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Tous droits réservés © Éditions Triptyque, 2009 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 16 août 2021 15:15 Moebius Écritures / Littérature Les yeux fertiles Masturbatorium Numéro 122, automne 2009 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1606ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Éditions Triptyque ISSN 0225-1582 (imprimé) 1920-9363 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu (2009). Compte rendu de [Les yeux fertiles]. Moebius, (122), 145–154.

Les yeux fertiles - Érudit...qu'à la succession des jours et signalent l'imminence de la fin cruelle. Les coïncidences usent le discernement. Ni la cabale ni la numérologie n'aident

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Tous droits réservés © Éditions Triptyque, 2009 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 16 août 2021 15:15

MoebiusÉcritures / Littérature

Les yeux fertiles

MasturbatoriumNuméro 122, automne 2009

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1606ac

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Éditeur(s)Éditions Triptyque

ISSN0225-1582 (imprimé)1920-9363 (numérique)

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Citer ce compte rendu(2009). Compte rendu de [Les yeux fertiles]. Moebius, (122), 145–154.

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PHILIPPE BENSIMON

Tableaux maudits, roman Triptyque, 2007, 173 p.

Tableaux maudits est un roman vrai et remarquable - nous reviendrons sur sa singularité - et le jury du prix des Cinq continents de la Francophonie l'a judicieusement remarqué. Il instille dans l'esprit du lecteur un doute bref, mais gênant, quant à son authenticité même. Les dernières lignes, celles du chapitre Sans titre, non paginé, sont forcément celles d'un témoin, et les antépénultièmes, produits de l'anesthésie, du traumatisme et de la douleur conjugués, pourraient être dictées au téléphone portable qui ne figure pas dans la panoplie du narrateur. Notre naïveté nous désarme: avions-nous cru que le narrateur écrivait en direct l'aventure terrible qui lui arrive ? Assez pour être gagnés par son angoisse et sa folie justifiée. La folie s'installe raisonnablement quand la menace de mort ne laisse pas d'issue. Il faudra reprendre ce commentaire dans le calme.

Tableaux maudits foisonne d'entités, plutôt que de per­sonnages, qui accompagnent ceux-ci : Avraham Guntzberg, écrivain, professeur, spécialiste du faux en peinture, Rone Milchner, physicien décrocheur qui identifie les ingrédients des matériaux déposés sur les toiles et ceux des supports, Da­vid Steinman, un suicidé encore vivant au début du roman, faussaire et testateur d'œuvres porteuses de vérité, et l'ange qui pèle sur un faux du dix-neuvième, ultime compétence en matière de non-authenticité d'œuvres peintes de la Renais­sance à la fin du vingtième siècle. Ces entités actives sont les figures peintes dans les œuvres instaurées, sublimes ou banales, les vraies et surtout les fausses qui hantent la vie profession­nelle et fantasmatique, leur cloison fragile trouée, et les hal­lucinations d'Avraham Guntzberg.

Le roman est noué par des idées force, à savoir que l'art est un outil de remontée du temps, à utiliser humblement, sans désir de domination, que le faux peut mener au vrai, que la tromperie qui s'attache aux corps et aux biens de ses suppôts, de ses victimes même, sent mauvais, que les images traumatiques de l'enfance décident des parcours adultes, que les amours manquées nous torturent, que nous les appelons comme nous appelons nos mères, lucides, tristes et persévérants.

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On mesure aisément, avec des intervalles de flou aux pre­miers chapitres, la durée - quelques semaines - de l'histoire. La datation, rare au début et devenant plus fréquente, comme la pulsation d'un journal, encourage cet exercice. Ce travail des dates a pour effet de modifier chez le lecteur, au cours des lectures successives ou des tranches de lecture, le sentiment de la vitesse de l'écriture qui passe de moyennement lente à im­mobile et hypnotisée. Sitôt réglés en mode « enquête », nous at­tendons les renseignements, notre hâte censurée par la crainte du pire ou du terrible, du monstrueux. Le plaisir de lecture est ici fonction de notre consentement à la position d'enquête et de notre hardiesse. Il en fallait pour fréquenter l'insecte de La métamorphose et l'agonie chez Beckett.

L'allure polar appâte l'amateur, mais le protagoniste échap­pe, par l'identité professionnelle multiple, où l'analyste d'œuvres picturales domine, aux meilleurs types. Il n'a pas la folie douce du Adamsberg de Fred Vargas, et ses tics - parler aux objets, leur répondre, prendre pour dictats les avis d'un ange amoché sur un faux sans avenir ramassé dans le désordre du labora­toire d'authentification des tableaux — feraient de lui un bon agent de la PJ, antenne serials killers psychotiques. Il a tout ce qu'il faut, mais la peinture l'occupe et, en désespoir de cause, l'écriture.

L'écriture de Tableaux maudits nous désarme au moment où nous l'avions oubliée. Cette façon qu'a Avraham Guntzberg de ne pas préciser à son interlocuteur un détail, en le jugeant connu sans doute, transforme le lecteur en voyeur et l'intrigue, comme les phrases d'homme de lettres :

Durant toute la soirée et en prenant de longues pauses autour d'un bol de soupe, je lui contai ce que je n'avais fait qu'entrapercevoir1.

ou ce récit-poème en prose :

[...] L'ombre d'une palmeraie, une plage déserte, la peau salée de Pénélope qui, hier encore, n'avait pour seul discours que cette mèche de cheveux en bandoulière qu'elle mâchouillait pour se cacher du regard des autres2.

Notre engagement aux côtés du dépisteur de faux menacé ne désarmera pas. Le relief du texte, auquel collaborent ces cadences hors-champ, relève d'une stratégie d'écriture, de con­struction du récit par embrayeurs discrets.

Si nous observons l'objet, le livre, la page couverture qui nous montre de dos un homme marchant vers une lande ou un lieu dont l'éclairage vif abolit le détail — cet homme n'est

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ni le narrateur ni l'écrivain mais un personnage tiré du film Sunrise de Murnau - et, plus encore, sa réplique cadrée serré en quatrième de couverture, harponnent notre imaginaire de cinéphiles, voire de téléphiles excités par Dallender ou Le pre­mier témoin. Bensimon écrit en mode «caméra à l'épaule», la caméra prêtée au lecteur ou tournée vers l'espace intérieur, appelons-le la tête, la vie psychique du narrateur, ses souvenirs, la guerre en après coup, le procès d'Adolf Eichmann à la une du journal, les cauchemars, les touchantes amours, figurés par des personnages de tableaux.

Le recours au langage du cinéma qui fait craindre celui qu'on appliquait au Nouveau Roman n'est pas fortuit. La bataille de Pharsale de Claude Simon inventait une forme ro­manesque qui appliquait ouvertement des techniques discur­sives littérairement dissidentes. La bataille de Pharsale aurait pu être un faux, et les personnages du tableau et les citoyens qui les observaient se partageaient un espace résolument tex­tuel. Ici, les territoires sont moins clairement cloisonnés. Le faux et le vrai jouent à saute-mouton. Le livre que le narrateur dédicace aux premières pages de Tableaux maudits propose en page couverture un faux Bernard Buffet3 et on en vient à crain­dre le fou en place du faux.

L'injonction de lecture est aménagée dès la première page:

Tout a commencé le jour où je reçus cette invitation, c'était peu de temps après la sortie de mon livre. Sans trop en connaître l'origine, car ce n'était pas vraiment la première fois que ce genre de malaise m'arrivait, ce fut un peu comme un avertissement. Un de ceux qu'on ne reçoit qu'une seule fois avant de se perdre dans les méandres de la folie. Oh! bien sûr, à force de côtoyer l'envers du décor, et comme dans bien des métiers, je ne pouvais qu'en être l'éboueur, et les démons qui m'habitaient n'en étaient que l'émanation toute naturelle. Le jour, la nuit, il n'y a pas vraiment de moments ni de lieux pour avoir peur4.

Nous ne saurons jamais avec certitude ce que fut cet avertissement. L'inquiétude est lâchée sur le lecteur, elle lui désigne une position de guetteur. Le passé simple, qu'on lira rarement, propose une action au futur antérieur et l'effort de rétablissement dans le présent de la lecture nous détourne de supposer une fin impossible, cependant que les titres de chapitre, «Cauchemar», «Révélations», «Horreurs», « L'osmose », « L'attente »5, etc., rassurent par leur appartenance au cinéma de genre, antenne peur. Les chaussons dépareillés parlent d'amour, sans pornographie ni sentimentalisme.

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Les titres ne permettent pas de «deviner» l'histoire. Guntzberg, le spécialiste du faux en art, occupé aux affaires courantes, a reçu en prêt, puis en héritage, des dessins et des tableaux. Il assume le devoir de mémoire que lui transmet Steinman, le faussaire qui meurt mystérieusement. Ces œuvres sont des copies. David Steinman, rescapé des camps de la mort, a dû les peindre, et il a caché, sous une mauvaise peinture mêlée de cendres d'humains obtenues au « broyeur à os6 », les noms des firmes qui ont réalisé les plans et l'outillage des lieux d'extermination, un fragment autobiographique itératif, et des listes de noms de victimes. Avraham Guntzberg offrira au colloque de Stuttgart ces œuvres qui révéleront leur vérité insoutenable. La folie va envahir Avraham Guntzberg. L'orthographe ancienne du prénom souligne sa longévité et maints détails brouillent la contemporanéité pourtant avérée — l'action se passe en 2004 - des faits narrés. La clef est dans la structure de l'œuvre. Le cauchemar du début, avec les assauts subis par le narrateur endormi, s'actualise dans la traque, l'attaque ourdie par les magnats de la vente, de la production de faux et de spéculations financières et symboliques qui les entourent.

Les dates, qui n'apparaissent qu'une fois le récit bien engagé, donnent à ce vrai roman l'allure d'un faux journal ; on le croirait celui d'un homme qui protège son espace de pensée claire, de réalité viable, contre le délire qui gagne du terrain. Le diariste se ménage aussi un avenir. Les dates ne nous arriment qu'à la succession des jours et signalent l'imminence de la fin cruelle. Les coïncidences usent le discernement. Ni la cabale ni la numérologie n'aident à interpréter Tableaux maudits, un roman qui questionne le rapt du vrai, de l'identité, de l'Histoire.

La fausseté pue. Et la honte. Celle que le trompeur produit chez le trompé, qui lui interdit de dénoncer, voire de nommer, de symboliser l'exaction dont il est victime. Nous sommes tous, vous verrez, des héritiers d'Avraham Guntzerg, et le bouc émissaire dépiauté revient en boomerang dans Tableaux maudits, et partout.

Diane-Ischa Ross

1. Tableaux maudits, p. 164. 2. Ibidem, p .91. 3. Ibidem, p. 9. 4. Ibidem, p. 7, non paginée. 5. Ibidem, p. 7, 55, 67, 83, 97. 6. Ibidem, p. 77-

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KIMDORÉ

Maniérisme le diable Éditions Poètes de brousse, 2008, 72 p.

Petite kabbale des oiseaux morts

Kim Doré continue le travail qu'elle avait commencé. En effet, celle qui avait écrit en 2004 « c'est ta peau le grand soupir des oiseaux/empaillés c'est ton rire qui résonne/au fond des couloirs où toutes les mères/et une seule ont vu s'ouvrir la terre/en même temps que leur ventre1» nous propose maintenant un regard actuel sur l'état des mêmes lieux, portant sur les mêmes thèmes. C'est d'ailleurs assez étourdissant de penser que déjà, il y a dix ans, la poète écrivait de façon quasiment prémonitoire: «l'enfant malade a éprouvé la terre / l'enfant borgne et veiné / l'orphelin qui se donne /et se roule dans les airs / a survécu2 », des vers qui auraient pu se retrouver dans sa dernière parution, Maniérisme le diable.

En fait, c'est moins l'enfant lui-même que l'idée de cet enfant qui a survécu jusqu'ici. Car pour ce qui est de l'enfant comme tel, il est assez difficile de trancher. C'est que Kim Doré est une poète libre dont l'écriture conforte rarement les intuitions de ses lecteurs. Et cela semble plus vrai aujourd'hui que jamais. L'intime bonheur d'écriture de la poète tient d'ailleurs à ce qu'elle travaille, justement et principalement, dans cet « angle mort/de l'hypothèse».

Selon sa manière, Kim Doré place une balise ici, établit un petit lien là, revient minimalement faire un clin d'œil, mais elle se garde bien, en le faisant, d'arrêter la roue du sens. Pas de verdict final ni de couperet qui tombe. Car si, malencon­treusement, la poète a l'impression d'en avoir trop dit, d'avoir parlé trop clair, elle revient sur ses pas pour brouiller les pistes, en jetant sur tout ça des mots éteignoirs comme croyance ou chimère, ce dernier étant d'ailleurs assez important à ses yeux pour figurer dans le titre de la première section: «Tout bas les chimères».

C'est ainsi que la lecture de Maniérisme le diable produit une étrange sensation d'embrouillamini qui devient un peu comme la ligne de vie du recueil, qui semble avoir été écrit à cheval exactement sur l'arête entre réel et irréel. Un recueil qui s'amuse à élaborer pour mieux déconstruire, qui affirme et puis

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dénie, un recueil hanté voire possédé par ce diable de la fiction, auquel on aurait vendu son âme et sa clarté d'esprit. Dans un bref passage exceptionnellement limpide, la poète nous donne accès à la clause restrictive de ce pacte conclu avec le diable. On pourrait y voir les bases d'un code d'éthique/esthétique, les rudiments d'une poétique. C'est en vertu de cette petite clause au bas du contrat (à appliquer dans les cas de clarté excessive) que la poète se permettra d'éventrer le mur de ses poèmes, en créant au besoin des sorties de secours : «j'ai prévu des fenêtres points de fuite/au cas où le diable apprendrait à lire».

Faut-il comprendre ici qu'un diable qui apprendrait à lire en serait un qui saurait discerner le vrai du faux dans le poème ? Entre autres dons et facultés, sans doute, oui. Et c'est pour empêcher d'être éventuellement prise en flagrant délit de vérité, c'est-à-dire trop bien comprise (ce qui réduirait l'intérêt du poème, faut-il le dire?), que la poète s'invente un pouvoir occulte encore plus puissant et plus raffiné que celui du diable : celui de savoir percer des tunnels de sens dans le poème, sens qui pourront partir à l'infini vers tous les points de fuite imaginables, incluant les voies contraires. Elle écrit: «Appelle cela croire, nos yeux creusent/un tunnel en sens inverse pendant qu'on meurt.» Et Faust lui-même qui n'y avait pas pensé... Doré, oui, a pensé à cette clause restrictive qui prévoit et permet d'éviter les affres d'une éventuelle tyrannie de l'autre signataire, tout en autorisant un partage plus équitable des pouvoirs. Et ainsi, corollaire non négligeable, Doré fait de la figure du poète un personnage plus futé que celui du diable.

À titre d'exemple, voyons le poème situé en plein centre du recueil, qui vient tirer un grand trait sur tout ce qu'on aurait cru comprendre jusque-là. Une manière qui rappelle un peu celle des moines bouddhistes tibétains qui d'un geste rituel détruisent leurs mandalas de sable coloré, après les avoir durant plusieurs jours et à plusieurs mains soigneusement élaborés. Ce poème mérite d'être cité en entier:

une folle empêtrée dans les précieuses chaînes de son amour à tout confondre les théories avec la peur le cancer et l'orage

j'ai failli devenir la mer et les noyés tout à la fois pour une seconde nouveau-né bricolage oublié sous la pluie fétiche moins la forme et ton corps glissant échappé des yeux de la pleureuse vers moi sans monument

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Voilà. Si vous aviez compris jusqu'ici que c'était une histoire de fœtus, l'histoire «d'un petit corps de trop dans un autre», qui n'a pas tenu le coup et qui « est tombé disparu si vite que personne / n'a vu que ça tombait quelque chose de vivant / s'est faufilé aller-retour il fallait poser les mains / comme une épuisette juste là et plus bas après » ; « marie ramasse les déchets / après la naissance se relève et marche / très vite sans laisser d'empreinte » ; puis qu'il y a eu le deuil : « il a bien fallu prendre cette petite main / parfaite et morte absolument pour mieux sentir/les sources se tarir tout ce lait pour personne / déversé avec foi dans la grande pollution»; puis les funérailles: «les choses éternelles je ne sais pas vivre avec/au diable gerbes de fleurs visages de cire»; et puis la guérison peut-être: «la pleureuse parle en folle /de guérir avec toute l'ardeur/des désespérés elle ravale / sa mémoire au grenier / pour dormir à l'envers / avec les chauves-souris/bruit de cœur sans pleurer»; si vous aviez cru lire tout ça dans les pages précédentes et que maintenant vous avez l'impression de lire à peu près le contraire, eh bien, ça y est, vous êtes en plein dedans ! En plein dans l'application de cette clause restrictive qui permet de détricoter l'ouvrage, et de le refaire avec des ajours. Et c'est très bien comme ça. Car après tout, un poème ne s'écrit pas avec la main droite posée sur la Bible. Surtout pas avec le diable aux alentours.

De là, il ne faudrait pas conclure qu'un tel recueil qui sait faire la part belle aux chocs produits par les propositions an­tagoniques implique nécessairement qu'il y ait désordre, con­fusion, dispersion ou incohérence. En effet, un soin particulier est apporté à la correspondance et à l'unité des images (dont plusieurs étaient déjà en usage dans les premiers livres). Et c'est tout un bestiaire d'Halloween qui vient sonner à la porte (fantômes, araignées, rats, chauves-souris, pieuvres, vermine, insectes, phasmes, et même et surtout le diable) pour œuvrer à contre-courant, au milieu des eaux d'un ventre qui accueille bien malgré lui ce monde grouillant à «la manière [de] pet­its viols à l'intérieur», s'appliquant à faire chavirer les beautés de cette « évolution l'enfant corps » que la nature cherche tant bien que mal à fabriquer.

La deuxième section, intitulée «Fleuves», vient tenter de mettre tout ce cauchemar à distance : « De l'autre rive on entend braire la multitude, les enfers s'agitent. Et le pain gonfle sous terre/à la manière des cadavres, / les hordes mangent, engraissent de peur./Territoires où la fontaine souffrante, /ça n'arrive plus.» L'effort est louable, certes, mais l'affaire n'est pas réglée pour autant. C'est que «ça prend du temps les choses» et que de toutes façons, il est de ces «choses qui ne

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savent pas finir». Et c'est d'autant plus difficile de les faire finir ou d'accepter qu'elles finissent, quand on peut écrire quelque chose d'aussi énorme que: «je/n'ai jamais eu de territoire avant toi». De sorte que « [p]artout autour ça prolifère».

Cette deuxième section commence comme la première, c'est-à-dire par un poème qui fait référence au vocabulaire de l'art: les tableaux en page 9, et les aquarelles en page 37. Ça peut avoir l'air banal ou sembler être le fruit d'un hasard, mais pas du tout. C'est même central. Les tableaux, les aquarelles, les dessins, les toiles, les images, le coloriage, le bricolage, et même le dripping (technique utilisée par Jackson Pollock, entre autres), apparaissent comme autant de voies capables aussi bien de figurer la douleur que de tenter de la mettre à distance. Car si la douleur est arrivée à travers ce filtre de la représentation (et c'est bien le cas - puisque les événements eux-mêmes n'auront jamais été que ce qu'ils auront été, et que la douleur sera essentiellement née de l'image ou du récit qu'on aura élaborés à partir d'eux), cette douleur devra forcément repartir par le même chemin que celui qui l'aura vue venir, c'est-à-dire celui de la représentation.

Mais quel est l'enjeu? Quelle est la clé, la raison d'être, la portée symbolique de cette grande idée de représentation, telle qu'elle est si abondamment mise en scène par tout ce vocabulaire de l'art (et même, en dernière section du recueil, réellement mise en pages, à travers huit véritables dessins d'enfants reproduits sous les poèmes), dans le livre de Kim Doré ? C'est l'image du mur qui peut nous mettre sur la piste d'une réponse. Pour le commun des mortels, le mur est une cloison qui isole. Pour Doré, cette acception n'est que la conséquence d'une nature plus essentielle encore. Pour elle, le mur est avant tout le support (un genre d'écran, visuel ou langagier) qui permettra l'élaboration mentale de la fiction. Pour le dire autrement: c'est le terrain de jeu du diable! «Quelque chose qui s'écrit ou une sale histoire, [...] ça pourrait ressembler à un mur, / de part et d'autre du mauvais temps. » C'est pour cette raison que l'image du mur, et par extension toutes les références au monde de l'art visuel, sont aussi centrales. Il y a une équation directe entre le diable (assez central lui-même pour prêter son nom au titre du livre) et le mur, support des pouvoirs de l'imaginaire. La figure du diable permet donc une espèce de mise en abîme de l'activité créatrice à laquelle s'adonnent les poètes, en rêvant d'« habiter la possibilité du mur. »

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Je suis enfermée ailleurs, j'habite ma respiration. Un tout petit monde de cancers, d'alvéoles, de deuils, trou à rats pour régresser sans tumulte, à la manière des anges. A l'intérieur du mur j'ai les veines saillantes, l'amour est une croyance qui sort de moi en emportant la foudre, les briques, l'enfant en même temps que le ventre.

Mais le mur a un pouvoir de fascination et d'envoûtement qui constitue un risque non négligeable. Créer, c'est en quel­que sorte pactiser avec le diable et accepter peut-être de per­dre le contrôle de sa création qui à tout moment menace de vivre de sa propre vie. Et c'est là ce qui explique la sensation d'embrouillamini évoquée plus haut. Car l'œuvre elle-même est d'une nature essentiellement libre, et rebelle au besoin. Elle n'est le jouet d'aucune dictature et ne tolère d'être restreinte par aucun mur, justement. Certes, l'œuvre requiert l'édification du mur, dans un premier temps, comme support pour la pro­jection du contenu, mais au bout du compte elle est davantage fenêtre que mur. Les poèmes de Kim Doré carburent à cette ouverture et à cette liberté, qui sont son terreau fertile. Et ils n'ont que faire des fausses exigences de vérité limpide.

Avec pour conséquence que de la même façon que la poète se trouve entraînée dans les remous contradictoires et kabbalistiques des poèmes suggérés par ce diable de la fiction, le lecteur se trouve entraîné par les fictions de la poète ma­nipulée par ce diable. Microcosme dans le macrocosme, deux niveaux d'affabulation où les actants sont pareillement sub­mergés - «Partout autour paroles et je suis dans le mur» - , incapables d'y voir clair ou de discerner le vrai du faux, vic­times d'une dérive de l'objet de création, qui propose des poèmes supportant à la fois une chose et son contraire.

Ici comme dans le choix des images, cohérence et unité sont les mots d'ordre. Puisque du point de vue de la création, il aurait été incongru de mettre en scène le vertige sans le faire ressentir au lecteur. Et comme ça peut toujours être pire, le pire arrive. Il y a encore la cohérence puissance deux, qui consiste à affirmer que le réel-hors-fiction lui-même n'est que chimère. Car après s'être à peu près guéri, il faut encore «retomber debout/dans la fiction où tu m'attends / avec les oiseaux pâles/qui parlent dans ton sommeil ». La fiction a le bras long comme ceux du diable. Sauf que le fait d'établir une telle perméabilité entre la fiction et le réel provoque d'étranges failles dans la toute-puissance de ce diable, qui s'en trouve affaibli, morcelé, au point de devenir des « démons ordinaires », ou encore de « faux

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diables à la fenêtre,/comme des ornements». Voilà, «c'est notre inquisition / avant d'être / éblouis », la forme que prendra la répression de la sorcellerie...

Et l'image de l'oiseau sur la très belle couverture? Et son évocation qui revient ici et là, dans le texte? Simple et facile, cette fois... L'oiseau est là pour illustrer la petitesse et la fragilité (voire la volatilité) de Y enfant corps en question : « une empreinte respire au fond du berceau / l'oiseau coagule » ; « on dirait un tableau quelque chose / de vrai je veux dire un oiseau ou un spasme /dans la durée». Une image efficace qui sera parfois remplacée par celle de l'insecte : « c'est comme ça au plus près un accident/nous propulse à travers les cendres un feu/et puis plus rien à la manière des insectes»; ou encore «je veille un phasme engourdi dans tes traits ». Il y a aussi la synecdoque, avec les ailes. Les ailes des oiseaux : « j'avance tard / avec des ailes coincées entre les côtes». Plus fugace encore, si ça se trouve, on a aussi le regard : « une fois j'ai cru mon ventre immuable [...] j'ai supposé qu'un regard ou un oiseau/en sortirait une fois pour toutes». Et les anges: «je fléchis [...] laideur grimpante, casse-tête d'anges mouillés». Et ce sont eux, les anges, qui auront le mot de la fin. En effet, après avoir affirmé qu'« il y a des anges à force/de dire que ça finit», et que la vraie douleur au fond serait d'oublier, «j'ai la mémoire sauve, appelle cela guérir», la poète écrit dans son tout dernier poème (au-dessus d'un dessin d'enfant très convaincant) : «tu n'es pas mort/il y a des ailes/qui dépassent».

Livre exigeant donc, tout en boucles et en retours sur lui-même, un pas en avant pour deux de côté. Mais il faudra s'y faire, car il est fort à parier que les prochains livres de Kim Doré continueront d'aller dans le sens du travail commencé, et que la poète donnera rarement dans le facile... Eh bien, qu'elle le fasse, on adore ça !

Monique Deland

Notes

1. Kim Doré, Le rayonnement des corps noirs, Éditions Poètes de brousse, Montréal, 2004, p. 42. (Prix Émile-Nelligan 2004)

2. Kim Doré, La dérive des Méduses, Les Editions des Intouchables, Montréal, 1999, p. 10.