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Limites de la pathologisation du patient douloureux chronique Limits of pathologization among chronic pain sufferers B. Mothe M. Amilhaud H. Tricki Re ´sume ´: Les patients qui consultent dans les centres antidouleur se voient tre `s souvent attribuer un ve ´ritable statut de « Douloureux Chronique » qui prend le pas sur leurs autres statuts et ro ˆles sociaux. Ils courent e ´galement le risque d’un second e ´tiquetage, psychopathologique celui-la `, qu’il s’agisse de recherche d’une e ´tiologie de type psychia- trique ou de type psychosomatique. Cet e ´tat de fait contribue bien souvent, nous semble-t-il, a ` faire oublier la personne humaine. De surcroı ˆt, plusieurs e ´tudes ont de ´ja ` fait le constat que douleur chronique et psychopathologie ne sont pas force ´ment lie ´es. A ` l’image de Tobie Nathan, nous pre ´fe ´rons donc conside ´rer pluto ˆt les patients comme des experts de leur « monde » douloureux et les accompa- gner au mieux, sachant que la plupart d’entre eux vont devoir effectuer un ve ´ritable travail de deuil concernant le retour a ` un e ´tat ante ´rieur ide ´alise ´, exempt de toute douleur. Mots cle ´s : Douleur chronique – Statut – E ´ tiquetage – Psychopathologique – Experts – Deuil Abstract: Within Pain Management Centres, very frequently patients are labelled with an actual status of ‘‘chronic pain sufferer’’. This particular status overcomes other social statuses and roles. These patients also run the risk of acquiring a second (psychopathologic or psychosomatic) label because pain’s aetiology is very frequently researched. Very often, in our opinion, this contributes to forgetting that the patient is a human being. Moreover, many studies have shown that psychopathology and chronic pain aren’t necessarily connec- ted. As Tobie Nathan, we prefer considering these patients as experts on their pain’s world. We also prefer to provide the best possible support, because almost all of them will have to undertake an actual bereavement process related to never being able to return to a former idealised state, exempt from all pain. Keywords: Chronic pain – Status – Labels – Psychopa- thological – Experts – Bereavement E ´ tant les trois intervenants principaux au sein d’une petite consultation d’un ho ˆpital de province, nous voudrions faire part de notre re ´flexion et de nos questionnements concernant les patients que nous recevons a ` notre unite ´ de traitement de la douleur (ou UTD). Mais, auparavant, nous voudrions faire une remarque concernant le choix intentionnel, dans notre titre, du terme : « patient douloureux chronique » pluto ˆt que de celui de « douloureux chronique ». En effet, dans la litte ´rature spe ´cialise ´e, nous lisons pratiquement toujours ces termes : « le (les) douloureux chronique(s) », appele ´ (s) aussi (suivant l’affection dont il (s) est (sont) atteint (s) « le (les) fibromyalgique (s) », le (les) lombalgique (s), le (les) ce´phalalgique (s) etc. Comme s’il existait en soi a ` l’e ´tat naturel un groupe et des sous-groupes qui s’appelleraient ainsi ! Il est vrai que, selon Tobie Nathan [1], « toute science humaine est toujours science de groupe et que me ˆme la psychologie clinique qui travaille a ` partir de cas individuels engendre la fabrication de groupes – artificiels – certes et dont le seul expert est le chercheur ». Cependant il ajoute e ´galement : « quelquefois, ce sont les concepts fabrique ´s par les praticiens qui se re ´ve `lent e ˆtre a ` l’origine de la constitution de groupes sociaux re ´els ». C’est ainsi que le groupe – au de ´part artificiel et simple groupe statistique – des patients atteints de fibromyalgie, est, actuellement, devenu un re ´el groupe social depuis que certains des malades qui le constituaient ont fonde ´ une association. De ´ja `, avant eux, les malades atteints du SIDA s’e ´taient e ´galement re ´unis en association de malades, et, du coup, « ont re ´ussi a ` imposer leur expertise, bousculant les perspectives et les priorite ´s des chercheurs ». Brigitte Mothe () Psychologue-doctorante (Paris 8) Marle `ne Amilhaud () Me ´decin algologue E ´ quipe mobile de ´partementale de soins palliatifs, unite ´ de traitement de la douleur, centre hospitalier de Gue ´ret, universite ´ de Paris-VIII 39, avenue de la Se ´natorerie, BP 159, F-23011 Gue ´ret Cedex, France E-mail : [email protected] Hedi Tricki () Me ´decin pneumologue Centre me ´dical national (MGEN) de Sainte-Feyre (23), unite ´ de traitement de la douleur, centre hospitalier de Gue ´ret 39, avenue de la Se ´natorerie, BP 159, F-23011 Gue ´ret Cedex, France Doul. et Analg. (2006) Nume ´ro 1: 21–24 © Springer 2006 DOI 10.1007/s11724-006-0003-6

Limites de la pathologisation du patient douloureux chronique

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Page 1: Limites de la pathologisation du patient douloureux chronique

Limites de la pathologisation du patient douloureux chronique

Limits of pathologization among chronic pain sufferers

B. Mothe � M. Amilhaud � H. Tricki

Resume : Les patients qui consultent dans les centresantidouleur se voient tres souvent attribuer un veritablestatut de « Douloureux Chronique » qui prend le pas surleurs autres statuts et roles sociaux. Ils courent egalement lerisque d’un second etiquetage, psychopathologique celui-la,qu’il s’agisse de recherche d’une etiologie de type psychia-trique ou de type psychosomatique. Cet etat de faitcontribue bien souvent, nous semble-t-il, a faire oublier lapersonne humaine. De surcroıt, plusieurs etudes ont dejafait le constat que douleur chronique et psychopathologiene sont pas forcement liees. A l’image de Tobie Nathan,nous preferons donc considerer plutot les patients commedes experts de leur « monde » douloureux et les accompa-gner au mieux, sachant que la plupart d’entre eux vontdevoir effectuer un veritable travail de deuil concernant leretour a un etat anterieur idealise, exempt de toute douleur.

Mots cles : Douleur chronique – Statut – Etiquetage –Psychopathologique – Experts – Deuil

Abstract: Within Pain Management Centres, very frequentlypatients are labelled with an actual status of ‘‘chronic painsufferer’’. This particular status overcomes other social statusesand roles. These patients also run the risk of acquiring a second(psychopathologic or psychosomatic) label because pain’saetiology is very frequently researched. Very often, in ouropinion, this contributes to forgetting that the patient is ahuman being. Moreover, many studies have shown that

psychopathology and chronic pain aren’t necessarily connec-ted. As Tobie Nathan, we prefer considering these patients asexperts on their pain’s world.We also prefer to provide the bestpossible support, because almost all of them will have toundertake an actual bereavement process related to never beingable to return to a former idealised state, exempt from all pain.

Keywords: Chronic pain – Status – Labels – Psychopa-thological – Experts – Bereavement

Etant les trois intervenants principaux au sein d’une petiteconsultation d’un hopital de province, nous voudrions fairepart de notre reflexion et de nos questionnementsconcernant les patients que nous recevons a notre unite detraitement de la douleur (ou UTD).

Mais, auparavant, nous voudrions faire une remarqueconcernant le choix intentionnel, dans notre titre, duterme : « patient douloureux chronique » plutot que decelui de « douloureux chronique ». En effet, dans lalitterature specialisee, nous lisons pratiquement toujoursces termes : « le (les) douloureux chronique(s) », appele (s)aussi (suivant l’affection dont il (s) est (sont) atteint (s) « le(les) fibromyalgique (s) », le (les) lombalgique (s), le (les)cephalalgique (s) etc.

Comme s’il existait en soi a l’etat naturel un groupe etdes sous-groupes qui s’appelleraient ainsi !

Il est vrai que, selon Tobie Nathan [1], « toute sciencehumaine est toujours science de groupe et que meme lapsychologie clinique qui travaille a partir de cas individuelsengendre la fabrication de groupes – artificiels – certes et dontle seul expert est le chercheur ». Cependant il ajouteegalement : « quelquefois, ce sont les concepts fabriquespar les praticiens qui se revelent etre a l’origine de laconstitution de groupes sociaux reels ».

C’est ainsi que le groupe – au depart artificiel et simplegroupe statistique – des patients atteints de fibromyalgie, est,actuellement, devenuun reel groupe social depuis que certainsdes malades qui le constituaient ont fonde une association.Deja, avant eux, les malades atteints du SIDA s’etaientegalement reunis en association de malades, et, du coup,« ont reussi a imposer leur expertise, bousculant lesperspectives et les priorites des chercheurs ».

Brigitte Mothe (�)Psychologue-doctorante (Paris 8)Marlene Amilhaud (�)Medecin algologue

Equipe mobile departementale de soins palliatifs,unite de traitement de la douleur,centre hospitalier de Gueret, universite de Paris-VIII39, avenue de la Senatorerie, BP 159, F-23011 Gueret Cedex, FranceE-mail : [email protected]

Hedi Tricki (�)Medecin pneumologueCentre medical national (MGEN) de Sainte-Feyre (23),unite de traitement de la douleur, centre hospitalier de Gueret39, avenue de la Senatorerie, BP 159, F-23011 Gueret Cedex, France

Doul. et Analg. (2006) Numero 1: 21–24

© Springer 2006

DOI 10.1007/s11724-006-0003-6

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Quel sera le statut de la fibromyalgie dans 20 ans, nul ne lesait. Nous constatons simplement deja que, au departmaladie inconnue et peu credible, elle n’en a pas moins etereconnue par l’OMS en 1992, comme faisant partie desmaladies rhumatismales (code M79-0 au sein de la CIM10),alors meme que, pour certains, elle ne serait tout simplementqu’un des visages contemporains de l’hysterie.

Il est donc tout a fait interessant de se souvenir du cas deshomosexuels, decrits au depart par Freud comme desdeviants pervers. Ils se sont ulterieurement constitues en ungroupe social reel, le mouvement gay, et ont contraintl’Association Americaine de Psychiatrie a retirer l’homo-sexualite de la liste des desordres mentaux.

Tobie Nathan continue ensuite sa reflexion en evoquantOlivier Sacks qui a « reussi a imposer l’idee selon laquelle larecherche moderne en neurologie consistait a aller interrogerl’experience reelle des malades, seules personnes susceptiblesde decrire l’etrangete quasi-unique de leur monde... ».

Notre approche actuelle, a l’UTD dans laquelle nousexercons, serait donc plutot dans cette lignee theorique :considerer les patients comme experts du monde de leurdouleur, les ecouter parler de leur situation particuliere, sansaucun prejuge concernant une eventuelle etiologie de typepsychiatrique qui les classerait de toute facon dans un autregroupe artificielmais cette fois-ci plutot psychopathologique (etla, il sera alors question « du psychotique, du pervers1,de l’hysterique... »).

Certes, nous comprenons bien que les termes de « doulou-reux chronique », de « fibromyalgique »..., sont commodes autiliser, lorsqu’il est question de diagnostic, de traitement deces affections (et de rediger des articles de recherche !), maisforce nous est de constater que, du coup, cela rend plus difficilel’abord des patients dans leur globalite. En effet, en etantexclusivement centres sur leur etiquetage de « douloureuxchronique » (motif premier de leur venue a la consultationdouleur), nous pouvons facilement oublier qu’ils ont aussi unstatut social, familial, professionnel2... En bref la personnehumaine (le « sujet », disent les psychanalystes) disparaıtderriere son etiquette medicale et/ou psychopathologique.

Nous souhaiterions a present presenter rapidement notrepratique clinique commune. En effet, etant respectivementpsychologue et medecins, nos « mondes » de formation sontdeja, des le depart, tres differents et, de surcroıt, nous nenous referons pas aux memes approches theoriques dansl’ecoute que nous offrons aux consultants.

S’agissant de la psychologue, formee a l’Institut Francaisd’Hypnose, il s’agit davantage d’une reference aux theories

cognitivo-comportementales, alors que les deux medecins, deleur cote, s’inspirent plutot dans leur pratique de la theoriepsychanalytique.

Or, visiblement, cette difference d’approche clinique nesemble pas du tout etre un obstacle concernant la prise encharge des patients. En effet, lors des staffs, nous avonsveritablement le sentiment de collaborer au mieux dansnotre objectif principal d’ameliorer le plus possible la sympto-matologie douloureuse des patients douloureux chroniquesqui viennent a l’UTD.

Concernant ces derniers, la recherche d’une eventuellecategorisation de type psychopathologique ne nous paraıtdonc pas fondamentale, pour l’instant, d’autant plus quel’absence de psychiatre a la consultation3 ne nous incitepas vraiment a nous engager dans cette voie.

Nous ne pouvons d’ailleurs que regretter l’absence dece professionnel dont les competences enrichiraient aussibien les patients que les membres de l’equipe. En effet, al’image d’A. Vallee [2], son eclairage pourrait etre tout afait interessant, concernant tant l’evaluation du retentisse-ment psychologique de la douleur chronique que lestherapeutiques pour y remedier.

Nous ne sommes donc pas, actuellement, dans la recherchede criteres psychopathologiques lors de l’accueil de nouveauxconsultants, comme il a ete dit precedemment.

Or, il nous semble pourtant que le courant theoriqueactuel concernant la douleur chronique aille surtoutdans cette direction, qu’il s’agisse de livres, d’articles oude formations4 dans lesquels la lecture des atteintes despatients se refere souvent a une semeiologie de typepsychiatrique. Mais peut-etre est-ce tout simplement facilitepar le rattachement des deux domaines (douleurs chroniqueset psychiatrie) au meme paradigme « bio-psycho-social » ?

Il nous semble neanmoins que mettre a priori uneetiquette de pathologie psychiatrique, de maladiepsychosomatique5, voire de « douleur psychogene » sur unedouleur qui dure sans qu’aucun diagnostic n’ait pu etre posene permet pas toujours de travailler humainement avec lespatients recus dans les consultations douleurs.

Ainsi, par exemple, s’agissant de l’algodystrophie, E.Ferragut [3] evoque une etiologie qui, pour une equipe, serait

1 A. Michaud et I. Triol ont intitule ainsi un de leurs articles : « Ladouleur, le patient et le medecin : logique perverse dans les cas de douleurchronique » (Douleurs, 2002 ; 3 ; 4 ; 183–188).2 En ce qui concerne la profession, ils l’ont parfois perdue, suite al’apparition et au maintien dans le temps de leur douleur chronique, cequi est, de notre experience, vecu tres douloureusement, la majeure partiedu temps.

3 La circulaire DGS/DH n˚98-47 du 4/02/98 notifie l’obligation de lapresence d’un psychiatre au sein des structures de prise en charge de ladouleur chronique rebelle.4 Le medecin algologue a fait recemment un DIU ayant pour theme :« Douleur : Psychologie et Psychopathologie »5 Nous reviendrons plus loin sur cette question, mais signalons deja cetteremarque de M. Dousse : « Le terme de psychosomatique est rentre dansle langage populaire ou il ne me semble pas revetu d’une connotationextremement positive. » Nous partageons, pour notre part, cet avis.D’ailleurs, n’est-ce pas en partie pour cela qu’un auteur connu comme lapsychanalyste R. Debray a ecrit un livre s’appelant : « Epıtre a ceux quisomatisent », comme s’il fallait « consoler » les patients etiquetes« malades psychosomatiques » ?

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nevrotique et, pour une autre, prepsychotique. Mentionnonsegalement le diagnostic porte par C.H. Grasser [4], d’obe-dience psychanalytique, qui, lui, considere l’algodystrophiecomme « une affection psychosomatique exemplaire ».

Neanmoins, certaines etudes font le constat que douleurchronique et psychopathologie ne sont pas forcement liees.Par exemple, en ce qui concerne l’hypothese de person-nalites pathologiques, s’agissant des patients souffrants dedouleur chronique, une recherche menee par H. Brocq et al.[5] conclut que « les analyses psychologiques concernant34 patients douloureux chroniques et realisees a l’aide du testdu Rorschach montrent qu’il ne s’agit pas de personnalitespathologiques. En revanche, les entretiens cliniques temoi-gnent de l’existence d’une angoisse residuelle importante, lieea des « life events » traumatisants, ce qui conduit a lachronicisation du discours douloureux ».

V. Legrain et E. Ophoven [6], quant a eux, ont fait le pointsur les etudes qui ont etudie l’eventualite de troublespsychopathologiques au niveau des cephalees de tension(en utilisant des echelles de depression, d’anxiete ou des tests,tel leMMPI (MinnesotaMultiphasic Personnality Inventory)).Beaucoup de patients souffrant de cephalees se retrouvent eneffet classes avec des troubles depressifs, anxieux ou avec destroubles de la personnalite (traits hysteriques et hypocon-driaques). Or, d’apres les auteurs, « il est vraisemblable qu’uncertain nombre de ces etudes puissent etre remises enquestion a cause de biaismethodologiques quant a l’utilisationde la psychometrique. De plus, les questionnaires ont etevalides sur des populations psychiatriques et mentionnent dessymptomes propres a ces pathologies psychiatriques et quepartagent les cephalees chroniques ».

Comme nous l’evoquions ci-dessus, dans les troublespsychiatriques evoques en lien avec les douleurs chroniques,on retrouve aussi le champ des maladies psychosomatiques.

E. Ferragut [3] mentionne ainsi que certains auteursevoquent dans le cadre des douleurs chroniques, unepersonnalite psychosomatique telle que P. Marty les entend(ce que, ulterieurement, Nemiah et Sifneos vont appelerpersonnalite alexithymique). Mais, elle ajoute aussi que « lestheories concernant les somatisationsne fontpas l’unanimite ».D’autres professionnels vont dans le meme sens, tel M. Dousse[7], psychiatre deja cite, qui pose, lui, deja la question duconsensus autour du concept de pathologie « psychosoma-tique », concept dont « l’existence meme est controversee » etqui est « impossible a clarifier ». « Les nomenclatures actuellesne s’y sont pas trompees. Lemotmeme de psychosomatique nefigure nulle part dans la classification americaineDSM IV, alorsque dans la pratique, nos confreres anglophones l’utilisent en yincluant tout et n’importe quoi. »

Nous nous interrogeons donc sur cette tendance avouloir, a toute force, trouver une explication « psy » atoute douleur qui dure.

Et a ce sujet, l’eclairage apporte par un medecinpneumologue, F.B. Michel [8] nous semble donc particulie-rement interessant. Il cite, en effet, S. Sontag qui s’eleve avec

vehemence contre la tendance de notre epoque a donner atout une explication psychologique. « Psychologiser, c’estprendre en main des evenements (les maladies graves, parexemple) sur lesquels les gens n’ont en fait que peu ou pasde pouvoir. Et donner des explications du genre : « cela veutdire que », « c’est un symbole de », « cela doit etre interpretecomme » permet de saper la realite d’une maladie... ».« Psychologiser, c’est, avant tout, une facon de se defendre ».

C. Roy6 recuse lui aussi cet « air psychanalosomatiquebien connu, d’autant plus redoutable qu’il frole des verites : sivous etes malade, c’est que vous l’avez bien voulu (meme sansle vouloir). Si vousmourez, c’est que vous avez decide de jeterl’eponge. La tuberculose, ca veut dire que... Un cancer signifieque... La maladie comme la consequence de nos erreurs,punition de nos peches et choix de notre inconscient : noussommes responsables de tout, y compris des conneries denos cellules et de casser sa pipe. Dr Freud, que d’imprudenceson commet en ton nom ».

Et, de fait, la plupart des patients douloureux arrivent a laconsultation pleins de revolte parce qu’en plus de la difficilegestion de leur douleur, de l’anxiete et de la depression7 qui, laplupart du temps, en decoulent, ils se sont entendus dire que« ca se passait dans leur tete » (donc que c’est de leur faute etqu’ils sont fous).

Autre exemple : si, par malheur, ils ont mentionne a unmedecin (generaliste ou specialiste) avoir eu un deuil familialrecent, ils viennent porteurs du diagnostic de « deuilpathologique », ce qui, bien entendu explique pourquoi lestraitements donnes restent peu operants. La encore, commedans les maladies non curatives, il semble donc bien difficiled’accepter l’echec, d’autant plus certainement que, commenous le rappelle le psychiatre Patrick Legeron [9] « lamedecine... a accumule autant de connaissances en 30 ans(depuis les annees 1970 a nos jours) que depuis Hippocrate ».

N’oublions pas non plus que les professionnels quiexercent dans les centres de lutte contre la douleur sontaussi, sous leur blouse blanche, des humains. Quelle est leurreaction personnelle lorsqu’il leur arrive, a eux aussi (ou aleurs proches) de devenir, meme pour des temps limites,des « douloureux chroniques » ? Apres tout, dansl’ensemble des praticiens (medicaux et paramedicaux) quiprennent en charge la douleur chronique, il serait bienetonnant que personne ne souffre de migraines ou delombalgies, pour prendre des exemples de troublesextremement frequents dans la population francaise. Et,helas, tout un chacun peut malheureusement, au cours deson existence, voir apparaıtre des douleurs neurogenes

6 Cite egalement par F.B. Michel.7 Le probleme de l’anxiete et la depression qui accompagnent reguliere-ment la douleur chronique, c’est qu’il est bien difficile d’evaluer quoi et lacause de quoi (histoire de la poule et l’œuf). Comme le soulignent Legrainet Ophoven, la question qui reste posee est : « est-ce l’anxiete et ladepression qui generent des cephalees de tension ou est-ce le contraire ?Les deux sont vraies ». (Doul. Et Analg. 1999 ; XII ; 1 ; p. 107).

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suite a une intervention chirurgicale. Et cela est-ilconfortable de s’imaginer suspecte(e) de perversion,d’hysterie, de manipulation ou autre lorsque l’on consulteun collegue ou un confrere pour trouver des solutions afinde supprimer ou du moins limiter au maximum cettedouleur qui pese lourdement sur le quotidien ?

Est-ce pathologique d’esperer, a chaque nouvelle consul-tation, que le praticien qui nous recoit puisse proposer untraitement « miracle » qui va faire disparaıtre toute douleur ?

De meme que le patient en fin de vie peut, a certainsmoments, avoir conscience de l’ineluctable de sa propre fin,puis, l’instant d’apres, esperer un miracle, croire en unepossible guerison et faire des projets pour l’avenir, lepatient atteint de douleur chronique connaıt egalement desmouvements psychiques d’espoir, de decouragement, derevolte.

Helas, le plus souvent, il va lui falloir faire le deuil deguerir completement et il va devoir amenager sa vie pourdiminuer ses perceptions douloureuses, autant que faire sepeut. Or, de meme que beaucoup de patients en fin de vie nepourront ou ne voudront pas faire le deuil de leur proprevie, de meme pour celui qui souffre de douleur chronique, iln’y aura peut-etre jamais place pour ce processus de deuil,mais uniquement pour de la colere et du desespoir, sansvouloir tenter d’amenager ses conditions de vie, ce quipourtant souvent peut considerablement ameliorer laqualite de sa vie.

C’est la, nous semble-t-il, que les praticiens des unites detraitement de la douleur, peuvent etre aidants. Quel que soitl’interlocuteur choisi8, il s’agit bien, dans certains cas extremesde douleur rebelle, d’accompagner reellement le patient, surun temps plus ou moins long. Il nous semble donc, au final,que les praticiens qui prennent le risque d’exercer enconsultation douleur (ce n’est pas, loin s’en faut, toujoursgratifiant et nous pensons qu’a l’image des professionnelsexercant en equipe mobile de soins palliatifs, il faut s’attendreparfois a de reelles frustrations) se retrouvent de surcroıt dansune situation paradoxale, type « double lien » (conceptoperationnalise par P. Watzlawick [10]).

En effet, la philosophie initiale des unites de traitement dela douleur conseille, des le depart, de croire au recit dumalade, concernant son vecu douloureux et, en meme temps,si une recherche etiologique d’une quelconque psychopa-thologie prevaut, cela induit forcement un doute concernantla parole du patient.

Il est, bien sur, tout a fait possible au niveau de nosconsultants de retrouver des patients atteints de troublespsychiatriques, qui, de surcroıt, souffrent egalement d’unedouleur chronique. Dans ce cas-la, il va de soi que noustravaillons alors en collaboration avec les personnels quiexercent en psychiatrie (medecin ou infirmier de liaison).

Cependant, au niveau de nos interventions, nous lestraitons de la meme facon que les autres patients, c’est-a-dire,repetons-le, en les considerant plutot comme experts de leurmaladie, suivant l’idee de T. Nathan. Nous nous appuyonsdonc au maximum sur leurs ressources et strategiespersonnelles pour faire face a la douleur.

Nous avons, de toute facon, pleinement conscience quel’UTD offre, avant tout, un lieu privilegie d’ecoute aux patientsqui viennent y consulter, notamment en cas de debordementpsychique et qu’elle constitue ainsi, nous semble-t-il, un cadreoriginal de prise en charge ou « le praticien possede un role desoignant, mais se trouve egalement investi du role d’accompa-gnant » [11].

Cependant ce role-la, non prevu dans les textes, n’est passans consequence sur notre capacite d’accueil et de suivi...mais ceci pourrait deja faire l’objet d’un autre article.

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D’Ethnopsychiatrie. 34: 19-212. Vallee A. (1997) Utilisation des ressources du client pour faciliter le

traitement de la douleur chronique. Doul Et Analg (2): 77-823. Ferragut E. (1995) Aspects cliniques et prises en charge psycholo-

giques du patient douloureux chronique. In E. Ferragut et al. Ladimension de la souffrance chez le malade douloureux chronique.Paris : Masson ; p. 12

4. Grasser C. (2000) L’algodystrophie : une affection psychosomatiqueexemplaire. Doul Et Analg 4: 189-199

5. Brocq H., Mannoni P., Bonardi C., Memran N. (2000) Deplacementde la plainte du malade du trouble organique au traitement medical.Doul Et Analg XIV; 2: 113-114

6. Legrain V., Ophoven E. (2000) Evaluation des facteurs psycholo-giques lies aux cephalees de tension : revue des instrumentspsychometriques. Doul et Analg 14 ; 2: p. 79

7. Dousse M. Psychosomatique : un concept sans consensus ? Doul etAnalg 2001; 2 103-107

8. Michel F.B. Cancer, a qui la faute ? Paris : Gallimard ; 1985 ; p. 2119. Legeron P. Le stress au travail. Paris : Odile Jacob ; 2001 p. 3610. Watzlawick P. (1976) La realite de la realite : confusion, desin-

formation, communication. Paris : Seuil ; 197811. Bioy A., Negre I. Prise en charge graduee du syndrome douloureux

chronique. Doul et Analg 2001 ; 3 : 169-174

8 Parfois, c’est aux medecins et non a la psychologue que le patient prefere seconfier. Meme reduite, l’equipe pluridisciplinaire peut cependant jouer unrole de soutien dans ces suivis qui, parfois, peuvent etre eprouvants pour lespersonnels medicaux qui sont medecins ou infirmieres mais pas « psy » etqui, cependant, se retrouvent choisis comme interlocuteurs privilegies.

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