16
LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES CONVENTIONS DE VIENNE : APPROCHE OBJECTIVISTE OU APPROCHE VOLONTARISTE DE L’INTERPRÉTATION ? par Olivier CORTEN Professeur à {'Université libre de Bruxelles, Centre de droit international et de sociologie appliquée au droit international On connaît Je débat récurrent qui oppose, en droit international contemporain, volontaristes et objectivistes1. Selon les premiers, parfois qualifiés de « positivistes attardés »2 par les seconds, le droit international est fondé sur la volonté des Etats3. Selon les seconds, souvent considérés par les premiers comme des « idéalistes »4, le droit international reflète les nécessités objectives générées par une communauté internationale en constante évolution5. Dans la mesure où il tourne autour de la question du fondement, ce débat concerne principalement les sources du droit international, et plus spécialement la coutume (définition de 1’ opinio juris , problème de l’«objecteur persistant»...)6- En comparaison, le domaine de l’application du droit, et notamment de son interprétation n’a donné lieu qu’à des controverses plus 1 V. la synthèse dans 0. CORTEN, Méthodologie du droit international public, Bruxelles, ed. Université de Bruxelles, 2009, pp. 46-57.11 est évidemment délicat de réduire tel ou tel auteur à l’un des représentant de l’une ou l’autre de ces tendances. Dans la suite de l’exposé, on citera, par facilité,, les extraits qui nous semblent significatifs d’une approche volontariste ou objectiviste, sans que l’on doive en déduire que chacun des auteur cité doive toujours être rangé comme un tenant inconditionnel de l’approche considérée. 2 Selon l’expression utilisée par A. P ellet lors du colloque d’Orléans de la S.F.D.I., 5 juin 2010; v. une expression de cette sensibilité dans P. DAILLIER, M. F orteau , A. PELLET, N. QUOC DlNH, Droit international public, 8e éd., Paris, L.G.D.J., 2009, pp. 113-115. 2 V. la définition retenue dans J. SALMON (dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant, A.U.F., 2001, v° volontarisme, p. 1140 ; v. p. ex. D. Anzïl OTTI, Cours de droit international, rééd., Paris, L.G.D.J., 1999, p. 67. ; H. T riepel , «Les rapports entre le droit international et le droit interne », R.C.A.D.I., 1923, tome 1, pp. 82-83. 4 V. p. ex. J. SALMON, « Le droit international à l'épreuve du XXIème siècle », Cursos Euromediter- raneos Bancaja de Derecho International, 2002, vol. VI, p. 63. 5 Selon la définition du dictionnaire Salmon, il s’agit d’une « doctrine juridique selon laquelle le droit international est le produit des nécessités de la ‘communauté internationale ’ et de son évolution » ; Dictionnaire de droit international public, op. cit., p. 764. V. p. ex. G. SCELLE, Précis du droit des gens, première partie, Paris, Sirey, 1932, pp. 31-32 ; Juge M. Bedjaoui, Affaire de la Menace ou de l’emploi de l’arme nucléaire, Recueil 1996, Déclaration, pp. 270-271. 6 Comp. les classiques : D. ANZÏLOTTI, Cours de droit international, rééd., op. cit., pp. 67-68 et G. SCELLE, Précis du droit des gens, deuxième partie, op. cit., p. 298. R.G.D.I.P.2011-2

LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES

LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES CONVENTIONS DE VIENNE :

APPROCHE OBJECTIVISTE OU APPROCHE VOLONTARISTE DE L’INTERPRÉTATION ?

par

Olivier CORTENProfesseur à {'Université libre de Bruxelles,

Centre de droit international e t de sociologie appliquée au droit international

On connaît Je débat récurrent qui oppose, en droit international contemporain, volontaristes et objectivistes1. Selon les premiers, parfois qualifiés de « positivistes attardés »2 par les seconds, le droit international est fondé sur la volonté des Etats3. Selon les seconds, souvent considérés par les premiers comme des « idéalistes »4, le droit international reflète les nécessités objectives générées par une communauté internationale en constante évolution5. Dans la mesure où il tourne autour de la question du fondement, ce débat concerne principalement les sources du droit international, et plus spécialement la coutume (définition de 1’ opinio juris, problème de l’«objecteur persistant»...)6- En comparaison, le domaine de l’application du droit, et notamment de son interprétation n’a donné lieu qu’à des controverses plus

1 V. la synthèse dans 0 . CORTEN, Méthodologie du droit international public, Bruxelles, ed. Université de Bruxelles, 2009, pp. 46-57.11 est évidemment délicat de réduire tel ou tel auteur à l’un des représentant de l’une ou l’autre de ces tendances. Dans la suite de l’exposé, on citera, par facilité,, les extraits qui nous semblent significatifs d’une approche volontariste ou objectiviste, sans que l’on doive en déduire que chacun des auteur cité doive toujours être rangé comme un tenant inconditionnel de l’approche considérée.

2 Selon l ’expression utilisée par A. P e l l e t lors du colloque d ’Orléans de la S.F.D.I., 5 juin 2010; v. une expression de cette sensibilité dans P. DAILLIER, M. F o r t e a u , A. PELLET, N. QUOC DlNH, Droit international public, 8e éd., Paris, L.G.D.J., 2009, pp. 113-115.

2 V. la définition retenue dans J. SALMON (dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant, A .U .F ., 2001, v° volontarisme, p. 1140 ; v. p. ex. D. An z ïl OTTI, Cours de droit international, rééd., Paris, L.G.D.J., 1999, p. 67. ; H . T r ie p e l , «Les rapports entre le droit international et le droit interne », R.C.A.D.I., 1923, tome 1, pp. 82-83.

4 V. p. ex. J. SALMON, « Le droit international à l 'épreuve du XXIème siècle », Cursos Euromediter- raneos Bancaja de Derecho International, 2002, vol. VI, p. 63.

5 Selon la définition du dictionnaire Salmon, il s’agit d ’une « doctrine juridique selon laquelle le droit international est le produit des nécessités de la ‘communauté internationale ’ et de son évolution » ; Dictionnaire de droit international public, op. cit., p. 764. V. p. ex. G. SCELLE, Précis du droit des gens, première partie, Paris, Sirey, 1932, pp. 31-32 ; Juge M. B edjaoui, Affaire de la Menace ou de l ’emploi de l ’arme nucléaire, Recueil 1996, Déclaration, pp. 270-271.

6 Comp. les classiques : D. ANZÏLOTTI, Cours de droit international, rééd., op. cit., pp. 67-68 et G. SCELLE, Précis du droit des gens, deuxième partie, op. cit., p. 298.

R.G.D.I.P.2011-2

Page 2: LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES

352 O l iv ie r C o r t e n

limitées7. Pourtant, quelle que soit la source du droit (traité, mais aussi déclaration unilatérale, résolution d’organisation internationale, coutume, ...)8, c’est essentiellement au stade de l’interprétation que les enjeux apparaissent les plus fondamentaux, dans la mesure où la marge de manœuvre du juriste (qu’il s’agisse d’un juge, d’un praticien, ou plus généralement d’un auteur) apparaît la plus étendue9. La distinction entre établissement et interprétation du droit apparaît du reste elle-même largement artificielle car, pour ne reprendre qu’un exemple, établir l’existence d’une règle coutumière revient en grande partie à (et en tout cas implique d’)interpréter des textes - y compris conventionnels - exprimant la position officielle des Etats10. Quoi qu’il en soit, si on s’inscrit dans le cadre de l’interprétation, dans quelle mesure pourra-t-on utiliser les techniques reproduites aux articles 31 à 33 des conventions de Vienne sur le droit des traités pour appuyer une approche objectiviste ou volontariste du droit international? C’est cette question qui fera l’objet de la présente contribution11. Dans un premier temps seront développés les arguments plaidant respectivement pour une lecture objectiviste puis volontariste des techniques d’interprétation des conventions de Vienne. On se demandera ensuite s’il est possible de départager ces deux approches, sur le fondement du droit positif ou à partir d’autres considérations. Les spécificités du sujet dicteront, dans la phase finale de la démonstration, une approche plus critique12. De manière générale, l’hypothèse privilégiée sera celle de la relativité, les approches objectivistes et volontariste ne pouvant être départagées scientifiquement, mais traduisant plutôt des sensibilités différentes que la science du droit ne peut hiérarchiser.

I . LES TECHNIQUES D’INTERPRÉTATION DES CONVENTIONS DE VIENNE : LECTURE OBJECTIVISTE, LECTURE VOLONTARISTE

On distingue traditionnellement dans les théories contemporaines de Tinterprétation des traités l’approche objective de l’approche subjective. A des fins didactiques, on se permettra, dans la suite du raisonnement, de simplifier - et, dans

7 V. la brève présentation de P. DAILLIER, M. FORTEAU, A. PELLET, N. Q uoc DrNH, Droit international public, 8e éd., op. cit., pp. 289-290.

8 S. SUR, « L’interprétation en droit international public » in P. AMSELEK (dir.), Interprétation et droit, Bruxelles, Bruylant, Presses universitaires d ’Aix-Marseille, 1995, pp. 160-161.

9 V. p. ex. Ch. DE VlSSCHER, L ‘interprétation judiciaire en droit international public, Paris, Pedone, 1963, pp. 13-15 ; M. V ira lly , « Préface à De Tinterprétation authentique des traités internationaux » in Le droit international en devenir. Essais écrits au f i l des ans, Paris, P.U.F., 1990, pp. 120-121, ainsi que, de manière plus générale, F. OST et M. v a n DE K erchove, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 2002, pp. 396-402.

10 O. CORTEN, Méthodologie du droit international public, op. cit., pp. 212-214.11 On ne reprendra donc pas ici chacun des moyens d’interprétation repris dans les conventions pour en

déterminer la portée ; v. à cet égard les exposés très détaillés de J.-M. SOREL («Article 31 » in O. CORTEN et P. KLEIN (dir.), Les conventions de Vienne sur le droit des traités. Commentaire article par article, Bruxelles, Bruylant, 2006, pp. 1289-1338), Y. Le BOUTHILLIER («Article 32 », ibid., pp. 1339- 1371) et A. P apaux (« Article 33 », ibid., pp. 1373-1402).

12 V. à cet égard O. C o rten , Méthodologie du droit international public, op. cit., pp. 57-68.

Page 3: LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES

L es t e c h n iq u e s in t e r p r é t a t iv e s d e l a n o r m e in t e r n a t io n a l e 353

une certaine mesure, de caricaturer- des deux tendances, afin de mieux comprendre les éléments qui permettent de les distinguer. Ainsi, dans une perspective objectiviste, on insistera sur la circonstance que l’interprète doit se fonder sur des éléments objectifs comme le texte ou l’objet et le but du traité, sans se préoccuper de l’intention que les parties avaient historiquement au moment de sa conclusion13. Si, au contraire, on s’inscrit dans une perspective subjective, c’est cette intention historique qui doit l’emporter sur tous les autres éléments, qui ne peuvent être pris en compte que dans la mesure où ils constituent des indices convaincants tendant à éclaircir cette intention14. Loin d’être resté confiné à la doctrine, ce débat a, on le sait, été mené par les Etats lors de la conférence de Vienne de 196915. Et, au vu du texte finalement adopté, il semble que c’est la conception objective qui ait prévalu (1). A l’analyse, cependant, un volontariste pourra tout aussi bien utiliser les techniques mises à sa disposition par les conventions à son avantage, pourvu qu’il les utilise dans une perspective dynamique (2).

A. Une lecture objectiviste des techniques d’interprétation consacrées dans les conventions

Les articles 31 à 33 des conventions de Vienne sur le droit des traités peuvent parfaitement être compris comme consacrant une approche objectiviste de l’interprétation. Trois éléments peuvent être avancés en ce sens.

Tout d’abord, il faut insister sur la hiérarchie retenue entre les moyens d ’interprétation repris à l ’article 31 et ceux énoncés à l’article 32, lesquels, en tant que moyens « complémentaires », ont clairement une valeur moindre16. Les « travaux préparatoires » ne peuvent ainsi être utilisés que dans des conditions limitées : la confirmation d’une interprétation déjà opérée, l’élucidation d’un sens ambigu ou obscur ou, hypothèse exceptionnelle, la rectification d ’un sens «manifestement absurde ou déraisonnable »17. A contrario, les travaux préparatoires ne peuvent servir de base à l’élucidation du sens, et ne peuvent prévaloir sur le sens clair du texte. Or, les travaux préparatoires constituent le moyen privilégié d’une conception « subjective » de l’interprétation, en fonction de laquelle la volonté que les parties avaient eues au moment de l ’élaboration du texte doit constituer le critère fondamental à l’aune duquel tous les autres doivent être évalués18. Cette conception subjective, que l’on

13 V. p. ex. A. FAVRE, « L’interprétation objectiviste des traités internationaux », A.S.D.I., 1960, pp. 75-98.14 V. p. ex. S. ScHWEBEL, « May Preparatory Work be Used to Correct Rather than Confirm the ‘Clear’

Meaning o f a Treaty Provision ? » in J. MAKARCZYK (éd.), Theory ofInternational Law at the Threshold o f the 2 îst Century. Essays in Honour ofKrzystofSkuhiszewski, The Hague, Kluwer, 1996, pp 541-547.

15 V. l’exposé de l’évolution des différentes positions des Etats par J.-M. SOREL, « Article 31 », op. cit., pp. 1301-1307.

16 U. L in d e rfa lk , « Is the Hierarchical Structure of Articles 31 and 32 of the Vienna Convention Real or Not ? Interpreting the Ru les of Interprétation », N.I.L.R., 2007, pp. 133-154.

17 Y. Le BOUTHILLIER, «Article 32 », op. cit., pp. pp. 1347-1353.1,1 V. p. ex. H. LAUTERPACHT, «Les travaux préparatoires et l’interprétation des traités », R.C.A.D.I.,

1934, tome 48, pp. 709-815 ; « De l’interprétation des traités. Rapport », A.I.D.I., 1950-IÏI, pp. 366-434 ; S. SCHWEBEL, « May Preparatory Work be Used to Correct Rather than Confirm the ‘Clear’ Meaning of

Page 4: LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES

354 O l iv ie r C o r t e n

peut assimiler à une forme de volontarisme19, est donc condamnée par le système des conventions20. Et cette condamnation ne découle pas seulement du texte, relativement clair sur ce point, des dispositions pertinentes (et plus spécifiquement de l’article 32) ; elle transparaît aussi à la lecture des travaux préparatoires de la convention de 1969 elle-même. Plusieurs Etats attachés au critère de l’intention subjective ont en effet insisté sur l’importance des travaux préparatoires et sur la nécessité de les reconnaître comme un moyen privilégié d’interprétation21. C’est donc en toute connaissance de cause que les Etats parties ont, lors de la conférence de Vienne, opté pour la solution inverse22. Et cette solution n’a plus été remise en cause lors des débats ayant mené à l’adoption des articles 31 à 33 de la convention de Vienne de 1986 sur le droit des traités entre Etats et organisations internationales ou entre organisations internationales, qui reproduisent fidèlement les libellés de 1969.

En deuxième lieu, et ceci est la conséquence de ce qui précède, tous les moyens repris à l’article 31, apparaissent comme des éléments « objectifs », dans la mesure où l’on peut parfaitement concevoir de les utiliser sans même vérifier leur correspondance avec une intention subjective historiquement située et même, dans le système des conventions de Vienne, dépassée. Plus spécifiquement, la plupart des moyens énoncés peuvent être considérés comme objectifs :

- le « sens ordinaire » n ’est pas nécessairement un sens subjectif (celui que les auteurs ont eu historiquement à l’esprit) mais le sens qui est généralement -et donc dans une certaine mesure objectivement- accepté, ce qui doit mener l’interprète à utiliser des dictionnaires usuels ou juridiques23 ;

- l’insistance sur le contexte doit mener à présumer que le sens des termes d’un article doit être compatible avec celui des autres dispositions24, et ce alors même que cette vérité ne correspond pas à une réalité historique (car il se peut

a Treaty Provision?», loc.cit. ; J. SOUBEYROL, « L’interprétation des traités et la considération de l’intention des parties », J.D.I., 1958, p. 712.

19 Comme on le constatera ci-dessous, le volontarisme ne peut cependant être réduite à une approche subjectiviste de l ’interprétation.

20 R. K olb , Interprétation et création du droit international Esquisse d ’une herméneutique juridique moderne pour le droit international public, Bruxelles, Bruylant, 2006, pp. 628-629.

21 V. not. la position exprimée par les Etats-Unis (Doc. Off. C.R.A., \ iK sess., pp. 181-182, par. 38-50) ainsi que les autres Etats cités par J.-M. SOREL, «Article 31 », op. cit., p. 1306 ; v. aussi J. Kl a b b e r s , « International Légal Histories : The décliné Importance of travaux préparatoires in Treaty Interprétation », N.I.L.R., 2003, pp. 275-276.

22 V. not. A.C.D.I., 1966, II, pp. 107-108, par. 20, ainsi que M. Y asseen, « L’interprétation des traités d’après la convention de Vienne sur le droit des traités», R.C.A.D.I., 1976, tome 151, pp. 84-87 ; O. CORTEN, L ’utilisation du « raisonnable » par le juge international, Bruxelles, Bruylant, 1997, pp. 309-310 ; J.-M. SOREL, « Article 31 », op. cit., pp. 1301-1307.

23 R. GARDlNER, Treaty Interprétation, Oxford, O.U.P., 2008, pp. 166-169 ; v. p. ex. C.I.J., Affaire du Plateau continental de la mer Egée, Recueil 1978, p. 22, par. 54 ; affaire de Y Interprétation de l'accord entre VO.M.S. et l'Egypte, Recueil 1980, p. 91, par. 40 ; Affaire des Plates-formes pétrolières, exceptions préliminaires, Recueil 1996, p. 818, par. 45.

24 V. not. R. KOLB, Interprétation et création du droit international, op. cit., pp. 456 et ss.

Page 5: LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES

Le s t e c h n iq u e s in t e r p r é t a t iv e s d e l a n o r m e in t e r n a t io n a l e 355

très bien que les rédacteurs aient été incohérents, par imprévoyance, maladresse ou même volontairement25) ;

- la prise en compte de « toute règle pertinente de droit international »26 doit être comprise dans le même sens, avec un détachement plus probable encore par rapport à l ’intention « historique », dans la mesure où il est loin d’être évident que les rédacteurs d’un traité aient vérifié que ce dernier était parfaitement compatible avec tous les autres engagements internationaux pertinents27 ;

- l’interprétation de « bonne foi » est un autre élément propre à objectiver le sens d’un texte en tenant compte de son environnement, sans être limité par les intentions subjectives des auteurs ou des interprètes28.

Les éléments objectifs apparaissent encore dans les deux autres articles des conventions relatives à l’interprétation :

- une lecture a contrario de l’article 32 montre qu’une interprétation correcte devra être à la fois rationnelle (par opposition à « absurde ») et raisonnable (par opposition à « déraisonnable »), ce dernier élément étant conçu comme un rappel de l’importance de prendre en compte l ’objet et le but du traité29 ;

- de la même manière, ce dernier critère apparaît comme celui qui, au sein de l’article 33, sera utilisé pour concilier deux ou plusieurs textes apparemment discordants dans des langues faisant également foi30.

Enfin, parmi tous les critères objectifs qui y sont contenus, on peut souligner l’importance du critère de l’objet et du but du traité31. Certes, il est généralement admis que les différents moyens repris au sein de l’article 31 ne doivent pas être hiérarchisés32, mais être combinés dans le cadre d’une opération unique, ce que l’intitulé « règle générale » de cette disposition indique33. Il reste que tous les éléments (texte, contexte, pratique, ...) doivent être appréhendés « à la lumière »

25 V. F. OST, « L’interprétation logique et systématique et le postulat de rationalité du législateur » in M. VAN DE Ke r c h iVë , L'interprétation en droit. Approche multidisciplinaire, Bruxelles, F.U.S.L., 1978, pp. 97-184.

26 R. KOLB, Interprétation et création du droit international, op. cit., pp. 467 etss. ; Ph. SANDS, « Vers une transformation du droit international ? Institutionnaliser le doute » in Droit international 4, Paris, Pedone, 2000, pp. 220 et ss.

27 V. P.-M. DUPUY, «La Convention de Vienne sur le droit des traités à l’épreuve de la pratique : son bilan trente ans après son entrée en vigueur », R.B.D.I., 2006, pp. 421-422.

28 M. Y a ssee n « L’interprétation des traités d’après la convention de Vienne sur le droit des traités », op. cit., p. 21 ; P.-M. DUPUY, Droit international public, 9ime éd., Paris, Dalloz, 2008, p. 337 ; I. SINCLAIR, The Vienna Convention on the Law ofTreaties, Second éd., Manchester, M.U.P., 1984, pp. 130-131.

29 O. C o r t e n , L ‘utilisation du « raisonnable » par le juge international, op. cit., pp. 52-56 et 519.30 V. le libellé du § 4 de cette disposition, ainsi que les commentaires d’A. Pa p a u x , « Article 33 »,

op. cit., pp. 1393-1398.31 R. KOLB, Interprétation et création du droit international, op. cit., pp. 531 et ss.32 V. le commentaire de la C.D.I. dans A.C.D.I., 1966, II, p. 239, ainsi que M. YASSEEN

« L’interprétation des traités d’après la convention de Vienne sur le droit des traités », op. cit., pp. 74-75.33 R. G a r d in e r , Treaty Interprétation, op. cit., p. 36 ; M. E. VlLLlGER, Commentary on the 1969

Vienna Convention on the Law ofTreaties, Leiden/Boston, Martinus Nijhoff, 2009, p. 435 ; J.-M. SOREL, «Article 31 », op. cit., p. 1304 ; A. AUST, Modem Treaty Law and Practice, second éd., Cambridge, C.U.P., 2007, p. 234 ; D. PRATAP, « Interprétation ofTreaties. Use of Intrinsic and Extrinsic Materials » in S.K. AGRAWALA (éd.), Essays on the Law ofTreaties, Bombay/New Dheli, 1972, p. 65.

Page 6: LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES

356 O l iv ie r C o r t e n

de l’objet et du but du traité, expression qui montre bien que ce moyen d’interprétation ne peut en aucun cas être ignoré et même que, d’une certaine manière, il irradie tous les autres. Ainsi, l’interprétation intrinsèque, c’est-à-dire le sens grammatical, doit plier devant la prise en compte de l’aspect téléologique de l ’interprétation34. Dans cette perspective, le sens d’une disposition doit être interprété de manière rationnelle, non seulement par rapport au système juridique dans son ensemble (contexte, autres règles pertinentes de droit international), mais aussi des nécessités objectives suscitées par l’évolution de la communauté internationale35. C ’est aussi de cette manière que l’on prendra en compte la manière dont les Etats interprètent le traité, l’interprétation devant être essentiellement évolutive et dynamique, et certainement pas figée en fonction de la volonté initiale des auteurs du texte36. L’objet et le but apparaît ainsi comme un concept permettant de se détacher de cette volonté, en objectivant et en rationalisant l’interprétation du traité37.

Finalement, les techniques d’interprétation retenues dans les conventions apparaissent comme autant d’outils permettant de mettre en œuvre une théorie objectiviste du droit international. On peut se demander, dans ce contexte, si ces techniques peuvent en même temps être mobilisées dans une perspective volontariste, et ce en dépit des éléments qui viennent d’être exposés.

B. Une lecture volontariste des techniques d’interprétation consacrées dans les conventions

Il est parfaitement envisageable d ’interpréter les règles d’interprétation retenues par les conventions de Vienne d’une autre manière, en privilégiant une approche résolument volontariste.

En premier lieu, un volontariste insistera sans doute sur le paragraphe 4 de l’article 31, en vertu duquel « un terme sera entendu dans un sens particulier s'il est établi que telle était Vintention des parties »38. On perçoit bien, à partir de cette disposition, que c’est l’intention des parties qui constitue le critère déterminant qui doit guider l’ensemble du processus interprétatif39. Ainsi, si cette intention aboutit à un sens « particulier », par définition distinct d’un sens « ordinaire », c’est le premier, subjectif, qui doit prévaloir sur le sens second, même si celui-ci apparaît davantage objectif. En ce sens, on pourrait

3,1 R. K o l b , Interprétation et création du droit international, op. cit., pp. 560-561.35 Ibid., pp. 887 et ss.36 Ibid., pp. 492-500.37 Ainsi, selon F. CASTBERG, « il faut chercher le but rationnel de la règle conventionnelle ou coutuwière,

et non le but qu ’on a, peut-être en fa it (au point de vue historique), eu en vue lors de l'adoption de la règle » ; « La méthodologie du droit international public », R.C.A.D.I., 1933, tome 43, p. 324

38 J. COMBACAU et S. SUR, Droit international public, 8èn>e éd., Paris, Montchrestien, 2008, pp. 180-181.39 Comp. avec l’article I§2 de la résolution de Grenade de l’institut de droit international, qui se réfère à

un autre sens que le sens ordinaire, mais sans le fonder sur l’intention des parties ; « L’interprétation des traités »,A.I.D.I., 1956, disponible sur http ://www.idi-iil.org/idiF/ navig_chronl953.html

Page 7: LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES

L e s t e c h n iq u e s in t e r p r é t a t iv e s d e l a n o r m e in t e r n a t io n a l e 357

déceler une certaine forme de hiérarchie entre les différents moyens énoncés, hiérarchie qui consacrerait l’approche volontariste.

A cet égard, et en deuxième lieu, un volontariste insistera également sur l ’importance de la pratique interprétative, mentionnée aux paragraphes a) et b) de l’article 31 § 3. Cette pratique ne peut en effet être prise en compte que si elle permet d ’établir un « accord » intervenu entre les parties, ce qui la rapproche fort de la coutume, au sens volontariste du terme40. Ainsi, les Etats parties a un traité peuvent eux-mêmes en adapter les dispositions à l’évolution des relations internationales, et ce n ’est pas à l’interprète de substituer son évaluation à celle des parties41. L’approche volontariste n’est donc pas, par définition, celle qui reste cantonnée à l’intention subjective des auteurs du texte au moment de son élaboration42. Elle peut parfaitement intégrer une dimension dynamique, et on peut même considérer que cette dimension est très liée au volontarisme43. C’est précisément parce que les Etats en ont la volonté que le traité doit être adapté aux évolutions historiques, ce que l’interprète devra démontrer dans la pratique44. Ainsi se dessine une méthode qui privilégiera, comme pour le droit des traités en général, la volonté la plus récente sur la volonté la plus ancienne. Dans cette perspective, la hiérarchie établie entre les articles 31 et 32 de la convention, et plus spécialement le rang subsidiaire du recours aux travaux préparatoires, apparaît parfaitement compatible avec les postulats volontaristes. Car les travaux préparatoires, auxquels il sera au demeurant toujours possible de recourir conformément à la convention Vienne45, ne permettent d’établir qu’une volonté ancienne, laquelle a pu être modifiée par le texte, puis ultérieurement par la pratique des Etats parties, l’accord postérieur devant logiquement prévaloir sur l’accord antérieur46. Ainsi, les techniques interprétatives des conventions de

40 S. SUR, L'interprétation en droit international public, Paris, L.G.D.J., 1974, pp. 296-297 et 387-388 ; v. aussi M. KOHEN, « La pratique et la théorie des sources du droit international » in S.F.D.I., La pratique et le droit international, Colloque de Genève, Paris, Pedone, 2004, p. 97.

41 P.-M. DUPUY, Droit international public, 9éme éd., Paris, Dalloz, 2008, pp. 340-341 ; G. Sc h w a r z e n b e r g e r , « Myths and Realities of Treaty Interprétation. Articles 31-33 of the Vienna Convention on the Law ofTreaties » in Essays on the Law ofTreaties, op. cit., p. 87 ; I. SINCLAIR, The Vienna Convention on the Law ofTreaties, Second éd., op. cit., p. 138 ; A. AUST, Modem Treaty Law andPractice, second éd., op. cit., pp. 242-243.

1,2 J. COMBACAU et S. SUR, Droit international public, 8eme éd., op. cit., p. 181.43 Selon les termes de la Cour internationale de Justice, « la prise en compte de la pratique ultérieure des

parties, au sens de l ’article 31-3-b) de la convention de Vienne, peut conduire à s ’écarter de l ’intention originaire sur la base d ’un accord tacite entre les parties » (C.I.J., Affaire du Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt du 13 juillet 2009, par. 64).

44 V. J.-P. C ot, « La conduite subséquente des Parties à un traité », R. G.D.I.P., 1966, pp. 647 et ss.45 M. E. ViLLIGER, Commentary on the 1969 Vienna Convention on the Law o f Treaties, op. cit.,

p. 447 ; I. SINCLAIR, The Vienna Convention on the Law ofTreaties, Second éd., op. cit., pp. 141-142 ; v. aussi J. KLABBERS, «International Légal Historiés : The décliné Importance of travaux préparatoires in Treaty Interprétation », loc.cit., pp. 267-288.

46 L’article I§ 1 de la résolution précitée de l ’institut de droit international énonce ainsi que « [L]'accord des parties s'étant réalisé sur le texte du traité, il y a lieu de prendre le sens naturel et ordinaire des termes de ce texte comme base d'interprétation ». V. aussi H. LAUTERPACHT, « Les travaux préparatoires et l’interprétation des traités», op. cit., pp. 786-787 ; A. P. FACHTRl, «Interprétation of Treaties», A.J.I.L., 1929, p. 646.

Page 8: LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES

358 O l iv ie r C o r t e n

Vienne permettent de mettre en œuvre une approche volontariste, pourvu que cette dernière soit à la fois informelle (dans le sens où on prend en compte des éléments extrinsèques comme la pratique) et dynamique (puisque le sens du traité évolue constamment en fonction de l’accord des parties)47.

Enfin, concernant l’objet et le but, dont on a vu qu’il constitue le moyen d’interprétation privilégié par l’approche objectiviste, on ne peut pas non plus affirmer qu’il soit incompatible avec une approche volontariste48. Tout dépend bien évidemment de la manière dont ce moyen est défini. Rien n’empêche en tout cas de le relier à l’intention des parties, en le concevant essentiellement comme l’objectif que celles-ci ont eu en rédigeant les termes du traité49. Ce qui est valable pour l’objet et le but l’est d ’ailleurs aussi pour les autres éléments, dits « objectifs », d ’interprétation50. Ainsi, le texte, de même que son articulation avec l’ensemble du texte, ou encore avec d’autres règles de droit international, ne sont que des moyens de traduire la volonté des parties51. Et ici encore, rien ne s’oppose par principe à une interprétation dynamique et téléologique. On rappellera en ce sens la jurisprudence selon laquelle certaines formules « par définition évolutives » peuvent être interprétées de manière dynamique, même en leur donnant un sens qui n’avait pas été prévu à l’origine car « on doit [...] admettre que les parties [...] les ont acceptées comme telles »52. Certes, il y a une part de fiction à considérer que les parties ont développé une vision si cohérente du sens53. Mais, précisément, il est manifestement préférable de relier -même artificiellement dans une certaine mesure- chacun des moyens d’interprétation à l’intention des parties, plutôt que d ’assumer de s’en émanciper. Finalement, et conformément à l’article 31 §4 cité ci-dessus, c’est l’intention des parties qui constitue l’élément central à l’aune duquel tous les moyens d’interprétation doivent être évalués.

Les techniques énoncées dans les conventions de Vienne apparaissent ainsi, à première vue, susceptibles d’être utilisées dans le cadre d ’approches théoriques de l’interprétation très différentes54. Que l’on soit objectiviste ou

47 M. E. VlLLlOER, Commentary on the 1969 Vienna Convention on the Law ofTreaties, op. cit., p. 432 ; O. CORTEN, Méthodologie du droit international public, op. cit., pp. 218-220.

48 V. J. COMBACAU et S. SUR, Droit international public, 8ètneéd., op. cit., p. 181.49 V. L. EHRLICH, « L ’interprétation des traités», R.C.A.D.I., 1928, tome 24, p. 94 ; V. DEGAN,

L ’interprétation des accords en droit international, Leiden, Martinus Nijhoff, 1963, p. 134 ; M. YASSEEN « L’interprétation des traités d’après la convention de Vienne sur le droit des traités », op. cit., p. 57.

50 O. CORTEN, « L ’utilisation du ‘raisonnable’ par les juridictions internationales : au-delà du positivisme juridique ? »,R.G.D.I.P., 1998, pp. 37-38.

51 L. EHRLICH, « L’interprétation des traités », op. cit., pp. 107 et ss.52 C.I.J., Affaire de la Namibie, Recueil 1971, p. 31, par. 52. V. en ce sens la jurisprudence plus récente

: C.I.J., Affaire du Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt du 13 juillet 2009, par. 64 ; Affaire des Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), arrêt du 20 avril 2010, par. 204. V. aussi T. GEORGOPOULOS, « Le droit intertemporel et les dispositions conventionnelles évolutives : quelle thérapie contre la vieillesse des traites ? », R.G.D.I.P., 2004, pp. 123-144.

53 R. KOLB, Interprétation et création du droit international, op. cit., pp. 622-624.54 S. Sur, L ’interprétation en droit international public, op. cit., pp. 270-273 et 278-279.

Page 9: LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES

L e s t e c h n iq u e s in t e r p r é t a t iv e s d e l a n o r m e in t e r n a t io n a l e 359

volontariste, il sera possible de les mettre en œuvre tout en restant fidèle à ses postulats et à ses méthodes. A ce stade, on s’est cependant cantonné à un exposé général des manières dont ces deux approches conçoivent les techniques d ’interprétation. Si l’on passe à une vision plus critique, on peut se demander si l’on peut les départager ou les hiérarchiser, que ce soit sur la base du droit positif ou à l ’aide d ’autres critères.

I I . Ap p r o c h e s o b j e c t iv is t e e t v o l o n t a r is t e

' DE L’INTERPRÉTATION : QUELLE HIÉRARCHIE ?

L’évaluation des approches objectiviste et volontariste peut s’opérer de deux manières différentes. D’abord, on peut se demander laquelle correspond davantage au droit positif existant. Ensuite, plus fondamentalement, on peut s’interroger sur la pertinence de l’une ou l’autre en fonction du contexte dans lequel l’interprétation se déploie. A l’analyse, la première étape de cette évaluation, qui renvoie à une perspective positiviste relativement classique, semble mener à une impasse (1), ce qui n’est certainement pas le cas de la seconde, fondée sur une approche de théorie critique du droit international (2).

A. Les impasses d’une évaluation cantonnée à une analyse positiviste classique : l’absence de hiérarchie scientifique entre les deux approches

Comment déterminer l’approche qui serait (la plus) conforme au droit international positif existant? Tout d’abord, peut-être, en examinant la jurisprudence internationale. Les difficultés d’une telle entreprise ne sont cependant pas minces, et ce pour plusieurs raisons.

- Premièrement55, certaines juridictions -comme la Cour européenne des droits de l ’homme56 ou plus encore la Cour européenne de Justice57- sont généralement cataloguées comme plus objectivistes, dans la mesure où elles

55 V. de manière générale la comparaison des juridictions dans « Symposium : The Interprétation of Treaties - A Re-examination », E.J.I.L., 2010, N°3.

56 Fr. T u l k e n s , « Le point de vue des praticiens » in « L’actualité des conventions de Vienne sur le droit des traités », R.B.D.I., 2006, pp. 435-438 ; v. aussi J. V e l u et R. ERGEC, La convention européenne des droits de l ’homme, Bruxelles Bruylant, 1990, pp. 51-61 ; F. OST et M. VAN DE KERCHOVE, « Les directives d ’interprétation adoptées par la cour européenne des droits de l’homme : l ’esprit plutôt que la lettre ? » in Entre la lettre et l'esprit. Les directives d ’interprétation en droit, Bruxelles, Bruylant, 1989, pp. 239 et ss. ; O. Ja c o t -G u il l a m o r d , « Les principes d’interprétation » in E . DECAUX, L .-E . PETTITI, P.-H. Im b e r t (dir.), La Convention européenne des droits de l'homme. Commentaire article par article, Paris, Economica, 1995, pp. 41-63 ; R. B e r n h a r d t , « Evolutive Treaty Interprétation, especially of the European Convention on Human Rights », E.J.I.L., 1999, pp. 11-25 ; F. SUDRE (dir.), L ’interprétation de la convention européenne des droits de l ’homme, Bruxelles, Bruylant, 1998 ; I. SINCLAIR, The Vienna Convention on the Law ofTreaties, Second éd., op. cit., pp. 131-135.

57 P. JAN KUIJPER, « Le point de vue des praticiens » in « L’actualité des conventions de Vienne sur le droit des traités », op. cit., p. 447 ; v. aussi J.-M. SOREL, «Article 31 », op. cit., pp. 1326 et 1329 ; V. D e g a n , «Procédés d ’interprétation tirés de la jurisprudence de la CJ.C.E. Exposé comparatif avec la jurisprudence de la C.I.J. », R.T.D.E., 1966, pp. 189-227 ; J. BOULOUIS, «L e droit des communautés européennes dans ses rapports avec le droit international général », R.C.A.D.I., 1992, tome 235, p. 44.

Page 10: LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES

360 O l iv ie r C o r ten

développent une jurisprudence résolument téléologique, qui tend à s’émanciper des intentions des rédacteurs des textes conventionnelles, tandis que d’autres - comme la Cour internationale de Justice - seront peut-être plus fréquemment considérées comme incarnant une optique volontariste, ce qui pourrait s’expliquer par le consensualisme qui préside à sa compétence58.

- Deuxièmement, à supposer même que l’on se place dans le cadre de l’activité d’une seule et même juridiction, la prééminence de l’une ou l’autre approche semble dépendre domaine juridique concerné. Ainsi, selon de nombreux auteurs, le droit des organisations internationales, et plus spécifiquement l’interprétation des traités constitutifs, donnerait lieu à une optique plus objectiviste59, laquelle cadre bien avec des théories comme celle des « compétences implicites »60. D ’autres domaines, comme celui des délimitations frontalières ou plus généralement des traités bilatéraux, se prêteraient davantage à une approche volontariste de l’interprétation61.

- Troisièmement, et ceci accroît encore la perplexité, on peut envisager de manière très différente un même précédent. Pour ne rependre qu’un exemple récent, dans l’affaire du Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes, la Cour internationale de Justice applique manifestement une méthode plutôt volontariste, en se référant à l’intention des « auteurs » du traité62,

58 J. SOUBEYROL, « L ’interprétation des traités et la considération de l’intention des parties », loc.cit., pp. 726 et ss. V. p. ex. les propos de la Cour selon lesquels « on peut faire valoir que la Cour serait fondée à combler les lacunes en application d ’un principe téléologique d'interprétation aux termes duquel il faudrait donner aux instruments leur effet maximum en vue d'assurer l'accomplissement de leurs objectifs fondamentaux. I l n ’y a pas lieu de discuter dans le présent arrêt d ’un principe dont la portée exacte est fortement sujette à controverse, car ce principe ne saurait évidemment s'appliquer en des circonstances où la Cour devrait sortir du domaine que l ’on peut normalement considérer comme celui de l ’interprétation pour entrer dans celui de la ratification ou de la révision [...] » (C.I.J., Affaire du Sud-Ouest africain, Recueil 1966, p. 48, par. 91).

59 V. p. ex. Affaire concernant le Filetage à l ’intérieur du golfe du Saint Laurent entre le Canada et la France, R.S.A., vol. XIX, p. 234, par. 30 («Bans les traités multilatéraux ou institutionnels conclu entre un nombre élevé d ’Elats et pour une durée indéterminée, le but du traité se détache aisément des finalités poursuivies par chacun des contractants primitifs et acquiert une autonomie objective que l'interprète ne peut méconnaître »).

60 V. p. ex. C.I.J., Affaire de la Licéité de l ’utilisation des armes nucléaires par un Etat dans un conflit armé, Recueil 1996, p. 79, par. 25 ; v. J.-M . SOREL, «Article 31 (convention de 1969)», op. cit., pp. 1327-1328 ; « A rtic le 3 1 (convention de 1986) » in Les Conventions de Vienne sur le droit des traités, op. cit., p. 1336 ; D. SIMON, L ’interprétation judiciaire des traotés des organisations internationales, Paris, Pedone, 1981, pp. 373 et ss. ; C. F. A m e r a s in g h e , « Interprétation o f Texts in Open International Organizations », B.Y.B.I.L., 1994, pp. 176 et ss. ; E. Jo u a n n e t , « Les travaux préparatoires de la Charte des Nations Unies » in J.-P. COT, M . FORTEAU et A . PELLET (dir.), La Charte des Nations Unies. Commentaire article par article, 3è,ne éd., Paris, Economica, 2005, pp. 20-23 ; M. E. VlLLrGER, Commentary on the 1969 Vienna Convention on the Law ofTreaties, op. cit., pp. 427-428 ; E. CANAL FORGUES, « Remarques sur le recours aux travaux préparatoires dans le Contentieux International », R.G.D.I.P., 1993, p. 913 ; J. K l a b b e r s , «International Légal Histories : The Décline Importance of travaux préparatoires in Treaty Interprétation », loc. cit., p. 269, n. 7.

61 V. p. ex. C.I.J., Affaire du Différend frontalier (Libye c. Tchad), Recueil 1994, pp. 20 et ss. ; R. KOLB, Interprétation et création du droit international, op. cit., p. 571.

62 C.I.J., Affaire du Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt du 13 juillet 2009, par. 48 et 58.

Page 11: LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES

L es t e c h n iq u e s in t e r p r é t a t iv e s d e l a n o r m e in t e r n a t io n a l e 361

à « la commune intention des parties »63, ainsi qu’en qualifiant la pratique interprétative d’« accord tacite entre les parties »64. Dans le même arrêt, on retrouve toutefois les traces d’un raisonnement de type objectiviste, avec la mention d’un « sens cohérent »65, la prise en compte d’« implications » ou de « conséquences nécessaires »66 ou l’établissement d’une obligation de notification de mesures de réglementation par un Etat riverain comme « découl[ant] des nécessités pratiques de la navigation »67. Le constat n’est, à la réflexion, guère étonnant. Au sein d ’une même juridiction, à un moment donné, il serait fort étonnant que tous les juges partagent la même approche du droit international et de l’interprétation68. Dans ce contexte, le texte de la décision représenterait un compromis, non seulement sur le fond de l’affaire, mais aussi sur le plan des méthodes et des approches. Ainsi, tout comme l’on peut lire les articles 31 à 33 des conventions de Vienne avec les lunettes d’un objectiviste puis d’un volontariste, on peut certainement le faire à partir du texte d’une décision d’une juridiction internationale. Dès lors, dans la mesure où l’examen de la jurisprudence internationale renvoie elle-même à une interprétation qui dépendra de l’approche suivie par l’interprète, cet examen n’apparaît pas susceptible de trancher la question de la validité, en droit positif, des théories objectiviste ou volontariste69.

Peut-on alors, au-delà d’une analyse à portée générale de la validité de ces théories, se concentrer sur la question de la conformité d’une interprétation particulière au droit international existant. En réalité, et ici encore, une telle question suscite un malaise, en raison des risques de raisonnement tautologique qu’elle suscite. Se demander si une interprétation objectiviste ou volontariste d’un texte est conforme au droit international pose en effet la question de la définition de ce dernier. Un volontariste risque ainsi de remettre en cause une interprétation objectiviste parce qu’elle ne correspond pas à la volonté des parties (qui serait l’essence même du droit international)70, tandis qu’un objectiviste critiquera une interprétation volontariste car elle ne permet pas d’adapter le texte aux nécessités de l’évolution de la communauté internationale (ce qui serait l’essence même du droit international)71.

63 Ibid., par. 63 (v. aussi par. 61).64 Ib id , par. 64.éS Ib id , par. 52.66 Ibid., par. 77.67 Ib id , par. 95.68 V. p. ex. M. B e d ja QUI, « La ‘fabrication’ des arrêts de la Cour internationale de Justice » in

Mélanges Michel Virally, Paris, Pedone, 1991, p. 87-107.69 D. PRATAP, « Interprétation ofTreaties. Use ofIntrinsic and Extrinsic Materials », loc.cit., p. 60.7,1 V. p. ex. l’opinion dissidente du juge GROS dans l’affaire de la Namibie, C.I.J., Recueil 1971, pp. 332 et ss.71 V. p. ex. l’opinion dissidente du juge T a n a k a dans l’affaire du Sud-Ouest africain, Recueil 1966,

pp. 269 et ss.

Page 12: LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES

362 O l iv ie r C o r t e n

On peut tenter d ’échapper à cette aporie en se plaçant à chaque fois dans la logique même de l’approche analysée, c’est-à-dire en en acceptant, pour les besoins du raisonnement, ses postulats de base.

- Ainsi, dans une optique volontariste, la question de la validité devient de déterminer si une interprétation particulière est, ou n’est pas, conforme à l’intention des parties. Même dans ce cas, cependant, une difficulté apparaît. Il se peut fort bien qu’aucune volonté commune n’aient jamais existé, soit que les parties n’aient pas envisagé le problème ultérieurement traité par l’interprète (on cite souvent en ce sens les nouvelles questions d’interprétation suscitées par l’évolution de la technologie)72, soit que les parties l’aient envisagé mais aient volontairement refusé de le trancher73 tout en s’entendant sur des termes dont la généralité permet d’occulter un désaccord persistant (on peut dans cette perspective comprendre le succès de termes comme le raisonnable, l’équitable, ou plus généralement ce qu’on désigne comme les « notions à contenu variable »)74. On pourrait rétorquer que ces deux hypothèses restent exceptionnelles, ou en tout cas circonscrites, mais cela ne serait guère convaincant. En pratique, les problèmes d’interprétation susceptibles de se poser après la rédaction apparaissent potentiellement infinis75, de sorte que les parties ne peuvent prétendre trancher, à supposer qu’elles le souhaitent, que quelques-uns d’entre eux. Ainsi, la volonté des parties comme critère décisif permettant de trancher les questions d’interprétation apparaît comme une fiction, de la même manière que le serait la volonté comme critère permettant d’établir Y opinio juris, et par répercussion la coutume76.

- Passons, à présent, à une optique objectiviste. L’interprétation correcte est, cette fois, celle qui répond le mieux aux nécessités sociales de la communauté internationale au moment où l’interprète se prononce77. Mais comment déterminer, et donc interpréter, ce que représentent ces nécessités sociales? Un volontariste considérera que, ce qui importe, c’est la manière dont les Etats conçoivent ces nécessités, ce qui le mènera à examiner la pratique interprétative pour y déceler un accord des Etats à ce sujet. Par définition, l’objectiviste écartera cette démarche, mais il ne peut aussi que rejeter le critère d’une appréciation

12 R. S a v a TIER, « Les creux du droit positif au rythme des métamorphoses d’une civilisation » inC. PERELMAN (dir.), Le problème des lacunes en droit, Bruxelles, Bruylant, pp. 521-522.

73 V. p. ex. I. VOICU, L ’interprétation authentique des traités internationaux, Paris, Pedone, 1968, pp. 20 et ss. ; J. Sa l m o n , « Le fait dans l’application du droit international », R.C.A.D.I., 1982, tome 175, pp. 349 et ss. ; O. CORTEN, L ’utilisation du « raisonnable » par le juge international, op. cit., pp. 188-189.

74 C. PERELMAN, « L’usage et l ’abus de notions confuses » in Le raisonnable et le déraisonnable en droit, Paris, L.G.D.J., 1984, p. 156 ; J. S a l m o n , «Le concept de raisonnable en droit international public » in Mélanges Paul Reuter, Paris, Pedone, 1981, pp. 447-478 ; « Les notions à contenu variable en droit international public » in C. PERELMAN et R. VENDER E l ST (dir.), Les notions à contenu variable en droit, Bruxelles, Bruylant, 1984, pp. 251-268.

75 O. CORTEN, L'utilisation du « raisonnable » par le juge international, op. cit., pp. 306 et ss.76 R. K o l b , Interprétation et création du droit international, op. cit., pp. 622-624 ; D. P r a t a p ,

« Interprétation ofTreaties. Use of Intrinsic and Extrinsic Materials », loc.cit., p. 57 ; v. aussi E. ZOLLER, La bonne fo i en droit international public, Paris, Pedone, 1977, p. 225.

77 V. supra.

Page 13: LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES

L e s t e c h n iq u e s in t e r p r é t a t iv e s d e l a n o r m e in t e r n a t io n a l e 363

purement personnelle -et donc subjective- de l’interprète. Une autre option serait de se tourner vers des théories de la justice ou de l’équité, mais l’objectivisme se confondrait alors purement et simplement avec les doctrines jusnaturalistes d’antan. Or, et comme son nom l’indique, l’objectivisme prétend se référer à des nécessités objectives, et non à des solutions que l’interprète -ou que des philosophes auxquels il pourrait se référer- estime juste ou équitable78. Les « nécessités objectives » restent toutefois une notion dont l’objectivité est plus proclamée que réelle. Il est difficile, en tout cas, de définir la méthode rationnelle qui permettrait d’en déterminer le contenu79. En ce sens, elle apparaît aussi fictive que ne l’est l’expression de «volonté de l’Etat»80. L’objectivisme est donc, au stade de l’interprétation, soumis aux mêmes critiques que celles émises par les volontaristes dans le cadre du débat sur l’existence d’une coutume.

En somme, quelle que soit la manière dont on abordera la question, il semble vain de prétendre départager les approches objectiviste et volontariste au regard du droit positif existant. Dans les deux cas, le processus interprétatif apparaît comme une construction, mettant en œuvre des techniques selon des combinaisons très variées, et sur le fondement de principes que l’on pourrait considérer comme fictifs. Est-ce à dire que, comme le suggèrent certaines théories herméneutiques post-modernes, la relativité soit absolue ?81 C’est à cette question fondamentale que l’on consacrera la dernière partie de la réflexion.

B. Les limites de la relativité : cadre conceptuel et contexte argumentatifA ce stade, il faut signaler que les interprètes reconnus comme légitimes

pour interpréter le droit international (juges, auteurs, représentants exprimant la position juridique officielle d’Etats ou d’organisations internationales, ...) ne semblent pas séduits par cette hypothèse de la relativité absolue. Celle-ci n ’est en tout cas jamais assumée comme telle : même s’ils ont bien conscience de toutes les difficultés que cela entraîne, ces interprètes autorisés font comme s’il existait, en droit, des interprétations correctes ou admissibles (et en un sens objectives), et d ’autres qui ne le sont pas. Ce présupposé est à la base des

78 G. SCELLE, « Règles générales du droit de la paix », R.C.A.D.I., 1933, IV, tome 46, pp. 348-349.w V. déjà L. EHRLICH, « L’interprétation des traités », op. cit., pp. 137-138.80 J. Sa l m o n , «L e droit international à l’épreuve du XXIème siècle», op. cit., p. 62 (« L'idée de

‘nécessité' n 'explique en vérité rien. La nécessité se trouve aussi bien à la base des traités. Si on crée une règle, c Jest parce q u ’il y a un intérêt, une nécessité commandée par les intérêts en présence. Mais il y a des intérêts et donc des nécessités contradictoires [...]. Aussi nul doute qu’il y a une nécessité de réduire la pollution, mais elle s ‘oppose à des nécessités économiques. Une large majorité d ’Etats estime qu 'il y a une nécessité d ’arrêter la fabrication d ’armes nucléaires, mais cette conception s ’oppose à l ’opinion d'une minorité qui estime qu ’il existe une nécessité de poursuivre leur production ») ; v. aussi, du même auteur, «Le fa it dans l ’application du droit international», R.C.A.D.I., 1982, tome 175, pp. 365-366, ainsi que G. TUNK.IN, Droit international public. Problèmes théoriques, Droit international public. Problèmes théoriques, Paris, Pedone, 1965, pp. 140-143 ; P. WEIL, « Le droit international en quête de son identité. Cours général de droit international », R.C.A.D.1, 1992, tome 273, p. 74.

gl V. p. ex. L . DUPRÉ, « Postm odem ité ou m odernité tardive ? » in M. WEYEMBERG e t G. HûTTOJS (dir.), Richard Rorty. Ambiguïtés et limites du postmodernisme, Paris, Vrin, 1994, pp. 45-46 ;D. L a u r ie r , Introduction à la philosophie du langage, L iège, P ierre M ardaga éd., 1993, pp. 60 et ss.

Page 14: LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES

364 O l iv ie r C o r t e n

conceptions à la fois objectiviste (l’interprétation valide est celle qui correspond aux nécessités sociales) et volontariste (l’interprétation valide est celle qui correspond à la volonté des Etats). Le clivage entre ces deux approches s’inscrit donc dans un cadre conceptuel commun qui exclut, dans la pratique sociale des juristes, la thèse relativiste selon laquelle il n ’existe pas d’interprétation objectivement valide, thèse qui ne semble concevable que pour un observateur extérieur du système juridique, mais pas pour un acteur qui fontionne à l’intérieur de ce système. Il existe donc, en droit international, un cadre conceptuel commun, qui exclut par ailleurs toute une série d’approches de l’interprétation, à commencer par celles qui ressortent du jusnaturalisme classique82. Les « nécessités sociales » ou la « volonté des parties » constituent des critères à connotation positiviste83, qui en excluent à contrario d ’autres, comme la justice ou l’esthétique, qui ne se retrouvent pas dans les conventions de Vienne84. L’interprétation juridique se distingue aussi nettement de l’interprétation littéraire85 ou, plus généralement, artistique, et cet aspect, pour apparaître évident au juriste d’aujourd’hui86, ne l’est pas87. Il suffit pour s’en convaincre de se tourner vers l’histoire de l’herméneutique juridique, qui témoigne de la richesse et de la succession des modèles (rhétorique, scolastique, géométrique, philologique, ...), de l’antiquité à nos jours88. Dans ce contexte, il ne faut d’ailleurs pas exagérer l’ampleur des divergences entre les deux approches contemporaines dominantes : le volontariste ne niera nullement la pertinence du critère des nécessités sociales, mais en recherchera simplement la trace dans la volonté des parties ; l’objectiviste fera quant à lui bien souvent appel à une telle trace, si elle se manifeste, tout en ne se sentant pas obligé de

82 V. à cet égard B. VlTANYl, « L’interprétation des traités dans la théorie du droit naturel », R.G.D.I.P., 1980, pp. 535 et ss. et, du même auteur, « Treaty Interprétation in the Légal Theory of Grotius and Its Influence on Modem Doctrine », N.Y.I.L., 1983, pp. 41 et ss.

83 Dans la mesure où il a pour vocation d’interpréter le droit conformément à des nécessités sociales qui peuvent être observées dans la réalité, Pobjectivisme tend à se démarquer des théories classiques du droit naturel ; v. J. SALMON (dir.), Dictionnaire de droit international public, op. cit., p. 764.

w Tel n ’est pas non plus le cas de l ’équité, ce qui explique sans doute que la jurisprudence y renvoie rarement comme critère d ’interprétation, tout en affirmant restant dans le cadre du droit existant ; C.I.J., Affaire du Différend territorial (Brukina Faso c. Mali), Recueil 1986, pp. 567-568). Rien n’empêche, dans ce contexte, de considérer l ’équité comme un moyen complémentaire d ’interprétation ; G. S ch w arzen b e rg er, « Myths and Realities of Treaty Interprétation. Articles 31-33 of the Vienna Convention on the Law of Treaties», loc.cit., pp. 31-32 ; O. CORTEN, Méthodologie du droit international public, op. cit., p. 249. Les techniques de la convention se démarquent aussi d’autres approches théoriques du droit international ; v. p. ex. R. A. Falk, « On Treaty Interprétation and the New Haven Approach. Achievements and Prospects » in Essays on the Law ofTreaties, op. cit., pp. 119-126.

85 V. p. ex. U. Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur, Paris, Grasset, 1985.86 V. p. ex. J. V erhoeven, « Le point de vue des praticiens » in « L’actualité des conventions de

Vienne sur le droit des traités »,R.B.D.I., 2006, p. 451.87 O. CORTEN, L'utilisation du «raisonnable» par le juge international, op. cit., p. 407;

G. K alinow ski, « L’interprétation du droit : ses règles juridiques et logiques », A.P.D., 1985, p. 176.88 V. à ce sujet l’exposé détaillé de B. FRYDMAN, Le sens des lois, Bruxelles, Bruylant, Paris, L.G.D.J.,

2005,696 p., ainsi que R. KOLB, Interprétation et création du droit, op. cit., pp. 31-62 ; F. OST et M. VAN DE KERCHOVE, « Interprétation », À.P.D., 1990, pp. 177-187 ; M. VlLLEY, « Modes classiques d’interprétation en droit », A.P.D., 1972, pp. 71-88 ; R. GARDINER, Treaty Interprétation, op. cit., pp 51 et ss.

Page 15: LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES

L es t e c h n iq u e s in t e r p r é t a t iv e s d e l a n o r m e in t e r n a t io n a l e 365

s’y limiter89. Certains auteurs peuvent d’ailleurs, selon leurs écrits, illustrer tantôt l’une, tantôt l’autre approche. Ainsi, les techniques énoncées dans les conventions de Vienne traduisent une vision relativement cohérente de l’herméneutique juridique contemporaine90.

Reste à se demander si, à l’intérieur de ce cadre, on peut introduire une forme de hiérarchie entre l’objectivisme et le volontarisme. Comme on l’a montré plus haut, la tâche s’avère vaine si l’on confine l’analyse au droit international positif. La question change cependant de sens si l’on se place dans une perspective pragmatique, au sens donné à ce terme par les théories contemporaines du langage91. La personnalité de l’interprète, l’identité des destinataires de l’interprétation, le contexte de production et de réception du discours argumentatif (l’interprétation en droit constituant souvent une modalité de l’argumentation tendant à faire prévaloir un point de vue)92, sont autant d’éléments à prendre en compte pour tenter de comprendre comment, pourquoi et dans quelle mesure une approche volontariste aurait une «validité» supérieure ou inférieure à une approche objectiviste. Les techniques d’interprétation constituent ainsi autant de moyens par lesquels l’interprète tentera de faire prévaloir sa position à l’égard d’autres acteurs ; elles constituent en même temps des « contraintes argumentatives » qui conditionnent la recevabilité des arguments93. Et ces techniques seront mobilisées et articulées selon l’approche qui sera le mieux à même de d’être socialement accepté dans le «jeu de mots » que constitue toujours un exercice d’inteiprétation94. Ainsi, s’il n’existe pas, dans l’absolu, de hiérarchie scientifique, chaque contexte peut dicter l’utilisation privilégiée tantôt de l’approche volontariste, tantôt de l’approche objectiviste, tantôt encore d’une approche mixte apte à convaincre les tenants de l’une ou l’autre95. On le voit, on est moins ici dans le domaine de la validité que dans celui de la pertinence ou de l’efficacité96.

89 L SINCLAIR, The Vienna Convention on the Law ofTreaties, Second éd., op. cit., p. 115 ; D. PRATAP, « In terprétation of Treaties. U se o f Intrinsic and E xtrinsic M aterials », loc.cit., p. 56 ; O. CORTEN, Méthodologie du droit international public, op. cit., pp. 55-56.

w M. YASSEEN, « L’interprétation des traités d ’après la convention de Vienne sur le droit des traités », op. cit., p. 16.

91 V. p. ex. F. RecANATI, La transparence et Vénonciation. Pour introduire à la pragmatique, Paris, Seuil, 1979,215 p.

92 V. à cet égard l’ouvrage classique de C. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA, Traité de l ’argumentation, 6ème éd., Bruxelles, ed. de l'université de Bruxelles, 2008.

93 V. de manière générale N. MACCORMICK, «Les contraintes argumentatives dans l’interprétation juridique. Argumentation et interprétation en droit» in Interprétation et droit, op. cit., pp. 213-226 et R. DwORKJN, « Les contraintes argumentatives dans l’interprétation juridique. Y a-t-il une bonne réponse en matière d ’interprétation juridique ? », ibid., pp. 227-233.

w C. K e r l o t -G rACCHiANI, L ’énonciation. De la subjectivité dans le langage, Paris, Colin, 1988, p. 15 ; v. aussi A . AARNIO, Le rationnel comme raisonnable. La justification en droit, Paris, L.G.D.J., Bruxelles, Story Sciencia, 1992, pp. 227 et ss.

95 O. CORTEN, Méthodologie du droit international public, op. cit., pp. 56-57 et 216. Pour un cas particulier, v. J. SALMON, « Quels sont les destinataires des avis ? » in L. BOISSON DE CHAZOURNES et Ph. SANDS (eds.), International Law, the International Court o f Justice and Nuclear Weapons, Cambridge, C.U.P., 1999, pp. 28-35.

96 F. R a s tie r , Sémantique interprétative, Paris, P.U.F., 1987, p. 262.

Page 16: LES TECHNIQUES REPRODUITES AUX ARTICLES 31 À 33 DES

366 O l iv ie r C o r t e n

Finalement, les « techniques » des conventions de Vienne, non seulement ne dictent en tant que telles aucune interprétation particulière, mais n ’obligent non plus à opter pour l’une ou l’autre approche de l’interprétation97. En revanche, elles offrent des outils qui, pour autant qu’ils soient utilisés de manière cohérente et convaincante, peuvent permettre de faire prévaloir une position juridique sur une autre98. Si les principes d’interprétation sont généralement qualifiés de « coutumiers »", il faut donc bien s’entendre sur cette expression. Une s’agit certainement pas de règles primaires de comportement dont la violation entraînerait la responsabilité de l’interprète concerné. Il s’agit plutôt de règles secondaires, de règles sur les règles, mais des « règles » qui contiennent moins des obligations que des directives100. Et ces « directives »m seront elles-mêmes interprétés et mises en œuvre en fonction de la théorie de l’interprétation qui aura été choisie, un choix qui relèvera plus d’un acte de foi ou d’adhésion, ou encore d’une stratégie liée au contexte de l’interprétation, que d’un raisonnement rationnel102. Ainsi, scientifiquement, ni l’objectivisme ni le volontarisme n’a vocation à représenter la seule approche valide dans le domaine de l’interprétation. On peut d’ailleurs se demander, mais ceci nécessiterait une autre réflexion, si cette relativité ne pourrait pas aussi être privilégiée au sujet du débat portant sur les sources du droit international. Là aussi, en effet, peut-être pourrait-on considérer que mettre l ’accent sur la volonté de l’Etat ou sur les nécessités sociales représente plus un postulat qu’une affirmation susceptible de se fonder sur une démonstration scientifique103.

97 V. en ce sens G. GUILLAUME, « Le point de vue des praticiens » in « L’actualité des conventions de Vienne sur le droit des traités », op. cit., p. 432 ; A. AUST, Modem Treaty Law and Practice, second éd., op. cit., pp. 231-232 ; v. aussi G. SCHWARZENBERGER, « Myths and Realities of Treaty Interprétation. Articles 31-33 of the Vienna Convention on the Law ofTreaties », loc.cit., pp. 92-94.

98 J. V erhoeven, ibid., p. 451.99 Ainsi, selon la C.I.J., « [ijl est généralement admis que ces propositions, reprises aux articles 31 et

32 de la convention de Vienne sur le droit des traités, font partie du droit international coutumier » ; Affaire de VApplication de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, par. 160 ; v. aussi Affaire de la Sentence arbitrale du 31 juillet 1989, Recueil 1991, p. 70, par. 48 ; Affaire des Conséquences juridiques de l'édification d ’un mur dans le territoire palestinien occupé, Recueil 2004, p. 174, par. 94 ; Affaire Avena et autres ressortissants mexicains, Recueil 2004, p. 48, par. 83 ; Affaire Lagrand, Recueil 2001, p. 501, par. 99 ; Affaire de la Souveraineté sur Pulau Litigan, Recueil 2002, p. 645, par. 37 ; Affaire du Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt du13 juillet 2009, par. 47 ; Affaire des Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), arrêt du 20 avril 2010, par. 65.

100 R. Ga r d in e r , Treaty Interprétation, op. cit., pp. 36-38 ; Marteen Bos, A Methodology o f International Law, Amsterdam/New York/Oxford, North Holland, 1984, p. 133 ; Ch. DE VlSSCHER, Problèmes d ’interprétation judiciaire en droit international public, op. cit., pp. 69-72 ; O. CORTEN, Méthodologie du droit international public, op. cit., pp. 217-218.

101 V. les précisions de F. O st et M. VAN DE KERCHOVE, « Les colonnes d ’Hermès : à propos des directives d’interprétation en droit » in Interprétation et droit, op. cit., pp. 136-138.

102 Ce choix peut d ’ailleurs lui-même souvent s’expliquer sur un plan politique ; v. à cet égard les intéressantes réflexions de P. WEIL, « Le droit international en quête de son identité. Cours général de droit international », op. cit., pp. 71-72.

103 O. CORTEN, Méthodologie du droit international public, op. cit., pp. 56-57 et 81-83.