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Spirale - Revue de Recherches en Éducation - N° 9 Dominique Guy BRASSART LES STRATÉGIES DE COMPRÉHENSION DES TEXTES NARRATIFS UNICITÉ OU DIVERSITÉ? Le but de cet article est de mettre en question les effets de dog- matisme didactique provoqués par l’application à l’enseignement du français à l’école et au collège d’un modèle psycholinguistique domi- nant de la compréhension des récits. Il s’agit donc moins d’apporter des solutions, des réponses immédiates que de poser des questions, des problèmes. A partir d’un exemple, on montre qu’il est possible de modéliser de deux manières distinctes les opérations et ressources cognitives mises en œuvres pour comprendre un texte narratif simple : l’une fait référence à la théorie aujourd’hui dominante des schémas textuels, l’autre aux notions résolution et d’espace de problème. Ces modélisations différentes conduisent à poser une série de questions d’ordre théorique et didactique. Quelles conduites obser- vables pour valider l’une et/ou l’autre de ces modélisations? Y a-t-il évolution ontogénétique d’une stratégie de traitement à une autre? Y a-t-il, chez les sujets compétents, vicariance, i.e. choix possible entre les deux stratégies, ou préférence marquée pour l’une d’entre elles, i.e. des “styles cognitifs”? Quelle évaluation diagnostique et formative des élèves placés dans des tâches de compréhension de récits? Quelles interventions didactiques pour aider les élèves à développer leurs compétences de compréhension des textes narratifs?

LES STRATÉGIES DE COMPRÉHENSION DES TEXTES NARRATIFS · œuvre les sujets conçus comme systèmes de traitement de l'informa-tion (cf. par ex. Lautrey 1982, Lindsay et Norman 1980)

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Spirale - Revue de Recherches en Éducation - N° 9

Dominique Guy BRASSART

LES STRATÉGIES DE COMPRÉHENSION

DES TEXTES NARRATIFS

UNICITÉ OU DIVERSITÉ? Le but de cet article est de mettre en question les effets de dog-

matisme didactique provoqués par l’application à l’enseignement du français à l’école et au collège d’un modèle psycholinguistique domi-nant de la compréhension des récits. Il s’agit donc moins d’apporter des solutions, des réponses immédiates que de poser des questions, des problèmes.

A partir d’un exemple, on montre qu’il est possible de modéliser de deux manières distinctes les opérations et ressources cognitives mises en œuvres pour comprendre un texte narratif simple : l’une fait référence à la théorie aujourd’hui dominante des schémas textuels, l’autre aux notions résolution et d’espace de problème.

Ces modélisations différentes conduisent à poser une série de questions d’ordre théorique et didactique. Quelles conduites obser-vables pour valider l’une et/ou l’autre de ces modélisations? Y a-t-il évolution ontogénétique d’une stratégie de traitement à une autre? Y a-t-il, chez les sujets compétents, vicariance, i.e. choix possible entre les deux stratégies, ou préférence marquée pour l’une d’entre elles, i.e. des “styles cognitifs”? Quelle évaluation diagnostique et formative des élèves placés dans des tâches de compréhension de récits? Quelles interventions didactiques pour aider les élèves à développer leurs compétences de compréhension des textes narratifs?

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1°/ Depuis plus d'une quinzaine d'années, des recherches me-nées en psycholinguistique cognitive tentent de rendre compte des processus mentaux de compréhension et, plus marginalement, de pro-duction des textes (écrits ou oraux).

Les chercheurs qui se réclament de ce paradigme souhaitent ne pas limiter l'investigation scientifique aux seuls faits directement ob-servables et, plus ou moins, contrôlables - les stimuli d'entrée aux-quels est soumis l'organisme du sujet et les comportements qu'il mani-feste en guise de réponse -, et ne pas renvoyer à une "boîte noire" im-pénétrable les opérations mentales par lesquelles sont traités les sti-muli et produites les réponses. Par opposition au paradigme "behavio-riste" classique, l'approche cognitiviste s'intéresse aussi à cette "boîte noire" et cherche à modéliser les processus mentaux que mettent en œuvre les sujets conçus comme systèmes de traitement de l'informa-tion (cf. par ex. Lautrey 1982, Lindsay et Norman 1980).

Ces modélisations sont des constructions hypothétiques, des si-mulations de ce qui se passe réellement dans "la tête des gens" et qui reste évidemment "intouchable", inobservable directement. Leur plau-sibilité psychologique doit être testée, "démontrée" par le recours à des expérimentations, si l'on veut essayer d'échapper aux limites et aux pièges possibles de l'introspection. Les chercheurs s'efforcent alors de contrôler aussi finement que possible un grand nombre de paramètres pour faire jouer quelques variables indépendantes (âge des sujets, type d'organisation ou de présentation de l'information sour-ce,...) et comparer les effets prévus par le modèle avec les effets cons-tatés sur des variables dépendantes (temps de réaction, de traitement, de production, nature et organisation des informations rappelées dans le protocole de rappel ou de résumé par rapport à l'information source, réponses à des questions, ...). Mais même quand les résultats de l'ex-périmentation confortent sinon confirment les hypothèses que permet la modélisation et les options qui la sous-tendent, rien n'autorise à dire pour autant que ces modélisations psychologiquement plausibles constituent une représentation réaliste, une "photographie" de ce qui se passe "dans la tête" des sujets.

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2°/ S'agissant plus particulièrement du traitement cognitif des textes, un courant dominant de recherches propose de modéliser les processus psychologiques de compréhension en référence à la théorie générale des schémas (cf. par ex. Kintsch et van Dijk 1975, 1978). Elles construisent pour cela, entre autres, la notion de schémas tex-tuels prototypiques comme représentations des propriétés superstruc-turelles des textes canoniques que telle culture reconnaît et que, sou-vent, elle dénomme.

Ainsi, les récits singuliers que, dans ma culture, je peux lire, écouter, voire “regarder” sous la forme de séquence d'images, sont différents les uns des autres et tous à leur manière originaux. Mais, en même temps, ils partagent un certain nombre de caractéristiques d'en-semble qui m'incitent à les reconnaître comme des récits, plus ou moins typiques sans doute. Ils sont perçus comme des exemplaires, des manifestations d’un même concept en fonction de leur organisa-tion super-structurelle. Au cours de leur développement, les sujets identifieraient progressivement ces superstructures par abstraction et généralisation, et les intérioriseraient sous la forme de représentations ou schémas textuels prototypiques (cf. Benoit et Fayol 1989).

En compréhension, ces représentations schématiques aideraient les sujets à stocker de façon organisée et cohérente les informations au fur et à mesure qu'ils les traitent, et ainsi à les retrouver en mé-moire à long terme et à les rappeler plus facilement ultérieurement. Elles permettraient aussi la recherche active de blocs d'informations anticipés sur la base des attentes déclenchées par la "connaissance" de ces séquences typiques : elles rendraient possibles des stratégies d'"anticipation généralisée", de traitement "par concept" (cf. entre autres Denhière 1979, 1982, 1984, Denhière et Baudet 1987, pp. 46-47 en particulier, Fayol 1985).

Ainsi, la non-maîtrise des schémas textuels prototypiques et des stratégies qu'ils autorisent pourraient expliquer, pour partie au moins, le fait que les sujets novices ou non-experts peinent à comprendre les textes aussi bien quand ils les lisent eux-mêmes que lorsqu'ils les écoutent lus à haute voix par quelqu’un d'autre (cf. Smiley et al. 1977, Ehrlich 1985). La différence entre lecteurs lents et lecteurs rapides, de

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même, ne serait pas (seulement) liée à des compétences inégales de déchiffrage mais (aussi et surtout) aux possibilités qu'ils ont à des degrés divers de se construire, sous le contrôle d'un schéma textuel prototypique, une représentation organisée et hiérarchisée du contenu sémantique du texte, une macrostructure sémantique (cf. Ehrlich 1985).

Soit le texte suivant retenu à titre d’illustration : Le Père La Souris par Arnold Lobel (Sept histoires de souris - Ecole des Loisirs 1974) Le vieux Père La Souris allait tous les jours se promener en ville. Il n'aimait

pas les enfants. Quand il en rencontrait dans la rue il leur criait : "Allez-vous en, vilains garnements!" Un jour, comme d'habitude, il faisait sa petite promenade, quand il perdit

soudain tous les boutons qui tenaient les bretelles de son pantalon. Des dames passaient par là. "A l'aide, au secours", cria le Père La Souris. Mais les dames furent scandalisées : "C'est affreux ! Votre pantalon est tombé !" Et elles s'éloignèrent à toute vitesse. Le Père La Souris courut chez lui et appela à l'aide. Mais sa femme lui ré-

pondit : "Tu as l'air d'un imbécile à te promener en caleçon." Et elle lui donna un bon coup sur la tête. Le Père La Souris en pleura de douleur. Des gamins passaient par là. "Pauvre vieux grand-père" dirent-ils, "nous allons t'aider ; voilà du chewing-

gum pour retenir ton pantalon." "C'est vrai !" dit le Père La Souris, "mon pantalon est bien tendu maintenant.

Ce chewing-gum est extraordinaire. Mon pantalon ne tombera plus jamais." En effet, son pantalon ne tomba plus jamais. Et, par la suite, le Père La Sou-

ris fut toujours gentil avec les enfants. La théorie des schémas textuels appliquée à ce texte permet de

prévoir le résultat de la mise en œuvre des opérations de traitement cognitif par un lecteur compétent. Dans cette perspective, comprendre “Le Père La Souris”, c’est s’en construire en mémoire une représenta-tion d’ensemble, une macrostructure sémantique à partir de la con-

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naissance générique du schéma narratif. Le tableau qui suit est une image simplifiée de cette macrostructure hypothétique, c’est-à-dire de la catégorisation-organisation des informations jugées les plus impor-tantes et susceptibles d’un fort taux de rappel. On peut ensuite la comparer aux macrostructures effectivement élaborées par des lec-teurs, telles, du moins, que le chercheur peut les reconstruire à partir de protocoles de rappel.

SITUATION

INITIALE Le PLS n’aime pas les enfants Le PLS se promène en ville

COMPLICATION Le PLS perd les boutons de ses bretelles ESSAI DE

RESOLUTION 1 Le PLS demande de l’aide à des dames

EVALUATION 1 Les dames s’enfuient sans aider le PLS MORALE 1 * Les dames sont méchantes ESSAI DE

RESOLUTION 2 Le PLS va demander de l’aide chez lui

EVALUATION 2 L’épouse refuse d’aider le PLS et le frappe MORALE 2 * L’épouse est méchante

RESOLUTION 3 Des enfants arrivent EVALUATION 3 Les enfants aident le PLS

MORALE 3 * Les enfants sont gentils EVALUATION Le pantalon du PLS ne tombe plus

MORALE Le PLS est gentil avec les enfants * = information inférée En gras : informations de rang hiérarchique 1 ; en maigre : informations de

rang hiérarchique 2 (des rangs hiérarchiques 3 voire 4 seraient envisageables).

3°/ Le modèle qui vient d’être esquissé est actuellement domi-nant et sert de référence, voire de caution scientifique, à des pratiques didactiques qui tendent à se généraliser à l’école et au collège1. Des

1 Le succès de ce modèle en milieu scolaire peut sans doute s’expliquer par le fait

qu’il n’est pas sans rapport avec les travaux menés en linguistique textuelle voire en narra-tologie (cf. Adam 1985 a et b, 1987). Les paradigmes sont cependant assez radicalement

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critiques ont cependant été énoncées à l’égard des “grammaires du récit” et, plus généralement, des théories des schémas textuels proto-typiques, entre autres par Black et Bower (1980), Schank et Abelson (1977) ou Le Ny (1989, p. 116 et 210-221).

L’argumentation des détracteurs, qui se situent également dans le paradigme cognitiviste, est globalement la suivante : les catégories textuelles spécifiques comme “épisode”, “essai”, “résultat”, etc …, sont inutiles dans un modèle de la compréhension puisque pour com-prendre que X est, par exemple, le “résultat” d’un “essai” Y, on doit savoir ce que sont X et Y et quelle est la relation sémantique particu-lière qui les relie. Autrement dit on ne peut classer, catégoriser tex-tuellement les informations avant de les avoir comprises2. Si tel est le cas, pourquoi un lecteur s'embarrasserait-il de cette tâche supplémen-taire?

Il suffit donc d’étudier les structures de connaissances générales que le lecteur mobilise pour comprendre des textes. Dans les récits, ces connaissances portent essentiellement sur les actions humaines, les buts, les causes et les relations temporelles. Le récit (simple, à un protagoniste central) est alors défini comme une “narration particu-lière qui relate séquence causale d’événements pertinents par rapport à un protagoniste qui poursuit un but ou résout un problème” (Black et Bower 1980, p. 279), comme un quasi protocole de résolution d’un problème de transformation d’états. Comprendre un récit revient à utiliser les (méta-)connaissances que l’on a sur les actions, l’articula-tion des buts et des actions, la constitution de plans et la résolution de problème en général pour identifier ou reconstruire les chemins qui permettent de passer d’un état de départ à un état terminal. Les infor-mations les mieux retenues seront celles qui sont situées le plus près

différents puisque dans un cas il s’agit d’étudier formellement des objets, dans l’autre de modéliser des processus de traitement humain de ces objets. Le risque didactique consiste à croire que, pour les élèves, la connaissance déclarative des propriétés des objets suffit à/ équivaut à la maîtrise procédurale du traitement cognitif de ces objets.

2 Les phénomènes d’anticipation généralisée qui ont été évoqués plus haut n’invali-dent pas cette critique : on peut en rendre compte autrement que part la connaissance des catégories du schéma narratif.

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du “chemin critique” (i.e. celui qui mène à l’état final) par opposition aux tentatives qui échouent et aux développements de détail.

Dans cette perspective théorique, les récits n’ont aucune pro-priété textuelle ou rhétorique particulière. Ou plutôt, si des arrange-ments rhétoriques de surface existent, ils ne sont pas pertinents pour rendre compte de la compréhension-mémorisation des récits. La no-tion de schéma textuel prototypique est inutile3.

3 Une piste d’investigation esquissée par VAN DIJK (1980) n’est pas sans rapport avec

les critiques formulées à l’égard de la théorie de schémas textuels mais, à notre connaissance, elle n’a pas été reprise et développée par la suite.

Van Dijk (1980, p. 109) se pose la question de la généralité des superstructures. Il postule qu’il n’y a pas nécessairement de schéma conventionnel pour toutes les sortes de dis-cours et affirme par ailleurs que certains types de discours (articles scientifiques, formulaires religieux ou juridiques, conférences) ont des schémas institutionnalisés, sans préciser la différence qu’il y aurait à faire entre schémas conventionnels (psychologiquement plausibles ?) et schémas institutionnalisés (forgés par des rhétoriques particulières ?). Mais surtout il envisage (p. 110-111) la possibilité d’une méta-superstructure textuelle, d’un méta-schéma comprenant quatre ou cinq méta-catégories de base répondant à des contraintes générales d’ordre sémantique, pragmatique et contextuel, qui recevraient une nature et une fonction plus spécifique pour divers types de discours. Dans tout texte, il y aurait :

• une Introduction : elle spécifie les présuppositions nécessaires par rapport aux-quelles quelque chose de “nouveau”, d’“intéressant”, … peut être dit (ex : connaissances “contextuelles”, lieu et place, participants principaux, état actuel ou problème, thème, plan global, … ),

• et une Conclusion : conclusion au sens strict, clôture, mais aussi résumé, décisions à mettre en œuvre.

Le corps du discours semble plus libre et, comprendrait : • un Problème : après l’introduction, il énonce quelque chose de nouveau ou d’inté-

ressant par rapport à la situation ou au problème mentionné dans l’introduction, ou quelque chose d’inattendu ou de problématique par rapport au cours ou à l’état des choses,

• une Résolution : comme suite-réponse au Problème, • et une Evaluation : catégorie pré-finale qui discute et évalue les résultats et leurs

conséquences, signale les problèmes en suspens, mentionne la pertinence des informations pour le lecteur-auditeur.

“Il est surprenant, conclut van Dijk, de constater que de nombreux schémas conven-tionnels connus semblent posséder cette articulation en quatre ou cinq grandes catégories: récits, articles scientifiques, argumentation, ….”. Cependant, la généralité de cette méta-structure textuelle est telle qu’on peut se demander si elle est proprement textuelle. Autrement dit, et c’est peut-être là une des raisons du non-développement de cette approche par van Dijk, ce serait une des options importantes des modèles du traitement cognitif des textes élaborés par Kintsch, van Dijk et d’autres représen-tants de ce courant qui serait mise à mal. Comprendre des textes n’aurait rien de spécifique, mais relèverait des modèles généraux de la compréhension fondés sur l’activation de connais-sances schématiques non textuelles (dont les scripts ou “scénarios” et les “frames”), les opé-rations de résolution de problème et d’attribution causale.

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Appliquée au texte “Le Père La Souris”, ce modèle pourrait se traduire par une formalisation inspirée de la notion d’espace de pro-blème (cf. Richard 1990, p. 120 sq.), en l’occurrence une chaîne tem-porelle-causale établissant un pont entre un état initial et un état ter-minal. La figure qui suit est une tentative de formalisation issue de cette approche:

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4°/ Il est possible, épistémologiquement, d’interpréter de plu-sieurs manières les différences entre ces deux courants de recherches qui essaient l’un et l’autre de rendre compte de phénomènes large-ment identiques et qui relèvent du même paradigme.

• On peut d’abord considérer que l’on a affaire à deux théories

alternatives. Il faudrait choisir entre un modèle général de la compré-hension applicable, entre autres, à des textes, et un modèle spécifi-quement langagier et textuel. Les critères de décisions seraient alors en quelque sorte “externes”, expérimentaux. Il s’agirait de vérifier que les modèles sont bien psychologiquement plausibles, et, si tel est le cas, de déterminer celui qui permet de modéliser le plus précisément les processus de compréhension. De ce point de vue, les résultats que nous connaissons indiquent que les deux modèles sont quasi égale-ment performants dans la prédiction des rappels de récits4. D’autres recherches de validation que celles impliquant des épreuves de rappel seraient cependant envisageables, en particulier par le biais du recueil des commentaires métacognitifs dans des tâches de compréhension. A notre connaissance, il n’y a pas de résultats disponibles en ce do-maine.

• On peut estimer, au contraire, que l’on n’a pas affaire à deux

modèles distincts mais, simplement, à des variantes descriptives d’un seul et unique modèle : seuls divergeraient les métalangages de des-cription forgés par les chercheurs pour expliciter leur modèle, mais fondamentalement les processus cognitifs désignés seraient les mêmes dans les deux cas. On se retrouverait alors dans une situation compa-rable à celle qu’ont connue, par exemple, les linguistes de l’école gé-nérative et transformationnelle pour "départager" des formalisations concurrentes également capables de modéliser les mêmes faits de langue : la préférence serait accordée en fonction de critères purement

4 Black et Bower (1980) concluent bien que, statistiquement, leur modèle prédit

mieux les rappels que ne le font les grammaires de récit. Mais leur démonstration ne paraît pas décisive, entre autres parce qu’elle ne s’appuie que sur quelques cas de récits très élémen-taires.

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internes de simplicité, d’économie, voire d’élégance (cf. Ruwet 1967). Cette interprétation ne nous paraît en l’occurrence pas tenable, tant les différences entre les deux courants sont importantes.

On peut cependant envisager d’autres modes d’articulations

théoriques entre ces deux types de modélisations que l’on considére-rait comme également valides. Cette position épistémologiquement intégratrice nous paraît par ailleurs plus riche que celle qui consiste à rechercher “le” bon modèle.

• On peut aborder la question en termes de développement et

concevoir les opérations spécifiques de traitement textuel et les sché-mas textuels prototypiques comme des spécialisations, génétiquement secondes donc, des opérations cognitives générales ("résolution de problème" et enchaînement causal). La compétence narrative dépen-drait en quelque sorte d’une capacité cognitive et métacognitive de résolution de problèmes. Ce processus développemental tiendrait compte du fait que le contact des enfants avec les "textes" (au sens très large, incluant les textes oralisés par un adulte, les textes en images fixes ou non,…) est (un peu?) moins précoce que l'expérience de situations-problèmes et d'enchaînement temporel-causal. A titre purement heuristique, on pourrait envisager une séquence développe-mentale de ce type :

1. expériences spécifiques non-textuelles 2. généralisation de niveau I : méta-opérations I 3. spécialisation-spécification des méta-opérations I pour des

expériences spécifiques nouvelles, non-textuelles ou textuelles 4. généralisation de niveau II : méta-opérations II 5. spécification des méta-opérations II pour des expériences tex-

tuelles spécifiques 6. généralisations III sous la "forme" de schémas textuels proto-

typiques 7. application spécifique des schémas textuels prototypiques à

des objets textuels singuliers

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Dans cette perspective, la compréhension des textes narratifs au moyen de méta-opérations de niveau II apparaîtrait comme une forme relativement primitive et non-experte de traitement. Avec l’âge et le niveau de formation culturelle, les méta-opérations II devraient dispa-raître ou, du moins, être placées sous le contrôle des connaissances spécifiquement textuelles5. Faudrait-il dans ce cas, en didactique des textes, privilégier le développement cognitif général, à titre de quasi "pré-requis", pour ensuite aider les élèves à spécialiser ces opérations sur des objets particuliers, i.e. des textes de types différents?

• Mais il est également possible d’avancer l’idée que le déve-

loppement et la formation n’aient pas pour conséquence une telle substitution. Un même texte pourrait ainsi, selon les paramètres de la tâche, faire l'objet de plusieurs types de traitements cognitifs poten-tiellement également efficaces, par des méta-opérations génériques de type II ou par des opérations spécifiquement textuelles de type III. La dualité des modèles se penserait alors en termes de vicariance, “chaque individu (disposant) probablement d’une pluralité de proces-sus adaptatifs lui permettant, dans ces situations comparables, d’émettre, à des coûts plus ou moins élevés, des réponses adaptatives plus ou moins efficaces “ (Reuchlin et Bacher 1989 p. 82 ; cf. égale-ment Lautrey 1991).

5 Kinsch (1982 p. 96) argumente une solution intégratrice qui n’est peut-être pas sans

rapport avec cette perspective. Il admet que l’activation de schémas textuels spécifiques ne suffit pas à rendre compte de la compréhension de textes dans tous ses aspects. Toutes sortes de connaissances sont nécessaires pour comprendre par exemple des récits, dont celles qui portent sur les plans, les buts et les actions parce que tel est le thème conventionnel des récits, et le processus de compréhension peut être relié à une espèce de tâche de résolution de pro-blème. Mais ces connaissances sont générales et “trans-textuelles” et elles doivent être distin-guées de tout ce qui est en soi spécifique au récit. Les connaissances “spécialisées” de tel type de texte dotent le lecteur (ou producteur) d’un ensemble important de stratégies de résolution de problème spécifiques à ce texte, si bien que ce texte sera organisé selon la connaissance de sa structure textuelle. Savoir comment est construit un récit et ce à quoi on peut s’attendre (processus top-down, anticipations textuelles généralisées) facilite la tâche de résolution de problème dans laquelle le lecteur est engagé. “Les schémas textuels servent de guides et de contrôles aux processus stratégiques de compréhension. Comme dans le cas des autres straté-gies, il est certes possible de se passer de ces stratégies, mais être capable d’employer des stratégies organisationnelles spécifiques peut être une aide puissante au lecteur” (ibidem).

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Tel sujet pourrait lire(/écrire) un texte singulier "relevant" de tel ou tel type (narratif ici) en mobilisant des procédures de traitement cognitif propres à ce type de texte, en activant le schéma textuel pro-totypique spécifique qu'il s'est construit pour traiter les textes de ce type. Mais ce même sujet pourrait, dans d'autres conditions, faire face à la même tâche en mobilisant des procédures générales de traitement de l'information langagière et non-langagière, non spécifiques à tel type de texte mais relevant des opérations générales de la pensée. On perçoit l'impact que des recherches en ce domaine pourraient avoir sur la diversification des pratiques et des contenus didactiques.

• Enfin, on ne peut exclure que des sujets également compétents

à comprendre des récits se caractérisent par des stratégies de traite-ment différentes. Les uns auraient une préférence marquée sinon ex-clusive pour les traitements spécifiquement textuels, les autres pour l’application d’opérations génériques non spécifiquement textuelles. Il ne serait peut-être pas illégitime, dans cette perspective, de parler de styles cognitifs différents.

5°/ Le débat théorique ou épistémologique que nous avons es-

quissé peut singulièrement compliquer ou enrichir la tâche des ensei-gnants, et devrait contribuer à prévenir la tentation de concevoir la didactique des textes comme une (simple) psycholinguistique appli-quée, voire une grammaire de texte appliquée… .

Cet applicationnisme réducteur signifierait que seraient perdus les gains que les didacticiens du français ont pu enregistrer, grâce aux travaux de la psychologie cognitive du langage, en s’efforçant de de-venir des cliniciens des apprentissages langagiers. Les risques d’une recrudescence du dogmatisme applicationniste existent aujourd’hui et ils sont d’autant plus forts que la psychologie cognitive jouit actuel-lement des charmes de la modernité voire de la mode. N’y aurait-il pas, cependant, quelque paradoxe à ce qu’une science qui s’efforce de connaître les processus cognitifs dans leur dynamisme serve de cau-

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tion à un aveuglement à l’égard des élèves, à l‘égard de ces mêmes processus?

Il ne faudrait pas en effet confondre “les mots et les choses” et prendre les formalisations ou modélisations construites par les cher-cheurs pour tenter de rendre compte des objets-(construits)-textes ou de leur traitement par des sujets, avec les processus de traitement ef-fectifs. En d'autres termes, enseigner “les arbres textuels ou autres schémas quinaires”, comme naguère on enseignait “les arbres syn-tagmatiques phrastiques”, enseigner un métalangage de description ne peut tenir lieu, a priori et à soi seul, d'une didactique des textes écrits.

Le métalangage ne vaut pas compétence procédurale ou ca-pacité de traitement, même si, à un moment donné du développement-apprentissage, la prise de conscience métacognitive et son explicita-tion verbale peuvent contribuer à la maîtrise contrôlée. Mais, même dans cette dernière perspective, le dogmatisme formel doit être exclu. D’une part en effet, il est peu probable qu’on puisse enseigner direc-tement la prise de conscience métacognitive ; on peut sans doute, au mieux, chercher à la déclencher par des situations didactiques favo-rables. D’autre part, si ce que nous avons dit à du sens, il n’est pas fondé de privilégier à l’école un seul type de verbalisation méta-cognitive et de censurer l’autre. Plutôt que de choisir à la place des élèves, et du coup, peut-être, de les mettre inutilement en difficulté, il est sans doute préférable que les enseignants soient attentifs à la di-versité des élèves et de leurs stratégies et qu’ils “montrent” que cette diversité existe, voire qu’elle est souhaitable.

Dominique Guy BRASSART

Crel-Théodile Lille III

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Bibliographie

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STRATEGIES DE COMPREHENSION DES RECITS

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