple la transformation d’habitats tels que les zones humides peut mettre en danger les espèces dépendantes de ces habitats) est beaucoup mieux connu par le grand public que les impacts évolutifs. Pourtant, à partir du moment où les êtres humains interagissent avec la biodiversité, cela implique qu’ils influencent aussi l’évolution darwinienne des organismes vivants. Dans la plupart des cas, ces impacts sont non-volontaires et n’ont été identifiés et décrits que récemment. Les cas les plus évidents se produisent quand les humains sont à l’origine de l’extinction d’espèces. Ils interrompent ainsi les trajectoires évolutives de ces espèces et modifient les pressions de sélection agissant sur les autres organismes avec lesquels ces espèces co-évoluaient. Mais les humains

ont aussi des impacts évolutifs quand ils interagissent directement avec une espèce, par exemple en la pêchant ou la chassant. Ces pressions écologiques se traduisent par des pressions de sélection qui vont forcer des espèces à suivre des trajectoires évolutives qu’elles n’auraient pas suivies sans les humains. D’une manière plus générale, à chaque fois que les humains modifient un écosystème en jouant sur ces composantes biotiques ou abiotiques, cela crée ou modifie les pressions de sélection auxquelles sont soumis les organismes habitant cet écosystème. Par exemple, les agroécosystèmes et les écosystèmes urbains sont des écosystèmes totalement nouveaux auxquels certains organismes se sont adaptés.

Dans d’autres cas, l’impact évolutif des humains est volontaire. C’est le cas de toutes les espèces animales et végétales domestiquées et de la sélection artificielle décrite précédemment. Les humains ont ainsi transformé évolutivement

2

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de nombreuses espèces pour qu’elles remplissent mieux les fonctions qu’ils leurs avaient assignées. Bien sûr, les premiers pas de la domestication ont généralement été non-conscients et la plupart des espèces cultivées et élevées ont été sélectionnées avant que les humains aient explicitement étudié l’évolution au sens Darwinien. Néanmoins, il s’agit d’impacts évolutifs très importants de l’homme sur les espèces.

Un point crucial est que les impacts évolutifs des sociétés humaines impliquent naturellement des boucles de rétroactions éco-évolutives comme tous les phénomènes évolutifs (voir paragraphe 1.3). Cela signifie en particulier que l’homme modifie l’évolution des organismes, qui acquièrent de nouvelles caractéristiques, ce qui modifie le fonctionnement des systèmes évolutifs impliqués et peut rétroagir sur les sociétés humaines. C’est le cas de l’évolution de résistances chez tous les organismes soumis par l’homme à des traitements chimiques visant à les détruire. Cela représente des pressions de sélection tellement fortes, que les organismes visés acquièrent, par des processus évolutifs, des mécanismes de résistance ayant pour conséquence de rendre le traitement chimique inefficace. S’il s’agit d’un antibiotique cela peut augmenter la mortalité des humains. S’il s’agit d’un pesticide utilisé en agriculture cela peut diminuer les rendements et pousser à augmenter les doses de

4 Palumbi, S. R. (2001). Humans as the World’s Greatest Evolutionary Force. Science, 293(5536), 1786-1790.5 Sullivan, A. P., Bird, D. W., & Perry, G. H. (2017). Human behaviour as a long-term ecological driver of non-human evolution. Nature Ecology & Evolution, 1(3).

pesticides. Ce type de dynamique éco-évolutive est longtemps restée inconnue, au moins des praticiens impliqués, mais devrait de plus en plus souvent nécessiter une gestion éco-évolutive dans bien des domaines des activités humaines notamment en médecine et en agronomie.

Si nous prenons un peu plus de recul encore, ces réflexions conduisent à replacer les humains au sein de la biodiversité et de toutes les dynamiques éco-évolutives qui la gouvernent. D’abord, les êtres humains font partie à part entière de la biodiversité et à ce titre, ils sont eux-mêmes le produit de l’évolution, et d’ailleurs, ils continuent à évoluer même si cette évolution est moins frappante que celle des premiers hominidés. Ensuite, tous les êtres vivants influencent l’évolution des autres organismes avec lesquels ils interagissent ; par exemple, un prédateur impacte toujours l’évolution de ses proies. Ainsi, en ayant des impacts évolutifs les êtres humains ne font que suivre la règle générale du monde du vivant. Ce qui est probablement préoccupant notamment du fait de l’immensité des impacts écologiques négatifs des humains sur l’ensemble de la biosphère, c’est que nous pouvons supposer que les impacts évolutifs sont aussi immenses45 et qu’on ne fait que commencer à les comprendre.

Même si les humains continuent à évoluer au sens classique du terme (ils connaissent des modifications de leur génotype qui modifient aussi leur phénotype, voir Encadré 6), l’espèce humaine est maintenant dominée par l’évolution culturelle. En développant des moyens de communication (langue orale et écrite …) les humains transmettent aussi des idées, des concepts, des savoirs qui peuvent se répandre dans la communauté humaine qui lui a donné le jour ou même l’ensemble des sociétés humaines. C’est par exemple le cas de technologies comme le téléphone

portable ou du mode de vie consumériste qui a diffusé dans le monde entier. Cela conduit en retour à des modifications du comportement, des pratiques et des modes de vie des humains. Nous pouvons penser in fine que ce sont des mécanismes d’évolution culturelle qui sont la cause de l’impact écologique et évolutif aussi profond sur l’ensemble de la biosphère. Et, pour boucler la boucle, il faut avoir en tête que ces mécanismes d’évolution culturelle sont aussi développés chez les humains du fait des mécanismes cognitifs qu’ils ont acquis au cours de leur évolution darwinienne.

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Encadré 6L’HOMME ÉVOLUE-T-IL ENCORE ?

Les humains sont issus d’une longue histoire évolutive, comme tous les autres organismes vivants. Ils continuent à évoluer de nos jours. L’évolution génétique d’une espèce est influencée par les mutations, la démographie, la sélection naturelle, et la culture comprise comme la transmission non biologique de caractères et de comportements entre générations. Par exemple, à partir de l’invention de l’élevage, il y a environ 10 000 à 5 000 ans dans différentes régions du monde séparément, certaines populations humaines choisissent de consommer du lait frais à l’âge adulte. Pourtant les mammifères n’ont pas pour habitude de boire du lait à l’âge adulte et sont incapables de digérer le lactose (sucre) du lait après leur sevrage. Cette consommation a donc changé l’environnement nutritionnel des populations ayant choisi cette pratique culturelle. Dans les populations où le lactose du lait est une source essentielle de sucres, voire même la seule source régulière de sucres comme dans la toundra ou le Sahara, les individus qui, par hasard, portaient des mutations leur permettant de digérer le lactose à l’âge adulte, ont eu en moyenne plus d’enfants atteignant l’âge de la reproduction et leurs enfants aussi. Avec le temps, la fréquence de ces mutations a ainsi fortement augmenté dans ces populations, là où elles sont restées très peu fréquentes dans les populations pour lesquelles l’apport en sucres repose sur d’autres sources comme les céréales ou les fruits, ou encore les populations choisissant de ne pas consommer le lait frais dont les fromages.

Ainsi, la culture influence l’évolution de toutes les espèces, y compris l’Homme. Cet exemple montre que, comme toutes les espèces vivantes, l’Homme a évolué, évolue, et continuera à évoluer biologiquement, notamment sous l’influence de ses propres pratiques culturelles.

Référence : Ségurel, L., & Bon, C. (2017). On the Evolution of Lactase Persistence in Humans. Annual Review of Genomics and Human Genetics, 18(1), 297-319.

2.2. Cas de la sélection artificielle : sélection voulue et consciente

Les êtres humains ont toujours influencé l’évolution darwinienne des organismes qu’ils côtoyaient et utilisaient. C’est ainsi que, même avant l’apparition de l’élevage et l’agriculture, les humains ont exercé de manière non-consciente des pressions de sélection sur les plantes qu’ils consommaient et les animaux qu’ils chassaient préférentiellement. Par la suite, l’élevage et l’agriculture sont allés de pair avec la domestication d’animaux et de plantes à partir d’il-y-a environ 10 000 ans6. Cette domestication a probablement commencé par être inconsciente : les humains interagissent préférentiellement avec les espèces, et au sein des espèces avec les individus, qui ont les caractéristiques favorables pour les humains, ce qui constituent de premières

6 Brown, T. A., Jones, M. K., Powell, W., & Allaby, R. G. (2009). The complex origins of domesticated crops in the Fertile Crescent. Trends in Ecology & Evolution, 24(2), 103-109. Diamond, J. (2002). Evolution, consequences and future of plant and animal domestication. Nature, 418(6898), 700-707.

pressions de sélection. La domestication a consisté à choisir et transformer des plantes et des animaux sauvages de façon à ce qu’ils acquièrent des caractéristiques indispensables à l’agriculture et l’élevage. Les plantes domestiquées ont ainsi tendance à perdre la capacité de dispersion des fruits, qui restent attachés sur la plante, les rendant ainsi plus faciles à récolter, à devenir plus facilement comestibles (en perdant leurs substances toxiques et en devenant plus digeste) et à perdre une partie des mécanismes de régulation du cycle de végétation (germination et floraison) fondés sur les signaux environnementaux comme le climat. Les animaux domestiqués deviennent plus dociles, la taille de leur cerveau diminue, ils tendent à pouvoir se reproduire plus souvent au cours de l’année.

La domestication et la sélection des variétés de plantes cultivées et d’animaux élevés sont devenues des pratiques conscientes : les agriculteurs choisissent les caractéristiques qu’ils recherchent chez les animaux qu’ils élèvent ou les plantes qu’ils cultivent et utilisent pour la reproduction les individus ayant ces caractéristiques. Par exemple, un agriculteur peut repérer dans son champ les plantes ayant les caractéristiques recherchées et utiliser les graines de ces plantes pour ensemencer ses futurs champs. C’est le principe de la sélection massale. Nous parlons de sélection artificielle parce que, même si le mécanisme est proche de

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celui de la sélection naturelle, ce sont les humains qui décident des critères de sélection. La sélection massale est encore appliquée dans de nombreux systèmes agricoles traditionnels, mais a laissé place à de nombreuses autres méthodes dans l’agriculture moderne. La grande majorité de ces méthodes sont appliquées en dehors des exploitations agricoles et sont souvent aidées par les biotechnologies, qui permettent par exemple d’identifier des gènes intéressants, voire d’insérer un gène qui n’existait pas chez une plante ou un animal (Organisme Génétiquement Modifié). Il est à noter cependant le développement récent de méthodes de sélection participatives dans les exploitations7 par des groupements d’agriculteurs et le maintien de ce type de pratiques dans les systèmes agricoles traditionnels comme l’agriculture de subsistance en Afrique.

La domestication de plantes et d’animaux et la sélection variétale jouent un rôle crucial pour l’agriculture et l’élevage. Elles ont en particulier contribué à augmenter la production alimentaire en sélectionnant par exemple des variétés de plantes résistantes à des maladies, à des insectes ou à la sécheresse. Du point de vue de la biodiversité, cela a aussi conduit, conjointement avec l’extension de

7 Pautasso, M., G. Aistara, A. Barnaud, S. Caillon, P. Clouvel, O. T. Coomes, M. Delêtre, E. Demeulenaere, P. De Santis, T. Döring, L. Eloy, Emperaire L., E. Garine, I. Goldringer, D. Jarvis, H. I. Joly, C. Leclerc, S. Louafi, P. Martin, F. Massol, S. McGuire, D. McKey, C. Padoch, C. Soler, M. Thomas, and S. Tramontini. (2013). Seed exchange networks for agrobiodiversity conservation. A review. Agronomy for Sustainable Development, 33(1), 151-175.8 Bonnin, I., Bonneuil, C., Goffaux, R., Montalent, P., & Goldringer, I. (2014). Explaining the decrease in the genetic diversity of wheat in France over the 20th century. Agriculture, Ecosystems & Environment, 195, 183-192.

l’agriculture et son intensification, à cultiver et élever à très grande échelle quelques espèces dans des conditions de plus en plus homogènes (du fait du recours massif à la mécanisation, aux engrais, aux pesticides et à l’irrigation). Ainsi seules quatre espèces de riz, de blé, de maïs et de pomme de terre représente 75% des calories consommées par les humains. Ces espèces sont souvent représentées par un nombre restreint de variétés, dont la diversité génétique est très faible en regard de la diversité génétique rencontrée chez les espèces sauvages soumises à la sélection naturelle. Les modes de sélection et l’homogénéisation des pratiques agricoles ont souvent ainsi conduit à une diminution de la diversité génétique à l’intérieur des espèces cultivées de grandes cultures8 L’ensemble de ces plantes et de ces animaux sont aussi très fortement dépendants des humains et, pour la plupart, ne pourraient pas vivre et se reproduire sans eux.

La sélection variétale suscite actuellement de nombreuses controverses. Un premier problème est que les modes de sélection variétale modernes sont allés de pair avec le développement de l’agriculture intensive : les variétés à haut rendement ne conduiraient à ces hauts rendements qu’en poursuivant un usage important d’engrais et de pesticides.

Cela suggère que pour développer des pratiques agricoles alternatives plus durables il faut sélectionner de nouvelles variétés9 qui exploiteraient mieux les interactions écologiques fondamentales comme par exemple pour exploiter les nutriments du sol en interaction avec ses microorganismes. Un second problème est causé par la faible diversité génétique intra-variétale qui rend plus facile l’adaptation, par sélection naturelle des pathogènes et agresseurs à ces variétés et qui pourrait bien être défavorable à la durabilité de la production, la diversité génétique étant vu de plus en plus comme critique pour le fonctionnement des écosystèmes10. Une solution peut être de mélanger des variétés à l’intérieur des champs et de sélectionner de manière spécifique des variétés pour ces mélanges11. Une autre solution peut être de cultiver des variétés, dîtes ‘‘variétés population’’, très diverses génétiquement et qui associent de la sélection massale par les agriculteurs et de la sélection naturelle permettant l’adaptation des variétés aux conditions locales au sein des champs12. D’une manière générale, de nombreuses initiatives visent actuellement à augmenter la diversité génétique et spécifique des plantes et des animaux cultivés.

9 Lammerts Van Bueren, E. T., ØStergård, H., Goldringer, I., & Scholten, O. (2008). Plant breeding for organic and sustainable, low-input agriculture : dealing with genotype–environment interactions. Euphytica, 163(3), 321-322.10 Hughes, A. R., Inouye, B. D., Johnson, M. T. J., Underwood, N., & Vellend, M. (2008). Ecological consequences of genetic diversity. Ecology Letters, 11(6), 609-623.11 Barot, S., Allard, V., Cantarel, A., Enjalbert, J., Gauffreteau, A., Goldringer, I., Lata, J. C., le Roux, X., Niboyet, A., & Porcher, E. (2017). Designing mixtures of varieties for multifunctional agriculture with the help of ecology. A review. Agronomy for Sustainable Development, 37(2).12 Goldringer, I., C. Prouin, M. Rousset, N. Galic, & I. Bonnin. (2006). Rapid differentiation ofexperimental populations of wheat for heading time in response to local climatic conditions. Annalsof botany, 98(4), 805-817.

2.3. Pression de sélection exercée non-volontairement par l’homme

Un défi majeur à relever dans les décennies qui viennent est de prévoir les conséquences des changements globaux sur les sociétés humaines et les écosystèmes. Dans ce contexte, nous assistons aujourd’hui à une prise de conscience croissante par la communauté scientifique des risques d’extinction que vont encourir les populations naturelles si elles ne peuvent pas s’adapter rapidement. En effet, pour anticiper et réduire l’impact perturbateur des activités humaines, l’évaluation de l’ampleur des changements attendus sur les populations naturelles est une étape nécessaire. A l’heure actuelle, les modèles prédictifs s’intéressant aux dynamiques des populations naturelles et leur réponse aux changements globaux ne prennent pas en compte les processus évolutifs. L’évolution peut-elle jouer un rôle important dans la réponse adaptative des populations suite aux changements globaux ? Les études s’intéressant à cette question restent trop rares pour apporter une réponse généralisable mais nous montrerons dans cette section comment

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les changements d’origine anthropique peuvent représenter de nouvelles pressions de sélection et quelle évolution est attendue (ou espérée) face à ces nouvelles contraintes.

2.3.1. Impacts évolutifs de l’exploitation des populations sauvages

Par la chasse ou la pêche, l’homme exploite de nombreuses espèces sauvages qui contribuent largement à ses besoins protéiques au niveau planétaire. D’après les évaluations du projet « Sea around us », l’homme s’accapare actuellement, via ces activités de pêche,un tiers de la production primaire des océans. Le rapport de la FAO en 2016 estimait à 30% les stocks de poissons surexploités. Il serait cependant inexact de penser que cet impact de l’homme via la pêche et la chasse est un phénomène récent. De nombreux travaux montrent un rôle important de l’homme dans l’extinction de la mégafaune au pléistocène (mammouths, cervidés géants, etc).

Si l’effet écologique est direct, indéniable et identifiable à travers ces effondrements de populations et extinctions, l’exploitation des espèces entraîne également des effets évolutifs rapides, du fait de l’importance de la surmortalité exercée sur ces populations (Figure 4 et 5). Ces effets sont de deux ordres. (1) Une forte surmortalité favorise de façon systématique les individus qui se reproduisent tôt, les individus qui se reproduisent tard étant souvent tués avant

13 Edeline, E., & Loeuille, N. (2020). Size-dependent eco-evolutionary feedback loops in exploited ecosystems. bioRxiv.

de transmettre leurs gènes à la génération suivante. De fait, des évolutions rapides vers des âges à maturité précoces ont souvent été observées dans les populations pêchées. Une maturité plus précoce se fait également à taille plus faible dans des conditions de croissances fixées et cette évolution mène ainsi souvent à des individus plus petits13. Par exemple, Olsen et ses collaborateurs montrent que la surexploitation des populations de morue au large de Terre Neuve a causé un avancement de l’âge

à maturité passant de 6 ans et 50 cm en moyenne en 1980, à 5 ans et 40 cm en 198714. (2) La surmortalité peut aussi s’exercer de façon sélective, en fonction de certaines caractéristiques. Par exemple, certaines politiques de pêche focalisent l’exploitation sur les individus de grandes tailles. Une telle exploitation favorise de fait les petites tailles. Certaines chasses “au trophée” favorisent l’exploitation d’individus ayant certains attributs ou certaines tailles. Ainsi, Coltman et ses collaborateurs ont documenté l’évolution au sein d’une population de mouflons au Canada15. Les mâles ayant des cornes imposantes étaient plus ciblés dans cette chasse au trophée. Comme ce trait est génétiquement lié à la taille corporelle des

14 Olsen, E. M., Heino, M., Lilly, G. R., Morgan, M. J., Brattey, J., Ernande, B., & Dieckmann, U. (2004). Maturation trends indicative of rapid evolution preceded the collapse of northern cod. Nature, 428(6986), 932-935.15 Coltman, D. W., O’Donoghue, P., Jorgenson, J. T., Hogg, J. T., Strobeck, C., & Festa-Bianchet, M. (2003). Undesirable evolutionary consequences of trophy hunting. Nature, 426(6967), 655-658.16 Conover, D. O., & Munch, S. B. (2002). Sustaining fisheries yields over evolutionary time scales. Science, 297(5578), 94-96.

individus, une évolution rapide vers de plus petites cornes et de plus petites tailles est documentée à la suite de cette chasse.

Ces effets évolutifs peuvent avoir des implications à la fois pour la conservation et la gestion de ces populations exploitées, mais aussi pour le maintien de la productivité économique de ces systèmes16. Par exemple, dans le cas des pêches, plusieurs auteurs ont proposé que ces évolutions vers des tailles plus petites à âges plus précoces pouvaient contraindre la résilience des pêches. Dans les populations de poisson, l’investissement individuel de reproduction est plus que proportionnel à la taille, les individus grands contribuant de manière disproportionnée au maintien de leur population. Une évolution vers de

• 100 cm, taille «maximale»Aujourd’hui pratiquement aucun individu n’a le temps et l’apport nutritif nécessaire pour atteindre de telles dimensions

• 42 cm, taille de reproductionTaille à laquelle 100% des individus se sont reproduits, dite «maille biologie»

• 36 cm, taille de consommationTaille minimum autorisé la pêche professionnelle dite légale

• 25 cm, pour la souche méditerranéenne le «Loup»

Figure 4 : le bar commun, Dicentrarchus labrax

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plus petites tailles contraint donc via la baisse de la reproduction le maintien de la population et sa possibilité de rebond. De même, dans le cas de la chasse au trophée présentée ci-dessus, le trait sélectionné (cornes) étant un trait indicateur de qualité individuelle (cf. Encadré 3 et notion de

17 FS Knell, R. J., & Martínez-Ruiz, C. (2017). Selective harvest focused on sexual signal traits can lead to extinction under directional environmental change. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 284(1868), 20171788.

sélection sexuelle), des effets négatifs sur la reproduction et le maintien de la population ont été documentés17. Malgré ces implications, les politiques de gestion des populations exploitées ignorent généralement ces aspects évolutifs.

Encadré 5 LES MÉTHODES D’ÉVOLUTION ASSISTÉE

Différents types d’interventions ont été proposés pour faciliter l’adaptation des espèces qui sont soit menacées par les activités humaines, soit avec un statut de protection spécial, soit exploitées par l’homme, comme les arbres forestiers, ou enfin jouent un rôle central dans l’écosystème comme les espèces clés de voûte dont font partis certains coraux dans les récifs. Ces interventions qui agissent sur l’évolution des populations soulèvent un certain nombre de débats sur leurs risques, leur efficacité et leur dimension éthique, non discutée ici. Beaucoup de ces interventions ne sont encore que des propositions sans applications concrètes et avec peu de retours sur leurs succès et leurs échecs. Le tableau suivant propose une liste de définitions, bénéfices et risques ainsi que quelques exemples potentiels de ces interventions. Il faut aussi rappeler que les pratiques de conservation plus classiques, visant à rétablir un fonctionnement démographique et évolutif autonome non dégradé par les activités humaines, comme le maintien de grandes tailles de population ou les connexions et mouvements entre populations moins contraints, contribuent également à faciliter leur adaptation à des conditions changeantes. Les interventions suivantes sont discutées quand on constate ou prédit que les capacités autonomes d’adaptation ne seront pas suffisantes pour empêcher l’extinction.

Terme Définition Arguments pour Risques Exemples

S a u v e t a g e génétique

Translocation d’individus pro-venant d’une autre source dans une petite population iso-lée dans le but d’y restaurer la diversité géné-tique

• Rétablir des flux de gènes dans des petites populations artificielle-ment isolées • Contrer les effets né-gatifs de la dépression de consanguinité et de la dérive• Améliorer la perfor-mance démographique des populations et évi-ter l’extinction• Restaurer le potentiel évolutif• Un migrant par géné-ration suffit

• Dépression hy-bride• Perte d’adapta-tion locale• Risques géné-raux des translo-cations (risques sanitaires, échecs)

Plus d’une ving-taine de cas re-censés Plusieurs succès dont chez pan-thères de Floride Un échec ayant conduit à l’extinc-tion de popula-tions de bouque-tins

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Terme Définition Arguments pour Risques Exemples

Flux de gènes assistés

Translocation d’individus au sein de l’aire de distribution présente afin de faciliter l’adaptation au changement climatique

• Translocations d’individus adaptés à des loca-lités plus chaudes dans des populations carac-térisées par un climat historique plus froid pour accélérer l’adaptation au réchauffement futur• Augmenter la fréquence des génotypes pré-adaptés• Fraction de la population remplacée plus im-portante mais <20%

• Les mêmes que plus hautMais aussi :• Perte des génotypes locaux• L’adaptation locale ne dépend pas que du cli-mat (ex. photopériode)• Néglige les autres espèces adaptées aux gé-notypes locaux• Peut-on prédire l’adaptation future ?• Les génotypes adaptés dans le futur peuvent être mal adaptés aujourd’hui

Recommandations pour la replantation des forêts exploitées à partir de sources de graines similaires au climat futur du site de plantation (Colombie Britannique, Canada).

Flux de gènes ciblés

Translocation d’individus au sein de l’aire de distribution présente afin de faciliter l’adaptation à d’autres pres-sions que le changement cli-matique

• Translocations de variants génétiques parti-culiers dans un but de conservation• Augmenter la fréquence des génotypes pré-adaptés (par exemple résistants à divers pa-thogènes)

• Les mêmes que plus haut• Implique de pourvoir prédire les trajectoires de changement de l’environnement et quels génotypes seront adaptés

Introduction de variants résistants à des maladies chez diables de Tasmanie et châtaigniers américains (encore au stade de recherches)

Migration assistée Translocation d’individus en dehors de l’aire de distribu-tion afin de leur permettre de suivre le déplacement de leur climat favorable

• Nombreuses extinctions prédites du fait du changement climatique• Nombre d’extinction divisé par deux si disper-sion non limitante• De nombreuses espèces n’ont pas les capaci-tés de migrer, en particulier les espèces endé-miques• Alternative à la conservation ex situ (zoos)• Beaucoup d’espèces vont changer de distri-bution à cause du changement climatique de toute façon

• Invasions planifiées• Impossible de prédire les dommages des inva-sions (par exemple nombreux échecs de la lutte biologique)• Les invasions sont une importante cause d’ex-tinctions

Proposition d’introduire le lynx ibérique en Grande Bretagne (pure hypothèse à ce stade ?)

Évolution assistée Manipulation de la génétique d’une espèce sauvage dans un but de conservation

• Inclut toutes les interventions ci-dessus et la transformation génétique des populations (OGM, ciseaux génétiques etc)

• Les mêmes que plus haut• Échappements de gènes de l’espèce cible vers une autre espèce.

Introduction de gènes conférant une plus grande tolérance aux pics hyperther-miques chez les coraux, OGM résistants au pathogène causant un déclin mas-sif du châtaignier américain (encore au stade de recherches)

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SURMORTALITÉ (EXPLOITATION)

Âge à maturité Taille des individusAutres traits

directement ciblés(eg, cornes, etc.)

Contraintes sur la reproduction

Implication pour durabilité, productivité

et maintien de l’exploitation

Non sélective Sélective

Figure 5 : L’exploitation des espèces sauvages peut mener à des évolutions rapides de certains traits des populations (flèches vertes), ces traits étant souvent liés entre eux du fait de contraintes génétiques ou architecturales. Les changements de ces traits (cadres verts) peuvent contraindre la reproduction efficace de la population et engendrer des implications pour la durabilité de ces populations et des activités associées.

18 Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, IPBES. (2019). Summary for policymakers of the global assessment report on biodiversity and ecosystem services (summary for policy makers). IPBES Plenary at its seventh session (IPBES 7, Paris, 2019).

2.3.2. Biodiversité sauvage en milieux agricoles

Au-delà des organismes cultivés ou élevés, les pratiques agricoles ont un effet massif sur de nombreux autres éléments de biodiversité encore considérés comme sauvages. Nous connaissons bien les effets négatifs de l’agriculture sur la biodiversité18. Pour nourrir une population

humaine toujours croissante et ayant une consommation de nourriture également en croissance, et riche en viande, les sociétés humaines ont transformé 40% des surfaces continentales et donc des écosystèmes naturels, en champs et en pâturages pour le bétail. Elles récoltent ainsi environ 10% de l’ensemble de la biomasse produite chaque année sur les

continents19. Cette transformation des habitats, cette utilisation des ressources et les effets collatéraux de l’usage intensif des engrais, ayant pour conséquence l’eutrophisation des milieux aquatiques, et des pesticides, qui touchent de nombreux organismes sauvages non-ciblés, sont une des causes des pertes de biodiversité à l’échelle de la planète20. Du fait des interactions étroites entre mécanismes écologiques (voir section 1.3) et évolutifs, les impacts écologiques de l’agriculture sont aussi liés à des impacts évolutifs, non recherchés par les humains. Dans certains cas, ces impacts ne touchent pas les humains en retour, mais dans d’autres cas ils posent des problèmes sérieux aux agriculteurs.

En premier lieu, la création de nouveaux habitats comme les champs ou les pâturages et la grande quantité de nourriture représentée par ces agroécosystèmes (les feuilles, racines graines et fruits des plantes cultivées) a fait émerger de nouvelles niches écologiques pour de nombreux organismes qui s’y sont adaptés et ont réussis à exploiter ces nouveaux écosystèmes créés par les humains. En particulier, beaucoup d’insectes, de champignons ou encore de nématodes se sont spécialisés au cours de leur évolution dans la consommation des plantes cultivées. Il faut dire que les

19 Haberl, H., Erb, K. H., Krausmann, F., Gaube, V., Bondeau, A., Plutzar, C., Gingrich, S., Lucht, W., & Fischer-Kowalski, M. (2007). Quantifying and mapping the human appropriation of net primary production in earth’s terrestrial ecosystems. Proceedings of the National Academy of Sciences, 104(31), 12942-12947.20 Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, IPBES. (2019). Summary for policymakers of the global assessment report on biodiversity and ecosystem services (summary for policy makers). IPBES Plenary at its seventh session (IPBES 7, Paris, 2019).

surfaces immenses cultivées avec les mêmes espèces constituent une pression de sélection extrêmement forte poussant à la spécialisation alors que les écosystèmes naturels hébergent une plus grande biodiversité végétale et des niveaux de spécialisation variés chez les herbivores. De la même manière, les humains maintiennent pour leurs agroécosystèmes de nombreux milieux ouverts dans des régions où la végétation naturelle serait de la forêt. Cela conduit à des pressions de sélection variées conduisant des organismes à s’adapter à ses milieux ouverts. Un des exemples les plus clairs est celui des plantes messicoles dont le cycle de vie s’est adapté aux cultures annuelles de céréales.

En second lieu, un cas particulier,

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mais très important est lié au fait que l’agriculture utilise souvent massivement des pesticides pour diminuer l’impact de champignons, insectes, nématodes, et « mauvaises herbes », qui pourraient diminuer le rendement des cultures. Ces pesticides créent des pressions de sélection très fortes parce qu’ils augmentent fortement la mortalité des organismes cibles et parce qu’ils sont utilisés de manière répétée pour des surfaces très grandes. Ces pressions répétées et directionnelles sélectionnent parfois rapidement mécanismes de résistance chez ces organismes21. Dans ce cas, l’évolution des organismes visés par les pesticides contrecarre les activités humaines et diminue les rendements agricoles. Cette évolution pousse aussi à une forme de course aux armements contraignant les humains à trouver sans cesse de nouvelles molécules pesticides. Cette course est très rapide dans le sens où les premières résistances apparaissent en quelques années après la commercialisation d’un nouveau pesticide. Le même type de processus est à l’œuvre avec la sélection d’organismes, y compris des organismes génétiquement modifiés, capables de contourner la résistance de certaines variétés de plantes cultivées à tel ou tel herbivore ou pathogène. Les humains sélectionnent des variétés capables de résister à certains de ces organismes en produisant par exemple des molécules indigestes qui limitent en

21 Thrall, P. H., Oakeshott, J. G., Fitt, G., Southerton, S., Burdon, J. J., Sheppard, A., Russell, R. J., Zalucki, M., Heino, M., & Ford Denison, R. (2011). Evolution in agriculture : the application of evolutionary approaches to the management of biotic interactions in agro-ecosystems. Evolutionary Applications, 4(2), 200-215.

théorie le besoin de pesticide, mais qui du coup, cultivées de manière répétée sur de grandes surfaces, constituent une pression de sélection très forte au même titre qu’une molécule pesticide. Cela conduit aussi les sélectionneurs à développer sans cesse de nouvelles variétés. Paradoxalement ceci n’est pas différent des approches de modification du génome des organismes, soit par transferts de gènes soit par édition génétique. En effet ces approches réductionnistes d’ingénierie moléculaire visent la maximisation ponctuelle d’une fonction chez un organisme mais négligent le jeu des dynamiques de coévolution entre cet organisme et son environnement incluant les autres formes de vie avec lesquelles il est susceptible d’interagir maintenant ou dans le futur.

2.3.3. Lutte contre les pathogènes

L’humain intervient aussi sur les écosystèmes et les populations d’espèces par les très nombreuses substances chimiques médicamenteuses, qu’il utilise quotidiennement en médecine humaine et animale. Les consommations excessives d’antibiotiques utilisés pour nous soigner ou améliorer l’état de santé des animaux d’élevage ont entraîné de très nombreuses résistances bactériennes dans les populations humaines et animales, conduisant à des complications sanitaires importantes en santé publique et en agriculture internationales.

La résistance aux antibiotiques, ou antibiorésistance, est la capacité des microbes, comme des bactéries, à résister aux effets indésirables des antibiotiques que l’on utilise couramment pour les combattre. L’apparition de cette résistance résulte des pressions de sélection exercées par les antibiotiques et du processus évolutif, au sens darwinien, en découlant. C’est un phénomène très proche de l’apparition de résistance aux pesticides (voir 2.3.1). Ce phénomène peut entraîner des complications voire même une impossibilité de traiter certains types d’infection. Les maladies infectieuses dites nosocomiales, c’est-à-dire contractées à l’hôpital, en constituent l’exemple aujourd’hui le plus connu par les citoyens. Nous distinguons plusieurs niveaux de résistance aux antibiotiques : en particulier la résistance naturelle car on oublie trop souvent que des espèces de bactéries du sol ou de la rhizosphère

se servent naturellement d’antibiotiques qu’elles produisent comme armes pour lutter contre d’autres micro-organismes ; la multirésistance (bactéries résistantes à plusieurs familles d’antibiotique); et la toto-résistance (résistance à tous les antibiotiques disponibles).

Plusieurs raisons connues concourent à l’apparition de ces résistances bactériennes ou fongiques : (i) l’utilisation massive d’antibiotiques pulvérisés comme pesticides sur les vergers ou les cultures florales dans de nombreux pays pour combattre les feux bactériens ou les champignons parasites, (ii) l’utilisation d’antibiotiques comme adjuvants alimentaires et/ou médicaments vétérinaires préventifs dont l’usage a été massif dans les élevages de porcs, bovins, volailles, mais aussi en aquaculture/pisciculture. Cet usage est toujours pratiqué dans de nombreuses régions productrices, le Brésil notamment,

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(iii) l’utilisation excessive, inutile ou imprudente comme médicament en santé humaine, (iv) l’utilisation massive ou inappropriée de biocides chimiquement proches de certains antibiotiques ou de désinfectants médicaux et vétérinaires, (v) le transport à large échelle de biens, d’aliments, d’animaux et de personnes au travers de la mondialisation du commerce contribuant à la dispersion des souches antibiorésistantes, et (vi) les effets sub-létaux sur les bactéries de plusieurs produits chimiques comme les herbicides chimiques ou l’acide salicylique, moléculairement proche de certains antibiotiques. Toutes ces conditions ont été particulièrement propices à l’apparition de résistances et à la dispersion rapide et étendue des gènes de résistance en populations humaines et animales et dans les écosystèmes naturels par le canal des eaux usées, des aérosols, du vent, des ruissellements, ou encore des déjections animales. Nous estimons ainsi que des expositions environnementales plus ou moins importantes aux bactéries résistantes se produisent dans les milieux urbains et agricoles, ce qui pourrait

conduire à aggraver des situations par ailleurs déjà alarmantes.

Incontestablement, les antibiotiques, les herbicides et plus largement les biocides ont participé à leur mesure au développement économique, social et sanitaire du XXe siècle. En revanche, leur utilisation massive et répétée est devenue très problématique en engendrant des niveaux de résistance très inquiétants, remettant en question l’ensemble des connaissances et des pratiques à leur sujet. Les micro-organismes, à l’image d’une population d’espèce bactérienne infectant un individu humain, animal ou végétal, ne forment pas des éléments simples et inertes, mais appartiennent bien au monde du vivant. Comme tels, soumis à des pressions chimiques, ils évoluent, et la sélection naturelle favorise les formes les plus aptes à survivre à ces nouveaux environnements. Simples résistants, plus dangereusement multi-résistants voire toto-résistants, ils nous invitent à réinterpréter la médecine humaine et vétérinaire.

Encadré 4 MÉDECINE ÉVOLUTIONNISTE

Depuis les années 1860 et la fondation d’une médecine scientifique par des biologistes et médecins tels que Claude Bernard ou Louis Pasteur, l’organisme a été envisagé comme une machine, dont les dysfonctionnements sont à l’origine des maladies. Cette approche a permis des avancées majeures, tant en biologie qu’en santé publique. Cependant, au cours des années 1980, médecins et biologistes de l’évolution ont été confrontés à une impasse théorique : si nos organismes sont le résultat de la sélection naturelle, comment est-il possible qu’ils dysfonctionnent ? Comment pouvons-nous encore tomber malades ? Pour répondre à cette question, la médecine évolutionniste entend réconcilier les médecins et les biologistes de l’évolution : les maladies sont des conséquences de l’évolution des espèces. Ainsi, face à une diversité de causes de dysfonctionnement, les chercheurs se sont appliqués à identifier les grands processus évolutifs à l’origine de ces causes.

Tout d’abord, les populations soumises à de nouveaux environnements, notamment du fait des migrations récentes, ou des nouveaux modes de vie, peuvent avoir une physiologie inadaptée à ces nouvelles conditions : ainsi, les Britanniques ayant migré en Australie sont davantage exposés au rayonnement ultraviolet que leurs cousins restés au pays, ce qui explique un taux de cancer de la peau 10 fois plus élevé chez les Australiens. De même, dans un environnement où les ressources alimentaires sont rares, il peut être avantageux de stocker efficacement tout surplus énergétique sous forme de tissu adipeux. En revanche, cette propension à accumuler les ressources énergétiques peut être à l’origine d’autres problèmes, tels que l’obésité, dans l’environnement moderne où les ressources alimentaires sont abondantes.

Par ailleurs, on peut à tort envisager la sélection naturelle comme une optimisation constante des caractères des organismes. Tout caractère biologique doit, en réalité, répondre à de multiples contraintes, parfois contradictoires (voir les explications sur les compromis, partie 1.3). Ainsi, il est évident que notre système immunitaire a été sélectionné pour reconnaître les agents pathogènes, mais il faut garder à l’esprit qu’un système immunitaire trop sensible pourrait très bien attaquer n’importe quel antigène, y compris ceux de son propre organisme. L’évolution du système immunitaire a donc dû faire un compromis entre le risque d’infection lié à une immunité trop peu sensible et le risque de maladie auto-immune lié à une immunité trop sensible. De même, la sélection naturelle ne favorise ni le bien-être ni la survie à long terme, mais avant tout la survie à court terme pour favoriser la reproduction. Parmi d’autres, la douleur, la fièvre, la nausée et la dépression peuvent, dans une certaine mesure, avoir été sélectionnées pour favoriser la survie à court terme.

Enfin, il faut garder à l’esprit que l’environnement d’un organisme est avant tout constitué des autres organismes avec lesquels il interagit. Si de nombreux comportements sociaux ou coopératifs ont pu évoluer au sein d’espèces et entre espèces, il existe de nombreux conflits dans les écosystèmes, qui peuvent influencer l’évolution des organismes. Ainsi, l’intérêt

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d’un organisme ne coïncide jamais parfaitement avec celui de sa progéniture : si les enfants ont toujours intérêt à recevoir des soins parentaux, un organisme n’a pas intérêt à allouer son énergie à une progéniture malingre. Certains troubles de la gestation, notamment les nausées de grossesse, ont ainsi été associés à un conflit entre mère et enfant : on estime que les embryons pourraient avoir été sélectionnés pour produire un surplus d’hormones de gestation, favorisant la poursuite de la grossesse, mais au prix de fortes nausées pour certaines femmes gestantes. De même, de nombreux micro-organismes se reproduisent et se nourrissent dans des organismes humains, ce qui coûte à ces derniers. Peut alors s’engager une coévolution entre les hôtes et leurs parasites : les premiers étant sélectionnés s’ils parviennent à détruire les parasites grâce à une immunité efficace, les seconds étant sélectionnés s’ils parviennent à contourner ces défenses. Les symptômes des maladies infectieuses sont donc autant le résultat de l’infection elle-même, que des réponses de l’organisme à cette infection (par exemple la fièvre ou des tentatives des parasites pour contourner ces réponses comme les toxines bactériennes).

Aussi, la médecine évolutionniste n’est pas une tentative pour remplacer le courant dominant de la médecine scientifique, mais un champ interdisciplinaire visant à la fois à étendre le champ d’application de l’écologie et l’évolution et à compléter l’arsenal conceptuel de la médecine. Dans ce cadre, un des phénomènes médicaux pour lesquels la médecine évolutionniste a montré le plus de promesses est celui du cancer. Cette pathologie recouvre un ensemble de maladies caractérisées par une transformation de certaines cellules de l’organisme, et par leur prolifération incontrôlée jusqu’à éventuellement aboutir à la mort de l’organisme. On sait depuis longtemps que la transformation cellulaire durant le processus de cancérogenèse est liée à des mutations génétiques, qui favorise la prolifération des

cellules cancéreuses. Quelques chercheurs ont donc proposé, à partir des années 1970, que le processus cancéreux pourrait être envisagé comme un processus de sélection naturelle.

Au cours des années suivantes, une compréhension plus fine des processus cellulaires au sein des tumeurs a encore augmenté l’intérêt de la biologie de l’évolution. En effet, une tumeur peut être considérée comme un écosystème : les cellules cancéreuses et quelques cellules saines étant une biocénose, vivant dans un biotope constitué par le microenvironnement tumoral. Au sein de cet écosystème, les ressources sont structurées dans l’espace : notamment, l’oxygène

et les nutriments sont largement plus abondants aux abords des vaisseaux sanguins. Les phénotypes cellulaires évoluent donc de manière hétérogène : en s’éloignant des vaisseaux sanguins, le métabolisme aérobie devient de plus en plus rare, au profit de cellules dont le métabolisme repose exclusivement sur la fermentation. Par ailleurs, de nombreuses

interactions entre phénotypes cellulaires ont lieu dans les tumeurs. Les cellules cancéreuses entrent ainsi en compétition avec le système immunitaire pour la consommation de glucose, ce qui diminue par ailleurs l’efficacité du système immunitaire. Les cellules cancéreuses sont capables de coopérer dans de nombreuses tâches : tant la production d’hormones de croissances, que des tâches plus complexes telles que la réorganisation spatiale de la tumeur. En outre, les cellules cancéreuses sont capables de détourner les messagers de communication intercellulaire afin d’obliger de nombreuses cellules saines, telles que les fibroblastes, les macrophages ou les cellules endothéliales, à effectuer des tâches à leur place.

Cette organisation en écosystèmes diminue considérablement l’efficacité des chimiothérapies. D’une part, la structuration spatiale des tumeurs et leurs propriétés physico-chimiques amoindrit les propriétés des médicaments cytotoxiques et réduit leurs chances d’atteindre toutes les cellules. D’autre part, la diversité génétique des cellules au sein d’une tumeur est particulièrement élevée, ce qui augmente la probabilité qu’au moins une cellule soit capable de résister aux traitements et provoquer une récidive du cancer. Aussi, un ensemble de stratégies thérapeutiques est proposé pour tenter de faire s’effondrer les écosystèmes tumoraux. La “thérapie adaptative” propose, par exemple, une alternance de doses médicamenteuses afin d’augmenter la compétition entre cellules cancéreuses. En essais cliniques, cette stratégie a permis de faire gagner plusieurs mois d’espérance de vie, sans échec thérapeutique, à des patients dont le cancer résistait à tous les autres traitements.

Enfin, il est possible que le rôle du cancer dans le fonctionnement de populations ou de communautés ait été sous-estimé. En effet, le cancer existe chez la très grande majorité des espèces animales et des recherches récentes tendent à mettre en lumière l’importance des interactions entre le cancer et les agents infectieux. Ainsi, si l’on sait que certaines infections favorisent le cancer, il se pourrait également que le cancer favorise (ou protège) d’autres infections. De même, des expériences et recherches de terrain tendent à montrer que les animaux cancéreux adoptent d’autres comportements sociaux et reproducteurs.

Un cas particulièrement spectaculaire est celui des cancers transmissibles. En effet, certaines populations animales ont subi une diminution drastique de la diversité de leurs gènes du système immunitaire, soit du fait de la domestication, dans le cas du chien, soit du fait des activités anthropiques, dans le cas du Diable de Tasmanie et de plusieurs bivalves. Dans ces populations, la reconnaissance du soi et du non-soi par le système immunitaire s’en trouve amoindrie. C’est donc dans ces populations que certaines cellules cancéreuses ont commencé à se transmettre d’un individu à un autre, provoquant des cancers potentiellement foudroyant. Chez le Diable de Tasmanie, le cancer, fatal dans 100% des cas, se transmet par les morsures, ce qui a amené à une extinction de 90% de la population en 25 ans. Chez le chien, cependant, le cancer à transmission vénérienne est très rarement fatal, ce qui suggère qu’une adaptation au cancer est possible. Aussi, on a commencé à observer depuis quelques années certains cas de rémission chez les diables. Toutefois, l’apparition récente d’une deuxième lignée de cellules cancéreuses laisse l’espèce en danger d’extinction à court terme.

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2.3.4. Espèces exotiques envahissantes

Une invasion biologique peut être vue comme « un transport ou une dispersion à longue distance aidée ou non par l’homme et qui a réussi ». Le nombre de ces invasions a augmenté fortement avec l’accroissement phénoménal des activités humaines comme les transports routiers, aériens ou marins, s’accompagnant d’impacts conséquents pour les écosystèmes natifs. Dans ce cadre, les invasions ont d’abord été appréhendées dans un contexte écologique. Cette vision reposait principalement sur deux idées : i) les populations envahissantes subissaient des goulots d’étranglement importants lors de leur introduction et possédaient donc un potentiel évolutif limité ; ii) l’évolution était considérée comme un processus trop lent par rapport à l’échelle de temps des invasions.

Des changements évolutifs ne sont pas toujours attendus et de nombreux cas d’invasion semblent se dérouler sans. Cependant, depuis le développement des approches moléculaires permettant de retracer les histoires évolutives des populations envahissantes, de nombreuses études ont mis en évidence l’impact majeur que pouvait avoir les phénomènes évolutifs accompagnant certains événements d’invasion. Une grande partie des cas d’évolution contemporaine les mieux documentés correspondent ainsi à des espèces envahissantes. Les invasions peuvent être vues comme des situations propices à des changements évolutifs rapides : les populations envahissantes se retrouvent dans un nouvel environnement (abiotique et/ou biotique) impliquant des changements des pressions de sélection, et les processus de dispersion impliqués peuvent entraîner des changements de la composition génétique.

Nous pouvons alors chercher à déterminer l’endroit et le moment où s’est déroulée cette évolution lors du processus d’invasion. Des études récentes font émerger trois scénarios (Figure 6). Le 1er scénario repose sur les adaptations indépendantes, après l’introduction : c’est à dire des changements adaptatifs se déroulant dans l’aire d’introduction en réponse à de nouveaux régimes de sélection. L’invasion du millepertuis des Canaries sur la côte Ouest des Etats-Unis et sur l’île Maui à Hawaii au cours des 50 dernières années est une bonne illustration de ce scénario (voir photo à la page précédente). En effet, la phénologie de floraison des populations sur les différents sites d’introduction est en accord avec le gradient latitudinal sur lequel ces populations se sont installées. Ces différentes populations envahissantes se sont adaptées aux conditions locales indépendamment les unes des autres. De la même façon, de nombreuses espèces envahissantes montrent qu’une sélection « spatiale » peut s’exercer au cours du processus d’expansion géographique et ainsi favoriser les traits qui augmentent la dispersion. Ces changements adaptatifs pourront en retour accélérer la dynamique d’expansion de l’espèce envahissante.

Le deuxième scénario correspond à une adaptation unique dans une première zone d’introduction suivie d’une dispersion à plus large échelle. L’anole brun (voir photo à la page précédente) semble avoir suivi ce scénario d’invasion. Originaire des Caraïbes, ce lézard a été introduit en Floride au cours du 19e siècle à partir de populations provenant de différentes îles

Caribéennes avec comme conséquence une diversité génétique de la population de Floride supérieure à celle des populations natives insulaires. La sélection a alors permis des changements adaptatifs clés pour le succès d’invasion, notamment des changements morphologiques) en Floride. Le lézard a ensuite bénéficié des activités commerciales internationales accrues en Floride pour coloniser des localités éloignées telles que, Hawaï, Taiwan ou d’autres régions des Etats-Unis.

Le troisième scénario fait intervenir des changements adaptatifs au sein de l’aire d’origine avant des introductions dans de nouvelles zones géographiques. Ce scénario a été décrit pour la première fois dans le cas de l’invasion de la fourmi électrique en Israël (voir photo à la page précédente). Originaire d’Amérique du sud, cette fourmi s’est adaptée au sein de son aire d’origine à des zones présentant des climats plus froids notamment dans les montagnes argentines. Dans un deuxième temps, des propagules issues de ces populations argentines se sont établies en Israël où les caractéristiques thermiques sont similaires. Ce scénario pourrait s’appliquer à de nombreuses espèces s’étant adaptées dans un premier temps aux milieux anthropisés dans l’aire native avant d’être introduits dans différents endroits du globe présentant des caractéristiques anthropiques similaires, comme par exemple les bio-agresseurs des agrosystèmes.

L’évolution n’influence pas seulement le devenir des populations envahissantes. Lors d’une invasion, celles-ci représentent également un changement majeur pour les espèces locales en constituant une

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nouvelle pression de sélection. Les communautés envahies peuvent elles aussi évoluer suite à l’introduction d’un nouvel acteur. Ainsi a-t-on pu observer que l’invasion du crabe enragé (Carcinus maenas, voir photo à la p.50) sur la côte nord-ouest américaine a modifié l’apparence de certaines de ses proies locales comme certains mollusques marins locaux qui ont vu la taille et l’épaisseur de leur coquille augmenter22.

22 Bouwmeester, M. M., Waser, A. M., van der Meer, J., & Thieltges, D. W. (2019). Prey size selection in invasive (Hemigrapsus sanguineus and H. takanoi) compared with native (Carcinus maenas) marine crabs. Journal of the Marine Biological Association of the United Kingdom, 100(1), 73-77.

Les invasions biologiques peuvent ainsi être vues comme des expériences à grande échelle qui permettent aux chercheurs d’étudier des mécanismes fondamentaux à l’œuvre dans les processus évolutifs et ainsi développer des meilleures prises de décision afin de gérer et/ou anticiper les invasions biologiques à venir.

Figure 6 : Représentation schématique des trois scénarios d’invasion s’accompagnant de changements évolutifs. Ces 3 scénarios se différencient par la localisation de ces changements évolutifs représentés par des cercles violets.

2.3.5. Urbanisation, transport, pollutions

La moitié de la population humaine vit aujourd’hui en ville, et il est prévu qu’en 2050, 70% des humains soient installés en milieu urbain. Pour accueillir cette migration urbaine, la bétonisation est exponentielle et le plus souvent irréversible. L’urbanisation conduit à la perte et à la fragmentation des habitats naturels. Les organismes vivant en milieu urbain sont exposés à des sources multiples de pollution (sonore, lumineuse, de l’air, de l’eau), à de nouveaux pathogènes, de nouvelles ressources et de nouvelles interactions biotiques. Ces conditions environnementales sont si drastiquement différentes des milieux naturels ancestraux qu’il est aisé de comprendre que la littérature scientifique prédit régulièrement que l’environnement urbain devrait influencer de nombreux paramètres liés à l’évolution des espèces. La sélection naturelle, la dispersion des individus, les taux de mutation et la dérive génétique, autrement dit tous les processus à l’origine des dynamiques

évolutives, peuvent être affectés par une des dimensions de l’urbanisation. Jusqu’à peu cependant, ces prédictions n’étaient pas testées et les études en évolution étaient menées essentiellement soit en laboratoire, soit dans des milieux naturels et sauvages.

Cependant, en se fondant sur les connaissances acquises durant plusieurs décennies d’études en écologie urbaine, le domaine d’étude de l’évolution en milieu urbain connait depuis environ 10 ans un essor considérable. Une revue publiée en 2017 dans la revue Science fait état de 192 études sur 134 espèces documentant des réponses évolutives à l’urbanisation, dont la moitié publiée les cinq dernières années (voir la Figure 5). L’émergence de l’évolution urbaine comme nouvelle discipline en écologie évolutive vient en partie de la prise de conscience que le milieu urbain offre de nombreuses opportunités pour étudier les processus éco-évolutifs. En premier lieu, il offre une opportunité unique de répliquas : beaucoup de villes se ressemblent et sont caractérisées par les mêmes contraintes pour les organismes, en particulier pollutions lumineuses, sonores, chimiques. Ainsi, une étude sur le trèfle blanc à travers 490 populations échantillonnées dans 20 transects (ou lignes d’échantillonnage) urbain-ruraux dans la province de l’Ontario au Canada a révélé une évolution parallèle entre

AIRE NATIVE

AIRE D’INTRODUCTION

1. Changements évolutifs indépendants

post-introduction

Migration longue

distance

2. Changement évolutif unique post-introduction

dans une population tête de pont

3. Changement évolutif pré-introduction

au sein de l’aire native

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5554

ces villes23. Dans chacune des villes, le trèfle blanc produit moins de cyanure d’hydrogène en milieu fortement urbanisé, ce qui lui confère une meilleure résistance aux grands froids hivernaux. Ceci est

23 Johnson, M. T. J., Prashad, C. M., Lavoignat, M., & Saini, H. S. (2018). Contrasting the effects of natural selection, genetic drift and gene flow on urban evolution in white clover (Trifolium repens). Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 285(1883), 20181019. 24 Johnson, M. T. J., & Munshi-South, J. (2017). Evolution of life in urban environments. Science, 358(6363), eaam8327.

un des premiers exemples montrant que le milieu urbain induit des pressions de sélection nouvelles, mais similaires entre villes, entrainant des évolutions parallèles.

Figure 7 : En 2017, Marc Johnson et Jason Munshi-South ont recensé dans la revue Science les études sur l’évolution en milieu urbain24. Sur cette figure adaptée de leur article, les silhouettes bleues représentant des espèces commensales, c’est à dire des espèces non domestiques vivant près des humains, localisées sur leurs régions d’origine et les silhouettes noires des espèces étudiés dans un cadre évolutif urbain. Les points de taille variable sont les villes d’au moins 300 000 habitants.

En second lieu, malgré les caractéristiques communes entre les villes du monde entier, chaque ville est aussi une mosaïque d’habitats hétérogènes et offre ainsi la possibilité d’explorer l’influence de l’hétérogénéité environnementale

à petite échelle. L’analyse de gradients urbains a ainsi permis de démontrer que pour de nombreuses espèces d’invertébrés (araignées, coléoptères, charançons, crustacés aquatiques), les individus sont de plus en plus petits lorsqu’on se

rapproche des milieux très urbanisés. Cette évolution de la taille serait expliquée par le phénomène d’îlot de chaleur en ville : la température plus chaude en centre-ville favoriserait en effet les petites tailles25, limitant les coûts métaboliques.

En troisième lieu, les recherches menées en milieu urbain sont une porte d’entrée vers la diffusion des savoirs. Parler aux citadins de l’évolution de la biodiversité qui les entoure, les touche souvent directement et le travail de terrain en milieu urbain offre de multiples occasions de rencontrer une grande diversité de personnes s’interrogeant sur l’intérêt des recherches en écologie évolutive. Des projets de recherche entiers sont d’ailleurs organisés autour de la participation du grand public à la récolte et parfois à l’analyse, des données. En 2009, un projet de science participative pour l’étude de l’évolution des motifs des coquilles d’escargot à travers l’Europe (Megalab) a ainsi rassemblé des données venant de plus de 6000 observateurs sur un demi-million d’escargots26. Alors que les scientifiques n’avaient jusqu’ici effectué leur échantillonnage qu’en milieu naturel, ce sont les volontaires qui ont permis d’élucider l’évolution des couleurs des coquilles en milieu urbain.

25 Merckx, T., Souffreau, C., Kaiser, A., Baardsen, L. F., Backeljau, T., Bonte, D., … Van Dyck, H. (2018). Body-size shifts in aquatic and terrestrial urban communities. Nature, 558(7708), 113–116.26 Silvertown, J., Cook, L., Cameron, R., Dodd, M., McConway, K., Worthington, J., … Juan, X. (2011). Citizen science reveals unexpected continental-scale evolutionary change in a model organism. PLoS One, 6, e18927.

2.3.6. Fragmentation du paysage, flux génique

Du fait de l’hétérogénéité spatiale des conditions environnementales et de la distribution des communautés d’êtres vivants, toutes les espèces vivent naturellement dans des habitats fragmentés à des degrés divers, avec des zones plus favorables à leur développement, leur survie ou leur reproduction, séparées par des zones moins favorables. Les îles constituent pour les organismes terrestres un exemple emblématique extrême de cette configuration d’habitat. Les espèces spécialisées sur des ressources rares et à la distribution hétérogène, comme les insectes exploitant une espèce particulière de plante peu commune, ceux se développant dans des carcasses en décomposition, ou les plantes germant dans les trouées de lumière causées par la chute d’un arbre en forêt sont autant d’autres exemples de fragmentation naturelle de l’habitat, ayant sélectionné au cours de l’histoire évolutive de ces espèces un ensemble d’adaptations à la dynamique et la configuration spatiale des zones favorables, la taille et la structure des populations habitant ces zones plus ou moins discrètes.

La fragmentation des habitats causée par les activités humaines correspond néanmoins plus à un processus qu’à un

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ss

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état, décrivant un changement du paysage et de la configuration spatiale des habitats naturels. Ces changements sont complexes et constitués par des transformations des surfaces et des usages, conduisant, de manière simultanée ou non, à une perte d’habitats naturels, à des fragments d’habitats naturels résiduels de surface réduite, à des distances plus grandes entre ces fragments, à la modification des propriétés de l’environnement entre ces fragments, à l’altération des conditions de vie dans les fragments du fait de l’influence grandissante des zones environnantes. Les conséquences écologiques de ces transformations du paysage sont également complexes et multiformes : elles sont liées à la réduction des tailles de population dans les fragments, la réduction des mouvements entre ceux-ci, la disparition de certaines espèces des fragments trop petits qui a des effets en cascade sur d’autres populations, comme par exemple la faible abondance d’espèces de

pollinisateurs ou des espèces dispersant les graines, ou encore des effets de bordure s’illustrant par des températures modifiées ou des interactions avec nouvelles espèces adaptées à d’autres habitats. La construction d’une route peut par exemple avoir un impact limité en termes de surface d’habitat originel perdu, au moins initialement, mais un fort impact via la mortalité des animaux traversant la route, la rupture des échanges et des mouvements entre les zones séparées par la route, ou via la facilitation des mouvements de prédateurs, comme par exemple l’impact accru de la prédation par les loups sur les Caribous dans les forêts fragmentées du Canada. Dans la mesure où ces transformations de la configuration de l’habitat sont rapides et s’accompagnent généralement d’une dégradation de ces habitats, on peut s’attendre à ce que les conséquences écologiques de la fragmentation soient en général néfastes pour les espèces concernées. Ce n’est

néanmoins pas toujours le cas et certaines espèces généralistes ou bien envahissantes (voir 2.3.4) semblent bénéficier de la plus grande diversité spatiale de conditions écologiques liées à la transformation des paysages. La perte d’habitat et l’isolement accru des fragments restants qui l’accompagne restent néanmoins une des causes principales à ce jour d’extinction locale des espèces, sans qu’il soit très facile de départager le rôle des différentes facettes de la fragmentation des paysages.

La fragmentation des habitats naturels est aussi une source d’inquiétude pour ses conséquences évolutives, qui constituent une forme de dette d’extinction. En effet, la taille réduite des populations et leur isolement devraient conduire à une forte perte de diversité génétique et un plus grand rôle de la dérive génétique dans l’évolution de ces populations (cf.1.1). Plusieurs conséquences sont alors prédites.

La première est l’existence d’une plus forte consanguinité au sein des populations, les individus se croisant portant souvent les mêmes gènes ; la dépression de consanguinité associée à une plus faible performance des individus consanguins, lorsqu’ils expriment un certain nombre de mutations récessives délétères, peut alors compromettre la persistance à long terme des petites populations dans des fragments isolés. On s’attend à ce que la dépression de consanguinité soit d’autant plus élevée si les populations étaient, dans un passé récent, grandes et bien connectées et que leur fragmentation est un phénomène nouveau.

Deuxièmement, la force relative de la sélection naturelle et de la dérive dans des populations maintenues à un faible effectif pendant longtemps conduit à accumuler, au cours du temps et de façon aléatoire, des mutations génétiques qui, bien que faiblement désavantageuses, atteignent néanmoins de fortes fréquences dans la population par hasard. Leur effet cumulé constitue ce qui est appelé un fardeau génétique de dérive, compromettant aussi la performance, la viabilité et la fécondité des individus dans la population.

Dépression de consanguinité et fardeau de dérive ont tous deux pour conséquence ultime de compromettre la viabilité des populations à long terme. Mais ces deux phénomènes ont des temporalités distinctes s’exprimant respectivement, rapidement ou à plus long terme, après un événement de fragmentation de l’habitat. Les deux phénomènes pourraient entraîner les populations dans un vortex d’extinction, où des tailles plus faibles de la population conduit à de plus faibles performances démographiques via une évolution génétique, ces performances réduites conduisant à leur tour à une encore plus petite taille des populations.

On s’attend à ce que des croisements entre différentes populations de petite taille permettent d’obtenir des hybrides avec des performances accrues, car la dérive n’a pas conduit à accumuler les mêmes mutations délétères dans des populations différentes. Ces prédictions théoriques sont confirmées par des expériences de croisements, comme par exemple ceux effectués sur une espèce de renoncule, montrant que les hybrides entre populations

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ont en moyenne de meilleures performances que les descendants de croisements au sein des mêmes populations quand les populations croisées sont de petite taille et isolées, mais pas nécessairement si elles sont grandes. Un exemple emblématique en biologie de la conservation concerne les panthères de Floride (voir photos ci-dessus), qui après une sévère réduction de la taille de la population et la rupture des échanges avec d’autres populations dans les années 1970, avaient accumulé un grand nombre d’anomalies génétiques, compromettant en particulier leur fertilité et la qualité du sperme. Cette situation a été très nettement améliorée après l’introduction en 1995 de huit pumas texans, les hybrides ayant une survie trois fois supérieure aux descendants des croisements entre panthères de Floride. On parle alors de sauvetage génétique lorsque l’addition de nouveaux génotypes dans la population lui permet d’échapper à l’extinction (voir encadré 5).

Une troisième conséquence de la perte de diversité génétique dans les petites populations isolées est la diminution du potentiel évolutif de ces populations et donc de leur capacité à s’adapter à des changements futurs des conditions environnementales. La fragmentation des habitats pourrait alors compromettre la capacité des populations de s’adapter localement à des conditions altérées par le changement climatique, avec des effets synergiques négatifs des différentes composantes des changements globaux. En effet, la diversité génétique pour des traits adaptatifs constitue le « carburant » de l’évolution adaptative, permettant une réponse à la sélection plus ou moins rapide quand des changements phénotypiques sont favorisés par le changement environnemental. Les données confirmant cette perte de diversité pour des traits adaptatifs dans les habitats fragmentés sont encore à synthétiser. Cependant, une

synthèse de plus de 1 000 expériences de transplantations entre populations de plantes montrent que les grandes populations ont beaucoup plus de chances d’être adaptées localement, avec une performance meilleure des génotypes locaux par rapport aux génotypes immigrants, que ne le sont les petites populations. Ces observations suggèrent donc que les petites populations n’ont pas forcément réussi à s’adapter ou maintenir leur adaptation aux conditions locales : elles seraient donc d’autant plus en difficulté pour s’adapter à des conditions nouvelles encore plus exigeantes.

Malgré ces contraintes pesant sur l’évolution des populations fragmentées, récemment, un nombre croissant d’exemples suggèrent qu’au moins certaines de ces populations se sont d’ores et déjà adaptées aux changements liés à la fragmentation de leur habitat par les activités humaines. Par exemple, la morphologie florale a évolué dans des populations fragmentées de gentianes et de centaurées, ce qui favorise l’autofécondation de ces plantes et donc leur reproduction en dépit de la rareté des pollinisateurs dans les petits fragments. Cette tendance est confirmée par de nombreux autres cas d’étude. Nous observons aussi l’évolution des tailles de graines, plus petites dans des fragments de forêt où les animaux dispersant les grosses graines ont disparu. On s’attend à ce que la fragmentation des habitats affecte l’évolution des capacités de dispersion et de mouvement des individus habitants ces fragments. Les prédictions sont cependant complexes.

D’une part, on pourrait s’attendre à ce que seules les espèces ou les variants génétiques, caractérisés par de bonnes capacités à se mouvoir entre fragments d’habitats sans un fort coût pour leur survie ou leur reproduction, puissent survivre à long terme dans un paysage très fragmenté et recoloniser les fragments vidés de leurs habitants. La faible taille des populations, leur instabilité et la dépression de consanguinité qui accompagnent la fragmentation sont par ailleurs des facteurs favorisant l’évolution d’un plus grand investissement dans les capacités de dispersion. Cependant les plus grandes distances entre les fragments et les risques accrus de mortalité pendant les mouvements peuvent dans chaque fragment favoriser les variants génétiques qui évitent ces risques et quittent rarement leur lieu de naissance. De façon intéressante, les données suggèrent que les deux processus sont à l’œuvre dans les populations fragmentées par les activités humaines : une réduction des capacités de dispersion a été observée dans des populations de plantes de milieux fortement urbanisés où la probabilité de germer est très faible pour les graines dispersées en dehors de petites zones végétalisées, en comparaison des zones rurales avoisinantes. De façon similaire, les comportements de dispersion sont plus rares chez des araignées des dunes vivant dans des milieux plus fragmentés par les activités humaines. De façon paradoxale, l’évolution des traits affectant la dispersion entre fragments aggrave ici les conséquences de la fragmentation et l’isolement des populations. Bien que cette réduction de la dispersion soit

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une adaptation à la mortalité accrue dans les habitats fragmentés associée aux déplacements dans ces paysages, cette évolution adaptative pourrait compromettre encore plus les perspectives de persistance à long terme dans ces paysages. Cependant, dans des habitats fragmentés depuis plus longtemps, nous observons l’évolution de la morphologie de plusieurs espèces d’insectes favorisant des capacités de vol accrues ou bien l’évolution d’une meilleure capacité à percevoir leur environnement. Comprendre mieux les conditions qui favorisent l’évolution de caractéristiques améliorant la viabilité des réseaux de populations fragmentées est donc un enjeu de recherche important.

2.3.7 Changement climatique

Les programmes de suivi à long terme dans lesquels les individus sont identifiés par des marques uniques, et chaque individu fournit des données répétées au cours de sa vie offrent des opportunités rares d’observer et de mesurer l’évolution en temps réel en distinguant ce qui relève de la plasticité phénotypique de ce qui résulte de processus darwiniens (voir section 1.4.). De tels suivis longitudinaux ont notamment été utilisés pour comprendre comment les organismes s’adaptent aux bouleversements que sont les dérèglements climatiques,

27 Charmantier, A., & Gienapp, P. (2014). Climate change and timing of avian breeding and migration: evolutionary versus plastic changes. Evolutionary applications, 7(1), 15–28. 28 Daufresne, M., Lengfellner, K., & Sommer, U. (2009). Global warming benefits the small in aquatic ecosystems. PNAS, 106, 12788–12793

en les combinant aux observations météorologiques du passé et aux prédictions climatiques pour le futur. Lorsque l’on scanne les très nombreuses études sur les réponses éco-évolutives des organismes aux changements climatiques, nous constatons que le réchauffement du climat, et l’augmentation de la fréquence en évènements extrêmes induisent de nouvelles pressions de sélection sur de nombreux caractères. Ceci induit des réponses plastiques et évolutives chez de nombreux organismes pour leur morphologie, leur physiologie et de nombreux traits d’histoire de vie. Les changements les plus largement observés et étudiés sont en premier lieu les déplacements des aires de distribution en direction des pôles, suivi des avancements dans la phénologie (les évènements saisonniers comme l’apparition des feuilles sont plus précoces)27 et enfin les changements vers une taille corporelle plus petite28. Dans la plupart des cas cependant, les ajustements aux échelles individuelles ou populationnelles ne sont pas suffisants au regard des prédictions climatiques dans un futur proche, et les risques d’extinction sont très élevés. Une estimation sur la base de scénarios climatiques toujours associés à une grande incertitude, prédit un taux d’extinction global dû au dérèglement climatique entre 18 et 35% d’ici 2050.

La vitesse de réponse des organismes à la sélection naturelle dépendant en grande partie de leurs temps de génération, c’est-à-dire de l’âge moyen de leurs reproducteurs, or les échelles de temps des changements globaux actuels, notamment climatiques sont extrêmement courtes notamment pour les espèces qui vivent longtemps.

Les suivis ornithologiques initiés au milieu du siècle dernier ont apporté des cas d’étude emblématiques sur la réponse des oiseaux aux changements climatiques. De nombreux oiseaux insectivores de nos forêts tempérées sont confrontés à des printemps de plus en plus précoces et à une abondance de nourriture pour leurs poussins qui arrive parfois trop tôt par rapport à la période de reproduction. Plusieurs études ont montré que les populations d’oiseaux peuvent répondre aux changements climatiques récents en modifiant leurs dates de reproduction, ou leurs dates de migration (voir section 1.4.). Ainsi, le

29 Marrot, P., Charmantier, A., Blondel, J. & Garant, D. (2018). Current spring warming as a driver of selection on reproductive timing in a wild passerine. Journal of Animal Ecology, 87(3), 754-764.

réchauffement printanier au cours des dernières décennies renforce la sélection favorisant les oiseaux les plus précoces29. Cette force de sélection plus intense, et renforcée lors d’évènements climatiques extrêmes, favorise une reproduction de plus en plus précoce, permettant ainsi aux oiseaux de compenser les effets du réchauffement, en combinant réponse plastique et évolutive. Une population de mésanges bleues étudiée dans le sud de la France a ainsi avancé ses dates de reproduction de plus de trois jours par décennie (Figure 6). Cependant, l’ampleur de cette réponse n’est pas suffisante pour permettre une adaptation au changement environnemental. Ces résultats ont récemment été généralisés dans une méta-analyse sur les oiseaux concluant que le réchauffement climatique est trop rapide pour permettre aux réponses adaptatives d’évoluer à temps, et représente donc une menace pour la persistance de très nombreuses espèces.

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Figure 8 : En Corse, une population de mésange bleue nichant dans la forêt de Pirio dans la vallée du Fango fait l’objet de recherches depuis 1976 sur un site d’étude équipé de nichoirs. L’observation de dizaines de nichées de mésanges par an a permis d’observer au cours de plus de quatre décennies une avancée des dates de reproduction des oiseaux. Ici sont représentées les moyennes annuelles de date de ponte (c’est-à-dire du premier œuf pondu par une femelle, 1 = 1er janvier) et leurs erreurs standards associées. L’avancée des dates de ponte a été statistiquement reliée au changement climatique, les années les plus précoces pour les oiseaux correspondant aux printemps les plus chauds.

140

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1980 1990 2000 2010

Année

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Évolution, conservation et éthique

30 Stephens, L., Fuller, D., Boivin, N., Rick, T., Gauthier, N., Kay, A., ... & Ellis, E. (2019). Archaeological assessment reveals Earth’s early transformation through land use. Science, 365(6456), 897-902.31 Leopold, A. (1970). A Sand County Almanac. Ballantine. Soulé, M.E. (1985). What is conservation biology? A new synthetic discipline addresses the dynamics and problems of perturbed species, communities, and ecosystems , BioScience 35(11), 727-734.

Si les effets humains sur la biodiversité sont anciens30, la prise de conscience de leur ampleur croissante a mené au développement d’une diversité de stratégies de préservation, de conservation et de gestion des espèces ou des écosystèmes depuis environ 150 ans dans la sphère occidentale. Des mises en protection d’écosystèmes ou de populations naturelles pour des usages particuliers ont existé de manière ponctuelle et plus anciennes y compris en Europe. Par ailleurs de nombreuses sociétés non occidentales ont construit des représentations et des relations très différentes aux non humains. Pour autant, le décryptage des liens entre conservation et évolution émerge au cours du 20e siècle au rythme de la compréhension des interactions entre écologie et évolution d’une part, mais aussi avec le développement de questionnements en éthique environnementale. En effet la prise en compte de l’évolution est indispensable pour comprendre l’ampleur et la profondeur des pressions anthropiques, définir des mesures de conservation pertinentes et efficaces et à appréhender de manière systémique et à grandes échelles les finalités de cette conservation.

Si à la fin du 19e siècle les premiers espaces protégés à l’échelle internationale le sont à des fins patrimoniales, récréatives ou dans le but de préserver une ressource utilisée par les humains, certains écologues et penseurs de la préservation comme Aldo Leopold31 replacent dès la première moitié du 20e siècle ces enjeux, au moins partiellement, dans un contexte évolutif. Mais c’est l’émergence dans le champ académique de la biologie de la conservation dans les années 1980 qui met pleinement en lumière les dimensions évolutives de la conservation. En effet la biologie de la conservation se cristallise d’emblée autour des recherches en démographie et génétique menées par des chercheurs formés en évolution, pour diagnostiquer et comprendre les vortex d’extinction, identifier les facteurs d’extinction des petites populations et mettre en place des stratégies permettant de renverser ces dynamiques pour assurer la viabilité à court et long termes de ces populations. Un de ces premiers débats concerne notamment la définition de seuils de viabilité pertinents en écologie des populations à l’échelle des temps de gestion et la nécessité de considérer cette viabilité sur des échelles plus

3

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largesembrassant les processus évolutifs. Mais au-delà des aspects théoriques et opérationnels de ces analyses de viabilité, l’évolution constitue le cadre dans lequel se placent les finalités éthiques de ces travaux. Ainsi, dans un texte fondateur, Michael Soulé définit la conservation comme visant la préservation de la diversité des espèces et des communautés biologiques, l’évitement de l’extinction précoce des populations et des espèces, le maintien de la complexité écologique et la poursuite de l’évolution32. La conservation ne vise donc pas l’évitement de toute extinction. En effet l’extinction fait partie de l’évolution. Il s’agit donc de ramener les taux d’extinction à leurs valeurs basales hors grande crise et de lutter uniquement contre l’accélération des extinctions d’origine anthropique33. Dès lors la place de l’évolution en conservation est débattue aussi bien par les sciences de la nature qu’en éthique environnementale. Au sein de cette dernière34, les arguments pour la conservation s’articulent alors entre des valeurs instrumentales de la biodiversité (la biodiversité est utile, en particulier, mais pas uniquement, pour les humains) et ses valeurs intrinsèques (la

32 Ceballos, G., Ehrlich, P. R., Barnosky, A. D., García, A., Pringle, R. M., & Palmer, T. M. (2015). Accelerated modern human–induced species losses: Entering the sixth mass extinction. Science advances, 1(5), e1400253.33 Callicot, J.B & Frodeman R. (2009), Encyclopedia of environmental ethics and philosophy. Macmillan Reference USA.34 Millennium Ecosystem Assessment (2005) Ecosystems and Human Well-Being: Synthesis. Island Press, Washington DC.35 Faith, D. P., Magallón, S., Hendry, A. P., Conti, E., Yahara, T., & Donoghue, M. J. (2010). Evosystem services : an evolutionary perspective on the links between biodiversity and human well-being. Current Opinion in Environmental Sustainability, 2(1-2), 66-74.

biodiversité a une valeur pour elle-même indépendamment de l’usage que les humains en font). En 1992, le préambule de la Convention sur la Diversité Biologique place l’évolution en amont de ces préoccupations en commençant ainsi : « Conscientes de la valeur intrinsèque de la diversité biologique et de la valeur de la diversité et de ses éléments constitutifs sur les plans environnemental, génétique, social, économique, scientifique, éducatif, culturel, récréatif et esthétique. Conscientes également de l’importance de la diversité biologique pour l’évolution et pour la préservation des systèmes qui entretiennent la biosphère … ».

Néanmoins, face à l’inertie des décideurs et plus largement de nos sociétés vis-à-vis des pertes de biodiversité, de nombreux chercheurs proposèrent de mettre en avant les besoins des humains en formalisant le concept de services écosystémiques à l’interface entre écologie fonctionnelle et économie35. L’évolution est alors moins présente dans ces argumentaires. Plus récemment il est rappelé que pour maintenir ces services écosystémiques, la capacité d’évolution des organismes devait être préservée,

menant à la proposition de services évosystémiques36. Cependant on ne peut que constater la prégnance de ces arguments anthropocentrés (uniquement basés sur les besoins humains) dans les débats récents en conservation et la perte de perspective évolutive dans les grands argumentaires et évaluations mondiales concernant la biodiversité. C’est le cas y compris dans les évaluations de la plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (Ipbes) qui mettent en avant les contributions de la nature aux sociétés. Si l’Ipbes identifie clairement les facteurs directs et indirects de pressions anthropiques sur la biodiversité, elle laisse une place marginale à l’évolution, si ce n’est pour répondre aux changements globaux en pilotant l’adaptation de la biodiversité ou maintenir la disponibilité des ressources dont nous dépendons. Ce retour à des approches anthropocentrées n’est pas une nouveauté. Au contraire, penser la conservation de la biodiversité pour elle-même, au-delà de nos intérêts immédiats constituerait potentiellement une grande nouveauté à l’échelle de l’histoire du vivant. Mais les humains sont-ils capables individuellement ou collectivement

36 Sarrazin, F., & Lecomte, J. (2016). Evolution in the Anthropocene, Science 351(6276), 922-923.37 Lecomte, J. & Sarrazin, F. (2020). Repenser nos relations au vivant dans un contexte de changements globaux. in Nos Futurs (Eds Aline Aurias, Roland Lehoucq, Daniel Suchet, Jerome Vincent). Editions ActuSF. 489-505.Thévenin, C., Mouchet, M., Robert, A., Kerbiriou, C., & Sarrazin, F. (2018). Reintroductions of birds and mammals involve evolutionarily distinct species at the regional scale. Proceedings of the National Academy of Sciences, 115(13), 3404-3409.38 Milot, E., Béchet, A., & Maris, V. (2020). The dimensions of evolutionary potential in biological conservation. Evolutionary Applications, 13(6), 1363-1379.

d’être la première forme de vie régulant son développement pour réduire ses impacts sur les trajectoires évolutives des autres espèces dans une forme d’altruisme réellement désintéressé ? Ce questionnement traduit l’ampleur de cette transition, qui ne serait pas seulement écologique, mais bien évolutive, et nécessiterait une compréhension des mécanismes d’évolution, y compris culturelle, pour mieux appréhender nos relations aux non humains37. Dans ce contexte les éthiques écocentrées, visant la protection des relations au sein des communautés vivantes incluant les humains, et les éthiques biocentrées visant le respect des individus vivants ou des espèces peuvent être complétées d’une éthique évocentrée38 qui explicite cette réduction des impacts anthropiques sur les trajectoires évolutives des non-humains et l’ampleur de la transition que cela implique pour les humains et à l’échelle de l’évolution.

D’un point de vue opérationnel, la prise en compte de l’évolution pour la conservation permettrait de mettre en cohérence de nombreux arbitrages en conservation qui peuvent être parfois perçus comme antagonistes voire conflictuels. La connaissance

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de la diversité et de l’originalité phylogénetique permet de fixer des priorités de conservation39. La conservation des populations et des espèces, qui continuent à évoluer, reprend tout son sens sans s’opposer à la conservation des espaces et des écosystèmes au sein desquels s’expriment les coévolutions de ces populations et espèces. Les approches de translocations, de restauration, de réensauvagement et de libre évolution qui sont le plus souvent argumentées et mises en œuvre dans leurs dimensions fonctionnelles et dynamiques peuvent également être revisitées au regard des aspects évolutifs qu’elles impliquent. Ces approches devraient jouer un rôle central pour laisser s’exprimer pleinement les processus évolutifs. Lutter contre la fragmentation des écosystèmes permet d’augmenter les flux de gènes et de maintenir la capacité d’évolution future des populations. On pense maintenant au maintien de la capacité d’évolution et d’adaptation des organismes40. On pense en priorité à l’adaptation aux changements planétaires, et notamment climatique, mais on commence à comprendre que ces capacités d’adaptation seront limitées

39 Sarrazin, F., Pham, J.L., Reboud, X. & Lecomte, J. (2016). Conséquences évolutives des approches par services écosystémiques, in P. Roche, I. Geijzendorffer, H. Levrel & V. Maris (dir.), Valeurs de la biodiversité et services écosystémiques, Editions Quæ, 2016, 131-142.40 Robert, A., Fontaine, C., Veron, S., Monnet, A. C., Legrand, M., Clavel, J., Chantepie, S., Couvet, D., Ducarme, F., Fontaine, B., Jiguet, F., le Viol, I., Rolland, J., Sarrazin, F., Teplitsky, C., & Mouchet, M. (2017). Fixism and conservation science. Conservation Biology, 31(4), 781-788.41 Loeuille, N., Barot, S., Georgelin, E., Kylafis, G., & Lavigne, C. (2013). Eco-evolutionary dynamics of agricultural networks: implications for a sustainable management. Advances in Ecological Research 49, 339-435.

notamment pour les organismes vivants longtemps. Ceci renforce la nécessité de limiter au maximum en amont ces changements, car l’évolution ne pourra être la seule solution à ces pressions. La réduction des impacts anthropiques sur les trajectoires évolutives des non humains n’interdit pas toutes interactions avec eux. Elle implique de limiter nos pressions de sélection sur l’ensemble des organismes et de considérer les conséquences évolutives des usages directs et indirects de la biodiversité (par exemple les pratiques visant à augmenter les services écosystémiques)41. De même les techniques d’édition génétique doivent être replacées dans ce contexte évolutif à court et long terme ce qui en réduit souvent la pertinence et doit les réserver à la restauration du potentiel évolutif de populations menacées. Le cas extrême de la désextinction pose de même de nombreuses questions quant à la pertinence d’une résurrection pour des extinctions anciennes dont les contextes de coévolution ne sont plus assurés.

En rappelant les racines évolutives de la conservation on comprend que dès son émergence la conservation de la

biodiversité est tout sauf fixiste42. La réduction de nos impacts, loin d’une mise sous cloche, vise au contraire la libération

42 Robert, A., Fontaine, C., Veron, S., Monnet, A. C., Legrand, M., Clavel, J., Chantepie, S., Couvet, D., Ducarme, F., Fontaine, B., Jiguet, F., le Viol, I., Rolland, J., Sarrazin, F., Teplitsky, C. & Mouchet, M. (2017). Fixism and conservation science, Conservation Biology 31, 781–788.

de toutes les dimensions évolutives des organismes avec lesquels nous cherchons à coexister.

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Conclusion

Dans ce livret nous avons d’abord (1) expliqué les différents mécanismes conduisant à l’évolution darwinienne des organismes vivants, de manière simplifiée, mais complète, (2) décrit les conséquences de ces mécanismes à différentes échelles, pour les organismes vivants, les interactions écologiques entre ces organismes et les écosystèmes. Nous avons documenté comment les sociétés humaines, entretenant des liens étroits avec la biodiversité, influencent l’évolution des organismes vivants et, à l’inverse, comment l’évolution des organismes vivants impacte les sociétés humaines. Les nombreux exemples évoqués montrent que l’évolution n’est pas uniquement un phénomène qui concerne notre passé, ni un phénomène toujours lent : l’évolution se poursuit de nos jours, souvent assez rapidement, et elle est indissociable de la vie et du fonctionnement des systèmes écologiques. Il est indispensable de prendre en compte la dimension évolutive de nos interactions avec la biodiversité, depuis nos actions quotidiennes jusqu’aux politiques publiques, en lien avec l’agriculture, la chasse ou la pêche, la conservation de la nature, la santé humaine et celle des plantes cultivées et animaux domestiqués. Dans cette période d’urgence environnementale, nous avons du mal à infléchir nos comportements et le fonctionnement de nos sociétés pour freiner le réchauffement climatique et l’érosion de la biodiversité. La prise en compte des processus écologiques tels

que le flux de carbone ou la dynamique des populations d’animaux et de plantes menacées n’est pas suffisante. Il est important de comprendre que nous ne résoudrons pas correctement ces problèmes si nous ne prenons pas en compte la dimension évolutive, au sens darwinien, de ces dynamiques. Il est enfin important de rappeler ici que l’ensemble des connaissances sur lesquelles nous nous basons constitue un corpus scientifique solide qui s’est construit petit à petit depuis plus d’un siècle. Ce corpus s’appuie lui-même sur de très nombreuses données d’observation, expériences et modèles mathématiques qui, conjointement, assurent la cohérence et la robustesse de nos connaissances sur l’évolution darwinienne des organismes. Un des buts de ce document est bien de participer à l’acculturation d’un public plus large (y compris de décideurs) sur l’importance et l’utilité de ces connaissances.

Comme dans tous les domaines des sciences de la biodiversité, malgré l’accumulation des connaissances, il reste primordial de poursuivre les recherches dans le domaine de l’évolution des organismes. D’une manière générale, même si nous avons identifié la plupart des mécanismes importants, nous devons poursuivre nos efforts pour analyser les dynamiques évolutives actuelles, les interpréter et, quand cela est nécessaire, agir pour mettre en œuvre des pratiques (agriculture, santé humaine…) moins défavorables à la biodiversité et aux

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sociétés humaines. Un exemple criant est celui de la pandémie Covid19. A l’origine de cette pandémie, le passage d’un virus d’une population animale aux humains qui implique généralement une évolution du virus. Par la suite, la dynamique d’une telle épidémie et la mortalité en découlant chez les humaines dépend de l’évolution du virus au cours de l’épidémie (évolution de sa virulence, de sa transmissibilité…). De même, le virus pourrait avoir une réponse évolutive aux stratégies de vaccination. Même si nous avons les connaissances pour analyser ces processus et dynamique et même si ces analyses seront facilement réalisées a posteriori, après la fin de l’épidémie, nous voyons bien qu’il reste difficile de faire des prédictions sur de tels phénomènes et de mettre en œuvre des procédures empêchant l’émergence dans le futur de nouvelles maladies infectieuses. D’une manière générale il reste important de

développer des outils permettant de prédire les dynamiques évolutives dans le contexte des changements globaux et de pressions anthropiques s’appliquant à de très grandes échelles spatiales sur la biodiversité. Il reste aussi à mieux comprendre les interactions entre les différentes échelles temporelles de l’évolution darwinienne des organismes, du court terme au très long terme, ainsi qu’entre les dynamiques évolutives et écologiques. Enfin, il faut intensifier les recherches à l’interface des sciences humaines et sociales et des sciences de la biodiversité pour mieux comprendre tous les aspects humains des interactions entre sociétés humaines et évolution darwinienne des organismes vivants. Il peut par exemple s’agir de comprendre comment tous les aspects psychologique, sociaux, économiques et de gouvernance façonnent des villes qui impactent plus ou moins l’évolution des organismes y vivant.

Glossaire

Adaptation : L’adaptation est à la fois le processus et le résultat de la sélection naturelle. Elle tend à augmenter l’adéquation entre les caractéristiques des organismes et leur environnement biotique et abiotique, et tend donc à augmenter le succès reproducteur des organismes.

Allèle : Chaque gène peut être présent sous plusieurs formes au sein d’une espèce. On appelle ces formes des allèles. Elle différent par la séquence des nucléotides qui les composent.

Dérive génétique : Il s’agit d’un processus conduisant à un changement, de manière aléatoire (et donc pas par la sélection naturelle), dans la fréquence d’un allèle ou d’un génotype au sein d’une population et donc à son évolution. La dérive est particulièrement importante dans les petites populations. Par exemple, lors de la fondation d’une nouvelle population par quelques individus migrants, les caractéristiques génétiques et phénotypiques de cette population vont fortement dépendre des caractéristiques des individus fondateurs.

Désextinction : Création d’une espèce apparentée à une espèce éteinte en utilisant des techniques d’ingénierie génétique. Deux projets

récents concernent par exemple la résurrection du mammouth laineux et du pigeon migrateur.

Diversité génétique : Elle caractérise la diversité des génotypes (et donc des allèles des gènes qui les composent) au sein d’un groupe d’individus d’une même espèce et peut être évaluée à différentes échelles (par ex. population ou zone géographique).

Epigénétique : Ensemble de mécanismes conduisant à la transmission d’information d’un individu à ses descendants, cette information influençant le phénotype de ces descendants sans qu’il y ait un changement dans le génotype c’est-à-dire dans la séquence des nucléotides.

Espèce : Même si l’espèce est le taxon de base en systématique, et une notion essentielle en évolution, il existe de nombreuses définitions différentes. La plus communément admise repose sur la notion de reproduction : une espèce est un ensemble de populations dont les individus peuvent se reproduire entre eux et dont la descendance est viable et féconde.

Gène : Un gène est une portion du génotype qui code pour une protéine particulière et qui peut ainsi avoir des effets sur le phénotype.

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Génotype : Ensemble des gènes d’un individu

Mutation récessive : modification d’un gène qui ne s’exprime que si les deux copies de cette modification sont présentes sur les deux chromosomes homologues d’un individu.

Originalité phylogénétique : se dit d’une espèce qui a peu d’espèces proches.

Phénotype : Ce sont l’ensemble des caractères observables d’un individu, notamment sa morphologie, sa physiologie, son comportement et son histoire de vie. Ces caractéristiques sont déterminées par les interactions entre son génotype et son environnement.

Pression de sélection : Une pression de sélection est une caractéristique de l’environnement biotique (les autres organismes) ou abiotique (environnement physico-chimique) d’une population qui influence le succès reproducteur ou la survie des individus dans une population donnée. Cette pression de sélection peut conduire à des processus évolutifs, sélection naturelle et adaptation.

Sélection naturelle : Il s’agit de l’ensemble des processus par lesquelles l’environnement biotique et abiotique exerce des pressions de sélection sur les individus d’une population, conduisant généralement

à une meilleure adaptation de cette population. Les individus les mieux adaptés ont un meilleur succès réducteur et/ou une meilleure survie, donc plus de descendants, donc leur génotype, et les caractéristiques phénotypiques correspondants, se répandent dans la population.

Sélection artificielle : Il s’agit de l’ensemble des processus par lesquelles les humains ont domestiqué et sélectionné les organismes qu’ils utilisent (agriculture, biotechnologies…). Dans ce cadre, les pressions de sélection naturelles agissant dans l’évolution des organismes sauvages sont remplacées par l’action humaine et les critères de sélection correspondent aux besoins de groupes humains.

Spéciation : Phénomène évolutif conduisant à l’apparition de nouvelles espèces. La spéciation dépend de processus évolutifs (dérive génétique et sélection naturelle) et de mécanismes conduisant à l’isolement de la nouvelle espèce (réduction des échanges de gènes entre les sous-populations se transformant en espèces distinctes).

Succès reproducteur : Il s’agit du nombre de descendants d’un individu (ou d’un génotype). Le succès reproducteur total (sommé sur toute la vie d’un individu) dépend de la survie de cet individu, de sa croissance et de sa

fécondité. Le succès reproducteur total est donc une mesure du niveau d’adaptation d’un organisme à un environnement donné et la sélection naturelle tend le maximiser.

Vortex d’extinction : Chaine de processus environnementaux, démographiques et génétiques qui altèrent la dynamique des populations, les réduisent à de petits effectifs puis les tirent vers l’extinction.

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Pour en savoir plus

RÉFÉRENCES DE PUBLICATIONS EN FRANÇAIS

ÉVOLUTION

La théorie de l’évolution ; une logique pour la biologie. 2011. David P. et Samadi S. Editeur : Flammarion - Collection : Champs Sciences EAN : 9782080206251 - Nombre de pages : 368 pages

Biologie Evolutive, 2e édition. 2016. Thomas F, Lefèvre T. et Raymond M. Editeur : De Boeck – Nombre de pages : 1000

Darwin et la science de l’évolution. 2020. Tort P. Editeur : Gallimard - Collection : Découvertes - Nombre de pages : 160 pages

Darwin et l’évolution expliqués à nos petits-enfants. 2009. Picq P. Editeur : Seuil - Collection : Expliqué à … - Nombre de pages : 160 pages

ÉVOLUTION ET AGRICULTUREEditions Quae

Ils ont domestique plantes et animaux. Prélude à la civilisation. 2011. Guillaume J.

Comprendre l’amélioration des plantes. Enjeux, méthodes, objectifs et critères de séléction. 2015. Gallais A. Collection : Synthèse.

L’odyssée des plantes sauvages et cultivées. Révolutions d’hier et défis de demain. 2019. Hamon S.

ÉVOLUTION ET SANTÉ

Evolution, écologie et pandémies. Faire dialoguer Pasteur et Darwin. 2020. Alizon S. Editeur : Points – Collection : Points sciences - Nombre de pages : 304

C’est grave, Dr Darwin ?. L’évolution, les microbes et nous. 2016. Alizon S. Editeur : Seuil – Collection : Science ouverte - Nombre de pages : 240

Santé publique France. (2020). Résistance aux antibiotiques. Voir à : https://www.santepubliquefrance.fr/maladies-et-traumatismes/infections-associees-aux-soins-et-resistance-aux-antibiotiques/resistance-aux-antibiotiques

Consommation d’antibiotiques et résistance aux antibiotiques en France. Multi-institutionnels. (2017). Voir à : https://ansm.sante.fr/content/download/112223/1422037/version/1/file/Brochure_Antibioresistance_2017.pdf

Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé. (2017). Plan national d’alerte sur les antibiotiques - Contribution de l’ANSM. Voir à : https://www.ansm.sante.fr/Dossiers/Antibiotiques/Plan-national-d-alerte-sur-les-antibiotiques-Contribution-de-l-ANSM/(offset)/1

Une menace sanitaire et économique. Ministère des Solidarités et de la Santé. (2019). Voir à : https://solidarites-sante.gouv.fr/prevention-en-sante/les-antibiotiques-des-medicaments-essentiels-a-preserver/des-antibiotiques-a-l-antibioresistance/article/une-menace-sanitaire-et-economique

Perspectives d’alternatives thérapeutiques antimicrobiennes aux antibiotiques en élevage. Ducrot C. et al. (2017). INRA Productions Animales, Paris: INRA, 2017, 30 (1), pp.77-88.

Antibiotiques en agriculture : réduire leur usage tout en limitant les risques sanitaires et socioéconomiques au Sud. Roger F. et Ducrot C. (2017). Perspective, CIRAD, 2017, N° 39, 4 p. 10.18167/agritrop/00041 .

Citation : Charmantier, A., Barot, S. et al. (2021). L’évolution darwinienne, la biodiversité et les humains (Coll. Clés pour comprendre). Fondation pour la recherche sur la biodiversité. 80 p.

Directrice de la publication : Hélène SoubeletCoordination scientifique : Anne Charmantier et Sébastien BarotCoordination éditoriale : Pauline Coulomb, Anne-Marie Galle-Le Bastard, Aurélie Delavaud

Auteurs : Sébastien Barot, Anne Charmantier, Denis Couvet, Benoit Facon, Jean-François Guégan, Line Legall, Nicolas Loeuille, Ophélie Ronce, François Sarrazin, Tazzio Tissot, Paul Verdu

Crédits photographiques : George Gentry US Fish and Wildlife, Hans Hillewaert, Museum de Toulouse, Eric in SF, Tamara-Malaniy, Luis Miguel Bugallo Sánchez, Morten Jakob Pedersen, Mika Baumeister, Sunira Moses, Janusz Maniak, frimufilms, Ianaré Sévi, John Gould, Bruce A.S.Henderson, Fraser, Michael D., Henderson, Bruce A.S., Carstens, Pieter B., Fraser, Alan D., Henderson, Benjamin S., Dukes, Marc D., Bruton, Michael N.

Direction artistique : Robin AlmansaConception graphique : François JunotMise en page et illustrations : Julie Borgese

©FRB 2021 ISBN (PDF) : 979-10-91015-56-1

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Notes

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La Fondation pour la recherche sur la biodiversité a pour mission de soutenir et d’agir avec la recherche pour accroitre et transférer les connaissances sur la biodiversité. Elle a été créée en 2008 à la suite du Grenelle de l’environnement à l’initiative des ministères en charge de la recherche et de l’écologie par huit établissements publics de recherche. Ceux-ci ont été rejoints depuis par LVMH, l’Ineris et l’Université de Montpellier.L’originalité de la FRB repose sur son rôle d’interface entre la com-munauté scientifique, la société civile et le monde de l’entreprise. À ce jour, plus de 240 associations, entreprises, gestionnaires ou collectivités ont rejoint la FRB autour d’un but : relever ensemble les défis scientifiques de la biodiversité.

195, rue Saint-Jacques 75005 Pariswww.fondationbiodiversite.fr

[email protected] : @FRBiodiv