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HAL Id: dumas-01151379 https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01151379 Submitted on 12 May 2015 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Les premiers Loci communes de Philippe Melanchthon : invention et économie de la doctrine sacrée Arthur Huiban To cite this version: Arthur Huiban. Les premiers Loci communes de Philippe Melanchthon: invention et économie de la doctrine sacrée. Philosophie. 2014. dumas-01151379

Les premiers Loci communes de Philippe Melanchthon

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Les premiers Loci communes de Philippe Melanchthon invention et eacuteconomie de la doctrine sacreacutee

Arthur Huiban

To cite this versionArthur Huiban Les premiers Loci communes de Philippe Melanchthon invention et eacuteconomie de ladoctrine sacreacutee Philosophie 2014 dumas-01151379

Arthur Universiteacute Paris I

HUIBAN M2 Philosophie

2013-2014

MEMOIRE

Les premiers Loci communes de Philippe Melanchthon invention et

eacuteconomie de la doctrine sacreacutee

Sous la direction de

Philippe Buumlttgen

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Je profite de cet espace pour adresser mes remerciements agrave Philippe Buumlttgen agrave qui jedois lrsquoorientation de mes laquo eacutetudes lutheacuteriennes raquo vers les Loci communes de Melanchthon

Au-delagrave de lrsquoaide preacutecieuse dont jrsquoai pu beacuteneacuteficier agrave lrsquooccasion de nos entrevuesdirectes crsquoest dans un dialogue constant avec ses articles et ouvrages publieacutes que se sontnourries les reacuteflexions du travail que je preacutesente ici

Que ma megravere se voit aussi remercieacutee pour son soutien constant

Puisse ce travail ecirctre encore deacutedieacute agrave la meacutemoire de mon cher pegravere ainsi qursquoagrave cellede mes amis et promotionnaires Amadou Diallo et laquo Laso raquo Camara trop tocirct partis

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CONSIDERATIONS PRELIMINAIRES

sect1 Perspectives

Invention et eacuteconomie de la doctrine sacreacutee Les suggestions drsquoassociations

notionnelles auxquelles nous invite le titre du travail que nous preacutesentons ici peuvent paraicirctre

agrave bien des eacutegards probleacutematiques et suspectes Au-delagrave de toutes les reacuteticences qui peuvent

ecirctre les nocirctres quant au fait de precircter agrave une formalisation de la theacuteologie de la Reacuteforme un titre

ndash celui de doctrina sacra ndash qui renvoie plutocirct agrave lrsquounivers lexical de la science meacutedieacutevale1 les

mobiles de cette suspicion trouvent drsquoabord leur site dans lrsquoeacutevidence drsquoune certaine

disharmonie interne des concepts associeacutes aux termes de notre conjonction En quel sens

peut-on bien parler drsquo laquo invention raquo ou drsquo laquo eacuteconomie raquo de la doctrine sacreacutee La doctrine

nrsquoest-ce pas drsquoabord ce qui par naissance ne srsquoinvente et ne srsquoeacuteconomise pas Lrsquoobjet de la

scientia divinae ne vient-il pas preacuteciseacutement contraindre le theacuteologien agrave rompre par avance le

cercle de toute logique inventive ou de toute restriction eacuteconomique Le laquo sacraliteacute raquo et la

conseacutecration qui reacutesonnent encore dans le titre de la laquo doctrina sacra raquo nrsquoeacutenoncent-ils pas

drsquoembleacutee cette mise agrave part et cette exception du reacutegime doctrinal dont nous nous enquerrons

ici A ces interrogations natives reacutepondent la conception usuelle ndash et devrait-on dire le

pressentiment ndash drsquoune neacutecessaire massiviteacute de lrsquoeacutedifice de la doctrine Que cette massiviteacute se

conccediloive comme la proprieacuteteacute drsquoun mateacuteriau inflexible fixe ou a-plastique ndash reacuteverbeacuteration

seconde du mobile de fideacuteliteacute au donneacute de la reacuteveacutelation qui constitue son subjectum ou

qursquoelle eacutenonce encore la prolixiteacute lrsquoabondance et lrsquoexhaustiviteacute attendues de la somme

theacuteologique crsquoest partout le mecircme refus drsquoune certaine laquo inventiviteacute raquo et drsquoune certaine

laquo eacuteconomie raquo qui semble deacutejagrave srsquoavouer2

1 Si Melanchthon ou Luther emploient bien le vocable de la doctrina pour deacutesigner leur propre enseignementtheacuteologique il est rare que lrsquoeacutepithegravete laquo sacra raquo y soit accoleacute La formule laquo doctrina sacra raquo deacutesigne dans latheacuteologie meacutedieacutevale et par exemple dans la Somme theacuteologique de Thomas lrsquoobjet de la science theacuteologiqueplus que cette science elle-mecircme En ce sens la doctrina sacra se confond en fait avec le revelabile lui-mecircme ndashlrsquoensemble des articles de la foi qui fournissent les premiers principes des infeacuterences theacuteologiques Nousreviendrons plus loin sur ces quelques points2 Comme nous le verrons dans notre introduction les principes de clarteacute drsquoorganisation et mecircme de briegraveveteacute sonttoujours eacutenonceacutes comme les premiers impeacuteratifs de meacutethode de la construction des sommes theacuteologiqueslaquo scolastiques raquo En premiegravere instance lrsquoimpeacuteratif drsquoeacuteconomie ndash agrave la fois comme principe de briegraveveteacute et commeprincipe de structure ndash ne semble donc jamais particuliegraverement speacutecifier la forme discursive de la premiegraveretheacuteologie de la Reacuteforme Pourtant nous verrons que sa porteacutee meacutethodologique et son sens doctrinal en feront enmecircme temps le nerf et lrsquooriginaliteacute de la science wittenbergeoise

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Pourquoi parler degraves lors drsquoinvention et drsquoeacuteconomie de la doctrine sacreacutee Les deux

expressions renvoient ndash et nous aurons lrsquooccasion drsquoy revenir incessamment ndash aux deux

offices ou fonctions primitives que lrsquoart oratoire classique assignait agrave lrsquoactiviteacute discursive

laquo Invention raquo et laquo eacuteconomie raquo sont les deux termes sous lesquels nous choisissons de traduire

les concepts rheacutetoriques latins de lrsquoinventio et de la dispositio Si le premier choix de

traduction est eacutevident phoneacutetiquement le second se justifie quant agrave lui dans la logique propre

agrave la tradition des arts du discours La laquo dispositio raquo de Ciceacuteron Quintilien ou Boegravece est une

traduction latine de lrsquoοἰκονομία de la rheacutetorique grecque3 Ce terme entend drsquoabord deacutesigner

selon les paradigmes drsquointerpreacutetation et les preacutefeacuterences lexicales la configuration

lrsquoagencement lrsquoorganisation ou la structure drsquoune oratio Nous voudrions montrer qursquoil se

charge dans la dialectique et dans la rheacutetorique de Melanchthon drsquoune nouvelle connotation

ndash litteacuteralement eacuteconomique cette fois-ci ndash pour se greffer progressivement agrave un impeacuteratif

drsquoabreacuteviation discursive revendiqueacute avec force notamment dans la nouvelle theacuteologie

Ce principe meacutethodologique dont lrsquoimportance et la validiteacute sont communeacutement

professeacutees par Melanchthon et Luther est la pierre drsquoangle drsquoune tentative ndash elle aussi

commune en un sens ndash de reconstruction de la somme theacuteologique Contre les modegraveles

meacutedieacutevaux des commentaires sur les Sentences de Pierre Lombard ou des sommes

theacuteologiques comme celle de Thomas drsquoAquin la Reacuteforme proposera tregraves tocirct un contre-

modegravele abreacuteviatif eacuteconomique de la summa theologicae De la logique cumulative de

lrsquoexhaustiviteacute ndash la summa au sens drsquoune recollection complegravete du revelabile et des opinions

des auctores agrave son sujet ndash agrave la logique abreacuteviative de la reacuteduction ndash la summa au sens drsquoune

restitution de lrsquoessentiel ndash nous aurons agrave exhiber une seacuterie de meacutediations un ensemble de

filiations et de motivations qui nous apparaicirctront transcender tregraves largement la clocircture que

nous assignons ordinairement agrave la sphegravere des seules probleacutematiques theacuteologiques

Transcender la sphegravere de la seule theacuteologie et mecircme peut-ecirctre en veacuteriteacute se reacutesoudre

pleinement en dehors de son territoire propre Le travail qui suit prend pour objet drsquoeacutetude le

fait de lrsquointerdisciplinariteacute et le sens de la coopeacuteration des sciences et des arts dans lrsquouniversiteacute

laquo du dernier Moyen-Acircge raquo (ou ce qui revient sans doute au mecircme laquo du premier acircge

moderne raquo) Il srsquoordonne agrave la probleacutematique large du rapport entre theacuteologie et science ndash

3 Crsquoest surtout dans la rheacutetorique grecque tardive et notamment chez Hermagoras que le terme drsquoοἰκονομία quideacutesigne drsquoabord chez Aristote la science de lrsquoadministration du foyer finit par revecirctir la signification rheacutetoriquede lrsquo laquo organisation raquo du discours Ce terme drsquoοἰκονομία deacutesigne encore eacutevidemment chez Paul ce que nouspourrions deacutesigner sous le titre du laquo programme soteacuteriologique raquo Toute la science meacutelanchhtonienne circule enun sens dans la richesse seacutemantique de ce terme bien que son usage soit plutocirct rare dans les eacutecrits oratoires dureacuteformateur Nous reviendrons par la suite en deacutetail sur ces quelques reacutefeacuterences

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attacheacute au pressentiment du fait que la formalisation de la doctrine chreacutetienne est bien plus

que le lieu de la constitution drsquoune dogmatique aussi la sphegravere de deacutecision drsquoune reacuteflexion

drsquoeacutepisteacutemologie Il assigne agrave ce fil directeur un horizon temporel et une clocircture spatiale

unique lrsquouniversiteacute de Wittenberg en 1521 soit le lieu et la date de la premiegravere laquo Reacuteforme

protestante raquo A cet instantaneacute dans lrsquohistoire des eacutevolutions des formes disparates de la

doctrina sacra ndash et agrave cette deacutecoupe eacutetroite dans les sites effectifs de sa reacutealisation ndash nous

rattachons un corpus textuel arrecircteacute celui des premiers manuels scolaires laquo officiels raquo ndash cest-

agrave-dire publieacutes ndash de Philippe Melanchthon Manuels peacutedagogiques comme teacutemoins drsquoune

reacuteforme de la doctrine et drsquoune reacutevolution des figures de la scientificiteacute crsquoest autour de ces

trois thegravemes ndash doctrine science peacutedagogie ndash autour du jeu de leurs diffeacuterences et jusqursquoagrave la

preacutesomption de leur identification possible que gravite lrsquoeacutetude que nous preacutesentons ici

Nous y parviendrons peut-ecirctre finalement agrave une premiegravere conclusion eacutetonnante

sous une vue lointaine et sous un regard scheacutematique les relations formelles que la doctrine

theacuteologique de la premiegravere Reacuteforme noue avec la laquo science raquo et avec les fonctions didactiques

de sa profession paraissent tout agrave fait homologues agrave celle sous lesquels Thomas ordonnait

trois siegravecles plus tocirct le programme de sa propre theacuteologie Nous y retrouverons partout la

mecircme exigence de certitude partout la mecircme viseacutee de rigueur deacutemonstrative partout encore

la mecircme attention au factum du revelabile partout enfin le mecircme souci de fideacuteliteacute agrave lrsquoobjet

scripturaire Crsquoest chez Melanchthon comme chez Thomas ndash mais ce nom ne repreacutesente peut-

ecirctre alors ici qursquoune certaine exemplariteacute de la science meacutedieacutevale toute entiegravere ndash dans le cercle

drsquoun dialogue soutenu avec les discipline de lrsquoanalyse de lrsquointerpreacutetation et de lrsquoexpressiviteacute

que srsquoourdit la construction de la science de Dieu Crsquoest des praecepta de lrsquoanalytique de la

grammaire de la dialectique et de la rheacutetorique que se nourrissent encore la genegravese et la

formalisation de ses propres principes de meacutethode Mais quoi alors La Reacuteforme

fantasmerait-elle un adversaire dont elle recyclerait en fait avec ingratitude et pour ainsi dire

aussi par infraction tous les mobiles meacutethodologiques profonds tous les entrelacements

theacutematiques ou doctrinaux et en dernier recours toutes les lignes natives de questionnement

Nullement Crsquoest que si lrsquohomologie et lrsquoidentiteacute structurelle du rapport de la

theacuteologie agrave ses instances fondationnelles (disons grossiegraverement lrsquoars disserendi) sont en un

sens totales les termes mecircmes de cette association sont en mecircme temps profondeacutement

bouleverseacutes sous le geste de la laquo reacutenovation raquo wittenbergeoise Crsquoest que la certitude assumeacute

nrsquoy autorise plus le recours systeacutematique agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de la Bible mais

impose un litteacuteralisme qui revecirct par ailleurs lrsquoallure eacutetrange de ce que nous caracteacuteriserons

plus loin comme une monadologie lexicale crsquoest que la demonstratio srsquoy deacutefait en partie de

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ses attaches dans la syllogistique aristoteacutelicienne pour tendre agrave srsquoidentifier agrave la figure drsquoune

restrictive analytique terminologique encadreacutee par une reacutenovation des proceacutedures

deacutefinitionnelles crsquoest que le revelabile devient lrsquohistoire drsquoune Parole deacutechireacutee entre les

manifestations de son accusation et les reacutemissions de sa promesse ndash Parole prise dans la

reacuteveacutelation synchronique et cliveacutee du jeu de la Loi et de lrsquoEvangile crsquoest que lrsquoEcriture

devient le lieu drsquoune abreacuteviation hieacuterarchisante et le produit drsquoun regard qui srsquoy autorise agrave

deacutetacher une essence doctrinale (une summa) du fond incertain du tissu des chroniques des

actes des prescriptions et des mythologies Crsquoest dans lrsquoespace de ces deacuteplacements que

srsquooriginent les atrophies du regard wittenbergeois et les revendications de ses centraliteacutes

theacutematiques ou scripturaires centraliteacute paulinienne centraliteacute des Romains centraliteacute de son

troisiegraveme verset centraliteacute de la justification par la foi etc Dans la theacuteologie de Wittenberg la

scriptura sacra devient le lieu drsquoun spasme drsquoune contracture drsquoune contraction drsquoune

compression de la vue dans la clocircture de sens drsquoun cercle organique de termes simples et

configureacutes topiquement dans un entrelacs de deacutependances reacuteciproques Nous aurons agrave y

deacutecouvrir la laquo performativiteacute raquo mysteacuterieuse de ce que nous deacutecrirons plus tard comme

lrsquoexcroissance dogmatique du mot et la surabondance doctrinale de la terminologie - comme

de laquo ce petit mot de testament raquo qui renfermerait dans les seuls bornes de son extension de

sens laquo le reacutesumeacute inteacutegral de tous les prodiges et gracircces accomplis en Christ4 raquo Ici le systegraveme

se deacutecline dans la grammaire de la topique Et la topique assume fonction drsquoindex tabulaire

Nous devrons ainsi resituer le sens de la Reacuteforme en theacuteologie dans une perspective

disciplinaire plus large et dans un mouvement qui inclut ndash aussi contre intuitif que cela puisse

paraicirctre en premiegravere approche ndash une tregraves nette porteacutee eacutepisteacutemologique On ne comprend le

sens de cette theacuteologie qursquoagrave reacuteenraciner son deacuteveloppement dans lrsquohorizon exhaustif de ses

extensions logique grammaticale dialectique et rheacutetorique qursquoagrave eacutetudier aussi la logique de

la compleacutementariteacute de ces derniegraveres et lrsquoordre de leur eacuteventuelle articulation hieacuterarchique Le

projet reacuteformateur nrsquoinclut pas seulement lrsquoexigence drsquoune reacutenovation de la science divine

mais la reacuteforme de la theacuteologie coiumlncide toujours aussi avec une reacuteforme geacuteneacuterale du sens

mecircme de la scientificiteacute Il nous faudra tenter drsquoassigner les rocircles respectifs des diffeacuterents

artes au sein du programme de cette reconstruction et drsquoeacutetablir finalement encore les grandes

lignes scheacutematiques de la topographie du nouvel eacutedifice universel du savoir Crsquoest dans les

4 Martin Luther Ein Sermon von dem Neuen Testament das ist von der heiligen Messe WA 6 (349-378) Noussuivons ici sa traduction par M Weyer publieacutee dans les œuvres lutheacuteriennes de lrsquoeacutedition de la Pleacuteiade laquo Sermon sur le Nouveau Testament raquo in Martin LUTHER Œuvres Paris Gallimard 1999 p 681 Voir notreintroduction et notre dernier chapitre agrave ce sujet

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termes drsquoune juridiction que se laisseront souvent formuler le problegraveme de la coopeacuteration des

sciences celle de la deacutecoupe de leurs lignes de clocircture celle du partage de leurs territoires Il

nous faudra reacuteassigner agrave cette juridiction souvent anonyme et silencieuse le lieu de son

exercice leacutegitime et lrsquoinstance de sa deacutecision

Nous parlions ici drsquo laquo eacutedifice universel du savoir raquo Il nous faudra encore tacirccher

drsquointerroger si ce titre peut pleinement reacutepondre de ses preacutetentions Ce qui srsquoeacutenonce en lui ndash

par delagrave la question de lrsquoeacutetude des modes de lrsquointerdisciplinariteacute ndash crsquoest deacutejagrave lrsquoesquisse drsquoun

certain reacuteseau de deacutependances internes la figure drsquoune certaine systeacutematiciteacute Et non plus

seulement agrave vrai dire la figure interne du systegraveme de la seule somme theacuteologique mais aussi

et plus essentiellement la figure du systegraveme possible des sommes de tous les artes constitueacutes ndash

problegraveme du sens de la systeacutematiciteacute que pourrait ou devrait dessiner la coopeacuteration inteacutegrale

des sciences et la logique de leur interaction Crsquoest agrave la question de ce sens que srsquoordonnera

finalement notre recherche Un sens qursquoil nous faudra preacutetendre extraire de la freacutequentation

du corpus textuel lui-mecircme ndash un sens dont nous devrons nous garder de projeter par avance

lrsquoombre eacuteternelle dans la surface mecircme de lrsquoexercice de sa restitution

Si la leacutegitimiteacute de cette projection pouvait se justifier notre parcours des productions

peacutedagogiques de Melanchthon et surtout ces productions elles-mecircmes gagneraient certes en

un sens une fondation philosophique irreacutecusable et une porteacutee theacuteorique inespeacutereacutee le corpus

constituerait alors le lieu de lrsquoattestation de scheacutemas de structures neacutecessaires le site de

lrsquoexemplification drsquoun a priori discursif universel et constamment reacutepeacuteteacute Mais cette

production perdrait par lagrave aussi et dans le geste mecircme de cette extension son sens drsquoecirctre

historique et si lrsquoon ose dire aussi sa valeur eacutevegravenementielle dans lrsquohistoire des ideacutees

Lrsquohistoire de la dispariteacute des formes de veacuteriteacute serait obliteacutereacutee sous la reacutemanence du jeu des

reacuteiteacuterations de structures eacuteternitaires Et lrsquoexhibition des modes de systeacutematiciteacute drsquoun corpus

factuel nrsquoattesterait de rien de neuf en dehors drsquoun reacuteseau de synthegraveses de compleacutementariteacutes

de deacutependances formelles de scheacutemas drsquoorganisation qui puiseraient du fond mecircme de leur

peacuterenniteacute une efficience constructive toujours rejoueacutee Crsquoest lrsquoaspeacuteriteacute de lrsquohistoire des

formes de veacuteriteacute et lrsquooriginaliteacute du laquo moment Reacuteforme raquo dans cette histoire ndash mais il nous

reste agrave montrer que cette originaliteacute est reacuteelle ndash qui se verraient alors reacuteduites dans la recuite

affadissante du laquo mecircme vieux chou raquo Et lrsquoeacutenonceacute du laquo systegraveme raquo dicterait drsquoembleacutee la

soumission de lrsquo laquo histoire raquo

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sect2 Meacutethode

Les difficulteacutes qui semblent affleurer agrave la rencontre du point exact du problegraveme de

cette systeacutematiciteacute doivent nous permettre drsquoesquisser ici quelques bregraveves consideacuterations de

meacutethode Nous avons deacutejagrave en partie deacutelimiteacute la nature de notre objet et les contours de son site

corpusculaire Nous avons fait le choix drsquoune deacutecoupe transversale cest-agrave-dire drsquoune

extraction synchronique drsquoun moment textuel dans lrsquohistoire disparate des figures discursives

des sommes theacuteologiques Nous avons encore employeacute le vocable embarrasseacute du systegraveme

Bientocirct nous revendiquerons aussi la dispense drsquoune eacutetude des circonstances historiques et

psychiques ndash que les mobiles y soient rationnels affectifs ou inconscients ndash de la production

textuelle Un doute nous saisit tout agrave coup synchronie systegraveme eacuteconomie des questions de

genegravese et du reacutefeacuterentiel subjectif du discours Ne sommes nous pas ici en train de reacutegresser agrave

lrsquoarchaiumlsme ndash qui plus est en sa plus plate orthodoxie ndash de la meacutethode de lrsquoanalyse

structurale5 En reacutealiteacute ce doute enrichit aussi au-delagrave mecircme des identiteacutes historiques et des

labels philosophiques qui peuvent recouvrir sa formulation expresse le sens de notre

inquieacutetude preacuteceacutedente crsquoest que la seule orientation de notre choix drsquoeacutetude ndash le mode de

deacutelimitation de son objet son interrogation directrice bientocirct aussi les lineacuteaments de sa

meacutethode ndash parait supporter aussi lacompte de la reacutesolution de son problegraveme La laquo figure du

systegraveme raquo que nous visons agrave deacutecouvrir ici nrsquoest-elle pas preacutesupposeacutee drsquoavance dans la

deacutecision mecircme drsquoordonner son eacutetude agrave la deacutecoupe drsquoun corpus clos Le factum de

lrsquoorganiciteacute da la production doctrinale ne transparaicirct-il pas deacutejagrave en creux dans le programme

de son extraction synchronique et dans la mise en question de sa solidariteacute possible

Lrsquoorientation probleacutematique de notre eacutetude nrsquoinsinue-t-elle pas deacutejagrave agrave elle seule lrsquo laquo hypocrisie

de la reacuteponse raquo dans le cœur mecircme de la question agrave laquelle nous soumettons le texte En

bref nrsquoapportons-nous pas drsquoembleacutee avec nous les ficelles du divers dont nous interrogeons

pourtant preacuteciseacutement les modes drsquoempaquetage

Ces doutes paraissent ecirctre encore confirmeacutes par les principes de meacutethode et par

lrsquooption explicative pour lesquels nous nous reacutesoudrons finalement Nous tacirccherons autant

que possible de nous astreindre ici agrave lrsquoexercice drsquoune interpreacutetation doctrinale Dans lrsquoespace

de lrsquoopposition interpreacutetative classique entre lrsquoexplication et la compreacutehension6 crsquoest drsquoabord5 Nous entendons ici cette analyse structurale dans le sens que voulait notamment lui confeacuterer Paul Ricœur cest-agrave-dire si lrsquoon peut dire scheacutematiquement comme le moment explicatif de lrsquohermeacuteneutique Voir laquo La structure le mot lrsquoeacutevegravenement raquo in P Ricœur Le conflit des interpreacutetations Paris Seuil 19696 Cette opposition que nous devons notamment agrave Dilthey dessinait au deacutepart la ligne de partage entre le domainedes sciences de lrsquoesprit et le domaine des sciences de la nature Ricœur reacuteintegravegrera les deux moments dans laclocircture mecircme des sciences de lrsquoesprit (donc dans le domaine de ce qui relegraveve de lrsquoenquecircte hermeacuteneutique) et enfera le jeu de la coopeacuteration de lrsquoanalyse close structurale et systeacutematique (explication) et de lrsquointerpreacutetation

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dans le cercle du premier moment de lrsquointerpreacutetation que circuleront donc les quelques

deacuteveloppements de ce travail Au-delagrave des bregraveves recontextualisations historiques qui

ouvriront les diffeacuterentes sections de cette eacutetude et au-delagrave aussi de lrsquoexception de notre

premier chapitre qui sera consacreacute agrave un commentaire drsquoune œuvre eacutetrangegravere au corpus

deacutelimiteacute (le corpus des manuels peacutedagogiques de Melanchthon parus en 1520 ou 1521) crsquoest

agrave un commentaire textuel laquo clos raquo que nous indexerons globalement la chair des analyses du

travail que nous preacutesentons ici La meacutethode de ce commentaire de texte sera baliseacutee par un

certain nombre de principes directeurs qursquoil ne nous paraicirct pas inutile de justifier briegravevement

Sans doute ces principes sont-ils profondeacutement contestables dans leurs conseacutequences comme

dans leurs conditions drsquoapplication rigoureuse Sans doute aussi ne constituent-t-il pas

la veacuteriteacute derniegravere drsquoune laquo hermeacuteneutique raquo dont il nrsquoest pas mecircme certain qursquoils puissent bien

preacutetendre deacutelimiter seulement lrsquoespace drsquoun moment transitoire Si le choix de lrsquointerpreacutetation

doctrinale est ferme ses preacutetentions sont donc en mecircme temps tout agrave fait modestes et

bienveillantes elle ne preacutesume aucune exhaustiviteacute interpreacutetative ni aucun laquo monopole de

signification raquo Et son exercice ne requiert non plus aucune hypothegravese preacutealable au sujet des

laquo fondements ontologiques raquo de la compreacutehension

En ce sens au-delagrave des insuffisances eacutevidentes que notre travail manifeste dans la

borne de son programme propre le programme geacuteneacuteral drsquoune interpreacutetation doctrinale est de

toute faccedilon encore insuffisant en soi et appeleacute agrave ecirctre compleacuteteacute par le travail propre de

lrsquohistoire (y compris sous les figures speacutecifieacutees de la geacuteneacutealogie eacuteconomique politique

eccleacutesiologique et psychologique individuelle) de la theacuteologie (dont le travail y compris sous

la forme drsquoune dogmatique vise agrave rendre aussi le sens textuel vivant agrave une eacutepoque et agrave une

communauteacute possible) eacuteventuellement aussi drsquoune analyse litteacuteraire (attacheacutee au jeu du mot

qui nrsquoest encore pour nous que le preacutetexte du sens) etc Pourtant la laquo petite peacutedagogie raquo drsquoune

brute restitution doctrinale nous paraicirct en mecircme temps receler ndash et jusque dans sa naiumlveteacute

mecircme ndash une eacutepaisseur de sens dont il se pourrait bien qursquoelle constitue tout de mecircme un

certain pivot de toute analyse interpreacutetative Et en ce sens la deacutelimitation preacutecise de ses

principes agrave laquelle nous nrsquoavons pas ici la preacutetention drsquoapporter lrsquooccasion drsquoune reacuteelle

contribution revecirct sans doute encore un inteacuterecirct central

Le premier de ces principes crsquoest certainement le refus de la pratique systeacutematique

et impatiente laquo du soupccedilon textuel raquo et de la localisation du sens primaire drsquoun corpus dans

lrsquoenvers ou dans les marges de sa litteacuteraliteacute Ce principe tient tout entier dans lrsquoidentification

ouverte et reacutefeacuterentielle (compreacutehension) Voir la note preacuteceacutedente pour la reacutefeacuterence

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stricte qui pourrait ecirctre revendiqueacutee ici entre commentaire textuel et interpreacutetation doctrinale

la doctrine la theacuteorie la signification primaire drsquoun eacutecrit (au sens drsquoabord eacutetroit de la

proposition logique de laquo ce sur quoi il y a discussion raquo de ce qui peut ecirctre vrai ou faux) ne

reacuteside nulle part ailleurs que dans la borne des ressources seacutemantiques de son expression

effective ndash nul laquo hors texte raquo nul verso nulle reacuteserve enfouie de significations inavoueacutees

nulle exceacutedence drsquoideacutees et drsquoarcanes theacuteoriques ne doivent ecirctre invoqueacutes avant du moins que

ne soit pleinement saisi le sens doctrinal et premier du corpus traiteacute Crsquoest ainsi qursquoune

analyse doctrinale se refusera systeacutematiquement agrave srsquoenqueacuterir des arriegraveres-sens et des impenseacutes

du texte ndash si lrsquoon entend par lagrave un laquo reste raquo qui en motiverait de loin les mobiles profonds et

eacutechapperait pourtant aussi agrave son expressiviteacute ou agrave la logique de son eacuteconomie interne Ceci

nrsquoimplique pas qursquoil ne faille jamais commenter le jeu des renvois des omissions et des

distractions de la penseacutee ces omissions appartiennent agrave lrsquoeacutepaisseur mecircme de la chair

textuelle elles en constituent un factum elles srsquoy attestent dans le jeu de ses mises en

exergues elles se justifient dans lrsquoeacutevidence des ruptures et des suspensions des seacuteries

drsquoassociations discursives Dans notre cas ce principe sera de toute faccedilon faciliteacute par lrsquoideacuteal

drsquoexpressiviteacute qui anime la composition des eacutecrits peacutedagogiques agrave Wittenberg nous verrons

que cet ideacuteal commande tregraves largement lrsquoexigence drsquoune constante deacuteclaration et drsquoune

constante explicitation des accusations des critiques des dispenses ou des reacutefeacuterences du

discours Ce point revecirctira une importance insigne lorsque nous aurons agrave traiter la question du

statut de lrsquoanthropologie dans lrsquoœuvre theacuteologique de notre corpus Mais nrsquoanticipons pas

plus sur ce point

Ce principe geacuteneacuteral drsquoune fideacuteliteacute au sens textuel se deacutecline dans une seacuterie de trois

principes que nous listons et preacutesentons ici briegravevement Si les deux premiers semblent

srsquoaccorder avec lrsquoideacutee drsquoune analyse structurale crsquoest sans doute dans le troisiegraveme qursquoil nous

faudra trouver lrsquooriginaliteacute propre drsquoune meacutethode drsquoexplication et drsquointerpreacutetation

laquo positive raquo et peut-ecirctre aussi la reacutesolution des difficulteacutes que nous soulevions plus haut Ces

trois principes ndash qui constituent plutocirct des lignes drsquohorizon possibles que des principes-

recteurs reacuteels du travail qui nous preacutesentons ici ndash doivent se deacutecrire comme

a) Le principe du monadisme ou de lrsquoatomisme doctrinal crsquoest en lui-mecircme et dans

la seule clocircture de sa positiviteacute theacutematique que le corpus eacutetudieacute exhibe et construit des modes

de renvois des marques drsquoinfluences et des reacuteseaux drsquooppositions agrave un ensemble de doctrines

drsquoœuvres ou de programmes theacuteoriques anteacuterieurs ou contemporains La doctrine de ce

corpus doit donc ecirctre autant que possible eacutetudieacutee comme une entiteacute non poreuse close sur

12

elle-mecircme laquo sans portes ni fenecirctres raquo sans prise causale et sans source drsquoouverture directe

aux exteacuterioriteacutes textuelles Nous nrsquoentendons pas nier par lagrave le jeu des incidences

doctrinales lrsquoeffectiviteacute des interactions drsquoideacutees et lrsquoefficience ou la geacuteneacuterativiteacute laquo theacutetiques raquo

des rencontres theacuteoriques Sans doute ces diffeacuterents modes drsquointerfeacuterences preacutesident-elles agrave la

constitution de toute production discursive reacuteelle Sans doute leur eacutetude fournit-elle aussi au

commentateur le mateacuteriau neacutecessaire agrave une recomposition geacuteneacutetique des eacutetapes de

lrsquoengendrement des laquo systegravemes raquo et des penseacutees qui srsquoexhibent finalement agrave mecircme la

litteacuteraliteacute des œuvres effectivement produites Sans doute encore laquo Melanchthon raquo ndash par

exemple et puisqursquoil srsquoagira de lui ndash nrsquoest-il rien drsquoautre qursquoune certaine syntaxe des penseacutees

drsquoErasme drsquoAgricola de Luther et de quelques autres influences dont on pourra tenter dans

le cadre drsquoune eacutetude historique drsquoeacuteclairer les identiteacutes et drsquoassigner la mesure des rocircles

respectifs

Seulement ces influences theacuteoriques ne peuvent ecirctre prises pleinement dans le

cadre drsquoune analyse doctrinale comme des entiteacutes agrave la fois exteacuterieures et explicatives elles

sont soit manifestes et internes soit externes et inefficientes Une influence theacuteorique ndash la

suite par exemple de la freacutequentation reacutecurrente drsquoun ouvrage ou drsquoune eacutetude reacutepeacuteteacutee de la

penseacutee drsquoun laquo maicirctre raquo ndash nrsquoa aucune opeacuterativiteacute reacuteelle sur la constitution discursive de la

doctrine formuleacutee La reacutefeacuterence explicite au sermon lutheacuterien sur les Bonnes œuvres a bien

dans lrsquoeacuteconomie du locus de lege de la somme de 1521 une incidence argumentative et

doctrinale sur la theacuteorie meacutelanchthonienne de la loi Mais ce Sermon sur les bonnes œuvres

lui-mecircme nrsquoa pas pour autant dans la sphegravere propre de son autonomie textuelle de valeur

explicative reacuteelle quant au fait de la constitution de la formalisation de cette doctrine

laquo leacutegislative raquo Toutes les reacuteminiscences qui ne sont pas expresses et reacutefeacuterenceacutees ndash ou du

moins attestables dans le jeu drsquoombre et de lumiegravere que commande lrsquoeacuteconomie corpusculaire

elle-mecircme ndash doivent donc se voir dans une certaine mesure exclues du processus de

lrsquointerpreacutetation textuelle En particulier une analyse rigoureusement doctrinale semble devoir

srsquoexcepter tregraves largement de la pratique du commentaire comparatif des corpora textuels7 Et

quand elle srsquoy livre finalement crsquoest moins le factum des influences que lrsquoheureux hasard

drsquoune concordance (ou peut-ecirctre drsquoune harmonie preacuteeacutetablie ) qui devrait drsquoabord retenir son

attention

Il nrsquoest nullement besoin drsquoaller laquo voir dans Paul raquo pour comprendre le paulinisme

de Melanchthon nullement besoin de laquo fouiller raquo dans les sources textuelles meacutedieacutevales pour

7 Pratique agrave laquelle nous nous soumettrons pour notre part pourtant bien souvent Encore une fois ces quelques principes ndash dont il nrsquoest pas bien certain qursquoils puissent se voir rigoureusement mis agrave lrsquoœuvre ndash deacutesignent plutocirct des ideacutealiteacutes et des lignes drsquohorizon possibles que des normes reacuteellement contraignantes du travail qui suit

13

comprendre la condamnation lutheacuterienne de la laquo scolastique raquo Pour lrsquoanalyse doctrinale crsquoest

dans le seul enclos du lutheacuteranisme que Luther recompose lrsquouniteacute de repreacutesentation et de

doctrine de quelque chose de tel que la laquo scolastique raquo Et crsquoest dans la borne du seul corpus

de ses eacutecrits que se reacutepegravete aussi sous une forme propre et reconstitueacute le jeu des influences

augustiniennes ou bibliques qui commandent la constitution de sa propre doctrine du peacutecheacute

Mais les Sentences de Lombard elles-mecircmes nrsquoont rien agrave nous apprendre sur lrsquoaccusation

lutheacuterienne des Sentences ndash et la question de la fideacuteliteacute de la reformalisation expresse de la

doctrine lutheacuterienne du peacutecheacute agrave ses eacuteventuels anteacuteceacutedents augustiniens nrsquoa rien non plus agrave

nous apprendre sur la doctrine propre de Luther La diffeacuterence et lrsquoopposition drsquoun corpus

textuel agrave ces envers doctrinaux sont donc ndash que lrsquoon nous permette ici drsquouser encore drsquoun

vocabulaire archaiumlque ndash synchroniques et internes et non diachroniques et externes En

dehors de cette inteacuterioriteacute textuelle la mention des reacutefeacuterences exteacuterieures ne se charge

drsquoaucune porteacutee explicative reacuteelle dans le strict cadre de lrsquoexercice du commentaire doctrinal

b) Principe du monadisme discursif et de lrsquoeacutetancheacuteiteacute des logiques propres aux

diffeacuterents reacutegimes de causaliteacute Ce point appartient eacutevidemment deacutejagrave agrave titre de conseacutequences

agrave la sphegravere drsquoautoriteacute du principe de meacutethode preacuteceacutedent De la mecircme maniegravere que la doctrine

drsquoun corpus ne peut ecirctre expliqueacutee ou restitueacutee par le jeu meacuteta-textuel des contrarieacuteteacutes et des

affiniteacutes implicites qursquoelle noue avec drsquoautres corpora constitueacutes la signification theacuteorique

drsquoun discours ne peut ecirctre non plus recomposeacutees agrave partir de sa mise en rapport avec des

reacutealiteacutes qui nrsquoappartiennent pas au mecircme ordre de successions causales Crsquoest dans la borne

de la seule reacutealiteacute discursive et dans la sphegravere drsquoapplication des regravegles qui organisent

lrsquoentrelacement de ses eacutenonceacutes patents que le discours doit se voir finalement deacutecrit et

expliqueacute dans ses fondements et dans le lacis de ses diffeacuterents modes drsquooptions constructives

Une thegravese un eacutenonceacute ou un mouvement argumentatif peuvent bien se laisser indiquer comme

les conseacutequences et comme les suites drsquoun ensemble drsquoaxiomes drsquoune multipliciteacute inductive

drsquoexemples ou drsquoun argument drsquoautoriteacute mais non pas comme les effets drsquoune intention

consciente drsquoun inconscient psychique drsquoune infrastructure eacuteconomique drsquoune circonstance

historique drsquoune attitude vitale drsquoun esprit du peuple drsquoune conception du monde drsquoun jeu

de technologies de pouvoirs ou de quoi que ce soit qui nrsquoappartienne pas agrave la reacutealiteacute close du

discours et agrave son ordre de succession

Nous ne nions pas agrave nouveau que ces facteurs externes puissent avoir quelque

chose comme une laquo incidence raquo reacuteelle ndash dont il faudrait toutefois deacutecrire plus avant la nature

formelle ndash sur les orientations theacutematiques sur les choix theacuteoriques ou sur les eacutevolutions

14

theacutetiques du processus de constitution drsquoune penseacutee Et en ce sens la recomposition geacuteneacutetique

des eacutetapes de la composition drsquoun systegraveme drsquoideacutees ndash qui pourrait prendre ici le nom de

laquo geacuteneacutealogie raquo ndash peut bien srsquoautoriser dans une certaine mesure des reacutefeacuterences insistantes agrave

lrsquoun ou plusieurs de ces laquo infrastructures sous-jacentes raquo de ces laquo soubassements reacuteels raquo ou

de ces laquo sites raquo preacutesumeacutes de la geacuteneacuterativiteacute des doctrines Mais cette reacutefeacuterence ne vaut rien

dans le cadre drsquoune analyse doctrinale cest-agrave-dire lorsqursquoil srsquoagit drsquoeacutetudier non pas la penseacutee

mais le texte non pas le divers drsquoune repreacutesentation preacutesumeacutee mais lrsquoentrelacs drsquoune seacuterie

drsquoeacutenonceacutes effectivement produits

c) Principe de caracteacuterisation conjonctive de lrsquoeacuteconomie du corpus textuel Les

modes drsquoarticulations et lrsquoalgegravebre inteacutegral des relations qui tissent le fil de lrsquoorganisation

interne du corpus eacutetudieacute ne doivent pas ecirctre reconstitueacute sous la figure drsquoune combinatoire des

diffeacuterences mais sous le jeu drsquoune grammaire des identiteacutes des reacutepeacutetitions des reacuteiteacuterations et

des conjonctions drsquoideacutees La systeacutematiciteacute drsquoun ensemble textuel ne peut donc ecirctre

preacutesupposeacutee sous lrsquoallure geacuteneacuterale drsquoune laquo structure raquo (entendu au sens saussurien drsquoun reacuteseau

drsquoeacutecarts diffeacuterentiels) mais doit ecirctre attesteacutee ndash si elle existe ndash par une simple somme de

reacutepeacutetitions et de coiumlncidences theacutetiques Par lagrave la deacutependance interne des diffeacuterents eacuteleacutements

du systegraveme (par exemple un praeceptorum de la dialectique et un locus de la theacuteologie) ne

doit pas srsquoentendre comme la simple incompleacutetude logique de leur notion ou de leur

formulation respective et donc comme la suite de leur inter-conditionnement mais seulement

comme le reacuteseau des eacutechos et des reacutesonances dans lesquels se complegravetent et srsquoenrichissent

par reacuteiteacuteration ou par coiumlncidence successives leur sens et leur porteacutee initiales

Crsquoest le jeu de ces coiumlncidences qui seul peut fonder la thegravese drsquoune systeacutematiciteacute du

corpus eacutetudieacute Cette systeacutematiciteacute et cette interconfiguration des fragments corpusculaires

nrsquoimpliquent donc pas qursquoun certain moment textuel deacutetacheacute de lrsquoensemble des eacutecrits eacutetudieacutes

ne puisse pas deacutejagrave valoir aussi comme une reacutealiteacute discursive et signitive autonome et mecircme

en un certain sens deacutejagrave complegravete Prescrire le laquo confinement raquo de lrsquoattention exeacutegeacutetique agrave la

seule consideacuteration des coiumlncidences et des reacutepeacutetitions crsquoest en effet aussi rendre compte du

fait que deux moments discursifs puissent renvoyer lrsquoun agrave lrsquoautre et se laquo solidariser raquo sans

pour autant se rendre mutuellement indispensables et abstraits A ce principe reacutepond encore le

reacutequisit drsquoune obliteacuteration des cateacutegories du fondement dans lrsquoinvestigation systeacutematique drsquoun

corpus Crsquoest ainsi que nous nous dispenserons autant que possible dans le cercle mecircme des

laquo internaliteacutes raquo du texte de faire usage de toutes les cateacutegories syntheacutetiques de la conseacutequence

et de la fondation autrement que selon leur fonction logique eacutetroite et donc agrave lrsquoeacutechelle drsquoune

15

infeacuterence effectivement pratiqueacutee (y compris sous le mode drsquoune argumentation laquo mutileacutee raquo)

Le principe de la laquo justification par la foi raquo pourra bien nous apparaicirctre par exemple srsquoil est

preacutesenteacute comme tel dans un mouvement argumentatif clos comme la preacutemisse et comme le

fondement de la thegravese drsquoune articulation tripartite des sacrements Mais quelque chose comme

laquo la dialectique de Melanchthon raquo ne pourra en revanche jamais se laisser deacutecrire au-delagrave

drsquoun strict usage meacutetaphorique du terme comme le laquo fondement raquo et le principe reacuteel de

quelque chose comme la laquo theacuteologie de Melanchthon raquo De tels blocs discursifs reacutepugnent par

essence agrave entretenir un lien de fondation ou drsquointer-conditionnement fort sauf agrave ecirctre reacutepeacuteteacutes

expresseacutement lrsquoun dans lrsquoautre

Si la theacuteologie et la dialectique de notre auteur laquo font systegraveme raquo ce nrsquoest ni par la

reconstitution drsquoune combinatoire diffeacuterentielle ni par lrsquousage drsquoune ossature fondationnelle

et scheacutematique mais seulement par la preuve drsquoune somme de redondances et de reacutepeacutetitions

patentes qursquoil nous faudra donc en rendre compte Crsquoest le seul constat du fait que la

theacuteologie exemplifie et reacutepegravete effectivement les normes theacuteoriques de la science formelle de

lrsquoargumentation qui nous conduira agrave eacutemettre lrsquohypothegravese drsquoune systeacutematiciteacute de la scientificiteacute

wittenbergeoise cette systeacutematiciteacute nrsquoest pas lrsquoeffet ou la conseacutecution drsquoune somme de

principes laquo eacutepisteacutemologique raquo dans la theacuteologie crsquoest la reacutepeacutetition et le radotage de cette

eacutepisteacutemologie concregravetement laquo retenue raquo (sous formes drsquoaxiomes ou de regravegles implicites de

meacutethode) reacuteiteacutereacutee et mise agrave lrsquoœuvre dans la sphegravere de la doctrine chreacutetienne Ce principe sera

agrave la fois faciliteacute et compliqueacute dans notre cas par le fait que la systeacutematiciteacute du corpus nrsquoest

pas seulement un factum aveugleacutement opeacuteratoire dans la constitution des principes mais qursquoil

est encore nous le verrons objet drsquoun inteacuterecirct drsquoune reacuteflexion et drsquoune theacutematisation expresse

Or le principe de notre laquo grammaire des reacuteiteacuterations raquo nrsquoimplique pas que nos auteurs

conccediloivent neacutecessairement cette systeacutematiciteacute sous la figure drsquoune simple reacutepeacutetition du mecircme

(bien que nous verrons que crsquoest tout de mecircme en lrsquooccurrence le cas) Il faut eacutevidemment

distinguer ici lrsquoordonnancement interpreacutetatif sous lequel notre analyse doctrinale doit rendre

compte de la configuration explicite du corpus eacutetudieacute et la conception que nos auteurs

theacutematisent par ailleurs au sujet de cette configuration Il se pourrait bien que Melanchthon

entendre rendre compte de lrsquoarticulation de sa dialectique et de sa rheacutetorique sous lrsquoallure

drsquoun lien de fondation mais nous ne pouvons pas de notre cocircteacute nous satisfaire de cette

simple preacutetention et nous y tenir comme agrave un principe reacuteellement opeacuterant dans sa production

discursive8

8 Mais nrsquoest-ce pas par lagrave reacuteintroduire tout de mecircme une certaine forme de laquo pratique du soupccedilon raquo Assureacutement si lrsquoon entend par ce laquo soupccedilon raquo la confrontation infra-textuelle des modes de construction dudiscours et des annonces expresses qui se laissent formuler agrave son sujet Et en ce sens cette confrontation nrsquoest

16

Cette distinction peut paraicirctre subtile mais nous croyons qursquoelle fait pourtant toute

la diffeacuterence entre une analyse laquo dogmatique raquo et une analyse laquo positive raquo et laquo critique raquo de la

doctrine drsquoun texte A ce titre seulement la question de la systeacutematiciteacute peut ecirctre poseacutee dans

lrsquointerpreacutetation textuelle sans que ne srsquoy joue quelque chose comme une projection anticipeacutee

de ses structures En bref il nous faut partout et toujours nous en tenir au donneacute textuel et au

jeu des reacutepeacutetitions il nrsquoy a pas agrave laquo tirer de conseacutequence raquo drsquoune conjonction il nrsquoy a pas agrave

laquo conclure raquo drsquoun reacuteseau de coiumlncidences la conjonction porte en elle-mecircme la charge de ses

conseacutequences la coiumlncidence se charge de la valeur drsquoune conclusion Drsquoougrave ce qui srsquoavouera

peut-ecirctre comme lrsquoapparent rabacircchage et lrsquoapparente diffraction du preacutesent propos ndash cette

redondance est ineacutevitable elle appartient agrave la chair mecircme de toute analyse doctrinale

systeacutematique elle tient toute entiegravere dans cette ideacutee que lrsquoorganiciteacute drsquoun corpus est soit

fantasmeacutee et recomposeacutee dans les coulisses drsquoun a priori interpreacutetatif soit toute entiegravere deacutejagrave

tangible dans chacun de ses atomes discursifs

rien drsquoautre que le recueil patient des difficulteacutes ou eacuteventuellement mecircme des contradictions du texte Mais cesoupccedilon lagrave ne consiste pas agrave deacuteborder le sens au nom drsquoun non-dit ou drsquoun arriegravere-fond meacuteta-textuel ndash comme onle fait par exemple lorsqursquoon srsquoenquiert des conditions dieacuteteacutetiques physiologiques psychologiques oupsychanalytiques du discours

17

18

INTRODUCTION

sect1 Premiegravere perspective probleacutematique

Lrsquohistoriographie de la Reacuteforme a souvent reacuteserveacute un sort tout agrave fait eacutequivoque au

cas des premiers Loci communes de Philippe Melanchthon La porteacutee doctrinale la fonction

de formalisation et de systeacutematisation theacuteologiques mais aussi lrsquoimportance historique du

manuel de 1521 pour la peacutedagogie et la transmission de la dogmatique lutheacuterienne dans le

monde reacuteformeacute ont eacuteteacute partout reconnues ndash et peut-ecirctre mecircme parfois exageacutereacutees9 ndash par les

historiens et les theacuteologiens du protestantisme natif Mais cette reconnaissance souvent

rituelle srsquoest toujours et paradoxalement affilieacutee avec ce qursquoil faut bien deacutecrire aussi comme

un certain deacutesinteacuterecirct de la recherche pour une eacutetude pousseacutee sur la genegravese la meacutethode et les

ressorts theacuteoriques preacutecis de lrsquoouvrage du disciple wittenbergeois de Luther Il nrsquoexiste agrave

lrsquoheure drsquoaujourdrsquohui encore aucune veacuteritable eacutedition critique des Loci de 152110 ni mecircme

drsquoanalyses doctrinales pleinement approfondies sur un point speacutecifique de ses

deacuteveloppements theacutematiques11 Crsquoest souvent au deacutetour drsquoeacutetudes drsquoabord biographiques par le

biais de travaux consacreacutes au versant rheacutetorique et laquo linguistique raquo du corpus meacutelanchthonien

ou agrave lrsquooccasion drsquoexposeacutes geacuteneacuteralistes sur les principes de sa theacuteologie que le manuel a pu

9 Deacutejagrave Dilthey voyait dans la laquo dogmatique raquo de Melanchthon lrsquoexpression du principe central de laWeltanschauung de toute la Reacuteforme protestante laquo Dans ce sens la premiegravere eacutedition de la Dogmatique deMelanchthon eacutetait lrsquoeacutecrit dogmatique qui correspondait le mieux au veacuteritable esprit protestant raquo (Voirnotamment la discussion de la laquo dogmatique de Melanchthon raquo dans Conception du Monde et analyse delrsquoHomme Paris Cerf 1999 p 255 et suivantes) Lrsquointerpreacutetation de Dilthey a sous doute contribueacute agrave forgerlrsquointeacuterecirct de H G Gadamer lui-mecircme pour la theacuteologie meacutelanchthonienne (voir sa discussion de la doctrine dureacuteformateur et son laquo ancrage rheacutetorique raquo deacutejagrave dans Veacuteriteacute et Meacutethode) De maniegravere geacuteneacuterale nous renvoyons lesremarques qui composent cette introduction agrave la lecture croiseacutee des notes agrave la traduction allemande de Poumlhlmanndes Loci communes (Horst Georg Poumlhlmann Loci communes 1521 Lateinisch ndash Deutsch Guumltersloh GuumltersloherVerlagshaus 1997) agrave la biographie meacutelanchthonienne de Wilhelm Maurer (WMaurer Die junge Melanchthon(Band 1 der Humanist) Goumlttingen Vandenhoeck amp ruprecht 1967) agrave la biographie de Martin Greschatdeacutesormais traduite en franccedilais (M Greschat Philippe Melanchthon theologien peacutedagogue et humaniste ParisPUF 2011) agrave la discussion doctrinale de Ernst Bizer (E Bizer Theologie der Verheissung NeukirchenNeukirchener Verlag des Erziehungsvereins 1964) et agrave lrsquoouvrage de TWengert sur lrsquoexeacutegegravese meacutelanchthoniennede Jean (TJ Wengert Philip Melanchthonrsquos Annotationes in Johannem Genegraveve Droz 1987)10 Cette eacutedition critique est notamment appeleacutee des voeux de Sigfried Braumluer dans son article de 1999 laquo PhilippeMelanchthon et ses Loci communes de 1521 raquo publieacute dans Luther et la reacuteforme Paris Desjonquegraveres 200111 La laquo recension doctrinale raquo la plus complegravete des Loci communes reste agrave ce jour peut-ecirctre encore celle drsquoErnstBizer dans lrsquoouvrage susciteacute Mais cette lecture courte (une cinquantaine de pages sont consacreacutes aux Loci danslrsquoouvrage de 1964) est malgreacute sa profonde richesse encore eacutevidemment bien loin drsquoeacutepuiser les ressources decommentaires et drsquointerpreacutetations du manuel theacuteologique de 1521

19

finalement trouver place dans la litteacuterature secondaire consacreacutee agrave la premiegravere theacuteologie de

Wittenberg

Les amarres de ces analyses dans des perspectives deacutefinies par des enjeux des

intentions theacuteoriques ou des probleacutematiques drsquoabord eacutetrangegraveres agrave un inteacuterecirct strict pour les

Loci expliquent en partie le fait que lrsquoon se soit souvent attacheacute et restreint dans les eacutetudes de

lrsquoouvrage agrave des consideacuterations comparatives ou agrave des questions de filiations et drsquoheacuteritage12

En quel sens agrave partir de quand et jusqursquoougrave Melanchthon eacutetait-il lutheacuterien Que doit-il par

ailleurs agrave lrsquohumanisme drsquoErasme de Valla drsquoAgricola mais aussi aux œuvres oratoires

classiques grecques et romaines Quelle relation entretenait-il avec les autres reacuteformateurs

Partageait-il pleinement la haine lutheacuterienne pour la philosophie et la theacuteologie de lrsquoEcole

Ces questions dessinent entre autre lrsquoespace polariseacute des assignations possibles de lrsquoœuvre

theacuteologique du praeceptor Germaniae sous les deux grands labels de lrsquohumanisme et de la

Reacuteforme Crsquoest la question de la fideacuteliteacute de Melanchthon agrave ces deux estampilles ndash et celle de

leur compatibiliteacute ndash qui a ordinairement constitueacute lrsquoangle probleacutematique et le fil directeur des

eacutetudes consacreacutees aux Lieux Communs dans la litteacuterature savante germanophone et

anglophone contemporaines Ainsi si les grandes lignes dogmatiques les effets historiques

ou le jeu des influences et des heacuteritages du manuel sont globalement bien connus il nrsquoen va

pas de mecircme pour ce qui concerne son style discursif sa structure ou son eacuteconomie internes

et la meacutethode de sa theacuteologie

Crsquoest preacuteciseacutement agrave cette question de meacutethode et de forme que srsquoordonne drsquoabord

lrsquoeacutetude que nous preacutesentons ici Nous concentrerons restrictivement notre attention dans les

deacuteveloppements qui suivent sur la seule version preacutecoce du manuel theacuteologique ndash celle lagrave

mecircme qui teacutemoigne le mieux selon une opinion couramment admise13 et qursquoil nous faudra

interroger de lrsquoempreinte de la doctrine de Martin Luther Srsquoil est vrai que les Loci communes

de Melanchthon constituent bien la premiegravere expression formaliseacutee et systeacutematique de la

dogmatique lutheacuterienne ce sont des questions touchant aux formes de cette systeacutematiciteacute qursquoil

nous faudra drsquoabord poser Ces questions que nous eacutenumegravererons plus bas agrave lrsquooccasion du

premier parcours de lrsquoeacutepicirctre deacutedicatoire de lrsquoouvrage srsquoassignent toutes agrave la matrice drsquoune

interrogation centrale par quelle meacutethode et sous quelle forme discursive Melanchthon

entend-il porter et investir dans son manuel de 1521 le programme drsquoune reconstruction de

la somme theacuteologique

12 Crsquoest notamment lrsquoassignation trop stricte des commentaires des Loci communes agrave une discussion sur lesrapports de Melanchthon agrave lrsquohumanisme que regrette T J Wengert dans son introduction agrave lrsquoouvrage susciteacute13 Voir la note 10

20

sect2 Eleacutements biographiques

Philippe Melanchthon naicirct le 16 feacutevrier 1497 agrave Bretten sous le nom de Philipp

Schwarzerd14 Apregraves la mort preacutecoce de son pegravere en 1508 crsquoest lrsquohumaniste Jean Reuchlin ndash

connu aujourdrsquohui comme lrsquoun des tous premiers heacutebraiumlstes non-juif ndash qui se charge de son

eacuteducation Melanchthon maicirctrise tregraves jeune le latin et le grec et entame ses eacutetudes

universitaires agrave Heidelberg degraves le mois drsquooctobre 1509 La faculteacute des arts drsquoHeidelberg ougrave

notre eacutetudiant achegraveve son baccalaureacuteat en deux ans est agrave cette eacutepoque marqueacutee par un certain

deacutechirement entre le modegravele drsquoune formation conservatrice dans les sciences du discours ndash

fidegravele agrave la logique agrave la dialectique et agrave la philosophie de la via antiqua ndash et lrsquoinfluence

florissante de Rodolphe Agricola qui seacutejourna et mourut dans la ville une trentaine drsquoanneacutees

plus tocirct Melanchthon empecirccheacute dans la poursuite de ses eacutetudes par la direction de lrsquouniversiteacute

qui le juge trop jeune pour lrsquoobtention du master quitte Heidelberg en 1512 et rejoint la

faculteacute des arts de Tuumlbingen

Crsquoest agrave lrsquouniversiteacute de Tuumlbingen plus largement acquise au programme humaniste

drsquoune reacuteforme des studia mais surtout constitueacutee autour du modegravele de lrsquoenseignement

occamiste (via moderna) que le jeune eacutetudiant srsquoattache agrave une freacutequentation pousseacutee des

rheacutetoriques classiques de Ciceacuteron Quintilien ou Boegravece et aussi des eacutecrits logiques et

eacutepisteacutemologiques drsquoAristote Melanchthon commence agrave enseigner agrave Tuumlbingen peu apregraves

lrsquoobtention de son master le 25 janvier 1514 De lrsquoeacutepoque de ce premier enseignement sur

lequel nous reviendrons plus en deacutetail par la suite nous sont resteacutes drsquoabord un ensemble de

travaux de traductions et drsquoeacuteditions des lettres antiques ndash comme la compilation des œuvres

du poegravete comique Terence en 1516 ndash mais aussi un manuel pour lrsquoapprentissage du grec les

Institutiones graecae grammaticae parus au deacutebut de lrsquoanneacutee 1518 et qui constituera un

ouvrage-reacutefeacuterence de la peacutedagogie humaniste surtout dans ses versions ulteacuterieures Les cours

et les travaux de Melanchthon connaissent un succegraves assez retentissant et malgreacute le relatif

avant-gardisme de lrsquoenseignement agrave Tuumlbingen le jeune enseignant finit par ecirctre assez vite

jugeacute subversif par les cadres de lrsquouniversiteacute resteacutes fidegraveles au programme drsquoeacutetudes de la via

moderna Reuchlin manœuvre au printemps de lrsquoanneacutee 1518 pour garantir un poste

drsquoenseignement agrave Melanchthon dans la nouvelle universiteacute de Wittenberg fondeacutee en 1502 et

reacutegie par le prince-eacutelecteur de Saxe Freacutedeacuteric III

14 Nous renvoyons aux deux ouvrages reacutefeacuterenceacutes plus haut (Maurer et Greschat) pour toutes les consideacuterationsbiographiques qui suivent Pour une preacutesentation plus axeacutee sur la constitution des Loci communes voir aussi lesconsideacuterations preacuteliminaires de Poumlhlmann (opcit) ou les introductions syntheacutetiques aux deux traductionsanglaises de Wilhelm Pauck (W Pauck Melanchthon and Bucer Philadelphia Westminster Press 1969 p 1-18)et de Christian Preus (C Preus Loci communes 1521 Saint Louis Concordia Publishing House 2014 p 2-17)

21

En 1518 lrsquoenseignement agrave Wittenberg est presque exclusivement centreacute sur lrsquoeacutetude

de la theacuteologie ndash disputatio dogmatique lecture de lrsquoAncien Testament lecture du Nouveau

Testament ndash et lrsquoinstitution drsquoune chaire de grec et drsquoune chaire drsquoheacutebreu commandeacutee par le

prince-eacutelecteur depuis le deacutebut de lrsquoanneacutee semble donc drsquoabord obeacuteir agrave des inteacuterecircts

exeacutegeacutetiques plutocirct qursquoau mobile laquo humaniste raquo drsquoune curiositeacute savante pour les lettres

antiques Melanchthon est investi agrave Wittenberg dans la nouvelle faculteacute drsquoenseignement du

grec en aoucirct 1518 et prononce le 25 du mois son discours inaugural ndash transcrit et publieacute

presque immeacutediatement apregraves sous le titre De corrigendis adulescentiae studiis ndash dans

lrsquoEglise de la ville Le nouvel enseignant complegravete tregraves vite sa formation en theacuteologie et

srsquoengage pour la cause lutheacuterienne impliqueacutee dans une seacuterie de disputes doctrinales depuis

les quatre-vingt quinze thegraveses sur les Indulgences Crsquoest ainsi que Melanchthon accompagne

Carlstadt et Luther agrave la disputatio de Leipzig contre Jean Eck en juin et juillet 1519 A la fin

de cette mecircme anneacutee Melanchthon devient bachelier en theacuteologie en deacutefendant une seacuterie de

thegraveses qui anticipent partiellement les deacuteveloppements doctrinaux des Loci communes de

1521 Ces thegraveses se concentrent notamment sur la question de lrsquoautoriteacute de lrsquoEcriture et du

statut des auctores dans la constitution de la dogmatique mais formulent aussi une premiegravere

critique de la doctrine thomiste de la transsubstantiation Melanchthon consacre parallegravelement

un enseignement pousseacute agrave lrsquoexeacutegegravese des eacutepicirctres pauliniennes et notamment agrave lrsquoeacutepicirctre aux

Romains degraves le deacutebut de lrsquoanneacutee 1519 Une premiegravere production strictement exeacutegeacutetique ndash la

Theologica Institutio in Epistulam Pauli ad Romanos ndash est publieacutee agrave Wittenberg degraves 1519

reprenant la theacutematique des cours professeacutes dans le cadre de la faculteacute de grec Les Loci

communes de 1521 sont les fruits directs de cet enseignement preacutecoce

Le contexte wittenbergeois des quelques anneacutees qui preacutecegravedent la premiegravere parution

du manuel en deacutecembre 152115 est bien connu et abondamment documenteacute dans le cercle de

lrsquoœuvre historique et savante consacreacutee agrave lrsquoeacutevegravenement de la premiegravere Reacuteforme protestante16

Contentons nous de rappeler ici que lrsquoanneacutee 1520 est pour Luther lrsquooccasion drsquoune

production litteacuteraire intense qui reacutepond en partie aux mobiles circonstanciels drsquoune dispute

contre les theacuteologiens laquo romains raquo mais qui atteste aussi de lrsquointention drsquoune certaine

formalisation de la doctrine notamment sur les sujets de la justification par la foi sur le projet

de la reacuteforme des eacutetudes et sur la theacuteorie des sacrements De 1520 lrsquohistoriographie15 Selon toute vraisemblance la reacutedaction des Loci a eacuteteacute acheveacutee degraves avril 1521 soit avant mecircme lrsquo laquo eacutepisode raquo de Worms (Voir Greschat op cit p 29)16 La litteacuterature biographique sur Luther est innumeacuterable Pour ce qui est drsquoune simple remise en contextelaquo eacutevegravenementielle raquo et dans lrsquooptique de notre propos on peut srsquoen tenir par exemple en franccedilais agrave lrsquoouvrage deMarc Lienhard Martin Luther un temps une vie un message Paris Labor et fides 1991

22

lutheacuterienne a souvent retenu les trois laquo grands eacutecrits reacuteformateurs raquo ndash De la liberteacute du

chreacutetien Discours agrave la noblesse chreacutetienne de la nation allemande et le Preacutelude sur la

captiviteacute babylonienne de lrsquoEglise ndash qui reprennent formellement ces trois lignes

programmatiques dans des styles discursifs divers et dans le double usage des langues latine

et allemande Mais cette anneacutee de 1520 a aussi vu la parution drsquoun ensemble drsquoautres œuvres

doctrinales centrales comme le Sermon sur les bonnes œuvres (doctrine des commandements)

et le Sermon sur la nouveau testament (doctrine de la messe) explicitement mentionneacutees dans

le corps du texte des Loci17

Il nrsquoest guegravere utile de revenir par ailleurs en deacutetail sur les eacutetapes et les

conseacutequences du processus de lrsquoexcommunication de Luther en 1521 Cette excommunication

est deacutejagrave signifieacutee au reacuteformateur allemand le 3 janvier 1521 par la bulle papale Decet

romanum pontificem Le prince-eacutelecteur Freacutedeacuteric III acquis agrave la cause lutheacuterienne obtient de

lrsquoempereur Charles Quint que Luther soit jugeacute en marge de la diegravete de Worms et apregraves une

dispute laquo eacutequitable raquo avec les leacutegats de lrsquoEglise romaine La diegravete reconnaicirct agrave nouveau

comme heacutereacutetique un ensemble de thegraveses tireacutees des productions litteacuteraires lutheacuteriennes et le

reacuteformateur se voit donc sommeacute de reacutetracter sa doctrine le 17 avril 1521 Le refus de cette

reacutetractation entraicircne la mise au ban de lrsquoempire deacutefinitivement et officiellement promulgueacutee

par Charles Quint le 26 mai 1521 agrave lrsquooccasion de lrsquoEdit de Worms Avant cela Luther avait

deacutejagrave eacuteteacute extrait de la ville par le prince-eacutelecteur de Saxe dans la nuit du 4 mai 1521 et mis en

seacutecuriteacute au chacircteau de la Wartburg agrave Eisenach En lrsquoabsence du maicirctre ndash qui continue toutefois

drsquoassumer agrave distance une certaine fonction dirigeante vis-agrave-vis du volet poleacutemique de

lrsquoactiviteacute theacuteologique ndash crsquoest Melanchthon et Carlstadt notamment qui deviennent les figures

centrales de lrsquoenseignement wittenbergeois et qui se chargent drsquoorganiser le relais de la

doctrine dans lrsquoEmpire et sa deacutefense dans un contexte de controverses

sect3 Melanchthon et Luther

Nous reviendrons plus avant dans les preacutemisses de chacun des chapitres qui

composent cette eacutetude sur les circonstances deacutetailleacutees de la publication des quelques œuvres

meacutelanchthoniennes qui nous inteacuteresseront plus particuliegraverement pour lrsquoapproche analytique de

ses Loci communes De maniegravere geacuteneacuterale nous tacirccherons de nous assigner autant que

possible au seul horizon temporel de la fin de lrsquoanneacutee 1521 et de ne recourir qursquoaux

17 Ces deux traiteacutes lutheacuteriens sont notamment mentionneacutes par Melanchthon dans le locus de la diffeacuterence delrsquoancien et du nouveau Testament et plus tard dans la discussion sur la messe

23

mentions drsquoeacutecrits wittenbergeois contemporains ou immeacutediatement anteacuterieurs pour eacuteclairer le

jeu des correacutelations theacuteoriques qui situe et enclos la doctrine theacuteologique des Lieux communs

Cette assignation nous permettra conformeacutement aux deacutecisions meacutethodologiques que nous

avons esquisseacutees dans les consideacuterations preacuteliminaires de ne restituer le fil des influences

externes et des eacutevolutions immanentes de la penseacutee de Melanchthon qursquoagrave partir de lrsquoeacutevidence

drsquoune seacuterie de convergences ou de coiumlncidences doctrinales La deacutecoupe et lrsquoextraction

synchronique drsquoun instantaneacute textuel dans lrsquohistoire de la maturation et des reacutevolutions de la

doctrina sacra doit ainsi nous permettre de deacutegager les ressorts et lrsquooriginaliteacute du programme

theacuteologique wittenbergeois en eacutetendant tout agrave la fois notre recherche au-delagrave de son site

textuel theacuteologique mais sans non plus preacutesumer drsquouniteacutes discursives probleacutematiques ou de

liens arbitraires de synthegravese historique Le caractegravere syntopique qui viendra souvent se

surajouter agrave cette premiegravere exigence synchronique ndash et qui eacutenonce lrsquointention drsquoune reacuteduction

du champ drsquoinvestigation dans la clocircture drsquoun lieu unique lrsquouniversiteacute de Wittenberg ndash doit

encore renforcer la leacutegitimiteacute des correacutelations doctrinales que nous deacutecouvrirons par la suite

Crsquoest lrsquoexercice et lrsquoapplication aussi stricts que possible de cet impeacuteratif de meacutethode qui nous

permettra finalement de situer aussi et au-delagrave mecircme de toute interpreacutetation strictement

laquo positive raquo les coordonneacutees eacutepisteacutemologiques de la doctrine du manuel de 1521 dans le jeu

total de ses relations avec lrsquoars disserendi meacutelanchthonien avec lrsquohumanisme drsquoErasme et

drsquoAgricola mais surtout dans son rapport agrave la doctrine de Luther lui-mecircme

La question de la porteacutee et des limites du laquo lutheacuteranisme raquo de Melanchthon en 1521

a eacuteteacute vivement deacutebattue en Allemagne depuis les deacutebuts du dernier siegravecle et les progregraves de

lrsquoeacutedition du corpus des textes des reacuteformateurs18 Cette question de lrsquoincidence de Luther sur

lrsquoauteur des Lieux est doublement compliqueacutee par la coiumlncidence laquo geacuteographique raquo et

universitaire des deux penseurs et donc par le fait que rien ne permette drsquoattester ou mecircme de

preacutesumer que la constitution de la doctrine lutheacuterienne ndash telle qursquoelle se laisse formuler par

exemple agrave partir de ses productions de 1520 ndash soit elle-mecircme parfaitement pure et

indeacutependante drsquoune rencontre avec le travail de Philippe Melanchthon Quelle que soit la

datation que lrsquoon puisse proposer pour la laquo deacutecouverte reacuteformatrice19 raquo et la laquo premiegravere

formulation finaliseacutee raquo de la doctrine de Luther ndash et la question du lutheacuteranisme des Loci est

souvent tributaire drsquoune deacutecision sur cette datation ndash il demeure certain que Melanchthon

eacutetait deacutejagrave un enseignant respecteacute et influent agrave Wittenberg au moment de la reacutedaction des

18 Voir note 1019 En franccedilais on pourra se reporter agrave lrsquoouvrage de Marc Lienhard (ibid) qui fait un tour de la question de sesprotagonistes et de ses enjeux dans son dix-neuviegraveme chapitre laquo Une question controverseacutee raquo p 384 Nousaurons agrave y revenir plus en deacutetail par la suite

24

principaux eacutecrits doctrinaux lutheacuteriens Ce qui se donne agrave nous comme la doctrine

lutheacuterienne ndash et ce titre mecircme est encore probleacutematique ndash nrsquoest donc de toute faccedilon jamais

quelque chose qui puisse ecirctre consideacutereacute comme ayant eacuteteacute reccedilu de lrsquoexteacuterieur et comme apregraves

coup par Philippe Melanchthon A la constitution et agrave la formalisation de cette premiegravere

doctrine notre auteur a au moins assisteacute sinon mecircme contribueacute et participeacute pleinement

La question plus geacuteneacuterale du rapport de Melanchthon au maicirctre lutheacuterien ndash au-delagrave

donc du cas des seuls Loci ndash a motiveacute notamment en Allemagne la constitution drsquoune

litteacuterature secondaire remarquablement foisonnante20 Dans son article laquo Fuumlnfzehn Jahre

Melanchthonforschung raquo21 Peter Fraenkel ordonnait les diffeacuterents traitements et eacutetudes de la

question de cette relation des deux reacuteformateurs sous lrsquoopposition matricielle des thegraveses

anciennes de Karl Holl et de Werner Elert Pour Holl22 Melanchthon serait degraves le deacutepart mais

surtout agrave partir de la Confession drsquoAugsbourg agrave lrsquoorigine drsquoune profonde inflexion de la

doctrine theacuteologique de Luther ndash inflexion conccedilue il faut le dire dans le sens presque

univoque drsquoune trahison ou drsquoune corruption dogmatique A lrsquoinverse Elert23 a pu voir entre

lrsquoœuvre de Luther et ses reacuteameacutenagements melanchthoniens posteacuterieurs ndash et mecircme jusque dans

les derniegraveres versions des Lieux communs agrave la fin des anneacutees 1550 ndash une eacutevidente continuiteacute

et la marque drsquoune convergence doctrinale presque toujours reacuteiteacutereacutee

Sperl Neuser ou Pfister24 se sont rangeacutes du cocircteacute de la thegravese de Holl lagrave ougrave les travaux

de Ernest Bizer semblaient au contraire offrir agrave la theacuteorie drsquoElert lrsquooccasion drsquoune

confirmation Franz Hildebrandt souligna encore dans le prolongement de la thegravese initiale de

Holl cinq domaines theacutematiques dans lesquels Melanchthon aurait opeacutereacute de tregraves seacuterieux

ajustements par rapport agrave la theacuteologie lutheacuterienne initiale la tradition la raison la Loi le

rocircle de lrsquoEtat et lrsquoopposition agrave lrsquoEglise catholique Cette eacutetude de Hildebrandt eacutetait elle-mecircme

20 Toute la discussion qui suit et de maniegravere plus geacuteneacuterale notre traitement de la question des rapports deMelanchthon et de Luther se reacutefegraverent essentiellement au sixiegraveme chapitre de lrsquoouvrage de T J Wengert (opcitchap6 laquo Luther and Melanchthon on the Gospel of John raquo p 143 et suivantes)21 in Bibliothegraveque dHumanisme et Renaissance T22 Ndeg3 1960 (p 582-623)22 Karl Holl bdquoDie Rechtfertigungslehre in Luthers Vorlesung uumlber den Roumlmerbrief mit besonderer Ruumlcksicht aufdie Frage der Heilsgewissheitldquo in Gesammelte Aufsaumltze zur Kirchengeschichte vol1 Luther Tuumlbingen MohrSiebeck 1932 p 128 et suivantes Pour Holl crsquoest drsquoabord au sujet de la doctrine de la justification queMelanchthon se serait rendu coupable tregraves tocirct et peut-ecirctre mecircme des ses premiers Loci communes drsquounetrahison doctrinale et drsquoune quasi reacutegression agrave la laquo scolastique raquo Les disciples de Holl se sont souvent aussiconcentreacutes sur lrsquoaccusation du locus de la loi naturelle que nous aurons agrave rencontreacute au cours de notre eacutetude23 Werner Elert bdquoHumanitaumlt und Kirche Zum 450 Geburtstag Melanchthonsldquo in Zwischen Gnade und UngnadeMuumlnchen Evangelischer Presseverband fuumlr Bayern 1948 p 96 et suivantes24 Neuser Der Ansatz der Theologie Philipp Melanchthons Neukirchen Verlag des Erziehungsvereins 1957 Sperl Melanchthon zwischen Humanismus und Reformation Munich C Kaiser 1959 Pfister Die Entwicklungder Theologie Melanchthons unter dem Einfluss der Auseinandersetzung mit Schwarmgeistern undWidertaumlufern Freiburg Deutsche Pax-Christi-Bewegung 1968

25

encore meneacutee dans une intention apologeacutetique explicite il srsquoagissait de deacutefendre la pureteacute de

la theacuteologie de Luther contre les constructions allogegravenes de lrsquo laquo humaniste Melanchthon25 raquo

Plus reacutecemment Alfons Bruumlls et Martin Greschat26 ont renouveleacute la perspective

probleacutematique sur la question en reconduisant le deacutebat drsquoun point de vue initialement centreacute

sur la recherche des points de convergences et drsquooppositions doctrinales agrave la question du

mode de collaboration entre les deux reacuteformateurs Ainsi lrsquoeacutevolution des rapports entre

Luther et Melanchthon serait moins agrave comprendre comme le procegraves drsquoune lente deacutechirure

theacuteologique que comme la signature de la transition progressive du statut mecircme de Philippe

Melanchthon agrave Wittenberg de celui drsquoeacutelegraveve et disciple agrave celui drsquo laquo eacutegal raquo de Luther De

maniegravere geacuteneacuterale la recherche contemporaine semble srsquoattacher deacutesormais agrave rejeter toute

interpreacutetation trop continuiste de la relation des deux reacuteformateurs et agrave marquer plutocirct les

eacutetapes et les mobiles de ce qui apparaicirct finalement comme un deacutechirement doctrinal

progressif

La plupart de ces thegraveses nrsquointeacuteressent le cas speacutecifique des premiers Lieux communs

que de maniegravere assez lointaine A lrsquoheure de la reacutedaction et de la publication du manuel

theacuteologique en 1521 Melanchthon adhegravere sans restrictions aux grands principes de la doctrine

lutheacuterienne mais aussi comme nous le verrons agrave ses ramifications theacutematiques et agrave ses

impeacuteratifs meacutethodiques les plus fins Les quelques innovations doctrinales que disseacutemine ccedila et

lagrave la conceptualiteacute propre de lrsquoouvrage ndash et notamment le lieu de la loi naturelle27 ndash ne

srsquooriginent pour nous que des carences et des vides notionnels du discours lutheacuterien Ces

innovations par ailleurs peu nombreuses nrsquoobeacuteissent par lagrave qursquoau mobile geacuteneacuteral drsquoune

systeacutematisation En ce sens et srsquoil nous est permis drsquoanticiper quelque peu les reacutesultats des

eacutetudes posteacuterieures pour clore provisoirement cette question inaugurale les Lieux nous

apparaicirctront bien comme une formalisation dogmatique fidegravele du lutheacuteranisme

En cela nous rattacherons encore directement nos conclusions agrave celles des travaux

drsquoErnst Bizer auteur notamment drsquoune eacutetude sur le jeune Melanchthon (1519-1524) parue en

1964 sous le titre Theologie der Verheissung Ernst Bizer consacre une cinquantaine de pages

de son ouvrage agrave une eacutetude serreacutee des Loci communes de 1521 ndash peut-ecirctre encore aujourdrsquohui

lrsquoeacutetude la plus preacutecieuse agrave ce sujet ndash mais srsquoattache aussi agrave un commentaire presque litteacuteral

des travaux exeacutegeacutetiques posteacuterieurs ou contemporains et notamment les Annotationes in

25 Franz Hildebrandt Melanchthon Alien or Ally Cambridge University Press 194626 Voir Alfons Bruumllls Die Entwicklung der Gotteslehre beim jungen Melanchthon 1518-1535 Bielefeld Luther-Verlag 1975 et Martin Greschat Melanchthon neben Luther Studien zur Gestalt der Rechtfertigungslehrezwischen 1528 und 1537 Witten Luther-Verlag 196527 Qui constitue dans le cœur du locus de lege lrsquoinnovation notionnelle principale des Loci communes et surlaquelle nous reviendrons en deacutetail dans notre cinquiegraveme chapitre

26

Matthauem et les Annotationes in Iohannem de 1522 A lrsquoissue de cette derniegravere eacutetude Bizer

pourra conclure sur la question des rapports de Melanchthon et de Luther

laquo Le reacutesultat de notre investigation me semble clairement univoque Dans tous les thegravemesque nous avons abordeacute agrave lrsquooccasion de notre eacutetude Melanchthon srsquoaccorde avec LutherNotre commentaire de Jean nrsquoexhibe autant que je peux lrsquoaffirmer aucune diffeacuterencesubstantielle28 raquo

Le simple eacutenonceacute drsquoune stricte fideacuteliteacute doctrinale des premiers Loci communes aux

thegraveses theacuteologiques de Luther ndash que nous ne formulons ici qursquoagrave des fins probleacutematiques et

introductives provisoires ndash nrsquoest en lui-mecircme qursquoune affirmation encore tout agrave fait creuse

Drsquoune part cet eacutenonceacute ne dit rien du fond theacuteorique ou du principe intentionnel de la

communauteacute des deux reacuteformateurs drsquoautre part ndash et peut-ecirctre plus gravement ndash il ne justifie

pas non plus lrsquointeacuterecirct drsquoune eacutetude des Loci communes et en ruine mecircme le sens profond en

rendant la reacutedaction du traiteacute exteacuterieure et eacutetrangegravere au procegraves historique de la constitution

commune de la theacuteologie formaliseacutee wittenbergeoise Ce qursquoil srsquoagira pour nous de

comprendre crsquoest drsquoabord le sens preacutecis de cette fideacuteliteacute meacutelanchthonienne en 1521 et

notamment ses points drsquoamarrages explicites dans la production litteacuteraire lutheacuterienne

contemporaine

Au-delagrave de lrsquoeacutevidence drsquoune reprise des labels geacuteneacuteraux ndash et vides en tant que tels ndash

de la justification par la foi du principe de la sola scriptura du sacerdoce universel de la

neacutegation du libre arbitre29 ou de la centraliteacute doctrinale de lrsquoopposition de la Loi et de

lrsquoEvangile il nous faudra encore tacirccher de restituer le jeu de la hieacuterarchisation des prioriteacutes

dogmatiques des variations de regard des mises en exergue theacutematiques des releacutegations en

arriegravere plan etc Sous quels principes matriciels et sous quel scheacutema de distribution discursive

srsquoordonne dans lrsquoeacuteconomie des Lieux communs la formalisation des thegravemes et des diffeacuterents

moments dogmatiques de la doctrine de Luther A quels concepts ou agrave quels reacuteseaux de

notions Melanchthon entend-il precircter une valeur de preacutemisse une porteacutee fondationnelle ou

laquo axiomatique raquo Quelles thegraveses theacuteologiques apparaissent au contraire comme des

conseacutequences deacuteriveacutees des secondariteacutes logiquement heacuteteacuteronomes Ces quelques questions

excegravedent tregraves largement la seule extension du problegraveme des convergences doctrinales Ou

plutocirct elles entendent porter le problegraveme de cette convergence sur le terrain de la meacutethode de

28 Opcit p 28629 Il faut bien avouer toutefois qursquoen 1521 lrsquoaccusation meacutelanchthonienne du libre arbitre est sans doute plusviolente et plus systeacutematique que tout ce que Luther a pu dire aussi agrave ce sujet Rappelons que le De servoarbitrio ndash qui constitue eacutevidemment le lieu textuel de lrsquoaccusation lutheacuterienne du dogme du libre-arbitre ndash neparaicirct qursquoen 1525

27

la structure et de la forme discursive A lrsquoissue de cette eacutetude nous espeacuterons pouvoir montrer

que lrsquoarrimage des Loci dans le programme theacuteologique lutheacuterien ne se reacutesume pas agrave une

simple reacutepeacutetition ou agrave une stricte reacuteorganisation systeacutematique de la premiegravere doctrine du

reacuteformateur Ce que nous voudrions au contraire mettre en lumiegravere crsquoest que les modes

mecircmes de cette reacuteorganisation ses formes son style et le type de processualiteacute qui anime

lrsquoenchaicircnement de ses deacuteveloppement theacutematiques se laissent encore situer eux aussi dans la

ligneacutee directe drsquoun projet commun pour la reconstruction de la doctrina sacra

Lrsquoeacuteconomie discursive des Loci communes nous paraicirctra en ce sens ne justifier

aucunement lrsquoopposition ndash sous le scheacutema geacuteneacuteral drsquoune distinction du contenu et de la forme

ndash drsquoune intention dogmatique fidegravele agrave Luther et drsquoune originaliteacute structurelle et meacutethodique

qui attesterait de lrsquoautonomie theacuteorique drsquoun programme speacutecifiquement meacutelanchthonien Si

le manuel de 1521 est profondeacutement lutheacuterien dans son aspect strictement dogmatique il lrsquoest

agrave notre sens bien plus encore dans son style discursif et dans ses impeacuteratifs de meacutethode Crsquoest

donc par delagrave la surface theacutematique du jeu des lieux de la Loi de lrsquoEvangile du peacutecheacute de la

foi de la justification ou des signes (ou sacrements) vers une attention agrave lrsquoinfrastructure

textuelle et au sens de la formalisation du discours theacuteologique que nous devrons conduire

notre investigation Crsquoest agrave mecircme le deacutebrouillement des jeux de coordinations topiques de

cette eacutechelle infrastructurelle et ndash en apparence ndash formelle de lrsquoouvrage qursquoapparaicirctra avec

une nouvelle clarteacute ce qui srsquoavouera encore comme les grands principes du programme

theacuteologique commun de lrsquouniversiteacute de Wittenberg la dispense theacuteologique de

lrsquoanthropologie la mise en exergue doctrinale de lrsquoaccusation des faux lieux de la

laquo sophistique raquo philosophico-scolastique la construction dichotomique et polariseacutee des lieux

le deacuteplacement successif des oppositions topiques et leurs ordonnancement sous le scheacutema lui

mdashmecircme mobile du partage de lrsquoexteacuterioriteacute et de lrsquointeacuterioriteacute lrsquoorganiciteacute du discours

theacuteologique et sa reacuteduction abreacuteviative agrave la question des beacuteneacutefices du Christ le principe de

lrsquoauto-exeacutegegravese de lrsquoEcriture et la critique de lrsquoalleacutegorie la construction temporelle de la

doctrine et sa structuration sous la dichotomie geacuteneacuterale des cateacutegories de lrsquoancien et du

nouveau etc

sect4 Les Loci communes bref parcours de lrsquoeacutepicirctre deacutedicatoire

Tacircchons de ne pas anticiper plus encore les deacuteveloppements analytiques et

interpreacutetatifs de la chair de notre manuel La construction de la probleacutematique du preacutesent

28

travail pourrait srsquoarrecircter agrave vrai dire agrave la seule mention de son titre complet Loci communes

rerum theologicarum seu hypothyposes theologicae Dans ce titre tous les termes offrent au

commentateur contemporain lrsquooccasion et le point de deacutepart drsquoune investigation Quel sens

meacutethodologique doit-on precircter agrave ces dits laquo lieux communs raquo Selon quelle acception ces lieux

peuvent-ils ecirctre dits laquo theacuteologiques raquo Que signifie lrsquoeacutequivalence (laquo seu raquo) eacutenonceacutee entre loci

communes et hypotyposes La bregraveve eacutepicirctre deacutedicatoire adresseacutee agrave Tilleman Plettener preacutecise

quelque peu lrsquoorientation formelle et la fonction peacutedagogique du manuel de 1521 Crsquoest agrave

partir drsquoune premiegravere lecture de cette adresse que nous formulerons les quelques questions qui

constitueront les fils conducteurs constants de notre eacutetude

Remarquons drsquoabord que cette eacutepicirctre ne renferme aucune reacutefeacuterence directe aux

circonstances du schisme lutheacuterien ni aucune mise en contexte ou en situation de lrsquoouvrage

dans le cercle des causes laquo disputatoires raquo et laquo strateacutegiques raquo qui pourraient accompagner en

geacuteneacuteral lrsquointention reacuteformatrice Si comme nous le verrons Melanchthon tendra constamment

agrave affilier dans ses œuvres rheacutetoriques le souci de la formalisation dogmatique agrave un inteacuterecirct

homileacutetique direct le problegraveme de la diffusion de la Parole et de la preacutedication pastorale est

au contraire et en apparence du moins tout agrave fait absent des premiers Loci Le nom mecircme de

laquo Luther raquo et lrsquoadheacutesion doctrinale de la somme des Lieux aux principes de sa theacuteologie ne

sont jamais expresseacutement mentionneacutes dans lrsquoensemble des consideacuterations introductives Crsquoest

drsquoabord agrave un programme strictement didactique que Melanchthon semble indexer sa

compilation topique Immeacutediatement apregraves ses formules de deacutedicace notre reacuteformateur

eacutenonce ainsi lrsquoorientation formelle du manuel sous les auspices du contexte strictement

universitaire et laquo professoral raquo de sa reacutedaction

laquo Lrsquoanneacutee derniegravere alors que jrsquoeacutetais en train de preacuteparer une explication de lrsquoeacutepicirctre auxRomains de Paul nous avons meacutethodiquement ordonnanceacute ses diffeacuterents contenus sous lesplus communs des lieux theacuteologiques Cette eacutetude [lucubratiuncula] reacutepondait au seul butdrsquoindiquer grossiegraverement aux eacutetudiants agrave qui je professais un enseignement priveacute lesprincipaux arguments des discussions [disputationis] de Paul Mais cette eacutetude a eacuteteacute renduepublique par quelqursquoun dont jrsquoignore lrsquoidentiteacute Qui que soit lrsquoauteur de cette publication jedois dire qursquoil a fait preuve de plus de zegravele que de bon sens Jrsquoai en effet composeacute cette eacutetudede telle sorte qursquoil soit difficile de comprendre preacuteciseacutement son sens indeacutependamment drsquounereacutefeacuterence constante agrave lrsquoeacutepicirctre de Paul Maintenant que je ne peux plus retirer ce livre qui aeacuteteacute rendu public jrsquoai cru qursquoil eacutetait preacutefeacuterable de le revoir et de le retravailler puisque laplupart de ses deacuteveloppements requiegraverent des arguments plus preacutecis et neacutecessitent unereacutevision pousseacutee30 raquo

30 laquo Anno superiore Paulinam epistolam quae Romanis inscripta est enarraturi communissimos rerumtheologicarum locos adeoque illius epistolae farraginem seu methodica ratione digessimus Quaelucubratiuncula cum in hoc tantum esset parata ut Paulinae disputationis argumentum kai elegkon quam

29

Ce qui nous est connu aujourdrsquohui comme la premiegravere formalisation de la

dogmatique lutheacuterienne srsquoeacutenonce donc drsquoabord dans les termes drsquoune simple reacuteorganisation

topique ou drsquoun laquo reacutearrangement meacutethodique raquo de la doctrine paulinienne de lrsquoeacutepicirctre aux

Romains Le texte reacutepegravete et retriple mecircme le caractegravere laquo meacutethodique raquo et laquo ordonneacute raquo du

projet de cette topologie sous la formule quasi-redondante laquohellipmethodica ratione

digessimus raquo Melanchthon rappelle par suite les conditions de la publication drsquoune toute

premiegravere version de lrsquoouvrage et son intention premiegravere en marquant drsquoabord la stricte

vocation peacutedagogique du texte publieacute agrave son insu Le fait que le reacuteformateur nrsquoavait pas

construit le plan de son travail peacutedagogique en vue drsquoune publication ulteacuterieure explique

encore les carences et lrsquoinsuffisance argumentatives de la premiegravere version ndash qui nous est

connu sous le titre Rerum theologicarum capita seu loci publieacute agrave Wittenberg en 1520 Cette

version en effet nrsquoeacutetait pas au deacutepart preacutevue pour ecirctre lue en dehors du cadre strictement

exeacutegeacutetique drsquoune explication didactique de lrsquoeacutepicirctre aux Romains Le caractegravere public eacutetant

deacutejagrave effectif Melanchthon se voit donc contraint de srsquoatteler agrave certaines reacutevisions preacutecisions

et reformulations pour que les Loci ndash dont la premiegravere version officielle est publieacutee environ un

an apregraves le texte illeacutegitime ndash soient adapteacutes au lectorat subi et agrave un contexte agrave la fois extra-

universitaire et extra-exeacutegeacutetique Crsquoest donc dans le sens drsquoune autonomisation discursive que

Melanchthon retravaille drsquoabord le mateacuteriau de son cours de 1520 Crsquoest cette autonomie

acquise qui finit par confeacuterer au texte de 1521 une allure de dogmatique systeacutematiseacutee

Toutefois cette autonomie discursive ne doit pas pour autant se concevoir hors de toute

reacutefeacuterence au canon biblique Crsquoest encore agrave lrsquoassignation drsquoune aide-lecture ou drsquoun simple

index de lrsquoEcriture que Melanchthon restreint par la suite la porteacutee de ses Loci communes

laquo Je preacutesente ici les principaux lieux de la doctrine chreacutetienne pour que les jeunes eacutetudiantspuissent connaicirctre ce qursquoils doivent en tout premier lieu chercher dans lrsquoEcriture et pourqursquoils puissent reacutealiser combien sont corrompues toutes les hallucinations theacuteologiques de

ceux qui nous ont exposeacute les sophismes drsquoAristote plutocirct que lrsquoenseignement du Christ Nous traitons en veacuteriteacute de tout tregraves briegravevement parce que [le manuel] srsquoacquitte bien plutocirctdrsquoun rocircle drsquoindex que de celui de commentaire Crsquoest ainsi que nous eacutetablissons simplementici une nomenclature des lieux au moyen desquels le parcours [des lecteurs et interpregravetes]dans lrsquoEcriture Sainte doit ecirctre dirigeacute Nous preacutesentons donc seulement en quelques mots ceen quoi se tient la somme de la doctrine chreacutetienne Je ne fais pas cela pour eacuteloigner les

pinguissime iis indicaret quos privatim docebamus tamen nescio a quibus evulgari coepit quorum mihiquicunque tandem publicaverunt studium magis quam iudicium probatur nempe quod ita scripsissem ut sinePauli epistola non satis intelligi posset quid in toto opere secutus essem Nunc quia mihi non est in manulibellum propemodum publici iuris factum premere visum est recognoscere ac sub incudem revocareDesiderabant enim pleraque accuratiorem disputationem pleraque etiam limam raquo Melanchhton Loci communes1521 Lateinisch-Deutsch (Poumlhlmann) opcit p 12 W[1-3]

30

eacutetudiants de lrsquoEcriture par des disputes obscures et embarrasseacutees mais plutocirct pour lesreconduire autant que possible agrave celle-ci De maniegravere geacuteneacuterale je ne suis pas favorable auxcommentaires et pas seulement agrave ceux des anciens Loin de moi [donc] lrsquoideacutee drsquoeacuteloigner quique ce soit du canon de lrsquoEcriture avec un eacutecrit trop long31 raquo

Cette citation qui constitue le plus bref exposeacute du programme formel des Lieux

communs doit nous permettre de reconduire notre question initiale - sous quelle meacutethode et

sous quelle forme discursive Melanchthon entend-il reconstruire la somme theacuteologique ndash agrave

une seacuterie de problegravemes qui constitueront les premiers fils directeurs de notre enquecircte

i) Qursquoest ce qursquoun lieu commun theacuteologique Cest-agrave-dire drsquoune part qursquoest ce

qursquoun lieu commun Et drsquoautre part en quel sens peut-il ecirctre dit laquo theacuteologique raquo

ii) De quels preacutesupposeacutes de quelle doctrine ou de quelle source Melanchthon tire-t-

il la liste de ces lieux Sont-il deacuteriveacutes de lrsquoEcriture elle-mecircme ndash et alors selon quelle meacutethode

et selon quelle neacutecessiteacute Sont-ils repris drsquoune tradition ou drsquoune autoriteacute extra-scripturaire

Ou sont-ils encore tireacutes de quelque chose de tel qursquoun a priori theacuteologique ndash voire mecircme

deacuteduits suivant la meacutethode drsquoune rationaliteacute laquo commune raquo

iii) Quelle est la nature formelle preacutecise de ce qui se laisse deacutecrire ici comme une

laquo somme de la doctrine chreacutetienne raquo Sagit-il dune œuvre strictement exeacutegeacutetique ndash dune

interpreacutetation de lEcriture Ou sagit-il dune reconstruction doctrinale dun nouveau systegraveme

theacuteologique ndash une dogmatique

iv) Enfin quest-ce qui leacutegitime un tel laquo reacutearrangement meacutethodique raquo un tel

agencement sous des lieux theacuteologiques communs de la doctrine chreacutetienne Quelle en est la

meacutethode Quelles sont notamment les significations preacutecises de ces titres drsquo laquo index raquo de

31 laquo Porro quod ad argumenti summam attinet indicatur hic christianae disciplinae praecipui loci ut intelligatiuventus et quae sint in scripturis potissimum requirenda et quam foede hallucinati sint ubique in re theologicaqui nobis pro Christi doctrina Aristotelicas argutias prodibere Parce vero ac breviter omnia tractamus quodindicis magis quam comentarii vice fungimur dum nomenclaturam tantum facimus locorum ad quos velutidivertendum est erranti per divina volumina dum paucis tantum verbis monemus et quibus summa christianaedoctrinae pendeat Non hoc ago ut ad obscuras aliquas et impeditas disputationes a scripturis avocem studiosossed ut si quos queam ad scripturas invitem Nam in universum no admodum aequus sum commentariis neveterum quedem tatum abest ut ullo meo longiore scripto velim quenquam a canonicae scripturae studioretrahereraquo Melanchhton op cit p 14 W[4-6] Nous nrsquoajoutons des majuscules agrave lrsquo laquo Ecriture raquo que pour eacutevitertoute ambiguiumlteacute De maniegravere geacuteneacuterale nous nrsquoajouterons aucune majuscule sauf lorsque leur usage estabsolument canonique dans notre langue comme dans le cas des noms propres ou du terme laquo Dieu raquo parexemple En particulier nous nrsquoajouterons pas de majuscules aux expressions de la laquo Loi raquo ou de lrsquo laquo Evangile raquo

31

laquo nomenclature raquo Quel est encore le sens de lrsquoopposition que ces titres semblent construire

vis-agrave-vis du genre du commentaire

La premiegravere seacuterie de questions (i) fait eacutecho agrave lrsquoapparence de contradiction que

renferme lrsquoexpression mecircme de laquo lieu commun theacuteologique raquo Nous savons que sous ce titre

des laquo loci communes raquo la tradition latine antique mais aussi lrsquohumanisme contemporain

drsquoAgricola ou drsquoErasme entendaient drsquoabord deacutesigner le concept aristoteacutelicien des laquo kοινοί

τόποι raquo dont la description des modes speacutecifiques constitue preacuteciseacutement le cœur des Topiques

de lrsquoOrganon Ce concept transversal agrave lrsquooeuvre rheacutetorique et agrave la dialectique du philosophe

stagirite renvoie au deacutepart agrave lrsquoensemble des schegravemes formels de raisonnements constitueacutes agrave

partir des jeux de structures de la doctrine logique des preacutedicables32 A partir du fait de

lrsquoinclusion stricte du domaine des preacutedicats du genre dans celui des preacutedicats de lrsquoespegravece le

dialecticien ou lrsquoorateur pouvait ainsi construire des formes argumentatives comme celles qui

eacutenoncent que laquo tout ce qui est vrai du genre est vrai de lrsquoespegravece raquo ou que laquo tout ce qui est

faux de lrsquoespegravece est faux du genre raquo etc

Ces schegravemes de raisonnements eacutetaient voueacutes agrave ecirctre convoqueacutes pour lrsquoinvention des

arguments dans le champ des discussions publiques ou dans les disputes de la vie ordinaire

Par lagrave lrsquousage des lieux srsquoindexaient aussi agrave la sphegravere discursive des matiegraveres plausibles ou

probables et srsquoexceptait donc toujours du reacutegime de la neacutecessiteacute analytique de la science En

ce sens la dite laquo communauteacute raquo des lieux communs deacutesignait en fait au deacutepart la seule

extension universelle de leurs usages possibles Si le lieu commun est commun pour Aristote

crsquoest drsquoabord parce que le reacutegime discursif ndash rheacutetorique ou dialectique ndash qui deacutefinit la porteacutee

de son exercice traverse les clocirctures propres aux domaines reacutegionaux auxquels se voient

assigneacutees les diffeacuterentes sciences particuliegraveres Si les lieux communs sont communs crsquoest

parce que les arts rheacutetorique et dialectique dont ils constituent les instruments de meacutethode

portent pareillement laquo sur des matiegraveres qui eacutetant communes drsquoune certaine faccedilon agrave tout le

monde sont de la compeacutetence de tout un chacun et ne relegravevent drsquoaucune science deacutelimiteacutee33 raquo

Le lieu commun aristoteacutelicien est donc toujours et par essence heacuteteacuterogegravene agrave la logique propre

de la science

Mais comment peut-on faire degraves lors du lieu commun lrsquoinstrument de la

reconstruction drsquoune science particuliegravere ndash drsquoune science la theacuteologie indexeacutee semble-t-il agrave

une reacutegion de lrsquoecirctre deacutelimiteacutee et speacutecifique Quel rapport le concept meacutelanchthonien

32 Voir Aristote Topiques Paris VRIN 2004 livre II-VII p 61ndash309 et Aristote Rheacutetorique Paris GF 2007livre II chap 24-25 p 377ndash42033 Rheacutetorique premier chapitre premier livre op cit

32

entretient-il encore avec cette tradition de la rheacutetorique antique Cette premiegravere question

conduira notre eacutetude sur le chemin drsquoun long deacutetour par une explication textuelle de lrsquoœuvre

dialectique et rheacutetorique du reacuteformateur Nous verrons que si cette œuvre contemporaine et

mecircme souvent anteacuterieure aux Loci doit beaucoup agrave la tradition antique de la rheacutetorique latine

(notamment Ciceacuteron et Quintilien) ainsi qursquoaux travaux drsquoErasme crsquoest drsquoabord dans le De

inventione dialectica drsquoAgricola qursquoelle puise ses principaux ressorts conceptuels Notre

premier chapitre sera entiegraverement consacreacute agrave une eacutetude textuelle serreacutee de certains

deacuteveloppements du manuel de lrsquohumaniste hollandais sans lequel ne peuvent se comprendre

pleinement le sens de la meacutethodologie et de lrsquo laquo eacutepisteacutemologie raquo meacutelanchthonienne

sect5 Lrsquoimpeacuteratif drsquoabreacuteviation discursive

Crsquoest sous le problegraveme du sens de lrsquoimpeacuteratif geacuteneacuteral drsquoabreacuteviation discursive que se

laisse finalement reacuteduire agrave une certaine uniteacute le divers de nos questions preacuteceacutedentes Nous

verrons que la deacutecision meacutethodologique drsquoune reacuteorganisation topique de la doctrina sacra

srsquoaffilie lui-mecircme au mobile matriciel de ce programme abreacuteviatif Mais crsquoest encore agrave ce

mecircme mobile que srsquoordonnent aussi le choix pour la forme de lrsquo laquo index tabulaire raquo et de

la laquo nomenclature raquo et lrsquoaccusation du genre du commentaire Cet impeacuteratif drsquoabreacuteviation

nrsquoest pas propre aux Loci de Melanchthon ni mecircme aux productions litteacuteraires de la seule

theacuteologie de Wittenberg Dans la theacuteologie meacutedieacutevale lrsquoexigence de briegraveveteacute eacutetait souvent

eacutenonceacutee de maniegravere rituelle agrave lrsquoouverture des sommes theacuteologiques et agrave cocircteacute par exemple des

principes de clarteacute et drsquoexactitude Thomas ouvre ainsi sa grande Summa theologiae en

notant

laquo Nous avons observeacute en effet que dans lrsquoemploi des eacutecrits des diffeacuterents auteurs les novicesen cette matiegravere sont fort empecirccheacutes soit par la multiplication des questions inutiles des articleset des preuves soit parce que ce qursquoil leur convient drsquoapprendre nrsquoest pas traiteacute selon lrsquoordremecircme de la discipline mais selon que le requiert lrsquoexplication des livres ou lrsquooccasion desdisputes soit enfin que la reacutepeacutetition freacutequente des mecircmes choses engendre dans lrsquoesprit desauditeurs lassitude et confusion Deacutesirant eacuteviter ces inconveacutenients et drsquoautres semblables noustenterons confiants dans le pouvoir divin de preacutesenter la doctrine sacreacutee briegravevement etclairement autant que la matiegravere le permettra34 raquo

Lrsquooriginaliteacute de cet impeacuteratif de meacutethode dans le cas de la premiegravere theacuteologie

wittenbergeoise va finalement consister dans le fait que cette exigence de briegraveveteacute se verra

34 Thomas drsquoAquin Somme theacuteologique Paris Cerf 2011 Introduction 11

33

consideacutereacutee comme un principe formel de reacuteorganisation du discours theacuteologique absolument

nodal et contraignant Ce principe se laissera par ailleurs entendre en un sens rigoureusement

laquo quantitatif raquo et structurel et commandera ainsi la composition de manuels de sommes ou de

traiteacutes litteacuteralement et laquo numeacuteriquement raquo brefs courts et raccourcis ndash ce qui il faut bien le

dire nrsquoest pas franchement le cas de la Somme theacuteologique thomiste Cette exigence se

retrouve eacutenonceacutee telle quelle chez Luther dans le divers de ses productions litteacuteraires de

lrsquoanneacutee 1520 et par exemple dans le Sermon sur la messe35 dans son traiteacute de la Liberteacute du

chreacutetien ou encore dans son Preacutelude sur la captiviteacute babylonienne de lrsquoEglise36 Dans

lrsquoadresse au pape de la version latine du tractatus de libertate christianae Luther annonce

ainsi

laquo Un tout petit livre si lrsquoon considegravere le papier mais qui contient pourtant la somme entiegraverede la vie chreacutetienne si lrsquoon en comprend le sens37 raquo

Ce jeu de coiumlncidence eacutetrange entre le bref et lrsquointeacutegral ndash comme si la totaliteacute

doctrinale pouvait se resserrer dans une de ses contractions partitives les plus fines ndash semble

constituer la laquo trouvaille formelle raquo de la theacuteologie lutheacuterienne de lrsquoanneacutee 1520 Crsquoest donc

aussi en suivant le fil que parcourt le procegraves des formes et des ressorts discursifs de cette

abreacuteviation que nous devrons conduire notre cheminement vers la pleine intelligence du sens

wittenbergeois de la premiegravere laquo somme theacuteologique raquo reacuteformeacutee Mais agrave cette convergence

formelle du bref et de lrsquoessentiel Luther semble aussi faire porter une eacutepaisseur doctrinale

propre bien au-delagrave drsquoun simple impeacuteratif de meacutethode Crsquoest ainsi que dans le parcours

analytique de la Liberteacute du chreacutetien la laquo bregraveve somme raquo finira agrave partir du septiegraveme point

doctrinal et au deacutetour du commentaire du vingt deuxiegraveme verset drsquoEsaiumle 10 par srsquoidentifier

avec la laquo surabondance de la gracircce raquo contenue dans lrsquoefficience de la foi38 Cette intention de

faire converger le simple et le bref avec lrsquoessentiel dans un processus de condensation

laquo sumeacuteraire raquo (le reacutesumeacute la laquo mise en somme raquo) motivera aussi la recherche tabulaire drsquoun

ensemble de termes simples et de mots nus qui constitueront les plis les points drsquoaccroches et

les lieux de contraction de la doctrine

35 Martin Luther Ein Sermon von dem Neuen Testament das ist von der heiligen Messe WA 6 (349-378) voir enparticulier p 349ndash35036 Martin Luther De captivitate babylonica ecclesiae praeludium WA 6 (484 ndash 573) p 48437 Dans la deacutedicace de la version latine (Ein Sendbrief an den Papst Leo X WA 7 11 8-10) Voir agrave ce sujetlrsquointroduction de la traduction franccedilaise de Ph Buumlttgen au traiteacute parue chez Seuil Martin LUTHER De laliberteacute du chreacutetien Paris Seuil 1996 p 12

38 Voir ibid p 35

34

Dans ses traiteacutes et sermons sur les sacrements ndash une partie du traiteacute Des bonnes

œuvres le Sermon sur le nouveau testament et surtout le Preacutelude sur la captiviteacute

babylonienne de lrsquoEglise le Luther de 1520 reacuteitegraverera ainsi constamment une mecircme analyse

terminologique du mot-cleacute laquo testament raquo ndash qui renfermerait dans la clocircture de ses ressources

de sens lrsquoabreacutegeacute de la christologie elle-mecircme

laquo Ainsi ce petit mot laquo testament raquo est-il un reacutesumeacute de tous les prodiges et gracircces accomplisen Christ39 raquo

Cette reacuteduction de la doctrine agrave des termes simples inteacuteresse eacutevidemment le

problegraveme du sens formel de la topique meacutelanchthonienne Crsquoest aussi avec une seacuterie de

termes bruts que coiumlncideront finalement les laquo lieux communs de la doctrine chreacutetienne raquo Et

en ce sens drsquoabord nous verrons que la meacutethode topologique de la nouvelle theacuteologie se verra

elle-mecircme encore affilieacutee avec notre impeacuteratif drsquoabreacuteviation

sect6 La forme topique et la critique du commentaire

Crsquoest sur fond de la revendication de cette briegraveveteacute que se voit aussi constamment

accuseacute le genre discursif du commentaire Crsquoest agrave ce genre du commentaire que Melanchthon

oppose dans notre citation preacuteceacutedente le programme drsquoune reacuteorganisation topique et drsquoune

laquo mise en index raquo des enseignements de lrsquoeacutepicirctre paulinienne Le terme mecircme de

laquo commentaire raquo est dans lrsquoeacuteconomie des Loci tout agrave fait indeacutetermineacute dans son usage et dans

ses reacutefeacuterences possibles Il pourrait deacutesigner indiffeacuteremment ndash et deacutesigne sans doute de fait agrave

la fois ndash les œuvres exeacutegeacutetiques et les œuvres dogmatiques de la theacuteologie meacutedieacutevale

Lrsquoopposition de lrsquoexeacutegegravese et de la dogmatique srsquoordonne dans la theacuteologie de lrsquoEcole et

notamment agrave partir du XIIIegraveme siegravecle tardif agrave la distinction des genres theacuteologiques de la

lectio et de la disputatio40 La lectio (commentaire drsquoIsaiumle commentaire de la Genegravese

commentaire de Saint Matthieu etc) qui constituait le moment si lrsquoon peut dire

laquo disseacutecatoire raquo du canon biblique srsquoorganisait autour du scheacutema de la succession de la

divisio ndash deacutegagement de la structure du texte restitution des ses parties et des diffeacuterents

39 Martin Luther Ein Sermon von dem Neuen Testament das ist von der heiligen Messe WA 6 (349-378) Noussuivons ici sa traduction par M Weyer publieacutee dans les œuvres lutheacuteriennes de lrsquoeacutedition de la Pleacuteiade laquo Sermon sur le Nouveau Testament raquo in Martin LUTHER Œuvres Paris Gallimard 1999 p 68140 Au sujet du rapport entre exeacutegegravese et theacuteologie systeacutematique dans la science meacutedieacutevale on pourra se rapporter agravelrsquoouvrage de G Dahan Lrsquoexeacutegegravese chreacutetienne de la Bible en Occident meacutedieacuteval XIIe - XIVe siegravecle Paris Cerf1999

35

moments logiques de sa thegravese ndash de lrsquoexpositio ndash explicitation du contenu doctrinal ndash et de

lrsquoexplicatio ndash examen de sa signification en contexte Au moment exeacutegeacutetique de la lectio

reacutepondait le moment dogmatique de la disputatio qui eacutetait structurellement organiseacutee sous la

forme drsquoune succession de quaestiones theacuteologiques discuteacutees dialectiquement et preacutesenteacutees

sous la figure drsquoun jeu de thegraveses drsquoobjections et de reacuteponses

Crsquoest notamment dans le genre universitaire des commentaires sur les Sentences de

Pierre Lombard ndash qui constituait en fait la forme discursive de la validation des diffeacuterents

grades diplocircmants au sein de la faculteacute de theacuteologie ndash que la dogmatique srsquoeacutenonccedilait et

srsquoaffinait dans le monde de lrsquouniversiteacute meacutedieacutevale En ce sens lorsque Melanchthon accusera

le genre litteacuteraire du commentaire des Sentences crsquoest aussi ce que nous connaissons mieux

sous le label mecircme de la laquo somme theacuteologique raquo qui se trouve en fait directement viseacute Ce

titre nu de commentaire traverse donc pleinement lrsquoopposition du moment dogmatique et du

moment exeacutegeacutetique de la science de la doctrina sacra Lrsquoideacutee drsquoun clivage rigoureux de ces

deux moments de lrsquoactiviteacute savante en theacuteologie doit ecirctre par ailleurs soumis aussi dans

lrsquohorizon mecircme de la science meacutedieacutevale agrave un certain nombre de restrictions importantes

Cette opposition de la lectio et de la disputatio ne peut ecirctre saisie comme relevant par

exemple de la distinction drsquoune explication textuelle et drsquoune pratique speacuteculative

Speacuteculative41 au sens strict la lectio lrsquoeacutetait tout autant que la discussion dogmatique et que le

parcours compreacutehensif des questions disputeacutees Crsquoest au sein mecircme de cette lectio qursquoeacutetaient

censeacutees eacutemerger les questions et les probleacutematiques theacuteologiques dont la somme de la

doctrina sacra devait par suite apporter une reacutesolution argumenteacutee

Quelle signification Melanchthon entendait-il faire porter agrave sa critique du genre du

commentaire En quel sens peut-on dire que cette critique eacutepuise aussi sous un certain point

de vue lrsquointeacutegraliteacute de lrsquoaccusation de la science laquo scolastique raquo Ici encore crsquoest

lrsquointelligence du sens preacutecis de lrsquoimpeacuteratif de briegraveveteacute qui fournira en dernier recours une

reacuteponse deacutetailleacutee agrave ces questions initiales Lrsquoexigence drsquoabreacuteviation renvoie dans le cadre

strict de la condamnation du commentaire agrave lrsquointention drsquoun retour agrave la source scripturaire

Ainsi lrsquoopposition du programme meacutelanchthonien et du genre commentatif srsquoadosse-t-il dans

41 Le laquo speacuteculatif raquo deacutesigne drsquoabord lrsquoactiviteacute strictement theacuteoreacutetique et par la suite son laquo hyperbole raquomeacutetaphysique Pour Aristote la σοφία ndash cest-agrave-dire ce que nous avons pu preacuteciseacutement deacutesigner par la suite sousle titre de laquo meacutetaphysique raquo ndash est drsquoabord le modegravele de la connaissance suprecircme universelle deacutesinteacuteresseacuteecertaine fondeacutee etc Les objets de la meacutetaphysique ndash lrsquoecirctre et les premiers principes ndash sont deacuteduits pour ainsi direapregraves coup dans le livre A de lrsquoouvrage consacreacutee agrave cette science de la perfection gnoseacuteologique de la σοφία Ilsen sont les eacutechos et les projections En ce sens eacutevidemment le laquo speacuteculatif raquo nrsquoest jamais condamneacute ou accuseacutepar cette part de la science meacutedieacutevale qui srsquoest montreacutee fidegravele agrave lrsquoaristoteacutelisme Mais mecircme dans le camp dulutheacuteranisme nous nous meacutefierons toujours de cette preacutetendue laquo critique du speacuteculatif raquo dont la formulation noussemble souvent attester bien plus de la tradition existentialiste des commentateurs (ougrave Luther serait agrave Thomas ceque Kierkegaard est agrave Hegel) que de la lettre de la critique lutheacuterienne de la scolastique

36

notre citation de lrsquoadresse au conflit de deux attitudes savantes qui respectivement

laquo eacuteloigne raquo (laquo avocem raquo) de la Parole et lrsquolaquo obscurcit raquo (laquo helliput ad obscurashellip raquo) ou

inversement laquo reconduit raquo (laquo invitem raquo) les hommes agrave son lieu Crsquoest donc dans lrsquoeacutenonceacute de

la viseacutee agrave une fideacuteliteacute et agrave une intimiteacute textuelle ndash dont il faudra deacutemecircler les ressorts preacutecis ndash

que se laisse indiquer en premiegravere instance le sens de lrsquoaccusation du commentaire

laquo scolastique raquo Nous verrons que ce sens sera agrave rattacher agrave la thegravese geacuteneacuterale de lrsquoauto-exeacutegegravese

et de lrsquoauto-suffisance doctrinale de la Parole biblique sous laquelle se formule en fait ce que

nous pourrions qualifier comme le volet laquo meacutethodologique raquo et laquo hermeacuteneutique raquo du principe

de la sola scriptura42

Ce volet meacutethodologique de la sola scriptura ndash dont nous aurons agrave restituer les

articulations preacutecises avec le volet laquo eacutedifiant raquo qui se deacutecouvre sous lrsquoeacutenonceacute selon lequel

seule lrsquoEcriture sauve ndash constitue sans doute lrsquoaxiome natif de la meacutethodologie theacuteologique

des Lieux communs Crsquoest cette thegravese de la suffisance et de la pleine intelligibiliteacute

laquo hermeacuteneutique raquo de lrsquoEcriture qui motive encore elle-mecircme lrsquoapparence drsquoindistinction et

drsquoindiffeacuterence que revecirctent finalement les Lieux communs face agrave la distinction traditionnelle

de lrsquoexeacutegegravese et de la dogmatique en theacuteologie Si lrsquoEcriture srsquo laquo interpregravete elle-mecircme raquo

comme le proclamait deacutejagrave Luther dans ses cours sur lrsquoEpitre aux Romains en 151643 alors rien

ne justifie que la doctrine chreacutetienne puisse ecirctre discuteacutee ailleurs que dans une attention

exeacutegeacutetique au canon biblique Le titre mecircme de lrsquoindex tabulaire sous lequel Melanchthon

eacutenonce lrsquoabreacutegeacute de son programme de reconstruction de la somme theacuteologique exorcise

preacuteciseacutement la menace constante drsquoune theacuteologie meacuteta-scripturaire speacuteculative humaine et

finalement aussi hallucinatoire

Mais srsquoil avoue la premiegravere attestation de la volonteacute drsquoune reacuteforme de meacutethode le

terme drsquo laquo index raquo est encore aussi en lui-mecircme le nom drsquoun problegraveme Ce problegraveme crsquoest

celui de la source premiegravere de la distinction de la lettre et de lrsquoesprit dans lrsquointerpreacutetation de la

Bible ndash distinction de lrsquoessentiel et de lrsquoinessentiel dont la question des conditions exeacutegeacutetiques

traverse en un sens et en filigrane lrsquoensemble des productions doctrinales de la theacuteologie

wittenbergeoise Si lrsquo laquo index raquo deacutesigne le tableau des recensements des diffeacuterentes

42 Le principe de la sola scriptura qui ne sera veacuteritablement formaliseacute dans la dogmatique lutheacuterienne qursquoenreacuteaction au concile de Trente est eacutenonceacute sous diffeacuterentes formulations en bien des lieux du corpus lutheacuterienNous reviendrons sur ce point en deacutetail agrave lrsquooccasion des quatriegraveme cinquiegraveme et sixiegraveme chapitres de notretravail Notons seulement que le principe eacutenonceacute tel quel est en soi fonciegraverement eacutequivoque il peut deacutesigner agrave lafois un dogme soteacuteriologique ndash lrsquointelligence de la Bible comme condition neacutecessaire et suffisante du salut unprincipe historico-theacuteologique ndash le monopole biblique de la Reacuteveacutelation contre la thegravese de la Reacuteveacutelationcontinueacutee et un preacutecepte hermeacuteneutique ndash celui de lrsquoauto-exeacutegegravese43 Lrsquoeacutenonceacute plus formaliseacute selon lequel laquo Sacra scriptura sui interpretes raquo est quant agrave lui formuleacute en 1520 danslrsquoAssertio omnium articulorum M Lutheri per bullam Leonis X novissimam damnatorum (WA 7 97 20-32)Voir notre sixiegraveme chapitre pour lrsquoensemble de ces reacutefeacuterences

37

occurrences drsquoun terme dans une source textuelle donneacutee la question est alors de savoir quels

principes peuvent motiver la discrimination des termes recenseacutes et des termes tenus agrave

lrsquoinverse pour indiffeacuterents ou secondaires Cette question concerne preacuteciseacutement le problegraveme

du lieu textuel de la doctrine ndash des zones discursives des deacuteveloppements theacutematiques ou

mecircme finalement des termes simples dans lesquels la doctrine toute entiegravere vient se

contracter se reacutesumer et srsquoabreacuteger dans son eacuteleacutement scripturaire originaire Si la theacuteologie de

lrsquoindex se veut agrave la fois doctrinale et infra-sripturaire alors il lui faut non seulement justifier

lrsquoorigine biblique de ses lieux mais encore aussi leur essentialiteacute dogmatique Comment la

Parole commande-t-elle en elle-mecircme la deacuterivation de ces lieux textuels de la theacuteologie Et

par quel principe exeacutegeacutetique peut-on retracer les diffeacuterentes modaliteacutes de cette deacuterivation

Comment lrsquoEcriture meacutenage-t-elle les cleacutes de lrsquoaccegraves agrave ce qui se montre comme la diffeacuterence

en elle-mecircme de lrsquoessentiel et de lrsquoinessentiel theacuteologiques En bref comment se laissent

finalement deacutecrire les modes et lrsquohistoire de lrsquoauto-donation de la Parole

sect7 Bregraveve annonce du plan du meacutemoire

Crsquoest finalement en remontant le fil de ces quelques questions que nous conduirons

notre parcours agrave travers la lettre des Loci communes de 1521 Il nous faudra pour cela tenter

de deacutegager drsquoabord le sens geacuteneacuteral du projet drsquoune reacuteorganisation topique de la science ndash dont

la theacuteologie nrsquoapparaicirctra finalement que comme une exemplification deacuteriveacutee Crsquoest donc dans

le sens drsquoune remise en contexte de la reacuteforme de la theacuteologie dans le programme global

drsquoune reacuteforme eacutepisteacutemologique des eacutetudes que nous megravenerons nos premiegraveres investigations

Or dans lrsquoEurope savante et humaniste du premier seiziegraveme siegravecle le lieu de la discussion de

lrsquoeacutepisteacutemologie et de la refonte du systegraveme des studia crsquoest la doctrine de lrsquoars disserendi ndash

doctrine du trivium composeacute par la rencontre de la grammaire de la dialectique et de la

rheacutetorique Nos trois premiers chapitres srsquoordonneront ainsi agrave une investigation pousseacutee des

premiegraveres theacuteories oratoires de Philippe Melanchthon Crsquoest par ce deacutetour initial que nous

pourrons acceacuteder par suite agrave la pleine intelligence du sens et de la fonction eacutepisteacutemique du

concept compreacutehensif de locus situant notamment lrsquoespace de sa rencontre dans la zone

drsquoarticulation de la dialectique et de la rheacutetorique meacutelanchthoniennes

Pour cela notre premier chapitre reviendra en deacutetail sur le manuel dialectique qui

constitue la veacuteritable matrice de la topologie du reacuteformateur le De inventione dialectica

drsquoAgricola A lrsquoissue de ce premier cycle drsquoeacutetudes ougrave nous parcourrons notamment le

38

Compendiaria dialectices ratio de 1520 les Institutiones rhetoricae de 1521 et les Elementa

Rhetorices de 1531 nous parviendrons enfin au seuil des Loci communes dont lrsquoanalyse

speacutecifique occupera encore deux chapitres Le premier posera les termes du problegraveme du

statut de lrsquoanti-philosophie et de lrsquoanti-laquo scolastique raquo des Lieux et verra notamment dans

lrsquoaccusation du reacutefeacuterentiel anthropologique lrsquoaxiome absolument premier de la critique Le

second srsquoattachera agrave deacutecrire les ressorts de lrsquoeacuteconomie structurelle et le sens de la

systeacutematiciteacute de lrsquoouvrage Nous conclurons enfin cette eacutetude par un parcours des lieux

textuels de la condamnation de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique dont nous tenterons de reacutesoudre les

difficulteacutes par un bref commentaire de lrsquoanalytique lutheacuterienne du laquo testament raquo meneacute

notamment agrave partir drsquoune lecture du Sermon sur le Nouveau Testament de 1520 Crsquoest agrave mecircme

le deacutemecirclement des ressorts de cette analytique que nous pourrons pleinement comprendre les

preacutesupposeacutes de meacutethode des Loci la signification profonde du postulat de lrsquoauto-exeacutegegravese et

les modes de neacutecessiteacute de lrsquoauto-deacuterivation des lieux theacuteologiques

39

CHAPITRE I

Fonction structurelle et fonction inventive des loci communes

un parcours dans le De inventione dialectica drsquoAgricola

sect1 Melanchthon et le De inventione dialectica contexte drsquoune reacuteception

La theacuteorie dialectique de Rodolphe Agricola figure au nombre des quelques

reacutefeacuterences explicites de lrsquoœuvre laquo linguistique44 raquo de Philippe Melanchthon Cette reacutefeacuterence

est tregraves largement redondante puisqursquoelle se laisse deacutecouvrir aussi bien dans le premier

ouvrage rheacutetorique de 1519 ndash De rhetorica libri tres ndash que dans le Compendiaria de 1520

dans les Loci communes de 1521 dans les Institutiones de 1521 et jusque dans les Elementa

de 153145 Au-delagrave de ces publications laquo officielles raquo le nom ou la trace drsquoAgricola se

rencontrent abondamment encore dans les eacutechanges eacutepistolaires les notes autobiographiques

ou les discours publics du reacuteformateur46 Cette reacutefeacuterence agrave lrsquoauteur du De inventione

dialectica est non seulement toujours eacutelogieuse mais elle srsquoaccompagne aussi le plus

freacutequemment drsquoune souscription univoque aux principes scheacutemas conceptuels et tableaux

cateacutegoriaux des theacuteories dialectiques de lrsquohumaniste hollandais Crsquoest ainsi que la table des

44 Nous entendons deacutesigner par ce terme drsquo laquo œuvre linguistique raquo lrsquoensemble des traiteacutes et manuels consacreacutesaux arts du discours et donc la grammaire la dialectique et la rheacutetorique 45 Dans le Compendiaria dialectices ratio que nous eacutetudierons en deacutetail dans notre deuxiegraveme chapitre lareacutefeacuterence agrave Agricola est constante bien que geacuteneacuteralement implicite Crsquoest notamment dans le chapitre sur lesUsus loci finitionum (inclus dans le quatriegraveme livre sur les loci) que la filiation terminologique et theacutematique estla plus patente Dans les deux premiers ouvrages rheacutetoriques de 1519 et de 1521 cette reacutefeacuterence se fait jourdrsquoabord dans les chapitres consacreacutes aux lieux communs (De locis communibus) consigneacutes agrave chaque fois agrave la findu premier livre sur lrsquoinventio rheacutetorique Dans les Elementa rhetorices le nom de lrsquohumaniste est encoreexplicitement citeacute dans ce mecircme chapitre sur les loci agrave lrsquooccasion drsquoun renvoi agrave une lettre qursquoAgricola avaitreacutedigeacute agrave lrsquointention de Jacobum Barbarianum (Elementa Rhetorices CR XIII 454) Mais les Elementarenferment aussi un eacuteloge beaucoup plus remarquable de lrsquohumaniste formuleacute degraves lrsquoadresse de lrsquoouvrage ougrave lenom drsquoAgricola cocirctoie celui de Johann Caesarius parmi les auteurs laquo les plus utiles de lrsquoart dialectique raquoMelanchthon y affirme ainsi que les laquo livres drsquoAgricola devraient ecirctre lus avec beaucoup drsquoattention raquo (laquo Extantet Rudolphi Agricolae libri quos diligentissime legendos esse censeohellip raquo Elementa Rhetorices CR XIII 543)Dans les Loci communes theologici Melanchthon comme nous lrsquoannonccedilons plus loin reprend drsquoAgricola soninventaire des chapitres de la doctrine theacuteologique agrave la fin de son introduction (voir dans les Loci communeslrsquointroduction laquo Hypothyposes theologicae raquo qui srsquoinsegravere agrave la suite de lrsquoadresse initiale et preacutecegravede lrsquoexposition dupremier locus)46 Dans une lettre agrave Alardus de 1539 (Melanchthon CR VI 438-446) notamment ou dans un discours agrave seseacutetudiants la mecircme anneacutee agrave lrsquouniversiteacute de Wittenberg (ibid) Bien avant cela lrsquoinfluence drsquoAgricola eacutetaitremarquable deacutejagrave dans le discours inaugural de Melanchthon agrave son arriveacutee agrave lrsquouniversiteacute de Wittenberg (PMelanchthon De arte dicendi declamatio Eiusdem de corrigendis studiis sermo Beuttenmuumlller 1960) Le nomde lrsquohumaniste apparaicirct enfin dans une notice autobiographique de 1541 (op cit CR VI 716) sur laquelle nousreviendrons bientocirct A ce sujet se reacutefeacuterer agrave lrsquoouvrage citeacute plus bas Peter Mack Renaissance argument NewYork EJ Brill 1993 p321

40

lieux dialectiques du De inventione est reprise souvent telle quelle dans les eacutetudes que

Melanchthon consacre aux lieux communs dans ses premiers ouvrages sur les arts oratoires47

De la mecircme maniegravere ndash et nous aurons lrsquooccasion drsquoy revenir ndash la liste des lieux theacuteologiques

drsquoAgricola constitue encore la source native du reacuteformateur pour lrsquoinventaire des thegravemes-cleacutes

de la doctrine chreacutetienne consigneacute briegravevement agrave la fin de lrsquointroduction des Loci communes

Parmi les auteurs globalement contemporains de Melanchthon seul Erasme peut preacutetendre ndash

et dans une certaine mesure seulement ndash jouir drsquoun traitement aussi favorable

Dans une certaine mesure seulement puisque la reacutefeacuterence agrave Erasme semble dans les

faits et malgreacute des encensements reacutepeacuteteacutes toujours assigneacutee agrave une porteacutee theacuteorique nettement

plus restreinte Cette reacutefeacuterence est drsquoabord laquo ideacuteologique raquo et strateacutegique ndash il srsquoagit contre la

meacutethode des eacutetudes laquo scolastiques raquo de soutenir lrsquohumaniste dans son programme de reacuteforme

de la peacutedagogie puis partiellement theacutematique ndash Melanchthon heacuterite du De Copia le

traitement des lieux communs de lrsquooratio morale Mais jamais Erasme pourtant auteur drsquoune

œuvre exeacutegeacutetique largement diffuseacutee et commenteacutee agrave lrsquoeacutepoque48 nrsquoest citeacute au rang des

sources theacuteologiques centrales de la Reacuteforme Jamais non plus lrsquoorientation formelle et

meacutethodologique de lrsquoauteur du De copia ne constituera pour Melanchthon ndash et en tout cas au

mecircme titre que la dialectique drsquoAgricola ndash un principe recteur essentiel et contraignant de sa

propre production litteacuteraire49

Au contraire le reacuteformateur reprendra drsquoAgricola la matrice structurelle de

lrsquointention drsquoun programme de reconstruction de la science Ni seulement theacutematique ni

seulement terminologique ou notionnelle lrsquoinfluence drsquoAgricola a pour Melanchthon une47 Au-delagrave des Loci communes et des reacutefeacuterences theacuteologiques des Elementa cette reproduction tabulaire est agravelrsquoœuvre notamment dans les Institutiones Rhetoricae de 1521 agrave lrsquooccasion du chapitre des loci ougrave Melanchthonreproduit la table des lieux moraux en citant la reacutefeacuterence drsquoune laquo certaine lettre drsquoAgricola raquo (laquo Extat et Epistolaquaedam ea de re Rudolphie Agricola raquo) Ici lrsquoinventaire des lieux semble toutefois plutocirct devoir ecirctre attribueacute auDe Copia drsquoErasme48 Notamment dans ses preacutefaces et annotations agrave sa traduction du Nouveau Testament en 151649 Cette affirmation peut eacutevidemment precircter agrave discussion ndash voire en un sens agrave controverse Le discours inauguralauquel nous avons fait reacutefeacuterence plus haut de mecircme que la premiegravere Rheacutetorique de 1519 sont pour ainsi diresatureacutes de reacuteminiscences eacuterasmiennes (voir agrave ce sujet lrsquoarticle de K Meerhoff laquo Melanchthon et Agricola Rheacutetorique et analyse textuelle raquo in Entre logique et litteacuterature autour de Philippe Melanchthon ParisParadigme 2001) Wilhelm Maurer dans son ouvrage classique Die junge Melanchthon (Band 1 der Humanist)Goumlttingen Vandenhoeck amp Ruprecht 1967 et notamment dans le sixiegraveme chapitre sur Erasme entendaitmarquer lrsquoampleur de lrsquoinfluence de lrsquohumaniste sur la premiegravere rheacutetorique de Melanchthon Nous croyonstoutefois que notre affirmation peut se justifier ndash mais nous la justifierons surtout dans la suite de notre eacutetude ndashpar la critique radicale que le reacuteformateur adressera par la suite (et notamment dans ses Elementa) agrave laconception eacuterasmienne des lieux communs de lrsquooratio morale Nous pointerons dans la suite de notre eacutetude unfaisceau positif de divergences meacutethodologiques qui rendront raison de cette affirmation initiale Toutefoislrsquoopposition drsquoErasme et de Melanchthon ne se rattache pas seulement pour nous agrave quelques divergencestheacuteoriques assignables elle nous paraicirct au contraire profondeacutement structurelle et amarreacutee au clivage de deuxprogrammes eacutepisteacutemologiques contradictoires ndash celui de fonder drsquoun cocircteacute une rheacutetorique de lrsquoabondancediscursive (la copia chez Erasme) et de lrsquoautre une discipline de la briegraveveteacute (la brevitas chez Melanchthon)Sur les questions relatives agrave la porteacutee et aux limites de lrsquoinfluence drsquoErasme dans la constitution de lrsquoexeacutegegravese deWittenberg le lecteur peut se reacutefeacuterer aux chapitres suivants

41

dimension largement fondationnelle50 et si lrsquoon peut dire en un sens eacutepisteacutemologique Ce

qui se joue dans la filiation des deux auteurs crsquoest la reprise drsquoun projet meacutethodologique

commun de reacuteforme du savoir Crsquoest pourquoi ndash et nous y insisterons ndash lrsquoeacutetude de cette

influence ne saurait se satisfaire drsquoun simple inventaire des emprunts conceptuels ou drsquoune

simple analyse comparative des divergences ou convergences theacuteoriques de deacutetail Bien plus

quun seul appareillage conceptuel ou quune simple seacuterie de deacuteplacements doctrinaux

Melanchthon reprendra dAgricola lambition reacuteformatrice drsquoune redeacutefinition du sens mecircme de

la scientificiteacute Plus speacutecifiquement la reconstruction de la dialectique agrave laquelle se livre

Agricola dans le De inventione dialectica51 constituera encore la terminaison nerveuse de la

refondation meacutethodologique de la theacuteologie meacutelanchthonienne Evidemment lrsquoostension

drsquoune telle reacutepeacutetition et dune telle coiumlncidence theacuteoriques ne peut donner sa pleine lumiegravere

qursquoagrave cette condition que soit tireacutee au clair en retour aussi la porteacutee pleinement

eacutepisteacutemologique de la Reacuteforme Ces deux mobiles nrsquoen font qursquoun il srsquoagit de deacutenuder le

fond(s) dialectique de la theacuteologie de Wittenberg52

La genegravese historique et le sens theacuteorique de lrsquoinfluence drsquoAgricola sur lrsquoœuvre

laquo grammaticale53 raquo de Philippe Melanchthon ont eacuteteacute discuteacutes par Kees Meerhoff dans un

article intituleacute laquo Melanchthon et Agricola Rheacutetorique et analyse textuelle raquo54 Presque

simultaneacutement Peter Mack proposait agrave lrsquooccasion drsquoun ouvrage consacreacute agrave la dialectique

humaniste une analyse fournie des points de convergence et drsquoopposition des theacuteories

oratoires de nos deux auteurs Cet ouvrage ndash Renaissance argument Valla and Agricola55 ndash

constitue agrave lrsquoheure drsquoaujourdrsquohui encore lrsquoeacutetude-reacutefeacuterence sur le De inventione dialectica de

50 Comme nous lannoncions dans nos consideacuterations preacuteliminaires ce premier chapitre sexcepte tregraves largementdu programme dune stricte interpreacutetation doctrinale du corpus meacutelanchhtonien de 1521 Toutefois cette eacutetudena pas non plus pour fonction de composer une geacuteneacutealogie Dans la sphegravere de leacutetude de la doctrine du Deinventione nous en restons ici encore agrave lexercice de linterpreacutetation textuelle Et les points dancrage que lapenseacutee de Melanchthon fixera dans loeuvre dAgricola ne sattesteront eux-mecircmes quagrave une seacuterie de coiumlncidenceset de reacutepeacutetitions Cest donc plus agrave une laquo extension corpusculaire raquo quagrave une remise en question de notreperspective interpreacutetative que nous nous livrons ici51 Pour lrsquoensemble de cette eacutetude nous citerons le De inventione dans son eacutedition-reacutefeacuterence proposeacutee par Alardusen 153952 Lrsquoexpression laquo theacuteologie de Wittenberg raquo est un emprunt agrave Philippe Buumlttgen voir par exemple laquo Doctrine et alleacutegorie au deacutebut de la Reacuteforme raquo in Alleacutegorie des poegravetes alleacutegorie des philosophes Eacutetudes sur la poeacutetique et lrsquohermeacuteneutique de lrsquoalleacutegorie de lrsquoAntiquiteacute agrave la Reacuteforme recueil publieacute sous la direction de Gilbert Dahan et Richard Goulet Paris VRIN 2005 p 289 - 32253 En geacuteneacuteral le terme laquo grammatical raquo ou lrsquoadjectif laquo grammairien raquo sont employeacutes pour deacutesigner le tout de lrsquoars disserendi et celui qui srsquoattache agrave en formaliser les regravegles54 K Meerhoff op cit55 P Mack op cit Sur le problegraveme plus preacutecis de sujet lrsquoon pourra judicieusement se rapporter eacutegalement agrave FGoyet laquo La meacutetamorphose du docere chez Agricola et Melanchthon raquo in Rhetoric-Rheacutetoriqueurs-RederijkersProceedings of the Colloquium Amsterdam 10-13 November 1993 Amsterdam 1995 p 53-65 Voir encore PJoachimsen laquo Loci communes Eine Untersuchung zur Geistesgeschichte des Humanismus und derReformation raquo in Gesammelte Aufsaumltze Aalen 1970 p 393-412

42

1479 Lrsquoarticle de K Meerhoff a quant agrave lui le meacuterite de fournir une reconstitution deacutetailleacutee

de lrsquohistoire preacutecoce de la diffusion du maicirctre-ouvrage drsquoAgricola dans lrsquoEurope humaniste

des deacutebuts du XVIegraveme Lrsquoattention de K Meerhoff se porte notamment sur les activiteacutes de

lrsquoeacutediteur bacirclois Jean Froben eacutediteur drsquoErasme et drsquoAgricola mais aussi de Mosellanus de

Latomus de Melanchthon et mecircme de Luther Meerhoff parvient agrave montrer en quel sens une

certaine inflation eacuteditoriale dans la deuxiegraveme deacutecade du XVIegraveme siegravecle a pu srsquoassocier

progressivement agrave un glissement tout agrave fait remarquable des preacuteoccupations theacuteoriques des

esprits humanistes drsquoun inteacuterecirct pour lrsquoart oratoire et lrsquointerpreacutetation des lettres grecques et

romaines paiumlennes lrsquoattention tend agrave se recentrer et agrave se cristalliser agrave partir de 1516 sur des

deacutebats de theacuteologie et drsquoexeacutegegravese Nous aurons agrave revenir sur les origines et la signification de

ce transfert drsquointeacuterecirct dont lrsquoœuvre de Philippe Melanchthon est eacutevidemment elle-mecircme

largement tributaire Mais restons-en pour le moment agrave lrsquoœuvre drsquoAgricola et agrave son incidence

sur la formation intellectuelle de notre reacuteformateur

Le De inventione dialectica acheveacute drsquoapregraves les eacutechanges eacutepistolaires de son auteur

en aoucirct 1479 nrsquoest eacutediteacute pour la premiegravere fois qursquoen janvier 1515 chez Thierry Martens agrave

Louvain Cette eacutedition est posthume puisque lrsquohumaniste deacutecegravede agrave Heidelberg en 1485 bien

avant de connaicirctre lrsquoengouement que suscitera par la suite son œuvre dans lrsquoEurope du Nord

et du Saint-Empire germanique Melanchthon aurait reccedilu drsquoapregraves une notice

autobiographique reacutedigeacutee pour la preacuteface de la premiegravere eacutedition complegravete de ses oeuvres le

De inventione des mains drsquoOecolampade en 1516 lors de ses eacutetudes au seacuteminaire de

Tuumlbingen56 La lecture de lrsquoouvrage aurait permis agrave Melanchthon ndash qui nrsquoavait agrave lrsquoeacutepoque que

dix-neuf ans ndash de mieux comprendre les regravegles et principes de lrsquoargumentation mais aussi de

trouver un mateacuteriau opeacuteratoire puissant pour lrsquointerpreacutetation des œuvres de Ciceacuteron et de

Deacutemosthegravene57 La notice autobiographique de 1541 reste en cela essentiellement fidegravele agrave la

lecture meacutelanchthonienne laquo canonique raquo de lrsquooffice de lrsquoart oratoire ndash telle que nous en

commenterons par exemple une formulation dans les Elementa de 1531 si la dialectique et

la rheacutetorique ont une fonction analytique et inventive eacutevidentes ces fonctions se rattachent

aussi directement au programme drsquoune formalisation des regravegles de lrsquointerpreacutetation textuelle

Connaicirctre les formes et schegravemes purs de lrsquoargumentation oratoire crsquoest toujours aussi se

56 laquo Eo ipso tempore primum editi sunt libri Dialectici tres Rodolphi Agricolae quos mihi recens excusosOecolampadius raquo voir Melanchthon CR VI 71657 laquo Horum lextione non erudiebar tantum sed etiam excitabar ut in orationibus Ciceronis et Demosthenisargumentorum formas dilegentius considerarem et distinguerem Qua ex re utrumque adsequebar ut et orationesillas melius intelligerem ac legerem libentius et usum praeceptionum perspicerem raquo ibid

43

rendre capable drsquoune compreacutehension pousseacutee des grands auteurs et oeuvres des lettres

classiques

Le contexte drsquoeacutetudes de Philippe Melanchthon rendait ineacutevitable au-delagrave du geste

occasionnel du don drsquoOecolampade la rencontre du reacuteformateur avec lrsquoœuvre drsquoAgricola

Cette rencontre eacutetait drsquoabord neacutecessiteacutee par lrsquoempreinte laisseacutee par lrsquohumaniste dans des

seacuteminaires ougrave Melanchthon fit ses classes entre 1510 et sa nomination agrave lrsquouniversiteacute de

Wittenberg Avant Tuumlbingen ougrave la penseacutee drsquoAgricola eacutetait deacutejagrave tregraves influente le jeune eacutetudiant

freacutequenta lrsquouniversiteacute drsquoHeidelberg qui avait accueilli les derniegraveres anneacutees de la vie de

lrsquohumaniste Melanchthon atteste dans une lettre preacutecoce agrave Alardus58 de la survivance de la

meacutemoire du maicirctre dans lrsquoenseignement heidelbergien Drsquoautre part le grand oncle de

Melanchthon Jean Reuchlin qui prit tregraves tocirct en charge lrsquoinstruction de son neveu avait lui-

mecircme eu lrsquooccasion de freacutequenter directement Agricola drsquoabord agrave Paris agrave la fin des anneacutees

1660 puis par la suite agrave Heidelberg au deacutebut des anneacutees 148059 Cette double convergence

suffit agrave teacutemoigner du caractegravere marquant et ineacutevitable que devait revecirctir agrave cette eacutepoque la

figure drsquoAgricola pour Melanchthon en particulier et plus geacuteneacuteralement pour la formation

drsquoun esprit baigneacute dans le milieu intellectuel de lrsquolaquo humanisme nordique raquo

sect2 Le De inventione et le projet de reacuteforme des artes disserendi perspectives drsquoune eacutetude du traiteacute

Le fait de cette neacutecessaire familiariteacute ndash ou disons de cette neacutecessaire freacutequentation

ndashne peut fournir en lui-mecircme aucune attestation deacutefinitive de lrsquoampleur de lrsquoinfluence

theacuteorique des eacutecrits drsquoAgricola sur la penseacutee constitueacutee de Philippe Melanchthon Si les faits

relateacutes concordent pour indiquer la satisfaction des conditions historiques drsquoune rencontre ils

sont en mecircme temps insuffisants pour permettre de conclure par lagrave agrave la neacutecessiteacute theacuteorique

drsquoune incidence Cette incidence ne peut ecirctre exhibeacutee qursquoagrave plonger dans la chair de lrsquointention

et du programme theacuteoreacutetiques des deux auteurs Lrsquoincidence que nous tentons de caracteacuteriser

renvoie drsquoabord agrave la communauteacute drsquoun infleacutechissement du sens fonctionnel de lrsquoars

disserendi Cet infleacutechissement affecte par choc en retour la signification et

lrsquoordonnancement de la totaliteacute de lrsquoeacutedifice des savoirs Comment devons-nous caracteacuteriser

cet infleacutechissement En quel sens trouve-t-il son origine dans lrsquoœuvre drsquoAgricola En quel

sens est-il encore prolongeacute par le programme propre de Philippe Melanchthon Dans quelle

58 Melanchthon CR VI 438-44659 Pour la biographie des jeunes anneacutees de Melanchthon et lrsquoinfluence de J Reuchlin se rapporter au premierchapitre (laquo Die Ausbildung in der Obhut Reuchlins raquo) de lrsquoouvrage de Wilhelm Maurer op cit

44

mesure enfin affecte-t-il lrsquoeacutedifice total des savoirs et par lagrave aussi la theacuteologie elle-mecircme

Nous tenterons de reacutepondre agrave ces quelques questions par une eacutetude textuelle de quelques

passages cibleacutes du De inventione dialectica Le sens profond ndash et ce que nous caracteacuteriserons

par la suite comme la porteacutee eacutepisteacutemologique ndash de lrsquoouvrage nrsquoappert nettement qursquoagrave cette

condition de precircter une attention fine au deacutetail terminologique de certains de ses eacutenonceacutes

nodaux Si nous nous garderons donc ici drsquoune analyse impressionniste et exhaustive de

lrsquoouvrage ndash ou drsquoune comparaison terme agrave terme de ses contenus notionnels avec ceux

deacuteployeacutes plus tard par le reacuteformateur de Wittenberg nous nous refuserons tout autant agrave ne

conceacuteder au De inventione que lrsquoespace analytique drsquoun survol rapide et superficiel

Le De inventione dialectica constitue lrsquoœuvre systeacutematique de lrsquohumaniste frison sur

la fonction de lrsquoargumentation et les principes de la construction des discours Sa nature

preacutecise semble difficile agrave caracteacuteriser Curieusement la question de cette caracteacuterisation nrsquoa

guegravere susciteacute de discussions pousseacutees y compris au sein des eacutetudes qui tendent pourtant agrave se

centrer sur un commentaire litteacuteral de lrsquoouvrage60 Srsquoagit-il drsquoun manuel drsquoun preacutecis drsquoune

somme Le De inventione a-t-il une porteacutee essentiellement ou uniquement instrumentale et

pratique Renferme-t-il au contraire aussi une dimension strictement theacuteoreacutetique

Lrsquoomission reacutecurrente de ces quelques questions renvoie tregraves largement aussi aux deacutefauts de

clarification dont ces mecircmes eacutetudes ndash par ailleurs approfondies ndash se rendent souvent

coupables vis-agrave-vis du problegraveme du rapport du De inventione avec le programme humaniste

geacuteneacuteral drsquoAgricola Si le De inventione est souvent rapprocheacute briegravevement du discours In

laudem philosophiae et reliquarum artium oratio ou des eacutechanges eacutepistolaires qui touchent au

projet drsquoune reacuteorganisation des sciences la question du sens preacutecis de ce rapprochement a

souvent eacuteteacute mise sous le boisseau Quelle place la dialectique drsquoAgricola occupe-t-elle dans

son programme global de reconstruction de lrsquoordre des studia En quel sens la dialectique

fournit-elle la matrice de cette reacuteorganisation La reacuteponse agrave ces questions est essentielle agrave

lrsquointelligence de lrsquoœuvre de lrsquohumaniste Pourtant une eacutetude deacutetailleacutee sur le statut de la

dialectique dans le programme eacutepisteacutemologique du penseur hollandais fait encore en un sens

tregraves largement deacutefaut

60 Le commentaire ndash par ailleurs tout agrave fait complet dans son volet comparatif et dans ses points de deacutetail ndash que PMack consacre au De inventione dialectica dans lrsquoouvrage deacutejagrave citeacute (Renaissance argument) esquive assezsignificativement la question centrale de la nature de lrsquoouvrage La preacutesentation geacuteneacuterale et formelle de lrsquoœuvreest boucleacutee en quelques lignes (p 120 notamment) agrave lrsquooccasion desquelles lrsquoauteur se livre agrave des conclusionsaussi geacuteneacuterales que celles-ci laquo It is a textbook on writing reading and thinking and also a record of its authorrsquosreflections on his reading raquo (ibid p 120) Plus geacuteneacuteralement P Mack utilisera seulement la terminologieusuelle et indeacutetermineacutee du reacuteseau drsquoexpressions courantes (laquo book raquo et laquo work raquo) pour qualifier la nature du Deinventione

45

Nous pouvons reacutesumer les principaux apports de la dialectique drsquoAgricola sous

quatre eacutenonceacutes que nous aurons agrave justifier plus loin par un commentaire de la lettre du texte

Ces quatre eacutenonceacutes peuvent servir agrave caracteacuteriser provisoirement les diffeacuterentes facettes du

geste theacuteorique par lequel lrsquohumaniste entend constituer le sens de sa nouvelle dialectique

i) Lrsquoassignation agrave lrsquooratio drsquoune fonction essentiellement didactique ndash discourir

crsquoest instruire enseigner docere Nous aurons agrave commenter le sens preacutecis de ce docere et

lrsquoeacutecho anticipeacute bien qursquoencore partiel chez Agricola que ce terme laisse drsquoavance reacutesonner

avec lrsquoenseignement comme doctrina Cette assignation srsquoadosse agrave la deacutefinition de

lrsquoargumentatio comme support de la fides ndash et par lagrave aussi agrave lrsquoassimilation des logiques

fiduciaires et des logiques deacutemonstratives

ii) Lrsquoidentification de lrsquooratio et de la studia Et par delagrave cette identification la

revendication latente drsquoune neacutecessaire porteacutee eacutepisteacutemologique de lrsquoart oratoire La deacutecision de

cette identification srsquoindexe agrave la redeacutefinition du subiectum des studia comme materia de

lrsquooratio puis agrave lrsquoassimilation de cette materia agrave la quaestio du discours La science est

toujours discours et le discours reacutesolution drsquoun problegraveme Lrsquouniteacute de la question devient ainsi

le principe de clocircture et de distinction des diffeacuterentes eacutetudes au sein du systegraveme geacuteneacuteral des

savoirs

iii) Lrsquoindistinction de lrsquoanalytique et de la dialectique ndash et donc la reconduction de la

science logique toute entiegravere au site de lrsquoart du discours probable (dialectique) Le De

inventione dialectica apparaicirct ainsi comme une reconstruction quasi-exhaustive bien

qursquoabreacutegeacutee de lrsquoOrganon aristoteacutelicien lui-mecircme La reconnaissance de cette indistinction

srsquoarticule autour de lrsquoexhibition drsquoune double fonction amplificatrice (inventive) et logique

(analytique) des lieux communs Mais aussi autour de lrsquoidentification stricte de ces lieux avec

les cateacutegories des preacutedicats (preacutedicaments)

iv) La thegravese drsquoune porteacutee affective de la logique et par lagrave lrsquoideacutee drsquoune homogeacuteneacuteiteacute

structurelle de lrsquoeacuteconomie de la preuve et de lrsquoordre de lrsquoaffect Bien loin de marquer la

genegravese affective ou psychologique de lrsquoanalytique ndash comme on a pu le croire agrave tort agrave

lrsquooccasion du deacutebat sur son preacutetendu scepticisme61 ndash Agricola exhibe au contraire la porteacutee et

61 Voir L Jardine laquo Lorenzo Valla and the intellectual origins of human dialectic raquo in Journal of the History ofPhilosophy 15 1977 p143-163 et lrsquoarticle ndash du mecircme auteur ndash laquo Lorenzo Valla Academix Skepticism and theNew Humanist Dialectic raquo dans The Skeptical Tradition Berkeley 1983 p 253-286 P Mack discute de ces

46

lrsquoopeacuterativiteacute affective de la logique et mecircme plus en un sens la genegravese analytique et la

construction dialectique de lrsquoaffectiviteacute Le movere et le delectare bien que secondaires et

deacuteriveacutes dans lrsquoordre des fonctions oratoires appartiennent donc en propre agrave la dialectique ils

apparaissent comme les effets et comme les eacutecumes propres du docere lui-mecircme La

rheacutetorique62 trouve donc en la dialectique son lieu de fondation originaire Et la dialectique

apparaicirct encore ainsi comme la pierre drsquoangle de lrsquoart oratoire tout entier

Ces quelques remarques convergent toutes vers la thegravese drsquoune inclusion stricte de la

reacuteforme de la dialectique dans un programme geacuteneacuteral de reacuteorganisation des sciences La

charpente de ce programme crsquoest comme nous le verrons la nouvelle meacutethodologie des lieux

communs En quel sens cette meacutethodologie fournit-elle le mobile de cette reacuteorganisation Et

surtout en quel sens est-elle nouvelle par rapport aux topiques de la longue tradition des arts

oratoires63 Nous montrerons que cette deacuterivation dialectique drsquoun programme

eacutepisteacutemologique tient essentiellement agrave la reconstruction par Agricola drsquoun concept agrave la fois

plastique et unitaire du lieu argumentatif Avec Agricola le locus est revecirctu drsquoune triple

fonction comme source de lrsquoinvention argumentative schegraveme de construction des doctrines et

matrice structurelle des infeacuterences logiques64 La capaciteacute drsquoAgricola drsquoavoir su rendre raison

de cette triple-fonctionnaliteacute dans une deacutefinition unitaire du lieu est pour beaucoup dans la

feacuteconditeacute gnoseacuteologique ou eacutepisteacutemologique du De inventione Crsquoest de cette feacuteconditeacute que

Melanchthon nourrira ses eacutecrits rheacutetoriques dialectiques mais aussi theacuteologiques au deacutebut

quelques thegraveses dans lrsquoouvrage deacutejagrave citeacute (op cit p178)62 Le commentaire du deuxiegraveme chapitre de lrsquoouvrage justifiera plus preacuteciseacutement cette thegravese Contentons-nousdrsquoindiquer par lagrave encore que nous ne suivons pas en cela lrsquointerpreacutetation classique que Wilhelm Risse proposedu De inventione dialectica dans la preacuteface de sa traduction de lrsquoouvrage (W Risse De inventione dialecticalibri tres Mit einem Vonwort Olms Verlag 1976) Il nrsquoest notamment pas exact que la logique drsquoAgricola soitcontenue dans sa rheacutetorique (cf ibid p 8) ou que la theacuteorie des formes du raisonnement laquo deacutepende de ladoctrine rheacutetorique des lieux de lrsquoargumentation raquo (cf ibid p 9) Cela nrsquoest pas exact drsquoune part parce que ladoctrine des loci argumentorum nrsquoest preacuteciseacutement pas une doctrine laquo rheacutetorique raquo mais dialectique et mecircmecateacutegoriale et ensuite parce que la part judicative de la dialectique qui traite de la validiteacute formelle desinfeacuterences deacutemonstratives est tout agrave fait distingueacutee dans son eacuteconomie de la meacutethode inventive des lieuxLrsquoinclusion drsquoune eacutetude des affects dans la theacuteorie de la dialectique signale chez Agricola lrsquohomogeacuteneacuteiteacute lareacuteceptiviteacute ndash ou mecircme une certaine laquo plasticiteacute raquo de cette affectiviteacute agrave lrsquoanalyticiteacute de la logique pure Cette‒inclusion ne saurait donc jamais se laisser interpreacuteter comme le pense Risse comme lrsquoaffirmation inavoueacuteedrsquoune preacutegnance native de la rheacutetorique sur la dialectique formelle dans lrsquoeacuteconomie de la constructionargumentative 63 Sur cette tradition nous pouvons nous rapporter agrave lrsquoouvrage drsquoAnn Moss Le recueil des lieux communsGenegraveve Droz 2002 64 Que la dialectique drsquoAgricola ne soit pas exclusivement ndash et peut-ecirctre mecircme pas essentiellement ndash une theacuteoriede lrsquoinvention des arguments ndash mais qursquoelle renferme encore en son sens plus profond et dans son arriegravere-fondmatriciel une theacuteorie de lrsquoeacuteconomie discursive crsquoest lagrave lrsquoune des ideacutees phares de notre preacutesente eacutetude En cesens nous ne pouvons justifier agrave ce stade la thegravese de cette triple fonctionnaliteacute cette justification constitue lenerf et le point focal de lrsquoensemble du commentaire qui va suivre

47

des anneacutees 1520 Mais laissons lagrave les anticipations il est temps de nous soumettre agrave

lrsquoexercice du commentaire textuel

sect3 Structure de lrsquoouvrage et fonction de lrsquoart oratoire la double charge productive et rectrice de la

discipline dialectique

Lrsquoouvrage De inventione dialectica se compose de soixante-quinze chapitres

articuleacutes en trois livres de tailles ineacutegales65 Le premier livre qui contient la matrice

cateacutegoriale de la dialectique de lrsquohumaniste fournit lrsquooccasion drsquoune discussion geacuteneacuterale de la

nature et des offices de lrsquooratio et une exposition deacutetailleacutee ndash souvent tabulaire ndash des diffeacuterents

lieux communs de lrsquoinvention oratoire Ce premier livre est drsquoune importance capitale pour

notre eacutetude non seulement en cela qursquoil renferme la description systeacutematique et complegravete du

systegraveme des loci mais encore du fait qursquoil esquisse aussi lrsquoanalyse de leurs fonctions

eacutepisteacutemiques et des rapports qursquoils entretiennent avec la table des preacutedicables cateacutegories et

autres entiteacutes habituellement assigneacutes au champ de la grammaire ou de lrsquoontologie Le

deuxiegraveme livre est essentiellement centreacute sur une eacutetude de lrsquoargumentation Apregraves avoir deacutefini

lrsquoœuvre propre de la dialectique par le deacutetour drsquoune critique geacuteneacuterale de lrsquoorganisation

laquo scolastique raquo des sciences Agricola se propose de deacutecrire les ressources et les instruments

de lrsquoinvention et du jugement des arguments Cet exposeacute des grands principes de lrsquoinvention

contient en outre une eacutetude deacutetailleacutee des modes drsquoapplication du systegraveme des lieux agrave lrsquoeacutechelle

de la production syllogistique Nous aurons agrave commenter cette eacutetrange ndash et absolument

originale sous cette forme ndash laquo deacuteduction topique raquo de lrsquoanalytique classique crsquoest en elle que

le geste drsquoune reconstruction laquo dialectico-centreacutee raquo de lrsquoars disserendi trouve sa plus

remarquable expression Le troisiegraveme livre traite successivement des offices du movere (cest-

agrave-dire des passions) du delectare (de lrsquoornement) puis des questions relatives au style et agrave la

structure (dispositio) des oratores

Le scheacutema de construction du De inventione peut paraicirctre sous certains aspects

curieusement reacutegressif le premier livre comprend une exposition approfondie et une

discussion deacutetailleacutee de tous les loci argumentorum alors que la deacutefinition preacutecise de la nature

et de la matiegravere mecircmes de la dialectique ndash que lrsquoon pourrait srsquoattendre agrave deacutecouvrir degraves

lrsquoouverture du manuel ndash nrsquoest eacutetrangement preacutesenteacutee que dans les premiers chapitres du

deuxiegraveme livre En bien des points les analyses particuliegraveres des deuxiegraveme et troisiegraveme livres

paraissent nettement en retrait par rapport agrave lrsquooriginaliteacute et agrave la feacuteconditeacute analytique du

65 Le troisiegraveme livre notamment ne comprend que 8 chapitres

48

premier ndash ou plus exactement cette feacuteconditeacute et cette originaliteacute semblent deacutejagrave annonceacutees et

mecircme tregraves largement eacutepuiseacutees par les deacuteveloppements du livre inaugural66 Pour cette raison

mecircme notre eacutetude srsquoattachera presque exclusivement au commentaire de la premiegravere partie du

De inventione Pour cette raison encore nous ferons le choix de commenter lrsquoouvrage de

maniegravere souvent transversale en renversant la dispositio de ses eacuteleacutements theacutematiques et en

greffant aux analyses du premier livre des matiegraveres emprunteacutees aux deux suivants

Commenccedilons ainsi notre parcours textuel par une eacutetude anticipeacutee des premiers

deacuteveloppements du deuxiegraveme livre sur la nature de la dialectique Comment Agricola entend-

il preacuteciseacutement situer les coordonneacutees de cette discipline dans le plan geacuteneacuteral de lrsquoeacutedifice des

artes La dialectique est-elle bien drsquoailleurs elle-mecircme un ars Quelle est alors son

subjectum originaire ndash le domaine drsquoobjectiviteacutes dont elle assume la prise en charge Enfin

comment ce dernier srsquoarticule-t-il aux autres domaines des sciences particuliegraveres Les huit

premiers chapitres du deuxiegraveme livre peuvent apparaicirctre comme une reacuteponse deacutetailleacutee agrave la

question du sens de la fonction fondationnelle ou laquo archi-tectonique raquo de la dialectique pour la

configuration des studia La premiegravere approche qursquoAgricola esquisse pour caracteacuteriser la

tacircche speacutecifique de la discipline-maicirctresse de lrsquoart oratoire est en un sens encore tregraves

traditionnelle

laquo Le seul office propre de la dialectique en effet est drsquoapporter des preuves sur quelquesujet probable que ce soit autant que la nature de celui-ci le permet 67 raquo

Conformeacutement agrave la tradition drsquoabord heacuteriteacutee des Topiques aristoteacuteliciens68 la

dialectique se trouve renvoyeacutee agrave la tacircche de la construction drsquoarguments (laquo argumenti raquo) pour

66 Le troisiegraveme livre qui reprend souvent bon nombre de theacuteories classiques de la rheacutetorique et notamment‒celles des Institutiones Oratores de Quinitilien - apparaicirct plus laquo conservateur raquo et moins novateur que le premierndash bien qursquoil inclut encore en lui-mecircme quelques analyses originales sur le style (de lrsquoabondance et de larestriction) et sur la dispositio Mais le deuxiegraveme livre lui-mecircme nous apparaicirct deacutejagrave laquo en retrait raquo par rapport agrave latheacuteorie des loci argumentorum Si lrsquoinventaire des lieux et le sens opeacuteratoire qui leur est confeacutereacute dans le premierlivre est absolument propre agrave Agricola (bien qursquoil se nourrisse eacutevidemment aussi drsquoun certain nombre dereacutefeacuterences classiques et par exemple des diffeacuterentes theacuteories des preacutedicaments) le deuxiegraveme livre apparaicirct deacutejagravemoins reacutevolutionnaire notamment dans sa partie formelle (theacuteorie des syllogismes) ndash ou drsquoune reacutevolution dont leparcours semble deacutejagrave nettement baliseacute par les acquis de la premiegravere section (comme la theacuteorie de la quaestio quideacutecoule en un sens naturellement de la nature didactique du discours) Evidemment cette thegravese que nous lanccedilonssrsquoadosse directement agrave celle qui voit dans lrsquoacte de la reacuteduction de lrsquooratio au docere la charpente principielle dela reacutenovation agricoleacuteenne de la dialectique 67 laquo Cum sit enim solum istud propriumque dialectices munus posse de qualibet re probabiliter quantum ipsiusnatura patitur argumentari raquo De inventione dialectica Alardus I 17868 laquo Le but de ce traiteacute [les Topiques quatriegraveme partie de lrsquoOrganon qui expose speacutecifiquement la meacutethodepropre de lrsquoargumentation dialectique] est de trouver une meacutethode qui nous mette en mesure drsquoargumenter surtout problegraveme proposeacute en partant de preacutemisses probables raquo (Les Topiques livre I 1er chapitre trad J TricotParis Vrin 2004)

49

le large domaine des matiegraveres consideacutereacutees comme probables (laquo probabiliter raquo) Cette tacircche se

scinde elle-mecircme en deux parties distinctes

laquo |La dialectique] enseigne drsquoune part une meacutethode pour inventer des arguments (hellip) etdrsquoautre part apregraves lrsquoinvention de lrsquoargument elle donne des regravegles pour la forme delrsquoargumentationhellip 69 raquo

La tacircche formelle de lrsquoeacutetude des regravegles de lrsquoargumentation ne doit pas se comprendre

autrement que comme lrsquoexamen critique de la validiteacute logique des infeacuterences mobiliseacutees agrave

lrsquooccasion de la deacutefense de la thegravese de lrsquooratio Lrsquoopposition nourriciegravere ndash et plus tard

lrsquoarticulation ndash de la fonctionnaliteacute inventive et de cette opeacuterativiteacute critique de la dialectique

structure lrsquoensemble de lrsquoœuvre drsquoAgricola Une infeacuterence est valide quand elle exhibe un lien

de conseacutequence neacutecessaire entre une seacuterie de preacutemisses connues et une conclusion qui en est

deacuteriveacutee70 Le constat de la validiteacute de cette infeacuterence deacutepend de la possibiliteacute pour le

dialecticien de rendre compte de la conformiteacute de sa forme avec les scheacutemas infeacuterentiels-

types deacutefinis dans la logique classique (infeacuterences deacuteductives ndash et donc essentiellement

syllogistiques ndash et inductives) Or la deacutefinition mecircme de ces formes drsquoinfeacuterences revient pour

Agricola agrave la charge de la dialectique Par lagrave la discipline de lrsquoargumentation laquo probable raquo se

trouve en fait inclure en elle-mecircme une part non neacutegligeable de la tacircche qui se voyait

ordinairement assigneacutee agrave la seule analytique (ou logique formelle) Cette partie critique de la

discipline dialectique sera nommeacutee le laquo jugement raquo (laquo iudicatum raquo)71

sect4 Invention et Jugement

A la premiegravere fonction ndash la fonction inventive ndash se rattache dans lrsquoordre du discours

la deacutelibeacuteration72 Le dessein de la deacutelibeacuteration est de fournir et de deacutelimiter lrsquoextension

mateacuterielle du discours ndash laquo ce qui doit ecirctre dit sur chaque sujet raquo73 Cette deacutelibeacuteration inventive

en tant qursquoelle fixe le domaine ou la clocircture de lrsquooratio est elle-mecircme tout agrave la fois expansive

69 laquo hellipquarum una excogitandi argumenti viam docet quam inveniendi vocant cui parti omnis de locisdestinatur disputatio altera cum inventum est argumentum formam quandam argumentandi raquo Agricola op cit17870 Les analyses consacreacutees agrave la meacutethode de lrsquoexamen portant sur la validiteacute formelle de lrsquoargumentation sontconsigneacutees notamment entre les chapitres 18 et 21 du deuxiegraveme livre du manuel La validiteacute y est deacutefinie tregravestraditionnellement agrave partir des scheacutemas-types drsquoinfeacuterence valides (eacutenumeacuteration syllogisme) La suite de notreeacutetude consacrera un bref excursus agrave ces quelques deacuteveloppements agrave lrsquooccasion de la discussion touchant auscheacutematisme analytique des lieux71 laquo Ea dicitur iudicandi pars raquo ibid 17872 laquo Cumque prior illa consilii teneat vicem et deliberethellip raquo ibid 17873 laquo hellipquid sit de re quaque dicendum raquo ibid 178

50

et restrictive Par lagrave lrsquoopeacuterativiteacute neacutegative et rectrice de la dialectique ne doit pas ecirctre rabattue

sur le seul iudicatum lrsquoinvention renferme elle aussi dans la sphegravere propre de son exercice

une productiviteacute seulement reacutegulatrice et critique Deacutelibeacuterer sur ce qui doit ecirctre dit crsquoest ndash

comme nous lrsquoindiquions deacutejagrave dans notre formulation preacuteceacutedente ndash fournir et deacutelimiter

lrsquoespace ou la surface drsquoexercice de lrsquooratio Lrsquoinvention deacutelivre donc lrsquoextension mais fixe

aussi ndash et correacutelativement ndash la restriction du domaine mateacuteriel conforme agrave la question mise en

jeu dans une dispute Lrsquoinvention apparaicirct ainsi par delagrave sa pure productiviteacute inventive

comme la discrimination reacutegulatrice qui seacutepare drsquoavance dans le fonds infini des matiegraveres

virtuelles des discours ce qui se rattache et ce qui srsquoeacutecarte du sujet proposeacute

La fonction judicative est quant agrave elle drsquoabord ordonnatrice ou rectrice Crsquoest agrave

leacutegifeacuterer les arguments et agrave deacutebusquer ses formes invalides que la dialectique srsquoattelle dans le

moment de son laquo jugement raquo A ce titre Agricola pourra user de la meacutetaphore du test de la

fiabiliteacute de la monnaie pour rendre compte du sens de son opeacuteration74 Lrsquoeacutevaluation vise donc

drsquoabord agrave mettre agrave nu et par suite agrave eacutevacuer les argumentations tronqueacutees ou laquo faussaires raquo

Mais cet usage seulement neacutegatif du iudicatum srsquoassocie aussi agrave la fonction positive et

constructrice par laquelle les diffeacuterentes ideacutees satellites de lrsquoinvention sont ordonneacutees sous les

schegravemes standards de lrsquoinfeacuterence Dans le jugement il srsquoagit de disposer ou de structurer au

sein drsquoune argumentation creacutedible toutes les matiegraveres discursives retenues dans la deacutelibeacuteration

anteacuterieure En ce sens la fonction judicative de la dialectique est dans sa positiviteacute mecircme

neacutecessairement toujours seconde et subordonneacutee agrave lrsquoinstance preacutealable de la deacutelibeacuteration

Agricola critiquera ainsi systeacutematiquement la confusion et le renversement dont la dialectique

meacutedieacutevale se rendrait coupable dans lrsquoordonnancement des eacutetapes de lrsquoinvention et de

lrsquoexamen des arguments

laquo Il (le dialecticien) traite de lrsquoinvention agrave la place du jugement et essaie de deacutemontrer qursquoil aconstruit une bonne argumentation parce que son argument est deacuteriveacute drsquoun eacuteleacutement plusgrand qui est compareacute drsquoun argument semblable du genre ou de lrsquoespegravece Ces tregraves savantsmessieurs [hellip] ne comprennent pas qursquoaucune argumentation ne preacutesente neacutecessairement decoheacuterence parce qursquoelle est infeacutereacutee de lrsquoespegravece du genre ou drsquoun autre lieu Car on peutinfeacuterer des argumentations faibles et incoheacuterentes de tous les lieux75 raquo

74 laquo Hoc est certam explorandi argumenti tradit regulam qua veluti nummi moneta probumne sit an nequamfallaxque dignoscatur raquo ibid 17975 laquo Tum ad id quod consilii erat post rem factam revertitur et inveniendi partem transfert ad iudicandumconaturque ostendere bene se argumentatum esse quoniam sit argumentum vel a maiori vel simili generespecieve deductum raquo ibid 179

51

La validiteacute de lrsquoargumentation ne deacutepend jamais seulement de la possibiliteacute de

deacuteriver le preacutedicat de la conclusion drsquoune infeacuterence du locus propre de son sujet La meacutethode

topique de la deacuterivation argumentative nrsquooffre drsquoabord ndash ainsi comprise comme la simple

deacuterivation lexicale drsquoun faisceau de mots agrave partir de lrsquoapplication drsquoun ensemble de lieux

(genre espegravece causehellip) agrave un terme initial ndash que la condition de lrsquoinflation controcircleacutee de

matiegraveres adjacentes au sujet du discours proposeacute Mais si cette inflation controcircleacutee est bien

absolument premiegravere et indispensable dans lrsquoordre de la construction de lrsquooratio elle ne doit

jamais pour autant supporter la preacutetention de garantir en elle-mecircme la condition de la validiteacute

infeacuterentielle de lrsquoargumentation Si le lieu est bien le fonds de reacuteserve ndash la citerne discursive ndash

de lrsquoargumentation il ne lrsquoest que comme le rassemblement preacutealable drsquoun divers de matiegraveres

ou de contenus en attente drsquoecirctre laquo judicativement raquo ordonnanceacutes Les actes du rassemblement

preacutealable de cette matiegravere et de lrsquoordonnancement de leur forme argumentative tombent

toujours dans deux opeacuterations irreacuteductiblement distinctes

Cette critique vise eacutevidemment le formalisme de la logique meacutedieacutevale lrsquoeacutevacuation

des probleacutematiques associeacutees aux fonctions inventives de la dialectique srsquoassociant toujours

avec la deacuteconstruction du mythe drsquoune deacuterivation purement formelle des arguments qui se

rattachent agrave la fondation drsquoune cause Mais par delagrave cette critique directe de la logique des

universiteacutes de son temps crsquoest encore Aristote lui-mecircme et le formalisme de son analytique

qui est viseacute

Or si le formalisme ndash ou si lrsquoon peut dire la preacutetention drsquoun scheacutematisme

formellement inventif ndash de la dialectique laquo scolastique raquo76 ne peut reacutesister agrave la rigueur de

lrsquoanalyse de la division des officii de la construction oratoire crsquoest avant tout parce que le

iudicatum nrsquoest jamais lui-mecircme qursquoune fonction formelle de controcircle ou drsquoeacutevaluation de la

conformiteacute des arguments aux diffeacuterents scheacutemas-types drsquoinfeacuterences deacutemonstratives Et cette

fonction de controcircle ndash seulement rectrice seulement seconde ndash ne saurait preacutetendre composer

en elle-mecircme une quelconque inventiviteacute nativement productrice Mecircme lorsque le iudicatum

se fait productif selon la signification que nous exposions plus haut cette productiviteacute nrsquoest

76 Dans ce cas comme dans drsquoautres le terme de laquo scolastique raquo nrsquoest pas pleinement approprieacute Non passeulement drsquoailleurs parce qursquoil confegravere une uniteacute artificielle agrave une peacuteriode historique de la penseacutee pour laquellela thegravese de cette uniteacute est toujours probleacutematique Mais surtout parce que ces dites critiques visent et atteignenten fait toujours drsquoabord lrsquoeacutedifice aristoteacutelicien lui-mecircme La critique que lrsquohumaniste adresse agrave cette preacutetendueinversion de lrsquoordre naturel de lrsquoinventio et du iudicatum peut bien comme le pense Marc Van der Poel dans satraduction des Ecrits sur la dialectique et lrsquohumanisme Paris Honoreacute Champion 1996 p 103 viser la theacuteoriede la consequentia comme on la trouve par exemple formuleacutee chez Ockham Mais elle srsquoorigine toujoursdrsquoabord dans la critique de la configuration mecircme de lrsquoOrganon aristoteacutelicien et dans lrsquoanteacuterioriteacute injustifieacutee desAnalytiques sur les Topiques

52

toujours que celle drsquoune organisation ou drsquoune configuration infeacuterentielle seconde

organisation drsquoun agreacutegat drsquoideacutees drsquoabord reccedilus dans une inventio anteacuterieure La tacircche de

lrsquoexpansion mateacuterielle du discours et la tacircche de la mise en forme des infeacuterences doivent

donc par principe ecirctre toujours rigoureusement distingueacutees Et cette distinction doit encore

srsquoentendre aussi comme lrsquoanteacuterioriteacute stricte de la fonction inventive sur lrsquoanalytique formelle

anteacuterioriteacute des Topiques sur les Analytiques

La critique du formalisme de la dialectique classique se rattache directement agrave une

reacutepudiation plus large de la structure geacuteneacuterale du systegraveme des studia laquo scolastiques raquo Cette

reacutepudiation srsquoeacutenonce dans les termes classiques du constat drsquoune confusion des genres

laquo [Toutes les disciplines] se jettent comme des becirctes sauvages eacutevadeacutees de leurs cages sur leterrain qui revient de droit agrave leurs voisines il nrsquoy a pour ainsi dire rien qui ne soit apprisaujourdrsquohui en sa propre place77 raquo

La meacutetaphore de la clocircture et du territoire est eacutevidemment remarquable dans un

projet dialectique qui se rattache directement agrave lrsquointention drsquoune topologie ndash projet centreacute sur

lrsquoexposition drsquoune fonction inventive articuleacutee drsquoabord autour de la meacutethode des lieux Et la

tournure juridique (on notera notamment lrsquoinvocation du laquo ius raquo apregraves celle du iudicatum) de

cette meacutetaphore meacuterite encore drsquoecirctre signaleacutee Ici srsquoesquisse deacutejagrave en un sens le fil conducteur

du programme total de la dialectique drsquoAgricola refonder la dialectique agrave partir de lrsquoanalyse

de son office inventif crsquoest se munir aussi des principes de lrsquoeacutelaboration drsquoune leacutegislation

rigoureuse touchant agrave la distribution des clocirctures et des domaines propres aux diffeacuterents

studia Ainsi la reacuteforme de la dialectique sera notamment le lineacuteament du refus structurel de

lrsquoimmixtion de la physique dans la meacutedecine de la rheacutetorique dans le droit ou encore de la

meacutetaphysique dans la theacuteologie ndash autant drsquoexemples citeacutes plus loin par lrsquohumaniste frison78 Et

le refus de cette immixtion srsquoarrime encore structurellement ndash mais nous anticipons ici des

deacuteveloppements ulteacuterieurs ndash agrave un principe drsquo laquo eacuteconomie topique raquo de la matiegravere des discours

Ce mouvement discursif qui tend agrave deacutenoncer le caractegravere rhapsodique de

lrsquoagencement des sciences dans lrsquouniversiteacute du Moyen-Acircge tardif aura comme nous le

mentionnions deacutejagrave plus haut un eacutecho consideacuterable dans le cercle des discussions humanistes

du premier seiziegraveme siegravecle Lrsquoaccusation plus speacutecifique de la deacuteteinte meacutetaphysique de la

77 laquo Cum cuncta velut ferae caveis effractis in proximorum ius et fines irruerint nex quicquam ferme discaturhoc tempore suo loco raquo ibid 17978 laquo Sic iurisconsulti perplexa et involuta disputandi praecepta balbutiunt sic medicinae studia magna ex parteredacta sunt ad supervacuas instituto suo physices quaestiones sic physice mathematicas arripuit unde verbosailla est de maximo et minimo et de calculandi ut aiunt ratione iactaciohellip raquo ibid 179

53

theacuteologie79 influencera eacutevidemment encore Melanchthon qui en reprendra le thegraveme et les

arguments degraves son discours drsquoinvestiture agrave lrsquouniversiteacute de Wittenberg80 En ce sens lrsquoanti-

meacutetaphysique des Loci communes trouvera deacutejagrave dans le De inventione et au-delagrave de son

patronage lutheacuterien posteacuterieur lrsquoaccent laquo juridictionnel raquo de sa formulation Nrsquoinsistons pas

sur ce premier point Lrsquohistoire et lrsquoeacutenonceacute de la condamnation laquo agricolaienne raquo de la

laquo rhapsodie raquo des sciences sont globalement bien connus81 Il est plus essentiel pour nous de

tenter de la resituer ici dans ses ressorts conceptuels plus profonds

sect5 Statut et situation de la dialectique dans le systegraveme des sciences

Le deuxiegraveme chapitre du deuxiegraveme livre se propose de discuter plus en deacutetail la

question du domaine et de la porteacutee eacutepisteacutemique de la dialectique Cette discussion sera

lrsquooccasion pour Agricola drsquointroduire sa theacuteorie de la question (quaestio) de lrsquooratio ndash

centrale comme nous lrsquoannoncions briegravevement en introduction pour le programme geacuteneacuteral de

la reacuteforme humaniste des studia Quelle est donc la matiegravere de la dialectique De quel

domaine drsquoeacutetude la dialectique assume-t-elle la prise en charge Cette question initiale se

trouve drsquoabord reconduite au problegraveme de la nature formelle de la discipline la dialectique

est-elle un ars ou une facultas

laquo Quelques uns considegraverent la dialectique comme lrsquoun des arts tandis que drsquoautres lanomment une aptitude [facultas] speacutecifique raquo82

Agricola soutient que la dialectique est neacutecessairement un ars Cette affirmation est

supporteacutee par un double argument Le deuxiegraveme qui ne retiendra pas notre attention ici se

rattache agrave la discussion sur lrsquoutiliteacute pratique de la discipline Ce qui est une meacutethode

constitueacutee en vue de la reacutealisation drsquoune fin est un art Or la dialectique deacutelivre preacuteciseacutement

les preacuteceptes fondamentaux drsquoune meacutethode pour la construction des raisonnements Donc la

dialectique doit ecirctre leacutegitimement tenue pour un art au mecircme titre que les arts libeacuteraux ou

que les techniques dont la viseacutee est plus immeacutediatement pragmatique83 Le premier argument

79 laquo De theologia vero quid dicere oportet Cui si metaphysicen si physicen si dialecticen hodie demas nudamporro et destitutam et quae nomen suum tueri nequeat reddas raquo ibid 17980 De arte dicendi declamatio Eiusdem de corrigendis studiis sermo Beuttenbuumlller 196081 Et notamment expliqueacutee en deacutetail dans lrsquoouvrage de P Mack deacutejagrave reacutefeacuterenceacute82 laquo Dialecticen quidam ex artium genere voluerunt esse quidam facultatem quandam vocavere raquo ibid 19183 Voir ibid 191

54

doit nous retenir plus longuement Cet argument est reacutefeacutereacute agrave la fonction fondationnelle de la

dialectique au sein du reacuteseau des artes

laquo Il serait tout agrave fait inconvenant de rayer de la liste des arts justement celui qui est le guideet le pilier des autres et sans lrsquoaide duquel aucun ne pourrait prendre la mesure des frontiegraveres[fines] qui lui sont imparties84 raquo

Le sens de la fonction laquo archi-tectonique raquo de la dialectique ne revecirct plus ici la seule

signification drsquoun lineacuteament meacutethodologique ou formel Comme art du raisonnement ou

science du laquo discours droit raquo la dialectique est eacutevidemment fondatrice pour lrsquoeacutedifice

eacutepisteacutemique en cela drsquoabord qursquoelle fournit les premiers instruments de toute oratio et les

premiers scheacutemas formels de toute argumentation Mais ce nrsquoest plus cette seule signification

fondationnelle qursquoAgricola vise agrave deacutecrire ici La dialectique assume avant tout une dimension

fondatrice en tant qursquoelle prend pour tacircche de fixer les frontiegraveres ou drsquoassigner les territoires

respectifs de chaque discipline particuliegravere Vis-agrave-vis du systegraveme geacuteneacuteral des studia la

dialectique se voit donc confier une fonction originairement coordinatrice ou organisatrice

Crsquoest au sein de la dialectique que la distribution des reacutegions disciplinaires trouve lrsquoinstance

de sa premiegravere deacutecision En cela srsquoeacuteclaire deacutejagrave la porteacutee de la meacutetaphore juridique qui traverse

souvent plus ou moins expreacutesseacutements les discussions du De inventione sur la nature et le rocircle

de la science maicirctresse des disciplines oratoires si la dialectique assume une fonction

leacutegislatrice crsquoest moins celle drsquoune fonction seulement judicative (agrave lrsquoœuvre dans la sanction

des infractions formelles aux scheacutemas valides de raisonnement) que celle drsquoune assignation

ou drsquoune administration des territoires Et cette administration des territoires ndash ou la fixation

des fines de chaque studium ndash renvoie drsquoabord agrave lrsquoinventiviteacute de lrsquooratio et au reacuteseau de

preacuteceptes qui encadre son deacuteveloppement la meacutethodologie des loci argumentorum

La difficulteacute est alors de comprendre comment la dialectique tout en assumant cette

charge leacutegislatrice exteacuterieure peut en mecircme temps se situer concregravetement au sein mecircme de

lrsquoordre des artes dont elle deacutefinit la premiegravere coordination Reprenant la division classique de

la science (logique nature morale) heacuteriteacutee des stoiumlciens ndash dont le discours In laudem

philosophiae et reliquarum artium oratio exposera une preacutesentation systeacutematique ndash Agricola

situe la dialectique au sein de la classe geacuteneacuterale des disciplines qui visent agrave deacutefinir laquo les regravegles

du discours raquo

84 laquo Artem esse communis accepit opinio et artem disserendi vulgo dicimus hocque nomine editi de eainscribuntur libri eritque nimirum indignum artium eam excludere numero quae reliquarum dux sit et stabilitrixartium et sine cuius praesidio tueri fines suos reliquae non statis commode possint raquo ibid 191

55

laquo Certains arts se rapportent agrave la connaissance de la nature des choses drsquoautres agrave lacorrection [emendandam] de la vie humaine drsquoautres encore aux regravegles de discours et agravelrsquoexercice de la parole Il va de soi que la dialectique appartient agrave ce dernier groupe85 raquo

Lrsquoinscription de la dialectique au sein de la logique geacuteneacuterale est tout agrave fait dans

lrsquoordre de la longue tradition des deacutecoupages post-stoiumlciens des domaines des arts

Traditionnelle aussi la reacuteduction conseacutecutive de la science du discours au trivium composeacutee

par la conjonction de la grammaire de la dialectique et de la rheacutetorique86 Mais le principe

eacutevoqueacute pour justifier cette division ndash plus original ndash meacuterite au contraire drsquoecirctre releveacute Ce

principe se rattache agrave la distinction des trois composantes matricielles de lrsquoacte discursif

laquo Or pour chaque discours il y a trois facteurs qui doivent ecirctre releveacutees agrave savoir lrsquoorateurlrsquoauditeur et ce dont traite le discours Premiegraverement lrsquointention de celui qui parle doit ecirctreclaire deuxiegravemement lrsquoauditeur doit eacutecouter avec une attention favorable troisiegravemement cequi est dit doit ecirctre perccedilu comme plausible et vraisemblable 87 raquo

Agricola srsquoemploie agrave associer directement agrave la suite de cet extrait la laquo clarteacute de

lrsquointention raquo agrave lrsquooffice propre de la science grammaticale et la fonction de lrsquo laquo attention

favorable raquo agrave la discipline rheacutetorique Reste la troisiegraveme dimension du discours la matiegravere de

lrsquooratio et lrsquoexigence de plausibiliteacute qui lui est correacuteleacutee Cette ultime fonction est assigneacutee agrave la

discipline dialectique

laquo Par conseacutequent il semble que la dialectique peut reacuteclamer pour elle ce qui reste agrave savoirle fait de parler sur des bases plausibles de toute question possible sur laquelle on peut tenirun discours88 raquo

La dialectique trouve ainsi son lieu natif dans lrsquoespace des disciplines du trivium ni

assigneacutee agrave la subjectiviteacute du locuteur et aux regravegles de syntaxes sur lesquelles se laissent fonder

la clarteacute et lrsquointelligibiliteacute du discours ni adosseacutee agrave lrsquointention de tenir en haleine une

85 laquo Artium autem aliae ad naturas rerum cognoscendas aliae ad vitam hominum emendandam aliae ad orationisdicendique regulam pertinent huiusque generic dialecticen esse apparet raquo ibid 192 Cette division des artes serattache eacutevidemment agrave la division traditionnelle des stoiumlciens LrsquoEloge de la philosophie et des autres arts (Inlaudem philosophiae et reliquarum artium oratio) - dont une traduction franccedilaise reacutealiseacutee par Marc van der Poelest disponible dans le recueil sus-citeacute ndash comporte un deacuteveloppement deacutetailleacutee touchant agrave la question delrsquoarticulation des diffeacuterentes disciplines au sein du tout du savoir86 Voir ibid 19287 laquo Tria ergo constat in omni oratione esse oportere eum qui dicit eum qui audit et rem de qua habetur oratio tresque proinde in dicendo observationes ut percipi possit quid sibi velit qui dicit ut cupide audiat cui dicitur utprobabile sit habeaturque fides ei quod dicitur raquo ibid 19288 laquo Quod reliquum igitur est videbitur sibi dialectice vendicare probabiliter dicere de qualibet re quae deduciturin orationem raquo ibid 192

56

assembleacutee toujours potentiellement distraite la dialectique assume la prise en charge de la

chose-mecircme lrsquooratio en tant que telle et la plausibiliteacute de la thegravese qui srsquoy trouve professeacutee

Ce deacutecoupage des offices respectifs des diffeacuterentes disciplines de la logique appelle un certain

nombre de remarques importantes

a) Le trivium se confond pour Agricola avec le tout de la logique elle-mecircme (au

sens stoiumlcien de la meacutethode) Cette identification preacutepare le terrain pour lrsquointeacutegration

rigoureuse de lrsquoanalytique (lrsquoeacutetude formelle des infeacuterences) dans le champ de lrsquoextension

originaire de la discipline dialectique Cette assimilation nrsquoest pas ndash formellement ndash propre agrave

lrsquohumaniste Mais le sens que notre auteur lui confeacuterera par la suite est par contre tout agrave fait

nouveau

b) Lrsquoapparence formelle drsquoune reacutepartition eacutequilibreacutee des champs respectifs des

disciplines du trivium en fonction des diffeacuterents offices de lrsquoart oratoire ne doit pas masquer

lrsquoeacutevidence drsquoune preacutegnance principielle de la discipline dialectique La grammaire se voit ici

amarreacutee agrave une dimension essentiellement neacutegative et preacuteparatoire il srsquoy agit seulement de

garantir lrsquointelligibiliteacute de lrsquoexpression de lrsquointention subjective drsquoun locuteur Quant agrave la

rheacutetorique son extension est strictement reacuteduite agrave une fonction ornementale Bien loin drsquoecirctre

lrsquoantistrophe89 de la dialectique pour la sphegravere des discours publics elle ne garantit que la

bonne reacuteceptiviteacute de lrsquoauditoire agrave un discours qui est deacutejagrave en soi ndash et en dehors du champ

drsquoactiviteacute rheacutetorique ndash preacutealablement constitueacute comme oratio creacutedible Autrement dit la

construction de la creacutedibiliteacute du discours creacutedible tombe toujours en dehors de sa sphegravere

drsquoactiviteacute A cette rheacutetorique ne revient donc plus que la maigre tacircche de laquo retenir lrsquoattention raquo

ou de laquo captiver un auditoire raquo dont lrsquoeacuteventualiteacute de la conviction et la possibiliteacute de

lrsquoadheacutesion ne deacutependent de toute faccedilon pour lrsquoessentiel que du contenu interne ndash et donc non

rheacutetorique ndash du discours Crsquoest en ce sens que la dialectique ndash qui seule fonde cette creacutedibiliteacute

en question ndash est bien la piegravece maicirctresse de la logique toute entiegravere

c) Crsquoest encore tregraves traditionnellement en un sens ndash et du moins en apparence ndash que

la dialectique se trouve assigneacutee au champ du discours plausible ou probable (probabiliter)

Toutefois cette assignation doit ecirctre resitueacutee dans le contexte theacuteorique original qui est celui

de la theacuteorie oratoire drsquoAgricola la probabiliteacute du discours signifiant moins ici lrsquoincertitude

des preacutemisses sur lesquelles se fondent lrsquoargumentation de la thegravese deacutefendue90 que la simple89 laquo La rheacutetorique est lrsquoantistrophe de la dialectique car lrsquoune et lrsquoautre portent sur des matiegraveres qui ndash eacutetantcommunes drsquoune certaine faccedilon agrave tout le monde ndash sont de la compeacutetence de tout un chacun et ne relegraveventdrsquoaucune science deacutelimiteacutee raquo Arisote Rheacutetorique trad P Chiron Paris GF 2007 90 Comme dans la tradition post-aristoteacutelicienne fidegravele agrave la deacutefinition de la dialectique consigneacutee dans lesTopiques voir plus haut note 19

57

possibiliteacute pour cette thegravese drsquoecirctre deacutebattue ou disputeacutee Or la logique disputatoire de lrsquooratio

tire sa matrice de sa racine questionnante ndash cest-agrave-dire de la fondation ou de lrsquoimpulsion du

discours dans une question probleacutematique Cette possibiliteacute du deacutebat eacutenonce donc drsquoabord

lrsquoengendrement du discours dans le surgissement drsquoune question En sachant que ce

surgissement questionnant est co-extensif agrave la logique de la construction de toutes les formes

possibles drsquooratio ndash y compris donc de ses formes speacutecifiquement scientifiques ndash crsquoest par lagrave

lrsquoeacutedifice total des studia qui se trouve finalement lui-mecircme reacutefeacutereacute agrave la logique du discours

probable

sect6 Clocircture de la quaestio et juridiction dialectique des domaines des artes

La thegravese drsquoun enracinement de toute oratio dans lrsquoa priori de la question est heacuteriteacutee

directement des theacuteories rheacutetoriques classiques et notamment de lrsquoInstitutiones Oratores de

Quintilien91 Lrsquoanalyse plus preacutecise de cet enracinement ndash et lrsquoinventaire des diffeacuterents genres

et subdivisions des questions discursives qui srsquoy rattache ndash srsquoexpose entre les sixiegraveme et

quatorziegraveme chapitres du deuxiegraveme livre du De inventione Lrsquoabondance formelle du

traitement de ce thegraveme ndash qui occupe tout de mecircme agrave lui seul neuf chapitres de lrsquoouvrage ndash

suffit deacutejagrave agrave teacutemoigner de sa preacutegnance au sein du programme dialectique drsquoAgricola La

discussion de la quaetio92 srsquoorigine dans lrsquoinvestigation initiale sur la matiegravere de la

dialectique Reprenant en cela les analyses preacuteceacutedentes ndash dont nous avions eacutebaucheacutes plus haut

les grands contours ndash notre auteur affirme au sujet de cette materia

laquo Afin que personne ne se laisse induire en erreur par lrsquoambiguiumlteacute de ce mot je veux signalerque par laquo matiegravere des arts raquo on veut dire parfois ce qui est enseigneacute par les arts ce dont lesarts srsquooccupent Dans le livre preacuteceacutedent nous avons dit qursquoon parle aussi dans ce cas delaquo sujet raquo [subiectum] Ainsi nous pouvons nommer comme matiegravere de la dialectiquelrsquoargumentation selon la coutume ou comme je le preacutefegravere moi-mecircme le discoursplausible93 raquo

91 Voir notamment le onziegraveme chapitre du troisiegraveme livre des Institutions oratoires Paris Belles Lettres 197592 Nous laisserons globalement intraduit le terme laquo quaestio raquo qui dans son acception laquo agricolaienne raquo renvoie agraveune connotation seacutemantique plus proche de celle du terme laquo problegraveme raquo ou laquo probleacutematique raquo y compris en un‒sens scolairement dissertatoire ndash que du terme franccedilais laquo question raquo En revanche nous pourrons parler delaquo point de deacutepart questionnant raquo ou de laquo questionnement raquo termes dans lesquels affleurent deacutejagrave plus nettement‒la coloration et la tension probleacutematiques93 laquo Ne quem fallat autem nominis huius ambiguitas illus admonitum velim materiam artium quandoque dici idquod artibus docetur et circa quod versatur cura consideratioque illarum quod et subiectum vocari priore librodiximus Sic materiam dialectices possumus dicere argumentationem ut plerique vel ut nos dictionemprobabilem raquo Agricola op cit 206

58

La materia des artes doit ecirctre identifieacutee avec ce que lrsquoeacutepisteacutemologie post-

aristoteacutelicienne dans la ligneacutee des discussions des Seconds Analytiques nommait le

laquo subjectum raquo des eacutetudes Le subjectum est nous le savons94 le domaine ou la reacutegion de

lrsquoeacutetant dont les disciplines particuliegraveres prennent en charge lrsquoinvestigation Avant drsquoecirctre un

champ ou une reacutegion seulement discursifs le subjectum est donc ndash du moins selon lrsquoacception

communeacutement admise au sein de cette tradition eacutepisteacutemologique issue drsquoune genegravese

aristoteacutelicienne ndash drsquoabord un domaine objectif de reacutealiteacutes une sous-division ou une

segmentation de lrsquoEtre lui-mecircme En cela le subjectum des sciences se confond aussi avec le

genre fondamental (mineacuteral animal mobiles eacuteternels etc) dont il incombe aux diffeacuterentes

studia de deacutecrire les espegraveces de formaliser les lois etc Un systegraveme des arts est complet

lorsque toutes les sous-divisions geacuteneacuteriques de lrsquoEtre ont eacuteteacute assigneacutees agrave une science unique

(la physique pour le genre des mobiles la cosmologie pour le genre des mobiles eacuteternels la

psychologie pour lrsquoeacutetude de lrsquoanimeacute etc)

Nous savons qursquoen ce sens la scientificiteacute de disciplines comme la meacutetaphysique ou

la dialectique eacutetait probleacutematique et deacutebattue95 A ces sciences ne reviennent aucun subjectum

qui puisse garantir lrsquouniteacute drsquoun parcours investigatif En quel sens peuvent-elles ecirctre degraves lors

encore situeacutees au sein de lrsquoeacutedifice des studia Peut-on encore qualifier de laquo sciences raquo sans

eacutequivoques et au mecircme titre que les sciences des genres particuliers de lrsquoeacutetant une discipline

strictement instrumentale et preacuteparatoire comme la dialectique ou une science reacutesolument

geacuteneacuterale et fondatrice comme la meacutetaphysique Crsquoest de ce type de questions ndash longuement

disputeacutees au sens des faculteacutes de theacuteologie mais aussi dans la meacutetaphysique ou dans la

dialectique meacutedieacutevale ndash qursquoAgricola heacuterite pour sa preacutesente enquecircte De cette tradition encore

Agricola recevra le tissu mosaiumlque drsquoun systegraveme drsquooutillage conceptuel ndash quaestio materia

subiectum studium scientia doctrina ndash dont la signification et les modes drsquoentrelacements

natifs se verront profondeacutement alteacutereacutes sous le geste reacuteformateur de lrsquohumaniste

Pour deacutecouvrir la matiegravere de la dialectique il faut tenter de la deacuteriver de son office

propre La matiegravere srsquoidentifiera ainsi au laquo mateacuteriau avec lequel lrsquoeacutetude consideacutereacutee essaie

94 A ce sujet la reacutefeacuterence de toute la tradition de lrsquoeacutepisteacutemologie meacutedieacutevale est eacutevidemment le vingt-huitiegravemechapitre du premier livre des Seconds Analytiques drsquoAristote (chapitre inclus dans la cinquiegraveme section) Cechapitre traite en deacutetail du problegraveme de lrsquouniteacute ndash et pouvons-nous dire dans une conceptualiteacute impropre maisopeacuterante du principe de clocircture ndash drsquoune science La bregraveve esquisse que nous peignons ici de la theacuteoriearistoteacutelicienne est eacutenonceacutee dans un vocabulaire volontairement scolastique crsquoest agrave partir de cette traditionqursquoAgricola engage la preacutesente discussion95 On peut se reacutefeacuterer par exemple ndash mais ces quelques renvois sont arbitraires tant les eacutetudes agrave ce sujet sontnombreuses ndash agrave lrsquoeacutetude de la deacutefinition thomiste de la meacutetaphysique dans JF Courtine Suarez et le systegraveme dela meacutetaphysique Paris PUF 1990 Pour lrsquoenquecircte touchant au problegraveme de la scientificiteacute de la meacutetaphysique ndashenquecircte meneacutee agrave sa racine aristoteacutelicienne - signalons encore le classique ndash et controverseacute - ouvrage de PierreAubenque Aristote et le problegraveme de lrsquoecirctre Paris PUF 1962

59

drsquoexeacutecuter sa tacircche96 raquo Cette tacircche dans le cas de la dialectique crsquoest ndash nous lrsquoavons vu ndash la

construction drsquoarguments plausibles pour un discours quelconque Agricola nous dit encore agrave

ce sujet

laquo Tout ce dont on peut parler drsquoune maniegravere ordonneacutee (laquo ordine raquo) et fiable (laquo fides raquo)relegraveve de la matiegravere de la dialectique97 raquo

La matiegravere de la dialectique inclut donc en elle-mecircme lrsquoextension totale des matiegraveres

virtuelles de tout discours meacutethodique ordonneacute et prononceacute en vue de la conviction

(laquo fides raquo) drsquoun auditeur Quel est le principe drsquouniteacute et de deacutelimitation de cette extension

Quel critegravere unifiant permet de deacutelimiter dans le divers des locutions la structure drsquoun

discours meacutethodique ndash drsquoun discours arrangeacute selon un ordo Ce principe unificateur crsquoest

celui de la quaestio

laquo Si nous voulons nommer tout cela drsquoun seul mot ce nrsquoest pas si difficile que cela En effetlorsque nous essayons de convaincre en rapport avec quelque sujet que ce soit il estneacutecessaire que ce sujet soit conccedilu comme reacutecusable ou probleacutematique Car personne neprend une question eacutevidente comme sujet drsquoenseignement [docendam] [hellip] Et bien tout cequi est avanceacute comme quelque chose de reacutecusable on lrsquoappelle question et la question estdonc la matiegravere de la dialectique98 raquo

Lrsquouniteacute et la clocircture du discours meacutethodique ndash cest-agrave-dire nous le verrons aussi de

lrsquoenseignement lui-mecircme ndash se construit autour de lrsquouniteacute du principe questionnant Tout

discours et toute disputatio sont toujours motiveacutes et animeacutes dans leurs deacuteveloppements natifs

et dans leurs eacuteconomies internes par la matrice drsquoun problegraveme preacutealable Ce problegraveme ndash la

quaestio ndash constitue agrave la fois la matiegravere premiegravere de lrsquoeacutelaboration de lrsquooratio et le principe de

la clocircture de sa sphegravere drsquoextension Le discours ordonneacute (laquo ordine raquo) auquel Agricola fait

reacutefeacuterence ici nrsquoest en cela jamais rien drsquoautre que le deacuteveloppement controcircleacute drsquoune matiegravere

articuleacutee autour drsquoun problegraveme initial Or le tout des laquo discours ordonneacutees raquo crsquoest aussi

lrsquounivers oratoire inclusif des enseignements (laquo docendam raquo) estampilleacutees au sein des

diffeacuterents artes du systegraveme du savoir Par lagrave crsquoest le subiectum de la science elle-mecircme qui se

trouve reconduit agrave lrsquouniteacute du principe inaugural du questionnement La sphegravere drsquoautoriteacute de la

science devient par le geste theacuteorique de notre humaniste co-extensive au jaillissement drsquoune

96 laquo Dicimus materiam artium id in quod opus suum explicant raquo ibid 20697 laquo Omne igitur id de quo ordine apteque ad fidem dici potest id erit dialectices materia raquo ibid 20698 laquo Quod si uno nomine complecti volemus haud erit difficile De quocunque enim fidem conamur facere idnecesse est accipi tanquam dubium incertumque sit Nem enim rem apertam quatenu est aperta sumitdocendam sed ut contendi de ea et ambigi possit Quicquid autem tanquam dubitatum in medum profertur idvocant quaestionem erit ergo quaestio materia dialectices raquo ibid 207

60

probleacutematique Ce nrsquoest donc pas dans le champ total de lrsquoEtre donneacute dans une expeacuterience

inaugurale que le systegraveme des studia peut puiser le premier principe de ses deacutemarcations

internes ou la distribution des territoires respectifs de ses diffeacuterentes disciplines LrsquoEtre

consideacutereacute dans lrsquoabstraction drsquoune ontologie substantialiste ndash et la suite de notre eacutetude y

insistera davantage ndash ne fournit que le divers de matiegraveres isoleacutees et en soi indiffeacuterentes agrave la

dynamique immanente de lrsquoenchaicircnement oratoire Lrsquoeacuteconomie substantialiste de ce divers ne

saurait jamais coiumlncider avec lrsquoeacuteconomie relationnelle de la question

sect7 La quaestio contre le genus la refondation oratoire du subjectum des sciences

La question est la mise en cause la mise en jeu drsquoune relation possible le chreacutetien

peut-il faire la guerre Lrsquohomme peut-il se sauver par ses propres ressources Lrsquoacircme peut-

elle subsister agrave la corruption du corps Lrsquohomme irresponsable peut-il ecirctre condamneacute Lrsquoa

priori motivationnel du studium nrsquoest rien drsquoautre que la sphegravere des matiegraveres constitueacutees et

rassembleacutees dans et par lrsquoengendrement primitif drsquoune quaestio ndash cest-agrave-dire dans et par le

surgissement drsquoun rapport drsquoune connexion ou drsquoune relation examineacutes La doctrine ndash

Agricola ne parle pour le moment encore que du laquo docendam raquo de lrsquoacte enseigner ndash se

constitue toujours sur fond de cet a priori questionnant Par lagrave encore le simple quid sit de

la tradition de lrsquoeacutepisteacutemologie scolastique ne saurait ecirctre pour lui-mecircme tenu comme un

principe valide de lrsquoencadrement drsquoune investigation theacuteoreacutetique Lrsquouniteacute de la science ne se

referme jamais sur lrsquouniteacute du parcours descriptif drsquoun genre fondamental de lrsquoEtant Lrsquoecirctre-

donneacute du genre ou le pur quid sit pointeacute en direction drsquoune notion commune (qursquoest-ce que

lrsquoanimal qursquoest-ce que les corps ceacutelestes ) ne peut jamais ndash par principe ndash fournir un critegravere

reacutesolument motivationnel ou une source deacuteterminante pour le deacuteveloppement drsquoune matiegravere

discursive Si lrsquouniteacute du genre deacutelimite bien neacutegativement ndash et pour ainsi dire laquo apregraves coup raquo ndash

le champ propre drsquoune sphegravere de discours il nrsquoimpulse pour autant aucune orientation

susceptible drsquoactiver ou de baliser drsquoavance lrsquoinventiviteacute oratoire Si le genre est en un sens

leacutegislateur il est donc en mecircme temps toujours aussi inopeacuterant

Ce nrsquoest pas de la rencontre empirique avec ce genus mais de lrsquoinflation initiale drsquoun

problegraveme que srsquoorigine par essence le fond de lrsquoentreprise scientifique Quel rocircle demeure

alors imparti agrave la dialectique au sein de cette rhapsodie de questionnements La richesse et la

diversiteacute des arts ne sont-ils pas par delagrave le geste de cette reacuteduction de la materia agrave la

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quaestio purement et simplement fondus dans la seule dialectique Agricola nrsquoignorait pas

cette difficulteacute

laquo Si maintenant les arts pris seacutepareacutement raisonnent agrave partir de bases plausibles sur les chosesqui relegravevent de leur domaine quelle place reste-t-il alors agrave la dialectique pour parler detoutes ces questions Autrement dit pourquoi est-il neacutecessaire de traiter tous les artsseacutepareacutement et de disperser notre attention si la tacircche qursquoils discutent peut ecirctre accomplie parla dialectique toute seule 99 raquo

Pour rendre raison de la difficulteacute de la coexistence de la dialectique ndash comme

science de la question ndash et des artes speacutecifiques ndash comme science des questions particuliegraveres -

Agricola fera retour notamment dans le septiegraveme chapitre de notre section agrave lrsquoeacutebauche drsquoune

bregraveve geacuteneacutealogie du savoir Dans le progregraves graduel des arts les disciplines se ramifient et

srsquoeacutemancipent de leur communauteacute ou de leur indistinction originaire agrave mesure que la

connaissance gagne en preacutecision et en positiviteacute100 Ainsi naicirct la distinction entre une science

des principes meacutethodologiques et formels ndash la dialectique qui guide le progregraves du savoir dans

ses procegraves argumentatifs et raisonnants ndash et des sciences des deacuteveloppements positifs des

diffeacuterentes matiegraveres questionnantes Si la dialectique comme nous lrsquoavons dit est la science

de la quaestio ce nrsquoest donc pas comme science de la reacutesolution de toutes les quaestiones

possibles mais seulement en tant que science de la forme questionnante Crsquoest cette forme

questionnante qui srsquoinscrit dans la structure commune de toutes les questions virtuelles Par lagrave

encore la dialectique peut-ecirctre dite science de laquo lrsquoecirctre-question raquo de la question ou science

de la probleacutematiciteacute du problegraveme

En tant que la forme de lrsquoenseignement est lieacutee par une connexion intime avec le

discours articuleacute autour drsquoune quaestio oratoire la dialectique se laisse encore indiquer deacutejagrave

dans ses bregraveves esquisses comme la science formelle de la construction de toute structure

doctrinale Il nous reste agrave comprendre le sens preacutecis de cette reacuteduction de lrsquooratio agrave

lrsquoenseignement au docere et par lagrave encore agrave la doctrine elle-mecircme Il nous reste agrave ressaisir

aussi la nature concregravete du mateacuteriau ou de la meacutethode par lequel la matiegravere oratoire se voit

deacuteveloppeacutee agrave partir drsquoune quaestio inaugurale Ces deux mouvements nrsquoen font qursquoun ils se

conjoignent dans la theacuteorie laquo fiduciaire raquo de lrsquoargumentation dialectique ndash theacuteorie dont les

99 laquo Quim singulae ergo de his rebus quas profitentur probabiliter dicant quid iam loci dialecticae de omnibusrebus dicendi relictum erit Aut quid opus est per omnes ire nos diripique artes si quod cunctae pollicenturpoterit dialectice sola praestare raquo ibid 207100 Voir ibid 207 et lrsquoanalyse du progregraves de la connaissance notamment dans le domaine de la description de lavie

62

fondements natifs srsquoeacutenoncent degraves les premiegraveres lignes du traiteacute drsquoAgricola Crsquoest aux

premiegraveres lignes de ce traiteacute que nous devons donc faire retour

sect8 Office du discours et primat du docere lrsquoindex doctrinal de lrsquooratio

Lrsquointroduction du De inventione ndash introduction incluse dans le premier livre de

lrsquoouvrage ndash srsquoouvrait drsquoembleacutee sur lrsquoaffirmation de la preacutegnance de la fonction didactique de

lrsquooratio (vis-agrave-vis notamment de ses fonctions passionnelles et laquo deacutelectatives raquo movere

delectare) Il ne faut pas interpreacuteter lrsquoideacutee de cette preacutegnance dans le sens drsquoune primauteacute

exclusive de la porteacutee seulement speacuteculative ndash et en cela aussi improductive ndash du discours

oratoire Comme nous le verrons le docere drsquoAgricola est doueacute drsquoune opeacuterativiteacute ndash et drsquoune

opeacuterativiteacute reacutesolument pratique ndash speacutecifique et immeacutediate En cette efficience de

lrsquoenseignement sont en un sens deacutejagrave virtuellement incluses et subordonneacutees toutes les

productiviteacutes propres aux autres fonctions discursives Lrsquoeacutenonceacute de cette thegravese se voit formuleacute

sous la radicaliteacute drsquoune quantification universelle

laquo Un discours [oratio] quelconque eacutelaboreacute sur quelque sujet que ce soit et drsquoailleurs touteconversation [sermo] par laquelle nous exprimons les penseacutees de lrsquoesprit semblent avoirpour fonction propre et premiegravere drsquoenseigner [doceat] quelque chose agrave celui qui eacutecoute101 raquo

La geacuteneacuteraliteacute ndash et aussi une certaine indeacutetermination ndash de la porteacutee de la preacutegnance

du laquo doceat raquo se marque au triple usage des quantificateurs laquo quaecunque raquo laquo quaque raquo et

laquo omnisque raquo Cette geacuteneacuteraliteacute nous permet de saisir par avance lrsquoextension implicite

qursquoAgricola confegravere ici au terme classique drsquolaquo oratio raquo ndash et par lagrave au champ de validiteacute de la

dialectique elle-mecircme Lrsquooratio latine de Ciceacuteron ou de Quintilien en eacutecho avec ses

ascendances dans la rheacutetorique grecque (le λόγος des orateurs) entendait drsquoabord deacutesigner les

modes publics et preacuteciseacutement laquo oratoires raquo drsquoun discours prononceacute devant une assembleacutee (et

notamment une assembleacutee judiciaire)102 Ici la fonction didactique couvre non seulement le

101 laquo Oratio quaecunque de re quaque instituitur omnisque adeo sermo quo cogitata mentis nostrae proferimusid agere hocque primum et proprium habere videtur officium ut doceat aliquid eum qui audit raquo ibid 1102 Voir par exemple Quintilien op cit Ciceacuteron par exemple dans son De inventione oratoria et De oratore ou encore lrsquoanonyme mais influente Rhetorica ad herennium Evidemment cette conception laquo publiciste raquo delrsquooratio est directement lieacutee au tour rheacutetorique des analyses oratoires de nos deux auteurs Mais ce fait invalidemoins le sens de notre remarque qursquoil lui en confegravere une nouvelle porteacutee ce qui est remarquable crsquoestpreacuteciseacutement qursquoAgricola eacutetende agrave lrsquoensemble de lrsquooratio ndash compris comme simple laquo acte de parole didactique raquo -des thegravemes et des concepts qui ne relevaient ordinairement que du seul champ de la rheacutetorique

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champ du discours oratoire traditionnel mais encore laquo tout propos par lequel nous formulons

nos penseacutees raquo (laquo hellipomnisque adeo sermo quo cogitata mentis nostrae proferimus raquo)

Dans toute la suite du texte lrsquolaquo oratio raquo drsquoAgricola deacutesignera indiffeacuteremment la

simple parole ndash comme acte pur de langage ou de locution ndash et le discours speacutecifiquement

rheacutetorique Cette indistinction obeacuteit eacutevidemment agrave la logique seacutemantique ordinaire de la

langue latine Mais les traiteacutes de rheacutetorique des lettres romaines classiques srsquoattachaient

plutocirct et notamment dans leur volet speacutecifiquement theacuteorique agrave eacuteviter lrsquoeacutequivociteacute usuelle de

la langue qursquoagrave assumer ou creuser lrsquoambiguiumlteacute du mot Cette extension lexicale est encore

remarquable si lrsquoon srsquoattarde quelque peu agrave lrsquoargumentation agrave laquelle Agricola se livre pour

justifier ce primat de lrsquooffice didactique dans lrsquousage du discours Cette justification suit

immeacutediatement lrsquoaffirmation citeacutee Elle se fonde sur la thegravese drsquoune co-extensiviteacute originaire et

fonctionnelle de lrsquousage de la parole et des faculteacutes de la raison laquo theacuteoreacutetique raquo

laquo Quel indice [indicium] plus sucircr et plus acceptable peut-on mentionner agrave ce propos sinon lefait que lrsquohomme eacutetant donneacute qursquoil est capable de raison et drsquoenseignement [ut rationisdocrinaeque capaci] est la seule de toutes les creacuteatures agrave qui Dieu le creacuteateur et le pegravere delrsquounivers ait donneacute le don de la parole et la faculteacute de srsquoexprimer Si donc un discours est lesigne [signum] des choses que celui qui parle conccediloit avec son entendement il est clair quecrsquoest la tacircche distinctive du discours de montrer et drsquoexpliquer ce dont il a pour objet drsquoecirctrele signe103 raquo

Lrsquoindice (laquo indicium raquo) de la preacutegnance de la fonction didactique de lrsquooratio crsquoest la

coiumlncidence et la simultaneacuteiteacute ndash qui ne peuvent ecirctre fortuites ndash drsquoun double monopole de

lrsquohomme drsquoune part sur la raison et la doctrine (laquo ut rationis doctrinaequehellipraquo) et drsquoautre part

sur lrsquousage de la parole (preacuteciseacutement deacutesigneacutee ici encore sous le geacutenitif laquo orationis raquo) Parole

et raison sont les deux apanages exclusifs et homologues par lesquels lrsquohumain se diffeacuterencie

des autres vivants au sein du genre animal La copreacutesence de ces deux privilegraveges ne se laisse

expliquer qursquoagrave supposer une fonction originairement signitive et expressive de la parole vis-agrave-

vis de la forme de rationaliteacute dont il est question ici Le double-terme de laquo rationis

doctrinaque raquo exprime la conjonction appuyeacutee ndash et par lagrave encore la connexion visceacuterale ndash qui

lie la raison en question et lrsquoenseignement comme doctrine104 En lui se laisse indiquer aussi

103 laquo Cuius rei quod certius quis propiusque capiat indicium quam quod soli omnium animantium homini utrationis doctrinaeque capaci parens ille et autor rerum Deus loquendi atque orationis indulserit munus Quod siest signum rerum quas is qui dicit animo complectitur oratio liquet hoc esse proprium opus ipsius ut ostendatid atque explicet cui significando destinatur raquo op cit 1104 Voir Feacutelix Gaffiot Dictionnaire latin Hachette 1934 le laquo que raquo apposeacute en fin de mot nrsquoexprime passeulement une conjonction simple avec le terme preacuteceacutedent mais souvent aussi une conjonction appuyeacuteeinsistante ndash qui vire mecircme parfois au geacutenitif implicite Crsquoest cette interpreacutetation que nous retenons ici voir suiteougrave nous parlerons de raison doctrinale

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quelque chose comme lrsquoaspect drsquoembleacutee theacuteoreacutetique dianoeacutetique ou laquo doctrinal raquo de cette

raison speacutecifiquement humaine Mais les cateacutegories classiques du laquo theacuteoreacutetique raquo ou du

laquo dianoeacutetique raquo ne rendent pas pleinement justice agrave la signification intime de lrsquoexpression

convoqueacutee La ratio en jeu ici crsquoest une ratio qui est drsquoembleacutee homogegravene agrave la forme de

lrsquoenseignement ndash une laquo rationaliteacute doctrinale raquo ndash une raison laquo mise en forme raquo de doctrine

une raison configureacutee doctrinalement Si donc la ratio est toujours incluse dans son couple

ratio doctrinaque ndash et qursquoelle renferme par lagrave une conjonction et un mode de rapport agrave un

certain enseignement actif et productif en elle la parole (laquo oratio raquo) qui est le signe

(laquo signum raquo) de nos penseacutees et de nos conceptions doit aussi se saisir comme la monstration et

comme lrsquoexplication (laquo ostendat id atque explicet raquo) didactique de cette ratio Ces quelques

commentaires sur les premiegraveres lignes tregraves denses du De inventione doivent ecirctre compleacuteteacutes par

les remarques suivantes

a) Si la fonction expressive ou signitive par laquelle se deacutefinit ici la parole semble

srsquoinscrire dans la logique drsquoune certaine conception psychologiste de lrsquoacte de parole ndash

logique drsquoune conception qui deacutefinit le discours comme le signe ou lrsquoexpression drsquo laquo eacutetats

mentaux raquo ou drsquo laquo eacutetats internes raquo du locuteur cette premiegravere apparence doit ecirctre invalideacutee ndash

ou du moins tregraves nettement nuanceacutee ndash par la dimension eacuteminemment et irreacuteductiblement

objective du signifieacute en question la ratio crsquoest bien certes une proprieacuteteacute ou une disposition

propre de lrsquohumain mais crsquoest en mecircme temps aussi une disposition qui renferme par essence

le rapport agrave une objectiviteacute absolument consistante ratio doctrinaque raison et doctrine

raison de la doctrine

b) La fonction didactique ne trouve donc pas son contexte opeacuteratoire dans la

transposition du signifieacute au signe mais dans une raison qui est deacutejagrave configureacutee drsquoavance par

son rapport agrave la figure doctrinale Lrsquooratio tire donc sa didacticiteacute drsquoune doctrinaliteacute a priori

constitutive de la raison Cette didacticiteacute ne saurait ainsi se constituer dans une opeacuteration que

lrsquoacte locutoire assumerait en propre Lrsquooratio en tant qursquooratio est moins opeacuteratoire que

seulement ostensive en cela consiste preacuteciseacutement sa nature drsquoecirctre signe Dit encore

autrement lrsquoenseignement ne srsquoorigine pas drsquoabord dans une activiteacute immanente au discours

mais lrsquoenseignement comme acte drsquoenseigner nrsquoest que la monstration drsquoun enseignement

(substantif) laquo deacutejagrave lagrave raquo dans laquo la raison doctrinale raquo

c) Lrsquooratio est co-extensive au doublet ratio doctrinaque et par lagrave aussi au domaine

de lrsquohumain lui-mecircme Lrsquoaffirmation de la preacutegnance de la fonction didactique se rattache

donc drsquoembleacutee au geste drsquoune extension lexicale majeure par laquelle lrsquoassignation du terme

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laquo oratio raquo ne se trouve plus cloisonneacutee dans le domaine strict de la rheacutetorique mais deacutesigne de

maniegravere tregraves geacuteneacuteral lrsquoacte de locution lui-mecircme (pourvu seulement que cet acte soit

conforme agrave sa fin cest-agrave-dire agrave sa nature de signe ndash donc qursquoil teacutemoigne de la raison

doctrinale)

sect9 Lrsquoincorporation dialectique du movere et du delectare

Le docere apparaicirct ainsi deacutejagrave comme le principe de clocircture constitutif de la sphegravere de

lrsquoinvestigation dialectique Ni seulement technique du discours prononceacute devant une

assembleacutee105 ni seulement art des argumentations articuleacutees autour de preacutemisses

probables106 la dialectique va tendre agrave se confondre avec la science du docere lui-mecircme

science didactique science de lrsquoacte drsquoenseigner mais aussi nous lrsquoavons vu science du

docere dans sa forme substantive et dans son homogeacuteneacuteiteacute native agrave la rationaliteacute elle-mecircme

science de lrsquoenseignement et de ses formes possibles ndash bientocirct par lagrave encore science de la

doctrine elle-mecircme

Cette preacutegnance de la fonction didactique du discours ndash au sens que nous venons

drsquoexpliciter ndash srsquoaffilie agrave la thegravese du caractegravere secondaire et deacuteriveacute du movere et du delectare

Dans la rheacutetorique de Quintilien (Institutiones oratoriae) agrave laquelle Agricola fait

implicitement reacutefeacuterence dans cette introduction en mentionnant lrsquoautoriteacute de laquo maximis

autorum raquo les trois offices propres de lrsquooratio ne se trouvent jamais explicitement ordonneacutes

selon une eacutechelle drsquoimportance ou de valeur107 La diffeacuterence accessoire qui se fait jour entre

ces offices ne srsquoorigine que dans le fait drsquoune certaine spontaneacuteiteacute et drsquoune certaine intuitiviteacute

du docere Enseigner serait facile et instinctif et ne requerrait en cela qursquoune intelligence tout

agrave fait ordinaire Mais le movere ndash action par laquelle lrsquoorateur eacutemeut son auditoire ou le

transpose dans un eacutetat drsquoacircme souhaiteacute ndash et le delectare ndash par lequel lrsquoattention de la foule est

tenue constamment captive ndash seraient au contraire lrsquoapanage de certains laquo esprits eacuteminents ou

inspireacutes par les muses raquo (Agricola dit laquo hellipnon nisi summis et maiori quodam Musarum

afflatu instinctis contingere ingeniis108 raquo) Pour lrsquoauteur du De inventione il existe au contraire

une discrimination de principe entre les diffeacuterentes fonctions de lrsquooratio Le docere appartient

en propre agrave lrsquoessence du discours et assume donc un rang privileacutegieacute dans lrsquoordre des

theacutematisations de la science discursive A lrsquoinverse le delectare et le movere sont secondaires

105 Crsquoest la deacutefinition aristoteacutelicienne de la rheacutetorique voir Rheacutetorique op cit chap1106 Crsquoest la deacutefinition aristoteacutelicienne de la dialectique voir Topiques op cit chap1107 Quintilien op cit notamment livre XII chap II108 Agricola op cit 1

66

et accidentels Srsquoils accompagnent parfois lrsquooratio crsquoest toujours de maniegravere contingente et

seulement comme des effets deacuteriveacutes de sa fonction premiegravere A propos de la capaciteacute

drsquoeacutemouvoir et de distraire Agricola nous dit ainsi

laquo Je ne disconviendrai pas que ce sont lagrave [le movere et le delectare] des meacuterites importantsdrsquoune bonne maicirctrise de la parole et qursquoils accompagnent le discours Mais en veacuteriteacute ils sontplutocirct un eacuteleacutement secondaire et non pas veacuteritablement essentiel du discours (hellip) Pour lemoment il suffit de dire qursquoil est possible qursquoun discours enseigne sans eacutemouvoir ni plairemais agrave lrsquoinverse eacutemouvoir [movere] ou plaire [delectare] sans enseigner [docere] cela nrsquoestpas possible109 raquo

Srsquoil est possible qursquoun discours instruise ou enseigne sans eacutemouvoir ni distraire il

est en revanche inenvisageable qursquoun discours eacutemeuve ou laquo deacutelecte raquo sans se rattacher aussi agrave

la manifestation de quelque enseignement Mais cette primauteacute et ce reacutequisit principiel du

docere pour lrsquooratio srsquoeacutetendent-ils bien agrave toutes les formes de locutions existantes La porteacutee

de la preacutegnance du docere nrsquoest-elle pas au contraire restreinte par essence aux seuls types

de discours deacuteclaratifs ndash cest-agrave-dire aux discours qui renferment selon les termes

aristoteacuteliciens bien connus une fonction directement laquo apophantique raquo110 Agricola refuse

cette restriction en remarquant ndash contre la theacuteorie aristoteacutelicienne du partage entre logoi non

veacuteritatifs et logoi susceptibles drsquoecirctre vrais (apophantiques) ndash que la priegravere ou la question elles-

mecircmes contiennent toujours un enseignement implicite

laquo Lorsque quelqursquoun profegravere par exemple une priegravere ou une doleacuteance mais aussi lorsqursquoonpose des questions alors le reacutesultat est qursquoen premier lieu on instruit les auditeurs sur lanature de ce que lrsquoon deacutesire ou ce par quoi lrsquoon est tourmenteacute ou ce que lrsquoon veut savoirbien qursquoon donne lrsquoimpression drsquoavoir un autre but111 raquo

Aristote fondait preacuteciseacutement sa thegravese drsquoune speacutecificiteacute veacuteritative de lrsquoeacutenonceacute

deacuteclaratif sur lrsquoeacutevidence du caractegravere non-informatif ou non-instructif de la priegravere La reprise

109 laquo Nec sane infintias ivero esse ista praecipua bene dicendi praemia sequique orationem verum sequi veriusquam effici potiusque accessionem esse ipsius quam proprium opus (hellip) Hoc in praesentia dixisse sufficiatposse docere orationem ut non moveat non delectet movere aut delectare ut non doceat non posse raquo ibid 1110 Voir Aristote De lrsquointerpreacutetation chap IV [17a] Le fait que nous soyons contraints de circuler dans nosnotes de renvois dans la totaliteacute de lrsquoeacutedifice de lrsquoOrganon ndash il viendra bientocirct srsquoajouter aux Topiques auxSeconds Analytiques et au livre De lrsquointerpreacutetation les Cateacutegories et les Premiers Analytiques ndash suffit agraveteacutemoigner en faveur de notre thegravese selon laquelle Agricola bien loin de respecter lrsquoeacuteconomie usuelle dessciences aristoteacuteliciennes du discours tend plutocirct agrave concevoir le programme drsquoune reacuteforme complegravete delrsquoOrganon centreacute agrave partir de son point dialectique 111 laquo Itaque precantes conquerentes sed et interrogantes quoque quanquam aliud agere videntur hoc tamenprimum efficiunt ut discant audientes cuius desiderio teneantur quo urgeantur dolore quid sit quod scirevelint raquo ibid 1

67

de cet exemple dans lrsquoargumentaire drsquoAgricola comporte donc ici un eacutecho critique eacutevident

Questions et priegraveres enseignent et instruisent bien agrave leur maniegravere aussi lrsquoauditeur du discours

La speacutecificiteacute ou lrsquooriginaliteacute de cet enseignement tient alors seulement au fait que celui-ci

teacutemoigne moins drsquoun ensemble de choses ou de rapports reacuteels et exteacuterieurs que drsquoun ou de

plusieurs eacutetats internes du locuteur Ces eacutetats internes ce sont par exemple les deacutesirs de

savoir dans la question (laquo hellipcuius desiderio tenantur raquo) ou une requecircte un tourment ou un

souhait dans la priegravere (laquo hellipquo urgeantur dolores raquo)

sect10 La dialectique et le ministegravere de la fides la laquo surdeacutetermination raquo fiduciaire du lexique de la

preuve

Le docere se speacutecifie lui-mecircme en deux espegraveces fondamentales selon que lrsquooratio

prononceacutee vise seulement agrave expliquer quelque chose agrave lrsquoauditeur ou qursquoau contraire il

srsquoagisse drsquoabord de convaincre et de persuader

laquo Or notre enseignement ne vise parfois qursquoagrave exposer quelque chose agrave lrsquoauditeur tandis qursquoilsrsquoagit parfois de gagner sa foi112 raquo

La conviction srsquoeacutenonce ici dans le lexique de la fides Lrsquoemploi du terme est

reacutecurrent dans les premiegraveres pages du De inventione et peut paraicirctre surprenant au vu de la

conception globalement gnoseacuteo-centreacutee du discours que nous avons en partie caracteacuteriseacutee plus

haut Lrsquousage de ce lexique fiduciaire nrsquoest pas propre agrave Agricola Les textes classiques des

orateurs romains en sont tregraves largement satureacutes Le terme que nous avons retenu de la

tradition de la theacuteologie chreacutetienne sous la signification deacuteriveacutee de la foi religieuse est

employeacute couramment dans la langue latine selon cinq acceptions nettement distinctes bien

qursquoassocieacutees et relieacutees entre elles selon divers rapports de fondation113

a) la fides crsquoest en un premier sens la croyance la foi ou la confiance selon sa

signification psychologique traditionnelle La fides doit ainsi srsquoentendre comme une

disposition drsquoesprit un eacutetat mental par lequel nous sommes inclineacutes agrave donner notre adheacutesion agrave

un fait agrave une thegravese ou agrave un discours que nous tenons ainsi pour veacuteridiques Au sein de cette

premiegravere acception des nouvelles nuances seacutemantiques peuvent srsquoinsinuer pour ramifier la

112 laquo Docemus autem nonnumquam hoc tantum pacto ut intelligat auditor quandoque ut fiat illi fides raquo ibid1113 Ces bregraveves analyses sont inspireacutees du dictionnaire latin citeacute plus haut (Feacutelix Gaffiot ibid) Se rapporter agravelrsquoentreacutee laquo fides raquo agrave laquelle nous tentons seulement de donner ici un sens et une systeacutematiciteacute philosophique enrapport avec le contexte theacuteorique qui est celui drsquoAgricola

68

signification inaugurale en un faisceau de connotations deacuteriveacutees Une division ramifieacutee se

laisse notamment indiquer dans lrsquoopposition possible entre une connotation affective et une

connotation gnoseacuteologique de lrsquoadheacutesion en question La fides au sens de la croyance peut

ainsi se concevoir indiffeacuteremment comme une connaissance theacuteorique incertaine et admise ou

comme une certitude inteacuterieure drsquoorigine passionnelle visceacuterale ou affective Dans les deux

cas ce qui caracteacuterise en propre cette fides crsquoest qursquoelle est susceptible de degreacutes ndash donc

drsquoaccroissement ou de diminution

b) la fides crsquoest encore le creacutedit la fiabiliteacute ndash lrsquo laquo ecirctre-digne-de-foi raquo ndash qursquoune chose

renferme en elle-mecircme dans son rapport agrave un effet une action un eacutevegravenement ou une

ressource qursquoon attend drsquoelle qursquoelle produise opegravere ou nous apporte Ce creacutedit peut ecirctre

indiffeacuteremment attribueacute agrave un individu agrave une parole (comme une promesse) ou agrave un simple

objet naturel et mecircme artificiel Ainsi le pommier peut-il ecirctre dit fiable lorsqursquoil semble agrave

mecircme drsquoassumer les preacutetentions que nous pouvons leacutegitimement lui attribuer du fait de sa

nature intime en lrsquooccurrence sa capaciteacute agrave donner des pommes De la mecircme maniegravere un

individu sera qualifieacute de laquo fiable raquo lorsqursquoil agira conformeacutement agrave son rang social agrave ses

fonctions agrave ses annonces et promesses ou mecircme seulement lorsqursquoil satisfera les attentes et

espeacuterances que nous avions placeacutees en lui

c) la fides en un troisiegraveme sens crsquoest le substrat producteur la source ou la cause

de la confiance au premier sens Il srsquoagit ici encore drsquoune fiabiliteacute et drsquoun ecirctre digne de foi

mais selon une signification nettement distincte de la deuxiegraveme acception Ce sens de la fides

suppose lrsquoideacutee drsquoun agent exteacuterieur drsquoune fondation externe de la disposition drsquoesprit

fiduciaire individuelle caracteacuteriseacutee plus haut Ce sens de la fides se rencontre notamment dans

des situations au sein desquelles lrsquoindividu en question opegravere dans un contexte drsquoeacutechanges

drsquointeraction et notamment des situations discursives ou dialogiques La fides crsquoest ainsi ce

qui en premier lieu est geacuteneacuterateur ou efficient vis-agrave-vis de la croyance et de lrsquoadheacutesion de la

subjectiviteacute humaine ndash ce qui produit la foi ce par quoi la foi srsquoopegravere Cette fides peut ainsi

ecirctre un caractegravere propre au locuteur (comme lrsquoethos de la rheacutetorique aristoteacutelicienne)

lrsquoauthenticiteacute la sinceacuteriteacute la fideacuteliteacute etc mais aussi un eacuteleacutement externe une force ou une

opeacuterativiteacute incluses dans une proprieacuteteacute speacutecifique de ce en quoi nous adheacuterons la fiabiliteacute

drsquoune doctrine crsquoest lrsquoeacuteleacutement doctrinal qui nous motive agrave y adheacuterer la fiabiliteacute drsquoune parole

crsquoest ce qui en elle est cause de notre propension agrave y croire etc

d) la fides crsquoest aussi la foi jureacutee le serment lrsquoattestation par lesquels un locuteur

garantit ou jure la veacuteriteacute et la sinceacuteriteacute de ses propos Cette foi jureacutee a eacutevidemment une

signification et un statut drsquoabord juridiques et ce sens de la fides est donc aussi celui qui se

69

rencontre le plus freacutequemment dans la rheacutetorique judiciaire Le serment crsquoest drsquoabord la

promesse prononceacutee publiquement par le teacutemoin et lrsquoaccuseacute de restituer fidegravelement les faits

dont ils ont la connaissance Crsquoest avant tout en tant que la parole judiciaire est encadreacutee par

lrsquoeacutevegravenement locutoire de ce serment que le tribunal peut preacutetendre agrave ecirctre un lieu de veacuteriteacute

Mais ce sens de la fides srsquoeacutetend par delagrave le strict cadre juridique agrave toute parole qui promet

fideacuteliteacute ndash agrave tout engagement deacuteclareacute envers une cause une institution une personne ou une

doctrine En ce sens ougrave la proclamation de cette fides est ainsi un engagement lrsquoeacutenonceacute qui la

deacuteclare est drsquoembleacutee un eacutenonceacute performatif ndash eacutenonceacute engageant

e) La fides crsquoest enfin le patronage lrsquoassistance la protection sous laquelle nous

pouvons garantir la fiabiliteacute de notre engagement Ici encore crsquoest un certain sens de

lrsquoattestation qui preacutevaut ndash mais en ce sens preacutecis ougrave cette attestation est replaceacutee sous la

caution drsquoune autoriteacute exteacuterieure Crsquoest cette autoriteacute elle-mecircme qui devient fides Le dieu de

la citeacute peut ainsi ecirctre dit fides dans cette mesure ougrave la citeacute se trouve sous sa tutelle et sous son

patronage

Ces significations ne deacutefinissent pas une simple eacutequivociteacute mais construisent au

contraire une polyseacutemie reacutegleacutee114 autour du sens originaire de la garantie Bien qursquoeacutenonceacutee en

premier lieu dans notre liste preacuteceacutedente la laquo fides raquo au sens de conviction intime ou de

disposition inteacuterieure drsquoadheacutesion est sans doute seconde dans la logique seacutemantique du mot

Cette fides comme confiance ou croyance ndash selon la signification que nous lui reconnaissons

le plus spontaneacutement et notamment dans lrsquoacception theacuteologique du terme ndash ne peut en effet

se comprendre que comme lrsquoeffet et la conseacutequence deacuteriveacutee drsquoune fiabiliteacute drsquoune attestation

ou drsquoune garantie anteacuterieures Crsquoest parce qursquoil y a drsquoabord fiabiliteacute et garantie drsquoun discours

drsquoune personne ou drsquoune doctrine qursquoil peut seulement y avoir apregraves coup quelque chose

comme une confiance drsquoun sujet ou drsquoun auditeur Le sens de la fiabiliteacute est donc toujours

neacutecessairement premier dans lrsquoeacuteconomie logique du terme La laquo confiance raquo au sens

seulement subjectif ou psychologique du terme doit ainsi se concevoir comme la simple

reacuteceptiviteacute drsquoune objectiviteacute preacutegnante et preacutesupposeacutee ndash une fonction purement passive

drsquoaccueil drsquoun creacutedit exteacuterieur natif

sect11 Expositio et argumentatio

114 Sur le concept de laquo polyseacutemie reacutegleacutee raquo sur lequel nous aurons agrave revenir se reacutefeacuterer notamment agrave Paul RicoeurLe conflit des interpreacutetations Paris Seuil 1969 et P Ricoeur Du texte agrave lrsquoaction Paris Seuil 1986

70

Reprenons le commentaire de notre introduction Un certain type drsquoenseignement

avons-nous dit se contente drsquoexpliquer (laquo helliput intelligat auditorhellipraquo) les penseacutees du locuteur

lagrave ougrave un autre vise en outre agrave susciter la foi (laquo helliput fiat illi fideshellip raquo) Agricola ajoute encore

laquo Dans un cas [le simple deacuteveloppement] nous obtenons sa foi lorsqursquoil nous croitspontaneacutement et se met pour ainsi dire docilement agrave notre remorque Dans lrsquoautre caslorsqursquoil ne nous croit pas nous le convainquons et le tirons derriegravere nous raquo115

Qursquoil srsquoagisse drsquoexpliquer une doctrine ou de susciter la fides de lrsquoauditeur cette

derniegravere demeure donc bien dans tous les cas la viseacutee ou la fin centrale de lrsquooratio

Seulement dans un cas cette fides est spontaneacutement acquise ndash le discours est creacutedible par soi

(laquo hellipvel credenti et velut spontehellip raquo) dans lrsquoautre au contraire crsquoest cette foi mecircme qursquoil

srsquoagit de conqueacuterir dans le discours par delagrave la carence de creacutedibiliteacute intrinsegraveque de

lrsquoenseignement exposeacute Cette distinction dans le mode de geacuteneacuteration ou drsquoengendrement de la

fides dans lrsquoenseignement ndash geacuteneacuteration spontaneacutee drsquoune part engendrement construit de

lrsquoautre ndash configure lrsquoopposition matricielle de deux types drsquooratio lrsquoexpositio et

lrsquoargumentatio Cette opposition structure la logique propre de la construction de lrsquoensemble

de lrsquoouvrage Agricola nous dit ainsi

laquo Lrsquoun se produit dans une exposition [expositione] lrsquoautre a lieu au moyen drsquouneargumentation [argumentatione] Jrsquoappelle laquo exposition raquo un discours qui deacuteveloppe[explicat] seulement la penseacutee de celui qui parle sans utiliser de moyens pour susciter la foide lrsquoauditeur Une argumentation au contraire est un discours par lequel on veut convaincrequelqursquoun de la fiabiliteacute [fidem] de ce dont on parle raquo116

Lrsquoexpositio est la simple ostension ou expression de la penseacutee du locuteur (laquo hellip

solam dicentis mentemhellip raquo) La foi de lrsquoauditeur nrsquoest pas en jeu non pas qursquoelle soit

indiffeacuterente au propos mais plutocirct que comme nous lrsquoavons vu elle est deacutejagrave drsquoembleacutee et

spontaneacutement acquise Lrsquoargumentatio vise au contraire agrave susciter ou agrave geacuteneacuterer la fides de

celui qui eacutecoute (laquo hellipquo fides audienti fiathellip raquo) Ce qui srsquoengage dans lrsquoargumentation crsquoest

la preuve de la creacutedibiliteacute de ce qui est dit (laquo qua quis reihellip raquo) Quel est le sens du terme

laquo fides raquo dans ces lignes de lrsquointroduction du De inventione Dans les premiers cas le terme

de laquo fides raquo en tant que foi de lrsquoauditeur semble se rapprocher du sens psychologique

115 laquo Fidem facimus vel credenti et velut sponte sequentum ducimus vel pervincimus non credentem arquerepugnantem trahimus raquo Agricola op cit 2116 laquo Alterum expositione fit altermum argumentatione conficitur Expositionem voco orationem quae solamdicentis mentem explicat nullo quo fides audienti fiat adhibito argumentationem vero orationem qua quis reide qua dicit fidem facere conatur raquo ibid 2

71

ordinaire de la disposition mentale Cette foi crsquoest lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur agrave lrsquoenseignement

professeacute agrave lrsquooccasion du discours oratoire Mais la derniegravere occurrence du terme (laquo hellipfidem

facere conatur raquo) revecirct au contraire une signification proche de celle que nous avons exposeacutee

en troisiegraveme lieu dans la liste lexicale preacuteceacutedente Dans lrsquoargumentatio le locuteur ne se

contente pas drsquoexposer son enseignement mais vise agrave mettre en lumiegravere ou agrave exhiber ce qui

dans son enseignement est par soi creacutedible par soi fiable cest-agrave-dire par soi aussi

susceptible de fonder lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur Lrsquoargumentatio est donc bien encore le mode

de monstration ou drsquoostension drsquoun enseignement la dimension signitive ou expressive de

lrsquooratio nrsquoy disparaicirct pas Mais agrave la diffeacuterence de lrsquoexpositio lrsquoargumentatio ne se contente

pas de manifester la penseacutee nue de lrsquoorateur mais expose encore le fondement fiduciaire de

son contenu doctrinal117

En quel eacuteleacutement propre de lrsquooratio argumentative ce fondement fiduciaire trouve-t-il

son sol natif La fiabiliteacute de ce qui est exposeacute au doute nous dit Agricola ne peut exister en

soi mais doit ecirctre fondeacutee dans drsquoautres connaissances plus certaines

laquo Or il est un fait que la creacutedibiliteacute de ce qui est douteux ne peut exister en soi et que la foiconcernant toute chose doit ecirctre fondeacutee sur drsquoautres choses mieux connues dont on ne doutepas 118 raquo

Lrsquoargumentatio est ce mouvement fondationnel par lequel la fiabiliteacute ndash cest-agrave-direlrsquoopeacuterativiteacute fiduciaire ndash drsquoune doctrine douteuse est reconduite agrave la certitude de choses mieuxconnues La fondation dont il est question dans lrsquoargumentatio est donc le transfert du gesteostensif de ce qui est en question dans lrsquoenseignement douteux agrave ce qui est eacutevident par soidans la connaissance commune Trouver ou construire des arguments crsquoest connaicirctre lesmodes possibles de ce transfert drsquoattention La discipline dialectique circulera alors dans lecercle clos de cette unique question par quels modes geacuteneacuteraux et formels de renvois ou detransferts theacutematiques peut-on fonder systeacutematiquement la fiabiliteacute drsquoun enseignement Lesarguments de lrsquoargumentatio ce sont les cas particuliers de ces renvois dans telle ou telleoratio deacutetermineacutee Comment deacutecouvrir ou inventer de tels modes de renvois ou decorrespondances

117 Le seiziegraveme chapitre du deuxiegraveme livre srsquoattachera agrave marquer le caractegravere systeacutematique de cette division delrsquoargumentatio et de lrsquoexpositio Cette division y est rattacheacutee agrave une distinction des formes de discours selonlrsquoeffet viseacute (effectus) Mais elle se recoupe aussi avec la distinction des fonctions speacutecifiques des sous-parties dudiscours lrsquoexpositio coiumlncidant avec le mode discursif propre de la narratio (simple preacutesentation des faits) etlrsquoargumentatio avec celui de la confirmatio (justification de la thegravese) En ce sens chaque oratio ndash compris nonplus comme la structure atomistique du deacuteveloppement drsquoun enseignement particulier mais comme le tout de laprise de parole - renferme toujours en elle-mecircme agrave la fois une partie purement expositionnelle et une partieargumentative118 laquo Cum vero nulli dubiae rei queat ex se constare fides sed ex aliis quibusdam notioribus arque magisexploratis de unoquoque certudinem colligamus necesse sithellip raquo ibid 2

72

sect12 Les lieux communs et leurs fonctions inventives

Certains orateurs nous dit Agricola sont capables drsquoimaginer spontaneacutement des

arguments deacutecisifs pour justifier leurs thegraveses Mais drsquoautres dont lrsquointelligence est moins

vive ont besoin de voir leur effort inventif encadreacute par des formes pures drsquoarguments des

modes formels de transferts theacutematiques qui puissent leur permettre de fonder en toutes

circonstances la creacutedibiliteacute de leur propos

laquo De plus certaines personnes peuvent imaginer avec leur intelligence subtile un argumentefficace cest-agrave-dire pour citer Ciceacuteron laquo une trouvaille plausible pour persuader raquoDrsquoautres au contraire agrave lrsquointellect moins subtil et incapables de consideacuterer les choses avecattention ne sont pas en eacutetat (ou bien cela leur prend beaucoup trop de temps) de trouver desarguments pour quelque affaire que ce soit119 raquo

Ces modes formels de deacuterivation doctrinale ce sont preacuteciseacutement les laquo lieux raquo

argumentatifs de la rheacutetorique classique encore appeleacutes ndash en reprenant en cela une meacutetaphore

drsquoabord heacuteriteacutee de Ciceacuteron laquo les siegraveges des arguments raquo

laquo Crsquoest pourquoi ceux qui ont imagineacute ce qursquoon appelle les siegraveges des arguments qursquoils ontnommeacute les lieux semblent avoir fait quelque chose de tregraves utile Leur ideacutee eacutetait que notreintelligence analyse les choses agrave lrsquoaide des lieux qui fonctionnent comme une sorte de signepar lequel nous prenons conscience de ce qui dans chaque chose est plausible et approprieacute agravenotre discours120 raquo

Les inventeurs de ces lieux ont permis aux intelligences ordinaires de disposer drsquoune

meacutethode formelle pour construire des arguments laquo pour quelque affaire que ce soit raquo121 Ces

lieux fonctionnent comme des signes (laquo signis raquo) qui permettent agrave lrsquoorateur de deacuteriver agrave partir

drsquoun eacutenonceacute initial dont il souhaite fonder la fiabiliteacute un ensemble de faits plausibles

conjoints et approprieacutes agrave celui-ci (laquo probabile aptumque raquo) Ainsi srsquoeacuteclaire deacutejagrave nettement le

nerf de la theacuteorie des lieux du De inventione Si les lieux communs sont drsquoabord

formellement et fonctionnellement des formes possibles drsquoargumentaires ils sont aussi et

surtout ndash eu eacutegard agrave la deacutefinition de ces arguments en question ndash des modes de fondation de la

119 laquo hellipiamque alii mentis acumine freti uberius expeditiusque argumentum id est ut inquit Cicero probabileinventum ad faciendam fidem excogitent alii contra hebetiore mentis vi ad rerum obtutum caligent et vel nihilvel sero quid quaque de re dici possit invenire queant raquo ibid 2120 laquo helliputilissimum videntur fecisse qui sedes quasdam argumentorum quos locos dixerunt excogitaverequorum admonitu velut signis quibusdam circunferremus per ipsas res animum et quid esset in unaquaqueprobabile aptumque instituto orationis nostrae perspiceremus raquo ibid 2121 laquo hellipquid quaque de rehellip raquo cf fin de la note 69 les deux citations sont tireacutees drsquoune mecircme phraseininterrompue

73

fiabiliteacute doctrinale Le systegraveme des lieux crsquoest la structure et le reacuteseau complet des modes

drsquoexhibition possible de la creacutedibiliteacute drsquoun enseignement Comme siegravege des arguments le lieu

est donc aussi et avant tout un opeacuterateur fiduciaire Si lrsquousage des lieux trouve son sens et son

site propre dans la forme argumentative (lrsquoargumentatio) de lrsquooratio crsquoest ainsi drsquoabord parce

que lrsquoostension et la preuve du creacutedit ne sont jamais engageacutees en tant que telles dans la simple

expositio En celle-ci la probleacutematique fiduciaire demeure toujours admise implicite et

latente Or le lieu crsquoest au contraire la patence et lrsquoexhibition de cette requecircte inaugurale de

fiabiliteacute

Agricola justifie par la suite la neacutecessiteacute drsquoun inventaire des lieux en deacutetaillant les

cas preacutecis ougrave leur usage peut srsquoaveacuterer utile Nous pouvons reacutesumer ces cas en quatre points

principaux

a) La premiegravere utiliteacute des lieux concerne la formation de la connaissance et le

progregraves des studia

laquo Cette meacutethode des lieux srsquoavegravere drsquoune part utile pour une grande de partie de lrsquoeacutetudehumaine raquo122

Agricola semble ici precircter agrave la meacutethode topique une fonction et une porteacutee

essentiellement peacutedagogique Toutefois cette porteacutee peacutedagogique ne doit ici jamais se

comprendre autrement que comme le pendant de la porteacutee eacutepisteacutemologique que nous avions

mise au jour plus haut Si les lieux sont par naissance utiles pour lrsquoeacutetude (laquo studiorum raquo)

cette eacutetude doit se comprendre aussi bien selon lrsquoacception ordinaire de la formation de

lrsquoesprit ndash la culture ou lrsquoeacuteducation au sens traditionnel du terme ndash que sous la signification de

lrsquoeacutetude constitueacutee le studium comme scientia et comme doctrina En reacutealiteacute la fonction

didactique de la dialectique dont nous parlons depuis les premiegraveres lignes de ce commentaire

est toujours lourde de cette polyseacutemie elle signifie peacutedagogie mais aussi critique

eacutepisteacutemologique ndash instruction mais aussi doctrine La conception meacutelanchthonienne de la

science oratoire heacuteritera directement de cette dualiteacute seacutemantique La suite du texte drsquoAgricola

semble agrave ce propos devoir nous incliner toutefois agrave trancher plutocirct pour lrsquooption drsquoune

conception primitivement eacutepisteacutemique du studium En effet la discussion de lrsquoutiliteacute de la

meacutethode des lieux pour la constitution de lrsquoeacutetude se rattache directement apregraves au

deacuteveloppement de consideacuterations touchant au degreacute de certitude des savoirs

122 laquo Utilem autem esse hanc locorum apparet cum magnae parti humanorum studiorum raquo ibid 2

74

laquo Car la plupart des choses ne sont pas sucircres et sont soumises au combat mutuel desopinions En effet il nrsquoy a qursquoune toute petite partie des choses que nous apprenons qui estcertaine raquo123

Si la meacutethode des lieux est utile agrave lrsquoeacutetude crsquoest drsquoabord parce que la plupart des

connaissances sont en soi douteuses Lrsquoirreacuteductibiliteacute de cette exposition au doute soumet

constamment la connaissance aux disputes et au conflit drsquoideacutees La dialectique comme

topique retrouve donc ici son champ drsquoapplication originaire le champ de lrsquoincertitude

cognitive et du discours probable Toutefois lrsquooriginaliteacute notable de la meacutethodologie

drsquoAgricola tient alors au fait que les lieux ont drsquoabord face agrave cette incertitude originaire une

fonction critique et reacutegulatrice Si la dialectique se nourrit largement de lrsquoincertitude qui

constitue le terrain premier de son exercice elle vise en mecircme temps agrave apporter avec elle sur

ce terrain la rigueur de regravegles et de preacuteceptes propres agrave pouvoir reacutegler ou reacuteguler les

diffeacuterends theacuteoriques et laquo disputatoires raquo En cela aussi les lieux apparaissent encore comme

des opeacuterateurs de certitude et des modes de fondation de la foi Mais cette opeacuterativiteacute est ici

moins inventive que critique elle ne vise pas drsquoabord agrave fournir de nouveaux arguments mais

agrave arbitrer les disputes agrave lrsquoœuvre en tranchant entre les diffeacuterents arguments existants

b) Drsquoautre part la meacutethodologie du lieu est utile en cela que son application est

directement homogegravene agrave la liberteacute agrave la flexibiliteacute ou agrave la plasticiteacute que requiert lrsquoinvention

argumentative

laquo En mecircme temps il est sucircr que la plupart des choses sont utiliseacutees de faccedilon tregraves diffeacuterentesuivant que chacun est capable de concevoir quelque chose qui lui semble le plusconvenable124 raquo

Les regravegles de lrsquoinvention des arguments doivent pouvoir ecirctre adapteacutees agrave la diversiteacute

des circonstances des intentions et des faculteacutes intellectuelles du locuteur et des auditeurs du

discours Lrsquoaspect formel et donc plastique ndash non mateacuteriel non rigide ndash de la constitution des

lieux permet seul de satisfaire agrave cette condition

123 laquo quandoquidem pleraque in ambiguo haerent et dissentientium certaminibus sunt exposita exigua enimportio eorum quae discimus certahellip raquo ibid 2124 laquo Certe pleraque pro cuiusque ingenio ut accommodatissime ad probandum quisque excogitare potuerit alioatque alio trahuntur raquo ibid 2

75

c) Par ailleurs les lieux constituent aussi une solution drsquourgence pour le traitement

des questions qui ne renvoient agrave aucune theacuteorie deacutejagrave pleinement constitueacutee

laquo Drsquoautre part [les lieux] sont surtout destineacutes agrave ceux qui traitent de matiegraveres pour lesquellesil nrsquoexiste pas drsquoart Je pense agrave ceux qui gouvernent lrsquoEtat en suivant la deacutelibeacuteration Ilsdoivent pouvoir ecirctre creacutedibles en matiegravere de paix de guerre et drsquoautres affaires publiquesdans une assembleacutee seacutenatoriale ou dans une assembleacutee populaire Je pense aussi agrave ceux quiont pour profession dans des procegraves de formuler lrsquoaccusation et de preacutesenter la deacutefensedrsquointenter ou de rejeter des actions en justice Il srsquoagit enfin de ceux qui doivent enseigner aupeuple ce qursquoest la justice la deacutevotion et la pieacuteteacute125 raquo

Ceux qui traitent des deacutelibeacuterations civiles ou des affaires drsquoEtat doivent pouvoir

improviser une oratio creacutedible sur des sujets comme la paix et la guerre pour lesquels il

nrsquoexiste pas au preacutealable de theacuteorie consistante (Agricola parle drsquo laquo artes raquo) Les lieux

opegraverent donc partout ougrave le parcours argumentatif nrsquoest pas drsquoembleacutee baliseacute par une doctrine

formaliseacutee La meacutethodologie topique se deacuteploie ainsi dans lrsquoespace laisseacute vacant par la

carence de deacuteveloppement des disciplines positives Le lieu assume par lagrave encore une fonction

de substitution ou drsquoexpeacutedient au silence ou agrave la deacutemission des theacuteories et des sciences le

systegraveme des loci constitue une forme de laquo theacuteorisation de secours raquo partout ougrave lrsquooratio se doit

drsquoopeacuterer dans des zones ou des matiegraveres discursives preacuteciseacutement atopiques ndash cest-agrave-dire

encore marqueacutees par un deacutefaut drsquoordonnancement doctrinal

Ces zones et matiegraveres atopiques citeacutees en exemple par Agricola ce sont notamment

la theacuteorie de lrsquoEtat ndash les affaires deacutelibeacuteratives ndash la theacuteorie du droit ndash les affaires judiciaires ougrave

il srsquoagit drsquoaccuser et de deacutefendre (laquo hellipquique in iudiciis item accusare defenderehellip raquo) ndash et

enfin les matiegraveres relatives aux discours publics sur la justice la pieacuteteacute la vertu ou la religion

(laquo hellipquique populum docere iustitiam religionem pietatem in professo habent raquo) On

reconnaicirctra lagrave les trois genres de discours oratoires qui deacutelimitent la clocircture propre de la

discipline rheacutetorique (judiciaire deacutelibeacuteratif deacutemonstratif) Ce point contient donc la matrice

theacuteorique de la deacutecision drsquoune subordination de la rheacutetorique agrave la dialectique Si la rheacutetorique

sera elle-mecircme tributaire de la theacuteorie des loci crsquoest parce son sens drsquoecirctre nrsquoest pas drsquoabord

de prendre en charge la sphegravere du discours reacutecreacuteatif (le delectare et eacuteventuellement le

movere) mais drsquoeacutetudier les conditions de possibiliteacute drsquoune construction oratoire de doctrines

de substitution ndash doctrines improviseacutees au greacute des circonstances et notamment dans lrsquourgence

125 laquo Tum vero eis praecipue confert qui tractant illa quorum nullae traditae sunt artes dico qui consilio rempublicam gubernant quos de pace bello ceterisque civitatis negotiis in rem praesentem saepe senatui saepepopulo fidem facere oportet quique in iudiciis item accusare defendere petere abnuere quique populum docereiustitiam religionem pietatem in professo habent raquo ibid 2

76

drsquoun discours affeacuterent agrave des matiegraveres pour lesquelles il nrsquoexiste pas tout drsquoabord de science

constitueacutee

d) La meacutethode du lieu assume enfin une fonction vulgarisatrice ou

laquo popularisatrice raquo Agricola nuance son affirmation preacuteceacutedente en notant qursquoil existe bien en

un sens des consideacuterations theacuteoriques sur les sujets susciteacutes126 Mais ces consideacuterations sont

trop subtiles ou trop scolaires (acadeacutemiques ou laquo scolastiques raquo) pour ecirctre toujours bien

comprises par lrsquointelligence moyenne drsquoun auditoire ignorant Cet auditoire est plus

susceptible drsquoecirctre reacuteceptif au discours prononceacute sur les sujets deacutelibeacuteratifs deacutemonstratifs ou

judiciaires si la discussion est reconduite agrave des thegravemes et agrave des eacutenonceacutes grossiers et

accessibles

laquo Puisque qursquoelles [ces consideacuterations theacuteoriques] sont subtiles et acadeacutemiques elles nepeuvent ecirctre bien comprises ou retenues par les acircmes frustes du peuple Celles-ci sont plutocircttoucheacutees par des choses plus simples populaires et grossiegraveres (hellip) Car ainsi que le dit leproverbe le fruste convient au fruste127 raquo

Or crsquoest le systegraveme des lieux qui encadre les possibiliteacutes de cette reconduction du

discours agrave la simpliciteacute Par lagrave il est aussi inscrit au cœur de lrsquooffice des loci qursquoils puissent

garantir drsquoavance lrsquoaccessibiliteacute drsquoun enseignement agrave lrsquointelligence ordinaire du vulgum Dans

les consideacuterations stylistiques de son troisiegraveme livre Agricola rattachera tregraves explicitement

lrsquoadresse vulgaire du discours agrave lrsquoexigence de briegraveveteacute Si le style abondant (la copia)

convient agrave un auditoire savant la brevitas peut seule trouver les faveurs drsquoun public fruste128

Ces consideacuterations sont eacutevidemment des anticipations capitales des theacuteories homileacutetiques

rheacutetoriques et theacuteologiques de la Reacuteforme de Wittenberg

sect13 Logique du peuple logique de lrsquoaffect logique de la doctrine

En tout les lieux apparaissent donc comme les garants de la flexibiliteacute et de la

plasticiteacute de lrsquooratio Soit qursquoil srsquoagisse de garantir la construction drsquoune doctrine de secours

ou de substitution quand un enseignement theacuteoriquement eacutelaboreacute fait deacutefaut soit qursquoil

srsquoagisse de garantir lrsquoadaptation de la doctrine aux circonstances de communication aux126 laquo Quanquam enim et istum nonnulla comprehensa sint artibus raquo ibid 2127 laquo hellipsubtiloria tamen illa et ex mediis scholis deducta velut exilia nimium vel non intrant crassiores vulgianimos vel non haerent rudioribus et ex medio depromptis tanquam popularibus robustioribusque moventurmagis (hellip) Crassis enim quod in proberbio est crassa conveniunt raquo ibid 2128 Ibid 352-353

77

intentions de lrsquoorateur ou agrave la nature du public crsquoest partout de cette flexibiliteacute qursquoil srsquoagit

Mais cette flexibiliteacute sait en mecircme temps se faire reacutegulatrice et rectrice quand il srsquoagit

drsquoassumer une fonction eacutepisteacutemologique critique ou peacutedagogique dans la construction des

studia attacheacutees agrave la mise en forme de matiegraveres incertaines Lrsquoassociation de cette fonction

inventive ndash et de la dimension plastique qui lui est neacutecessairement correacuteleacutee ndash et de la fonction

rectrice du lieu fait toute lrsquooriginaliteacute de la conception topique du De inventione Crsquoest en ce

sens qursquoAgricola peut affirmer en conclusion de son introduction

laquo En outre il semble non seulement [que la meacutethode des lieux] instruise et fournisse lafaculteacute de discourir en abondance mais encore qursquoelle ouvre la voie agrave une orientationpreacutevoyante de lrsquoacircme et au bon usage de la deacutelibeacuteration129 raquo

Ici se rejoignent tregraves nettement fonction peacutedagogique fonction inventive

(laquo dicendi copiamhellip raquo) et fonction critique ou rectrice du locus Si la meacutethode des lieux est au

principe de lrsquoapprentissage de lrsquooratio et de la faculteacute de discourir abondamment sur des

matiegraveres improviseacutees elle est aussi la condition drsquoune orientation preacutevoyante de lrsquoacircme et drsquoun

usage correct de la deacutelibeacuteration (laquo recte consulendihellip raquo) La suite du texte signale la

connotation plus nettement theacuteorique que pratique du sens de ce consilium ndash qui est agrave

comprendre drsquoabord comme la faculteacute de lrsquoexamen de la discussion de la mise agrave lrsquoeacutepreuve

drsquoune question La fonction rheacutetorique ou inventive du lieu (puisque lrsquoinvention nous lrsquoavons

vu se montre drsquoabord utile dans les matiegraveres des genres oratoires traditionnels) se conjoint

drsquoembleacutee avec sa porteacutee purement analytique La De inventione nrsquoa donc pas seulement pour

but de refondre les principes de lrsquoenseignement de la rheacutetorique dans le strict cadre de la

pragmatique formelle de la dialectique Mais cette derniegravere se trouve encore inteacutegreacutee ou

plutocirct assimileacutee agrave lrsquoanalytique elle-mecircme cest-agrave-dire agrave la logique syllogistique et agrave la science

purement formelle des raisonnements Ce qui srsquoavoue ici crsquoest donc drsquoabord le refus drsquoune

scansion qui opposerait violemment une logique pure et formelle et une logique pragmatique

et communicationnelle ndash celle-ci inteacutegrant seule des deacuteterminations contextuelles et des

situations drsquoincertitude La logique pure et analytique inclut en elle-mecircme ndash et nous verrons

preacuteciseacutement en quel sens ndash un renvoi intrinsegraveque agrave ces probleacutematiques pragmatiques ou

situationnelles

129 laquo Nec instruere solum os facultas ista et tantum dicendi copiam subministrare sed providentiam animi etrecte consulendi quoque aperire viam videturhellip raquo ibid 2-3

78

Lrsquointroduction de lrsquoouvrage laisse donc deacutejagrave agrave ce stade transparaicirctre nettement le

projet drsquoune tentative de refondation unitaire de la logique ndash et ainsi lrsquoambition de fonder

avec le De Inventione un pur et simple substitut agrave lrsquoOrganon aristoteacutelicien De lagrave encore cette

eacutetrange coiumlncidence dont nous esquissions les traits degraves les preacutemisses de notre eacutetude des

instruments de la conviction et des opeacuterateurs de la deacutemonstration ndash coiumlncidence de la logique

de la croyance et de la logique de la preuve Ce qui srsquoaffirme en creux sous cette thegravese ce

nrsquoest pas degraves lors lrsquoaveu tacite drsquoun scepticisme qui se nicherait derriegravere lrsquointention drsquoune

reacuteduction de lrsquoanalytique agrave ses modes de genegraveses psychologiques ou affectives ce qui

srsquointegravegre agrave cette thegravese crsquoest bien plutocirct ndash et en un sens agrave lrsquoinverse ndash la volonteacute drsquoinvalider

lrsquoabicircme arbitraire creuseacute dans la logique aristoteacutelicienne entre lrsquooratio populaire et la logique

scientifique Ce qui se greffe agrave cette thegravese crsquoest par lagrave encore la volonteacute grave et deacutecisive

drsquoeacutetendre lrsquoexigence de rigueur analytique jusqursquoau branle-bas fiduciaire du vulgum Comme

si lrsquoarchitecture de lrsquointelligence vulgaire demeurait au fond par delagrave les clameurs et les

chahuts de son impatience toujours homogegravene agrave lrsquoapparente rigiditeacute de la rectitude logique

Crsquoest ce vulgum qui du fond de son affectiviteacute et de son inattention prononce encore

inconsciemment la sourde requecircte drsquoune doctrine En elle seulement peuvent ecirctre fixeacutee sa foi

et gagneacutee sa confiance Or le soubassement et la charpente constructive de toute doctrine

crsquoest la droiture analytique des lieux Lrsquoexigence de simpliciteacute srsquoarrime par lagrave en fait toujours

agrave une requecircte latente drsquoanalyticiteacute La dialectique drsquoAgricola est en cela un eacutecho brut et

formel ndash mais toujours aussi remarquablement fidegravele ndash de lrsquoideacuteal humaniste drsquoaccessibiliteacute des

savoirs Le programme de reconstruction des sciences srsquoassociera ainsi constamment agrave ce

double mobile de simpliciteacute et drsquoanalyticiteacute ndash mobile chargeacute et mecircme satureacute du fond mecircme

de ses contraintes de rigueur drsquoun ideacuteal implicite de vulgarisation Et le lieu commun

apparaicirctra alors comme lrsquoinstrument de la conquecircte progressive des espaces de vacances

drsquoobscuriteacute ou drsquoincertitude de lrsquoeacutedifice toujours insuffisant de la science

sect14 Le lieu commun et la correacutelation universelle des arguments

Le chapitre qui suit tente dans le prolongement des analyses preacuteceacutedentes de deacutefinir

de maniegravere systeacutematique et unitaire la fonction discursive du lieu de lrsquoargumentation Agricola

prend ainsi pour point de deacutepart les acquis des deacuteveloppements preacuteceacutedents Rien ndash nous

lrsquoavons vu ndash nrsquoest plausible par soi ce qui doit ecirctre prouveacute ne peut devenir creacutedible (fides)

qursquoen vertu drsquoautre chose

79

laquo Nous venons juste drsquoaffirmer qursquoaucune chose agrave propos de laquelle il y a un deacutesaccord nepeut ecirctre plausible par soi (hellip) Il en deacutecoule donc que ce qui doit ecirctre prouveacute devientcreacutedible en vertu drsquoautre chose130 raquo

Le lieu commun ouvre donc son espace drsquoopeacuterativiteacute dans la carence drsquoeacutevidence

propre des choses en tant qursquoelles sont consideacutereacutees isoleacutement Rien nrsquoest par soi (laquo per se raquo)

eacutevident Lrsquoeacutevidence est toujours le correacutelat drsquoune mise en rapport drsquoune deacuterivation drsquoun

transfert vers un alius Mais cette deacuterivation a aussi ses limites et ses regravegles drsquoencadrement

laquo Or toute chose ne convient pas pour prouver nrsquoimporte quelle autre131 raquo

Ce qui ne convient pas drsquoabord crsquoest ce qui est sans rapport agrave la cause en jeu ndash ce

qui est indiffeacuterent agrave la question centrale de lrsquooratio A ce propos Agricola multiplie les

exemples lrsquoindiffeacuterence du fait de la respiration des poissons dans lrsquoeau agrave la question de la

pertinence du modegravele deacutemocratique de constitution civile lrsquoindiffeacuterence mutuelle de deux

faits historiques anachroniques ndash lrsquoacte de deacuteclaration de guerre agrave Pompeacutei par Ceacutesar et la

question deacutebattue de lrsquoeacuteventuelle habitation des Antipodes etc132

laquo Lorsque quelqursquoun donc disserte sur des choses qui nrsquoont rien agrave voir et qui nrsquoont aucunapparentement avec le propos du discours on aura vite faire de dire Qursquoest-ce que celafait 133 raquo

On pourrait objecter que le principe de mise agrave lrsquoeacutecart des objets et thegravemes disjoints

srsquoil est eacutevident theacuteoriquement est en mecircme temps tout agrave fait steacuterile pratiquement ce que

nous cherchons crsquoest preacuteciseacutement une meacutethode qui deacutefinisse les conditions et limites des

mises-en-relations entre objets et theacutematiques apparenteacutes Comment pouvons-nous donc

savoir que les objets en question sont disjoints si nous ne disposons pas drsquoavance drsquoune telle

meacutethode Lrsquoessentiel est ailleurs ce qui srsquoeacutenonce sous cette question lapidaire du Quorsum

haec (laquo agrave quoi sert tout cela raquo) crsquoest la premiegravere formulation drsquoun principe drsquoeacuteconomie du

discours dont la matiegravere questionnante est par essence porteuse Ne doit ecirctre retenu dans le

regraveglement drsquoune cause que ce qui peut servir agrave fonder la creacutedibiliteacute de lrsquoune de ses reacuteponses

130 laquo Dictum est nobis paulo ante nulla rem de qua ambigitur ipsam per se probari posse (hellip) Reliquintur ergoquicquid confirmandum est ex aliquo alio fidem assequi raquo ibid 6131 laquo Nec tamen omnia probandis omnibus conveniunt raquo ibid 7132 Voir ibid 7133 laquo Itaque disserentibus a re praesenti abhorrentia neque ulla ex parte coniuncta instituto orationis suae dicisolet laquo Quorsum haec raquo ibid 7

80

possibles Le laquo quorsum haec raquo fictif de lrsquoauditeur apparaicirct alors comme lrsquoideacutee-limite de la

sanction drsquoune abondance oratoire qui srsquoeacutetendrait au-delagrave de toutes les bornes deacutefinies par la

quaestio mise en jeu La copia qui apparaissait tout drsquoabord comme lrsquoeacutecho drsquoun ideacuteal

drsquoinventiviteacute pure doit ecirctre toujours elle-mecircme tenue en laisse Le principe drsquoefficaciteacute

prescrit au rheacuteteur lrsquoexigence de ne jamais srsquoeacutepancher au-delagrave de la clocircture propre de sa

question La transgression de cette clocircture soumet son oratio agrave la menace drsquoune perte

drsquoancrage drsquoune perte drsquoattention de lrsquoauditoire ndash ideacutealiseacutee sous la forme de la question-

sanction qui proclame le deacutecrochage du discours ndash sa perte de contact avec le sol natif de sa

materia ndash son hors-sujet laquo quorsum haec raquo Or ce qui deacutelimite lrsquoextension de ce rapport de

fondation possible entre une thegravese et ses arguments possibles ndash les limites de la clocircture

questionnante ndash ce sont preacuteciseacutement les loci en tant que modes ou structures de

correspondance universelles des rei Les lieux communs apparaissent donc deacutejagrave ici comme

porteur drsquoun principe de restriction eacuteconomique du discours

Mais quel est le sens preacutecis de cette correspondance Agricola se propose de

reacutepondre agrave cette question en distinguant la fondation de la fiabiliteacute (laquo fidem astruere raquo) de la

simple concordance des eacutenonceacutes (laquo consentire raquo) Marquer la fiabiliteacute drsquoune thegravese en

lrsquoassociant agrave un ensemble drsquoautre eacutenonceacute ce nrsquoest pas seulement exhiber une concordance

crsquoest mettre en lumiegravere un rapport constructif fondateur entre les eacuteleacutements rapprocheacutes

laquo Bien qursquoon trouve chez Aristote que toutes les choses qui sont vraies concordent et qursquoilne peut exister de contradiction entre les choses vraies laquo concorder raquo nrsquoest toutefois pas lamecircme chose que fonder la fiabiliteacute134 raquo

La concordance entre deux eacutenonceacutes vrais nrsquoest qursquoun critegravere neacutegatif non-

eacuteliminatoire de la fondation Deux eacutenonceacutes vrais ne peuvent ecirctre contradictoires Ceci

nrsquoimplique pas que tous les eacutenonceacutes vrais srsquoentre-fondent lrsquoexemple des thegraveses

simultaneacutement vraies mais aussi mutuellement indiffeacuterentes lrsquoa prouveacute Le principe originaire

de la restriction eacuteconomique de lrsquooratio crsquoest donc la limitation agrave la preuve ndash ougrave la preuve est

prise ici en ce sens preacutecis drsquoun rapport de fondation Agricola deacutecrit ce rapport fondationnel

dans les termes drsquoune filiation ou drsquoune parenteacute

laquo Si lrsquoon veut qursquoune chose puisse ecirctre utiliseacutee pour confirmer une autre il faut qursquoelle soitdrsquoune maniegravere ou drsquoune autre unie et pour ainsi dire apparenteacutee agrave cette derniegravere135 raquo

134 laquo Quanquam autem sit apud Aristotelem omne verum vero consentire neque possint plura vera discrepantiaesse aliud tamen est consentire ipsa aliud fidem astruere raquo ibid 7135 laquo Ergo ut ad alterius confirmationem aliquid possit adhiberi coniunctum quadam ratione et velut cognatumesse opportet illi cui probando adhibeturhellip raquo ibid 7

81

La fondation veacuteritable est possible quand lrsquooratio deacutevoile une coniunctio

(laquo coniunctum quadamhellip raquo) et une cognatio entre la quaestio en jeu et la matiegravere sur laquelle

elle est rabattue et fondeacutee Les deux termes renvoient pareillement agrave la mecircme meacutetaphore de la

relation de parenteacute le terme de laquo cognatio raquo deacutesigne la relation filiale le lien de sang entre un

homme et ses ascendants la coniunctio (conjunctio) renvoie quant agrave elle agrave lrsquounion conjugale

mais exprime aussi par meacutetaphore lrsquoattachement visceacuteral ndash la sympathie ndash qui rapproche

deux ecirctres naturels Pour qursquoune preuve puisse ecirctre mise au jour dans un discours il faut donc

que quelque chose de plus qursquoune simple coiumlncidence exteacuterieure (crsquoest lagrave le sens du

consentire) soit manifesteacutee crsquoest un rapport laquo filial raquo un rapport fondationnel qui doit se

trouver indiqueacute Le fondement de la chose creacutedible doit donc ecirctre laquo connecteacute raquo laquo lieacute raquo ou

encore laquo apparenteacute raquo agrave cette derniegravere Susciter la foi crsquoest exhiber la connexio ou ndash plus

exactement la coniunctio ndash entre le reacutefeacuterent du sujet de la thegravese et le reacutefeacuterent du preacutedicat La

dialectique neacutecessite la maicirctrise des modes objectifs de coniunctio entre les choses du monde

Connaicirctre crsquoest peacuteneacutetrer cette connectique universelle

Le deacutebat srsquoeacutelargit immeacutediatement apregraves agrave une structure agrave trois termes Pour mettre

en relation deux choses distinctes nous devons avoir recours agrave une uniteacute de mesure qui fait

office de moyen terme ou drsquointermeacutediaire entre les eacuteleacutements rapprocheacutes136 Dans le cas du

calcul relatif de la grandeur de deux objets par exemple la comparaison srsquoeacutetablit agrave lrsquoaide drsquoun

eacutetalon qui permet drsquoeffectuer une mesure drsquoabord seacutepareacutee de chacun des termes consideacutereacutes

La grandeur est une proprieacuteteacute telle que les relations de discrimination (supeacuterioriteacute infeacuterioriteacute)

ou drsquoeacutegaliteacute qursquoelle institue sont des relations toujours transitives Lrsquoapplication successive

drsquoun instrument de mesure agrave lrsquoun et lrsquoautre des objets qursquoon vise agrave comparer permet donc de

discriminer ou drsquoidentifier meacutediatement les deux objets donneacutes si b est une uniteacute de mesure

et que b est agrave la fois identique agrave a et agrave c alors a et c sont aussi identiques entre eux Pour

Agricola il en va pour les proprieacuteteacutes des choses en geacuteneacuteral comme pour la grandeur

laquo A quoi sert cet exemple A montrer qursquoil en va pour toutes les proprieacuteteacutes des choses[rerum natura] comme pour la grandeur raquo137

Le lieu ndash dont il est eacutevidemment question au travers de ce deacutetour par le modegravele

trivial de lrsquouniteacute de mesure ndash apparaicirctra ainsi comme lrsquoinstrument du rapprochement entre

deux proprieacuteteacutes reacuteelles distinctes Et le lieu se deacutefinit ainsi comme le moyen terme drsquoune

136 Voir ibid 7137 laquo Ut ostendam quemadmodum in magnitudinibus dixi in omni rerum natura esse raquo ibid 7

82

relation transitive Le modegravele drsquoune relation agrave trois termes et du lieu comme intermeacutediaire ou

meacutediation de la relation est eacutevidemment une preacutefiguration de ce qui se donnera agrave nous dans le

deuxiegraveme livre comme la theacuteorie de la deacuteduction topique du syllogisme Si Agricola nrsquoa pas

simplement voulu srsquoen tenir agrave sa conception du lieu comme drsquoun simple instrument de

deacuterivation lexicale crsquoest parce que son but est drsquoabord de rendre raison de la porteacutee

analytique ndash cest-agrave-dire de lrsquoefficience syllogistique ndash des loci en question Les consideacuterations

qui suivent sont des anticipations sur ces deacuteveloppements capitaux du deuxiegraveme livre

sect15 Lieu commun et scheacutematisme argumentatif

Ces deacuteveloppements srsquoexposent notamment entre les dix-huitiegraveme et vingt-et-

uniegraveme chapitres de la deuxiegraveme section de lrsquoouvrage La dialectique nous lrsquoavons dit degraves

lrsquoentame de notre eacutetude se deacutecompose en une fonction inventive qui concerne lrsquoamplification

des matiegraveres et une fonction judicative et correctrice qui renvoie agrave lrsquoexamen de la validiteacute

formelle de la structure infeacuterentielle des arguments constitueacutes Agricola critique

vigoureusement la confusion de ces deux fonctions dans une bribe dirigeacutee contre la logique et

lrsquoeacutepisteacutemologie meacutedieacutevales que nous avons eu agrave preacutesenter plus haut Le scheacutematisme inventif

du lieu ndash comme deacuterivation lexicale drsquoune galaxie de matiegraveres associeacutees selon des modes

universels de connexions formelles agrave un terme initial mis en jeu dans une quaestio inaugurale

ndash ne rend en lui-mecircme nullement raison de la validiteacute formelle des possibles infeacuterences

rattacheacutees agrave ces matiegraveres discursives Pour exemple ce nrsquoest pas parce que je construis un

reacuteseau complet (selon la compleacutetude du systegraveme topique) de notions satellites associeacutees au

terme laquo philosophe raquo (homme stoiumlcien eacutepicurien aristoteacutelicien sagesse raisonnement

bonheur inactiviteacute politique ignorant etc) que je suis pour autant drsquoembleacutee capable de

garantir la fiabiliteacute drsquoune infeacuterence tireacutee de la mise en rapport des matiegraveres de cette

amplification topique Pour exemple encore mecircme si lrsquolaquo ignorant raquo est le contraire du

laquo philosophe raquo je ne peux pour autant en deacuteduire drsquoavance que toutes les proprieacuteteacutes de

lrsquoignorant sont distinctes des proprieacuteteacutes du philosophe Comme dans une infeacuterence fausse et

invalide comme le serait celle-ci lrsquoignorant est le contraire du philosophe or le philosophe

est un homme donc lrsquoignorant nrsquoest pas un homme

Ceci nrsquoimplique pas qursquoil nrsquoexiste par ailleurs aucun scheacutematisme argumentatif des

lieux au-delagrave des scheacutematismes inventifs ou amplificateurs Seulement lrsquoeacuteconomie et les

regravegles de ces deux scheacutematismes doivent ecirctre reacutesolument distingueacutees Crsquoest cette reacuteflexion qui

83

srsquooffre agrave nous agrave lrsquooccasion de lrsquoeacutebauche des instruments du iudicatum ndash eacutebauche drsquoune

description des scheacutemas-valides de lrsquoargumentation fiable Cette discussion srsquoouvre et se

deacuteploie principalement au sein du dix-huitiegraveme chapitre de la deuxiegraveme section Agricola

commence par y distinguer deux sources ou deux origines de lrsquoargumentation

laquo Toute conviction [fides] acquise en argumentant commence ou bien par les sens pourtrouver son aboutissement dans lrsquointelligence ougrave siegravege neacutecessairement cette conviction ou

bien par lrsquointelligence mecircme qui compare les faits qursquoon a constateacutes138 raquo

A cette distinction drsquoune origine empirique et drsquoune racine directement intelligible

de la conviction ndash cest-agrave-dire rappelons le encore une fois de la preuve elle-mecircme ndash se

rattache lrsquoopposition de deux scheacutemas fondamentaux drsquoargumentations valides lrsquoinduction

(appeleacutee encore ici enumeratio) et le syllogisme (qui coiumlncide aussi avec la ratiocinatio

ciceacuteronienne) Lrsquoinduction et le syllogisme constituent pareillement deux formes parfaites

drsquooratio argumentative139 A ces deux formes correspondent deux eacutequivalents imparfaits

utiliseacutes notamment dans les circonstances des discours publics ou des communications

ordinaires lrsquoexemple et lrsquoenthymegraveme Lrsquoexemple est une induction mutileacutee ndash un seul ou un

ensemble seulement partiel de cas particuliers (Ax et Ay sont P) sont eacutenonceacutes pour justifier

une thegravese qui renferme lrsquoextension drsquoun eacutenonceacute universel (tous les A sont P) De la mecircme

maniegravere lrsquoenthymegraveme est un syllogisme incomplet ougrave certaines preacutemisses sont ndash parce

qursquoelles sont eacutevidentes ou pour des raisons drsquoeacuteconomie discursive ndash effaceacutees et laisseacutees

implicites (A est P donc A est C la preacutemisse implicite eacutetant tous les P sont C)

Lrsquoinduction procegravede des lieux des parties au lieu du tout ndash ou des lieux des espegraveces

au lieu du genre Le scheacutematisme topique qui fonde la validiteacute analytique de lrsquoinduction est

donc fondeacute sur le fait topologique a priori ndash si lrsquoon ose dire ndash de lrsquoinclusion des parties dans le

tout et de lrsquoappartenance de lrsquoespegravece agrave la clocircture du genre Tout ce qui est vrai de toutes les

parties est vrai du tout Et tout ce qui est vrai de toutes les espegraveces du genre est vrai du genre

laquo Lrsquoinduction ou comme nous disons lrsquoeacutenumeacuteration est donc une argumentation danslaquelle on tire une conclusion relative agrave un tout unique ou agrave un genre sur la base deplusieurs parties ou espegraveces140 raquo

138 laquo Fides omnis quae fit argumentando aut a sensibus primum coepit desiitque in mentem in qua necesse estfidem omnem consistere aut ipsa per se mens alterum ex altero res perceptas conferendo collegit raquo ibid 265139 laquo Proc hac diversitae duae natae sunt perfectae formae argumentandi quarum alteram inductionem alteramvulgo vocant Graeco nomine lsquosyllogismonrsquo raquo ibid 265140 laquo Est autem inductivo vel ut nos dicimus enumeratio argumentatio qua ex pluribus vel partibus velspeciebus unum vel totum vel genus universaliter colligitur raquo ibid 265

84

La validiteacute de ce scheacutematisme concernant le rapport des espegraveces au genre est

eacutevidemment elle-mecircme tireacutee du cas matriciel et geacuteneacuteral du scheacutematisme qui construit la

deacuterivation des parties au tout Si tout ce qui est vrai des espegraveces est vrai du genre crsquoest

drsquoabord parce que lrsquoensemble des espegraveces se comporte par rapport au genre comme

lrsquoensemble des parties se comporte par rapport au tout Ce qui est deacutecisif ici ndash au-delagrave du fait

du scheacutematisme analytique de la topologie qui nous occupe avant tout ndash crsquoest que lrsquoinduction

est toujours pour Agricola et drsquoapregraves son scheacutematisme matriciel un mode drsquoinfeacuterence

formellement valide Si lrsquoinduction nrsquoest pas concluante dans les faits et ne renferme pas de

neacutecessiteacute absolue dans sa deacuterivation des preacutemisses agrave la conclusion ce nrsquoest pas sous lrsquoeffet

drsquoune carence de son scheacutematisme structurel mais seulement du fait drsquoun deacutefaut

drsquoachegravevement de la synthegravese des parties ndash cest-agrave-dire agrave une lacune de lrsquoeacutenumeacuteration

Lrsquoinduction srsquooffre agrave nous dans les discours classiques presque toujours sous les traits drsquoune

eacutenumeacuteration incomplegravete Lrsquoexpeacuterience nrsquoeacutepuise jamais le parcours exhaustif de la totaliteacute des

parties drsquoun tout Pour cette raison lrsquoinduction peut ecirctre dite dans les faits et dans son

exeacutecution concregravete seulement preacutesomptive Mais en soi ndash et drsquoapregraves sa forme infeacuterentielle

structurelle ndash lrsquoinduction comme deacuterivation drsquoune proprieacuteteacute du tout agrave partir du constat de son

inheacuterence agrave la synthegravese complegravete de ses parties est un scheacutema de raisonnement absolument

parfait

De la mecircme maniegravere on pourrait montrer en quoi le scheacutematisme topique qui

procegravede du tout agrave la partie fonde la validiteacute de la structure syllogistique Le syllogisme est en

un sens une induction renverseacutee qui partant du tout conclut pour un segment quelconque de

lrsquoune de ses partitions possibles Crsquoest le scheacutematisme topique eacuteleacutementaire de lrsquoinclusion de la

partie dans le tout qui est agrave lrsquoœuvre dans lrsquoactiviteacute syllogistique ce qui est vrai du tout est

vrai de la partie ce qui est vrai du genre est vrai de lrsquoespegravece Lrsquointention de notre eacutetude ne

nous contraint pas agrave nous attarder longuement sur lrsquoanalyse deacutetailleacutee des diffeacuterentes formes

valides drsquoargumentation et des diffeacuterents scheacutemas de combinaison de lieux qui y opegraverent

(deacuteduction par les contraires par la cause et lrsquoeffet etc) Nous rencontrerons agrave nouveau la

logique de ce scheacutematisme dans le Compendiaria dialectices ratio de Philippe

Melanchthon141

141 Etonnamment Ann Moss agrave qui lrsquoon doit un ouvrage des plus complets sur lrsquohistoire des lieux communspublieacute drsquoabord en 1996 sous le titre de Printed Commonplace-Books and the Structuring of Renaissance thoughttend agrave ignorer lrsquoinclusion drsquoune logique formelle au sein du De inventione La note 25 consigneacutee agrave la fin de lapage 218 de la traduction franccedilaise de lrsquoouvrage signale par exemple qursquoau contraire drsquoAgricola Melanchthonfournit dans ses ouvrages dialectiques laquo une logique formelle des proceacutedeacutes de raisonnement neacutecessairementvalables et une meacutethode pour les veacuterifier la laquo pars iudicatrix raquo raquo Ann Moss fait mecircme de cette introductiondrsquoune consideacuteration touchant agrave la juridiction de la logique formelle dans les manuels dialectiques deMelanchthon lrsquoun des points nodaux des divergences entre lrsquoouvrage de lrsquohumaniste frison et la dialectique du

85

Attachons nous seulement ici agrave deacutechiffrer encore briegravevement le sens de la

conclusion du deuxiegraveme chapitre du premier livre sur la nature des loci communes Agricola y

affirme

laquo Tout ce qui est proposeacute pour ou contre quoi que ce soit preacutesente une coheacuterence et est uni agravela chose par un lien drsquoapparentement pour ainsi dire naturel142 raquo

Tout argument pour ou contre une cause (laquo vel prohellipvel contrahellip raquo) est uni agrave la

thegravese en question par un lien qui srsquoapparente agrave une coniunctio ndash une sympathie une parenteacute

une communion ndash naturelle Que lrsquooratio soit reacutefutatrice ou confirmatrice la thegravese de la

quaestio centrale en jeu deacuteploie toujours des modes de communauteacute ou de fondation qui

permettent ndash mecircme si le geste est seulement neacutegatif ndash de circuler dans un ensemble de

schegravemes argumentatifs configureacutes drsquoavance Le nombre des choses qui peuvent preacutetendre ecirctre

la matiegravere drsquoune oratio possible eacutetant infini (laquo immensae raquo) le nombre des proprieacuteteacutes

associeacutees agrave ces choses est lui-mecircme toujours infini Il est donc impossible de connaicirctre en

acte la connexion universelle des choses et des proprieacuteteacutes qui srsquooffrent comme matiegravere

virtuelle drsquoun discours possible

laquo Le nombre de choses [res] est immenseacutement grand en conseacutequence le nombre de leursproprieacuteteacutes et leur diversiteacute sont aussi immenseacutement grands Il srsquoensuit qursquoaucun discoursqursquoaucun esprit humain nrsquoest capable drsquoaccorder son attention point par point agrave tout ce quiconvient agrave chaque chose particuliegravere143 raquo

La res en question doit-elle ecirctre comprise ici en un sens seulement discursif comme

la chose du discours ndash la matiegravere ou le sujet de la quaestio en jeu ou en un sens reacutealiste

comme la reacutealiteacute mondaine objective et positive ndash lrsquoeacutetant qui se rencontre dans le monde

jeune reacuteformateur Cette remarque ndash et cette omission ndash sont agrave plus drsquoun titre eacutetonnantes quand lrsquoon sait que lelaquo iudicatum raquo lrsquoexamen critique de la validiteacute formelle des raisonnements est non seulement bien traiteacute dans‒ ‒le manuel drsquoAgricola mais qursquoil est mecircme encore reconnu comme nous lrsquoavons vu dans les preacutemisses de notreeacutetude comme lrsquoune des deux fonctions matricielles de la dialectique Cette note serait eacutevidemment anecdotiquesi elle ne tendait agrave marquer un preacutejugeacute malheureusement partageacute par un bon nombre de commentateurssuperficiels de lrsquoœuvre drsquoAgricola Pour ceux-ci le recentrement de lrsquoeacutetude de la dialectique sur sa fonctioninventive coiumlnciderait avec une dispense ou une omission presque complegravete du traitement de lrsquoanalytiqueformelle Dresser le constat de cette preacutetendue dispense crsquoest manquer lrsquoessence mecircme du De inventione qui seconcentre peut-ecirctre toute entiegravere dans ce problegraveme de lrsquoarticulation de lrsquoinvention et du iudicatum142 laquo Omnia quae vel pro re quaque vel contra dicuntur cohaerer et esse cum ea quadam ut ita dicam naturaesocietate coniuncta raquo op cit 9143 laquo Res autem numero sunt immensae et poinde immensa quoque proprietas atque diversitas earum quo fit utomnia quae singulis conveniant aut discrepent singulatim nulla oratio nulla vis mentis humanae possitcomplecti raquo ibid 9

86

offert agrave une expeacuterience possible En reacutealiteacute les deux sens peuvent ici se conjoindre leur

porteacutee est strictement co-extensive

sect16 Lieu commun et cateacutegories de lrsquoeacutetant le statut de lrsquoontologie dans le De inventione

La question de lrsquoontologie nrsquoest introduite dans la dialectique qursquoagrave partir drsquoune

probleacutematique discursive Lrsquoecirctre ou la reacutealiteacute ne deviennent les thegravemes propres de

lrsquoinvestigation dialectique qursquoen tant qursquoils sont aussi les matiegraveres drsquoune oratio virtuelle

Inversement lrsquounivers discursif est toujours par principe homogegravene agrave lrsquounivers objectif qui

constitue le tout du monde reacuteel Le discours trouve dans la reacutealiteacute son point de deacutepart ndash et pour

ainsi dire son impulsion ce point de deacutepart crsquoest la quaestio qui srsquoengage et qui configure et

encadre drsquoavance le deacuteploiement de toute lrsquoactiviteacute oratoire Par cette quaestio le discours se

trouve drsquoembleacutee amarreacute agrave sa reacutefeacuterence mondaine Cette co-extensiviteacute de lrsquooratio et du monde

nrsquoest au fond que le pendant ineacutevitable de la thegravese de la preacutegnance de la fonction didactique

dans lrsquoactiviteacute du discours Lrsquooratio enseigne nous lrsquoavons vu et par lagrave se trouve toujours

neacutecessairement arrimeacutee agrave son dehors agrave son exteacuterioriteacute Les doctrines dont le discours prend

en charge la manifestation ne peuvent ecirctre au fond rien drsquoautre que des segments partiels de

lrsquoontologie des systegravemes partiels du systegraveme total de la sympathie universelle des rei

Lrsquounivers discursif virtuel eacutepuise donc par essence ndash du fait de cette racine questionnante et

du primat de sa fonction instructive ndash lrsquoinfini richesse des figures de notre monde Crsquoest en ce

sens qursquoAgricola pourra rattacher la question de lrsquoinvention oratoire au sol natif de

lrsquoontologie

laquo Bien que toutes les choses diffegraverent par leurs caracteacuteristiques individuelles elles ontpourtant aussi par certains cocircteacutes une proprieacuteteacute commune elles tendent toutes agrave unesubstance speacutecifique ou elles sont toutes issues drsquoune cause speacutecifique ou elles reacutealisenttoutes quelque chose de speacutecifique144 raquo

Lrsquo laquo immensiteacute raquo des choses proscrit nous lrsquoavons vu la possibiliteacute drsquoune

connaissance actuelle du reacuteseau total des connexions des sympathies ou des filiations

universelles Mais lrsquoinfiniteacute de ces choses autorise par contre lrsquoexistence de similitudes

formelles ou structurelles qui puisse permettre de les identifier toutes par certains aspects

(laquo hellipad naturae tendut similitudinemhellip raquo) Toutes les choses ont sous un certain point de vue

144 laquo Inest tamen omnibus tametsi suis quaeque discreta sint notis communis quaedam habitudo et cuncta adnaturae tendut similitudinem ut quod est omnibus substantia quaedam sua omnia ex aliquibus oriuntur causisomnia aliquid efficiuntus raquo ibid 9

87

des proprieacuteteacutes communes il existe par delagrave la diversiteacute des marques individualisantes (laquo hellip

discreta sint notis raquo) des traits structurels toujours reacuteiteacutereacutes Ces proprieacuteteacutes communes sont

strictement formelles et Agricola illustrera ainsi lrsquoideacutee de ces modes de coniunctio avec les

exemples de la substance de la cause ou de lrsquoeffet Ces traits formels communs nrsquoindiquent

donc pas ndash bien qursquoils appartiennent en propre agrave la structure objective des eacutetants ndash quelque

chose comme une proprieacuteteacute positive ou mateacuterielle universelle ce nrsquoest jamais de la thegravese de

lrsquoexistence drsquoune substance commune ou drsquoune cause unitaire absolument primitive dont il est

question ici Ce qui est commun agrave tous les ecirctres ce nrsquoest que la forme geacuteneacuterale drsquoecirctre-

substance drsquoecirctre-cause ou drsquoecirctre-effet Dans le systegraveme universel des sympathies que

constitue le tout de notre monde tout est effet et tout est cause ndash et symeacutetriquement tout a un

effet et tout a une cause On voit eacutevidemment ici affleurer la probleacutematique classique de

lrsquoontologie et son programme drsquoeacutelaboration drsquoun inventaire complet des cateacutegories de lrsquoeacutetant

Cet inventaire a deacutejagrave eacuteteacute proposeacute par certains auteurs laquo extrecircmement ingeacutenieux raquo

laquo Or des gens extrecircmement ingeacutenieux ont fait dans cette grande diversiteacute des choses uninventaire des points communs tels que substance cause conseacutequence et autres que nousallons eacutenumeacuterer tout agrave lrsquoheure Ainsi lorsque nous nous attacherions agrave examiner une chosenous eacutetablirions directement avec lrsquoaide de ces points ce qursquoest la nature de cette chose dansson tout et dans ses parties et tout ce qui y correspond ou en diffegravere et ensuite nousdeacuteduirions de ces donneacutees lrsquoargument convenable au cas en question145 raquo

Comme on pouvait srsquoy attendre lrsquoinventaire des formes pures de proprieacuteteacutes

structurelles est rattacheacute drsquoembleacutee au cadre de lrsquoexercice de lrsquoactiviteacute argumentative

Lrsquoontologie ndash comme inventaire des cateacutegories ndash a drsquoabord au sein de la dialectique une

fonction pragmatique elle sert la cause de lrsquoinvention des arguments Dans les derniegraveres

lignes de ce deuxiegraveme chapitre Agricola conclura la discussion sur la nature des lieux par une

pure et simple identification de ces cateacutegories avec les loci argumentorum

laquo Le lieu nrsquoest donc rien drsquoautre que le trait commun de quelque chose gracircce auquel on peutdeacuteriver en chaque reacutealiteacute les proprieacuteteacutes plausibles qui lui sont rattacheacutees Puisse ainsi ecirctreeacutetablie notre deacutefinition du lieu146 raquo

145 laquo Ingeniossimi itaque virorum ex effusa illa rerum varietate communia ista capita velut substantiamcausam eventum quaeque reliqua mox dicemus excerpsere velut cum ad considerandam rem quampiamanimum advertissemus sequentes ista statim per omnem rei naturam et partes perque omnia consentanea etdissidentia iremus et duceremus inde argumentum propositis rebus accomodatum raquo ibid 9146 laquo Non ergo aliud est locus quam communis quaedam rei nota cuius admonitus in quaque re probabile sitpotest inveniri Sit ergo nobis locus hoc pacto definitus raquo ibid 9

88

Le systegraveme des lieux se confond avec lrsquoinventaire exhaustif des modes universels et

formels de proprieacuteteacutes selon lesquels les choses peuvent ecirctre correacuteleacutees Crsquoest lagrave le sens de la

communauteacute des lieux communs les lieux sont drsquoabord communs en cela qursquoils sont les

marques (laquo nota raquo) des proprieacuteteacutes communes agrave chaque chose Le systegraveme des lieux nrsquoest donc

rien drsquoautre que la tregraves traditionnelle table des cateacutegories de lrsquoeacutetant et la dialectique trouve

par lagrave dans lrsquoœuvre de lrsquoontologie la matrice et le mateacuteriau de ses instruments de meacutethode147

Mais le surgissement de cette ontologie srsquoinscrit lui-mecircme dans lrsquohorizon des probleacutematiques

associeacutees agrave lrsquoinvention des figures possibles drsquoarguments Les lieux contiennent virtuellement

la totaliteacute des arguments qui se rattachent agrave une cause quelconque puisqursquoils contiennent tout

ce qui peut ecirctre dit de la chose qui constitue le sujet de cette cause

laquo Ces points communs contiennent en eux tous les arguments eacutetant donneacute qursquoilscontiennent aussi tout ce qui peut ecirctre dit de chaque chose Crsquoest pourquoi on les a nommeacuteslieux parce qursquoen eux tout comme dans un tonneau ou dans un treacutesor se trouvent tous lesinstruments de la foi [fidei]148 raquo

Les lieux sont donc les opeacuterateurs de la deacuterivation exhaustive des proprieacuteteacutes qui

srsquoattachent agrave une chose quelconque Par lagrave ils apparaissent encore comme autant

drsquoinstruments de lrsquoassociation ou de la connexion des choses preacutealablement poseacutees comme

seacutepareacutees et distinctes Comment se conjoignent au juste ces deux fonctions propres des loci

La coniunctio discursive que nous avions rencontreacutee tout agrave lrsquoheure est fondeacutee sur une

coniunctio reacuteelle des eacutetants Si des choses distinctes peuvent ecirctre rapprocheacutees dans un

discours crsquoest drsquoabord parce que les modes de deacuterivations discursives ou lexicales des

arguments et des preacutedicats se confondent toujours avec les modes de deacuterivation ontologique

des proprieacuteteacutes Crsquoest le cadre de la probleacutematique dialectique ndash et lrsquoexigence de deacutecouvrir des

147 Crsquoest ce que remarque drsquoailleurs explicitement Agricola dans une discussion des rapports de la dialectique agrave lameacutetaphysique consigneacutee agrave la fin du septiegraveme chapitre Nous lisons ainsi laquo Rursus vero in universum quid sit definitio et quo pacto definiendum quid item genus quid species quidcausae quid eventa et reliqua id genus non est dialectices explicare sed eius scientiae quae prima rerumprincipia tractat quam metaphysicen dicunt a qua dialectice mutuatur ista quia ad inveniendi rationem suntaccommodatahellip raquo (ibid 209-210)[Ce nrsquoest pas non plus la tacircche de la dialectique drsquoexposer en un sens universel ce qursquoest une deacutefinition etcomment elle doit ecirctre deacutecrite ou ce que sont genre espegravece causes conseacutequences et les choses comparablesCela relegraveve du domaine de la science qui traite des principes fondamentaux agrave savoir la meacutetaphysique Crsquoest agraveelle que la dialectique emprunte ces notions parce qursquoelles sont utiles pour la meacutethode de lrsquoinvention] La question du rapport qursquoentretiennent dialectique et meacutetaphysique ndash qui semble ici compris au sens restrictifde lrsquoanalytique des cateacutegories cest-agrave-dire comme ontologie ndash meacuteriterait drsquoecirctre deacuteveloppeacutee plus avant Toutefoiselle ne concerne pas directement lrsquointention de notre preacutesente eacutetude Nous reviendrons partiellement sur cettequestion au moment ougrave nous eacutetudierons la dialectique et lrsquoeacutepisteacutemologie de Philippe Melanchthon 148 laquo Haec igitur communia quia perinde ut quicquid dici ulla de re postest ita argumenta omnia intra secontinent idcirco locos vocaverunt quod in eis velut receptu et thesauro quodam omnia faciendae fideiinstrumenta sint reposita raquo ibid 9

89

proceacutedeacutes formels et systeacutematiques pour lrsquoinvention des arguments ndash qui fournit ainsi agrave

Agricola le mobile de la construction drsquoune ontologie relationniste Il ne me suffit pas en

effet de connaicirctre ou de pouvoir deacuteriver les proprieacuteteacutes propres de la chose pour ecirctre en

mesure de construire une argumentation quelconque Lrsquoargumentation ndash nous lrsquoavons vu ndash

suppose un scheacutema de relation agrave trois termes Ce qui est en jeu dans lrsquooratio crsquoest lrsquoexhibition

drsquoune coniunctio entre les deux termes mis en rapport dans la quaestio centrale

sect17 Lrsquoanalytique multiforme et la meacutethode de construction des reacuteseaux notionnels

Lrsquoargumentation nrsquoopegravere donc que lorsque les deacuterivations des attributs de lrsquoune et de

lrsquoautre des reacutealiteacutes agrave rapprocher laissent apparaicirctre un faisceau de proprieacuteteacutes communes Crsquoest

la construction de ce faisceau ou de cet ensemble de reacuteunion qui donne toute sa validiteacute agrave la

meacutethodologie des loci Lrsquoostension drsquoune coniunctio crsquoest la manifestation drsquoune reacuteunion et

drsquoune coiumlncidence entre deux reacuteseaux de proprieacuteteacutes satellites distinctes Le lieu commun qui

est lrsquoopeacuterateur de la configuration de ces reacuteseaux drsquoattributs satellites est donc encore

commun en ce sens aussi qursquoil commande lrsquoexhibition de proprieacuteteacutes communes entre reacutealiteacutes

distinctes ndash et ces proprieacuteteacutes deacuteriveacutees cette fois ne sont pas seulement structurelles ou

formelles mais aussi mateacuterielles et positives Lrsquoensemble de proprieacuteteacutes satellites du chat et de

lrsquohomme construits agrave partir de lrsquoapplication du systegraveme des lieux manifeste par exemple la

communauteacute du genre animal Cet exemple est trivial mais le reacuteseau des lieux srsquoeacutetend dans les

faits jusqursquoagrave reacuteveacuteler des coniunctiones plus subtiles et partant plus utiles agrave lrsquoinvention

drsquoarguments ou de proceacutedeacutes oratoires Dans le preacutesent exemple nous pourrions voir par

exemple une certaine coniunctio de caractegravere qui se ferait jour dans ce qui est le propre du

feacutelin et lrsquoespegravece de lrsquohomme par exemple un certain goucirct de la solitude Si les chats sont par

attribut propre des animaux solitaires la solitude nrsquoest au contraire pour lrsquohomme qursquoune

possibiliteacute speacutecifique Ainsi peuvent aussi se trouver justifier certaines meacutetaphores ou

certaines associations seacutemantiques originales laquo cet homme est un feacutelin raquo laquo Pierre vit comme

un chat raquo etc Mais nrsquoanticipons pas trop sur notre propos agrave venir tirer toutes les ressources

figuratives et tropiques qui sommeillent virtuellement dans la meacutethode dialectique des lieux

ce sera lagrave lrsquooriginaliteacute propre de la rheacutetorique de Philippe Melanchthon

Une ontologie strictement autonomiste ou atomistique ndash ontologie reacutesolument

attacheacutee pour chaque chose agrave marquer la preacutegnance de ses proprieacuteteacutes immanentes sur ses

proprieacuteteacutes relationnelles ndash est non seulement inadeacutequate pour rendre compte de la sympathie

90

et des liens drsquointer-fondations reacuteels auxquels est ordonneacute le systegraveme des eacutetants mais elle ruine

encore fatalement lrsquoopeacuterativiteacute argumentative de la dialectique Lrsquourgence de deacutecouvrir des

dispositifs drsquoamplification argumentative commande toujours neacutecessairement la construction

drsquoune ontologie symeacutetrique qui puisse rendre justice agrave lrsquoamplification et aux extensions

reacuteelles des eacutetants consideacutereacutes Et seule une ontologie relationniste peut satisfaire adeacutequatement

aux ambitions de ce programme Ce dernier deacuteveloppement appelle encore un certain nombre

de remarques qui constitueront les conclusions de notre eacutetude

a) Lrsquoidentification stricte des lieux de lrsquoargumentation et des cateacutegories de lrsquoeacutetant tire

sans doute ses anteacuteceacutedents de la dialectique de Valla149 et mecircme en un sens de lrsquoOrganon lui-

mecircme Aristote dans ses Topiques ordonnait en effet la liste de ses schegravemes drsquoarguments

(τόποί) selon les divisions grammaticales des preacutedicables (genre propre hellip)150 Toutefois

lrsquoassimilation stricte de la figure argumentative du lieu et de la figure ontologique de la

cateacutegorie (ou preacutedicament) selon la signification sous laquelle cette assimilation se laisse

indiquer ici est tout agrave fait propre agrave Agricola Cette assimilation rend raison de lrsquointeacutegration de

lrsquoontologie et drsquoune certaine partie de la grammaire (celle qui correspond traditionnellement

aux livres aristoteacuteliciens des Cateacutegories et de lrsquoInterpreacutetation) dans lrsquoextension de la seule

dialectique Par lagrave se trouve ultimement fondeacutee et justifieacutee notre double thegravese drsquoune porteacutee

eacutepisteacutemologique de la dialectique et de lrsquoindentification rigoureuse du programme dialectique

de lrsquohumaniste frison avec un programme tacite de refondation de lrsquoOrganon Ceci explique

encore que parmi les œuvres citeacutees par Agricola comme reacutefeacuterences fondatrices de la theacuteorie

classique des loci des preacutecis de dialectique (comme les Topiques drsquoAristote) cocirctoient des

livres drsquoontologie (comme celui du Commentaire aux cateacutegories de Porphyre) et des manuels

de rheacutetorique (Ciceacuteron Quintilien ou Boegravece)151

b) Le matrice de lrsquoactiviteacute argumentative trouve son site dans une pure analytique152

ndash la meacutethode dialectique des lieux est drsquoabord une deacuterivation meacutecanique drsquoun ensemble

drsquoattributs propres cest-agrave-dire drsquoattributs deacutejagrave virtuellement inclus dans le concept qui se

laisse indiquer sous le nom proposeacute en question En mecircme temps cette activiteacute analytique se

deacutepasse toujours elle-mecircme dans lrsquoœuvre drsquoune synthegravese les lieux sont aussi les instruments

149 Voir P Mack op cit p 36-95150 Aristote Topiques livre II agrave VI (lieux communs du genre lieux communs du propre etc)151 Voir notamment le huitiegraveme chapitre du De inventione dialectica152 Moins ici au sens aristoteacutelicien des Analytiques (formes valides drsquoinfeacuterence) que selon la signification rendueceacutelegravebre en philosophie par la critique kantienne de la meacutetaphysique leibnizienne (proposition analytique commeproposition deacutecompositive proposition dont le preacutedicat est inclus a priori dans la notion du sujet) Evidemmentces deux sens ont une matrice intime commune ndash les instruments formels de la logique eacutetant preacuteciseacutementlrsquoensemble des schegravemes opeacuteratoires par lesquels il est possible de deacuteriver des eacutenonceacutes analytiques

91

du rapprochement de reacutealiteacutes distinctes La force de la dialectique drsquoAgricola reacuteside tout

entiegravere dans cette double fonctionnaliteacute analytique et syntheacutetique des lieux Par lagrave

lrsquohumaniste a su rendre raison drsquoun grand mystegravere du procegraves de la penseacutee humaine la genegravese

analytique de la synthegravese et par lagrave encore lrsquoinclusion du syntheacutetique dans lrsquoanalyciteacute pure

La possibiliteacute de ce procegraves ne peut se comprendre qursquoagrave ressaisir la solidariteacute originaire de la

fonction associative et de la fonction disseacutecatoire (ou deacutecompositive) du lieu

c) La meacutethode du lieu rend encore raison du mystegravere du passage de lrsquoanalyse

formelle agrave lrsquoanalyse mateacuterielle dans lrsquoassociation des proprieacuteteacutes chosiques si les loci sont

drsquoabord seulement des proprieacuteteacutes communeacutement formelles ils permettent toujours aussi de

fonder la deacuterivation ndash par lrsquoostension drsquoune coiumlncidence ou drsquoune reacuteunion de deux ensembles

drsquoattributs satellites ndash de proprieacuteteacutes positivement ou mateacuteriellement communes Le lieu est agrave la

fois cateacutegorie et scheacutematisme ndash structure et opeacuteration ndash et crsquoest lagrave le fond de lrsquooriginaliteacute de

la conception de la topique drsquoAgricola Le lieu est le schegraveme de deacuterivation des attributs ndash une

meacutethode geacuteneacuterale pour la construction drsquoun reacuteseau de renvois et drsquoattributs satellites Mais le

lieu est encore le mode mecircme de ces attributs et de ces renvois Ce qursquoAgricola deacutecouvre

ainsi crsquoest lrsquoopeacuterativiteacute positive de la forme ndash lrsquoefficience mateacuterielle de la structure

d) Les lieux sont agrave la fois inteacutegratifs et extensifs Ils sont tout autant les schegravemes de

deacuterivation de proprieacuteteacutes immanentes que les opeacuterateurs de lrsquoextension de la chose agrave ses

proprieacuteteacutes relationnelles Les chapitres 5 agrave 27 deacutetaillent ainsi un agrave un lrsquoensemble des vingt-

quatre lieux en les ordonnant selon la scission principielle des lieux internes (definitio genus

species proprium et differentia totum partes coniugat) et des lieux externes (causa effecta

locus tempus adiacentia etc) Les lieux externes peuvent ecirctre neacutecessaires contingents ou

contradictoires

e) Les lieux marquent aussi le point de jonction du deacuteveloppement descriptif et du

deacuteveloppement deacuteductif de lrsquoargumentation Plus exactement la fonction descriptive se trouve

ressaisie comme la matrice fonctionnelle au sein de laquelle srsquoinstitue aussi lrsquoopeacuteration

deacuteductive Savoir argumenter crsquoest savoir deacutecrire les lieux apparaissent en cela comme les

balises des descriptions autant que comme les modegraveles formels des proceacutedures drsquoinfeacuterence

f) Les lieux construisent la jonction de lrsquoopeacuteration langagiegravere et de lrsquoopeacuteration

objective de la penseacutee Les lieux sont agrave la fois des modes de deacuterivations purement lexicales ndash

comme dans la deacutefinition ougrave le nom proposeacute se trouve eacutetendu par lrsquoapplication du lieu agrave son

renvoi agrave une eacutetymologie ndash et des modes de deacuterivations objectives de proprieacuteteacutes agrave partir de

choses donneacutees Cette jonction fait eacutecho au principe nodal drsquoune homogeacuteneacuteiteacute structurelle de

lrsquooratio et de la doctrine Si la langue peut ecirctre seacutemantiquement opeacuteratoire en exhibant un

92

systegraveme de relations combinatoires entre signes crsquoest drsquoabord parce que notre monde nrsquoest

jamais lui-mecircme qursquoun systegraveme de sympathies et de filiations reacuteelles La doctrine possible se

constitue toujours elle-mecircme comme le sous-systegraveme de ces sympathies Melanchthon nous

le verrons sera largement tributaire de cette construction eacutepisteacutemologique de la doctrine en

concevant la theacuteologie comme un certain sous-systegraveme de filiations

g) Les lieux ont enfin une fonction mneacutesique Un grand nombre de contemporains

drsquoAgricola conccediloivent drsquoabord les lieux comme des simples recueils de citations classiques153

ndash autant drsquoaides meacutemoires et drsquoabeacuteceacutedaires pour circuler dans la diversiteacute des lettres et des

doctrines historiques Si comme nous lrsquoavons vu lrsquohumaniste refuse lrsquoeacutetroitesse du cadre de

cette tradition seulement peacutedagogique ou meacutethodologique des lieux il nrsquoen retient pas moins

lrsquoideacutee drsquoune utiliteacute intrinsegraveque de lrsquoordonnancement topique pour la meacutemoire et la formation

intellectuelle des eacutetudiants Balises de la description les lieux sont encore les balises du

parcours de lrsquoattention dans le chaos de la meacutemoire

153 Voir agrave ce sujet Ann Moss op cit ainsi que Peter Mack A history of Renaissance Rhetoric 1380-1620Oxford Oxford University Press 2001

93

CHAPITRE II

La grammaire et la dialectique de Melanchhton en 1520 lrsquoimpeacuteratif de certitude et lareconstruction terminologique de la doctrine

sect1 Lrsquoœuvre oratoire de Melanchthon et le contexte de sa premiegravere carriegravere professorale

Il nrsquoest assureacutement ni neacutecessaire ni utile de restituer points par points les heacuteritages

theacutematiques et les emprunts conceptuels que lrsquoœuvre de Philippe Melanchthon vient puiser ci

et lagrave dans la dialectique drsquoAgricola Cela nrsquoest pas neacutecessaire drsquoune part parce que notre

preacutesent propos ne tient pas drsquoabord dans lrsquointention de recomposer une geacuteneacutealogie des

doctrines ndash les cateacutegories comme celles de lrsquo laquo heacuteritage raquo de lrsquo laquo influence raquo ou de la

laquo genegravese raquo par lesquels nous entendons rendre raison de lrsquointelligibiliteacute de la synthegravese

historique drsquoun divers drsquoœuvres ou drsquoideacutees disparates sont comme nous lrsquoindiquions

sommairement dans nos consideacuterations preacuteliminaires toujours probleacutematiques et suspectes

Une telle restitution nrsquoest pas utile drsquoautre part parce que lrsquoheacuteritage ou la geacuteneacutealogie en

question ndash si geacuteneacutealogie il doit y avoir ndash ne doit se signaler qursquoagrave mecircme la freacutequentation

approfondie de la lettre et de lrsquoesprit des doctrines compareacutees Toute comparaison requiert la

deacutetermination preacutealable ndash et la deacutetermination pousseacutee ndash des eacuteleacutements primitifs qui srsquooffrent agrave

la mise en rapport Mais le paradoxe tient alors au fait que cette deacutetermination preacutealable

eacutepuise souvent en elle-mecircme deacutejagrave le fond essentiel de lrsquoentreprise comparative posteacuterieure

Lrsquourgence est donc pour nous de nous plonger avant tout dans une analyse textuelle de la

chair de lrsquoœuvre oratoire meacutelanchthonienne Les amarres et les points de reacutefeacuterences que la

theacuteorie discursive de notre reacuteformateur fixe ou tire dans le De inventione dialectica se

laisseront suffisamment indiquer par eux-mecircmes au cours de cette premiegravere eacutetude154

154 Pour ce qui est de lrsquoeacutetude des circonstances historiques de la reacuteception meacutelanchtonienne de lrsquoouvragedialectique drsquoAgricola ndash et de lrsquoinfluence geacuteneacuterale de lrsquohumaniste dans les universiteacutes allemandes dans ladeuxiegraveme deacutecade du seiziegraveme siegravecle - le lecteur pourra se rapporter agrave notre chapitre preacuteceacutedent De maniegraveregeacuteneacuterale la lecture de lrsquoouvrage classique Die Junge Melanchthon de Wilhelm Maurer (op cit) resteeacutevidemment utile sur toutes les questions biographiques mais aussi pour discuter de lrsquoinfluence drsquoErasme sur larheacutetorique meacutelanchthonienne (voir notamment le chapitre 6 de la Band 1 laquo Erasmus und die Anfaumlnge vonMelanchthons Rhetorik raquo) Nous savons que Maurer avait tenteacute dans son ouvrage sur le jeune Melanchhton depreacutesenter le reacuteformateur comme un laquo entre-deux raquo entre Luther et Erasme (selon lrsquoexpression de Wengert voirSpeaker of the reformation op cit introduction) En franccedilais on pourra encore se rapporter agrave lrsquoouvrage traduitpar Matthieu Arnold du theacuteologien et historien Martin Greschat Philippe Melanchthon theacuteologie peacutedagogueet humaniste (1497-1560) Paris PUF 2011 Nous devons encore agrave Heinz Scheible une biographie assezcomplegravete du reacuteformateur Heinz Scheible Melanchthon eine Biographie Muumlnchen CH Beck 1997

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Nous avons agrave lrsquooccasion de nos chapitres anteacuterieurs briegravevement restitueacute lrsquoessentiel

concernant les conditions factuelles du travail intellectuel de Melanchthon au cours de ses

premiegraveres anneacutees professorales Rappelons encore ndash cela a son importance ndash que le

reacuteformateur est agrave la fin de lrsquoeacuteteacute 1518 drsquoabord nommeacute agrave lrsquouniversiteacute de Wittenberg en qualiteacute

de professeur de grec155 Cette nomination coiumlncide avec la creacuteation de la chaire

correspondante ndash chaire de grec classique qui aura eacutevidemment par la suite son incidence dans

lrsquoentreprise exeacutegeacutetique et la traduction collective agrave Wittenberg du Nouveau Testament156

Avant mecircme cette nomination Melanchthon publia degraves mai 1518 agrave Tuumlbingen et agrave seulement

vingt et un ans une grammaire grecque ndash les Institutiones graecae grammaticae - qui devait

constituer lrsquoinstrument preacuteparatoire pour lrsquoeacutelaboration drsquoune eacutedition laquo critique raquo des œuvres

drsquoAristote157

Les travaux laquo grammaticaux raquo du reacuteformateur suscitent malheureusement chez les

commentateurs un inteacuterecirct souvent moindre que le volet rheacutetorique ou theacuteologique de lrsquoœuvre

posteacuterieure Crsquoest lagrave une omission regrettable les Institutiones et par la suite les Integrae

graecae grammatices de 1520 la Grammatica latina de 1525 ou la Syntaxis de 1527

fournissent en effet aussi ndash de par leur configuration interne mais surtout par certains

deacuteveloppements theacuteoriques qursquoils disseacuteminent ccedila et lagrave dans leurs marges discursives ndash une

indication preacutecieuse sur le rocircle que Melanchthon entendait confier agrave la grammaire dans

lrsquoorganisation des disciplines du trivium Bien loin de constituer un simple manuel pour

lrsquoexposition des grandes logiques lexicales ou des principales regravegles flexionnelles propres aux

langues grecque et latine classiques les preacutecis de grammaire de Melanchthon renferment

souvent aussi une seacuterie de remarques non neacutegligeables sur le sens du rapport plus geacuteneacuteral

qursquoentretiennent dans la langue la syntaxe et la seacutemantique ndash ou la couche formelle et la

couche signitive A ces remarques srsquoadjoignent encore des reacuteflexions touchant au fait de la

polyseacutemie ou de lrsquoeacutequivociteacute lexicale et aux beacuteneacutefices et aux limites du recours agrave

lrsquoeacutetymologie dans les deacutefinitions158 Ces analyses sont communes aux ouvrages grammaticaux

et aux premiers deacuteveloppements deacutefinitionnels du Compendiara de 1520 En cela la

155 Voir encore outre les biographies susciteacutees le classique de Robert Stupperich Melanchthon Berlin DeGruyter 1960 p20-25156 Le caractegravere collectif de lrsquoentreprise de traduction de la Bible a eacuteteacute signaleacute par Luther lui-mecircme dans les notesautobiographiques qursquoil consacre agrave lrsquoeacutevegravenement de cette traduction Voir par exemple lrsquoEpicirctre sur lrsquoart detraduire et sur lrsquointercession des saints de 1530 (en franccedilais in M Luther Œuvres tome VI Genegraveve Labor etfides 1964) laquo Dans ma traduction de la Bible je me suis efforceacute de parler un allemand pur et intelligibleSouvent il nous est arriveacute decirctre agrave la quecircte dune expression pendant quatre semaines sans ecirctre heureux dans nosrecherches () Aussi nai-je pas travailleacute seul partout jai recruteacute des auxiliaires raquo On se reportera auxbiographies citeacutes de Melanchthon ndash ou mecircme aux biographies classiques de M Luther (voir bibliographie infra)sur cette entreprise de traduction 157 Robert Stupperich op cit p22158 Voir la suite de notre eacutetude agrave ce sujet

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grammaire fournit non seulement le systegraveme des outils de lrsquointerpreacutetation litteacuterale ndash puisque

crsquoest ici encore lrsquointeacuterecirct interpreacutetatif qui se fait preacutegnant ndash mais aussi lrsquoantichambre de la

discipline dialectique

Insistons encore sur ce point Il importe de porter drsquoembleacutee ce fait agrave lrsquoattention drsquoune

eacutetude des origines et des sources theacuteoriques de lrsquoœuvre du reacuteformateur ce nrsquoest ni un souci

strictement rheacutetorique ni ndash comme on le sait mieux par ailleurs ndash une preacuteoccupation

originairement theacuteologique qui animent drsquoabord Melanchthon dans sa jeune carriegravere

professorale Mais Melanchthon est encore jusqursquoen 1519 et comme la controverse de

Leipzig avec Jean Eck le signale deacutejagrave suffisamment connu avant tout comme un

laquo grammairien raquo159 Ce fait permet en retour de douter nettement du caractegravere seulement

contingent ou occasionnel qursquoaurait revecirctu le goucirct posteacuterieur de Melanchthon pour la

theacuteologie Crsquoest en effet degraves le deacutepart dans un inteacuterecirct sans doute exeacutegeacutetique que le fondateur

et recteur de lrsquouniversiteacute de Wittenberg ndash le duc de Saxe Freacutedeacuteric III ndash deacutecide de constituer agrave

cocircteacute de la chaire drsquoheacutebreu une nouvelle chaire drsquoeacutetude du grec ancien160 Lrsquoorientation de

cette intention initiale permet encore de rendre compte drsquoavance du caractegravere drsquoeacutevidence que

devait recouvrir agrave lrsquoeacutepoque la rencontre triadique entre une analyse rheacutetorique une eacutetude

grammaticale et un inteacuterecirct pour les reacuteflexions theacuteologiques la grammaire grecque eacutetant le

point de jonction meacutethodologique entre lrsquohermeacuteneutique des orationes classiques et lrsquoexeacutegegravese

neacuteo-testamentaire Crsquoest en ce sens que la rencontre du thegraveme rheacutetorique et du thegraveme

theacuteologique srsquoeffectuera spontaneacutement sous la meacutediation drsquoun deacutenominateur commun Ce

deacutenominateur commun crsquoest le souci de lrsquointerpreacutetation certaine Et le premier instrument de

la certitude interpreacutetative ndash dans sa dimension litteacuterale et donc aussi originaire ndash crsquoest

eacutevidemment drsquoabord cette science grammaticale

Crsquoest tregraves preacutecocement encore que Melanchthon manifeste un inteacuterecirct pour les thegravemes

eacutepisteacutemologique et peacutedagogique Dans son discours inaugural prononceacute le 29 aoucirct 1518 dans

lrsquoEglise de Wittenberg le jeune professeur plaide ndash dans la droite ligne des propos drsquoErasme

ou drsquoAgricola ndash pour une reacuteforme geacuteneacuterale de lrsquoorganisation des studia161 Ce plaidoyer est

159 Melanchthon accompagna Luther pour sa controverse avec Jean Eck agrave Leipzig en juin-juillet 1519 Dans labouche du theacuteologien drsquoIngolstadt le terme de laquo grammairien raquo revecirct de toute eacutevidence une connotationpeacutejorative ndash il sert drsquoabord agrave marquer lrsquoabsence de qualification theacuteologique du jeune professeur Toutefoislrsquousage de ce qualificatif atteste encore du statut sous lequel eacutetait Melanchthon eacutetait connu agrave lrsquoeacutepoque dans lemonde savant Crsquoest en franccedilais dans un ouvrage aussi ancien que lrsquoHistoire de la Reacuteformation du XVIegravemesiegravecle (de Jean Henri Merle dAubigneacute Paris Cherbuliez 1837 p 52) que lrsquoon apprendra peut-ecirctre le plus surles reacutepliques des diffeacuterents protagonistes de cette dispute Jean Eck aurait notamment adresseacute agrave Melanchthon unlapidaire laquo Tace tu Philippe ac tua studia cura ne me perturba raquo160 Robert Stupperich op cit p22161 Philippe Melanchthon De arte dicendi declamatio Eiusdem de corrigendis studiis sermo Haguenau JSetzer1523

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encore lrsquooccasion drsquoune virulente critique de la meacutethodologie des eacutetudes et des sciences ndash par

delagrave mecircme lrsquoopposition des logiques et des peacutedagogies de la via antiqua ou de la via

moderna agrave lrsquoœuvre agrave lrsquoeacutepoque dans les principales universiteacutes europeacuteennes La coiumlncidence

du programme de reacuteforme du cursus universitaire et du projet de reacuteorganisation du systegraveme

des sciences est totale En ce sens lrsquoeacutequivociteacute du terme de laquo studium raquo que nous avions deacutejagrave

mise au jour agrave lrsquooccasion de notre eacutetude du De inventione est ici encore remarquable si

lrsquo laquo eacutetude raquo doit ecirctre comprise en un sens peacutedagogique comme lrsquoeacuteducation la formation de

lrsquoesprit et la meacutethodologie de lrsquoaccegraves au savoir ce premier sens de lrsquo laquo eacutetude raquo srsquoaffilie

toujours aussi agrave la signification eacutepisteacutemologique sous laquelle le laquo studium raquo se laisse encore

entendre comme systegraveme ou reacuteseau total des studia particuliers En ce sens crsquoest un mecircme

cadre eacuteconomique ou configurationnel qui deacutelimite agrave la fois dans lrsquouniversiteacute lrsquoextension des

faculteacutes et dans la science la clocircture des disciplines La teneur et le but essentiels de ce

double programme paraicirct deacutejagrave en cet eacuteteacute 1518 avec une remarquable netteteacute la reacuteforme de

la configuration des eacutetudes doit srsquoarticuler drsquoabord autour drsquoune reconstruction des disciplines

de lrsquoart du discours (le trivium) La dialectique et la rheacutetorique notamment doivent ecirctre

renouveleacutees en fonction des acquis reacutecents de la laquo philologie raquo162 et de la grammaire

humanistes La grammaire se voit confieacutee ici encore un rocircle fondateur dans la tacircche de la

reacuteorganisation des sciences La thegravese drsquoune porteacutee archi-tectonique des disciplines du trivium

en geacuteneacuteral et de sa matrice grammaticale en particulier ndash dont nous aurons agrave deacutegager au

cours de cette eacutetude la signification preacutecise ndash se donne donc en eacutebauche degraves cette anneacutee

1518163

Le discours inaugural est par ailleurs lrsquooccasion pour Melanchthon de confesser

son attachement agrave lrsquoeacutetude de la philosophie grecque ndash et en ce sens le programme anti-

scolastique164 srsquoeacutenonce drsquoabord dans lrsquointention strateacutegique drsquoune reacuteappropriation de

162 Le terme circule deacutejagrave en ce deacutebut de 16egraveme siegravecle en Europe du Nord Il deacutesigne drsquoabord le programme drsquouneinterpreacutetation des lettres classiques mais il srsquoentend aussi deacutejagrave chez Peacutetrarque ou chez Poliziano comme ladiscipline de lrsquoexamen critique des sources textuelles ndash de leurs datations des discussions sur leur authenticiteacuteetc Sur ce sujet voir par exemple la contribution de ABuck laquo La poleacutemique humaniste contre les sciences raquo inSciences de la renaissance Paris VRIN 1973 (p 42 notamment)163 Au-delagrave de toutes les biographies que nous avons deacutejagrave citeacutees (voir par exemple encore R Stupperich op citp 30-36) on se rapportera encore agrave lrsquoarticle ndash lui-mecircme deacutejagrave reacutefeacuterenceacute ndash de Kees Meerhoff sur les rapports deMelanchthon avec Agricola (K Meerhoff op cit p 28)164 Nous ne devons jamais perdre de vue que le terme de laquo scolastique raquo est dans la bouche de Melanchthon ndashcomme drsquoailleurs aussi dans celle de Luther ndash drsquoabord poleacutemique et critique Il cocirctoie ordinairement desqualificatifs ndash dont la non-neutraliteacute est plus immeacutediatement eacutevidente ndash comme ceux de laquo sophistes raquo delaquo pharisiens raquo ou ndash voisin phoneacutetique ndash de laquo parisiens raquo (pour deacutesigner les theacuteologiens de la Sorbonne) Ilconvient en ce sens de ne jamais faire de cette terminologie un usage direct laquo sans guillemets raquo ndash comme si lemot garantissait un renvoi agrave une cateacutegorie valide de lrsquohistoire de la penseacutee Sur cette question sous le rapport dela figure de Luther voir par exemple P Buumlttgen laquo Histoire et critique de la scolastique raquo in Luther et laphilosophie Paris VRIN 2011 Sur le concept de laquo scolastique raquo et son histoire on se reacutefegraverera aussi agrave R QuintoScholastica storia di un concetto Padova Il poligrafo 2001

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lrsquoheacuteritage aristoteacutelicien Cette reacuteappropriation doit srsquoeacutelaborer sur les fondements drsquoune lecture

et drsquoune interpreacutetation renouveleacutee ndash dans sa langue originale ndash du corpus textuel du

philosophe stagirite165 Le projet qui srsquoesquisse dans ce premier discours du professeur a donc

un tregraves net accent humaniste ndash en un sens originairement laquo philologique raquo cest-agrave-dire arrimeacute

au souci du retour agrave lrsquoeacutetude et agrave lrsquointerpreacutetation des lettres classiques Cet accent est sans

aucun doute agrave lrsquoorigine du succegraves - passeacute et actuel ndash du discours inaugural de Melanchthon

Ce discours a susciteacute une tregraves feacuteconde litteacuterature secondaire et la plupart des biographes du

reacuteformateur se sont eux-mecircmes souvent attacheacutes agrave commenter longuement lrsquoeacutevegravenement166

Evidemment cette premiegravere oratio du professeur agrave Wittenberg renferme par ailleurs aussi et

plus strateacutegiquement une eacutevidente tentative de justification a posteriori de lrsquointeacuterecirct theacuteorique

de lrsquoinstitution de la chaire drsquoenseignement du grec Mais cette justification srsquoinscrit toujours

elle-mecircme dans la logique drsquoune mecircme insistance sur lrsquourgence drsquoun retour aux sources

classiques de lrsquoenseignement et des doctrines Lrsquoimpeacuteratif de la maicirctrise du grec se laissant

ainsi formuler comme lrsquoexigence correacutelative de lrsquoaccegraves agrave lrsquoeacutequipement et au veacutehicule

indispensables de ce retour

sect2 La controverse eacuterasmienne et les enjeux theacuteologiques de la formalisation des arts du discours

Nous ne nous eacutetendrons pas plus longuement sur les chemins de la penseacutee du

reacuteformateur au cours de ces anneacutees fondamentales qui vont de sa nomination agrave Wittenberg

jusqursquoagrave sa reacutedaction des Loci communes Ces courtes anneacutees sont nous le savons marqueacutees

dans le monde savant de lrsquoEurope du Nord par une preacutegnance progressive du thegraveme

theacuteologique chez les principaux porteurs de lrsquolaquo esprit humaniste raquo Kess Meerhoff167 a tregraves

preacuteciseacutement caracteacuteriseacute dans lrsquoarticle citeacute agrave lrsquooccasion du chapitre preacuteceacutedent les grandes

eacutetapes et les principales figures de ce recentrement de lrsquointeacuterecirct theacuteorique Plus que dans

lrsquoeacutevegravenement des Indulgences et lrsquoavegravenement progressif de la laquo figure de Luther raquo ce retour au

thegraveme scripturaire srsquoorigine sans doute drsquoabord dans les discussions conseacutecutives agrave la

publication de lrsquoexeacutegegravese et de la traduction eacuterasmienne du Nouveau Testament en 1516

Jacques Latomus theacuteologien agrave Louvain attaque au deacutebut de lrsquoanneacutee 1519 les conceptions

165 R Stupperich op cit K Meerhoff op cit p 28 166 Cf les biographies citeacutees mais aussi les ouvrages geacuteneacuteralistes deacutejagrave reacutefeacuterenceacutes sur lrsquohistoire des lieuxcommuns (A Moss op cit P Mack op cit)167 op cit p 29 et 30 notamment En 1520 Melanchthon et Mosellanus font respectivement agrave Wittenberg et agraveLeipzig un cours sur les Epicirctres de Paul mais crsquoest aussi Phrissemius qui professera la mecircme anneacutee unenseignement sur lrsquoEpicirctre aux Romains Une telle convergence theacuteologique ndash chez des esprits plutocirct reacuteputeacutes agravelrsquoeacutepoque pour leur inteacuterecirct pour les sciences du discours ndash est eacutevidemment agrave expliquer drsquoabord agrave partir delrsquoinfluence de la figure drsquoErasme

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theacuteologiques de lrsquohumaniste hollandais par le biais drsquoune critique drsquoabord adresseacutee agrave Pierre

Mosellanus168 Erasme qui agrave juste titre sent ses conceptions exeacutegeacutetiques viseacutees par cette

attaque deacutetourneacutee reacutepond presque immeacutediatement

La controverse porte sur le sens et les limites du rocircle des arts oratoires dans lrsquoeacutetude

de la theacuteologie Latomus soucieux de lrsquoindeacutependance theacuteorique de la science de la doctrina

sacra srsquooffusque du modegravele drsquoune theacuteologie qui aurait eacuteteacute sous les coups du geste exeacutegeacutetique

eacuterasmien laquo rendue presque identique agrave la rheacutetorique raquo169 Erasme reacuteplique en assumant lrsquoideacutee

drsquoune neacutecessaire fonction meacutethodologique et propeacutedeutique des arts du discours ndash et

notamment de la rheacutetorique qui doit constituer une laquo progymnasta170 raquo un laquo exercice

preacuteparatoire raquo ndash agrave lrsquoeacutetude de la science de Dieu Ce deacutebat complexe ne se laisse pas reacuteduire ndash

malgreacute les apparences ndash agrave la deacutelimitation des modes drsquoincidences et drsquoinscription reacuteciproques

sous lesquelles doivent srsquointerpreacuteter les seules relations de la theacuteologie et de la discipline

rheacutetorique La question engage aussi le statut drsquoun certain nombre drsquointermeacutediaires

meacutediations et de moyens termes qui srsquoinsinuent dans les marges de notre relation initiale La

premiegravere meacutediation de ce deacutebat crsquoest eacutevidemment lrsquoexeacutegegravese ndash la science de lrsquointerpreacutetation de

lrsquoEcriture sainte ndash qui apparaicirct comme un bastion strateacutegique pour la conquecircte

laquo humaniste raquo171 de la theacuteologie La preacuteeacuteminence de la probleacutematique meacutethodologique dans la

science de lrsquointerpreacutetation du Livre ndash et les emprunts de cette meacutethodologie aux sciences du

discours qui composent le trivium ndash sont eacutevidemment irreacutecusables Mais peut-on pour autant

se contenter de ce constat pour justifier la preacutetention laquo humaniste raquo de traiter le cas biblique

avec les mecircmes instruments et les mecircmes preacuteceptes de meacutethodes que ceux qui opegraverent dans

lrsquointerpreacutetation de nrsquoimporte quels textes et orationes profanes Le parcours de cette

interpreacutetation scripturaire ne doit-il pas au contraire ecirctre drsquoembleacutee encadreacute et pour ainsi dire

laquo baliseacute raquo par lrsquoa priori de la connaissance de la doctrine ndash de cette doctrina sacra dont le

theacuteologien tire une compreacutehension deacutetailleacutee et principielle dans lrsquoœuvre des Pegraveres et des

grands commentateurs172 Que reste-t-il de la sacraliteacute de lrsquoEcriture ndash de cette laquo ex-ception raquo

de cette laquo mise agrave part raquo ndash si son exeacutegegravese est drsquoembleacutee reacuteductible agrave une interpreacutetation conduite

selon les mateacuteriaux conceptuels et le systegraveme drsquooutillages ordinaires du trivium

168 K Meerhoff ibid p 29169 ibid p 29170 ibid p 29171 Par le terme laquo humaniste raquo dans ces quelques lignes nous nrsquoentendons deacutesigner rien drsquoautre que lesdiffeacuterentes figures partisanes de la conception eacuterasmienne du rapport entre theacuteologie et rheacutetorique Mosellanusdonc mais aussi dans une tregraves large mesure en 1519 Melanchthon lui-mecircme172 Voir les notes de nos consideacuterations preacuteliminaires et notre introduction mais surtout le quatriegraveme chapitre surle sens agrave confeacuterer agrave cette doctrina sacra Notons que si le problegraveme du statut de lrsquoautoriteacute des Pegraveres cristalliserale deacutebat theacuteologique du Concile de Trente la discussion srsquoest sans aucun doute ouverte ndash bien que de maniegraveremoins expresse et en tout cas moins formaliseacutee ndash degraves les premiegraveres heures de la Reacuteforme

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La question de lrsquoexeacutegegravese elle-mecircme ne se reacuteduit donc pas drsquoembleacutee au problegraveme des

limites de son statut au sein de la science theacuteologique ndash ou plutocirct la question de cette limite

se voit elle-mecircme toujours interrogeacutee agrave partir drsquoune critique preacutealable de la preacutetention

exeacutegeacutetique de lrsquoars disserendi La rheacutetorique peut-elle ecirctre pleinement confirmeacutee dans son

intention de se constituer comme mesure de lrsquointerpreacutetation de lrsquoEcriture sacreacutee La sacraliteacute

de lrsquoEcriture nrsquoindique-t-elle ou nrsquoimplique-t-elle pas au contraire un mode de donation et de

reacuteveacutelation speacutecifique Lrsquoexeacutegegravese apparaicirct ainsi comme le premier laquo enjeu raquo et comme le

premier laquo moyen terme raquo de la relation de la rheacutetorique et de la theacuteologie Mais il existe par

construction symeacutetrique une seconde meacutediation relationnelle ndash interne cette fois agrave lrsquoordre de

lrsquoart du discours Les coordonneacutees exactes de cette seconde meacutediation sont souvent moins

bien situeacutees par les commentateurs Pourtant ndash et nous aurons lrsquooccasion drsquoy revenir

longuement ndash le souci du statut de ce nouveau moyen terme constitue en un sens aussi le nerf

agrave vif de lrsquoeacutepisteacutemologie de P Melanchthon Nous y avons ndash de maniegravere encore souvent tacite

ndash insisteacute quelque peu depuis le deacutebut de ce chapitre Il concerne le rocircle de la grammaire

drsquoabord ndash et de la dialectique ensuite ndash dans la constitution de la rheacutetorique De maniegravere tout agrave

fait symeacutetrique agrave lrsquointerrogation touchant au rocircle de lrsquoexeacutegegravese dans la theacuteologie srsquoeacutelabore

progressivement agrave partir de la fin de cette premiegravere deacutecade du seiziegraveme siegravecle une discussion

pousseacutee sur les clocirctures et les liens interfondationnels respectifs par lesquels srsquoarticulent les

diffeacuterentes disciplines qui composent le tout de lrsquoars disserendi173 En quel sens la grammaire

doit-elle ndash comme principe de lrsquointerpreacutetation litteacuterale du texte et comme instrument de

lrsquoexpression claire ndash fonder et fournir les premiers principes de lrsquoart du discours Jusqursquoougrave la

dialectique peut-elle elle aussi tirer ses principes de la science grammaticale En quel sens

les cateacutegories formelles de construction du sens sont-elles homogegravenes ou homologues aux

principes structurels de lrsquoargumentation En quel sens enfin la dialectique fonde-t-elle la

rheacutetorique dans ses grands principes ndash mais aussi dans son champ drsquoapplication

speacutecifiquement laquo stylistique raquo174 173 En un sens la probleacutematique de lrsquoeacuteconomie ou de la dispositio des disciplines du trivium nrsquoest pas neuve Elletraverse sans aucun doute lrsquohistoire de lrsquoars disserendi lui-mecircme et remonte peut-ecirctre mecircme deacutejagrave ndash moyennantquelques transpositions conceptuelles ndash agrave lrsquoœuvre aristoteacutelicienne A ce sujet voir encore Ann Moss op cit174 Nous croyons que ces grands types de problegravemes se rattachent directement au programme de ce qui seraconnu plus tard sous le titre drsquoune laquo caracteacuteristique universelle raquo Nous voudrions montrer agrave lrsquooccasion de cetteeacutetude que ndash agrave lrsquoanachronisme terminologique et au formalisme combinatoire pregraves ndash lrsquointention de ce programmenrsquoest pas eacutetrangegravere agrave lrsquoentreprise theacuteorique de P Melanchthon Evidemment une telle deacuteclaration nue nrsquoa pasgrande valeur en soi Nous tenterons de lui donner une plus grande consistance par la suite Mais songeonstoutefois qursquoavant de reposer sur lrsquoideacutee drsquoune combinatoire universelle qui permette de deacuteriver a priorilrsquoensemble des propositions vraies qui peuvent ecirctre eacutenonceacutees dans une science quelconque le projet leibnizienrepose drsquoabord sur lrsquointention de deacutecouvrir par lrsquoanalyse et la deacutecomposition des ideacutees des structures formellesabsolument universelles et primitives sous lesquelles puissent srsquoordonner toutes les complexions qui composentnotre reacutealiteacute En ce sens les structures primitives en question doivent ecirctre agrave la fois les principes drsquounegrammaire universelle et les structures matricielles de la logique pure La question des modes drsquoentrelacement

100

Ce sont de ces questions qursquoheacuterite notre jeune professeur agrave la fin de lrsquoeacuteteacute 1518 apregraves

son investiture agrave lrsquouniversiteacute de Wittenberg En ce sens il est agrave noter que le tournant

laquo theacuteologique raquo de ses preacuteoccupations en 1520 obeacuteit directement agrave la logique drsquoune eacutepoque

Par la logique de cette eacutepoque srsquoexplique encore la rencontre permanente du thegraveme

theacuteologique avec une reacuteflexion sur les situations mutuelles des diffeacuterentes composantes de

lrsquoart du discours Il est significatif en ce sens que Melanchthon ait publieacute en moins de trois

ans au moins un ouvrage relatif agrave chacune des disciplines du trivium Outre la grammaire

dont certains des grands principes geacuteneacuteraux sont traiteacutes agrave lrsquooccasion de ses Institutiones

graecae grammaticae le reacuteformateur publiera ndash comme nous lrsquoavons deacutejagrave vu ndash une

Rheacutetorique en 1519 (De Rhetorica libri tres) une dialectique en 1520 (Compendiaria

dialectices ratio) puis une nouvelle version de sa rheacutetorique en 1521 agrave lrsquooccasion de ses

Institutiones Rhetoricae Il est eacutevidemment impossible dans une eacutetude si concise de preacutesenter

en deacutetail toute la richesse du contenu ndash et la logique des eacutevolutions ndash agrave lrsquoœuvre dans

lrsquoensemble de ces manuels Contentons nous drsquoesquisser agrave grands traits dans cette bregraveve

introduction les grandes lignes de lrsquointention du programme laquo linguistique raquo de Melanchthon

Nous pouvons reacutesumer les principes de ce programme dans son volet drsquoabord grammatical et

dialectique selon les quelques lignes directrices suivantes

i) La grammaire comme la dialectique de Melanchthon srsquoordonnent agrave un ideacuteal de

certitude Cette certitude srsquoeacutenonce agrave partir drsquoun reacuteseau drsquoassociations notionnelles qui

disseacutemine des renvois permanents aux thegravemes de la droiture de lrsquoexactitude et de

lrsquoadeacutequation - ou conformiteacute proprieacuteteacute appropriation rectus exactus appositus proprius

La certitude discursive est le premier mobile et le principe-recteur constant de la

reconstruction meacutelanchthonienne du trivium Cette exigence de certitude se donne agrave

comprendre drsquoabord comme lrsquointention drsquoobliteacuterer toute polyseacutemie ou toute eacutequivociteacute dans la

langue Mais elle enveloppe aussi et notamment agrave son eacutechelle dialectique lrsquoideacuteal drsquoun

encadrement logique inteacutegral des constructions discursives Crsquoest ainsi que la dialectique du

reacuteformateur exhibera au-delagrave drsquoune theacuteorie formelle des schegravemes valides de lrsquoargumentation

infeacuterentielle un inventaire des diffeacuterentes proceacutedures du controcircle analytique de tout usage

lexical et de toute formulation des penseacutees Les manuels de grammaire et de dialectique de

Melanchthon ont pareillement une fonction normative Et cette normativiteacute ne doit pas

de la grammaire et de la logique ndash et de leur possible fondation dans des principes formels communs ndash est doncau cœur de lrsquoideacutee leibnizienne de la caracteacuteristique universelle Mais elle appartient de toute eacutevidence aussi aunerf de la theacuteorie des lieux communs dialectiques de notre auteur Voir Gottfried Wilhelm Leibniz Dissertatio dearte combinatoria Leipzig 1666 et lrsquoouvrage de Herbert H Knech La Logique chez Leibniz essai sur lerationalisme baroque LrsquoAge drsquoHomme coll laquo Dialectica Lausanne raquo 1981

101

srsquoentendre seulement au sens de ce qui deacutelimite les regravegles et les preacuteceptes drsquoune meacutethode

Mais cette normativiteacute srsquoinscrit encore dans le cœur du projet drsquoune reacuteforme constructive des

structures de la langue et des reacutevisions des modaliteacutes de son usage la grammaire et la

dialectique meacutelanchthonienne attestent de lrsquoexistence agrave Wittenberg drsquoun programme ndash plus

ou moins conscient et plus ou moins explicite ndash de constitution drsquoune langue drsquoune eacutelocution

et drsquoune discursiviteacute parfaites175

ii) La grammaire comme la dialectique de Melanchthon (notamment le premier

Compendiaria) teacutemoignent pareillement de lrsquointention de simplifier drsquoabreacuteger ou de

laquo raccourcir raquo les deacuteveloppements theacutematiques et les regravegles de meacutethode qui prennent place

ordinairement dans lrsquoeacuteconomie des deux premiegraveres disciplines de lrsquoars disserendi Cette

volonteacute drsquoabreacuteviation srsquoatteste deacutejagrave au seul titre du manuel dialectique176 mais elle se

manifeste encore dans la configuration interne des preacutecis grammaticaux Nous croyons que le

sens profond de cette intention de simplification ne peut se laisser deacutecouvrir ni eacutepuiser dans la

seule mention du caractegravere peacutedagogique des manuels en question Que la grammaire ou la

dialectique de Melanchthon soient drsquoabord des instruments pour lrsquoeacutetude et que leur commune

simpliciteacute obeacuteisse en cela aussi agrave la logique de leur vocation eacuteducative crsquoest lagrave une eacutevidence

que nous ne mettrons pas en question Toutefois ce fait ne saurait par ailleurs masquer la

porteacutee eacutepisteacutemologique et theacuteoreacutetique plus profonde de la deacutecision de lrsquoabreacutegeacute et le principe

drsquoune eacuteconomie discursive se rattachera ainsi agrave lrsquoideacuteal drsquoune certaine axiomatisation des

sciences ndash reacuteduction des preacuteceptes de lrsquoanalyse agrave un nombre restreint drsquolaquo axiomes raquo

fondateurs compreacutehension de la somme des regravegles de lrsquoinvention oratoire sous un

scheacutematisme structurel systeacutematique reconfiguration du divers mateacuteriel des theacutematiques sous

la constante reacuteiteacuteration du mecircme ndash en bref une abreacuteviation du multiple sous des scheacutemas

simples primitifs et opeacuteratoires

iii) Les organes de cette reconfiguration ou de cet ordonnancement nouveau ce sont

preacuteciseacutement les lieux communs dialectiques Ces lieux communs dialectiques ndash substance

genre espegravece cause effet totaliteacute contraire ndash se laissent drsquoabord deacutecrire comme les lieux des

deacutefinitions cest-agrave-dire comme les modes de lrsquoanalytique lexicale Mais ces lieux renferment

en outre une opeacuterativiteacute divisionnelle deacuteductive inductive et argumentative propres177 En ce175 Cest-agrave-dire univoques et neacutecessaires (au sens de ce qui est analytiquement fondeacute) 176 Le compendiaria est en effet un abreacutegeacute litteacuteralement un laquo raccourci raquo (voir Dictionnaire latin op cit)177 La distinction des opeacuterations de la division (platonicienne) de la deacuteduction (ou syllogisme) de lrsquoinduction etde lrsquoargumentation (qui sont les schegravemes des arguments oratoires ou laquo populaires raquo et donc seulementlaquo vraisemblables raquo) sera nettement caracteacuteriseacutee dans la suite de cette eacutetude

102

sens la dialectique de Melanchthon atteste du dessein drsquoune compreacutehension et drsquoune

deacuterivation de lrsquoensemble des opeacuterations de la penseacutee agrave partir de la proceacutedure matricielle de la

deacutefinition des termes simples Et cette dialectique apparaicirct ainsi plus expresseacutement encore

que le De inventione drsquoAgricola comme le lieu de la reacuteduction pure et simple de la logique ou

de lrsquoanalytique agrave la proceacutedure eacuteleacutementaire de la deacutefinition Les lieux dialectiques qui sont les

opeacuterateurs et les reacutegulateurs de cette proceacutedure deacutefinitionnelle ndash qui en deacutefinissent les modes

en controcircle les deacuteveloppements et en deacutelimite les ressources ndash trouvent leur sol originaire

drsquoune part dans la doctrine de la grammaire logique pure ndash doctrine des preacutedicables et

drsquoautre part dans la doctrine de lrsquoontologie ndash doctrine des preacutedicaments (ou cateacutegories) Si la

theacuteorie des preacutedicables fait signe en direction drsquoune reconduction possible de la grammaire et

de la dialectique agrave un fond(s) theacuteorique commun ndash celui de structures et de modes de relations

formels purement logiques ndash la theacuteorie des cateacutegories marque au contraire lrsquoirreacuteductibiliteacute et

lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute strictes de la science de lrsquoargumentation Crsquoest la neacutecessiteacute du recours agrave

lrsquoontologie dans la fondation de la doctrine des lieux qui rend raison de cette indeacutependance et

de cette centraliteacute eacuteconomique de la science dialectique au sein du tout de lrsquoars disserendi

iv) Les loci finitionum apparaissent encore comme les chevilles ouvriegraveres de la

constitution des doctrines Le moyen terme de cette constitution crsquoest le thema ndash thegraveme

theacutematique sujet ndash qui est agrave la fois le principe de clocircture doctrinale et le terme simple drsquoune

deacutefinition possible Melanchthon fait sien le principe drsquoeacutequivalence de lrsquoeacutelaboration de

lrsquooratio et de lrsquoactiviteacute du docere rattachant en outre immeacutediatement ndash et plus expresseacutement

qursquoAgricola encore ndash lrsquoactiviteacute enseignante agrave la viseacutee de la transmission drsquoune doctrina Or

toute discours et toute doctrine sont homogegravenes et co-extensifs agrave un thegraveme et tout thegraveme

identifiable ou reacuteductible agrave un terme simple La doctrine se voit ainsi reacutesumeacutee en une somme

de termes simples qui constituent autant de points de contraction ou drsquoabreacutegeacute du tout de

lrsquoenseignement discursif Crsquoest lrsquoactiviteacute analytique et dans sa figure eacuteleacutementaire lrsquoactiviteacute

deacutefinitionnelle qui garantissent et encadrent le deacuteveloppement theacutematique lrsquoinflation

seacutemantique ou les renvois mutuels de ces diffeacuterentes entreacutees mateacuterielles (lex natio iustitia

homo etc) Les loci finitionum qui commandent cette activiteacute analytique sont donc aussi les

artisans du deacuteveloppement des contenus notionnels de la doctrine agrave partir de ces termes

simples primitifs

103

sect3 La structure de la science grammaticale

La grammaire grecque de 1518 ne contient que de rares deacuteveloppements sur la

nature et la fonction geacuteneacuterales de lrsquoart grammatical Degraves son introduction Melanchthon

srsquoattache drsquoabord agrave remarquer la diversiteacute des dialectes du grec classique Cette diversiteacute

inscrit eacutevidemment une difficulteacute majeure dans lrsquoeacuteconomie de lrsquoeacutetude et de lrsquointerpreacutetation des

grandes œuvres de la langue drsquoHomegravere Et en ce sens la langue grecque prise dans sa

geacuteneacuteraliteacute reacutetrospective paraicirct traverseacutee dans son institution historique drsquoune imperfection

fonctionnelle profonde Formellement la structure du premier manuel grammatical de

Melanchthon se laisse articuler autour drsquoune part drsquoune eacutetude des regravegles drsquoorthographe et

drsquoaccentuation et drsquoautre part drsquoune description des principales regravegles flexionnelles de la

langue Cette structure coiumlncide tout agrave fait avec celle qui sera expresseacutement theacutematiseacute par la

suite en 1525 dans la Grammatica latina en tant que dispositio geacuteneacuterale de lrsquoart

grammatical La Grammatica latina srsquoadresse uniquement aux eacutelegraveves de niveau eacuteleacutementaire

Ces eacutelegraveves doivent ecirctres instruits par le biais drsquoune meacutethode simple fondeacutee sur des regravegles

abreacutegeacutees et certaines Par lagrave ils pourront ecirctre conduits rapidement jusqursquoau seuil de la lecture

des grands auteurs178 cest-agrave-dire nous le verrons jusqursquoau point de deacutepart reacuteel de toute

formation de lrsquoesprit Lrsquoouvrage de 1525 ndash qui constituera notamment sous ses versions

posteacuterieures un manuel de reacutefeacuterence dans lrsquoEurope lutheacuterienne pour lrsquoapprentissage du

latin179 ndash consacre ses deux premiers chapitres agrave des consideacuterations geacuteneacuterales sur la

configuration de la premiegravere discipline du trivium Nous y lisons en introduction

laquo La grammaire est la meacutethode de lrsquoeacutelocution et de lrsquoeacutecriture certaines180 raquo

Le terme de laquo meacutethode raquo que nous choisissons ici pour rendre le latin laquo ratio raquo doit

srsquoentendre dans une acception large La ratio ici en jeu se laisse en effet interpreacuteter agrave la fois

dans son aspect litteacuteralement meacutethodique et pragmatique181 ndash comme un ensemble de

178 Toutes ces ideacutees reacutesument le propos de Chilianus Goldstein qui eacutedite en 1526 les Elementa latinaegrammatices de Melanchthon et en reacutedige la preacuteface Voir par exemple agrave ce sujet Aldo Scaglione laquo La nouvellepeacutedagogie humaniste raquo in Lrsquoeacutepoque de la Renaissance tome III Maturations et mutations (1520-1560) sous ladir De Eva Kushner Philadelphie John Benjamins 2011 p186 La preacutesentation de cette meacutethodologie inclutsous la plume de Chilianus Goldstein une critique explicite de la peacutedagogie ndash mais aussi de la science -laquo scolastique raquo179 Voir ibid p 187180 laquo Grammatica est certa loquendi et scribendi ratio raquo Melanchthon laquo Grammaticae definitio raquo in Grammaticalatina Wittenberg 1525181 Ici comme ailleurs nous entendons toujours ce terme laquo pragmatique raquo au sens kantien comme pouvant ecirctrepreacutediqueacute drsquoune discipline qui ne deacuteveloppe et nrsquoorganise ses connaissances qursquoen vue drsquoun ensemble de finspratiques

104

preacuteceptes ou de regravegles qui garantissent et encadrent la construction de lrsquoeacutecriture ou la

formulation de la parole ndash et dans un aspect plus theacuteoreacutetique ndash comme le systegraveme de

lrsquoexplication de la logique ou de la structure de la langue Seule la reconnaissance de cette

extension theacuteoreacutetique de la grammaire ndash et plus largement du trivium lui-mecircme ndash permet de

comprendre lrsquoinsertion dans le manuel de 1525 de consideacuterations qui semblent

fonctionnellement infeacutecondes agrave commencer par ces consideacuterations geacuteneacuterales sur le sens la

vocation et la configuration geacuteneacuterale de la discipline grammaticale elle-mecircme A cette double

connotation se rattache aussi une certaine polyseacutemie de ce qui srsquoeacutenonce deacutejagrave comme la viseacutee

fondamentale de lrsquoars disserendi la certitude (laquo certa ratio raquo)

Cette laquo certitude raquo reacutefleacutechit agrave nouveau tacitement la double acception primitive du

meacutethodique et du theacuteoreacutetique Crsquoest ainsi que la certitudo se dira agrave la fois de lrsquoassurance

pratique drsquoun discours encadreacute par des regravegles maicirctriseacutees et de lrsquoapodicticiteacute de ce qui est

fondeacute dans des raisons manifestes Ce double-sens appartient en propre agrave la logique

laquo eacutepisteacutemologique raquo de la peacutedagogie de Philippe Melanchthon Nous ne manquerons pas

drsquooccasions de voir par la suite qursquoil traverse tregraves largement lrsquoensemble des œuvres que notre

reacuteformateur consacre agrave lrsquoars disserendi Si la grammaire latine du reacuteformateur a donc

eacutevidemment une fonction drsquoabord peacutedagogique ndash et lrsquoextrecircme simpliciteacute et simplification des

deacutefinitions des genres grammaticaux des cas et le traitement souvent seulement pragmatique

et diffeacuterentiel (par rapport agrave lrsquoallemand) des difficulteacutes linguistiques speacutecifiques au latin en

teacutemoignent suffisamment ndash nous ne souscrivons pas pour autant agrave lrsquoideacutee selon laquelle cette

dimension peacutedagogique exclurait par soi toute porteacutee theacuteoreacutetique ou tout souci de rigueur

technique Nous croyons au contraire qursquoici comme ailleurs lrsquointention de simpliciteacute le souci

de vulgarisation ou lrsquoexigence de peacutedagogie obeacuteissent aussi agrave la logique de mobiles

eacutepisteacutemologiques profonds Le premier de ces mobiles crsquoest lrsquoexigence drsquoeacuteconomie des

principes Et en ce sens la simpliciteacute des deacutefinitions et des regravegles grammaticales eacutenonceacutees par

Melanchthon ndash comme plus tard la simpliciteacute des preacuteceptes dialectiques ou des lieux de la

theacuteologie ndash participe aussi drsquoun ideacuteal implicite drsquoaxiomatisation Crsquoest que lrsquoefficaciteacute

peacutedagogique drsquoun manuel se fonde drsquoabord sur la simpliciteacute et la certitude theacuteoreacutetique de la

doctrine qursquoil renferme Du fond mecircme de leur jeunesse crsquoest donc encore une inconsciente

exigence drsquoanalyciteacute theacuteorique et drsquo laquo axiomatisation raquo que les eacutelegraveves formulent Abreacuteviation

de la doctrine reacuteduction de la meacutethode et simplification de la peacutedagogie srsquoinscrivent au

fond dans la logique drsquoun commun dynamisme reacutenovateur

Et lrsquohypothegravese qui eacutenoncerait lrsquoexistence au sein de la grammaire melanchthonienne

drsquoun programme fonctionnellement et laquo linguistiquement raquo reacuteformateur ndash comme reacuteforme de

105

la langue de son usage et comme simplification de ses structures et de ses regravegles ndash ne serait

sans doute pas tout agrave fait intenable Comment expliquer autrement cette apparente dimension

linguistiquement normative de lrsquoouvrage Lrsquoeacutevidence de cette intention peacutedagogique peut-

elle bien se suffire pour expliquer les extrecircmes raccourcis et les eacutetranges reacuteductions que

renferment certaines analyses sur les accords les conjonctions ou les genres des verbes182

Nrsquoest ce pas le latin mecircme qursquoil srsquoagit de reacuteformer par delagrave ou avec la reacuteforme de sa

peacutedagogie On touche ici sans doute aux limites de lrsquohumanisme de Melanchthon ndash et aux

limites de lrsquohumanisme de toute reacuteforme si lrsquoon entend par laquo humanisme raquo cet instinct de

fideacuteliteacute unilateacuterale vis-agrave-vis de la tradition du classicisme et de lrsquoantique Mais ce sont lagrave des

consideacuterations sans doute encore trop anticipeacutees Nous aurons lrsquooccasion drsquoy revenir

abondamment dans la suite de notre propos Quelle porteacutee technique la grammaire se voit-elle

confieacutee dans le manuel de 1525 Lrsquointroduction poursuit

laquo La grammaire ne nous enseigne pas seulement la meacutethode et la regravegle selon lesquelles desmots peuvent ecirctre assembleacutes pour construire une phrase ni seulement comment nouspouvons distinguer les mots les uns des autres selon leurs cas ou deacuteclinaisons (hellip) mais aussila maniegravere dont nous pouvons avec des lettres eacutecrites formuler ou exprimer dessignifications183 raquo

Lrsquoenseignement des regravegles formelles ou syntaxiques de construction de la phrase ndash

regravegles combinatoires drsquoassemblement des mots ou regravegles flexionnelles de distinction des cas ndash

nrsquoeacutepuise pas le tout de lrsquooffice grammatical Mais la grammaire assume aussi la tacircche de

baliser drsquoavance les conditions du surgissement du sens De quelle maniegravere srsquoarticulent

syntaxe et seacutemantique dans le manuel de 1525 Ici encore nous sommes en droit de penser

que le recours freacutequent agrave des deacutefinitions de type seacutemantique (pour distinguer les diffeacuterents

cas les genres ou les nombres)184 nrsquoest pas entiegraverement fondeacute sur un simple souci de

182 Lrsquoaccord se trouve deacutefini comme un laquo attachement mutuel raquo entre deux mots [coherare] la preacuteposition estune sorte darticle adjoignant un nom agrave un verbe qui signifie une circonstance quelconque dun fait Quant auxconjonctions seules 7 cateacutegories seacutemantiques sont retenues Pour nous des telles simplifications ou reacuteductionsappartiennent autant au projet drsquoune restructuration de la logique de la langue qursquoagrave une simple viseacuteepeacutedagogique ndash mecircme si les deux motifs tendent toujours comme nous le verrons agrave se rencontrer Voir ibid 183 laquo Docet enim Grammatica non solum qua ratione ac lege verba inter se iuncta sententiam absolvant aut quodiscrimine casuum vel inclinations sigillatim alia ab aliis differant verum etiam quibus quaeque literis scriptaid cuius significandi gratia adhibentur exprimant atque exponant raquo laquo Grammaticae definitio raquo ibid184 Ce que nous appelons une laquo deacutefinition seacutemantique raquo en grammaire ou en linguistique crsquoest la deacutefinition drsquouneentiteacute grammaticale quelconque par la nature geacuteneacuterique de lrsquoobjet ou de la structure qursquoil deacutesigne ou manifestePar exemple une deacutefinition seacutemantique est donneacutee lorsque nous disons laquo une expression est une compleacutementdrsquoobjet direct si elle deacutesigne lrsquoobjet qui subitreccediloit lrsquoaction exprimeacutee par le verbe raquo Lrsquoideacuteal de la grammaire ndashselon du moins un certain paradigme que lrsquoon pourrait qualifier de laquo structuraliste raquo - eacutetant preacuteciseacutementdrsquoeacutevacuer toutes ces deacutefinitions seacutemantiques et de les remplacer par des deacutefinitions purement formellessyntaxiques ou combinatoires (donc laquo internes raquo agrave la langue elle-mecircme) un compleacutement drsquoobjet direct estintroduit par un article suit un verbe drsquoaction transitif etc

106

peacutedagogie Une partie speacuteciale de lrsquoouvrage est-elle pour autant reacuteserveacutee en propre aux

questions de seacutemantique Ce nrsquoest manifestement pas le cas Melanchthon organise sa

grammaire selon lrsquoarchitecture suivante

laquo Les parties de la grammaire sont au nombre de quatre lrsquoorthographe la prosodielrsquoeacutetymologie et la syntaxe Parmi celles-ci les trois premiegraveres appartiennent agrave lrsquoeacutechelle dumot Mais la derniegravere relegraveve de la composition185 raquo

Lrsquoorthographe sera comprise comme cette partie de la grammaire laquo qui nous

enseigne lrsquoeacutecriture droite raquo186 La prosodie expose les principes de lrsquoaccentuation dans

lrsquoeacutecriture et des intonations dans la parole orale187 Quant agrave lrsquoeacutetymologie ndash qui ne doit pas

srsquoentendre ici comme cette modaliteacute geacuteneacutetique de la deacutefinition que nous rencontrerons plus

tard agrave lrsquooccasion de lrsquoeacutetude de la dialectique ndash elle se laisse deacutefinir comme lrsquoart de

lrsquoexposition des regravegles flexionnelles et donc de la laquo discrimination des cas raquo188 Chacune de

ces parties de la grammaire se deacuteploie ainsi au niveau nucleacuteaire de lrsquoanalyse du mot seacutepareacute

Leurs meacutethodes respectives ont en outre par-delagrave cette vertu directement constructive une

eacutevidente fonction de discrimination lexicale ou de diffeacuterenciation des mots Lrsquoorthographe et

la prosodie garantissent pareillement la distinction des homonymies et lrsquoeacutetymologie prend

pour tacircche de diffeacuterencier un mecircme mot selon les fonctions grammaticales qursquoil occupe dans

la phrase Par lagrave la regravegle grammaticale apparaicirct aussi comme la condition drsquoune inflation ou

drsquoun deacuteveloppement lexical non confusionnel Si les contraintes ou les neacutecessiteacutes

drsquoexpression du sens excegravedent les possibiliteacutes de combinaisons phoneacutetiques offertes par les

ressources physiologiques du systegraveme humain drsquoarticulation des sons lrsquoorthographe ou la

prosodie permettent de deacutemultiplier agrave partir de leurs mateacuteriaux propres (lrsquoalphabet et le

reacuteseau des accentuations) les virtualiteacutes de diffeacuterenciations lexicales qui sommeillent

neacutecessairement dans le systegraveme alphabeacutetique de chaque langue La menace de la polyseacutemie et

la confusion des significations se voient donc deacutejagrave reacuteduites et neutraliseacutees en amont de

lrsquoeacutechelle de lrsquoanalyse seacutemantique du langage par les instruments primitifs de lrsquoart

grammatical Lrsquoeacutetymologie quant agrave elle eacutetend encore les reacuteserves de signification et les

conditions drsquounivociteacute de la langue en exposant les preacuteceptes drsquoinfleacutechissements du mot en

185 laquo Partes Grammaticae quatuor sunt Orthographia Prosodia Etymologia et Syntaxis Ex quibus priores tresad singulas dictiones pertinent postrema autem ad compositionem multarum raquo laquo Partes grammaticae raquo in ibid186 laquo Orthographia est quae docet recte scribere raquo ibid187 laquo Prosodia est quae docet accentur hoc est qua voculatione seu tono dictio quaeque pronuncianda sithellip raquoibid188 laquo Etymologia est quae discrimina casuum in dictionibus tradit hoc est quae casus et inclinationes dictionuma se mutuo discernithellip raquo ibid

107

fonction de son cas En cela aussi lrsquoeacutetymologie bien qursquoencore inscrite agrave lrsquoeacutechelle des

variations eacuteleacutementaires du terme preacutepare aussi la possibiliteacute drsquoune combinatoire syntaxique

Cette syntaxe sera deacutefinie par la suite comme

laquo la meacutethode pour conjuguer des mots ou faire des discours Elle enseigne comment chaquemot peut ecirctre composeacute avec un autre pour construire une phrase selon son genre personnenombre ou cas 189 raquo

Dans la Syntaxis de 1529 Melanchthon dira encore et plus geacuteneacuteralement

laquo Les Grecs appellent syntaxe et nos grammairiens construction la meacutethode pour assemblerun discours et conjoindre les mots de telle sorte qursquoils repreacutesentent de faccedilon claire et certaineune ideacutee deacutetermineacutee190 raquo

Le terme que nous entendons rendre ici par le franccedilais laquo ideacutee raquo se donne dans notre

texte original comme le latin laquo sententia raquo Plus haut nous choisissions ndash dans un contexte

plus technique plus syntaxique et formel ndash de le traduire tout simplement par le terme de

laquo phrase raquo En reacutealiteacute ndash et le sens fonctionnel de la discipline grammaticale au sein du trivium

se joue lagrave ndash la sententia est toujours lourde de cette double dimension linguistique et

cognitive La phrase est syntaxiquement lrsquouniteacute eacuteleacutementaire de la combinaison correcte des

mots et partant lrsquouniteacute eacuteleacutementaire de lrsquooratio La grammaire formelle srsquoattache ainsi agrave

exposer ndash comme opeacuterateur de construction des phrases ndash les preacuteceptes de la laquo bonne

construction raquo ou de la laquo bonne conjonction raquo des termes Mais la sententia est encore cette

fois agrave une eacutechelle seacutemantique lrsquouniteacute de la proposition de lrsquoeacutenonceacute ou de lrsquoideacutee et en ce sens

aussi lrsquouniteacute eacuteleacutementaire de la combinaison correcte du sens Ainsi la probleacutematique de la

laquo correction raquo de la laquo certitude raquo ou de la laquo clarteacute raquo syntaxiques se deacutepasse toujours aussi

dans lrsquoexigence de clarteacute ideacuteale et seacutemantique ndash cest-agrave-dire encore dans la certitude cognitive

elle-mecircme

sect4 Dialectique certitude doctrine discours thegraveme terme les satellites lexicaux drsquoun nouveau

reacuteseau drsquoidentiteacutes

189 laquo Syntaxis est ratio conjungendari vocum seu faciende orationis hoc est quae docet quibus generibuspersonis numeris aut casibus quaeque vox cum alia composita sententiam absolvat raquo ibid190 laquo Syntaxin Graeci nostri Constructionem vocant rationem contexendae orationis et coniungendarum vocumita ut certam sententiam dilucide repraesent raquo Melanchthon Syntaxis Wittenberg 1529

108

Or la discipline qui assume la charge de deacutefinir les regravegles de la certitude cognitive ndash

compris ici en un sens non neacutecessairement psychologique ndash crsquoest preacuteciseacutement la discipline

dialectique Le Compendiara dialectices ratio de 1520191 srsquoouvre ndash directement apregraves la tregraves

bregraveve adresse agrave J Svertfeger - sur une deacutefinition encore assez vague et compreacutehensive de la

deuxiegraveme discipline du trivium

laquo La dialectique est la technique par laquelle une theacutematique quelconque peut ecirctre discuteacuteeselon une voie conforme et approprieacutee Elle montre la nature et les parties de nrsquoimporte quelthegraveme [thematis] simplement et deacutecrit celui-ci avec des mots certains de telle sorte qursquoon nepeut manquer de comprendre ce qursquoil contient et srsquoil est vrai ou faux raquo192

A cette deacutefinition inaugurale srsquoadjoint presque immeacutediatement une mention

explicite du dessein enseignant de cette dialectique

laquo Le fruit de la dialectique est la faculteacute drsquoexprimer sur un thegraveme quelconque et de maniegravereexacte et approprieacute un enseignement ordonneacute193 raquo

Ces quelques consideacuterations sur la nature et lrsquooffice propres de la discipline

dialectique nous instruisent deacutejagrave sur le sens de la vocation didactique que Melanchthon entend

confier agrave la discipline maicirctresse du trivium La dialectique fournit la meacutethode et les regravegles

pour discuter (laquo disserendi raquo) avec exactitude drsquoun thegraveme ou drsquoune theacutematique (laquo thematate raquo)

quelconques Et la possibiliteacute drsquoune discussion exacte se rattache preacuteciseacutement agrave la capaciteacute agrave

formuler un laquo enseignement ordonneacute raquo Si le docere drsquoAgricola reacutesonne eacutevidemment encore

dans cette deacutefinition meacutelanchthonienne il faut dire pourtant que le jeune professeur de

Wittenberg radicalise ici aussi la coloration theacuteoreacutetique ou eacutepisteacutemique de la nouvelle

dialectique Cette radicalisation srsquoatteste drsquoabord agrave la multiplication des adjectifs adosseacutes au

lexique de la certitude ou de lrsquoexactitude Il est impossible de rendre dans une traduction

franccedilaise la totaliteacute de ces adjectifs tant leur usage paraicirct dans notre langue lourdement

redondant Crsquoest ainsi qursquoun eacutenonceacute aussi court que le dernier citeacute peut conjoindre le

quadruple emploi des termes laquo proprie raquo laquo exacte raquo laquo ordine raquo et laquo accomodato raquo

191 Que nous commentons agrave partir de lrsquoeacutedition Lotter Voir Melanchthon Compendiaria dialectices ratioWittenberg Lotter 1520 Cette eacutedition peut notamment ecirctre trouveacutee sur GoogleBooks Nous remercions donc encette occasion la bibliothegraveque de lEacutetat de Baviegravere qui est le proprieacutetaire originaire de lrsquoouvrage numeacuteriseacute (le 18feacutevrier 2013)192 laquo Dialectica est artificium apposite ac proprie de quocunque themata disserendi Simpliciter enim cuiusquethematis naturam et partes ostendit et quod proponitur adeo certis verbis praescribit ut non possit nondeprehendi quicquid inest sive veri sive falsi raquo ibid p 2193 laquo Fructus dialecticae est proprie et exacte de quocunque themate idque ordine ad docendum accomodatoposse dicere raquo ibid p 2

109

Le lexique de la certitude srsquoeacutenonce donc ici sous le vocable de la conformiteacute de la

coiumlncidence ou de lrsquoadeacutequation Une discussion laquo approprieacutee raquo ou laquo exacte raquo un

enseignement laquo accommodeacute raquo ce sont drsquoabords des traitements adeacutequats et conformeacutes au

thema proposeacute Si du fond du docere drsquoAgricola bruissait encore lrsquoeacutecho laquo apophantique raquo et

arisoteacutelicien du caractegravere tregraves banalement informatif descriptif ou deacuteclaratif du discours le

docere de Melanchthon signale au contraire drsquoembleacutee la preacutesence structurante de la doctrine

ndash de lrsquoenseignement exact de la certitude et donc toujours encore de la science elle-mecircme Si

le lexique drsquoAgricola restait souvent soucieux drsquoeacuteviter la reacutefeacuterence trop massive ou trop

lourde au vocable de la doctrina ndash lui preacutefeacuterant des reacutefeacuterences au studium agrave la simple oratio

ou agrave lrsquoars ndash les premiegraveres lignes de Melanchthon sont au contraire satureacutes de redondances

laquo doctrinales raquo194 chez notre reacuteformateur le glissement du docere comme verbe et activiteacute agrave

la doctrina comme substantif et objectiviteacute est reacutesolu et affirmeacute Comme science des

conditions formelles de lrsquoexactitude de lrsquooratio la dialectique meacutelanchthonienne se laisse

donc indiquer comme le site natif et geacuteneacuteratif de la doctrinaliteacute ndash science de la doctrine

science de toute doctrine science de lrsquoecirctre-doctrinal en geacuteneacuteral Et science de la doctrine la

dialectique lrsquoest preacuteciseacutement drsquoabord comme gardienne garante et nourriciegravere de la certitude

Lrsquouniteacute ndash la structure nucleacuteaire ndash de la doctrina crsquoest le traitement du thema du

discours Comment la dialectique traite-t-elle de ce thegraveme de lrsquooratio Comment la

dialectique commande-t-elle ou configure-t-elle le parcours doctrinal drsquoun sujet ou drsquoune

matiegravere discursive Melanchthon nous reacutepond ici la dialectique traite du thegraveme du discours

en exhibant sa nature et en deacutecrivant ses parties en bref par lrsquousage drsquoune processualiteacute

drsquoabord analytique cest-agrave-dire deacutecompositive ou disseacutecatoire En ce sens nous le verrons la

dialectique se laissera drsquoabord deacutecrire dans un heacuteritage platonicien195 revendiqueacute comme la

science de la deacutefinition et de la division

Mais si la dialectique est science de la doctrine sa charge nrsquoeacutepuise pas pour autant ndash

et ne preacutetend mecircme pas inteacutegrer ndash la connaissance positive des thegravemes en question La

dialectique est donc un art qui se situe en amont de la distinction mateacuterielle des theacutematiques et

des sujets discursifs ndash en amont de la division des sciences et des eacutetudes particuliegraveres Crsquoest de

cette hauteur et de cette anteacuterioriteacute qursquoelle commande le deacuteveloppement analytique des

194 Outre le passage citeacute on se reportera aux consideacuterations anteacuterieures qui traitent des sciences de la nature etdes arts qui composent les genres oratoires de la rheacutetorique classique Partout la reacutefeacuterence agrave ces arts est marqueacuteepar la redondance du verbe laquo docere raquo de son eacutequivalent substantiveacute laquo docendus raquo ou du nom laquo doctrina raquo Onlit par exemple toujours dans cette mecircme page laquo Inprimis dialecticum artificium ordo comendat qui cum et indiscedo et in docendo plurimu habeat mometi facilius certiusque cum discut tum docethellip raquo ibid p 2195 Voir consideacuterations infra sur la division ougrave le nom de Platon est citeacute On peut voir le Compendiaria aussicomme une tentative de synthegravese des meacutethodes dialectiques aristoteacuteliciennes et platoniciennes

110

thegravemes qui constituent la charpente mateacuterielle de tout eacutedifice doctrinal Mais qursquoest-ce au

juste qursquoun thegraveme Melanchthon nous dit

laquo Les thegravemes se confondent parfois avec des termes simples [simplicibus vocibus] comme laJustice lrsquoAmitieacute ou la Fiegravevre au contraire dans le cas des discours les thegravemes se tiennentdans des termes composeacutes comme lorsqursquoon se demande srsquoil est juste ou injuste que Milon

ait tueacute Clodiushellip196 raquo

Les thegravemes se divisent donc en termes simples et termes composeacutes (ou conjoints

conjugueacutes laquo coniunctiones raquo) Les termes composeacutes se deacuteploient agrave lrsquoeacutechelle oratoire du

problegraveme ndash de ce que nous avions rencontreacute deacutejagrave dans la dialectique drsquoAgricola sous le terme

de laquo quaestio raquo ndash et donc au niveau de lrsquooratio et de lrsquoactiviteacute discursive elle-mecircme Pour

cette raison nous refusons reacutesolument lrsquointerpreacutetation selon laquelle lrsquolaquo oratio raquo dont il est

question ici devrait srsquoentendre simplement selon lrsquoacception logique de lrsquo laquo eacutenonceacute raquo ou de la

laquo proposition raquo Lrsquoopposition du terme simple et du terme composeacute ne coiumlncide jamais avec

lrsquoopposition simple du terme eacuteleacutementaire (le nom ou le rhegraveme aristoteacutelicien197) et de lrsquoeacutenonceacute

deacuteclaratif Ce qui se trouve mis en jeu dans lrsquo laquo expression conjugueacutee raquo ou le terme composeacute

ce nrsquoest en effet jamais drsquoabord une simple thegravese ou une simple affirmation propositionnelle

(susceptible drsquoecirctre vraie ou fausse) mais le tout du problegraveme ou le point de deacutepart

questionnant du discours Et la reacutefeacuterence tireacutee du ciceacuteronien Pro Milone donneacutee ici en

illustration198 le prouve suffisamment crsquoest drsquoabord sous la forme drsquoun nœud probleacutematique

et drsquoune alternative - est-il juste ou injuste drsquoavoir tueacute Clodius ndash que le terme composeacute

srsquooffre agrave nous comme thegraveme drsquoun discours possible

sect5 Lrsquoanalytique des termes simples et la monadologie lexicale

Le problegraveme ou la quaestio de lrsquooratio srsquoeacutepuise toujours dans lrsquoexamen drsquoune

conjugaison ou drsquoune combinaison de termes simples Par lagrave le terme complexe qui est le

produit de cette combinaison deacutelimite aussi le lieu geacuteneacuteratif du discours La distinction entre

un thema issu drsquoun terme simple et un thema tireacute drsquoun terme complexe est donc plus formelle

que reacuteellement opeacuterante Dans les faits toute oratio a neacutecessairement pour thegraveme un terme

196 laquo Thematum alia simplicibus vocibus constant ut si de iusticia de amicitia de febri proponatur alia orationeconstant ut iure an iniuria clodium Milo occiderithellip raquo ibid p 2-3197 Voir Aristote chapitres 2 3 et 4 in laquo Sur lrsquointerpreacutetation opcit198 Auquel succegravedent drsquoautres exemples du mecircme type ndash cest-agrave-dire drsquoautres quaestiones ndash tireacutes du registre dudiscours judiciaire religieux ou meacutedical Voir Melanchthon Compendiaria (op cit) p 3

111

composeacute Et inversement tout terme composeacute nrsquoest jamais lui-mecircme qursquoune composition de

termes simples Cette opposition initiale ne permet donc pas comme on pourrait le croire en

premiegravere apparence de fonder le principe drsquoune discrimination entre diffeacuterentes formes

doctrinales ndash et notamment entre une doctrine strictement theacuteoreacutetique et analytique (qui aurait

pour thegraveme un terme simple) et une doctrine oratoire (qui aurait pour thegraveme un problegraveme)

Bien au contraire toutes les doctrines qursquoelles se rattachent agrave un genre rheacutetorique agrave un art

libeacuteral du quadrivium agrave une discipline seulement pragmatique ou mecircme agrave la theacuteologie

peuvent de facto se reacuteduire agrave une seacuterie de problegravemes ou de quaestiones inaugurales (la fiegravevre

est-elle contraire agrave la santeacute le chreacutetien peut-il faire la guerre lrsquoamitieacute peut-elle valoir

eacuteternellement etc)

Mais inversement la seacuterie totale de ces questions peut elle-mecircme toujours se

deacutecomposer dans le parcours parallegravele drsquoune seacuterie de termes atomiques (fiegravevre santeacute

christianisme guerre amitieacute eacuteterniteacute etc) La distinction du terme simple et du terme

complexe ne renvoie ainsi qursquoagrave lrsquoopposition de deux niveaux distincts drsquoanalyses du thegraveme

drsquoune oratio ou drsquoun enseignement le niveau deacutefinitionnel drsquoune part et le niveau

argumentatif ensuite La collaboration de ces deux niveaux drsquoexamen constitue preacuteciseacutement

tout lrsquoenjeu de la discipline dialectique Et le paradigme laquo compositionnaliste raquo qui vaut chez

Melanchthon en grammaire comme en dialectique apparaicirct ainsi comme le cœur de son

eacutepisteacutemologie et de sa meacutethode analytique Crsquoest en ce sens qursquoen grammaire toute

combinaison syntaxique tirera ses proprieacuteteacutes structurelles des eacuteleacutements simples et deacutejagrave

deacuteclineacutes qui la composent (preacuteceacutedent de lrsquoeacutetymologie dans la syntaxe) qursquoen dialectique

toute combinaison seacutemantique tirera sa signification propre des significations atomiques

qursquoelle renferme et qursquoen rheacutetorique tout problegraveme oratoire tirera son sens et sa

probleacutematiciteacute du sens virtuellement inclus dans les termes simples qui le constituent Le

caractegravere monadique et atomistique de la theacuteorie des lieux communs dans la theacuteologie de

Wittenberg tire de cette option eacutepisteacutemologique son acte de naissance

Traitant du problegraveme des termes composeacutes dans ses Elementa Rhetorices de 1531

Melanchthon notera en ce sens que les structures ou les genres de questions par lesquelles les

termes composeacutes doivent ecirctre examineacutes srsquoidentifient toujours substantiellement agrave celles qui

encadrent aussi lrsquoanalyse des termes nucleacuteaires Poursuivant avec lrsquoexemple drsquoune question

speacutecifiquement theacuteologique notre auteur note ainsi

laquo Si par exemple conformeacutement agrave un thegraveme on doit confirmer que la justification duchreacutetien ne peut proceacuteder de ses puissances propres alors une deacutefinition des eacuteleacutements

112

essentiels de cette proposition doit ecirctre trouveacutee cest-agrave-dire qursquoil nous faut par exempledeacutefinir ce que la justification est en reacutealiteacute199 raquo

Lrsquoexamen drsquoun thegraveme qui se referme dans la figure drsquoune expression composeacutee

(cest-agrave-dire comme nous lrsquoavons vu drsquoune alternative ou drsquoune question) requiert donc

lrsquoanalyse ndash et lrsquoanalyse drsquoabord deacutefinitionnelle ndash des termes simples qui la compose La

question de savoir si le chreacutetien peut trouver en lui-mecircme les ressources suffisantes de sa

justification sera ainsi reconduite vers lrsquoanalyse drsquoabord seacutepareacutee des termes simples de

laquo justification raquo et de laquo puissances humaines raquo200 Crsquoest agrave partir de cette analyse

laquo disseacutecatoire raquo preacutealable que pourra se reacutesoudre apregraves coup le problegraveme de la conjonction

(coniunctio) des eacuteleacutements simples et donc la quaestio mise en jeu Mais la reacutesolution de cette

quaestio et lrsquoarbitrage deacutefinitif de lrsquoalternative proposeacutee srsquoeacutepuisent pour ainsi dire toujours

dans le seul deacuteveloppement seacutepareacute des termes atomiques qui la composent Crsquoest en soi et

dans la clocircture de sa seulee deacutefinition que chaque terme simple inclus deacutejagrave un systegraveme de

renvois et de connexions avec le terme qui lui est greffeacute dans la quaestio ndash ce renvoi fut-il

seulement neacutegatif ou exhibeacute sous le mode de la contrarieacuteteacute201 Crsquoest donc toujours de fait

dans la clocircture propre drsquoun terme simple que se tient le thegraveme de lrsquooratio et le tout de la

doctrine qursquoelle professe La doctrina sera ainsi redupliqueacutee en une seacuterie de termes simples

monadiques qui contiennent deacutejagrave dans les limites propres de leurs extensions deacutefinitionnelles

le tout mateacuteriel de lrsquoenseignement agrave exposer Le terme simple nous apparaicirctra ainsi comme

lrsquoabreacutegeacute ou le point de contraction nodal de la doctrine professeacutee la doctrine de

lrsquoeacutepisteacutemologie meacutelanchthonienne est une monadologie lexicale

sect6 Le simple et le composeacute lrsquoassignation laquo questionnante raquo de la doctrina

La discipline dialectique puisera preacuteciseacutement les lineacuteaments de son scheacutema

articulatoire dans lrsquoopposition de ces diffeacuterentes eacutechelles de lrsquoanalyse drsquoune quaestio ndash eacutechelle

de lrsquoanalyse des eacuteleacutements nucleacuteaires et eacutechelle de lrsquoanalyse des compositions On retrouve

199 laquo Itaque si confirmandum erit thema quod non sit Christiani iusticia discedere a facultatibus quaerenda estdefinitio praecipua partis in hac propositione cidelicet quid sit Christiana iusticia raquo in MelanchthonElementorum Rhetorices Libri duo in Melanchthon CR XIII 428200 Ce sont lagrave on le reconnaicirctra des lieux communs (le premier et le sixiegraveme) du manuel theacuteologique de 1521201 Comme crsquoest le cas dans lrsquoexemple ici proposeacute La faculteacute humaine nrsquoest pas seulement eacutetrangegravere ouindiffeacuterente agrave la justification elle en est son contraire ndash la condition de lrsquoindigniteacute et le site geacuteneacuteratif du peacutecheacute

113

ainsi formellement pour la dialectique la mecircme logique structurelle que celle qui dissociait

au sein de la grammaire lrsquoeacutetude des mots seacutepareacutes et lrsquoeacutetude des regravegles de combinaisons

laquo La somme de la dialectique renferme trois chapitres [capita] la deacutefinition la division etlrsquoargumentation La deacutefinition et la division se rapportent aux termes simplesLrsquoargumentation au discours202 raquo

Lrsquoarticulation de lrsquoeacutechelle de lrsquoanalyse eacuteleacutementaire (termes simples) et de lrsquoeacutechelle

de lrsquoanalyse du discours (termes composeacutes) prescrit donc au sein de lrsquoeacuteconomie de la

laquo somme dialectique raquo lrsquoopposition entre lrsquoeacutetude preacutealable des deacutefinitions et des divisions et

lrsquoeacutetude posteacuterieure de lrsquoargumentation Notre deacuteclaration initiale se voit donc deacutejagrave confirmeacutee

tout discours et toute doctrine ndash et depuis Agricola ces deux notions sont pour ainsi dire

indiscernables ndash se construisent drsquoabord autour drsquoun thegraveme complexe cest-agrave-dire drsquoune

quaestio ou drsquoun problegraveme Mais lrsquoanalyse de ce thegraveme requiert que celui-ci soit reconduit agrave

la matrice de ses eacuteleacutements simples Une fois ces derniers deacutefinis et diviseacutes ndash cest-agrave-dire si

nous nous rappelons de notre citation inaugurale une fois la nature et les parties du thegraveme

deacutecouverts ndash la matiegravere drsquoune argumentation peut surgir La deacutefinition et la division

constituent ainsi la part inventive de la dialectique lagrave ougrave lrsquoargumentation se voit confieacutee la

tacircche de la laquo juridiction raquo (pars iudicatrix) Si lrsquoexpression des notions diffegravere la dialectique

de Melanchthon est donc pourtant bien de part en part dans sa logique et dans son

infrastructure teinteacutee de reacuteminiscences agricoleacuteennes La transfiguration de lrsquoopposition de

lrsquohumaniste entre lrsquoinvention et le jugement reacuteapparue ici sous la figure de la distinction entre

lrsquoactiviteacute deacutefinitionnelle et lrsquoopeacuteration argumentative ne peut masquer lrsquoidentiteacute fonctionnelle

des termes substitueacutes chez Agricola comme chez Melanchthon lrsquoinstrument et lrsquoopeacuterateur de

lrsquoinvention crsquoest toujours bien la deacutefinition et lrsquoanalytique

La viseacutee de notre travail ne nous contraint pas ici agrave assumer la tacircche drsquoune

explication deacutetailleacutee du manuel dialectique du reacuteformateur Cette tacircche serait assureacutement utile

non seulement pour lrsquohistoire de la Reacuteforme et le programme drsquoune analyse critique des

œuvres de Philippe Melanchthon mais encore pour quiconque voudrait tenter de situer avec

preacutecision lrsquoimportance du moment laquo humanisme raquo et laquo renaissance raquo au sein de lrsquohistoire

tentaculaire de lrsquoeacutepisteacutemologie de la logique et de la meacutetaphysique Comme sa grammaire la

dialectique de notre auteur est souvent lrsquooublieacutee de la litteacuterature secondaire Crsquoest agrave partir du

prisme de la rheacutetorique que les commentateurs disseacuteminent souvent ccedila et lagrave ndash et de maniegravere

202 laquo Summa dialecticae capita tria sunt finitio divisio et argumentatio Finitio et divisio ad simplices vocespertinent Argumentatio ad oratione raquo Compendiaria op cit p 3

114

globalement toujours fragmentaire ndash quelques remarques sur le sens des eacutetudes dialectiques

de Melanchthon203 Crsquoest sur cette rheacutetorique que nous concentrerons nous-mecircmes plus

particuliegraverement notre attention agrave lrsquooccasion de la prochaine eacutetude lrsquoorientation theacuteologique

de notre probleacutematique le commande Tentons tout de mecircme de pointer encore quelques

moments cleacutes des analyses du Compendiaria de 1520

sect7 La dispositio de la dialectique et les laquo genres raquo de la deacutefinition

Le Compendiaria selon le scheacutema articulatoire que Melanchthon croit devoir

recommander agrave toute entreprise dialectique se divise en deacutefinition division et argumentation

La division effective des livres ne coiumlncide toutefois pas litteacuteralement avec cette dispositio

annonceacutee Deacutefinition et division seront ainsi rassembleacutees ensemble dans une premiegravere section

agrave laquelle succegravedera un livre seacutepareacute sur les genres des eacutenonceacutes puis une eacutetude autonome des

formes eacuteleacutementaires de lrsquoargumentation Une analytique des lieux compose enfin un

quatriegraveme livre sur lequel nous reviendrons eacutevidemment agrave la fin de ce chapitre Si lrsquoesprit est

toujours agricoleacuteen le deacuteveloppement plus concret du manuel exhibera aussi la curieuse

tentative drsquoune synthegravese de la dialectique platonicienne et de la dialectique drsquoAristote Tregraves

traditionnellement Melanchthon distingue deux modes primitifs de deacutefinition la deacutefinition

nominale et la deacutefinition reacuteelle La deacutefinition nominale se deacutefinit comme laquo lrsquoexposition

grammaticale ou eacutetymologique du terme204 raquo Lrsquoeacutetymologie nrsquoa plus ici comme dans la

science de la grammaire le sens des regravegles de la discrimination des cas Elle ne srsquoentend

toutefois pas non plus tout agrave fait dans son acception moderne et laquo geacuteneacutetique raquo La deacutefinition

eacutetymologique nrsquoest en fait pour Melanchthon que la deacutecomposition morphologique des

vocables qui renferment diffeacuterents lexegravemes signifiants la philosophie est lrsquoamour de la

sagesse la citeacute est le rassemblement des citoyens

La deacutefinition eacutetymologique est donc cette deacutefinition lexicale ou laquo fonctionnelle raquo qui

deacutesagregravege et reacutepegravete seacutepareacutement dans son deacuteveloppement les eacuteleacutements phoneacutetiques ou

graphiques qui composent certains termes du lexique de la langue Si la deacutefinition nominale

est bien analytique crsquoest au sens le plus eacuteleacutementaire de lrsquoanalyse au sens drsquoune dissection ou

drsquoune deacutecomposition seulement grammaticale et morphologique du mot ndash drsquoun deacutetachement

203 De maniegravere geacuteneacuterale les remarques les plus notables - mais toujours fragmentaires ndash qui se reacutefegraverent au thegravemede la dialectique drsquoAgricola sont consigneacutes dans les ouvrages les plus geacuteneacuteralistes comme celui drsquoAnn Moss oude Peter Mack deacutejagrave citeacutes (voir notamment P Mack A history of Renaissance rhetoric op cit p 109)204 Finitio nominis est expositio grammatica seu etymologia quaeda vocabuli ut Civitas est civium consensioPhilosophia est studiu sapientehellip raquo ibid p 4

115

du radical drsquoun suffixe ou drsquoun preacutefixe du deacutepliement drsquoune expression implicitement

complexe (philosophia = philo + sophia) etc En ce sens lrsquoextension de validiteacute et la porteacutee

seacutemantique de la deacutefinition nominale sont eacutevidemment toujours indigentes En particulier la

deacutefinition nominale est restreinte dans son application au cas des mots composeacutes de plusieurs

lexegravemes ou au moins drsquoun radical et drsquoun affixe signifiants Si la deacutecomposition du sens dans

la deacutefinition reacuteelle suppose certes aussi la preacutesupposition constante de lrsquoexistence drsquoun

reacuteseau de sens primitifs la deacutecomposition phoneacutetique ou orthographique du mot rencontre

toutefois beaucoup plus vite ses limites aucune expression monosyllabique par exemple ndash

mais un bon nombre de termes plurisyllabiques eacuteleacutementaires aussi ndash ne peuvent ecirctre deacutefinis

laquo eacutetymologiquement raquo

La deacutefinition reacuteelle et cela srsquoannonccedilait deacutejagrave suffisamment dans notre remarque

comparative preacuteceacutedente se deacuteploie agrave lrsquoinverse au niveau de la couche seacutemantique de

lrsquoanalyse terminologique Par la deacutefinition reacuteelle le dialecticien accegravede agrave la couche du sens ndash

agrave la laquo reacutealiteacute que le nom signifie205 raquo Si la seacutemantique de notre auteur est eacutevidemment une

seacutemantique reacutealiste ndash au sens ougrave Melanchthon ignorait si lrsquoon srsquoen tient agrave ce type de scheacutema

grossier la distinction laquo de type freacutegeacuteen raquo du sens et du reacutefeacuterent206 ndash il faut toutefois se garder

de reacuteduire pour autant le sens du terme laquo chose raquo ou laquo reacutealiteacute raquo [res] agrave la seule reacutefeacuterence

individuelle ou substantielle de lrsquoexteacuterioriteacute mondaine La chose crsquoest bien certes lrsquoindividu

ou la substance existants mais ce sont aussi les diverses cateacutegories de proprieacuteteacutes ou drsquoattributs

rapporteacutes agrave cet individu Lrsquoinventaire des modes de ces proprieacuteteacutes fournira lrsquoinstrument de

base de lrsquoencadrement des meacutecanismes ou des laquo scheacutematismes207 raquo de deacutefinitions Mais ces

laquo modes de proprieacuteteacutes raquo srsquoentendent eux-mecircmes encore agrave deux niveaux bien distincts

drsquointerpreacutetation Par lagrave la laquo couche du sens raquo deacuteveloppera elle-mecircme toujours son opeacuterativiteacute

analytique selon deux eacutechelles seacutemantiques superposeacutees ndash et la proceacutedure deacutefinitionnelle sera

reconduite agrave deux types de processualiteacutes bien diffeacuterencieacutees dans leur logique comme dans

leur effectuation Le premier niveau concerne lrsquoanalyse des diffeacuterentes modaliteacutes drsquoattributs

ordonneacutees selon leur rapport formel au sujet logique de lrsquoeacutenonceacute ndash les preacutedicables La seconde

eacutechelle renvoie agrave la description des modaliteacutes de proprieacuteteacutes inventorieacutees selon leur rapport

mateacuteriel agrave la substance individuelle reacuteelle ndash les preacutedicaments

205 laquo Postque quid nome significet coprehenderit animus none quae significatae rei naturahellip raquo in laquo De finitionerei raquo ibid p 4206 Voir laquo Sens et deacutenotation raquo in Frege Ecrits logiques et philosophiques Paris Seuil 1971207 Le terme de scheacutematisme comme dans lrsquoeacutetude preacuteceacutedente est entendu ici au sens suivant proceacutedure dedeacuterivation drsquoun concret agrave partir drsquoun scheacutema formel La question de la possibiliteacute du rapport du concret (oumateacuteriel sensible) au formel (cateacutegorial) se pose eacutevidemment dans la notion kantienne de laquo scheacutematisme raquo Parpreacutecaution drsquousage nous preacutefeacuterons toutefois nous garder ici de toute analogie (voir Kant Critique de la raisonpure analytique transcendantale)

116

sect8 Le scheacutematisme deacutefinitionnel des preacutedicables

Les modes de configuration purement logiques selon lesquels un preacutedicat est reacutefeacutereacute agrave

la notion du sujet propositionnel (coiumlncidence inclusion exteacuterioriteacute) dans un eacutenonceacute

construisent les six cateacutegories traditionnelles des preacutedicables lrsquoindividu lrsquoespegravece le genre la

diffeacuterence le propre et lrsquoaccident Lrsquo laquo individu raquo est le preacutedicable de la coiumlncidence de

lrsquoattribut de lrsquoeacutenonceacute avec son sujet Jules Ceacutesar est Jules Ceacutesar Lrsquo laquo accident raquo est le

preacutedicable de lrsquoexteacuterioriteacute ndash ou de la disjonction ndash de la notion du preacutedicat avec la notion du

sujet Jules Ceacutesar est fatigueacute (la notion de laquo fatigue raquo nrsquoest pas incluse dans la notion de Jules

Ceacutesar ndash fut-ce dans ses ramifications les plus individuantes ndash sans quoi elle pourrait et devrait

lui ecirctre constamment preacutediqueacutee) Les quatre autres preacutedicables renvoient agrave diffeacuterents modes

drsquoinclusions du preacutedicat dans le sujet logique de la proposition Lrsquoinclusion la moins

coiumlncidante ou la moins propre est eacutevidemment celle du genre ndash et en ce sens le genre deacutefinit

laquo peu raquo le sujet Viennent ensuite dans lrsquoordre lrsquoespegravece la diffeacuterence et le propre

Le fait logique de cette inclusion rend raison de la possibiliteacute de la construction

drsquoun schegraveme drsquoanalyse ndash cest-agrave-dire drsquoune deacutecomposition ndash terminologique En tant qursquoils

deacutefinissent des modes drsquoinclusion du preacutedicat dans son sujet logique les quatre preacutedicables

citeacutes configurent en effet aussi la possibiliteacute drsquoune proceacutedure meacutecanique de deacutefinition de

lrsquoindividu ou de lrsquoespegravece lrsquoespegravece est le genre et la diffeacuterence lrsquoindividu est lrsquoespegravece et le

propre etc Cette proceacutedure meacutecanique est une proceacutedure seacutemantique en ce sens ougrave elle ne

relegraveve pas drsquoune deacutecomposition purement grammaticale ou eacutetymologique du terme mais

engage aussi la neacutecessaire interpreacutetation des notions de lrsquoeacutenonceacute Mais cette proceacutedure

seacutemantique nrsquoest toutefois pas une proceacutedure laquo reacutefeacuterentielle raquo en ce sens ougrave elle ne neacutecessite

jamais que soient convoqueacutes les modes drsquoinclusions reacuteelles sous lesquels les proprieacuteteacutes elles-

mecircmes reacuteelles srsquoordonnent agrave un individu existant Ce qui est en jeu dans lrsquoanalyse des

preacutedicables crsquoest le mode de relation par lequel lrsquoattribut est rattacheacute au seul sujet logique de

la proposition ndash et non agrave sa reacutefeacuterence reacuteelle si la proceacutedure de deacutefinition qui fait appel agrave ces

modes drsquoinclusions relegraveve donc de la couche logique du sens cette couche logique ne

renferme toutefois aucun renvoi neacutecessaire agrave une couche mondaine ou mateacuterielle En cela la

proceacutedure deacutefinitionnelle encadreacutee par les preacutedicables est la plus laquo pure raquo et la plus analytique

de toutes les formes de deacutefinitions Cette proceacutedure exclut eacutevidemment le recours agrave lrsquoaccident

(inopeacuterant puisque disjoint et donc laquo non deacutefinitionnel raquo du sujet logique) et agrave lrsquoindividu

117

(inopeacuterant puisque coiumlncidant et donc aussi en un sens laquo non deacutefinitionnel raquo) Melanchthon

fournit dans son Compendiaria le tableau et les explications suivantes de la proceacutedure

analytique de la deacutefinition encadreacutee par les preacutedicables208

La deacutefinition proposeacutee en exemple concerne ici la justice (laquo iusticia raquo) Si nous

souhaitons proceacuteder selon lrsquoordre drsquoune analyse ndash par exemple pour la deacutecouverte initiale de

la deacutefinition ndash nous devons opeacuterer de maniegravere reacutegressive en partant du bas ndash le particulier ndash et

en remontant de proche en proche vers lrsquouniversel absolu (la substance tout en haut) En

recomposant en sens inverse la deacutefinition nous pouvons partir du terme initial universel et

atteindre la justice en remontant seulement la ligne des diffeacuterences (sur la gauche) Toutes les

diffeacuterences releacutegueacutees sur la droite correspondent aux termes neutraliseacutes et eacutecarteacutes agrave chaque

niveau drsquoalternatives Dans la colonne du milieu sont indiqueacutes tous les genres espegraveces et

individus (y compris Virgile qui supporte cette justice) qui sont constitueacutes agrave chaque pas par

lrsquoassemblage du genre et de la diffeacuterence Ainsi la justice apparaicirctra comme lrsquoattribut de la

substance corporelle animeacutee sensible intellectuelle bien disposeacutee agrave lrsquoeacutegard drsquoun autre

208 Ce tableau est tireacute du Compendiaria ibid p 7

118

sect9 Le scheacutematisme deacutefinitionnel des preacutedicaments (ou cateacutegories)

Les preacutedicaments (laquo predicamentis raquo) ndash qui trouvent eacutevidemment leur lieu de

naissance dans les cateacutegories aristoteacuteliciennes209 ndash sont les modaliteacutes de proprieacuteteacutes non plus

logiques mais reacuteelles qui se reacutefegraverent agrave chaque substance individuelle A ce niveau drsquoanalyse la

dialectique ne peut eacutevidemment se dispenser du recours au mateacuteriau de lrsquoontologie Ce nrsquoest

ni drsquoune deacutecomposition grammaticale ndash comme dans lrsquoeacutetymologie ndash ni drsquoune deacutecomposition

du sens selon les cateacutegories logiques pures de lrsquoinclusion de la coiumlncidence ou de la

disjonction - comme dans le cas des preacutedicables ndash que lrsquoanalyse ontologique peut proceacuteder

Melanchthon deacutefinit les preacutedicaments presque immeacutediatement apregraves lrsquoexposition de la

premiegravere proceacutedure de deacutefinition sus-exposeacutee

laquo Les preacutedicaments sont les arrangements [ordines] des choses Ils sont utiles drsquoabord pourcollecter et distinguer des deacutefinitions Mais ils sont aussi les modes mecircmes de ladeacutefinition210 raquo

Si les preacutedicables eacutetaient relativement agrave leur fonctionnaliteacute deacutefinitionnelle

strictement opeacuteratoires ou laquo proceacuteduriaux raquo les preacutedicaments vont en outre et comme nous

allons le voir fournir aussi la matrice reacuteelle des diffeacuterents modes de deacutefinitions des ecirctres En

ce sens les preacutedicaments de Melanchthon ndash comme plus tocirct ceux drsquoAgricola ndash vont tendre agrave

se confondre progressivement aussi avec les lieux communs de la dialectique eux-mecircmes

Melanchthon nous dit un peu plus loin au sujet de ces loci

laquo Les lieux dialectiques sont preacutevues pour les deacutefinitions ainsi la question est traiteacuteeexactement et de maniegravere approprieacutee211 raquo

209 Aristote Cateacutegories op cit Lrsquoentreprise de laquo remodulation raquo de la table des cateacutegories constitue si lrsquoon peutdire le nerf agrave vif de toute entreprise meacutetaphysique Mais cette mecircme entreprise constitue encore le noyaumatriciel de lrsquohistoire de lrsquoars disserendi A lrsquoheure ougrave nous eacutecrivons ces lignes nous ne sommes pas tout agrave faitdeacutetermineacutes quant aux limites jusqursquoauxquelles nous pouvons deacuteclarer laquo meacutetaphysique raquo lrsquoentreprise dialectiquede Melanchthon et notamment son eacutetude des preacutedicaments Ce qui est sucircr crsquoest que ces preacutedicaments ont ici uninteacuterecirct opeacuteratoire (pour la deacutefinition les schegravemes de construction des eacutenonceacutes et la deacutemonstration) plusqursquoontologique Il ne serait sans doute pas intenable de soulever lrsquohypothegravese que le projet eacutepisteacutemologiquemelanchthonien commande en 1521 au-delagrave de cette rigoureuse inclusion dans la dialectique lrsquoeacuteconomie pure etsimple du meacutetaphysique (qui en tout cas sera explicitement exclu du champ de la somme theacuteologique voir surce point notre quatriegraveme chapitre)210 laquo Praedicameta sunt ordines rerum Conducunt autem in primis ad colligedas finitiones et ad discrimina finitionu Nec enim unus est finiendi modus ut pauli post exponemus raquo Compendiaria op cit p7211 laquo Ita dialecticus instruxit locos suos qui suppeditent rerum finitiones in causa exacte et proprie tranctanda raquo ibid p 8

119

Nous retrouvons ici au mot pregraves les deux adjectifs qui qualifiaient degraves lrsquoouverture de

notre manuel le propre de lrsquooffice dialectique Avec lrsquoadjonction de cette mention des lieux ndash

rattacheacutee agrave lrsquoanalyse des cateacutegories ou preacutedicaments ndash le parcours notionnel de la dialectique

est boucleacute et la certitude trouve deacutejagrave son instrument Ce par quoi la dialectique garantit la

construction drsquoune doctrine certaine et conforme au thegraveme dont elle assume la prise en charge

crsquoest la cateacutegorie comme lieu commun de la deacutefinition Lrsquoinstrument de la certitude coiumlncide

ainsi avec le veacutehicule de lrsquoentreprise deacutefinitionnelle En ce sens notre auteur pourra affirmer

presque agrave la suite de cette derniegravere citation que la cateacutegorie apparaicirct aussi comme le

laquo modus raquo de lrsquoeacutevaluation ou du traitement des thegravemes de la nature212 Cette affirmation est

presque une tautologie la nature eacutetant ici comprise degraves le deacutepart dans son acception large

comme le tout de lrsquoecirctre seulement restreint par lrsquoexception deacuteriveacutee des arts et des affaires

humaines (lrsquoartifice) Si la certitude de la doctrine se fonde dans le lieu de la deacutefinition et que

ce lieu tire lui-mecircme sa substance et son contenu des preacutedicaments (donc des cateacutegories de

lrsquoontologie) il nous faut dire aussi que la certitude elle-mecircme puise dans lrsquoecirctre en dernier

recours son fondement ultime La dialectique se ressaisit en cela encore dans ses principes et

dans ses premiegraveres structures dans la science de lrsquoecirctre en tant qursquoecirctre Crsquoest lagrave la limite du

laquo scheacutematisme raquo logique ou du formalisme meacutelanchthonien Et crsquoest encore en ce sens que

critiquant la conception eacuterasmienne des lieux Melanchthon pourra bien plus tard opposer

son systegraveme apodictique des loci finitionum ndash tireacute de la matrice structurelle de la nature et de

lrsquoontologie ndash aux simples rubriques des sentences des humanistes

laquo Ne crois pas que les lieux communs soient inventeacutes au hasard ils sont extraits desstructures profondes de la nature ils sont les formes ou les regravegles de toutes les choses213 raquo

Les commentateurs ndash et Ann Moss214 notamment ndash ont pu noteacute que le mode de

reacutefeacuterentialiteacute qui lie ces lieux aux eacuteleacutements qui srsquoy trouvent rangeacutes eacutetait bien plus un mode de

reacutefeacuterentialiteacute objectif qursquoun renvoi relevant seulement drsquoune forme de convention

meacutethodique Toutefois ces allusions restent encore trop suggestives et indeacutetermineacutees tant qursquoy

manque lrsquoostension du sens preacutecis de cette objectiviteacute remarqueacutee Ce sens est pourtant bien

clair les lieux sont laquo les structures profondes de la nature raquo et les artisans de lrsquoexactitude en

cela drsquoabord qursquoils tendent agrave se confondre ndash mais cette confusion nous le verrons nrsquoest jamais

totale chez Melanchthon ndash avec les tregraves traditionnelles cateacutegories de lrsquoeacutetant

212 laquo hellipet in iudicanda ipsa thematum natura raquo ibid p 8213 Voir au sujet de cette citation Ann Moss op cit p 208 ndash agrave qui nous empruntons cette traduction et F GoyetLe sublime du laquo lieu commun raquo op cit notamment p 553-554214 Ann Moss op cit p 208

120

Crsquoest eacutegalement sur ce terrain de lrsquoexactitude que se font jour les premiegraveres

diffeacuterences entre dialectique et rheacutetorique Les lieux communs rheacutetoriques permettent de

laquo traiter raquo ou de laquo renforcer raquo (laquo adornant raquo)

laquo certains cas et thegravemes civils et de deacuteriver la forme des arguments aussi bien des sentencesque des mots215 raquo

Les lieux communs dialectiques ont quant agrave eux pour fonction drsquoencadrer ou de

deacutemultiplier les ressources offertes par lrsquoanalyse lexicale aux argumentations216 En ce sens les

lieux rheacutetoriques ndash qui tirent leurs structures eacuteleacutementaires des lieux analytiques de la

dialectique - ne sont jamais astreints agrave la mecircme exigence de nuance et drsquoexactitude que les

lieux dialectiques ndash les plus propres et les plus certains Curieusement dans le Compendiaria

de 1520 ndash et sans doute aussi pour la derniegravere fois ndash Melanchthon tend donc agrave aligner sous un

mecircme scheacutema oppositif les diffeacuterentes divisions de lrsquoexact et de lrsquoapproximatif du

dialectique et du rheacutetorique et de la nature et de la culture Si la dialectique conserve

eacutevidemment une fonction archi-tectonique et fondatrice en tant que science des conditions

formelles de toute doctrine cette fonction semble precircte agrave ecirctre ici rapprocheacutee de sa dimension

drsquoabord ontologique et mecircme de son assignation stricte au domaine laquo nature raquo Lrsquoinclusion de

la rheacutetorique dans la dialectique ndash et la subordination de la rheacutetorique dans la dialectique ndash se

laisse donc ici interpreacuteter aussi comme une certaine subordination du domaine de lrsquoartifice agrave

lrsquounivers de la nature ndash des affaires humaines aux lois naturelles du fond contingent du

devoir-ecirctre agrave lrsquoinfrastructure toujours exacte et toujours ressaisie de lrsquoontologie

sect10 Le tableau des cateacutegories

De ces cateacutegories (ou preacutedicaments) Melanchthon nous dit qursquoils

laquo sont au nombre de quatre la substance la qualiteacute la quantiteacute et la relation La substanceest la chose existante par soi tandis que toutes les autres cateacutegories sont des accidents217 raquo

Lrsquoeacuteconomie du systegraveme des cateacutegories tient drsquoabord agrave lrsquoopposition matricielle ndash et

encore tout agrave fait aristoteacutelicienne ndash de ce qui est par soi et de ce qui est par accident

215 laquo Atque ut Rhetores locos quosda communes caussarum et thematum adornant unde depromant argumentafigurasque tum sententiarum tum verborumhellip raquo ibid p 8216 laquo hellipita dialecticus instruxit locos suos qui suppeditent rerum finitioneshellip raquo ibid p 8217 laquo Praedicamenta quatuor sund Substantia quantitas qualitas relatio Substantia est res pe se existeshellip raquoibid p 8

121

Lrsquoaccident logique de la table des preacutedicables nrsquoa eacutevidemment plus la mecircme signification que

lrsquoaccident reacuteel de la table des cateacutegories Comme nous lrsquoindiquions deacutejagrave ces deux modes de

preacutedicats se deacuteploient agrave deux eacutechelles seacutemantiques incomparables Lrsquoaccident comme

preacutedicable eacutetait la disjonction logique de la notion du sujet propositionnel et de lrsquoextension du

domaine du preacutedicat Lrsquoaccident comme preacutedicament articule lrsquoensemble des modaliteacutes de

reacutealiteacutes relatives cest-agrave-dire des reacutealiteacutes qui nrsquoexistent que laquo par un autre raquo ou laquo en un autre raquo

ndash ensemble des choses heacuteteacuteronomes et soumises agrave la condition drsquoun substrat eacutetranger

Lrsquoaccident cateacutegorial dit la preacutecariteacute ontologique lrsquoheacuteteacuteronomie la deacutependance reacuteelles

Lrsquoaccident logique dit lrsquoexclusion lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute lrsquoexteacuterioriteacute notionnelles Si le jaune

logique est bien agrave lrsquoeacutechelle des preacutedicables le propre du citron (en ce sens ougrave tous les citrons

sont jaunes bien que le jaune ne soit pas une laquo diffeacuterence raquo ou une proprieacuteteacute essentielle du

citron) le jaune reacuteel est au contraire toujours du point de vue cateacutegorial ou ontologique

lrsquoaccident de tel ou tel citron reacuteel et empirique Le systegraveme des preacutedicaments permet aussi de

construire agrave lrsquoimage du reacuteseau des preacutedicables reproduit plus haut un scheacutema analytique de

toutes les diffeacuterences qui exhibent les proprieacuteteacutes de la substance (jusqursquoagrave lrsquoindividu Virgile)

Mais agrave lrsquoinverse de la proceacutedurialiteacute des preacutedicables ce tableau analytique ne procegravede pas

drsquoune deacuterivation meacutecanique ndash ou drsquoune proceacutedure seacutemantique borneacutee agrave la couche logique du

sens ndash mais coiumlncide toujours aussi avec la donation reacuteelle des divisions substantielles qui

structurent la logique de notre monde En ce sens le tableau deacutefinitionnel qui explore lrsquoecirctre de

lrsquoeacuteleacutement universel jusqursquoagrave la particulariteacute hic et nunc de Virgile est bien plus qursquoune table

des divisions dialectiques elle est aussi une table des premiers principes de la nature ndash une

table de la meacutetaphysique elle-mecircme218

218 ibid p 9

122

Il nrsquoest guegravere utile de commenter le deacutetail positif de ce tableau ndash ici comme ailleurs

le principe theacuteorique qui preacuteside agrave son eacutelaboration est sans doute plus inteacuteressant que son

contenu concret De la mecircme maniegravere Melanchthon fournira un tableau des diffeacuterentes

classes de qualiteacutes de quantiteacutes et de relations Nous les reproduisons ici encore pour la

curiositeacute du lecteur mais aussi pour lrsquointeacuterecirct de la meacutethode mise en jeu219

sect10 Les trois grands schegravemes relationnels de la dialectique meacutelanchthonienne causaliteacute

partition contrarieacuteteacute

219 ibid p 9-10

123

Le tableau des relations reacutecapitule dans sa structure les diffeacuterents scheacutemas deacutejagrave

exposeacutes ci dessus La relation en effet ndash toujours ici comprise comme dans toute la logique

antique et meacutedieacutevale sur le modegravele matriciel de la relation seulement binaire220 ndash se deacuteploie

selon trois ordres principiels de reacutealiteacutes ou de proprieacuteteacutes reacuteelles de lrsquoeacutetant Ces trois ordres de

reacutealiteacute ce sont preacuteciseacutement les trois cateacutegories preacuteceacutedentes substance qualiteacute quantiteacute Le

laquo primus ordo raquo des relations ndash la laquo comparatio raquo selon la substance srsquoarticule drsquoabord autour

des diffeacuterentes deacuteclinaisons du rapport de lrsquoagir et du pacirctir La relation substantielle doit donc

srsquoentendre ici comme le concept inclusif des diffeacuterentes modaliteacutes de lrsquoengendrement ou de la

geacuteneacuteration Crsquoest ainsi que la relation filiale (qui ordonne les termes de la relation selon les

cateacutegories du pegravere et du fils) prend place dans la seacuterie de ces relations substantielles

Il serait donc faux drsquoaffirmer que la modaliteacute de la relation en geacuteneacuterale nrsquoest

comprise par Melanchthon que dans son aspect seulement comparatif ndash et donc posteacuterieur agrave la

deacutetermination seacutepareacutee des termes eacuteleacutementaires de la relation La relation est bien ici une

structure deacuteterminante et geacuteneacuterative sous le rapport aussi de la constitution des proprieacuteteacutes

Bien loin drsquoecirctre une cateacutegorie de rassemblement ou de synthegravese drsquoun divers agrave partir

drsquoeacuteleacutements deacutejagrave pleinement deacutetermineacutes et constitueacutes en amont de leur mise en rapport la

relation apparaicirct au contraire comme constituante et comme opeacuteratoire en propre Lrsquoecirctre-actif

ou lrsquoecirctre passif lrsquoecirctre-pegravere ou lrsquoecirctre-fils ne preacutecegravedent jamais la relation drsquoactiviteacute ou de

filiation au sein desquelles ces deacuteterminations se trouvent constitueacutees Et crsquoest en ce sens

seulement que la relation peut se laisser signaler comme une cateacutegorie ou comme un

preacutedicament authentique et eacuteleacutementaire ndash comme une cateacutegorie cest-agrave-dire toujours comme

une modaliteacute reacuteelle de proprieacuteteacute de lrsquoeacutetant221

220 Crsquoest une des grandes fierteacutes de la logique contemporaine drsquoavoir pu drsquoune part comprendre toute preacutedicationsous le modegravele de la relation et drsquoautre part drsquoavoir su eacutetendre lrsquoextension de la relation agrave ses possibiliteacutestrinaires quadrinaireshellip - naires Ici comme ailleurs le gain a aussi son revers ndash et en lrsquooccurrence le sacrifice agraveun paradigme uniquement fonctionnaliste qui en logique pure et agrave un niveau syntaxique permet de deacutemultiplierles capaciteacutes deacuteductives de systegravemes des proceacutedures de deacuterivations meacutecaniques des eacutenonceacutes et en philosophie dela logique ou agrave un niveau seacutemantique se montre incapable de comprendre des diffeacuterences aussi intuitives eteacutevidentes que celles qui oppose de fait le sens drsquoecirctre du preacutedicat et celui de la relation De maniegravere geacuteneacuterale etsi nous pouvons oser nous permettre une reacuteflexion aussi eacuteloigneacutee de notre sujet propre une des deacuterives de laphilosophie de la logique contemporaine ndash et cela transcende sans doute tregraves largement le cadre de la seulelogique ndash nous paraicirct ecirctre la confusion subreptice entre valeur fonctionnelle et valeur descriptive drsquoun modegravele deformalisation Comme si le seul fait de lrsquoopeacuterativiteacute effective drsquoun systegraveme de formalisation drsquoeacutenonceacutes ou descheacutemas infeacuterentiels permettait de tirer une conclusion deacutefinitive et valide sur la nature mecircme ou sur la structurereacuteelle des propositions Comme si le laquo pouvoir-ecirctre formaliseacute sous la forme drsquoune relation raquo devaitneacutecessairement permettre de conclure une fois pour toute agrave lrsquo laquo ecirctre-une-relation raquo drsquoun preacutedicat221 Ibid p 11

124

La cateacutegorie de la relation ndash articuleacutee selon les trois ordres de la substance de la

qualiteacute et de la quantiteacute ndash constitue le moment nodal de la dialectique de Melanchthon A

chaque mode relationnel reacutepond en effet une structure relationnelle primitive sous laquelle

se laissent configurer les diffeacuterentes classes de deacuteterminations ici constitueacutees Les diffeacuterentes

deacuteterminations de la relation substantielle nous lrsquoavons dit srsquoordonnent autour de la forme de

lrsquoagir (et du pacirctir) Les relations qualitatives quant agrave elle se reacutefegraverent toutes agrave la structure de la

similitude ou de la dissemblance Quant aux relations quantitatives elles se construisent

autour de lrsquoopposition de lrsquoeacutegaliteacute et de lrsquoineacutegaliteacute Sous cette derniegravere opposition ce sont

aussi les modes du temps (ce qui ordonne lrsquoanteacuterieur et le posteacuterieur) ou du lieu (ce qui

ordonne le contenant et le contenu) qui se trouvent ecirctre configureacutes Mais ce qui srsquoexhibe avec

les trois structures primitives mentionneacutees ici crsquoest encore lrsquoinfrastructure matricielle de trois

scheacutematismes analytiques qui commanderont le deacuteveloppement formel de toutes les

opeacuterations ndash deacutefinitionnelles divisionnelles ou argumentatives ndash de la logique dialectique

Ces trois scheacutematismes ce sont

a) sous la cateacutegorie de la relation substantielle comme geacuteneacuteration la causaliteacute

125

b) sous la cateacutegorie de la relation quantitative comme similitude et dissemblance

lrsquoidentiteacute et la contrarieacuteteacute

c) sous la cateacutegorie de la relation quantitative comme eacutegaliteacute ou ineacutegaliteacute le tout et

les parties

sect11 La refondation scheacutematique de lrsquoanalytique les trois genres de la deacutefinition reacuteelle

Melanchthon distingue donc diffeacuterents niveaux drsquoopeacuterativiteacute au sein des structures

dialectiques et apporte en cela aussi un ordre nouveau agrave ce qui eacutetait chez Agricola rassembleacute

ensemble sous le label geacuteneacuteral des laquo lieux communs raquo La causaliteacute (cause et effet) nrsquoest plus

chez notre reacuteformateur une cateacutegorie fondamentale de lrsquoecirctre mais un scheacutematisme cest-agrave-

dire un meacutecanisme ou une proceacutedure de deacuterivation opeacuterant aux diffeacuterents niveaux drsquoanalyse

de la dialectique (deacutefinition division argumentation) En cela la causaliteacute constitue bien en

un sens lrsquoinfrastructure ou lrsquoopeacuteration latente qui ordonne les diffeacuterents types de relations

substantielles sous la modaliteacute geacuteneacuterale de lrsquoengendrement Mais le sens drsquoecirctre et la

fonctionnaliteacute logique de ces relations constitueacutees et de lrsquoopeacuterativiteacute causale qui leur est sous-

jacente doivent ecirctre pourtant nettement distingueacutes lrsquoecirctre-pegravere lrsquoecirctre-fils lrsquoecirctre-actif lrsquoecirctre-

passif sont des cateacutegories ndash cest-agrave-dire des proprieacuteteacutes reacuteelles de lrsquoeacutetant ndash la causaliteacute au

contraire est une opeacuteration ndash une proceacutedure analytique de deacuterivation Il en va de mecircme pour le

scheacutematisme du tout et des parties Si crsquoest bien ce scheacutematisme qui constitue lrsquoinfrastructure

des relations drsquoeacutegaliteacute ou drsquoineacutegaliteacute (a est eacutegal agrave b si et seulement si a coiumlncide avec le tout

de b b est ineacutegal agrave a si b est une partie propre de a ou que a est une partie propre de b) son

sens drsquoecirctre comme opeacuteration doit ecirctre toujours distingueacute de celui de lrsquoeacutegaliteacute elle-mecircme

comme cateacutegorie relationnelle Le scheacutematisme de lrsquoidentiteacute et de la contrarieacuteteacute se reacutefegravere

encore de la mecircme maniegravere aux proprieacuteteacutes reacuteelles drsquoecirctre semblable et dissemblable

Ce sont preacuteciseacutement ces trois scheacutematismes nourriciers qui sont agrave lrsquoœuvre dans les

diffeacuterents genres de deacutefinitions que Melanchthon preacutesente ndash suivant en cela la tradition de la

logique antique et meacutedieacutevale ndash immeacutediatement apregraves le tableau ci-dessus Au sein de la

deacutefinition reacuteelle notre auteur distingue encore les genres de la deacutefinition essentielle de la

deacutefinition causale de la deacutefinition par les parties et de la deacutefinition accidentelle (qui est en

fait la deacutefinition par les contraires) La deacutefinition essentielle (laquo definitio essentialis raquo)

correspond agrave la deacutefinition aristoteacutelicienne des Analytiques

126

laquo Le premier genre de deacutefinition est la deacutefinition essentielle qui expose la nature de la choseabsolument par le genre et la diffeacuterence Par exemple lrsquohomme est un animal rationnel222 raquo

On retrouve lagrave eacutevidemment le type de proceacutedure analytique que nous avions deacutecrit

plus haut agrave lrsquooccasion de notre eacutetude des preacutedicables Lrsquoopeacuterativiteacute deacutefinitionnelle des

preacutedicables srsquoarticule drsquoabord autour du jeu des modes logiques du genre et de la diffeacuterence

Aucune originaliteacute particuliegravere nrsquoest apporteacutee ici dans le traitement de ce genus finitionis la

deacutefinitio essentialis de Melanchthon renvoie directement au genre matriciel et laquo logique raquo de

la deacutefinition que nous connaissons depuis lrsquoœuvre eacutepisteacutemologique drsquoAristote223 Les

consideacuterations touchant agrave la definitio causalis224 exhibe les mecircmes renvois agrave lrsquoinfluence

aristoteacutelicienne la cause se diffeacuterencie en cause mateacuterielle formelle finale et efficiente

Melanchthon note que la juxtaposition de la definitio par la cause formelle et de la definitio

par la matiegravere se confond eacutevidemment avec la definitio essentialis225 elle-mecircme Quant agrave la

cause finale elle se rapporte plutocirct agrave un nouveau genre de deacutefinition ndash plus ou moins rattacheacute

ou plus ou moins indeacutependant selon les versions de la dialectique du reacuteformateur de la

deacutefinition causale ndash la definitio ex officis Deacutefinir une res par le biais drsquoune deacutefinition

causale crsquoest donc drsquoabord au sens le plus propre deacutecrire et analyser sa cause efficiente La

deacutefinition laquo par lrsquooffice raquo se rapporte agrave la cause finale de chaque substance une chaise est ce

qui est laquo fait pour srsquoasseoir raquo un homme est destineacute agrave lrsquoactiviteacute speacuteculative etc Quant agrave la

definitio ex membris (ou plus tard laquo deacutefinition par les parties raquo) elle fournit le genre le plus

disseacutecatoire de toutes les deacutefinitions Melanchthon nous dit agrave son sujet

laquo Le troisiegraveme genre de deacutefinition la deacutefinition par les parties est celle qui expose lesdiffeacuterents membres de la chose Par exemple le corps drsquoun homme est ce qui comporte unetecircte un bras des mains un ventre un pied etc226 raquo

La definitio ex membris nrsquoest reacuteellement opeacuterante qursquoagrave condition que la synthegravese des

parties soit pleinement acheveacutee Or la description complegravete des membres drsquoun tout est souvent

impossible ou laborieuse Pour cette raison la deacutefinition par parties est autant valide

222 laquo Primum finiendi genus definitio essentialis quae absolutam rei natura explicat si ex genere et differentiaUt homo est animal intellectuale raquo ibid p 11223 Voir Topiques A 5 101 B39 et Seconds Analytiques livre II (particuliegraverement 90b 97a)224 Voir Compendiaria op cit p 12 laquo Secundum finiendi genus definitio caussis constans (hellip) Ut caussaequatuor sunt ita quadruplex forma finiendi esthellip raquo225 Melanchthon geacuteneacuteralise ici une identiteacute qui semble surtout pertinente pour la deacutefinition de lrsquohomme ladeacutefinition mateacuterielle se reacutesoudra dans lrsquoexpression du genre (animale) et la deacutefinition formelle coiumlncidera aveclrsquoexposition de la diffeacuterence (rationale) voir ibid p 12 laquo Caeteru inter essentiale et eam quae ex materia etforma constata est nihil interest prae ter figura sermonis raquo226 laquo Tertium finiendi genus definitio quae membra rei explicat ut corpus hominis est quod constat capitehumeris manibus ventre pedibus raquo ibid p 12

127

logiquement que faible sous un point de vue pragmatique Enfin la definitio accidentalis

compose le genre de deacutefinitions dont les contours preacutecis sont les plus flous Dans les versions

tardives de la dialectique ndash comme aussi dans les Elementa rhetorices de 1531227 ndash ce genus se

verra substitueacute agrave une deacutefinition par les contraire ou par les semblables Dans le Compendiaria

la definitio accidentalis enclos drsquoabord lrsquoensemble des modes de description de la chose par

ses accidents (au sens cateacutegorial et non logique du terme)228 Par exemple un objet peut ecirctre

deacutefini par sa couleur comme le meacutelegraveze reconnaissable agrave sa couleur de miel229 Cette

deacutefinition est accidentelle en ce sens ougrave la couleur nrsquoest par une proprieacuteteacute en soi ni une

proprieacuteteacute par soi inscrite dans la reacutealiteacute geacuteomeacutetrique qui la supporte Cet en soi doit se

comprendre ici au sens usuellement agrave lrsquooeuvre dans la logique classique et non au sens que

lui confegraverera Kant plus tard dans sa Critique de la raison pure une chose est dite en soi

partout ougrave sa notion nrsquoest pas inheacuterente au substrat drsquoune autre notion ndash partout donc ougrave sa

notion est autonome logiquement crsquoest agrave dire ne requiert pas la notion drsquoune autre notion

pour ecirctre conccedilue En ce sens preacuteciseacutement la couleur nrsquoest pas en soi mais elle nrsquoest qursquoagrave

condition de srsquoinscrire dans un alius ndash en lrsquooccurrence dans la surface

En tout que ce soit par le scheacutematisme de la causaliteacute de lrsquoinclusion (totaliteacute et

parties) ou de la contrarieacuteteacute ce qursquoil convient de remarquer crsquoest que tous les modes non

essentiels de la deacutefinition procegravedent en appliquant agrave un terme donneacute des instruments par

lesquels la chose signifieacute se trouve rapporteacute agrave ses autres (le contraire) agrave ses marges (la cause)

ou agrave ses diffeacuterences internes (les parties) La deacutefinition opegravere donc autant par analyse que par

mise en rapport drsquoeacuteleacutements diffeacuterencieacutes Ce qui srsquoavoue dans cette meacutethode deacutefinitionnelle

crsquoest donc lrsquoinheacuterence ineacuteliminable de la diffeacuterence dans lrsquoeacutepaisseur mecircme de lrsquoidentiteacute

lrsquoinclusion de lrsquoautre dans lrsquoipse ndash le soi-mecircme et le propre ressaisis toujours aussi agrave partir de

la latence drsquoun alius Crsquoest par la deacuteclinaison du Mecircme sous les diffeacuterentes figures de lrsquoAutre

que lrsquoidentiteacute de la chose parvient agrave son plein achegravevement Si la deacutefinition meacutelanchhtonienne

est eacutevidemment et par principe analytique cette opeacuterativiteacute analytique se deacutepasse donc en

mecircme temps toujours elle-mecircme comme chez Agricola dans lrsquoœuvre drsquoune synthegravese - drsquoun

rassemblement drsquoune jonction et drsquoune fusion des diffeacuterences

sect12 La proceacutedure de la division et le deacuteveloppement interrogatif du thegraveme

227 Voir le passage deacutejagrave cite Elementa Rhetorices in Melanchthon CR XIII 424 sur les genres de questions228 laquo Quartum finiendi genus definitio constans accidentibus ubi multae adsciticiae formae rem quanpiamdescribunt raquo Compendiaria op cit p 12229 laquo Larix lignum est mellei colori raquo ibid p 12

128

Sur lrsquoexposeacute reacutefeacutereacute agrave ces grands genres de deacutefinitions srsquoouvre la discussion sur le

sens et lrsquoutiliteacute dialectique de la division La discussion se situe drsquoembleacutee dans lrsquoespace

probleacutematique qui srsquoouvre autour du thegraveme capital de la certitude Et le premier combat de

cette certitude crsquoest dans la sphegravere de lrsquoanalytique pure le programme de lrsquoeacutevincement de la

polyseacutemie Melanchthon eacutetablissait deacutejagrave pour regravegle drsquoor agrave lrsquooccasion des deacuteveloppements

relatifs agrave la deacutefinition eacutetymologique ou nominale

laquo La dialectique ne tolegravere pas les mots ambigus230 raquo

Au sein du chapitre sur la division la regravegle drsquoor se donne aussi les allures drsquoun

programme

laquo Certains mots sont morceleacutes en diffeacuterentes significations Par exemple le polype est agrave lafois un poisson et une maladie Cependant comme les mots ambigus doivent ecirctreentiegraverement eacutelimineacutes de la dialectique et de la grammaire le mot sucircr et la significationcertaine doivent ecirctre partout rechercheacutes231 raquo

Lrsquousage et la pratique de la deacutefinition ou de la division ont donc drsquoabord pour

fonction drsquoeacutecarter toute eacutequivociteacute En ce sens la dialectique assume encore une vocation de

reacutegulation seacutemantique Mais cette vocation la dialectique la partage avec lrsquoart grammatical

Et nous pouvons agrave cette occasion offrir agrave nos deacuteclarations preacuteceacutedentes lrsquooccasion drsquoune

confirmation si la grammaire est normative au sens banalement peacutedagogique ou

meacutethodologique du terme elle lrsquoest encore aussi en un sens plus structurel Dialectique et

grammaire participent pareillement du projet drsquoune reacuteforme de la langue et de la penseacutee Ce

projet reacuteformateur srsquoaligne sur la ligne drsquohorizon deacutemarqueacutee par les principes reacutegulateurs de

la certitude Et cette certitude srsquoeacutecrit drsquoabord dans le lexique de lrsquounivociteacute comme

dialectique et comme grammaire lrsquoars disserendi se voit donc ordonneacute agrave lrsquoideacuteal de

constitution drsquoune langue parfaite Melanchthon distingue deux types de division renvoyant

le lecteur plus curieux aux œuvres platoniciennes232 Lrsquoesprit de synthegravese du reacuteformateur se

fait jour eacutevidemment ici dans cette volonteacute de conjoindre dans une mecircme dialectique les

deux analytiques drsquoAristote et de Platon Formellement Melanchthon interpregravete la diffeacuterence

de la deacutefinition et de la division selon le caractegravere reacutegressif et disseacutecatoire ou au contraire

230 laquo Voces ambiguas dialectica proprietas no recipit raquo ibid p 3231 laquo Quida voces dividunt in significata ut polypum in piscem et morbum Verum qua voces ambiguae prorsus edialectica exterminandae sunt et a grammaticis certa voc certae significationis petendahellip raquo ibid p 13232 laquo helliphoc genus exempla in dialogis Platonicis crebra sunt raquo ibid p 13

129

progressif et accumulatif de la deacutemarche analytique La deacutefinition part du singulier de lrsquohic et

nunc de la substance et reacutegresse par lagrave aux diffeacuterentes strates de geacuteneacuteraliteacutes qui structurent

son identiteacute La division part de lrsquouniversel ndash la substance commune ndash et progresse par

diffeacuterenciation jusqursquoagrave parvenir aux extrecircmes des singulariteacutes individuelles Il y a deux voies

qui srsquooffrent agrave nous pour cette division Par la premiegravere

laquo Nous divisons chaque genre en espegravece par le moyen des diffeacuterences Ainsi lrsquoanimaliteacute estdiviseacutee par la faculteacute de la parole en homme drsquoune part et du cocircteacute des animaux muets lebœuf le lion la chegravevre et le reste 233 raquo

Cette division fait appel au jeu des trois preacutedicables fondamentaux de

lrsquolaquo inclusion raquo le genre lrsquoespegravece et la diffeacuterence Lrsquoespegravece est le produit et la reacutesultante des

divisions successives du genre Cette division est encadreacutee ou plutocirct animeacutee par le

surgissement des diffeacuterences Le genre animale se trouvera ainsi par le moyen de la

diffeacuterence de la parole (laquo sermo raquo) disseacutequeacute drsquoabord selon lrsquoopposition de lrsquohomme (lrsquoespegravece

produite par le surgissement de la diffeacuterence mise en jeu) et des animaux muets Selon lrsquoordre

des convocations drsquoune nouvelle seacuterie de diffeacuterences speacutecifiques le genre laquo animal muet raquo

sera agrave nouveau diviseacute jusqursquoagrave la constitution totale des espegraveces animales bos leo234 capra

etc A cette premiegravere division ndash structureacutee selon le scheacutematisme logique des preacutedicables ndash

reacutepond la division laquo par parties raquo ndash configureacutee quant agrave elle selon le scheacutematisme cateacutegorial de

la quantiteacute (ou inclusion) Ce genre de division obeacuteit de fait au mecircme principe que le

preacuteceacutedent et lrsquoon pourrait agrave ce sujet srsquointerroger sur la pertinence logique drsquoune telle

distinction ce qui vaut dans la division du genre en espegravece nrsquoest ce pas preacuteciseacutement le

scheacutema matriciel de lrsquoinclusion de la partie dans son tout Melanchthon prend lrsquoexemple du

corps humain diviseacute en pieds mains ventre etc235 De la mecircme maniegravere que laquo les espegraveces sont

ce que le genre contient raquo236 le tout est le contenant drsquoune somme finie de parties

Le passage le plus notable de cette seconde partie du premier livre renvoie sans

doute agrave lrsquoexposition de la meacutethode du questionnement Lrsquoanalyse lexicale notamment dans la

perspective de lrsquoeacutelaboration drsquoun discours doit ecirctre encadreacutee par une seacuterie de questions qui

preacutesident au deacuteveloppement theacutematique du terme initial La meacutethode du questionnement

renvoie ainsi directement agrave ce qui eacutetait chez Agricola la dimension inventive de la

233 laquo Dividimus enim genus in species per differentias Ut animantium quod sermone utitur homo est Muta bosleo capra et reliqua raquo ibid p 13234 Bien connu des savanes de Wittenberg235 laquo Aut findimus rem in partes ut corpus in pedes manus ventrem caputhellip raquo ibid p 13236 laquo Species sunt quae genrer continenturhellip raquo ibid p 13

130

dialectique Au fond le deacuteveloppement questionnant drsquoun thegraveme opegravere toujours agrave partir des

mecircmes scheacutematismes analytiques que ceux qui se voyaient mis agrave lrsquoœuvre dans les deacutefinitions

et les divisions exposeacutees anteacuterieurement et ndash en cela ndash notre auteur est encore fidegravele agrave

lrsquointuition de lrsquohumaniste selon laquelle crsquoest par un mecircme type de processualiteacute qursquoun

dialecticien peut agrave la fois et simultaneacutement inventer des arguments et analyser une theacutematique

Toutefois Melanchthon tient agrave distinguer diffeacuterents niveaux de processualiteacute selon la fin qui

est assigneacutee agrave ces diverses opeacuterations La question contient donc le moment du

deacuteveloppement controcircleacute drsquoune theacutematique Dans sa dialectique de 1520 le reacuteformateur ne

traite que du cas ougrave cette theacutematique se confond avec un terme simple ndash et le questionnement

en question se trouve donc toujours interpreacuteteacute et deacutecrit agrave son niveau le plus eacuteleacutementairement

lexical237 Nous aurons par la suite et plus preacuteciseacutement agrave lrsquooccasion de lrsquoeacutetude de lrsquoœuvre

rheacutetorique lrsquooccasion de revenir en deacutetail sur les diffeacuterents laquo genres raquo ou laquo lieux raquo de

questions Contentons nous pour le moment drsquoindiquer que ces genres sont immeacutediatement

analogues ou homogegravenes aux genres deacutefinitionnels eux-mecircmes Ainsi lrsquoopeacuteration

questionnante se trouve distingueacutee en238

a) une question selon la substance Quid sit ndash qui srsquoadosse aussi au niveau le plus

eacuteleacutementaire de la signification laquo Quid nomen significet raquo

b) une question selon la relation substantielle laquo Quae causae raquo mais aussi

laquo Quod officium raquo

c) une question selon la relation quantitative laquo Quae sint partes vel species raquo

d) une question selon la relation qualitative239 laquo Quae cognata et pugnantia raquo

sect13 Lrsquohomologie des schegravemes cateacutegoriaux et des modes des eacutenonceacutes

Le deuxiegraveme livre du Compendiaria traite des eacutenonceacutes (la pronunciatio) Lrsquoanalyse

des eacutenonceacutes correspond formellement aux deacuteveloppements qui dans lrsquoOrganon aristoteacutelicien

prennent place dans le deuxiegraveme livre Sur lrsquointerpreacutetation Le troisiegraveme livre du manuel de

1520 traite quant agrave lui de la logique formelle ndash des scheacutemas-types drsquoinfeacuterences valides ndash ou de

lrsquoargumentatio A ce troisiegraveme livre reacutepondent les deux Analytiques et les Topiques

237 Voir ibid p 13 chap laquo Usus eorum quae de vocibus simplicibus prodita sunt raquo238 laquo hellipsimplicium thematum quaestiones praescribam Quid nomen significet Quid res sit Quae causae Quaepartes Quod officium raquo ibid p 14-15239 Celle-ci ne se retrouve que dans des versions ulteacuterieures des dialectiques ou rheacutetoriques meacutelanchthoniennesVoir par exemple Elementa Melanchthon CR XIII 424 ndash deacutejagrave citeacute

131

aristoteacuteliciennes Il est agrave peine neacutecessaire de remarquer encore que le premier livre ndash dont

nous venons drsquoachever un bref parcours ndash se rapporte eacutevidemment au niveau structurel des

Cateacutegories Crsquoest donc un parcours complet de lrsquoOrganon (agrave la seule exception mais

globalement insignifiante des Reacutefutations sophistiques240) que bouclent les Compendiara

dialectices ratio Ce parcours obeacuteit reacutesolument au programme drsquoune extension du champ de

validiteacute de la dialectique agrave toutes les sciences fondamentales du discours argumentatif En ce

sens aussi lrsquoœuvre dialectique de Melanchthon fait tregraves largement eacutecho au De inventione ndash et

plus largement au programme eacutepisteacutemologique geacuteneacuteral ndash drsquoAgricola Cette eacutetude nrsquoest pas

pour nous lrsquooccasion de nous eacutepancher plus longuement sur le contenu deacutetailleacute et technique

du volet argumentatif du manuel de 1520 Contentons-nous seulement drsquoen eacutebaucher ici un

bref aperccedilu

Le livre sur la pronunciatio ne renferme aucune originaliteacute notable en regard de la

theacuteorie meacutedieacutevale des propositions241 Les modes ou laquo formes raquo drsquoeacutenonceacutes (laquo formae

pronunciatorum raquo) sont ordonneacutees selon les scheacutematismes mis au jour dans la theacuteorie des

cateacutegories Les jugements sont drsquoabord sous le rapport de la quantiteacute (scheacutematisme de

lrsquoinclusion ou du laquo tout et des parties raquo) formellement particuliers universels indeacutefinis ou

singuliers242 La diffeacuterence entre les eacutenonceacutes universels et les eacutenonceacutes indeacutefinis regardent

seulement la positiviteacute ou la neacutegativiteacute du preacutedicat Les eacutenonceacutes indeacutefinis sont des jugements

du type laquo Tout chien est non rationnel raquo Lrsquoindeacutefini exprime donc ici seulement une

disjonction ou une heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute stricte entre le domaine deacutefini par lrsquoextension de la notion du

sujet et le domaine du preacutedicat243 Crsquoest en ce sens ougrave les eacutenonceacutes indeacutefinis relegravevent de la

logique de cette exclusion qursquoils appartiennent au scheacutematisme de la quantiteacute et non au mode

qualitatif ou substantiel Crsquoest encore pour cette mecircme raison que les formes affirmatives ou

neacutegatives drsquoeacutenonceacute relegravevent aussi pour Melanchthon de la logique de la quantiteacute Affirmer

crsquoest en effet indiquer un rapport drsquoinclusion (lrsquoecirctre-une partie) du preacutedicat dans le tout qursquoest

la notion du sujet Et nier symeacutetriquement crsquoest exclure ou marquer au contraire la

disjonction de la substance et de lrsquoattribut examineacute

240 Ce qui nrsquoest mecircme pas vrai par exemple du De dialectica libri quatuor de 1528 qui est construit selon lemecircme scheacutema formel et deacuteploie par ailleurs aussi le mecircme appareillage conceptuel que le Compendiaria de1520 ndash mais de maniegravere nettement plus deacutetailleacutee et eacutelaboreacutee Cette version plus tardive de la dialectique contientun chapitre exclusivement consacreacute agrave la reacutefutation des arguments fallacieux (lrsquoun des tous derniers du quatriegravemelivre sur lrsquoinventione argumentorum voir PMack A history of Renaissance rhetoric p109 et suivantes) Leparcours et le programme de lrsquoOrganon sont donc entiegraverement boucleacutes dans la seule dialectique241 On pourra pour une preacutesentation deacutetailleacutee des canons de cette logique se rapporter agrave lrsquoouvrage de JoanBusquets Logique et langage apports de la philosophie meacutedieacutevale Pessac Presses universitaires de Bordeaux2006242 laquo Formae pronunciatorum raquo in Compendiaria op cit p 18243 laquo Quaedam indefinita quibus magna cognatio est cum universalibus cum scilicet solu speciei aut generisvocabulum usurpaturhellip raquo ibid p 19

132

Les formes drsquoeacutenonceacutes ordonneacutees sous le rapport du mode relegravevent de la logique des

schegravemes des preacutedicables244 Dire la neacutecessiteacute ou la contingence de lrsquoinheacuterence drsquoun attribut agrave

un sujet quelconque cela ne revient pas en effet agrave indiquer la nature ou le mode geacuteneacuterique

positifs ou reacuteels de la proprieacuteteacute en question Une proprieacuteteacute ne se laisse pas plus signaler

comme quantitative relationnelle substantielle ou qualitative qursquoelle soit neacutecessaire ou

contingente Le mode ne manifeste aucune proprieacuteteacute reacuteelle de lrsquoeacutetant pas plus qursquoil nrsquoindique

le genre cateacutegorial auquel appartient cette proprieacuteteacute En ce sens il ne saurait appartenir agrave la

couche seacutemantique reacutefeacuterentielle du discours mais ne relegraveve toujours que de sa couche

logique le mode ne peut donc deacutelimiter un genre de cateacutegories La diffeacuterence de la neacutecessiteacute

et de la contingence de lrsquoeacutenonceacute relegraveve ainsi seulement de la diffeacuterence des preacutedicables du

propre (ou de lrsquoespegravece) et de lrsquoaccident Un jugement est contingent quand son preacutedicat

appartient ndash sous le rapport de la logique des preacutedicables ndash agrave la forme de lrsquoaccident laquo Jules

Ceacutesar est fatigueacute raquo Un tel eacutenonceacute peut ecirctre vrai ou faux et en ce sens la contingence ouvre

et situe lrsquoespace drsquoune discussion drsquoune dispute ou drsquoune controverse Un jugement est

neacutecessaire quand son preacutedicat appartient ndash sous le rapport de la logique des preacutedicables ndash agrave la

forme du propre ou de lrsquoespegravece (et donc aussi a fortiori du genre et de la diffeacuterence) laquo Jules

Ceacutesar est doueacute de la capaciteacute de parler raquo Un tel eacutenonceacute est eacutevidemment toujours vrai et donc

aussi toujours en marge du contexte questionnant dans lequel srsquoinscrit et se deacuteploie le nœud

central drsquoune oratio245

Le scheacutematisme propre agrave la relation qualitative configure les modes drsquoopposition des

eacutenonceacutes Ces modes drsquooppositions sont encore appeleacutees par Melanchthon des laquo modes

drsquoantithegraveses raquo (pugnantia) Crsquoest le schegraveme qualitatif de lrsquoidentiteacute et la contrarieacuteteacute qui permet

de reconstruire le tregraves ceacutelegravebre laquo carreacute magique raquo des oppositions judicatives246

244 Voir ibid p 19-20 laquo Alia forma pronunciatorum raquo 245 laquo Itam pronunciata quaedam sunt necessaria quae semper vera sunthellipraquo ibid p 19246 Pour lrsquoorigine aristoteacutelicienne du laquo carreacute logique raquo voir Sur lrsquointerpreacutetation chap7 et 17b Sous cette forme le laquo carreacute logique raquo nous est ducirc agrave lrsquoœuvre drsquoApuleacutee et son Peri hermeneias (connu sous son nom grec mais dont on doute de lrsquoauthenticiteacute) Pour le tableau ici preacutesenteacute voir Compendiaria op cit p 21

133

Les oppositions canoniques du contraire du subcontraire et des contradictoires ont agrave

peine besoin drsquoecirctre commenteacutes ils srsquoinscrivent fidegravelement dans la longue tradition de la

logique post-aristoteacutelicienne Quant au schegraveme de la relation substantielle ndash la causaliteacute ndash il

sera notamment agrave lrsquoœuvre dans la distinction des formes du jugement cateacutegorique et

hypotheacutetique ndash la relation de cause agrave effet fournissant la matrice structurelle de la forme

judicative du sihellipalors247 La Critique de la raison pure de Kant et son analytique

transcendantale nous ont habitueacute agrave reconnaicirctre cette homologie ou cet isomorphisme entre les

structures judicatives et les structures cateacutegoriales248 Mais lrsquoideacutee de cette eacutequivalence nrsquoest ni

propre agrave Kant ni speacutecifique agrave Melanchthon elle relegraveve drsquoabord de la logique de lrsquoanalytique

scolastique et trouve mecircme sans doute ses premiers germes dans certains deacuteveloppement de

lrsquoOrganon aristoteacutelicien249

sect14 La refondation scheacutematique de la syllogistique et la probleacutematique de la logique propositionnelle

(stoiumlcienne)

Le troisiegraveme livre du Compendiaria est lrsquooccasion dans sa premiegravere partie drsquoune

exposition succincte de la theacuteorie des syllogismes ndash et plus largement des diffeacuterentes formes

drsquoinfeacuterences valides ou mutileacutes Ici encore le manuel ne renferme aucune innovation

remarquable Melanchthon exhibe les diffeacuterentes figures syllogistiques (laquo figuris

247 Voir Ibid p 21 laquo De pronunciatio hypothetico raquo248 Kant laquo Des concepts purs de lrsquoentendement ou des cateacutegories raquo (Analytique transcendantale) in Critique de la raison pure III 92 [A79 B105] laquo De cette maniegravere on trouve exactement autant de concepts purs de lrsquoentendement qui se rapportent a priori aux objets de lrsquointuition en geacuteneacuteral qursquoil y avait dans la table preacuteceacutedente de fonctions logiques dans tous les jugements possibles car les fonctions en question eacutepuisent lrsquoentendement eten mesurent complegravetement le pouvoir raquo (Traduction de lrsquoeacutedition Gallimard 1980) 249 Joan Busquets Logique et langage op cit

134

syllogismorum raquo)250 mentionnant ensuite les cas de lrsquoenthymegraveme de lrsquoinduction de

lrsquoexemple et des modes drsquoassemblages sous lesquels peuvent srsquoautoriser les liaisons de

plusieurs syllogismes dans une argumentation (laquo de coaecervatione raquo) Ici encore crsquoest le

schegraveme quantitatif qui commande la configuration des diffeacuterentes figures infeacuterentielles Le

syllogisme notamment se trouve structureacute selon que la majeure et la mineure soient

pareillement des eacutenonceacutes universels ou que la mineure soit particuliegravere251 De la mecircme

maniegravere lrsquoinduction relegraveve aussi ndash comme chez Agricola ndash du schegraveme quantitatif du tout et

des parties Lrsquoopposition du syllogisme et de lrsquoinduction est homologue agrave la structure logique

qui construit la distinction de la deacutefinition et de la division si le syllogisme est reacutegressif et

disseacutecatoire (ou purement analytique) lrsquoinduction est progressive et procegravede par accumulation

drsquoeacuteleacutements (jusqursquoagrave son ideacuteal de validiteacute qui coiumlncide avec la synthegravese totale des parties)252

Lrsquoexemple et lrsquoenthymegraveme constituent quant agrave eux et ce nrsquoest lagrave encore qursquoune simple

reacutepeacutetition des theacuteories dialectiques meacutedieacutevales - les deux scheacutemas deacuteficients les deux formes

mutileacutes et imparfaites qui correspondent respectivement agrave lrsquoinduction et au syllogisme253

La theacuteorie de la coacervatio254 ndash le terme latin pouvant ecirctre rendu par le franccedilais

laquo assemblage raquo ndash preacutesente plus drsquooriginaliteacute que les deacuteveloppements preacuteceacutedents Cette theacuteorie

srsquoinscrit sans doute dans la volonteacute de meacutenager une place au sein de la nouvelle dialectique

aux acquis de la logique stoiumlcienne trop souvent deacutelaisseacutee dans lrsquouniversiteacute scolastique sous

lrsquoeffet de la preacutegnance ndash et du quasi-monopole ndash de la logique aristoteacutelicienne255 Nous savons

que la logique stoiumlcienne est une logique des propositions par opposition agrave la logique

syllogistique qui peut ecirctre dite logique des preacutedicats Une logique est propositionnelle quand

elle deacutecrit des scheacutemas drsquoinfeacuterence valides qui ne mettent en jeu que des structures formelles

de relations entre propositions eacuteleacutementaires sans engager lrsquoanalyse des eacuteleacutements de ces

propositions de deacutepart Les structures formelles de relations sont appeleacutees dans la logique

contemporaine des connecteurs (implication mateacuterielle disjonction conjonction etc)

Evidemment la logique syllogistique est preacutedicative en ce sens ougrave la validiteacute des scheacutemas

infeacuterentiels qursquoelle exhibe requiert que soit analyseacute le mode de relations que le sujet entretient

avec le preacutedicat des eacutenonceacutes simples qui la compose ndash et notamment lrsquoextension de la

preacutedication signaleacutee par un quantificateur (particulier universel etc) Une theacuteorie de

250 Compendiaria op cit p 30 laquo De figuris syllogismorum raquo251 Ibid p 33-36252 Ibid p 40 laquo De inductione raquo253 Ibid p 37 laquo De enthymemate raquo laquoEst autem enthymeme imperfectus syllogismushellipraquo voir p 42 laquo De exempla raquo pour le cas de lrsquoexemple dont on distingue les modes de la fable de lrsquoapologue etc254 Voir ibid p 43255 Voir J Busquet opcit

135

lrsquoinfeacuterence qui vise drsquoabord agrave marquer la matrice cateacutegoriale cest-agrave-dire lrsquoinfrastructure

ontologique des proceacutedures deacuteductives est eacutevidemment une logique des preacutedicats Et en ce

sens la dialectique meacutelanchthonienne srsquoinscrit sans aucun doute possible dans la tradition des

logiques syllogistiques Le chapitre sur la coacervatio marque pourtant une seacuterie de reacutefeacuterences

souvent implicite agrave la logique stoiumlcienne Crsquoest ainsi que les regravegles drsquoassemblage des eacutenonceacutes

srsquoeacutenoncent drsquoabord agrave partir de lrsquoexemple drsquoune jonction de deux seacuteries de jugements qui

prennent les allures de deux modus ponens Toutefois et dans la ligneacutee encore une fois de la

logique post-aristoteacutelicienne256 ce modus ponens se laisse encore formuler sous le terme de

laquo syllogisme raquo Nous verrons que cela participe sans doute drsquoun programme257 ndash dont notre

auteur nrsquoesquisse ici que les premiers traits ndash drsquointeacutegration des formes deacuteductives de la

logique stoiumlcienne sous le systegraveme drsquoune dialectique des preacutedicats

laquo Lrsquoassemblage [coacervatio] est lrsquounion du syllogisme par laquelle sont connecteacutes par unegradation des eacutenonceacutes qui preacutesentent le mecircme structure Par exemple si nous affirmons agrave lafois que laquo si le laurier existe alors lrsquoarbre existe raquo et que laquo si lrsquoarbre existe alors lasubstance existe raquo alors nous pouvons dire laquo si le laurier existe alors la substanceexiste258 raquo

La laquo gradation raquo (lrsquoablatif laquo gradatione raquo) au moyen duquel la coacervatio srsquoexeacutecute

doit ici se comprendre tregraves simplement comme le passage progressif agrave un plus grand degreacute de

geacuteneacuteraliteacute En ce sens le schegraveme analytique agrave lrsquoœuvre dans lrsquoassemblage des syllogismes est

tout simplement le schegraveme syllogistique lui-mecircme cest-agrave-dire le schegraveme de lrsquoinclusion du

tout dans sa partie (ou de lrsquoespegravece dans son genre) Le laurier est une partie du genre arbre et

lrsquoarbre est une partie du genre substance donc le laurier est aussi une partie du genre

substance laquo Tout laurier est un arbre Tout arbre est une substance Donc tout laurier est une

substance raquo Lrsquounion des syllogismes est donc toujours elle-mecircme un syllogisme Toutefois

cette premiegravere interpreacutetation ne peut suffire agrave rendre raison de la pleine signification de la

coaecervatio ici deacutecrite Car Melanchthon nous dit que cet assemblage doit ecirctre elle-mecircme

une union de syllogismes Or les composantes de notre coacervatio tels qursquoils se laissent

formuleacutes ici ne nous apparaissent pas comme des syllogismes mais comme des simples

256 Sur la maniegravere dont Aristote tente de rendre compte du modus ponens sous le scheacutema syllogistique voirlrsquoexplication du syllogisme hypotheacutetique au vingt neuviegraveme chapitre [45b] des Premiers Analytiques257 Nous ne voudrions pas par lagrave soumettre lrsquohypothegravese que ce programme est propre agrave Melanchthon Ilappartient aussi en partie ndash et encore une fois ndash agrave la tradition de la logique meacutedieacutevale Voir par exemple lecommentaire de St Thomas agrave la theacuteorie aristoteacutelicienne des syllogismes hypotheacutetiques Thomas drsquoAquin In IPostAnal 19 sect 61258 laquo Cognata syllogismo coacervatio est qua res eiusdem ordinis ceu gradatione quadam connectuntur Ut quodLaurus est arbor est quod arbor est substantia est ego quod Laurus est substantia est raquo ibid p 46

136

eacutenonceacutes hypotheacutetiques (sihellipalors) Quelle signification ndash et eacuteventuellement quelle esquisse de

solution ndash pouvons nous proposer pour lever cette difficulteacute Elle reacuteside sans doute tout

entiegravere dans lrsquoostension de la pleine originaliteacute du preacutedicat drsquoexistence qui est le preacutedicat

commun agrave tous les eacutenonceacutes de notre laquo assemblage raquo et qui confegravere une allure drsquoeacutenonceacute

hypotheacutetique agrave ce qui est en fait un modus ponens deacuteguiseacute

En effet un eacutenonceacute du type de celui qui occupe le statut de conclusion dans notre

exemple preacuteceacutedent nrsquoa de fonctionnaliteacute discursive qursquoagrave supposer qursquoon vise preacuteciseacutement agrave

deacutemontrer lrsquoexistence de la substance universelle agrave partir du constat de lrsquoexistence du singulier

individuel Mais pouvoir disposer drsquoun langage formel et drsquoune structure argumentative qui

puissent aboutir agrave la deacutemonstration drsquoune existence crsquoest lagrave le point drsquoachoppement de toute

la logique syllogistique Une logique strictement preacutedicative (ou cateacutegoriale) comme celle de

Melanchthon ne pouvait rendre raison du preacutedicat laquo existentiel raquo et donc ne pouvait non plus

rendre raison du constat ou de la position drsquoexistence drsquoun fait En effet un tel constat aurait

ducirc encore srsquoeacutenoncer sous la forme drsquoune liaison preacutedicative eacuteleacutementaire Si la logique

syllogistique inclut bien parfois le recours agrave des eacutenonceacutes hypotheacutetiques elle ne peut toutefois

tirer les pleines ressources de lrsquoopeacuterativiteacute logique de ces types drsquoeacutenonceacutes (sur lesquels

signalons le toute la logique contemporaine est presque entiegraverement fondeacutee259) Et elle ne le

peut en cela drsquoabord qursquoelle se montre aveugle aux scheacutemas drsquoune logique purement

propositionnelle comme celui du modus ponens Nous croyons que Melanchthon touchait

peut-ecirctre ici agrave lrsquooccasion de ces quelques consideacuterations sur la coacervatio agrave ces difficulteacutes

nodales de tout systegraveme logique

Crsquoest en ce sens que le Compendiaria se bouclera preacuteciseacutement sur une inteacutegration

explicite des scheacutemas de la logique stoiumlcienne (modus ponens mais aussi modus tollens et les

infeacuterences de la disjonction) Ces scheacutemas sont encore traiteacutes comme des syllogismes ndash

syllogismes hypotheacutetiques ou disjonctifs ndash et en cela la lettre de lrsquoanalyse srsquoinscrit aussi dans

la droite ligne de la tradition de la logique meacutedieacutevale Toutefois la situation discursive eacutetrange

de ces quelques analyses deacuteveloppeacutees agrave lrsquooccasion du dernier livre sur les loci

successivement agrave lrsquoexposition des schegravemes de lrsquoargumentation vraisemblable nous incline

encore agrave penser que Melanchthon devait apercevoir ici lrsquoimpossibiliteacute de traiter de ce type

drsquoinfeacuterences propositionnelles sur le simple modegravele de la logique des preacutedicats Nous

reproduisons ici les deacuteveloppements touchant agrave ces quelques questions260

259 Voir notamment lrsquoentreprise du laquo langage formulaire raquo de Frege qui reacuteduit les modes de conjonctions entre eacutenonceacutes agrave la seule forme hypotheacutetique (implication mateacuterielle) Frege Ideacuteographie Paris VRIN 1999260 Ibid p 63

137

sect15 Lrsquoambiguiumlteacute apparente du lieu commun

Le quatriegraveme livre du Compendiaria touche agrave la question des lieux communs En ce

sens il concerne eacutevidemment directement lrsquointention de notre eacutetude Nous le laisserons

138

pourtant dans une certaine mesure de cocircteacute drsquoune part parce que le volet dialectique de la

topique du reacuteformateur a eacuteteacute deacutejagrave eacuteclairci dans ses principes par les quelques consideacuterations

preacuteceacutedentes mais surtout drsquoautre part parce que le manuel de 1520 fait signe agrave lrsquooccasion de

ce dernier livre en direction drsquoanalyses qui se rattachent plus directement agrave la sphegravere

drsquoautoriteacute de la discipline rheacutetorique ndash que nous eacutetudierons agrave lrsquooccasion de notre prochain

chapitre Passons donc pour le moment tregraves largement sur la theacuteorie et la deacutefinition geacuteneacuterales

des lieux Cette deacutefinition fait eacutevidemment eacutecho aux doctrines drsquoAgricola mais aussi aux

meacutetaphores ciceacuteroniennes sur le locus La fonction inventive de ce locus srsquoy trouve agrave nouveau

signaleacutee Cette invention ndash tregraves traditionnellement en un sens ndash se voit encore assigneacutee agrave la

tacircche de la deacutecouverte oratoire des arguments Lrsquoinvention des arguments est dite

laquo dans toute argumentation la premiegravere et la plus difficile [des tacircches]261 raquo

Pour cette raison mecircme lrsquoorateur se doit de disposer drsquoun instrument qui puisse

encadrer drsquoavance lrsquoeffort de cette invention Cet instrument ndash les lieux communs

eacutevidemment ndash permettent de fournir au discours sa matiegravere [materia] et ses premiegraveres

reacutefeacuterences262 Dans lrsquoouvrage de 1520 Melanchthon semble soucieux drsquoassurer la synthegravese

entre une vision formaliste ou structurelle des lieux comme celle drsquoAgricola et une

conception plus classique plus en vogue agrave lrsquoeacutepoque notamment chez les partisans drsquoErasme

et qui rattache le locus de lrsquoargumentation agrave un aide meacutemoire agrave une collection de citations ou

aux principes des themata selon lesquels srsquoordonnent les diffeacuterentes sciences particuliegraveres263

Nous pouvons ainsi dans le Compendiaria identifier au moins trois significations distinctes

des loci communes

a) Les loci sont drsquoabord des sentences geacuteneacuterales des citations ceacutelegravebres ou des

formules principielles (on pourrait dire ici laquo axiomes raquo sans risquer le contre-sens) qui

renvoient et rendent raison de maniegravere significative au thema quelconque de tout discours

possible264 En ce sens la pertinence et lrsquoefficaciteacute discursives du locus comme sentence se

261 laquo In omni argumentatio rerum inventio et prima est et difficillima raquo ibid p 45262 Voir ibid p 45263 Sur la conception drsquoErasme ndash telle qursquoelle se fait jour notamment dans son De Copia - voir les ouvragesgeacuteneacuteralistes deacutejagrave citeacutes drsquoAnn Moss ou de Peter Mack Ann Moss notamment note au sujet de la conceptioneacuterasmienne des loci eacutecrira ainsi laquo Les lieux communs-sententiae chez Erasme eacutetaient typiquement des formesverbales des expressions linguistiques extraites de textes litteacuteraires ou comme les adages trouveacutees encastreacuteesdans la langue latine raquo (op cit p 106 pour la traduction franccedilaise) Mais cette conception semble ndash crsquoest dumoins ce qursquoaffirme Ann Moss ndash ecirctre aussi celle de Vivegraves264 laquo Hactenus argumentorum formulas praescripsimus et lineas duximus quibus circunscribi argumentumdebetn quo ordine quibus modis velit seromins natura compingi sententiam seu orationem ad probandum thema

139

mesure drsquoabord au principe certitude comme instrument dialectique de lrsquoinvention drsquoune

argumentation approprieacutee la sentence ou la formule doit ecirctre elle-mecircme approprieacutee au sujet

mis en jeu

b) Les loci sont ensuite les capita sous lesquelles srsquoordonnent les diffeacuterentes

sentences citations et formules en question Par lagrave les loci sont encore les rubriques ou les

theacutematiques qui structurent lrsquoinventaire des reacutefeacuterences classiques Ainsi notre auteur pourra

reacutepertorier et commenter dans lrsquoun des derniers chapitres du livre les lieux de la nation de

lrsquoeacuteducation et de la discipline de la fortune de la patrie etc265 Pris en ce sens les lieux

apparaissent drsquoabord comme les lieux de lrsquoinvention des argumentations oratoires Toutefois

le locus comme theacutematique ne doit pas srsquoentendre dans le sens restreint drsquoune simple

taxinomie meacutethodologique ou mecircme peacutedagogique Degraves lrsquoouvrage de 1520 Melanchthon

nrsquoadhegravere pas pleinement agrave la conception eacuterasmienne des lieux ni au programme drsquoune

collection des sentences Les laquo capita raquo des formules doivent srsquoentendre ici aussi dans un

sens drsquoabord eacutepisteacutemologique Les theacutematiques ce sont drsquoabord les theacutematiques

laquo objectives raquo - les matiegraveres - des sciences et des arts positifs Le locus nrsquoest plus seulement

lrsquoopeacuterateur de lrsquoabondance (copia) ici deacutejagrave transparaicirct en creux la latence de sa fonction

rectrice reacutegulatrice ndash et nous le verrons bientocirct reacuteductrice et abreacuteviative

c) Les loci sont enfin les lieux communs de la dialectique ndash ici redeacutefinis comme

lieux de la deacutefinition266 Ces lieux ce sont ceux que nous rencontrons implicitement depuis le

deacutebut de cette eacutetude du Compendiaria comme schegravemes purs des diffeacuterentes opeacuterations

analytiques ndash deacutefinition division construction des eacutenonceacutes infeacuterences etc Preacutesenteacutes agrave la

toute fin du manuel ils meacuteritent que nous nous y attardions davantage

sect16 Les lieux communs dialectiques comme loci finitionum la refondation analytique de la science

de lrsquoargumentation

Nous avons tregraves peu mentionneacute le label explicite de ces laquo lieux communs raquo depuis le

deacutebut de ce chapitre Nous avons certes longuement discuteacutes des genres des deacutefinitions des

formes de divisions des modes drsquoeacutenonceacutes des figures des syllogismes et surtout des

diffeacuterents scheacutematismes ou proceacutedures analytiques agrave lrsquoœuvre dans le divers de ces opeacuterations

Nous avons vu en quel sens les preacutedicables et les cateacutegories fournissaient la matrice

structurelle de ce scheacutematisme Et nous nous sommes longuement attardeacutes sur le sens profond

quodcunque accomodata raquo ibid p 44265 Voir ibid p 48-52266 Voir laquo Finitio raquo in ibid p 53

140

de la juxtaposition des deux eacutechelles de significations ndash logiques et reacutefeacuterentielles ndash que

configurait la distinction des fonctionnaliteacutes de ces preacutedicables et preacutedicaments Mais le lieu

dans tout cela Nous avons vaguement pu voir affleurer son empreinte ce nrsquoest pourtant

qursquoagrave la fin de lrsquoouvrage que Melanchthon nous livre les cleacutes du mystegravere Le dernier chapitre

traite des laquo lieux usuels de la deacutefinition raquo (laquo usus loci finitionum raquo)267 Ce titre impose

drsquoembleacutee deux remarques la premiegravere crsquoest que lrsquo laquo usuel raquo en question doit srsquoentendre au

sens de ce qui opegravere de ce qui est agrave lrsquoœuvre de ce qui procegravede Opeacuterer crsquoest aussi opeacuterer

sous les lieux de la deacutefinitions sont en un sens des arcanes des matrices cacheacutees ndash des

infrastructures ndash du processus analytique

La preuve de cet ecirctre-cacheacute crsquoest preacuteciseacutement qursquoaucun des deacuteveloppements

consacreacutes aux meacutethodes des deacutefinitions des divisions des syllogismes ou des argumentations

nrsquoa tenu pour utile de signaler leur existence ce qui est donc premier logiquement ne

srsquoexhibe ici que dans le dernier chapitre de lrsquoœuvre Ce nrsquoest que parce que nous connaissions

la fin de lrsquohistoire que nous avons su interpreacuteter par avance le sens de ses manifestations

anteacuterieures lrsquoexposition de la meacutethode deacutefinitionnelle ne faisaient ainsi qursquoallusivement

reacutefeacuterence au scheacutematisme de la causaliteacute du tout et des parties ou des contrarieacuteteacutes avant cette

derniegravere section Deuxiegraveme remarque sur ce titre Melanchthon nous parle de lieux de la

deacutefinition Et nous le verrons ces loci finitionum correspondent tregraves preacuteciseacutement aux lieux de

la dialectique elle-mecircme ndash ceux drsquoAgricola par exemple La dialectique serait-elle reacuteductible agrave

la matrice de son opeacuteration deacutefinitionnelle Crsquoest ce que nous croyons Toute analytique ndash y

compris lrsquoopeacuteration syllogistique ou inductive ndash fonctionne au fond selon le scheacutema

eacuteleacutementaire de la deacutefinition Lrsquoart de penser et lrsquoart de discourir sont drsquoabord un art de

deacutefinir Et la dialectique eacutepuise ainsi drsquoavance ses principes fondamentaux dans lrsquoexamen des

modegraveles de la deacutefinition

Les loci finitionum de Melanchthon sont dans le Compendiaria de 1520 du moins

au nombre de huit le genre (genus) lrsquoespegravece (species) la diffeacuterence (differentia) le tout et

les parties (totum et partes) la cause (causa) lrsquoeffet (eventa) la contrarieacuteteacute (pugnantia) et le

semblable (simile)268 Nous y reconnaissons eacutevidemment les trois schegravemes tireacutes de la liste des

preacutedicables et les cinq schegravemes tireacutes des relations quantitatives (tout et partie) substantielles

(cause et effet) et qualitatives (contraire et semblable) qui appartiennent agrave la table des

cateacutegories Les lieux sont ici drsquoembleacutee preacutesenteacutes dans leur opeacuterativiteacute scheacutematique Ils sont

ainsi ressaisis comme les matrices fonctionnelles de certains scheacutemas argumentatifs Ces

267 Voir ibid p 54268 Ibid p 55

141

scheacutemas argumentatifs renvoient moins ici aux formes valides drsquoinfeacuterences (comme celles des

Analytiques drsquoAristote) qursquoaux topiques des argumentations discursives Ainsi le schegraveme des

contraires preacutesente-t-il une seacuterie drsquoantagonismes canoniques (le chaud et le froid le noir et le

blanc etc)269 qui peuvent servir de principes agrave la construction drsquoarguments oratoires (Le lion

aime le chaud le chaud est le contraire du froid il fait froid agrave Oslo il ne peut donc y avoir de

lion agrave Oslo) De la mecircme maniegravere le locus du genre deacuteveloppera le schegraveme argumentatif

suivant

laquo [Par le genre] les arguments conduisent du genre agrave lrsquoespegravece neacutegativement La teacutemeacuteriteacutenrsquoest pas une vertu donc le courage non plus270 raquo

Le sens de lrsquoexemple est particuliegraverement difficile agrave saisir Il suppose le cadre drsquoune

oratio au sein de laquelle un orateur entendrait par exemple montrer ndash chose eacutetrange si lrsquoon

srsquoen tient agrave lrsquoEthique271 aristoteacutelicienne ndash que le courage nrsquoest pas une vertu Une telle

argumentation pourrait passer par la subsomption de lrsquoespegravece laquo courage raquo sous le genre

laquo teacutemeacuteriteacute raquo On y montrerait par exemple ndash si lrsquoon nous permet de restituer ainsi le sens de la

citation ndash que tout courage suppose au fond une inhibition de la peur donc nrsquoest qursquoune

certaine modaliteacute ou espegravece de lrsquoinconscience de la folie (temeritas) etc Evidemment

lrsquoargument est ici preacutesenteacute sous la forme drsquoun enthymegraveme (certaines preacutemisses nrsquoapparaissent

pas) Mais mecircme agrave supposer toutefois que les principes manquants puissent ecirctre reconstitueacutes

il nrsquoest pas sucircr que le schegraveme soit ici analytiquement pertinent certaines proprieacuteteacutes pouvant

ecirctre eacutevidemment attribueacute agrave lrsquoespegravece sans ecirctre pour autant neacutecessairement attribueacute au genre ndash et

notamment toutes les diffeacuterences lrsquohomme est un animal doueacute de lrsquousage de la parole ce qui

nrsquoimplique pas ndash et crsquoest mecircme le principe de la fonctionnaliteacute logique de la diffeacuterence ndash que

lrsquoanimal le soit La supposition implicite que fait Melanchthon est donc toujours que la

proprieacuteteacute communeacutement nieacutee soit elle-mecircme plus laquo geacuteneacuterique raquo et universelle que le genre et

lrsquoespegravece en question (ce qui fonctionne dans le cas de la vertu) Mais lagrave nrsquoest pas lrsquoessentiel

Ce qursquoil importe de voir crsquoest que le but du scheacutematisme topique ainsi preacutesenteacute nrsquoest

preacuteciseacutement plus drsquoexhiber une seacuterie de structures neacutecessairement concluantes (les infeacuterences

valides adosseacutees sur une seacuterie de meacutecanismes deacuteductifs) mais seulement des scheacutemas

drsquoinfeacuterences oratoires persuasifs Crsquoest de la persuasion de lrsquoauditoire et non plus de la

269 Voir laquo Pugnantia raquo ibid p 60 laquo Contrariorum quae pugnantes qualitates sunt ut calidum frigidu album nigrumhellip raquo270 laquo A genere ad species ducuntur argumenta per negatione ut Temerita no est virtus igitur nec fortitudo est raquo ibid p 55271 Voir Ethique agrave Nicomaque livre 4

142

rigueur formelle de lrsquoargumentation qursquoil srsquoagit de srsquoassurer ici dans ce quatriegraveme livre

Toutefois lrsquoopposition du persuasif et du concluant ne saurait ecirctre ici au principe drsquoune

scansion irreacuteductible le persuasif nrsquoest toujours qursquoun neacutecessiteacute mutileacutee raccourcie abreacutegeacutee

Lrsquoinfeacuterence valide de la logique ordinaire et lrsquoinfeacuterence oratoire de la topique dialectique

tirent leur opeacuterativiteacute drsquoune source toujours commune les lieux communs de la deacutefinition En

ce sens Melanchthon fait sienne encore agrave sa maniegravere la conclusion drsquoAgricola Crsquoest en

effet dans le Compendiaria partout et toujours une mecircme force analytique qui reacutegit

pareillement lrsquoeacuteconomie de la preuve et lrsquoeacuteconomie de la foi ndash le fiduciaire se ressaisissant

dans lrsquoanalyse comme lrsquoanalyse se raccourcit dans la foi Et la foi et la logique se

rencontreront encore autour drsquoun mecircme impeacuteratif de meacutethode lrsquoexigence drsquoabreacuteviation

sect17 Conclusion

Ici se boucle notre parcours ndash encore nettement insuffisant srsquoil devait ecirctre parcouru

pour lui-mecircme ndash du Compendiaria meacutelanchthonien Nous y avons gagneacute un concept

rigoureux et laquo opeacuteratoire raquo du lieu comme schegraveme et artisan proceacutedural de la deacutefinition des

termes simples Comment srsquoarticule cette conception dialectique du lieu avec son antistrophe

rheacutetorique Crsquoest lagrave ce que nous tenterons de voir dans le prochain chapitre Pour lrsquoheure

contentons nous de reacutepeacuteter ndash et ce nrsquoest pas lagrave une redondance superflue ndash ces quelques mots

conclusifs si lrsquoars docendi est un art de lrsquoenseignement il lrsquoest certes comme art drsquoenseigner

ndash au sens de lrsquoensemble des techniques didactiques ndash mais il lrsquoest encore aussi comme science

de la doctrine On perd donc lrsquoessentiel de la signification de lrsquoars docendi si lrsquoon tient

absolument agrave lrsquointerpreacuteter comme le geste drsquoune reacuteduction de la dialectique agrave la didactique ou

agrave la peacutedagogie En reacutealiteacute crsquoest lrsquoidentification mecircme de ces deux dimensions seacutemantiques de

lrsquoenseignement ndash verbale et substantive cest-agrave-dire active et objective ndash qui constitue la cleacute

de voucircte et le nerf de la theacuteorie melanchthonienne de la dialectique Lrsquoactiviteacute du docendi est

drsquoabord la productiviteacute drsquoune doctrine et lrsquoenseignement ndash comme acte effectif drsquoenseigner ndash

est toujours pour cette raison mecircme aussi une construction doctrinale Enseigner au-delagrave du

sens restrictivement didactique ou plutocirct agrave mecircme ce sens crsquoest pour Melanchthon toujours

construire et transmettre une doctrine

Crsquoest cette dimension productive ou opeacuteratoire de lrsquoenseignement qui rend raison de

lrsquoideacutee drsquoune deacutelimitation de la dialectique au strict champ du docere Ainsi compris la

dialectique apparaicirctra comme la technique de la production doctrinale Mais cette dialectique

143

est encore une logique une science du raisonnement cest-agrave-dire des formes valides

drsquoinfeacuterences La dialectique crsquoest donc lrsquoart du raisonnement mis au service de la

construction doctrinale Ou pour le dire mieux encore la technique du rassemblement drsquoun

divers de notions drsquoeacutenonceacutes ou drsquoarguments dans lrsquouniteacute drsquoune suite drsquoarticles assembleacutes

selon les modes de liaison ou drsquoinfeacuterences argumentatives deacutefinies par la logique En bref en

rattachant dialectique et construction de la doctrine Melanchthon nrsquoinvente rien drsquoautre que la

forme du systegraveme scientifique moderne272 enseigner crsquoest toujours transmettre un systegraveme

Et la charpente structurelle le nerf de la systeacutematiciteacute du systegraveme crsquoest le lieu comme entiteacute

cateacutegoriale primitive et scheacutematisme deacutefinitionnel

272 Dans lrsquoexpression laquo systegraveme scientifique moderne raquo nous entendons drsquoabord confeacuterer au terme mecircme delaquo moderne raquo le sens que lui confegraverent ordinairement les historiens agrave savoir preacuteciseacutement lrsquoeacutepoque qui preacutecegravede lemonde contemporain Le problegraveme de la systeacutematiciteacute ne se pose sans doute pas aujourdrsquohui dans la science dansles termes par lesquels nous le formulons ici Ce agrave quoi nous faisons reacutefeacuterence crsquoest bien plutocirct agrave lrsquoideacuteal desysteacutematiciteacute qui est drsquoune part celui de lrsquoaxiomatique ou de la laquo meacutethode geacuteomeacutetrique raquo de lrsquoacircge carteacutesien etdrsquoautre part celui de lrsquoideacutealisme allemand (Voir par exemple lrsquointroduction agrave la Doctrine du droit de Kant oubien sucircr les reacuteflexions heacutegeacuteliennes de lrsquointroduction de lrsquoEncyclopeacutedie) Par delagrave les dispariteacutes eacutevidentes de cesmodegraveles de construction systeacutematique nous pouvons toutefois retrouver partout la reacutemanence de quelquesmobiles communs et notamment le principe drsquoorganiciteacute et le principe de fondation et de neacutecessiteacute des eacutenonceacutesEn soulevant lrsquohypothegravese de cette systeacutematiciteacute nous rattachons le reacutesultat de notre eacutetude aux thegraveses anciennesque O Ritschl formulait deacutejagrave dans son System und systematische Methode in der Geschichte deswissenschaftlichen Sprachgebrauchs und die der philosophischen Methodologie Bonn 1906 Cette reacutefeacuterence estciteacutee et commenteacutee en note dans le Veriteacute et Meacutethode de Gadamer (op cit) p 193 pour la traduction franccedilaise(op cit) Ritschl montre que la naissance de la meacutethodologie systeacutematique est lieacutee agrave Wittenberg agrave lrsquoexigence dereconstruire organiquement le contenu doctrinal de la Bible agrave partir des lieux communs contre la forme delrsquoeacutelaboration encyclopeacutedique de la somme scolastique (parcours compreacutehensif des articles de la foi)

144

145

CHAPITRE III

Coordonneacutees et ministegravere de la rheacutetorique dans le systegraveme de lrsquoars disserendi interpreacutetationtheacuteorie de lrsquoeacuteloquence et construction topique de lrsquoaffectiviteacute

sect1 La coopeacuteration de la rheacutetorique et de la dialectique la formule drsquoun problegraveme

Si la dialectique se constitue donc comme la matrice de lrsquoars docendi si comme

nous avons tenteacute de lrsquoindiquer au cours de notre dernier chapitre le deuxiegraveme art du trivium

eacutepuise deacutejagrave par soi le champ drsquoefficience du docere et en ce sens encore la meacutethode mecircme

de la constitution de la doctrine de quel reste de quels interstices ou de quelles marges la

rheacutetorique peut-elle encore bien se preacutevaloir au sein du systegraveme des arts du discours Sous

quel rapport drsquoinclusion ndash mais peut-ecirctre aussi drsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute ndash lrsquoœuvre propre de la

rheacutetorique se laisse-t-elle donc finalement encore situer vis-agrave-vis de lrsquoenclos didactique que se

meacutenage drsquoavance la science de lrsquoinvention argumentative Et ce reste ndash donc ndash nrsquoest-il

toujours vraiment qursquoun reste ndash fragment oratoire reacutesiduel en marge de cette part drsquoopeacuterativiteacute

deacutevolue agrave lrsquoenseignement agrave la science et agrave la doctrinaliteacute Cette interstice est-elle toujours

bien si univoquement interstitielle

Lrsquoœuvre laquo linguistique raquo de Melanchthon est nous le verrons lrsquooccasion drsquoune

reprise et drsquoune reacuteeacutelaboration constantes du problegraveme antique de la coopeacuteration de la

dialectique et de la rheacutetorique au sein de lrsquoars disserendi Les solutions classiques au

problegraveme de cette collaboration273 ndash si tant est qursquoon puisse se permettre de les envisager avec

une telle grossiegravereteacute de vue ndash se greffaient ordinairement sur le reacuteseau des deacuteclinaisons

notionnelles qui gravitent autour de lrsquoopposition native drsquoune science des principes discursifs

et drsquoune science de leurs applications circonstancielles ndash noyau dissociatif inaugural autour

duquel srsquoenchaicircnent et srsquoagglutinent par suite les oppositions deacuteriveacutees et diverses de

lrsquoargumentation formelle et de sa situation discursive du discours en soi et du discours

273 Au-delagrave des ouvrages geacuteneacuteralistes sur les lieux communs deacutejagrave reacutefeacuterenceacutes (les deux Peter Mack et lrsquoouvragedrsquoAnn Moss) on pourra consulter les travaux de Franccediloise Desbordes La rheacutetorique antique lrsquoart de persuaderParis Hachette 1996 et le recueil Scripta varia rheacutetorique antique et litteacuterature latine Louvain Peeters 2006On pourra encore se reporter en langue franccedilaise aux textes du colloque international sur la penseacutee antique du17 18 et 19 deacutecembre 1992 agrave lrsquouniversiteacute de Nice rassembleacutes par Jean Michel Gally et Antoine Thivel Larheacutetorique grecque Nice Presses universitaires 1992 Voir aussi en langue anglaise Marta Spranzi The art ofdialectic between dialogue and rhetoric Philadelphia J Benjamins Pub 2011 A Quirogua Puertas Thepurpose of rhetoric in late antiquity from performance to Exegesis Tuumlbingen Mohr Siebeck 2013 et DSansone Greek drama and the invention of rhetoric Oxford Wiley-Blackwell 2012

146

formuleacute de la preuve et de son ornement de la conviction et de la persuasion ndash jusqursquoagrave faire

signe plus radicalement parfois vers la scansion de la veacuteriteacute et de lrsquoeacuteloquence ndash etc

La question du sens qursquoil convient de precircter agrave la mysteacuterieuse laquo antistrophe raquo sous

laquelle Aristote274 entendait rendre raison du mode drsquoarticulation des deux disciplines

oratoires a motiveacute le foisonnement drsquoune litteacuterature secondaire ndash classique et contemporaine ndash

presque innumeacuterable275 Nous ne tenterons pas ici de reacutesumer les principales options

interpreacutetatives sous lesquelles nous pourrions entreprendre drsquoeacutetablir une classification de ces

commentaires Il semble qursquoil faille en fait et modestement srsquoen tenir dans le champ du

traitement antique de la question qui est la nocirctre agrave une solution et agrave une signification toute

simple dans la tradition oratoire classique grecque et romaine la rheacutetorique se distingue de

la dialectique en cela drsquoabord qursquoelle se voit situeacutee et deacutetermineacutee comme la technique du

discours public ndash du discours prononceacute devant une ἐκκλησία ou une assembleacutee276 Si

dialectique et rheacutetorique sont donc pareillement des disciplines directement pragmatiques277 ndash

des techniques ndash leurs fins respectives divergent toutefois en ceci que la dialectique ne vise

que la construction formelle drsquoune argumentation discursive lagrave ougrave la rheacutetorique srsquoattache

drsquoabord agrave la tacircche de persuader une audience278 Crsquoest agrave partir de cette divergence des fins que274 laquo La rheacutetorique est lrsquoantistrophe de la dialectique car lrsquoune et lrsquoautre portent sur des matiegraveres qui eacutetantcommunes drsquoune certaine maniegravere agrave tout le monde sont de la compeacutetence de tout un chacun et ne relegraveventdrsquoaucune science deacutelimiteacutee raquo Aristote Rheacutetorique op cit 1354 a 1275 Sur cette question voir PD Brandes laquo The composition and preservation of Aristotlersquos Rhetoric raquo in SpeechMonographs V35 1968 p482-491 JB Brunschwig laquo Rheacutetorique et dialectique Rheacutetorique et Topiques raquo inDJ Furley et A Nehamas (edby) Aristotlersquos Rhetoric Philosophical Essays Princeton Princeton UniversityPress 1994 p 57-96 On pourra encore se reporter aux deux volumes du commentaire de la Rheacutetorique ndash etnotamment au premier - par WMAGrimaldi Aristotle Rhetoric I A commentary New York FordhamUniversity Press 1980276 Chez Aristote lrsquoeacutevidence immeacutediate de la finaliteacute politique de la rheacutetorique dispense presque lrsquoauteur drsquoenfaire une mention explicite Notons seulement que cette eacutevidence srsquoatteste suffisamment au seul fait que ladiffeacuterence des genres oratoires srsquoorigine drsquoabord dans une diffeacuterence des types drsquoauditeurs crsquoest la destinationpublique du discours ndash et les diffeacuterentes deacuteclinaisons de cette publiciteacute - qui configure donc les diffeacuterents modesde lrsquoart oratoire lui-mecircme Voir notamment 1358 a 1 laquo Les espegraveces de la rheacutetorique sont au nombre de troisCar les auditeurs du discours se reacutepartissent preacuteciseacutement en trois espegraveces [hellip] Or lrsquoauditeur est neacutecessairementsoit spectateur soit juge et srsquoil est juge crsquoest ou bien des faits passeacutes ou bien des faits agrave venir raquo Cette vocationpolitique de lrsquoart oratoire est encore eacutevidente chez Ciceron notamment dans les deacuteveloppements qursquoil consacreaux finaliteacutes et aux usages de la rheacutetorique (voir par ex De arte Oratoria chap 1 premier livre)277 Ici comme ailleurs nous entendons toujours ce terme laquo pragmatique raquo au sens classique et par exempleencore au sens kantien comme pouvant ecirctre preacutediqueacute drsquoune discipline qui ne deacuteveloppe et nrsquoorganise sesconnaissances qursquoen vue drsquoun ensemble de fins pratiques278 Michel Meyer disait dans son ouvrage consacreacute agrave lrsquohistoire de la rheacutetorique (Histoire de la rheacutetorique desGrecs agrave nos jours Paris LGF 1999) que toute tentative de deacutefinition unitaire de lrsquoart oratoire eacutetait un laquo casse-tecircte raquo pour lrsquohistorien laquo on peut tirer la rheacutetorique de tous les cocircteacutes mais ccedila sera aux deacutepens de son uniteacute si cenest par reacuteduction et extension arbitraires qui se verront de toute faccedilon opposeacutees par une autre raquo Crsquoest lagrave uneaffirmation qui vaut sans doute pour lrsquohistoire de la rheacutetorique consideacutereacutee dans sa globaliteacute (et notamment agravepartir de notre moderniteacute ou des fonctions peacutedagogiques mneacutesiques etc se sont adjointes aux fonctionsprimitives de la discipline) Toutefois et dans la seule sphegravere de la rheacutetorique antique la mention de la vocationpolitique de lrsquoart oratoire suffit sans doute ndash bien qursquoelle nrsquoindique que le lieu drsquoune destination ndash a rendre raisondrsquoavance de cette fonction de persuasiviteacute qursquoAristote proposait comme deacutefinition de la discipline laquo Posons quela rheacutetorique est la capaciteacute de discerner dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif raquo op cit 1355 b26

147

doivent se concevoir apregraves coup les oppositions susciteacutees et notamment celle par laquelle la

rheacutetorique paraicirct ecirctre finalement rabattue du cocircteacute des moments ornemental fiduciaire

incertain et figuratif de lrsquoactiviteacute du discours

Toute la theacuteorie oratoire antique eacutetait fondeacutee sur lrsquoeacutevidence de cette

destination publique politique et laquo eccleacutesiale279 raquo de la troisiegraveme science du trivium

Lrsquohumanisme naissant contribua sans doute bien avant Melanchthon deacutejagrave agrave infleacutechir tregraves

largement le sens de cette destination Une eacutetude comme la nocirctre ne saurait eacutevidemment

srsquoattacher agrave caracteacuteriser en deacutetail les figures les eacutetapes les mobiles et eacuteventuellement encore

les effets theacuteoriques drsquoun tel infleacutechissement280 Crsquoest aux eacutetudes reacutefeacuterenceacutees dans notre

bibliographie terminale que nous invitons donc le lecteur agrave se rapporter Contentons-nous ici

drsquoeacutebaucher quelques remarques scheacutematiques sur ce point La premiegravere drsquoentre elle concerne

la question de la destination publique de la rheacutetorique Tregraves manifestement la mention de la

situation et de lrsquoancrage publics ndash tribunal assembleacutee seacutenatoriale assembleacutee populaire ndash tend

dans la rheacutetorique humaniste agrave srsquoestomper graduellement au profit drsquoune deacutefinition plus

formelle et plus laquo eacutepisteacutemique raquo de lrsquooffice oratoire281 Comme science de lrsquoart discursif le

trivium et donc aussi sa derniegravere discipline doit se constituer avant tout comme lrsquoinstrument

drsquoune reacutetrospection comme lrsquoorgane et le veacutehicule drsquoun retour aux sources des lettres et des

discours classiques Si la rheacutetorique ne perd donc jamais par lagrave sa dimension pragmatique

cette pragmaticiteacute se voit toutefois nettement transfigureacutee par le geste interpreacutetatif qui

srsquoentrelace agrave cette intention reacutetrospective le laquo pragmatique raquo y indiquant moins les amarres

de la rheacutetorique dans la publiciteacute que lrsquoaspect seulement instrumental de la discipline Or le

constat de cette valeur instrumentale nrsquoinclut pas drsquoembleacutee lrsquoeacutevidence drsquoune assignation agrave une

vocation neacutecessairement pratique ou politique

Crsquoest en effet pour la vie eacuterudite ndash pour la vita contemplativa ndash plus que pour la vie

de la citeacute et le discours public ndash la vita activa ndash que la rheacutetorique se constitue drsquoabord comme

organon crsquoest comme instrument de la compreacutehension des orationes de la tradition grecque

et latine ndash et non plus pour la constitution des discours politiques ou judiciaires ndash que la

rheacutetorique suscite avant tout lrsquointeacuterecirct des savants agrave la charniegravere du quinziegraveme et du seiziegraveme

279 En un sens eacutevidemment non religieux ici laquo eccleacutesial raquo comme ce qui concerne lrsquoassembleacutee des hommes280 Il semble qursquoen un sens la rheacutetorique meacutedieacutevale et mecircme celle de lrsquoantiquiteacute tardive aient peut-ecirctre deacutejagravepreacutepareacute le terrain agrave cet infleacutechissement que nous tenterons de caracteacuteriser comme celui drsquoun deacuteracinement delrsquoart oratoire vis-agrave-vis de sa destination publique inaugurale Sur ce sujet on pourra se reacutefeacuterer agrave lrsquoeacutetude queAQuirogua Puertas (voir note 1) consacre agrave lrsquousage exeacutegeacutetique de la rheacutetorique au deacutebut de lrsquoegravere chreacutetienne Surle volet meacutedieacuteval de lrsquohistoire de la discipline voir encore Martin Camargo Essays on medieval rhetoricBurlington Ashgate variorum 2012281 On pourra voir agrave ce sujet outre une nouvelle fois les ouvrages de Peter Mack le travail de Ronald WittItalian humanism and medieval rhetoric Burlington Ashgate Variorum 2001 Evidemment cet infleacutechissementlaquo formaliste raquo de la rheacutetorique se retrouve encore chez Agricola (voir notre premier chapitre)

148

siegravecle de notre egravere Lorenzo Valla deacutejagrave semblait reacuteduire en son temps lrsquoopposition des deux

arts oratoires agrave la seule ceacutesure de la contingence et de la neacutecessiteacute argumentative282 si la

rheacutetorique assume la prise en charge du discours laquo vraisemblable raquo ou laquo plausible raquo crsquoest agrave la

dialectique qursquoil incombe de deacutefinir en dernier recours les regravegles de lrsquoargumentation

apodictique Cette lecture du sens de la coopeacuteration des deux arts tend presque toujours agrave se

conjoindre dans lrsquoeacutepisteacutemologie humaniste avec lrsquointention drsquoune reacuteduction drsquoune inclusion

ou drsquoune inteacutegration strictes de la rheacutetorique dans la laquo sphegravere drsquoautoriteacute normative raquo de la

discipline dialectique Et suivant le fil logique de cette ceacutesure fondatrice du certain et du

plausible le geste de cette inteacutegration paraicirct supporteacute par une certaine eacutevidence drsquoougrave en

effet le discours vraisemblable pourrait-il bien tirer ce reste de vraisemblance si ce nrsquoest

preacuteciseacutement de la connaissance et de lrsquoappropriation des regravegles de la certitude A quelle

source la rheacutetorique pourrait-elle bien puiser les instruments de sa persuasiviteacute si ce nrsquoest dans

lrsquoeacutevidence de ce que la dialectique exhibe comme les regravegles neacutecessaires de lrsquoargumentation

fiable

sect2 La formalisation preacutecoce de la rheacutetorique meacutelanchthonienne

Nous verrons que Melanchthon nrsquoest sans doute pas lui-mecircme totalement eacutetranger agrave

cette tentation drsquoune reacuteinteacutegration de la rheacutetorique dans le champ de la discipline dialectique

Cette inclusion pourrait se trouver commandeacutee par lrsquoadheacutesion tregraves explicite de notre

reacuteformateur agrave un principe en un sens canonique ndash et peut-ecirctre deacutefinitionnel ndash de toute la

science oratoire de lrsquohumanisme le principe du primat didactique de lrsquooratio Mais

nrsquoanticipons pas trop sur notre propos agrave venir comprendre en quel sens Melanchthon entend

traiter du laquo cas raquo de ce docere dans le champ speacutecifiquement rheacutetorique de lrsquoars disserendi

crsquoest lagrave en un sens le dessein de lrsquoensemble de cette eacutetude Indiquons toutefois quelques pistes

de reacuteflexions preacutealables lrsquooriginaliteacute de la conception meacutelanchthonienne de lrsquoarticulation de

la dialectique et de la rheacutetorique se joue sans doute toute entiegravere dans un reacuteseau drsquoassociations

notionnelles qui srsquoarticule autour de la rencontre entre cette exigence de fideacuteliteacute voueacutee agrave

lrsquoeacuteleacutement doctrinal et un inteacuterecirct pousseacute pour la constitution drsquoune meacutethode geacuteneacuterale de

282 Sur Lorenzo Valla la litteacuterature secondaire est majoritairement reacutedigeacutee dans la langue italienne (voir parexemple agrave notre sujet lrsquoouvrage de Mariangela Regoliosi Lorenzo Valla la riforma della lingua e della logicaFirenze Polistampa 2010 ou Marco Laffranchi Dialettica e filosofia in Lorenzo Valla Milano Vita e pensiero1999) Evidemment lrsquoouvrage de Peter Mack (Renaissance Argument) doit ecirctre un nouvelle fois signaleacute etnotamment le premier chapitre (p1-21) laquo Rhetoric dialectic and the use of language raquo Une eacutetude pluscomplegravete de notre theacutematique aurait eacutevidemment ducirc adjoindre agrave lrsquoexplication du De inventione drsquoAgricolaquelques reacutefeacuterences agrave ses influences italiennes Crsquoest lrsquoeacuteconomie propre de notre probleacutematique qui nouscommande seulement cette regrettable restriction

149

lrsquointerpreacutetation (ou lecture critique) des textes Si la dialectique se donnait agrave penser comme la

science de la construction analytique et laquo a priori raquo de la doctrine la rheacutetorique nous

apparaicirctra alors comme la discipline qui vise agrave deacutegager les conditions et les meacutethodes de la

ressaisi hermeacuteneutique283 et de la reacuteiteacuterabiliteacute situationnelle de celle-ci Le troisiegraveme art

discursif se constituera ainsi progressivement comme le point de convergence de lrsquoinvention

oratoire et de lrsquointerpreacutetation textuelle ndash et par lagrave encore dans la sphegravere des probleacutematiques

strictement religieuses comme le point de rencontre de lrsquohomileacutetique et de lrsquoexeacutegegravese La

fonction de production du discours ne disparaicirct donc jamais de lrsquohorizon probleacutematique du

thegraveme rheacutetorique ndash et il trouve mecircme dans lrsquoenjeu de la preacutedication pastorale lrsquooccasion drsquoun

enrichissement ndash mais cette fonction se voit en mecircme temps toujours rattacheacutee et peut-ecirctre

aussi subordonneacutee au primat drsquoun impeacuteratif drsquointerpreacutetation et de lecture critique des textes et

des orationes classiques La premiegravere rheacutetorique de Melanchthon se deacutecouvre ainsi comme le

lieu drsquoengendrement commun du sujet pastoral et du sujet hermeacuteneute

Le reacuteformateur est revenu sans cesse dans sa production litteacuteraire sur son œuvre

rheacutetorique ndash comme drsquoailleurs sur lrsquoensemble de ses autres travaux reacutefeacutereacutes au trivium

Lrsquooriginaliteacute notable du processus de la construction de la discipline tient sans doute dans le

cas de la rheacutetorique en ceci que notre reacuteformateur semble avoir su en deacutegager tregraves tocirct la

configuration deacutefinitive284 Si la dispositio des Loci Communes de 1521 nrsquoest encore qursquoune

lointaine eacutebauche de la structure des versions tardives que Jean Calvin traduira agrave partir de

1546285 les premiegraveres rheacutetoriques de Melanchthon ndash le De Rhetorica libri tres de 1519 ou les

Institutiones rhetoricae de 1521 notamment ndash ressemblent deacutejagrave tregraves nettement dans leur

ordonnancement intime aux eacuteditions tardives des Elementa rhetorices Formellement toutes

les eacuteditions de la rheacutetorique de Melanchthon se construisent autour de la ceacutesure et de la

conjonction de deux livres dont le premier ndash souvent laisseacute sans titre ndash traite des principes

inventifs et doctrinaux de lrsquoart oratoire et le second de lrsquoelocutio et de la theacuteorie du style

283 Nous entendons ce terme laquo hermeacuteneutique raquo dans son acception la plus simple et la plus adjectivale ndash le toutde ce qui relegraveve de lrsquointerpreacutetation ou de lrsquoacte de lrsquoερμηνευειν (comme le touristique relegraveve du tourisme) En cesens nous le prendrons dans la suite de notre eacutetude comme un simple synonyme du terme laquo interpreacutetatif raquo Ilnrsquoest pas impossible ndash et le contraire serait mecircme eacutetrange ndash que le thegraveme de lrsquoeacutepisteacutemologie meacutelanchthoniennerencontre ccedila et lagrave les problegravemes de lrsquohermeacuteneutique contemporaine mais la possibiliteacute de cette rencontre ndash agravelaquelle nous exhiberons toutefois par la suite un certain nombre de limites et de restrictions ndash ne doit paspreacutesider agrave titre drsquohorizon interpreacutetatif au mouvement de notre explication284 Crsquoest le cas aussi toutefois et peut-ecirctre plus nettement encore de lrsquoœuvre dialectique de Melanchthon Ainsile Compendiaria de 1520 se voit deacutejagrave configureacute selon un ordre absolument identique aux versions ulteacuterieures dela Dialectica libri quatuor de 1528 ou mecircme des Erotemata dialectices de 1547285 La traduction calvinienne de la laquo Somme theacuteologique ou lieux communs par Philippe Melancthon [sic] raquo estdisponible dans les ressources numeacuteriques de la bibliothegraveque de lrsquouniversiteacute de Genegraveve (E-libch) Les eacuteditionstardives de lrsquoœuvre theacuteologique du reacuteformateur sont non seulement beaucoup plus longues que la version initialedans le deacuteveloppement de chaque lieu mais comprennent aussi beaucoup plus de lieux ndash nous en deacutenombrons 55dans lrsquoeacutedition de 1543

150

Crsquoest ainsi que la premiegravere partie des diffeacuterentes eacuteditions du manuel oratoire articulera

successivement ses deacuteveloppements theacutematiques autour de consideacuterations touchant drsquoabord agrave

la rheacutetorique en geacuteneacuteral (sa nature sa fonction sa diffeacuterence avec la dialectique et les offices

de lrsquoorateur) pour en passer ensuite agrave une exposition deacutetailleacutee des diffeacuterents genres oratoires

(les genera causarum judiciaire deacutemonstratif et deacutelibeacuteratif) et se conclure enfin sur des

analyses reacutefeacutereacutes aux diffeacuterentes questions touchant agrave la nature des lieux communs aux affects

et agrave la dispositio

Le deuxiegraveme livre de la rheacutetorique sur lrsquoelocutio est de la mecircme maniegravere toujours

strictement consacreacute agrave lrsquoexposition deacutetailleacutee de la theacuteorie des tropes et des figures de style 286

Cette familiariteacute structurelle qui rapproche drsquoembleacutee les versions les plus preacutecoces des

versions les plus tardives de la rheacutetorique meacutelanchthonienne srsquoeacutetend aussi agrave une tregraves large

communauteacute theacutematique et meacutethodologique Ainsi la theacuteologie ndash et crsquoest lagrave tout de mecircme une

speacutecificiteacute remarquable de lrsquoœuvre du reacuteformateur ndash occupe pareillement dans toutes les

versions du manuel rheacutetorique une place toujours preacutepondeacuterante Nous prenons ici le terme

impropre de laquo theacuteologie raquo dans son acception la plus large il inclut dans son extension

seacutemantique agrave la fois la signification originaire de la dogmatique et de la discussion de la

doctrine mais aussi lrsquoexeacutegegravese et la science de la preacutedication pastorale Crsquoest ainsi que le De

rhetorica de 1519 consacrera un chapitre entier aux questions et aux meacutethodes de lrsquoart

homileacutetique (laquo De sacris concionibus raquo)287 De la mecircme maniegravere les Elementa de 1531

meacutenageront dans leur eacuteconomie un espace reacuteserveacute agrave cocircteacute des genres traditionnels de lrsquoart

oratoire pour un genre didascalique qui srsquoattache agrave deacutecrire les lineacuteaments de la meacutethode de

lrsquoenseignement de la doctrine sacreacutee288 Cette communauteacute structurelle et theacutematique nous

autorise agrave nous reacutefeacuterer dans nos commentaires agrave une version tardive de la rheacutetorique y

compris pour eacuteclairer certains passages des versions anteacuterieures Nous pouvons par lagrave justifier

le choix que nous faisons ici de commenter la theacuteorie oratoire de Melanchthon drsquoabord agrave

partir de la version ndash plus complegravete et mieux connue ndash des Elementa rhetorices de 1531

Lrsquointention principielle du programme laquo rheacutetorique raquo du reacuteformateur ne sera pas deacutefigureacutee par

cette transgression et ce deacutepassement que nous imposons exceptionnellement agrave laquo lrsquohorizon de

lrsquoanneacutee 1521 raquo auquel nous nous eacutetions drsquoabord assigneacutes Nous reacutesumerons comme crsquoest

286 Pour le tableau comparatif preacutecis des chapitres respectifs des versions de 1519 de 1521 et de 1531 on sereacutefegraverera agrave lrsquointroduction de J Knape agrave sa traduction allemande de lrsquoœuvre (J Knape Philipp MelanchthonsRhetorik Tuumlbingen Niemeyer 1993 p 41-54) 287 Sur lrsquohomileacutetique de Melanchthon en geacuteneacuteral et sur le statut de cette homileacutetique dans la rheacutetorique enparticulier voir lrsquoouvrage de U Schnell Die homiletische Theorie Philipp Melanchthons Berlin LutherischesVerlagshaus 1968 et notamment p 42 et suivantes288 Sur ce genre didascalique on pourra se rapporter agrave lrsquoouvrage drsquoOlivier Millet op cit p 137-141

151

deacutesormais une coutume dans les thegraveses suivantes les grands lineacuteaments de ce

programme original

i) La rheacutetorique se voit confier une charge essentiellement hermeacuteneutique ou

interpreacutetative Ce qui est en jeu dans lrsquoeacutetude de lrsquoart oratoire crsquoest drsquoabord la possibiliteacute de

comprendre et drsquointerpreacuteter les orationes classiques Lrsquoideacutee de cet office hermeacuteneutique se

rattache eacutevidemment degraves le deacutepart agrave la thegravese drsquoune porteacutee intimement peacutedagogique de la

rheacutetorique fournir les instruments et la meacutethode geacuteneacuterale de lrsquointerpreacutetation des textes crsquoest

aussi garantir drsquoavance lrsquoencadrement des jeunes eacutetudiants dans leur parcours et leur

freacutequentation des lettres Cette reacuteduction de la rheacutetorique agrave lrsquointerpreacutetation se rattache encore

au nerf drsquoune theacuteorie de lrsquoimitatio qui vise agrave exhiber la racine eacuterudite de toute eacuteloquence Les

compeacutetences et les talents oratoires doivent toujours srsquoancrer ndash et srsquoenracinent toujours de

fait ndash dans la lecture la maicirctrise et lrsquoimitation des reacutefeacuterences classiques Inversement cette

lecture active par soi quand elle est correctement orienteacutee ou encadreacutee le deacuteploiement drsquoun

processus imitatif Acquisition des connaissances et compeacutetences eacutelocutoires se deacuteveloppent

donc symeacutetriquement La dimension pragmatique de lrsquohermeacuteneutique est en cela toujours

secondairement reconquise cette pragmaticiteacute coiumlncidant avec la possibiliteacute de lrsquoefficience de

la rheacutetorique elle-mecircme dans le champ de la productiviteacute discursive

ii) Le thegraveme de cette hermeacuteneutique srsquoeacutenonce dans le vocabulaire de la doctrina

Comprendre ou interpreacuteter crsquoest extraire la doctrine ou lrsquoenseignement qui se donnent agrave

mecircme lrsquooratio proposeacutee agrave lrsquoeacutetude Lrsquoassignation agrave lrsquooratio drsquoune fonction didactique et

doctrinale (selon le double sens du docere) trouve donc ici une expression radicaliseacutee Crsquoest

en ce sens aussi que la rheacutetorique renferme par soi une porteacutee eacuteminemment peacutedagogique

lrsquoeacuterudition nrsquoa pas seulement et pas essentiellement de valeur autonome ndash au sens par

exemple drsquoune simple curiositeacute historique ndash mais la lecture interpreacutetative des discours

classiques donnent accegraves agrave une somme de principes toujours actuels et toujours actualisables

pour la construction argumentative et lrsquoarbitrage des controverses La laquo doctrinalisation raquo agrave

lrsquoœuvre dans toute interpreacutetation se laisse alors signaler comme le principe mecircme de la

possibiliteacute drsquoune actualisation constante des lettres et des discours anciens Crsquoest comme les

sources et comme les fonds de reacuteserves drsquoarguments possibles que les lettres suscitent

lrsquointeacuterecirct pour lrsquoeacutetude Les opeacuterateurs interpreacutetatifs de laquo la mise en doctrine raquo apparaicirctront ainsi

encore comme les opeacuterateurs de lrsquoactualiteacute des discours antiques Et lrsquointerpreacutetation elle-

152

mecircme se donnera toujours agrave penser sous la figure de la lecture critique regraveglement des

diffeacuterents disputatoires et recomposition cateacutegorique ndash engageacutee laquo adheacutesive raquo ndash de la doctrine

iii) Les opeacuterateurs de cette doctrinalisation des textes ou des discours classiques ce

sont preacuteciseacutement les lieux communs oratoires Les lieux communs sont ainsi deacutecrits comme

les capita ou comme les principales thegraveses qui contiennent la somme des doctrines de chaque

studium particulier Les lieux assument donc agrave la fois une vocation hermeacuteneutique ndash comme

principes drsquoencadrement drsquoune interpreacutetation ndash et une fonction constructive ndash comme sources

de la construction ou de la reconstruction drsquoune doctrine A cette double fonction se rattache

le problegraveme du cercle hermeacuteneutique de la deacutependance reacuteciproque et de lrsquo laquo inter-

conditionnement raquo de la connaissance des lieux et de lrsquoexercice de lrsquointerpreacutetation Si la

connaissance des lieux ndash comme abreacutegeacutes de la doctrine - conditionne la possibiliteacute de la

compreacutehension drsquoune oratio crsquoest inversement la compreacutehension preacutealable de cette oratio

qui active la faculteacute de connaicirctre les lieux ndash puisque ceux-ci doivent ecirctre deacuteriveacutes de celle-lagrave

Nous montrerons que ce premier cercle interpreacutetatif renvoie au problegraveme classique du cercle

du tout et des parties (pour interpreacuteter un passage particulier drsquoun texte il faut drsquoabord

connaicirctre le tout mais pour connaicirctre le tout il faut ecirctre capable de comprendre ses parties)

Melanchthon reacutesoudra la contradiction de ce cercle en montrant que toute oratio se contracte

en une thegravese qui renferme laquo en abreacutegeacute raquo ndash et dans une de ses localiteacutes particuliegraveres ndash le

sens de la doctrine inteacutegrale cette thegravese crsquoest la tregraves traditionnelle causa ou le status

(solution ou reacuteponse apporteacutee agrave la quaestio principale du texte) de lrsquoart rheacutetorique classique

Le repeacuterage abreacuteviatif de la thegravese apparaicirct ainsi comme le principe nodal de la faculteacute de juger

hermeacuteneutique et par lagrave aussi de la faculteacute de juger doctrinale elle-mecircme

iv) Lrsquoopeacuterativiteacute ou le laquo scheacutematisme raquo topologique que nous avions mis agrave nu chez

Agricola trouve chez Melanchthon une expression encore radicaliseacutee Les loci rheacutetorique des

diffeacuterents studia particuliers apparaissent ainsi comme les simples applications positives et

mateacuterielles des lieux matriciels et structurels exposeacutes dans la discipline dialectique Les lieux

communs oratoires ndash identifieacutes aux capita des sciences ndash ne sont en effet rien drsquoautre que les

diffeacuterentes extensions des lieux formels des deacutefinitions dans le champ discursif deacutelimiteacute par la

quaestio drsquoun discours Crsquoest donc la configuration formelle des diffeacuterents lieux dialectiques

qui fournit aux lieux oratoires leur laquo opeacuterativiteacute eacuteconomique raquo et leur capaciteacute agrave se constituer

en principe de partition des matiegraveres drsquoun studium Il existe donc ndash et par principe ndash une

eacuteconomie formelle ou une configuration commune agrave toutes les sciences La dialectique se voit

par lagrave encore confieacutee une dimension pleinement archi-tectonique Et la somme des chapitres

des studia peut toujours en droit faire lrsquoobjet drsquoune deacuteduction ou drsquoune deacuterivation purement

153

dialectique (ou comme nous le dirons aussi analytique) La possibiliteacute de cette deacuterivation

apparaicirct comme la deuxiegraveme solution ndash mais nous verrons que les deux se rejoignent

neacutecessairement ndash au problegraveme du laquo cercle des lieux et de lrsquointerpreacutetation raquo que nous avons

briegravevement caracteacuteriseacute plus haut

v) Le scheacutematisme topologique est encore aussi un scheacutematisme laquo tropique raquo ou

figuratif Les lieux communs dialectiques fournissent en effet outre le principe drsquoune

deacuterivation analytique des chapitres des studia la matrice de lrsquoencadrement et de la

construction des figures de style et des tropes Les tropes sont ainsi configureacutes et ordonneacutes

selon leurs laquo structures topiques raquo De la mecircme maniegravere Melanchthon ordonnancera sous les

diffeacuterentes cateacutegories formelles des lieux deacutefinitionnels les figures de la grammaire de la

penseacutee ou du discours La dialectique fournit degraves lors les scheacutemas et les principes constructifs

de lrsquoeacuteloquence Les tropes et les figures se verront ainsi avec cette scheacutematisation

topologique reconsideacutereacutes ndash dans une intuition tout agrave fait propre agrave lrsquoauteur ndash comme des

laquo argumentations en abreacutegeacute raquo comme des raisonnements implicites mutileacutes ou raccourcis

Crsquoest lagrave le point nodal de la rheacutetorique melanchthonienne et lrsquoentreacutee agrave partir de laquelle il

nous faut tacirccher de comprendre le sens confeacutereacute ici au programme drsquoune coopeacuteration de la

rheacutetorique et de la dialectique Le geste de Melanchthon est celui drsquoune radicalisation extrecircme

de lrsquointuition drsquoAgricola ndash radicalisation jusqursquoagrave lrsquoassimilation totale de la logique de

lrsquoargumentation et de la logique du style et des affects Car lrsquoenjeu qui srsquoengage sous cette

thegravese drsquoune infrastructure dialectique de la penseacutee figurative crsquoest eacutevidemment celui de

lrsquohomogeacuteneacuteisation de lrsquoeacuteconomie dialectique et doctrinale du discours et de lrsquoarchitecture de

lrsquoaffectiviteacute Crsquoest la theacuteorie du style qui est le garant et le meacutediateur de cette

homogeacuteneacuteisation Nous verrons en quel sens cette theacuteorie des tropes est encore le principe du

choix du reacuteformateur pour lrsquooption stylistique de la brevitas contre la copia

vi) La rheacutetorique de Melanchthon inclut encore une porteacutee exeacutegeacutetique et homileacutetique

directes Ainsi nombre drsquoanalyses srsquoy trouvent incluses qui relegravevent du champ de

compeacutetences ordinairement assigneacute agrave la theacuteologie Lrsquoarticulation de lrsquoexeacutegegravese et de la

preacutedication est ordonneacutee au mecircme scheacutema articulatoire que celui qui garantit la synthegravese de

lrsquohermeacuteneutique geacuteneacuterale et de la rheacutetorique Le moyen terme de cette articulation crsquoest ici

encore lrsquoimitatio Lrsquoimitatio christi est drsquoabord une imitation rheacutetorique La possibiliteacute de la

preacutedication tient drsquoabord agrave la parfaite connaissance de la doctrine chreacutetienne Et la

connaissance de cette doctrine srsquoacquiert agrave mecircme la freacutequentation et lrsquointerpreacutetation

meacutethodique de lrsquoEcriture sainte LrsquoEcriture se voit donc appliqueacutee les instruments et les

154

mateacuteriaux ordinaires de lrsquointerpreacutetation des orationes profanes Par lagrave encore la porteacutee

oratoire et donc laquo orale raquo de la Parole prime aussi sur sa fixation dans lrsquoeacutecriture

sect3 Doctrine et nature la rheacutetorique est-elle un art

Les Elementa de 1531 srsquoouvrent comme crsquoest drsquoailleurs aussi le cas des versions

anteacuterieures sur des consideacuterations touchant agrave la nature de la rheacutetorique et de son

enseignement Contrairement agrave la logique agrave lrsquoœuvre dans les Loci Communes de 1521 mais

conformeacutement agrave lrsquoordre du manuel dialectique de 1520 ce nrsquoest pas dans lrsquoadresse ni dans

une introduction preacutealable mais agrave lrsquoouverture mecircme du premier livre que Melanchthon

srsquoemploie agrave tenter de deacutefinir le sens et lrsquoutiliteacute du troisiegraveme art du trivium Ici encore la porteacutee

peacutedagogique du manuel est drsquoembleacutee reconnue ce sont drsquoabord les eacutetudiants ou les jeunes

gens (laquo adolescentes raquo) qursquoil srsquoagit drsquoinstruire289 Ici aussi cette porteacutee peacutedagogique srsquoaffilie

toujours agrave une vocation theacuteoreacutetique latente et lrsquointention drsquoinstruire les eacutetudiants sur la

finaliteacute de la discipline dont ils vont apprendre la meacutethode est encore lrsquooccasion pour notre

auteur drsquoexposer certaines thegraveses drsquoaccent nettement eacutepisteacutemologique sur la nature de

lrsquoenseignement et les fondements de la meacutethodologie en geacuteneacuteral La discussion srsquoouvre

drsquoabord sur la question de lrsquoincidence respective de la nature et de lrsquoart dans lrsquoacquisition de

lrsquoeacuteloquence Lrsquoeacuteloquence nrsquoest-elle pas tout entiegravere la suite drsquoune simple gracircce naturelle

Est-il reacuteellement besoin drsquoun enseignement ndash drsquoune technique ndash pour acqueacuterir une habileteacute

rheacutetorique La deacutetermination des parts respectives de la nature et de lrsquoartifice dans lrsquoaccegraves

aux compeacutetences oratoires se voit eacuteclaireacutee par lrsquoentremise drsquoun jeu serreacute de renversements

notionnels Ce jeu aboutit agrave faire eacuteclater la rigiditeacute mecircme du cadre de lrsquoopposition initiale des

compeacutetences naturelles et des talents de lrsquoartifice sous lrsquouniteacute de leur commune racine

doctrinale Melanchthon nous dit ainsi que les instigateurs de lrsquoart rheacutetorique nrsquoont jamais cru

agrave la suffisance drsquoune preacutetendue laquo eacuteloquence naturelle raquo

laquo Car leacuteloquence exige certes en premier lieu de grandes capaciteacutes naturelles pour discourirmais requiert aussi une science adeacutequate et diversifieacutee Elle tire donc de grands et multiplesavantages au-delagrave des preacuteceptes communs [de la rheacutetorique] aussi bien de la nature que dela doctrine Toutefois ces preacuteceptes nrsquoen demeurent pas moins utiles Car la nature elle-mecircme enseigne une certaine meacutethode pour lexplication de problegravemes importants et difficiles

289 Crsquoest ainsi que le manuel de 1531 srsquoouvre directement par ces mots laquo Inicio monendi sund adolescentesquem ad usum communia praecepta Rhetorices primum tradita sint raquo Melanchthon Ph MelanchthonElementorum Rhetorices CR XIII 418

155

- meacutethode que des grands hommes ont reconnu partiellement sur la base dun don naturelpartiellement sur la base de leurs expeacuteriences Et crsquoest ainsi que lrsquoart naicirct290 raquo

Lrsquohypothegravese drsquoune stricte suffisance du talent inneacute est donc drsquoembleacutee eacutecarteacutee la

capaciteacute agrave discourir relegraveve certes toujours de certains dons naturels mais exige aussi une

connaissance approfondi des doctrines La doctrine ou la science (laquo doctrina raquo ou laquo scientia raquo)

dont nous parle Melanchthon ici nrsquoest rien drsquoautre que la doctrine mateacuterielle et positive

celle-lagrave mecircme qui srsquoamarre directement agrave la theacutematique du discours mis en jeu Pour disserter

sur la gracircce le don naturel ne peut faire lrsquoeacuteconomie drsquoune connaissance positive coiumlncidente

de la theacuteologie pour discourir sur la justice le premier reacutequisit est toujours une maicirctrise

preacutealable de la doctrine du droit etc La rheacutetorique se voit donc drsquoabord renvoyeacutee agrave lrsquoeacutedifice

total et laquo positif raquo des sciences et des arts Mais par lagrave notre question initiale nrsquoest pas du tout

reacutesolue si la neacutecessiteacute drsquoune maicirctrise de la doctrine pour lrsquoeacutelaboration drsquoun discours positif

invalide drsquoavance la thegravese drsquoune stricte suffisance du don naturel qursquoen est-il toutefois des

preacuteceptes speacutecifiques de la rheacutetorique Pourquoi donc une science geacuteneacuterale des preacuteceptes et

des regravegles de la construction de tout discours doit-elle prendre place agrave cocircteacute des diffeacuterentes

doctrines qui se rattachent au thegraveme speacutecifique de chaque discours particulier En bref

pourquoi la rheacutetorique doit-elle elle aussi se constituer comme une doctrine

La reacuteponse de Melanchthon est ici drsquoune remarquable simpliciteacute si une rheacutetorique

peut et doit ecirctre constitueacutee agrave cocircteacute des doctrines des arts positifs crsquoest drsquoabord parce que ce

que nous concevons comme une capaciteacute naturelle nrsquoest en fait preacuteciseacutement rien drsquoautre

qursquoune meacutethode (laquo ratio raquo) que la nature nous enseigne (laquo docet raquo) La nature elle-mecircme

enseigne ndash la nature elle-mecircme est doctoresse cette laquo capaciteacute naturelle raquo de discourir que

nous reconnaissons aux hommes selon des degreacutes drsquoeacuteloquence et de perfection varieacutes est

donc aussi toujours elle-mecircme dans sa forme et dans ses effets une doctrine cacheacutee Or cette

doctrine latente ndash ces preacuteceptes implicites qui opegraverent en silence dans toute production

discursive ndash est toujours perceptible connaissable theacutematisable Certains grands hommes

(laquo magna raquo cest-agrave-dire aussi laquo geacuteneacutereux raquo) sont capables de la laquo reconnaicirctre raquo et donc de la

formaliser Cette reconnaissance srsquoeacutetablit agrave la fois sur la base de dons naturels et sur la base de

lrsquoexpeacuterience Il nrsquoest donc jamais pertinent de vouloir opposer unilateacuteralement la logique

naturelle et lrsquoeacuteconomie de lrsquoartifice Si nous pouvons montrer drsquoune part que la nature

290 laquo Nam eloquentia primum vim naturae maximam ad dicendum deinde multarum bonarum rerum scienciamrequirit Multa igitur et magna adiumenta tum a natura tum a doctrina praeter haec communia praecepta sumitHabent tamen et suam utilitatem praecepta Docet enim natura homines viam quandam atque ratioonem magnaset obscuras causas explicanti quam homines magna quadam vi ingenii praediti partim beneficio naturaeanimadvertere partim usu deprehendere solent Hinc extitit ars raquo ibid 418

156

enseigne elle-mecircme dans ses arcanes des preacuteceptes et des regravegles de construction du discours

et que ces regravegles peuvent drsquoautre part ecirctre rendues manifestes et theacutematiques alors de fait

un art est possible En bref nature et art puisent pareillement la condition de leur profession agrave

la source commune de la doctrine Et lrsquoart rheacutetorique nrsquoest donc jamais rien drsquoautre que lrsquoacte

de la mise agrave nue de la nature

sect4 Productiviteacute discursive et productiviteacute hermeacuteneutique de la rheacutetorique

A quel dessein srsquoordonne lrsquoart oratoire ainsi constitueacute Melanchthon poursuit

laquo [Cet art] ne vise pas seulement ceux qui pratiquent lrsquoart du discours ni seulement agraveproduire des orateurs mais aussi agrave aider les eacutetudiants pour la lecture des discours des grandsorateurs et pour lrsquoeacutevaluation des longues controverses291 raquo

Plus loin notre auteur preacutecisera encore

laquo Crsquoest ce dessein [celui de se doter drsquoun outil qui puisse encadrer ou guider la lecture destextes classiques] qui a pousseacute des hommes sages agrave imaginer des preacuteceptes qui preacuteparent lejugement commun et les jeunes eacutetudiants non pas tant agrave la production drsquoun discours droitqursquoagrave la compreacutehension aviseacutee des eacutecrits des autres292 raquo

Crsquoest agrave lrsquooccasion de ces quelques lignes qursquoaffleure avec la plus grande netteteacute le

sens de lrsquoinfleacutechissement par lequel Melanchthon entend redeacutefinir la fonction de lrsquoart oratoire

Cet infleacutechissement se laisse drsquoabord caracteacuteriser par le deacuteplacement de lrsquoadresse de la

rheacutetorique Cette rheacutetorique ne doit plus ecirctre essentiellement une affaire de laquo speacutecialistes raquo ou

de laquo professionnels raquo de la production des discours les oratores se voient ainsi disqualifieacutes

au profit des eacutetudiants et mecircme plus geacuteneacuteralement de tous ceux (laquo omnibus raquo) qui se

consacrent au jugement des disputes ou agrave lrsquointerpreacutetation des textes Lrsquoinfleacutechissement se

rattache ensuite au deacuteplacement des fins drsquoune efficience strictement productive et

pragmatique agrave une efficience plus eacutevaluative et theacuteoreacutetique Il ne srsquoagit plus seulement dans

la rheacutetorique meacutelanchthonienne de pouvoir discourir mais avant tout de pouvoir lire

comprendre ou interpreacuteter Cette lecture est toujours agrave la fois peacutedagogique ndash elle concerne

291 laquo hellipquae etiamsi regit artifices in dicendo tamen in hoc inicio traditur non ut oratores efficiat sed ut adiuvetadolescentes in legendis orationibus excellentium Oratorum et in longis controversiis iudicandis raquo ibid 417292 Haec utilitas movit homines prudentes ad excogitanda praecepta ut in commune consulerent omnibus et adolescentes non tam ad recte dicendum quam ad prudenter intelligenda aliena scripta praepararent raquo ibid 417

157

lrsquoeacuteducation et la formation de lrsquoesprit ndash et plus positivement theacuteorique ndash il srsquoagit de juger ou

drsquoeacutevaluer (laquo iudicandis raquo) les controverses

Or ce jugement et cette fonction reacutegulatrice de la rheacutetorique renvoient aussi la

possibiliteacute de prendre parti dans les disputes actuelles Le jugement dont il est question ici ne

doit pas srsquoentendre en un sens seulement peacutedagogique ni seulement eacuterudit ou laquo historique raquo

Lrsquohermeacuteneutique de Melanchthon nrsquoa pas seulement fonction de conservation de restitution

ou mecircme drsquoappropriation drsquoune tradition Elle sert lrsquoactualiteacute de la science le progregraves de la

doctrine et le regraveglement des questions En ce sens aussi cette hermeacuteneutique apparaicirct comme

une hermeacuteneutique normative ou eacutevaluative plus que comme le simple instrument drsquoune

reacutetrospection Il se pourrait mecircme que le fait de cette actualiteacute du classique se donne

drsquoembleacutee pour notre auteur sous une certaine figure drsquoeacutevidence et que par lagrave la possibiliteacute

et les conditions drsquoune actualisation de lrsquoancien ne se laissent jamais vraiment signaler

comme un problegraveme central de la meacutethode de lrsquointerpreacutetation293 On verra lagrave eacutevidemment un

motif de rejeter drsquoavance toute lecture trop contemporaneacuteiste des probleacutematiques associeacutees au

thegraveme de lrsquohermeacuteneutique

La description de cette fonction interpreacutetative srsquoeacutenonce drsquoabord dans le lexique de

lrsquointelligentia et de la prudentia Les deux termes se cocirctoient mecircme ici lorsque Melanchthon

reacutefegravere lrsquooffice rheacutetorique agrave la possibiliteacute drsquoune laquo prudenter intelligenda raquo des eacutecrits antiques

De maniegravere geacuteneacuterale crsquoest aussi agrave partir de ce vocable de lrsquo laquo intelligence raquo (nous traduisons

ordinairement par laquo compreacutehension raquo) que notre auteur entendra formuler par la suite la

probleacutematique de lrsquointerpreacutetation des discours Lrsquointelligentia renvoie agrave la faculteacute du

discernement de la compreacutehension ou de lrsquoappreacuteciation La prudentia latine est quant agrave elle

eacutevidemment marqueacutee dans son usage philosophique ou theacuteorique par les reacutesonances du

concept grec de la φρόνησις La prudentia se charge toujours dans le latin savant meacutedieacuteval

drsquoun eacutecho plus ou moins lointain et plus ou moins latent agrave la prudence du sixiegraveme livre de

lrsquoEthique agrave Nicomaque En ce sens la prudentia meacutelanchthonienne indique ici aussi le geste

de la deacutecision lrsquoacte de la deacutelibeacuteration le choix entre des possibles choix entre les thegraveses

adverses des controverses choix du sens et bientocirct dans un tel contexte interpreacutetatif choix

drsquoune traduction En regard du lexique employeacute ici nous noterons donc que la question de la

pratique interpreacutetative ne semble agrave ce stade se greffer agrave aucune difficulteacute ou agrave aucune

probleacutematique qui excegravederait celle des conditions de la recomposition du sens laquo primaire raquo du

293 Ceci nrsquoimplique pas que le problegraveme de lrsquoactualiteacute de lrsquoancien ne puisse pas transparaicirctre ccedila et lagrave par ailleurs dans lrsquoœuvre geacuteneacuterale ndash ou mecircme seulement rheacutetorique - de Melanchthon Seulement nous ne sommes pas sucircr que cette actualiteacute se pose agrave partir du point de vue de la meacutethode Nous aurons lrsquooccasion de discuter de ce point quand nous rentrerons dans lrsquoeacutetude de la theacuteologie des Loci

158

texte Tout lrsquoenjeu se situant alors et nous y renviendrons dans la question de savoir ce que

nous entendons preacuteciseacutement deacutesigner sous cette notion de sens laquo primaire raquo

Nous remarquerons enfin que lrsquoinfleacutechissement du sens de la rheacutetorique renvoie

finalement aussi agrave la transition de lrsquooraliteacute ndash et de lrsquooraliteacute publique ndash agrave lrsquoeacutecriture Cette

transition srsquoatteste agrave mecircme lrsquousage des termes laquo legendis raquo et laquo scripta raquo Dans la rheacutetorique

humaniste lrsquooratio se lit plus qursquoelle ne se prononce Cette inflexion srsquoarrime au procegraves par

lequel la rheacutetorique perd progressivement son ancrage dans sa situation publique et son

actualiteacute eacuteveacutenementielle Crsquoest sous cette hypothegravese que le discours peut ecirctre enseignement

deacutefait de son adheacuterence agrave la contingence et au deacutetail du preacutesent deacutelieacute de la particulariteacute et de

lrsquooriginaliteacute de son but Crsquoest agrave cette condition que lrsquooratio et la doctrine elles-mecircmes

pourront ecirctre reacuteiteacutereacutes dans des situations nouvelles toujours concregravetes et toujours actuelles

Crsquoest agrave ce titre encore que lrsquoeacutevegravenement qui la sous-tend peut se voir lui-mecircme ideacutealiseacute et

reacutepeacuteteacute Cette reacutepeacutetition eacutevegravenementielle bute toutefois bien vite sur ses contraintes mateacuterielles

et ses limites ideacutealisatrices ce nrsquoest qursquoune fois que Milone peut tuer Clodius et qursquoune fois

qursquoil peut se voir condamneacute agrave lrsquoexil ndash quant agrave nous il nous faudra trouver un homme ndash un

Dieu ndash qui puisse mourir un jour et mourir agrave nouveau sans cesse dans toutes les assembleacutees

des hommes

Notons encore que cet infleacutechissement de la rheacutetorique dans le sens drsquoune preacutegnance

progressive de sa fonction interpreacutetative ou laquo hermeacuteneutique raquo se laissait deacutejagrave apercevoir ndash

sans doute seulement plus discregravetement ndash degraves les premiegraveres versions du manuel

meacutelanchthonien Crsquoest ainsi que le De Rhetorica de 1519 notait deacutejagrave ndash passage souligneacute et

traduit par Wilhelm Maurer dans lrsquoouvrage biographique qui nous avons deacutejagrave mentionneacute

laquo La rheacutetorique est essentiellement utile agrave la formation des maicirctres drsquoeacutecole et desphilologues qui interpregravetent les eacutecrivains ainsi qursquoagrave lrsquoeacuteducation des hommes drsquoEtat294 raquo

Lrsquoadresse et la destination varient quelque peu ndash ce sont les maicirctres drsquoeacutecole les

philologues et les maicirctres drsquoEtat et non plus seulement les jeunes eacutetudiants qursquoil srsquoagit

drsquoinstruire ndash mais les termes mis en jeu sont deacutejagrave disposeacutes conformeacutement agrave leur

configuration plus tardive crsquoest lrsquoarticulation de lrsquoeacuteducation agrave lrsquointerpreacutetation le renvoi du

peacutedagogique agrave la matrice de lrsquohermeacuteneutique qui se laissent deacutejagrave signaler ici

294 Crsquoest la traduction que WMaurer propose drsquoun passage introductif de la Rhetorica de 1519 (op cit) VoirMaurer Die Junge Melanchthon op cit p 190

159

sect5 Imitation sagesse et eacuteloquence

Ces quelques remarques lanceacutes en passant nous conduisent toutefois tout droit au

problegraveme central de la rheacutetorique de Melanchthon comment srsquoarticulent donc la fonction

eacutevaluative et hermeacuteneutique que nous avons caracteacuteriseacute ici avec lrsquooffice de la productiviteacute

discursive Car il doit bien srsquoagir tout de mecircme de se rendre capable agrave la fin de prononcer

un discours Lrsquoopeacuterateur de cette articulation est tout trouveacute ndash il se nommera imitatio

laquo Ils ont en outre constateacute que crsquoest par lrsquoimitation des autres orateurs qursquoon devient soi-mecircme creacuteateur295 raquo

Crsquoest ainsi nous dira encore Melanchthon que les eacutetudiants apregraves leurs eacutetudes des

auteurs classiques seront tout naturellement conduits agrave srsquoinvestir dans la place publique ou agrave

occuper les chaires drsquoenseignement296 Le meacutecanisme qui reacutegit la possibiliteacute du transfert de la

logique de lrsquointerpreacutetation ou de la compreacutehension agrave la logique de la production discursive

par le biais de cet laquo opeacuterateur imitatif raquo nrsquoest pas ici pleinement eacuteclaireacute par notre auteur297

Nous en toucherons un mot par la suite Contentons nous pour le moment drsquoindiquer que la

theacuteorie de lrsquoimitatio satisfait encore agrave lrsquoideacutee drsquoune fondation eacuterudite de la faculteacute discursive

La condition de la capaciteacute agrave discourir crsquoest drsquoabord la connaissance des lettres classiques Et

ndash reacutepeacutetons le ndash cette connaissance des lettres nrsquoest pas drsquoabord rattacheacutee agrave une simple curiositeacute

historique mais srsquoamarre aussi agrave lrsquoenjeu drsquoun programme savant et eacutepisteacutemique Crsquoest

lrsquooratio classique qui se donne agrave lrsquoeacutetudiant agrave lrsquoenseignant ou au poleacutemiste comme le lieu natif

et le site extractif de la doctrine Programme eacuterudit programme savant et programme

scientifique fusionnent dans le geste reacuteformateur meacutelanchthonien Si la dialectique nous

fournit donc bien les instruments et les conditions formelles ou scheacutematiques de la

construction doctrinale crsquoest la rheacutetorique ndash et ce qursquoelle renferme drsquohermeacuteneutique ndash qui

ouvre agrave lrsquointelligence des doctrines positives et constitueacutees La rheacutetorique est le point de

rencontre ineacutevitable de la lecture et de la science Crsquoest en ce sens que Melanchthon pourra

deacutefinir lrsquoeacuteloquence ndash et par lagrave la rheacutetorique elle-mecircme comme

295 laquo Atque iidem videbant ut aliarum rerum artifices ita oratores imitatione fierihellip raquo ibid 418296 laquo Quare si qui erant in turba discentium quos natura ad dicendum idoneos finxerat hos postquam didicissentviam intelligendi et iudicandi disertorum orationes in forum et ad causas deducebant et iudebant in agendomagnos et excellentes oratores intueri atque imitari raquo ibid 418297 Ce nrsquoest qursquoen 1542 que Melanchthon ajoutera agrave ses Elementa un long appendice sur lrsquoimitation agrave la fin dudeuxiegraveme livre

160

laquo la capaciteacute de discourir avec sagesse et eacuteleacutegance298 raquo

Nous refusons donc par principe lrsquointerpreacutetation laquo pragmatiste raquo de la sapientia en

question299 La sagesse dont parle ici Melanchthon est bien toujours une sagesse drsquoabord

theacuteoreacutetique ou eacutepisteacutemique Discourir avec sagesse crsquoest discourir sur fond de la doctrine qui

se rattache agrave la materia du discours La sagesse se confond donc elle-mecircme ici avec la

connaissance ou la maicirctrise de la doctrina Et le contexte geacuteneacuteral du propos aussi bien que la

suite immeacutediate du texte confirment suffisamment cette interpreacutetation

laquo Un bon enseignement requiert une connaissance parfaite de la matiegravere qui relegraveve dudiscours traiteacute En effet ce nrsquoest pas de lrsquoeacuteloquence mais de la folie de parler de chosesignoreacutees ou inconnues Et si cette connaissance preacutealable est ainsi neacutecessaire pour discourirsur quoi que ce soit un auteur doit toujours se rendre savant dans lrsquoart qui se rattache ausujet proposeacute Quelqursquoun peut-il srsquoexprimer sur les questions de la theacuteologie des sciences dela nature du droit ou de quelque autre sujet de la vie srsquoil nrsquoest pas instruit dans la doctrinequi contient les connaissances agrave leur sujet 300 raquo

Ou la sapientia se trouve donc explicitement rattacheacutee agrave la connaissance de la

doctrine et ougrave cette derniegravere apparaicirct ainsi plus geacuteneacuteralement comme lrsquoa priori ou le requisit

fondamental de toute eacuteloquence Crsquoest sur ces consideacuterations et dans ce contexte theacutematique

que Melanchthon pourra donner de la rheacutetorique la deacutefinition geacuteneacuterale et laquo deacutefinitive raquo

suivante

laquo La rheacutetorique en veacuteriteacute est lrsquoart qui enseigne la meacutethode [ratio] du discours droit eteacuteleacutegant301 raquo

sect6 Dialectique et rheacutetorique le problegraveme drsquoun discrimen

298 laquo Eloquentia facultas est sapienter et ornate dicendi raquo ibid 418299 Crsquoest un contre-sens qui fait dire agrave Olivier Millet dans les deacuteveloppements qursquoil consacre agrave la rheacutetoriquemeacutelanchthonienne dans son eacutetude sur Calvin (Olivier Millet Calvin et la dynamique de la parole GenegraveveSlaktine 1992 p128) que laquo du recte de la rheacutetorique au sapienter de lrsquoeacuteloquence il y a toute la diffeacuterence quepeut mettre lrsquohumaniste chreacutetien entre une technique et une sagesse en action raquo Drsquoune part lrsquoopposition de latechnique et de la sagesse comme nous lrsquoavons vu agrave lrsquooccasion des deacuteveloppements preacuteceacutedents estexpresseacutement invalideacutee par Melanchthon plus haut Drsquoautre part la rheacutetorique se confond toujours avec lrsquoofficede lrsquoeacuteloquence lui-mecircme Enfin la suite du texte et le contexte geacuteneacuteral du propos nous montre bien que lasagesse srsquoentend ici preacuteciseacutement en un sens explicitement eacutepisteacutemique ou theacuteoreacutetique300 laquo Nam ad bene dicendum in primis requitur perfecta earum rerum cognition de quibus oratio instituiturInsania est enim non eloquentia de rebus ignotis et incompertis dicere Cum autem rerum cognitio ad dicendumnecessaria sit oportebit oratorem harum artium quae rerum scientiam continent non esse rudem Quid enim dereligione de natura rerum de iure denique de ulla vitae parte dicit is qui doctrina illa non instructus est quaeeas res continent raquo ibid 418-419301 Rhetorica vero est ars quae docet via mac rationem recte et ornate dicendi raquo ibid 419

161

Crsquoest agrave partir de cette deacutefinition et des consideacuterations qui la preacutecegravedent que nous

devons interroger le sens que Melanchthon entend precircter agrave la collaboration de la rheacutetorique et

de la dialectique dans son manuel de 1531 Dans presque toutes les versions de lrsquooeuvre

rheacutetorique meacutelanchthonienne la discussion touchant agrave la question de cette coopeacuteration fait

lrsquoobjet drsquoun chapitre agrave part Dans les Elementa encore ce chapitre (laquo Discrimen dialecticae et

rhetoricae raquo) srsquoinsegravere dans la dynamique de consideacuterations globalement encore introductives

directement apregraves lrsquoeacutetude des offices de lrsquoorateur Reprenant en partie lrsquoinventaire des officiis

oratoris des theacuteories oratoires classiques de Ciceacuteron ou Quintilien Melanchthon remarque

que les principales fonctions de lrsquoorateur peuvent ecirctre reacuteduites agrave la triade de lrsquoinventio de la

dispositio et de lrsquoelocutio Ainsi la meacutemoire ndash dont les puissances propres se rattachent

drsquoabord agrave des faculteacutes laquo a-techniques raquo ndash et lrsquoaction302 ndash laquo bien diffeacuterente de ce qursquoelle fut

chez les Anciens303 raquo ndash se trouvent-t-elles exclues du champ drsquoaction speacutecifique de la

discipline rheacutetorique Dans le parcours analytique de cette triade fonctionnelle finalement

retenue lrsquoart rheacutetorique est donc selon les mots mecircmes de notre auteur laquo entiegraverement

consumeacutee raquo304 De ces trois offices deux sont assigneacutes agrave la charge de lrsquoexploration et de la

theacutematisation du reacutefeacuterent du discours ndash du deacutegagement des ressources mateacuterielles de lrsquooratio

et de leur juste configuration ndash et lrsquoune au souci de lrsquoexpression et de lrsquo laquo enrobement raquo

discursifs eux-mecircmes

laquo Lrsquoinvention et la disposition donc circulent autour de la chose tandis que lrsquoeacutelocution semeut autour du mot305 raquo

Lrsquoinvention et la disposition seront par suite reacutefeacutereacutees agrave la sphegravere drsquoautoriteacute de la

dialectique Crsquoest donc autour de lrsquoopposition de ces deux eacutechelles fonctionnelles ndash eacutechelle de

lrsquoassignation agrave la chose et niveau discursif de lrsquoeacutelaboration du mot ndash que Melanchthon tentera

drsquoabord de comprendre le sens de la diffeacuterence et de la collaboration de la rheacutetorique et de la

dialectique Ce sens se voile drsquoabord sous la menace drsquoune indistinction

laquo Les liens qui unissent la dialectique et la rheacutetorique sont si eacutetroits qursquoon peut agrave peineeacutetablir une distinction entre ces deux disciplines306 raquo

302 Meacutemoire et action complegravetent ordinairement la somme des offices oratoires Voir par exemple QuintilienInstitution Oratoire op cit livre III chap III laquo Tout lart oratoire comme lenseignent la plupart des grandsmaicirctres consiste en cinq parties linvention la disposition leacutelocution la meacutemoire la prononciation ou lactioncar on dit lun et lautre raquo303 laquo Actio vero longe alia nunc est quam quails apud veteres suit raquo ibid 419304 laquo Et in his tribus partibus fere tota ars consumitur raquo Melanchthon Elementa op cit 419305 laquo Versantur igitur inventio et dispositio circa res elocutio vero circa verba raquo ibid 419306 laquo Tanta est dialectica et rhetoricae cognatio vix ut discrimen reprehendi possit raquo ibid 419

162

La difficulteacute drsquoun discrimen est la suite fatale de la reacuteattribution humaniste des parts

respectives des sciences au sein du trivium de lrsquoars disserendi Si la dialectique se voit confier

la charge du docere et si toute oratio est deacuteclareacutee ndash dans son efficience et sa fonctionnaliteacute ndash

reacuteductible agrave lrsquooffice didactique quelle part la science de lrsquoeacuteloquence peut-elle encore

preacutetendre recevoir en propre La solution meacutelanchthonienne agrave cette difficulteacute nrsquoest

finalement que tregraves briegravevement esquisseacutee dans le chapitre consacreacute speacutecifiquement agrave cette

question En veacuteriteacute et comme nous le verrons mieux par la suite crsquoest lrsquoensemble de la

theacuteorie rheacutetorique de Melanchthon qui prendra pour tacircche drsquoeacuteclairer de maniegravere souvent

transversale ce problegraveme inaugural La premiegravere eacutebauche de reacuteponse srsquoeacutenonce drsquoabord dans

une tentative de greffer lrsquoopposition mise en jeu sur lrsquoopposition initiale eacutevoqueacutee plus haut

entre lrsquoeacutechelle reacutefeacuterentielle et laquo eacutepisteacutemique raquo de la construction oratoire et son niveau

seulement discursif ou laquo verbal raquo la coordination de la dialectique et de la rheacutetorique

srsquoarticulera ainsi autour de la distinction entre les offices inventifs et dispositifs drsquoune part et

la charge eacutelocutive de lrsquoautre

laquo Certains affirment que lrsquoinvention et la disposition relegravevent tous deux de la dialectique quifournit les lieux de lrsquoinvention argumentative [hellip] Ils voient la diffeacuterence [entre les deuxdisciplines] en cela que la dialectique preacutesente nue pour ainsi dire la matiegravere oratoire tandisque la rheacutetorique avec leacutelocution y ajoute aussi le vecirctement Quelques-uns contestent cettedistinction mais pour ma part je ne la rejette pas parce quelle clarifie aupregraves des eacutetudiants laprincipale fonction de la rheacutetorique qui concerne donc surtout leacutelocution307 raquo

Si lrsquoadheacutesion de Melanchthon agrave cette ligne drsquointerpreacutetation nrsquoest pas franche

lrsquoeupheacutemisme de la non-reacutepudiation (laquo ego tamen non repudiohellipraquo) demeure reacuteveacutelateur de la

tentation de notre auteur de se ranger du cocircteacute de la tendance humaniste (lrsquoaxe Valla Agricola

Erasme) drsquoune laquo minoration raquo du rocircle eacutepisteacutemique de la rheacutetorique Cette reacutepartition des

tacircches coiumlncide formellement avec celle par laquelle Agricola deacutejagrave entendait rendre raison de

la coopeacuteration des deux derniegraveres disciplines du trivium De part et drsquoautre de la scansion

initiale du mot et de la chose se sont drsquoabord ordonneacutes les diffeacuterents termes qui composent le

tout de lrsquooffice oratoire drsquoun cocircteacute lrsquoinvention et la disposition comme construction du

discours dans son volet reacutefeacuterentiel et drsquoautre part lrsquoeacutelocution qui relegraveve pour sa part de

307 laquo Quidam enim inventionem ac dispositionem communem utrique arti putant esse ideo in dialecticis tradilocos inveniendorum argumentorum quibus rhetores etiam ut isolent Verum hoc interesse dicunt quoddialectica res nudas proponit Rhetorica vero addit elocutionem quasi vestitum Hoc discrimen etsi nonnulireprehendunt ego tamen non repudio quia et ad captum adolescentium facit et ostendit quid rhetorica maximeproprium habeathellip raquo ibid 419

163

lrsquoeacutechelle seulement expressive de lrsquoactiviteacute oratoire Sur la ligne de fracture creuseacutee par ces

premiers ajouts se greffent maintenant la distinction ndash meacutetaphorique ndash du corps et du

vecirctement et finalement lrsquoopposition de la dialectique et de la rheacutetorique elle-mecircme Crsquoest

donc de cette fonction drsquoabord ornementale et si lrsquoon ose dire laquo vestimentaire raquo que la

rheacutetorique semble devoir assumer la prise en charge La rheacutetorique ndash dans lrsquoordre de la

constitution de lrsquooratio ndash se deacutefinit par son attachement speacutecifique au souci de lrsquoexpression

approprieacutee de la discursiviteacute pertinente ou de la laquo verbaliteacute seconde raquo du discours En quel

sens doit-on comprendre cette assignation agrave lrsquoexpressiviteacute Dans quelle mesure rend-elle

pleinement raison de la signification du redeacutecoupage des arts du discours Melanchthon

poursuit

laquo Les anciens ont distingueacute [les deux disciplines] en attribuant agrave la rheacutetorique les matiegraveresjudiciaires et deacutelibeacuteratives alors que la dialectique se voyait confier le traitement de toutesles autres questions pour lesquelles les hommes deacutependent drsquoune meacutethode et drsquouneproceacutedure certaines drsquoenseignement Conformeacutement agrave cette distinction la finaliteacute propre dela dialectique est donc drsquoenseigner alors que la tacircche de la rheacutetorique est drsquoeacutemouvoir et deheurter les acircmes308 raquo

Notre ceacutesure initiale ndash du mot et de la chose rappelons-le ndash se voit encore compleacuteteacutee

ici du jeu nouveau de deux oppositions dont la correacutelation semble en premiegravere instance assez

ineacutevidente Crsquoest en effet drsquoabord deux ordres de quaestiones ndash et donc deux ordres de

matiegraveres discursives ndash qui fournissent le nouveau critegravere de la distinction de la rheacutetorique et de

la dialectique Aux questions speacutecifiquement rheacutetoriques du genre judiciaire (laquo forenses

materias raquo) et du genre deacutelibeacuteratif (laquo suasorias materias raquo) srsquooppose lrsquoindeacutetermination

universelle de toutes les questions qui peuvent ecirctre eacutelaboreacutees sur la base drsquoune methodo et

drsquoune ratio ndash que nous rendons ici exceptionnellement par laquo proceacutedure raquo pour eacuteviter la

redondance avec le terme preacuteceacutedent ndash certaines pour lrsquoenseignement Ce sont donc les

distinctions de deux types drsquoenseignements ou de doctrines ndash judiciaires deacutelibeacuteratives ou

geacuteneacuterales ndash qui configurent ici le sens de notre opposition

Mais cette premiegravere division est finalement renvoyeacutee ndash dans un glissement qui

srsquoeacutenonce pourtant sous lrsquoallure drsquoun lien de conseacutequence (laquo juxta hoc raquo) - agrave lrsquoopposition

plus geacuteneacuterale du movere et du docere Si la dialectique prend pour tacircche drsquoenseigner la

rheacutetorique elle srsquoattache drsquoabord agrave eacutemouvoir et agrave laquo heurter raquo (laquo impellere raquo) les esprits

308 laquo Veteres ita discernebant rhetoricae tribuebant forenses et suasorias materias dialecticae vero omnesquaestiones alias de quibus certa quadam methodo et ratione docendi sunt homines Iutxa hoc discrimenproprius dialecticae finis est docere rhetoricae autem permovere atque impellere animos raquo ibid 420

164

Comment peut-on donc justifier ce transfert de sens Les affaires deacutelibeacuteratives et judiciaires

srsquoeacutepuisent-elles donc toute entiegravere dans le seul enclos du movere Le droit et les affaires

civiles soumises agrave deacutelibeacuteration ne sont-ils pas eux aussi ndash et comme nous le preacutesupposions agrave

lrsquoinstant ndash construits et supporteacutes par la certitude drsquoune doctrine Si la rheacutetorique srsquoenquiert

du droit ou de la deacutelibeacuteration nrsquoest-elle donc pas pleinement aussi une discipline du docere

Il est impossible de lever pleinement au niveau actuel de notre parcours textuel ces quelques

difficulteacutes initiales Le traitement explicite de la question du rapport et des distinctions de la

rheacutetorique et de la dialectique se verra en un sens toujours exposeacute agrave la latence de ce

flottement et de cette indeacutecision Si en un sens ndash celui-lagrave mecircme que commande lrsquoopposition

inaugurale du mot et des choses reacutefleacutechit reacutepeacuteteacute et suggeacutereacute de nouveau par la meacutetaphore

posteacuterieure de la distinction du corps nu et du vecirctement ndash Melanchthon semble tenteacute par une

reacuteduction stricte de la rheacutetorique au movere agrave lrsquoornemental agrave lrsquoeacuteloquence ou agrave la fonction

drsquoexpressiviteacute discursive notre auteur rapproche simultaneacutement lrsquooffice rheacutetorique de la

charge traditionnelle du traitement ndash et donc aussi du traitement laquo doctrinal raquo - des trois

genres oratoires

sect7 La rheacutetorique science des doctrines oratoires ou science de lrsquoornement discursif

Tout le chapitre consacreacute agrave la question du discrimen est lourd de cette ambivalence

Mais cette ambivalence pegravese encore bien au-delagrave des limites de ce problegraveme de la

discrimination des tacircches Elle marque et configure en un sens lrsquoeacuteconomie mecircme de

lrsquoouvrage Quel principe en effet preacuteside-t-il agrave lrsquoopposition des premiers et deuxiegravemes livres

des diffeacuterentes versions des manuels meacutelanchthoniens si ce nrsquoest preacuteciseacutement cette eacutequivociteacute

sous laquelle la rheacutetorique se trouve drsquoabord comprise comme la science des doctrines

positives des diffeacuterents genres oratoires et ensuite comme la science de lrsquoelocutio et du

movere Ce nrsquoest en fait que dans la suite du texte ndash et dans le traitement positif des statuts et

des lieux propres agrave ces diffeacuterents genres rheacutetoriques ndash que le sens agrave confeacuterer agrave la collaboration

des deux arts oratoires se trouvera plus nettement eacuteclairci Crsquoest agrave ce niveau qursquoapparaicirctra en

creux la matrice structurelle sous laquelle srsquoordonne la signification native de la division de la

dialectique et de la rheacutetorique Mais le problegraveme ndash celui de lrsquoexistence et des limites drsquoune

porteacutee doctrinale ou didactique de la rheacutetorique ndash est deacutejagrave bien aperccedilu degraves le chapitre

introductif sur le discrimen Crsquoest en ce sens que Melanchthon remarque deacutejagrave que

165

laquo Comme les orateurs ne peuvent toutefois se dispenser drsquoune meacutethode drsquoenseignement etce particuliegraverement dans les affaires judiciaires leur activiteacute incorpore donc toujours aussi la

dialectique309 raquo

Les statuts du genre judiciaire ne peuvent ecirctre eux-mecircmes traiteacutes nous dira par la

suite encore notre auteur310 qursquoagrave condition que soient connus les regravegles analytiques selon

lesquelles le dialecticien entend conduire les proceacutedures des deacutefinitions des termes simples

qui constituent les lieux speacutecifiques de la science du droit En ce sens les orationes qui

relegravevent du traitement des questions affilieacutees aux trois genres oratoires supposent elles-

mecircmes dans leur composition la maicirctrise de la meacutethode dialectique Cette premiegravere approche

du problegraveme de la distinction des offices de nos deux disciplines ndash mais la tentative drsquoune

reacutesolution de ce problegraveme traverse rappelons le lrsquoensemble du manuel rheacutetorique de

Melanchthon ndash permet deacutejagrave de lever ou plutocirct drsquoexhiber drsquoembleacutee lrsquoimpertinence de la

preacutetendue difficulteacute poseacutee par la question de lrsquoinclusion de la rheacutetorique dans la dialectique

Si lrsquoon suit la logique des quelques citations que nous nous sommes proposeacutes de

commenter ici lrsquoinclusion de la rheacutetorique dans la dialectique est agrave la fois eacutevidente et

reacuteversible La rheacutetorique est incluse dans la dialectique en ce sens ougrave les principes et les

diffeacuterentes proceacutedures analytiques de celle-ci apparaissent comme les instruments neacutecessaires

de lrsquoorateur dans la construction des arguments qui se rattachent aux doctrines judiciaires

(notamment mais aussi en fait de tous les autres genres oratoires) Mais inversement et

symeacutetriquement la dialectique est elle-mecircme incluse dans la rheacutetorique en ce sens ougrave

lrsquoensemble des offices dont elle assume la prise en charge (inventio dispositio) sont en mecircme

temps inteacutegreacutes dans le domaine propre du troisiegraveme art oratoire - qui reacutesume non seulement

les premiers mais inclut aussi en outre lrsquooffice eacutelocutif Crsquoest en cela aussi que nous

pouvons dire que la deacutefinition meacutelanchhtonienne de la rheacutetorique demeure toujours et

notamment au niveau des consideacuterations preacuteliminaires qui sont celles de ce troisiegraveme chapitre

ambivalente et flottante La rheacutetorique en effet se laisse au moins comprendre selon la triple

acception suivante

a) La rheacutetorique est le tout de lrsquoart oratoire ndash la science de la construction des

discours publics et en ce sens sa clocircture est co-extensive agrave la porteacutee de la triade fonctionnelle

que nous avons rencontreacute plus haut inventio dispositio et elocutio La dialectique qui ne

309 laquo Sed quia ratione docendi rhetores non poterant carere praesertim in materiis forensibus ideo dialecticen etiam admiscuerunt suo operi raquo ibid 419310 laquo Nam finitivum statum quem in iudicialibus materiis recensent a dialecticis mutuo sumpserunt Is status estratio informandae methodi quam tradit Aristoteles in analutikois raquo ibid 419

166

prend en charge que les deux premiers offices de cette triade est donc rigoureusement incluse

dans lrsquoextension large de lrsquoart rheacutetorique ndash elle en est une partie propre ou un moment

constitutif

b) La rheacutetorique est la science des doctrines affilieacutees aux genres judiciaires

deacutelibeacuteratifs et deacutemonstratifs ndash doctrines du droit (du juste) du bien et du beau Comme

discipline de ces doctrines particuliegraveres la rheacutetorique est eacutevidemment soumise agrave la

deacutependance des principes de la dialectique crsquoest la dialectique comme science des principes

doctrinaux qui fournit la structure geacuteneacuterale et les eacuteleacutements de meacutethode neacutecessaires au

deacuteploiement inventif agrave lrsquoencadrement argumentatif et agrave la configuration formelle des

enseignements propres de la rheacutetorique

c) La rheacutetorique est la science du movere ndash lrsquoart de lrsquoeacuteloquence de lrsquoexpressiviteacute

discursive ou de lrsquoelocutio En ce sens la cloison qui la seacutepare de sa voisine dialectique est

rigoureusement eacutetanche et nos deux sciences se tiennent dans un rapport strict

drsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute Cette option pour laquelle Melanchthon donne lrsquoapparence de pencher agrave

lrsquooccasion de ces quelques consideacuterations introductives nous se reacutevegravelera toutefois dans la

suite ecirctre largement intenable

Nous verrons en quel sens lrsquoambiguiumlteacute profonde de la deacutelimitation de lrsquoart

rheacutetorique relegraveve moins chez Melanchthon drsquoune heacutesitation prudente drsquoune intention

syntheacutetique et laquo geacuteneacuteraliste raquo ou drsquoune confusion theacuteorique que drsquoune strateacutegie deacutelibeacutereacutee

drsquoindeacutetermination Quel que puisse ecirctre par ailleurs le sens que nous devons confeacuterer agrave cette

apparence de flottement nous tenterons de montrer encore qursquoagrave un niveau plus profond

drsquoanalyse la rheacutetorique ndash agrave la fois comme science de lrsquoelocutio et comme science des

doctrines des genres oratoires ndash se voit finalement toujours configureacutee et structureacutee de son

inteacuterieur par la matrice et lrsquoinfrastructure des schegravemes des lieux communs dialectiques

Inversement crsquoest vers le dehors drsquoun discours circonstanciel vers lrsquoaffectiviteacute drsquoun auditoire

impressionnable et vers la matiegravere drsquoune doctrine speacutecifique que ces lieux drsquoabord formels

drsquoabord analytiques et drsquoabord geacuteneacuteraux tendent toujours ndash et drsquoapregraves la tendance irreacutepressible

de leur dynamique propre ndash agrave srsquoeacutepancher et agrave se rendre concrets Crsquoest comme deacuteboucheacute et

issue ineacutevitables de la discipline dialectique que la rheacutetorique se trouve donc toujours

constitueacutee

sect8 Le problegraveme du genre didascalique

167

Ce premier excursus sur les terres introductives des Elementa nous a permis de

deacutegager lrsquoeacutequivociteacute structurelle qui secoue constamment la deacutefinition meacutelanchthonienne de

lrsquoart oratoire Crsquoest autour de lrsquoopposition des deux termes centraux de cette eacutequivociteacute ndash la

rheacutetorique comme science des doctrines des genres du juste du bien et du beau et la

rheacutetorique comme art de lrsquoelocutio ndash que nous recentrerons les analyses de la suite de notre

exposeacute Crsquoest agrave cette double eacutechelle en effet que se fera jour ce que nous qualifierons par la

suite sous le label geacuteneacuteral du scheacutematisme rheacutetorique des lieux communs dialectiques Mais

avant cela tentons drsquoeacutecarter encore une nouvelle difficulteacute celle que pose la speacutecificiteacute drsquoun

genre nouveau genre que Melanchthon invente agrave lrsquooccasion de la version de 1531 de sa

rheacutetorique le genre didascalique311 Lrsquoexposeacute de ce quatriegraveme genre ajouteacute aux trois genres

oratoires traditionnels srsquoinsegravere entre le chapitre sur le discrimen que nous venons de

commenter et les deacuteveloppements qui concernent les loci speacutecifiques des trois genres

traditionnels de la rheacutetorique Cette situation ndash post-introductive et toujours preacuteambulaire vis-

agrave-vis du traitement posteacuterieur des genres judiciaires deacutemonstratifs et deacutelibeacuteratifs ndash signale

drsquoavance la porteacutee fondationnelle et preacuteparatoire que le genre didascalique revecirct au sein de

lrsquoeacuteconomie de lrsquoart oratoire Au sujet de ce genre didascalique Melanchthon nous dit

laquo Je pense qursquoil faut ajouter [en plus des trois genres oratoires traditionnels] le genredidascalique quoiqursquoil appartienne plutocirct agrave la dialectique Ce genre est en effet indispensabledans le traitement des affaires et particuliegraverement de nos jours ougrave il est drsquoune utiliteacuteconsideacuterable pour la vie eccleacutesiastique312 raquo

Notre auteur poursuivra en remarquant que ce genre didascalique relegraveve moins de

lrsquo laquo eacuteloquence de la chaire raquo que de la maicirctrise ndash et donc de la maicirctrise dialectique ou

analytique ndash drsquoune doctrine agrave professer313 Ces premiegraveres eacutebauches encore tout agrave fait floues

sur la nature du genre nouveau appellent toutefois deacutejagrave un certain nombre de commentaires

importants La premiegravere remarque que nous pouvons faire au sujet de cette citation crsquoest que

le genre didascalique ainsi caracteacuteriseacute appartient et est inclus dans la dialectique ndash

Melanchthon nous dit laquo laquo quod etsi ad dialecticam pertinent raquo Le problegraveme de la

speacutecification du genre didascalique rejoint donc directement notre problegraveme preacuteceacutedent sur les

311 Sur le genre didascalique dans sa constitution meacutelanchthonienne initiale et dans ses deacuteboucheacutes danslrsquohumanisme franccedilais et dans lrsquohomileacutetique reacuteformeacutee on pourra se rapporter - comme nous lrsquoannoncions deacutejagrave agravelrsquooccasion de notre note 14 -agrave lrsquoouvrage drsquoOlivier Millet op cit p 137-151312 laquo Ego addendum censeo didaskalikon genus quod etsi ad dialecticam pertinent tamen ubi negociorumgenera recensentur non est praetermittendum praesertim cum hoc tempore vel maximam usum in Ecclesiishabeat raquo Melanchthon Elementa op cit 421313 laquohellip ubi non tantum suasoriae conciones habendae sunt sed multo saepius homines dialecticorum more dedogmatibus religionis docendi sunt ut ea perfecte cognoscere possint raquo ibid 421

168

modes drsquoarticulation de la rheacutetorique agrave la discipline de lrsquoargumentation En quel sens le genre

didascalique relegraveve-t-il drsquoabord du champ drsquoautoriteacute de la dialectique Notre auteur nous dira

par la suite

laquo Si quelqursquoun demande une explication deacutetailleacutee concernant les preacuteceptes de ce genre ildoit ecirctre renvoyeacute agrave la dialectique qui seule contient la meacutethode de la parfaite doctrine - parceque la dialectique est preacuteciseacutement lrsquoart de bien enseigner314 raquo

Ce qui srsquoeacutenonccedilait plus haut sous le mode de lrsquoinclusion se voit ici reconsideacutereacute ndash

conformeacutement drsquoailleurs agrave notre interpreacutetation preacuteceacutedente sur le sens des rapports entre

dialectique et rheacutetorique ndash sous la forme drsquoun renvoi aux principes Si le genre didascalique

appartient en propre au champ drsquoexercice de la discipline dialectique crsquoest drsquoabord parce

qursquoil puise dans celle-ci ses preacuteceptes de meacutethode et ses principes fondamentaux Mais de

quels principes parlons nous ici Melanchthon nous dit les principes que le genre

didascalique vient puiser agrave sa source dialectique ce sont les principes de la laquo meacutethode de la

parfaite doctrine raquo (laquo perfecte docendi rationem raquo) Crsquoest donc en tant qursquoart de

lrsquoenseignement et art de la constitution des doctrines que le genre didascalique se trouve

inclus subordonneacute et finalement aussi reconduit agrave lrsquoart de lrsquoargumentation Crsquoest comme

lrsquoeacutecho le reflet ou la garde rapprocheacutee de la dialectique que notre genus didaskalikon prend

place au sein de lrsquoart rheacutetorique Par lagrave encore ce genre nouveau pourra se voir caracteacuteriseacute

plus loin comme la methodus docendi315

Cette premiegravere preacutecision permet de nuancer drsquoembleacutee le caractegravere innovant que les

Elementa seraient censeacutes revecirctir vis-agrave-vis des versions anteacuterieures de la rheacutetorique

meacutelanchtonienne Sur la base de cette assignation du genre didascalique agrave la meacutethode de la

doctrine et finalement aussi agrave la dialectique elle-mecircme il est tout agrave fait possible de pointer

quant agrave la geacuteneacutealogie de ce genre didascalique des anteacuteceacutedents explicites dans les versions de

1519 et de 1521 Dans sa premiegravere rheacutetorique Melanchthon rangeait du cocircteacute du genre

deacutemonstratif les traitements oratoires des questions doctrinales et particuliegraverement des

controverses theacuteologiques Ainsi lrsquoexposition des preacuteceptes du genre deacutemonstratif occupait-

elle dans lrsquoeacuteconomie du premier manuel une place tout agrave fait preacutepondeacuterante Crsquoest drsquoabord agrave

la charge de la meacutethode drsquoune deacutefinition du thegraveme discursif et de lrsquoexplication drsquoune ideacutee que

le genre deacutemonstratif se voyait reconduit dans la version initiale de 1519316

314 laquo Di quis de hoc genere longiora praecepta desiderat is ad dialecticam redeat quae sola tradit perfectedocendi rationem Nam dialectica propre ars est recte docendi raquo ibid 424315 laquo Est autem didaskalikon genus methodus illa docendihellip raquo ibid 421316 Voir O Millet op cit p 139

169

Or la deacutefinition theacutematique ndash le deacuteveloppement des matiegraveres discursives agrave partir drsquoun

terme ou drsquoun faisceau de termes simples ndash relegraveve en propre comme nous lrsquoavons vu dans

notre chapitre preacuteceacutedent de lrsquooffice dialectique Crsquoest donc tregraves logiquement encore que les

Institutiones de 1521 laisseront apparaicirctre un genus dialecticum dont la situation dans la

dispositio de lrsquoouvrage preacutesente une homologie eacutevidente avec le genus didascaliskon de 1531

Le genus dialecticum a dans les Institutiones une fonction primordialement rectrice ou

reacutegulatrice il srsquoagit de garantir la rheacutetorique contre les deacuterives drsquoune eacuteloquence creuse et

drsquoun discours trop vite eacutemancipeacute de ses assises doctrinales317 Mais ici encore cette fonction

rectrice srsquoaffilie aussi directement agrave une opeacuterativiteacute plus inventive et creacuteatrice crsquoest en effet

toujours un unique et mecircme instrument qui garantit agrave la fois la rectitude discursive et

lrsquoinspiration oratoire Cet instrument crsquoest eacutevidemment la proceacutedure deacutefinitionnelle ndash deacutefinie

dans lrsquoart dialectique ndash comme deacuteveloppement controcircleacute drsquoune theacutematique discursive Du

genre dialectique des Institutiones ndash contemporain et crsquoest lagrave eacutevidemment agrave notre avantage

des Loci communes - au genre didascalique des Elementa la filiation est donc parfaitement

eacutevidente Au point qursquoil ne serait sans doute pas intenable drsquoaffirmer que lrsquoinnovation du traiteacute

de 1531 au-delagrave des deacuteveloppements theacutematiques de deacutetail nrsquoest peut-ecirctre au fond que

terminologique

sect9 Le genre didascalique entre dogmatique et homileacutetique

Ces quelques remarques initiales nous permettent encore drsquoeacuteclaircir drsquoavance le sens

de cette intimiteacute originaire que le genre didascalique semble tisser avec les laquo matiegraveres

eccleacutesiastiques raquo et les controverses theacuteologiques Remarquons que si les commentateurs se

sont souvent engouffreacutes dans la bregraveche ouverte par lrsquoeacutevidence de cette intimiteacute318 un flou tout

agrave fait consideacuterable subsiste toujours agrave propos du sens plus preacutecis qursquoil convient de lui

confeacuterer Ce flou trouve son acte de naissance dans le soin rigoureux et strateacutegique que

Melanchthon porte agrave eacuteviter toute mention explicite du lexique classique de la theacuteologie Ainsi

crsquoest sous le titre volontairement ambigu de laquo controverses eccleacutesiastiques319 raquo ou de

laquo disputes religieuses raquo que se laisse eacutenoncer ce que la tradition de la science universitaire de

lrsquoeacutepoque deacutesigne drsquoabord sous le nom de laquo disputes theacuteologiques raquo Mais lrsquoindeacutetermination et

317 O Millet ibid p 139318 Crsquoest le cas drsquoO Millet dans une certaine mesure (voir p 130 et suiv) mais surtout des commentateurs plus geacuteneacuteralistes comme P Mack et A Moss319 Melanchthon parlera ainsi constamment drsquo laquo ecclesiasticis concionibus raquo (CR XII 452) de laquo religionum controversias raquo (CR XIII 417)

170

lrsquoambiguiumlteacute de lrsquoextension du champ seacutemantique de cette sphegravere laquo eccleacutesiastique raquo soulegravevent

eacutevidemment des questions de taille touchant agrave la signification preacutecise de ce genre didactique

Celui-ci peut-il ecirctre restreint au traitement des questions theacuteologiques de lrsquoEcole Ce genre

didascalique ou laquo dialectique raquo constitue-t-il e site natif et la meacutethode geacuteneacuterative de la

theacuteologie elle-mecircme La vocation laquo eccleacutesiastique raquo du genre didascalique concerne-t-elle

au contraire drsquoabord la seule activiteacute pastorale et preacutedicative ndash la methodus docendi renvoie-t-

elle donc seulement agrave lrsquoart homileacutetique En bref srsquoagit-il seulement avec ce genre

didascalique de fournir aux preacutedicateurs lrsquoinstrument de la transmission oratoire et

preacutedicative de la doctrine ou lrsquoopeacuterativiteacute du genre srsquoeacutetend-elle jusqursquoagrave fournir aussi le

terreau et la source laquo theacuteoreacutetique raquo de la constitution mecircme de cette doctrine

Une litteacuterature secondaire fournie srsquoest attacheacutee agrave montrer en quoi la constitution de

ce genre didascalique reacutepondait en 1531 aux impeacuteratifs et aux urgences drsquoune eacutepoque il

srsquoagit drsquoabord de fournir aux preacutedicateurs lutheacuteriens les armes de la transmission de la Parole

et du combat contre laquo Rome raquo320 La difficulteacute agrave laquelle fait face le commentateur qui se

confronte au problegraveme du sens contextuel preacutecis de ce terme drsquo laquo ecclesiasticus raquo renvoie agrave

lrsquointention mecircme de Melanchthon de faire eacuteclater le cadre de lrsquoopposition de la dispute

doctrinale et de la preacutedication eccleacutesiale Et par delagrave lrsquoinvaliditeacute de cette opposition crsquoest

encore lrsquoimpossibiliteacute de la scansion de lrsquoEcole et de lrsquoEglise qui srsquoavoue dans le geste de

cette apparente indeacutetermination lexicale321 Toutefois lrsquoimpossibiliteacute drsquoune scansion

nrsquoenveloppe pas la neacutecessaire absence drsquoun ordre de fondation Lrsquointeacuterecirct strateacutegique et

circonstanciel pour lrsquohomileacutetique ndash drsquoailleurs remarquable deacutejagrave dans notre citation preacuteceacutedente

agrave la seule mention laquo des temps preacutesents raquo322 ndash ne peut masquer lrsquoeacutevidence de la preacutegnance

eacutepisteacutemique qui se fait jour au sein de lrsquooffice propre du genus didaskalikon Car il srsquoagit bien

ici drsquoabord de se preacutevaloir drsquoune meacutethode pour la connaissance et lrsquoeacutevaluation de la doctrine

plus ndash mais en reacutealiteacute ces deux moments sont toujours correacutelatifs ndash que pour sa seule

transmission communautaire

Ce sont les proceacutedures de la deacutefinition des termes simples et complexes le

regraveglement des controverses et plus geacuteneacuteralement les conditions de la construction doctrinale

que le genre didascalique prend en charge et non drsquoabord les techniques pour eacutemouvoir et

persuader un auditoire En ce sens crsquoest comme le site inchoatif de la theacuteologie elle-mecircme ndash

opeacuterateur de la constitution de la doctrina sacra ndash plus encore que comme le fonds de reacuteserve320 Voir toujours agrave ce sujet lrsquoeacutetude drsquoO Millet et les reacutefeacuterences citeacutees en note au bas de la page 137321 Sur les questions du rapport de lrsquoEcole et de lrsquoEglise dans la perspective de lrsquoaccusation lutheacuterienne de la laquo scolastique raquo voir laquo Histoire et critique de la scolastique raquo in P Buumlttgen op cit (p 131 et suivantes notamment)322 laquo hoc tempore raquo voir note 40

171

drsquoune science de la preacutedication que notre genre laquo dialectique raquo doit ecirctre consideacutereacute Crsquoest de

la genegravese mecircme de la doctrine sacreacutee que le premier genre oratoire rend raison Et crsquoest en ce

sens que Melanchthon pourra encore affirmer

laquo Une grande utiliteacute et une grande efficaciteacute srsquoattachent agrave ce genre oratoire Les gens de lareligion de la loi ou de toutes sortes drsquoautres fonctions didactiques doivent en ecirctre instruitscar sans le moyen de cette meacutethode les matiegraveres ne peuvent ecirctre deacutecouvertes323 raquo

La fonction originairement eacutepisteacutemique du genre didascalique appert ici avec une

nouvelle clarteacute Ce nrsquoest pas en effet de transmission ndash de fonction de relais ou drsquoexposition

drsquoune doctrine deacutejagrave constitueacute ndash mais de deacutecouverte initiale et de premiegravere constitution

(laquo patefieri raquo) des matiegraveres discursives (laquo res raquo) ou des enseignements (laquo docendi raquo) qursquoil

srsquoagit ici Crsquoest en ce sens ndash et aussi anachronique que cela puisse paraicirctre en premiegravere

apparence ndash que nous devons affirmer que la tacircche propre du genre didascalique est drsquoabord

de fournir la meacutethode geacuteneacuterale des deacutecouvertes scientifiques En ce sens encore et malgreacute les

glissements interpreacutetatifs par lesquelles deacuterivent souvent tacitement les commentaires

classiques de ce genus ce nrsquoest pas exclusivement ndash et en un sens pas mecircme essentiellement ndash

des controverses religieuses ou des impeacuteratifs eccleacutesiastiques que se charge de juger ou

drsquoassumer le genre didascalique Nrsquoimporte quelle office didactique ndash et comme notre citation

le prouve deacutejagrave suffisamment ndash relegraveve dans sa meacutethode et dans ses principes de lrsquoautoriteacute

dialectique Crsquoest comme genre eacutepisteacutemologique comme lieu et source natifs de la

constitution des doctrines que notre genre didascalique doit donc se voir interpreacuteteacute tout

drsquoabord Nous pouvons donc reacuteduire sous les hypothegraveses suivantes la question touchant au

sens du rapport preacutecis que le genre didascalique entretient avec lrsquoactiviteacute didactique de la

laquo vie eccleacutesiastique raquo

a) Le genre didascalique est le genre de la meacutethode didactique de lrsquoart oratoire et

par lagrave tisse un lien intime avec lrsquoensemble des matiegraveres discursives qui peuvent faire lrsquoobjet

drsquoun enseignement eacutelaboreacute ndash et non seulement avec les matiegraveres qui relegravevent de la laquo vie

eccleacutesiastique raquo Crsquoest donc comme genre fondationnel et preacuteparatoire de la construction des

orationes ndash genre preacute-rheacutetorique mais aussi archi-rheacutetorique ndash que le genus didaskalikon

trouve sa place au sein drsquoun manuel speacutecifiquement destineacute aux apprentis orateurs Crsquoest en ce

sens encore ndash comme matrice de la methodus docendi - que le genre didascalique tire ses

323 laquo Maxima autem vis maxima utilitas est huius generis Saepe enim homines de religione de iure de omni offici docendi sunt ubi sine hac ratione patefieri res non queunt raquo ibid 424

172

preacuteceptes fondamentaux et ses lineacuteaments meacutethodologiques de la dialectique elle-

mecircme crsquoest des proceacutedures deacutefinitionnels des schegravemes argumentatifs et donc encore des

lieux communs de lrsquoinvention que se nourrit lrsquoopeacuterativiteacute de la meacutethode rheacutetorique de

lrsquoenseignement

b) Crsquoest donc drsquoabord comme meacutethode de la science de la doctrine de lrsquoEglise ndash

meacutethode de la theacuteologie ou de la doctrina sacra elle-mecircme ndash que le genre didascalique

inteacuteresse les preacutedicateurs ndash et non pour une fonction speacutecifiquement ou primordialement

homileacutetique Crsquoest en effet bien plus du deuxiegraveme livre de la rheacutetorique ndash consacreacute agrave

lrsquoelocutio ndash que des deacuteveloppements theacutematiques associeacutes agrave la preacutesentation de ce genre

oratoire que le preacutedicateur tirera par la suite les instruments effectifs de la persuasion drsquoune

communauteacute (les instruments du movere) Et si le genre didascalique inteacuteresse tout de mecircme

lrsquohomileacutetique crsquoest seulement parce que lrsquoassise de toute preacutedication srsquoenracine elle-mecircme

dans lrsquoenseignement brut doctrinal ndash dialectique analytique laquo disseacutecatoire raquo - de la theacuteologie

de lrsquoEvangile le preacutedicateur lutheacuterien est drsquoabord un docteur Crsquoest parce que les lieux

eacutevangeacuteliques renferment deacutejagrave dans leur clocircture propre et du fond mecircme de leur analyticiteacute

une lourde charge drsquoaffectiviteacute que le preacutedicateur se doit drsquoecirctre drsquoabord un theacuteologien

c) Si crsquoest agrave partir drsquoexemples essentiellement emprunteacutes au domaine de la theacuteologie

et agrave ses lieux (fides poenitentia etc) que Melanchthon entend illustrer lrsquoefficience propre du

genre didascalique crsquoest drsquoabord que la theacuteologie elle-mecircme assume une fonction

drsquoexemplariteacute vis-agrave-vis de toutes les disciplines de lrsquoeacutedifice des sciences Elle met en jeu le

modegravele drsquoune oratio parfaite et expose par lagrave aussi lrsquoinfrastructure de tous les logoi valides

En ce sens le recours aux reacutefeacuterences issues du monde religieux et eccleacutesiastique nrsquoest pas

speacutecifique au traitement consacreacute au genre didascalique de tels emprunts traversent aussi les

deacuteveloppements touchant au genre judiciaire au genre deacutemonstratif ndash et finalement encore agrave

la theacuteorie finale de lrsquoelocutio elle-mecircme

sect10 La reacutesurgence rheacutetorique de la cateacutegorie de la quaestio

Il nous faut donc nous en tenir agrave cette interpreacutetation rigoureuse le genre

didascalique est le genre natif du deacuteveloppement des doctrines des arts et des sciences Les

conditions de ce deacuteveloppement puisent leurs ressources propres dans la meacutethode emprunteacutee agrave

la science dialectique et notamment dans ses proceacutedures deacutefinitionnelles Par lagrave si la

meacutethode du genus didaskalikon se confond de fait avec la meacutethode de la theacuteologie elle-

173

mecircme cette laquo confusion raquo ou assimilation doit moins srsquointerpreacuteter dans le sens drsquoun

rabattement de la rheacutetorique sur des inteacuterecircts theacuteologiques que dans le sens inverse drsquoune

reconduction de la theacuteologie agrave sa matrice dialectique Ce que nous dit ici Melanchthon ndash mais

crsquoest lagrave encore une deacuteclaration largement implicite ndash crsquoest finalement que la theacuteologie elle-

mecircme nrsquoest rien drsquoautre que la science des deacutefinitions de certains termes simples de lrsquoEcriture

Sacreacutee La theacuteologie de Wittenberg est une analytique de lrsquoEvangile et ce sont les lieux

communs de la doctrine qui constituent les thegravemes et matiegraveres de cette analyse Crsquoest ainsi

que la theacuteorie dialectique de lrsquoencadrement et du deacuteveloppement questionnant des termes

simples et des termes composeacutes ndash que nous avions rencontreacutes agrave lrsquooccasion de notre eacutetude

preacuteceacutedente ndash se voit ici illustreacutee agrave partir de lrsquoexemple des lieux qui constituent les monades de

la somme theacuteologique des Loci communes de 1521 Le deacuteveloppement de la matiegravere

discursive affilieacutee agrave un terme simple doit ecirctre baliseacute par les questions suivantes

laquo Les lieux des questions simples sont Qursquoest ce que crsquoest Quelles sont les parties et les espegraveces Quelle est la cause

Quel est lrsquoeffet Qursquoest ce qui est correacuteleacute et qursquoest ce qui est contraire 324 raquo

La polyseacutemie du terme laquo question raquo ndash ou plutocirct le contresens induit par la traduction

trop hacirctive du terme latin quaestio par son parent phoneacutetique franccedilais ndash peut induire ici une

seacuterie drsquoerreurs drsquointerpreacutetations ou de difficulteacutes qui font manquer le sens originaire de la

theacuteorie meacutelanchthonienne des lieux du genre didascalique Les laquo simplices quaestiones raquo dont

nous parle le reacuteformateur ici ne doivent pas ndash surtout pas ndash ecirctre confondues avec les

questions (Quid sit Quae causae etc) dont lrsquoinventaire est fait juste apregraves La quaestio dont

il est fait mention dans cet extrait renvoie bien eacutevidemment agrave la cateacutegorie traditionnelle de la

science rheacutetorique des orateurs latins ndash cateacutegorie qui se veut ecirctre la transposition exacte des

προβλήματα des Analytiques drsquoAristote La question simple crsquoest le terme simple dans lequel

se reacutesume la matiegravere drsquoun discours En ce sens le terme de quaestio peut ecirctre vu sous une vue

scheacutematique comme eacutetant globalement synonyme de la materia du thema ou du subiectum

de lrsquoactiviteacute oratoire

324 laquo Loci simplicis quaestionis sunt Quid sitQuae sint partes vel speciesQuae causaeQui effectusQuae cognata et pugnantia raquo ibid 424

174

Evidemment la racine questionnante ndash et donc lrsquoaccent ou la connotation

probleacutematique ndash reacutesonne encore nettement sous le terme premier de laquo quaestio raquo Mais cette

reacutesonance participe preacuteciseacutement drsquoun glissement de sens ndash que nous caracteacuterisions dans notre

eacutetude preacuteceacutedente et que nous avions deacutejagrave rencontreacute en amont dans la theacuteorie dialectique

drsquoAgricola ndash par lequel le subiectum de lrsquoeacutepisteacutemologie meacutedieacutevale le domaine ou la clocircture

propre drsquoune science ou drsquoun art se trouve reconduit agrave lrsquouniteacute initiale drsquoun problegraveme A une

division scolastico-aristotelicienne des sciences et des arts qui suit la logique propre de

lrsquoassignation des subiecta cest-agrave-dire des reacutegions de lrsquoEtant la reacuteforme humaniste et par la

suite lutheacuterienne redeacutefinit les clocirctures propres des disciplines du savoir agrave partir des cateacutegories

de la causa (question nourriciegravere et thegravese centrale drsquoune controverse) et de la quaestio Lrsquouniteacute

drsquoune science crsquoest lrsquouniteacute drsquoune cause et drsquoune question Dit autrement et par une

transposition conceptuelle risqueacutee mais opeacuterante lrsquouniteacute de la science est lrsquouniteacute drsquoun faisceau

de problegravemes La science meacutelanchthonienne exhibe reacutesolument cette compliciteacute native de

lrsquouniteacute theacutematique du domaine drsquoobjectiviteacute des artes de sa racine questionnante et de leur

commune genegravese oratoire On ne comprend pas la logique propre de la rheacutetorique humaniste

et wittenbergeoise ndash et encore moins son incidence sur le sens de la nouvelle theacuteologie ndash si

lrsquoon eacutevacue lrsquoeacutetude de sa porteacutee eacutepisteacutemologique

En ce sens la forme ou la structure probleacutematique de la quaestio affleure plus

nettement quand la matiegravere du discours revecirct la figure drsquoune alternative explicite le chreacutetien

peut-il srsquoauto-justifier 325 Mais en reacutealiteacute le terme simple ndash et crsquoest lagrave lrsquoune des innovations

les plus fortes bien qursquoaussi des plus discregravetes de la rheacutetorique meacutelanchthonienne ndash renferme

en lui-mecircme un fonds et une reacuteserve latente de probleacutematiciteacute Cette reacuteserve de probleacutematiciteacute

est mise agrave nue lorsque les lieux dialectiques conduisent lrsquoanalyse du terme atomique vers son

reacuteseau drsquoantithegraveses par lrsquoapplication de la laquo fonction contraire raquo (laquo Que pugnantia raquo) Crsquoest

en lui-mecircme et dans la clocircture de sa deacutefinition que le terme simple inclut des modes de

renvois agrave ses contraires ou agrave ses antithegraveses Les termes simples drsquoune doctrine sont donc

toujours par soi des termes eacuteminemment poleacutemiques polaires exclusifs et neacutegateurs ils

deacutefinissent leurs inimiteacutes excluent leurs contraires et meacutenagent leurs marges au point exact ougrave

ils deacuteveloppent un reacuteseau de satellites notionnels et theacutematiques

En bref crsquoest en lui-mecircme ndash et sous la seule reacuteserve de connaicirctre la meacutethode de son

deacuteveloppement analytique ndash que le lieu exhibe une seacuterie de polariteacutes et

drsquooppositions structurantes crsquoest en elle-mecircme que la foi chasse la foi simuleacutee la

325 Voir notre traitement de cette question complexe preacutesenteacutee agrave lrsquooccasion du chapitre des Elementa sur le genredidascalique (CR XIII 428) dans notre eacutetude preacuteceacutedente

175

deacutesespeacuterance et le peacutecheacute326 Et crsquoest pour cette raison que le lieu est bien toujours une

quaestio lrsquoouverture preacutealable dans les bornes de son inteacuterioriteacute drsquoun horizon

probleacutematique drsquoassociations ndash une monade qui sans porte ni fenecirctre dans la clocircture de son

extension lexicale reacutesume et integravegre toute la richesse des controverses des disputes et des

poleacutemiques virtuelles qui animent le deacuteveloppement drsquoune oratio theacuteologique possible ndash la

somme lrsquoabreacutegeacute le pli le point de contraction de la doctrine eacutevangeacutelique Si le lieu est donc

par soi atopique il est toujours en mecircme temps le fond souverain et le geacuteneacuterateur nourricier

drsquoune topologie ouverte et cette topologie crsquoest la doctrine elle-mecircme comme lrsquoespace

primitif de lrsquoordonnancement et de lrsquoarbitrage des problegravemes des alternatives et des

controverses de toutes les disputationes offertes au champ discursif

sect11 Le problegraveme de lrsquouniteacute du concept de locus

Nous en eacutetions resteacutes agrave la fin de notre chapitre preacuteceacutedent sur une certaine aporie de

la theacuteorie topologique de Philippe Melanchthon Nous avions notamment eu agrave remarquer que

le parcours analytique de la dialectique du Compendiaria de 1520 se bouclait en dernier

recours sur une conception encore tregraves fragmentaire et en un sens tregraves eacutequivoque du lieu

commun de lrsquoargumentation Le terme mecircme de locus y eacutetait employeacute au sens preacutegnant pour

deacutesigner les schegravemes des proceacutedures deacutefinitionnelles et argumenatives de lrsquoactiviteacute discursive

ndash et selon cette premiegravere acception le lieu de la dialectique se laissait drsquoabord deacutesigner sous

le titre de locus finitionis Mais au-delagrave de cette signification nodale le lieu argumentatif

srsquoentendait encore de la sentence marquante de la citation litteacuteraire des premiers principes et

propositions axiomatiques des sciences particuliegraveres et enfin des chapitres ou rubriques

theacutematiques sous lesquelles ces diffeacuterents types drsquoeacutenonceacutes srsquoordonnent dans une doctrine

quelconque Lrsquoopposition de ces diffeacuterentes acceptions du lieu ndash acception proceacutedurale et

analytique acception theacutematique acception laquo citationnelle raquo - ne semblait dans lrsquoeacuteconomie

du manuel de 1520 jamais reacuteduite agrave la matricialiteacute drsquoune signification commune

A peine pouvait-on deviner derriegravere lrsquoapparence de cette polyseacutemie les premiegraveres

esquisses drsquoune reacutearticulation de lrsquoopposition native agrave lrsquoordre plus fondamental de la

distinction du lieu dialectique et du lieu rheacutetorique Mais cette premiegravere preacutecision ne va pas

sans soulever de nouvelles difficulteacutes Si la filiation ou la parenteacute qui rapproche la deuxiegraveme

et la troisiegraveme significations de notre scheacutema seacutemantique initial peut srsquoapercevoir sans peine ndash

326 A lrsquooccasion de son traitement du lieu laquo fides raquo Melanchthon dans ses Elementa (427) reacutesumera ainsi lesantithegraveses de la foi laquo Pugnantia Simulatio fidei Desperatio Pavor Impius raquo

176

les chapitres eacutetant eacutevidemment drsquoabord les diffeacuterentes rubriques theacutematiques sous laquelle se

partitionnent le rassemblement des sentences ndash il nrsquoen va pas de mecircme pour lrsquouniteacute qui

pourrait rassembler les deux termes restants Comment donc peut-on parler indiffeacuteremment de

locus agrave la fois comme des schegravemes analytiques et comme des capita ou des theacutematiques des

doctrines particuliegraveres sans risquer la simple eacutequivociteacute Quelle communauteacute peut-il donc

exister entre drsquoune part les cateacutegories formelles du tout de la partie de lrsquoespegravece du genre ou

de la cause et drsquoautre part les thegravemes positifs et oratoires de la loi de la vertu de la maladie

ou de la citeacute ndash quelle communauteacute ou quelle analogie qui puisse justifier lrsquousage drsquoun mot

unique pour deacutesigner des opeacuterateurs eacutepisteacutemiques aux fonctionnaliteacutes et aux eacutechelles

drsquoapplication si reacutesolument heacuteteacuterogegravenes Comment un auteur comme Melanchthon si

soucieux de revendiquer par ailleurs la neutralisation et lrsquoeacutevacuation de la polyseacutemie dans la

langue - ideacuteal reacutegulateur nodal et impeacuteratif inconditionnel de meacutethode ndash peut-il laisser

circuler en mecircme temps dans ses manuels un terme manifestement aussi polyseacutemique que

celui de laquo lieu commun raquo Enfin ndash et crsquoest lagrave en un sens le paroxysme du mystegravere de cet

usage ndash quel sens doit-on encore precircter agrave cette communauteacute du laquo lieu commun raquo lorsque le

terme est employeacute pour qualifier une matiegravere ndash le chapitre doctrinal ndash qui eacutenonce et construit

en elle-mecircme preacuteciseacutement rien drsquoautre que lrsquoextrecircme speacutecificiteacute et lrsquoextrecircme particulariteacute du

discours Qursquoy a-t-il de moins commun que le thegraveme particulier drsquoune science speacutecifique

Il ne serait pas inutile drsquoeacutetablir un inventaire des principales lignes de divergences

structurelles selon lesquelles srsquoopposent la conception analytique et la conception theacutematique

du lieu La premiegravere distinguerait les deux significations selon lrsquoaxe de la dissociation du

formel et du mateacuteriel ndash le lieu comme structure pure et le lieu comme reacuteserve de laquo positiviteacute raquo

drsquoun discours La seconde marquerait la disjonction drsquoune conception laquo active raquo et

proceacutedurale ndash le lieu comme opeacuteration et scheacutematisme drsquoune analytique ndash et drsquoune conception

laquo passive raquo et theacutematique ndash le lieu comme ce qui subit ou ce qui surgit de cette opeacuteration Une

troisiegraveme distinguerait encore nos deux acceptions initiales selon lrsquoaxe de lrsquoopposition du

moyen et de la fin ndash le lieu dialectique comme instrument de la constitution de la doctrine et

le lieu comme la fin ou la chose-mecircme de cette doctrine Une derniegravere eacutevidemment pourrait

encore distinguer les deux sens selon leur niveau de geacuteneacuteraliteacute ndash le lieu comme cateacutegorie

universelle de lrsquoeacutetant et le lieu comme sous-genre de la nature ou de la culture Par lagrave nos

questions inaugurales ne se posent encore qursquoavec une plus grande urgence pourquoi donc

Melanchthon a-t-il cru bon de faire usage drsquoun terme unique pour qualifier deux laquo structures

topiques raquo si manifestement distinctes

177

sect12 Lieu commun et critique de la meacutethode de lrsquoaccumulation des sentences

Crsquoest preacuteciseacutement la reacutesolution de ce problegraveme qui nous permettra drsquoentendre en un

sens deacutefinitif le mode drsquoarticulation exact selon lequel notre auteur entend ordonner la

coopeacuteration de la dialectique et de la rheacutetorique Si la dialectique avait placeacute ndash en la figure du

genus didaskalikon ndash son cheval de Troie dans lrsquoeacutedifice rheacutetorique nous verrons que

lrsquoefficience oratoire de la discipline argumentative ne srsquoarrecircte pas agrave ce seul genre de la

methodus docendi En reacutealiteacute crsquoest lrsquoensemble des proceacutedures de lrsquoinventiviteacute oratoire ndash y

compris dans le versant speacutecifique de son expressiviteacute - qui trouve sa charpente nourriciegravere

dans le scheacutematisme dialectique des loci finitionum Nous savons qursquoentre le Compendiaria

de 1520 et les Elementa de 1531 Melanchthon renoncera deacutefinitivement agrave la repreacutesentation

laquo cumulative raquo peacutedagogique et mneacutesique des lieux communs ndash repreacutesentation heacuteriteacutee drsquoabord

drsquoErasme327 et qui assimilait lrsquoorganisation topique du savoir agrave la constitution drsquoun recueil de

sentences Si les motivations profondes et les raisons structurelles de ce renoncement trouvent

deacutejagrave sans doute leurs racines premiegraveres dans la theacuteorie inaugurale de la dialectique

meacutelanchthonienne ce nrsquoest qursquoen 1531 dans le chapitre preacuteciseacutement consacreacute agrave la question

des loci communes que cette critique srsquoexprimera avec une pleine expressiviteacute

laquo Certains croient qursquoils sont en possession des lieux communs quand ils ont amonceleacute dessentences sur des choses diverses qursquoils ont extraites ici ou lagrave des poegravetes et des orateurs Etparce qursquoils jugent que cet amoncellement de propos remarquables est le doctrine mecircme danssa totaliteacute et perfection ils nrsquoont pas drsquoautres desseins en lisant les auteurs que de reacutecoltercertains propos comme si crsquoeacutetait des fleurs agrave butiner Pendant ce temps ils nrsquoapprennentparfaitement aucun art ils ne comprennent nul eacutecrit dans son inteacutegraliteacute ils ne considegraverentaucun discours dans sa totaliteacute Ce genre deacutetudes a peu drsquoutiliteacute et il est drsquoautant plusdangereux drsquoen faire lrsquousage que les imbeacuteciles se persuadent qursquoils accegravedent par lagrave agrave la

connaissance de la vraie doctrine et rien nest plus pernicieux que cela328 raquo

Si cette deacuteclaration reacuteduit la polyseacutemie initiale du laquo locus raquo en eacutecartant lrsquoun des trois

termes du scheacutema seacutemantique du Compendiaria (la topique comme accumulation de

327 Sur cette repreacutesentation eacuterasmienne des lieux et une eacutetude du De Copia voir drsquoabord lrsquoouvrage drsquoAnn Moss(op cit) qui peut ecirctre vu en un sens et dans sa premiegravere partie comme la tentative drsquoune restitution de la teneurtheacuteorique et de la genegravese de la topique peacutedagogique eacuterasmienne Sur lrsquoaspect plus exeacutegeacutetique de la question onpourra encore se reacutefeacuterer agrave lrsquoouvrage de Manfred Hoffmann Rhetoric and theology the hermeneutic of ErasmusToronto Toronto Press 1994328 laquo Quidam putant se locos communes tenere cum de variis rebus coacervatas sententias habent quas passi expoetis et oratoribus excerpserunt Et quia iudicant hanc coacervationem insignium dictorum perfectam essedoctrinam nihil habent consilii in legendis autoribus nisi ut inde tanquam flores dicta quaedam decerpantInterim nullam artem perfecte discunt nullum scriptum totum intelligunt nusquam totum orationis genusconsiderant Hoc sudium exiguam habet utilitatem et hoc nomine plurimum nocet quia in stultis doctrinaeperuasionem parit qua nihil est perniciosius raquo ibid 452

178

sentences) elle ne suspend toutefois pas pour autant la difficulteacute principielle que nous avons agrave

affronter ici Le nerf de la polyseacutemie nous lrsquoavons vu srsquoenlace drsquoabord dans lrsquoopposition du

locus comme capuut et du locus comme opeacuterateur deacutefinitionnel ndash lieu rheacutetorique et lieu

dialectique Or cette difficulteacute nrsquoest pas leveacutee ici A lrsquoinverse elle se voit bien plutocirct

radicaliseacutee par le geste de cette critique crsquoest en elle en effet que le seacuterieux et lrsquointeacuterecirct que

Melanchthon porte agrave une deacutefinition rigoureuse de la meacutethode des lieux transparaicirct avec la plus

grande netteteacute Jusqursquoau manuel de 1520 une interpreacutetation minimaliste du laquo locus raquo

meacutelanchthonien ndash interpreacutetation selon laquelle le terme mecircme de laquo lieu raquo nrsquoaurait au fond

qursquoun usage indeacutetermineacute et plastique - resterait globalement tenable

Mais si notre reacuteformateur exhibe ici de maniegravere si patente son attachement au terme

et son ambition drsquoeacutetablir par delagrave ou avec son usage une veacuteritable meacutethodologie topique

cest-agrave-dire aussi un veacuteritable programme eacutepisteacutemologique ndash quelle justification peut-on bien

donner agrave cette eacutequivociteacute si patente que nous venons de mettre au jour Comment une

meacutethodologie topique qui prend lrsquoallure drsquoun programme geacuteneacuteral de refondation des sciences

peut-il srsquoaccommoder drsquoune pareille ambiguiumlteacute dans lrsquoemploi drsquoun terme agrave laquelle une

fonction si capitale est preacuteciseacutement assigneacutee Reprenons donc le fil de notre problegraveme et

tentons drsquoabord de comprendre pleinement le sens de la critique que Melanchthon adresse ici

agrave la conception eacuterasmienne des lieux Ce agrave quoi la meacutethode de laquo lrsquoamoncellement des

sentences raquo (laquo coacervatas sententias raquo) se trouve opposeacutee crsquoest nous le voyons la

connaissance de la laquo doctrine mecircme dans sa totaliteacute et perfection raquo La logique cumulative du

butinage des adages est impropre agrave garantir lrsquoaccegraves aux doctrines qui constituent la veacuteriteacute et la

richesse des matiegraveres qui composent le systegraveme des sciences et des arts Cette improprieacuteteacute

structurelle est encore contre-productive et dangereuse en cela qursquoelle laisse naicirctre lrsquoillusion

de la connaissance et prescrit donc la dispense effective du veacuteritable apprentissage

Crsquoest eacutevidemment le modegravele de la somme theacuteologique de la science meacutedieacutevale ndash et

en premier chef celle des Sentences de Pierre Lombard ndash qui est viseacute par delagrave la critique

drsquoabord adresseacute agrave la peacutedagogie drsquoErasme Et en ce sens le chapitre des Elementa sur les loci

communes apparaicirct comme lrsquoune des entreacutees les plus pertinentes pour comprendre

lrsquoinfleacutechissement que la theacuteologie de Wittenberg entend faire porter au modegravele de la somme

theacuteologique Une collecte de sentences ne peut jamais se renfermer ndash quel que puisse ecirctre le

degreacute de sa synthegravese et la richesse du mateacuteriau reacuteuni ndash dans la constitution drsquoune veacuteritable

somme doctrinale La doctrine est hermeacutetique par naissance et dans son eacuteconomie intime agrave la

logique de lrsquoaccumulation des reacutefeacuterences et matiegraveres litteacuteraires Ce nrsquoest pas la sentence qui

peut preacutetendre constituer lrsquouniteacute atomique de la somme Il fallait tout le geacutenie strateacutegique de

179

Melanchthon pour renvoyer dos agrave dos sous lrsquouniteacute drsquoune critique de toute collecte de

sentences la meacutethode de la theacuteologie scolastique et la topique eacuterasmienne La communauteacute

lexicale de la laquo sentence raquo (la sententia ici mentionneacutee mais aussi dans un registre

seacutemantique voisin lrsquoadagium) apparaicirct par lagrave comme lrsquoheureuse attestation de la compliciteacute

secregravete des modegraveles scolastiques et eacuterasmien de la structure doctrinale Par delagrave cet hasard

lexical du commun usage drsquoune meacutethode de la sentence le commentateur ne doit pas perdre

de vue que ce qui est viseacute dans lrsquoattaque en regravegle meneacutee contre le butinage steacuterile crsquoest moins

lrsquoentiteacute de la sentence elle-mecircme ndash le substrat et lrsquouniteacute de lrsquoopeacuteration - que la logique mecircme

de lrsquoamoncellement Plus exactement les deux termes viseacutes dans la critique apparaissent

enchaicircneacutes dans un lien eacutetroit de solidariteacute la sentence crsquoest ce qui ne peut qursquoecirctre amonceleacute

collecteacute juxtaposeacute accumuleacute et lrsquoopeacuteration de cette accumulation ndash quand il srsquoagit de lecture

et de science ndash ne peut sans doute jamais porter sur rien de mieux que sur une sentence

Sentence et accumulation sont les deux faces meacutethodiques et mateacuterielles drsquoune mecircme piegravece

celle drsquoun simulacre doctrinal incertain et inutile Le choix pour lrsquoabreacuteviation et la critique de

lrsquoabondance discursive tiennent peut-ecirctre tout entier dans la chair de cette accusation du

coacervatum ndash crsquoest lagrave le versant meacutethodologique et formel de lrsquoattaque de la figure

eacutepisteacutemique de la somme theacuteologique scolastique329

sect13 Conflit des modegraveles de sommes et conflit des modegraveles drsquoexhaustiviteacute fondation dialectique et

fondation hermeacuteneutique de la deacutecision de lrsquoabreacutegeacute

Si lrsquoaccumulation de la sentence est infeacuteconde et dangereuse nous pouvons deacuteduire

en neacutegatif et par choc en retour de ce qursquoelle ne fait pas ce que doit faire en revanche la

connaissance de la laquo vraie doctrine raquo Melanchthon entendait pointer la deacuteficience de la

meacutethode des lieux en marquant sa triple inefficience pour lrsquoapprentissage de lrsquoart (laquo ils

nrsquoapprennent parfaitement aucun art raquo) pour la compreacutehension inteacutegrale des eacutecrits (laquo ils ne

comprennent nul eacutecrit dans son inteacutegraliteacute raquo) et pour lrsquointelligence exhaustive des discours

(laquo ils ne considegraverent aucun discours dans sa totaliteacute raquo)330 Nous revoyons donc ici affleurer la

solidariteacute native des deux offices didactique et hermeacuteneutique de la discipline rheacutetorique

329 Sur cette critique voir notre chapitre suivant ougrave nous nous en tiendrons moins agrave des discussions formelles et ougrave nous tenterons drsquoanalyser ce que la critique de la meacutethode de la collecte des sentences renferme aussi comme conseacutequence sur lrsquoassignation du statut des auctores dans la theacuteologie330 Lrsquointeacutegraliteacute et lrsquoexhaustiviteacute se disent toujours ici dans le lexique formel et dialectique de la totaliteacute crsquoestnous qui faisons varier le jeu des termes lrsquoauteur lui utilise constamment le seul laquo totum raquo Au fond ce faitconfirme encore notre interpreacutetation selon laquelle crsquoest bien le scheacutematisme dialectique du tout et des partiesqui opegravere encore dans le problegraveme hermeacuteneutique de lrsquointerpreacutetation inteacutegrale

180

reacuteenrichis de la diffeacuterence devenue explicite de lrsquoeacutecrit (laquo scriptum raquo) et du discours oral

(laquo oratio raquo) Partout crsquoest drsquoabord une accusation drsquoincompleacutetude ou drsquoinsuffisance ndash

lrsquoincapaciteacute agrave se saisir drsquoune inteacutegraliteacute lrsquoinaptitude agrave appreacutehender une totaliteacute ndash qui motive la

critique de la meacutethode topique du butinage Formellement lrsquoon voit ainsi la discussion

meacutethodologique se cristalliser deacutejagrave autour de lrsquoopposition de deux modegraveles concurrents

drsquoexhaustiviteacute Si la somme des sentences est steacuterile crsquoest drsquoabord dans et par son incapaciteacute agrave

coiumlncider avec la somme de lrsquoeacutecrit du discours ou de lrsquoart Si la topique drsquoinspiration

eacuterasmienne est toujours insuffisante crsquoest parce que lrsquoexhaustiviteacute des recueils drsquoadages

nrsquoeacutepuise jamais lrsquointeacutegraliteacute pleacuteniegravere de la doctrine Crsquoest un jeu de renversement construit

autour des schegravemes dialectiques du tout et des parties qui permettra drsquoeacuteclairer le sens preacutecis

qui est confeacutereacute ici agrave lrsquoopposition des deux modegraveles concurrents de somme et drsquoexhaustiviteacute

Ce jeu permettra encore de saisir en premiegravere approche le constant reflet du scheacutematisme

dialectique agrave lrsquoœuvre dans la discipline rheacutetorique Dans un mouvement argumentatif nodal

du chapitre sur les loci ndash mouvement argumentatif nodal de toute la rheacutetorique

meacutelanchthonienne en un sens - notre reacuteformateur nous instruit ainsi sur le sens doctrinal et le

mode opeacuteratoire de ces lieux

laquo Ajoutons en outre que les regravegles de lrsquoinvention qui ont la plus grande utiliteacute dans toutes les disputessont celles qui concernent le transfert de lrsquohypothegravese dans la thegravese On appelle laquo hypothegravese raquo lrsquoaffaireparticuliegravere qui est objet de la controverse par exemple la question de savoir si lrsquoon doit faire la guerrecontre les Turcs On appelle laquo thegravese raquo la question geacuteneacuterale [sous laquelle lrsquoaffaire particuliegravere doit ecirctrereconduite pour ecirctre reacutesolue] par exemple la question de savoir srsquoil est licite pour un chreacutetien engeacuteneacuteral de mener une guerre

On peut constater facilement avec lrsquoexemple du discours sur la guerre aux Turcs que toutdevient plus deacutetailleacute et plus riche si lrsquoon transfegravere le discours de lrsquoespegravece au genre et siainsi agrave la question de savoir quels actes les rois qui deacutefendent le peuple de Dieu doiventexeacutecuter contre les brigandages des Turcs lrsquoon en revient agrave une discussion sur les devoirsdun gouvernement sur la guerre en geacuteneacuteral sur la pieacuteteacute sur lrsquooffice drsquoun roi saint etc [hellip]le De Oratore de Ciceron nous enseigne quil faut consideacuterer toujours quels lieux communssont compris dans la cause Parmi ceux-ci certains contiennent toute la cause et ilsconcernent alors la thegravese elle-mecircme tandis que drsquoautres ne sont qursquoaccessoires Et commecette thegravese a quelquefois un lieu particulier dans le discours elle engendre aussi bien desmots que des phrases [ou laquo ideacutees raquo voir note] dans toutes les parties du discours331 raquo

331 laquo Addemus autem ad inventionis praecepta unum quo maximam vim habet in omnibus disputationibusvidelicet ut hypothesin transferamus ad thesin Vocant autem hypothesin negocium de quo controversia estcircumscriptum circumstantiis ut sitne bellum movendum adversus Turcas Thesin vocant generalemquaestionem ut liceatne christiano bella gerere Facile autem iudicare potest cum de Turcico bello dicendumest omnia pleniora atque uberiora fore si a specie ad genus oratio transferatur et de magistratus officio de belloin genere dicatur quam pium quam sanctum officium reges faciant si has gentes divinitus ipsorum tutelaecommissas adversus Turcicum latrocinium defendant Hoc praecipiunt apud Ciceronem Antonius et Crassus utconsideremus qui loci communes haereant in cas quorum alii totam causa continent in quibus thesis versaturalii incidunt obiter Ac thesis illa cum habet peculiarem interdum in oratione locum tum verba et sententias

181

La meacutethode de lrsquoinvention oratoire nous dit Melanchthon expose les regravegles selon

lesquelles lrsquoorateur ou lrsquointerpregravete peut convertir ou transfeacuterer lrsquohypothegravese initiale du discours

dans la thegravese cardinale de la dispute en jeu Avant drsquoentrer en deacutetail dans le commentaire de

cette proceacutedure centrale de la rheacutetorique du reacuteformateur tentons de marquer drsquoembleacutee le

contexte theacutematique de la citation Ce qui est en jeu ici crsquoest drsquoabord une meacutethode

drsquointerpreacutetation des textes en tant que celle-ci doit servir pour le recyclage des

argumentations classiques dans une nouvelle ndash et actuelle ndash circonstance disputatoire Le

transfert dont il est question ici crsquoest donc avant tout celui de lrsquoargument lui-mecircme qui se

trouve adapteacute ou ajusteacute aux circonstances theacutematiques preacutecises du problegraveme oratoire La

meacutethode de la conversion de lrsquohypothegravese dans la thegravese se niche donc agrave lrsquoexact point de

jonction des fonctions hermeacuteneutiques et inventives de la rheacutetorique Mais cette meacutethode de

transfert est encore la meacutethode communeacutement analytique agrave lrsquoœuvre dans nrsquoimporte quel

proceacutedeacute inventif ndash celle que nous avons rencontreacute tout au long de notre eacutetude de la dialectique

du Compendiaria La proceacutedure que nous tentons de caracteacuteriser est donc dans sa porteacutee

opeacuteratoire co-extensive agrave lrsquoactiviteacute oratoire elle-mecircme elle constitue la matrice commune

aux diffeacuterentes eacutechelles de productiviteacute ndash didactique et dotrinale inventive et oratoire

interpreacutetative et critique ndash qui se juxtaposent dans la construction ou la restitution des

discours

Lrsquohypothegravese nous dit Melanchthon crsquoest lrsquoaffaire particuliegravere et circonstancielle ndash si

nous pouvons dire la probleacutematique de surface - qui est lrsquoobjet du discours eacutetudieacute ou de la

controverse agrave deacutebattre doit-on faire la guerre aux Turcs La thegravese apparaicirctra au contraire

comme lrsquoinfrastructure la charpente ou la probleacutematique de fond sur laquelle repose en fait

les diffeacuterentes ressources argumentatives convoqueacutees pour la constitution du discours un

chreacutetien peut-il conduire une guerre La meacutethode du transfert de lrsquohypothegravese dans la thegravese

apparaicirctra donc drsquoabord comme un ensemble de proceacutedures tregraves banalement analytiques De

la mecircme maniegravere que la complexiteacute des questions composeacutes eacutetaient reacuteduites agrave lrsquouniteacute

nucleacuteaire drsquoun ensemble de termes simples deacutefinis drsquoabord seacutepareacutement lrsquohypothegravese est

reconduite ici agrave son infrastructure theacutetique par lrsquoanalyse et la dissection isoleacutees des eacuteleacutements

de la composition initiale Cette analyse se laisse interpreacuteter ndash tregraves trivialement encore une

fois ndash comme une reacuteduction de lrsquoespegravece au genre Et cette reacuteduction srsquoentend ici simplement

gignit in omnibus partibus orationis raquo ibid 451 Nous justifierons par la suite la traduction laquo litteacuterale raquo delrsquoopposition des laquo verba raquo et de la laquo sententias raquo et le fait que cette opposition ne renvoie pas ici ndash du moins pasdirectement ndash agrave la distinction de lrsquoesprit et de la lettre (ce que le pluriel prouve deacutejagrave en un sens) Toutefoislrsquoambiguiumlteacute du terme laquo sententia raquo doit ecirctre tout de mecircme remarqueacutee la laquo phrase raquo crsquoest aussi lrsquoopinion oulrsquoideacutee

182

sous le mode du passage drsquoune particulariteacute quelconque agrave un plus haut degreacute de geacuteneacuteraliteacute le

laquo doit-on raquo de la question initiale se verra ainsi reconduit agrave un jugement portant plus

geacuteneacuteralement sur le sens geacuteneacuterique drsquoune part de la licence (comme genre du devoir) et

drsquoautre part du chreacutetien (comme genre du laquo on raquo) est-il licite pour le chreacutetien de mener une

guerre

Cette meacutethode de conversion ne preacutesente ndash en regard des deacuteveloppements anteacuterieurs

ndash aucune originaliteacute particuliegravere Mais la suite de notre citation srsquoavegravere agrave lrsquoinverse tout agrave fait

inteacuteressante pour notre preacutesent propos La laquo thegravese raquo srsquoy retrouve explicitement reacuteinterpreacuteteacutee

comme la laquo cause raquo - cateacutegorie de la theacuteorie oratoire classique ndash du discours Et cette cause

nous dit Melanchthon renvoie agrave un ensemble de lieux communs dont certains sont seulement

accessoires et deacuteriveacutes mais dont drsquoautres renferment et eacutepuisent en eux mecircme lrsquointeacutegraliteacute de

la question disputeacutee La reacutecurrence manifeste de verbes ou drsquoimages associeacutes au champ

conceptuel de la topologie spatiale (laquo versatur raquo laquo continent raquo etc) ne doit pas nous

surprendre La remarque que formule notre reacuteformateur ici se situe au point preacutecis de la

rencontre du sens litteacuteral et du sens figuratif du lieu Crsquoest comme jeu des parties et du tout

que la topique ordonnance et organise lrsquoespace discursif en un sens quasiment litteacuteralement

spatial

sect14 Contraction de la doctrine et compression du texte reacuteduction interpreacutetative agrave la thegravese et

surabondance dogmatique du terme nu

Certaines causes ou certaines thegraveses donc sont eacutepuiseacutes ou contenues dans la clocircture

drsquoun lieu commun unique Qursquoest-ce agrave dire La suite du texte nous renseigne un peu mieux

sur ce sujet

laquo A cocircteacute de celui de la thegravese des lieux occasionnels peuvent aussi ecirctre convoqueacutes comme lefait par exemple Ciceacuteron dans son Oratio pro Milone quand il affirme que Clodius avait eacuteteacutepuni par Dieu pour ses crimes contre la religion Drsquoune part Ciceron fait appel au lieucommun [de la reacutetribution geacuteneacuterale du crime] mais drsquoautre part il prouve aussi briegravevementlrsquoexistence de Dieu et son gouvernement terrestre332 raquo

Lrsquohypothegravese de lrsquooratio ndash sa cause particuliegravere ndash renvoie ici au problegraveme factuel de

lrsquoimpieacuteteacute de Clodius la mort du deacutemagogue romain doit ecirctre interpreacuteteacutee comme lrsquoeffet et le

332 laquo Et praeter hanc varie alluditur ad alios locos qui obiter incidunt ut Cicero pro Milone cum dicit Clodium Deo propter violatas religiones poenas dedisse alludit ad locum communem et breviter probat Deum esse et hunc mundum a Deo gubernari raquo ibid 451

183

salaire drsquoune punition divine visant agrave sanctionner les crimes dont la victime se serait rendue

coupable vis-agrave-vis de lrsquoinstitution religieuse La thegravese geacuteneacuterale sous laquelle lrsquoargumentation

est conduite et que Melanchthon laisse ici tregraves largement implicite peut ecirctre obtenue par le

deacutesassemblage des eacuteleacutements simples qui composent lrsquohypothegravese initiale Lrsquoentiteacute laquo Dieu raquo est

ici indeacutecomposable et en cela nous verrons qursquoelle ne constitue aussi qursquoun lieu accessoire

ou second de lrsquoargumentation Lrsquoespegravece du crime contre la religion peut ecirctre reacuteduite agrave lrsquoentiteacute

geacuteneacuterique du crime voir mecircme agrave la cateacutegorie de lrsquoaction consideacutereacutee universellement

Lrsquoindividu Clodius quant agrave lui peut ecirctre reconduit agrave la communauteacute de lrsquoespegravece homme

Quant agrave lrsquoespegravece ndash neacutegative ndash de la punition elle apparaicirct comme la modaliteacute particuliegravere de

la classe de la reacutetribution en geacuteneacuteral La thegravese que nous obtenons ainsi par la deacutecomposition

progressive des termes de lrsquohypothegravese primitive se reacutesout donc dans lrsquoeacutenonceacute suivant

lrsquohomme est reacutetribueacute par Dieu de ses actes Crsquoest agrave partir de cette thegravese que Ciceacuteron pourra

montrer successivement que lrsquoassassinat de Clodius reacutepondait en fait aux effets du courroux

divin que lrsquohomme eacutetait neacutecessairement impie que Milon nrsquoeacutetait donc qursquoun veacutehicule

accessoire de la Providence etc

Or des quatre termes atomiques qui composent la thegravese ainsi extraite ndash homme

reacutetribution Dieu action ndash un seul coiumlncide reacuteellement en lui-mecircme et dans la seule clocircture de

son extension terminologique au tout de la cause disputeacutee En effet si nous tentons de

deacutevelopper lrsquoextension lexicale de chaque terme seacutepareacutement agrave partir des balises

questionnantes exposeacutees agrave lrsquooccasion de la preacutesentation du genre didascalique nous verrons

que les reacuteseaux de theacutematiques satellites associeacutees aux lieux laquo Dieu raquo laquo action raquo ou

laquo humaniteacute raquo apparaicirctront bien souvent profondeacutement disjoints de la thegravese qursquoil srsquoagit de

deacutefendre ici La mention du quid de lrsquoofficius ou de la causa de lrsquohomme de Dieu ou de

lrsquoaction en geacuteneacuteral est tout agrave fait indiffeacuterente agrave la question centrale de lrsquooratio Et en ce sens

crsquoest de maniegravere accessoire et toujours briegravevement (laquo breviter raquo) que Ciceron peut srsquoautoriser

quelques digressions sur la question de la nature divine la preuve de son existence etc Ces

deacuteveloppements sont pour ainsi dire des compleacutements subsidiaires ou pour employer un

lexique emprunteacute agrave lrsquoaxiomatique des laquo scolies raquo de lrsquoargumentation Au contraire le

deacuteveloppement theacutematique de la reacutetribution pourra non seulement se juxtaposer

rigoureusement avec le tout de la thegravese engageacutee mais inclure encore en lui-mecircme des renvois

aux autres termes de lrsquoeacutenonceacute initial Quelles sont les causes efficientes de la reacutetribution sinon

Dieu et lrsquoaction humaine Quelle est lrsquoespegravece ou la partie de la reacutetribution sinon la punition et

le chacirctiment Quels sont les fins et les effets possibles drsquoune telle punition sinon aussi la

mort du coupable

184

Crsquoest en ce sens que le lieu reacutetribution contient dans sa seule clocircture ndash celle que

permettent de deacutevelopper analytiquement les lieux deacutefinitionnels de la dialectique ndash le sens

total de la thegravese oratoire mise en jeu Et crsquoest en ce sens preacuteciseacutement encore que Melanchthon

pourra dire que certains lieux reacutesument en eux-mecircmes toute la richesse argumentative et

theacutematique drsquoune thegravese discursive Ce que notre auteur exhibe ici crsquoest donc la possibiliteacute

pour un tout de coiumlncider avec soi ou de srsquoeacutepuiser rigoureusement dans la seule restriction de

lrsquoune de ses parties propres Crsquoest encore inversement et par construction symeacutetrique la

puissance fonciegravere de la partie agrave srsquoeacutegaler agrave srsquoexceacuteder et agrave se preacuteceacuteder elle-mecircme en elle-

mecircme dans le tout qui la cloisonne La thegravese est toute entiegravere preacutesente agrave elle-mecircme

virtuellement dans lrsquoun des termes simples qui la composent Crsquoest dans lrsquoeacutetrange possibiliteacute

de cette coiumlncidence que srsquoannoncent et srsquoavouent deacutejagrave le sens et les ressources propres de

lrsquoimpeacuteratif drsquoabreacuteviation Commander lrsquoabreacuteviation crsquoest confesser la capaciteacute drsquoune doctrine

agrave se meacutenager lrsquoespace drsquoun resserrement drsquoun spasme drsquoune contraction ndash contorsion drsquoune

reacuteserve florissante de thegraveses et drsquoarguments dans la seule virtualiteacute drsquoun lieu unique Et crsquoest

preacuteciseacutement cela que nous appelons un laquo lieu commun raquo ce dont les puissances et les

reacuteserves analytiques srsquoaffaissent dans lrsquoeacutetroitesse drsquoun atome lexical ce dont les satellites

notionnels et les extensions theacutematiques somnolent deacutejagrave dans lrsquoabreacutegeacute drsquoun terme

eacuteleacutementaire Le lieu crsquoest le mot dans la latence de son surcroicirct le mot dans le sommeil de

son exceacutedence ndash la surabondance de la terminologie

Mais si la coiumlncidence du tout agrave sa partie srsquoatteste drsquoabord agrave lrsquoeacutechelle de la thegravese

cette mecircme logique est encore engageacutee aussi agrave lrsquoeacutechelle textuelle ou oratoire Rappelons la

conclusion mysteacuterieuse de notre citation preacuteceacutedente pour laquelle nous en eacutetions

volontairement resteacutes agrave une traduction tregraves litteacuterale

laquo Et comme cette thegravese a quelquefois un lieu particulier dans un discours elle engendreaussi bien des mots et des phrases dans toutes les parties du discours333 raquo

La thegravese en tant qursquoelle coiumlncide avec la simpliciteacute terminologique drsquoun lieu

commun nrsquoest pas seulement deacuteriveacutee apregraves coup drsquoune deacutecomposition deacutefinitionnelle de

lrsquohypothegravese initiale elle se rencontre et se deacutecouvre aussi par soi et sous sa forme

abreacuteviative dans la figure de certains mots isoleacutes disseacutemineacutes ccedila et lagrave dans le procegraves total du

texte ou du discours commenteacutes Et puisque la thegravese est elle-mecircme le nœud de la totaliteacute

discursive crsquoest cette inteacutegraliteacute mecircme qui se reacutesume et se contracte parfois dans lrsquoeacuteconomie

extrecircme de certains termes nucleacuteaires Un mot qui renferme en abreacutegeacute le sens de lrsquointeacutegraliteacute

333 Voir fin de note 44

185

drsquoun discours voilagrave donc ce qursquoest un lieu commun oratoire Et crsquoest en ce sens preacuteciseacutement

que le lieu pourra constituer lrsquoarme de guerre destineacutee agrave se substituer agrave lrsquouniteacute faussement

doctrinale de la sentence Lagrave ougrave lrsquoaccumulation et la collecte indeacutefinie de sentences

srsquoeacutepuisaient toujours vainement agrave recomposer lrsquointeacutegraliteacute hermeacuteneutique drsquoun discours ou

la totaliteacute eacutepisteacutemique drsquoune somme doctrinale le lieu lui du fond mecircme de sa plus extrecircme

abreacuteviation ndash reacuteduction agrave lrsquoatome terminologique ndash eacutepouse drsquoembleacutee les contours de la

compleacutetude oratoire Cette inteacutegraliteacute discursive ou cette compleacutetude doctrinale qui srsquoeacutequivaut

et se reacutesout dans les termes eacuteleacutementaires drsquoune terminologie crsquoest lagrave preacuteciseacutement la somme

de lrsquoeacutepisteacutemologie de Wittenberg De ces lieux qui se reacutesument dans une seacuterie de termes

simples et de cette doctrine qui se reacutesume dans ces lieux Melanchthon pourra donc nous

dire

laquo Sous des lieux communs ce sont non seulement des vertus et des vices qui doivent ecirctrecompris mais aussi les principaux chapitres de chaque genre de doctrine qui contiennent lessources et la somme de lrsquoart en question334 raquo

Crsquoest lagrave le sens le plus eacuteleacutementaire de cette coiumlncidence et de cette deacutependance

mutuelle du progregraves dans lrsquoacquisition de la doctrine et de lrsquoavancement dans lrsquointelligence

des lieux La compliciteacute originaire de toute topique et toute doctrine ndash et le fondement de

toute topologie dans une eacutepisteacutemologie ndash se donne encore agrave voir dans les quelques lignes

conclusives qui suivent notre citation

laquo Il est vrai que dans les affaires civiles on discute souvent sur les vertus et les vices lehasard ou la chance des lois ou les coutumes etc Crsquoest pourquoi les orateurs aiment particuliegraverementmentionner ces lieux Mais ils ne peuvent ni parfaitement les comprendre ni acceacuteder agrave toutelrsquoabondance et la varieacuteteacute de leurs usages possibles si ils ne sont pas familiers avec les arts danslesquelles ils opegraverent Par conseacutequent il est neacutecessaire pour bien parler et bien eacutecrire drsquoajouter [agravelrsquoeacutetude de lrsquoart oratoire] une eacutetude dans les principaux arts [du savoir humain] donc dans laphilosophie la doctrine religieuse le droit et lhistoire335 raquo

334 laquo Ac voco locos communes non tantum virtutes et vicia sed in omni doctrinae genere praecipua capita quaefontes et summam artis continent raquo ibid 452 On notera eacutevidemment encore lrsquoaccent tregraves nettement anti-eacuterasmien de cette affirmation335 laquo Verum quia in civilibus negociis saepe existunt disputationes de virtutibus de vitiis de fortuna de legibusde consuetudine Ideo rhetores horum locorum precipue mentionem faciunt qui tamen neque perfecte intelligineque copiose ac varie tractari possunt nisi cognitis illis artibus in quibus versantur Quare necesse est ad benedicendum addere studium omnium maximarum artium philosophiae doctrinae religionis iuris et historiarum raquoibid 453 Il serait inteacuteressant de commenter lrsquoeacutevitement quasi systeacutematique du terme mecircme de laquo theacuteologie raquodans les Elementa ndash pourtant si surchargeacutes de reacutefeacuterences agrave la laquo doctrine religieuse raquo Ce nrsquoest pas notre propospour le moment mais nous tacirccherons drsquoy revenir par la suite

186

Les lieux oratoires bien loin drsquoecirctre de simples meacutethodes ou de simples

schegravemes de lrsquoinvention discursive sont donc drsquoabord et au sens le plus rigoureux des lieux

eacutepisteacutemiques et doctrinaux En tant que la rheacutetorique srsquoassigne agrave la description des genres

judiciaires (qui relegraveve du droit) deacutelibeacuteratif (qui relegraveve de la philosophie) ou deacutemonstratif (qui

relegraveve pour une part de lrsquohistoire) elle fait donc acte de science Si la dialectique deacutelivre les

conditions et les modaliteacutes constructives de toute doctrine possible la rheacutetorique apparaicirct

donc quant agrave elle comme le lieu de naissance effectif des doctrines des sciences et des arts du

systegraveme geacuteneacuteral du savoir humain

sect15 Lrsquoabreacuteviation interpreacutetative et le laquo cercle du tout et des parties raquo

Mais lrsquoefficience de cette topique ne srsquoarrecircte pas agrave cette seule productiviteacute

eacutepisteacutemique ou doctrinale Elle est riche encore drsquoune opeacuterativiteacute hermeacuteneutique ou

interpreacutetative qui aura nous le verrons une preacutegnance remarquable dans la reacuteforme de la

meacutethode de lrsquoexeacutegegravese Crsquoest par la connaissance de la doctrine et de ses contractions topiques

que nous pouvons en effet saisir avec une pleine intelligence la signification de certains

passages de lettres classiques mais aussi de lrsquoEcriture Sainte elle-mecircme

laquo Mais prenons lrsquoexemple des discussions eccleacutesiastiques qui demeurent tout agrave fait vides sielles ne sont pas reacutefeacutereacutees aux principaux lieux de la doctrine chreacutetienne Si par exemplequelqursquoun eacutevoque lhistoire de David dans laquelle on raconte comment le roi a commis sonadultegravere et comment il a eacuteteacute reacuteprouveacute par le Prophegravete [Natacircn 2 Sam11-12] alors il faut faireappel au lieu commun de la peacutenitence Car beaucoup peut ecirctre dit aussi bien de lrsquoadultegravereque de la honte [hellip] mais parmi les lieux qui peuvent ecirctre choisis le plus approprieacute est celuiqui relegraveve de la doctrine chreacutetienne336 raquo

Toute oratio ou tout scriptum commenteacutes doivent ecirctre interpreacuteteacutes sur fond drsquoune

mobilisation des lieux de la doctrine approprieacutee La punition de David narreacutee dans Samuel

11 ne peut par exemple ecirctre pleinement comprise si lrsquointerpregravete srsquoen tient aux lieux communs

ordinaires du droit ou de la philosophie ndash la reacutetribution la justice correctrice la peine la

sanction etc Mais cette interpreacutetation requiert aussi lrsquousage des lieux speacutecifiques de la

theacuteologie ou de la laquo doctrine chreacutetienne raquo et notamment celui de la peacutenitence et du pardon

336 laquo Sed sumamus exempla ab ecclisiasticis concionibus quae prorsus ociosae erunt nisi ad praecipuos locosdoctrinae Christianae referantur Si quis enarret historiam Davidis quomodo propter admissum adulterium aPropheta obiurgatus sit locus communise rit de poenitentia Etsi enim et de adulterii turpitudine multa dicipossunt tamen delectus adhibendus est locorum et excerpendus is qui maxime proprius est doctrinaeChristianae raquo ibid 451

187

Crsquoest agrave partir du problegraveme de cette peacutenitence que lrsquointervention divine peut ecirctre saisie dans sa

signification la plus intime Crsquoest cette doctrine des lieux ndash comme de lrsquoabreacutegeacute nominal qui

reacutesume dans la clocircture de sa seule terminologie lrsquointeacutegraliteacute virtuelle de la ressource

argumentative drsquoune oratio ndash qui permet encore de lever les paradoxes associeacutees au cercle

topique de lrsquointerpreacutetation Ce cercle a eacuteteacute reprocheacute jusqursquoagrave une eacutepoque tregraves reacutecente par les

commentateurs de la theacuteologie reacuteformeacutee qui croyaient pouvoir deacuteceler dans

lrsquo laquo hermeacuteneutique raquo des lieux la latence drsquoune peacutetition de principe337 Si le lieu commun est

deacuteriveacute drsquoun texte-source comment peut-il donc preacutetendre en mecircme temps guider

lrsquointerpreacutetation de ce texte Et si le lieu commun encadre a priori lrsquointerpreacutetation de ce texte

comment peut-il en ecirctre tireacute a posteriori

La difficulteacute peut ecirctre eacutevidemment reacutesolue en montrant que la connaissance de la

somme de la doctrine du Livre ndash deacuteriveacutee drsquoune freacutequentation inteacutegrale de lrsquoEcriture ndash permet

apregraves coup et reacutetrospectivement de constituer la doctrine qui preacuteside dans son deacutetail agrave

lrsquointerpreacutetation de tel ou tel passage speacutecifique Mais cette nouvelle solution nrsquoarrange que

partiellement notre affaire elle nous fait retomber dans un cercle en un sens encore plus

embarrassant celui bien connu des hermeacuteneutes qui srsquoeacutenonce comme le cercle du tout et

des parties De quel point de deacutepart assureacute lrsquointerpreacutetation drsquoun texte peut-elle donc se

preacutevaloir si la connaissance du contexte global et lrsquointelligence particuliegravere des deacutetails srsquoentre-

preacutesupposent constamment Nous croyons non seulement que Melanchthon nrsquoignorait pas

cette difficulteacute drsquoexeacutegegravese mais nous croyons encore ndash et bien plus ndash que la tentative faite pour

la reacutesoudre agrave partir de la doctrine de la contraction topique du tout est en son fond le

principe motivationnel premier de la redeacutefinition theacuteologique de la somme Crsquoest agrave mecircme la

plus nucleacuteaire de ses parties propres ndash le mot lrsquouniteacute nominale ndash que la somme doctrinale ccedila

et lagrave se raidit et se tasse Et crsquoest vers lrsquoexcegraves ou le surcroicirct de lrsquointeacutegral que ce qui srsquoavoue

drsquoabord comme le plus incomplet et le plus partiel des eacuteleacutements discursifs ndash mot simple

terme eacuteleacutementaire ndash fait signe dans sa ressource theacutematique latente Les accroches

monadiques et terminales de la doctrine crsquoest lagrave ce qui rend raison de la possibiliteacute drsquoouvrir agrave

mecircme lrsquoinsuffisance du partiel une anticipation et un acompte hermeacuteneutique de toute

compleacutetude eacutepisteacutemique et doctrinale

337 Voir par exemple Dilthey qui deacutenonce dans sa Conception du Monde et analyse de lrsquoHomme Paris Cerf1999 le dogmatisme de lrsquo laquo hermeacuteneutique de Flacius raquo avec des mots qui renvoient plutocirct agrave la conceptualiteacute deMelanchthon laquo Ainsi avec cette hypothegravese dogmatique la meacutethode qui en procegravede et qui consiste agrave expliquerchaque passage agrave partir du tout de lrsquoEcriture se rapproche dans son opeacuteration principale du morcellement et dela destruction du tout de lrsquoEcriture qursquoelle combattait pourtant chez les catholiques Elle disperse les membresisoleacutes des eacutecrits particuliers sur tous les loci de la dogmatique elle srsquoefforce mecircme de refaccedilonner ces membreslogiquement pour y parvenir raquo p133

188

sect16 Les lieux communs des diffeacuterents genres oratoires

Si ce bref parcours explicatif conduit dans les entrelacs notionnels du chapitre sur

les lieux communs des Elementa de 1531 nous permet drsquoentrevoir quelques rayons lumineux

affleurant ccedila et lagrave sur les thegravemes de la genegravese rheacutetorique des doctrines des artes et sur la

constitution substantiellement topique de celles-ci il nous faut avouer en mecircme temps que

nous nrsquoavons pas avancer drsquoun pas par ce premier deacutetour theacutematique sur la question qui eacutetait

la nocirctre aux preacutemisses de cette eacutetude Il nous faut deacutesormais revenir agrave cette question initiale et

tenter drsquoavancer plus avant dans la voie de sa reacutesolution comment donc peuvent srsquoarticuler

les conceptions dialectiques et rheacutetoriques des lieux communs Comment ce mecircme terme de

laquo locus raquo ndash astreint lui aussi agrave lrsquoexigence de certitude et drsquounivociteacute - peut-il simultaneacutement

srsquoemployer pour deacutesigner les schegravemes formels des deacutefinitions et les chapitres des doctrines

laquo positives raquo des diffeacuterents artes

Les lieux des doctrines laquo rheacutetoriques raquo cest-agrave-dire des doctrines judiciaires

deacutelibeacuteratives et deacutemonstratives font lrsquoobjet drsquoun traitement assez elliptique dans la rheacutetorique

meacutelanchthonienne y compris dans ses versions les plus tardives Cette concision ne doit pas

nous surprendre au-delagrave du fait qursquoelle apparaicirct dans le discours de notre reacuteformateur

comme un impeacuteratif geacuteneacuteral de meacutethode ndash dont nous commenccedilons agrave apercevoir les mobiles ndash

elle se justifie plus encore dans le cas preacutesent par lrsquointention propre du manuel rheacutetorique

Ce dernier constitue drsquoabord en effet un instrument meacutethodologique et sa vocation se borne

donc tregraves largement agrave deacutegager les preacuteceptes et principes geacuteneacuteraux de lrsquoinvention de la

disposition et de lrsquoeacutelocution Sur les questions doctrinales la rheacutetorique doit fournir avant tout

agrave lrsquoeacutetudiant un index propres agrave deacutegager les mateacuteriaux premiers drsquoune analytique des thegravemes et

agrave encadrer le parcours interpreacutetatif dans les reacutefeacuterences classiques Sur le traitement des thegravemes

des doctrines rheacutetoriques une diffeacuterence se fait jour toutefois entre la meacutethode utiliseacutee pour

le genre judiciaire et deacutelibeacuteratif et le proceacutedeacute qui reacutegit le traitement du genre deacutelibeacuteratif Si les

lieux judiciaires et deacutelibeacuteratifs sont deacutecrits ndash et comme nous le verrons aussi deacuteduits ndash

rigoureusement dans leur genegravese et les diffeacuterentes modaliteacutes possibles de leurs usages

Melanchthon se contente au contraire de brosser agrave propos des lieux deacutemonstratifs un

inventaire sans ordre et sans doute mecircme sans preacutetention drsquoexhaustiviteacute

Le genre deacutemonstratif rappelons le est le rejeton latin du genre eacutepidictique

aristoteacutelicien et enclot donc dans sa porteacutee discursive lrsquoensemble des orationes qui se vouent

189

agrave la tacircche de prononcer des louanges ou des blacircmes au sujet drsquoune action passeacutee ou de la

personnaliteacute drsquoune figure historique En ce sens crsquoest eacutevidemment de la doctrine de lrsquohistoire

ndash dont il serait inteacuteressant par ailleurs de connaicirctre le sens qursquoelle revecirct pour P Melanchthon

ndash et de la doctrine morale de la philosophie que le genre deacutemonstratif tire ses chapitres et ses

arguments Partout et toujours crsquoest dans le blacircme comme dans la louange drsquoexemplariteacute

qursquoil srsquoagit La reacuteputation et lrsquoimportance civile de celui qui constitue lrsquoobjet du discours sont

donc eacutevidemment les reacutequisits fondamentaux du genre deacutemonstratif Crsquoest agrave ce titre seulement

que la louange ou le blacircme peuvent assumer leur office peacutedagogique et moral ndash lrsquooratio

deacutemonstrative eacutetant aussi lrsquoun des sites inchoatifs et des veacutehicules publics de lrsquoinstitution et de

la confirmation des normes sociales Crsquoest donc toujours des diffeacuterents moments de lrsquoidentiteacute

drsquoune personne en geacuteneacuteral ndash identiteacute civile caractegraveres naturels tempeacuteraments dons drsquoesprits

actions ndash que deacuterivent les lieux du genre deacutemonstratif Melanchthon nous dit ainsi

laquo Quand nous louons une personne nous devons narrer lrsquohistoire en bon ordre et suivrelrsquoenchaicircnement des choses en discourant [Les lieux deacutemonstratifs] sont donc les lieux de lapersonne patrie sexe naissance qualiteacutes inneacutees eacuteducation discipline doctrine actesprincipal acte fin de vie opinion post-mortem338 raquo

Les lieux deacutemonstratifs de la personne apparaissent comme les instruments du bon

ordre (laquo ordine) de la bonne succession (laquo seriem raquo) dans la narration des chroniques La liste

de ces lieux est eacutevidemment tregraves largement reprise de la tradition eacutepidictique post-

aristoteacutelicienne Son commentaire ne preacutesenterait donc pas drsquointeacuterecirct particulier si elle ne

meacutenageait pas lrsquoespace au milieu de ces modes descriptifs de lrsquoidentiteacute personnelle pour la

mention eacutetrange du locus de la doctrine (laquo doctrina raquo) Ici deacutejagrave la doctrine ndash qui ne deacutesigne

sans doute encore qursquoune forme quelconque drsquoopinions professeacutes ndash srsquoavoue deacutejagrave comme un

locus personae cest-agrave-dire comme un mode fondamental de lrsquoidentiteacute personnelle Or la

personne ce nrsquoest preacuteciseacutement pas le chreacutetien ou lrsquoindividu confessant dans la restriction de

son espace communautaire mais lrsquohomme civil et politique Comme les autres moments de

lrsquoidentiteacute naturelle caracteacuterielle ou historique la doctrine nous apparaicirct donc aussi comme

une composante civile et une qualiteacute identitaire essentielles de lrsquoindividu lui-mecircme la

doctrine est un preacutedicat de la personnaliteacute Bien que lrsquointeacutegration de cette doctrina dans

lrsquoinventaire des modes personnels ait sans doute en un sens deacutejagrave ses points drsquoancrage dans

les theacuteories ciceacuteroniennes de la rheacutetorique elle reacutesonne toutefois encore avec un eacutecho

338 laquo Cum laudamus personam ordine narramus historiam et rerum seriem in dicendo sequimur Sunt igitur locipersonarum Patria Sexus Natales Ingenium Educatio Disciplina Doctrina Res gestae Praemia rerumgestarum Vitae exitus Opinio post mortem raquo ibid 448

190

particulier agrave la veille des conflits des religions chreacutetiennes et de sa probleacutematique civile des

laquo confessions de foi raquo Que la confession de foi ne soit pas drsquoabord une probleacutematique civile

mais communautaire et religieuse crsquoest lagrave sans doute une eacutevidence indeacutepassable Toutefois

lrsquointeacutegration de la doctrina dans la liste des lieux de la personne cest-agrave-dire preacuteciseacutement des

lieux de lrsquoidentiteacute terrestre et publique fait signe vers lrsquoextension civile de la probleacutematique

de la confession personnelle de la doctrine

sect17 Les genres judiciaire et deacutemonstratif

Passons-en maintenant aux deux autres doctrines des genres oratoires restants

Concernant le genre judiciaire ndash dont les lieux constituent les statuts ndash Melanchthon nous

dit

laquo Les jurisconsultes se sont approprieacutes les lieux suivants La natureLa loiLa coutume339 raquo

Sur ce point une preacutecision terminologique srsquoimpose Melanchthon parle agrave plusieurs

reprises des statuts du genre judiciaire ou encore du laquo statut de la cause raquo Par la suite les

statuts sont plus ou moins explicitement assimileacutes aux lieux communs du genre judiciaire lui-

mecircme340 Certains commentateurs341 semblent avoir porteacute une attention et un inteacuterecirct tout

particulier ndash et nous semble-t-il excessif ndash agrave cette identification comme si la veacuteriteacute et la

matrice mecircme de la conception topique de Melanchthon pouvait en elle trouver sa demeure

et son site Nous avouons ne pas comprendre vraiment les raisons de lrsquoengouement et mecircme

la fascination que suscite cette notion ndash secondaire il nous semble ndash de lrsquoarmature

notionnelle du reacuteformateur A aucun moment et sous aucun preacutetexte interpreacutetatif ne semble

pouvoir se justifier lrsquoideacutee selon laquelle le terme de laquo statut raquo appartiendrait agrave la charpente

structurelle premiegravere de la conceptualiteacute topique meacutelanchthonienne Crsquoest de la rheacutetorique

romaine et notamment drsquoHermagoras de Ciceacuteron ou de Quintilien que Melanchthon heacuterite ce

339 laquo Ideo loci summuntur a Iurisconsultis NaturaLexConsuetudo raquo ibid p 436

340 laquo Sunt enim diversi loci diversorum statuum quia vero hic status totus versatur circa iuris quaestionem raquoibid p 436341 Crsquoest le cas notamment de K Meerhoff op cit et de A Moss op cit

191

terme de laquo statut raquo - que les traducteurs des auteurs en question rendent souvent seulement par

le franccedilais laquo eacutetat raquo Les Institutions oratoires de Quintilien nous disent agrave ce sujet

laquo Ce que jappelle eacutetat [crsquoest preacuteciseacutement le statut dont nous parlons status] dautreslappellent constitution ou ce qui ressort de la question Theacuteodore le chef principalκεφάλαιον γενικώτατον auquel se rapporte tout Ces diffeacuterents noms signifient au fond lamecircme chose et le mot importe peu pourvu que la chose soit claire342 raquo

Pour Hermagoras et Ciceacuteron le status est tout simplement lrsquoeacutequivalent latin du grec

laquo thesis raquo et le terme est donc employeacute ordinairement pour deacutesigner la thegravese ndash question

universelle ndash sous laquelle lrsquoorateur entend reconduire la quaestio de son oratio Ciceacuteron nous

dit encore agrave ce sujet que lrsquoon reconnaicirct aiseacutement le status drsquoune argumentation en identifiant

le point par lequel lrsquoadversaire judiciaire entend mener son attaque343 Chez Quintilien le

status ou laquo eacutetat de la cause raquo se reacutefegravere seulement au genre (neacutegatif conjectural etc) de la

question principale du discours (la causa qui est ici encore un eacutequivalent de la thesis

grecque) Crsquoest sans doute de la notion ciceacuteronienne de status que Melanchthon est le plus

proche dans ses Elementa Nous pouvons nous en assurer en constatant que le terme est

toujours reacuteserveacute chez notre auteur au seul traitement du genre judiciaire ndash sur lequel lrsquoorateur

romain concentre preacuteciseacutement son attention Si le laquo statut de la cause raquo meacutelanchthonien finit

bien par srsquoidentifier ici avec le lieu commun lui-mecircme ce nrsquoest donc jamais lagrave qursquoune

reacutesonance deacuteriveacutee de lrsquoidentification originaire de la thegravese elle-mecircme avec le lieu

argumentatif Crsquoest sur la question de la signification de cette reconduction de la thesis aux

loci communes que tout interpregravete doit porter en premier chef son inteacuterecirct et non sur le

problegraveme de ce status qui nrsquoen est toujours que lrsquoexemplification judiciaire

Preacutecisons encore un autre point le genre judiciaire ndash comme tous les genres

rheacutetoriques de la theacuteorie oratoire de Melanchthon - est en son fond un genre doctrinal La

description de ses lieux coiumlncide et crsquoest lagrave le sens de tout notre propos avec lrsquoexposition des

principes mecircme de la doctrine qui nourrit lrsquoactiviteacute disputatoire des tribunaux En ce sens la

traduction du terme latin laquo genus iuridicalis raquo par le franccedilais laquo genre juridique raquo ne serait pas

absurde et rendrait sans doute mieux compte de lrsquoextension seacutemantique du terme que le plus

traditionnel laquo judiciaire raquo auquel nous ne nous reacutesignons finalement que pour des (mauvaises)

raisons drsquoorthodoxie traductionnelle Le genre rheacutetorique est toujours gros de cette

polyseacutemie il est genre oratoire et genre doctrinal ndash genre judiciaire et doctrine du droit Ici

342 Quintilien Institution oratoire op cit livre III chap 6343 Crsquoest en tout cas ainsi que Quintilien reacutesume la conception ciceacuteronienne du status dans le chapitre mentionneacutedans la note preacuteceacutedente

192

encore crsquoest agrave la theacuteologie que Melanchthon empruntera la majeure partie de ses illustrations

des lieux juridiques Le traitement rheacutetorique de la lex laissera encore reacutesonner par exemple

les distinctions theacuteologiques des Loci communes de 1521 Crsquoest ainsi dans lrsquoensemble des

genres oratoires que la doctrine chreacutetienne disseacuteminera ses traces Or ce fait nrsquoest ni un hasard

ni une anecdote Si la theacuteologie traverse ainsi les divisions doctrinales et geacuteneacuteriques de

lrsquooratio ce nrsquoest pas tant du fait drsquoune preacutetendue destination religieuse de la rheacutetorique que

parce que le thegraveme theacuteologique est par soi transversal aux oppositions du judiciaire du

deacutemonstratif et du deacutelibeacuteratif Si la doctrine sacreacutee a donc son lieu de naissance dans le genre

didascalique crsquoest encore dans le droit dans lrsquohistoire et dans les affaires civiles qursquoelle

deacuteploie et eacutepanche ses contenus theacutematiques particuliers par lagrave deacutejagrave lrsquooratio christique

srsquoatteste comme le modegravele parfait de tout discours fiable - par lagrave deacutejagrave la theacuteologie se constitue

comme une archi-rheacutetorique et un archi-logos

Qursquoen est-il du genre deacutelibeacuteratif Melanchthon nous dit agrave son sujet

laquo Les lieux argumentatifs sont au nombre de trois Lrsquohonorable [honestum]

LrsquoutileLe facile344 raquo

Ici encore les lieux oratoires sont donc reacuteduits agrave une triade Clairement le lieu des

laquo affaires civiles raquo ne marque aucune preacutegnance particuliegravere du thegraveme moral Crsquoest plutocirct

dans le genre deacutemonstratif que celle-ci trouve son site natif Dans le deacutelibeacuteratif il srsquoagit

drsquoabord drsquooptimisation et drsquoefficaciteacute dans les inteacuterecircts communs du gouvernement civil Ce

point est encore et eacutevidemment dans lrsquoordre et dans lrsquoesprit de la rheacutetorique classique

sect18 Le scheacutematisme dialectique des lieux communs des doctrines oratoires

Venons-en maintenant au fait Drsquoougrave Melanchthon tire-t-il la liste ses lieux De quels

principes lrsquoorateur peut-il deacuteduire les thegravemes et chapitres matriciels de la doctrine du genre

auquel se reacutefegravere son activiteacute discursive Comment enfin peut-il se voir garanti de leur

compleacutetude Nous touchons lagrave au point nodal de la rheacutetorique meacutelanchthonienne et de ce que

344 laquo Loci argumentorum tres sunt HonestumUtileFacile raquo Melanchthon Elementa op cit 446

193

nous appellerons le scheacutematisme ou la deacuteduction dialectique des thegravemes doctrinaux Notre

auteur nous dit

laquo Or ces lieux lrsquohonnecircte lrsquoutile et le facile sont neacutes des lieux dialectique de la deacutefinition etde la cause [hellip] Lhonneur est deacuteriveacute du droit divin et humain et de la deacutefinition desdiffeacuterentes vertus Et les lois appartiennent agrave la cause efficiente Elles deacuteterminent en effet lavolonteacute humaine agrave lrsquoaction345 raquo

Dans la doctrine du droit ndash ou le genre judiciaire - Melanchthon remarquait deacutejagrave

apregraves lrsquoexposition de la triade nature-loi-coutume que laquo ces lieux appartiennent agrave la cause

efficiente qui relegraveve de la dialectique346 raquo Lrsquoopeacuterativiteacute rheacutetorique de la dialectique ne

consiste donc plus seulement ici agrave amplifier ou deacutemultiplier des matiegraveres oratoires agrave partir

drsquoun thegraveme donneacute mais agrave deacuteduire ou agrave deacuteriver ces thegravemes mecircmes des schegravemes formels

initiaux de la doctrine des cateacutegories et des preacutedicables Les lieux communs des doctrines des

artes srsquoalimentent donc eux aussi en dernier recours des structures matricielles que sont les

lieux communs de la dialectique Chaque locus ou chaque capuut tire sa genegravese et son

efficience doctrinale de son inclusion dans le reacuteseau eacuteleacutementaire et formels des loci

finitionum Lrsquoutiliteacute par exemple est moins dans le discours deacutelibeacuteratif ou eacutethique un point

focal et une theacutematique fondamentale des matiegraveres de la science consideacutereacutee qursquoune uniteacute

distributive ouverte construisant la classe des arguments rattacheacutes au lieu dialectique de la

cause finale Les lieux communs des doctrines particuliegraveres nous apparaissent donc ici comme

les classes respectives des objets des eacutevegravenements et des proprieacuteteacutes circonscrites par les lieux

universels de la dialectique en tant qursquoils sont rapporteacutes au genre ou agrave lrsquoobjet donc la science

en question assume la prise en charge

Le capuut de la doctrine crsquoest la reacuteduction et lrsquoapplication des formes de lrsquoontologie

agrave lrsquounivers clos du discours Lrsquoutile pour reprendre lrsquoexemple dont il est question ici

apparaicirctra ainsi comme le lieu de tous les arguments moraux ou deacutelibeacuteratifs tireacutes de la

description de lrsquohomme meneacutee selon le lieu commun de la cause finale Le lieu de la doctrine

apparaicirct alors comme le champ ou comme la surface drsquoapplication du lieu commun

fondamental et dialectique agrave un domaine particulier de lrsquoeacutetant ndash lrsquoanthropologie en morale la

citeacute dans la doctrine deacutelibeacuterative etc Dit encore autrement le lieu comme capuut est la

clocircture de tous les eacuteleacutements mateacuteriels discursifs engendreacutes par lrsquoapplication particuliegravere du

345 laquo Nascuntur autem hi loci honestum utile et facile in locis dialecticis definitionem et causarum [hellip]Honestas autem sumitur ex legibus divinis humanis adeoque ex virtutum definitionibus Pertinent autem legesad causam efficientes Movent enim hominum voluntates ad agendum raquo ibid 446346 laquo Hi loci pertinent ad causam efficientum apud dialecticos raquo ibid 436

194

lieu agrave lrsquounivers originaire du discours Si lrsquounivers de la doctrine deacutelibeacuterative est

lrsquoanthropologie le capuut laquo utile raquo est le domaine des eacuteleacutements (lrsquointeacuterecirct financier la

satisfaction des besoins naturels lrsquointeacuterecirct social lrsquohonneur le respect de la loi) deacutelimiteacute par

lrsquoapplication de la fonction laquo cause finale raquo agrave lrsquounivers total des faits humains Ces quelques

remarques capitales appellent les preacutecisions suivantes

a) La theacuteorie meacutelanchthonienne du scheacutematisme des lieux oratoires exhibe nettement

le programme drsquoune deacuterivation totale des matiegraveres discursives depuis le reacuteseau initial des

lieux formels de la dialectique En ce sens le projet meacutelanchthonien peut nous apparaicirctre

comme eacutetant globalement isomorphe ou homologue dans sa logique aux tentatives

philosophiques drsquoune deacuteduction totale des sciences depuis lrsquoontologie Si comme nous le

savons les lieux dialectiques procegravedent ndash en partie seulement et nous nrsquoy insisterons jamais

assez ndash des cateacutegories de la meacutetaphysique il ne faut toutefois pas voir le scheacutematisme ou la

deacuterivation doctrinale en question ici comme un scheacutematisme essentiellement meacutetaphysique

Ce nrsquoest pas du monde mais de lrsquounivers drsquoune oratio possible dont il est question ici Ce

nrsquoest pas drsquoune deacuterivation chosique ou reacuteelle mais drsquoune deacuterivation drsquoabord lexicale ou

theacutematique (ce qui nous lrsquoavons vu revient pour Melanchthon au mecircme) dont il srsquoagit

encore Si le lien de reacutefeacuterentialiteacute du discours unit eacutevidemment en un sens les deux points de

vues ndash ou du moins leur prescrit une constante collaboration ndash nous ne devons jamais perdre

de vue les amarres discursive et oratoires de la theacuteorie de la deacuterivation dialectique des lieux

doctrinaux En ce sens srsquoil y a bien quelque chose comme une ontologie meacutelanchthonienne

celle-ci est drsquoabord une ontologie du λόγος ou une ontologie de la Parole crsquoest agrave une

deacuteduction logique du concret et non agrave sa deacuteduction meacutetaphysique que srsquoassigne

lrsquoeacutepisteacutemologie de Wittenberg

b) Nous devons encore remarquer que la double fonction amplificatrice et reacuteductrice

des lieux nous apparaicirct ici sous un nouveau jour Si elle signifiait drsquoabord la connivence drsquoune

opeacuterativiteacute inventive et argumentative (laquo Les lieux communs sont utiliseacutes aussi bien pour la

preuve (probandum) que pour lrsquoamplification (amplificandum)347 raquo) elle renvoie ici encore agrave

la double fonction extensive et partitive du scheacutematisme des lieux dialectiques dans la

constitution des chapitres de la doctrine Le lieu dialectique nous est apparu comme une

fonction ou comme une application qui associe lrsquounivers de discours initial agrave la classe de

certaines matiegraveres discursives particuliegraveres (les chapitres) Or cette fonction est agrave la fois une

extension de lrsquounivers du discours dans des domaines adjacents ou correacuteleacutes et une partition de

347 Ibid 451

195

lrsquouniteacute initiale en sous-domaines propres De la mecircme maniegravere que les lieux dialectiques

drsquoAgricola eacutetaient diviseacutes en lieux internes et lieux externes les chapitres de la doctrine seront

donc aussi internes et externes au domaine initial selon qursquoils procegravedent de la dimension

partitive ou de la dimension extensive du scheacutematisme dialectique Ce scheacutematisme est

notamment interne lorsqursquoil procegravede drsquoun lieu formel comme celui de la deacutefinition Si

lrsquounivers du discours deacutelibeacuteratif est lrsquoanthropologie ndash srsquoassigne donc au domaine lexical initial

de lrsquohomme ndash nous pouvons par simple analyse proceacuteder de la maniegravere suivante lrsquohomme

est un animal doueacute drsquoune acircme intelligible lrsquointellect a deux parties theacuteoreacutetique et pratique

la partie pratique de lrsquoacircme est un eacutetat qui renferme un ensemble drsquohabitus les habiti sont

excessifs deacuteficients ou meacutedians les habiti meacutedians sont les vertus qui se rapportent aux

passions les passions sont corporelles et sociales ndash et crsquoest parmi ces vertus qui se rapportent

aux passions sociales que nous retrouvons notre honestum Crsquoest ainsi que nous deacuterivons par

le lieu de la deacutefinition appliqueacute au domaine initial du discours le lieu deacutelibeacuteratif de

lrsquohonestum ndash qui est une partie propre de lrsquohomme De la mecircme maniegravere on montrerait que le

scheacutematisme dialectique est ici extensif en tant qursquoil se rapporte agrave lrsquoinverse agrave lrsquoutile qui

procegravede de la mise en rapport de lrsquounivers anthropologique avec son exceacutedent de causes

finales (qui deacutelimitent un ensemble drsquoexteacuterioriteacutes)

c) Crsquoest en cela aussi que le lieu ndash et le capuut qui est par lui constitueacute - sont autant

les thegravemes de la doctrine des diffeacuterents artes que les fonds de reacuteserves de tous les arguments

drsquoune oratio En tant que la somme des capita deacutelimite lrsquoensemble des parties et des

extensions possibles drsquoun domaine inaugural de discours cette somme configure aussi les

classes des modes de proprieacuteteacutes ou des modes drsquoattributs possibles du subjectum Ces classes

drsquoattributs balisent le parcours drsquoun orateur le long de son sujet et commandent les

identifications et distinctions qui sont au principe de lrsquoargumentation

d) Nous pouvons donc deacutejagrave reacutepondre en un sens agrave cette question qui traverse

tacitement et du fond mecircme de sa latence lrsquoensemble du preacutesent travail Quel est lrsquoa priori

quel est le preacutesupposeacute qui commande dans lrsquoeacutepisteacutemologie de Wittenberg le deacuteveloppement

des sciences Cet a priori disons le crsquoest ndash outre lrsquoeacutequipement formel et opeacuteratoire des lieux

dialectiques ndash ce que nous appelons ici lrsquounivers du discours Mais qursquoest ce que lrsquounivers du

discours sinon ce qui srsquoabregravege et se contracte dans lrsquouniteacute drsquoun terme simple Et drsquoougrave tient-on

ce terme simple primitif sinon de la quaestio de lrsquooratio ndash avec laquelle drsquoailleurs ce terme

parfois se confond Nous pouvons donc affirmer sans faillir le seul a priori de

lrsquoeacutepisteacutemologie meacutelanchthonienne crsquoest lrsquoa priori questionnant Crsquoest du point de deacutepart et de

la charge impulsive du problegraveme que ndash moyennant lrsquoamplification et lrsquoencadrement mateacuteriel

196

des schegravemes analytiques ndash se deacuteduisent la richesse et la diversiteacute des matiegraveres des doctrines et

des sciences Lorsque nous aurons agrave interroger lrsquoassignation mateacuterielle du discours

theacuteologique crsquoest ainsi la quecircte drsquoune quaestio qursquoil nous faudra drsquoabord engager

sect19 Conclusion provisoire sur lrsquoarticulation des theacuteories dialectique et rheacutetorique du lieu commun

Ce nrsquoest donc pas une pure et simple eacutequivociteacute qui fait employer agrave Melanchthon un

mecircme terme ndash celui de locus ndash pour deacutesigner agrave la fois un schegraveme formel de lrsquoanalytique

dialectique et un chapitre des doctrines particuliegraveres et laquo positives raquo du systegraveme total des

artes Mais lrsquoarticulation sous laquelle srsquoordonnent les deux significations obeacuteit agrave une

rigoureuse uniteacute de lrsquoanalogie Les lieux dialectiques sont les matrices et les principes

geacuteneacuteratifs des lieux oratoires Et les lieux des doctrines ne sont donc que les effets de

lrsquoopeacuteration ndash ou les ensembles drsquoarriveacutee de la fonction ndash par laquelle les schegravemes analytiques

(de la deacutefinition de la cause du tout et de la partie de lrsquoeffet ou des contraires) transfegraverent

lrsquounivers initial du discours dans ses reacuteserves partitives et extensionnelles Les chapitres de la

doctrine sont les restrictions ou les contractions mateacuterielles des formes pures du logos

Lrsquouniteacute seacutemantique du lieu doit donc encore se concevoir ndash pour plagier Aristote ndash sur le

modegravele de lrsquo laquo univociteacute plurielle raquo du terme sain qui deacutesigne agrave la fois la santeacute ses effets ses

parties ou ses causes348 De la mecircme maniegravere le laquo lieu raquo se dit donc drsquoabord des preacutedicables

et des cateacutegories de la dialectique ensuite des scheacutematismes ou fonctions de ces structures

par lesquelles sont deacuteriveacutees des uniteacutes distributives de matiegraveres oratoires enfin de ces uniteacutes

distributives elles-mecircmes Crsquoest par un lien logique rigoureux de causaliteacute et drsquoengendrement

que srsquoarticulent ces diffeacuterentes acceptions du locus bien loin drsquoune stricte eacutequivociteacute la

relative polyseacutemie de la topique meacutelanchtonienne relegraveve donc bien de lrsquouniteacute de lrsquoanalogie Et

ce qui garantit la possibiliteacute mecircme de cette forme drsquouniteacute seacutemantique ndash et les lois de

concateacutenations ou drsquoenfantement du sens ndash crsquoest preacuteciseacutement encore le lieu dialectique de la

cause

sect 20 Transition vers la question de lrsquoelocutio et de la construction des figures

Touchons un mot pour conclure ce premier parcours analytique de la rheacutetorique

meacutelanchthonienne du deuxiegraveme livre du manuel de 1531 et de sa theacuteorie de lrsquoelocutio Si

348 Et notamment la promenade qui comme on le sait bien est sans doute la matrice theacuterapeutique de lameacutedecine aristoteacutelicienne Sur lrsquouniteacute de lrsquoanalogie voir Meacutetaphysique G

197

lrsquoon srsquoen tient agrave la deacutefinition initiale de lrsquooffice du troisiegraveme art oratoire ce deuxiegraveme livre

semble devoir renfermer lrsquoexposition des principes et des regravegles de ce que la rheacutetorique

propose de plus propre comme ressource instrumentale Crsquoest en effet de la constitution drsquoune

meacutethode du movere et la deacutefinition correacutelative des conditions langagiegraveres drsquoune incidence

affective du discours que preacutetend traiter toute doctrine de lrsquoeacutelocution Pourtant ici aussi nous

verrons que lrsquoenracinement conceptuel du propos dans la matrice dialectique se marque

encore avec une grande netteteacute La theacuteorie meacutelanchthonienne de lrsquoelocutio tend agrave se

confondre entiegraverement avec la preacutesentation des eacutequipements et des provisions stylistiques que

la langue ordinaire offre agrave lrsquoinventiviteacute discursive Crsquoest ainsi que la version des Elementa ndash

mais crsquoest le cas aussi agrave la richesse du deacutetail theacuteorique pregraves de toute les eacuteditions anteacuterieures ndash

se concentrera drsquoabord sur une eacutetude des tropes et des figures de style

En 1531 le deacuteboucheacute theacuteologique ou exeacutegeacutetique de cette theacuteorie des figures est

devenu eacutevident Depuis 1528 et la publication de la lutheacuterienne Cegravene du Christ la controverse

sur les sacrements se cristallise drsquoabord sur les discussions touchant agrave la possibiliteacute drsquoune

interpreacutetation tropique ou figurale de lrsquoinstitution christique de lrsquoeucharistie Si la theacuteorie

lutheacuterienne des sacrements apparaissait deacutejagrave en 1520 comme lrsquoentreacutee disputatoire la plus

feacuteconde dans le combat que les theacuteologiens de Wittenberg entendaient mener contre la

laquo doctrine romaine raquo crsquoest cette fois agrave drsquoautres courants reacuteformistes ndash lrsquo laquo esprit visionnaire raquo

de Zwingli Carlstadt ou Oecolampade ndash que Luther opposera sur les bases drsquoune theacuteorie

tropique originale sa conception litteacuteraliste de lrsquoexeacutegegravese de la Cegravene Nous aurons agrave revenir

plus tard sur le sens preacutecis agrave la fin des anneacutees 1520 de cette atrophie de lrsquoattention

exeacutegeacutetique sur les questions relatives aux theacuteories des figures Ce recentrement trouve drsquoabord

son site theacutematique nourricier dans lassaut reacutesolu que Melanchthon ndash et Luther ndash porteront

contre lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de la Bible

Crsquoest ainsi qursquoun chapitre entier de la theacuteorie de lrsquoelocutio ndash pour ainsi dire le plus

long ndash est consacreacute dans les Elementa de 1531 agrave une critique virulente de lrsquoexeacutegegravese

quadruple Nous aurons lrsquooccasion de commenter ces quelques deacuteveloppements au cours de

nos chapitres ulteacuterieurs349 Ce que nous voudrions montrer ici crsquoest que tant la critique de

lrsquoalleacutegorie que lrsquointeacuterecirct presque monomaniaque que lrsquoexeacutegegravese lutheacuterienne tardive porte agrave la

question des tropes trouvent pareillement leur acte de naissance dans des raisons

structurelles qui rattachent dans la rheacutetorique de Wittenberg la possibiliteacute de la construction

drsquoun discours figuratif agrave la condition du scheacutematisme dialectique des lieux communs

Lrsquooriginaliteacute de la theacuteorie meacutelanchthonienne des figures ndash et crsquoest lagrave une originaliteacute dont les

349 Voir notre sixiegraveme et dernier chapitre

198

fondements se trouvent deacutejagrave esquisseacutes degraves les versions les plus preacutecoces des manuels oratoires

de notre auteur ndash pourrait ecirctre caracteacuteriseacutee comme celle drsquoune conception rigoureusement

syntaxique ou formelle des ressources figuratives de la langue La possibiliteacute de la

construction des tropes ou des figures de styles nous apparaicirctra ainsi obeacuteir agrave un ensemble de

lois rigoureuses de concateacutenations des mots qui encadrent et limitent drsquoavance les reacuteserves

amplificatrices de tout systegraveme lexical Crsquoest ainsi que la doctrine de lrsquoelocutio manifestera en

un sens un ideacuteal latent de lexicalisation complegravete des figures350 De la mecircme maniegravere

lrsquoordonnancement de lrsquoopeacuteration figurative agrave certains schegravemes constructifs formels reacuteiteacuterables

rendra raison de la possibiliteacute de principe de construire un systegraveme combinatoire qui puisse

eacutepuiser lrsquoensemble des tropes et des figures oratoires laquo valides raquo Etant donneacute un reacuteseau fini

de termes simples drsquoun lexique langagier et un ensemble lui-mecircme fini de regravegles ou

drsquoopeacuterations de construction tropique (regravegles du transfert de sens) la description linguistique

drsquoune langue doit pouvoir rendre compte a priori de lrsquoensemble des ressources figuratives

offertes agrave la pratique discursive

sect21 La permanence de lrsquooffice didactique dans le cœur de la theacuteorie de lrsquoeacuteloquence

Lrsquoelocutio de Philippe Melanchthon srsquoordonne elle-mecircme encore au principe du

docere Le passage de lrsquoeacutetude doctrinale et explicitement didactique des genres oratoire du

premier livre agrave la preacutesentation de la meacutethode et des laquo instruments de lrsquoeacutemotion raquo dans le

second ne marque donc pas un recul ou une suspension de lrsquointeacuterecirct de lrsquoauteur pour la

fonction enseignante de la rheacutetorique Crsquoest au contraire le mobile geacuteneacuteral de cette finaliteacute

didactique qui justifie encore lrsquousage mecircme de tropes ou de figures dans le discours Ainsi

notre auteur rattachera la neacutecessiteacute drsquoune discursiviteacute laquo amplificatrice raquo aux exigences de

lrsquoenseignement

laquo Qui doute en effet que les mots soient la marque des choses lesquelles pour ecirctre toujourscomprises doivent ecirctre certaines Souvent aussi la neacutecessiteacute reacuteclame une exageacuteration et uneamplification afin que ceux que nous enseignons comprennent la tregraves grande importance dela chose en question351 raquo

350 En linguistique contemporaine un trope est dit laquo lexicaliseacute raquo quand il est laquo passeacute dans le lexique raquo drsquounelangue ndash quand il accegravede au statut de lemme Autrement dit le trope lexicaliseacute devient seulement un deuxiegravemeusage du mot initial351 laquo Quis enim dubitat verba esse notas rerum quae ut semper intelligantur debent esse certae Saepe etiamnecessitas postulat aliquid exaggerari et amplificari ut illia quos docemus intelligant rem esse maximifaciendam raquo ibid 459

199

Olivier Millet traduit dans la bregraveve eacutetude qursquoil consacre agrave la rheacutetorique

meacutelanchthonienne dans son ouvrage sur Calvin le terme latin laquo res raquo doublement employeacute ici

par le franccedilais laquo ideacutee raquo352 Cette traduction se justifie eacutevidemment par le contexte drsquousage qui

ancre notre citation dans lrsquohorizon drsquoune probleacutematique peacutedagogique ndash et donc dans lrsquohorizon

de la question de la meacutethode de la transmission des connaissances Toutefois nous perdons

par ce choix interpreacutetatif la coloration preacuteciseacutement objective de la chose en question De

maniegravere geacuteneacuterale lrsquoeacutepisteacutemologie meacutelanchthonienne exhibe lrsquointention permanente

drsquoindiffeacuterencier les eacutetages langagiers psychologiques et reacuteels de la connaissance humaine Ici

encore crsquoest le concept mecircme de lieu commun dans toute la richesse de son ambivalence qui

rend raison de la possibiliteacute de cette indistinction Crsquoest aussi comme lrsquouniteacute indivisible de

lrsquoexpression de lrsquoideacutee et de la chose que le lieu srsquoatteste ainsi comme lrsquouniteacute de

lrsquoenseignement transmis A lrsquoideacuteal de certitude didactique (laquohellipdebent esse certae raquo) qui

constituait le champ propre de la rheacutetorique dans sa premiegravere partie laquo dialectique raquo reacutepond

donc ici le besoin de mettre en lumiegravere lrsquoimportance la valeur de la chose enseigneacutee ndash

importance et valeur dont ne semble pouvoir rendre raison par soi la seule certitude qui suit

de la deacutecomposition analytique de la doctrine

Ici encore crsquoest donc toujours la neacutecessiteacute propre du docere qui motive lrsquousage de

lrsquoamplification Lrsquoopeacuteration de cette amplification rheacutetorique va tendre agrave srsquoaffilier dans la

theacuteorie de lrsquoelocutio agrave lrsquousage oratoire des tropes et des figures de style Par lagrave un certain

nombre de commentateurs ont cru pouvoir reacuteduire de maniegravere geacuteneacuterale et dans lrsquoensemble

des parties de la rheacutetorique la reacutefeacuterence au proceacutedeacute amplificateur agrave cette seule partie

eacutelocutive et donc agrave la seule question des conditions du discours figuratif353 Nous ne croyons

pas toutefois que cette interpreacutetation puisse pleinement se justifier Pour nous la proceacutedure

de lrsquoamplification ndash dans son jeu avec son correacutelat reacuteducteur et abreacuteviatif ndash constitue lrsquoune des

formes matricielles de lrsquoopeacuterativiteacute discursive elle-mecircme Ce nrsquoest donc pas seulement agrave

lrsquousage des tropes et aux figures de style que Melanchthon fait reacutefeacuterence quand il parle en

geacuteneacuteral et avant ce deuxiegraveme livre de lrsquo laquo amplification raquo Celle-ci renvoie encore ndash et peut-

ecirctre mecircme essentiellement ndash agrave lrsquoamplification des matiegraveres theacutematiques et agrave la deacutecouverte des

arguments donc agrave la partie inventive et directement eacutepisteacutemique de lrsquoart oratoire En reacutealiteacute

mecircme lorsque le procegraves de lrsquoamplification se voit identifieacute agrave la constitution drsquoune elocutio

figurative le sens mecircme de cette amplification est encore lourd drsquoune certaine eacutequivociteacute

Lrsquoamplification y doit en effet srsquoy interpreacuteter agrave la fois conformeacutement agrave son acception

352 Op cit p 132353 Crsquoest le cas drsquoOlivier Millet (op cit) mais aussi dans une certaine mesure de KMeerhoff lui-mecircme (voirEntre logique et litteacuterature op cit)

200

classique dans son efficience affective ndash comme amplification des eacutemotions surcharge

passionnelle du discours ndash mais aussi dans un sens purement lexical comme la condition de la

deacutemultiplication des ressources signitives du langage Crsquoest ainsi que Melanchthon nous

preacutesentera drsquoabord lrsquoexigence de fideacuteliteacute au sens comme le fondement de le la leacutegitimiteacute drsquoun

usage tropique du langage

laquo Le premier souci de la discussion correcte doit donc ecirctre drsquoapporter une grande rigueurdans la majeure partie du discours Quelquefois pourtant on devra agreacutementer [ce dernier] defigures soit par neacutecessiteacute soit par ornement Crsquoest ainsi que le manque de mots nouscontraint parfois agrave utiliser des expressions voisines comme le font par exemple les latinslorsqursquoils parlent de laquo gemme raquo pour deacutesigner certains bourgeons des feuilles de vigne [hellip]Lrsquousage des figures procegravede donc drsquoune neacutecessiteacute partout ougrave les expressions propres fontdeacutefaut354 raquo

Crsquoest lrsquoexcegraves du sens ndash excegraves des choses ou des ideacutees agrave transmettre ndash sur les

ressources lexicales drsquoune langue qui commande avant tout lrsquousage des tropes La recherche

de lrsquoexpressiviteacute eacutelocutive doit donc elle-mecircme toujours se comprendre en premier chef

encore comme la suite drsquoune certaine deacuteclinaison de lrsquoimpeacuteratif-certitude Mais cette

certitude srsquoarrime ici moins agrave lrsquoexigence fondamentale drsquounivociteacute qursquoau besoin de

deacutemultiplier les capaciteacutes seacutemantiques drsquoune langue en situation oratoire Les deux principes

de lrsquoideacuteal eacutepisteacutemologique meacutelanchthonien nrsquoentrent-ils pas tout de mecircme ici dans un conflit

ineacutevitable Assumer lrsquoemploi des figures nrsquoest ce pas en dernier recours autoriser fatalement

lrsquointrusion poleacutemique de lrsquoeacutequivociteacute dans la langue En reacutealiteacute il nrsquoen est rien Lrsquoemploi des

figures se voit proposeacute comme un substitut fonctionnel agrave la constitution des neacuteologismes Si

lrsquoinsuffisance de la langue leacutegitime cette discursiviteacute figurative le requisit anti-polyseacutemique

nrsquoest pas reacuteellement atteint dans son principe par ce deacutetournement seacutemique En effet comme

succeacutedaneacute agrave la carence lexicale la figure constitueacutee agit de fait constamment comme un

neacuteologisme deacuteguiseacute355 Crsquoest un mot nouveau ndash sous la figure et lrsquoapparence de lrsquoancien ndash qui

surgit dans la geacuteneacuteration tropique Et lrsquoapparence drsquoun double sens se reacutesout donc dans la

reacutealiteacute plus profonde drsquoun double mot Nous reviendrons sur ce point central de la theacuteorie

tropique de Wittenberg agrave lrsquooccasion de notre eacutetude sur la Cegravene

354 laquo Prima cura debet esse proprii sermonis quo maximam orationis partem constare oportet Interdum tamenaut necessitatit aut decoris causa aspergendae erunt figurae Nam ubi desunt propria cogit inopia ex vicino aliasvoces mutuari ut in vitibus gemman dicunt Latini et Graeci ophthalmon quemadmodum et Germani quiaproprium deest Nam initio necessitas peperit figuris ubi propria deerant raquo ibid 463355 Voir ici encore agrave ce sujet notre sixiegraveme eacutetude

201

sect22 Tropes et scheacutemas

Passons en pour le moment agrave quelques points terminologiques La theacuteorie des

figures meacutelanchthonienne distingue les tropes (laquo tropis raquo) des scheacutemas (laquo schematibus raquo)

Parfois lrsquousage du terme de laquo figure raquo est pleinement compreacutehensif et inclut dans son

extension les deux types de jeux stylistiques parfois le mot est en revanche reacuteduit agrave sa seule

acception de laquo scheacutema raquo Melanchthon nous dit au sujet de cette diffeacuterence

laquo Les grecs parlent de laquo tropes raquo lorsque la signification originelle drsquoune expression estdeacutetourneacutee vers une signification correspondant agrave une chose qui entretient avec la premiegravere uncertain rapport de similitude [ad rem similem] Par exemple lorsque Deacutemosthegravene dit dePhilippe qursquoil laquo est ivre de pouvoir raquo le terme drsquo laquo ivresse raquo nrsquoest pas employeacute ici dans sasignification propre [hellip] Nous appelons scheacutemas [schema] tous les actes oratoires au seindesquels il nrsquoest pas neacutecessaire de modifier la signification des termes employeacutes356 raquo

Plus loin nous lisons encore

laquo Nous avons dit plus haut que les figures sont appeleacutees laquo tropes raquo lorsque la significationdrsquoune expression est redirigeacutee vers quelque chose de voisin et crsquoest en ce sens que le peupleparle souvent de laquo croix raquo agrave la place de laquo malheur raquo Par contraste le scheacutema est un acte delangage qui ne neacutecessite pas de modifier la signification de lrsquoexpression employeacutee357 raquo

Lrsquoopposition des tropes et des scheacutemas se joue donc dans la distinction entre une

inventiviteacute seacutemantique et une inventiviteacute dont les effets se manifesteront seulement dans les

jeux de combinaisons expressives Lagrave ougrave le trope modifie les modes ordinaires de lrsquousage du

lexique en reconduisant le sens propre et originaire drsquoune expression agrave un sens proche et

analogue le scheacutema produit des effets de styles en reacutepeacutetant en rapprochant ou en opposant

des sonoriteacutes des ideacutees et des formes La distinction du trope et du scheacutema recouvre donc

encore la dissociation entre deux eacutechelles de production figurative le trope se jouant au

niveau du terme eacuteleacutementaire et isoleacute et le scheacutema se deacuteployant au contraire agrave lrsquoeacutechelle drsquoune

phrase ou drsquoun mouvement discursif entiers Crsquoest donc la theacuteorie rheacutetorique du trope qui

nous occupera plus particuliegraverement agrave lrsquooccasion de cette eacutetude Crsquoest en elle en effet que se

joue drsquoabord la question de la possibiliteacute drsquoun usage simultaneacutement figuratif et univoque du356 laquo Graeci vocant tropous cum vox a propria significatione ad rem similem aut vicinam vertitur utDemosthenes inquit Philippum magnitudine rerum gestarum ebrium esse hic apparet non retineria propriamsignification ebrietatis [hellip] Schegravemata vocant quasi gestus orationis in quibus non est necesse mutaresignificationem vocum raquo ibid 464357 laquo Supra dixi vocari Tropos cum vocis significatio ad vicinum quiddam transfertur ut cum vulgo dicimuscrucem pro calamitate Sed schegravema est gestus in quo non est necesse vocis significationem mutarihellip raquo ibid474

202

langage Or crsquoest preacuteciseacutement agrave ce niveau de probleacutematique que la theacuteorie rheacutetorique de

lrsquoeacuteloquence rencontrera la theacuteologie et lrsquoexeacutegegravese des discours bibliques

Melanchthon parle de laquo gestus raquo en geacuteneacuteral pour deacutesigner le geste par lequel

lrsquoorateur rend figuratif le langage de son oratio Nous rendons ndash de maniegravere anachronique

mais cela se justifie dans le contexte ndash par laquo acte de langage raquo ce terme qui marque

preacuteciseacutement le caractegravere actif performatif de la dimension tropique de lrsquoactiviteacute oratoire

Nous aurons agrave revenir dans les eacutetudes que nous consacrerons au thegraveme de la Cegravene sur le sens

preacutecis de cette performativiteacute qui srsquoassigne drsquoabord agrave lrsquohorizon de lrsquoopeacuterativiteacute du lieu

doctrinal Cette activiteacute et cette productiviteacute discursives ne doivent pas se concevoir en effet

comme relevant strictement de la libre subjectiviteacute et de lrsquoinventiviteacute inchoative et erratique

de lrsquoorateur Ici encore lrsquoactiviteacute amplificatrice est encadreacutee par des regravegles de reacutegulation Or

ces regravegles de reacutegulation ce sont preacuteciseacutement et agrave nouveau les lieux communs dialectiques

sect23 Scheacutematisme dialectique et theacuteorie de la construction normeacutee des figures tropiques

Melanchthon eacutetablit ainsi lrsquoinventaire des diffeacuterents tropes rheacutetoriques

laquo Les tropes sont

La meacutetaphoreLa meacutetalepseLa synecdoqueLa meacutetonymieLrsquoantonomaseLrsquoonomatopeacuteeLa catalepsie358 raquo

Ces tropes nous lrsquoavons dit relegravevent toujours du niveau seacutemantique de la

productiviteacute figurative Lrsquoœuvre propre du trope crsquoest un certain transfert une certaine

translation une certaine substitution (laquo translatio raquo laquo transfertur raquo laquo versatur raquo etc) de sens

par lesquels la signification premiegravere direct et originaire de lrsquoexpression se voit deacutetourneacutee

vers une signification seconde qui entretient avec la premiegravere laquo un certain rapport de

358 laquo Tropoi sunt MetaphoraMetalegravepsisSunekdochegraveMetocircnumiaAntocircnomasiaOnomatopoiumltaKatachregravesis raquo ibid 464

203

similitude raquo Or crsquoest preacuteciseacutement agrave cette exigence et agrave cette condition de similitude qursquoest

ordonneacutee la possibiliteacute drsquoune opeacuterativiteacute tropique Pour ecirctre leacutegitime et pour faire sens le

trope doit pouvoir rendre constamment raison de cette filiation de cette parenteacute qui lie le sens

nouveau au sens ancien et originaire Bien loin de relever drsquoune inventiviteacute anarchique

lrsquousage du trope est donc au contraire conditionneacute par un ensemble de regravegles et de scheacutemas

drsquoencadrements formels qui deacutefinissent preacuteciseacutement les modes possibles de la similitude du

sens Or ces modes de la similitude ndash ces modes drsquoencadrement des substitutions seacutemantiques

ndash ce sont preacuteciseacutement les schegravemes formels des lieux communs dialectiques La meacutetaphore

apparaicirctra ainsi comme lrsquoacte figuratif associeacute au schegraveme de la transmutation selon le lieu des

semblables ou des laquo correacutelats raquo (cognata) Crsquoest en ce sens que Virgile pourra par une

correacutelation structurelle parler de laquo royaume de la cire raquo et de laquo roi raquo pour deacutesigner le mode

drsquoorganisation de la ruche apparenteacute ou affilieacute au reacutegime monarchique drsquoune civitas (laquo ipsae

regem parvosque Quirites sufficiunt aulasque et cerea regna refigunt359 raquo)

Le transfert meacutetalepsique sera quant agrave lui configureacute selon le lieu de la cause et de

lrsquoeffet Ainsi lrsquooratio eacutevangeacutelique substituera-t-elle la signification ordinaire de la

reacutesurrection et de la vie agrave leur cause efficiente lorsque Christ annoncera Ego sum ressurectio

et vita360 (qui signifie en reacutealiteacute je suis celui qui est cause en vous de la reacutesurrection et de la

vie) De la mecircme maniegravere la meacutetonymie tire son opeacuterativiteacute transmutative du schegraveme du lieu

du tout et des parties (substitution du tout agrave sa partie de la partie agrave son tout le veacutelo a creveacute la

voile disparaicirct au loin dans lrsquooceacutean) lrsquoantonomase de la deacutefinition etc En tout crsquoest donc la

fonction stylistique du trope qui se voit subordonneacutee agrave la fonction dialectique du lieu et la

transformation figurale apparaicirct ainsi comme la substitution drsquoun sens originaire agrave lrsquoun de ses

lieux structurels ndash cest-agrave-dire agrave un mode de sa partition ou de son extension A mecircme lrsquoeffet

de sens et la pragmatique de la stylistique discursive ordinaire crsquoest alors toujours le lieu

commun qui srsquoatteste comme lrsquoopeacuterateur structurel et comme lrsquoinfrastructure sous-jacente

drsquoun jeu ndash toujours reacutegleacute et toujours fini ndash de substitutions seacutemantiques Ici deacutejagrave le figuratif

ne nous apparaicirct plus que comme de la logique contracteacutee et de lrsquoargumentation en

raccourci361 Les tropes sont soumis agrave des conditions de validiteacute et agrave des conditions

359 Ibid 464360 Ibid 464361 Cette thegravese qui lie le trope agrave une laquo argumentation compresseacutee raquo a eacuteteacute redeacutecouverte reacutecemment par Sperber etWilson dans La Pertinence (traduit en franccedilais Paris Minuit 1989) Lrsquoouvrage doit beaucoup agrave la linguistiquepragmatique de Paul Grice et notamment agrave la notion drsquoimplicature conversationnelle qui constitue en un sensaussi le nerf de notre propre travail interpreacutetatif De maniegravere geacuteneacuterale srsquoil fallait retenir une seule laquo implicationactuelle raquo de la theacuteorie meacutelanchthonienne du discours ce serait certainement cette ideacutee selon laquelle le motaussi dans sa nuditeacute mecircme et dans son atomiciteacute discursive renferme deacutejagrave un jeu drsquoinfeacuterences implicitesLrsquo laquo infeacuterentialiteacute du mot raquo voilagrave sans doute un mot drsquoordre ndash un simple programme en lrsquoeacutetat ndash qursquoune rechercheen linguistique pragmatique pourrait tenter de deacutevelopper

204

drsquoexactitude exactement comme le sont les argumentations elles-mecircmes Ce qui se donne agrave

nous sous la thegravese du scheacutematisme dialectique de la construction des figures crsquoest donc

lrsquooriginaire solidariteacute des principes de lrsquoefficience estheacutetique du discours et de ceux de la

reacutegulation dialectique de sa structure

sect24 La theacuteorie des scheacutemas

Les scheacutemas ndash ou figures de style au sens premier ndash obeacuteissent aussi dans lrsquoordre de

leur construction au mecircme type de scheacutematisme dialectique Melanchthon distingue trois

ordres de figures lrsquoordre grammatical lrsquoordre de la penseacutee et lrsquoordre oratoire en tant que tel

Dans tous les cas les figures en geacuteneacuteral (tropes compris) opegraverent toujours par un jeu de

concateacutenation et de rapprochement drsquoentiteacutes linguistiques La diffeacuterence entre les tropes et les

scheacutemas et par suite entre les diffeacuterents types de scheacutemas eux-mecircmes tient alors agrave lrsquoeacutechelle

et agrave la modaliteacute de ce rapprochement mais aussi au type drsquoentiteacutes linguistiques rapprocheacutees

Dans les tropes nous lrsquoavons vu le rapprochement seacutemantique opegravere selon les diffeacuterents

lieux dialectiques agrave lrsquoeacutechelle du terme atomique et sur un mode toujours implicite le sens

ancien disparaicirct ou srsquoefface pour ainsi dire dans le surgissement de la signification nouvelle

Ni le contexte ni le sens de la phrase ni lrsquointention de lrsquoauditeur ne peuvent donc rendre

raison de la survivance du sens propre Crsquoest seulement le reacuteflexe drsquoassociation signitive de

lrsquoauditeur et surtout lrsquoobjectiviteacute de lrsquoassignation lexicale qui garantissent en derniegravere

instance la survivance de lrsquoacception originelle En ce sens et comme nous lrsquoavons dit le

trope leacutegitime relegraveve drsquoabord pour Melanchthon de la logique du neacuteologisme ndash ou pour

parler avec plus drsquoexactitude de la neacuteonymie Et le trope se donne alors comme lrsquoopeacuterateur de

lrsquoextension lexicale du systegraveme terminologique drsquoune langue en usage

Au contraire dans le scheacutema les entiteacutes linguistiques rapprocheacutees sont copreacutesentes

simultaneacutees (ou immeacutediatement successives) et explicites Et lrsquoeffet de style du scheacutema tient

preacuteciseacutement agrave lrsquoexpressiviteacute ou agrave la patence mecircme du jeu de cette association Crsquoest en ce sens

que le scheacutema se deacuteploiera donc non plus au niveau du terme isoleacute mais au niveau de la

phrase ou mecircme du mouvement oratoire dans son inteacutegraliteacute En cela encore le scheacutema

nrsquoenveloppe pas dans son usage la neacutecessiteacute drsquoun glissement seacutemantique ou drsquoun

deacutetournement du lexique ordinaire Puisque son efficience stylistique et figurative opegravere agrave

lrsquoeacutechelle de la relation de plusieurs entiteacutes linguistiques co-preacutesentes dans lrsquoexpressiviteacute drsquoune

phrase il nrsquoest nul besoin pour lrsquoorateur qui y recourt de faire violence agrave la logique du sens

205

propre Les types ou les laquo ordres raquo (laquo ordo figurarum raquo) des scheacutemas se distinguent alors

seulement en fonction du genre drsquoentiteacutes linguistiques manipuleacute dans lrsquoacte figuratif Si ces

entiteacutes linguistiques ne sont que des phonegravemes ndash et si le jeu stylistique du scheacutema nrsquoest donc

qursquoun jeu de combinaison de rapprochement ou drsquoopposition de sonoriteacutes ndash le scheacutema sera

dit par Melanchthon laquo grammatical raquo

laquo Le premier [ordre] appartient entiegraverement agrave la grammaire Il deacutepend de la position desmots de lrsquoemphase ou de la clarteacute du terme362 raquo

Lrsquoemphase doit ecirctre comprise ici au sens eacuteleacutementaire de lrsquoinsistance ou de

lrsquoaccentuation La grammaire deacutelimite donc le niveau phoneacutetique de la figure de style Crsquoest

par delagrave la compliciteacute ou la solidariteacute de lrsquoart des concateacutenations de mots avec lrsquoart de la

musique et de la symphonie que le scheacutema grammatical opegravere Le rapprochement des

phonegravemes se deacutecline sur les modes de la reacutepeacutetition des assonances de lrsquoharmonie des sons

voisins ou de la dissonance Crsquoest donc un scheacutematisme dialectique reacuteduit aux lieux des

semblables et contraires qui structure lrsquoefficience stylistique du scheacutema grammatical Ainsi

Melanchthon listera parmi les figures caracteacuteristiques du premier ordre les traditionnelles

alliteacuterations assonances prosonomasie hypallages polysyndegravetes etc

Le second ordre deacutelimite lrsquoensemble des figures qui visent essentiellement agrave ajouter

du mouvement agrave lrsquoexpression comme les interrogations les exclamations etc Et crsquoest avec le

troisiegraveme ordre que lrsquoanalyse du scheacutema atteint lrsquoeacutechelle seacutemantique du rapprochement

figuratif Ce ne sont plus des jeux de sonoriteacutes mais des jeux de significations ndash

rapprochement de sens proches contraires ou correacuteleacutes selon un mode possible de la

correacutelation du sens ndash qui garantissent lrsquoeffet de style

laquo Dans le troisiegraveme ordre nous avons rassembleacute les figures qui augmentent le discours et quienrichissent le style363 raquo

Cette derniegravere partie du manuel des Elementa est celle qui doit sans doute le plus agrave

lrsquoinfluence du De copia drsquoErasme364 Toutefois la theacuteorie meacutelanchthonienne de la figure doit

ecirctre en mecircme temps preacuteserveacutee de la menace drsquoun grave contre-sens qui rapprocherait le

scheacutema figuratif drsquoun simple instrument de lrsquoabondance oratoire Lrsquo laquo augmentation raquo (laquo

augent raquo) ne peut se laisser penser ici sous la signification du simple allongement La

362 laquo Primus omnino ad grammaticos pertinent de situ verborum aut de emphasi ac luce vocabuli raquo ibid 471363 laquo In tertium ordine collocavimus eas figuras quae augent orationem et reddunt locupletiorem raquo ibid 479364 Voir sur ce point OMillet op cit 132

206

meacutetaphore de la croissance discursive tire drsquoabord son sens et sa leacutegitimiteacute de lrsquoamplification

affective que la figure geacutenegravere parmi les auditeurs du discours365 Et cette amplification elle-

mecircme srsquoorigine dans le jeu des rapprochements et des extensions seacutemantiques des mots par

lrsquousage des figures du troisiegraveme ordre Les modes de ces rapprochements sont agrave nouveau

deacuteriveacutes des schegravemes purs que constituent les lieux communs dialectiques

Crsquoest ainsi que Melanchthon construit une taxinomie des figures de la penseacutee

ordonneacutees selon leur inscription dans lrsquoun des diffeacuterents scheacutematismes analytiques mis au jour

dans la theacuteorie du Compendiaria En ce sens notre auteur preacutesentera successivement les

figures ex definitione (tapeinocircsin sunocircnumia emphasin etc) ex divisione (merismos

sunathroismonhellip) ex causis (aitiologia dikaiologia anagkaion metastasehellip) ex contrariis

(antitheis antimetabolegravehellip) etc366 Crsquoest donc ici encore les schegravemes eacuteleacutementaires tireacutees des

preacutedicables et des cateacutegories de la dialectique qui reacutegissent les modes possibles de

lrsquoassociation figurative des mots Si les modes de translatio du sens demeuraient implicites et

cacheacutes dans lrsquousage des tropes les formes du jeu seacutemantique luisent au contraire ici en pleine

lumiegravere dans la construction des figures du troisiegraveme ordre La copreacutesence et le caractegravere

manifeste des termes mis en rapport dans le jeu figuratif (laquo le soleil noir de ma meacutelancolie raquo

dans une figure oxymorique meneacutee selon le lieu des contraires) fait apparaicirctre dans une pleine

expressiviteacute la racine et la logique analytique des figures de style La figure crsquoest la forme

simultaneacutement explicite contracteacutee et abreacuteviative de la construction du reacuteseau des satellites

theacutematiques drsquoun terme simple

Par delagrave lrsquoapparence de leur originaliteacute fonctionnelle les figures agissent donc

encore sur ordre de lrsquoimpeacuteratif-certitude Crsquoest le reacuteseau des chevilles ouvriegraveres de cette

certitude (les loci finitionum) qui commande le deacuteveloppement des associations seacutemantiques

sous lesquelles se laissent articuler les diffeacuterentes figures de style Une antithegravese nrsquoest qursquoun

jeu des contraires un meacuterisme un jeu de parties une meacutetastase un jeu des causes etc Les

scheacutemas participent donc ndash agrave leur insu peut-ecirctre et du moins agrave lrsquoinconscience des orateurs -

du mecircme programme de construction et de deacuteveloppement du reacuteseau total des correacutelats

lexicaux et signitifs - programme auquel se rattache en son essence la matrice de tout projet

365 Nous refusons lrsquointerpreacutetation que fait Millet de cette phrase laquo Idem nos in hoc tertio figurarum ordinedocebimus quomodo crescat oratio partim verbis partim etiam rebus aucta raquo Pour lrsquoauteur de Calvin et ladynamique de la parole (voir p132) la croissance en question ici serait agrave comprendre au sens drsquoun simpleallongement drsquoune extension purement quantitative ou numeacuterique du discours Mais le recentrement qui srsquoopegravereici sur lrsquoeacutechelle du mot (verbum) teacutemoigne deacutejagrave de lrsquoimpossibiliteacute de cette lecture Qursquoest ce que peut bienvouloir signifier un allongement purement laquo extensif raquo drsquoun mot Evidemment la croissance dont il est questionici est une deacutemultiplication ou une amplification seacutemantique ndash la mise en rapport drsquoun terme avec le reacuteseau deces satellites notionnels366 Ibid 483-490

207

eacutepisteacutemique Ce qui appert agrave mecircme la theacuteorie figurative de Melanchthon crsquoest donc encore et

toujours cette originaire connivence de lrsquoordre de lrsquoanalyse et de lrsquoordre du style Le style et

la figure sont constamment travailleacutes de lrsquointeacuterieur par lrsquoopeacuterativiteacute analytique des lieux

dialectiques Et la figure se donne ainsi agrave penser comme lrsquoeacutecho de la charge affective de la

preuve comme le raccourci de la deacutemonstration ndash la logique rendue homogegravene au rythme et

aux pulsations de la passion humaine

sect25 Theacuteorie du style theacuteorie du scheacutematisme et theacuteorie de lrsquoaffect la construction doctrinale de la

passion

Crsquoest sur cette base que nous devons comprendre ndash avec un certain retard si lrsquoon

srsquoen tient agrave lrsquoeacuteconomie du texte - le sens de la theacuteorie meacutelanchthonienne de lrsquoaffectiviteacute La

solidariteacute intime du thegraveme de lrsquoaffect et de la theacuteorie de la production oratoire date au moins

drsquoAristote367 Dans sa Rheacutetorique deacutejagrave le philosophe stagirite associait ainsi la possibiliteacute

drsquoune performance affective de lrsquoorateur aux ressources figuratives du langage Le jeu des

figures de style srsquoy laissait deacutejagrave indiquer comme lrsquoinstrument du versant affectif de la

persuasion de lrsquoauditeur Et crsquoest en ce sens seulement ougrave le pathos relegravevait du champ

drsquoinfluence de lrsquoopeacuteration figurative de lrsquoart oratoire que cet eacuteleacutement affectif pouvait aussi

compter au nombre des eacuteleacutements techniques ou meacutethodiques de la rheacutetorique368

Si lrsquoon suit la logique propre de la reconstruction dialectique du jeu figuratif il nous

faut donc affirmer que le laquo moment meacutelanchthonien raquo est dans lrsquohistoire de la rheacutetorique

celui drsquoun rabattement radical du πάθος sur le λόγος Tentons de conclure ce chapitre par un

bref parcours de la theacuteorie de lrsquoaffectiviteacute des Elementa Melanchthon distingue au sein des

affects humains (chapitre laquo de affectibus raquo) les ἤθη des πάθη

laquo Certains affects appeleacutes ἤθη en grec sont plus doux ils sont engendreacutes par des motsflatteurs qui exaltent le sens de lhumaniteacute et du devoir369 raquo

367 Mais elle est sans doute en fait co-native agrave la sophistique grecque elle-mecircme368 Nous savons que la distinction entre les trois eacuteleacutements propres et techniques ndash logos ethos pathos ndash et leseacuteleacutements a-techniques de la rheacutetorique trouvent leur lieu natif dans le deuxiegraveme chapitre de la Rheacutetoriquearistoteacutelicienne Le philosophe stagirite y eacutenonce notamment laquo Parmi les moyens de peruasuion les uns sontnon techniques les autres techniques (hellip) est technique tout ce qursquoil est possible drsquoeacutelaborer par une meacutethode oupar nous-mecircmes Parmi les moyens du discours il y a trois espegraveces Les uns en effet reacutesident dans lrsquoethos decelui qui parle les autres dans le fait de mettre les auditeurs dans telle ou telle disposition [pathos] les autresdans le discours [logos] lui-mecircme raquo 1356 a 1369 laquo Nam alii affectus sunt leniores qui vocantur egravethegrave qui blandis verbis efferuntur quae significationemhumanitatis atque officii praebent raquo ibid 454

208

A ce premier genre drsquoaffects reacutepondent les πάθη ndash violents et deacutemesureacutes Or ce sont

bien les figures de style de lrsquoelocutio et donc le scheacutematisme des lieux dialectiques qui

commande le deacuteveloppement de cette deacutemesure affective

laquo Autres sont ces affects violents que nous appelons πάθη Pour ceux-ci ce sont les motsrudes et tragiques qui sont utiliseacutes Et les amplifications sont meneacutees au moyen des lieuxdialectiques par lesquels nous exhortons les acircmes de maniegravere exageacutereacutee agrave consideacuterer ladigniteacute ou la laideur de la chose De cela Tite-Live donne un exemple dans son discourscontre Pleminius quand il dit laquo De lhomme il na rien sinon lapparence et les vecirctementsainsi que la langue latine et il est un mal et un monstre comme ceux [ou celles] dont il estdit quils frappent le deacutetroit de Messine pour engloutir les bateliers [reacutefeacuterence agrave Charbyde etScylla]370 raquo

Formellement Melanchthon conserve donc lrsquoordre et le sens traditionnel du rapport

qui rattache les figures aux principes de la production des affects Mais lrsquoinfleacutechissement

radical qursquoil fait subir agrave la theacuteorie de la productiviteacute figurale - rapprocheacutee drsquoun scheacutematisme

dialectique et de la logique drsquoune preuve laquo en abreacutegeacute raquo - affecte en retour aussi le sens sous

lequel se conccediloit encore lrsquoaffectiviteacute elle-mecircme Ce que Melanchthon exhibe ici crsquoest

lrsquoisomorphisme ou lrsquohomologie structurelle du dynamisme affectif et du dynamisme logico-

analytique La signature de cette homologie crsquoest lrsquoextension mecircme de lrsquousage du terme

drsquoamplification qui deacutesigne agrave la fois le mouvement matriciel de lrsquoopeacuterativiteacute figurative et le

mouvement propre de lrsquoenchaicircnement psychique des passions Crsquoest ainsi agrave lrsquoordre des affects

que les laquo amplificationes raquo mentionneacutees ici renvoient en premier lieu Et cette amplification

propre aux ressources de dynamisme affectif ndash aux virtualiteacutes de deacutebordement de

transcendance ou de deacutemesure des passions humaines - srsquoenchaicircne toujours au rythme des

variations sonores des jeux drsquoassonances ou de symphonies des dysharmonies et des

consonances seacutemantiques des entrecroisements drsquoideacutees qui construisent lrsquoordre des

amplifications figuratives Les pulsations de la passion srsquoalignent et srsquoajustent au greacute du

dynamisme proceacutedural de la logique pur Crsquoest lagrave que reacuteside lrsquoefficience affective du lieu

commun dialectique Crsquoest lagrave que srsquoengendre et srsquoorigine drsquoabord lrsquoinscription

anthropologique de la doctrine Passant des lieux communs dialectiques ndash structures et

scheacutematismes purs de la doctrinaliteacute ndash aux lieux positifs des diffeacuterentes doctrines

370 laquo Alii sunt affectus vehementiores qui dicuntur pathe In his utendum est atrocibus et tragicis verbusDucuntur autem ex omnibus locis dialecticis amplificationes ad impellendos animos exaggerata vel dignitatevel turpitudine rei ut ab exemplo Livius in Pleminium Nec hominis quidquam est praeter figuram et speciemneque Romani civis praeter habitum vetitumque et sonum latinae linguae pestis ac bellua immanis qualemfretum quondam quo ab Sicilia dividimurhellip raquo ibid 454

209

Melanchthon pourra ainsi radicaliser la thegravese drsquoune geacuteneacuterativiteacute topique de lrsquoordre eacutemotionnel

de lrsquohumain Et attester encore lrsquointime structuration doctrinale de la passion

laquo Lrsquoaffect et lrsquoeacutemotion sont neacutecessairement ajouteacutes au discours de la mecircme maniegravere que leslieux communs y sont disseacutemineacutes Les affects tirent leurs origines des lieux deacutesirables ouindeacutesirables comme ceux que nous avons recenseacutes dans les genres deacutelibeacuteratif etdeacutemonstratif lrsquohonorable le laid lutile et linutile etc Lhonorable et lutile meacuteritentlrsquoamour Le laid en revanche et tout ce qui fait violence agrave la nature comme lrsquoinjuste et lenuisible provoquent la haine des hommes La compassion [misericordiam] est susciteacutee parlrsquoeacutevocation drsquoun malheur par la mauvaise fortune de lrsquoacircge de la naissance ou ducaractegravere Par conseacutequent il est facile de comprendre que des affects surgissent toujours danstoutes les parties du discours ougrave sont traiteacutes les lieux communs de la vertu et du vice371 raquo

Crsquoest par soi et dans le champ de son efficience propre que le lieu doctrinal

srsquoalourdit donc drsquoune charge affective ou drsquoune polarisation eacutemotionnelle Et crsquoest agrave cette

polariteacute inaugurale de la doctrine ndash barycentre si lrsquoon peut dire de toutes les charges locales

qui la reacutesument ndash que lrsquoaffectiviteacute humaine vient srsquoajuster apregraves coup Une heureuse doctrine

fait des hommes joyeux Voilagrave en abreacutegeacute le principe de lrsquoanthropologie lutheacuteriano-

meacutelanchthonienne Le dynamisme affectif est donc fonciegraverement heacuteteacuteronome et srsquoexpose

constamment au magneacutetisme drsquoun jeu de reacutepulsions topiques constitueacutees en amont dans la

syntaxe des dichotomies du discours Le tissu passionnel de lrsquohumain signale toute carence

drsquoeacutepaisseur propre il srsquoaligne dans un mouvement purement reacuteactif agrave la polariteacute contagieuse

drsquoun a priori doctrinal Crsquoest dans la chimie de la doctrina que se succegravedent les oscillations de

lrsquoamour et de la haine - dans les reacuteactions de la science que srsquoenchaicircnent les pulsations de la

deacutesespeacuterance et de la foi

sect26 Conclusion

En conclusion il nous faut donc reacutepeacuteter lrsquoinsuffisance manifeste du mobile ireacutenique

ou de lrsquointention de synthegravese agrave expliquer le caractegravere compreacutehensif ndash qui semble parfois

confiner jusqursquoagrave la polyseacutemie et agrave lrsquoindeacutetermination ndash du concept mecircme de lieu commun Si

lrsquoambivalence du lieu obeacuteit peut-ecirctre et en premiegravere instance agrave la volonteacute de lrsquoauteur de

371 laquo Ut loci communes sparguntur in orationem ita affectus oportet ac motus quosdam orationi addere Affectusautem oriuntur ex locis expetendorum ac fugiendorum quos in genere suasorio et demonstrativo recensuimusvidelicet ex honesto turpi utili et inutili Nam honesta atque utilia merentur amorem Turpia abhorrentia naturainiusta damnosa oderunt homines Misericordiam movet calamitas seu fortuna indigna aetate genere virtuteHinc intelligi potest in qualibet oratione affectus in iis partibus existere in quibus tractantur loci communes devirtutibus et vitiis raquo ibid 454 Nous preacutefeacuterons en rester ici encore agrave une traduction tregraves litteacuterale quitte agravesacrifier le style avec des tournures adjectivales comme laquo le laid raquo

210

reacutesumer dans un mecircme terme et dans une mecircme notion la richesse et la diversiteacute des

conceptions classiques ou contemporaines agrave son sujet crsquoest en dernier recours la seule

existence drsquoune uniteacute analogique entre les diffeacuterentes eacutechelles de significations qui autorise

finalement lrsquoemploi drsquoun mot unique Crsquoest parce qursquoil existe un scheacutematisme reacuteel et une

proceacutedure concregravete de deacuterivation par lesquels les eacutetages rheacutetoriques et doctrinaux du lieu se

voient deacuteduits et engendreacutes par leur couche dialectique que Melanchthon peut parler de locus

communis au singulier Le concept de lieu commun nrsquoest donc dans son usage

meacutelanchthonien et malgreacute les lourdes apparences de dispariteacute ni fonciegraverement indeacutetermineacute ni

reacutesolument eacutequivoque De toute eacutevidence la possibiliteacute mecircme de cette univociteacute se conjoint

aussi avec une reacuteduction ndash disons du moins un rabattement ndash assumeacute de la rheacutetorique sur sa

matrice dialectique ndash et sur la reconduction correacutelative du movere au docere de lrsquoaffect agrave la

doctrine de lrsquoabondance agrave la briegraveveteacute Ici deacutejagrave la doctrine srsquoatteste comme lrsquoarchitecture

nourriciegravere de lrsquoaffectiviteacute Et lrsquoentiteacute humaine dans son originaire plasticiteacute affective

srsquoavoue ainsi encore comme le produit deacuteriveacute de cet a priori topologique

211

CHAPITRE IV

Les loci communes de 1521

les beacuteneacutefices du Christ et la dispense de lrsquoanthropologie

sect1 Les loci communes de 1521 et la question de la dogmatique lutheacuterienne

Les commentateurs de Philippe Melanchthon srsquoaccordent ordinairement agrave remarquer

le caractegravere systeacutematique et formaliseacute du manuel theacuteologique de 1521372 les Loci communes

renfermeraient lrsquoexpression drsquoun deacuteveloppement exhaustif ordonneacute et ndash en un sens du moins

ndash acheveacute de la laquo doctrine officielle raquo du lutheacuteranisme Cette systeacutematiciteacute doit confeacuterer agrave

lrsquoouvrage un privilegravege et un aura remarquables bien au-delagrave de lrsquoeacutevidence de son originaliteacute

formelle Et pour cause si le manuel de 1521 renferme bien le principe drsquoune exposition

fidegravele et inteacutegrale de la theacuteologie native de Wittenberg il est alors aussi le premier le

principal et peut-ecirctre encore le seul teacutemoin373 rigoureux de ce qui pourrait se donner agrave nous

comme sa dogmatique unifieacutee Face agrave ces Loci communes les preacutetentions systeacutematiques de la

Confession drsquoAugsbourg ou des eacutecrits de Luther eux-mecircmes se verraient en un sens

disqualifieacutes soit du fait de lrsquoancrage seulement strateacutegique et circonstanciel de lrsquointention de

leur reacutedaction soit par leur dimension trop poleacutemique ou par leur caractegravere strictement

populaire

La Confession374 de 1530 malgreacute ou par delagrave sa porteacutee et son mobile officiels

repreacutesenterait deacutejagrave en regard de lrsquoimpulsion initiatrice des Loci communes une forme de

laquo trahison doctrinale raquo le projet laquo reacuteconciliateur raquo et la latence drsquoune volonteacute ireacutenique

372 Crsquoest deacutejagrave sous le titre de laquo la dogmatique de Melanchthon raquo que Dilthey entendait commenter agrave lrsquooccasionde son eacutetude sur la Weltanschauung du monde de la renaissance lrsquoouvrage theacuteologique de 1521 Voir Diltheyopcit p 255 Mais ce caractegravere de laquo dogmatique raquo des Loci - au sens large drsquoune somme formaliseacutee des articlesde la foi ndash est aussi devenu un lieu commun de la litteacuterature secondaire consacreacutee plus speacutecifiquement aureacuteformateur ou agrave la theacuteologie de Wittenberg Crsquoest en effet sous les labels de la laquo premiegravere dogmatiqueprotestante raquo ou de la laquo premiegravere version formaliseacutee de la doctrine lutheacuterienne raquo que TJ Wengert W Maurer ouE Bizer entendent deacutesigner lrsquoouvrage de 1521 dans leurs ouvrages deacutejagrave reacutefeacuterenceacutes (Wengert parle ainsi encorede laquo first Protestant (evangelical) systematic theology raquo dans son plus reacutecent Philip Melanchthon Speaker of theReformation Burlington Ashgate Variorum 2009 p 17) Ce genre de titres se retrouvent aussi dans lesquelques introductions deacutejagrave reacutefeacuterenceacutees aux traductions anglaises ou allemandes de lrsquoouvrage (voir Poumlhlmannop cit note 1 p 12)373 Et ce preacuteciseacutement aux deux sens ndash adjectif et nom commun ndash de lrsquoecirctre teacutemoin non seulement point dereacutefeacuterence et uniteacute de mesure (le teacutemoin chimique) mais encore garant drsquoune certification (le teacutemoin judiciaire)374 Les deacuteveloppements au conditionnel qui suivent expriment drsquoune certaine maniegravere ndash et drsquoune faccedilon il faut lereconnaicirctre un peu caricaturale ndash les thegraveses de Karl Holl et de ses disciples (voir note 12 de notre introduction)

212

gommeraient nettement la radicaliteacute native du programme theacuteologique esquisseacute dix ans plus

tocirct Crsquoest encore le sol contextuel de la reacutedaction de la Confession ndash qui rappelons le est

commandeacutee par lrsquoempereur Charles Quint pour donner un support et une base doctrinale fixe

agrave la discussion confessionnelle dans lrsquoEmpire ndash qui expliquerait lrsquo laquo allure de simpliciteacute raquo et

une certaine superficialiteacute theacuteologique de son eacutecriture375 La Confession est drsquoabord reacutedigeacutee

pour ecirctre homogegravene agrave lrsquoeacutechelle drsquoune discussion politique ndash crsquoest la possibiliteacute de lrsquoadheacutesion

drsquoun Etat aux grands principes drsquoune doctrine qui est en jeu et non la preacutetention drsquoune

reacutesolution du nerf probleacutematique des grandes quaestiones de la theacuteologie chreacutetienne Enfin

cette Confession porterait encore la signature de lrsquoimminence drsquoun schisme inter-

wittenbergeois elle deacutevoilerait les stigmates et marquerait le point de deacutepart de la deacutechirure

ou de lrsquoeacutecart theacuteologique de Melanchthon et de Luther376 En cela les Loci communes

confondraient dans leur eacutelan fondateur la premiegravere et la derniegravere attestation drsquoune alluvion

originaire pure et syncreacutetique de la doctrine de la premiegravere theacuteologie de la Reacuteforme Quant

aux eacutecrits de Luther et de lrsquoaveu mecircme de leur auteur en un sens ils constitueraient un tout

trop disparate trop poleacutemique trop circonstanciel trop speacutecifique ou trop populaire pour

pouvoir preacutetendre ecirctre lrsquoexpression formaliseacutee drsquoune doctrine systeacutematique377375 Sur les circonstances et la viseacutee de la reacutedaction de la Confession on pourra se rapporter agrave la bibliographie deMartin Greschat deacutejagrave reacutefeacuterenceacutee (et notamment le chapitre 5 laquo Confesser sa foi devant Charles Quint etlrsquoEmpire raquo p 69 ndash 87)376 Crsquoest lagrave agrave nouveau une thegravese qui a pu ecirctre eacutemise par Holl ou Hildebrandt (voir agrave nouveau note 12 de notreintroduction) Il est agrave remarquer que cette thegravese srsquooppose directement agrave lrsquoadheacutesion apparemment enthousiaste etsans reste de Luther lui-mecircme pour la lettre et lrsquoesprit de cette Confession (voir Wengert opcit p 10) Sur lareacutefutation de ce point de vue et un eacuteclaircissement approfondi de la question du statut de la ConfessiondrsquoAugsbourg dans le lutheacuteranisme le lecteur pourra se reporter agrave lrsquoouvrage de Wengert reacutefeacuterenceacute dans lapremiegravere note (outre la page 10 introductive voir notamment les chapitres laquo Philip Melanchthon and a ChristianPolitics raquo (29-62) et laquo Melanchthon and LutherLuther and Melanchthon raquo (55-88))377 Sur la question deacutebattue de lrsquoexistence drsquoune formalisation doctrinale acheveacutee dans lrsquoœuvre litteacuterairelutheacuterienne ndash et sur le problegraveme de sa datation ndash on pourra se reacutefeacuterer en franccedilais au classique Introduction agrave unereacuteflexion theacuteologique (op cit) de G Ebeling Dans son article laquo Die Koumlniglich-priessterliche Freiheit raquo (inLutherstudien tIII Tuumlbingen Mohr Siebeck 1985 p 157) Ebeling deacutecrit le traiteacute de la Liberteacute du chreacutetien et leDe servo arbitrio comme laquo les deux eacutecrits de Luther qui ont le plus le caractegravere drsquoune preacutesentation systeacutematiquede la theacuteologie raquo Jean Louis Gasse voyait aussi dans le traiteacute de 1520 sur la liberteacute laquo la seule tentative chezLuther drsquoun exposeacute systeacutematique drsquoensemble de la foi chreacutetienne raquo (voir Le traiteacute de la Liberteacute du chreacutetien deMartin Luther Etude comparative des deux versions allemandes et latine Paris PUF 1984) Ces affirmationsont eacutevidemment un caractegravere arbitraire Si par laquo systeacutematiciteacute raquo on entend en effet quelque chose comme unparcours exhaustif des questions de la doctrine alors le traiteacute de 1520 nrsquoa manifestement rien de systeacutematique aucune discussion ne srsquoy engage par exemple autour des problegravemes du statut des sacrements ndash problegraveme donton ne peut pourtant pas deacutecemment affirmer qursquoil nrsquoest pas aussi un nœud central de la doctrine de la premiegravereReacuteforme Mais si par laquo systeacutematiciteacute raquo on entend drsquoabord une allure de formalisation et un tour theacuteorique dupropos (par exemple lrsquoordonnancement en paragraphe lrsquoabsence de viseacutee seulement poleacutemique etc) alors onvoit mal pourquoi des traiteacutes comme le Sermon sur le nouveau testament les Bonnes œuvres ou le Jugement surles vœux monastiques ne seraient pas aussi des œuvres laquo systeacutematiques raquo Marc Lienhard fait un tour de laquestion historiographique de la datation de la doctrine lutheacuterienne dans son ouvrage deacutejagrave reacutefeacuterenceacute (MartinLuther) La controverse sur la datation de la laquo deacutecouverte reacuteformatrice raquo structure en partie le deacutebat sur le sensmecircme de la forme de la doctrine de Luther Elle oppose notamment les tenants de la thegravese drsquoune deacutecouvertepreacutecoce ndash et mecircme parfois contemporaine deacutejagrave aux premiers cours sur les eacutepicirctres aux Romains ndash et lescommentateurs qui comme Bizer (voir par exemple laquo Die Entdeckung des Sakraments durch Luther raquo EvTh 171955 64-90) reconnaissent la neacutecessiteacute de ne dater que tardivement lrsquoachegravevement de la laquo doctrine reacuteformatrice raquo

213

Lrsquoideacutee drsquoun tel privilegravege des Loci semble supporteacutee par une triple eacutevidence Cette

eacutevidence crsquoest tout drsquoabord celle ndash interne ndash de lrsquoallure drsquoune eacuteconomie formaliseacutee Les Loci

offrent ainsi lrsquooccasion drsquoun parcours meacutethodique et organique des laquo principaux chapitres de

la somme raquo378 de la theacuteologie chreacutetienne Lrsquoenchaicircnement des lieux y semble obeacuteir agrave la

neacutecessiteacute drsquoune processualiteacute theacutematique rigoureuse circulaire et inteacutegrale Les diffeacuterents

renvois discursifs drsquoun lieu quelconque agrave son successeur direct srsquoy ordonnent selon des modes

de correacutelation stricts qui fondent drsquoavance la solidariteacute totale des diffeacuterents moments

analytiques de la doctrine Plus que du caractegravere compreacutehensif du traitement des problegravemes et

des notions de la tradition theacuteologique lrsquointeacutegraliteacute et le laquo reacutesumeacute raquo de la laquo somme raquo eacutenoncent

donc drsquoabord le fait de cette inter-configuration des moments constitutifs drsquoune topique

Somme et doctrine le manuel lrsquoest ainsi dans la signature de son organiciteacute En second lieu

lrsquoeacutevidence du privilegravege laquo doctrinal raquo des Loci repose encore sur la force drsquoun argument

drsquoautoriteacute Cet argument drsquoautoriteacute ndash et agrave vrai dire le plus puissant de tous ndash crsquoest celui de

Luther lui-mecircme qui encense le manuel jusque dans des remarques tardives et comme nous

lrsquoavons vu dans notre introduction y renvoie quiconque exprime la requecircte drsquoun exposeacute

dogmatique des principes de la foi379 Crsquoest donc drsquoabord de lrsquoaveu et de lrsquoavis mecircme du

laquo maicirctre raquo que les Lieux communs meacutelanchthoniens nous apparaissent comme la formule

deacutefinitive de la doctrine officielle du lutheacuteranisme En dernier lieu crsquoest dans lrsquohistoire de

lrsquoeacuteducation religieuse lutheacuterienne ndash et dans le statut que le manuel de 1521 tendra agrave acqueacuterir

dans la formation dogmatique des eacutetudiants du monde protestant ndash que srsquoeacutenonce encore la

troisiegraveme marque de lrsquoeacutevidence du privilegravege doctrinal des Loci Dans la deuxiegraveme moitieacute du

seiziegraveme siegravecle crsquoest drsquoabord avec les Lieux communs theacuteologiques de Melanchthon que les

jeunes hommes voueacutes au pastorat ndash dans le monde germanique mais aussi en partie gracircce aux

Voir enfin agrave ce sujet le classique de Wilhelm Maurer Von der Freiheit eines Christenmenschen (1520-1521)Zwei Untersuchungen zu Luthers Reformationsschriften Goumlttingen Vandenhoeck amp Ruprecht 1949378 Le lexique du capuut ou des capita est absent de lrsquointroduction des Loci de 1521 bien que les Institutionesrhetoricae de la mecircme anneacutee associaient deacutejagrave et comme nous lrsquoavons vu dans le chapitre preacuteceacutedentlaquo lieux communs raquo et laquo chapitres raquo drsquoune doctrine particuliegravere De maniegravere geacuteneacuterale il nous faudra tacirccher decomprendre le type de rapport que la construction formelle du manuel theacuteologique entretient avec le programmegeacuteneacuteral ou le modegravele formel de refondation des sciences exposeacutes dans les ouvrages rheacutetorique ou dialectique deMelanchthon la theacuteologie nrsquoen est-elle qursquoune exemplification seconde Ou assume-t-elle aussi une certaineforme drsquoexemplariteacute 379 On cite ordinairement parmi les reacutefeacuterences eacutelogieuses de Luther aux premiers Loci communes la tirade duDe servo arbitrio [WA 18 601 4-6] ougrave le manuel de Melanchthon semble eacuteleveacute au rang du canon scripturaire et les propos de table suivants [WA Tr ndeg5511 5 204 16-20] laquo Aujourdrsquohui celui qui veut devenir theacuteologiena deux avantages Tout drsquoabord il dispose de la Bible qursquoil peut deacutesormais lire sans grand obstacle [reacutefeacuterence agravesa propre entreprise de traduction] Et agrave cocircteacute drsquoelle il a les Loci de Philippe [Melanchthon] Qursquoil les lise demaniegravere zeacuteleacutee et approfondie afin de les avoir entiegraverement en tecircte Avec ces deux choses il est un theacuteologien etni le diable ni les heacutereacutetiques ne pourront lui enlever quoi que ce soit raquo

214

traductions tardives de Calvin dans le monde francophone reacuteformeacute ndash font leur classe en

laquo dogmatique raquo380

sect2 Les difficulteacutes de la thegravese drsquoune formalisation systeacutematique limites et porteacutee des Loci

Cette triple eacutevidence a tregraves largement contribueacute agrave eacutetouffer ou agrave masquer lrsquourgence de

reacuteflexions plus pousseacutees sur le sens les limites et les paradoxes de cette laquo dogmaticiteacute raquo des

Loci La tregraves grande majoriteacute de la litteacuterature secondaire consacreacutee de pregraves ou de loin agrave

lrsquoœuvre du reacuteformateur srsquoest ainsi malheureusement souvent engouffreacutee sans plus de recul

critique dans la bregraveche ouverte par lrsquoassignation du manuel aux diffeacuterents labels reccedilus du

laquo premier exposeacute dogmatique du protestantisme raquo de la laquo premiegravere preacutesentation inteacutegrale de

la doctrine lutheacuterienne raquo de la laquo premiegravere systeacutematisation de la theacuteologie de la Reacuteforme raquo etc

Nous voudrions montrer que si ces titres ne sont pas faux ndash et encore moins absurdes ndash en soi

ils ne vont pas toutefois sans soulever un certain nombre de difficulteacutes theacuteoriques qursquoune

eacutetude approfondie du manuel ne peut manquer de signaler La premiegravere concerne eacutevidemment

lrsquooriginaliteacute mecircme drsquoune reacuteorganisation topique de la doctrine chreacutetienne

Crsquoest cette difficulteacute qui a constitueacute lrsquoimpulsion probleacutematique inaugurale de notre

eacutetude et a motiveacute notre deacutetour initial par les œuvres oratoires de Melanchthon Nous la

rattachions degraves le deacutepart au problegraveme de lrsquoimpeacuteratif drsquoabreacuteviation qui semblait constituer le

mobile meacutethodique nodal de lrsquoensemble du programme drsquoune reconstruction de la theacuteologie

Nous aurons eacutevidemment agrave y revenir sur la base drsquoune comparaison de la meacutethode du manuel

de 1521 avec ce que nous avons appris des lieux agrave lrsquooccasion de nos chapitres anteacuterieurs Mais

nous voudrions encore pointer drsquoautres difficulteacutes majeures sur lesquelles nous avions fait

tout drsquoabord silence et qui se rattachent plus directement agrave une critique de lrsquo laquo eacutevidence raquo

formuleacutee plus haut Toutes se rapportent au constat de lrsquoapparente neacutecessiteacute drsquoune reacuteserve ndash

ou drsquoune certaine retenue ndash face agrave la thegravese drsquoune porteacutee univoquement dogmatique et

systeacutematique de lrsquoouvrage

La premiegravere concerne la modestie mecircme de lrsquooffice que Melanchthon semble tout

drsquoabord faire porter aux Loci communes Ces Loci doivent constituer un laquo compendium raquo et

une laquo hypotyposes raquo destineacutee agrave laquo aider les eacutetudiants dans leur lecture de Paul raquo381

Lrsquohypothyposis - sur le sens de laquelle nous aurons agrave revenir ndash est une figure de la rheacutetorique

grecque dont notre auteur reprend ici le nom pour marquer le caractegravere de tableau ou

380 Voir agrave ce sujet Wengert Melanchthon Speaker of the reformation (opcit) p 17381 Voir la citation de lrsquoadresse traduite et reacutefeacuterenceacutee dans la note 19 de notre introduction

215

drsquoesquisse que revecirct lrsquoentreprise de lrsquoexposition des principes de la doctrine Lrsquohypothyposis

eacutenonce donc drsquoabord lrsquoapproximation lrsquoaspect de laquo premiegravere approche raquo ndash et si lrsquoon peut dire

encore le caractegravere expeacuterimental et inchoatif de la laquo tentative theacuteologique raquo des Lieux

Comment un ouvrage restreint agrave lrsquoextension drsquoun abreacutegeacute drsquoun aide-lecture ou drsquoune esquisse

peut-il bien seacuterieusement preacutetendre en mecircme temps constituer la dogmatique acheveacutee de toute

la theacuteologie lutheacuterienne Comment peut-on faire porter une si lourde responsabiliteacute

doctrinale agrave un traiteacute qui reacutesume par ailleurs son programme inaugural en des termes si

modestes On pourrait certes lever la difficulteacute en formulant lrsquohypothegravese drsquoune modestie

drsquousage ou de convention qui masquerait lrsquoeacutetendue de la preacutetention inaugurale sous des titres

reacuteserveacutes et laquo pudiques raquo Mais la difficulteacute reacuteapparaicirctrait alors si lrsquoon remarque toutefois que

la forme du manuel coiumlncide en fait toujours avec cette restriction annonceacutee Partout lrsquoeacutecriture

semble srsquoaligner sur le style de la description nue de lrsquoexposition bregraveve de lrsquoeacutebauche ou de

lrsquoesquisse La techniciteacute est souvent eacuteludeacutee les difficulteacutes theacuteoriques eacuteviteacutees ou renvoyeacutees agrave

des reacutefeacuterences exteacuterieures les requecirctes de deacuteveloppements ou de preacutecisions theacutematiques ndash

anticipeacutees par lrsquoauteur ndash laisseacutes insatisfaites sous le preacutetexte geacuteneacuteral de lrsquoabreacutegeacute ndash

du compendium ndash etc382 Nulle part lrsquoexposeacute meacutelanchthonien ne semble satisfaire les

exigences minimales drsquoun exposeacute argumenteacute deacutemonstratif et deacutetailleacute En quel sens peut-on

donc encore faire des Loci lrsquouniteacute et le support de reacutefeacuterence de la somme inteacutegrale de la

doctrine drsquoune theacuteologie

Crsquoest preacuteciseacutement cette dimension theacuteologique elle-mecircme qui soulegraveve une nouvelle

difficulteacute face agrave lrsquoeacutevidence que nous avons caracteacuteriseacutee plus haut Si Melanchthon emploie

parfois dans ses consideacuterations introductives les termes de laquo theacuteologie raquo ou de

laquo theacuteologique raquo crsquoest drsquoabord lrsquousage du lexique de la laquo doctrine chreacutetienne raquo383 de la

laquo discipline chreacutetienne raquo ou de laquo lrsquoenseignement chreacutetien raquo384 qui lui est preacutefeacutereacute Il est vrai que

le vocabulaire du theacuteologique se signale tout de mecircme dans des moments capitaux et

strateacutegiques agrave commencer par le titre mecircme du manuel qui en porte une double reacutefeacuterence

explicite ndash Loci communes rerum theologicarum seu hypotyposes theologicae Pourtant agrave

382 La justification formelle de ces raccourcis par lrsquoinvocation du principe-briegraveveteacute (qui preacuteside agrave la compositiondrsquoun abreacutegeacute) sature le parcours du traiteacute de 1521 La simplification de la division de lrsquohumain sous la simpleopposition du vis cognoscendi et de lrsquoaffectus laquo est suffisante raquo (voir la suite de ce chapitre) pour lrsquoambition dupropos la briegraveveteacute de la discussion de la preacutedestination satisfait agrave lrsquointention drsquoun compendium la contestationde la doctrine thomiste du meritum congrui ou de la peacutenitence est encore raccourcie sous la contrainte delrsquoabreacuteviation la doctrine de la loi naturelle est appeleacutee agrave ecirctre compleacuteteacutee par laquo qui pourra en dire plus raquo etc Nousreviendrons abondamment dans ce chapitre et surtout dans le suivant sur le sens agrave confeacuterer agrave cet apparenteacutevitement des difficulteacutes theacuteologiques de la somme383 Ou de maniegravere plus complegravete laquo summa christianae doctrinae raquo dans lrsquoadresse (voir note 19 introduction) 384 laquo christianae disciplinae raquo (Melanchhton W[4]) laquo christi doctrina raquo (W[4]) etc

216

mettre cette mention initiale en relation avec ce que notre auteur deacutecrit dans son introduction

comme le programme geacuteneacuteral de lrsquoouvrage il nous faut avouer qursquoune certaine dissonance se

fait jour Cette dissonance appert deacutejagrave dans lrsquoeacutevitement reacutesolu drsquoun jeu de problegravemes et de

concepts qui paraissent pourtant constituer la terminaison nerveuse ineacuteludable de toute

lrsquoentreprise theacuteologique laquo classique raquo Ces problegravemes ce sont preacuteciseacutement ceux ndash

meacutetaphysiques si lrsquoon peut dire385 ndash qui touchent aux questions de la triniteacute de la nature

divine en geacuteneacuteral et de ses modes de rapport agrave la creacuteation Lrsquoeacuteconomie des lieux des

laquo mystegraveres de la diviniteacute raquo srsquoeacutenonce degraves lrsquointroduction de lrsquoouvrage Mais lrsquoaveu et

lrsquoexpressiviteacute de cet eacutevitement ne rendent pas leur pratique moins probleacutematique en soi

Comment peut-on encore qualifier de theacuteologie ndash science de Dieu ndash ce discours qui se reacutesout

dans la dispense manifeste ndash et assumeacute ndash de toute interrogation sur lrsquoecirctre du divin

Notre eacutevidence de systeacutematiciteacute est encore mise agrave mal si lrsquoon note le remarquable

deacuteseacutequilibre laquo eacuteconomique raquo dont notre manuel semble se rendre coupable vis-agrave-vis de lrsquoordre

normal du discours theacuteologique et notamment vis-agrave-vis de la deacutelimitation ordinaire des

clocirctures respectives du volet exeacutegeacutetique et du volet speacuteculatif de la somme theacuteologique Nous

lrsquoavons dit les Loci communes se veulent ecirctre une aide-lecture des eacutetudiants pour

lrsquointerpreacutetation de lrsquoeacutepicirctre aux Romains de Paul Cette aide-lecture se laisse indiquer en outre

comme un laquo index raquo qui vise agrave inventorier la liste laquo des principaux lieux raquo de la doctrine

paulinienne pour laquo diriger raquo le parcours des eacutetudiants agrave travers les Ecritures Saintes Par

opposition agrave lrsquoindex le modegravele du commentaire ndash forme en un sens canonique de la theacuteologie

posteacuterieure aux Sentences de Pierre Lombard ndash se trouve reacutepudieacute pour ce qursquoil apporterait

drsquoobscuriteacute et de sophistications inutiles et dangereuses agrave la simpliciteacute de la doctrine

chreacutetienne386 Les Loci semblent donc se preacutevaloir drsquoabord drsquoune fonction seulement

hermeacuteneutique ou interpreacutetative Mais si lrsquoeacutenonceacute de ce programme associe la publication des

Loci au projet drsquoune certaine exeacutegegravese en quoi peut-il en mecircme temps preacutetendre recouvrir

lrsquoextension du champ theacutematique total drsquoune theacuteologie La theacuteologie est-elle reacuteductible agrave son

seul moment exeacutegeacutetique Comment donc une exeacutegegravese des Romains ndash et encore une exeacutegegravese

reacuteduite agrave la fonction minimale de lrsquoindex ndash peut-elle avoir eacuteteacute interpreacuteteacutee par les

commentateurs comme porteuse de lrsquoambition drsquoune dogmatique theacuteologique exhaustive La

dogmatique chreacutetienne srsquoarrecircte-t-elle agrave lrsquoexeacutegegravese de la premiegravere eacutepicirctre de Paul

385 Lrsquo laquo eacutevitement du meacutetaphysique raquo caracteacuteriseacute dans les consideacuterations introductives du manuel a eacuteteacuteeacutevidemment rattacheacute par un certain nombre de commentateurs au mobile de lrsquoanti-speacuteculation et de lrsquoancrageexistentiel de la doctrine (voir par exemple Greschat op cit p 29) Nous verrons que cette interpreacutetation doitecirctre soumise agrave de seacuterieuses restrictions386 Voir ibid O[2]

217

La restriction de cette assignation peut ecirctre vue eacutevidemment comme un eacutecho agrave la

centraliteacute paulinienne sous laquelle Luther ndash qui voit dans les Romains la laquo piegravece maicirctresse raquo

de lrsquoEvangile387 ndash entend orienter sa propre production doctrinale Mais admettant le fait de

ce recentrement la forme mecircme du manuel de 1521 nrsquoen fait manifestement pas moins

violence agrave lrsquoideacutee que lrsquoon se fait ordinairement drsquoune dogmatique systeacutematique Quand bien

mecircme la doctrine du Christ serait eacutepuiseacutee par la seule doctrine paulinienne ndash et cette thegravese est

eacutevidemment conforme agrave lrsquoideacutee geacuteneacuterale du programme lutheacuterien388 ndash lrsquoexposeacute formaliseacute et

systeacutematique de la dogmatique de Paul peut-elle bien finir par revecirctir elle-mecircme la seule

figure de ce qui srsquoavoue degraves le deacutepart comme un simple laquo index tabulaire raquo Un index

theacutematique est-ce cela la somme exhaustive et acheveacutee de la dogmatique theacuteologique

La troisiegraveme difficulteacute agrave laquelle se confronte notre eacutevidence initiale renvoie agrave la

dimension manifestement poleacutemique ndash et elle-mecircme circonstancielle ndash de la reacutedaction de la

premiegravere version des Loci communes Nos consideacuterations introductives eacutetaient deacutejagrave

suffisamment revenues sur les amarres contextuelles de lrsquoœuvre de 1521 A lrsquoheure de la

publication des Loci Luther excommunieacute mis au ban de lrsquoempire et contraint au

confinement dans le chacircteau de la Wartburg est exclu dans une tregraves large mesure du versant si

lrsquoon peut dire laquo disputatoire raquo ndash et mecircme politique ndash de lrsquoactiviteacute universitaire Crsquoest agrave

Melanchthon ndash entre autre ndash que revient le poids de la conduite des controverses et la deacutefense

de la laquo nouvelle doctrine raquo face aux attaques et condamnations des universiteacutes concurrentes389

Rien ne nous permet donc drsquoaffirmer que les Loci de 1521 reacutepondraient moins agrave des objectifs

contextuels et strateacutegiques que nrsquoimporte quel autre eacutecrit doctrinal de la litteacuterature theacuteologique

de Wittenberg Un accent directement poleacutemique traverse lrsquointeacutegraliteacute de lrsquoouvrage Il

srsquoatteste drsquoabord agrave la reacutecurrence de lrsquousage drsquoun lexique polariseacute et au jeu de certaines

387 laquo Diese Epistel ist das rechte Hauptstuumlck des Neuen Testaments raquo (voir laquo Preacuteface agrave lrsquoeacutepicirctre de saint Paul auxRomains raquo traduite en franccedilais par P Buumlttgen dans Luther De la liberteacute du chreacutetien Paris Seuil 1996 p85) 388 Cette centraliteacute srsquoest toutefois transmise avec une particuliegravere laquo virulence raquo agrave Melanchthon qui plus queLuther lui-mecircme en un sens se convertit dans ses jeunes anneacutees professorales agrave un tropisme paulinienparticuliegraverement marqueacute Crsquoest aux eacutepicirctres de Paul et agrave nul autre laquo eacutevangeacuteliste raquo que Melanchthon consacre sespremiers cours exeacutegeacutetiques agrave partir de 1518 et jusqursquoen 1521 Etudiant ce tropisme dans son article laquo TheLutheran Origins of Rhetorical Criticism raquo TJ Wengert (op cit p 120) ira mecircme jusqursquoagrave noter laquo if anyReformer could be accused of laquo Paulinocentrism raquo it was the young Melanchthon during these years raquo PourWengert dans la note inseacutereacutee en marge de cette citation laquo Melanchthonrsquos single-mindedness is unique raquo389 Sur le contexte de la reacutedaction et de la publication de lrsquoouvrage voir Greschat op cit p 32 Rappelons quepresque huit mois seacuteparent lrsquoachegravevement de la reacutedaction de lrsquoouvrage de sa publication en deacutecembre Lestroubles successifs agrave la Diegravete de Worms ne peuvent donc pas ecirctre pris comme des eacuteleacutements circonstanciels de lareacutedaction du traiteacute A partir de la fin du mois drsquoavril 1521 crsquoest Melanchthon qui reprend la chaire de Luther agravelrsquouniversiteacute de Wittenberg Sur le plan plus poleacutemique et laquo militant raquo en revanche Zwilling et Carlstadt - quisrsquoattellent par exemple agrave mettre en place la reacuteforme concregravete de la Messe - semblent avoir eacuteteacute plus actifs quenotre professeur

218

associations qui ne renferment manifestement aucune fonction reacutefeacuterentielle rigoureuse ni

aucune porteacutee theacuteoreacutetique stricte au-delagrave de leur seule dimension critique Crsquoest sous

lrsquoindeacutetermination du label geacuteneacuteral des laquo scolastiques raquo des laquo sophistes raquo ou des laquo pharisiens raquo

que le manuel disseacutemine ainsi constamment des reacutefeacuterences critiques agrave des adversaires aussi

divers que Zeacutenon390 Origegravene391 St Thomas392 ou Jean Eck393 Crsquoest encore sous lrsquoassignation

geacuteneacuterale agrave lrsquo laquo œuvre de Satan394 raquo que les thegraveses de la dogmatique meacutedieacutevale comme les

condamnations contemporaines formuleacutees par les theacuteologiens de Paris ou de Louvain395 se

voient communeacutement renvoyeacutees

Le manuel abonde encore en piques disputatoires en attaques ad hominem et en

renvois poleacutemiques agrave des controverses reacutecentes et souvent deacutemise de toute porteacutee doctrinale

identifiable A notre connaissance aucune eacutetude ne srsquoest pencheacutee en profondeur sur la

question de la fonction discursive et sur la signification strateacutegique drsquoun tel reacuteseau de

reacutefeacuterences critiques dans un ouvrage qui est par ailleurs tenu pour lrsquoexpression acheveacutee de la

premiegravere dogmatique lutheacuterienne Pourquoi donc un manuel qui se preacutesente comme un index

de Paul meacutenage-t-il si systeacutematiquement des espaces pour la reacutefutation des laquo erreurs

scolastiques raquo Quelle fonction laquo dogmatique raquo peut-on donc bien confeacuterer agrave la reacutecurrence de

cette opeacuteration crique Nrsquoest ce pas aussi laquo brouiller raquo et laquo obscurcir396 raquo la doctrine que

drsquoentrelacer son exposition avec une attention si pressante ndash fut-elle critique ndash agrave ce qui est par

ailleurs conccedilu comme lrsquoerrement doctrinal drsquoune ligneacutee de laquo pharisiens raquo et de laquo sophistes raquo

sect3 La dimension poleacutemique de la somme et le statut de son anti-philosophie

390 En reacutealiteacute il faut bien avouer que Zeacutenon est plutocirct le simple exemple drsquoune supposeacutee justice profane oupaiumlenne qursquoune cible critique reacuteelle Tel est drsquoailleurs aussi le statut de Socrate dans lrsquoeacuteconomie du traiteacute (voirnotamment le locus de peccato) En revanche Platon et Aristote dans leur versant positif (surtout le premierdont Melanchthon cite les Lois comme le modegravele de lrsquoexposition drsquoune justice universelle dans le locus de la lexnaturae) comme dans leur aspect seulement neacutegatif ou laquo corrompu raquo constituent bien des reacutefeacuterencesphilosophiques reacuteellement discuteacutees391 Degraves lrsquointroduction du traiteacute ougrave sont deacutenonceacutees les laquo forecircts drsquoalleacutegories et drsquoobscuriteacutes philosophiques raquo (voirsuite)392 Partout dans les Loci mais plus particuliegraverement dans la doctrine du peacutecheacute (ougrave Melanchthon conteste le faux-lieu des meacuterites laquo congruents raquo et le dogme de la peacutenitence) et dans la discussion sur la justification et sur la foi393 Degraves le premier lieu sur les laquo forces de lrsquohomme394 Degraves lrsquointroduction (voir suite)395 La premiegravere condamnation universitaire de la laquo doctrine raquo lutheacuterienne est lrsquoœuvre de lrsquouniversiteacute de Colognefin aoucirct 1519 Suit tregraves rapidement celle de Louvain en novembre de la mecircme anneacutee La condamnation de laSorbonne est plus tardive et sa ratification officielle nrsquoest agrave dateacutee que du 15 avril 1521 Sur lrsquohistorique de cescondamnations et sur le processus et la signification plus preacutecises de la condamnation de lrsquouniversiteacute de Parisvoir laquo La Sorbonne et Luther raquo in P Buumlttgen op cit 396 Selon les termes communeacutement employeacutes par Melanchthon lui-mecircme pour disqualifier les errementslaquo scolastiques raquo (voir suite)

219

Lrsquoeacutevidence du caractegravere systeacutematique formaliseacute et surtout dogmatique des Loci

semble mise agrave mal par le constat de lrsquoallure poleacutemique et critique qui surdeacutetermine tregraves

largement le deacuteveloppement de leurs contenus theacutematiques Deacutefendre la thegravese drsquoune stricte

systeacutematiciteacute de lrsquoouvrage reviendra donc aussi agrave justifier du sens doctrinal de cette

construction constamment oppositive dichotomique qui se signale drsquoabord dans lrsquointention

drsquoextraire la pureteacute du diamant doctrinal du fond de la gangue impure de ses travestissements

historiques Le deacuteploiement doctrinal des Loci nous apparaicirctra ainsi comme eacutetant

constamment contemporain du geste par lequel lrsquo laquo eacutegarement sophistique raquo se voit aussi

deacutebusqueacute contesteacute dans sa laquo suffisance raquo et confondu dans sa compliciteacute secregravete avec lrsquoœuvre

de lrsquoadversaire de Dieu Il nous faudra encore deacutecouvrir en quel sens cette premiegravere

construction neacutegative ndash position oppositive mise en lumiegravere sur fond de contrarieacuteteacute ndash

srsquoordonne et srsquoarticule aux autres scheacutemas dichotomiques et aux ordres de scansion qui

configurent lrsquoeacuteconomie de lrsquoouvrage jusque dans la forme matricielle de lrsquoopposition des

lieux de la Loi et de lrsquoEvangile

Mais il nous faut surtout commencer par caracteacuteriser les modes mecircmes de la

poleacutemique deacutemecirclant ceux qui relegravevent de la stricte controverse contextuelle et ceux qui

reacutepondent aussi agrave un impeacuteratif doctrinal dont la finaliteacute argumentative est plus nettement

assignable Il nous faudra commencer par interroger la communauteacute ou lrsquouniciteacute des cibles de

la critique et interroger eacuteventuellement ndash si dispariteacute il y a au sein de ce geste neacutegatif ndash les

types drsquoentrelacements sous lesquels la diversiteacute des accusations peut en dernier recours se

voir reacutesumer dans lrsquoextension composite drsquoun mobile unique Crsquoest drsquoabord sous le flou et

sous lrsquoindeacutetermination assumeacutes de lrsquoextension reacutefeacuterentielle des termes laquo sophistes raquo et

laquo scolastiques raquo que la dispariteacute des cibles du programme poleacutemique de Melanchthon paraicirct

selon lrsquoallure drsquoune communauteacute unifieacutee Les deux termes laquo scolastique raquo et laquo sophiste raquo dans

leur double usage nominal et adjectival srsquoinstancient dans trente neuf occurrences disseacutemineacutes

tout au long de lrsquoouvrage mais surtout concentreacutees dans les trois premiers lieux sur les forces

humaines le peacutecheacute et la loi (vingt occurrences) et plus tard sur les sacrements (laquo De

signis raquo six occurrences)397 A eux seuls les deux termes composent ainsi presque autant de

reacutefeacuterences critiques que tous les noms propres mentionneacutes tout au long du manuel

Ce mode de reacutefeacuterentialiteacute anonyme de la critique se laisse eacutevidemment beaucoup

mieux comprendre par la strateacutegie discursive drsquoun confinement agrave lrsquoimpersonnel ndash par delagrave les

diversiteacutes apparentes de doctrine et drsquoauteurs crsquoest drsquoabord la simpliciteacute de lrsquooeuvre du

397 Nous nous fions agrave lrsquoindex rerum confineacute agrave la fin de la traduction de Poumlhlmann (opcit) pour le deacutecompte desoccurrences auquel nous nous livrons ici

220

Diable qui se laisse indiquer ndash que par lrsquohypothegravese drsquoune ignorance ou drsquoune indeacutetermination

subie Mais qui se cache donc finalement derriegravere lrsquoimpreacutecision de ce titre des laquo scolastiques raquo

et des laquo sophistes raquo Avant de preacutetendre offrir une reacuteponse pleinement satisfaisante agrave cette

question il convient de remarquer que les deux expressions semblent employeacutees toujours

indiffeacuteremment et selon des porteacutees deacutenotatives eacutequivalentes Rien ne semble permettre

drsquoindiquer notamment que le terme de laquo sophiste raquo serait eacutenonceacute selon une acception plus

large ndash incluant par exemple aussi les philosophes ou certains Pegraveres de lrsquoEglise Dans les

faits le terme de laquo scolastique raquo lui-mecircme renvoie moins dans les Loci communes de 1521

aux seuls penseurs de lrsquouniversiteacute meacutedieacutevale qursquoau fil de la dynastie inteacutegrale des doctrines

laquo corrompues raquo qui structurent communeacutement les histoires de la science et de lrsquoEglise jusque

dans leurs premiegraveres racines antiques Si lrsquoexpression deacutesigne drsquoabord ndash et avant mecircme St

Thomas ou Duns Scot ndash les adversaires directs et contemporains de la theacuteologie de Wittenberg

(comme Jean Eck expresseacutement mentionneacute) la reacutefeacuterence semble srsquoeacutetendre aussi agrave lrsquoinverse

et du cocircteacute des sources jusqursquoagrave la patristique drsquoOrigegravene drsquoAmbroise de Jeacuterocircme ou de Jean de

Damas398 Bien plus ce sont mecircme parfois les philosophes grecs et notamment Aristote lui-

mecircme qui semblent encore tomber sous lrsquoextension du terme Quelle est la souche heacutereacuteditaire

qui permet de remonter le fil total de cette geacuteneacutealogie A quels caractegraveres communs

srsquoordonne lrsquounification drsquoune telle descendance

La premiegravere chose qursquoil nous faut remarquer crsquoest lrsquoapparente originaliteacute du mobile

anti-philosophique au sein du divers des assignations de la critique Le thegraveme philosophique

est manifestement doueacute dans le manuel de 1521 drsquoune certaine autonomie discursive avant

ou par delagrave tout amarrage agrave lrsquohorizon geacuteneacuteral de la critique de la theacuteologie laquo scolastique raquo A

bien des eacutegards on peut dire que les Loci semblent deacuteployer le programme drsquoune critique

propre et speacutecifique de la philosophie elle-mecircme Lrsquoouvrage disseacutemine ainsi six reacutefeacuterences

expresses au nom drsquo laquo Aristote raquo cinq occurrences ndash pas toutes critiques il est vrai ndash du nom

laquo Platon raquo deux mentions du nom laquo Zeacutenon raquo trois renvois agrave laquo Socrate raquo trois occurrences du

nom laquo Ciceacuteron raquo etc Ces reacutefeacuterences sont toutes consigneacutees dans la premiegravere partie de

lrsquoouvrage et les trois premiers lieux laquo neacutegatifs raquo de la voluntas du peacutecheacute et de la loi Toutes

les reacutefeacuterences aux noms propres philosophiques sont par ailleurs situeacutees toujours dans les

parages des mentions des termes mecircmes de laquo philosophe raquo ou de laquo philosophie raquo dont on

deacutenombre encore huit occurrences

398 Damas ou Ambroise sont mentionneacutes degraves lrsquointroduction Et cette reacutefeacuterence preacutecoce nrsquoest pas la suite drsquounsimple hasard de dispositio discursive En elle srsquoindique bien plutocirct le caractegravere fondationnel et nourricier ndash dansle sens eacutevidemment drsquoune corruption doctrinale ndash des œuvres de ces Pegraveres de lrsquoEglise romaine ou orientale

221

Nous verrons que Melanchthon meacutenagera ainsi dans ses Loci lrsquoespace pour une

critique speacutecifique ndash bien qursquoeacutevidemment jamais rigoureusement eacutetanche au mobile de la

contestation laquo scolastique raquo ndash de la ratio philosophique Les renvois aux noms propres

theacuteologiens sont plus rares Thomas est citeacute quatre fois Duns Scot deux Pierre Lombard et

Bernard trois Quant agrave la patristique ndash au-delagrave drsquoAugustin dont on ne peut pas dire que la

mention appartienne au mobile critique ndash elle est signaleacutee par une triple reacutefeacuterence agrave Origegravene

(deux occurrences) Jeacuterocircme (deux occurrences) et Ambroise (une occurrence) Les adversaires

contemporains de la Reacuteforme de Wittenberg ne sont agrave la seule exception de Jean Eck pour

ainsi dire jamais citeacutes A ceux lagrave particuliegraverement lrsquoimpersonnel des termes laquo sophistes raquo et

laquo scolastiques raquo semble drsquoabord reacuteserveacute Pour comparaison Luther est mentionneacute six fois

dans les Lieux communs theacuteologiques Cet inventaire des reacutefeacuterences ndash si lrsquoon ne peut lui faire

porter drsquoavance une charge conclusive trop pressante ndash doit nous conduire toutefois agrave

formuler une double remarque La premiegravere crsquoest que crsquoest drsquoabord lrsquoadversaire direct ndash le

theacuteologien de Louvain de la Sorbonne ou les laquo papistes raquo de tout genre ndash qui est reacuteduit agrave

lrsquoanonymat ou agrave lrsquoindeacutetermination deacutenotative de titres reacutesolument impreacutecis Curieusement

plus les critiques sont antiques plus elles tendent aussi agrave revecirctir la figure drsquoun nom propre Du

contemporain agrave lrsquoantique la remonteacutee reacutegressive de la dynastie des adversaires semble encore

marquer une reacutegression dans la violence et un progregraves dans la nuance du propos Si Platon et

Socrate ont pu repreacutesenter aussi la figure mecircme des laquo hallucinations raquo ou des laquo fantasmes raquo399

de la raison humaine ce nrsquoest pas la mecircme intensiteacute de charge critique qui les atteint ndash et cela

vaut en un sens pour Aristote lui-mecircme ndash que celle qui balaie drsquoun revers de main les

doctrines laquo dangereuses raquo laquo diaboliques raquo laquo impies raquo ou laquo stupides raquo de lrsquo laquo Aquinate raquo et

des laquo Scotistes raquo400

Ceci nous conduit tout droit vers notre deuxiegraveme remarque celle-ci doit toucher au

problegraveme de lrsquoapparente originaliteacute du mobile anti-philosophique dans le traiteacute des Loci

communes Lrsquoanti-philosophie meacutelanchhtonienne de 1521 est eacutevidemment agrave rapprocher de la

ceacutelegravebre anti-philosophie du maicirctre lutheacuterien401 Le sens et la porteacutee reacutefeacuterentielle de la critique

des philosophes par Luther ont eacuteteacute tregraves largement discuteacutes parmi les historiens et les

theacuteologiens de la Reacuteforme402 On srsquoest notamment demandeacute dans quelle mesure cette critique

399 Degraves le premier locus voir la suite de notre chapitre400 Nous reviendrons abondamment dans la suite de notre propos ndash y compris encore agrave lrsquooccasion du prochainchapitre ndash sur le sens agrave precircter agrave ces titres que nous reacutefeacuterenccedilons plus loin401 Sur la question de lrsquoanti-philosophie de Luther on pourra se rapporter agrave lrsquoouvrage de Ph Buumlttgen Luther et laphilosophie Paris VRINEHESS 2011402 Sur la question de lrsquoanti-aristoteacutelisme de Luther notamment ndash qui constitue en un sens le nœud central duproblegraveme de son anti-philosophie - voir ibid laquo Luther et Aristote combien de retours raquo Les diffeacuterents pointsde vue sur la question de lrsquoopposition lutheacuterienne agrave lrsquoœuvre du philosophe stagirite sont abondamment reacutefeacuterenceacutes

222

pouvait ecirctre reconduite agrave lrsquohorizon theacutematique drsquoune critique plus geacuteneacuterale de la theacuteologie

scolastique Ce ne serait pas la philosophie elle-mecircme que reacutepudierait Luther mais seulement

son usage transgressif dans la sphegravere drsquoautoriteacute propre de la science de la doctrina sacra

Cette interpreacutetation pose doublement problegraveme Elle pose trivialement problegraveme drsquoune part

en ceci qursquoelle preacutesuppose lrsquoeacutelaboration chez Luther drsquoune double conception anti-

philosophique et anti-scolastique systeacutematique et unifieacutee Or lrsquoincoheacuterence et la non

systeacutematiciteacute de la critique lutheacuterienne de la philosophie est non seulement manifeste si lrsquoon

se reacutefegravere agrave lrsquointeacutegraliteacute du corpus des eacutecrits ou des propos consigneacutes mais elle semble en

outre srsquoajuster directement aux motifs drsquoune strateacutegie discursive eacutelaboreacutee il srsquoagit pour

Luther par delagrave la bigarrure de son propos de renvoyer la philosophie agrave son lieu propre ndash au

lieu drsquoun savoir fragmentaire hypotheacutetique et suspect aleacuteatoire approximatif cest-agrave-dire en

dernier recours aussi trivialiseacute Une dispute de tripot une querelle drsquoenfants un commeacuterage

de vieillards ndash crsquoest bien lagrave si lrsquoon ose dire lrsquoapparence ou lrsquoimage que Luther semble vouloir

faire porter aux discussions philosophiques Et le tempo de la critique ndash dans son bariolage

mecircme et jusque dans son apparence drsquoinconsistance ndash construit aussi son rythme propre dans

ce souci de srsquoadapter toujours agrave la trivialiteacute de sa cible

Par ailleurs ndash et crsquoest lagrave notre deuxiegraveme point ndash il conviendrait de se demander ce

que pourrait bien vouloir signifier du point de vue de ses effets discursifs et dans un univers

de penseacutee si nettement theacuteo-centreacute la restriction de la critique philosophique au seul cas drsquoun

usage strictement theacuteologique Que la doctrine lutheacuterienne aborde le thegraveme philosophique agrave

lrsquooccasion drsquoune critique speacutecifique ndash que le mobile proprement anti-philosophique soit doteacute

drsquoune autonomie strateacutegique argumentative et drsquoune architecture poleacutemique originales ndash ou

que la critique de la philosophie soit subordonneacutee agrave la reacutepudiation plus large de la theacuteologie

scolastique lrsquoeffet discursif nrsquoest il pas pour la philosophie de toute faccedilon toujours le

mecircme Si lrsquoon peut montrer que la philosophie est inutile et dangereuse dans lrsquoexposeacute des

principes de la doctrine chreacutetienne ne lrsquoa-t-on pas de fait aussi ndash et fatalement - deacutejagrave reacuteduite

au silence Dire la dangerositeacute theacuteologique de la philosophie nrsquoest ce pas de toute faccedilon en

soi prescrire sa dispense et son eacuteconomie deacutefinitive au-delagrave du moins de son seul versant

laquo instrumental raquo meacutethodique et logique403 Que pourrait bien ecirctre par exemple lrsquoefficience

theacuteorique drsquoune psychologie drsquoune meacutetaphysique ou drsquoune morale qui deacuteploieraient leurs

ressources doctrinales de maniegravere reacutesolument heacuteteacuterogegravene et strictement disjointes agrave la doctrine

dans cet article403 Crsquoest ainsi que le discours lutheacuterien A la noblesse chreacutetienne de la nation allemande exceptera lrsquoOrganon du programme drsquoune laquo suppression raquo des ouvrages aristoteacuteliciens Voir An den christlichen Adel deutscher Nation von des christlichen Standes Besserung WA 6 457 35-38

223

chreacutetienne Quoi sinon preacuteciseacutement une meacutetaphysique et une morale mutileacutees et inutiles La

theacuteologie et la philosophie ne conccediloivent-ils pas fatalement des preacutetentions heacutegeacutemoniques

concurrentes sur un mecircme territoire doctrinal

sect4 Construction oppositive et structure polariseacutee la question du sens de

la diffeacuterence dans la somme

Mais ne nous attardons pas trop sur ce point ces questions concernent drsquoabord

Luther Il nous faut preacutesumer lrsquooriginaliteacute discursive si ce nrsquoest de Melanchthon lui-mecircme du

moins de la reacutedaction de ses premiers Loci communes A deacutefaut drsquoecirctre doctrinale il se pourrait

que cette originaliteacute puisse ecirctre au moins eacuteconomique et laquo stylistique raquo Nous lrsquoavons dit des

reacutefeacuterences expresses aux philosophes antiques traversent et saturent mecircme en un sens lrsquoeacutetude

des trois premiers lieux Cette reacutefeacuterence tregraves geacuteneacuteralement critique et relativement abondante

disparaicirct ensuite totalement agrave partir de lrsquoentreacutee de la doctrine dans son moment positif ndash et

laquo theacuterapeutique raquo la gracircce la foi la justification etc A lrsquoinverse les mentions aussi bien

geacuteneacuterales que nominales et particuliegraveres des laquo scolastiques raquo ne srsquoestompent pas et

srsquointensifient mecircme agrave lrsquooccasion du traitement des laquo lieux de la gracircce raquo La disseacutemination des

mentions des noms propres et la situation discursive de la critique de la philosophie obeacuteissent

donc agrave une dispositio et agrave un scheacutema articulatoire propre qui ne se laisse en premiegravere

apparence jamais reacuteduire agrave la dynamique de la poleacutemique contre les theacuteologiens

laquo pharisiens raquo

Pourtant les mouvements propres de la critique de la theacuteologie et de celle de la

philosophie ne peuvent pas non plus se concevoir comme eacutetant strictement indeacutependantes et

parallegraveles Sous quels modes drsquoarticulations argumentatives et sous quelle forme de

compliciteacute strateacutegique doit-on penser le rapport de ces deux eacutechelles critiques En quel sens

la reacuteprobation du point de vue philosophique est elle relayeacutee par la reacutepudiation de la theacuteologie

scolastique Et en quel sens cette theacuteologie vicieacutee trouve-t-elle dans les eacutegarements et les

hallucinations des philosophes le premier moteur de lrsquohistoire propre de sa corruption Ces

questions ne renferment pas la formulation drsquoune probleacutematique seulement accessoire pour

lrsquoeacutetude du manuel theacuteologique En elles srsquoengagent aussi le sens de toute la construction

systeacutematique du traiteacute ndash dimension systeacutematique qui comme nous commenccedilons agrave le

comprendre est agrave la fois difficile agrave admettre sans reacuteserves et impossible agrave nier totalement Par

delagrave le mode du geste neacutegateur par delagrave le sens de lrsquoexclusion conjointe mais chaque fois

224

originale de la laquo scolastique raquo et de la philosophie crsquoest en effet la question du statut de la

diffeacuterence dans le systegraveme qui appert deacutejagrave Diffeacuterence de la vraie doctrine et de sa contrefaccedilon

scolastique diffeacuterence des lieux communs et des fictions sophistiques (libre arbitre habitus

conseil actus elicitus messe sacrificiellehellip) mais aussi scansions et reacuteseau de deacutechirures

doctrinales immanentes ndash jeu presque infini de deacuteplacements de clivages internes de

dichotomies superposeacutees drsquooppositions structurantes

Deacutepoussieacuterer le sens de la diffeacuterence ndash le sens des diffeacuterences car nous le verrons

celles-ci se donnent sous un mode reacutesolument eacutequivoque ndash ce sera deacutejagrave faire signe vers une

certaine reacutesolution des mystegraveres que semblait renfermeacute cette eacutetrange reconstruction

abreacuteviative et topique de la theacuteologie A mecircme ce jeu des diffeacuterences viendront encore

srsquoavouer les premiegraveres reacuteponses aux questions que lrsquoessence de lrsquoeacutepisteacutemologie

meacutelanchthonienne ndash telle que nous avons tenteacute de la deacutegager dans les eacutetudes preacuteceacutedentes ndash

nous contraint encore de poser quels sont donc le thema et la quaestio unique sous

lrsquoextension et la clocircture desquels srsquoeacuteconomise la science theacuteologique de Wittenberg dans les

Loci communes de 1521

Le parcours du texte meneacute ici encore sous la figure drsquoune explication doctrinale et

textuelle nous conduira agrave formuler les hypothegraveses suivantes

i) Lrsquointroduction de lrsquoouvrage eacutenonce la restriction du champ theacutematique de la

theacuteologie agrave la clocircture des beacuteneacutefices du Christ ce sont ces beneficia christi qui constituent au

sens le plus natif le subjectum de la somme de la science chreacutetienne Cette clocircture eacutetreacutecie

prescrit la dispense de ce que lrsquoon caracteacuterise ordinairement comme le moment meacutetaphysique

de la science de Dieu Ainsi les investigations sur la nature divine sur la triniteacute et sur les

modes de lrsquoincarnation seront-elles expresseacutement obliteacutereacutees au profit drsquoune attention

exclusive au jeu de la Loi et de lrsquoEvangile agrave leur alternance historique agrave leur synchronie

ministeacuterielle agrave leurs causes et agrave leurs effets respectifs Nous aurons agrave montrer en quel sens

lrsquoopposition mecircme de la Parole reacuteglementaire et de son compleacutement consolant ndash la veine

nourriciegravere de la doctrine ndash obeacuteit agrave la logique drsquoun discours degraves le deacutepart surdeacutetermineacute par un

vocable eacuteconomique et utilitaire Nous verrons alors aussi que cette scansion qui exemplifie la

dichotomie de lrsquoutile et du nocif commande drsquoavance la restriction de toute consideacuteration

morale en theacuteologie suspendant par lagrave encore lrsquoopeacuterativiteacute doctrinale du couple de la vertu et

du vice

225

ii) Il nous faudra aussi rapprocher le fait de cette laquo surdeacutetermination raquo eacuteconomique

ou utilitaire de la somme des consideacuterations que nous formulions preacuteceacutedemment sur le rapport

entre polariteacute topique et production affective Nous avions tenteacute de deacutecrire dans lrsquoeacutetude

consacreacutee agrave la rheacutetorique meacutelanchthonienne en quel sens la polarisation des lieux apparaissait

comme la condition structurelle de lrsquoefficience affective de la doctrine professeacutee Seuls des

lieux polariseacutes ndash positifs et neacutegatifs ndash peuvent peacuteneacutetrer lrsquoarchitecture passionnelle de la chair

Seule une structure discursive dichotomique peut suggeacuterer des eacutemotions et susciter des

emportements affectifs Il nous faudra comprendre encore en quoi la polariteacute eacuteconomique du

nocif et de lrsquoutile agrave laquelle la theacuteologie reacutefegravere constamment le jeu de ses dichotomies

immanentes se voit en mecircme temps remodeleacutee dans une eacuteconomie de la gracircce qui invalide

radicalement la logique juridique404 de la reacuteciprociteacute et de la proportionnaliteacute des reacutecompenses

et des efforts humains

iii) Le mobile de la critique de la philosophie se rattache au principe drsquoune

contestation du reacutefeacuterentiel anthropologique de la doctrine laquo scolastique raquo du peacutecheacute Ce dont la

philosophie se rend coupable crsquoest drsquooffrir au theacuteologien le cadre theacuteorique et le mateacuteriau

lexical propre agrave doter la science de la nature humaine drsquoune fausse autonomie discursive dans

le traitement des lieux theacuteologiques de la damnation Ce que Melanchthon vise agrave montrer

crsquoest que la question de lrsquohomme ndash de ses faculteacutes de ses ressources propres de ses reacuteserves

de puissance ndash est non seulement reacutesolument eacutetrangegravere agrave la doctrine de la gracircce mais encore

aussi agrave la doctrine du laquo vieil homme raquo et donc du peacutecheacute lui-mecircme Ce nrsquoest pas seulement la

soteacuteriologie et lrsquohistoire de la liberteacute eacutevangeacutelique mais aussi la peccatologie et lrsquohistoire de la

Chute qui se rendent ainsi heacuteteacuterogegravenes agrave lrsquoeacuteconomie du discours anthropologique Crsquoest

comme lrsquohistoire du jeu de la preacutesence et du retrait de lrsquoEsprit Saint comme le double

eacutevegravenement de lrsquoinscription successive positive et allogegravene de la loi naturelle et de la loi

divine dans lrsquohumaniteacute que le peacutecheacute historique et le peacutecheacute actuel se donnent pareillement agrave

penser Si le peacutecheacute est drsquoabord une puissance de la Loi la fiction laquo homme raquo 405 nrsquoapparaicirct

plus comme un lieu propre de lrsquoentreprise theacuteologique il est lrsquoincertitude drsquoun point de

deacutepart lrsquoheacutesitation drsquoun relais provisoire le tremplin accessoire drsquoun deacutepassement Tel est

peut-ecirctre le sens le plus profond de lrsquoabreacuteviation discursive en theacuteologie la dispense de la

404 Nous parlons eacutevidemment ici de laquo juridique raquo au sens aristoteacutelicien de la justice distributive405 Le vrai homme ndash an-anthropologique car toujours situeacute dans le reacutegime drsquoune heacuteteacuteronomie et drsquounedeacutependance agrave la Loi ndash nrsquoest jamais homme au sens supra-temporel de la philosophie ndash il est lrsquoalternative et lacoiumlncidence du vieil homme ou de lrsquohomme nouveau ndash homo interior et homo exterior Nous discuteronsabondamment de cette thegravese de la laquo situationnaliteacute raquo de lrsquohomo theacuteologique dans la suite presque immeacutediate denotre propos

226

philosophie se donne sous la figure de lrsquoeacutevacuation de sa clocircture anthropologique Le

lutheacuteranisme des Loci nrsquoest donc pas seulement une anthropologie neacutegative il est drsquoabord une

neacutegation de lrsquoanthropologie

vi) La mise agrave nue du ressort anthropologique du discours philosophique passe par

lrsquoaccusation drsquoun certain nombre de pseudo-lieux de la fiction laquo scolastique raquo liberum

arbitrium habitus actus elicitus etc Cette accusation est souvent meneacutee sous lrsquoallure drsquoune

simple critique langagiegravere Nous verrons que la condamnation de ces pseudo-lieux bien loin

de constituer un moment seulement neacutegatif de la progression doctrinale renferme aussi une

efficaciteacute argumentative et un dynamisme discursif fort crsquoest le faux-lieu qui anime le

mouvement des deacuterivations topiques crsquoest lui qui motive le deacuteplacement des diffeacuterences Par

le faux lieu du libre arbitre lrsquoopposition initiale de lrsquointellect et de lrsquoaffect se deacutepasse dans

lrsquoopposition du peacutecheacute et de la gracircce Par le faux lieu du conseil lrsquoopposition de la loi et de la

prudence deacuteborde dans la distinction de la Loi et de lrsquoEvangile Par le faux lieu du droit canon

ou de la loi pontificale crsquoest la distinction de la loi divine et de la loi humaine qui apparaicirct

sous une figure radicaliseacutee De maniegravere geacuteneacuterale le faux-lieu laquo sophistique raquo sera toujours

condamneacute comme la tentative contrefactrice drsquoun entre-deux dogmatique drsquoune zone

drsquoindiffeacuterence theacuteologique drsquoune marge neutre au sein du jeu des scansions doctrinales

v) Le scheacutema de lrsquoopposition simple de lrsquointeacuterioriteacute et de lrsquoexteacuterioriteacute dans lequel

certains commentateurs ont vu la structure matricielle (coram-Struktur)406 de la doctrine

lutheacuterienne est compliqueacute dans les Loci par un double deacuteplacement du sens initial de la

dichotomie Nous aurons ainsi agrave montrer que drsquoune opposition de lrsquointerne et de lrsquoexterne

drsquoabord entendue au sens traditionnel drsquoune partition infra-humaine de lrsquoaffect et des œuvres

Melanchthon en passe progressivement et dans lrsquointention drsquoune fideacuteliteacute agrave la lettre

paulinienne agrave une interpreacutetation fixeacutee au sens du clivage du vieil homme et de lrsquohomme

reacutegeacuteneacutereacute Ainsi lrsquointeacuterioriteacute ne deacutesignera plus tant lrsquoaffectiviteacute ou lrsquoenclos de la conscience

subjective que la greffe soteacuteriologique et la reacuteception de lrsquoEsprit Saint ndash en bref tout sauf une

puissance propre drsquoaction et de justice Lrsquointeacuterioriteacute dans un chiasme tout agrave fait

caracteacuteristique de la strateacutegie critique de Melanchthon ne deacutesignera ainsi rien drsquoautre sinon

preacuteciseacutement le verso et lrsquoenvers stricts de la nature humaine De maniegravere geacuteneacuterale nous

remarquerons que le discrimen theacuteologique srsquoentend dans les Loci communes selon une

406 Gerhard Ebeling Luther Einfuumlhrung in sein Denken Tuumlbingen Mohr Siebeck 1964 p 220 Voir agrave ce sujetencore Ph Buumlttgen laquo Liberteacute et inteacuterioriteacute raquo in Luther et la philosophie op cit p 270

227

acception multiple et se reacutefegravere pareillement aux figures diverses de lrsquoopposition de lrsquoAncien

et du Nouveau Testament de la diffeacuterence de la chair et de lrsquoesprit pauliniens ou de la

distinction de la Loi et de lrsquoEvangile Il nous faudra tenter de comprendre le mode

drsquoarticulation qui rassemble le divers de ces ordres de diffeacuterences et eacuteventuellement tenter de

les reacutefeacuterer agrave un scheacutema structurel unique Nous marquerons alors lrsquoorigine strictement

dialectique de ces distinctions et leur ordonnancement rigoureux aux diffeacuterents ordres de

scheacutematisme deacutefinitionnel deacutecrits dans notre deuxiegraveme chapitre (contrarieacuteteacute causaliteacute

partition etc)

sect5 Impeacuteratif drsquoabreacuteviation et critique du commentaire

Nous ne reviendrons pas ici en deacutetail sur une analyse textuelle de lrsquoadresse de

lrsquoouvrage Notre introduction srsquoeacutetait deacutejagrave chargeacutee de deacutegager briegravevement lrsquoentrelacement des

diffeacuterents motifs avoueacutes de sa publication Ces motifs reacutesument lrsquointention geacuteneacuterale du projet

theacuteologique meacutelanchthonien sous la conjonction native drsquoun impeacuteratif meacutethodique

drsquoabreacuteviation drsquoun programme de reacuteorganisation topique de la doctrine paulinienne et drsquoune

restriction ou drsquoun recentrement de la destination de son usage agrave une porteacutee drsquoabord

hermeacuteneutique et peacutedagogique407 La formule de cette conjonction srsquoeacutenonce dans un

deacuteveloppement discursif serreacute dont lrsquoimportance et la valeur programmatique autorisent une

deuxiegraveme citation

laquo Nous traitons en veacuteriteacute de tout tregraves briegravevement parce que [le manuel] srsquoacquitte bienplutocirct drsquoun rocircle drsquoindex que de celui de commentaire Crsquoest ainsi que nous eacutetablissonssimplement ici une nomenclature des lieux au moyen desquels le parcours [des lecteurs etinterpregravetes] dans lrsquoeacutecriture sainte doit ecirctre dirigeacute Nous preacutesentons donc seulement enquelques mots ce en quoi se tient la somme de la doctrine chreacutetienne Je ne fais pas cela poureacuteloigner les eacutetudiants de lrsquoEcriture par des disputes obscures et embarrasseacutees mais plutocirctpour les reconduire autant que possible agrave celle-ci De maniegravere geacuteneacuterale je ne suis pasfavorable aux commentaires et pas seulement agrave ceux des anciens Loin de moi [donc] lrsquoideacuteedrsquoeacuteloigner qui que ce soit du canon de lrsquoEcriture avec un eacutecrit trop long408 raquo

407 Crsquoest en effet sous cette porteacutee laquo hermeacuteneutique raquo que lrsquoeacutetude preacuteceacutedente sur la rheacutetorique meacutelanchhtoniennendash et en fait lrsquoensemble de notre eacutetude initiale sur le sens de toute son œuvre peacutedagogique - nous conduitmaintenant agrave interpreacuteter ce que notre introduction deacutecrivait seulement comme une ambition laquo didactique raquo oulaquo peacutedagogique raquo Sur les rapports du programme hermeacuteneutique avec lrsquoexigence de peacutedagogie voir les premiersdeacuteveloppements de notre chapitre preacuteceacutedent408 laquo Parce vero ac breviter omnia tractamus quod indicis magis quam comentarii vice fungimur dumnomenclaturam tantum facimus locorum ad quos veluti divertendum est erranti per divina volumina dum paucistantum verbis monemus et quibus summa christianae doctrinae pendeat Non hoc ago ut ad obscuras aliquas etimpeditas disputationes a scripturis avocem studiosos sed ut si quos queam ad scripturas invitem Nam inuniversum no admodum aequus sum commentariis ne veterum quedem tatum abest ut ullo meo longiore

228

Le mobile meacutethodique de lrsquoabreacuteviation et le choix pour les formes litteacuteraires qui lui

sont correacutelatives ndash index nomenclature et finalement encore topique ndash srsquoaffilie ici drsquoembleacutee

avec une accusation de la figure du commentaire Et lrsquoopposition de lrsquoindex et du

commentaire drsquoabord construite autour du clivage entre une mauvaise abondance discursive

et une neacutecessaire briegraveveteacute se voit elle-mecircme rattacheacutee agrave la contrarieacuteteacute drsquoune double

efficience peacutedagogique il srsquoagit drsquoeacuteloigner (laquo avocem raquo) ou agrave lrsquoinverse de reconduire

(laquo invitem raquo) agrave lrsquoEcriture sainte Si la forme du commentaire se voit donc reacutepudieacutee crsquoest

avant tout parce que la sophistication (laquo impeditas raquo qui alourdit qui embarrasse) et

lrsquoobscuriteacute des disputes embrouille lrsquointerpreacutetation et deacutetourne lrsquoeacutetudiant de la freacutequentation et

de la proximiteacute de la Parole Cette premiegravere affirmation appelle deux remarques par

lesquelles nous reacutesumerons aussi tregraves scheacutematiquement lrsquoensemble des deacuteveloppements

preacuteliminaires de lrsquoeacutepicirctre deacutedicatoire

1) La premiegravere crsquoest que la reacutefeacuterence explicite aux diputationes eacuteclaircit drsquoavance

lrsquoextension qursquoil convient de confeacuterer agrave lrsquousage du terme mecircme de laquo commentaire raquo sur lequel

se cristallise deacutejagrave dans cette adresse lrsquoexpression de la critique de la laquo scolastique raquo A travers

la solidariteacute expresse que Melanchthon entend marquer entre la forme du commentaire et le

mode discursif de la dispute crsquoest drsquoabord la figure mecircme de la somme dogmatique meacutedieacutevale

qui se trouve viseacutee et non simplement le moment exeacutegeacutetique ou interpreacutetatif de la production

theacuteologique En reacutealiteacute et comme nous le verrons dans la suite immeacutediate de notre eacutetude

crsquoest preacuteciseacutement la restriction du domaine drsquoautoriteacute de la theacuteologie au seul moment de

lrsquointerpreacutetation scripturaire qui rendra finalement raison de lrsquoindeacutetermination mecircme de lrsquousage

de ce terme de laquo commentaire raquo dans la qualification des formes concurrentes du discours

theacuteologique Le laquo commentaire raquo crsquoest le fourre-tout lexical sous lequel se laisse deacutesigner

lrsquoensemble des productions theacuteologiques transgressives ndash lrsquoensemble des ajouts clandestins et

des speacuteculations hors-sol des hallucinations philosophico-scolastiques le divers drsquoun

eacutegarement reacuteunifieacute sous la preacutetention deacutelirante drsquoune science de Dieu meacuteta-scripturaire ou

para-biblique Crsquoest ainsi que le label geacuteneacuteral du commentaire pourra confondre dans un

programme commun les critiques diverses de la dogmatique meacutedieacutevale de son organisation

disputatoire dans la forme de laquo sommes theacuteologiques raquo de la dynastie des commentaires aux

scripto velim quenquam a canonicae scripturae studio retrahereraquo Melanchhton op cit p14 W[5-6]

229

Sentences de Pierre Lombard409 et mecircme lrsquoexeacutegegravese quadruple meacutedieacutevale ou lrsquointerpreacutetation

alleacutegorique drsquoOrigegravene

2) Symeacutetriquement crsquoest aussi le principe drsquoabreacuteviation et la forme discursive de

lrsquoindex qui se voient eux-mecircmes arrimeacutes agrave lrsquoaxiome geacuteneacuteral du sola scriptura Si lrsquoabondance

disputatoire du commentaire est dangereuse crsquoest drsquoabord parce qursquoelle creacutee un eacutedifice et un

univers de discours parallegravele qui finit fatalement par entrer en concurrence avec lrsquoEcriture

sacreacutee Il srsquoagit donc de recentrer la theacuteologie sur un mode drsquoexpression qui soit le plus effaceacute

et le plus transparent possible un mode de discours qui se deacutepasse srsquoexcegravede et srsquooublie dans

le Livre lui-mecircme Crsquoest contre les interfeacuterences doctrinales que la pratique du commentaire

introduit dans lrsquoeacuteducation dogmatique que se formule lrsquourgence drsquoune nomenclature topique

Cette concurrence doit srsquoentendre avant tout en un sens tregraves banalement peacutedagogique le

commentaire deacutetourne lrsquoattention et le temps de lrsquoeacutetudiant de leur site scripturaire leacutegitime

Mais ici le danger peacutedagogique se rattache eacutevidemment encore aux probleacutematiques de

lrsquoeacutedification obscurcir et brouiller lrsquointerpreacutetation crsquoest priver une geacuteneacuteration humaine non

seulement du sens mais aussi en mecircme temps de lrsquoefficience de lrsquoEcriture ndash et donc finalement

de la gracircce elle-mecircme

sect6 Jean Damascegravene le philosophe et Lombard le sententiaire

les figures de la doctrine deacutegeacuteneacutereacutee

La critique du commentaire est reprise agrave nouveau frais dans lrsquointroduction de

lrsquoouvrage ougrave elle se concentre cette fois sur les figures de Pierre Lombard et de Jean de

Damas Nous citons la reacutefeacuterence de cette critique avec lrsquoensemble de son contexte eacutenonciatif

409 Sur la question de la forme et de la meacutethode de la laquo somme raquo de la theacuteologie meacutedieacutevale on pourra serapporter outre aux Sentences elle-mecircme deacutesormais traduites en franccedilais (Pierre Lombard Les Quatre livre desSentences Paris Cerf 2012) aux eacutetudes classiques sur la Somme theacuteologique de Thomas drsquoAquin comme celuidu Pegravere Chenu La theacuteologie comme science au XIIIegraveme siegravecle Paris Vrin 1969 ou encore lrsquoouvrage deGhislain Lafont Structure et meacutethode dans la laquo Somme theacuteologique raquo de Saint Thomas drsquoAquin Paris Cerf1996 Cette neacutecessiteacute que lrsquoon doit reconnaicirctre agrave tout commentateur de la premiegravere Reacuteforme de maicirctriser aumoins dans une certaine mesure les bases de la logique de la theacuteologie meacutedieacutevale doit toutefois ecirctre toujoursnuanceacutee crsquoest agrave une laquo scolastique raquo dont les contours dogmatiques sont caricatureacutes et grossis que Luther etMelanchthon adressent drsquoabord leurs critiques Si cette critique se nourrit parfois et sous certains aspectsdrsquoeacuteleacutements theacutematiques ou doctrinaux reacuteellement emprunteacutes agrave la theacuteologie de leurs adversaires meacutedieacutevaux(Thomas Duns Scot mais aussi lrsquoeacutecole occamiste) crsquoest drsquoabord en fonction drsquoun programme propre et drsquounimpeacuteratif de meacutethode nouveau que lrsquoon doit lire lrsquoaccusation massive de cette theacuteologie de lrsquoEcole chez lesReacuteformateurs Au risque de reprendre telles quelles ndash et de tenir pour veacuteriteacute historique significative ndash les attaquesque Luther ou Melanchthon adressaient agrave Thomas ou agrave Scot ndash risque dont ne se sont pas preacutevenues les premiegravereseacutetudes doctrinales de Luther dans le cercle de la theacuteologie protestante du deacutebut du XXegraveme siegravecle succegravede doncle risque de se livrer agrave une steacuterile comparaison terme agrave terme des dogmatiques des meacutedieacutevaux et desreacuteformateurs

230

laquo Il est usuel de rechercher pour chaque art speacutecifique certains lieux dans lesquels lasomme de cet art est contenue et par lesquels son eacutetude peut ecirctre dirigeacutee Ceci vaut aussipour la theacuteologie ougrave certains parmi les anciens ont agi ainsi avec prudence Plus reacutecemmentJean de Damas et Pierre Lombard ont [en revanche] proceacutedeacute tous deux avec ineptie Jean deDamas philosophe trop et Pierre Lombard preacutefegravere recueillir les opinions des hommes que desrsquoattacher au sens [sententia] de lrsquoEcriture410 raquo

Ce deacuteveloppement renferme eacutevidemment lrsquoexpression drsquoune strateacutegie remarquable

drsquoinversion des ordres drsquoanteacuterioriteacute Dans le jeu de la concurrence des deux modegraveles

antitheacutetiques de la somme la forme topique par laquelle Melanchthon se propose de refonder

la nouvelle theacuteologie se trouve reacuteassigneacutee dans le camp des figures naturelles originaires et

anciennes laquo certains anciens raquo deacutejagrave proceacutedaient ainsi avec justesse et ndash litteacuteralement ndash

laquo sobrieacuteteacute raquo (laquo sobrie raquo) Face agrave ce modegravele initial les sommes de Jean de Damas et de Pierre

Lombard proposeacutees laquo plus reacutecemment raquo (laquo recentioribus raquo) font office de secondariteacute

deacutechue drsquoeacutegarement posteacuterieur Crsquoest la meacutethode topique de Melanchthon qui constitue la

forme leacutegitime authentique et neacutecessaire de la somme Et crsquoest la somme laquo scolastique raquo -

comme parcours compreacutehensif et disputatoire des articles de la foi ou comme compilation de

sentences drsquoauctoritates ndash qui srsquoavoue comme le travestissement et la corruption seconde et

deacuteriveacutee de cette somme originaire Il est eacutevidemment agrave remarquer que si la critique revecirct ici le

vecirctement drsquoun nom propre lrsquoautoriteacute des anciens en question est au contraire deacutenoteacutee agrave

lrsquoimpersonnel A quels veteres Melanchthon peut-il bien faire reacutefeacuterence dans la

reconstitution reacutetrospective de cet anteacuteceacutedent Serait-ce par exemple Augustin

Lrsquoaffirmation ndash qui obeacuteit sans doute drsquoabord au seul mobile drsquoune strateacutegie oratoire de

leacutegitimation ndash est drsquoautant plus surprenante que les Loci ne contiennent par ailleurs aucune

confession claire drsquoadheacutesion reacutesolue agrave quelque dogmatique theacuteologique patristique que ce

soit411

Le deacuteveloppement que nous citons ici appelle encore un certain nombre de

preacutecisions importantes La premiegravere ndash mais crsquoest lagrave maintenant une banaliteacute ndash crsquoest que la

critique de la laquo scolastique raquo ne srsquoassocie eacutevidemment jamais avec un rejet de la forme

410 laquo Requiri solent in singulis artibus loci quidam quibus artis cuiusque summa coprehenditur qui scopi vice adquem omnia studia dirigamus habentur Quod in theologia veteres quoque secutos videmus parce quidem acsobrie Ex recentioribus vero Damascenum ac Logobardum inepte utrumque Nimium enim philosophaturDamscenus Longobardus congerere hominum opiniones quam scripturae sententiam referre maluit raquo411 Crsquoest seulement agrave Augustin que Melanchthon semble accorder le privilegravege drsquoune adheacutesion sans restes agrave la finde la discussion sur le locus du peacutecheacute mortel (agrave la suite du Discrimine veteris ac novi testamentum) notre auteur renvoie ainsi son lecteur agrave lrsquoautoriteacute expresse du theacuteologien drsquoHippone laquo Sur ces matiegraveres je preacutefegravere que vous consultiez Augustin et Luther plutocirct que moi-mecircme raquo (laquo Solet hic de litera et spiritu disputari de quibus malo vel Augustinum vel Lutherum quam me consulihellip raquo Melanchhton opcit p320 7 [101]) Nous discuterons par la suite des limites de lrsquoaugustinisme des Loci (voir en particulier deacutebut du prochain chapitre)

231

doctrinale de la scientificiteacute theacuteologique ni mecircme avec une reacutepudiation de la figure ou de la

meacutethode de la summa Cette remarque aussi triviale qursquoelle puisse paraicirctre au regard de nos

chapitres anteacuterieures meacuterite drsquoecirctre rappeleacutee speacutecifiquement dans le champ de lrsquoeacutetude de la

theacuteologie tant une certaine historiographie lutheacuterienne a pu travestir la signification

doctrinale de la Reacuteforme de Wittenberg en la reconduisant agrave un motif existentiel et affectiviste

fantasmeacutes412 Non seulement la contestation de la laquo scolastique raquo ne peut donc jamais

srsquoentendre ici comme lrsquoexpression formelle drsquoune reacutevolte anti-dogmatique ndash ou si lrsquoon eacutetend

ici la forme discursive au site natif et destinal de son deacuteveloppement anti-universitaire ndash

mais au contraire crsquoest bien plutocirct au nom mecircme de cette scientificiteacute de cette doctrine et de

sa figure laquo sumeacuteraire raquo que se motive et se justifie ce qui se donne lrsquoallure drsquoune reacutefutation

sophistique Crsquoest du fait drsquoune carence de scientificiteacute ndash par un scheacutema doctrinal invalide et

inepte ndash que la laquo scolastique raquo se voit ainsi invalideacutee

Par delagrave la strateacutegie oratoire drsquoune recomposition des filiations ou drsquoune restitution

des dynasties crsquoest drsquoabord dans lrsquoautoriteacute normative pure de la dialectique que srsquoeacutevaluent

donc la validiteacute ou lrsquoineptie des figures doctrinales Et il est en cela remarquable que le cas de

la theacuteologie nrsquoest ici preacutesenteacute que comme une occurrence et un cas drsquoexemplification de ce

qui vaut en geacuteneacuteral pour chaque art speacutecifique ou particulier (laquo singulis artibus raquo laquo quibus

artis raquo) Crsquoest sous la sphegravere drsquoautoriteacute de la dialectique ndash science de la meacutethode de toutes les

doctrines ndash que se range donc la discussion sur la forme valide de la somme theacuteologique Et

crsquoest en ce sens que les Sentences de Pierre Lombard sont drsquoabord discreacutediteacutes pour des raisons

drsquoinadeacutequation purement formelles une somme ne peut de toute faccedilon jamais ecirctre une

collecte une compilation ou un rassemblement de sentences Sur ce point lrsquoaccusation

meacutelanchthonienne nrsquoest donc qursquoune anticipation esquisseacutee de ce que nous avions rencontreacute

au chapitre preacuteceacutedent sous la figure de la critique rheacutetorique du laquo butinage raquo des sententia413

Cette allure de simple exemplification des principes dialectiques nous autorise aussi dans une

tregraves large mesure agrave ne pas commenter plus avant les affiniteacutes preacutecises que tissent ici les

thegravemes des lieux de la somme et de la doctrine Si nous aurons eacutevidemment agrave interroger par

la suite le sens mateacuteriel que revecirct cet entrelacement dans le deacuteveloppement positif de la

doctrine il nous faut drsquoabord renvoyer agrave un niveau purement formel lrsquoenquecircte sur ce sens agrave

lrsquoeacutetude de lrsquoeacutepisteacutemologie meacutelanchthonienne et agrave sa doctrine geacuteneacuterale de lrsquoars disserendi

412 Crsquoest le cas particuliegraverement dans la litteacuterature franccedilaise sur la theacuteologie de Luther et notamment dans tousles classiques biographiques comme lrsquoouvrage de Lucien Febvre Martin Luther un destin Paris PUF 1988 ouceux de Marc Lienhard deacutejagrave reacutefeacuterenceacutes413 Voir le chapitre preacuteceacutedent et notamment lrsquoeacutetude du paragraphe de locis communibus des Elementa de 1531

232

Au-delagrave de cette premiegravere preacutecision il nous faut encore remarquer ce qui srsquoeacutenonce agrave

la fois comme la dispariteacute et comme la compliciteacute profonde des deux figures exemplaires de

la deacutegeacuteneacuterescence doctrinale que repreacutesentent ici Jean de Damas et Pierre Lombard Dans un

cas crsquoest lrsquoexcegraves philosophique dans lrsquoautre crsquoest la forme de la collecte des sentences qui

constituent le fond corrupteur des deux entreprises theacuteologiques Si la reacutefeacuterence agrave Pierre

Lombard ndash qui srsquoavoue comme lrsquoautoriteacute et lrsquoassise formelle peacutedagogique theacutematique et

doctrinale de tout lrsquoenseignement theacuteologique meacutedieacuteval dans lrsquoOccident chreacutetien ndash renferme

une fonction eacutevidente drsquoexemplariteacute on pourrait en revanche srsquointerroger sur le sens qursquoil

convient de confeacuterer agrave la reacutefeacuterence agrave Jean de Damas Drsquoune part Jean Damascegravene

nrsquoappartient eacutevidemment pas au mecircme horizon temporel ndash ni geacuteographique drsquoailleurs et cela a

son importance en terme de site de discursiviteacute ndash que les theacuteologiens scolastiques (au sens

contemporain) mais surtout la reacutefeacuterence au chreacutetien byzantin ne semble pas avoir la mecircme

centraliteacute que Lombard dans la production theacuteologique de lrsquouniversiteacute occidentale dans le

dernier Moyen-Acircge et dans les temps contemporains agrave lrsquoœuvre de Melanchthon lui-mecircme

Par ailleurs la double condamnation de Lombard et de Damascegravene revecirct

manifestement aussi un certain caractegravere de redondance le theacuteologien parisien se reacutefegravere lui-

mecircme constamment aux thegraveses de lrsquoauteur du De fide orthodoxa qui constitue en un sens le

seul point drsquoancrage des Sentences dans la theacuteologie de lrsquoEglise orientale414 Il ne serait en ce

sens pas absurde drsquoimaginer que Melanchthon nrsquoait lui-mecircme connu lrsquoœuvre de Jean

Damascegravene que par le biais des quatre livres des Sentences Si la mention critique de Pierre

Lombard participe directement drsquoun programme qui vise agrave saper drsquoavance la charpente et la

pierre drsquoangle de toute lrsquoorganisation universitaire contemporaine du savoir theacuteologique415 la

reacutefeacuterence agrave Jean Damascegravene constitue surtout un symbole ou un ideacuteal-type de la transgression

ou de lrsquoexceacutedence philosophique de la theacuteologie Quoi qursquoil en soit Jean de Damas et Pierre

Lombard deacutelimitent du fond de leur exemplariteacute et par delagrave mecircme lrsquoeffectiviteacute et lrsquoinfluence

de leurs productions historiques lrsquoextension totale du modegravele de la somme corrompue et

deacutegeacuteneacutereacutee (au sens donc drsquoabord structurel)

Nous noterons ainsi que si lrsquoexcegraves philosophique (laquo Jean de Damas philosophe

trop raquo) est drsquoembleacutee caracteacuteriseacute comme lrsquoun des modes matriciels de la deacuteviance theacuteologique

il nrsquoen constitue toutefois preacuteciseacutement que lrsquoun des modes possibles agrave Lombard ndash et

lrsquoexemple du theacuteologien parisien est eacutevidemment canonique ndash ce nrsquoest pas en soi cet

414 Voir les Sentences ougrave Lombard qualifie Jean Damascegravene de laquo grand parmi les docteurs grecs raquo (opcit dans le premier livre p 312 357 371 427)415 Sur lrsquoinfluence doctrinale et le statut acadeacutemique des Sentences dans la theacuteologie meacutedieacutevale voir par exempleChenu opcit

233

acoquinement avec la philosophie qui est drsquoabord reprocheacute mais la meacutethode mecircme de la

compilation des thegraveses des auctoritates Lrsquousage drsquoun mode de discursiviteacute philosophique

dans lrsquoeacutelaboration des traiteacutes de dogmatique nrsquoapparaicirct donc manifestement pas comme la

souche unique ou si lrsquoon peut dire comme la raison suffisante de la laquo deacutegeacuteneacuterescence

scolastique raquo ndash mecircme si le caractegravere central du mobile philosophique est eacutevidemment toujours

agrave signaler A cocircteacute de ce surcroicirct philosophique illeacutegitime le commentaire et la somme

scolastique se deacutemarquent encore par la forme inadeacutequate de la construction des compilations

sententiaires En quel sens les deux mobiles ndash critique de la deacuteteinte philosophique de la

theacuteologie et critique de la meacutethode de lrsquoaccumulation des sentences ndash se reacutevegravelent-ils

finalement complices En quel sens font-ils systegravemes Sous quel principe deacutegeacuteneacuteratif

commun peut-on donc encore finalement recomposer lrsquohistoire de lrsquoerrance doctrinale

sect7 Origegravene et la souche de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique

une geacuteneacutealogie de la corruption doctrinale

Nous noterons drsquoabord que dans lrsquoexceacutedence philosophique comme dans la

compilation sententiaire crsquoest la communauteacute drsquoun reacutefeacuterentiel humain qui se laisse avant tout

indiquer Que ce reacutefeacuterentiel humain srsquoavoue dans une confiance excessive porteacutee dans les

puissances intellectuelles ndash et si lrsquoon peut dire les ressources veacuteritatives ndash de la speacuteculation

philosophique ou qursquoil srsquoatteste encore dans un creacutedit illeacutegitime confeacutereacute aux autoriteacutes et

figures historiques de la science chreacutetienne crsquoest partout la possibiliteacute drsquoune productiviteacute

theacuteologique humaine qui srsquoavegravere probleacutematique La construction de la figure scolastique

biceacutephale ndash Jean le philosophe Lombard le sententiaire ndash renvoie donc agrave une constante

pratique du soupccedilon vis-agrave-vis des ressources humaines de veacuteriteacute dans les matiegraveres sacreacutees La

deacutemesure de la scolastique ndash puisque crsquoest partout sous le signe de lrsquoexcegraves et de la surcharge

doctrinale que la theacuteologie vicieacutee se voit deacutenonceacutee ici ndash se nourrit donc drsquoabord du vice

fondateur de la fausse confiance et de la mauvaise assurance ndash de lrsquoanthropo-reacutefeacuterentialiteacute ndash

que le lutheacuteranisme nrsquoa par ailleurs jamais cesseacute de deacutenoncer dans la doctrine de la

justification416 Crsquoest dans la confiance en lrsquohomme dans ses faculteacutes spontaneacutes drsquointellection

416 Le thegraveme de la critique de la laquo fausse confiance raquo est un tel lieu commun des eacutecrits doctrinaux lutheacuteriens qursquoilest difficile drsquoen trouver une expression canonique ou exemplaire Lrsquoeacutecrit contre Erasme (De servo arbitrio)tourne eacutevidemment presque entiegraverement autour de ce laquo soupccedilon de lrsquohumain raquo Mais on pourrait voir qursquoilmotive aussi la formalisation de la doctrine de la justification par la foi jusque dans ses plus preacutecoces expressions(et deacutejagrave dans les cours sur lrsquoEpicirctre aux romains de 1516) Nous avons voulu donner agrave ce thegraveme une nouvelleorientation et le rattacher plus preacuteciseacutement au volet exeacutegeacutetique du sola scriptura Nous reviendrons sur ce pointagrave lrsquooccasion de notre dernier chapitre sur la critique de lrsquoalleacutegorie

234

dans ses ressources historiques de veacuteriteacute doctrinale que srsquoorigine lrsquohistoire longue de

lrsquohallucination theacuteologique A cette ivresse du commentaire Melanchthon oppose la

laquo sobrieacuteteacute raquo (laquo sobrie raquo que nous rendions par lrsquoapproximatif laquo prudence raquo) des anciens et

surtout du programme mecircme de la nomenclature topique La reacutepudiation de la scolastique

revecirct donc drsquoabord lrsquoallure drsquoune critique au sens eacutepisteacutemologique et quasi-contemporain du

terme examen des limites et des conditions de validiteacute de lrsquoexercice drsquoune saine faculteacute de

juger doctrinale

Or le sol deacutefinitif et indeacutepassable de la construction de toute dogmatique crsquoest

preacuteciseacutement lrsquoEcriture elle-mecircme La sobrieacuteteacute qui se formule donc comme une nouvelle

deacuteclinaison du principe meacutethodique drsquoabreacuteviation srsquoeacutenonce drsquoabord aussi comme lrsquoeacutecho du

programme drsquoune simple fideacuteliteacute au scripturaire LrsquoEcriture se laisse ainsi signaler agrave la fois

comme lrsquoobjet et comme lrsquoautoriteacute normative de la meacutethode discursive de lrsquoeacutetude theacuteologique

Si la forme de lrsquoindex est supporteacutee par lrsquoideacuteal de transparence au Livre ndash fonction de renvoi

de relais drsquoeffacement devant la Chose mecircme ndash crsquoest encore le Livre lui-mecircme qui deacutefinit et

deacutetermine les modes leacutegitimes de lrsquoexercice de ce retour Les lieux theacuteologiques ne sont pas

seulement les points drsquoentreacutee exteacuterieurs par lesquels le lecteur peacutenegravetre dans lrsquointimiteacute du texte

ils sont encore les plis et les points de contractions internes par lesquels lrsquoEcriture garantit en

elle-mecircme les conditions de son auto-exeacutegegravese Dans sa meacutethode dans sa forme dans sa

construction et dans sa fin la vraie theacuteologie ne rompt donc jamais les bornes du cercle

biblique Crsquoest dans lrsquointimiteacute de ce cercle que se nouent et circulent les conditions et les

points drsquoaccroches de toute veacuteriteacute doctrinale En theacuteologie lrsquohumain est toujours une

marchandise de contrebande et le divers des auctoritates sentences historiques faculteacute

intellective naturelle ou dogmatiques philosophiques se voit ainsi reacuteassigneacute agrave une commune et

constante clandestiniteacute

Mais si la foi en lrsquohomme est le principe nourricier et le gegravene commun de lrsquohistoire

de lrsquoivresse laquo scolastique raquo est-il possible de dater et de situer son acte de naissance Cette

ivresse a-t-elle - un jour dans lrsquohistoire - revecirctu la figure historique et positive drsquoun

commencement Est-il possible de recomposer une geacuteneacutealogie de la corruption doctrinale

Revenant agrave lrsquoadresse des Loci Melanchthon nous dit

laquo Il srsquoeacutegare celui qui cherche agrave connaicirctre la nature du christianisme [christianismi formam]ailleurs que dans le canon de lrsquoEcriture Combien les commentaires manquent de sa pureteacute Il nrsquoy a rien dans lrsquoEcriture qui ne soit veacuteneacuterable alors que dans les commentaires beaucoupne deacutepend que de la philosophie et de la raison humaine [hellip] Que reste-t-il drsquoOrigegravene si tu enretires ses alleacutegories inconsistantes et la forecirct de ses interpreacutetations [sententiam]

235

philosophiques Et pourtant agrave quelques exceptions pregraves les principaux auteurs Grecs lrsquoontpartout suivi de mecircme que ceux qui semblent ecirctre les piliers parmi les Latins agrave savoirAmbroise et Jeacuterocircme Apregraves eux nous pouvons dire que plus un auteur est reacutecent plus il estdu mecircme coup eacuteloigneacute de lrsquoEcriture En bref la discipline chreacutetienne [disciplina Christiana]a deacutegeacuteneacutereacute en fin de compte dans des sornettes scolastiques [scolasticas nugas] dont chacunse demande si elles sont drsquoabord impies ou simplement stupides417 raquo

Les derniers deacuteveloppements de lrsquoindex rendent donc bien raison de lrsquoeacutebauche drsquoune

archeacuteologie de la deacutecheacuteance doctrinale Crsquoest ici Origegravene qui se voit drsquoabord pointeacute comme la

souche native de la contamination philosophico-speacuteculative de la theacuteologie418 A travers son

influence ndash et agrave quelques exceptions pregraves dont la mention formelle se dispense toutefois drsquoune

reacutefeacuterence plus preacutecise ndash crsquoest lrsquoimmense majoriteacute de la patristique grecque et les deux piliers

de la theacuteologie latine ndash Jeacuterocircme et Ambroise ndash qui ont relayeacute jusqursquoagrave lrsquoeacutepideacutemie le

dynamisme de cette corruption originaire Par delagrave Jeacuterocircme et Ambroise crsquoest lrsquoeacutedifice total

des studia theacuteologiques meacutedieacutevales qui ont fatalement deacutegeacuteneacutereacute dans des laquo sornettes

scolastiques raquo tour agrave tour laquo impies raquo (laquo impiae raquo) et laquo stupides raquo (laquo stultae raquo) La logique de

cette geacuteneacutealogie nous eacuteclaire deacutejagrave sur la signification intime de cette contestation de la forme

du laquo commentaire raquo et surtout sur le principe moteur de la laquo deacutegeacuteneacuterescence raquo (laquo hellip

degenerauitque tandem disciplina christianahellip raquo) scolastique de la doctrine elle-mecircme Nous

ordonnerons ainsi en trois points une seacuterie de remarques que nous tenons pour provisoirement

suffisantes au sujet de la reconstitution de cette genegravese

a) Lrsquoindistinction de lrsquoimpieacuteteacute et de la stupiditeacute eacutenonceacutee drsquoabord eacutevidemment dans

le contexte oratoire drsquoune pique poleacutemique rend toutefois raison agrave un niveau doctrinal plus

profond de la solidariteacute indeacutepassable du mobile eacutepisteacutemique et du mobile eacutedifiant dans la

construction de la theacuteologie Dans la doctrine chreacutetienne science et eacutedification sont toujours

neacutecessairement complices Si les formes disparates de la somme de lrsquouniversiteacute meacutedieacutevale se

trouvent drsquoabord disqualifieacutees pour des mobiles formels et eacutepisteacutemologiques ndash dont la

discipline dialectique fixe les premiegraveres normes ndash crsquoest aussi dans une neacutecessaire laquo impieacuteteacute raquo

417 laquo Fallitur quisquis aliunde christianismi formam petit quam e scriptura canonica Quantum enim ab huiuspuritate absunt commentarii In hac nihil reperias non augustum in illis quam multa quae a philosophia abhumanae rationis aestimatione pendent quae cum iudicio spiritus prorsus ex diametro pugnant Non sicdetriverant to psukhikon scriptores ut nihil nisi pneumatika spirarent Ex Origene si tollas inconcinnas allegoriaset philosophicarum sententiarum silvam quatulum erit reliquum Et tamen hunc auctorem magno consensusequuntur Graeci et ex Latinis qui videntur esse columnae Ambrosius et Hieronymus Post hos fere quo quisquerecentior est ep est insincerior degeneravitque tandem disciplina christiana in scholasticas nugas de quibusdubites impiae magis sint an stultae raquo Melanchthon op cit p 16 W[8-10]418 Cette lecture de la laquo geacuteneacutealogie de la corruption doctrinale raquo est eacutevidemment lutheacuterienne On en retrouve de tregraves nettes formulations jusque dans les eacutecrits les plus tardifs comme le Commentaire agrave la Genegravese qui insegravere aussi un paragraphe speacutecifiquement consacreacute au problegraveme de la pratique de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique Sur ce point voir laquo Comment faire taire les philosophes raquo in Ph Buumlttgen Luther et la philosophie op cit

236

que ce qui se donne drsquoabord comme la simple laquo stupiditeacute raquo scolastique finit fatalement par

deacuteriver Ce point commence agrave ecirctre clair nous nrsquoy reviendrons qursquoune derniegravere fois dans des

deacuteveloppements imminents

b) Il faut encore noter lrsquoindistinction manifeste du volet dogmatique et du volet

exeacutegeacutetique de la theacuteologie meacutelanchthonienne Cette indistinction doit srsquoentendre dans le sens

drsquoune subordination unilateacuterale et drsquoune reacuteduction rigoureuse du premier au second Origegravene

et Jeacuterocircme sont des interpregravetes de lrsquoEcriture Sainte avant drsquoecirctre des laquo dogmaticiens raquo au sens

meacutedieacuteval du terme De Jeacuterocircme le Moyen-Acircge savant reccediloit drsquoabord une traduction de la

Bible en latin ndash la Vulgate ndash et un corpus speacuteculatif drsquointerpreacutetation scripturaire construit

autour drsquoune exeacutegegravese ternaire dans laquelle lrsquoeacutetude des significations textuelles srsquoordonne agrave

lrsquoarticulation des sens historique alleacutegorique et spirituel419 La speacuteculation hors-sol que

Melanchthon deacutenonce constamment dans la theacuteologie laquo scolastique raquo srsquoenracine donc drsquoabord

dans la pratique drsquoune hermeacuteneutique faussaire et vicieacutee Lrsquoexcegraves le deacutebordement et la

transgression speacuteculatives qui constituent le principe moteur de la corruption scolastique sont

drsquoabord un excegraves et une transgression infra-exeacutegeacutetiques Ce nrsquoest pas seulement

lrsquoinvestigation meacutetaphysique ou morale des quaestiones de la dogmatique theacuteologique

laquo naturelle raquo ou laquo rationnelle raquo qui est accuseacutee mais crsquoest drsquoabord lrsquohallucination drsquoun sens

exeacutegeacutetique extra-litteacuteral Et lrsquousage mecircme de la philosophie dans la discipline theacuteologique

signale ainsi son abus dans la seule clocircture de la sphegravere de lrsquoexeacutegegravese et de lrsquointerpreacutetation du

Livre crsquoest drsquoabord dans lrsquoexeacutegegravese mecircme que la theacuteologie speacuteculative se rend coupable drsquoun

usage transgressif de la philosophie Crsquoest cette philosophie en effet qui fournit agrave la fois les

outils logiques et meacutethodiques ndash analogie similitudes ndash et les laquo lignes doctrinales raquo ndash

cosmologiques morales meacutetaphysiques ndash agrave partir desquels se deacuteploie la pratique de

lrsquoalleacutegorie Crsquoest pour cette raison que nous choisissons de rendre ici le latin laquo sententia raquo par

le terme laquo interpreacutetation raquo Lrsquoancrage de lrsquousage de cette expression dans lrsquohorizon drsquoune

probleacutematique interpreacutetative ndash marqueacutee par la reacutefeacuterence anteacuterieure agrave lrsquoalleacutegorie ndash nous

autorise en effet agrave penser que crsquoest lrsquoacception premiegravere de laquo sens raquo drsquo laquo ideacutee raquo ou de

laquo signification raquo qui prime ici et non simplement celle de laquo maxime raquo ou de laquo sentence raquo

c) Crsquoest sur ce point qursquoil nous faut conclure ce premier survol des consideacuterations

introductives du manuel (adresse et introduction) Dans la mention de lrsquoalleacutegorie il nous

semble en effet que la critique du commentaire et la reconstitution de la geacuteneacutealogie

scolastique a trouveacute sa source absolument originaire Le nom propre laquo Origegravene raquo pour

419 On pourra sur les questions relatives agrave lrsquohistoire et agrave la philosophie des Pegraveres se reporter agrave lrsquoouvragegeacuteneacuteraliste de Pierre Hadot Etudes de patristique et drsquohistoire des concepts Paris Belles Lettres 2010

237

Philippe Melanchthon eacutenonce avant tout la figure patriarcale de la pratique de lrsquointerpreacutetation

alleacutegorique de la Bible Et crsquoest dans lrsquoaccusation des ressorts de cette alleacutegorie que notre

reacuteformateur verra le principe du deacutemantegravelement total du lignage de la theacuteologie de lrsquoEcole La

philosophie nrsquoapparaicirctra alors ici que comme lrsquoinstrument accessoire et second drsquoune inflation

exeacutegeacutetique et speacuteculative autoriseacutee en amont par la libeacuteration illeacutegitime et dangereuse du

sens alleacutegorique de lrsquoEcriture Crsquoest lrsquoalleacutegorie qui ouvre lrsquoespace natal drsquoune deacutemesure

speacuteculative ndash ivresse seconde dont la laquo sobrieacuteteacute raquo topique se propose drsquoecirctre le remegravede naturel

et le controcircle critique premier Et crsquoest dans cet espace que se deacutebattent apregraves coup les

reconstructions morales et meacutetaphysiques de la dogmatique vicieacutee Lrsquoalleacutegorie si elle deacutesigne

eacutevidemment drsquoabord une certaine eacutechelle seacutemantique de lrsquoexeacutegegravese biblique est donc encore

ici aussi une figure-symbole de la deacutecheacuteance figure elle-mecircme ideacutealiseacutee et eacutetendue au-delagrave

de son extension reacutefeacuterentielle premiegravere Lrsquoalleacutegorie crsquoest la plaie originaire sur laquelle

viennent pulluler jusqursquoagrave lrsquoinfection les fausses quaestiones les sophistications doctrinales et

les hallucinations conceptuelles des laquo pharisiens raquo de la doctrine Le commentateur des Loci

doit toujours se montrer vigilant face agrave cette polarisation du propos qui alourdit constamment

drsquoune charge poleacutemique ndash et donc drsquoune inflation extensive ou compreacutehensive ndash la

signification intime de termes dont la techniciteacute et le classicisme laissent drsquoabord supposer un

usage strict et eacutetroit ndash scolastique commentaire alleacutegorie420 etc

sect8 Le premier index des lieux et les ascendances de la structure des Loci

A cette assignation initiale de la deacutegeacuteneacuterescence de la dynastie scolastique agrave la

souche primitive de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique reacutepond la condamnation des deacuterives meacutetaphysiques

des dogmatiques de la theacuteologie de lrsquoEcole Melanchthon poursuit ainsi ndash presque

immeacutediatement apregraves la double condamnation de Lombard et de Jean Damascegravene ndash ses

consideacuterations introductives par un premier inventaire des lieux usuels de la theacuteologie

laquo Les matiegraveres de la theacuteologie se tiennent donc dans les chapitres suivants DieuLrsquouniteacuteLa triniteacuteLa creacuteationLrsquohomme les puissances humainesLes fruits du peacutecheacute le vice

420 Nous consacrons notre dernier chapitre agrave la question du sens de la critique de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique agraveWittenberg en 1521

238

La peineLa loiLes promessesLa reacutedemption par ChristLa gracircceLes fruits de la gracircceLa foi LrsquoespeacuteranceLrsquoamour [caritas]La preacutedestinationLes signes sacramentairesLrsquoeacutetat de lrsquohommeLrsquooffice public [magistratus]LrsquoeacutepiscopatLa condamnationLa beacuteatitude421 raquo

Il nous faut drsquoembleacutee nous garder de deux contre-sens qui pourraient srsquoimposer

assez naturellement en regard du contexte critique geacuteneacuteral de lrsquoexposition de lrsquoinventaire des

laquo chapitres raquo de la doctrine Le premier ndash le moins difficile agrave contester ndash serait de consideacuterer

que Melanchthon eacutenonce ici sa propre nomenclature des lieux - et que crsquoest par lagrave encore le

plan geacuteneacuteral de son programme topique qui se verrait donc drsquoavance annonceacute La suite

immeacutediate du propos ndash une critique de la pertinence theacuteologique de lrsquoeacutetude des quatre

premiers lieux de la liste ndash et lrsquoeacuteconomie geacuteneacuterale du manuel nous interdisent eacutevidemment

cette premiegravere interpreacutetation Mais cet inventaire nrsquoest pas non plus comme on pourrait le

croire agrave tort un exposeacute seulement critique et reacutefutateur La liste preacutesenteacutee par notre auteur ici

nrsquoest pas une figure reconstruite drsquoun inventaire vicieacute-type auquel srsquoordonnerait le

deacuteveloppement theacutematique drsquoune somme laquo scolastique raquo ideacutealiseacutee

Cette liste des loci Melanchthon la tire en fait de Rodolphe Agricola lui-mecircme422 et

srsquoil jugera neacutecessaire drsquoy apporter quelques corrections et ajustements par la suite ce nrsquoest pas

pour autant agrave une contestation et agrave une reacutepudiation systeacutematique que cette nomenclature se

verra finalement soumise Bien au contraire cet inventaire des lieux constituera la source

doctrinale premiegravere de la propre construction topique de Melanchthon Crsquoest donc ici encore421 Si nous conservons la typographie initiale pour la traduction franccedilaise dans le corps de notre eacutetude nousramassons ici la nomenclature originale latine des lieux sous la forme drsquoune simple eacutenumeacuteration Melanchthonnous dit laquo Sunt autem rerum theologicarum haec fere capita Deus Unus Trinus Creation HomoHominisvires Peccatum Fructus peccatiVitia Poena Lex Promissiones Instauratio per Christum Gratia Gratiaefructus Fides Spes Caritas Preedestinatio Signa sacramentalia Hominum status Magistratus EpiscopiCondemnatio Beatitudo raquo Melanchthon ibid p 18 O[4]422 Sur la filiation laquo agricoleacuteenne raquo de lrsquoinventaire des Lieux communs theacuteologiques chez Melanchthon voir parexemple Quirinus Breen laquo The Terms Loci communes and Loci in Melanchthon raquo Church history vol16 1947p 202 Voir encore agrave ce sujet la note de Wilhelm Pauck dans la traduction anglaise de lrsquoouvrage ( opcit) p 20note 16

239

au programme theacuteologique de lrsquohumaniste frison que notre reacuteformateur empruntera la

structure formelle de sa doctrine Il est ainsi remarquable qursquoau-delagrave de la mise agrave lrsquoeacutecart des

quatre premiers lieux laquo meacutetaphysiques raquo de la nomenclature le manuel de 1521 se fixera

presque rigoureusement sur la structure theacutematique de la liste eacutenonceacutee Ce fait appelle encore

une nouvelle remarque qui sera absolument capitale pour la suite de notre parcours explicatif

si Melanchthon tient agrave leacutegitimer sa reconstruction doctrinale sous lrsquoautoriteacute majeure de R

Agricola il nrsquoen demeurera pas moins drsquoabord fidegravele au programme theacuteologique lutheacuterien

Souvent donc dans notre traiteacute la logique et lrsquoeacuteconomie reacuteelles de lrsquoenchaicircnement des notions

theacutematiques seront partiellement disjointes et transversales agrave la dispositio apparente et

superficielle de son inventaire topique

Si par souci de fideacuteliteacute agrave une certaine tradition humaniste ndash et peut-ecirctre aussi par une

simple intention strateacutegique de laquo coalition doctrinale raquo ndash Melanchthon integravegre ici

partiellement les contraintes de la structure topique drsquoAgricola lrsquoinfrastructure profonde du

deacuteveloppement analytique des lieux se libegravere tregraves largement de cette contrainte architecturale

exteacuterieure Cette premiegravere remarque permet deacutejagrave de rendre raison drsquoun problegraveme nodal que

posait la thegravese que nous eacutenoncions degraves le deacutepart de notre eacutetude comment pouvons nous

rendre raison simultaneacutement du constat drsquoune apparente dispense de lrsquoanthropologie et de la

preacutesence effective de lieux si expresseacutement anthropologiques En reacutealiteacute le lieu des laquo forces

humaines raquo constituera bien plus lrsquoespace drsquoun deacutepassement drsquoun deacutebordement ou drsquoun accegraves

transitoire dans la theacuteologie qursquoun point de deacutepart immeacutediatement et reacutesolument theacuteologique

la force humaine crsquoest la marge ou la zone drsquoindiffeacuterence qui signe la deacutemarcation de la

speacuteculation philosophique et de la theacuteologie proprement dite Le point de deacutepart apparent dans

lrsquoanthropologie ndash justifieacute par la contrainte de ce cadre reconduit par tradition ndash ne coiumlncide

donc pas neacutecessairement avec une reacuteelle antrhopologisation du propos

sect9 Le sens de lrsquoeacuteconomie de la meacutetaphysique contemplatio de la chair et clocircture de la fragilitas

Si la reprise de lrsquoindex agricoleacuteen nrsquoa donc pas de fonction immeacutediatement critique

crsquoest toutefois au nom mecircme du prolongement de la condamnation du laquo programme

scolastique raquo que les quatre premiers lieux de lrsquoinventaire se verront finalement disqualifieacutes

Melanchthon nous dit ainsi

laquo Certains [de ces lieux] sont incompreacutehensibles mais drsquoautres contiennent ce que le Christa voulu que le peuple universel des chreacutetiens connaisse avec la plus grande certitude Les

240

mystegraveres de la diviniteacute doivent ecirctre lrsquoobjet drsquoune adoration et non drsquoune investigation [hellip]Crsquoest pourquoi rien ne justifie que nous nous mettions tant en peine au sujet de ces lieuxsuprecircmes que sont Dieu lrsquouniteacute et la triniteacute de Dieu les mystegraveres de la Creacuteation et les modesde lrsquoincarnation Permettez-moi de vous demander ce que les theacuteologiens scolastiques ont agravela fin accompli durant ces siegravecles au cours desquels ils ont tant tourneacute autour de ces lieux Ne sont-ils pas comme le dit Paul devenus vains dans leurs disputes balivernant toujoursautour des universaux des formaliteacutes des connotations et de nombreux autres motsstupides 423 raquo

Nous retrouvons ici le style drsquoune critique laquo classique raquo de la scolastique qui

marquera eacutevidemment les esprits de la renaissance et sera encore plus tard populariseacute en

France ndash dans un contexte discursif tout agrave fait diffeacuterent mais dans des termes tregraves proches ndash

par un auteur comme Rabelais424 Crsquoest la mauvaise abstraction speacuteculative la sophistication

technique lrsquoobscuriteacute lexicale et finalement encore lrsquoinutiliteacute profonde de la reacuteflexion

meacutetaphysique de la dogmatique laquo scolastique raquo qui se trouve viseacute ici Les ressorts theacutematiques

et les enjeux doctrinaux de ce type de critique ndash qui se rattache bien sucircr au fond nourricier de

la critique lutheacuterienne de la theacuteologie de lrsquoEcole ndash ont eacuteteacute abondamment commenteacutes par les

historiens de la Reacuteforme425 La lecture courante de cette face anti-meacutetaphysique de la

condamnation de la theacuteologie meacutedieacutevale voit dans le rejet de la speacuteculation le mobile geacuteneacuteral

du mouvement critique426 Par lagrave la critique drsquoaccent theacuteologique de Luther ou de

Melanchthon est aussi directement rapprocheacutee de la contestation humaniste de lrsquoEcole meneacutee

au nom du programme geacuteneacuteral de la reacuteforme des studia427

423 laquo In his ut quidam prorsus incomprehensibiles sunt ita rursus sunt quidam quos universo vulgo christianorumcompertissimos esse Christus voluit Mysteria divinitatis rectius adoraverimus quam vestigaverimus [hellip]Proinde non est cur multum operae ponamus in locis illis supremis de deo de unitate de trinitate dei demysterio creationis de modo incarnationis Quaeso te quid assecuti sunt iam tot seculis scholastici theologistaecum in his locis solis versarentur Nonne in disceptationibus suis ut ille ait veni facti sunt dum tota vitanugantur de universalibus formalitatibus connotatis et nescio quibus aliis inanibus vocabulis raquo ibid p 18-20O[6-9]424 Voir par exemple Gargantua chapitre 14 sur lrsquoeacuteducation425 Sur le versant lutheacuterien de cette critique du laquo formalisme raquo et de la tendance laquo scolastique raquo agrave la speacuteculationla litteacuterature secondaire est trop nombreuse pour pouvoir ecirctre reacutesumeacutee ici Les ouvrages geacuteneacuteraux reacutefeacuterenceacutesdans notre bibliographie (et par exemple en franccedilais ceux de MLienhard) font le tour des lieux communs sur laquestion426 Sur ce point lrsquoidentification de Martin Greschat a une valeur exemplaire laquo Nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute le faitque le Reacuteformateur soulignait le caractegravere existentiel de la theacuteologie reacuteformatrice En conseacutequence il renonccedila agravetoute laquo speacuteculation raquo la doctrine de Dieu la Triniteacute la creacuteation et lrsquoincarnation de Jesus Christ A la place de cesdogmes Melanchthon voulait parler des laquo bienfaits du Christ raquo raquo (op cit p 29) Nous tenterons preacuteciseacutement dedeacutefaire dans la suite de notre eacutetude le reacuteseau de notions que semble tisseacute ici Greschat lrsquoanti-meacutetaphysiquelrsquoanti-speacuteculatif lrsquoexistentiel lrsquoattention aux beneficia christi (qui nous paraicirct devoir ecirctre traduit plutocirct etlitteacuteralement par laquo beacuteneacutefices du Christ raquo) Si le recentrement de la theacuteologie sur les beacuteneacutefices du Christ nousparaicirct devoir renvoyer au programme drsquoune laquo deacute-meacutetaphysication raquo de la doctrine chreacutetienne ce programme nenous paraicirctra pouvoir que difficilement srsquointerpreacuteter comme celui drsquoune anti-speacuteculation (lrsquoeacutequivociteacute profondede ce terme de laquo speacuteculation raquo est agrave remarquer) et pas du tout en tout cas agrave une quelconque porteacuteelaquo existentielle raquo427 Comme dans les ouvrages drsquoAgricola ou de Valla deacutejagrave reacutefeacuterenceacutes mais encore avant Luther chez Van Huttenou chez Erasme (par exemple dans le De ratione studii de 1512)

241

Si cette lecture nrsquoest pas fausse en soi elle se rend toutefois ici encore souvent

coupable drsquoune paraphrase et drsquoun recyclage non critique des arguments mecircmes de la

rheacutetorique poleacutemique des reacuteformateurs Qursquoentend-on ici au juste par ce critegravere drsquoeacutelimination

du speacuteculatif Ce critegravere peut-il bien justifier agrave lui seul une telle discrimination des lieux et

une exclusion si manifestement probleacutematique de ce qui fait aussi lrsquoancrage domanial de

presque quinze siegravecles de reacuteflexions theacuteologiques En quoi les lieux finalement retenus sont

ils moins laquo speacuteculatifs raquo que les quatre lieux disqualifieacutes Et surtout que reste-t-il du sens du

nom mecircme de laquo theacuteologie raquo ndash laquo science de Dieu raquo ndash quand toute speacuteculation sur lrsquoecirctre divin y

devient prohibeacutee Pourquoi continuer agrave laisser circuler ce lexique du theacuteologique pour

deacutesigner ce qui vient preacuteciseacutement deacutefaire le lien intime de la science du divin agrave son subiectum

et agrave son assignation reacutegionale originaires Crsquoest pour exhiber drsquoabord lrsquoeacutevidence de cette

insuffisance interpreacutetative que nous avons laisseacute un large deacuteveloppement discursif entre

crochets dans notre citation initiale Melanchthon y disait

laquo Le Seigneur tout puissant a revecirctu son fils de chair pour nous deacutetourner de lacontemplation [contemplatione] de sa propre majesteacute et nous inviter agrave une contemplation[contemplationem invitaret] de la chair et particuliegraverement de notre fragiliteacute[fragilitatis] Paul nous dit dans ses Corinthiens que Dieu veut ecirctre connu selon une nouvellevoie [nova ratione] dans la folie du precircche puisque nous ne pouvons pas connaicirctre sasagesse par la sagesse428 raquo

Il est agrave remarquer que lrsquoaccusation initiale du laquo scolastique raquo se donne ici agrave partir de

la superposition de couples drsquooppositions qui construisent les clivages divers du ceacuteleste et du

terrestre du propre et de lrsquoautre et de la folie et de la sagesse Cette superposition de clivages

deacutelimite lrsquoespace drsquoune nova ratio cognoscendi de Dieu qui constitue en derniegravere instance le

lieu de naissance de la vraie theacuteologie Qursquoest-ce que cette laquo nouvelle voie raquo de la

connaissance du divin En quel sens prescrit-elle la dispense du meacutetaphysique ou du

laquo speacuteculatif raquo Cette nova ratio est celle nous dit Melanchthon par laquelle nous nous

trouvons reconduits de la laquo contemplation raquo de la majesteacute divine (laquo maiestatis raquo) agrave une

contemplation de la chair et de notre propre faiblesse (ou fragiliteacute laquo fragilitatis raquo) La

nouvelle laquo voie raquo ou laquo meacutethode429 raquo de la connaissance theacuteologique est donc ce deacutetournement

428 laquo Et carne filium deus Optimus Maximus induit ut nos a contemplatione maiestatis suae ad carnis adeoquefragilitatis nostrae contemplationem invitaret Sic et Paulus ad Corinthios scribit deum per stultitiampraedicationis nimirum nova ratione velle cognosci cum non potuerit cognosci in sapientia per sapientiam raquoMelanchthon op cit p20 O[7]429 Si nous suivons ici le choix des traducteurs anglais et de Poumlhlmann pour la traduction du terme ratio dans uncontexte globalement plus souple que celui des manuels techniques et laquo linguistiques raquo du reacuteformateur il nousfaut toutefois signaler que la laquo ratio raquo est preacuteciseacutement ce qui deacutefinissait lrsquoars rheacutetorique ou ladialectique preacuteceacutedemment meacutethode pour la deacutefinition des termes simples technique pour lrsquoinvention des

242

contemplatif et pour ainsi dire cette conversion de regard par lesquels lrsquoœil est reacuteassigneacute agrave la

meacuteditation du Dieu fait chair Formellement la theacuteologie est donc bien toujours theacuteologique

si lrsquoon entend ici ce terme en son sens eacutetymologique drsquoune science de la nature divine Mais la

nouvelle ratio de la connaissance de Dieu adosseacutee agrave la quecircte du sens eacutevegravenementiel de

lrsquoincarnation srsquoaligne et srsquoajuste au renouveau du mode drsquoecirctre mecircme du divin et agrave lrsquohistoire

de sa preacutesence temporelle

Dans les temps post-christiques ndash cest-agrave-dire eacutevidemment dans les temps

messianiques eux-mecircmes ndash crsquoest agrave une contemplation de la signification de lrsquoeacutevegravenement-

Christ ndash du fond de sa preacutesence de lrsquoappel de son passeacute et de la virtualiteacute de sa reacutepeacutetition ndash

que la theacuteologie se voit visseacutee Crsquoest lrsquoeacutevegravenement mecircme de lrsquoincarnation dans toute la

positiviteacute et dans toute lrsquoefficience de sa manifestation historique qui justifie et commande le

recentrement du regard du savant chreacutetien Ce dont la theacuteologie de lrsquoEcole se rend coupable

crsquoest drsquoabord drsquoune ceacuteciteacute agrave lrsquohistoriciteacute de Dieu La deacuterive meacutetaphysique de la dogmatique se

voit donc moins deacutebusqueacutee au nom de lrsquoaccusation drsquoune abstraite laquo speacuteculativiteacute raquo qursquoau

nom de ce qui en elle commande deacutejagrave la ruine de la christologie Ou plus preacuteciseacutement crsquoest

le sens de lrsquoaccusation mecircme du laquo speacuteculatif raquo qui finit ici par se charger du mobile drsquoun

recentrement du discours doctrinal vers son site christique le speacuteculatif crsquoest avant tout

lrsquohallucination du Dieu sans Christ Et la nova ratio theacuteologique deacutelimite ainsi les contours de

la seule vraie doctrine chreacutetienne celle qui se rend alerte au sens de la positiviteacute de

lrsquoinstitution historique du Dieu incarneacute Crsquoest dans lrsquoeacutevegravenementialiteacute et lrsquoactualiteacute historique

de lrsquoincarnation ndash et non dans une meacuteditation sur son abstraite et intemporelle condition

ontologique ndash que se reacutevegravele la nouvelle sagesse de la vraie theacuteologie

sect10 La folie de la preacutedication et la sagesse des hommes quelques remarques autour du thegraveme de

lrsquoopposition de la theacuteorie et de la pratique

Cette premiegravere preacutecision appelle une nouvelle remarque Celle-ci doit pointer en

premiegravere approche le sens plus preacutecis que Melanchthon confegravere agrave lrsquoopposition paulinienne de

la laquo folie de la preacutedication raquo (laquo stultitiam praedicationis raquo) et de la laquo sagesse des hommes raquo Si

cette opposition scripturaire renvoie bien agrave la ligne de deacutemarcation qui oppose en un sens un

certain site ceacuteleste ndash le Dieu invisible ndash agrave un certain espace terrestre ndash celui du Dieu charnel

cette opposition ne peut jamais se concevoir comme relevant pour autant drsquoun rejet simple du

mode cognitif de la contemplatio Ce nrsquoest pas pour se deacutelier de toute entreprise

arguments proceacutedure stylistique pour la construction des figures et des tropes etc

243

contemplative que la doctrine se recentre sur la chair et sur la misegravere humaine dans

lrsquoancienne comme dans la nouvelle ratio cognoscendi crsquoest toujours bien de laquo contemplatio raquo

qursquoil srsquoagit et la redondance du terme dans notre citation exprime suffisamment cette identiteacute

formelle du mode de connaicirctre dans les deux cas Nous touchons lagrave aux limites de

lrsquointerpreacutetation restrictivement anti-speacuteculative de la deacutenonciation du laquo thegraveme scolastique raquo

Si anti-speacuteculation il y a bien au sens drsquoune prescription de lrsquoeacutevitement du meacutetaphysique ndash et

nrsquoest ce pas cela drsquoabord la sophia grecque dans son acception aristoteacutelicienne 430 ndash cet

eacutevitement ne srsquoaligne jamais sur la ligne de ceacutesure qui seacuteparerait univoquement la sphegravere

theacuteoreacutetique et la sphegravere pratique

Comme nous ne cessons de le reacutepeacuteter depuis les premiegraveres preacutemisses de cette eacutetude

la nature et la destination de la theacuteologie rendent la situation de son lieu propre reacutefractaire agrave

toute topographie construite autour de lrsquoopposition des cateacutegories grecques du theorein et de

la praxis Lrsquoopposition de ces cateacutegories ndash jusque dans ses deacuteclinaisons les plus

contemporaines et notamment dans la confrontation du speacuteculatif et de lrsquoexistentiel ndash obstrue

fatalement lrsquointelligence du sens qursquoil convient ici de precircter agrave la nova ratio cognoscendi A ce

sujet Melanchthon dira encore beaucoup plus loin dans le traiteacute

laquo Lrsquoenseignement des choses sacreacutees ne peut nous ecirctre eacutetranger sauf si nous ne sommes paschreacutetiens Parce que la discipline chreacutetienne devrait ecirctre reccedilue de tous431 raquo

Le premier eacutecho agrave cette affirmation se donne ici degraves notre introduction sous la

proposition suivante

laquo Mais quiconque est ignorant de ces lieux ndash la puissance du peacutecheacute la Loi la gracircce ndash je nevois pas comment je peux lrsquoappeler un laquo chreacutetien raquo432 raquo

Lrsquoexigence drsquoun abaissement de la theacuteologie agrave la surface du monde terrestre et agrave une

meacuteditation sur la chair se conjoint avec une exigence simultaneacutee drsquoeacuteleacutevation de la chreacutetienteacute agrave

la connaissance de la theacuteologie La vraie theacuteologie est co-extensive agrave la communauteacute

chreacutetienne elle-mecircme Crsquoest dans la connaissance de lrsquoepisteme et dans lrsquoaccegraves agrave la doctrina

que je me fais chreacutetien La valeur eacutedifiante de la doctrine ne coiumlncide donc jamais avec sa

dispense de toute dimension theacuteoreacutetique Crsquoest dans et par sa veacuteriteacute mecircme ndash au sens le plus430 Voir Aristote Metaphysique ougrave le nom de la laquo science suprecircme raquo dont on cherche agrave eacutetablir la meacutethode et les objets se laisse avant tout deacutesigner sous le seul titre de sophia431 laquo Neque vero a nobis aliena censeri debet rerum sacrarum professio nisi non sumus christiani quandoquidemcommunis omnium esse debet christiana disciplina raquo Melanchthon op cit p34 1[41]432 laquo Reliquos vero locos peccati vim legem gratiam qui ignoratit non video quomodo christianum vocem raquo ibid p 22 O[12]

244

radicalement eacutepisteacutemologique du terme ndash que la doctrine est efficiente Et ici les mots ne

peuvent trahir lrsquoesprit face agrave lrsquoeffectiviteacute du Dieu fait chair crsquoest bien lrsquourgence drsquoune

contemplatio qursquoil nous faut drsquoabord assumer Se rendre theacuteologique crsquoest faire de

lrsquoeacutevegravenement du Dieu terrestre la clocircture propre drsquoune meacuteditation Lrsquoanti-speacuteculation

meacutelanchthonienne ne saurait donc jamais srsquoentendre dans le sens drsquoune eacuteconomie de toute

activiteacute laquo intellectuelle raquo et contemplative

sect11 Les beacuteneacutefices du Christ et lrsquoutilitarisme de la doctrine chreacutetienne

Cette reacuteassignation agrave la contemplation de la chair Melanchthon en fait encore

lrsquooccasion drsquoun retour au propre - agrave nous-mecircmes et agrave nous-mecircmes agrave vrai dire sur le mode le

plus inquiet qui puisse drsquoabord se formuler celui de la fragilitas La chair dessine le site drsquoun

point de rencontre entre lrsquoaffleurement du divin et la probleacutematique de notre preacutecariteacute Crsquoest

cette preacutecariteacute qui est au sens le plus rigoureux du terme la quaestio nodale de toute

lrsquoentreprise theacuteologique La theacuteologie crsquoest ce tout discursif qui circule dans lrsquoespace de deacutebat

ouvert par la jonction du factum de la fragilitas et de lrsquoeacutevegravenement de lrsquoincarnation Crsquoest sous

lrsquoabstraction ndash sous lrsquoeacuteconomie ndash de cette preacutecariteacute que srsquoeffectue le mouvement du retour au

propre dans la nova ratio cognoscendi Ce retour au propre srsquoeffectue encore sous le signe

drsquoun argumentaire surdeacutetermineacute par lrsquousage drsquoun lexique litteacuteralement eacuteconomique lexique

de lrsquointeacuterecirct du beacuteneacutefice ou inversement de lrsquoinutiliteacute de la laquo vaniteacute raquo agrave laquelle sont

renvoyeacutees les eacutetudes laquo scolastiques raquo De ces eacutetudes Melanchthon nous dit que

laquo Leur stupiditeacute [stultitia] pourrait mecircme ne pas ecirctre remarqueacutee si ces stupides [stultae]disputes nrsquoavaient pas dans le mecircme temps obscurcis lrsquoEvangile et les beacuteneacutefices duChrist433 raquo

Ici se deacutelimitent deacutejagrave les clocirctures propres de la vraie theacuteologie Se faire theacuteologien

crsquoest connaicirctre par une contemplation du Dieu fait chair les beacuteneacutefices que deacutegage pour nous

lrsquoeffectiviteacute historique de lrsquoeacutevegravenement-Christ La materia de la theacuteologie se tient dans

lrsquoeacutetroitesse de la consideacuteration de ce beacuteneacutefice Ce sont les beneficia christi qui ouvrent et

deacutemarquent tout agrave la fois lrsquohorizon total de la contemplation theacuteologique La nouvelle maniegravere

433 laquo Et dissimulari eorum stultitia posset nisi evangelium interim et beneficia Christi obscurassent nobis illaestultae disputationes raquo ibid p 20 O[10] Nous optons ici pour la traduction litteacuterale de laquo beneficia raquo parlaquo beacuteneacutefices raquo contre le choix du terme laquo bienfaits raquo qui nous paraicirct masquer en partie lrsquoaccent utilitaire du sensen jeu ici Lrsquoeacutevidence de cet accent srsquoatteste agrave la surcharge geacuteneacuterale de lrsquoextrait par le lexique de lrsquointeacuterecirct

245

de connaicirctre Dieu opegravere donc drsquoabord sous le mode drsquoun recentrement sur lrsquointeacuterecirct propre la

clocircture theacuteologique srsquoajuste aux bornes de la consideacuteration de mes beacuteneacutefices

En cela les Loci communes apparaissent comme triplement eacuteconomiques organiseacutes

et abreacutegeacutes nous lrsquoavons vu mais encore laquo inteacuteresseacutes raquo au sens le plus banalement

laquo utilitariste raquo de ce terme Evidemment la connaissance anticipeacutee du reste de la doctrine du

manuel de 1521 nous permet de nous garder drsquoavance de meacutesinterpreacuteter le sens du

rapprochement des beneficia christi et du Dieu en chair selon la voie drsquoune lecture chreacutetienne

ndash par ailleurs sans doute caricaturale ndash propre agrave la devotio moderna434 Dieu incarneacute nrsquoest pas

beacuteneacutefique au sens drsquoune triviale proximiteacute charnelle ndash au sens drsquoun simple partage de la

souffrance terrestre ou de la possibiliteacute drsquoune exemplariteacute divine et de sa correacutelative

prescription drsquoune imitatio christi La figure du Dieu incarneacute crsquoest drsquoabord celle du Dieu mis

en croix Et ce Dieu mis en croix est moins un Dieu qursquoon imite qursquoun Dieu dont on tire

profit Crsquoest dans son calvaire et dans sa passion que se tient le sens deacutefinitif de lrsquoincarnation

divine Le Christ beacuteneacutefique crsquoest le Christ qui ouvre en accomplissant la mort de Dieu le

reacutegime du laquo nouveau testament eacuteternel raquo la possibiliteacute de la gracircce et lrsquoinstitution de lrsquohomme

nouveau Nous aurons agrave revenir sur ces quelques points agrave lrsquooccasion de notre dernier chapitre

Nous voici donc en possession du thegraveme de la doctrine chreacutetienne La materia du

discours theacuteologique crsquoest le tout de lrsquoextension theacutematique assigneacutee aux lieux des beacuteneacutefices

du Christ Mais qui est le sujet et preacuteciseacutement le beacuteneacuteficiaire de ces beacuteneacutefices annonceacutes

Qui se cache derriegravere le laquo nous raquo drsquousage du discours meacutelanchthonien Le retour de la

theacuteologie au domaine du propre serait-ce lagrave lrsquoattestation drsquoun recentrement de la theacuteologie sur

le thegraveme anthropologique Le subiectum ndash au double sens du terme ndash de la theacuteologie ne

serait-ce finalement rien drsquoautre que lrsquoentiteacute humaine

sect12 Premiegravere position de la question anthropologique la question de la signification du vis humanae

dans la somme

La suite du texte et notamment le mouvement de la deacuterive progressive du lieu des

forces humaines dans la peccatologie et dans la doctrine de la Loi nous interdira

manifestement drsquoemprunter cette voie interpreacutetative Nous y verrons la construction eacutetageacutee

drsquoune doctrine du peacutecheacute agrave la fois co-extensive et reacutesolument heacuteteacuterogegravene agrave la logique de434 De cette devotio moderna un courant de spiritualiteacute diffuseacutee par les laquo Fregraveres de la vie commune raquo et les chanoines de Windesheim aux Pays-Bas crsquoest eacutevidemment lrsquoouvrage canonique De imitatione christi de Thomasa Kempis qui constitue encore le teacutemoignage laquo doctrinal raquo le plus canonique

246

lrsquoanthropologie Cette deacuterive ex-anthropologique de la doctrine se construit dans les Loci

communes en deux temps drsquoabord par lrsquoassignation de lrsquoecirctre du sujet theacuteologique agrave la

condition restrictive de la fragilitas ensuite dans le renvoi de la probleacutematique du peacutecheacute

originel au site drsquoune discussion sur les modes drsquoefficience de la Loi Avant drsquoentrer dans la

chair drsquoune explication textuelle deacutetailleacutee il nous faut tenter de situer les coordonneacutees des

deacuteveloppements du premier lieu Ce premier lieu est celui des hominis viribus ndash des forces ou

des puissances humaines conformeacutement au programme esquisseacute dans le tableau topique

agricoleacuteen preacutesenteacute dans lrsquointroduction (apregraves exclusion des quatre premiers lieux

meacutetaphysiques) Il engage en reacutealiteacute une discussion sur la notion fictionnelle du liberum

arbitrium et la mention de ce laquo libre arbitre raquo constitue drsquoailleurs le sous-titre explicite de ce

premier chapitre des Loci (laquo De hominis viribus adeoque libero arbitrio raquo) Au sujet de ce

titre et du contexte discursif de ce point de deacutepart il nous faut formuler degraves agrave preacutesent un

certain nombre de remarques importantes

a) Le terme de laquo vis raquo deacutesigne et deacutelimite agrave la fois la cateacutegorie centrale du

dynamisme des deacuterivations topiques et lrsquoespace total de la discussion de la doctrine

theacuteologique Que Melanchthon discute des ressources de lrsquohomme des faculteacutes cognitives

de lrsquoefficience de la Loi ou de la puissance de lrsquoEvangile crsquoest partout un mecircme terme qui est

employeacute dans tous les cas de humanis viribus de vis cognoscendi de vi legis de vi

envangelii Nous savons que le latin laquo vis raquo peut srsquoentendre au moins selon cinq acceptions

proches mais marqueacutees par des nuances connotatives importantes (nous laissons ici de cocircteacute les

sens qui construisent une veacuteritable eacutequivociteacute) Le vis crsquoest ainsi

1 La puissance ou la force au sens aristoteacutelicien drsquoune pure capaciteacute de

mouvement

2 La faculteacute au sens classique de lrsquoinstrument propre drsquoune activiteacute

3 La ressource au sens drsquoune puissance utile drsquoun appui ou drsquoun moyen drsquoaction

4 Lrsquoessence ou la nature

5 La vertu435

La plupart des traducteurs des Loci (en allemand et en anglais) rendent souvent par

des expressions varieacutees les diverses occurrences du terme traduisant selon le contexte le vis

latin soit par la Kraft ou le power soit par la Faumlhigkeit (ou Fakultaumlt) ou la faculty (notamment

lorsqursquoil srsquoagit de traduire la laquo vis cognoscendi raquo par exemple)436 Cette inflation lexicale nous

435 Voir Dictionnaire Gaffiot opcit436 Nous faisons ici reacutefeacuterences agrave la traduction allemande de Poumlhlmann (op cit comparer la traduction de laquo vis raquo par laquo Faumlhigkeit raquo p 37 et les autres occurrences du terme) et anglaise de Pauck (mecircme scheacutema usage du terme

247

paraicirct agrave plus drsquoun titre regrettable Elle lrsquoest drsquoabord parce qursquoelle masque la profonde uniteacute

conceptuelle qui se trame derriegravere lrsquousage de cette expression unique ainsi que sa centraliteacute

argumentative dans lrsquoeacuteconomie de lrsquoouvrage Mais plus gravement cette diversiteacute lexicale

illeacutegitime rend inapparente ce mouvement que nous qualifions deacutejagrave comme celui drsquoune des-

anthropologisation ou drsquoune ex-anthropologisation du propos theacuteologique Comprendre la

force humaine comme une faculteacute cest-agrave-dire comme une puissance propre inteacuterieure et

substantielle crsquoest preacuteciseacutement lagrave le contre-sens qursquoil nous faut agrave tout prix eacuteviter La

puissance de lrsquohomme nous apparaicirctra drsquoabord et surtout comme la puissance dans lrsquohomme

cest-agrave-dire la puissance externe eacutetrangegravere et heacuteteacuterogegravene qui le traverse (puissance de la loi

du peacutecheacute de la gracircce du sacrement etc) Le vis cognoscendi meacutelanchhtonien nrsquoest donc lui-

mecircme rien de tel qursquoune faculteacute humaine au sens classique drsquoune psychologie drsquoheacuteritage

aristoteacutelicien il se montrera bien au contraire comme une pure reacuteceptiviteacute agrave la Loi et aux

commandements divins ndash une pure fonction de reacuteveacutelation et drsquoinscription drsquoune exteacuterioriteacute

dans la clocircture du soi la puissance du peacutecheacute elle-mecircme Toute la doctrine de la nomologie

des Loci nous apparaicirctra ainsi comme lrsquooccasion drsquoune critique radicale de la cateacutegorie de la

faculteacute Nous ferons donc toujours le choix de traduire le terme vis par lrsquounique terme de

laquo puissance raquo (ou agrave la limite par le franccedilais laquo force raquo que nous tenons ici pour strictement

eacutequivalent) Cette traduction se justifiera encore par sa capaciteacute agrave rendre compte de ce qui fait

aussi lrsquoessence et lrsquoidentiteacute propres de la theacuteologie de Melanchthon le lieu drsquoune physique de

la Parole divine ndash une science des jeux de forces des modes de sa performativiteacute oratoire (Loi

Evangile)

b) Le premier lieu de la doctrine theacuteologique est un lieu neacutegatif Et neacutegatif ce lieu

lagrave ne lrsquoest pas seulement dans le sens ougrave il supporterait une charge ou une polarisation

affective destructrice (comme le peacutecheacute ou la Loi qui sont les causes efficientes de la

deacutesespeacuterance) Mais le lieu des puissances humaines est neacutegatif drsquoabord en ce sens ougrave il nrsquoest

preacuteciseacutement pas un lieu de la somme theacuteologique il est une fiction sophistique ndash ou si lrsquoon

ose cette mixture eacutetrange du latin et du grec un pseudo-locus Et pseudo-locus le lieu des

puissances humaines lrsquoest encore doublement drsquoune part en soi en ce sens ougrave Melanchthon

parviendra preacuteciseacutement agrave cette conclusion qursquoil nrsquoexiste pas de forces speacutecifiquement

humaines ndash ou ce qui revient au mecircme qursquoil nrsquoexiste pas de forces speacutecifiquement humaines

qui puissent inteacuteresser la theacuteologie ndash et drsquoautre part sous sa figure scolastique du liberum

arbitrium comme fiction des fictions fiction originaire archi-fiction de toutes les fictions

de laquo faculteacute raquo dans la doctrine de la partition de la nature humaine - p 23 laquo cognitive faculty raquo - et du terme laquo power raquo ailleurs op cit)

248

sophistiques theacuteologiques constructibles et qui reacutesume preacuteciseacutement en lui sous lrsquoextension de

son concept cette hallucination native de lrsquoexistence drsquoune puissance humaine Le lieu des

puissances humaines crsquoest donc la premiegravere attestation du mode de construction neacutegatif des

Loci communes la signature de la preacutegnance ou du moins de la centraliteacute da la fonction

reacutefutatrice de la dogmatique

c) Ceci nous amegravene preacuteciseacutement agrave notre troisiegraveme remarque le vrai thegraveme du

premier lieu ndash lieu preacuteparatoire transitoire et encore meacuteta-theacuteologique ndash est preacuteciseacutement la

discussion de la question de lrsquoexistence drsquoune liberteacute naturelle et anthropologique

Lrsquoaccusation de la thegravese de cette existence est eacutevidemment commandeacutee par la conception

positiviste institutionnelle historique et ex-anthropologique que la doctrine lutheacuterienne se fait

de la reacutealiteacute de la liberteacute ndash qui est toujours libertas christiana liberteacute eacutevangeacutelique En ce sens

le pseudo-lieu des puissances humaines est appeleacute par essence agrave se deacutepasser dans la

consideacuteration de la doctrine du peacutecheacute Il faut donc se garder drsquoavance drsquoun contre-sens qui

consisterait agrave supposer que les Loci communes sont le lieu ou lrsquooccasion drsquoune discussion

approfondie du problegraveme philosophique de la liberteacute humaine Du problegraveme de cette liberteacute

Melanchthon ne traitera pas ou presque le releacuteguant dans le champ de la discussion drsquoune

laquo liberteacute exteacuterieure raquo trivialiseacutee et rendue eacutetrangegravere agrave la discussion proprement

philosophique De la mecircme maniegravere le lecteur ne pourra pas srsquoattendre agrave retrouver dans la

discussion du liberum arbitrium quelque chose comme une reacutefutation rigoureuse des doctrines

theacuteologiques classiques (Thomas Scot Ockham etc) Ce que Melanchthon vise agrave montrer

crsquoest certes que la doctrine du libre arbitre est fausse mais surtout qursquoelle est allogegravene agrave

lrsquoeacuteconomie de la vraie somme theacuteologique En ce sens crsquoest sans doute seulement avec

lrsquounique figure drsquoAugustin que notre reacuteformateur engage ici une discussion reacuteelle

sect13 Lrsquoaccusation du liberum arbitrium

Si lrsquoombre de la doctrine augustinienne du peacutecheacute sature la discussion du premier

lieu le reste de la production doctrinale theacuteologique est dans sa positiviteacute propre tregraves

largement mise sous le boisseau Sous lrsquoapparence drsquoune dimension reacutefutatrice crsquoest donc

avec lrsquointention de refonder lrsquoautonomie du propos theacuteologique sur la liberteacute que

Melanchthon ouvre drsquoembleacutee le parcours topique du manuel

249

laquo Augustin et Bernard ont eacutecrit sur le libre arbitre et le premier a largement reacuteviseacute ces ideacuteesinitiales dans les livres qursquoil a eacutecrit plus tard contre les Peacutelagiens Bernard nrsquoest pas coheacuterent[non est similis sui] Il existe aussi certaines choses agrave ce sujet chez les Grecs mais ellessont sporadiques Puisque je ne suivrai pas ici les opinions des hommes je tenterai drsquoexposerles choses agrave la fois simplement et clairement Les auteurs anciens aussi bien que lesmodernes ont presque entiegraverement obscurci notre vue parce qursquoils ont interpreacuteteacute lrsquoEcritureselon une voie qui satisfait dans le mecircme temps le jugement de la raison humaine437 raquo

A lrsquoeacutenonceacute du programme de cette autonomie discursive se rattache une bregraveve et

impreacutecise mise en accusation de la doctrine geacuteneacuterale du liberum arbitrium

laquo Bien que sur ce lieu la doctrine chreacutetienne diffegravere radicalement de la philosophie et de laraison humaine la philosophie a neacuteanmoins [ici] progressivement envahi le christianisme Ledogme impie du libre arbitre a pris le pas sur les beacuteneacutefices du Christ et a lrsquoa obscurci par lasagesse profane et humaine de notre raison Le mot de laquo libre arbitre raquo totalement eacutetranger agravelrsquoEcriture Sainte au sens et au jugement de lrsquoEsprit [hellip] a eacuteteacute utiliseacute De la philosophie dePlaton a eacutegalement eacuteteacute ajouteacute le mot laquo raison raquo pareillement pernicieux De la mecircmemaniegravere que lrsquoEglise a ces derniers temps embrasseacute Aristote plutocirct que Christ la doctrinede lrsquoEglise chreacutetienne a eacuteteacute en ses deacutebuts mineacutee drsquoabord par la philosophie de Platon Defait donc il nrsquoexiste en dehors des eacutecritures canoniques aucune litteacuterature valable danslrsquoEglise438 raquo

Nous choisissons de suivre les traducteurs allemands et anglais439 en traduisant laquo vox

liberi arbitrii raquo par laquo le mot laquo libre arbitre raquo raquo et laquo vocabulum rationis raquo par laquo le mot

laquo raison raquo raquo En reacutealiteacute une traduction plus extensive par laquo le lexique du libre arbitre raquo ou laquo le

lexique de la raison raquo (en rendant justice au geacutenitif) serait aussi tout agrave fait valide et peut-ecirctre

mecircme preacutefeacuterable Chez Melanchthon les termes simples ouvrent et organisent toujours dans

la seule borne de leurs ressources de sens la mosaiumlque lexicale inteacutegrale drsquoun reacuteseau de

correacutelats terminologiques varieacutes Le lexique de la raison crsquoest donc bien le mot laquo raison raquo lui-

mecircme mais aussi lrsquoensemble de ses voisins seacutemantiques et de ses renvois topiques (causaux

partitifs essentiels etc) la raison donc mais aussi la boulesis lrsquointellect lrsquohabitus vertueux

437 laquo Scripsere de libero arbitrio Augustinus et Bernardus et ille quidem sua posterioribus libris quos adversus Pelagianos edidit multipliciter retractavit Bernardus non est similis sui Sunt hac de re etiam apud Graecos quaedam sed sparsim Ego quandoquidem non sequar hominum opiniones et simplicissime et planissime rem exponam quam fere obscurarunt auctores tum veteres tum novi quia sic interpretabantur scripturas ut simul vellent tamen rationis humanae iudicio satisferi raquo Melanchthon ibid p 24 1[1-2]438 laquo Et in hoc quidem loco cum prorsus christiana doctrina a philosophia et humana ratione dissentiat tamensensim irrepsit philosophia in christianismum et receptum est impium de libero arbitrio dogma et obscurataChristia beneficentia per profanam illam et animalem rationis nostrae sapientiam Usurpata est voc liberi arbitriia divinis literis a sensu et iudicio spiritus alienissima qua videmus sanctos viros non raro offensos esseAdditum est e Platonis philosophia vocabulum rationis aeque perniciosum Nam perinde atque his posterioribusecclesiae temporibus Aristotelem pro Christo suumus amplexi ita statim post ecclesiae auspicia per Platonicamphilosophiam christiana doctrina labefctata est raquo ibid p 26 1[4-6]439 Poumlhlmann et Pauck (op cit respectivement p 26 et p 23)

250

etc Cette citation prolonge nos commentaires anteacuterieurs sur le sens du mobile anti-

philosophique de la premiegravere theacuteologie de Melanchthon Si crsquoest eacutevidemment dans la seule

clocircture de la doctrine chreacutetienne que les fictions philosophiques sur le liberum arbitrium sont

drsquoabord invalideacutees il ne faut pas pour autant en conclure que ces fictions auraient par

ailleurs une leacutegitimiteacute propre dans drsquoautres sphegraveres discursives Crsquoest aussi en soi que les

hallucinations philosophiques sont pernicieuses (laquo perniciosum raquo)

Nous touchons lagrave preacuteciseacutement aux limites de lrsquoeacutetancheacuteiteacute des domaines de discours

des doctrines philosophiques et theacuteologiques Dans son volet anthropologique ndash dans les

constructions fantasmeacutees qursquoelle eacutelabore au sujet de la nature humaine et de ses ressources

propres de puissance ou de liberteacute ndash la philosophie est non seulement toujours dangereuse

mais elle est mecircme bien plus la souche absolument premiegravere de toute dangerositeacute Crsquoest agrave la

source commune de la psychologie aristoteacutelicienne et platonicienne que viennent srsquoabreuver

tous les sophismes dogmatiques de la theacuteologie laquo scolastique raquo Derriegravere le faux dogme du

libre arbitre (il est remarquable agrave ce sujet que Melanchthon emploie ici le terme de laquo dogma raquo

et non plus celui de laquo doctrina raquo) crsquoest le ressort total de lrsquoanthropologie philosophique qui

porte la responsabiliteacute premiegravere de la deacutegeacuteneacuterescence doctrinale Par delagrave le liberum

arbitrium srsquoeacutenonce ainsi le programme massif drsquoune contestation globale du jeu conceptuel

affeacuterent au thegraveme de la ratio philosophique Dans cette contestation seulement lrsquoespace

respiratoire de la doctrine des beacuteneacutefices du Christ peut se libeacuterer et srsquoouvrir

La psychologie philosophique ndash dans son indeacutetermination mecircme ndash srsquoavoue donc

deacutejagrave dans les premiegraveres esquisses et les premiers contreforts analytiques du pseudo-lieu

homo comme la racine corruptrice absolument native des sophistications theacuteologiques Avoir

fait de lrsquohomo le lieu propre de la doctrine du spiritus crsquoest lagrave lrsquoimpieacuteteacute deacutefinitive qui accuse

par naissance lrsquoensemble de lrsquoentreprise philosophique Lrsquointeacutegraliteacute des doctrines classiques

de lrsquo laquo Eglise raquo (laquo ecclesia raquo) chreacutetienne se voit ainsi par avance et pour ainsi dire par

heacutereacutediteacute accuseacutee sous le seul principe et sous la seule communauteacute formelle drsquoune

psychologie anthropologique Ce que nous apprend Melanchthon crsquoest que lrsquohomme ne

saurait ecirctre le site inchoatif de la psychologie la vraie psychologie la vraie science du

Spiritus crsquoest la physique de la Parole ndash lrsquoeacutetude du jeu des puissances propres du Verbe

Crsquoest la communauteacute formelle de cette corruption qui rend raison de lrsquoimpreacutecision

mecircme des condamnations meacutelanchthoniennes Crsquoest le deacutegagement du principe unique de la

deacutegeacuteneacuterescence doctrinale qui autorise notre auteur agrave rendre sa critique si eacutetrangement

transversale agrave toutes les scansions classiques de lrsquohistoire de la doctrine et de lrsquoEglise La

251

premiegravere opposition que Melanchthon traverse insolemment crsquoest drsquoabord celle de Platon et

drsquoAristote qui contre deux milleacutenaires de clivages acadeacutemiques se voit reacuteduite au mecircme

sous la condamnation extensive de la rationaliteacute philosophique et de sa souche anthropo-

reacutefeacuterentielle Sous lrsquoindistinction de ces deux premiers noms propres crsquoest encore la

diffeacuterence de lrsquoEglise antique et de lrsquoEglise meacutedieacutevale qui se laisse gommer par le jeu drsquoune

analogie englobante (laquo nam perinde atquehellip raquo) Lrsquouniteacute historiquement probleacutematique de

lrsquoantiquiteacute dogmatique chreacutetienne et de la theacuteologie meacutedieacutevale est ainsi ressaisie dans

lrsquoeacutevidence drsquoune seule divergence ndash accessoire ndash de tutelle ou de patronage lrsquoEglise des

Pegraveres consentirait agrave Platon ce que lrsquoEglise contemporaine doit agrave Aristote

Sur ce point la mention reacutecurrente du terme drsquo laquo ecclesia raquo ndash trois occurrences dans

un deacuteveloppement si serreacute ndash doit ecirctre absolument remarqueacutee par delagrave la jonction de lrsquoEglise

antique et de lrsquoEglise meacutedieacutevale crsquoest aussi la dichotomie du monde eccleacutesiastique et du

monde universitaire qui est reacutesorbeacutee dans lrsquouniteacute drsquoun mecircme lignage440 Ecole et Eglise

apparaissent comme les complices et comme les lieux de rencontre de lrsquohistoire drsquoune

doctrine unique Ce sont encore les deacutechirures internes agrave la theacuteologie meacutedieacutevale ndash et cela est

plus classique ndash qui sont reconduits agrave la simpliciteacute drsquoune commune hallucination exit les

disputes intestines entre les eacutecoles drsquoOccam de Thomas ou de Scot crsquoest dans la mecircme

bouillie drsquoune laquo sophistique raquo que le divers de leurs dogmatiques est finalement mecircleacute Mais le

geacutenie strateacutegique de Melanchthon dans sa poleacutemique contre la laquo scolastique raquo repose surtout

dans cette faccedilon de preacutesumer dans lrsquohistoire de la dogmatique chreacutetienne une adheacutesion

univoque et trancheacutee agrave la thegravese mecircme de lrsquoexistence du liberum arbitrium En ramenant le

dogme du libre arbitre agrave son ressort philosophique profond notre reacuteformateur renvoie ndash

contre eacutevidemment toute rigueur historique mais lagrave nrsquoest pas lrsquoenjeu ndash lrsquoensemble de la

doctrine de lrsquoEglise au symbole drsquoheacutereacutesie et agrave la figurendashfantocircme de Peacutelage

Lrsquoheacutereacutesie et lrsquoimpieacuteteacute qui constituent les labels les eacutetalons critiques et aussi les

preacutetextes eccleacutesiastiques drsquoune discrimination des doctrines sont retourneacutees contre lrsquoEglise

elle-mecircme au fond et par delagrave toutes les contestations de surface crsquoest lrsquointeacutegraliteacute de la

theacuteologie de lrsquoEcole qui serait infesteacutee dans sa chair par la souche infectieuse du

peacutelagianisme La distinction de lrsquoheacutereacutesie et de lrsquoorthodoxie romaine saute dans la furie de

cette indiffeacuterenciation le vrai peacutelagianisme ce nrsquoest pas seulement Peacutelage crsquoest le tout de

lrsquoimmixtion illicite de la philosophie dans la doctrine du Christ Si la strateacutegie poleacutemique

meacutelanchthonienne est provocante nous verrons que ses ressources doctrinales sont en mecircme

440 Sur ce sujet et sur la neacutecessiteacute de resituer lrsquohistoire de la critique de la laquo scolastique raquo des reacuteformateurs dansle champ plus vaste drsquoune eccleacutesiologie et drsquoune histoire des critiques de lrsquoEglise voir encore lrsquoouvrage de PhBuumlttgen (op cit et notamment lrsquoarticle laquo Luther et la Sorbonne raquo)

252

temps tout agrave fait coheacuterentes il srsquoagira de montrer que ce nrsquoest pas seulement

lrsquoanthropologisation de la doctrine de la gracircce qui est dangereuse pour la contemplation des

beneficia christi mais aussi et drsquoabord lrsquoanthropologisation de la doctrine mecircme du peacutecheacute

Crsquoest toute la psychologie philosophique des faculteacutes humaines et non pas seulement sa

version optimiste qui se voit ainsi disqualifieacutee Par lagrave encore la figure drsquoAugustin laisseacutee

drsquoabord indemne du soupccedilon et de la controverse se verra encore finalement accuseacutee

implicitement sous le mobile drsquoune mecircme exigence anti-psychologiste Crsquoest que le concept

du liberum arbitrium doit ici aussi srsquoentendre bien moins dans son acception litteacuterale que

dans un sens extensif et poleacutemique ce qui se trame derriegravere le fantasme du libre arbitre crsquoest

lrsquoillusion inteacutegrale drsquoune ressource humaine de spiritualiteacute

sect14 Vis affecti et vis cognoscendi la simpliciteacute drsquoune partition

En ce sens le mouvement propre des trois premiers lieux des Loci communes de

1521 apparaicirctra comme le deacutebordement et la transcendance progressive de lrsquoesquisse

drsquoanthropologie initiale dans la nomologie Crsquoest en ce sens que nous faisons le choix de

traiter ce mouvement total comme un procegraves unifieacute et en un sens comme une deacuterive

indeacutecomposable Cette option de meacutethode nous permettra de deacutegager avec plus de justesse le

sens du statut que le manuel confegravere agrave lrsquoanthropologie Ce premier mouvement constitue pour

nous et si lrsquoon peut se permettre drsquooser des deacutecoupages transversaux agrave lrsquoeacuteconomie propre du

traiteacute la premiegravere partie de la theacuteologie meacutelanchthonienne de 1521 sa theacuteologie neacutegative

Du point de vue de son correacutelat affectif cette premiegravere partie coiumlncide avec le moment de la

deacutesespeacuterance entendu au sens strict drsquoune carence drsquoespoir vis-agrave-vis de la perspective du

salut et de la gracircce Crsquoest avec le locus de la loi que la discussion theacuteologique peacutenegravetre dans les

artegraveres profondes de la doctrine paulinienne et marque son point de contact avec les lieux

positifs et theacuterapeutiques de la gracircce et de la justification Dans lrsquoopposition de la Loi et de

lrsquoEvangile la theacuteologie circule dans la veine de sa striure nourriciegravere

Le mode de dynamisme qui reacutegit le passage drsquoun lieu agrave un autre dans cette premiegravere

partie du traiteacute peut donc ecirctre vu comme celui drsquoune progression dans la clarteacute de la

conception du peacutecheacute et comme une reacutegression dans lrsquoordre de ses causes successives ndash

jusqursquoagrave sa cause premiegravere et absolument efficiente qui se reacutevegravelera ecirctre le vis de lege Si

lrsquoindex meacutelanchthonien srsquoengage drsquoabord sur une bregraveve explication des principes de la nature

humaine crsquoest ainsi seulement comme la position immeacutediate du sol ou de lrsquoarriegravere-fond

253

premier de la probleacutematique theacuteologique du peacutecheacute Au-delagrave de la fonction reacutefutatrice qursquoil

exerce vis-agrave-vis du pseudo-lieu du liberum arbitrium le discours de homines manifeste

partout le programme drsquoune abreacuteviation et drsquoune dispense radicale drsquoune analytique deacutetailleacutee

des faculteacutes humaines La critique de la psychologie anthropologique que nous annoncions

dans nos deacuteveloppements preacuteceacutedents srsquoattestera ainsi drsquoabord dans une reacuteduction reacutesolue des

principes de la nature de lrsquohomme Aux divisions eacutetageacutees et agrave la multiplication foisonnante

des faculteacutes speacutecifiques que renferme la psychologie ou lrsquoeacutethique aristoteacutelicienne

Melanchthon oppose ainsi la simpliciteacute drsquoune dichotomie fondamentale

laquo En premier lieu nous nrsquoavons nullement besoin pour deacutecrire la nature humaine despartitions multiples [multiplicibus] des philosophes Nous divisons [partimur] simplementlrsquohomme en deux parties Parce qursquoil y a en lui une puissance de connaissance [viscognoscendi] et aussi une puissance par laquelle il suit ou rejette les choses connues Lapuissance de connaissance est celle par laquelle nous sentons discernons calculonscomparons et deacuteduisons La puissance qui se rattache au surgissement des affects est cellepar laquelle nous nous deacutetournons ou au contraire poursuivons ce que nous connaissonsCette puissance est parfois nommeacutee laquo volonteacute raquo [voluntatem] parfois laquo affect raquo [affectitum]ou parfois encore laquo appeacutetit raquo [appetitum] Je ne pense pas qursquoil y ait ici une quelconqueneacutecessiteacute drsquoeacutetablir une distinction entre les sens et lrsquointellect ni entre les preacutetendus appeacutetitssensibles et les appeacutetits supeacuterieurs Parce qursquoici nous traitons drsquoabord des appeacutetits supeacuterieursdonc pas seulement ceux de la faim de la soif ou drsquoautres affects animaux semblables maisaussi lrsquoamour la haine lrsquoespeacuterance la peur la tristesse la colegravere et tous les affects qui ennaissent que nous appelons la laquo volonteacute raquo441 raquo

Ce deacuteveloppement constitue le nerf primitif de la theacuteologie meacutelanchthonienne Nous

verrons que crsquoest agrave lrsquooccasion drsquoun jeu de greffes et de deacuteplacements notionnels eacutelaboreacute agrave

partir du noyau de cette dichotomie initiale que srsquoenchaicircneront successivement tous les

couples drsquooppositions du traiteacute Crsquoest pourquoi nous porterons ici un soin particulier agrave

eacuteclaircir les usages lexicaux et agrave justifier le choix de notre traduction Ces premiegraveres

preacutecisions terminologiques vaudront comme la base drsquoune explication ou drsquoune interpreacutetation

du propos

a) Il nous faut remarquer ndash cela a son importance ndash que Melanchthon ne nous parle

pas ici de divisio mais de partitio de la nature humaine Si nous avons pu rendre le premier441 laquo Ac primus quidem in describenda hominis natura non habemus opus multicibus philosophorumpartitionibus sed paucis in duo partimur hominem Est enim in eo vis cognoscendi est e vis qua vel persquiturvel refugit quae cognovit Vis cognoscendi est qua sentimus aut intellegimus ratiocinamur alia cum aliiscomparamus aliud ex alio colligimus Vis e qua affectus oriunur est qua aut adversamur aut persequimurcognita Hanc vim alias voluntatem alias affectum alias appetitum nominant Non puto magnopere referre hocloco separare sensus ab intellectu quem vocant et appetitum sensuum ab appetitu superiore Nos enim desuperiore loquimur hoc est non modo de eo in quo fames sitis et similes brutorum affectus sunt sed de eo inquo amor odium spec metus tristitia ira et qui ex his nascuntur affectus insunt ipsi voluntatem vocant raquoibid p26-28 1[8-11]

254

substantif laquo partitionibus raquo (pluriel datif) par le franccedilais laquo partition raquo il nous eacutetait impossible

de ne pas faire en revanche le choix du verbe laquo diviser raquo pour rendre la forme verbale

laquo partimur raquo (indicatif 1erpp) Toutefois il nous faut tacirccher de ne pas confondre cette

partition avec lrsquoopeacuteration de la division qui constitue dans la dialectique meacutelanchthonienne

un mode fondamental de la deacutefinition drsquoun terme simple La partition des puissances dans

lrsquohomme que nous propose ici Melanchthon nrsquoest preacuteciseacutement pas une deacutefinition de la nature

propre de lrsquohomme Si crsquoeacutetait le cas le propos serait bien de nature rigoureusement

anthropologique La partition nrsquoa pas la mecircme fonction discursive ni la mecircme autoriteacute

logique qursquoune division deacutefinitionnelle Une division deacutefinitionnelle est appeleacutee agrave ecirctre

compleacuteteacutee par une seacuterie de nouvelles divisions successives qui construisent lrsquoaccegraves progressif

agrave lrsquoeidos rechercheacute La division deacutefinitionnelle commande un reacuteseau et une superposition de

dichotomies eacutetageacutees qui visent agrave deacutelimiter lrsquoespace drsquoune consideacuteration autonome ndash qui a

valeur en soi ndash sur un sujet quelconque Or la partition deacuteveloppe ici au contraire une

dichotomie deacutefinitive en mecircme temps qursquoheacuteteacuteronome Le clivage de la partition a une fonction

discursive assigneacutee il srsquoinscrit dans le cercle drsquoune strateacutegie argumentative et dans la clocircture

drsquoune quaestio laquo Partitionner lrsquohomme raquo ce nrsquoest donc pas le deacutefinir mais seulement

deacutetacher de son eacutepaisseur concregravete le jeu de forces qui inteacuteresse lrsquoabstraction et lrsquoeacuteconomie du

discours theacuteologique En ce sens il est remarquable que le laquo multiplex raquo des partitions

philosophiques auquel srsquooppose notre auteur ici deacutesigne autant le multiple que le foisonnant

Le multiplex crsquoest la division qui se replie sur elle-mecircme et qui se complique sans cesse dans

les ramifications de sous-divisions infinies Face agrave ce multiplex notre partitio en restera agrave son

initiale simpliciteacute

b) Crsquoest ainsi que Melanchthon refuse notamment de reconnaicirctre une valeur ndash dans

le contexte discursif qui est le sien ndash agrave lrsquoopposition du sensible et de lrsquointellectuel (ou

intelligible) Le rejet de cette opposition est lui-mecircme redoubleacute il vaut agrave la fois dans la

sphegravere du vis cognoscendi ndash la puissance de connaicirctre est agrave la fois et pareillement puissance

de sentir et puissance de penser ndash et dans la puissance affective qui traverse la ceacutesure de

lrsquoappeacutetit supeacuterieur et de lrsquoappeacutetit animal Lrsquoopposition du vis cognoscendi et du vis affecti ne

peut donc sous aucun preacutetexte ecirctre comprise comme la reformulation originale du clivage

classique de lrsquointellect et de la sensibiliteacute Non seulement la puissance de la connaissance est

aussi sensible mais nous verrons encore que la puissance affective est elle-mecircme

essentiellement spirituelle442 Il est agrave remarquer que Melanchthon est tout agrave fait infidegravele agrave la

442 Ce qui ne signifie pas laquo intellectuelle raquo mais ce qui marque en tout cas la rupture vis-agrave-vis de la logique de lasensibiliteacute Lrsquoamour la foi ou lrsquoespeacuterance meacutelanchthonienne ne sont pas des affects laquo sensibles raquo Ils relegravevent dela puissance de lrsquoEsprit Saint et non de la puissance de la chair

255

theacuteorie aristoteacutelicienne agrave laquelle il fait une reacutefeacuterence implicite Lrsquoopposition aristoteacutelicienne

entre lrsquoepithumia et la boulesis qui prescrit le partage du deacutesir irrationnel et du deacutesir

rationnel443 ne coiumlncide manifestement pas avec la distinction que notre auteur mentionne ici

entre lrsquoappeacutetit animal et lrsquoaffect supeacuterieur (lrsquoamour la haine etc) Cette confusion volontaire

obeacuteit eacutevidemment agrave des motifs drsquoabord strateacutegiques Melanchthon ne croyant pas agrave

lrsquoexistence de quelque chose de tel qursquoune boulesis ndash une faculteacute de choisir motiveacutee par une

simple deacutelibeacuteration intellectuelle ndash feint de consideacuterer comme laquo supeacuterieurs raquo les deacutesirs qui

sont preacuteciseacutement releacutegueacutes au rang drsquoappeacutetits infeacuterieurs dans la theacuteorie de lrsquoadversaire Crsquoest

donc agrave penser agrave la fois la simpliciteacute de lrsquoopposition de lrsquoaffect et de la connaissance et en

mecircme temps la simpliciteacute seacutepareacutee de chacun des termes de cette opposition que nous convie

notre reacuteformateur Cette simpliciteacute se conclut de la maniegravere la plus radicale qui soit dans

lrsquoidentification ternaire stricte de lrsquoaffect de la volonteacute et de lrsquoappeacutetit (deacutesir) Cette

identification doit se concevoir comme un rabattement reacutesolu des deux derniers termes sur le

premier crsquoest lrsquoaffect qui se donne comme lrsquoatome de la psychologie meacutelanchthonienne Cet

affect est non seulement en soi identique agrave lrsquoappeacutetit ou au deacutesir ndash ce qui est deacutejagrave

probleacutematique ndash mais en outre cet appeacutetit est lui-mecircme rigoureusement identique agrave la

voluntas elle-mecircme Lrsquoaffect nrsquoest donc pas seulement en lrsquohomme le principe moteur ou le

fond motivant de la deacutecision et de la reacutesolution crsquoest la deacutecision mecircme Crsquoest dans la foi la

haine la tristesse ou lrsquoespeacuterance ndash dans lrsquoeacutepaisseur affective qui nous traverse ndash que se noue

lrsquoinstance deacutecisive de lrsquoactiviteacute humaine Lrsquoaffect crsquoest la puissance de la reacutesolution Poser la

question de la liberteacute humaine ce sera donc poser la question de la proprieacuteteacute de

lrsquoimputabiliteacute et de lrsquoemprise de lrsquoindividu vis-agrave-vis de ses affects le jeu de lrsquoaffectiviteacute

meacutenage-t-il pour un sujet preacutesumeacute lrsquoespace drsquoune marge de manœuvre drsquoun controcircle ou

drsquoune autoriteacute

c) La partition meacutelanchthonienne ne deacutevoile aucune hieacuterarchie ni aucune gradation

des puissances humaines sous le rapport de la proprieacuteteacute de lrsquoessentialiteacute ou du degreacute de

perfection Le vis cognoscendi par exemple nrsquoest pas conccedilu comme eacutetant plus propre plus

speacutecifique ou plus substantiel agrave lrsquohomme que la reacutealiteacute affective La distinction du vis

cognoscendi et du vis affecti ne peut donc drsquoaucune faccedilon ecirctre prise pour une expression

fondamentale ou mecircme pour une deacuteclinaison deacuteriveacutee de lrsquoopposition de lrsquoacircme et du corps

Les deux puissances qui partitionnent lrsquoentiteacute humaine ne sauraient non plus srsquointerpreacuteter

comme relevant drsquoune classification gnoseacuteologique ou eacutethique des faculteacutes psychiques en

vertu drsquoun critegravere drsquoideacutealiteacute ou drsquoexcellence Enfin notre partition ne deacutemarque pas plus le

443 Voir agrave ce sujet le Traiteacute de lrsquoacircme ou lrsquoEthique agrave Nicomaque (notamment livres 2 et 4)

256

partage drsquoune part active et drsquoune part passive au sein des ressources humaines de

connaissance et drsquoaction Il est ainsi agrave rappeler que le vis cognoscendi et le vis affecti ndash crsquoest lagrave

tout le sens du choix de notre traduction pour le terme de laquo puissance raquo ndash sont moins des

faculteacutes ou des capaciteacutes propres de lrsquohomme que des puissances en lrsquohomme (laquo in eohellip raquo) ndash

puissances transversales et tregraves largement eacutetrangegraveres agrave ce que pourrait ecirctre un dynamisme

autonome du psychisme humain Nous verrons notamment que crsquoest le contenu drsquoune

exteacuterioriteacute ndash la Loi ndash qui donnera agrave la puissance de la connaissance sa forme et son

emplissage positif Cette puissance de la connaissance qui traverse lrsquoopposition traditionnelle

de lrsquointellect et de la sensibiliteacute est donc tout autant que lrsquoaffectiviteacute une instance

fonciegraverement passive En reacutealiteacute nous aurons agrave montrer que crsquoest mecircme plutocirct le moment de

lrsquoaffectiviteacute qui srsquoattestera finalement comme le principe de la deacutelimitation drsquoune certaine

laquo nature propre raquo Cette laquo nature propre raquo de lrsquohomme ndash mais lrsquoexpression ne peut jamais ecirctre

prise sans restrictions ndash crsquoest celle de lrsquoinertie drsquoun auto-centrement ou drsquoune auto-

reacutefeacuterentialiteacute qui sera reacuteveacuteleacutee sous lrsquoaccusation de la Loi naturelle comme relevant drsquoune

habitude peacuteccative444

sect15 Lrsquoindistinction de lrsquoaffect et de la reacutesolution les ressorts theacuteoriques de la doctrine de la servitude

humaine

Lrsquoaffectiviteacute humaine est logiquement seconde en regard de la puissance de

connaicirctre Cette secondariteacute deacutesigne la dimension reacuteactive de lrsquoaffect crsquoest seulement aux

ressources et aux matiegraveres preacutealables de la connaissance que celui-ci donne apregraves coup la

reacuteplique en rejetant ou poursuivant lrsquoobjet connu ndash en bref en le colorant preacuteciseacutement drsquoune

tonaliteacute eacutemotionnelle et volitive (ce qui pour Melanchthon est la mecircme chose) Toutefois ce

primat logique de lrsquoanteacuteceacutedent connaissant nrsquoinclut pas neacutecessairement une subordination

reacuteelle de son conseacutequent affectif En tant que cette affectiviteacute est aussi en soi une efficience

volitive crsquoest bien au contraire agrave cette puissance propre de lrsquoaffect que se voit subordonneacutee

lrsquoactiviteacute connaissante dans lrsquoordre de la reacutesolution et de la deacutetermination effective de la

chair agrave lrsquoaction

laquo La connaissance sert la volonteacute et donc ils ont inventeacute un nouveau terme le laquo librearbitre raquo pour deacutesigner la volonteacute en tant qursquoelle est unie agrave la connaissance ou au jugementintellectuel La volonteacute est en lrsquohomme comme un tyran dans une reacutepublique De la mecircmemaniegravere que le seacutenat est assujetti au tyran la connaissance est soumise agrave la volonteacute Ainsi

444 Voir agrave ce sujet notre chapitre suivant

257

mecircme si une connaissance exhorte judicieusement la volonteacute la rejette et se retranche dansson affect comme je lrsquoexpliquerai bientocirct plus clairement Ils appellent encore laquo raison raquolrsquointellect en tant qursquoil est uni avec la volonteacute Nous ne ferons jamais usage du terme delaquo libre arbitre raquo ni de celui de laquo raison raquo mais nous appellerons seulement laquo puissance deconnaissance raquo et laquo puissance sujette aux affects raquo - qui sont lrsquoamour la haine lrsquoespeacuterancela peur et autres - les deux parts de la nature humaine445 raquo

La meacutetaphore du tyran du seacutenat et de la reacutepublique est lrsquooccasion pour Melanchthon

de preacuteciser ce qui se donne deacutejagrave agrave nous en regard des remarques preacuteceacutedentes avec une

certaine figure drsquoeacutevidence Si le vis cognoscendi peut parfois deacutelivrer agrave la voluntas comme le

seacutenat au tyran de bons conseils (le texte dit laquo bona moneat cognitiohellip raquo la connaissance

laquo exhorte raquo laquo engage raquo laquo avertit raquo bien) ces conseils demeurent toujours sans opeacuterativiteacute ou

sans puissance propre vis-agrave-vis des possibiliteacutes de reacutesolution de choix ou de deacutecision qui

relegravevent de la seule voluntas Crsquoest lrsquoaffectiviteacute qui est la seule instance effective de deacutecision ndash

crsquoest lrsquoaffect qui seul et par naissance peut ecirctre volitif Lrsquoordre de la puissance intellective a

donc la mecircme steacuteriliteacute pratique qursquoun bon conseiller face agrave un souverain inconseacutequent

Volonteacute et intellection ndash puissance de lrsquoaffectiviteacute et puissance du conseil ndash dessinent deux

jeux de forces absolument eacutetanches et heacuteteacuterogegravenes Les termes de la meacutetaphore et la

surdeacutetermination de lrsquoextrait par un lexique emprunteacute au champ du conseil de lrsquoavertissement

ou de lrsquoexhortation (laquo moneat raquo nous lrsquoavons dit mais aussi laquo consilio intellectus raquo que nous

traduisons par laquo jugement intellectuel raquo mais qui deacutesigne drsquoabord un conseil) permettent

encore de deacutelimiter avec rigueur le sens preacutecis de lrsquoaccusation du concept de liberum

arbitrium dans le contexte de discours qui est celui du locus de homines

Il est deacutejagrave remarquable de noter que ce libre arbitre est deacutefini de maniegravere

rigoureusement identique agrave cette laquo raison raquo (laquo ratio raquo) dont Melanchthon affublait plus haut la

paterniteacute agrave Platon Cela va dans le sens de nos conclusions anteacuterieures sur la relative

indeacutetermination extensive du terme et sur la veine drsquoabord poleacutemique de sa construction Le

contexte notionnel de lrsquoextrait nous permet de comprendre qursquoavant tout liberum arbitrium

peacutelagien ou laquo scolastique raquo crsquoest drsquoabord la boulesis aristoteacutelicienne qui est viseacutee ici La

boulesis srsquoeacutenonce comme le fantasme drsquoune efficaciteacute pratique du jugement intellectuel ndash

fantasme drsquoune deacuterivation ou drsquoune conseacutecution de lrsquoaction agrave partir drsquoune simple deacutelibeacuteration

445 laquo Cognitio sevit voluntati ita liberum arbitrium novo vocabulo vocant coniunctam voluntatem cum cognitioneseu consilio intellectus Nam perinde ut in republica tyrannus ita in homine voluntas est et ut senatus tyrannoobnoxius est ita voluntati cognitio ita ut quamquam bona moneat cognitio respuat tamen eam voluntasferaturque affectu suo ut posthac clarius explicabimus Rursum intellectum cum voluntate coniunctum vocantrationem Nos neque rationis neque liberi arbitrii voce utemur sed hominis partes nominabimus vimcognoscendi et vim obnoxiam affectibus hoc est amori odio spei metui et similibus raquo ibid p28 1[12-13]

258

prudente preacutealable446 Ce fantasme se laisse deacutecrire dans les termes drsquoune confusion ou drsquoune

association illeacutegitime entre les deux ordres de puissance qui deacutelimitent la clocircture de la nature

humaine La raison ou le libre arbitre ndash et crsquoest eacutevidemment la boulesis aristoteacutelicienne qui se

trame aussi derriegravere ces noms ndash crsquoest la violence drsquoune coniunctio adulteacuterine entre le vis

cognoscendi et la puissance de lrsquoaffectiviteacute Le libre arbitre crsquoest le recircve drsquoune efficience

affective de lrsquointellect

Reacutefuter la fiction du libre arbitre crsquoest donc se poser comme le gardien de la rigueur

et de la radicaliteacute des scansions ou des striures qui dessinaient les contours de la premiegravere

partition de lrsquohomme crsquoest refuser que soient mis agrave mal lrsquohermeacutetisme et lrsquoinimiteacute de lrsquoordre

du connaicirctre et de lrsquoordre du vouloir crsquoest poser lrsquoaffect comme le lieu jaloux et unique de la

volition de la deacutecision et du dynamisme de lrsquoactiviteacute humaine Ainsi le pseudo-lieu se montre

ici deacutejagrave comme lrsquoillusion drsquoune conjonction des contraires lrsquohallucination drsquoun espace

drsquoimpartialiteacute ou de tieacutedeur dans les trancheacutees creuseacutees par les confrontations topiques Le

pseudo lieu crsquoest lrsquoerrement drsquoun lieu atopique drsquoun lieu qui se refuse agrave srsquoinscrire dans

lrsquoespace drsquoaspeacuteriteacutes ouvert par une seacuterie de dichotomie polariseacute - le recircve drsquoun lieu neutre Or

crsquoest preacuteciseacutement la contradiction de lrsquoaffect et de la connaissance qui dessine les contours du

peacutecheacute originel Nier simplifier ou atteacutenuer cette contradiction de lrsquoaffectiviteacute et de la

connaissance reviendra donc agrave nier la reacutealiteacute mecircme du peacutecheacute ndash cette neacutegation a un nom crsquoest

le libre arbitre

sect16 Les instances reacuteelles de la premiegravere partition anthropologique la Loi et le peacutecheacute

Car derriegravere la confrontation de la connaissance et de lrsquoaffect srsquoengage lrsquoeacuteconomie

totale de la doctrine du peacutecheacute et de la Loi Connaissance et affect sont tout drsquoabord des formes

vides consideacutereacutees dans lrsquoabstraction drsquoun point de vue anthropologique provisoire Crsquoest

lrsquoemplissage positif historique et eacutevegravenementiel de ces formes pures qui donnera seul une

eacutepaisseur mateacuterielle et une concreacutetude pleacuteniegravere agrave la probleacutematique initiale du conflit de

lrsquoaffect et de la connaissance

446 Sur ce point il nous faut prendre garde de ne pas traiter subrepticement de lrsquoexplication de cetteprobleacutematique meacutelanchthonienne de la liberteacute avec lrsquooutillage conceptuel qui nous vient de la philosophiemorale moderne ndash et notamment de sa version kantienne Ne pas reconnaicirctre lrsquoexistence drsquoune volonteacute pure ndashdrsquoune faculteacute spontaneacutee ou autonome de reacutesolution ndash crsquoest lagrave un trait qui est commun agrave Melanchthon et agraveAristote et en veacuteriteacute agrave lrsquoensemble de la philosophie meacutedieacutevale La boulesis aristoteacutelicienne est encore elle-mecircme un deacutesir Mais crsquoest un deacutesir qui est en mecircme temps commandeacute comme lrsquoeffet drsquoune deacutelibeacuteration Crsquoestcette efficience deacutesideacuterative du jugement pratique intellectuel que refuse ici notre reacuteformateur Voir sur ce sujetet agrave nouveau le Traiteacute de lrsquoacircme et lrsquoEthique agrave Nicomaque

259

laquo La loi qui est la connaissance de ce que nous devons faire revient agrave [pertinet] la puissancede connaicirctre alors que la vertu et le peacutecheacute reviennent agrave la puissance de lrsquoaffect La liberteacute nepeut pas agrave proprement parler tomber dans la part connaissante de lrsquohomme puisque celle-ciest constamment fouleacutee aux pieds par la volonteacute La liberteacute est la capaciteacute agrave agir ou agrave ne pasagir selon telle ou telle voie Alors la question se pose maintenant de savoir si la volonteacute estlibre ou non et selon quelles limites447 raquo

Ce deacuteveloppement marque le passage des consideacuterations poleacutemiques et des

preacutecisions terminologiques initiales au veacuteritable point de deacutepart drsquoune reacutesolution du problegraveme

theacuteologique de la liberteacute humaine Il est remarquable que cette reacutesolution puisse srsquoouvrir au

moment mecircme ougrave le deacutebat anthropologique sur la connaissance et sur lrsquoaffect est reconduit agrave

ses veacuteritables tutelles theacuteologiques la Loi et le peacutecheacute Ce fait confirme amplement nos

interpreacutetations inteacuterieures crsquoest dans le sens drsquoun progregraves dans la clarteacute et drsquoune reacutegression

dans lrsquoordre des effets et des causes que srsquoordonne la dynamique propre des trois premiers

lieux du manuel de 1521 Cette dynamique est encore celle drsquoune deacutes-anthropologisation

progressive du propos Par le rabattement de lrsquoopposition initiale de lrsquointellect et de lrsquoaffect

sous le patronage du couple Loipeacutecheacute la probleacutematique mecircme de la liberteacute se voit retireacutee des

mains de la psychologie anthropologique

Au fond lrsquohomme nrsquoa rien agrave nous apprendre sur la question reacuteelle et theacuteologique de

la liberteacute du peacutecheacute ou de la gracircce Mecircme les derniers eacuteleacutements simples drsquoune anthropologie

deacutejagrave fameacutelique se voient encore finalement reconduits agrave lrsquoinstance drsquoune exteacuterioriteacute Ce qui

configure et module lrsquointellect crsquoest la Loi La puissance cognitive nrsquoest jamais un principe

drsquoauto-deacutetermination agrave des principes Le vis cognoscendi est donc soumis agrave une

laquo intentionnaliteacute raquo rigoureuse agrave une simple fonction de rapport fonction drsquoaperception ou de

saisie drsquoune exteacuterioriteacute Le vis cognoscendi est une forme vide qui ne srsquoexpose et ne srsquoemplit

qursquoau greacute des deacuteterminations heacuteteacuterogegravenes de lrsquoinstance leacutegislative La situationnaliteacute

lrsquoeacutevegravenementialiteacute et lrsquohistoriciteacute de lrsquohomo meacutelanchthonien est donc absolue et irreacuteductible

crsquoest dans les pulsations de lrsquohistoire de la Parole que lrsquohomme se dote seulement des

contours de son identiteacute Crsquoest donc au point exact de notre citation que le point de deacutepart

anthropologique et probleacutematique de la doctrine srsquoexcegravede et se deacutepasse dans la vraie

theacuteologie Il nrsquoest pas eacutetonnant alors de constater que le programme drsquoune dispense de lrsquoeacutetude

de lrsquohomme trouvait dans un propos immeacutediatement anteacuterieur sa plus radicale formulation

447 laquo Pertinet autem ad vim cognoscendi lex id est cognitio faciendorum ad vim affectum virtus peccatumLibertas non dictur proprie cadere in partem cognoscentem verum ea voluntati obtemperans huc aut illuc rapiturEst autem libertas posse agere aut non agere posse sic aut aliter agere Itaque in quaestionem vocatur sitnelibera voluntas et quatenus libera sit raquo Melanchthon op cit p 28 1[17-18]

260

Apregraves avoir brosseacute le tableau abreacutegeacute de sa partition psychologique Melanchthon notait en

effet

laquo Jrsquoai eacuteteacute obligeacute de traiter de ces matiegraveres pour qursquoil soit plus facile par la suite de pouvoirindiquer la distinction de la Loi et de la gracircce et que sur ce point plus preacuteciseacutement nousconnaissions aussi avec plus de certitude si une quelconque liberteacute peut ecirctre attribueacutee agravelrsquohomme Il est remarquable de voir combien drsquoefforts les anciens comme les modernes ontdeacuteployeacute sur ce sujet Si quiconque attaque ma position sur ce point je me ferai un plaisir dela deacutefendre fermement Mais je voulais ici seulement deacutecrire grossiegraverement la naturehumaine et je crois avoir parleacute des parties de lrsquohomme autant que neacutecessaire448 raquo

Quinze lignes au deacutebut du traiteacute ndash nous les avons citeacutees pour ainsi dire inteacutegralement

ndash et la description drsquoun jeu de puissances qui se reacutevegravele nrsquoattester rien drsquoautre qursquoune

irreacuteductible heacuteteacuteronomie voila la juste mesure de la discussion du thegraveme de lrsquohomme dans la

doctrine de la somme theacuteologique Il nous semble inconcevable en ce sens que les derniers

mots de cette citation nrsquoaient pas eacuteteacute eacutenonceacutes avec une certaine pointe drsquoironie le

confinement dans les marges discursives la releacutegation agrave lrsquoanecdote voilagrave bien lrsquo laquo autant que

neacutecessaire raquo que prescrit finalement agrave lrsquoanthropologie lrsquoeacuteconomie doctrinale

sect17 Les trois liberteacutes et lrsquoeacuteconomie de la liberteacute exteacuterieure

le coup de force de la preacutedestination et de lrsquointeacuterioriteacute

Reprenons maintenant le fil positif de la discussion du thegraveme de la liberteacute Ayant

marqueacute lrsquoinefficience pratique de la puissance cognitive Melanchthon restreint agrave la clocircture de

lrsquoaffect lrsquoexamen de nos capaciteacutes drsquoactions Puisque crsquoest lrsquoaffectiviteacute qui est en nous

lrsquoinstance opeacuteratoire la question de la liberteacute humaine se reacutesoudra donc dans le seul problegraveme

de lrsquoempire de lrsquohomme sur ces affects Sommes-nous libres vis-agrave-vis de nos affects ndash cest-agrave-

dire sommes nous libres vis-agrave-vis de la puissance drsquoembrasser ou de rejeter certains

principes Melanchthon renverra nous lrsquoavons vu le sens de la reacuteponse deacutefinitive agrave cette

question dans le traitement du locus de peccato A lrsquooccasion du premier lieu sur les

puissances humaines notre auteur srsquoattachera drsquoabord agrave distinguer trois dimensions ou

perspectives possibles de questionnement sur la liberteacute deacutebusquant par ailleurs un certain

448 laquo Haec oportuit monere quo facilius postea indicari posset legis ac gratiae discrimen immo quo certius etiamcognosci posset num qua sit penes hominem libertas Et in hac re mirum est quam operose versati sint tumveteres tum novi Nos si quis haec calumniabitur libenter et fortifer tuebimur nostra Volui enim modopinguissime delineare hominem et videor mihi quantum omnino retulit de hominis partibus dixisse raquo ibid p44 1[15-16]

261

nombre de rejetons du pseudo-lieu du libre arbitre comme la contingentia ou lrsquoactus elicitus

Ces trois perspectives de questionnement ce sont celles qui rattachent le problegraveme de la

liberteacute humaine drsquoune part au fait de la preacutedestination drsquoautre part agrave la liberteacute exteacuterieure et

enfin agrave la liberteacute inteacuterieure Dans la summa qui clocirct lrsquoeacutetude de ce premier lieu Melanchthon

apportera dans la sphegravere de ces trois perspectives les propositions de reacutesolutions suivantes

laquo Si vous consideacuterez la volonteacute humaine relativement agrave la preacutedestination il nrsquoy a pas de liberteacuteque ce soit dans les œuvres exteacuterieures ou inteacuterieures mais tout arrive en accord avec le dessein divin

Si vous consideacuterez la volonteacute humaine relativement aux œuvres exteacuterieures le jugementnaturel conclut qursquoil existe une certaine liberteacute

Si vous consideacuterez la volonteacute humaine relativement aux affects il est clair qursquoil nrsquoy a pas deliberteacute comme lrsquoatteste drsquoailleurs le jugement naturel lui-mecircme449 raquo

Le jeu de cette triple perspective sur la question de la liberteacute fournit le scheacutema

geacuteneacuteral des diffeacuterents angles discursifs de la doctrine des Loci Formellement crsquoest sur

lrsquoopposition du point de vue de lrsquoexteacuterioriteacute (laquo opera externa raquo) et du point de vue de

lrsquointeacuterioriteacute (laquo internis operibus raquo) que se concentre drsquoabord lrsquoenjeu de cette discussion Nous

aurons agrave montrer dans la partie de notre eacutetude consacreacutee agrave lrsquoeacutetude structurelle du systegraveme

meacutelanchthonien que crsquoest preacuteciseacutement la succession des deacuteplacements de lrsquoopposition de

lrsquointeacuterieur et de lrsquoexteacuterieur qui constitue les veines ndash le lieu de la circulation discursive ndash de

lrsquoorganisme doctrinal Ici lrsquoopposition de lrsquoexteacuterieur et de lrsquointeacuterieur deacutelimite le partage de la

theacuteologie et de ses envers illeacutegitimes la consideacuteration des œuvres externes relevant drsquoabord

du point de vue laquo philosophico-scolastique raquo Nous montrerons par la suite comment le

systegraveme des Lieux reacuteinteacuteriorisera cette opposition jusqursquoagrave la figure finale de la scansion de

lrsquohomo interior et de lrsquohomo exterior Le jeu de cette opposition de lrsquoexteacuterioriteacute et de

lrsquointeacuterioriteacute est ici placeacute sous le regard du point de vue de la preacutedestination Si le point de vue

de cette preacutedestination peut apparaicirctre en premiegravere apparence comme celui drsquoune triviale

perspective meacutetaphysique ndash la dimension ceacuteleste et eacutetheacutereacute si lrsquoon peut dire de la theacuteologie ndash

nous verrons que crsquoest lagrave une interpreacutetation dont il faudra preacuteciseacutement tacirccher de se garder

Le point de vue de la preacutedestination marque lrsquoacte de deacutecentrement du discours

drsquoune dimension anthropologique initiale vers une perspective theacuteo-centreacutee Cette perspective

theacuteocentreacutee bien loin de revecirctir lrsquoallure drsquoune speacuteculation meacutetaphysique clandestine tendra

au contraire agrave deacutesigner progressivement lrsquoeacutechelle discursive de lrsquohistoire des reacuteveacutelations de

449 laquo Si ad praedestinationem referas humanam voluntatem nec in externis nec in internis operibus ulla estlibertas sed eveniunt omnia iuxta destinationem divinam Si ad opera externa referas voluntatem quaedamvidetur esse iudicio naturae libertas Si ad affectus referas voluntatem nulla plane libertas est etiam naturaeiudicio raquo ibid p 44 1[66-68]

262

lrsquoEsprit Saint ndash histoire de la Parole cest-agrave-dire du jeu de la Loi et de lrsquoeacutevangile En ce sens

ce premier point de vue de la preacutedestination deviendra dans la suite du propos le levier

mecircme de lrsquoeacutevolution des rapports de lrsquohomo interior et de lrsquohomo exterior la commande

suprecircme des diffeacuterentes deacuterives anthropologiques que distille lrsquohistoire de la Parole Crsquoest en

ce sens que la preacutedestination nrsquoest pas seulement un lieu ndash un thegraveme polariseacute pris dans une

dichotomie structurante ndash de la doctrine chreacutetienne mais la perspective totale et pour ainsi

dire lrsquounivers discursif inteacutegral de la theacuteologie On comprend avec drsquoautant plus drsquoeacutevidence

que le deacutegagement de ce point de vue qui est pour la theacuteologie le lieu natif de sa veacuteriteacute

coiumlncide avec lrsquoabreacuteviation du point de vue anthropologique et lrsquoattestation de lrsquoheacuteteacuteronomie

constitutive de lrsquoentiteacute humaine Ce que le point de vue de lrsquoanthropologie seacutecregravete dans son

eacutetouffement et dans sa mise sous boisseau crsquoest preacuteciseacutement la veacuteriteacute indeacutepassable de la

preacutedestination Le premier lieu des Loci est donc celui drsquoun transfert de puissance drsquoune

meacuteditation initiale sur les ressources de lrsquohomme crsquoest Dieu comme Parole qui srsquoatteste

comme le fin mot de la liberteacute humaine

laquo Mais jrsquoapparaicirctrai peut-ecirctre comme un fou agrave vouloir traiter le point le plus difficile lapreacutedestination au tout deacutebut de mon travail Mais apregraves tout qursquoest ce que cela fait que jetraite au deacutebut ou agrave la fin de mon abreacutegeacute un sujet qui investira de toute faccedilon toutes lesparties de la discussion Et puisque le libre arbitre doit ecirctre discuteacute dans le tout premier lieucomment pourrais-je occulter la position de lrsquoEcriture quand elle deacutemet notre volonteacute detoute liberteacute par la neacutecessiteacute de la preacutedestination Je pense que cela nrsquoest pas du tout inutilepour les jeunes esprits de meacutediter sur cette ideacutee [sententia] selon laquelle toute chose nrsquoarrivepas du fait des projets et des efforts humains mais conformeacutement agrave la seule volonteacute deDieu450 raquo

A cette laquo ideacutee raquo (le texte dit laquo sententia raquo) de la preacutedestination qui commande le

deacuteplacement du regard theacuteologique de la volonteacute humaine vers la volonteacute divine reacutepond

lrsquoexclusion du pseudo-lieu de la contingence

laquo Le fait que cette ideacutee de la preacutedestination paraisse communeacutement trop seacutevegravere est encoreimputable agrave la theacuteologie impie des sophistes qui a tant imprimeacute en nous cette contingencedes choses et cette liberteacute de la volonteacute que nos tendres oreilles se reacutevoltent maintenantcontre la veacuteriteacute de lrsquoEcriture451 raquo

450 laquo Sed ineptus videar qui statim initio operis de asperrimo loco de praedestinatione disseram Quamquamquid attinet in compendio primo an postremo loco id agam quod in omnes disputationis nostrae partes incidet Et cum de libero arbitrio omnino primo loco agendum esset qui potui dissimulare sententiam scripturae depraedestinatione quando voluntati nostrae libertatem per praedestinationis necessitatem adimit scriptura Quamquam non omnino nihil puto referre statim pueriles mentes hac sententia imbui quod omnia eveniant noniuxta hominum consilia et conatus sed iuxta dei voluntatem raquo ibid p32 1[33-35]451 laquo Et quod asperior paulo sententia de praedestinatione vulgo videtur debemus illi impiae sophistarumtheologiae quae sic inculcavit nobis rerum contingentiam et libertatem voluntatis nostrae ut a veritate scripturae

263

Et Melanchthon drsquoappuyer lrsquoouverture de cette perspective de la preacutedestination par

des illustrations scripturaires tireacutees de lrsquoEccleacutesiaste (laquo Salomon raquo) ou de Paul452 Face au point

de vue theacuteologique de cette imputabiliteacute divine du monde la perspective de la liberteacute

consideacutereacutee sous le rapport des œuvres exteacuterieures est renvoyeacutee aux marges discursives drsquoune

querelle vide ndash et donc typiquement philosophique Cette liberteacute exteacuterieure eacutetrangegravere agrave la

probleacutematique scripturaire du peacutecheacute est agrave la fois admise et trivialiseacutee par notre auteur

laquo Mais si vous consideacuterez le pouvoir de la volonteacute humaine comme une capaciteacute [captus]naturelle il ne peut ecirctre nieacute qursquoil y a en elle en accord avec la raison humaine une certaineliberteacute dans les œuvres exteacuterieures Chacun expeacuterimente pour lui-mecircme qursquoil est en sonpropre pouvoir par exemple de saluer ou de ne pas saluer de srsquohabiller ou non de mangerde la nourriture ou non Et les philosophes qui attribuent une liberteacute agrave cette volonteacute se sontfixeacutes sur la contingence de ces œuvres exteacuterieures Mais puisque Dieu ne considegravere pas lesœuvres exteacuterieures mais les mouvements inteacuterieurs du cœur lrsquoEcriture fait silence sur cetteliberteacute Ces philosophes et theacuteologiens modernes qui enseignent ce genre de liberteacuteimaginent une moraliteacute baseacutee sur quelque civiliteacute exteacuterieure et surfaite453 raquo

Ici encore la condamnation meacutelanchthonienne est prise dans le jeu de la poleacutemique

La question philosophique traditionnelle de la liberteacute drsquoagir ndash prise au sens drsquoune puissance de

deacutetermination propre sur ses mouvements ndash est ridiculiseacutee par la succession drsquousage

drsquoexemples triviaux Il serait difficile drsquoidentifier preacuteciseacutement lrsquooccurrence drsquoun tel

questionnement ndash ai-je le pouvoir de saluer ou de ne pas saluer par exemple ndash dans le

corpus des philosophes et des theacuteologiens auxquels se reacutefegravere Melanchthon Mais lrsquoenjeu ne se

situe pas lagrave Il srsquoagit drsquoabord de montrer lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute profonde des probleacutematiques de la

philosophie morale grecque avec le traitement chreacutetien et scripturaire de la question de la

liberteacute Par lagrave notre auteur entend notamment deacutebusquer la compliciteacute du thegraveme de la

puissance exteacuterieure de lrsquohomme et de la probleacutematique drsquoune moraliteacute civile Si une certaine

liberteacute de la volonteacute vis-agrave-vis de lrsquoaction ne peut ecirctre nieacutee cette liberteacute est en mecircme temps

eacutetrangegravere agrave la question chreacutetienne de la liberteacute

molliculae aures abhorreant raquo ibid p 32 1[37]452 Voir immeacutediatement agrave la suite ibid p 32 1[38-40] 453 laquo Quod si voluntatis humanae vim pro naturae captu aestimes negari non potest iuxta rationem humanamquin sit in ea libertas quaedeam eternorum operum ut ipse experiris in potestate tua esse salutare hominem autnon salutare indui hac veste vel non indui vesci carnibus aut non vesci Et in hanc externorum operumcontingentiam defixerunt oculos philosophastri qua libertatem voluntati tribuere Verum quia dues non respicitopera externa sed internos cordis motus ideo scriptura nihil prodidit de ista libertate Qui externa et personataquadam civilitate mores fingunt huiusmodi libertatem docent nempe philosophi ac recentiores theologistae raquoibid p 36 1[42-43]

264

Une liberteacute de la volonteacute qui ne srsquoattesterait que dans une simple puissance drsquoagir ne

satisferait qursquoaux conditions de possibiliteacute drsquoune morale pharisienne civile et exteacuterieure Ce

que Melanchthon entend montrer de maniegravere plus ou moins suggestive ou de maniegravere plus ou

moins avoueacute crsquoest donc que lrsquoattachement agrave la question mecircme de lrsquoemprise sur les œuvres

exteacuterieures ndash maicirctrise sur mon apparence civile sur mon identiteacute politique sur mon image

sociale ndash eacutequivaut toujours neacutecessairement agrave srsquoattacher aussi agrave un modegravele paiumlen ou pharisien

de vertu et de moraliteacute La fixation theacuteorique des laquo scolastiques raquo sur le problegraveme de la liberteacute

externe signe donc leur exaltation ou leur apologie tacite drsquoun ideacuteal grec de vertu Or pour

notre reacuteformateur la possibiliteacute drsquoune excellence et drsquoune vertu exteacuterieure nrsquoest jamais en soi

probleacutematique Sur ce point la discussion peut ecirctre sans nuisance laisseacutee agrave la discreacutetion du

jugement de la raison humaine Qursquoil ait existeacute des hommes rigoureusement vertueux au sens

grec cest-agrave-dire exteacuterieur du terme crsquoest lagrave une possibiliteacute que ne nie pas Melanchthon

seulement il ne saurait ecirctre admis que le fait supposeacute de cette vertu puisse inteacuteresser de pregraves

ou de loin la probleacutematique chreacutetienne de la liberteacute

sect18 Conclusion

Melanchthon montrera ainsi que dans la puissance propre que les hommes exercent

vis-agrave-vis des œuvres externes le scheacutema de la dichotomie psychologique affectconnaissance

et la thegravese drsquoune stricte origine affective de la volonteacute ne sont finalement jamais remis en

cause Il est bien possible que certains affects soient reacuteprimeacutes dans lrsquoœuvre drsquoune reacutesolution

ou dans une action externe quelconque crsquoest toujours au nom drsquoautres affects que cette

reacutepression est efficiente Ainsi la preacutegnance de lrsquoamour des honneurs et de la reacuteputation civile

sur les passions plus immeacutediates de la sensibiliteacute peut-elle commander les plus grands

sacrifices454 cela demeure toujours dans lrsquoordre des axiomes de la psychologie

meacutelanchhtonienne Mais qursquoil existe en lrsquohomme une puissance propre de reacuteprimer suspendre

ou au contraire activer quelque affect que ce soit par soi et sans le secours drsquoune autre

ressource affective crsquoest lagrave ce que notre auteur ne peut admettre Cela supposerait notamment

de penser lrsquoexistence et lrsquoefficience drsquoune puissance seconde drsquoune puissance au carreacute drsquoune

puissance reacuteactive qui exercerait apregraves coup sur la puissance premiegravere du deacutesir une fonction

de controcircle et de reacutegulation Cela supposerait de penser la possibiliteacute drsquoun deacutelai et drsquoun

diffeacuterer drsquoun eacutecart drsquoune suspension provisoire de lrsquoopeacuterativiteacute volitive de la passion ndash de

454 ibid p 36 ndash 38 1[47-48] si Alexandre eacutetait tempeacuterant crsquoest parce que le goucirct des honneurs lrsquoemportait chezlui sur le goucirct des plaisirs seulement charnels

265

lrsquoamour de la tristesse de la foi de lrsquoespeacuterance Or cela est impossible crsquoest par soi dans

son jaillissement initial et dans la puissance de son programme propre que lrsquoaffect opegravere

meut anime met en branle lrsquoecirctre affecteacute Lrsquohomme est ce que sont ces eacutemotions ndash sans

surcroicirct sans acompte sans abyme ndash celles-ci fussent-elles radicalement eacutetrangegraveres dans leurs

genegraveses et aveugles dans leurs orientations Lrsquohomme nrsquoa drsquoautres eacutepaisseurs que celles que

creusent ses passions drsquoautres rivages que ceux qursquoeacutebauchent les deacutechirements de sa haine et

les pulsations de sa foi lrsquointeacuterioriteacute humaine est sans arriegravere-monde sans arcanes sans

exceacutedence sans reacuteserves occultes de retraite et de distanciation Lrsquoaffectiviteacute crsquoest lagrave son seul

mouvement son seul mobile son seul destin

266

CHAPITRE V

La matrice dialectique des Loci communes histoire et physique de la Parole reacuteveacuteleacutee

sect1 Lrsquoaffectiviteacute lrsquoamor sui et lrsquoauto-reacutefeacuterentialiteacute

Si lrsquoaffect se laisse indiquer comme une puissance de reacutesolution vis-agrave-vis

duquel lrsquohomme serait sans recul et sans ressource de reacutetractation il nous reste alors agrave nous

demander agrave quelle tendance ou agrave quelle spontaneacuteiteacute srsquoordonnent lrsquoanimation et lrsquoactivation

des mouvements affectifs Existe-t-il des lois de la passion A quel principe ou agrave quels

scheacutemas geacuteneacuteraux de motivation srsquoajustent les mobiles de lrsquoaffectiviteacute Quel dynamisme

commun ndash ou peut-ecirctre quelle commune inertie ndash commande les deacutebords du vis affecti Cette

question seule inteacuteresse en dernier recours la doctrine du peacutecheacute Et crsquoest donc dans le cercle

et dans la borne de sa seule reacuteponse que se deacutebattra aussi et en apparence du moins le dernier

reste et la derniegravere exceacutedence du thegraveme anthropologique dans la doctrine chreacutetienne Nous

aurons ici agrave reparcourir briegravevement les quelques deacuteveloppements qui concernent le statut de la

psychologie de lrsquohomme dans le locus de peccato Cette doctrine du peacutecheacute engage notamment

la question du sens et des limites de lrsquoaugustinisme des Loci455 Si certains thegravemes et certains

eacutequipements notionnels de la theacuteologie du manuel de 1521 ndash la reacutefutation du peacutelagianisme et

la conceptualisation de lrsquoamor sui notamment ndash attesteront en partie drsquoune eacutevidente filiation

augustinienne nous aurons agrave montrer que cette filiations trouve aussi de tregraves nettes limites

dans le tour laquo positiviste raquo et si lrsquoon peut dire laquo eacutevegravenementialiste raquo que finit par revecirctir

lrsquoanalyse du peacutecheacute originel456 Nous verrons qursquoici encore le thegraveme anthropologique se verra

455 Sur la question de lrsquoaugustinisme de Luther en 1520 ndash et de lrsquoapparent laquo retournement augustinien raquo desformulations du tractatus de libertate christianae ndash on pourra se rapporter avec profit agrave lrsquoeacutetude de Ph Buumlttgenlaquo Liberteacute et inteacuterioriteacute dans la Liberteacute du chreacutetien raquo in Luther et la philosophie op cit456 Toutes les doctrines du peacutecheacute originel sont par principe laquo eacutevegravenementialistes raquo en un certain sens seulement lefactum de lrsquoeacutevegravenementialiteacute du premier peacutecheacute y est souvent relayeacute dans la discussion de la transmission dupeacutecheacute originel par une conception geacuteneacutetique de la laquo corruption humaine raquo Sur les lieux de la discussion de ladoctrine du peacutecheacute dans lrsquohistoire de la theacuteologie chreacutetienne on pourra se rapporter au cinquantiegraveme article duquatriegraveme livre de la Somme contre les gentils de Thomas (laquo Comment le peacutecheacute originel se transmet du premierhomme agrave sa descendance raquo) et bien sucircr aux ouvrages anti-peacutelagiens drsquoAugustin (par exemple le quarante etuniegraveme chapitre du Contra Julianum) Globalement la difficulteacute du dogme du peacutecheacute originel porte sur laquestion du sens agrave confeacuterer agrave la transmission et agrave la reacutepeacutetition du premier peacutecheacute Augustin parlera delaquo defectus raquo de laquo corruptio raquo de la nature humaine ou de transmission laquo per generationem raquo au sujet de cettereacutepeacutetition Convoquant lrsquoappareillage notionnel de la psychologie aristoteacutelicienne Thomas reprendra ensubstance (quoique puisse en penser nos reacuteformateurs mais lagrave nrsquoest pas la question comme nous le verrons) ledogme anti-peacutelagien drsquoAugustin laquo Quand lApocirctre parle de lentreacutee du peacutecheacute dans le monde par le fait dun seul

267

finalement doublement deacutebordeacute drsquoune part par lrsquohistoire de lrsquoefficience de lrsquoEsprit et drsquoautre

part et plus speacutecifiquement par le locus de la Loi naturelle

La tendance ou le dynamisme propre de lrsquoaffect se laisse deacutecrire dans les termes

drsquoun auto-centrement ou drsquoune auto-reacutefeacuterentialiteacute Par soi dans la preacutecariteacute drsquoune autonomie

subie et dans le silence de toute assistance spirituelle allogegravene lrsquoaffectiviteacute est motiveacutee selon

le tropisme de lrsquoamour de soi de la recherche de la satisfaction ou de la poursuite de lrsquointeacuterecirct

propre Quasiment agrave lrsquoouverture du lieu du peacutecheacute Melanchthon note ainsi

laquo La premier et le plus grand affect de la nature humaine crsquoest lrsquoamour de soi Lrsquohomme estconduit par cet amour agrave vouloir et agrave deacutesirer seulement ces choses qui paraissent bonnesagreacuteables plaisantes et glorieuses agrave sa nature Cet amour de soi le conduit encore agrave haiumlr et agravecraindre ces choses qui srsquoopposent agrave sa nature et agrave srsquoopposer agrave quiconque entrave sa volonteacuteou le commande de suivre ou de rechercher ce qursquoil ne veut pas457 raquo

Cette reacuteminiscence drsquoun thegraveme augustinien ndash lrsquoamor sui458 en tant qursquoil motivera

aussi par soi le laquo meacutepris de Dieu raquo et de ses prescriptions reacuteglementaires ndash srsquoeacutenonce par la

suite dans le lexique du beacuteneacutefice de lrsquointeacuterecirct et de lrsquoutiliteacute Lrsquoanimation du mouvement

affectif est rigoureusement deacutetermineacutee par lrsquoexigence de la poursuite de lrsquoutile propre et

lrsquoamour de soi srsquoentendra alors dans le sens drsquoune restrictive cristallisation de lrsquoacte volitif sur

le calcul des avantages En ce sens encore le tropisme laquo utilitariste raquo de lrsquoauto-reacutefeacuterentialiteacute

affective apparaicirctra comme la seule vraie source et comme le seul fondement ndash le

laquo transcendantal raquo si lrsquoon ose dire ndash de la constitution des valeurs Lrsquoaxiologie de lrsquohomme

sans Dieu se reacutesume agrave la simpliciteacute du clivage des cateacutegories de lrsquoutile et du nuisible

Les termes empileacutes et superposeacutes dans lrsquoeacutenumeacuteration preacuteceacutedente ces choses qui

paraissent laquo bonnes raquo (laquo bona raquo) laquo agreacuteables raquo (laquo iucunda raquo) laquo douces raquo ou laquo plaisantes raquo

(laquo dulcia raquo) laquo reacuteputeacutees raquo ou laquo glorieuses raquo (laquo gloriosa raquo) construisent donc au fond un

homme il nentend donc pas que cette entreacutee se reacutealise par voie dimitation mais bien par voie dorigine raquo(Contre les gentils IV 50) Or nous montrerons par la suite que aussi surprenant que cela puisse paraicirctre enpremiegravere instance Melanchthon nrsquoadhegravere pas du tout ndash du moins dans ses Loci de 1521 ndash agrave une tellerepreacutesentation laquo geacuteneacutetiste raquo de la transmission du peacutecheacute457 laquo Primus itaque affectus et summus naturae hominis est amor sui a quo rapitur ut velit desideretque eatantum quae suae naturae bona iucunda dulcia gloriosa videntur odio habeat et formidet ea quae naturaeadversa videntur adverseturque eum qui arcet ab iis que cupit aut qui praecipit ea sectari ea quaeri quaedisciplicent raquo Melanchthon op cit p 52 2[12]458 Le lieu canonique du thegraveme de lrsquoamor sui dans le corpus augustinien est eacutevidemment agrave situer dans ladiscussion du dix-neuviegraveme livre de la Civitas dei sur la distinction de la citeacute terrestre et de la citeacute de Dieu PourAugustin le terme de laquo citeacute raquo deacutesigne avant tout un peuple rassembleacute selon un principe drsquounification qui selaisse preacuteciseacutement indiquer comme amour Crsquoest en ce sens drsquoabord qursquoil faut entendre les paroles ceacutelegravebres duquatorziegraveme livre laquo Deux amours ont donc bacircti deux citeacutes lrsquoamour de soi jusqursquoau meacutepris de Dieu la citeacute de laterre lrsquoamour de Dieu jusqursquoau meacutepris de soi la citeacute de Dieu raquo (La Citeacute de Dieu T 2 XIV 28)

268

simple jeu drsquoeacutequivalence Pour lrsquohomme orphelin pour lrsquoaffect nu ou pour lrsquoeacutemotion

solitaire lrsquoeacutevaluation du bon se deacutecline uniquement dans la grammaire de la consideacuteration du

beacuteneacutefice Ayant identifieacute dans le locus de homines la spontaneacuteiteacute affective agrave lrsquoactiviteacute de la

reacutesolution et aux tendances volitives Melanchthon reacuteduit encore finalement dans le locus de

peccato cette logique volitive agrave la stricte eacutevaluation de lrsquoutiliteacute Si lrsquohomme ne peut rien

vouloir sinon ce qui lui apparaicirct restrictivement comme utile et si cette volonteacute mecircme

srsquoidentifie agrave la sphegravere drsquoefficience de lrsquoaffect alors lrsquohomme ne peut non plus rien aimer ou

haiumlr par soi en dehors de ce qui est polariseacute par lrsquoopposition du beacuteneacutefice et de la nociviteacute

Lrsquoamour ne peut aimer que son avantage la haine ne peut fuir que ce qui lui apparaicirct comme

nocif Le couple de la dichotomie de lrsquointeacuterecirct et du nuisible se laisse donc deacutecouvrir comme le

principe geacuteneacuteratif du deacuteveloppement des passions

sect2 La polariteacute eacuteconomique et le meacutepris de Dieu

Nous nommerons par la suite laquo polariteacute eacuteconomique raquo cette dichotomie qui reacutegit les

modes affectifs de lrsquohomme nu ndash lrsquohomme deacutemis de lrsquoassistance de lrsquoEsprit Et les termes de

laquo passion raquo ou drsquo laquo affect raquo ne deacutesignerons rien drsquoautre dans la suite du traiteacute que lrsquoensemble

de ce qui dans la sphegravere du propre reacuteagit agrave cette polariteacute Cette polariteacute eacuteconomique est elle-

mecircme aligneacutee sur la consideacuteration brute de ce que Melanchthon deacutecrira par suite comme laquo les

neacutecessiteacutes de la vie raquo Crsquoest sur fond de cette axiomatique psychologique sur fond de cette

reacuteduction de la motivation affective agrave lrsquoopeacuterativiteacute de la polariteacute eacuteconomique que

Melanchthon contestera lrsquoideacutee selon laquelle lrsquohomme pourrait se deacuteterminer par soi agrave

lrsquoamour des choses divines

laquo Je ne peux pas me dispenser drsquoindiquer aux lecteurs chreacutetiens ces arguties stupidesinsipides et impies par lesquels les Sophistes tentent de prouver que lrsquoon peut aimer Dieu parses seules forces naturelles Ils argumentent ainsi laquo Si un moindre bien peut ecirctre aimeacute parexemple une creacuteature quelconque alors un plus grand bien peut ecirctre aimeacute aussi raquo Est-ce lagraveune maniegravere chreacutetienne de srsquoexprimer assaisonneacutee de sel comme Paul le voulait Non celaest simplement une invention [commentum invention fantasme avec la connotation aussidrsquoune intention malfaisante] risible et purement aristoteacutelicienne digne des theacuteologiensaristoteacuteliciens Avant tout il est dans la nature de lrsquoamour que nous nrsquoaimions rien sinon cequi nous semble bon plaisant et convenable pour nous et qursquoainsi nous aimions touteschoses en regard seulement de notre propre avantage Vous aimez la santeacute et lrsquoargent nonpas parce que ces choses sont bonnes en soi mais seulement parce que vous pensez qursquoellessont utiles pour les neacutecessiteacutes [servitura] de la vie De la mecircme maniegravere vous ne pouvez pas

269

aimer Dieu aussi bon soit-il tant que vous ne pensez pas qursquoil peut ecirctre utile agrave vosdesseins459 raquo

Lrsquoargument que Melanchthon precircte ici aux laquo sophistes raquo (laquo si un moindre bien

peut ecirctre aimeacute alors un plus grand bien peut ecirctre aimeacute aussi raquo) se rend coupable drsquoun profond

paralogisme crsquoest que le terme de laquo bien raquo nrsquoa pas la mecircme valeur drsquousage quand il constitue

un preacutedicat de Dieu (le plus grand bien) et quand il srsquoapplique agrave une chose utile Le laquo bien raquo

au sens ordinaire de lrsquoavantage ou du beacuteneacutefice ne deacutefinit absolument rien de tel qursquoune

valeur en soi autonome et reacuteelle un laquo bien raquo lrsquoargent ou la santeacute par exemple ne le sont que

de maniegravere conditionnelle et relative sous le rapport de lrsquoutiliteacute pratique et de la

preacutesupposition drsquoune fin externe (conservation de la vie etc) En ce sens lrsquoapplication du

schegraveme argumentatif de la transmission proportionnelle des proprieacuteteacutes (ce qui vaut pour le

moins vaut pour le plus) est ici strictement invalideacute Relativement agrave la question des principes

de motivation de lrsquoaffect et de la deacutecision lrsquoavantage ou lrsquointeacuterecirct propre est lrsquouniteacute de mesure

unique de la bonteacute drsquoune action ou drsquoun eacutetat

La reacuteduction de la theacuteologie aux beacuteneacutefices du Christ et la surdeacutetermination de la

doctrine de la gracircce par un lexique litteacuteralement utilitariste trouvent dans cet axiome de la

psychologie meacutelanchthonienne leur acte de naissance Si lrsquoaffect et la volonteacute ne reacuteagissent

qursquoagrave un principe de motivation affilieacute agrave la dichotomie de lrsquoutile et du nuisible crsquoest drsquoabord

par lrsquoostension de lrsquoutiliteacute litteacuterale de la doctrine et par lrsquoinsistance sur les beneficia christi

que la parole du theacuteologien ou du preacutedicateur revecirctira aussi par suite une efficience

affective460 Crsquoest parce que la christologie est reacuteduite agrave la logique des beacuteneacutefices qursquoelle

peacutenegravetre les failles de lrsquoaffectiviteacute Mais lrsquoassignation stricte de la logique des passions agrave la

clocircture de la polariteacute eacuteconomique rend encore raison de la dispense discursive drsquoune autre

459 laquo Non possum hic mihi temperare [quanquam de vi legis postea sim dicturus abunde] quin obiter incidemchristiano lectori fatuas insulsas et impias sophistarum argutias quibus probant posse nos per vires naturaediligere deum Sic enim argutantur Diligi potest minus bonum nempe creatura quaepiam posse igitur et maiusbonum diligi Scilicet hic est sermo christianorum quem Paulum vult esse sale conditum Adeo hoc est etfestivum et mere Aristotelicum et Aristotelicis dignum theologis commentum Primum ea est amoris natura utnon amemus nisi quae nibis bona tum iucunda tum commoda videntur adeoque quidquid amamus nostricommodi respecu amamus Amas opes amas pecuniam non quod ipsa par sese bon ares sit sed quod usibusvitae tuae servitura videtur Sic deum non amas quantumvis bonum nisi tuis rationibus tibique utilem essesentias raquo ibid p 78 2[83-85]460 Crsquoest ce fait qui justifie aussi le rabattement de lrsquohomileacutetique sur la theacuteologie (ce qui comme nous le savonsnrsquoest que lrsquoeacutecho et lrsquoexemplification seconde du rabattement plus essentiel de la rheacutetorique sur la dialectique) Silrsquoaffectiviteacute ne reacuteagit qursquoagrave un discours organiseacute selon les modes drsquoune polariteacute topique alors le preacutedicateur tirelrsquoensemble des instruments de la persuasion de la matiegravere doctrinale le docere eacutevidemment mais aussi lemovere et le delectare eux-mecircmes La doctrine se charge elle-mecircme drsquoeacutemouvoir Et cette geacuteneacuterativiteacute eacutemotiveest incluse dans sa plus brute architecture dialectique ndash sa construction topique cest-agrave-dire oppositive etdichotomique

270

polariteacute celle des vertus et des vices qui deacutelimite ordinairement lrsquoespace propre de la

science morale461

sect3 Lrsquoeacuteconomie de la gracircce et la dispense de la moraliteacute

Crsquoest sur fond de cette preacutemisse selon laquelle le dynamisme propre de lrsquoaffect nrsquoest

motiveacute que par la seule eacutevaluation de lrsquointeacuterecirct que Melanchthon accusera aussi la deacuteteinte

moraliste illeacutegitime de la doctrine theacuteologique

laquo Maintenant les sophistes ont promu le meacuterite de la congruence [merito congrui] affirmantque par nos œuvres morales nous meacuteritons la gracircce celle-ci eacutetant congruente ndash pour utiliserleur langage ndash aux forces de notre nature Tu dois toi-mecircme comprendre cher lecteur quecet enseignement est un immense blasphegraveme et une insulte agrave la gracircce de Dieu Et de faitpuisque en dehors de lrsquoinspiration de lrsquoEsprit Saint les forces de la nature humaine nepeuvent rien sinon peacutecher que meacuteritons-nous par nos propres efforts [conatibus] sinon lecourroux Ces actes volitifs [actus elicitus] sont des faccedilades et des mensonges et cesfausses laquo bonnes intentions raquo prescrites par les sophistes sont seulement des sujets fictifs[fictitia proposita] 462 raquo

Ici comme souvent ailleurs la reacutefeacuterence agrave une distinction conceptuelle de la

theacuteologie meacutedieacutevale est lrsquooccasion drsquoune contestation globale de ce que Melanchthon perccediloit

comme une infection peacutelagienne geacuteneacuteraliseacutee de la doctrine chreacutetienne La notion de

convenance ou de congruence ndash congruo distingueacutee de la condigno ndash est forgeacutee par St

Thomas dans la cent quatorziegraveme question de la deuxiegraveme partie de sa Somme theacuteologique

pour reacutesoudre les difficulteacutes affeacuterentes agrave la theacuteorie des meacuterites du libre arbitre Peut-on dire

que lrsquohomme par la seule action de son libre arbitre se rend deacutejagrave digne de lrsquoeacuteterniteacute et de la

gracircce Dans le cadre drsquoune conceptualiteacute marqueacutee par le paradigme aristoteacutelicien de la

justice distributive463 lrsquoideacutee selon laquelle la bonne action ou la bonne deacutecision de lrsquoarbitre

pourrait meacuteriter par soi ndash ou participer au meacuterite de ndash lrsquoeacuteterniteacute est fonciegraverement

probleacutematique dans toute justice le bien reccedilu doit ecirctre proportionnel ou eacutequivalent au bien

461 Sur ce point voir notre troisiegraveme chapitre et notamment les analyses consacreacutees au genre deacutemonstratif(Melanchthon Elementa CR XII (448-450)462 laquo Iam quae prodidere sophistae de merito congrui scilicet quod ex operibus moralibus id est quae viribusnaturae nostrae facimus de congruo sic loquuntur mereamur gratiam ipse lector intelligis blasphemias esse ininiuram gratiae dei ementitas Etiam cum naturae humanae vires citra spiritus sancti afflatum non possint nisipeccare quid merbimur nostris conatibus nisi iram Simulationes et mendacia sunt illis actus eliciti illa fictitiaproposita illae quas falso bonas intentiones quas praescribunt sophistae raquo ibid p 82 2[94-95]463 Qui renvoie drsquoabord au cinquiegraveme livre de lrsquoEthique agrave Nicomaque Pour les rapports de Luther agrave cette theacuteoriede la justice voir laquo Aristote et Luther combien de retours raquo de Ph Buumlttgen (Luther et la philosophie op citp 53 ndash 86)

271

fourni Or lrsquoeacuteterniteacute est un bien par principe incommensurable agrave tout ce que les hommes

peuvent produire du fond de leurs ressources propres de reacutesolution comme œuvres

meacuteritoires

Thomas construira ainsi la notion de congruo pour lever cette difficulteacute et montrer

que srsquoil nrsquoexiste pas drsquoeacutequivalence numeacuterique stricte dans la reacutetribution des biens qui relegravevent

de lrsquoeacuteconomie de la gracircce il existe tout de mecircme une certaine forme drsquo laquo eacutegaliteacute

proportionnelle raquo entre le bon arbitre et le salut Cette eacutegaliteacute proportionnelle tient drsquoabord agrave

lrsquoexistence drsquoune identiteacute formelle entre lrsquoeffort humain et lrsquoeffort divin sous le point de vue

du rapport agrave leurs maximums respectifs Si le produit de lrsquoeffort humain est par principe

infiniment insignifiant face au produit de sa reacutecompense divine ces efforts mecircmes sont dans

les deux cas pourtant formellement identiques le bon arbitre est le meilleur bien que

lrsquohomme puisse proposer de la mecircme maniegravere que lrsquoeacuteterniteacute est le meilleur bien que Dieu

puisse nous rendre464

Lrsquoessentiel ne tient eacutevidemment pas dans le deacutetail argumentatif de la theacuteorie

thomiste Dans une intention toujours poleacutemique Melanchthon precircte ici encore au concept de

la tradition theacuteologique meacutedieacutevale une extension large et compreacutehensive bien au-delagrave de sa

porteacutee discursive initiale La critique de la doctrine du meritium congrui se conjoint ainsi

presque immeacutediatement avec une mention de lrsquoactus elicitus qui relegraveve plutocirct de la tradition

scotiste que de la theacuteologie de Thomas Cet entrelacement et cette confusion caracteacuteristiques

de doctrines en soi eacutetrangegraveres participe toujours du mecircme souci de traverser et

drsquoindiffeacuterencier les divisions dogmatiques internes agrave la tradition laquo scolastique raquo Plus loin

crsquoest encore le dogme de la peacutenitence et sa division tripartite (contritio cordis confessio oris

satisfactio operis) qui se verront accuseacutes sous un mobile globalement similaire Tous ces

pseudo-lieux nrsquoont pas de valeur en soi ils constituent seulement les reflets et les eacutecumes

secondes dans la doctrine du peacutecheacute de lrsquoerreur inaugurale du liberum arbitrium Acte volitif

meacuterite de convenance peacutenitence thomiste sont pareillement supporteacutes en leur racine et en leur

origine par lrsquohallucination native du libre arbitre Lrsquoaccusation de la doctrine thomiste du

meritum congrui nrsquoest donc doueacutee au sens rigoureux drsquoaucune autonomie discursive et

critique reacuteelles Ce type drsquoaccusation ne doit jamais se laisser concevoir comme lrsquoeacutenonceacute

drsquoune contestation rigoureusement doctrinale la possibiliteacute de cette contestation

supposerait une certaine homogeacuteneacuteiteacute des reacutegimes de discours du contestant et du contesteacute or

le pseudo lieu du meritum congrui nrsquoest rien de tel qursquoun discours leacutegitimement theacuteologique ndash

il est lrsquoenvers mecircme de la theacuteologie la contrefaccedilon philosophique de la doctrine

464 laquo Chapitre 114 Le meacuterite raquo in Somme Theacuteologique Ia IIe pars La morale geacuteneacuterale op cit

272

Ce qui est plus remarquable en revanche crsquoest le renvoi explicite de cette laquo doctrine

des meacuterites raquo au champ du discours moral Melanchthon fait expresseacutement coiumlncider dans

notre citation anteacuterieure la fiction du libre arbitre meacuteritoire et le thegraveme de la laquo moraliteacute des

oeuvres raquo (laquo operibus moralibus raquo) De maniegravere geacuteneacuterale les quelques pages qui ouvrent le

locus de peccato dessinent le lieu drsquoune critique globale de la moralisation de la doctrine du

peacutecheacute En ce sens notre auteur multipliera les exemples emprunteacutes aussi bien au champ de la

theacuteologie classique qursquoagrave la sphegravere des reacutefeacuterences antiques profanes seront ainsi discuteacutes tour

agrave tour le sens du suicide de Lucregravece le problegraveme de la preacutetendue justice de Socrate lrsquoorigine

du tempeacuterament drsquoAlexandre le grand etc465 Dans un juste partage des reacutegimes de discours le

point de vue de la moraliteacute ndash celui de la vertu et des vices ndash relegraveve nous lrsquoavons vu dans notre

chapitre preacuteceacutedent de la seule sphegravere de la liberteacute exteacuterieure466 Crsquoest dans cette liberteacute

exteacuterieure que peut valoir quelque chose de tel qursquoune justice humaine entendue drsquoabord au

sens simple drsquoune reacutetribution arithmeacutetique des meacuterites

La laquo corruption scolastique raquo de la doctrine va alors consister ici dans le traitement

du lieu du peacutecheacute agrave mordre sur la ligne de deacutemarcation de lrsquointeacuterieur et de lrsquoexteacuterieur en

imposant illeacutegitimement agrave la logique de la reacutesolution ou de la volonteacute ce qui relegraveve de la

logique de la seule exteacuterioriteacute Qursquoil y ait une justice et une moraliteacute exteacuterieure ndash en tant que

simple conformiteacute de lrsquoaction agrave la loi humaine et aux coutumes ndash Melanchthon nrsquoen doute

pas Mais que les cateacutegories de cette moraliteacute exteacuterieure ndash le bon le mauvais le vertueux le

vicieux ndash puissent constituer des cateacutegories opeacuteratoires dans la spirale mecircme de lrsquoaffectiviteacute

crsquoest lagrave une chose que notre auteur ne peut en revanche jamais admettre Et ce qursquoil peut

admettre moins encore crsquoest que cette polariteacute morale du bon et du mauvais puisse constituer

aussi par soi un principe efficace de motivation des passions et des actes volitifs

Le laquo bon raquo et le laquo mauvais raquo sont des preacutedicats dont lrsquoextension et le champ de

validiteacute sont strictement confineacutes au cercle du jugement sur les œuvres exteacuterieures En ce sens

ces preacutedicats ne se chargent jamais drsquoaucune signification valide en tant que telle dans la

clocircture du domaine de lrsquoaffect la logique de lrsquoaffectiviteacute est heacuteteacuterogegravene au systegraveme des

dichotomies morales Et la reacuteduction du dynamisme affectif agrave la polariteacute eacuteconomique eacutenonce

donc aussi chez Melanchthon la prescription ultime de la dispense de toute moraliteacute en

theacuteologie Crsquoest agrave des impeacuteratifs strictement eacuteconomiques ndash lrsquoutile le nocif ndash que reacuteagissent

les eacutemotions des hommes Et les polariteacutes morales se voient ainsi elles aussi et par naissance

releacutegueacutees dans les marges discursives et dans lrsquoenvers adulteacuterin de la doctrine chreacutetienne

465 Voir en particulier ibid p 58 2[31-32]466 Voir notamment notre chapitre preacuteceacutedent et la discussion de la laquo Summa raquo du premier locus des puissances de la nature humaine

273

Moraliser la doctrina sacra ndash confesser les meacuterites de lrsquoarbitre et leur commensurabiliteacute au

don de lrsquoeacuteterniteacute ndash crsquoest confondre justice distributive et reacutegime soteacuteriologique eacuteconomie

anthropologique et eacuteconomie de la gracircce Lrsquoabreacuteviation de la moraliteacute en theacuteologie srsquoeacutenonce

degraves lors comme le pendant et comme la suite de la dispense inaugurale du reacutegime de discours

anthropologique

sect4 La phraseacuteologie scripturaire et la synecdoque paulinienne de la laquo chair raquo

Mais quel est donc cet homme dont les tendances et les dynamismes affectifs

nrsquoobeacuteissent qursquoaux prescriptions de lrsquoutiliteacute Quelle est cette affectiviteacute dont lrsquoinertie

structurelle srsquoadosse au principe drsquoune auto-reacutefeacuterentialiteacute laquo eacuteconomique raquo Cet laquo homme raquo et

cette affectiviteacute ndash le premier subiectum de la theacuteologie dans la doctrine du peacutecheacute ndash

Melanchthon les nomme successivement laquo chair raquo laquo vieil homme raquo et laquo homme

exteacuterieur raquo467 Et cette chair nrsquoest pas seulement agrave entendre comme lrsquoeacutecorce corporelle ou

lrsquoeacutepaisseur sensible de lrsquoindividu cette chair crsquoest le tout de cela mecircme que nous appelons

lrsquo laquo humain raquo

laquo Sur ce point [Melanchthon vient de commenter Romains 3 9 et la doctrine de lrsquoinheacuterencedu peacutecheacute dans la nature charnelle] les Sophistes ayant oublieacute la phraseacuteologie et les tropes delrsquoEcriture nomment laquo chair raquo lrsquo laquo appeacutetit sensible raquo Mais par le terme laquo chair raquo lrsquoEcriturenrsquoentend pas seulement le corps ou une partie de lrsquohomme mais lrsquohomme tout entier acircmeaussi bien que corps [hellip] Nous devons ainsi comprendre que le mot laquo chair raquo est utiliseacute pourdeacutesigner toutes les puissances de la nature humaine468 raquo

Chez Augustin lrsquoarticulation de la chair et de lrsquoesprit se juxtaposait toujours dans le

cadre drsquoune conception gnoseacuteo-centreacutee et globalement laquo rationaliste raquo de lrsquohomme agrave

lrsquoopposition philosophique du corps et de lrsquoacircme469 Crsquoest cette juxtaposition que Melanchthon

refuse ici de la maniegravere la plus expresse Il est remarquable que la contestation de la

conception laquo sophistique raquo de la chair paulinienne soit formuleacutee au nom mecircme drsquoune attention

agrave ce qui srsquoeacutenonce par ailleurs comme la speacutecificiteacute de la laquo phraseacuteologie raquo scripturaire et de son

467 Voir la premiegravere note de ce chapitre au sujet de cette identification lexicale dans le traiteacute lutheacuterien De la liberteacute du chreacutetine468 laquo Hic sophistae vocant carnem appetitum sensitivum obliti phraseos ac tropi scripturae Non enim corpuspartem hominis sed totum hominem tam animam quam corpus scriptura voce carnis significat et quoties cumspiritu confertur significat optimas naturae humanae ac praestantissimas vires citra spiritum sanctum Rursusspiritus significat ipsum spiritum sanctum et eius motiones atque opera in nobis raquo ibid p 68 2[58-59]469 Sur la question du rapport drsquoAugustin agrave Luther sur ces quelques questions et notamment dans le cadre drsquouneeacutetude de la genegravese de lrsquo laquo eacutenonceacute anthropologique raquo qui ouvre le traiteacute de la liberteacute du chreacutetien voir le huitiegravemechapitre de lrsquoouvrage de Ph Buumlttgen (Luther et la philosophie) laquo Liberteacute et inteacuterioriteacute raquo (247 ndash 283)

274

langage figuratif (tropique) Nous reviendrons par la suite sur ces questions fondamentales

quand nous traiterons du problegraveme de la critique de lrsquoalleacutegorie dans les Loci communes Ici la

contrefaccedilon philosophique de la theacuteologie se donne sous la figure drsquoune confusion des

reacutegimes de langage Renvoyer la division paulinienne de lrsquoesprit et de la chair agrave lrsquoopposition

platonicienne de lrsquoacircme et du corps crsquoest meacutelanger le grec des philosophes et le grec de

lrsquoapocirctre Crsquoest encore oublier que les eacutepicirctres de Paul ne disseacuteminent de reacutefeacuterences agrave la chair

que dans lrsquousage drsquoun langage meacutetonymique470 jouant sur les rapports quantitatifs et

deacutesignant le tout drsquoun reacutefeacuterent par lrsquousage du nom litteacuteral de sa partie La laquo chair raquo de

lrsquoEcriture deacutesigne donc le tout de lrsquohomme cest-agrave-dire lrsquoextension inteacutegrale des puissances de

sa nature propre Par la suite Melanchthon viendra encore gonfler le scheacutema de cette

premiegravere eacutequivalence lexicale en notant

laquo Maintenant ce que nous appelons ici laquo chair raquo nous le nommons aussi ordinairementlaquo vieil homme raquo qui signifie encore toutes les puissances de la nature humaine Et le termelui-mecircme encourage clairement cette interpreacutetation Car sauf agrave manquer de bon senspersonne ne peut affirmer qursquoune partie seulement de lrsquohomme est deacutesigneacutee sous le termelaquo vieil homme raquo Qui peut penser que le corps seul est deacutesigneacute quand il entend le termelaquo homme raquo Paul utilise en outre les termes laquo vieil homme raquo laquo chair raquo et laquo corps dupeacutecheacute raquo de maniegravere indiffeacuterente En fait le terme laquo homme exteacuterieur raquo signifie aussiexactement la mecircme chose que laquo vieil homme raquo ou que laquo chair raquo cest-agrave-dire preacuteciseacutementpas seulement les parties exteacuterieures de lrsquohomme mais toutes les puissances humainesnaturelles471 raquo

Notre eacutequivalence initiale de la chair et de la nature humaine se voit donc ici

reacuteinvestie de la mention de trois nouveaux termes interchangeables celui de laquo vieil homme raquo

(laquo veterem hominem raquo) drsquoabord mais encore aussi ceux de laquo corps du peacutecheacute raquo (laquo corporis

peccati raquo) et drsquo laquo homme exteacuterieur raquo (laquo hominis exteriores raquo) Lrsquoextension reacutefeacuterentielle de ces

noms eacutequivalents deacutelimite preacuteciseacutement le domaine drsquoapplication de ce que nous deacutesignions

plus haut sous le titre de la laquo polariteacute eacuteconomique raquo La loi et la dynamique qui reacutegissent le

champ de cette humaniteacute peccative srsquoassignent agrave la borne du jeu de lrsquoopeacuterativiteacute affective de

470 Si lrsquoon srsquoen tient agrave la stricte deacutefinition des Elementa (op cit p 465) crsquoest plutocirct la synecdoque qui estdeacutefinie comme la figure de la substitution du tout agrave sa partie (ou lrsquoinverse) laquo Sunekdokhegrave comprehensio diciturcum vel totum parte comprehendimus ut mucronem dicimus pro gladiohellip raquo La meacutetonymie deacutesigne en fait chezMelanchthon le trope qui allie la substitution partitive de la synecdoque agrave la substitution causale de lameacutetalepse laquo Metocircnumia partim metalepsi [en latin dans le texte] partim synecdoque [de mecircme] cognatahellip raquoibid p 465471 laquo Iam quod hic vocamus carnem solemus alias nuncupare veterem hominem qui itidem significat quidquidest virium humanae naturae Id quod ipsum vocabulum palam arguit Nam communi sensu carere videatur quihominis partem modo appellatione veteris hominis natari velit Quis enim audito hominis vocabulo corpustantum intellexerit Usurpat autem promiscue Paulus veteris hominis carnis et corporis pecati voces Iam etexterior homo significat prorsus id quod vetus homo seu caro hoc est non modo partes hominis exteriores sedomnes hominis naturales vires raquo ibid p 70 2[64-65]

275

lrsquoeacutevaluation de lrsquoutile et du nocif La laquo loi de nos membres raquo dont Paul rendait teacutemoignage

dans Romains 7472 et agrave laquelle Melanchthon fera justement une reacutefeacuterence expresse dans la

suite presque immeacutediate du traiteacute crsquoest le tropisme de lrsquoamour de soi Lrsquohomme total

lrsquohomme inteacutegral ndash lrsquohomme dans la borne de sa taxie auto-reacutefeacuterentielle ndash eacutepuise donc le

champ de forces dans lequel la doctrine paulinienne enclos le site du peacutecheacute Ce que nous

appelons ordinairement lrsquohomme crsquoest lagrave preacuteciseacutement ce que la phraseacuteologie de lrsquoapocirctre

appelle le laquo peacutecheur raquo lrsquohomme voueacute au peacutecheacute

La doctrine du semper peccator473 trouve donc dans une deacutecision drsquoassimilation

lexicale le fond premier de sa justification dogmatique Et la controverse sur la thegravese des

modes drsquoinheacuterence du peacutecheacute dans la nature humaine se voit alors aussi deacuteplaceacutee et reconduite

de lrsquoautoriteacute de lrsquoanthropologie vers lrsquoautoriteacute de lrsquoexeacutegegravese si Melanchthon peut affirmer que

les forces humaines se juxtaposent strictement avec la clocircture physique du ministegravere du peacutecheacute

ce nrsquoest pas en vertu drsquoune enquecircte psychologique preacutealable mais par la seule intelligence de

la meacutetonymie paulinienne

sect5 Nuditeacute de la chair et deacutemission de lrsquoEsprit Saint le peacutecheacute originel comme eacutevegravenement du retrait

divin

Mais alors que dire de lrsquohomme nouveau ndash de lrsquohomme inteacuterieur de lrsquohomme

reacutegeacuteneacutereacute par lrsquoEsprit ndash du chreacutetien Qursquoil nrsquoest pas homme Qursquoil nrsquoest plus homme dans

lrsquoeacutevegravenement mecircme de sa reacutegeacuteneacuteration Si lrsquoon sen tient agrave la lettre du texte il nous faut

reacutepondre par lrsquoaffirmative Ce que Melanchthon nous dit ici crsquoest preacuteciseacutement que la

distinction de la chair et de lrsquoEsprit est par essence transversale agrave la partition initiale du vis

cognoscendi et de lrsquoaffect Lagrave ougrave celle-ci eacutetait une distinction en lrsquohomme ndash distinction

toujours laquo anthropologique raquo en un sens celle-lagrave est une distinction hors lrsquohomme ndash

distinction entre lrsquohomme et son envers spirituel La distinction theacuteologique fondamentale

celle par laquelle le reacutegime eacuteconomique de la chair se voit opposeacute agrave la gracircce de lrsquoEsprit Saint

est donc toujours une distinction fonciegraverement meacuteta-humaine Cette distinction srsquoaffilie agrave ce

qui se donne agrave nous sous la figure de lrsquoopposition de lrsquohomme et de son surcroicirct spirituel de

472 La Bible (TOB) op cit laquo hellipmais je vois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de monentendement et qui me rend captif de la loi du peacutecheacute qui est dans mes membres raquo [Rm 7 23]473 La doctrine du semper peccator srsquoeacutenonce drsquoabord chez Luther dans la formule de la symbiose laquo semperjustus semper peccator semper penitens raquo Nous aurons agrave revenir sur la solution meacutelanchthonienne de celaquo paradoxe raquo dans la suite presque immeacutediate de notre eacutetude La premiegravere formulation de la formule est agrave trouveacuteechez Luther dans le laquo Commentaire de lrsquoeacutepicirctre aux Romains raquo (in Œuvres Tome 11 et 12 Genegraveve Labor etFides 1985)

276

lrsquohomme et de son succeacutedaneacute theacuteologique de lrsquohomme et de sa greffe ou de sa prothegravese

soteacuteriologique Lrsquoontologie chreacutetienne ndash celle lagrave mecircme qui srsquoassigne au reacutegime de lrsquohomo

interior ndash ne se deacutecouvre que dans le verso et dans lrsquoexceacutedence anthropologique

lrsquointeacuterioriteacute crsquoest lrsquoau-delagrave de lrsquohumain

Mais il y a plus Si lrsquohomme compris dans la restriction du dynamisme de lrsquoamor

sui est co-extensif agrave lrsquohistoire du peacutecheacute et donc finalement aussi agrave lrsquoextension du reacutegime du

vieil homme ou de lrsquohomme exteacuterieur il ne srsquoensuit pas que cette anthropologie comprise

dans lrsquoabstraction de la clocircture de sa description eacuteconomique suffise par soi agrave expliquer et agrave

deacutelimiter la nature mecircme de ce peacutecheacute Si Melanchthon semble drsquoabord incliner vers le dernier

Augustin474 dans le jeu des eacutequivalences theacuteologiques de notre derniegravere citation les quelques

thegraveses qursquoil esquisse par ailleurs en ouverture du deuxiegraveme locus marquent agrave lrsquoinverse une

rupture tregraves nette vis-agrave-vis drsquoune conception psycho-centreacutee du peacutecheacute originel et de sa

reacutepeacutetition dans la descendance adamique Pour Augustin ndash du moins dans ses eacutecrits tardifs

contre Peacutelage475 ndash crsquoest lrsquoeacutevegravenement du premier peacutecheacute qui rend lrsquoarbitre humain captif de la

concupiscence Lrsquoeacutevegravenement peccatif altegravere et reconfigure la factualiteacute des puissances

humaines dans le sens drsquoune exposition permanente agrave la reacutepeacutetition du peacutecheacute Lrsquoacte fondateur

du peacutecheacute drsquoAdam condamne drsquoembleacutee la posteacuteriteacute des hommes selon ce qui se laisse souvent

deacutecrire dans les termes drsquoune corruption geacuteneacutetique ou heacutereacuteditaire Le peacutecheacute a donc une

efficience constructive ndash ou peut-ecirctre plutocirct deacuteconstructive ndash vis-agrave-vis du fait

anthropologique il modifie et transforme la structure mecircme de la volonteacute humaine et de ses

ressources drsquoauto-deacutetermination au bien Lrsquoheacutereacutediteacute du peacutecheacute lrsquouniversaliteacute de son extension

et de son emprise sa reacuteiteacuteration infinie et fatale sont toujours et pareillement des suites et des

conseacutequences internes ndash infra-humaines ndash de lrsquoeacutevegravenement de cette corruption inaugurale La

captiviteacute de lrsquoarbitre et son exposition constante agrave la tentation (concupiscentia carnis

concupiscentia oculorum ambitio saeculi476) sont donc bien des caractegraveres accidentels et

historiques mais en mecircme temps aussi des caractegraveres acquis et heacutereacuteditaires En bref les effets

474 Lrsquoeacutevolution de la penseacutee augustinienne sur le peacutecheacute originel et la gracircce se laisse scheacutematiser sous lrsquooppositiondrsquoun acircge anti-manicheacuteen ndash celui de lrsquoinvention du libre-arbitre dans le traiteacute du mecircme nom (De libero arbitrio) etdrsquoun acircge anti-peacutelagien ndash celui de lrsquoinvention du defectus et du peacutecheacute laquo per generationem raquo On pourra se reporteragrave lrsquoeacutetude de Paul Ricoeur laquo Le laquo peacutecheacute originel raquo eacutetude de significations raquo in Le conflit des interpreacutetationsParis Seuil 1969 Si la perspective de lrsquoeacutetude du philosophe franccedilais (il srsquoagit drsquointerroger le sens de lalaquo symbolique du mal raquo) interdit drsquoassimiler son article au programme drsquoune monographie cette eacutetude demeureutile pour resituer les mobiles de la mutation laquo deacuteterministe raquo ou laquo pessimiste raquo de la penseacutee drsquoAugustin sur lepeacutecheacute originel Rappelons que cette mutation est mentionneacutee par Melanchthon lui-mecircme dans son accusation dufaux-lieu du liberum arbitrium (voir chapitre preacuteceacutedent) 475 Comme le Contra Julianum deacutejagrave reacutefeacuterenceacute (Julien drsquoEclane eacutetait un disciple de Peacutelage) mais aussi le Denatura et gratia ou le De gratia Christi et de peccato original Les exeacutegegravetes drsquoAugustin tiennent ordinairementle De peccatorum meritis et remissione comme le vivier doctrinal de la controverse anti-peacutelagienne476 Augustin Confessions X op cit

277

secondaires de la Chute se laissent essentiellement signaler sous la forme drsquoune alteacuteration

anthropologique

Au contraire pour le Melanchthon des premiers Loci communes ce nrsquoest pas agrave partir

drsquoune deacutegeacuteneacuterescence des dispositions intimes de la nature humaine mais agrave partir du seul

eacutevegravenement du retrait de lrsquoEsprit Saint que lrsquoon doit concevoir la fataliteacute de la transmission du

peacutecheacute dans lrsquohumaniteacute

laquo Apregraves avoir creacutee lrsquohomme sans peacutecheacute Dieu tout-puissant eacutetait preacutesent avec lui agrave traversson Esprit qui le motivait [inflammaret laquo enflammait raquo] agrave poursuivre ce qui est juste SiAdam nrsquoavait pas failli le mecircme Esprit aurait guideacute toute sa descendance Mais apregraves lafaute drsquoAdam Dieu est lrsquoadversaire de lrsquohomme et son Esprit nrsquoest donc pas preacutesent avec luicomme son guide Et crsquoest ainsi qursquoil srsquoavegravere que lrsquoacircme eacutetrangegravere agrave la lumiegravere et agrave la vieeacuteternelle est devenue aveugle et ne srsquoaime qursquoelle-mecircme et ne poursuit que ses propresfins elle hait Dieu et ne deacutesire aucune chose sinon le charnel Aucun mot ne peut deacutecrire letravers du cœur humain477 raquo

Ce qui srsquoeacutenonce ici encore comme le laquo vice raquo le laquo travers raquo ou la laquo difformiteacute raquo du

cœur humain (laquo humanis cordis pravitatem raquo) nrsquoest donc plus au sens propre quelque chose

de tel qursquoune rigoureuse corruptio anthropologique Si Melanchthon reacuteaffirme encore avec

force et contre tout peacutelagianisme la reacutepeacutetition fatale et universelle du peacutecheacute de lrsquohomme

cette reacutepeacutetition ne doit pas srsquoentendre toutefois sous la signification simple drsquoune inheacuterence

neacutecessaire du peacutecheacute dans lrsquohomme Lrsquohomme consideacutereacute par soi ndash et dans lrsquoabstraction de sa

logique affective ndash ne srsquoest pas vu structurellement affecteacute ou alteacutereacute par lrsquoeacutevegravenement du

premier peacutecheacute478 Avant ou apregraves la Chute la nature humaine conserve essentiellement des

dispositions similaires et une exacte homologie de structure La massa damnata479 de la

posteacuteriteacute adamique est du seul point de vue de sa nature propre lrsquoanalogue strict de lrsquohomme

creacutee sans vices

Le peacutecheacute originel nrsquoa en soi aucune opeacuterativiteacute drsquoalteacuteration anthropologique il ne

contamine ni nrsquoaltegravere ndash fut-ce sous le mode de lrsquoheacutereacutediteacute drsquoune corruption acquise ndash la reacutealiteacute

mecircme de lrsquoarbitre humain ou la logique geacuteneacuterale de son psychisme Crsquoest par soi et toujours

477 laquo Deus Optimus Maximus cum condisset hominem sine pecato aderat ei per spiritum suum qui hominem adrecta inflammaret Idem spiritus gubernaturus erat omnem Adae posteritatem nisi lapsus fuisset Adam Iamposteaquam deliquit Adam adversatus est deus hominem ut non adsit ei gubernator dei spiritus Ita fit ut animaluce vitaque coelesti carens excaecetur et sese ardentissime amet sua quaerat non cupiat non velit nisi carnaliacontemnens dei et qui possum ego verbis consequi humani cordis pravitatem raquo ibid p 50 2[7-8]478 La dogmatique chreacutetienne classique distingue ordinairement depuis Augustin lrsquoeacutevegravenement du premier peacutecheacutendash le peacutecheacute drsquoAdam tel qursquoil se laisse deacutecrire dans Gn 3 ndash du laquo peacutecheacute originel raquo qui deacutesigne plutocirct lrsquoeacutetat(corrompu deacutegradeacute) de lrsquohumaniteacute apregraves la Chute et donc la modaliteacute de la reacutepeacutetition universelle du premierpeacutecheacute479 La notion de massa damnata (litteacuteralement laquo masse damneacutee raquo) sature le corpus augustinien etparticuliegraverement les derniers eacutecrits anti-peacutelagiens (voir la note 19 pour leur laquo inventaire raquo)

278

neacutecessairement que lrsquohomme est deacutetermineacute agrave lrsquoamor sui agrave la recherche de sa satisfaction ou agrave

la poursuite de ses deacutesirs propres Lrsquoauto-reacutefeacuterentialiteacute et lrsquoexposition agrave la polariteacute

eacuteconomique dont nous esquissions les traits plus hauts ne sont pas au sens stricts des

conseacutequences de la Chute ou des speacutecificiteacutes du reacutegime temporel du vieil homme Et si cet

laquo eacutegoiumlsme raquo spontaneacute nrsquoest pas lrsquoeffet de la Chute mais tout aussi bien son anteacuteceacutedent il nous

faut dire bien plus qursquoil nrsquoest en toute rigueur jamais non plus mauvais en soi Au sens le

plus propre donc et si lrsquoon srsquoen tient agrave la lettre de la doctrine qui srsquoexpose dans ces quelques

lignes introductives il nous faut affirmer que le peacutecheacute ne reacuteside pas en lui-mecircme dans la

seule clocircture de lrsquohumaniteacute Le peacutecheacute est une fonction du rapport rapport de lrsquohomme nu agrave

lrsquohistoire de son Autre spirituel rapport de la solitude affective agrave la deacutemission de lrsquoEsprit

Saint ndash bientocirct aussi relation contradictoire et scansion ineacuteliminable du vis affecti et de son

Autre leacutegislatif La nature humaine nrsquoa rien agrave faire avec la peccatologie La peccatologie

srsquoeacutecrit agrave mecircme lrsquohistoire de la preacutesence de la proximiteacute ou de lrsquoinimiteacute de lrsquoEsprit

Seulement lagrave ougrave cette nature humaine en soi insuffisante eacutetait aux jours de son

aurore secondeacutee par lrsquoassistance et la tutelle de lrsquoEsprit Saint elle se voit dans les temps de

la Chute livreacutee au contraire agrave sa solitude et agrave sa brutale preacutecariteacute (fragilitas) Lrsquoeacutevegravenement du

peacutecheacute ce nrsquoest donc pas tant celui drsquoune corruption de la substance humaine que celui de

lrsquoeacutevegravenement drsquoune retraite de lrsquoEsprit Crsquoest lrsquohistoire de lrsquoassistance divine et de la

reacutetractation de sa tutelle spirituelle qui structure lrsquohistoire des reacutegimes de lrsquohomme

theacuteologique Lrsquohomme en soi ne nous apprend rien sur la question deacutecisive du peacutecheacute il est le

substrat passif et le reacuteceptacle nu du jeu de la preacutesence et de lrsquoabsence de lrsquoau-delagrave de la

Parole effective Si le thegraveme de lrsquohomme coiumlncide donc tout entier in extenso avec celui du

vieil homme et du peacutecheur pauliniens cette convergence est toujours en mecircme temps un

accident de lrsquohistoire Crsquoest cette coiumlncidence mecircme qui constitue preacuteciseacutement le nœud

theacuteologique et lrsquooriginaliteacute historique du reacutegime peccatif Le vieil homme theacuteologique eacutepouse

les contours de lrsquohomme de lrsquoanthropologie profane mais ne srsquoy confond donc jamais

Ce que la theacuteologie ajoute de deacutecisif agrave toute anthropologie autonomique ndash fut-elle

neacutegative ndash dans sa rencontre avec le thegraveme de lrsquohomme damneacute crsquoest preacuteciseacutement la lourde

conscience de cette perte ndash crsquoest la conscience et la douleur du fait que la coiumlncidence de

lrsquohomme avec lui-mecircme nrsquoest jamais lrsquoinsolence drsquoune autonomie et drsquoune suffisance

naturelle jamais non plus lrsquoatrophie substantielle et native drsquoune nature preacutecaire elle est le

produit deacuteriveacute drsquoune perte lrsquoeffet et la reacutesultante drsquoune deacutemission Il nrsquoy a rien de plus dans

lrsquohomo exterior theacuteologique que dans lrsquohomme de lrsquoanthropologie philosophique rien sinon

preacuteciseacutement lrsquoaveu que cet homme est la suite et le produit historique drsquoun abandon Neacute pour

279

lrsquoheacuteteacuteronomie et le refuge dans son Autre spirituel le vieil homme est donc assigneacute dans les

temps de la Chute agrave une nuditeacute contre-nature Et crsquoest lagrave preacuteciseacutement ce que nous

caracteacuterisions deacutejagrave plus haut comme la situationnaliteacute ou comme lrsquoeacutevegravenementialiteacute

irreacuteductibles de lrsquohomo theacuteologique Lrsquoa priori de la nature humaine consideacutereacutee dans son

caractegravere brut et agrave lrsquoeacutecart de la question positive de son rapport agrave la proximiteacute du divin

nrsquointeacuteresse jamais en tant que tel la doctrine chreacutetienne dans la theacuteologie des Lieux lrsquohistoire

et les stigmates du peacutecheacute ne se lisent plus dans les replis du cœur humain480

sect6 La loi naturelle et la strateacutegie du chiasme

Mais quel est donc le mode opeacuteratoire et lrsquoefficience preacutecise de cet Esprit

deacutemissionnaire A quoi donc cet Esprit retireacute depuis la Chute motivait-il dans les premiers

jours notre affectiviteacute Lrsquoassistance divine est deacutecrite dans la citation preacuteceacutedente comme

une puissance drsquoinclination vers laquo le juste raquo ou plus exactement vers le laquo droit raquo (laquo qui

hominem ad recta inflammaret raquo) Si la mention de ces recta laissait ici encore le sens de la

justice relativement indeacutetermineacute crsquoest ndash et nous nous en doutions ndash agrave la substance de la Loi

que cette justice se verra finalement rattacheacutee Un peu plus loin dans lrsquoeacuteconomie du locus de

peccato nous pouvons lire ainsi

laquo A travers Christ lrsquoEsprit nous est donneacute pour nous encourager agrave aimer la Loi481 raquo

Nous avions vu au chapitre preacuteceacutedent que la possibiliteacute de lrsquoappreacutehension de la Loi

eacutetait toujours reacutefeacutereacutee agrave la puissance du connaicirctre (vis cognoscendi) Dans la logique de la

nature humaine ndash consideacutereacutee dans sa nuditeacute ndash cette puissance du connaicirctre est subordonneacutee et

assujettie agrave la puissance volitive de lrsquoaffect Lrsquoeffet de lrsquoassistance ou de la prothegravese de

lrsquoEsprit Saint doit donc se concevoir comme la puissance allogegravene par laquelle est finalement

garantie lrsquoalignement ou lrsquoajustement de lrsquoaffectus sur lrsquointellect ou sur le vis cognoscendi

LrsquoEsprit crsquoest lrsquoefficience et lrsquoopeacuterativiteacute affectives de la Loi crsquoest la fonction seconde de

lrsquoalignement de lrsquoaffect sur lrsquointelligence Inversement le peacutecheacute devra srsquoentendre comme

lrsquoirreacuteductibiliteacute de la scansion ou de lrsquoeacutecart de la Loi et de lrsquoaffectiviteacute Si lrsquohomme est donc

bien le site et le reacuteceptacle du peacutecheacute il nrsquoen est pas agrave proprement parler et aussi eacutetrange que

480 Pour dire les choses encore autrement et sous la perspective laquo eacutepisteacutemologique raquo qui inteacuteresse plusdirectement notre eacutetude il nrsquoy a pas drsquoa priori anthropologique dans la theacuteologie lutheacuterienne481 Nous citons la citation dans son contexte inteacutegral laquo Impossibile erat legi iustificare id est non satis erat lexquae ostendered quid faceremus sed oportuit etiam spiritum conferri per Christum qui nos ad legem amandaminflammaret raquo ibid p 76 2[80]

280

cela puisse paraicirctre en premiegravere instance la cause suffisante Le peacutecheacute est un enfant de

lrsquoinstitution de la Loi Crsquoest ce deacutechirement ineacuteliminable de la Loi et de lrsquoaffectus qui

constitue le sens drsquoecirctre plein de la condition ontologique du vieil homme

laquo Donc ceux qui ne sont pas assisteacutes par lrsquoEsprit Saint ne peuvent satisfaire la Loi Mais nepas satisfaire la Loi qursquoest-ce drsquoautre que peacutecher Par conseacutequent tous les mouvements ettoutes les impulsions de lrsquoacircme [animi] contre la Loi sont des peacutecheacutes482 raquo

Crsquoest ainsi que la doctrine du peacutecheacute est par soi appeleacutee agrave deacuteborder et agrave se deacutepasser

dans le locus de lege Crsquoest dans cette doctrine de la Loi que les ressorts profonds de

lrsquoefficience du peacutecheacute apparaicirctront avec leur netteteacute derniegravere Mais un problegraveme de chronologie

demeure Si le peacutecheacute srsquoentend bien comme la contradiction de la logique laquo eacuteconomique raquo de

lrsquoaffectiviteacute de lrsquohomme sans Dieu ndash auto-centrement tropisme sur soi haine de Dieu ndash et des

prescriptions reacuteglementaires comment rendre compte de lrsquoexistence drsquoun peacutecheacute avant

lrsquoinstitution de la Loi La Loi serait-elle contemporaine de lrsquoinstitution de lrsquohomme lui-

mecircme Mais alors il nous faut dire que la puissance et la reacutealiteacute juridique deacutebordent le strict

cadre de lrsquohistoire de la Loi mosaiumlque Crsquoest pour reacutesoudre cette difficulteacute que Melanchthon a

forgeacute son locus de la loi naturelle Ce lieu de la loi naturelle constitue lrsquooriginaliteacute propre du

manuel de 1521 en regard des acquis notionnels de la doctrine lutheacuterienne Crsquoest agrave mecircme cette

notion que pourront cohabiter et converger une conception positiviste et laquo institutionnaliste raquo

du peacutecheacute et lrsquoeacutevidence de la contemporaneacuteiteacute de celui-ci avec lrsquoextension temporelle totale du

reacutegime de la chair

En ce sens encore le locus de la loi naturelle nous apparaicirctra comme la solution

ultime de Melanchthon au problegraveme ndash si lrsquoon ose dire de laquo chronologie raquo ndash qui srsquoavoue sous

la thegravese lutheacuterienne du simul justus et peccator Le thegraveme de cette loi naturelle est vieux

comme la philosophie483 Si lrsquoengouement de lrsquoacircge classique pour le jusnaturalisme portera agrave

son apogeacutee les discussions affeacuterentes agrave son origine agrave ses principes ou aux modes de son

opeacuterativiteacute les reacuteflexions sur lrsquoefficience de cette loi srsquooriginent drsquoabord aussi dans la penseacutee

antique Crsquoest tout naturellement donc que le thegraveme de la loi naturelle peacutenegravetre encore dans la

theacuteologie et dans lrsquoeacutethique meacutedieacutevale Thomas en fait par exemple dans la quatre-vingt

482 laquo Ergo qui non sunt perfusi spiritu sancto non satisfaciunt legi At legem non facere quid aliud est quampeccare Siquidem peccatum est omnis motus et impulsus animi adversus legem raquo ibid p 72 2[72]483 On en trouve en tout cas une formulation deacutejagrave tregraves nette dans le cinquiegraveme livre de lrsquoEthique agrave Nicomaque surla justice Mais sans doute est-il possible drsquoen faire remonter la paterniteacute agrave Platon (voir par exemple LaReacutepublique (liv VI) ou les Lois)

281

quatorziegraveme question de la premiegravere partie de sa Somme theacuteologique un homologue pratique

des premiers principes de la rationaliteacute theacuteorique484

Le theacuteologien parisien conccediloit par ailleurs cette loi ndash et nous reviendrons en deacutetail

sur ce point ndash comme un habitus485 dont lrsquoefficience est agrave rapprocher de la possession drsquoune

science ou drsquoun savoir-faire technique (ce qui justifie qursquoelle ne soit pas toujours opeacuteratoire

puisque la science elle-mecircme nrsquoest pas toujours en acte et notamment par exemple dans le

sommeil) Melanchthon aurait pu en bonne logique et agrave la suite de lrsquoaccusation du liberum

arbitrium deacutenoncer dans le thegraveme de la loi naturelle un autre pseudo-lieu de la science

laquo scolastique raquo Mais au sujet de cette loi sa strateacutegie discursive ou argumentative sera tout

autre reprenant formellement le lexique de la theacuteologie de lrsquoEcole le reacuteformateur fera du

locus de la lex naturalis le point drsquoinflexion du sens theacuteologique drsquoun vaste jeu notionnel et

lexical issu de la tradition aristoteacutelicienne Dans la doctrine de la loi la strateacutegie poleacutemique de

la laquo mise en quarantaine raquo et de lrsquoeacutevitement theacuteologique des faux lieux se verra ainsi relayeacutee

par la strateacutegie drsquoune contamination immanente et drsquoune invalidation inteacuterieure des usages

lexicaux ndash invalidation par inversion interne de leurs ressources propres de signification

sect7 La loi naturelle entre Paul et les koinai ennoiai

Crsquoest ainsi que par delagrave lrsquoapparence drsquoune affiniteacute theacutematique la discussion srsquoouvre

sur un rejet inteacutegral de lrsquoheacuteritage theacuteorique des doctrines anteacuterieures sur la loi naturelle

laquo Certaines lois sont des lois naturelles drsquoautres divines et drsquoautres humaines Concernantla loi naturelle je nrsquoai vu aucun eacutecrit acceptable que ce soit de la part des theacuteologiens ou desjuristes486 raquo

Pourtant crsquoest dans la filiation directe du lexique des discussions et de la

probleacutematique traditionnelle de la lex naturalis que Melanchthon semble drsquoabord situer son

propos Srsquoil existe dans les profondeurs du cœur humain ou dans le champ drsquoaction drsquoun

484 laquo Question 94 raquo in Somme theacuteologique 1a-2ae La loi op cit485 Sur la critique lutheacuterienne de lrsquohabitus on pourra se reacutefeacuterer au sixiegraveme chapitre de lrsquoouvrage de PhBuumlttgen (Luther et la philosophie op cit) laquo Habitus de chariteacute haine de la philosophie Du neuf sur lessources raquo Rappelons que le terme drsquohabitus entend deacutesigner dans le latin savant le concept aristoteacutelicien drsquoἕξιςcaracteacuteriseacute en deacutetail notamment dans le deuxiegraveme livre de lrsquoEthique agrave Nicomaque (comme eacutetat durable paropposition agrave lrsquoaction et la disposition passagegravere comme principe des vertus comme milieu entre un excegraves et undeacutefaut etc) Au-delagrave du deacutetail de la theacuteorie aristoteacutelicienne de la vertu ce qursquoil convient avant tout de retenir pournotre propos crsquoest que lrsquoἕξις est un eacutetat propre une modaliteacute constante de lrsquoacircme mais surtout un principe demotivation agrave lrsquoaction vertueuse486 laquo Legum alia naturales sunt alia divinae aliae humanae De naturalibus legibus nondum vidi neque atheologis neque a iurisconsultis aliquid digne scriptum raquo ibid p 100 3[5-6]

282

habitus quelque chose de tel qursquoune inclination neacutecessaire pour une certaine loi naturelle en

morale comment se fait-il que nous ne puissions pas nous entendre universellement sur son

contenu preacutecis Comment justifier encore du fait que nous soyons si manifestement incapable

de deacuteduire ou de prouver rationnellement ses principes Et comment rendre enfin et

simultaneacutement raison de sa supposeacutee eacutevidence et de sa manifeste inefficience ndash du constat que

cette loi naturelle nrsquoapparaicirct pas de facto comme un principe de motivation suffisant pour

contraindre universellement lrsquoaction humaine Ces difficulteacutes sont expresseacutement souleveacutees

par Melanchthon qui note que le terme mecircme de laquo loi naturelle raquo doit en principe eacutenoncer

par soi la possibiliteacute drsquoune deacuteduction syllogistique des preacuteceptes universels de lrsquoeacutethique

laquo Et puisqursquoelles [les lois] sont appeleacutees laquo naturelles raquo les principes [formulae] qui lescommandent devraient ecirctre deacuteduites par la meacutethode de la raison humaine agrave travers dessyllogismes naturels Mais je nrsquoai pas vu qui que ce soit parvenir agrave le faire et je ne saismecircme pas si cela est possible tant la raison humaine est aveugle Pourtant Paul enseigne qursquoilexiste une loi de la nature en nous dans le deuxiegraveme chapitres des Romains avec unenthymegraveme prodigieusement eacuteleacutegant et expressif [arguto] raisonnant ainsi les gentils ontune conscience qui pareillement deacutefend ou accuse leurs actions Crsquoest donc une loi Carqursquoest-ce donc qursquoune conscience sinon un jugement sur nos actions qui est deacuteriveacute drsquounecertaine loi ou de principes communs Et donc la loi naturelle est un jugement commun agravetous et adapteacute agrave la formation des moeurs [A cette loi] tous les hommes consentent puisqueDieu lrsquoa graveacutee dans lrsquoacircme de chacun Et de la mecircme maniegravere qursquoil y a dans certainesdisciplines theacuteoriques comme les matheacutematiques un certain nombre de principes communsde notions communes et de preacutenotions [Melanchthon cite le grec koinai ennoiai egraveprolegravepseis] comme par exemple le fait que le tout soit plus grand que la partie ainsi il y aaussi dans la morale [moralibus] certains principes communs et certaines conclusions a

priori ndash pour le besoin de lrsquoenseignement nous devons employer leurs termes ndash qui serventde regravegles pour toutes les actions humaines Et crsquoest cela qui se nomme proprement laquo loi de lanature raquo487 raquo

Ce deacuteveloppement capital requiert un certain nombre de preacutecisions que nous

ordonnerons sous les trois grandes seacuteries de remarques suivantes

487 laquo Nam cum naturales dicantur oportebat a rationis humanae methodo earum formulas colligi per naturalemsyllogismum Id quod nondum video a quoquam factum et haud sci an omnino possit fieri nempe usque adeocapta occaecataque ratione humana Porro esse in nobis legem naturae Paulus mire eleganti et argutoenthymemate in secundo capite ad Romanos docet cum sic colligit Est in gentibus conscienti factum defendesvel accusans est igitur lex Quid enim aliud est conscientia quam facti nostri iudicium quod a lege aliqua autcommuni formula petitur Est itaque lex naturae sententia communis cui omnes homines pariter adsentimuratque adeo quam deus insculpsit cuiusque animo ad formandos mores accommodata Nam ut sunt in disciplinistheoricis ut mathemati quaedam communia principia sive koinai ennoiai e plolegravepseis quale illud est totum essemaius partibus ita sunt quaedam in moralibus tum principia communia tum conclusiones primae ndash utendum estenim docendi gratia istorum vocabulis ndash regulae omnium humanarum functionus Has recte vocaveris legesnaturae raquo ibid p 102 3[6-11] Il convient de remarquer que Melanchthon preacutefegravere constamment le terme laquo lexnaturae raquo ndash loi de la nature ndash agrave celui de laquo lex naturalis raquo ndash loi naturelle

283

a) Crsquoest agrave lrsquoheacuteritage paulinien et non agrave la tradition de la philosophie profane que

Melanchthon rattache finalement sa discussion de la lex naturae Si la mention et la

discussion de la nature drsquoune telle loi se justifie dans lrsquoeacuteconomie stricte drsquoune somme

theacuteologique comme celle des Loci crsquoest donc parce qursquoelle appartient en propre agrave la doctrine

du canon scripturaire La reprise formelle du lexique des traitements philosophiques et

profanes agrave laquelle Melanchthon consent ici nrsquoobeacuteit donc qursquoau mobile strateacutegique et

didactique du laquo souci de lrsquoinstruction raquo (laquo utendum est enim docendi gratia istorum

vocabulis raquo) Nous verrons que notre reacuteformateur se jouera preacuteciseacutement de lrsquoapparente

identiteacute terminologique de lrsquoEcriture et de la morale classique pour renverser en profondeur le

sens des notions theacuteoreacutetiques dont la reacutefeacuterence sature le preacutesent deacuteveloppement laquo koinai

ennoiai raquo laquo principes a priori raquo laquo jugement naturel raquo etc Ainsi la laquo communauteacute raquo du

laquo principe commun raquo ne deacutesignera plus lrsquoinneacuteiteacute la preacutesence agrave lrsquoacircme lrsquoeacutevidence ou la

cognoscibiliteacute rationnelle de la loi mais seulement lrsquouniversaliteacute temporelle et geacuteographique

de lrsquoextension de son ministegravere De la mecircme maniegravere lrsquoa priori de la lex naturalis ne se

laissera plus deacutecrire comme lrsquoanteacuterioriteacute logique de certains axiomes neacutecessaires sur leurs

conseacutequences secondes mais seulement comme ce qui preacutecegravede historiquement et

chronologiquement lrsquoinstitution de la Loi mosaiumlque Enfin le jugement ne srsquoavouera plus

comme une faculteacute naturelle et autonome de choix de deacutecision ou de deacutelibeacuteration mais

comme lrsquohistoriciteacute et la situationnaliteacute peccative de la conscience captive de lrsquooffice drsquoune

Parole Malgreacute lrsquoapparente deacuterive philosophique du locus de la loi naturelle crsquoest donc bien agrave

la seule autoriteacute paulinienne que Melanchthon reacutefegravere en fait le deacuteveloppement theacutematique du

troisiegraveme moment de sa somme Bien plus nous verrons que la reacuteflexion sur la lex naturae

sera finalement peut-ecirctre le lieu et la source de lrsquoaccusation la plus radicale ndash sous des

apparences de nuances et de subtiliteacutes ndash de la logique inteacutegrale du reacutegime de discours

philosophique et de ses ressorts lexicaux

b) Lrsquoeacutequivalence et lrsquoanalogie eacutenonceacutees ici entre les principes theacuteoriques a priori de

la dialectique (ou de la matheacutematique) et les notions ou les prescriptions communes de la loi

naturelle construisent bien une homologie formelle quant agrave leur universaliteacute et agrave leur caractegravere

fondamental et premier mais non une identiteacute geacuteneacutetique quant agrave leur mode drsquoengendrement

Si la loi naturelle deacutefinit un ensemble de laquo principes communs raquo semblables aux principes

dialectiques (comme celui qui eacutenonce par exemple lrsquoexcegraves du tout sur sa partie) cette

similitude ne srsquoeacutetend pas jusqursquoagrave une communauteacute geacuteneacuterative Cette similitude signifie

284

1deg) le caractegravere premier axiomatique et fondamental du contenu prescriptif de la loi

naturelle en ce sens ougrave crsquoest ce contenu eacuteleacutementaire qui commande le deacuteveloppement

successif de toutes les lois particuliegraveres et de toutes les normes comportementales secondes

qui peuvent en ecirctre deacuteduites apregraves coup Crsquoest en ce sens encore que la loi naturelle est dite

laquo adapteacutee agrave la formation des mœurs raquo (laquo ad formandos mores accomodata raquo)

2deg) lrsquouniversaliteacute de lrsquoextension de la validiteacute de la lex naturae son office propre

enveloppe la clocircture inteacutegrale du genre humain

3deg) la contemporaneacuteiteacute et la co-extensiviteacute temporelle de la loi naturelle et du

reacutegime de lrsquohomme lrsquooffice de la lex naturae vaut aussi longtemps que se deacuteploie la posteacuteriteacute

des hommes

Crsquoest en ce sens restrictif que la loi naturelle peut ecirctre dite lrsquohomologue des normes

theacuteoreacutetiques de la science formelle de lrsquoargumentation Mais une diffeacuterence majeure se fait

jour en ceci que lagrave ougrave les principes dialectiques procegravedent par essence de la laquo raison

humaine raquo et peuvent en ce sens ecirctre laquo collecteacutes raquo (cest-agrave-dire ici aussi fondeacutes) agrave travers un

ensemble de proceacutedures syllogistiques la loi naturelle quant agrave elle est absolument

indeacutemontrable et au sens strict irrationnelle Les principes dialectiques ne sont pas

seulement rationnels en soi mais ils deacutelimitent bien plus la sphegravere mecircme de toute rationaliteacute

Ainsi lorsque Melanchthon ajoute agrave la mention de la laquo meacutethode de la nature humaine raquo

(laquo rationis humanae methode) le compleacutement drsquoune reacutefeacuterence agrave lrsquousage des laquo syllogismes

naturels raquo (laquo naturalem syllogismum raquo) cet ajout ne deacutefinit que le jeu drsquoune stricte identiteacute

Le rationnel crsquoest le syllogistique Or la geacuteneacuteration de la loi naturelle est au contraire

heacuteteacuterogegravene agrave toute entreprise de fondation dialectique et syllogistique Et si les principes de la

loi naturelle ne sont pas deacutemontrables ce nrsquoest pas seulement en ce sens ougrave ils seraient les

axiomes premiers ou inchoatifs et donc aussi les preacutesupposeacutes constants de toute

deacutemonstration mais crsquoest drsquoabord parce que les prescriptions de la loi sont en soi et du point

de vue de la normativiteacute dialectique rigoureusement contingentes Melanchthon deacutefait

durement agrave lrsquooccasion de son locus de lege les attaches profondes que lrsquohistoire de la

conceptualiteacute philosophique noue ordinairement entre naturaliteacute et rationaliteacute Si la loi

naturelle est fondatrice universelle et co-extensive agrave lrsquohomme elle nrsquoen est pas moins

simultaneacutement contingente indeacutemontrable irrationnelle et surtout institutionnelle Nous

verrons qursquoen ce sens la loi qui peut ecirctre dite laquo naturelle raquo est aussi et au sens tregraves rigoureux

une loi strictement positive (bien qursquoil srsquoagisse drsquoun mode de positiviteacute et drsquoune institution

divine)

285

c) Le mode drsquoopeacuterativiteacute propre de la Loi se laisse deacutecrire ici sous les traits drsquoune

fonction essentiellement judicative ndash et mecircme si lrsquoon peut dire judiciaire La loi naturelle

nrsquoest pas tant ce qui commande prescrit ou interdit que ce qui condamne et accuse Si la Loi

deacutelimite encore eacutevidemment lrsquoespace drsquoune prohibition cette prohibition se donne toutefois

avant tout comme celle drsquoune puissance seconde et reacutetrospective drsquoaccusation ndash la puissance

seconde du regret et de la mauvaise conscience Ce nrsquoest donc pas dans le sens drsquoun principe

de choix de deacutecision ou drsquoacceptation ndash dans le sens drsquoun jugement volitif ou drsquoun jugement

ayant une efficience volitive ndash que se laisse signaler lrsquoœuvre de la Loi Mais jugement la loi

lrsquoest drsquoabord sous la seule acception de ce qui rend verdict et condamnation En cela se

justifie seulement lrsquoeacutequivalence stricte que Melanchthon suppose et preacutesume entre jugement

et conscience488 (au sens de la conscience morale accusatrice) Les deacuteveloppements ulteacuterieurs

sur lrsquoimpuissance et lrsquoinefficience motivationnelle de la Loi et son assignation agrave un office

mortifegravere sont donc deacutejagrave pleinement anticipeacutes ici Si par strateacutegie didactique et comme nous

lrsquoavons vu dans notre point preacuteceacutedent par analogie avec la sphegravere des principes theacuteoreacutetiques

notre auteur parle ici encore de laquo principes moraux raquo au sujet des prescriptions de la loi

naturelle cette principialiteacute doit moins srsquoentendre comme la normativiteacute morale qui

commande un comportement que comme le premier fondement judiciaire qui commence et

motive une inculpation

sect8 Lrsquohabitus de la loi naturelle comme inscription eacutetrangegravere de lrsquoaccusation

En quel sens alors les prescriptions de la loi naturelle peuvent-elles encore ecirctre dites

rigoureusement laquo naturelles raquo Que signifie profondeacutement cette preacutetendue naturaliteacute de la lex

naturae Nous avons en partie esquisseacute une reacuteponse agrave ces quelques questions en remarquant

que les laquo principes communs raquo de cette loi eacutetaient par essence fondateurs universels et

temporellement co-extensifs au genre humain Cela signifie-t-il pour autant que la loi

appartienne en propre agrave la laquo nature humaine raquo A cette derniegravere question Melanchthon

apporte par la suite la reacuteponse suivante

488 Nous reviendrons plus avant par la suite sur le thegraveme de cette laquo conscience raquo (ici laquo conscientia raquo) qui futabondamment commenteacutee dans le cercle de la litteacuterature secondaire laquo lutheacuterologue raquo Il nous faudra montrer enquel sens la conscience srsquoentend ici toujours selon lrsquoacception de la conscience eacutetrangegravere ndash conscience delrsquoaccusation point drsquoinscription drsquoune exteacuterioriteacute dans le soi

286

laquo Ciceacuteron dans son ouvrage sur les Lois a imiteacute Platon en faisant deacuteriver les principes deslois de la nature humaine Mecircme si je ne condamne pas [son raisonnement] je le considegraverecomme plus astucieux qursquoexact489 raquo

La souscription apparente de Melanchthon agrave la terminologie platonico-ciceacuteronienne

est immeacutediatement lieacutee agrave une clause de restriction lorsque nous disons que la loi laquo appartient

agrave la nature humaine raquo ou laquo deacuterive raquo de lrsquointeacuterioriteacute de son acircme cela signifie en reacutealiteacute qursquoelle

est laquo graveacutee raquo laquo inscrite raquo ou laquo imprimeacutee raquo dans les cœurs Or agrave propos de cette inscription et

de cette gravure Melanchthon nous dit encore

laquo Quand je dis que les lois de la nature ont eacuteteacute imprimeacutees dans les esprits [mentibus]humains par Dieu je veux dire que la connaissance de ces lois consiste pour mrsquoexprimercomme eux dans une habitude congeacutenitale [habitus concreatus] qui nrsquoest pas le produit denos propres dispositions mais qui a eacuteteacute greffeacutee en nous par Dieu comme une regravegle pour lejugement de notre conduite [moribus] Je ne suis pas preacuteoccupeacute par le fait que cela srsquoaccordeou non avec la philosophie drsquoAristote [] Je passerai ici sur ce que nous avons en communavec les animaux comme les oiseaux par exemple le souci de la vie de la procreacuteation et dela protection des nouveaux-neacutes qui sont rapporteacutes par les juristes agrave la loi de la nature Pourma part je les appelle seulement des affects naturels inculqueacutes agrave toutes les creacuteaturesvivantes Mais les [principes] suivants semblent ecirctre les principes des lois qui reviennent enpropre agrave lrsquohomme I Dieu doit ecirctre honoreacute II Puisque nous sommes neacutes dans une certaine socieacuteteacute personne ne doit ecirctre leacuteseacuteIII La socieacuteteacute humaine requiert que nous posseacutedions toutes choses en commun490 raquo

Cette citation constitue dans lrsquoeacuteconomie geacuteneacuterale des Loci le point extrecircme du

renversement de la phraseacuteologie philosophique Thomas deacutefinissait deacutejagrave la connaissance de la

lex naturalis comme un habitus dans sa quatre vingt quatorziegraveme question du premier livre de

sa Somme Theacuteologique491 Par cette theacuteorie de lrsquohabitus lrsquoAquinate entendait conduire son

argumentation au sujet de la loi naturelle sous lrsquoautoriteacute et sous la filiation de lrsquoEthique

aristoteacutelicienne Lrsquohabitus aristoteacutelo-thomasien est un eacutetat interne propre et constant qui

commande la reacutepeacutetition de lrsquoaction modeacutereacutee et la reacutegulation des pathegrave En ce sens lrsquohabitus

489 laquo M Cicero in libris de legibus Platonem imitatus ex natura hominis formulas legume derivam quod ut nondamno ita urbane magis quam exacte fieri video raquo ibid p 102 3[11]490 laquo Quod vero dico leges naturae a deo impressas mentibus humanis volo earum cognitionem esse quosdam utisti loquuntur habitus concreatus non inventam a nostris ingeniis sed insitam nobis a deo regulam iudicandi demoribus Id ut conveniat cum Aristotelis philosophia non laboro Quid enim ad me quid senserit ille rixator Omitto autem ea quae cum brutis communia habemus vitam tueri gignereque et aluid ex sese procreare quae inius naturae referunt iurisconsulti ego naturales quosdam affectus animantibus communiter insitos voco Legemautem quae proprie ad hominem pertinent haec videntus esse capita quae subiecimus I Deus colendus est IIQuia nascimur in quadam vitae societatem nemo laedendus est III Poscit humana societas ut omnibus rebuscommuniter utamur raquo ibid p 102 3[13-19]491 laquo Question 94 raquo in Somme theacuteologique 1a-2ae La loi op cit

287

est le site de toutes les vertus humaines et notamment des vertus morales comme la

tempeacuterance492 Comme eacutetat lrsquohabitus srsquooppose aux actes mais aussi aux simples dispositions

passagegraveres par lesquelles nous sommes motiveacutes ponctuellement agrave agir selon telle ou telle

orientation Lrsquohabitus deacutesigne en cela drsquoabord un mode drsquoecirctre propre de lrsquoanima ndash une

fonction constante de lrsquoacircme Or lrsquohabitus concreatus melanchthonien est preacuteciseacutement tout

lrsquoinverse drsquoun tel habitus Pour Thomas cette habitude est drsquoabord un principe drsquoaction un

fondement motivationnel et si elle peut srsquoaveacuterer parfois ecirctre sans efficience propre crsquoest

seulement agrave la maniegravere dont la science elle-mecircme est aussi inactive en lrsquohomme laquo au moment

ougrave celui-ci est pris par le sommeil raquo493

Pour notre auteur au contraire crsquoest par essence et neacutecessairement que lrsquohabitus

srsquoavegravere sans efficience directe pour lrsquoaction Cette laquo habitude congeacutenitale raquo est une

connaissance de la Loi cest-agrave-dire comme nous lrsquoavons vu une connaissance de ce qui

condamne et accuse Or la puissance de la Loi comme accusation se rattache preacuteciseacutement agrave la

fonction laquo mortifegravere raquo de reacuteveacuteler au peacutecheur son impuissance propre et sa fragilitas Par lagrave

lrsquohabitus concreatus meacutelanchthonien ne deacutesigne plus rien sinon la reacutemanence indeacuteleacutebile de la

mauvaise conscience Cette habitude est donc si loin de srsquoapparenter agrave une vertu agrave un

principe de motivation au bien ou agrave un fondement de lrsquoaction meacuteritoire qursquoelle se donne bien

plutocirct comme la racine mecircme et comme lrsquoacte de naissance du peacutecheacute Crsquoest lrsquohabitus de la

connaissance de la lex naturae qui signe et scelle lrsquoinheacuterence ineacuteliminable du peacutecheacute dans la

nature humaine Bien loin drsquoecirctre un fonds de ressource propre pour le meacuterite de la gracircce

lrsquohabitus devient le site natif de lrsquoaccusation de lrsquohumaniteacute Melanchthon renverse donc ici

dans le sens drsquoune pure inversion seacutemantique lrsquousage de ce terme dans lequel Luther voyait

deacutejagrave le concept corrupteur natif de la psychologie philosophique494 Ce qui se donnait comme

le nom de lrsquoinstrument possible drsquoune auto-justification srsquoavoue finalement comme la

signature du principe mecircme de la permanence du peacutecheacute dans la nature humaine

Mais il y a plus Si Melanchthon a drsquoabord deacuteplaceacute les coordonneacutees du thegraveme de

lrsquohabitus en transfeacuterant son champ drsquoapplication du locus de la justice vers le locus du peacutecheacute

ce deacuteplacement nrsquoeacutepuise pas agrave lui seul la pleine signification de lrsquoinversion lexicale agrave laquelle

nous assistons ici Cette reacuteforme lexicale srsquoatteste drsquoabord dans le renversement opeacutereacute entre ce

qui se donnait au deacutepart comme une ressource propre de motivation et ce qui tend agrave se

montrer finalement comme une puissance eacutetrangegravere drsquoaccusation Cette connaissance en

492 Sur ce point voir le deuxiegraveme livre de lrsquoEthique agrave Nicomaque op cit493 ibid494 A ce sujet voir lrsquoarticle deacutejagrave reacutefeacuterenceacute de Ph Buumlttgen laquo Habitus de chariteacute haine de la philosophie raquo inLuther et la philosophie op cit

288

laquelle consiste lrsquohabitus concreatus de la loi naturelle nrsquoest pas nous dit Melanchthon laquo le

produit de nos dispositions raquo (laquo non inventam a nostris ingeniis raquo) mais le reacutesultat drsquoune

laquo greffe en nous par Dieu raquo (laquo insitam nobis a deo raquo) Ce nrsquoest donc pas comme une

composante propre mais comme une matiegravere allogegravene que la conscience de la loi naturelle se

voit inscrite en nos cœurs Lrsquohabitus ne deacutesigne donc plus une ressource intime de forces un

fonds de reacuteserve propre de puissances et de reacutesolutions mais lrsquoacte mecircme de lrsquoinscription

drsquoune exteacuterioriteacute dans la clocircture du soi

Lrsquohabitus meacutelanchthonien scelle lrsquoimproprieacuteteacute lrsquoeacutetrangegravereteacute et lrsquoalieacutenation

irreacuteductibles de lrsquohomme agrave soi ndash il est la signature de lrsquoAutre dans le Mecircme la marque au fer

rouge de la Parole leacutegislative dans lrsquointimiteacute de la chair Si lrsquohabitus qui se donne ici sous la

figure de la connaissance de la Loi se voit opposeacute dans notre citation agrave lrsquoaffect inneacute des

animaux cette opposition ne se juxtapose donc plus avec la partition inaugurale du vis affecti

et du vis cognoscendi Il est vrai que la contradiction premiegravere de lrsquointellect et de la voluntas

se redeacutecouvre aussi en un sens sous cette nouvelle allure de lrsquoopposition de lrsquohabitus et de

lrsquoaffectus Mais lagrave ougrave la premiegravere eacutetait interne et intrinsegraveque agrave lrsquoanthropologie celle-ci lui est

au contraire transversale et eacutetrangegravere La distinction de lrsquohabitus et de lrsquoaffectus ne deacutemarque

ici plus rien drsquoautre que la ligne de partage du propre et de lrsquoimpropre ndash la scansion de ce qui

en nous relegraveve de notre propre fond et de ce par quoi nous sommes tireacutes hors de nous et

arracheacutes vers lrsquoeacutetranger et vers lrsquoautre Si la loi naturelle est inscrite dans nos cœurs de

maniegravere congeacutenitale ce nrsquoest donc jamais agrave la maniegravere dont les instincts inneacutes de conservation

de la vie et de la reproduction de lrsquoespegravece motivent constamment les animaux Ceux-ci sont

positifs efficients et propres celle-lagrave est neacutegative accusatrice et eacutetrangegravere Si la conscience

de lrsquohomo de la theacuteologie lutheacuterienne est laquo captive raquo crsquoest donc drsquoabord en ce sens ougrave elle est

preacuteciseacutement lrsquoeacutevegravenement mecircme de lrsquoinfraction et du viol du propre ndash conscience drsquoun

eacutetranger et mecircme en derniegravere instance conscience en soi eacutetrangegravere ndash greffe de lrsquoaccusation

et prothegravese peccative495

sect9 La loi naturelle comme fonction laquo drsquoimpossibilisation raquo des principes

495 Lrsquooriginaliteacute dogmatique des Loci communes tient peut-ecirctre tout entiegravere dans cette thegravese selon laquelle lepeacutecheacute est tout autant que la gracircce agrave concevoir sur le modegravele drsquoune greffe et drsquoune prothegravese eacutetrangegravere Il estremarquable que Melanchthon se fait donc laquo plus lutheacuterien que Luther raquo au point exact ougrave on pouvaitsoupccedilonner au contraire une certaine reacutegression laquo philosophique raquo de sa theacuteologie preacuteciseacutement au point dulocus de la loi naturelle

289

Mais quelle disposition propre la mauvaise conscience de la Loi vient-elle donc

contraindre et investir Quel est ce propre qui se voit accuseacute et envahi sous lrsquoeffet de

lrsquo laquo habitude congeacutenitale raquo de la lex naturae Et en dernier recours au nom de quel principe

la loi commande-t-elle et anime-t-elle le procegraves et la condamnation de lrsquohomme Lrsquoeacuteconomie

du propre la logique du soi le dynamisme de lrsquohomme sans Dieu ont eacuteteacute deacutecrits

preacuteceacutedemment dans le sens drsquoun tropisme auto-reacutefeacuterentiel cest-agrave-dire drsquoune orientation

exclusive vers la consideacuteration de lrsquoavantage et du beacuteneacutefice La loi qui accusera cette tendance

affective laquo eacutegoiumlste raquo sera preacuteciseacutement celle dont les principes commanderont agrave lrsquoinverse une

stricte heacuteteacutero-reacutefeacuterentialiteacute lrsquoamour de Dieu le partage des richesses et lrsquoaltruisme Crsquoest

donc par une construction en neacutegatif ndash par opposition avec la logique auto-centreacutee de

lrsquoaffectiviteacute inneacutee ndash que Melanchthon pourra deacuteduire apregraves coup les principes natifs de la loi

naturelle Et crsquoest en ce sens que la lex naturae prescrira les trois preacuteceptes impossibles de

lrsquoamour de Dieu de lrsquoassistance des autres et de la communauteacute des biens La loi naturelle

crsquoest la laquo fonction inverse raquo de la taxie auto-reacutefeacuterentielle de lrsquohomme sans Dieu la

formalisation de lrsquoimpuissance peccative sous la figure simple drsquoune leacutegislation qui garantit

drsquoavance lrsquoimpossibiliteacute principielle de la reacutealisation de ses prescriptions Quel sens drsquoecirctre

preacutecis devons nous confeacuterer dans lrsquoeacuteconomie de lrsquoouvrage et dans lrsquoespace de lrsquoentrelacement

des trois genres leacutegislatifs (naturel divin humain) agrave cette loi naturelle Nous reacutesumerons nos

reacuteponses agrave cette question initiale avec les trois nouvelles remarques suivantes

a) La loi naturelle est transversale agrave lrsquoopposition des lois de Dieu (loi mosaiumlque) et

des lois positives des hommes dont elle ne constitue pas non plus un entre-deux ou une marge

drsquoindiffeacuterence496 En ce sens lrsquoarticulation de lrsquooffice de cette lex naturae et du ministegravere de la

loi mosaiumlque ne saurait srsquointerpreacuteter comme le principe de la deacutemarcation de la citeacute terrestre et

de la citeacute de Dieu Bien que la loi naturelle contienne des principes qui semblent se reacutefeacuterer

aussi bien agrave la juridiction de la communauteacute civile qursquoagrave celle de la communauteacute religieuse le

sens drsquoecirctre de ses principes et le champ drsquoexercice de sa validiteacute preacutecegravedent et deacutebordent

496 Il faut toujours se garder drsquointerpreacuteter le sens de la lex naturae des Loci de 1521 agrave partir des doctrines desversions ulteacuterieures de la somme meacutelanchthonienne ou des eacutecrits comme lrsquoEthicorum Aristotelis primi de 1548A partir de la version de 1547 des Loci notre reacuteformateur tendra agrave comprendre la loi naturelle comme unprincipe de motivation et comme une uniteacute de mesure de la leacutegitimiteacute des lois civiles (comme crsquoest drsquoailleurs lecas de Calvin) On a pu noter que cette tendance enveloppait aussi un certain recul vis-agrave-vis de lrsquoexigencelutheacuterienne de seacuteparation des regravegnes Et sous certaines restrictions il semble donc acceptable de formuler lrsquoideacuteeselon laquelle la derniegravere lex naturae de Melanchthon est bien celle drsquoun entre-deux de la loi divine et de la loicivile Sur la question de lrsquoorientation du laquo dernier Melanchthon raquo et sur le rapport de celui-ci avec les thegraveses deCalvin au sujet du problegraveme deacutecisif de lrsquoefficience politique de la loi naturelle voir par exemple en franccedilais PBuumlhler laquo Nature et gracircce chez les Reacuteformateurs raquo in Eric Fuchs et Mark Hunyadi (eacuted) Ethique et naturesGenegraveve Labor et Fides 1992

290

constamment le cadre de la division de ces deux ordres leacutegislatifs et communautaires Les lois

positives humaines et divines sont assigneacutees aux bornes drsquoun reacutegime de temporaliteacute et drsquoun

champ drsquoautoriteacute par principe restreints La neacutecessiteacute de lrsquoobeacuteissance terrestre aux

gouvernants par exemple ne laisse rien preacutesumer de la valeur reacuteelle des principes qui

reacutegissent la loi positive et civile du gouvernement en question Le chreacutetien nrsquoa vocation agrave

obeacuteir agrave lrsquoautoriteacute civile que dans lrsquoespace de lrsquoattente patiente de lrsquoeschatologie497 De la

mecircme maniegravere la loi mosaiumlque ne vaut que dans la clocircture de la promesse abrahamique et

dans lrsquointervalle qui seacutepare la reacuteveacutelation du Sinaiuml de lrsquoeacutevegravenement de lrsquoincarnation de Dieu

Mais la lex naturae deacutefinit au contraire les contours drsquoune justice inconditionnelle

eacuteternelle et universelle ndash cest-agrave-dire preacuteciseacutement de la justice chreacutetienne elle-mecircme Crsquoest la

lex naturae qui est la loi divine veacuteritable et irreacutevocable ndash celle-lagrave mecircme qui deacutelivre la mesure

derniegravere de la justification Et crsquoest aux principes de cette loi que lrsquohomme reacutegeacuteneacutereacute par la foi

srsquoordonnera aussi spontaneacutement En ce sens les principes de justice mentionneacutes ici ndash partage

des richesses assistance agrave lrsquoautre veacuteneacuteration de Dieu ndash ne constituent ni la source motivante

de lrsquoinstitution des lois civiles et positives ni mecircme lrsquouniteacute de mesure et lrsquoeacutetalon de leur

leacutegitimiteacute Leacutegitimes ces lois civiles le sont par essence et du fait mecircme qursquoelles sont

institueacutees par un souverain effectif Lrsquoassistance des faibles et la collectivisation des biens ne

sont donc ni des principes actuels ni des ideacuteaux ou des impeacuteratifs de la socieacuteteacute civile ndash du

moins pas en ce sens ougrave ils deacutefiniraient seuls la leacutegitimiteacute drsquoune loi positive et donc la

neacutecessiteacute drsquoune obeacuteissance498 Ces principes sont co-extensifs agrave lrsquohumaniteacute mecircme ndash avant ou

par delagrave lrsquoopposition de lrsquohomme civil et de lrsquohomme religieux ndash et contiennent les conditions

eacuteternelles de sa justice derniegravere Enoncer la possibiliteacute pour ces principes de devenir actuels

par soi crsquoest retomber dans les travers drsquoune doctrine de lrsquoauto-justification seulement

transfeacutereacutee de lrsquoeacutechelle de la psychologie individuelle agrave lrsquoeacutechelle collective de la gestion

politique Le rapport que la lex naturae tisse avec la loi divine ou avec la loi civile nrsquoest donc

ni celui drsquoune inclusion stricte ni mecircme celui drsquoun modegravele et drsquoun principe Les ministegraveres

respectifs de chacun des niveaux de la loi sont en ce sens et les uns pour les autres

rigoureusement eacutetanches Mais seule la lex naturae assume en propre lrsquooffice de la justice

eacuteternelle

497 La doctrine de Melanchthon en 1521 est strictement lutheacuterienne Elle peut donc ecirctre eacuteclaireacutee sous certainespreacutecautions par la lecture des thegraveses de Luther lui-mecircme sur le rapport de lrsquoEglise et de lrsquoautoriteacute civile Voirnotamment agrave ce sujet laquo De lrsquoautoriteacute temporelle raquo in Œuvres tome 4 Genegraveve Labor et Fides 1960498 Ce qui ne sera plus le cas dans les vues ulteacuterieures de Melanchthon sur la loi naturelle (voir note 34) Oncomparera ici lrsquoideacutee meacutelanchthonienne avec la formule de Calvin selon laquelle les lois civiles devraient ecirctrelaquo compasseacutees agrave la regravegle eacuteternelle de la chariteacute raquo (Institution de la religion chreacutetienne livre IV Genegraveve Labor etFides 1958 p 465) Cette thegravese vaut en un sens pour le dernier Melanchthon Elle est au contraire tout agrave faiteacutetrangegravere agrave lrsquoesprit du jeune professeur en 1521

291

b) Avec ce thegraveme de la loi naturelle Melanchthon fournit encore drsquoavance un

argument fort pour la critique posteacuterieure des theacuteologies antinomistes499 Si la loi divine se

reacuteduit agrave la stricte institution historique de la loi mosaiumlque et srsquoil est vrai que Christ a aboli le

ministegravere de ces commandements alors les hommes neacutes dans les temps post-christiques sont

de fait et deacutejagrave en acte soustraits agrave lrsquoempire de toute loi et acquis agrave la laquo liberteacute

eacutevangeacutelique raquo500 Le peacutecheacute nrsquoa donc qursquoune porteacutee restrictivement historique ndash il deacutelimite un

temps de lrsquohumaniteacute au sens banalement chronologique de ce mot Ces thegraveses seront

soutenues agrave Wittenberg degraves les premiers temps de la reacuteforme lutheacuterienne par des theacuteologiens

comme Johannes Agricola Il nrsquoest pas eacutetonnant de constater que crsquoest drsquoabord Melanchthon

qui se fera lrsquoadversaire le plus feacuteroce de cet antinomisme ndash bien que Luther se prononcera

aussi et en accord avec sa doctrine propre contre les ideacutees drsquoAgricola agrave plusieurs reprises et

notamment jusqursquoen 1539 agrave lrsquooccasion de la publication de la derniegravere dispute contre les

antinomistes En un sens la thegravese de lrsquoinheacuterence permanente drsquoune lex naturae dans

lrsquohumaniteacute rend preacuteciseacutement raison du prolongement post-christique du ministegravere peccatif de

la Loi Crsquoest pourtant au deacutepart certainement pour justifier ndash dans lrsquoautre sens ndash lrsquoanteacuterioriteacute

du peacutecheacute vis-agrave-vis de la Loi de Moiumlse que notre auteur srsquoest cru neacutecessiteacute agrave ajouter une loi

naturelle au couple ordinaire de la loi divine et de la loi humaine Quoi qursquoil en soit ces

quelques preacutecisions doivent nous permettre de remarquer encore une fois la stricte fonction

theacuteologique de la loi naturelle Comme anticipation ou comme survivance de la loi mosaiumlque

crsquoest bien toujours au ministegravere du peacutecheacute ndash ministegravere de lrsquoaccusation et de la conscience

fautive ndash que la lex naturae se voit assigneacutee

c) Si le sens drsquoecirctre de la lex naturae est finalement reconduit agrave une stricte fonction

theacuteologique ndash reacuteveacuteler le peacutecheacute et accuser lrsquohomme ndash crsquoest aussi dans la seule clocircture du

discours de la doctrine chreacutetienne que les principes derniers de cette loi naturelle pourront ecirctre

pleinement tireacutes au clair et deacutemontreacutes Accuser lrsquohomme nous lrsquoavons vu crsquoest prescrire des

commandements qui contredisent le reacutegime auto-centreacute de son affectiviteacute spontaneacutee Les

principes de la loi naturelle se deacuteduiront donc par symeacutetrie et en neacutegatif de ce qui fait

499 Nous savons que Melanchthon sera particuliegraverement actif sur le front de la lutte contre les antinomistes A cesujet nous pouvons nous reporter aux travaux biographiques de R Stupperich ou de M Greschat deacutejagravereacutefeacuterenceacutes ou mecircme agrave la biographie de Marc Lienhard en franccedilais (Luther un temps une vie un message opcit p 186) Si la controverse contre Johannes Agricola theacuteologien agrave Wittenberg et principal repreacutesentant delrsquoantinomisme est entameacutee degraves lrsquoanneacutee 1528 ce nrsquoest qursquoen 1539 que Luther fournira agrave ce sujet la laquo reacutepliquedeacutefinitive raquo Cette reacuteplique est traduite en franccedilais laquo Preacuteface agrave la troisiegraveme dispute contre les Antinomistes raquo inLuther Œuvres tome 7 Genegraveve Labor et Fides 1962 500 Crsquoest de maniegravere tregraves scheacutematique la doctrine que Luther precircte agrave Johannes Agricola (voir note preacuteceacutedente)

292

lrsquoessence de ce laquo reacutegime eacuteconomique raquo de lrsquoaffect Srsquoil prescrit lrsquointeacuterecirct propre alors la Loi

demandera le sacrifice de cet inteacuterecirct Srsquoil commande drsquoeacuteviter toute nuisance alors la Loi

prescrira preacuteciseacutement de poursuivre la nuisance Crsquoest drsquoabord en ce sens et non dans lrsquointeacuterecirct

de lrsquoordre ou de lrsquoorganisation de la socieacuteteacute civile qursquoun altruisme radical surdeacutetermine et

motive constamment lrsquoeacutenonceacute des preacuteceptes de la lex naturae Cet altruisme doit se concevoir

comme la simple reacutesultante drsquoune construction symeacutetrique des principes des commandements

naturels Lrsquooffice drsquoaccusation ou de condamnation ne peut ecirctre pleinement assumeacute que par ce

qui se pose comme le contradicteur et si lrsquoon peut dire comme la laquo fonction inverse raquo du

condamneacute

Et crsquoest en ce sens drsquoabord que la loi naturelle sera configureacutee dans ses principes

comme la contradictoire stricte de lrsquo laquo eacutegoiumlsme raquo structurel du reacutegime affectif spontaneacute Crsquoest

en prescrivant lrsquoimpossible et le contraire de ce qui fait le fond de la logique auto-

reacutefeacuterentielle de lrsquohomme nu que la loi assume son laquo ministegravere de mort raquo Cette remarque nous

permet drsquoeacuteclairer avec une nouvelle clarteacute ce que nous eacutenoncions plus haut comme

lrsquo laquo irrationaliteacute raquo et la contingence de la loi Non deacutemontrables non neacutecessaires les principes

de la loi le sont bien en soi cest-agrave-dire abstraction faite de son assignation au ministegravere de

lrsquoaccusation et du peacutecheacute Mais restitueacutes dans le cercle du discours theacuteologique et resitueacutes

dans lrsquoeacuteconomie geacuteneacuterale de lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile crsquoest au contraire avec

une pleine intelligibiliteacute et si lrsquoon peut dire aussi avec une pleine deacuteductibiliteacute que les

principes et les commandements de la lex naturae se donnent finalement au theacuteologien Crsquoest

ainsi agrave lrsquoallure drsquoun raisonnement dialectique ndash et non seulement agrave la tentative drsquoune

deacuterivation scripturaire ndash que srsquoordonne la justification de ces principes (lrsquoamour de Dieu

lrsquoassistance agrave lrsquoautre le partage de la proprieacuteteacute) Le deuxiegraveme et le troisiegraveme preacuteceptes de la

loi naturelle seront ainsi drsquoabord deacuteduits par un argument en forme de syllogisme et

seulement ensuite confirmeacutes par des laquo preuves de lrsquoEcriture raquo501

sect10 La monadologie theacuteologique et la redondance doctrinale des lieux

La doctrine de la loi scelle le moment de la premiegravere rupture discursive dans la

dispositio des Loci communes de 1521 Crsquoest aux confins du locus de lege que la premiegravere

partie laquo neacutegative raquo laquo accusatrice raquo de la doctrine marque en effet son point de contact avec le

moment laquo theacuterapeutique raquo et laquo consolateur raquo de la dogmatique chreacutetienne lrsquoEvangile la

gracircce la justification la foi et son efficience propre (lrsquoamour et lrsquoespeacuterance) Le troisiegraveme501 Voir Melanchthon Loci communes op cit p 106-108 3[22 ndash 32]

293

temps de lrsquoeacuteconomie du manuel se concentrera enfin sur les questions affeacuterentes aux

conditions de lrsquoinstitution communautaire de la chreacutetienteacute et notamment sur la discussion des

sacrements et du rapport des offices du chreacutetien agrave lrsquoautoriteacute civile Si nous avons longuement

deacutecrit le procegraves et la progression du discours theacuteologique dans sa premiegravere partie en nous

attachant notamment agrave marquer ce qui en lui relevait de la logique drsquoune reacutegression aux

principes du peacutecheacute et drsquoune laquo des-anthropologisation raquo progressive du propos crsquoest avec

beaucoup plus de briegraveveteacute que nous aborderons les deux autres parties dans la suite de cette

eacutetude

Cette briegraveveteacute pourrait se justifier par lrsquoabsence apparente drsquooriginaliteacute doctrinale du

manuel de 1521 au sujet des loci de la foi de la justification ou de la gracircce si la

formalisation systeacutematique et les innovations conceptuelles de la discussion des lieux de la

preacutedestination de lrsquoinheacuterence du peacutecheacute dans lrsquohomme ou de la loi naturelle pouvaient rendre

raison drsquoune certaine speacutecificiteacute du programme theacuteologique des Lieux communs vis-agrave-vis des

productions litteacuteraires contemporaines de Luther crsquoest agrave une stricte laquo reacuteiteacuteration lutheacuterienne raquo

que le lecteur assiste au contraire dans le traitement des lieux laquo positifs raquo de la doctrine502

Mais lagrave nrsquoest pas lrsquoessentiel Si nous ne nous attarderons pas plus avant sur un commentaire

textuel de la deuxiegraveme partie du manuel crsquoest drsquoabord parce que celle-ci nous semblera

manifester en bien des endroits une pure et simple reacuteiteacuteration des deacuteveloppements

doctrinaux anteacuterieurs La doctrine de la foi et de la justification nous apparaicirctra ainsi comme

une stricte reacutesonance et comme une conseacutecution neacutecessaire des thegraveses theacuteologiques deacutejagrave

formuleacutees preacuteceacutedemment sur la puissance de la loi

Crsquoest au sens de cette redondance que nous devrons nous rendre particuliegraverement

attentifs dans les commentaires qui suivent A mecircme celle-ci srsquoavoue deacutejagrave ce que nous

deacutecrivions dans nos chapitres anteacuterieurs comme le caractegravere monadologique de la topique

502 Les partisans de la thegravese drsquoune laquo trahison doctrinale raquo comme Holl ou Elert (voir notre introduction)pouvaient voir tout de mecircme dans le lexique et dans la formulation du locus de la foi et de la justification unenouvelle preuve de lrsquo laquo infleacutechissement raquo meacutelanchthonien de la doctrine lutheacuterienne Cet infleacutechissementsrsquoattesterait notamment dans lrsquousage drsquoun vocabulaire quasi-scolastique mais surtout dans une tournurelaquo judiciaire raquo de la doctrine de la justification (contrairement agrave celle de Luther qui serait plus laquo theacuterapeutique raquoou laquo curative raquo) En reacutealiteacute le deacutebat rejoint finalement celui de la distinction entre la doctrine de la justiceimputeacutee et celle de la justice infuseacutee Pour Holl Luther ndash toujours augustinien en ce sens ndash pencherait pour lelaquo choix de lrsquoinfusion raquo lagrave ougrave Melanchthon aurait apregraves coup travesti sa penseacutee en lui confeacuterant un accentlaquo imputationnel raquo Sur une reacutefutation exhaustive de cette thegravese et sur la recontextualisation de ses mobilesprofonds voir notamment le quatriegraveme chapitre de lrsquoouvrage de Wengert Speaker of the Reformation op cit (p259) De maniegravere geacuteneacuterale il ne nous semble pas que la doctrine lutheacuterienne (ou meacutelanchthonienne) soit en1521 suffisamment formaliseacutee (disons du moins suffisamment formaliseacutee sur le point ou dans le sens de cettequestion preacutecise) pour que les vues de nos reacuteformateurs puissent apporter une position doctrinale arrecircteacutee au sujetdu deacutebat sur lrsquoimputation ou sur lrsquoinfusion Ce qui demeure certain en revanche crsquoest que pour Luther commepour Melanchthon en 1521 et plus tard la justice est bien toujours une justice eacutetrangegravere ndash justice de lrsquoEspritSaint

294

meacutelanchthonienne Enoncer ce caractegravere monadologique crsquoest marquer le fait que la doctrine

ne se constitue pas seulement et mecircme pas essentiellement dans lrsquoaddition et dans la

juxtaposition inteacutegrale de tous les loci particuliers du parcours de la somme mais se laisse

deacutejagrave figurer et pour ainsi dire eacutepuiser par soi dans la seule clocircture theacutematique de chacun de

ces lieux consideacutereacutes isoleacutement Crsquoest agrave mecircme le deacuteveloppement discursif drsquoun lieu unique et

non dans leur superposition syntheacutetique que la somme se donne deacutejagrave dans sa virtuelle

compleacutetude ndash le locus theologici est en ce sens une monade doctrinale un point de vue en soi

exhaustif bien que plus ou moins obscur sur lrsquoeacutepaisseur theacutematique inteacutegrale de lrsquounivers du

discours theacuteologique Crsquoest en menant une analyse serreacutee ndash et si lrsquoon peut dire une dissection

formelle ndash de la structure monadique des lieux doctrinaux que le sens preacutecis de la

systeacutematiciteacute de la somme et la nature reacuteelle de son organiciteacute nous apparaicirctront sous un

nouveau jour On remarquera ainsi la redondance eacutevidente de lrsquoeacutenonceacute du principe

meacutethodique de lrsquoabreacuteviation discursive et la critique du commentaire dont la formulation

ouvre ou clocirct souvent de maniegravere litteacuteralement identique la quasi-totaliteacute des loci du traiteacute de

1521503

Il pourrait agrave ce titre se reacuteveacuteler judicieux de srsquoarrecircter encore un instant sur une

comparaison des deux grandes laquo sommes raquo sous lesquelles se referme dans les Loci lrsquoexposeacute

des contenus doctrinaux de la theacuteologie meacutelanchthonienne504 Ces sommes (laquo summa raquo) qui

constituent les reacutesumeacutes inteacutegraux des thegraveses dogmatiques du manuel clocircturent les

deacuteveloppements argumentatifs du locus de peccato et du locus de fide En ce sens elles

signalent aussi les abreacutegeacutes respectifs des deux grands moments antagonistes du

traiteacute theacuteologique la doctrine de la deacutesespeacuterance et de la damnation et la doctrine de la gracircce

et de la consolation Ces summae sont assez denses et reacutecapitulent souvent de maniegravere

extensive les principaux contenus theacutetiques anteacuteceacutedents (20 points pour celle de la doctrine du

peacutecheacute et 33 pour celle du locus de la foi et de la justification) Il ne nous est donc ni possible

ni veacuteritablement utile de les citer ici inteacutegralement Le commentateur y remarquera lrsquoeacutevidente

reacutepeacutetition et la stricte reacutesonance de certains principes eacutenonceacutes communeacutement dans les deux

503 Comme un eacutenonceacute de ce genre laquo Nous nrsquoeacutecrivons pas ici un commentaire mais tentons seulementdrsquoeacutebaucher les esquisser des lieux dont vous devez vous enqueacuterir pour lrsquoeacutetude de lrsquoEcriture Sainte raquo (voir LCopcit p 158 4[1]) qui ouvre le locus de evangelio et en justifie drsquoavance la briegraveveteacute Le mecircme eacutenonceacute seretrouve encore sous des formulations quasi-identiques dans le cœur du premier lieu sur les puissanceshumaines (nous lrsquoavons vu) mais aussi dans le locus de peccato dans le locus de la diffeacuterence de lrsquoancien et dunouveau testament etc504 De maniegravere geacuteneacuterale tous les deacuteveloppements theacutematiques et doctrinaux du manuel de 1521 sont exposeacutessous la forme drsquoune somme de points Mais au-delagrave du caractegravere ordinaire de cet arrangement laquo summeacuteraire raquo lelocus du peacutecheacute et le locus de la foi et de la preacutedestination se closent encore sur un inventaire abreacutegeacute de tous lesprincipes exposeacutes dans leurs contenus discursifs respectifs Voir ibid p 92 ndash 98 2[118 ndash 138] pour la summa depeccato et ibid p 280 ndash 286 6[200 ndash 233] pour la summa de iustificatione et fide

295

cas505 parfois mecircme agrave la lettre pregraves et dans des situations discursives similaires Le fait de

cette redondance fait encore eacutecho aux seacuteries des anticipations ndash ou au contraire des

reacutetrospections ndash doctrinales que les premiers ou les derniers lieux du manuel formulent bien

souvent en regard des contenus theacutematiques posteacuterieurs ou anteacuterieurs

Dans le locus de homines la diffeacuterence de lrsquoaffect et du vis cognoscendi se voit deacutejagrave

rattacheacutee au jeu du peacutecheacute et de sa cause laquo leacutegale raquo506 Dans la doctrine du peacutecheacute Melanchthon

glisse ci et lagrave un certain nombre drsquoanticipations deacutecisives sur le ministegravere de la loi sur

lrsquoefficience salvatrice de lrsquoEsprit Saint et sur les conditions de possibiliteacute de la gracircce507 Dans

le locus de lege le lecteur notera encore un certain nombre drsquoacomptes et de deacuteveloppements

preacutecoces sur le regravegne du Christ lrsquoEvangile et la suspension du ministegravere de la loi mosaiumlque508

Inversement dans le locus de evangelio ou dans la doctrine de la foi crsquoest en arriegravere et

reacutetrospectivement que la doctrine de la sola gratia se verra souvent fondeacutee sur un simple

rappel de lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoauto-justification509 De maniegravere geacuteneacuterale dans la somme de

1521 lrsquoexposeacute et la laquo preuve raquo de la doctrine du salut par la foi tiendront presque tout entiers

dans le seul geste de leur formulation neacutegative Crsquoest parce que lrsquohomme se reacutevegravele eacutetranger agrave

la gracircce qursquoil faut attribuer agrave cette derniegravere ndash et comme par deacutefaut ndash une paterniteacute allogegravene

Or lrsquoallogegravene ndash et ce point ne fait lrsquoobjet dans les premiers Loci meacutelanchthoniens

drsquoaucune tentative speacutecifique de deacutemonstration ndash se donne toujours et neacutecessairement sous la

figure univoque de lrsquoEsprit Saint510 La doctrine de la justification par la gracircce et la

repreacutesentation de la greffe spirituelle qui srsquoy rattache sont donc deacutejagrave en un sens virtuellement

contenues dans la seule deacutecision de ce que nous avons deacutecrit preacuteceacutedemment comme la

dispense eacuteconomique de lrsquoanthropologie Crsquoest en fait dans le cercle eacutetroit de lrsquoaccusation

inaugurale du liberum arbitrium dans le reacuteseau de ses renvois theacutematiques et dans la clocircture

de ses conseacutequences argumentatives que circule lrsquointeacutegraliteacute du discours theacuteologique Le jeu

de ces anticipations et de ces reacutetrospections doctrinales dessine degraves lors bien plus qursquoun mode

505 Que lrsquoon compare par exemple les points 4 et 5 de la deuxiegraveme summa (ibid p 280) avec les deacuteveloppementsde la somme du peacutecheacute (par ex laquo IV Ceux qui tentent drsquoaccomplir la loi par leur puissances naturelles ou leurarbitre simulent seulement les œuvres exteacuterieures mais ne satisfont jamais les laquo affects raquo que la loi nousdemande raquo) Ces points sont capitaux en ce sens ougrave ils constituent lrsquoassise de la laquo deacutemonstration raquo de la sommetoute entiegravere506 laquo La Loi qui est la connaissance de ce que nous devons faire revient agrave [pertinet] la puissance de connaicirctrealors que la vertu et le peacutecheacute reviennent agrave la puissance de lrsquoaffect raquoVoir ibid p 28 et la note 74 de notrechapitre preacuteceacutedent507 laquo A travers Christ lrsquoEsprit nous est donneacute pour nous encourager agrave aimer la Loi raquo voir note 25 du preacutesentchapitre508 Voir surtout les deacuteveloppements sur la laquo loi divine raquo ibid p 110 ndash 118 3[46 ndash 73]509 Rappel qui sature notamment le sixiegraveme locus sur la foi et la justification Sa derniegravere laquo summa raquo est agrave ce titretout agrave fait remarquable (voir note 49)510 LrsquoEsprit Saint constitue au sens le plus plein du terme la materia du discours theacuteologique Deacutefinir lrsquoexceacutedentde lrsquohumain comme Esprit crsquoest donc un sens le preacutesupposeacute simplement theacutematique de la theacuteologie

296

contingent de composition discursive Il atteste de la structuration dialectique de la somme Il

eacutenonce la stricte interconnexion infeacuterentielle du tissu de ses eacutenonceacutes Dans les premiers loci

communes crsquoest sous la figure mecircme de la redondance que srsquoavoue toujours lrsquoorganiciteacute du

discours Et le passage drsquoun locus agrave un autre apparaicirct alors tout aussi bien comme le simple

deacuteveloppement et comme la reacuteiteacuteration du mecircme ndash reduplication seconde de la doctrine sous

une nouvelle perspective topique

sect11 Lrsquoarchitecture formelle des Loci et le statut de lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile

Crsquoest pour tenter de percer plus avant la logique de cette organiciteacute que le parcours

des lieux de ces deux derniegraveres parties sera drsquoabord rattacheacute dans cette eacutetude agrave une enquecircte

sur les ressorts de meacutethode et sur lrsquoarchitecture formelle de la somme Par lagrave les

deacuteveloppements et contenus doctrinaux speacutecifiques de ces deux derniegraveres parties seront tregraves

largement eacuteludeacutes au profit drsquoune enquecircte sur les originaliteacutes structurelles du discours

meacutelanchthonien Ce qui frappe le plus spontaneacutement lrsquoattention du commentateur qui

srsquoattache agrave la question des formes de la premiegravere somme theacuteologique crsquoest drsquoabord

lrsquoordonnancement diffeacuterentiel et oppositif de ses entrelacements conceptuels et le

foisonnement remarquable des dichotomies doctrinales Nous mentionnions degraves notre

introduction le fait de cette logique dichotomique et y pressentions deacutejagrave sa centraliteacute

constructive

Ce schegraveme laquo oppositif raquo de la somme theacuteologique nrsquoest pas propre agrave Melanchthon

pas mecircme dans la seule sphegravere de la theacuteologie de Wittenberg Gerhard Ebeling entendait deacutejagrave

en attribuer la paterniteacute agrave Luther Crsquoest ainsi sous lrsquoarticulation drsquoune succession de polariteacutes

notionnelles ndash la lettre et lrsquoesprit la loi et lrsquoeacutevangile la liberteacute et la servitude etc ndash que le

theacuteologien allemand entendait reacuteorganiser la doctrine lutheacuterienne dans son ouvrage

systeacutematique traduit en franccedilais sous le titre Luther introduction agrave une reacuteflexion

theacuteologique511 Nous croyons que chez Melanchthon la question du sens de cette construction

diffeacuterentielle se pose peut-ecirctre encore avec une plus grande urgence Si la doctrine lutheacuterienne

peut en effet se precircter agrave ecirctre recomposeacutee et reacuteameacutenageacutee apregraves coup sous un systegraveme de

coupures dichotomiques crsquoest au contraire immeacutediatement expresseacutement et deacutejagrave dans sa

superstructure apparente que la somme des Loci communes se construit drsquoembleacutee dans un jeu

511 Voir Ebeling op cit et notamment la preacuteface qui marque deacutejagrave avec netteteacute cette intention drsquounerecomposition laquo polariseacutee raquo de la doctrine lutheacuterienne raquo

297

de diffeacuterences La structure dichotomique du scheacutema organisationnel des Lieux appartient

donc en propre agrave la logique patente de son enchaicircnement discursif

Et le commentateur qui srsquointerroge sur la signification et sur les figures preacutecises de

la premiegravere formalisation laquo polarisante raquo du discours theacuteologique agrave Wittenberg semble donc

pouvoir trouver dans les premiers Loci de Melanchthon la plus feacuteconde matiegravere agrave reacuteflexion

Mais cette structure diffeacuterentielle est-elle bien toujours simple et univoque La dichotomie de

la Loi et de lrsquoEvangile est-elle bien par exemple homogegravene ou isomorphe agrave la distinction de

lrsquoaffect et du vis cognoscendi que nous avons pu rencontrer agrave lrsquooccasion de notre chapitre

preacuteceacutedent La reconstruction dichotomique du discours obeacuteit-elle bien au mobile drsquoun

impeacuteratif de forme de meacutethode ou de doctrine uniques Ces questions se font drsquoautant plus

pressante que la configuration de ces diffeacuterences et leur statut dans lrsquoeacuteconomie du discours

theacuteologique paraissent manifestement ndash et agrave un niveau drsquoabord tregraves banalement structurel ndash

irreacuteductibles agrave un scheacutema de composition uniforme Certaines dichotomies se donnent comme

des diffeacuterences internes agrave un locus unique ndash comme la partition de lrsquoaffectus et du vis

cognoscendi qui structure la discussion du premier lieu de homines Certaines dichotomies

sont non seulement internes mais constituent aussi et en elles-mecircmes un lieu

commun autonome ndash comme la diffeacuterence de lrsquoAncien et du Nouveau Testament ou

lrsquoopposition du vieil et du nouvel homme qui construisent deux loci indeacutependants dans la

derniegravere partie du traiteacute Certaines dichotomies se reacutefegraverent agrave lrsquoinverse agrave lrsquoopposition externe de

deux lieux distincts ndash et notamment la diffeacuterence matricielle de la Loi et de lrsquoEvangile ou du

peacutecheacute et de la foi Quel est le sens ndash et la fonction eacutepisteacutemique preacutecise ndash de cette construction

dichotomique Peut-on rendre raison des laquo lois de structure raquo de cet entrelacement de

diffeacuterences et du jeu des digressions des deacuterives et des deacuteplacements conceptuels qui clivent

constamment le traiteacute Peut-on deacutecrire un dynamisme scheacutematique ou une proceacutedure

discursive uniques qui rendrait raison systeacutematiquement de la deacuterivation successive des

dichotomies doctrinales Ces dichotomies srsquoordonnent-elles finalement agrave la ligne de clivage

dessineacutee par une fracture simple et nourriciegravere

Dans lrsquoordre du jeu des coupures theacutematiques et notionnelles de la somme des Loci

communes la scansion de la Loi et de lrsquoEvangile a assureacutement une fonction nodale et un statut

de principe La reconstruction lutheacuterienne de la doctrine chreacutetienne srsquoest elle-mecircme tregraves tocirct

recentreacutee sur le principe de cette opposition laquo A peu pregraves toute lrsquoEcriture et la connaissance

de toute la theacuteologie tiennent agrave la juste connaissance de la loi et de lrsquoEvangile512 raquo laquo Celui

512 WA 3 12 citeacute par Ebeling (op cit) p 100

298

qui sait distinguer correctement lrsquoEvangile de la loi qursquoil remercie Dieu et qursquoil sache qursquoil

est theacuteologien513 raquo Dans le corpus lutheacuterien ndash et jusque dans ses productions litteacuteraires les

plus tardives ndash le commentateur ne manque pas drsquooccasion de deacutecouvrir sous diverses

formules mais toujours au sein drsquoune viseacutee doctrinale globalement identique la profession de

la centraliteacute de cette dichotomie Toutes reacutefegraverent expresseacutement la maicirctrise et la connaissance

inteacutegrales de lrsquoenseignement chreacutetien agrave la seule intelligence du sens de la distinction de ce qui

se preacutesente aussi comme les deux moments geacuteneacuteriques de la Parole divine

En 1520 dans le sermon Des bonnes œuvres dans le Preacutelude ou dans le traiteacute de

la liberteacute du chreacutetien lrsquoopposition drsquoune Parole leacutegislative prescriptive et accusatrice et

drsquoune promesse consolatrice et justifiante apparaicirct comme le nerf drsquoune seacuterie

drsquoargumentations dogmatiques sur lrsquoindiffeacuterence des œuvres exteacuterieures sur la justification

par la foi ou sur le caractegravere non sacrificiel de la messe514 En ce sens ndash et malgreacute lrsquointention

manifeste de Luther de lui confeacuterer par ailleurs quelque chose qui srsquoapparente aussi agrave un statut

rituel et agrave une valeur quasi-incantatoire ndash lrsquoopposition des deux genres fondamentaux de

verbes divins est assureacutement bien plus qursquoun slogan accessoire ou qursquoun label superficiel de la

doctrine lutheacuterienne Srsquoil nrsquoest pas un label ornemental le clivage de la Loi et de lrsquoEvangile

nrsquoest pourtant jamais non plus et agrave proprement parler un axiome une preacutemisse ou un

preacutesupposeacute de lrsquoargumentation theacuteologique de la premiegravere Reacuteforme

Dans lrsquoeacuteconomie de la Liberteacute du chreacutetien ou du Sermon sur le Nouveau testament

crsquoest souvent au point de deacutepart drsquoun autre couple drsquoopposition ndash lrsquohomme inteacuterieur et

lrsquohomme exteacuterieur la multipliciteacute ou lrsquouniciteacute de la loi515 ndash que srsquoordonne drsquoabord le

deacuteveloppement de la discussion doctrinale Crsquoest assez tardivement dans lrsquoeacuteconomie textuelle

ndash souvent vers le milieu du traiteacute ndash que lrsquoopposition nourriciegravere du commandement et de la

promesse se laisse finalement deacutecouvrir et formuler avec une pleine expressiviteacute Mais cette

deacutecouverte coiumlncide alors avec un point de bascule et un front de renversement qui non

seulement eacuteclaire le sens et fortifie reacutetrospectivement les bases des preacutesupposeacutes initiaux du

discours ndash lrsquoopposition de la chair et de lrsquoesprit dans la Liberteacute du chreacutetien par exemple ndash

mais en garantit aussi le changement de reacutegime et en motive le passage dans un versant

513 WA 7 502 (citeacute par Ebeling ibid) De maniegravere geacuteneacuterale notre discussion fait ici eacutecho au septiegraveme chapitre delrsquoouvrage (laquo Loi et Evangile raquo) Nous nrsquoadheacuterons toutefois pas pleinement aux remarques formelles de Ebelingsur la nature de la distinction de la Loi et de lrsquoEvangile (p 102 la distinction ne serait pas une alternative ni unecoupure ni une seacuteparation ces raffinements nous paraissent en un sens plus laquo speacuteculatifs raquo que lutheacuteriens Quoiqursquoil en soit nous verrons que la distinction a dans le cercle de lrsquoeacutepisteacutemologie meacutelanchthonienne une structureet une fonction formelle preacutecise la contrarieacuteteacute)514 Voir laquo Des bonnes œuvres raquo in Luther Œuvres op cit p 437 laquo Preacutelude sur la captiviteacute babylonienne delrsquoEglise raquo ibid p 711 laquo De la Liberteacute du chreacutetien raquo ibid p 839515 Voir ibid p 711 laquo Sermon sur le nouveau testament raquo ibid p 677

299

positif cest-agrave-dire aussi bien consolateur et affirmatif516 Ni preacutemisse preacutesupposeacutee ni

ornement discursif de surface lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile srsquoatteste ordinairement

comme lrsquoinfrastructure profonde de la doctrine theacuteologique comme le noyau de son

organisation circulaire ndash comme le point de jonction inespeacutereacute drsquoun point de deacutepart

probleacutematique hypotheacutetique ou neacutegatif et drsquoune fin assertorique et laquo curative raquo Sur ce point

la formalisation meacutelanchthonienne srsquoavegravere ecirctre encore un homologue strict des scheacutemas de

construction du discours lutheacuterien crsquoest au centre des Loci communes et au point de

rencontre des volets neacutegatif et positif de la doctrine que le sens de lrsquoopposition de la Loi et de

lrsquoEvangile est finalement discuteacute

sect12 Premier survol du locus de evangelio lrsquoEvangile comme promesse

Crsquoest autour drsquoune reacuteflexion sur la fonction discursive et sur la porteacutee argumentative

de cette opposition que nous articulerons lrsquoensemble du commentaire agrave venir Ce commentaire

srsquoindexera agrave une seacuterie drsquointerrogations qui sembleront eacutepuiser la formulation du problegraveme

mecircme de la meacutethode de la theacuteologie des Lieux en quel sens lrsquoopposition de la Loi et de

lrsquoEvangile organise-t-elle le systegraveme inteacutegral des diffeacuterences et des dichotomies du traiteacute

Quelle fonction et quelle efficience strateacutegiques ou poleacutemiques assume-t-elle par ailleurs vis-

agrave-vis de lrsquoentreprise drsquoaccusation de la laquo sophistique theacuteologique raquo Dans quelles limites

lrsquoinfrastructure de ce premier clivage permet-il encore de fonder simultaneacutement les preacutemisses

doctrinales ndash la justification par la foi ndash et les impeacuteratifs de meacutethode ndash la transparence de la

Parole ndash de la theacuteologie de Wittenberg La formulation de la distinction se voit-elle aussi

affecteacutee ndash dans son sens dogmatique ou dans sa fonction de reacutefeacuterent theacutematique ndash par sa

remise en forme et sa recomposition topique Mais surtout agrave quelle source scripturaire peut-

on reacutefeacuterer non seulement lrsquoideacutee de cet opposition de la Loi et de lrsquoEvangile mais aussi et bien

plus la thegravese de sa centraliteacute theacuteologique et de son opeacuterativiteacute exeacutegeacutetique

Dans les Loci communes le sens de la diffeacuterence de la Loi et de lrsquoEvangile est

discuteacute agrave lrsquooccasion de la preacutesentation du locus de evangelio Il nous faut remarquer ainsi que

516 Nous reviendrons dans notre chapitre suivant sur le sermon sur la Cegravene de 1520 Dans le traiteacute Von derFreiheit eines Christenmenschen la distinction de la Loi et de lrsquoEvangile exposeacutee agrave partir du huitiegravemeparagraphe vient refonder ce qui commenccedilait agrave srsquoannoncer depuis les deux paragraphes preacuteceacutedents comme lapremiegravere formulation de la thegravese de la justification par la foi Cette thegravese de la justification par la foi est drsquoabordlanceacutee agrave partir du point de vue de lrsquoopposition de lrsquointeacuterioriteacute et de lrsquoexteacuterioriteacute (sect3 et 4) et notamment agrave partirde lrsquoideacutee drsquoune indiffeacuterence de la reacutealiteacute et de la condition externes vis-agrave-vis de la justice reacuteelle Au tournant duhuitiegraveme paragraphe la discussion srsquoinfleacutechit progressivement vers une reacuteflexion sur le sens de lrsquoefficience de lafoi Crsquoest dans lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile que la diffeacuterence du peacutecheacute et de la foi trouve donc le lieuet lrsquooccasion de sa deacutetermination pleacuteniegravere

300

ce qui srsquoavoue drsquoabord comme une opposition entre deux lieux distincts du parcours de la

somme theacuteologique est en fait strictement confineacute dans la clocircture discursive drsquoun lieu unique

Si le locus de lege offrait le site drsquoune discussion approfondie et positive sur la diversiteacute

geacuteneacuterique des lois crsquoest agrave la matiegravere drsquoune contrarieacuteteacute que le thegraveme de lrsquoEvangile fournit au

contraire un espace drsquoexpression Le locus de evangelio srsquoarticule autour drsquoune discussion

initiale sur la nature de lrsquoEvangile ndash Quid Evangelium ndash et drsquoune reacuteflexion conseacutecutive sur

lrsquoopposition de sa puissance propre (de vi Evangelii) et de la puissance de la Loi (de vi legis)

Le deacuteveloppement initial du quid evangelium est lrsquooccasion drsquoune mise au point sur les

conditions drsquoune exeacutegegravese typologique cest-agrave-dire sur les conditions drsquoune interpreacutetation de

lrsquoAncien Testament orienteacutee selon la perspective de sa mise en relation avec lrsquoeacutevegravenement

christique

Nous reviendrons en deacutetail sur cette exeacutegegravese typologique dans le chapitre suivant

qui sera globalement consacreacute agrave lrsquoeacutetude de lrsquoaccusation wittenbergeoise de lrsquoalleacutegorie

Conformeacutement au canon de lrsquointerpreacutetation lutheacuterienne ndash telle qursquoelle se laisse deacutejagrave attester

par exemple dans le Preacutelude ou dans le Sermon sur le Nouveau Testament517 ndash Melanchthon

deacutecouvre dans le cœur de lrsquoEcriture veacuteteacutero-testamentaire un certain nombre de promesses qui

tout agrave la fois valent en elles-mecircmes et litteacuteralement comme garantie drsquoun bien mateacuteriel et

preacutefigurent en mecircme temps aussi le testament neacuteotestamentaire (cest-agrave-dire la Cegravene) En ce

sens Melanchthon pourra deacutecouvrir un certain nombre drsquoanticipations de la promesse

christique notamment dans le reacutecit biblique de Genegravese 3[15] ndash lrsquoannonce de lrsquoinimiteacute

heacutereacuteditaire de la femme et du serpent ndash mais aussi dans le Deuteacuteronome 18[18] ndash la promesse

drsquoun prophegravete et drsquoun juge pour la nation israeacutelite ndash ou encore dans la consolation divine de

David qui suit lrsquoaccusation du prophegravete Natacircn ndash laquo Tu ne mourras pas raquo 2 Samuel 12[13] Ce

double-sens de la laquo promesse raquo des temps heacutebraiumlques ndash promesse litteacuterale drsquoun bien temporel

et preacutefiguration de la promesse christique de la reacutemission des peacutecheacutes est au cœur des

difficulteacutes de lrsquoentreprise typologique de lrsquoexeacutegegravese de lrsquoAncien Testament Nous verrons

qursquoen elle se laisse aussi eacutenoncer ce qui se donnera par la suite comme le laquo sens opeacuteratoire raquo

de la meacutethode de la reacuteorganisation topique en theacuteologie En elle encore srsquoeacutebauche drsquoavance la

complexiteacute structurelle et si lrsquoon peut dire la laquo dualiteacute dimensionnelle raquo de la distinction de

lrsquoEvangile et de la Loi ndash et ce que nous deacutecrirons notamment comme son double caractegravere

synchronique et diachronique

517 laquo Preacutelude sur la captiviteacute babylonienne de lrsquoEglise raquo ibid p 740 - 741 laquo Sermon sur le nouveau testament raquo ibid p 681

301

Cette complexiteacute nrsquoapparaicirct pas drsquoembleacutee dans lrsquoeacuteconomie de lrsquoanalytique de la

promesse Dans le locus de evangelio Melanchthon srsquoattache drsquoabord agrave rabattre la dichotomie

de la Loi et de lrsquoEvangile sur lrsquoopposition simple de deux modes geacuteneacuteriques de la Parole

divine et de laquo deux parties de lrsquoEcriture raquo

laquo De maniegravere geacuteneacuterale il y a deux parties dans lrsquoEcriture la loi et lrsquoeacutevangile La loi reacutevegravelele peacutecheacute lrsquoeacutevangile la gracircce La loi manifeste la maladie lrsquoeacutevangile le remegravede La loi est leministegravere de la mort pour employer les termes de Paul et lrsquoeacutevangile le ministegravere de la vie etde la paix518 raquo

Le jeu de confrontation que notre auteur construit ici mobilise des oppositions

notionnelles globalement bien connues Le couple de lrsquoEvangile et de la Loi se voit rattacheacute

drsquoabord agrave la fracture du peacutecheacute et de la gracircce et cette fracture mecircme est finalement expliciteacutee

par lrsquoanalogie paulinienne de la maladie et de sa theacuterapie LrsquoEvangile est une puissance

curative une puissance de gueacuterison et crsquoest en ce sens drsquoabord qursquoelle assume contre

lrsquoefficience mortifegravere de la Loi le laquo ministegravere de la vie et de la paix raquo (laquo vita ac pacis raquo) ces

deux derniers termes eacutetant ici tenus pour globalement eacutequivalents Lrsquoeacutenonceacute de ce caractegravere

theacuterapeutique de lrsquoEvangile nrsquoa eacutevidemment qursquoune dimension partiellement meacutetaphorique ndash

et crsquoest cet entre-deux qursquoil srsquoagira preacuteciseacutement de comprendre Crsquoest en effet agrave lrsquooffice de la

vraie vie de la vie eacuteternelle que srsquoindexe litteacuteralement la parole eacutevangeacutelique A cette

premiegravere deacutefinition fonctionnelle ndash deacutefinition par la cause finale ndash succegravede bientocirct une

deacutefinition essentielle de notre opposition Cette deacutefinition essentielle se voit formuleacutee dans les

termes suivants agrave lrsquoouverture du paragraphe speacutecifiquement consacreacute agrave la natura evangelii

laquo De la mecircme maniegravere que la loi est ce qui prescrit le droit et reacutevegravele le peacutecheacute lrsquoeacutevangile estla promesse de la gracircce et de la miseacutericorde divine qui est le pardon du peacutecheacute et le testamentde la bienveillance de Dieu agrave notre eacutegard Par ce testament notre acircme est assureacutee de labienveillance de Dieu Par lui nous croyons que toutes nos fautes ont eacuteteacute pardonneacutees etnous sommes raffermis dans notre amour et nos louanges de Dieu assureacutes drsquoecirctrebienheureux et de le rejoindre comme nous lrsquoexpliquerons plus avant en discutant dupouvoir de lrsquoEvangile Christ est la garantie de toutes ces promesses et pour cette raisonnous devons reacutefeacuterer agrave lui seul toutes les promesses de lrsquoEcriture Parce que Christ a drsquoabordeacuteteacute reacuteveacuteleacute obscureacutement mais apregraves cela il srsquoest fait connaicirctre avec de plus en plus declarteacute519 raquo

518 laquo Duae in universum scripturae partes sunt lex et evangelium Lex peccatum ostendit evangelium gratiam Lex morbum indicat evengelium remedium Lex mortis ministra est ut Pauli verbis utamur evangelium vitae acpacis raquo ibid p 160 4[4]519 laquo Sicut lex est qua recta mandatur qua peccatum ostenditur ita evangelium est promissio gratiae seumisericordiae dei adeoque condonatio peccati et testimonium benevolentiae dei erga nos quo testimonio certianimi nostri de benevolentiae dei erga nos quo testimonio certi animi nostri de benevolentia dei vredant sibi

302

La distinction de la Loi et de lrsquoEvangile est donc agrave la fois le principe de la scansion

objective de lrsquoEcriture entre deux genres de Parole ndash commandement et promesse ce qui

prescrit et ce qui atteste ndash et lrsquoinstrument premier de lrsquoexeacutegegravese typologique Crsquoest ainsi que la

partition preacutesenteacutee en ouverture du paragraphe motivera directement agrave la suite un assez long

excursus sur les anteacuteceacutedents et sur les preacutefigurations (Melanchthon parle plutocirct

drsquo laquo adombrationes raquo drsquoesquisses) du testament christique dans lrsquoAncien Testament En ce

sens crsquoest bien ce testament final de la reacutesurrection des peacutecheacutes (laquo promissio gratiae raquo

laquo condonatio peccati raquo) qui srsquoeacutenonce comme lrsquoeacutevegravenement ultime de la Parole divine Et crsquoest

alors agrave cet eacutevegravenement dernier que semble devoir ecirctre reacutefeacutereacutee de preacutefeacuterence et au sens propre la

signification mecircme du terme laquo Evangile raquo

sect13 La figure dialectique de lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile synchronie et scheacutematisme de la

contrarieacuteteacute

LrsquoEvangile crsquoest la Parole de promesse qui atteste de la miseacutericorde et de la

bienveillance de Dieu Pourtant ce nrsquoest pas agrave une opposition chronologique et donc pas non

plus agrave la partition de lrsquoAncien et du Nouveau Testament que Melanchthon assigne finalement

la distinction dont nous nous enqueacuterons ici Les deux modes geacuteneacuteriques du Verbe divin ont au

contraire une efficience et une manifestation toujours contemporaines En ce sens encore

lrsquoEvangile ne doit pas ecirctre confondu non plus avec les seuls livres des teacutemoignages des

apocirctres

laquo Mais lrsquoEcriture ne nous a pas donneacute la loi et lrsquoeacutevangile pour que nous puissions penser queseul ce que Matthieu Marc Luc et Jean ont eacutecrit est lrsquoeacutevangile et que les livres de Moiumlse nesont rien drsquoautre que la loi Mais le reacutegime [ratio] de lrsquoeacutevangile est eacutepars et les promessessont disseacutemineacutees aussi agrave travers tous les livres de lrsquoAncien et du Nouveau Testament De lamecircme maniegravere la loi aussi est disseacutemineacutee communeacutement dans tous les volumes de lrsquoAncienet du Nouveau Testament Lrsquoopinion commune qui preacutetend que la distinction de la loi et delrsquoeacutevangile relegraveve drsquoune diffeacuterence drsquoeacutepoques [tempora] nrsquoest pas correcte bien que parfois laloi ait eacuteteacute reacuteveacuteleacutee drsquoune part et drsquoautre part la loi selon une autre voie [aliter] Tous les tempsqui nous sont connus sont agrave la fois un temps de la loi et un temps de lrsquoeacutevangile et tous leshommes ont eacuteteacute ainsi justifieacutes de la mecircme maniegravere le peacutecheacute a eacuteteacute reacuteveacuteleacute par la loi et lagracircce par la promesse de lrsquoeacutevangile520 raquo

condonatam omnem culpam et erecti ament laudent deum exhilarentur et exultent in deo ut infra de vievangelii dicemus Porro illarum promissionum omnium pignus est Christus quare in eum referendae suntomnes scripturae promissiones qui obscure primum postea subinde clarius revelatus est raquo ibid p 162 4 [10]520 laquo Neque vero ita legem et evangelium tradidit scriptura ut evangelium id modo putes quod scripseruntMatthaeus Marcus Lucas et Johannes Mosi libros nihil nisi legem Sed sparsa est evangelii ratio sparsae sunt

303

Le sens preacutecis de la distinction de la Loi et de lrsquoEvangile doit donc ecirctre caracteacuteriseacutee

sous au moins trois traits que nous pouvons tenter de deacutetailler comme suit

a) La distinction de la Loi et de lrsquoEvangile dessine lrsquoespace drsquoune compleacutementariteacute

dans le plan de la topique theacuteologique Si la parole eacutevangeacutelique est toujours ici deacutecrite dans le

jeu de sa relation avec son autre leacutegislatif crsquoest drsquoabord parce que chacun des deux modes

geacuteneacuteriques de la Parole nrsquoa jamais en soi drsquoautonomie notionnelle reacuteelle LrsquoEvangile comme

la Loi ne peuvent ecirctre conccedilus que comme des moments heacuteteacuteronomes drsquoune notion complegravete

qui nrsquoest preacuteciseacutement que leur rencontre et leur superposition Cette deacutependance mutuelle

srsquoatteste drsquoabord agrave la preacutegnance manifeste que Melanchthon entend confeacuterer agrave la deacutefinition

fonctionnelle de la Loi ou de lrsquoEvangile vis-agrave-vis de toute tentative de deacutefinition essentielle

Ainsi la caracteacuterisation de la Loi comme laquo commandement raquo laquo prescription raquo ou laquo reacuteveacutelation

du droit raquo est-elle agrave la fois correcte en soi en mecircme temps que parfaitement insuffisante dans

lrsquoeacuteconomie de la doctrine chreacutetienne Tout commandement nrsquoest pas laquo loi raquo au sens

theacuteologique du terme ndash seul lrsquoest le commandement impossible le commandement qui

accuse qui condamne qui reacutevegravele et pose simultaneacutement le peacutecheacute et donc requiert aussi

drsquoavance et du fond mecircme de son institution le compleacutement et lrsquoaddition seconde drsquoune

gracircce possible

De la mecircme maniegravere lrsquoEvangile ne peut ecirctre deacutefinie restrictivement comme une

simple laquo promesse raquo ou comme une laquo attestation raquo ou une laquo garantie raquo drsquoun bien Toute

promesse nrsquoest pas eacutevangeacutelique mais la promesse eacutevangeacutelique nrsquoest que la secondariteacute drsquoune

consolation lrsquoattestation posteacuterieure drsquoune reacutemission cest-agrave-dire drsquoune laquo remise de dette raquo

drsquoune correction ou drsquoun reacutetablissement des droits Or consolatrice la parole eacutevangeacutelique ne

peut lrsquoecirctre que sur fond drsquoune offense et drsquoune accusation preacutealables Si lrsquoeacutevangile est la

garantie drsquoune correction et drsquoun reacutetablissement de la digniteacute crsquoest qursquoune perte ou qursquoune

condamnation la preacutecegravede toujours neacutecessairement En ce sens lrsquoarticulation des deux modes

geacuteneacuteriques de la Parole divine laisse circuler au sein mecircme de leur heacuteteacuteronomie reacuteciproque

un deacuteseacutequilibre et une hieacuterarchie de deacutependances si les deux moments de la Loi et de

lrsquoEvangile srsquoentre-deacutefinissent et srsquointer-configurent toujours la Loi demeure toujours pourtant

chronologiquement premiegravere Et chaque parole eacutevangeacutelique est donc assigneacutee selon une

promissiones in omnes libros veteris ac novi testamenti Rursum leges etiam sparsae sunt in omnia tum veteristum novi testamenti volumina Nec ut volgo putant discriminata sunt legis et evangelii tempora quamquamalias lex alias evangelium subinde aliter revelata sunt Omne tempus quod ad mentes nostras attinet est legisatque evangelii tempus sicut omnibus temporibus eodem modo homines iustificati sunt peccatum per legemostensum est gratia per promissionem seu evangelium raquo ibid p 160 4[5]

304

fonction rigoureusement bijective agrave une et une seule parole leacutegislative anteacuterieure Crsquoest agrave une

peine deacutefinie que la promesse oppose lrsquoefficience drsquoune gracircce correspondante Et mecircme

lorsque Christ promettra comme laquo en bloc raquo la reacutemission et la gracircce de toutes les peines et de

toutes les accusations contracteacutees cette garantie ne srsquoattestera que comme la conseacutequence et

comme la consolation seconde drsquoune ideacutealisation drsquoune geacuteneacuteralisation et drsquoune radicalisation

meneacutees en amont dans le cercle de laquo la raquo Loi elle-mecircme la condamnation massive et

deacutefinitive agrave la damnation

De la mecircme maniegravere il nous faut ainsi reconnaicirctre que la puissance de la Loi et

celle de lrsquoEvangile ne peuvent se deacuteployer que dans des mesures ou selon des porteacutees

rigoureusement homologues Si lrsquoEvangile est la correction et le reacutetablissement posteacuterieur

drsquoune peine anteacuteceacutedente la puissance de sa gracircce ne porte jamais plus loin que sur la mesure

mecircme de la sanction infligeacutee Cette symeacutetrie des mesures des extensions ou des proportions

respectives de la perte et de sa reacutemission deacutelimite le sens absolument matriciel de la

compleacutementariteacute de la Loi et de lrsquoEvangile Loi et Evangile sont compleacutementaires en cela

drsquoabord qursquoelles concourent pareillement agrave renforcer la puissance totale et unique de la Parole

par un jeu de reacuteactions hyperboliques et drsquoinflations mutuelles drsquoaccusations et de gracircces En

ce sens aussi ce qui se donnait drsquoabord comme lrsquoanteacuterioriteacute chronologique de la Loi se

renverse par suite dans une eacutevidente posteacuterioriteacute teacuteleacuteologique crsquoest pour manifester la gloire

de Dieu et pour confeacuterer agrave la gracircce une porteacutee et une urgence infinies que la Loi assume sa

fonction derniegravere ndash le ministegravere de lrsquoindigniteacute et de la condamnation suprecircme lrsquoinstitution de

la damnation

b) Cette heacuteteacuteronomie des notions cette compleacutementariteacute des ministegraveres et cette

symeacutetrie des puissances de la Loi et de lrsquoEvangile rend encore raison du titre exact sous lequel

nous devrions qualifier leur mode drsquoarticulation Crsquoest sous les labels impreacutecis et souvent

mecircme inexacts drsquoune laquo opposition raquo drsquoune laquo dichotomie raquo drsquoun laquo clivage raquo ou drsquoune

laquo division raquo que nous entendions provisoirement deacutenoter le mode de rapport qui rattache et

rassemble les deux modes geacuteneacuteriques de la Parole divine Sous la diversiteacute de ces noms la

fonction dialectique exacte de lrsquounion ou de la coniunctio ndash pour employer le lexique

meacutelanchthonien lui-mecircme ndash de la Loi et de lrsquoEvangile eacutetait en un sens toujours masqueacutee Le

titre dialectique de lrsquoarticulation du moment accusateur et du moment consolateur de

lrsquoEcriture doit ecirctre bien plutocirct caracteacuteriseacute comme celui de la contrarieacuteteacute La Loi et lrsquoEvangile

sont des contraires au sens exact selon lequel cette laquo contrarieacuteteacute raquo a pu ecirctre rencontreacutee dans

les eacutetudes preacuteceacutedentes sur la dialectique ou sur la rheacutetorique du reacuteformateur cest-agrave-dire

305

comme un locus communis de la deacutefinition Ce qui se laissait deacutecouvrir comme le principe de

partition du mateacuteriau scripturaire se donne donc en fait comme lrsquoexemplification theacuteologique

drsquoun lieu commun dialectique cest-agrave-dire comme un schegraveme formel ou comme une cateacutegorie

pure drsquoanalyse et drsquoextension theacutematique de la materia drsquoun reacutegime de discours

Mais de quelle materia la contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile est-elle le

deacuteveloppement discursif La reacuteponse agrave cette question a deacutejagrave eacuteteacute entrevue dans la citation

exposeacutee plus haut lrsquoopposition des deux genres de la Parole se donne comme un principe de

partition du canon scripturaire comme ce en vertu de quoi lrsquoexeacutegegravete peut drsquoabord affirmer

qursquolaquo il y a deux parties dans lrsquoEcriture521 raquo La distinction de la Loi et lrsquoEvangile crsquoest donc la

laquo fonction contraire raquo appliqueacutee agrave lrsquounivers de discours deacutelimiteacute par la clocircture propre de la

Bible Par lagrave la Loi et lrsquoEvangile nrsquoouvrent pas seulement lrsquoextension discursive drsquoune sphegravere

particuliegravere de contrarieacuteteacute dans lrsquounivers scripturaire mais la Loi et lrsquoEvangile deacutelimitent

lrsquoespace de la contrarieacuteteacute mecircme de cet univers La distinction de la Loi et de lrsquoEvangile est le

titre et lrsquoallure que revecirct la matrice dialectique du locus de contrarieacuteteacute dans le cercle du

subiectum biblique Or lrsquoexemplification et lrsquoapplication particuliegravere drsquoun locus dialectique

dans le domaine clos drsquoun reacutegime speacutecifique de discours a preacuteciseacutement eacuteteacute deacutecrit dans nos

chapitres anteacuterieurs comme un capuut ou comme un locus communis geacuteneacuterique drsquoune science

Ce que nous venons drsquoesquisser ici crsquoest donc la deacuteduction dialectique des lieux de

la Loi et de lrsquoEvangile Crsquoest agrave leur contrarieacuteteacute nourriciegravere que srsquoordonnent par suite toutes les

contrarieacuteteacutes deacuteriveacutees de lrsquounivers biblique Nous comprenons maintenant aussi en quel sens et

pour quels desseins Melanchthon srsquoattache agrave multiplier les assignations de la distinction de la

Loi et de lrsquoEvangile agrave des couples diversifieacutes de contrarieacuteteacutes maladie et gueacuterison mort et

vie peine et reacutemission condamnation et gracircce Aucune de ces contrarieacuteteacutes ne doit si nous

nous en tenons agrave la lettre de ce que nous venons drsquoexpliciter se concevoir comme une simple

figure ou comme une meacutetaphore de la description de lrsquoopposition des deux modes geacuteneacuteriques

de la Parole mais chacune de ces contrarieacuteteacutes srsquoordonne et srsquoinclut rigoureusement dans

lrsquoextension large de la forme primitive de la Loi et de lrsquoEvangile Bien loin drsquoecirctre des figures

drsquoillustrations ou des simples modegraveles possibles pour une analogie les contrarieacuteteacutes susciteacutees

sont seulement des exemples des moments et des parties propres de la contrarieacuteteacute matricielle

du commandement et de la promesse

c) Cette contrarieacuteteacute revecirct encore un caractegravere essentiellement synchronique La Loi

et lrsquoEvangile exercent leurs ministegraveres respectifs de maniegravere toujours contemporaine ou

521 ibid p 160 4[4]

306

simultaneacutee et le jeu de leur cohabitation ne saurait donc jamais deacutelimiter le principe drsquoune

partition seulement chronologique de lrsquoEcriture En ce sens la compleacutementariteacute des deux

reacutegimes de la Parole divine construit une opposition par principe transversale agrave la partition de

lrsquoAncien et du Nouveau Testament Ni fondement drsquoune ceacutesure chronologique simple entre un

avant et un apregraves eacutevegravenementiels ni marqueur drsquoun mouvement rotatif drsquoalternatives ou du

retour cyclique entre deux peacuteriodes historiques constamment reacuteiteacutereacutees la contrarieacuteteacute topique

de la Loi et de lrsquoEvangile est absolument eacutetrangegravere agrave tout scheacutema drsquoordonnancement temporel

ou historique de la Parole La synchronie de notre opposition dit donc drsquoabord son caractegravere

essentiel principiel transhistorique La striure apparente et la superstructure diffeacuterentielle que

configure lrsquoopposition de surface entre les temps veacuteteacutero-testamentaires et lrsquoeacutepoque de la

nouvelle Alliance ne se juxtaposent jamais avec lrsquoinfrastructure profonde de la contrarieacuteteacute

essentielle du Verbe De cette contrarieacuteteacute tous les acircges du monde (laquo omne tempus raquo)

supportent constamment la bivalence La permanente coiumlncidence du ministegravere leacutegislatif et du

ministegravere eacutevangeacutelique constitue par lagrave aussi la structure constante des temps preacutesents Et en ce

sens la distinction de la Loi et de lrsquoEvangile est bien plus qursquoun simple principe reacutetrospectif

drsquoexeacutegegravese en tant qursquoelle se donne comme la chaire structurelle de lrsquoactualiteacute notre

opposition est encore aussi un principe opeacuteratoire pour lrsquohermeacuteneutique des temps preacutesents et

pour lrsquointerpreacutetation programmatique de lrsquoavenir

Crsquoest ainsi sous le signe constant de lrsquoambivalence et de lrsquoeacutequivoque que Luther par

exemple tacircchera de deacutecrire la nature de son eacutepoque522 Si lrsquoon srsquoen tient agrave la thegravese drsquoune co-

preacutesence et drsquoune synchronie constante du ministegravere du peacutecheacute et du ministegravere de la gracircce il

semble qursquoil nous faille admettre que cette eacutequivociteacute nrsquoest ni neuve ni originale Par delagrave les

lourdes apparences de dispariteacutes lrsquohistoire humaine dans son versant theacuteologique doit se

concevoir essentiellement ndash entre la Chute et lrsquoeschatologie finale ndash sous le scheacutema de la

constante reacuteiteacuteration du Mecircme Lrsquohistoire theacuteologique nrsquoapporte agrave lrsquohistoire humaine que la

mention drsquoune disseacutemination et drsquoune dispersion (laquo sparta raquo) constante drsquoun jeu reacutepeacuteteacute de

figures semblables du Verbe Ces figures de la Paroles srsquoordonnent toujours agrave la contrarieacuteteacute

nourriciegravere du commandement et de la promesse Ceci nrsquoimplique certes pas que lrsquohistoire

theacuteologique soit sans speacutecificiteacute sans rebond et sans aspeacuteriteacutes En ce sens nous verrons que

Melanchthon aura aussi agrave penser au sein mecircme de la somme de la doctrine chreacutetienne

quelque chose de tel qursquoune innovation historique radicale ou qursquoune rupture eacuteveacutenementielle

irreacuteductible ndash agrave commencer par celle de lrsquoincarnation et de la Passion du Christ Seulement les

522 Voir agrave ce sujet lrsquoarticle de Ph Buumlttgen laquo Eschatologie et temps preacutesent chez Martin Luther raquo in Eacuteric AlliezGerhart Schroumlder Barbara Cassin Gisela Febel Michel Narcy (dir) Metamorphosen der Zeit MuumlnchenWilhelm Fink (Urspruumlnge der Moderne 2) 1999 p 343-361

307

aspeacuteriteacutes de cette histoire theacuteologique et jusqursquoagrave lrsquoeacutevegravenement mecircme de la reacuteveacutelation neacuteo-

testamentaire devront aussi se laisser interpreacuteter dans les seules bornes de la contrarieacuteteacute de la

Loi et de lrsquoEvangile Crsquoest comme une innovation ou comme une reconfiguration immanentes

agrave leur opposition ndash mais peut-ecirctre aussi comme une reacuteforme du sens mecircme de leur articulation

ndash que le theacuteologien doit tenter drsquoentendre lrsquoefficience eacutevegravenementielle des grands moments de

lrsquohistoire theacuteologique

sect14 Le statut dialectique de lrsquoopposition de lrsquoAncien et du Nouveau Testament la fonction de

partition scripturaire

Mais si la contrarieacuteteacute des ministegraveres de la Loi et de lrsquoEvangile nrsquoa toujours qursquoune

dimension strictement synchronique ndash si la fonction mortifegravere de la Parole et son office de

reacutedemption se laissent toujours penser sous le scheacutema temporel drsquoune stricte co-preacutesence ou

drsquoune simple contemporaneacuteiteacute ndash il nous faut tacirccher de comprendre par ailleurs quelle relation

exacte cette contrarieacuteteacute entretient avec la partition de lrsquoAncien et du Nouveau Testament

Nous avons mentionneacute agrave lrsquoissue des remarques anteacuterieures la neacutecessaire transversaliteacute et

lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute fonctionnelle des deux scheacutemas drsquooppositions En mecircme temps nous

affirmions encore dans notre deuxiegraveme seacuterie de preacutecisions que la contrarieacuteteacute de la promesse

et du commandement devait aussi constituer la clocircture et lrsquoextension inteacutegrales de toutes les

contrarieacuteteacutes scripturaires La somme des partitions des ceacutesures des oppositions des

dichotomies ou des antinomies de lrsquoEcriture devaient ainsi pouvoir ecirctre drsquoune maniegravere ou

drsquoune autre reacutefeacutereacutee au scheacutema de la contrarieacuteteacute native de la Loi et de lrsquoEvangile

Crsquoest alors seulement comme agrave un systegraveme drsquoexemplification de parties propres de

subdivisions intestines ou de coupures internes que le jeu total des diffeacuterences bibliques devait

ecirctre renvoyeacute agrave lrsquoenclos de la diffeacuterence des deux genres ou des deux modes de manifestations

fondamentales de la Parole En quel sens peut-on preacuteciseacutement situer la distinction de lrsquoAncien

du Nouveau Testament en regard de la contrarieacuteteacute synchronique de la Loi et de lrsquoEvangile

En quel sens une distinction temporelle ndash une rupture diachronique et eacutevegravenementielle ndash

affecte-t-elle la signification de cette contrarieacuteteacute En quel sens la structure du lien des deux

ministegraveres du Verbe ndash compleacutementariteacute contrarieacuteteacute synchronie ndash se voit-elle finalement

infleacutechit par lrsquoœuvre propre des striures du tempus et des reacuteveacutelations effectives de la Parole

La discussion de ces quelques questions marque le deuxiegraveme point drsquoinflexion du

mouvement discursif des Loci communes de 1521 Apregraves avoir longuement traiteacute de la

308

justification de la foi et de son efficience ndash traitement sur lequel nous aurons agrave revenir

bientocirct ndash Melanchthon expose et contracte la summa du locus de lege dans une seacuterie de trente

trois affirmations qui clocircturent le deacuteveloppement du moment proprement theacuterapeutique de la

doctrine chreacutetienne (Evangile gracircce foi) Le chapitre qui suit se preacutesente agrave nous sous le titre

laquo De discrimine veteris ac novi testamenti item de abrogatione legis raquo Le problegraveme de la

distinction de lrsquoAncien et du Nouveau Testament est donc drsquoembleacutee rattacheacute agrave une reacuteflexion

sur le sens de lrsquoabrogation de la Loi Bien plus le fait de cette abrogation se laisse eacutenoncer

encore comme la conseacutequence ou comme lrsquoeacutequivalence (laquo item raquo) de la distinction mecircme des

deux temps scripturaires Apregraves avoir affirmeacute la stricte synchronie et la simultaneacuteiteacute constante

des offices du verbe prescriptif et du verbe consolateur apregraves avoir bien plus insister sur

lrsquoeacutetancheacuteiteacute stricte des deux ordres synchronique et diachronique de distinctions scripturaires

Melanchthon assigne donc finalement agrave lrsquoeacutevegravenement de lrsquoabrogation de la Loi le point focal

historique du partage de lrsquoAncien et du Nouveau dans lrsquoeacuteconomie du texte biblique Le reacutegime

de la nouveauteacute coiumlncide donc avec le fait historique de lrsquoabolition ou de lrsquoinvalidation ndash

comment faut-il le caracteacuteriser ndash du ministegravere mortifegravere de lrsquoaccusation Mais ce ministegravere

doit aussi se survivre agrave son abrogation puisqursquoil lui faut ecirctre en mecircme temps constamment

contemporain de tous les tempora de la reacuteveacutelation du Verbe Comment peut-on lever cette

apparence drsquoaporie

Fidegravele aux grands principes du programme drsquoune reacuteorganisation totale des

lignes de ceacutesure topique sous la contrarieacuteteacute matricielle de la Loi et de lrsquoEvangile

Melanchthon reacutefegravere expresseacutement agrave cette derniegravere lrsquoenjeu du problegraveme mecircme de la partition

chronologique de lrsquoEcriture

laquo A partir de ce que nous avons dit au sujet de la loi et de lrsquoeacutevangile et de leurs fonctions respectiveschacun peut aiseacutement se figurer la diffeacuterence de lrsquoancien et du nouveau testament Et de la mecircmemaniegravere qursquoils ont manqueacute la distinction de la loi et de lrsquoeacutevangile les scolastiques se sont aussiembourbeacutes ici Parce qursquoils appellent ancien testament une loi qui requiert des œuvres exteacuterieures et lenouveau testament une loi qui requiert des affects en surcroicirct des œuvres exteacuterieures A cause de celala grandeur et la pleacutenitude de la gracircce ont eacuteteacute obscurcies523 raquo

Les laquo scolastiques raquo se sont donc eacutegareacutes en rabattant lrsquoopposition de lrsquoAncien et du

Nouveau Testament sur une rupture immanente aux genres mecircmes de la Loi Crsquoest ainsi que la

523 laquo Ex iis quae de lege ac evangelio deque legis et evangeli officio diximus colligi facile potest quid intersitinter vetus testamentum ac novum Qua in re non aliter atque in discrimine legis ac evangelii misere laborantscholae cum vetus testamentum vocant legem quandam quae externa tantum opera exigat novum legem quaepraeter externa opera etiam affectus exigat Quo fit ut obscuretur gratiae maiestas et amplitudo raquo ibid p 2887[1-2]

309

ceacutesure des deux livres srsquoest vue finalement renvoyeacutee au discrimen entre une loi laquo mosaiumlque raquo

qui ne leacutegifegravererait que sur les actions exteacuterieures et une loi neacuteo-testamentaire qui y ajouterait

en outre une exigence de perfection affective Melanchthon ne manque pas de rappeler que

les deacuteveloppements argumentatifs anteacuterieurs offrent deacutejagrave suffisamment drsquooccasion de

contester la possibiliteacute de principe drsquoune telle interpreacutetation Une telle lecture ruine

eacutevidemment le sens mecircme de lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile mais elle insinue aussi et

drsquoabord dans la chair mecircme de la Loi une coupure illeacutegitime entre deux ordres fantasmeacutes de

prescriptions regraveglementaires Pour Melanchthon une Loi theacuteologique ndash qursquoil srsquoagisse de la loi

naturelle et de la loi divine ndash ne prescrit jamais de simples actions exteacuterieures Une telle loi ne

pourrait accomplir son ministegravere de mort et sa fonction drsquoaccusation puisque sa reacutealisation

serait toujours et par principe homogegravene au pouvoir de notre liberteacute exteacuterieure Or le propre

de la Loi crsquoest de contenir en elle-mecircme les conditions qui fixent lrsquoimpossibiliteacute stricte de sa

reacutesolution Seule une telle prescription intenable peut ecirctre pleinement accusatrice

Et intenable la Loi ne peut lrsquoecirctre qursquoen leacutegifeacuterant dans le domaine propre de

lrsquoaffectiviteacute524 ndash en prescrivant par exemple lrsquoamour de Dieu lrsquoassistance de lrsquoautre et le

partage des biens contre le sens et lrsquoinertie du tropisme laquo eacutegoiumlste raquo de lrsquohomme naturel La

ligne de deacutemarcation laquo scolastique raquo manque donc doublement la signification reacuteelle de la

distinction de lrsquoAncien et du Nouveau Testament Mais quelle est alors cette signification

reacuteelle Et surtout comment peut-elle srsquoaccorder pleinement avec les thegraveses que notre

reacuteformateur formulait preacuteceacutedemment au sujet des attributs centraux de lrsquoopposition de la Loi

et de lrsquoEvangile ndash synchronie matricialiteacute etc Melanchthon nous dit

laquo Jrsquoappelle lrsquoancien testament la promesse drsquoune beacuteneacutediction mateacuterielle conjointe avec laprescription drsquoune loi Parce que Dieu demande la droiture agrave travers la loi et promet aussiune reacutecompense pour celle-ci comme la terre de Canaan la santeacute etc [hellip] A lrsquoinverse lenouveau testament nrsquoest rien drsquoautre que la promesse de tous les biens en dehors de la loisans regard de notre propre droiture Dans lrsquoancien testament des bonnes choses sontpromises mais dans le mecircme temps il est commandeacute au peuple drsquoaccomplir la loi Dans lenouveau testament des bonnes choses sont promises sans conditions et nous sommesobligeacutes agrave rien en retour525 raquo

524 Pour Luther comme pour Melanchthon la loi mosaiumlque leacutegifegravere toujours deacutejagrave dans le domaine delrsquoaffectiviteacute et notamment dans le premier principe du deacutecalogue qui prescrit preacuteciseacutement la foi en un Dieuunique Voir agrave ce sujet le traiteacute des Bonnes œuvres (op cit)525 laquo Ego vetus testamentum voco promissionem rerum corporalium coniunctam cum exactione legis Nam et perlegem exigit iustitiam dues et mercedem illius pollicetur Cananaeam terram opes etc [hellip] Contra novumtestamentum non aliud est nisi bonorum omnium promissio citra legem nllo iustitiarum nostrarum respectuVeteri testamento promittebantur bona sed simul exigebatur a populo legis impletio novo promittuntur bonacitra conditionem cum nihil a nobis vicissim exigatur raquo ibid p 290 5[3-5]

310

Contre la thegravese laquo scolastique raquo drsquoune diffeacuterence interne aux genres de la Loi

Melanchthon tend donc agrave consideacuterer que la coupure de lrsquoAncien et du Nouveau Testament se

rattache en dernier recours agrave une diffeacuterence immanente aux genres de lrsquoeacutevangile Cette

diffeacuterence est drsquoabord indexeacutee agrave une distinction sur la qualiteacute et la quantiteacute des biens promis

Si lrsquoeacutevangile de lrsquoAncien Testament nrsquoatteste que des promesses relatives agrave un bien temporel

et mateacuteriel ndash laquo le pays de Canaan la santeacute raquo lrsquoeacutevangile du Nouveau porte au contraire sur

une certaine universaliteacute du bien ndash laquo toutes les choses bonnes raquo Et par cette universaliteacute du

bon il ne faut eacutevidemment pas entendre une somme ou une floraison de biens mateacuteriels

accumuleacutes mais la gracircce et la vie eacuteternelle elle-mecircme Si la promesse de la Parole veacuteteacutero-

testamentaire ne garantit que des biens uniques mateacuteriels et temporels la promesse christique

deacutelivre au contraire un bien universel spirituel et eacuteternel

Mais cette premiegravere opposition ne constitue pas lrsquoessentiel de lrsquoinflexion que subit le

sens mecircme du mot laquo testament raquo dans la transition de son usage mosaiumlque agrave son emploi

christique Cette inflexion touche drsquoabord agrave la nature du lien qui rattache la promesse agrave son

autre leacutegislatif Dans les temps de lrsquoAncien Testament la garantie de la reacutealisation de la

promesse est toujours rigoureusement conditionneacutee agrave la clause de lrsquoobservance de la Loi En

ce sens la Loi y est contemporaine de lrsquoEvangile dans le sens drsquoune rigoureuse simultaneacuteiteacute et

mecircme drsquoun entrelacement natif la proclamation de la promesse srsquoentremecircle dans lrsquoinstant

preacutecis de sa manifestation avec lrsquoinstitution drsquoun tissu de prescriptions regraveglementaires Ces

prescriptions regraveglementaires appartiennent agrave la logique mecircme de lrsquoattestation et de la

garantie lrsquoalliance de Dieu et des hommes est reacuteciproque et symeacutetrique et la promesse drsquoun

don se conjoint ainsi avec la constitution correacutelative et immeacutediate drsquoune dette Le pays de

Canaan nrsquoest promis que sous la clause drsquoune observance des lois mosaiumlques la beacuteneacutediction

de la descendance abrahamique nrsquoest jureacutee que sous la condition de la pratique de la

circoncision etc

sect15 Partition de lrsquoAncien et du Nouveau Testament et coupure oblique dans la contrarieacuteteacute de la Loi et

de lrsquoEvangile la partition des deux acircges comme fonction de reduplication et de redoublement

seacutemantique des loci

Srsquoil y a donc bien toujours compleacutementariteacute contrarieacuteteacute et synchronie de la Loi et de

lrsquoEvangile dans lrsquoeacuteconomie de lrsquoAncien Testament ces attributs revecirctent en mecircme temps un

sens bien diffeacuterent de celui qursquoils deacutenotaient tout drsquoabord dans notre description anteacuterieure La

synchronie dit la stricte simultaneacuteiteacute temporelle et lrsquoentrelacement effectif des deux reacutegimes

311

de la Parole dans lrsquoinstantaneacute drsquoune reacuteveacutelation La contrarieacuteteacute formule la stricte relativiteacute

oppositive du don et de la dette de la creacuteance et du deacutebit ndash et non pas ou non plus la

conflictualiteacute et lrsquoinimiteacute mortelles de deux ministegraveres mutuellement insupportables La

compleacutementariteacute eacutenonce enfin lrsquointer-conditionnement et la deacutependance mutuelle des

possibiliteacutes ou des puissances de reacutealisation de la promesse et de sa clause leacutegale Partout dans

le testament mosaiumlque Loi et Evangile marquent donc leur profonde compliciteacute A lrsquoinverse

le moment de la Parole neacuteo-testamentaire deacutecrira la rupture et le deacutechirement profonds de cet

entre-nouement et de cette intimiteacute tisseacutes par le couple des contraires dans le reacutegime du

laquo vieux raquo Verbe La promesse christique est une promesse laquo sans conditions raquo eacutetrangegravere agrave la

Loi heacuteteacuterogegravene agrave la logique de la reacutetribution des dettes ou de la remise des creacuteances

Ce que le Nouveau Testament institue dans le cœur mecircme de son opposition avec

son laquo autre raquo heacutebraiumlque crsquoest donc un nouveau sens drsquoecirctre du rapport de la Loi et de

lrsquoEvangile une nouvelle acception de la logique de leur contrarieacuteteacute Et le discrimen qui rend

raison de lrsquoopposition de lrsquoAncien et du Nouveau Testament srsquoavoue par lagrave aussi comme une

coupure immanente agrave la scansion de la promesse et du commandement Cette coupure est

contemporaine de lrsquoalteacuteration du sens drsquoecirctre du rapport de la Loi et de lrsquoEvangile elle en

remodegravele la signification elle en reconfigure la structure Crsquoest donc agrave lrsquoinstitution drsquoun sens

nouveau de lrsquoeacutevangile ndash sens drsquoune promesse inconditionnelle et deacutelieacutee de toute correacutelation

leacutegislative ndash que Melanchthon reacutefegravere en derniegravere instance lrsquoeacutevegravenement de la reacuteveacutelation

christique Et lrsquoinstitution de ce sens nouveau de la promesse ne coiumlncide pas seulement avec

lrsquoassignation de lrsquoalliance agrave un nouveau genre de bien promis mais cette institution se

conjoint aussi avec le remodelage mecircme et si lrsquoon peut dire la reacuteformation du sens originaire

de la contrarieacuteteacute de la loi et de lrsquoeacutevangile Lrsquoeacutevegravenement-Christ crsquoest lrsquoentreacutee de la contrarieacuteteacute

des reacutegimes de Parole dans un nouvel acircge de reacuteveacutelation Ce nouvel acircge se laissera finalement

deacutecrire comme celui drsquoune exacerbation de la conflictualiteacute des deux ministegraveres comme la

deacutechirure profonde de leurs instances de manifestations ndash et en dernier recours encore comme

la virulence et lrsquoinfinitisation de la porteacutee de leurs puissances respectives et contraires la

graviteacute drsquoune disjonction binaire du salut et de la damnation

Mais si le sens drsquoecirctre de lrsquoEvangile comme le sens drsquoecirctre de lrsquoarticulation en

contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile se sont vu pareillement alteacutereacutes dans lrsquoeacutevegravenement de la

proclamation christique ne faut-il pas aussi penser que le sens mecircme du troisiegraveme terme ndash la

Loi ndash ne sorte jamais non plus lui-mecircme indemne de la rupture scelleacutee par lrsquoavegravenement du

verbe neacuteo-testamentaire Ne peut-on ou ne doit-on pas aussi penser le discrimen de lrsquoAncien

et du Nouveau testament sous la figure drsquoune opposition immanente agrave la Loi ndash drsquoune

312

opposition immanente agrave la Loi qui ne soit plus celle sous laquelle se sont laisseacutes

laquo embourber raquo les theacuteologiens laquo scolastiques raquo Lorsque Melanchthon discute agrave la suite

immeacutediate de notre citation preacuteceacutedente de la question de lrsquoabrogation de la Loi crsquoest

eacutevidemment la Loi divine ndash la loi mosaiumlque ndash qursquoil a drsquoabord en vue526 Sur ce point

lrsquoaccusation des laquo scolastiques raquo va porter sur la thegravese drsquoune reacutemanence post-christique du

deacutecalogue La loi divine est depuis le locus de lege diviseacutee en trois parties morale

judiciaire et ceacutereacutemonielle527 Sur les deux derniegraveres parties les reacuteflexions des theacuteologiens

semblent toujours converger elles ont eacuteteacute abrogeacutees depuis lrsquoinstitution de la parole

christique Mais qursquoen est-il du deacutecalogue ndash ou loi morale Melanchthon nous dit

laquo Vous comprenez maintenant selon quelle eacutetendue nous sommes libres du Deacutecalogue Drsquoabord [nousen sommes libres] parce qursquoil ne peut condamner ceux qui sont en Christ mecircme srsquoils sont peacutecheursMais nous sommes aussi libres parce que ceux qui sont en Christ sont guideacutes par lrsquoEsprit agrave observerla loi Par lrsquoEsprit ils observent la loi aiment et craignent Dieu srsquoappliquent par eux mecircme agravelrsquoassistance de leurs voisins et deacutesirent [sponaneacutement] la moindre chose que la loi prescrit Et ilsferaient de mecircme si aucune loi nrsquoavait eacuteteacute donneacutee Car leur volonteacute lrsquoEsprit nrsquoest rien drsquoautre que laloi vivante528 raquo

Notre reacuteformateur reconvoque ici les deux sens compleacutementaires de la justification

pour rendre raison de la thegravese drsquoune stricte abrogation christique de la loi mosaiumlque Drsquoune

part le chreacutetien ndash ce qui srsquoidentifie ici strictement agrave celui qui accueille lrsquoEsprit Saint ndash est

justifieacute en ce sens ougrave lrsquoopeacuterativiteacute mortifegravere de la Loi est suspendue et ou le reacutegime de son

accusation est du mecircme coup leveacute ndash crsquoest le moment de la remise des dettes et de la reacutemission

des peacutecheacutes Drsquoautre part le chreacutetien est justifieacute en ce sens ougrave lrsquoEsprit lrsquoanime et le megravene

spontaneacutement selon les voies des prescriptions reacuteglementaires ndash crsquoest le moment de

lrsquoeffectuation seconde de la justice institueacutee Melanchthon confirmera par suite explicitement

lrsquoabrogation christique stricte de la loi mosaiumlque Lrsquoeacutevegravenement de lrsquoincarnation ndash ou si lrsquoon

veut ecirctre plus rigoureux de la Passion comme effectuation derniegravere du testament ndash coiumlncide

donc avec la suspension de lrsquoefficience du ministegravere propre du Deuteacuteronome La contrarieacuteteacute

de la Loi et de lrsquoEvangile se laisse donc signaler par delagrave ce point de rupture qui marque le

passage de lrsquoAncien au Nouveau Testament comme la contradiction stricte ou lrsquoimpossibiliteacute

de la cohabitation de la Parole christique et de la loi mosaiumlque La parole du nouveau

526 Ce qui srsquoatteste suffisamment agrave la triple reacutefeacuterence agrave ses moments moraux judiciaires et ceacutereacutemoniels Ibid p290 7[7]527 Ibid p 110 3[46]528 laquo Habes quatenus a decalogo liberi simus Primum quod tametsi peccatores damnare non possit eos qui in Christo sunt deinde quod qui sunt in Christo spiritu trahuntur ad legem faciendam et spiritu faciunt amant timent deum proximi necessitatibus se accomodant atque ea ipsa cupiunt quae lex praecipiebat facturi etiamsi nulla esset lex lata Nec alliud est eorum voluntas nempe spiritus quam viva lex raquo ibid p 298 5[27]

313

testament chasse suspend et reacutevoque lrsquoordre de mission de la loi de Moiumlse En cela consiste

drsquoabord ce que nous deacutesignions plus haut sous ce titre drsquo laquo inimiteacute mortelle raquo ndash terme

emprunteacute agrave Gerhard Ebeling ndash ou de laquo conflictualiteacute ouverte raquo de la Loi et de lrsquoEvangile dans

les temps de la proclamation christique Tous les liens que tissaient la promesse et son correacutelat

prescriptif dans les temps du reacutegime veacuteteacutero-testamentaire sont rompus agrave lrsquoacircge du Nouveau

Testament Et la contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile ne deacutesigne plus degraves lors que la

contradiction violente et lrsquoimpossibiliteacute rigoureuse drsquoune coexistence de leurs offices

respectifs ndash mort et vie poison et remegravede damnation et miseacutericorde eacuteternelle Leur

synchronie ne dit plus que le jeu de leurs alternances et la virulence de leurs combats

Et leur compleacutementariteacute ne formule plus que lrsquoacception logique drsquoune

interdeacutependance notionnelle Dans lrsquoinstitution de la promesse christique la loi mosaiumlque est

reacuteduite au silence Mais simultaneacutement le temps de la gracircce accueille aussi lrsquoefficience drsquoun

Esprit qui se laisse deacutecrire sous les traits drsquoune laquo loi vivante raquo Lrsquohomme reacutegeacuteneacutereacute par la foi ndash

lrsquohomme justifieacute ndash srsquoemploie spontaneacutement dans son aurore et dans son inaugurale liberteacute agrave

observer par soi les prescriptions drsquoune loi qui lui commande laquo lrsquoamour de Dieu raquo et

lrsquo laquo assistance de lrsquoautre raquo Par delagrave la caduciteacute et la cadaveacuterisation de la loi de Moiumlse crsquoest

donc une nouvelle figure de la Loi qui surgit dans la contemporaneacuteiteacute de lrsquoacircge du Christ Et

crsquoest encore aussi un nouveau rapport et une nouvelle modaliteacute drsquoarticulation de la Loi et de

lrsquoEvangile qui se fait jour agrave mecircme ce surgissement Nouvelle modaliteacute qui ne soit plus de

violence et de conflictualiteacute mais de compliciteacute et de coiumlncidence LrsquoEsprit ndash cest-agrave-dire aussi

la parole eacutevangeacutelique elle-mecircme ndash est encore une loi vivante et efficiente dans les cœurs Les

deux reacutegimes contraires de la Parole se reacuteconcilient et se reacutesorbent dans la communauteacute du

ministegravere de la justification

sect16 Lrsquoabolition de la loi mosaiumlque et la survivance de la loi naturelle

Mais quelle est cette loi nouvelle qui survit agrave la reacutevocation et au deacutepeacuterissement de la

loi de Moiumlse Quelle est cette laquo loi vivante raquo qui surgit dans le cœur mecircme et dans lrsquointimiteacute

de la gracircce Cette loi nous commande nous lrsquoavons vu laquo lrsquoamour et la crainte de Dieu raquo

mais aussi lrsquo laquo assistance de nos voisins raquo Nrsquoest ce pas preacuteciseacutement la loi naturelle que nous

retrouvons ici sous les espegraveces de cette double prescription Nrsquoest ce pas cette loi qui

condamnait et accusait dans la simpliciteacute de ses principes et du fond de son exigence

drsquoaltruisme lrsquo laquo eacutegoiumlsme nu raquo et la taxie auto-reacutefeacuterentielle de lrsquohomme sans Dieu La loi preacute-

314

mosaiumlque inscrite au fer rouge dans les entrailles des cœurs par lrsquoaction accusatrice de

lrsquoEsprit reprend donc ses fonctions et ses droits aux jours de lrsquoabrogation du Deacutecalogue Et

son ministegravere se deacutedouble dans lrsquooriginaliteacute des temps christiques chez le chreacutetien reacutegeacuteneacutereacute

par la gracircce elle remodegravele et retravaille lrsquoaffect dans le sens de la spontaneacuteiteacute drsquoune

observance chez le vieil homme elle prolonge et poursuit lrsquoœuvre mortifegravere du Deacutecalogue en

accusant lrsquoœuvre propre et le dynamisme affectif de la chair La ceacutesure diachronique ou

temporelle de lrsquoEcriture nrsquoaltegravere donc pas seulement le sens du locus de evangelio ni la

contrarieacuteteacute de la loi et de lrsquoeacutevangile

Crsquoest finalement encore le locus de lege qui voit ses partitions internes eacuteclaireacutees et

fondeacutees reacutetrospectivement par la deacutechirure historique de lrsquoancien et du nouveau testament La

rupture eacutevegravenementielle de lrsquoincarnation christique scelle la peacuteremption de la dimension divine

de la loi annule la validiteacute historique de la prescription mosaiumlque et renvoie ainsi le ministegravere

de lrsquoaccusation agrave lrsquoeacuteterniteacute de la lex naturae Si la ceacutesure diachronique du canon scripturaire

srsquoest donc bien laisseacutee interpreacuteter comme un mode drsquoopposition immanent agrave la contrarieacuteteacute de

la Loi et de lrsquoEvangile crsquoest en mecircme temps aussi agrave une partition oblique ou agrave une deacutecoupe

transversale que cette ceacutesure soumet la contrarieacuteteacute initiale La coupure temporelle de lrsquoancien

et du nouveau rompt lrsquounivociteacute du lieu theacuteologique en lrsquoexposant agrave une subdivision lateacuterale

Tous les lieux seront ainsi affecteacutes par cette deacutechirure interne de la rupture eacutevegravenementielle de

la Parole neacuteo-testamentaire Crsquoest par la distribution drsquoun double sens dans le cœur mecircme de

chaque locus que lrsquoopposition de lrsquoancien et du nouveau testament oblitegravere et fractionne la

topique de la doctrine chreacutetienne Lrsquoeacutevangile se voit ainsi deacutechireacute selon la double signification

drsquoune promesse drsquoun bien temporel ou drsquoune promesse de lrsquoeacuteterniteacute la loi est de la mecircme

maniegravere cisailleacutee selon la double acception de la loi mosaiumlque veacuteteacutero-testamentaire ou de la

loi naturelle des temps post-christiques

Lrsquoopposition diachronique de lrsquoEcriture ne construit donc aucun excegraves ou aucun

surcroicirct de contrarieacuteteacutes en dehors de la clocircture de lrsquoopposition synchronique de la Loi et de

lrsquoEvangile Mais la rupture historique du reacutegime scripturaire commande un nouveau type

relationnel de configuration ou drsquoordonnancement des matiegraveres bibliques Ce nouveau genre

de la diffeacuterence avant ou au-delagrave de la contrarieacuteteacute crsquoest la partition Crsquoest agrave une fonction de

partition que srsquoordonne la diffeacuterence diachronique de lrsquoancien et du nouveau testament

Lrsquoopeacuterativiteacute propre du locus du discrimen de lrsquoancien et du nouveau reacutegime testamentaire

crsquoest de cisailler chaque locus de la doctrine pour en deacutedoubler les ressources seacutemantiques

Lrsquoancien et le nouveau testament crsquoest lrsquoapplication de la fonction dialectique de partition au

domaine discursif de la matiegravere biblique Le locus theacuteologique de la distinction de lrsquoancien et

315

du nouveau testament est donc lrsquoexemplification speacutecifique dans la sphegravere du discours

assigneacute agrave la materia scripturaire du locus formel du tout et des parties

Mais si la partition diachronique du nouveau et de lrsquoancien construit bien un double

sens agrave lrsquointeacuterieur de chaque lieu doctrinal nrsquoest ce pas neacutecessairement la certitude mecircme de la

doctrine qui est atteinte dans cette diffraction seacutemantique Comment le discours theacuteologique

peut-il finalement se satisfaire drsquoune telle eacutequivociteacute des termes-cleacutes qui reacutesument le parcours

de sa somme Et que peut-il bien rester de la validiteacute exeacutegeacutetique de ces loci alors mecircme

qursquoils ne deacutesignent apparemment rien de semblable selon qursquoils se rencontrent dans lrsquoAncien

ou dans le Nouveau Testament Et que penser enfin du problegraveme mecircme de cette uniteacute des

deux reacutegimes historiques du canon biblique La doctrine nrsquoest-elle pas fatalement morceleacutee

recomposeacutee redupliqueacutee reacutepeacuteteacutee toujours selon deux moments rigoureusement heacuteteacuterogegravenes

LrsquoAncien et le Nouveau Testament ne composent-ils pas finalement deux doctrines deux

sommes theacuteologiques deux organisations topiques rigoureusement eacutetanches

sect17 Le statut dialectique de la diffeacuterence de lrsquohomme exteacuterieur et de lrsquohomme inteacuterieur le

scheacutematisme causal appliqueacute agrave lrsquoanalyse des effets affectifs de la Parole

Ces derniegraveres difficulteacutes font signe vers le problegraveme de la critique wittenbergeoise

de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique Nous consacrerons notre dernier chapitre ndash le suivant ndash agrave la question

de cette alleacutegorie Cette eacutetude sera lrsquooccasion drsquoune tentative drsquoeacuteclaircissement des points

drsquoombre qui peuvent encore srsquoinsinuer derriegravere lrsquoapparente reacutemanence de ce double-sens

scripturaire Il nous faut conclure pour le moment ce premier parcours systeacutematique des Loci

en tentant de nous interroger plus avant sur la signification dialectique du dernier grand

scheacutema drsquoopposition qui structure la logique de la somme celle de lrsquohomo exterior et de

lrsquohomo interior Crsquoest sous la formule voisine de la distinction de veteri ac novo homine que

le manuel de 1521 deacutesigne ce locus que nous avons encore rencontreacute preacuteceacutedemment sous

lrsquoauspice de la scansion paulinienne de la chair et de lrsquoesprit Le locus de veteri ac novo

homine srsquoinsegravere entre la discussion du discrimen de lrsquoAncien et du Nouveau Testament et la

derniegravere partie des Loci consacreacutee essentiellement agrave une meacuteditation sur lrsquoinstitution

sacramentaire (De signis) Dans la premiegravere version du manuel que nous commentons ici le

lieu du vieil homme et de lrsquohomme nouveau est en un sens inclus dans le chapitre mecircme sur la

distinction des deux livres bibliques Bien qursquoil ne faille pas precircter agrave cette inclusion formelle

une porteacutee et une signification doctrinale trop large mecircme agrave supposer qursquoelle relegraveve drsquoune

intention ferme et deacutelibeacutereacutee de notre auteur nous remarquerons toutefois qursquoelle tend encore

316

agrave confirmer lrsquoincorporation globale du thegraveme de lrsquo laquo homme raquo dans lrsquoeacuteconomie des scansions

internes au Livre

Cette incorporation nrsquoa plus agrave nous eacutetonner tant nous avons deacutejagrave eu agrave remarquer le

caractegravere profondeacutement meacuteta-anthropologique de la theacuteologie des Lieux Crsquoest sans doute

selon une porteacutee encore radicaliseacutee que cette dispense theacuteologique de lrsquoanthropologie se

retrouvera encore dans le mouvement discursif qui nous inteacuteresse ici reacuteenrichie et consolideacutee

par la clarification derniegravere de la contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile lrsquoopposition du vieil

homme et de lrsquohomme nouveau nrsquoapparaicirctra plus ici que comme un mode ndash dont nous aurons

agrave comprendre lrsquoaffiliation dialectique ndash et pour ainsi dire comme un pli du Livre lui-mecircme Le

locus est particuliegraverement bref puisqursquoil nrsquooccupe pas mecircme deux pages dans la typographie ndash

pourtant tregraves condenseacutee ndash du Corpus reformatorum Melanchthon ouvre son analyse en

notant

laquo Jrsquoai dit que notre liberteacute nrsquoeacutetait pas encore pleinement accomplie puisque la sanctificationnrsquoest pas non plus encore pleinement accomplie en nous Parce que la sanctificationcommence comme un acte de lrsquoEsprit de Dieu et que nous sommes toujours en train drsquoecirctresanctifieacutes tant que la chair nrsquoest pas complegravetement aneacuteantie Et crsquoest pourquoi les Saints ontune double nature esprit et chair nouvel homme et vieil homme homme inteacuterieur et hommeexteacuterieur La chair ne deacutesigne pas seulement le corps comme nous lrsquoavons deacutejagrave remarqueacute

mais le tout de lrsquohomme naturel [ψυχικόν] comme lrsquoappelle Paul [dans les Corinthiens2 [14]] celui qui est sujet aux affects et aux eacutemotions naturelles laquo Chair raquo laquo vieil homme raquolaquo homme exteacuterieur raquo signifient la mecircme chose529 raquo

Nous ne reviendrons pas sur le sens du jeu de ces identifications lexicales auxquelles

nous nous eacutetions deacutejagrave longuement attardeacutes agrave lrsquooccasion du commentaire du locus de peccato

Comme en ouverture du manuel Melanchthon confirme ici presque agrave la fin de ses Loci que

les termes pauliniens et interchangeables du laquo vieil homme raquo de la laquo chair raquo ou de

lrsquo laquo homme exteacuterieur raquo se reacutefegraverent ndash conformeacutement au langage meacutetonymique de la Bible ndash au

tout de lrsquohomme ψυχικόν ndash agrave lrsquointeacutegraliteacute des laquo puissances propres raquo de la nature humaine

Nous savons que cet homme ψυχικόν est eacutevidemment aussi le corpus peccati et que

lrsquoextension du lexique de la chair ou de lrsquohomme exteacuterieur deacutelimite par lagrave encore la clocircture

mecircme du reacutegime du peacutecheacute Ces superpositions terminologiques ne sont pas nouvelles Le lieu

du peacutecheacute les formulait deacutejagrave avec une pleine expressiviteacute Pourquoi Melanchthon juge-t-il bon

529 laquo Dixi libertatem nondum consummatam esse quod et sanctificatio nondum in nobis consummata sitCoepimus enim spiritu dei sanctificari sanctificamurque dum caro illa prosus enecetur Ita fit ut duplex sitsanctorum natura spiritus et caro novus homo et vetus interior homo et exterior Caro non corpus tantumdesignat ut supra disputatum est sed totum plane hominem ψυχικόν ut vocat Paulus hoc est eum quinaturalibus affectibus et motibus obnoxius est Idem quod caro significant homo vetus itam homo exterior raquoibid p 31 7[79 ndash 80]

317

de les reacutepeacuteter degraves lors ndash et avec une redondance si manifeste ndash agrave la fin de son traiteacute Qursquoest-

ce donc que cette reformulation apporte-t-elle finalement encore agrave lrsquoeacuteconomie discursive ou agrave

lrsquointention didactique de la somme

La premiegravere chose qursquoil nous faut remarquer crsquoest que le redeacuteploiement de la

phraseacuteologie paulinienne se trouve ici mise au service de la thegravese de la permanence

synchronique des laquo deux hommes raquo theacuteologiques Si le sens drsquoecirctre du reacuteseau des correacutelations

lexicales a deacutejagrave eacuteteacute tregraves largement discuteacute par notre reacuteformateur cette thegravese de la coexistence

du vieux et du nouveau en revanche est nouvelle Melanchthon srsquoeacutetait bien certes attacheacute

dans les premiers lieux neacutegatifs du traiteacute agrave noter deacutejagrave lrsquoidentiteacute du peacutecheur et de lrsquohomme

naturel ndash et par lagrave encore lrsquoimpossibiliteacute drsquoune auto-justification mais ce qursquoil nrsquoavait pas par

contre jamais encore formuleacute crsquoest lrsquoideacutee selon laquelle le peacutecheacute mecircme survivait toujours agrave

lrsquoinstitution de la gracircce Bien au contraire lrsquoextension meacutetonymique de lrsquousage du lexique de

la chair ndash employeacutee pour deacutesigner le tout de lrsquohomme ndash semblait drsquoavance interdire lrsquoideacutee de

cette coexistence synchronique de la chair et de lrsquoesprit Comment donc lrsquohomme peut-il ecirctre

agrave la fois tout entier peacutecheur ndash puisque crsquoest cette entiegravereteacute qui srsquoavoue drsquoavance sous

lrsquoextension figurative de la phraseacuteologie biblique ndash et tout entier reacutegeacuteneacutereacute Comment donc si

les extensions du peacutecheacute et de lrsquohumaniteacute srsquoattestent comme finalement eacutequivalentes lrsquohomme

peut-il bien ecirctre simul iustus et peccator

Cette simultaneacuteiteacute semble bien pouvoir srsquoentendre si elle tend agrave ne deacutesigner que la

contemporaneacuteiteacute de deux parties propres drsquoun tout morceleacute ndash et notamment la synthegravese de

lrsquoacircme et le corps qui composeraient la somme de la substance humaine Mais comment deux

inteacutegraliteacutes distinctes peuvent-elles donc cohabiter comme inteacutegraliteacute drsquoun mecircme individu

Comment deux monopoles contraires peuvent-ils se survivre communeacutement dans une surface

drsquoinstanciation unique Crsquoest au point exact de cette probleacutematique que nous devons rappeler

le contexte argumentatif et la situation discursive de lrsquoextrait commenteacute ici Cet extrait

appartient agrave la discussion du discrimen de lrsquoAncien et du Nouveau Testament et par lagrave

srsquoindexe encore agrave lrsquoeacuteconomie geacuteneacuterale de la contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile Le reacutegime

affectif ou humain srsquoeacutetait deacutejagrave vu caracteacuteriseacute comme lrsquoeffet et le reacutesidu opeacuteratoire de la

puissance drsquoune Parole Le vieil homme se donne comme lrsquoenfant de la Loi et lrsquohomme

nouveau se profile encore comme le produit deacuteriveacute de lrsquoattestation de la gracircce Le sens drsquoecirctre

des distinctions anthropologique srsquoadosse en cela agrave celui des scansions internes au reacutegime de

la Parole - la foi est au peacutecheacute ce que la promesse est agrave lrsquoaccusation

Mais si cette analogie est exacte il nous faut dire alors que le mystegravere de la

laquo synchronie des deux hommes raquo nrsquoest encore rien drsquoautre que lrsquoeacutecho et la contagion seconde

318

du mystegravere inaugural de la synchronie des deux reacutegimes du Verbe Elle nrsquoen constitue que la

transmission oblique elle ne srsquoy avoue que comme son excroissance affective La division

meacutelanchthonienne de lrsquohomo theacuteologique qui ressurgit agrave la fin des Loci sous la thegravese du simul

iustus et peccator se voit donc reacuteenrichie par la contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile drsquoune

porteacutee laquo dialectique raquo et drsquoun sens fondationnel nouveaux comme produit deacuteriveacute de la

puissance propre des deux genres de la Parole la distinction est la contagion causale de la

contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile Le peacutecheacute crsquoest la reacutesultante de la fonction laquo effectus raquo

appliqueacute agrave la theacutematisation de la Loi et la foi crsquoest la transmission efficiente de lrsquoanalytique

de lrsquoEvangile Si le discrimen de lrsquoAncien et du Nouveau Testament srsquoeacutetait donc laisseacute

indiquer comme la coupure et comme la partition interne de la contrarieacuteteacute inaugurale du

commandement et de la promesse lrsquoopposition de lrsquohomme inteacuterieur et de lrsquohomme exteacuterieur

relegraveve finalement du schegraveme dialectique de la cause et de lrsquoeffet Par delagrave lrsquoapparence de leur

bigarrure la structure dialectique et le jeu des dichotomies des Loci communes sont donc tout

agrave fait structureacutes et univoques Ce qui se laisse deacutesigner dans la somme de 1521 sous le label

indeacutetermineacute du discrimen ndash distinction division opposition ndash srsquoordonne en fait sous le

scheacutema constructif drsquoune simple superposition de strates scheacutematiques

a) Le discrimen de la Loi et de lrsquoEvangile est le produit de la fonction dialectique

laquo pugnantia raquo appliqueacutee agrave la Parole vivante manifesteacutee dans la matiegravere scripturaire

b) Le discrimen de lrsquoAncien et du Nouveau testament est lrsquoenrichissement de cette

premiegravere matiegravere discursive deacuteveloppeacutee par lrsquoapposition seconde du scheacutematisme laquo totum et

partes raquo

c) Le discrimen de lrsquohomme inteacuterieur et de lrsquohomme exteacuterieur est enfin la

reacutesultante de ce nouveau satellite notionnel encore augmenteacute drsquoune analyse deacuteveloppeacutee selon

le schegraveme de la laquo causae ad effectus raquo

sect18 Conclusion

Les trois loci finitionum et les trois ordres de quaestiones que nous avions mise au

jour dans le Compendiaria de 1520 sont donc rigoureusement mis agrave lrsquoeacutepreuve en theacuteologie

dans le cas particulier drsquoune analyse et drsquoun deacuteveloppement theacutematique du canon de

lrsquoEcriture Crsquoest cette Ecriture qui constitue le lieu de lrsquoattestation de la Parole vivante et donc

aussi le subiectum premier de la theacuteologie systeacutematique La theacuteologie crsquoest lrsquoanalytique

319

dialectique de la Bible Et les distinctions de la Loi et de lrsquoEvangile de lrsquoAncien et du

Nouveau Testament de lrsquohomme exteacuterieur et de lrsquohomme inteacuterieur constituent donc autant de

nervures et de plis immanents agrave la matiegravere biblique ndash autant darmatures de ses lois de

syntaxe autant de charpentes de ses regravegles de composition En particulier la dispense initiale

de lrsquoanthropologie se voit donc compleacuteteacutee dans lrsquoeacuteconomie derniegravere de la somme par une

tentative de geacuteneacutealogie scripturaire des modes drsquoecirctre de lrsquohomo theacuteologique au terme de

notre parcours crsquoest finalement la Parole reacuteveacuteleacutee qui srsquoavoue encore comme le lieu de

naissance des scansions internes aux reacutegimes de lrsquohumaniteacute Lrsquohumain est une cateacutegorie de la

Bible une proprieacuteteacute extensive de sa matiegravere doctrinale Dans la logique des Loci communes

crsquoest lrsquoanthropologie qui srsquoefface devant lrsquoontologie chreacutetienne Et cette ontologie chreacutetienne

revecirct la figure uniforme drsquoune analytique de la reacuteveacutelation

320

321

CHAPITRE VI

Clocircture de la doctrine et hermeacuteneutique du temps

la critique de lrsquoalleacutegorie et lrsquoexeacutegegravese de la Cegravene

sect1 La position du problegraveme de la genegravese scripturaire des loci

La critique de lrsquoalleacutegorie est dans le cercle de la somme theacuteologique le pendant et

lrsquohomologue rheacutetorique de lrsquoexigence dialectique drsquoune dispense de lrsquoanthropologie Celle-ci

eacutetait la suite drsquoune attention soutenue aux contraintes formelles affeacuterentes aux clocirctures des

reacutegimes de discours Celle-lagrave nous apparaicirctra comme lrsquoeacutecho du versant meacutethodique de

lrsquoexigence laquo exeacutegeacutetique raquo du principe de la sola scriptura530 Nos deux premiers chapitres sur

les Loci se sont presque exclusivement centreacutes sur des questions drsquoordre formel ou

laquo structurel raquo Nous tacircchions drsquoy esquisser les premiegraveres reacuteponses aux questions qui nous

paraissaient commander avec le plus drsquourgence lrsquoeacutetude des ressorts systeacutematiques de la

laquo nouvelle somme theacuteologique raquo agrave Wittenberg quelle est la materia de la theacuteologie

530 Ce chapitre concerne surtout les questions drsquoexeacutegegravese Le thegraveme exeacutegeacutetique nrsquoa pas drsquoautonomie discursivereacuteelle agrave Wittenberg au deacutebut de la troisiegraveme deacutecade du seiziegraveme siegravecle En 1521 comme nous le verronsbientocirct la question exeacutegeacutetique se voit essentiellement reacutefeacutereacutee agrave lrsquoenjeu tregraves particulier drsquoune discussion sur lesconditions de lrsquointerpreacutetation typologique de la Bible Crsquoest agrave lrsquooccasion des manuels rheacutetorique dans lapremiegravere somme theacuteologique ou au sein mecircme de commentaires sur des passages speacutecifieacutes du canon scripturaireque nos reacuteformateurs disseacutemineront ci et lagrave quelques reacuteflexions sur le sens de lrsquoactiviteacute interpreacutetative et sesregravegles Il nous faudra donc toujours nous garder de projeter sur la premiegravere exeacutegegravese lutheacuterienne desprobleacutematiques et des perspectives qui seront celles plus tard drsquoun programme de formalisation de la meacutethodeinterpreacutetative comme celui du Clavis scripturae sacrae de Flacius Les progregraves de la systeacutematisation desprincipes de lrsquoactiviteacute exeacutegeacutetique doivent beaucoup au recentrement du Concile de Trente sur les questionsdrsquointerpreacutetation et notamment des questions touchant au rocircle de lrsquoautoriteacute patristique dans la constitutiondoctrinale De maniegravere geacuteneacuterale crsquoest le contexte drsquoune laquo concurrence confessionnelle raquo (y compris infra-reacuteformatrice) qui motivera les progregraves de la systeacutematisation des principes de lrsquoactiviteacute exeacutegeacutetique Sur ce sujetdu cocircteacute de la confessionnalisation lutheacuterienne voir en franccedilais Ph Buumlttgen laquo Doctrine et meacutethode Le sujetpastoral de lrsquohermeacuteneutique lutheacuterienne (vers 1570-vers 1630) raquo in Revue de meacutetaphysique et de morale 20092ndeg 62 p 187-204 Contrairement aux traiteacutes meacutethodiques mentionneacutes dans cet article (le Clavis mais aussi leTractatus de Gerhard ou la laquo philologie raquo de Glassius) les Loci communes en 1521 nrsquoont pas vocation agrave deacutefinirau deacutepart les regravegles et preacuteceptes de lrsquointerpreacutetation de lrsquoEcriture Sainte et si les lieux theacuteologiques doivent aussise comprendre comme des laquo cleacutes raquo de lrsquoactiviteacute exeacutegeacutetique cette fonction hermeacuteneutique se voit en mecircme tempstoujours subordonneacutee agrave une fonction initialement doctrinale En particulier il convient de ne pas faire porter devaleur trop laquo programmatique raquo ou de preacutesumer une porteacutee trop systeacutematique au preacutecepte lutheacuterien selon lequellaquo Sacra scriptura sui interpretes raquo (eacutenonceacute deacutejagrave en 1520 dans lrsquoAssertio omnium articulorum M Lutheri perbullam Leonis X novissimam damnatorum WA 7 97 20-32) Nous verrons que le problegraveme de la sourcescripturaire des lieux ndash et donc la condition drsquoune extraction exeacutegeacutetique de la doctrine ndash se pose bien en 1521 mais selon une orientation originale et par un biais qui nrsquoindexe pas drsquoembleacutee la question de lrsquoexeacutegegravese auproblegraveme des conditions de la constitution drsquoune meacutethode et drsquoune technique formaliseacutees

322

meacutelanchthonienne Quel statut y occupe le discours de homines Comment la somme

integravegre-t-elle dans lrsquoordre de ses exposeacutes theacutematiques les regravegles de meacutethodes fixeacutees dans

lrsquoexposeacute des sciences oratoires En quel sens le principe de briegraveveteacute commande-t-il la

reacuteorganisation topique et dichotomique de la doctrine de la science divine Comment doit-on

enfin situer les coordonneacutees de cette laquo doctrine chreacutetienne raquo dans lrsquoespace du systegraveme total

des artes

Crsquoest dans lrsquoenclos de ces questions drsquoabord meacutethodiques et structurelles que se sont

laisseacutes finalement indiquer la trace et lrsquoeffet de lrsquoautoriteacute normative de la dialectique en

theacuteologie Cette autoriteacute normative srsquoest attesteacutee de la maniegravere la plus manifeste dans le

deacutenudement de lrsquoossature scheacutematique du parcours notionnel de la doctrina christianae Crsquoest

sous les scheacutemas opeacuteratoires de la contrarieacuteteacute de la partition et de la causaliteacute que nous

avons reconstruit la genegravese formelle et dialectique des modes fondamentaux de diffeacuterences et

de correacutelations qui traversent et organisent lrsquoespace polariseacute de la topique theacuteologique de

Melanchthon Nous avons ainsi tenteacute de montrer jusqursquoougrave les dichotomies diverses de la loi et

de lrsquoeacutevangile de lrsquoancien et du nouveau testament de la Parole et de lrsquoaffect ndash qui

reacutepondent respectivement aux schegravemes formels susciteacutes ndash structuraient le parcours des loci

selon des modes drsquoordonnancement discursif emprunteacutes au champ de la science pure de

lrsquoargumentation Ce premier survol formel des Lieux communs de 1521 a pu rendre

notamment raison de lrsquoexistence de quelque chose de tel qursquoune deacuteduction dialectique de la

doctrine Crsquoest agrave la source des mateacuteriaux et des outils structurels de ce qui se laissait deacutecrire

dans notre deuxiegraveme chapitre comme la laquo science de la deacutefinition raquo - science meacutethodique de

lrsquoanalytique pure ndash que la summa des Loci tire ses principales charpentes discursives et ses

premiers impeacuteratifs de meacutethode

Cette premiegravere caracteacuterisation demeure en elle-mecircme encore tout agrave fait insuffisante

Elle laisse notamment dans une parfaite obscuriteacute le sens qursquoil convient de confeacuterer agrave ce qui

semblait se donner degraves le deacutepart comme la preacutetention drsquoune genegravese scripturaire des lieux

theacuteologiques Le programme drsquoune telle genegravese se lit en filigrane dans les labels divers de

lrsquo laquo aide-lecture raquo de lrsquo laquo index raquo ou de la laquo nomenclature raquo sous lesquels Melanchthon

entendait dans son adresse agrave Plettener caracteacuteriser en un mot la nature formelle de sa somme

Ces labels eacutenoncent communeacutement par delagrave les nuances de leurs divergences secondaires

lrsquointention drsquoune fideacuteliteacute exclusive de la doctrine agrave la rigueur litteacuterale du canon biblique Nous

avons certes en partie deacutecrit le travail dialectique agrave lrsquoœuvre derriegravere lrsquoarchitecture doctrinale

apparente de la theacuteologie de Melanchthon Nous avons pu exhiber ndash bien que de maniegravere

encore tout agrave fait inchoative ndash le modus operandi et la fonction structurelle des grandes lignes

323

de clivages qui scandent le cheminement de la nomenclature des lieux Nous avons marqueacute le

rocircle de distribution discursive et la contrainte drsquoassignation theacutematique auxquels ces

diffeacuterentes couches de discriminations topiques soumettaient le divers mateacuteriel de la somme

La distinction de la loi et de lrsquoeacutevangile srsquoest ainsi vue deacutecrite sous le point de vue de son

opeacuterativiteacute laquo reacutegulatrice raquo comme la matrice topique de toutes les contrarieacuteteacutes scripturaires

La distinction du nouveau et de lrsquoancien testament a pu ecirctre caracteacuteriseacutee comme la fonction

de partition chronologique et donc comme le principe drsquoun redoublement seacutemantique interne

agrave chaque locus de la theacuteologie La scansion de lrsquoaffect et de la Parole srsquoest enfin laisseacutee

indiquer comme la forme nourriciegravere sous laquelle srsquoordonnait le divers des relations

causales de lrsquoEcriture

La reacuteorganisation inteacutegrale de la topique doctrinale sous lrsquoapplication successive ou

superposeacutee des schegravemes de ces trois ordres de diffeacuterences legraveve en partie les mystegraveres qui

srsquoattachaient aux originaliteacutes de lrsquoeacuteconomie systeacutematique du manuel Sous lrsquoefficience

scheacutematique de lrsquoopposition de la loi et de lrsquoeacutevangile srsquoexplique par exemple la reacutecurrente

mobilisation drsquoun scheacutema de contradictions et de polariteacutes rigides ndash le retour incessant des

scansions de la mort et de la vie de la damnation et de la gracircce de lrsquoabondance vaine de la loi

et de la surabondance salvatrice de la briegraveveteacute fideacuteique etc mais aussi le soupccedilon

systeacutematique que Melanchthon semble exercer vis-agrave-vis du systegraveme de toutes les marges

atopiques de toutes les zones drsquoindiffeacuterence discursives de tous les entre-deux dogmatiques

de toutes les tieacutedeurs doctrinales ndash de ces pseudo-lieux qui tendent agrave rassembler dans la

bouillie drsquoune mecircme neutraliteacute topique les inimiteacutes irreacuteductibles des contraires liberum

arbitrium actus elicitus conseil vœu habitus de la foi messe sacrificielle etc Sous

lrsquoopeacuterativiteacute de lrsquoopposition causale du ministegravere de la Parole et de ses excroissances

affectives srsquoeacuteclaire encore lrsquoisomorphisme ou lrsquohomologie stricte qui rattache la logique de la

triade de la loi du peacutecheacute et de la deacutesespeacuterance agrave la triade de lrsquoeacutevangile de la foi et de

lrsquoespeacuterance Le schegraveme natif de la causaliteacute atteste donc drsquoune certaine reconstruction

symeacutetrique du moment humain et drsquoune laquo contagion verticale raquo de lrsquoopposition initiale de la

promesse et de la loi transmise dans la sphegravere de lrsquoaffectiviteacute comme la contrarieacuteteacute seconde

de la foi et de la deacutesespeacuterance Le sujet theacuteologique lui-mecircme srsquoest ainsi deacutecouvert

tardivement sous lrsquoefficience de ce schegraveme causal comme le produit deacuteriveacute ndash lrsquoaffectiviteacute

seconde ndash de la puissance propre de la Parole spirituelle Mais la correacutelation de ces schegravemes

ne rend encore raison que des modaliteacutes drsquoune formalisation et drsquoun reacuteameacutenagement internes

des matiegraveres du discours theacuteologique Elle nrsquoexplique que les regravegles directrices et primitives

de leur engendrement Elle ne touche qursquoaux principes constructifs de leur reacuteameacutenagement

324

second de lrsquoeacuteconomie de la doctrine des scheacutemas structurels de lrsquoenchaicircnement topique de

la genegravese des matiegraveres theacutematiques secondaires etc

sect2 Lrsquoorientation et la formulation de la question de la meacutethode exeacutegeacutetique en 1521

Mais quid de la genegravese mecircme de ces trois ordres diffeacuterentiels Quid de lrsquoorigine des

principes recteurs de la construction du discours theacuteologique Ces schegravemes sont-ils des a

priori ou des axiomes de la scientia divina Sont-ils les derniers reacutesidus et les derniers

preacutesupposeacutes drsquoune tradition plus ou moins refouleacutee Crsquoest bien certes agrave partir de leurs

opeacuterations constructives que le systegraveme theacuteologique distribue ses reacutefeacuterences mateacuterielles et

deacuteploie ses ramifications argumentatives Crsquoest bien certes encore agrave partir de la charpente

dialectique des structures pures des loci finitionum que ces trois ordres diffeacuterentiels tirent le

fonds de leur efficience Et en cela se justifie lrsquoexistence de ce que nous deacutesignions plus haut

sous le titre drsquoune laquo deacuteduction dialectique de la theacuteologie raquo Cette deacuteduction doit se concevoir

comme la pratique de la deacuterivation ndash agrave partir des trois schegravemes relationnels originaires ndash des

fonctions drsquoorganisation des principes de structure et des matiegraveres secondaires du discours

Mais qursquoen est-il du mode drsquoengendrement de ces trois schegravemes originaires eux-mecircmes ndash au-

delagrave de leur seul arrimage formel dans la normativiteacute dialectique Pourquoi donc revecirctent-ils

finalement lrsquoallure que Melanchthon preacutetend leur faire porter En bref pourquoi la

contrarieacuteteacute matricielle de lrsquoEcriture serait-elle bien celle qui oppose en dernier recours la Loi

et lrsquoEvangile ndash le commandement et la promesse Et pourquoi la causaliteacute scripturaire serait

agrave entendre dans le sens exclusif drsquoune efficience affective de la Parole

Les principaux loci drsquoune discipline particuliegravere sont ndash nous lrsquoavons vu dans notre

chapitre sur la rheacutetorique ndash les exemplifications secondes des schegravemes dialectiques appliqueacutes

agrave une certaine matiegravere ou agrave une certaine reacutegion particuliegravere de discours En ce sens si la

dialectique peut bien constituer ndash et constitue de fait dans toute science leacutegitime ndash lrsquoautoriteacute

reacutegulatrice du deacuteveloppement theacutematique et de lrsquoordonnancement formel drsquoune matiegravere

discursive elle ne saurait jamais pour autant rendre raison de la donation mecircme de cette

matiegravere premiegravere La matiegravere discursive est toujours dans lrsquoeacutepisteacutemologie de Philippe

Melanchthon le preacutesupposeacute preacutealable le donneacute et le factum subi de la reconstruction

doctrinale Or la materia ou la clocircture discursive de la theacuteologie srsquoest reacuteveacuteleacutee ecirctre ndash nous

lrsquoavons dit encore ndash la Parole spirituelle elle-mecircme Et cette Parole spirituelle ne se laisse

toujours deacutecrire et attesteacutee que dans lrsquoautoriteacute unique du site de sa reacuteveacutelation biblique Crsquoest

325

donc agrave mecircme ce site biblique que nous devons pouvoir rendre raison de la geacuteneacuterativiteacute des

trois ordres relationnels primitifs de la theacuteologie meacutelanchthonienne Autrement dit et si lrsquoon

srsquoen tient agrave la lettre du programme wittenbergeois lrsquoEcriture ne doit pas seulement fournir les

matiegraveres subsidiaires des deacuteveloppements theacutematiques deacuteriveacutes de la somme mais encore

justifier de lrsquoengendrement des matiegraveres premiegraveres et de lrsquoemplissage positif des schegravemes

fondateurs eux-mecircmes

Crsquoest au point exact de cette probleacutematique que notre eacutetude rencontre la question du

statut de lrsquoexeacutegegravese dans la theacuteologie des Lieux Cette exeacutegegravese nous lrsquoavons vu doit savoir se

montrer fidegravele aux preacutetentions qui srsquoeacutenoncent sous lrsquoaxiome lutheacuterien de la Scriptura Sacra

sui ipsius interpres531 Si lrsquoEcriture est sa propre interpregravete et si lrsquointerpreacutetation se

laisse toujours entendre au sens de lrsquoextraction de la doctrina qui sommeille dans

une matiegravere textuelle alors ce ne sont pas seulement les thegravemes principes et

thegraveses mais encore les cleacutes constructives de la doctrine qui doivent affleurer agrave

mecircme le canon biblique Ce nrsquoest pas seulement la reacutefeacuterence aux codes isoleacutes de la

loi et de lrsquoeacutevangile qui doit pouvoir se rencontrer dans lrsquoEcriture mais aussi

lrsquoeacutevidence de la centraliteacute et de la dimension matricielle de leur contrarieacuteteacute Le

problegraveme de lrsquoexeacutegegravese se formule donc ici dans lrsquohorizon drsquoune question unique

comment peut-on rendre raison de la deacuterivation scripturaire des schegravemes

fondamentaux du discours theacuteologique et de ses principaux loci

Le problegraveme de lrsquoexeacutegegravese se pose dans la premiegravere theacuteologie de Wittenberg dans

les termes drsquoune critique de lrsquoalleacutegorie Et cette critique de lrsquoalleacutegorie se cristallise elle-mecircme

sur le terrain des discussions affeacuterentes aux conditions de lrsquoexeacutegegravese typologique Ce reacuteseau de

coiumlncidences ndash problegraveme geacuteneacuteral de lrsquoexeacutegegravese critique de lrsquoalleacutegorie problegraveme speacutecifique de

lrsquoexeacutegegravese typologique ndash ne dessine pas seulement lrsquoespace drsquoune rencontre et drsquoune

conjonction fortuites ni mecircme celui drsquoune simple co-extensiviteacute theacutematique Lorsque nous

disons que le problegraveme de lrsquoexeacutegegravese nrsquoest reacutefeacutereacute en 1521 agrave Wittenberg qursquoau contexte

argumentatif drsquoune critique geacuteneacuterale de lrsquoalleacutegorie et drsquoune eacutetude des conditions de la

typologie nous ne disons pas seulement que celui-lagrave nrsquoest qursquoun corolaire constant ndash mais

tout de mecircme en un sens autonome ndash de ceux-ci Nous disons bien plus le problegraveme de

lrsquoexeacutegegravese nrsquoexiste pas dans la theacuteologie de la premiegravere Reacuteforme sinon dans la perspective et

dans les termes restrictifs drsquoune discussion sur lrsquoalleacutegorie La discussion exeacutegeacutetique en 1521

dans son volet formel et meacutethodique comme dans son volet doctrinal ndash et nous verrons que

531 WA 7 97 20-32 Voir la premiegravere note de ce chapitre agrave ce sujet

326

les deux sont intimement correacuteleacutes ndash se contracte et srsquoabregravege dans le seul cercle drsquoune reacuteflexion

sur les ressources et les limites propres de la typologie

Par ce terme drsquo laquo exeacutegegravese typologique raquo le theacuteologien ou lrsquoexeacutegegravete entend deacutesigner

un mode drsquointerpreacutetation du texte veacuteteacutero-testamentaire conduit agrave partir de lrsquo laquo horizon

reacutegulateur raquo du Nouveau testament Lrsquoexeacutegegravese typologique engage donc le problegraveme

speacutecifique de lrsquouniteacute du canon biblique ndash par delagrave la scansion chronologique de lrsquoancien et du

nouveau testament ndash et la possibiliteacute de deacutecouvrir quelque chose comme une preacutefiguration du

Christ et de son royaume dans les textes de lrsquoeacutepoque laquo mosaiumlque raquo532 Lrsquoexeacutegegravese historico-

critique contemporaine533 nous a rendu en partie eacutetranger au sens de la difficulteacute speacutecifique

que pouvait revecirctir agrave lrsquoeacutepoque de Luther mais aussi depuis les premiers temps de la science

chreacutetienne la ceacutesure et lrsquounion des deux moments du canon biblique Depuis plus de deux

siegravecles en effet nous avons appris agrave douter de lrsquouniteacute mecircme de lrsquoAncien testament et agrave nous

rendre attentifs agrave la dispariteacute interne de ses eacutecrits sous tous les rapports de leur datation de

leurs auteurs du contexte historique de leur reacutedaction de lrsquointention de leur message de leur

style discursif etc Pour Melanchthon comme pour Luther lrsquoeacutecriture de lrsquoancien testament est

reacutefeacutereacutee par delagrave les diversiteacutes eacutevidentes des livres qui le composent agrave un auteur et agrave une

autoriteacute unique celle de Moiumlse

Lrsquouniteacute de lrsquoAncien Testament trouve donc dans lrsquouniteacute de cette reacutefeacuterence agrave la parole

mosaiumlque le fondement absolu de son eacutevidence propre Le preacutesupposeacute de cette uniteacute ndash qui

joue il faut le dire un rocircle absolument central dans lrsquoexeacutegegravese de la premiegravere theacuteologie de

Wittenberg ndash fournit drsquoavance agrave Melanchthon une grille de lecture univoque pour

lrsquointerpreacutetation du sens de la scansion des deux moments du canon scripturaire Cette scansion

doit ecirctre celle de la rupture de deux acircges de la Parole ndash une deacutechirure et un point drsquoinflexion

qui dessinent le pli et la contracture nourriciegraveres du temps et de lrsquohistoire de la reacuteveacutelation La

distinction de lrsquoancien et du nouveau testament est donc drsquoabord charpenteacutee par la ceacutesure

drsquoune faille temporelle ndash et non seulement par lrsquoopposition chronologique continue drsquoun

simple ordre de succession Nous verrons qursquoau scheacutema de cette opposition des acircges de la

Parole se greffe par suite la distinction radicale de deux logiques eacuteconomiques de deux

reacutegimes de discours et de deux phraseacuteologies distinctes En ce sens lrsquoacircge de lrsquoinstitution

532 De maniegravere geacuteneacuterale et comme nous le verrons par la suite crsquoest agrave lrsquoautoriteacute de Moiumlse que Melanchthon ouLuther ndash suivant en cela la tradition interpreacutetative ndash reacutefegraverent lrsquoeacutecriture de lrsquoAncien Testament Nous parleronsdonc parfois de laquo testament mosaiumlque raquo (toujours entre guillemets) pour deacutesigner la premiegravere partie du canon delrsquoEcriture533 Pour une introduction aux probleacutematiques touchant agrave lrsquoexeacutegegravese veacuteteacutero-testamentaire contemporaine voir parexemple H W Wolff Ancien Testament Problegravemes drsquointroduction Genegraveve Labor et Fides 1973 ou plusreacutecemment lrsquoouvrage collectif sous la dir de E Diana P Davies Cleacutes pour la pentateuque Genegraveve Labor etFides 2013

327

christique se verra drsquoabord interpreacuteteacute comme celui drsquoune innovation lexicale et drsquoune reacuteforme

des reacuteseaux seacutemantiques dans lesquels circule la parole vivante Et le problegraveme de lrsquoexeacutegegravese

typologique rencontrera ainsi drsquoembleacutee la conceptualiteacute speacutecifique de la discipline rheacutetorique

et par lagrave aussi les probleacutematiques qui se rattachent en geacuteneacuteral agrave lrsquousage drsquoun langage

figuratif En ce sens lrsquoeacutetude critique des conditions de possibiliteacute de lrsquointerpreacutetation

typologique finira par se confondre presque entiegraverement avec une meacuteditation plus large sur

le sens de lrsquoelocutio christique et sur les modes drsquoefficience de la parole vivante de lrsquoEsprit

sect3 Univociteacute ou litteacuteralisme Les flottements des mobiles de lrsquoaccusation de lrsquoexeacutegegravese quadruple

dans les Elementa de 1531

Nous partirons dans ce chapitre drsquoun bref parcours drsquoun traitement meacutelanchhtonien

laquo tardif raquo du problegraveme de lrsquoalleacutegorie celui des Elementa rhetorices de 1531 Nous savons

qursquoun long excursus sur les laquo quatre sens de lrsquoEcriture raquo prend place dans le deuxiegraveme livre

sur lrsquoelocutio agrave la suite immeacutediate de la premiegravere exposition de la theacuteorie des tropes534 Un

article de Philippe Buumlttgen publieacute en franccedilais sous le titre laquo Doctrine et alleacutegorie au deacutebut de

la Reacuteforme raquo535 revient longuement sur les deacuteveloppements de ce paragraphe qui compte

parmi les plus longs et les plus commenteacutes du manuel rheacutetorique536 Nous reprendrons en

partie les conclusions de cet article et partirons des difficulteacutes qursquoelles tendent agrave exhiber537

pour aborder par la suite le traitement laquo theacuteologique raquo de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique dans le manuel

de 1521 Nous verrons qursquoune eacutevidente filiation ndash aussi bien que la reacutemanence de difficulteacutes

communes ndash rattache le contenu systeacutematique des Elementa aux remarques exeacutegeacutetiques

disseacutemineacutes dans les lieux de la loi ceacutereacutemoniale et de lrsquoeacutevangile des premiers Loci communes

En 1521 lrsquoenseignement rheacutetorique sur les tropes et sur les figures est deacutejagrave tregraves largement

formaliseacute avant les Elementa rhetorices Melanchthon publie nous lrsquoavons vu les trois

534 laquo De quatuor sensibus sacrarum literarum raquo CR XIII [466 -474] 535 In Alleacutegorie des poegravetes alleacutegorie des philosophes Eacutetudes sur la poeacutetique et lrsquohermeacuteneutique de lrsquoalleacutegorie delrsquoAntiquiteacute agrave la Reacuteforme recueil publieacute sous la direction de Gilbert Dahan et Richard Goulet Paris VRIN 2005p 289-322536 P Mack A Moss et O Millet que nous avions rencontreacutes dans nos chapitres anteacuterieurs srsquoy attardentnotamment dans leurs ouvrages deacutejagrave reacutefeacuterenceacutes (respectivement Renaissance argument (p 321) Les recueils deslieux communs (p 218) Calvin et la dynamique de la parole (p 135))537 De maniegravere geacuteneacuterale crsquoest au programme esquisseacute agrave la fin de cet article que nous ordonnons lrsquoensemble decette eacutetude laquo En particulier au vu de lrsquoutilisation intensive de la meacutethode des lieux dans les commentaires neacuteo-testamentaires de Melanchthon il faudrait srsquointerroge sur le lien entre sens litteacuteral et lieu commun lrsquohypothegravesequi demande agrave ecirctre veacuterifieacutee est que les lieux communs sont ce qui permet le transfert du sens litteacuteral et sondeacuteveloppement agrave des fins de deacutemonstration ou drsquoamplification en dehors du texte qui le porte ndash une sortedrsquoalias dans lrsquoespace du commentaire et du precircche Pour pleinement comprendre cela il faudrait encore situer lescoordonneacutees exactes de lrsquohermeacuteneutique de Melanchthon entre dialectique grammaire et rheacutetorique raquo (ibid p320)

328

livres de la Rhetorica en 1519 et surtout les Institutiones rhetoricae presque en mecircme temps

que le manuel theacuteologique

Nous savons que le trope en geacuteneacuteral opegravere par substitution et par transfert de sens et

que ce transfert suppose une coniunctio ou une correacutelation objectives entre le sens litteacuteral et le

sens second de lrsquoexpression figurative Les modes possibles de cette correacutelation sont deacutelimiteacutes

et encadreacutes par les cinq laquo schegravemes purs raquo que sont les loci finitionum de la dialectique Sur ces

points et sur les ressorts theacuteoriques preacutecis de la theacuteorie des figures nous renvoyons le lecteur

agrave la derniegravere partie du troisiegraveme chapitre de notre eacutetude Lrsquoalleacutegorie en particulier agit selon

le locus de la similitude par laquo une sorte de comparaison538 raquo du terme premier et du terme

figureacute Lrsquooriginaliteacute remarquable de ce transfert comparatif tient dans le cas de lrsquoalleacutegorie au

fait que la pratique de la comparaison demeure en mecircme temps toujours implicite et

laquo cacheacutee raquo le terme originaire ou natif srsquoefface et disparaicirct spontaneacutement devant le terme

second et figural qui reste en mecircme temps et pour cette raison mecircme strictement anonyme

Dans lrsquoalleacutegorie la reacutefeacuterence reacuteelle ndash le sens second ndash du discours nrsquoest jamais expresseacutement

nommeacutee Crsquoest en vertu drsquoun contexte drsquousage drsquoune lexicalisation539 acquise ou de

lrsquoexpression explicite preacutealable de la deacutecision du transfert de sens que lrsquoauditeur ou le lecteur

peut remonter le fil qui lie le sens ordinaire du mot (par exemple la colombe) agrave sa

signification alleacutegorique (la paix) Cette remarque que Melanchthon reacutepegravete immeacutediatement

avant lrsquoouverture de son paragraphe de quatuor sensibus sacrarum literatum renferme dans le

champ de la probleacutematique exeacutegeacutetique et par delagrave lrsquoapparence de sa trivialiteacute une

importance insigne si la reacutefeacuterence reacuteelle et le sens second de lrsquoalleacutegorie sont toujours

masqueacutes sous le sens premier il nous faut dire aussi que lrsquoassignation mecircme de cette

reacutefeacuterence nrsquoest par principe jamais certaine Que Melchiseacutedech540 signifie Christ sous le mode

538 Voir Melanchthon CR XIII [466] Lrsquoallegravegoria (en grec dans le texte) est le dernier trope agrave ecirctre preacutesenteacute dans lapremiegravere partie de la theacuteorie de lrsquoelocutio Lrsquoalleacutegorie est dite reacutesideacutee non dans le laquo mot raquo (verba) mais dans lelaquo sens raquo (sententia) du discours Crsquoest par le lieu de la similitude (comme la meacutetaphore) que le transfert de sens yopegravere539 En linguistique contemporaine un trope est dit laquo lexicaliseacute raquo quand il est laquo passeacute dans le lexique raquo drsquounelangue ndash quand il accegravede au statut de lemme Autrement dit le trope lexicaliseacute devient seulement un deuxiegravemeusage du mot initial Nous emploierons reacuteguliegraverement ce terme de laquo lexicalisation raquo qui convient parfaitement agravela theacuteorie lutheacuterienne ou meacutelanchthonienne des tropes comme nous le verrons crsquoest en effet par une forme delexicalisation immeacutediate de ses figures tropiques que Christ opegravere dans lrsquoinstitution de sa phraseacuteologie540 Melanchthon discutera de lrsquoexeacutegegravese quadruple agrave partir de lrsquoexemple du psaume 110 qui se reacutefegravere preacuteciseacutementagrave cet ordre sacerdotal de Melchiseacutedech (laquo Tu es precirctre pour toujours agrave la maniegravere de Melchiseacutedech raquo) La figurede Melchiseacutedech se precircte particuliegraverement agrave la discussion sur le sens de lrsquointerpreacutetation typologique de lrsquoA Tpuisque lrsquoeacutepicirctre aux Heacutebreux [7] reacutefegravere elle-mecircme le sacerdoce du laquo roi de paix raquo agrave lrsquoinstitution anticipeacutee duregravegne christique De maniegravere geacuteneacuterale les premiers reacuteformateurs se sont clairement laquo inspireacutes raquo de la meacutethodepratiqueacutee dans le septiegraveme chapitre de lrsquoeacutepicirctre pour la formalisation de leur doctrine de la preacutefiguration discussion terminologique et deacuteveloppement lexical de lrsquoargumentation (en lrsquooccurrence agrave partir de lrsquoanalyse desimplications implicites du nom propre Melchiseacutedech roi de justice roi de paix etc) deacuterivation reacutetrospective dela preacuteexistence agrave soi du Christ sous une allure drsquoinfeacuterence (celui qui est beacuteni est infeacuterieur agrave celui qui beacutenit donclrsquoordre de Melchiseacutedech est supeacuterieur agrave lrsquoordre drsquoAaron etc) Nous avons placeacute le septiegraveme chapitre de lrsquoEpicirctre

329

drsquoune reacutefeacuterence alleacutegorique crsquoest lagrave un fait qui est par naissance agrave la fois toujours possible et

toujours en mecircme temps incertain Cette constance de lrsquoincertitude appartient agrave lrsquoessence et agrave

logique structurelle de lrsquoalleacutegorie Lrsquoalleacutegorie ouvre donc bien lrsquoespace drsquoune speacuteculation

hors-sol au sens drsquoabord litteacuteral drsquoune recherche sans laquo prise textuelle raquo et sans ancrage ferme

dans le discours interpreacuteteacute

Crsquoest preacuteciseacutement lrsquoimpeacuteratif de certitude interpreacutetative qui fournira agrave Melanchthon

le premier mobile de son accusation de lrsquohermeacuteneutique figurative Apregraves avoir rappeleacute les

quatre termes du scheacutema seacutemantique standard de lrsquoexeacutegegravese quadruple ndash sens historique

tropologie alleacutegorie anagogie ndash notre auteur en vient ainsi agrave accuser drsquoembleacutee la laquo laceacuteration

du sens raquo qui suit de son application systeacutematique pour lrsquointerpreacutetation de la lettre

scripturaire

laquo Certains ont stupidement enseigneacute qursquoil y a quatre sens de lrsquoEcriture le litteacuteral letropologique lrsquoalleacutegorique et lrsquoanagogique et sans discernement ils ont interpreacuteteacute tous lesversets de lrsquoEcriture tout entiegravere de cette faccedilon quadruple Il nrsquoest pas difficile de montrercombien le proceacutedeacute est deacutefectueux Le discours devient en effet incertain quand il est deacutechireacuteen tellement de significations diffeacuterentes Mais ces sornettes furent inventeacutees par des incultesqui ne posseacutedant aucun art du dire et voyant cependant que lrsquoEcriture est pleine de figuresne furent pas capables de juger comme il faut des figures Ils furent par conseacutequentcontraints drsquoinventer une nouvelle rheacutetorique comme lorsqursquoils ont interpreacuteteacute cette phrase Tu es precirctre pour toujours selon lrsquoordre de Melchiseacutedech541 raquo

La viseacutee de la certitude qui commande la pratique exeacutegeacutetique et qui srsquoeacutenonce

drsquoabord comme lrsquoexigence de lrsquouniciteacute du sens scripturaire se conccediloit ici aussi comme le

principe drsquoun confinement au sens litteacuteral Si la multiplication des eacutechelles de significations

rend le texte biblique incertain crsquoest en srsquoassignant agrave la stricte litteacuteraliteacute du texte biblique que

lrsquointerpregravete se meacutenagera lrsquoaccegraves agrave la certitude derniegravere de lrsquoEcriture Lrsquoexactitude

interpreacutetative ndash telos dernier de toute activiteacute exeacutegeacutetique ndash se voit donc encadreacutee par les deux

preacuteceptes de lrsquouniciteacute du sens et de lrsquoamarrage dans la litteacuteraliteacute Nous verrons que le

flottement entre ces deux ordres drsquoimpeacuteratifs ndash fideacuteliteacute au sens litteacuteral exigence drsquouniciteacute

seacutemantique ndash structure constamment lrsquoaccusation meacutelanchthonienne de lrsquoalleacutegorie Si le

reacuteformateur tend parfois agrave les rapprocher voire agrave les identifier rigoureusement crsquoest en

aux Heacutebreux en annexe dans la traduction œcumeacutenique de la Bible541 Nous suivons la traduction de Ph Buumlttgen sauf pour le terme de laquo nugae raquo que nous avons systeacutematiquementrendu par le franccedilais laquo sornette raquo laquo Quidam enim inepte tradiderunt quatuor esse scripturae sensus LitteralemTropologicum Allegoricum et Anagogicum Et sine discrimine omnes versus totuius scripturae quadrifariaminterpretati sunt Id autem quam sit viciosum facile iudicari potest Fit enim incerta oratio discerpta in totsententias Sed has nugas commenti sunt homines illiterati qui cum nullam dicendi rationem tenerent et tamentviderent scripturam plenam esse figurarum non potuerunt aptae de figuris iudicare raquo CR XII 466

330

drsquoautres occasions agrave lrsquoallure drsquoune inclusion ou drsquoune subordination unilateacuterale que renvoie

lrsquoapparence de leur articulation

Le jeu des ordres drsquoanteacuterioriteacute et de la hieacuterarchie des praeceptorum de lrsquoexeacutegegravese

surdeacutetermine en un sens la construction argumentative de lrsquoaccusation de lrsquointerpreacutetation

figurative et y laisse en tout cas constamment se nouer pour le commentateur la trace drsquoune

difficulteacute et drsquoune tension doctrinales Quel motif lrsquoimpeacuteratif de certitude prescrit-il donc

drsquoabord et avant tout agrave lrsquointerpregravete la restriction agrave la litteacuteraliteacute ou la simple exigence

drsquouniciteacute du sens Ces mobiles ne semblent jamais pleinement coiumlncider si lrsquoon srsquoen tient au

second une certaine interpreacutetation figurative peut se voir en certaines circonstances et dans

les limites drsquoune signification unique autoriseacutee si lrsquoon srsquoen tient au premier lrsquoalleacutegorie doit

ecirctre en revanche exclue sans reste de lrsquoactiviteacute interpreacutetative Cette fluctuation des mobiles de

la critique a eacuteteacute remarqueacutee et tregraves nettement caracteacuteriseacutee dans lrsquoarticle de Ph Buumlttgen

mentionneacute plus haut Nous nrsquoy reviendrons que pour montrer qursquoil se trouve sans doute

encore forci dans le contexte discursif qui est celui des premiers Loci communes de 1521

sect4 Problegraveme des figures et problegraveme de la typologie le jeu drsquoune identification latente

La critique de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique va se centrer essentiellement sur le cas de

lrsquoexeacutegegravese typologique comme la derniegravere citation et la reacutefeacuterence au psaume 110 ndash dont

Melanchthon reprendra lrsquointerpreacutetation quadruple ndash le laissaient deacutejagrave suffisamment pressentir

Dans la logique de lrsquoargumentation meacutelanchthonienne les distinctions internes aux diffeacuterentes

eacutechelles de sens spirituel de lrsquoexeacutegegravese quadruple sont tregraves vite traverseacutees et effaceacutees sous le

mobile unique drsquoune accusation geacuteneacuterale de lrsquointerpreacutetation figurative de la Bible Crsquoest ainsi

agrave rabattre le problegraveme du sens tropologique et du sens anagogique sur la difficulteacute globale

drsquoune interpreacutetation alleacutegorique de lrsquoEcriture que notre auteur srsquoattachera drsquoabord dans la

premiegravere partie du paragraphe Usant des ressources de lrsquoeacutetymologie Melanchthon montera

par exemple que la laquo tropologie raquo deacutesigne moins au deacutepart lrsquoeacutechelle de la signification

morale de la Bible ndash le renvoi des actes des chroniques des propheacuteties des lois agrave lrsquoinstitution

drsquoune norme comportementale et eacutethique ndash que le simple usage des ressources figuratives de

la rheacutetorique dans lrsquoexeacutegegravese

laquo Ils ont appeleacute tropologie [en grec dans le texte tropologian] le transfert vers le sensmoral ce en quoi ils ont deacutetourneacute le nom de son usage Car la tropologie nrsquoa rien agrave voir aveclrsquointerpreacutetation morale des discours mais exprime en geacuteneacuteral simplement quelque chose de

331

figuratif [hellip] Comme lorsqursquoil est dit laquo Je porterai la calice du salut raquo [Psaume 115 dans latraduction de la Vulgate] cest-agrave-dire je supporterai les afflictions et les peines Le trope[tropos en grec] ici ne signifie par les mœurs mais le transfert de la signification originaledrsquoun mot vers une signification voisine542 raquo

De la mecircme maniegravere lrsquoanagogie se verra encore renvoyeacutee sous lrsquoeffet drsquoune

enquecircte des racines terminologiques du mot agrave un simple mode drsquointerpreacutetation alleacutegorique

Quant agrave lrsquoalleacutegorie elle-mecircme elle sera reacuteduite agrave la pratique de lrsquoexeacutegegravese typologique et en

lrsquooccurrence agrave la reacutefeacuterence unique agrave lrsquoeacutevegravenement de la Cegravene

laquo En troisiegraveme lieu suit lrsquoalleacutegorie qui se rapporte agrave lrsquoEglise et plus preacuteciseacutement au Christcomme lorsqursquoon dit laquo le precirctre selon lrsquoordre de Melchiseacutedech est Christ raquo en se reacutefeacuterantalors au dernier repas543 raquo

La strateacutegie de Melanchthon consistera alors agrave reconduire lrsquoensemble des trois sens

spirituels de lrsquoexeacutegegravese quadruple au seul problegraveme de lrsquointerpreacutetation figurative Pour ce faire

notre auteur tendra drsquoune part agrave montrer que tous les eacutetages seacutemantiques spirituels ndash donc

aussi lrsquoanagogie et la tropologie ndash constituent des modes particuliers drsquoalleacutegorie et drsquoautre

part que lrsquoalleacutegorie veacuteritable ne doit pas ecirctre entendue comme une eacutechelle autonome et

permanente du sens biblique mais comme un simple trope qui appartient partant toujours agrave la

seule logique et agrave la seule eacuteconomie du sens litteacuteral Crsquoest ainsi que Melanchthon pourra

conserver simultaneacutement les trois exigences apparemment incompatibles de la fideacuteliteacute agrave la

lettre de lrsquouniciteacute de la signification scripturaire et de la reconnaissance du fait de

lrsquoexistence drsquoun langage figuratif dans lrsquoEcriture

laquo Pour le reste nous nous souviendrons que ce qursquoil faut partout chercher crsquoest unesignification unique certaine et simple selon les regravegles de la grammaire de la dialectique etde la rheacutetorique Car un discours qui nrsquoa pas une signification unique et simple nrsquoenseignerien de certain Si des figures apparaissent celles-ci ne doivent pas engendrer unemultipliciteacute de sens mais bien conformeacutement agrave lrsquoallure geacuteneacuterale du discours une seulesignification adapteacute aux regravegles de la langue et conforme au contexte544 raquo

542 laquo Hanc translationem ad mores vocabant tropologian cum quidem in hac voce errarent aliud enim significat tropologia videlicet non sermonem aut interpretationem de moribus se in genere quidquid figurate effertur ut Calicem salutarem accipiam id est perferam adflictiones atque aerumnas Nam tropos hoc loco significat moressed vocem versam a nativa significatione ad vicinam raquo CR XIII 467543 laquo Tertio loco allegoria sequebatur quae pertinebat ad Ecclesiam aut si quis dexterius tractabat ad Christum ut Tu Christe es sacerdos secundum ordinem Melchisedech referebantque id tantum ad coenam Domini raquo CRXIII 467544 laquo Caeterum nos meminerimus unam quandam ac certam et simplicem sententiam ubique quaerendam esseiuxta praecepta grammaticae dialecticae et rhetoricae Nam oratio quae non habet unam ac simplicemsententiam nihil certi docet Si quae figurae occurent hae non debent multos sensus parere sed iuxtaconsuetudinem sermonis unam aliquam sententiam quae ad caetera quadret quae dicuntur raquo ibid 468

332

Lrsquointerpregravete rencontre en certaines occasions lrsquoemploi drsquoun langage litteacuteralement

figuratif Ces figures se conforment agrave lrsquointention reacutedactionnelle de lrsquo laquo auteur de lrsquoEcriture raquo

et constituent donc au sens le plus plein du terme le sens laquo historique raquo du passage en

question Impeacuteratif drsquouniciteacute et exigence de litteacuteraliteacute se confondent ainsi rigoureusement et

meacutenagent pareillement dans lrsquoespace mecircme de leurs contraintes hermeacuteneutiques la marge

pour la deacutecouverte occasionnelle de figures de style Cette deacutecouverte exeacutegeacutetique des figures

ne doit srsquoentendre ni comme la reconstruction seacutemantique du jeu drsquoun symbolisme constant

ni comme la speacuteculation hors-sol de lrsquo laquo alleacutegorie raquo au sens de lrsquoexeacutegegravese classique elle nrsquoest

que la suite du recueil attentif des tropes effectivement pratiqueacutes par lrsquoauteur du canon

scripturaire Crsquoest agrave partir de lrsquoexemple drsquoune typologie que Melanchthon eacuteclairera le fait de

cette laquo figurativiteacute litteacuterale raquo de la Bible Se reacutefeacuterant toujours agrave lrsquointerpreacutetation du psaume

110 notre auteur notera ainsi

laquo Dans le cas du passage que nous avons citeacute laquo Tu es precirctre etc raquo il faut consideacuterer lanarration dans son ensemble et il faut se reacutefeacuterer aux circonstances qui parle et de quelpersonne parle-t-on Ainsi on voit que de nombreux passages ne se rapportent pas agrave Davidmais au roi eacuteternel qui accomplit un nouvel ordre sacerdotal rendant caduc lrsquoordre leacutevitiqueOn peut donc constater que le psaume ne parle de rien sinon de Christ Il est question ausein mecircme du sens historique de lrsquoordre du sacerdoce du Christ545 raquo

Dans le cas du psaume 110 les laquo regravegles de la langue raquo aussi bien que la

consideacuteration inteacutegrale du laquo contexte raquo de la formulation du discours nous contraignent

pareillement agrave preacutesumer la stricte litteacuteraliteacute de la reacutefeacuterence au Christ Lrsquoexpression mecircme de

cet laquo ordre de Melchiseacutedech raquo auquel la royauteacute de David se voit rattacheacutee ne peut jamais

deacutesigner rien drsquoautre dans les circonstances qui sont celles de son eacutenonciation que lrsquoordre du

nouveau sacerdoce christique lui-mecircme Aucun ordre sacerdotal en vigueur agrave lrsquoeacutepoque du

regravegne du roi David ne peut en effet preacutetendre constituer la reacutefeacuterence contemporaine et

directe de cet ordre laquo eacuteternel raquo dont le psautier nous rend teacutemoignage Il nrsquoy a donc ici aucun

sens litteacuteral tenable en dehors de la reacutefeacuterence typologique cest-agrave-dire en dehors du renvoi agrave

lrsquoeacutevegravenement de la Cegravene du Christ Crsquoest lrsquousage rigoureux et lrsquoapplication attentive des

preacuteceptes des diffeacuterents artes disserendi qui permettent agrave lrsquointerpregravete de deacutegager cette

545 laquo Ut in isto loco quem citavimus Tu es sacerdos etc Initio tota narratio percurrenda est et quaerrendaecircumstantiae quis loquatur de qua persona loquatur Hic reperiemus pleraque membra nihil pertinere adDavidem sed ad quendam perpetuum regem qui novo quodam sacerdotio fungetur antiquatio LeviticoConstituendum est igitur quod hic Psalmus de uno ac solo Christo loquatur et literalis sensus seu historicus inhoc versu erit de Christi sacerdotio raquo CR XIII 468

333

litteacuteraliteacute typologique du psaume davidique ndash nous reviendrons sur ce point par la suite

Lrsquointerpreacutetation scripturaire ne rencontre donc lrsquoalleacutegorie que dans le cas ougrave celle-ci appartient

de fait au sens historique et premier de la source textuelle La recherche de la figure nrsquoautorise

en cela aucune transgression des limites prescrites par le litteacuteralisme

sect5 Les exceptions de lrsquoanti-alleacutegorie lrsquoinflation topique du sens textuel

Pourtant la rigueur apparente de cette clause de confinement au litteacuteral semble par

ailleurs preacutevoir aussi certaines conditions drsquoameacutenagements ndash et mecircme certaines occasions de

dispense et de deacuterogations Renvoyant aux commentaires lutheacuteriens du Deuteacuteronome

Melanchthon remarque qursquoil semble srsquoy pratiquer ndash et leacutegitimement ndash une certaine forme

drsquoinflation interpreacutetative Luther y pratique lrsquo laquo interpreacutetation multiple raquo et cette

interpreacutetation laquo engendre des alleacutegories raquo546 Comment justifier de la possibiliteacute de cette

inflation de sens Le maicirctre lutheacuterien serait-il soustrait aux regravegles que semblent pourtant

commander lrsquoexigence permanente de certitude Ecoutons ici la reacuteponse des Elementa agrave ces

quelques interrogations

laquo Il y a des commentaires de Luther au sujet du Deuteacuteronome et de certains Prophegravetes quimontrent ce qui est le plus adapteacute pour ce genre drsquointerpreacutetations Ici les alleacutegories ne noussont pas livreacutees toutes seules avant cela lrsquohistoire elle-mecircme est transfeacutereacutee vers les lieuxcommuns de la foi et des œuvres et crsquoest de ces lieux que naissent ensuite les alleacutegoriesMais cette meacutethode ne peut ecirctre saisie que si lrsquoon possegravede une connaissance parfaite de ladoctrine chreacutetienne547 raquo

Une laquo parfaite connaissance de la doctrine raquo ndash cest-agrave-dire la maicirctrise de ses

principaux lieux communs ndash autorise une certaine infraction au principe de lrsquouniciteacute de la

signification scripturaire Lrsquointerpregravete qui maicirctrise agrave fond la doctrina christianae peut dans

une certaine mesure et sur la base de lrsquousage des lieux communs theacuteologiques deacutemultiplier

les matiegraveres les thegravemes et les significations drsquoun passage textuel selon les outils de

lrsquoanalytique dialectique (cest-agrave-dire comme nous le savons les modi finitionum) En ce sens

crsquoest agrave partir de ces lieux communs que les alleacutegories ndash comprises ici selon la simple

acception drsquoun mode de reacutefeacuterence par signification deacuteriveacutee ndash laquo naissent raquo ou laquo croissent raquo

546 Ibid 470547 laquo Extant Lutheri commentarii in Deuteronomium et in quosdam Prophetas qui ostendunt quid in hoc genere enarrandi maxime deceat Hic non traduntur solae allegoriae sed prius historia ipsa transfertur ad locos communes fidei et operum deinde ex locis illis nascuntur allegoriae Sed hanc rationem nemo imitari sine excellenti doctrina potest raquo CR XIII 470

334

(laquo nascuntur raquo) La dialectique et la connaissance positive de la doctrine secondent donc les

instruments grammaticaux de lrsquointerpreacutetation litteacuterale dans le sens drsquoune inflation

laquo alleacutegorique raquo de la matiegravere discursive de lrsquoEcriture Les loci communes assument par lagrave et

selon lrsquoexpression de Ph Buumlttgen laquo une fonction de deacuteveloppement controcircleacute drsquoun texte-

source raquo Mais la leacutegitimiteacute de cette pratique tient alors au fait que lrsquointerpregravete ne projette pas

drsquoembleacutee des alleacutegories sur le sens litteacuteral de lrsquoEcriture mais les laisse naicirctre apregraves coup par

lrsquoapposition des lieux doctrinaux

Si cette fonction hermeacuteneutique des lieux communs et son rapport agrave la laquo matrice

dialectique raquo de la doctrine ont eacuteteacute en partie clarifieacutes au cours de nos eacutetudes preacuteceacutedentes (nous

renvoyons ici notre lecteur au deuxiegraveme et troisiegraveme chapitre de cette eacutetude et

particuliegraverement agrave lrsquoeacutetude des modes deacutefinitionnels du laquo deacuteveloppement theacutematique raquo drsquoune

matiegravere textuelle) un certain nombre de difficulteacutes demeurent pourtant qui concernent plus

speacutecifiquement le problegraveme interpreacutetatif dans sa speacutecificiteacute theacuteologique

a) Nous avions rencontreacute au deacutepart le problegraveme geacuteneacuteral de lrsquoexeacutegegravese comme celui

des conditions de lrsquoengendrement scripturaire des loci et mentionnant la stricte coiumlncidence

discursive du problegraveme exeacutegeacutetique global avec celui plus restreint des mobiles de la critique

de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique nous nous eacutetions lanceacute agrave lrsquoassaut des formulations rheacutetoriques

de cette critique espeacuterant y trouver des indices propres agrave enrichir notre quecircte initiale sur les

conditions de la genegravese biblique de la doctrine Or voilagrave que le problegraveme est ici

rigoureusement renverseacute Nous cherchions dans lrsquoeacuteconomie de la critique de lrsquoalleacutegorie ce

qui pouvait justifier lrsquoideacutee lutheacuterienne selon laquelle Scriptura Sacra sui ipsius

interpres548 et nous voilagrave parvenus agrave la conclusion inverse que les lieux communs

de la doctrine sont les conditions neacutecessaires et constantes drsquoune interpreacutetation

exacte Nous nrsquoavons donc pas fait un pas au terme de ce premier survol des

Elementa vers la reacutesolution de la question de lrsquoengendrement scripturaire des loci

communes Au contraire nous avons mecircme rajouteacute au mystegravere de cet

engendrement la difficulteacute suppleacutementaire du laquo cercle hermeacuteneutique raquo de lrsquointer-

conditionnement du commencement et de la fin de lrsquoactiviteacute exeacutegeacutetique Que les

lieux communs puissent servir apregraves coup de guide et de principe drsquoencadrement

dans le deacuteveloppement mateacuteriel des ressources interpreacutetatives drsquoune lecture de

lrsquoEcriture crsquoest lagrave une chose qui nous paraicirct maintenant tout agrave fait claire mais

comment donc cette Ecriture peut-elle en mecircme temps nous fournir drsquoelle-mecircme et

548 Voir agrave ce sujet la premiegravere note de ce chapitre

335

en elle-mecircme les cleacutes de cette ressource interpreacutetative Qursquoest-ce donc qui me

permet de reconnaicirctre comme lieu commun ce qui nrsquoest au deacutepart qursquoun terme nu

dans la jungle discursive du canon biblique Pourquoi la somme de la laquo doctrine

chreacutetienne raquo srsquoabregravegerait-elle donc finalement dans les termes du peacutecheacute de la loi de

lrsquoeacutevangile et de la foi ndash et non pas par exemple dans ceux de la guerre de la paix

de la richesse ou du peuple (donc il ne serait pas difficile de montrer qursquoils saturent

aussi et communeacutement les deacuteveloppements theacutematiques de lrsquoAncien et du Nouveau

Testament)

b) Par ailleurs le problegraveme du flottement de lrsquoordre des prioriteacutes des diffeacuterents

mobiles de lrsquoaccusation exeacutegeacutetique ne semble pas ici pleinement reacutesolu En lui srsquoengage aussi

la question deacutecisive du rocircle et de la part respectives des moments de la recomposition

dogmatique et de la stricte interpreacutetation dans la clocircture de lrsquoactiviteacute exeacutegeacutetique

Successivement Melanchthon semble avoir drsquoabord reacutefeacutereacutee lrsquoexigence drsquoexactitude agrave

lrsquoimpeacuteratif de litteacuteraliteacute puis aligneacute voir confondu ce dernier avec le seul principe

drsquounivociteacute seacutemantique et enfin celui-ci semble avoir eacuteteacute lui-mecircme tregraves largement suspendu

dans lrsquoespace drsquoune deacuterogation accordeacutee agrave certains types drsquo laquo interpreacutetations multiples raquo

Crsquoest en dernier recours agrave la doctrine seule qursquoest revenue la charge de deacutefinir et de supporter

la normativiteacute deacutefinitive de la pratique exeacutegeacutetique Mais comment ce principe de centraliteacute

doctrinale informe-t-il en retour les exigences anteacuterieures de litteacuteraliteacute et de certitude Dans

quelle mesure lrsquoinflation seacutemantique agrave lrsquoœuvre dans lrsquointerpreacutetation laquo doctrinale raquo de la Bible

srsquoaccorde-t-elle encore au moins partiellement avec lrsquoimpeacuteratif du litteacuteralisme A creuser plus

avant la question nous verrions qursquoelle finit par se conjoindre tregraves rigoureusement avec notre

problegraveme anteacuterieur dire en effet que lrsquoactiviteacute interpreacutetative peut ecirctre agrave la fois doctrinale et

litteacuterale crsquoest encore et toujours reacutefeacuterer la doctrine elle-mecircme au fonds de reacuteserve de sa

source scripturaire

c) Enfin nos premiers commentaires sur les Elementa ne legravevent que partiellement

les mystegraveres qui srsquoattachent encore agrave cette centraliteacute typologique du problegraveme de lrsquoexeacutegegravese

alleacutegorique Alors mecircme que Melanchthon tend agrave infleacutechir le sens de lrsquo laquo alleacutegorie exeacutegeacutetique

raquo en la deacutefaisant durement de ses liens avec lrsquoacception initiale qursquoelle revecirct dans le cercle de

lrsquoexeacutegegravese quadruple de la theacuteologie meacutedieacutevale crsquoest pourtant bien toujours sur le problegraveme de

lrsquoalleacutegorie au sens traditionnel de la typologie que se concentrent finalement la difficulteacute et

les reacutefeacuterences constantes de la theacuteorie preacutesenteacutee Ce paradoxe apparent doit retenir toute notre

attention Si lrsquo laquo alleacutegorie raquo de lrsquoexeacutegegravese meacutelanchhtonienne ne deacutesigne plus lrsquoeacutechelle

seacutemantique de lrsquoexeacutegegravese laquo scolastique raquo mais le simple laquo trope raquo ou la laquo figure de styleraquo qui

336

se rencontre parfois et litteacuteralement dans lrsquoeacuteconomie mecircme de lrsquoEcriture Sainte alors

pourquoi continuer agrave reacutefeacuterer constamment les exemples drsquoalleacutegories au seul cas de

lrsquointerpreacutetation typologique Lrsquoexemple du psaume davidique et du sacerdoce de

Melchiseacutedech ndash qui joue un rocircle argumentatif central dans la dispositio du paragraphe ndash

confirme encore le fait de cette centraliteacute Drsquoougrave vient donc en derniegravere instance ce tropisme

de lrsquoattention exeacutegeacutetique sur le seul cas de lrsquointerpreacutetation laquo preacutefigurative raquo de lrsquoancien

testament

sect6 Retour aux loci communes de 1521 la critique de lrsquoalleacutegorie dans le locus de evangelio et le

problegraveme de lrsquoanticipation veacuteteacutero-testamentaire de lrsquoEvangile

Crsquoest ici qursquoil nous faut revenir un temps ndash et une derniegravere fois ndash aux premiers Loci

communes de Melanchthon Dans lrsquoeacuteconomie du manuel theacuteologique de 1521 la question de

lrsquoexeacutegegravese typologique est discuteacutee agrave lrsquooccasion du locus de evangelio549 Cette discussion qui

constitue le nerf de la theacuteorie meacutelanchthonienne de lrsquoEvangile se voit motiveacutee par la

formulation preacutealable drsquoune interrogation tregraves banalement lexicale peut-on qualifier

drsquo laquo eacutevangeacuteliques raquo au sens propre du terme un certain nombre de paroles tireacutees du texte

veacuteteacutero-testamentaire Ou lrsquo laquo eacutevangeacutelisme raquo de certains livres et de certains passages de

lrsquoAncien Testament nrsquoest-il toujours que symbolique Cette question premiegravere qui srsquoeacutenonce

ndash comme souvent dans les Lieux ndash dans les termes drsquoune investigation drsquoabord

terminologique se diffracte par suite et notamment apregraves la deacutefinition de lrsquo laquo eacutevangile raquo

comme laquo promesse raquo et laquo consolation raquo selon la voie de deux interrogations correacuteleacutees mais

distinctes

a) Peut-on deacutecouvrir dans lrsquoancien testament un mode de parole qui srsquoidentifie ou

du moins srsquoapparente agrave celui de la promesse ndash consolation gracircce remise de dettes reacutemission

des fautes

b) Peut-on rapprocher cette promesse veacuteteacutero-testamentaire ndash si elle existe ndash de

lrsquoEvangile christique sous un lien de synthegravese comme ceux de la preacutefiguration ou de

lrsquoanticipation

Crsquoest autour de cette cateacutegorie de la preacutefiguration ndash en elle reacutesonne toujours la

racine lexicale de la laquo figure raquo ndash que se cristallisera finalement le deacutebat sur lrsquoexeacutegegravese549 Dont nous avons deacutejagrave eu agrave parler dans notre chapitre preacuteceacutedent dans le cadre drsquoune eacutetude plus structurelle dusens de lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile Nous revenons ici en deacutetail agrave la question du Quid Evangelium elle-mecircme voir agrave ce sujet Melanchthon Loci op cit p 162 ndash 176 4[10 ndash 48]

337

typologique dans les premiers Loci communes Nous citons ici agrave nouveau lrsquoouverture du locus

de evangelio en ajoutant agrave notre reacutefeacuterence initiale les longs deacuteveloppements successifs sur

lrsquoanticipation des laquo promesses obscures du Christ raquo dans lrsquoancien testament

laquo De la mecircme maniegravere que la loi est ce qui prescrit le droit et reacutevegravele le peacutecheacute lrsquoeacutevangile estla promesse de la gracircce et de la miseacutericorde divine qui est le pardon du peacutecheacute et le testamentde la bienveillance de Dieu agrave notre eacutegard Par ce testament notre acircme est assureacutee de labienveillance de Dieu Par lui nous croyons que toutes nos fautes ont eacuteteacute pardonneacutees etnous sommes raffermis dans notre amour et nos louanges de Dieu assureacutes drsquoecirctrebienheureux et de le rejoindre comme nous lrsquoexpliquerons plus avant en discutant dupouvoir de lrsquoEvangile Christ est la garantie de toutes ces promesses et pour cette raisonnous devons reacutefeacuterer agrave lui seul toutes les promesses de lrsquoEcriture Parce que Christ a drsquoabordeacuteteacute reacuteveacuteleacute obscureacutement mais apregraves cela il srsquoest fait connaicirctre avec de plus en plus declarteacute Ainsi apregraves qursquoAdam ait chuteacute et ait eacuteteacute voueacute agrave la mort eacuteternelle il aurait certainementpeacuteri si le Seigneur ne lrsquoavait pas consoleacute par la promesse de la gracircce Dieu deacutecrit la tyranniedu peacutecheacute quand il dit au serpent laquo Je mettrai une inimiteacute entre toi et la femme entre tadescendance et sa descendance raquo et immeacutediatement apregraves la victoire est promise laquo Ladescendance de la femme te frappera agrave la tecircte raquo [Gn 3 15] [hellip] Crsquoest lagrave la premiegraverepromesse le premier eacutevangile Par celui-ci Adam a eacuteteacute consoleacute et il a pu concevoir la fermeespeacuterance de son salut Ainsi il a eacuteteacute aussi justifieacute Et par la suite la promesse a eacuteteacute faite agraveAbraham que dans sa descendance toutes les nations de la terre seraient beacuteniesCertainement cette promesse ne peut pas ecirctre comprise si elle nrsquoest pas reacutefeacutereacutee agrave Christ CarChrist est assureacutement les entrailles drsquoAbraham dans lesquelles ceux qui ont eacuteteacute sauveacutes sontreccedilus En drsquoautres termes ont eacuteteacute sauveacutes ceux qui ont cru agrave la promesse faite agrave Abraham Etcrsquoest cette promesse que le nouveau testament proclame constamment Le lecteur attentifpourra ainsi rassembler toutes les promesses qui concernent Christ sous ce lieu550 raquo

Et Melanchthon de citer par suite lrsquoexemple des promesses de Deuteacuteronome 18[18-

19] ndash la promesse de la venue drsquoun prophegravete ndash de Samuel 2 7[12-13] ndash promesse de

lrsquoheacutereacutediteacute du trocircne de David ndash ou des livres drsquoEzeacutechiel et drsquoEsaiumle Toutes ces promesses sont

reacutefeacutereacutees conformeacutement au projet interpreacutetatif esquisseacute dans notre citation agrave lrsquoeacutevegravenement

550 laquo Sicut lex est qua recta mandatur qua peccatum ostenditur ita evangelium est promissio gratiae seumisericordiae dei adeoque condonatio peccati et testimonium benevolentiae dei erga nos quo testimonio certianimi nostri de benevolentiae dei erga nos quo testimonio certi animi nostri de benevolentia dei vredant sibicondonatam omnem culpam et erecti ament laudent deum exhilarentur et exultent in deo ut infra de vievangelii dicemus Porro illarum promissionum omnium pignus est Christus quare in eum referendae suntomnes scripturae promissiones qui obscure primum postea subinde clarius revelatus est Posteaquam Adamdeliquerat et iam morti aeternae destinatus erat perisset haud dubie ni dominus eum promissione gratiaeconsolatus fuisset Tyrannis peccati describitur cum inquit ad serpentem laquo Inimicitias ponam inter te etmulierem et semen tuum et semen illius raquo Et statim victoria promittitur laquo Ipsum semen mulieris conculcabitcaput tuum laquo Rectius enim meo iudicio refertur pronomen eo loco ad semen quam ad mulierem ut in nostriscodicibus legitur Ea prima promissio est primum evangelium quo sublevatus Adam concepit certam suaesalutis spem adeoque et iustificatus est Deinde facta est promissio Abrahae futurum ut in ipsius seminebenedicerentur omnes gentes quae certe nisi de Christo intelligi non potuit Estque hic Abrahae sinus in quemqui recepti sunt sevati sunt id est servati sunt qui promissioni illi quae Abrahae facta est crediderunt Atquehaec promissio est quam ubique iactat scriptura novi testamenti raquo ibid p 162 - 164 4 [10 - 15]

338

christique cest-agrave-dire agrave la proclamation de la Cegravene A la conclusion de ce mouvement

argumentatif nodal notre auteur pourra encore reacutesumer son propos sous lrsquoeacutenonceacute suivant

laquo Donc de cette maniegravere Dieu a reacuteveacuteleacute lrsquoeacutevangile immeacutediatement apregraves la chute drsquoAdam et lrsquoa rendude plus en plus clair jusqursquoagrave ce que Christ nous soit envoyeacute comme le dit Paul dans les Romains laquo Lrsquoeacutevangile concernant son Filshellipqui a eacuteteacute promis drsquoabord agrave travers les prophegravetes dans les SaintesEcritures raquo Et nos eacutevangeacutelistes ne teacutemoignent de rien sinon du fait que les promesses ont eacuteteacuteaccomplies551 raquo

Ces deux citations que nous traiterons ensembles sont trop riches pour pouvoir ecirctre

commenteacutes exhaustivement Crsquoest donc sous la seacuterie de trois remarques et preacutecisions que nous

reacutesumerons drsquoabord ce qui en elle nous apparaicirct essentiel

a) Lrsquoexeacutegegravese typologique est ici renvoyeacutee agrave lrsquoautoriteacute paulinienne Si le theacuteologien

peut se permettre drsquointerpreacuteter certains passages de lrsquoancien testament comme des

anticipations ou des preacutefigurations de lrsquoEvangile crsquoest drsquoabord parce que ce type

drsquointerpreacutetation est autoriseacute et mecircme suggeacutereacute par Paul lui-mecircme notamment dans lrsquoeacutepitre aux

Romains 1[2] citeacute ici par Melanchthon De maniegravere geacuteneacuterale lrsquoautoriteacute scripturaire sera

toujours mentionneacutee comme le principe dernier de la leacutegitimiteacute de lrsquoexeacutegegravese typologique dans

les Loci communes de 1521 Dans le locus de lege sur lequel nous reviendrons par la suite

crsquoest agrave lrsquoeacutepicirctre aux Heacutebreux ndash dont la paterniteacute paulinienne a eacuteteacute abondamment discuteacutee par

Luther552 ndash que Melanchthon renverra le lecteur pour la garantie de son interpreacutetation christo-

centreacutee des rites du Deacutecalogue En cela la pratique de lrsquoexeacutegegravese paraicirct srsquoexcepter de

lrsquoalternative que nous croyions pouvoir eacutebaucher plus haut entre les exigences drsquoune fideacuteliteacute

scripturaire et lrsquoapparente neacutecessiteacute laquo dogmatique raquo drsquoune certaine speacuteculation Crsquoest que si

le nouveau testament apparaicirct comme le site de la reacutealisation des promesses de lrsquoacircge

mosaiumlque alors lrsquointerpregravete de lrsquoEvangile est toujours et par naissance un laquo typologue raquo

Bien plus les eacutevangeacutelistes du canon de lrsquoEcriture pratiquent deacutejagrave en eux-mecircmes cette

typologie et en fixent donc agrave la fois la possibiliteacute de principe et les limites propres Si une

certaine exeacutegegravese speacuteculative se voit autoriseacutee dans lrsquoespace mecircme du programme drsquoune stricte

fideacuteliteacute agrave la lettre biblique crsquoest donc deacutejagrave parce que cette laquo speacuteculation raquo - ici simplement

551 laquo Et in hunc modum revelavit deus evangelium statim post Adae lapsum et subinde clarius aperuit donecexhibuit Christum Id est quod scribit Paulus ad Rom I In evangelium filii sui laquo quod iam ante promisit perprophetas raquo in scripturis sanctis de filio suo Et literae nostrorum evangelistarum non aliud agunt nisi ut testenturexhibitas esse promissiones raquo ibid p 164 4[19]552 On comparera notamment les remarques de Luther dans sa preacuteface agrave lrsquoeacutepicirctre aux Heacutebreux de 1522 (WA 63)aux commentaires anteacuterieurs comme ceux du sermon pour le surlendemain de Noeumll (WA 10) Dans la preacutefacenotre reacuteformateur reacutefute la thegravese drsquoune paterniteacute paulinienne de la reacutedaction de lrsquoeacutepicirctre Dans le sermon crsquoest aucontraire agrave Paul qursquoil en attribue bien la composition

339

compris au sens drsquoune typologie ndash est agrave lrsquoœuvre dans lrsquointerpreacutetation paulinienne de lrsquoancien

testament Les cleacutes de lrsquoeacutecriture sont donc bien patentes et accessibles agrave mecircme le texte

canonique et les laquo eacutevangeacutelistes raquo apparaissent tout autant comme les leacutegislateurs drsquoune

norme de meacutethode exeacutegeacutetique que comme les simples garants drsquoune restrictive pureteacute

doctrinale

b) La succession des promesses veacuteteacutero-testamentaires dessine un progregraves et une

gradation continueacutee de lrsquoobscuriteacute vers la clarteacute On remarquera que lrsquoideacutee de cette gradation

semble drsquoabord srsquoopposer agrave la thegravese pourtant preacutegnante drsquoune scansion radicale entre lrsquoacircge

de lrsquoAncien et lrsquoacircge du Nouveau Testament De mecircme cette ideacutee drsquoun progregraves continue

meacutenage manifestement les conditions suffisantes pour remettre en partie en question le

preacutesupposeacute interpreacutetatif drsquoune stricte uniteacute discursive du testament laquo mosaiumlque raquo Il est encore

remarquable que le fait de ce progregraves se laisse ici formuler dans des termes qui relegravevent drsquoune

conceptualiteacute gnoseacuteologique Si crsquoest drsquoabord laquo obscureacutement raquo que le laquo proto-eacutevangile raquo du

serpent eacutenonce lrsquoeacutevegravenement christique crsquoest ensuite avec une preacutecision et avec une certitude

toujours accrues que la promesse progresse jusqursquoagrave sa reacutealisation derniegravere dans lrsquoacircge

christique Cette progression dans la clarteacute srsquoassigne donc agrave un telos qui preacutesente ici cette

speacutecificiteacute insigne drsquoavoir deacutejagrave connu un jour dans lrsquohistoire sa pleine reacutealisation Crsquoest dans

lrsquoeacutevegravenement historique du Christ que la viseacutee de clarification a deacutejagrave joui si lrsquoon peut dire de

lrsquooccasion drsquoun plein emplissage Par lagrave la rationaliteacute exeacutegeacutetique trouve moins son laquo horizon

reacutegulateur raquo dans un principe tireacute de ses ressources propres drsquoideacutealisation que drsquoune

effectiviteacute historique concregravete et reacutealiseacutee Crsquoest lrsquoinstitution neacuteo-testamentaire qui srsquoavoue

comme la norme et comme le telos de toute pratique exeacutegeacutetique possible En ce sens

lrsquoexeacutegegravese typologique a eacutevidemment une efficience drsquoabord reacutetrospective Crsquoest sous la

condition drsquoune reacutefeacuterence constante agrave laquo lrsquoeacutevegravenement-Christ raquo que le theacuteologien peut deacutenuder

apregraves coup et par delagrave lrsquoobscuriteacute initiale de son message le sens des premiegraveres promesses de

la Genegravese

Mais ici le caractegravere reacutetrospectif de la validiteacute exeacutegeacutetique ne saurait ecirctre pris pour un

motif drsquoaccuser une quelconque laquo speacuteculativiteacute raquo de la typologie meacutelanchthonienne Si

lrsquoexeacutegegravese typologique est reacutetrospective crsquoest drsquoabord parce que la promesse veacuteteacutero-

testamentaire est en soi confuse ou obscure et qursquoelle nrsquooffre donc pas en elle-mecircme ndash dans

la clocircture de son contexte propre ndash les conditions suffisantes de son interpreacutetation

Lrsquo laquo obscuriteacute raquo ici mentionneacutee ne signifie donc rien drsquoautre que lrsquoimpossibiliteacute de deacutegager un

sens univoque pour lrsquointerpreacutetation drsquoun message ou drsquoune attestation scripturaire La

promesse des temps adamique ou abrahamique est obscure du fait mecircme de son insuffisance

340

de sa mutilation et de son incompleacutetude propres ndash cest-agrave-dire aussi du fait de lrsquoinsuffisance

du temps de sa proclamation agrave rendre raison de son sens et des conditions de sa reacutealisation La

pratique de lrsquoexeacutegegravese typologique est donc pleinement fidegravele agrave la normativiteacute deacutefinie dans le

cercle des artes disserendi meacutelanchthoniens crsquoest agrave un ideacuteal de clarteacute de laquo positiviteacute du

sens raquo et donc finalement encore de certitude que srsquoordonne lrsquointention de reacutefeacuterer les

promesses veacuteteacutero-testamentaires agrave la promesse eacutevangeacutelique Notons encore que lrsquoappareillage

gnoseacuteologique qui commande lrsquoordonnancement et la hieacuterarchisation des promesses

christiques de lrsquoancien testament justifie aussi lrsquouniteacute et lrsquoidentiteacute fondamentales de leurs

contenus par delagrave la diversiteacute des acircges de leur formulation Le laquo proto-eacutevangile raquo drsquoEve et du

serpent formule rigoureusement la mecircme promesse que celle qui sera reacutepeacuteteacutee bien plus tard agrave

lrsquooccasion de la Cegravene seule une diffeacuterence de clarteacute seacutemantique rend raison de lrsquoapparence

de leur divergence

c) Les promesses veacuteteacutero-testamentaires sont ici comprises litteacuteralement comme des

annonces et comme des anticipations de la venue du Christ Et cette venue du Christ se

conccediloit encore rigoureusement sous la figure eacutevegravenementielle unique de lrsquoinstitution de la

promesse eucharistique A ce stade il nrsquoest donc jamais question drsquoune structure de

signification agrave double eacutetage ndash une seacutemantique symbolique ndash par laquelle quelque chose

comme un sens premier et direct se verrait apregraves coup reacuteassigneacute au sens second et deacuteriveacute de

la promesse strictement eacutevangeacutelique Mais cette promesse eacutevangeacutelique est le sens litteacuteral et

immeacutediat des paroles laquo consolatrices raquo de lrsquoAncien Testament Autrement dit lorsque la

Genegravese situe dans les entrailles drsquoAbraham le lieu drsquoune future beacuteneacutediction universelle (laquo les

nations de la terre seront beacutenies en ta descendance553 raquo) le sens de cette parole ne veut rien

dire drsquoautre et ne peut srsquointerpreacuteter autrement que comme lrsquoannonce de la reacutedemption par

Christ Melanchhton refuse ici de meacutenager lrsquoespace pour le deacuteploiement drsquoune multipliciteacute de

sens et notamment pour la conjonction drsquoun sens historique propre agrave lrsquoAncien Testament et

drsquoun sens typologique qui serait le produit et la secondariteacute drsquoun rapprochement du sens initial

avec lrsquoeacutevegravenement successif de lrsquoannonce de la reacutemission des peacutecheacutes La promesse de lrsquoacircge

abrahamique ne signifie rien dans et pour lrsquoacircge abrahamique lui-mecircme554 Ce nrsquoest pas le pays

de Canaan le laquo lait et le miel raquo de Juda la garantie de lrsquoinstitution drsquoun Etat fondeacute sur la loi

553 Gn [26 4]554 On comparera cette affirmation avec lrsquoaveu des Elementa laquo Ce qui srsquoest produit avant la reacuteveacutelation delrsquoEvangile signifiait quelque chose sur lrsquoEvangile crsquoest pourquoi il nous faut en rester agrave la parole de lrsquoEvangilesans aller chercher de nouvelle doctrine au-delagrave du sens grammatical raquo op cit CR XIII 469 (trad emprunteacutee agravePh Buumlttgen)

341

du deacutecalogue ou la libeacuteration des servitudes drsquoEgypte qui constituent le sens historique de

cette promesse faite agrave Abraham dans la Genegravese

A propos de ces promesses temporelles qui saturent aussi le canon du livre

laquo mosaiumlque raquo il faudra repenser un autre mode drsquoarticulation avec le texte neacuteo-testamentaire ndash

et nous verrons que cela nrsquoira pas sans poser aussi un certain nombre de difficulteacutes Mais

Melanchthon ne retient ici que des promesses agrave validiteacute radicalement diffeacutereacutee ndash des promesses

dont le deacutelai de carence perce drsquoembleacutee lrsquohorizon de lrsquoacircge de leur proclamation des

promesses qui reacutefegraverent le fidegravele par delagrave toute preacutesence vivante et toute mateacuterialiteacute

immeacutediate agrave lrsquoabicircme chronologique anticipeacute des temps drsquoune nouvelle alliance Les

promesses de lrsquoacircge mosaiumlque ne sont donc pas seulement des analogues ou des alleacutegories de

la parole eacutevangeacutelique - ils nrsquoentretiennent pas seulement avec celle-ci quelque chose comme

un rapport de similitude ndash mais ces promesses sont du fond mecircme de leur puissance

drsquoarrachement directement et litteacuteralement eacutevangeacuteliques Il est en cela notable que la Cegravene

coiumlncide dans la contemporaneacuteiteacute mecircme de sa proclamation avec ce qui srsquoavoue aussi

comme la laquo reacutealisation raquo de toutes les promesses anteacuterieures La laquo clarteacute raquo de la promesse

srsquoenrichit donc ici drsquoun sens nouveau cette clarteacute nrsquoest plus seulement celle seacutemantique

drsquoune pleacutenitude signitive ndash plus seulement celle chronologique drsquoune ultime reacutepeacutetition et

drsquoune derniegravere formulation Mais la promesse derniegravere atteste de sa validiteacute en exhibant le fait

de la coiumlncidence stricte de lrsquoeacutevegravenement sa proclamation et du factum de sa reacutealisation Crsquoest

la reacutepeacutetition christique de la promesse adamique ou abrahamique de la Genegravese qui srsquoavoue

comme la reacutealisation mecircme du serment attesteacute Ce nrsquoest donc pas drsquoune effectuation

mateacuterielle ou historique mais de lrsquoaccumulation et de la redondance mecircme des promesses que

la Parole555 tire lrsquoefficience de son ministegravere de Salut La force et la veacuteriteacute drsquoune proclamation

sont donc ici encore pleinement deacutetermineacutees par un principe normatif immanent crsquoest dans la

seule clocircture de la Parole que se joue srsquoengage et se mesure aussi sa fonction de veacuteriteacute

sect7 Le double eacutevangeacutelisme veacuteteacutero-testamentaire et lrsquoorigine mono-eacutevegravenementielle de la gracircce

Si la mention du problegraveme de lrsquoalleacutegorie nrsquoest jamais pleinement explicite dans le

cercle eacutetroit de ce premier mouvement discursif crsquoest pourtant bien agrave cette critique que

Melanchthon reacutefegravere en filigrane ces deacuteveloppements consacreacutes au fait de la promesse veacuteteacutero-

555 Ce qui est ordinairement lrsquoapanage des escrocs (la superposition et lrsquoaccumulation des promesses commesubstitut de leurs reacutealisations) est donc ici revendiqueacute comme la preuve mecircme de la performance de la parolechristique

342

testamentaire Il est agrave remarquer que la thegravese formuleacutee ici semble seule permettre de conserver

simultaneacutement lrsquoideacutee drsquoune dimension synchronique de lrsquoopposition de la Loi et de

lrsquoEvangile et la conception mono-eacutevegravenementielle de la gracircce Si la beacuteneacutediction universelle

promise agrave Adam ou agrave Abraham ne peut srsquointerpreacuteter que comme lrsquoannonce obscure mais

expresse de la venue de Christ et de lrsquoinstitution de son eucharistie alors il nous faut dire que

cette promesse eacutetait au moment de sa proclamation agrave la fois immeacutediatement valide dans ses

effets et radicalement diffeacutereacutee dans sa reacutealisation Crsquoest parce qursquoils ont cru en Christ

qursquoAdam et Abraham ont eacuteteacute sauveacutes La source du salut universel est donc toujours unique

Mais puisque la foi seule sauve Adam et Abraham nrsquoavaient pas besoin drsquoecirctre contemporains

de Christ pour connaicirctre les effets de sa gracircce

En bref crsquoest toujours lrsquoeacutevegravenement Christ qui sauve drsquoavance les geacuteneacuterations

justifieacutees de lrsquoacircge mosaiumlque La thegravese drsquoune jonction litteacuterale entre ces promesses veacuteteacutero-

testamentaires et les annonces anticipeacutees de la venue du Sauveur permet donc de sauver aussi

lrsquounivociteacute du sens mecircme du salut Lrsquoeacutevangile a eacuteteacute transmis ndashavec plus ou moins drsquoobscuriteacute

ndash agrave toutes les eacutepoques de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute Crsquoest donc toujours aussi par Christ ndash par

retard ou par anticipation ndash que tous les hommes ont eacuteteacute sauveacutes Srsquoesquissent deacutejagrave ici les

premiers contours de ce qui nous faudra plus tard deacutecrire comme la structure paradoxale mais

matricielle de lrsquoexeacutegegravese de Wittenberg la structure de lrsquoa priori reacutetrospectif ou laquo reacutetroactif raquo

de lrsquoeacutevegravenement-Christ Double paradoxe en veacuteriteacute celui drsquoun a priori reacutetrospectif cela est

eacutevident Mais aussi et peut-ecirctre plus fondamentalement celui drsquoun a priori eacutevegravenementiel ndash

drsquoune preacuteexistence agrave soi de lrsquoeacutevegravenement

Certaines promesses de lrsquoAncien Testament sont donc litteacuteralement eacutevangeacuteliques

elles renvoient drsquoembleacutee et dans la rigueur mecircme de leur sens historique ou premier agrave

lrsquoannonce de la reacutemission des peacutecheacutes Mais ce genre de promesse ne deacutelimite eacutevidemment

qursquoune espegravece particuliere de promesses veacuteteacutero-testamentaires Melanchthon distingue ces

paroles litteacuteralement anticipatrices des simples attestations drsquoun bien temporel et mateacuteriel

laquo Mais il y a aussi les promesses des choses temporelles dans lrsquoEcriture en plus de lapromesse de la vie eacuteternelle Des exemples de ce genre de promesse peuvent nous ecirctrefournis par la promesse faite agrave Noeacute ou par les nombreuses promesses de la Loi concernant laterre la santeacute etc Ces promesses ne sont pas seulement des figures de la promessespirituelle mais sont en elles-mecircmes des teacutemoignages de la gracircce de Dieu et de samiseacutericorde Ainsi elles doivent reacuteconforter nos consciences et nous encourager agrave glorifierDieu556 raquo

556 laquo Sunt in scripturis praeter hanc promissionem aeternae benedictionis etiam promissiones rerum temporaliumqualis est ea quae facta est Nohae quales pleraeque sunt in lege de terra de opulentia etc quae non modofigurae sunt spiritualium promissionum sed per sese sunt testimonia gratiae et misericordiae dei ita ut

343

On remarquera le jeu des cateacutegories quantitatives qui structure ici lrsquoopposition des

deux types de promesses La promesse litteacuteralement eacutevangeacutelique requalifieacutee sous les titres de

laquo promesse de la vie eacuteternelle raquo et plus simplement de laquo promesse spirituelle raquo jouit du

privilegravege insigne de lrsquouniciteacute Cette uniciteacute est eacutevidemment toujours celle drsquoun reacutefeacuterentiel

personnel et eacutevegravenementiel unique lrsquoinstitution christique de la Cegravene et lrsquoattestation de la

reacutemission des peacutecheacutes A lrsquoinverse les promesses reacutefeacutereacutees agrave laquo la terre raquo ou agrave la laquo santeacute raquo sont

multiples et foisonnantes On y verra lrsquooccasion drsquoy deacutebusquer encore lrsquoexpression de

lrsquoopposition standard ndash dans la theacuteologie lutheacuterienne ndash du reacutegime veacuteteacutero-testamentaire de

lrsquoabondance et de lrsquoeacuteconomie neacuteo-testamentaire de la surabondance laquo abreacuteviative raquo Par

ailleurs les promesses temporelles se montrent ici aussi complices de la parole leacutegislative ndash

elles sont laquo promesses de la Loi raquo ndash lagrave ougrave la promesse spirituelle comme on le sait noue avec

le reacutegime prescriptif une inimiteacute mortelle Ces points ont eacuteteacute suffisamment deacuteveloppeacutes dans

notre chapitre preacuteceacutedent agrave lrsquooccasion de lrsquoeacutetude du discrimen de lrsquoAncien et du Nouveau

Testament Concentrons nous donc plutocirct sur lrsquoeacutemergence dans notre citation du thegraveme

rheacutetorique de la laquo figure raquo (laquo non modo figuraehellip raquo) ndash dans le lexique duquel srsquoeacutenoncera par

la suite toute la critique meacutelanchthonienne de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique dans les Loci Notre

auteur nous dit laquo ces promesses ne sont pas seulement des figures de la promesse spirituelle

mais sont en elles-mecircmes des teacutemoignages de la gracircce de Dieu et de sa miseacutericorde raquo

Cette affirmation est le nœud de lrsquoexeacutegegravese typologique wittenbergeoise en elle

srsquoeacutenonce deacutejagrave quelque chose comme la possibiliteacute aporeacutetique drsquoun laquo double-sens univoque raquo

de lrsquo laquo eacutevangile raquo Les promesses temporelles de lrsquoAncien Testament sont nous lrsquoavons dit

radicalement distinctes de la promesse christique de la reacutemission des peacutecheacutes Les premiegraveres

sont plurielles mateacuterielles temporelles et leacutegislatives La seconde est unique spirituelle

eacuteternelle et antinomiste Par delagrave la radicaliteacute de cette divergence les deux types de

promesses entretiennent pourtant aussi et neacutecessairement un certain reste de communauteacute Et

cette communauteacute nrsquoest pas seulement celle drsquoun partage lexical si les deux types de

promesses se laissent deacutesigner sous lrsquouniteacute drsquoun terme unique crsquoest drsquoabord en vertu drsquoune

reacuteelle homologie et donc drsquoune reacuteelle similitude La promesse temporelle comme la promesse

spirituelle sont pareillement des garanties des anticipations drsquoun bien ou drsquoun don des

alliances contracteacutees entre Dieu et les hommes agrave lrsquooccasion drsquoun serment divin Pourtant ndash et

lagrave se tient le nœud de la deacutecision meacutethodologique et interpreacutetative de Melanchthon ndash ce nrsquoest

pas en vertu de cette similitude que lrsquointerpregravete est autoriseacute agrave qualifier aussi

consolentur et erigant conscientias nostras ut deum glorificent raquo ibid p 164 ndash 166 4[21 ndash 22]

344

drsquo laquo eacutevangeacutelique raquo lrsquoattestation drsquoun bien seulement temporel Une similitude nous lrsquoavons vu

dans notre chapitre sur la rheacutetorique et encore briegravevement rappeleacute plus haut est la condition

permanente et lrsquoencadrement neacutecessaire de toute construction figurative du langage Crsquoest en

vertu drsquoun certain mode de similitude seacutemantique ndash deacutefini selon le scheacutematisme des lieux

dialectiques ndash que le sens direct premier et immeacutediat peut aussi renvoyer apregraves coup agrave une

signification secondaire et indirecte Crsquoest parce qursquoun homme ressemble de facto ndash sous les

rapports du caractegravere de lrsquohygiegravene ou autre ndash agrave un cochon que je peux dire de lui laquo crsquoest un

cochon raquo

Crsquoest donc par la meacutediation de sa signification propre ndash et en vertu drsquoune affiniteacute

reacuteelle des deux eacutetages de la seacutemantique figurative ndash que le sens second peut ecirctre opeacuteratoire

dans une meacutetaphore dans une alleacutegorie dans une meacutetonymie ou autre Crsquoest preacuteciseacutement

cette dimension indirecte de la signification et cet espace drsquointermeacutediation seacutemantique que

notre reacuteformateur refuse de reconnaicirctre dans le cas de la comparaison des deux

promesses temporelle et spirituelle si la promesse drsquoun bien temporel ndash pays de Canaan

deacutelivrance du deacuteluge etc ndash est aussi une parole eacutevangeacutelique ce nrsquoest jamais seulement en

fonction drsquoun lien de ressemblance ou drsquoune affiniteacute seulement symbolique que celle-ci

tisserait avec la promesse derniegravere et spirituelle du Christ Crsquoest en elle-mecircme dans la sphegravere

de son efficience temporelle et dans la clocircture de lrsquoacircge de sa proclamation que la promesse

mateacuterielle vaut aussi comme eacutevangile Et si elle vaut comme eacutevangile crsquoest preacuteciseacutement parce

qursquoelle est elle aussi bien que selon une extension eacutevidemment restreinte et sous des

conditions limiteacutees une parole de consolation et un serment de remise de peine Que cette

remise et que cette consolation ne soient toujours que provisoires ne change

fondamentalement rien au caractegravere deacutejagrave eacutevangeacutelique de leur attestation Lorsque Dieu

annonce agrave David par lrsquointermeacutediaire du prophegravete Natacircn qursquo laquo il ne mourra pas raquo - crsquoest lagrave un

exemple pris par Melanchthon lui-mecircme ndash le sens de cette mort ne dessine eacutevidemment que

lrsquoespace drsquoune promesse temporelle crsquoest de la mort immeacutediate ndash de la mort du vivant

ordinaire ndash dont il est question ici Pourtant en vertu de sa porteacutee theacuterapeutique et de sa valeur

de gracircce cette parole est deacutejagrave en elle-mecircme et en dehors de toute inclusion dans lrsquohorizon

interpreacutetatif du Nouveau Testament un certain mode drsquoEvangile Dire que la promesse

mateacuterielle de lrsquoancien testament est elle aussi eacutevangeacutelique au sens litteacuteral ndash dire qursquoelle est

eacutevangeacutelique sans ecirctre une figure ou une alleacutegorie de lrsquoannonce de la reacutemission des peacutecheacutes ndash

crsquoest donc ici refuser de reacutefeacuterer sa validiteacute propre agrave la meacutediation du sens dernier de la

promesse neacuteo-testamentaire Dans ce cas lagrave et au sens strict il nrsquoest donc pas question de

typologie dans lrsquointerpreacutetation de la promesse veacuteteacutero-testamentaire Et pourtant avant ou par

345

delagrave toute typologie crsquoest deacutejagrave bien lrsquoEvangile qui srsquoavoue celui de la gracircce et de la

consolation provisoires de Dieu dans les temps mosaiumlques

sect8 Le double sens spirituel et mateacuteriel de la promesse la polyseacutemie scripturaire contre lrsquoambiguiumlteacute

speacuteculative

Pour des raisons chaque fois diffeacuterentes mais pour un reacutesultat finalement commun

la promesse de la vie eacuteternelle et les promesses des biens temporels se refusent donc toujours

agrave ecirctre interpreacuteteacutees selon la voie drsquoune exeacutegegravese alleacutegorique Concluant ces premiegraveres

consideacuterations exeacutegeacutetiques du locus de evangelio Melanchthon notera ainsi

laquo Je ne suis pas en train de parler de figures mais seulement de ces passages qui peuventclairement [palam] ecirctre pris litteacuteralement Et ce sont ces passages qui doivent ecirctre consideacutereacutesdrsquoabord et plus que tout Les histoires sacreacutees sont parfois des illustrations des lois et parfoisde lrsquoeacutevangile Indubitablement le cas terrible de Sauumll se reacutefegravere aux lois Mais le cas de Davidrevient agrave lrsquoeacutevangile puisqursquoil obtint la gracircce malgreacute le fait qursquoil se soit compromis avec lafemme drsquoun autre557 raquo

Nous retrouvons donc ici lrsquoaffiliation que semblait deacutejagrave nouer dans lrsquoœuvre

laquo linguistique raquo meacutelanchthonienne les deux exigences de clarteacute et de litteacuteraliteacute scripturaire

Ce dernier principe de fideacuteliteacute au litteacuteral est encore mis au service de la thegravese drsquoune constante

synchronie de la distinction de la Loi et de lrsquoEvangile Notre auteur ne semble pas nier ici si

lrsquoon srsquoen tient agrave une interpreacutetation stricte de la citation lrsquoexistence possible drsquoune certaine

ambiguiumlteacute de lrsquoEcriture Mais cette ambiguiumlteacute deacutefinit seulement une sphegravere drsquoindeacutetermination

exeacutegeacutetique que lrsquointerpregravete doit autant que possible chercher agrave eacuteviter Ce ne sont certes que

laquo certains passages raquo qui semblent offrir agrave lrsquoexeacutegegravete et du moins pour le problegraveme du preacute-

eacutevangeacutelisme de lrsquoAncien Testament une pleine clarteacute interpreacutetative Mais ces passages

doivent aussi constamment cristalliser son attention crsquoest laquo avant tout raquo et laquo plus que tout raquo

sur ce qui dans le texte scripturaire offre lrsquooccasion drsquoune claire et litteacuterale anticipation du

testament christique que lrsquoexeacutegegravete doit fixer lrsquoorientation de son regard Cette clarteacute et cette

litteacuteraliteacute ne vont pas sans poser quelques difficulteacutes en regard notamment du principe

normatif preacutealable de lrsquoexclusion de la polyseacutemie

557 laquo Nihil iam de figuris loquor sed de iis quae palam litera prae se fert Nam illa potissimum spectanda sunt Historiae sacrae alias legum alias evangelii exempla sunt Nam ad leges haud dubie pertinet horrendus Saulis casus Ad evangelium David qui cum oppressisset alienam uxorem tament gratiam impetravit fuitque plane evangelica vox illa prophetae denuciatiohellip raquo ibid p 166 4[25 - 26]

346

Crsquoest en effet et comme nous lrsquoavons vu sous deux allures et sous deux acceptions

bien distinctes que lrsquoEvangile se laisse finalement deacutecouvrir dans lrsquoeacuteconomie du livre

laquo mosaiumlque raquo En un premier sens est dit laquo eacutevangile raquo ce qui dans le texte de lrsquoAncien

Testament renvoie directement et litteacuteralement agrave lrsquoeacutevegravenement de la Cegravene et agrave la promesse

christique de la gracircce eacuteternelle LrsquoEvangile en ce premier sens deacutelimite donc lrsquoespace veacuteteacutero-

testamentaire drsquoune impatience drsquoune ex-ception et drsquoune rupture chronologique ndash espace

drsquoun acompte temporel drsquoune anticipation du Christ hors de lrsquoeacutepoque du lieu et du reacutegime

discursif de son deacuteploiement propre Ici la promesse nrsquoest eacutevidemment pas figurative crsquoest

directement et sans meacutediation qursquoelle deacutenote la virtualiteacute de la reacutemission Mais en un second

sens est dite aussi laquo eacutevangile raquo toute parole qui par la promesse drsquoun bien temporel ou drsquoune

remise de peine console et gracie un homme ou un peuple preacutealablement condamneacutes La

validiteacute de cette promesse est certes restreinte ndash elle ne vaut que dans les limites drsquoune

eacutepoque et renferme deacutejagrave en elle-mecircme les germes de sa peacuteremption Mais cette promesse est

pourtant deacutejagrave eacutevangeacutelique au sens litteacuteral Ce nrsquoest jamais sous la meacutediation drsquoun sens premier

et eacutetranger ndash du fait drsquoune analogie drsquoune similitude ou drsquoune homologie qursquoelle tisserait par

exemple avec la promesse neacuteo-testamentaire ndash que lrsquoannonce des juges la reacutemission de David

ou la promesse de lrsquoeacutelection du peuple heacutebraiumlque deacutenotent une gracircce une miseacutericorde et une

consolation

Mais si nos interpreacutetations preacuteceacutedentes sont exactes il semble qursquoil nous faille alors

souscrire finalement agrave une thegravese manifestement surprenante crsquoest en vertu de lrsquoideacutee mecircme

drsquoune irreacuteductibiliteacute du double-sens de la promesse que Melanchthon en vient agrave formaliser en

derniegravere instance sa critique de lrsquoalleacutegorie dans le manuel theacuteologique de 1521 Crsquoest parce

que ce mot mecircme drsquolaquo eacutevangile raquo est deacutefinitivement polyseacutemique que lrsquoon peut aussi qualifier

drsquo laquo eacutevangeacutelique raquo ce qui ne se reacutefegravere pourtant jamais au sens apparemment premier de la

promesse christique de la Cegravene Comment lever les difficulteacutes que suggegravere cet apparent

paradoxe Melanchthon aurait-il sacrifieacute son principe drsquounivociteacute interpreacutetative pour mieux

contester la pratique de lrsquoexeacutegegravese laquo agrave double eacutetage raquo de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Serait-ce

au nom mecircme de la litteacuteraliteacute ndash nous dirions aujourdrsquohui de la laquo lexicalisation raquo ndash drsquoun

double-sens que Melanchthon deacutenonce finalement lrsquoeacutetagement des significations dont se

rendrait coupable la seacutemantique indirecte agrave lrsquoœuvre dans la construction alleacutegorique du sens

biblique En bref serait-ce en vertu de la reacutealiteacute historique de lrsquoinstitution drsquoun double-sens

que notre reacuteformateur accuse en dernier recours la tentative de reconstruire apregraves coup et

speacuteculativement un double-sens

347

Ce que nous voyons donc se compliquer ineacutevitablement ici crsquoest la belle simpliciteacute

initiale que semblait supporter lrsquounion de lrsquoimpeacuteratif dialectique drsquounivociteacute et du preacutecepte

exeacutegeacutetique du refus de lrsquoalleacutegorie Une des cleacutes de la solution agrave cette difficulteacute semble devoir

ecirctre trouveacute dans une analyse plus pousseacutee de ce que nous deacutecrivions preacuteceacutedemment comme le

scheacutematisme de partition agrave lrsquoœuvre dans le discrimen de lrsquoAncien et du Nouveau Testament

Nous disions que lrsquoopeacuterativiteacute propre de ce scheacutematisme tenait essentiellement dans cette

capaciteacute agrave morceler la seacutemantique biblique en redupliquant agrave lrsquointeacuterieur de chaque locus un

double sens mateacuteriel et spirituel du terme La diffeacuterence du spirituel et du temporel ne serait

donc plus drsquoabord lrsquoopposition de deux eacutechelles de pratiques exeacutegeacutetiques mais une diffeacuterence

litteacuterale inscrite au cœur mecircme drsquoune scansion de la phraseacuteologie scripturaire et arrimeacutee agrave la

deacutechirure de deux acircges de la lexicalisation Crsquoest en concevant Christ comme lrsquoinstituteur

drsquoun reacuteseau de tropes lexicaliseacutees ndash un reacuteformateur de la phraseacuteologie ndash que les premiers

reacuteformateurs de Wittenberg reacutesoudront cette difficulteacute centrale de lrsquoexeacutegegravese typologique Mais

nrsquoanticipons pas trop crsquoest avec Luther et avec un bref parcours de lrsquoanalytique du testament

(consigneacutee dans le traiteacute sur la messe de 1520) que nous tacirccherons de deacutecrire finalement la

laquo solution rheacutetorique raquo au double problegraveme de la polyseacutemie des lieux scripturaires et du sens

du refus de lrsquoalleacutegorie

Un peu plus loin dans la perspective drsquoune accusation tacite de lrsquoexeacutegegravese

eacuterasmienne558 Melanchthon preacutecisera encore la condamnation des figures en reacutecusant avec

une expressiviteacute accrue la pratique de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique

laquo Il y en a qui pensent que rien ne peut ecirctre rechercheacute dans les histoires de lrsquoancientestament sinon des alleacutegories Mais ici si vous consideacuterez le sens litteacuteral seul vous verrezcombien drsquoinstruction il y a agrave tirer de lrsquoexemple de David En fait nous devrions fixer nosyeux sur cette seule signification car en elle lrsquoEsprit de Dieu nous montre geacuteneacutereusementlrsquoœuvre de sa colegravere et de sa pitieacute Quelles paroles peuvent ecirctre consideacutereacutees comme pluseacutevangeacuteliques que celles-ci laquo Le Seigneur a retireacute loin de toi tes peacutecheacutes raquo Le pardon despeacutecheacutes nrsquoest-il pas le message central de lrsquoeacutevangile et de la preacutedication du nouveautestament Vous pourriez ajouter agrave ces exemples une multitude drsquohistoires tireacutees deseacutevangiles559 raquo

558 Erasme a souvent eacutemis lrsquohypothegravese drsquoun caractegravere strictement alleacutegorique ou fabuleux de lrsquoAncien TestamentSi cette hypothegravese ne srsquoest jamais vue strictement formaliseacutee on pourrait toutefois en trouver une expression tregravesexplicite par exemple dans les Silegravenes drsquoAlcibiade laquo Prenez lrsquoAncien Testament par exemple Si vous ne precirctezattention agrave rien sinon agrave lrsquohistoire et que vous entendez qursquoAdam a eacuteteacute formeacute agrave partir de la poussiegravere qursquounefemme a eacuteteacute secregravetement tireacutee de ses cocirctes pendant son sommeil qursquoun serpent tenta cette derniegravere avec unepomme [hellip] nrsquoallez vous pas supposer que crsquoest lagrave une fable issue de lrsquoœuvre drsquoHomegravere raquo (Erasme Les silegravenesdrsquoAlcibiade Paris Belles Lettres 1998)559 laquo Sunt qui putant in veteris instrumenti historiis praeter allegorias nihil requirendum Sed hic vides quantumsit eruditionis in uno hoc Davidis exemplo si solam literam consideres Immo ea sola est spectanda un qua cumirae tum misericordiae suae opera spiritus dei nobis large exhibuit Quae vox magis evangelica cogitari potuitquam haec laquo Dominus sustulit peccatum tuum raquo Annon haec summa est evangelii seu praedicationis novi

348

Lrsquoaccusation de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique est ici lrsquooccasion drsquoune radicalisation de la

thegravese de la litteacuteraliteacute eacutevangeacutelique de lrsquoAncien Testament Si le scheacutema de la partition des deux

sens de lrsquoeacutevangile veacuteteacutero-testamentaire nous eacutetait en partie devenu clair avec nos citations

preacuteceacutedentes cette relative clarteacute est agrave nouveau mise agrave mal par ces derniegraveres affirmations Sous

quelles coordonneacutees la parole mentionneacutee ici ndash laquo Le Seigneur a retireacute loin de toi tes peacutecheacutes raquo

ndash peut-elle donc ecirctre situeacutee dans le plan dessineacute par lrsquoopposition des deux sens reacutefeacuterenceacutes plus

haut Srsquoagit-il drsquoune promesse temporelle drsquoun bien mateacuteriel ou srsquoagit-il de la promesse

spirituelle de la Cegravene Cette promesse nrsquoest manifestement pas directement assignable agrave la

reacutemission christique des peacutecheacutes Si crsquoest bien lrsquoattestation drsquoune remise des fautes qui

constitue son objet et son but ces fautes sont ici simplement celles ndash temporelles ndash qui ne

requiegraverent qursquoune gracircce provisoire Cette interpreacutetation doit ecirctre encore confirmeacutee par

lrsquoassignation rigoureuse de la promesse davidique au genre des promesses mateacuterielles

Et pourtant la fonction drsquoexemplariteacute et de maximaliteacute (laquo quelles paroles peuvent

ecirctre consideacutereacutees comme plus eacutevangeacuteliques que celles-ci raquo) que semble finalement revecirctir cet

exemple nous incline agrave penser que celui-ci traverse dans une certaine mesure la distinction

reconnue preacuteceacutedemment Bien plus crsquoest manifestement en fonction drsquoune certaine

similitude et par le jeu drsquoune certaine analogie (la promesse drsquoune reacutemission des fautes) que

se laisse encore fixer lrsquoaffectation eacutevangeacutelique de la parole des Rois Crsquoest donc finalement au

nom de cela mecircme en vertu de quoi se voyait drsquoabord disqualifieacutee lrsquoalleacutegorie ndash la structure de

la signification agrave double eacutetage ou la laquo seacutemantique analogique raquo ndash que paraicirct finalement se

reacuteintroduire ndash et peut-ecirctre clandestinement ndash la thegravese drsquoune litteacuterale laquo eacutevangeacuteliciteacute raquo de

lrsquoAncien Testament Lrsquoexemple reacutefeacuterenceacute construit donc dans le contexte discursif qui est

celui drsquoune accusation de lrsquoexeacutegegravese eacuterasmienne une signification oblique et une zone

drsquoindiffeacuterence en regard de notre scheacutema de partition initial Ce nrsquoest plus deux mais peut-

ecirctre trois sens de lrsquoexeacutegegravese veacuteteacutero-testamentaire que nous sommes donc deacutesormais contraints

de reconnaicirctre la promesse temporelle et mateacuterielle ordinaire ndash le don du pays de Canaan la

deacutelivrance des eaux du deacuteluge etc ndash la promesse temporelle de la reacutemission des fautes ndash qui

entretient avec la promesse christique un lien de similitude et drsquoanalogie ndash et lrsquoanticipation

litteacuterale mais obscure de la promesse christique ndash reacutefeacuterence directe et perceacutee chronologique

dans lrsquoacircge du Nouveau Testament

testamenti sublatum esse peccatum Addes his si voles acervum historiarum evangelicarumhellipraquo op cit 1944[110 ndash 111]

349

Crsquoest une nouvelle fois avec Luther et avec lrsquoeacutetude des textes doctrinaux de lrsquoanneacutee

1520 sur les sacrements que nous tenterons encore de lever cette difficulteacute Nous verrons

notamment que le fait de la reacutenovation christique de la lexicalisation des lieux theacuteologiques

rendra raison de la possibiliteacute drsquoune analogie et drsquoune comparaison diachronique non

alleacutegorique de lrsquoEcriture Quoi qursquoil en soit nous noterons qursquoici encore et malgreacute lrsquoeacutevidence

drsquoune association que semblait nous suggeacuterer le programme dialectique de Melanchthon lui-

mecircme la critique de lrsquoalleacutegorie nlsquoeacutequivaut manifestement jamais avec la reacutecusation simple

du double-sens La citation immeacutediate confirme nos conclusions preacuteceacutedentes crsquoest au nom

mecircme de lrsquoexistence drsquoune certaine polyseacutemie scripturaire que srsquoanime en dernier recours la

critique de lrsquointerpreacutetation figurative Et nous noterons ainsi que ce nrsquoest pas la logique de

lrsquoexeacutegegravese quadruple ndash donc de lrsquoinflation et de la superposition des niveaux seacutemantiques ndash

que condamne ici Melanchthon mais crsquoest bien lrsquoideacutee mecircme drsquoune exeacutegegravese univoquement

alleacutegorique qui se voit aussi reacutecuseacutee Le problegraveme de lrsquoalleacutegorie deacutelimite le plan drsquoun

programme exeacutegeacutetique heacuteteacuterogegravene et en partie eacutetanche agrave lrsquoexigence stricte drsquounivociteacute Et

lrsquourgence de la litteacuteraliteacute se voit ainsi durement disjointe de la seule norme du sens unique Le

principe drsquoune interpreacutetation litteacuterale dessine donc les contours drsquoun telos seacutemantique eacutetranger

agrave la seule requecircte drsquouniciteacute lexicale

sect9 Locus du sacerdoce (lois sacrificielles) et clauses du deacuteveloppement alleacutegorique

Les quelques tensions que nous venons drsquoeacutenumeacuterer nrsquoeacutepuisent pas lrsquointeacutegraliteacute des

difficulteacutes souleveacutees par la critique meacutelanchhtonienne de lrsquoalleacutegorie dans lrsquoeacuteconomie des

premiers Loci communes Si nous avons pu mettre agrave nu lrsquoapparente contradiction drsquoune

premiegravere solution qui se refermait dans la thegravese de lrsquoirreacuteductibiliteacute drsquoun double-sens des loci

le problegraveme est encore redoubleacute si lrsquoon prend soin de noter que Melanchthon tend parfois agrave

affirmer par ailleurs qursquoune certaine alleacutegorie demeure acceptable dans le champ mecircme de

lrsquoexeacutegegravese typologique En ce sens les analyses du premier manuel theacuteologique du reacuteformateur

anticipent directement les conclusions plus tardives des Elementa Si lrsquoeacutevangile veacuteteacutero-

testamentaire nrsquoeacutetait jamais ni figure ni preacutefiguration analogique de la promesse christique

notre reacuteformateur semble toutefois reconnaicirctre en mecircme temps la validiteacute drsquoune certaine

exeacutegegravese figurative dans la sphegravere du locus de lege La citation qui suit et agrave laquelle nous

laissons un espace drsquoexpression assez extensif marque la premiegravere occurrence expresse du

350

terme mecircme drsquo laquo alleacutegorie raquo dans la dispositio du corps textuel des Lieux communs560 Nous la

tirons de la discussion affeacuterente aux lois ceacutereacutemoniales et judiciaires de la lex divinae

laquo Les lois ceacutereacutemoniales ont eacuteteacute donneacutees en regard des rites sacrificiels de leurs diffeacuterencesselon les jours les vecirctements les victimes et drsquoautres choses semblables Il est certain qursquoenelles les mystegraveres de lrsquoeacutevangile sont esquisseacutes [adumbrata] comme lrsquoeacutepicirctre aux Heacutebreux etcertains passages dans les eacutepicirctres aux Corinthiens nous lrsquoenseignent De la mecircme maniegravereles eacutecrits des prophegravetes en attestent aussi Ils ordonnent geacuteneacuteralement les types de la loi auxmystegraveres de lrsquoEvangile alleacutegoriquement [en grec allegravegorikocircs] Il y a de nombreux exemplesde cela aussi dans les psaumes Ainsi les alleacutegories doivent ecirctre chercheacutees dans les lois de cetype mais avec prudence Parce qursquoici mecircme de grands auteurs se sont parfois rendus plussots que des enfants Seuls les rites et les actions qui nous ont eacuteteacute donneacutees dans lrsquointention designifier autre chose autorisent lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Par exemple les sacrifices dusacerdoce leacutevitique ont eacuteteacute donneacutes comme des signes du sacerdoce de Christ Maintenantseul quelqursquoun qui est profondeacutement verseacute dans lrsquoEcriture pourra traiter avec pertinence lesalleacutegories Quand elles sont traiteacutees proprement ces alleacutegories doivent nous conduire agravecomprendre aussi bien le pouvoir de la loi que celui de lrsquoeacutevangile Lrsquoeacutepicirctre adresseacutee auxHeacutebreux nous atteste de cela Quand elle compare Aaron et Christ avec quelle clarteacute nousmet-elle Christ devant les yeux Et avec quelle preacutecision nous enseigne-t-elle les beacuteneacuteficesque le monde a reccedilus agrave travers Lui et ce que lrsquohumaniteacute a tireacute de son ministegravere [pontificatus]

avec ce reacutesultat que nous ne sommes justifieacutes drsquoaucune faccedilon excepteacute agrave travers lesacerdoce du Christ 561 raquo

Nous retrouvons ici formuleacute le mobile drsquoune deacuterogation partielle agrave la clause de

litteacuteraliteacute hermeacuteneutique Ce mobile se laisse formuler dans des termes assez proches de ceux

qui autorisaient dans le chapitre des Elementa sur lrsquoexeacutegegravese quadruple lrsquo laquo inflation

interpreacutetative raquo de lrsquoexeacutegegravese lutheacuterienne du deacutecalogue Crsquoest en effet agrave la condition drsquoune

parfaite connaissance de la doctrine que la possibiliteacute du deacuteveloppement alleacutegorique des

matiegraveres scripturaires se voit ici encore soumis En regard des analyses preacuteceacutedentes il nous

faut toutefois apporter encore un certain nombre de nouvelles preacutecisions

560 Apregraves donc la seule geacuteneacutealogie introductive de la corruption doctrinale qui comme nous lrsquoavons vu faisait remonter agrave Origegravene la pratique de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique561 laquo Ceremoniales de ritibus sacrificiorum de dierum discrimine de vestibus de victimis deque hoc genus aliisproditae sunt In quibus non dubium est quin sint adumbrata mysteria evangelii ut docet epistola ad HebraeosItem loci aliquot ad Corinthios et testantur idem prophetarum literae alicubi qui fere typos legis allegorikocircs adevangelica mysteria accommodarunt Qualia sunt in Psalmis pleraque Proinde in hoc genere requirendae suntallegoriae sed prudenter Nam hic plus quam pueriliter ineptiunt etiam magni saepe auctores Nec allegoricaminterpretationem admittunt nisi ritus et facta in hoc prodita ut essent signa aliarum rerum ut sacrificiapontificatus Levitici in hoc prodita sunt ut essent signa sacerdotii Christi Iam infeliciter tractabit allegorias nisiqui universae scripturae peritissimus est Facile autem iudicabit spiritus immo sensus communis quatenus et inquam partem liceat allegoriis uti Nec illae parum conducunt ad intelligendam vim tum legis tum evangeliimodo apposite tractentur Id quod ostendit epistola Hebraeis inscripta quae Aaronem cum Christo comparansmirum est quam clare ob oculos ponat Christum quam proprie doceat quim beneficiorum per Christum orbisterrarium acceperit quid conferat Christi pontificatus humano generi ut non aliunde iustificemur nisi per Christisacerdotium raquo ibid p 130 ndash 132 3[110 ndash 114]

351

a) Nous remarquerons drsquoembleacutee que lrsquoeacutenonceacute de la validiteacute drsquoune certaine exeacutegegravese

alleacutegorique se conjoint ici avec une eacutenumeacuteration particuliegraverement foisonnante de laquo preuves

scripturaires raquo de cette pratique Ainsi les Corinthiens les prophegravetes de lrsquoAncien Testament et

les Psaumes se voient-ils finalement convoqueacutes pour offrir lrsquooccasion drsquoune confirmation

textuelle de la leacutegitimiteacute derniegravere drsquoune laquo certaine alleacutegorie raquo Au-delagrave de ces premiegraveres

reacutefeacuterences crsquoest drsquoabord et avant tout lrsquoeacutepicirctre aux Heacutebreux ndash en deacutebut et en fin de citation ndash

qui semble en constituer lrsquoautoriteacute majeure Lrsquoassignation de la validiteacute alleacutegorique agrave cette

autoriteacute ultime explique en grande partie le recentrement et la cristallisation de lrsquoexeacutegegravese

figurative autour du locus du sacerdoce Crsquoest en effet sur fond drsquoune comparaison des

sacerdoces christique et leacutevitique que se construit notamment le septiegraveme chapitre de lrsquoeacutepicirctre

aux Heacutebreux Ce point confirme encore nos remarques preacuteceacutedentes lrsquoautoriteacute scripturaire ne

renferme pas seulement pour Melanchthon le terreau drsquoune structure doctrinale patente mais

exhibe aussi les normes meacutethodiques mecircmes drsquoune certaine exeacutegegravese

Nous verrons toutefois que cette distinction qui oppose la meacutethode ou la forme de la

doctrine agrave son contenu positif ne vaut que dans certaines limites crsquoest sur fond drsquoune

deacutecouverte strictement doctrinale ndash lrsquoeacuteterniteacute du sacerdoce christique et son laquo monopole

soteacuteriologique raquo ndash que la pratique de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique se verra finalement justifier dans

sa possibiliteacute De maniegravere plus geacuteneacuterale il serait utile drsquoeacutetudier plus avant tout ce que

lrsquointerpreacutetation biblique lutheacuterienne doit au modegravele de lrsquoeacutepicirctre aux Heacutebreux Nous en

toucherons un mot par la suite lorsque nous parcourrons briegravevement les sermons lutheacuteriens

sur la Messe Cette dette laquo meacutethodique raquo participe encore agrave sa faccedilon drsquoun certain paulinisme

de la theacuteologie de Wittenberg bien que comme nous lrsquoavons vu Luther eacutemettra agrave partir de

1522 des doutes sur lrsquoorigine paulinienne de lrsquoeacutepicirctre Crsquoest dans les Heacutebreux que Luther et

Melanchthon deacutecouvriront ce qui nous paraicirctra constituer la structure centrale et le concept

directeur du deacuteveloppement de leur exeacutegegravese la structure de lrsquoa priori eacutevegravenementiel et

reacutetrospectif ndash de la preacuteexistence agrave soi de lrsquoeacutevegravenement de sa validiteacute laquo reacutetroactive raquo et de sa

racine eacuteternitaire Lagrave srsquoeacuteclaireront aussi les mystegraveres de ce qui constitue agrave notre sens le

problegraveme historique et hermeacuteneutique nodal du lutheacuteranisme le problegraveme de la validiteacute

absolue du nouveau de la reacuteforme de la rupture ndash la possibiliteacute pour la nouveauteacute de se

preacuteceacuteder dans lrsquoeacuteterniteacute de preacuteexister agrave soi avant et par delagrave la logique de cela mecircme avec

quoi elle vient rompre la preacuteexistence en Melchiseacutedech du sacerdoce christique ndash nouveau et

eacuteternel testament Crsquoest sur la logique de cet a priori eacutevegravenementiel que nous refermerons

notre eacutetude Elle nous paraicirct engager les ressorts derniers de la meacutethodologie de la

352

reconstruction de la somme theacuteologique agrave Wittenberg Que lrsquoon nous permette donc drsquoy

revenir avec une certaine insistance

b) Il est encore remarquable que la clause de restriction qui deacutelimite ici la sphegravere de

validiteacute de lrsquoalleacutegorie dans lrsquointerpreacutetation veacuteteacutero-testamentaire se donne sous lrsquoapparente

formulation drsquoune pure et simple tautologie crsquoest dans le cas ougrave des rites et des ceacutereacutemonies

laquo ont eacuteteacute donneacutees dans lrsquointention de signifier autre chose raquo que lrsquointerpreacutetation alleacutegorique

est autoriseacutee Mais qursquoest-ce donc que lrsquoalleacutegorie sinon preacuteciseacutement la deacutenotation drsquoun sens

figuratif agrave partir drsquoun sens propre ndash sinon donc la neacutecessiteacute ou lrsquoeffectiviteacute du renvoi de ce

sens propre agrave un alius La preacutecaution meacutelanchthonienne semble donc bien difficilement

pouvoir ecirctre tenue pour un outil utile pour la pratique effective de lrsquointerpreacutetation elle revient

agrave peu pregraves agrave nous dire qursquoil ne doit y avoir drsquoexeacutegegravese alleacutegorique que lagrave ougrave il y a de facto

alleacutegorie Mais comment reconnaicirctre preacuteciseacutement ce factum litteacuteral de lrsquoalleacutegorie dans le

foisonnement des matiegraveres de lrsquoEcriture Quelle cleacute scripturaire nous fournit-elle donc le

principe drsquoune discrimination possible entre alleacutegorie litteacuterale et historique et alleacutegorie

speacuteculative et illeacutegitime En reacutealiteacute et dans le contexte drsquoune accusation de la pratique de

lrsquoexeacutegegravese quadruple cet avertissement fait bien sens restreindre la pratique de lrsquoalleacutegorie agrave la

reacutealiteacute de son effectuation laquo litteacuterale raquo crsquoest refuser sa pratique systeacutematique ndash crsquoest

condamner la construction rigide drsquoun eacutetage seacutemantique alleacutegorique permanent En bref crsquoest

encore affirmer que lrsquoalleacutegorie nrsquoappartient pas agrave la meacutethode de lrsquoexeacutegegravese ni aux ressources

des scheacutemas drsquoarticulations des diffeacuterentes eacutechelles de sens mais toujours agrave lrsquoeacuteconomie de

lrsquoEcriture Sainte elle-mecircme

c) En filigrane crsquoest aussi le principe laquo psychologique raquo drsquointentionnaliteacute qui motive

encore lrsquoexclusion drsquoune assignation de lrsquoalleacutegorie agrave un eacutetage permanent de la seacutemantique

scripturaire562 Crsquoest sous la condition de deacutecouvrir lrsquointention reacuteelle de lrsquoauteur de faire usage

drsquoun sens figuratif que lrsquointerpreacutetation figurative est elle-mecircme justifieacutee La fideacuteliteacute agrave cette

clause drsquointentionnaliteacute qui comme nous lrsquoavons vu constitue aussi un principe de meacutethode

de la rheacutetorique meacutelanchhtonienne ne revient eacutevidemment pas agrave reacutefeacuterer lrsquoeacutecriture agrave un

laquo projet subjectif archi-tectonique sous-jacent raquo ni agrave prendre parti pour une conception

laquo psychologiste raquo de la signification Il faut nous faut nous garder de renvoyer la

562 Le principe-intentionnaliteacute eacutetait expresseacutement mentionneacute dans lrsquoeacuteconomie des Elementa (voir CR XIII 468notamment) Il constituait deacutejagrave un requisit de lrsquointerpreacutetation scripturaire selon les deacuteveloppements que lespremiers manuels de rheacutetorique consacraient au problegraveme de lrsquohermeacuteneutique (voir De rhetorica libri tres etInstitutiones rhetoricae)

353

meacutethodologie hermeacuteneutique de Melanchthon agrave ce genre de probleacutematiques contemporaines

Crsquoest comme une hypothegravese provisoire et comme un outil de meacutethode preacutealable que lrsquoenquecircte

psychologique des laquo intentions cacheacutees raquo agit dans la borne de lrsquohermeacuteneutique des premiers

reacuteformateurs Le deacutetour par la quecircte des laquo intentions raquo ne vaut donc toujours que dans le

cercle de lrsquoinvestigation sur le sens litteacuteral Crsquoest cette seule quecircte du sens exact ndash et si lrsquoon

peut dire de lrsquo laquo esprit de la lettre raquo ndash qui anime et motive ainsi la pratique de lrsquointerpreacutetation

Lrsquointention de lrsquoauteur nrsquoest donc jamais en soi pour lrsquoexeacutegegravete quelque chose de tel qursquoun

telos dernier ou qursquoun point de reacutefeacuterence constant de lrsquoactiviteacute interpreacutetative elle ne

repreacutesente que le nom de lrsquoune des projections possibles et deacuteriveacutees drsquoun sens laquo historique raquo ndash

une ideacutealisation seconde un fil conducteur hypotheacutetique une uniteacute de mesure preacutesumeacutee de la

litteacuteraliteacute de la signification certaine

d) Lrsquoalleacutegorie ne vaut nous lrsquoavons dit que lagrave ougrave la signification litteacuterale semble

renvoyer par soi agrave lrsquoalteacuteriteacute drsquoun alius Cette structure de laquo signification par renvoi raquo a un

nom elle se laisse deacutesigner ici sous le titre de laquo signe raquo Lrsquoalleacutegorie existe partout ougrave

lrsquoeacutecriture a agrave faire avec des signes Ce concept de laquo signe raquo constituera ndash nous le verrons

bientocirct ndash le nerf de la formalisation lutheacuterienne de la doctrine des sacrements Dans

lrsquoeacuteconomie des Loci crsquoest deacutejagrave preacuteciseacutement agrave lrsquooccasion du locus de signis que seront

discuteacutes dans le contexte drsquoune accusation de la laquo dogmatique catholique raquo les problegravemes

doctrinaux affeacuterents agrave lrsquoinstitution sacramentaire Plus tard et notamment en 1528 dans le

traiteacute lutheacuterien sur la Cegravene du Christ crsquoest cette fois dans le contexte drsquoune reacutecusation des

laquo esprits visionnaires raquo cest-agrave-dire des adversaires internes de la Reacuteforme (Zwingli

Oecolampade Carlstadt) que se nouera la controverse sur la nature des sacrements563 Nous

montrerons dans la suite de notre eacutetude que tous les outillages conceptuels et tous les jalons

doctrinaux eacutetaient deacutejagrave poseacutes degraves 1521 pour que la discussion sur lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique

trouve son lieu propre et le site de son engagement ultime dans le cœur du locus de

sacramentorum Et lrsquoidentification preacutesumeacutee ou affirmeacutee ici entre le signe et lrsquoalleacutegorie

soulegraveve deacutejagrave une interrogation qui concerne directement ce deacutebat interne agrave la Reacuteforme

protestante si le sacrement est toujours un signe et que le signe est aussi assimilable agrave une

forme drsquoalleacutegorie ne sommes nous pas contraints de preacutesumer le caractegravere symbolique du

sacrement de la Cegravene Le pain nrsquoest-il pas seulement un symbole ou une alleacutegorie du corps

du Christ et de la communion des Saints

563 laquo De la Cegravene du Christ ndash Confession raquo in Luther Œuvres Tome 6 Genegraveve Labor et Fides 1964

354

e) Crsquoest comme lrsquoon pouvait srsquoy attendre la connaissance de la doctrine qui

conditionne et encadre la pratique de lrsquoalleacutegorie Lrsquohomme laquo verseacute dans lrsquoEcriture raquo auquel

Melanchthon fait reacutefeacuterence ici crsquoest eacutevidemment le vrai docteur et le vrai theacuteologien cest-agrave-

dire celui qui maicirctrise laquo agrave fond raquo la somme des loci de la doctrine chreacutetienne Mais si la

connaissance de la doctrine est le point de deacutepart et la condition de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique elle

en est aussi le produit et la fin crsquoest agrave lrsquoenseignement de la distinction de la Loi et de

lrsquoEvangile agrave la preacutedication des beacuteneacutefices du Christ et de la neacutecessiteacute salvatrice de son

sacerdoce qursquoaboutit finalement lrsquooption pour lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Et cet

aboutissement de fait est aussi un aboutissement de droit lrsquoenseignement de la doctrine nrsquoest

pas seulement la condition et le terme de lrsquointerpreacutetation figurative de la Bible elle en est

encore le principe-reacutegulateur et la fin Crsquoest en dernier recours agrave sa fideacuteliteacute agrave la doctrine

chreacutetienne que lrsquoon eacutevalue la validiteacute deacutefinitive drsquoune alleacutegorie exeacutegeacutetique Le constant circuit

circulaire que configure le parcours interpreacutetatif de la theacuteologie de Wittenberg srsquoavoue ici

encore sous un nouveau jour crsquoest toujours agrave preacutesupposer son reacutesultat qursquoest conditionneacute le

commencement de toute exeacutegegravese

sect10 Le filon probleacutematique du double-sens scripturaire

Tous les reacutesultats auxquels nous sommes parvenus dans notre bref parcours des

occurrences du problegraveme de lrsquoalleacutegorie dans le manuel de 1521 confirment drsquoavance et

anticipent directement les conclusions deacutefinitives et systeacutematiques que les Elementa

rhetorices formuleront finalement dix ans plus tard sur la question Les premiegraveres remarques

des Loci communes sur la pratique de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique pointent pourtant aussi et de

maniegravere tout agrave fait originale vis-agrave-vis des analyses rheacutetoriques ulteacuterieures la centraliteacute

probleacutematique du fait du double-sens scripturaire des lieux de la doctrine chreacutetienne Nous

avions vu briegravevement agrave lrsquooccasion de notre chapitre preacuteceacutedent que ce double-sens permanent

et litteacuteral avait drsquoabord dans lrsquoeacuteconomie de lrsquoEcriture une dimension diachronique il relegraveve

drsquoune partition immanente agrave la dispositio biblique et de lrsquoopposition de deux acircges de la

Parole speacutecifieacutes par la circulation drsquoun reacuteseau lexical et seacutemantique diffeacuterent

Ce double-sens qui traverse geacuteneacuteralement lrsquoensemble des loci de la doctrine

theacuteologique renvoie selon cette premiegravere acception et dans le cas particulier du lieu de

lrsquoEvangile agrave la ceacutesure qui scande lrsquoAncien et le Nouveau Testament selon lrsquoopposition

355

nourriciegravere de deux reacutegimes distincts du don et de la promesse A lrsquoacircge du laquo testament

mosaiumlque raquo correspond drsquoabord le reacutegime du don temporel affilieacute agrave lrsquoinstitution drsquoune clause

de reacutetribution recouvert drsquoune couverture leacutegale et geacuteneacuterateur de dettes A lrsquoacircge neacuteo-

testamentaire reacutepond le reacutegime du bien spirituel abreacuteviatif inconditionnel ndash eacutetranger agrave la

logique de la reacutetribution ndash et deacutefinitif Mais ce scheacutema initial srsquoest compliqueacute lorsque nous

avons eu agrave noter que ce double-sens traversait et structurait aussi la clocircture propre de lrsquoAncien

Testament lui-mecircme Crsquoest dans le seul cercle de la parole veacuteteacutero-testamentaire que la

signification de la promesse se deacutedouble deacutejagrave selon les acceptions distinctes drsquoune reacutefeacuterence

obscure agrave Christ et du don drsquoun bien temporel Crsquoest dans la spirale du laquo vieux livre raquo que se

laisse deacutejagrave entrevoir la diffraction des reacutegimes bibliques de phraseacuteologie

Il nous faut tenter de remonter plus avant le fil probleacutematique que tissent les

difficulteacutes de ce double sens Crsquoest la cleacute de la possibiliteacute de lrsquoexeacutegegravese typologique qui se joue

agrave mecircme le cheminement de la question de cette polyseacutemie Nous voudrions montrer dans le

commentaire qui suit que crsquoest agrave partir de la theacutematisation du problegraveme de cette laceacuteration

historique de la signification de lrsquoEvangile que se rencontrent et se reacutesorbent sous une

interrogation unique toutes les interrogations qui motivaient encore la progression de ce

dernier chapitre de notre eacutetude sous quel mode opeacuteratoire les loci assument-ils leur fonction

strictement exeacutegeacutetique De quelle source scripturaire peut-on attester leur centraliteacute

doctrinale Comment peut-on rendre raison de la genegravese biblique des grands schegravemes

oppositifs de la topique meacutelanchthonienne ndash Loi et Evangile Ancien et Nouveau Testament

chair et esprit Nous verrons que le filon probleacutematique du double-sens de lrsquoEcriture

deacutecouvrira finalement une veine drsquointerrogations dont la porteacutee excegravede tregraves largement le

champ de la reacutesolution de ces premiegraveres questions Ce qui se tramera derriegravere le fait de la

polyseacutemie scripturaire crsquoest finalement ce que nous avons deacutejagrave briegravevement caracteacuteriseacute ndash et ce

que nous deacutecrirons plus loin encore ndash comme la structure essentiellement typologique et

laquo reacutetroactive raquo de la temporaliteacute lutheacuterienne la structure de lrsquoa priori eacutevegravenementiel Dans la

chair mecircme drsquoune meacuteditation sur lrsquoeacutevegravenement christique nous verrons par lagrave encore que la

probleacutematique de lrsquoexeacutegegravese typologique se raccordera drsquoembleacutee agrave une question qui relegraveve

aussi pour nos reacuteformateurs drsquoune hermeacuteneutique de leur actualiteacute comment peut-on precircter

une valeur normative et une porteacutee absolue agrave ce qui ne relegraveve que drsquoune institution positive et

historique Comment peut-on faire porter au surgissement de lrsquoeacutevegravenement et agrave la nouveauteacute

doctrinale une charge deacutefinitive de veacuteriteacute

356

sect11 La question de la typologie dans le corpus preacutecoce de Luther les lieux de lrsquo laquo analytique du

testament raquo

Les quelques pages qui suivent auront au sein du programme geacuteneacuteral de notre eacutetude

valeur de reacutesolution probleacutematique et de reacutesumeacute theacutematique Nous avons souhaiteacute conduire le

cheminement de cette conclusion avec la lecture drsquoune œuvre tireacutee du corpus lutheacuterien le

Sermon sur le Nouveau testament de 1520564 Sans doute ce choix est-il en partie motiveacute par

lrsquointention drsquoapporter agrave une probleacutematique historiographique une tentative de contribution

Au terme de notre bref commentaire du Sermon nous en viendrons en effet agrave formuler un

certain nombre de remarques qui inteacuteressent directement ces questions historiques que nous

avions pour le moment tregraves largement eacuteludeacutees celle drsquoune part de la nature exacte du

rapport doctrinal de Melanchthon et de Luther en 1521 et celle drsquoautre part de la datation

plus geacuteneacuterale de la laquo deacutecouverte reacuteformatrice raquo agrave Wittenberg Le parcours de lrsquo laquo analytique

du testament raquo deacuteveloppeacutee dans le Sermon sur le Nouveau Testament entre les cinquiegraveme et

douziegraveme paragraphes nous permettra non seulement drsquoexhiber la rigoureuse identiteacute

doctrinale de Luther et de Melanchthon en 1521 mais surtout de marquer le fait ndash crsquoest lagrave un

acquis sans doute plus notable ndash que cette identiteacute srsquoeacutetend aussi jusqursquoau partage des mecircmes

impeacuteratifs de meacutethode et des mecircmes normes de constructions discursives

Plus radicalement encore nous montrerons que Luther applique agrave la lettre en 1520

dans son analytique du testament les principes drsquoanalyses dialectiques et drsquointerpreacutetations

rheacutetoriques que Melanchthon deacutetaillera onze ans plus tard dans ses Elementa au sujet des

conditions de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique565 Nous tacirccherons ainsi de marquer le fait que

lrsquoanalytique du testament de 1520 exemplifie tregraves rigoureusement dans le contexte drsquoune

interpreacutetation typologique des promesses veacuteteacutero-testamentaires les regravegles de meacutethode qui

564 Martin Luther Ein Sermon von dem Neuen Testament das ist von der heiligen Messe WA 6 (349-378) Noussuivons ici sa traduction par M Weyer publieacutee dans les œuvres lutheacuteriennes de lrsquoeacutedition de la Pleacuteiade laquo Sermon sur le Nouveau Testament raquo in Martin LUTHER Œuvres Paris Gallimard 1999565 Ce qui est drsquoabord lieacute au fait que Melanchthon ait sans doute voulu confeacuterer agrave la meacutethode exeacutegeacutetique deLuther selon lrsquoexpression de Ph Buumlttgen dans lrsquoarticle reacutefeacuterenceacute plus haut laquo une forme de classicismeimmeacutediat raquo (laquo Doctrine et alleacutegorie au deacutebut de la Reacuteforme raquo in op cit p 305) Toutefois il est agrave remarquer quecrsquoest agrave partir drsquoune conceptualiteacute et drsquoun outillage meacutethodique et technique tireacutes de sa dialectique ndash celle-lagravemecircme qui est deacutejagrave tregraves largement formaliseacutee en 1520 dans le Compendiaria ndash que notre auteur entend rendrecompte de la meacutethode de lrsquointerpreacutetation laquo inflationnelle raquo de lrsquoAncien Testament dans les Elementa Ce queLuther met agrave lrsquoœuvre dans son analytique du testament de 1520 crsquoest donc une proceacutedure meacutethodique quiexemplifie certes drsquoavance les principes du manuel de 1531 (ce qui nrsquoest eacutevidemment pas particuliegraverementremarquable puisque celui-ci srsquoen inspirera expresseacutement) mais qui semble exemplifier aussi apregraves coup lesdeacuteveloppements peacutedagogiques du traiteacute dialectique du Compendiaria De lagrave agrave conclure que les progregraves de laformalisation de la dialectique meacutelanchthonienne aient pu constituer la matrice des progregraves de la formalisationde la theacuteologie lutheacuterienne au tournant de lrsquoanneacutee 1520 il nrsquoy a qursquoun saut interpreacutetatif dont nous laissonslrsquooption agrave la discreacutetion des exeacutegegravetes

357

ordonnent en geacuteneacuteral lrsquohermeacuteneutique topique de Melanchthon deacuteveloppement theacutematique et

inflation discursive drsquoun terme simple de lrsquoEcriture agrave partir des loci finitionum de la

dialectique recomposition deacuteductive de la doctrine agrave partir du deacutepliement de ces ressources

deacutefinitionnelles reacuteassemblage second des matiegraveres scripturaires (et notamment veacuteteacutero-

testamentaires) sous lrsquoossature scheacutematique de la doctrine ainsi constitueacutee etc Si les

conditions de lrsquoexeacutegegravese typologique et la fonction hermeacuteneutique des loci doctrinaux

apparaicirctront avec une nouvelle clarteacute par ce deacutetour dans le cœur de lrsquoanalytique du testament

nous aurons aussi et surtout agrave y assister agrave lrsquoengendrement et agrave lrsquoextraction concregravete de ces loci

agrave partir de leur source biblique native

Crsquoest notamment le schegraveme de la contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile lui-mecircme ndash

dans sa plus grande porteacutee fonctionnelle ndash qui se verra ainsi deacuteduit et deacuteriveacute laquo textuellement raquo

au terme de lrsquoexeacutegegravese lutheacuterienne de la messe Ce que lrsquoanalytique testamentaire attestera

alors crsquoest en derniegravere instance de la correacutelativiteacute et de la contemporaneacuteiteacute strictes dans la

premiegravere theacuteologie de Wittenberg de la genegravese scripturaire de la doctrine et de sa deacuteduction

dialectique

Luther a publieacute agrave Wittenberg en lrsquoespace de trois ans trois traiteacutes exclusivement

consacreacutes au thegraveme de la messe - le Sermon au sujet drsquoune digne preacuteparation au sacrement

de lrsquoeucharistie en 1518566 le Sermon sur le tregraves veacuteneacuterable sacrement du corps du Christ et

sur les confreacuteries567 paru fin deacutecembre 1519 et finalement donc le Sermon sur le Nouveau

testament publieacute en aoucirct 1520 Nous nrsquoaurons pas lrsquooccasion de revenir ici en deacutetail sur les

eacutevolutions internes de la penseacutee lutheacuterienne au cours de ces trois anneacutees deacutecisives Nous ne

nous attarderons pas non plus sur les circonstances et les enjeux concrets de la reacutedaction de

ces traiteacutes568 Les recontextualisations historiques de la formalisation progressive de la

doctrine de Luther autour de lrsquoanneacutee 1520 ne manquent pas Notons seulement que si la

structure formelle de la theacuteorie sacramentaire est manifestement en place degraves le sermon de la

566 WA 1 (329 ndash 334)567 Ein Sermon von dem hochwuumlrdigen Sakrament des heiligen wahren leichnams Christi und von denBruumlderschaften WA 1 (742 ndash 758) Nous suivrons ici encore la traduction de lrsquoeacutedition des oeuvres de la Pleacuteiadepar M Lienhard (op cit 292 ndash 330)568 Pour un aperccedilu systeacutematique sur la doctrine lutheacuterienne de la Cegravene et des sacrements et pour un exposeacutedoctrinal sur la conception sacramentaire deacuteployeacutee dans le sermon de 1520 voir par exemple HartmutHilgenfeld Mittelalterlich-traditionnelle Elemente in Luthers Abendmahlsschriften Zurich TheologischerVerlag 1971 Hans Bernard Meyer Luther und die Messe Paderborn Bonifacius 1965 Ernst Bizerlaquo Romisch-katolische Messe und evangelisches Abendmahl raquo in Ecclesia semper reformanda (numeacutero speacutecial)Munich 1952 (17 ndash 40) ou Wolfgang Schwab Entwicklung und Gestalt der Sakramententheologie bei MartinLuther Franfort Herbert Lang 1976 Pour une eacutetude plus particuliegraverement centreacutee sur un commentaire dusermon de 1519 Ursula Stock Die Bedeutung der Sakramente in Luthers sermonen von 1519 Leyde Brill1982

358

fin de lrsquoanneacutee 1519 nous nrsquoy retrouvons par ailleurs aucune trace de ce que nous deacutecrivons ici

comme lrsquo laquo analytique du testament raquo Par ce terme drsquo laquo analytique du testament raquo nous

entendons simplement deacutesigner ce vaste mouvement drsquoanalyse terminologique du terme

διαθήκη569 auquel Luther semble precircter en 1520 une valeur de justification doctrinale

Cette analytique du testament ndash le testament est la promesse drsquoun heacuteritage or

lrsquoheacuteritage ne vaut que sous la condition de la mort du testateur donc la mort de Dieu est

annonceacutee drsquoavance dans lrsquousage mecircme du terme etc ndash nrsquoest pas propre au sermon sur la

messe il constitue presqursquoun lieu commun des traiteacutes de lrsquoanneacutee des laquo grands eacutecrits

reacuteformateurs raquo On en deacutecouvre notamment une reformulation et parfois mecircme une reacutepeacutetition

exacte dans le Sermon sur les bonnes œuvres570 publieacute deacutebut mai et surtout dans le Preacutelude

sur la captiviteacute babylonienne de lrsquoEglise571 qui en reprend les deacuteveloppements presque terme

agrave terme Pour nous ndash et en regard des conclusions auxquelles nous sommes parvenus dans nos

eacutetudes anteacuterieures ndash ce deacuteveloppement doctrinal du locus testamentaire constitue le nerf agrave vif

de la formalisation deacutefinitive de la dogmatique lutheacuterienne Si nous devions donc oser

lrsquohypothegravese drsquoune datation crsquoest agrave la formulation de cette theacuteorie du testament que nous

reacutefegravererions le terreau de la laquo deacutecouverte reacuteformatrice raquo Tacircchons de nous expliquer sur ce

point

sect12 Le tournant 1520 bref parcours du sermon sur la messe de 1519

Fin 1519 Luther dispose deacutejagrave de lrsquooutillage conceptuel qui lui permet de penser le

sacrement comme la correacutelation drsquoun signe mateacuteriel et drsquoune signification spirituelle572 Crsquoest

deacutejagrave agrave la foi que revient la charge de garantir la synthegravese et lrsquounion des deux moments de la

structure sacramentaire et donc aussi lrsquoefficience et lrsquoefficaciteacute du sacrement lui-mecircme Cette

569 Luther justifie longuement dans lrsquoentreprise de sa traduction du Nouveau Testament le choix du motlaquo testament raquo pour rendre le grec laquo diathegravekegrave raquo ou lrsquoheacutebreu laquo berith raquo Ce nrsquoest donc pas simplement par traditionque notre reacuteformateur se range finalement du cocircteacute de la traduction de la Vulgate sur ce point Cette traduction esttoutefois chancelante puisque comme nous le verrons la mecircme citation ndash Ceci est la coupe du testamenteacuteternelhellipndash est rendue dans le Sermon de 1520 une fois par le mot laquo alliance raquo (Buumlndnis) et lrsquoautre fois par lemot laquo testament raquo Le choix de la traduction pour le mot laquo testament raquo se justifie en fait drsquoabord par lrsquooptiondoctrinale de Luther ndash et agrave ce sujet encore le problegraveme du laquo cercle raquo de lrsquoexeacutegegravese et de la dogmatique se pose demaniegravere pressante ndash comme nous le verrons crsquoest en remarquant la reacuteforme lexicale induite par lrsquoinstitutioneucharistique que notre auteur notera que Christ laisse circuler ce laquo vieux mot raquo drsquo laquo alliance raquo pour deacutesigner cequi nrsquoen est preacuteciseacutement plus qursquoune espegravece bien particuliegravere les derniegraveres volonteacutes du mourant570 Von den guten Werken WA 6 (202 - 276)571 De captivitate Babylonica ecclesiae praeludium WA 6 (497 ndash 573) Les deacuteveloppements que le Preacuteludeconsacre au sacrement eucharistique reprennent en latin souvent mot pour mot lrsquoexposeacute doctrinal du Sermon surle nouveau testament publieacute en allemand On y verra aussi lrsquooccasion de ne pas precircter de signification tropsysteacutematique au choix de la langue des traiteacutes lutheacuteriens (les eacutecrits allemands seraient plus populaires les eacutecritslatins plus savants et formaliseacutes etc)572 Voir op cit WA 6 p 742

359

articulation laquo ternaire raquo de la reacutealiteacute sacramentaire ne sera jamais mise en question par Luther

et ce jusque dans ses eacutecrits les plus tardifs comme le Commentaire sur la Genegravese qui en

confirme toujours la validiteacute573 Mais fin 1519 crsquoest encore dans les termes tout agrave fait

traditionnels drsquoune communion des chreacutetiens dans le corps spirituel de Christ574 que Luther

deacutecrit la signification du sacrement eucharistique En ce sens lrsquoanalyse lutheacuterienne de la

messe est encore entacheacutee agrave la date de la reacutedaction du traiteacute drsquoune conception globalement

alleacutegorique de la Cegravene le pain corps effectif du Christ y deacutesigne toujours le corps spirituel

de lrsquoEglise et la communauteacute des fidegraveles de maniegravere essentiellement symbolique et

analogique Certes le pain de la messe est bien le corps litteacuteral et effectif du Christ ndash et la

question de lrsquoalleacutegorie ne se pose donc pas agrave lrsquoeacutechelle probleacutematique agrave laquelle se concentrera

par la suite la controverse contre laquo les esprits visionnaires raquo ndash mais ce corps effectif noue en

mecircme temps avec la signification du sacrement un lien toujours compris sous le mode de la

similitude ou de la ressemblance

laquo Afin de signifier cette communion Dieu a aussi institueacute pour ce sacrement des signes quisrsquoy precirctent parfaitement et qui par leur forme nous incitent et nous poussent agrave une tellecommunion En effet le pain est fait de lrsquoamalgame de nombreux petits grains de bleacute et lescorps de ces grains donnent une seule miche de pain dans laquelle chaque grain perd soncorps et sa forme pour prendre forme de pain575 raquo

Moins drsquoun an plus tard Luther renoncera deacutefinitivement au modegravele de la similitude

pour rendre raison du lien de signification qui rattache le sacrement agrave son reacutefeacuterent

testamentaire Crsquoest sous une acception strictement positive et laquo conventionnelle raquo qursquoil

deacutecrira alors le mode de correacutelation qui unit le pain comme corps du Chris agrave la promesse

divine de la reacutemission Et cette inflexion doctrinale trouvera son fondement dans ce qui

srsquoavouera encore comme le renoncement agrave un modegravele lui aussi alleacutegorique de la promesse

divine elle-mecircme Fin 1519 dans le quatriegraveme paragraphe de son Sermon sur la cegravene et sur

les confreacuteries crsquoest encore en ces termes que Luther deacutecrit la signification du sacrement

eucharistique

573 Voir par exemple les deacuteveloppements consacreacutes agrave lrsquousage de lrsquoalleacutegorie (qui confirment drsquoailleursinteacutegralement les quelques thegraveses que nous preacutesentons ici agrave partir drsquoune lecture des eacutecrits de 1520) LutherŒuvres tome 17 Genegraveve Labor et Fides 1977 p 361 (excursus sur lrsquoalleacutegorie)574 Evidemment Luther et le lutheacuteranisme comprendront toujours en un sens la signification de la Messe commela communion des chreacutetiens dans le corps spirituel du Christ Mais crsquoest la formalisation interpreacutetative de lasignification du sacrement du pain et lrsquoordre des renvois de ses diffeacuterents niveaux seacutemantiques qui marquerontlrsquooriginaliteacute de la version posteacuterieure de la doctrine de lrsquoeucharistie Degraves 1520 crsquoest comme nous le verrons sousla signification de lrsquoheacuteritage et sous le modegravele drsquoune communauteacute notariale ndash communauteacute des heacuteritiers ndash queLuther rendra compte de lrsquoarticulation du signe et de son sens et du mode drsquoincorporation du chreacutetien dans lacommunio christique575 Luther Œuvres op cit p 317

360

laquo La signification du sacrement et ce qursquoil opegravere crsquoest la communion de tous les saints crsquoestpourquoi on le nomme couramment syntaxis ou communio cest-agrave-dire communion le motlatin communicare signifie recevoir cette communion ce que nous traduisons en allemandpar laquo aller prendre le sacrement raquo cela provient du fait que le Christ forme avec tous lessaints un corps spirituel de la mecircme maniegravere que la population drsquoune citeacute forme unecommunauteacute et un corps et que tous les bourgeois sont membres les uns des autres et de laciteacute entiegravere576 raquo

La signification du sacrement eucharistique nrsquoest donc rien drsquoautre que la simple

communauteacute spirituelle des chreacutetiens en Christ Si la reacutemission des peacutecheacutes ndash qui constituera

dans le Sermon de 1520 la reacutefeacuterence et la signification directes du sacrement ndash est bien aussi

incluse en un sens sous la signification de la communion cette inclusion est en mecircme temps

meacutediate et secondaire ndash crsquoest par lrsquointermeacutediaire de la communio que le chreacutetien se preacutevaut de

la gracircce du Christ Crsquoest par lrsquoincorporation communautaire que srsquoactive apregraves coup le

beacuteneacutefice de la reacutemission Plus loin Luther deacutecrira la nature plus preacutecise de cette communion

sous les traits figuratifs drsquoune communauteacute bourgeoise

laquo Cette communion reacuteside en ceci que tous les biens spirituels du Christ et des ses saints sontpartageacutes et mis en commun avec celui qui reccediloit ce sacrement en revanche tous les peacutecheacuteset souffrances sont eacutegalement mis en commun ainsi lrsquoamour enflamme en retour lrsquoamourqui unit577 raquo

Crsquoest sous une double alleacutegorie que notre auteur conduit donc ici la description de la

Parole divine dans le sacrement de la Cegravene sous la simple comparaison de la communauteacute

des fidegraveles avec la communauteacute civile laquo des bourgeois drsquoune ville raquo drsquoune part mais plus

geacuteneacuteralement et plus essentiellement aussi sous lrsquoalleacutegorie juridique de lrsquounion maritale ou

conjugale au Christ Par delagrave ce double symbolisme ndash socieacuteteacute bourgeoise et union conjugale ndash

la communion des chreacutetiens se laisse donc finalement caracteacuteriser sous la figure geacuteneacuterale de la

communauteacute civile des biens et du partage des richesses La syntaxis ou la communio

spirituelle des fidegraveles nrsquoopegravere ainsi que par une laquo fusion raquo des personnes et par une

incorporation ndash un partage et une contagion des peacutecheacutes et des justices respectives ndash dont on ne

peut rendre compte que par la meacutediation seconde drsquoun symbole ou drsquoune alleacutegorie emprunteacutee

agrave la sphegravere du droit civil Et la reacutealiteacute civile et juridique qui srsquoavoue comme lrsquoesquisse et

comme le point drsquoaccegraves figuratif de lrsquoexeacutegegravete agrave la reacutealiteacute spirituelle de la communio en Christ

576 Ibid p 310577 Ibid p 311

361

demeure par naissance toujours eacutetrangegravere et eacutetanche agrave la nature concregravete de ce qursquoelle vise agrave

illustrer

Dans le Sermon de 1520 au contraire la cateacutegorie juridique de lrsquoheacuteritage ndash qui se

substituera deacutefinitivement agrave celle de lrsquounion maritale et des noces christiques comme agrave la

meacutetaphore de la socieacuteteacute bourgeoise ndash ne se donne plus comme une meacutetaphore fileacutee ou comme

une alleacutegorie seconde de la promesse divine mais elle se confond preacuteciseacutement

rigoureusement et au sens le plus litteacuteral du terme avec cette promesse mecircme Si la gracircce est

encore symboliquement une communauteacute des biens fin 1519 crsquoest litteacuteralement que la

justification devient une communauteacute des heacuteritiers deacutebut 1520 Crsquoest lagrave le point nodal de la

reacuteforme lutheacuterienne de la doctrine de lrsquoeucharistie Derriegravere le jeu du litteacuteralisme ou du

symbolisme de la reacutefeacuterence juridique ce qui se trame en effet sous lrsquoapparence de cette

subtiliteacute discursive crsquoest le geste drsquoune inversion radicale des ordres drsquoanteacuterioriteacute et de

meacutediation qui ordonnent les rapports entre le don de la reacutemission et lrsquoinstitution de la

communauteacute chreacutetienne Par delagrave cette inversion Luther nous invite agrave ne plus penser la

communio avec Christ comme la cause et comme le principe premier de la remise des

peacutecheacutes mais au contraire comme lrsquoeffet deacuteriveacute et comme le produit second de la promesse de

cette reacutemission Autrement dit la signification reacuteelle de la messe nrsquoest plus la communio elle-

mecircme mais la promesse de lrsquoheacuteritage et la communio nrsquoapparait plus degraves lors comme le

terme central du processus soteacuteriologique mais seulement comme la secondariteacute de

lrsquoinstitution eucharistique En bref drsquoun modegravele figuratif emprunteacute agrave la sphegravere de la socieacuteteacute

bourgeoise la syntaxis christique devient litteacuteralement en 1520 la communauteacute universelle

des beacuteneacuteficiaires de la mort de Dieu

La reconstruction de ce mode de reacutefeacuterentialiteacute nrsquoest pas sans conseacutequences pour la

theacuteorisation de lrsquoefficience mecircme du sacrement si le pain nrsquoest plus le symbole ou le

repreacutesentant de la communio christique mais le sceau et lrsquoattestation mateacuterielle de la validiteacute

de la promesse drsquoun heacuteritage ndash lrsquoacte de deacutecegraves qui permet drsquoacceacuteder agrave la remise notariale du

legs promis ndash alors crsquoest aussi la reacutemission elle-mecircme et la gracircce eacuteternelle qui luit et srsquoatteste

directement dans la chair du pain eucharistique Quant au precirctre qui prescrit le sacrement

eucharistique il nrsquoest plus seulement le gouvernant drsquoune socieacuteteacute bourgeoise et donc le

deacutepositaire drsquoun ordre toujours et par principe hieacuterarchisant mais le garant et lrsquoattestateur

indiffeacuterent ndash le notaire ndash drsquoun office notarial Mais si le precirctre nrsquoest plus que notaire et teacutemoin

de la validiteacute drsquoun acte de deacutecegraves alors le statut mecircme du ministegravere sacramentaire perd tout

mobile de discrimination de valeur crsquoest lagrave le point de geacuteneacutesie du principe du sacerdoce

362

universel qui trouvera preacuteciseacutement dans le Sermon sur la Cegravene de 1520 lrsquooccasion de lrsquoune

de ses premiegraveres formulations578

En bref si agrave la fin de lrsquoanneacutee 1519 Luther dispose deacutejagrave du modegravele de la structure

drsquoarticulation laquo tridimensionnelle raquo du sacrement ndash signe signification foi ndash sa theacuteorie de la

messe nrsquoen est pas moins encore eacutetrangegravere agrave ce qui se formule dans la theacuteorie laquo finaliseacutee raquo

comme lrsquoessence de la reacutealiteacute sacramentaire le fait que son signe soit toujours et par principe

le signe drsquoune promesse Malgreacute la latence et les pressentiments eacutevidents de la laquo deacutecouverte

reacuteformatrice raquo dans ses eacutecrits preacutecoces la theacuteologie lutheacuterienne nrsquoest donc pas encore jusqursquoagrave

lrsquoaube de lrsquoanneacutee 1520 et au sens le plus essentiel du terme une theologie der verheissung

Crsquoest agrave partir de la reacutenovation de la doctrine de lrsquoeucharistie ndash reacutenovation deacutejagrave formaliseacutee dans

le Sermon sur les bonnes œuvres au mois de mai ndash que la theacuteologie wittenbergeoise se dotera

de lrsquooutillage notionnel deacutefinitif de la theacuteorie du sacrement Et cette theacuteorie sacramentaire

dont on trouve aussi une expression systeacutematique dans le locus de signis du manuel

theacuteologique de Melanchthon579 constituera par la suite lrsquoarriegravere fond et le preacutesupposeacute

doctrinal constants de toutes les premiegraveres reacuteflexions exeacutegeacutetiques agrave Wittenberg Crsquoest donc agrave

la source de lrsquo laquo analytique du testament raquo qursquoil nous faut nourrir notre eacutetude de lrsquoexeacutegegravese

meacutelanchhtonienne

sect13 Le contexte discursif de lrsquoanalytique de la promesse dans le Sermon sur le nouveau Testament de

1520

Le Sermon sur le Nouveau Testament de 1520 srsquoouvre drsquoembleacutee sous les auspices de

lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile Crsquoest en effet agrave lrsquoallure drsquoune discussion geacuteneacuteraliste

sur le ministegravere de la Loi en amont de toutes ses distinctions et ramifications secondes (civile

divine sacrificielle etc) que renvoient les deux premiers paragraphes du traiteacute Cette

ouverture est lrsquooccasion drsquoune accusation directe du foisonnement leacutegislatif et de la

multiplication des prescriptions regraveglementaires

laquo Moins il y a de commandements plus les bonnes oeuvres prospegraverent Une communauteacuteaux lois nombreuses nrsquoa jamais eacuteteacute bien gouverneacutee du moins pas pour longtemps Crsquoest pourcette raison qursquoavant lrsquoantique Loi de Moiumlse les patriarches anciens nrsquoavaient en matiegravere deculte divin que le seul sacrifice pour coutume et pour loi580 raquo

578 Notamment dans la deuxiegraveme partie du traiteacute579 Voir Melanchthon Loci communes op cit p 322 ndash 362580 Luther Œuvres op cit p 677

363

On remarquera drsquoembleacutee le tour historique et la dimension laquo geacuteneacutealogique raquo du

propos de maniegravere geacuteneacuterale lrsquooriginaliteacute la plus remarquable du traiteacute de 1520 tient peut-

ecirctre en regard des sermons anteacuterieurs sur la messe agrave cette intention manifeste de resituer

laquo geacuteneacutetiquement raquo la promesse neacuteo-testamentaire dans lrsquohistoire longue des modes de

reacuteveacutelation de la Parole Lrsquoexeacutegegravese typologique exemplifiera eacutevidemment aussi la

reconstruction de cette histoire theacuteologique en la reacutefeacuterant agrave un centre et agrave un point de preacutesence

eacutevegravenementiel unique ndash la Cegravene Luther formule directement apregraves cette citation sa doctrine

canonique sur la fonction mortifegravere et la valeur accusatrice de la Loi581 la multipliciteacute

prescriptive accuseacutee ici est contemporaine de la constante inefficience de la parole leacutegislative

Si la Loi est luxuriante et expansionniste crsquoest drsquoabord parce que son ministegravere propre

nrsquoopegravere que sous la condition de reacuteveacuteler agrave lrsquohomme nu son peacutecheacute et son impuissance la

prolifeacuteration des prescriptions leacutegales participe donc directement du programme drsquoune

laquo impossibilisation raquo de leur observance Mais cette pullulation leacutegislative a aussi pour effet

direct le progregraves infini du morcellement des communauteacutes

laquo Un autre fruit de la multipliciteacute des lois crsquoest qursquoil en reacutesulte beaucoup de sectes et dedivisions au sein de lrsquoEglise Lrsquoun adopte telle coutume lrsquoautre telle autre et crsquoest ainsi quecroicirct en chacun un amour secret et fallacieux agrave lrsquoeacutegard de sa secte ainsi que haine ou dumoins meacutepris et manque drsquoattention agrave lrsquoeacutegard des autres sectes582 raquo

Par opposition agrave lrsquoœuvre multiplicatrice de la Loi lrsquooffice christique se preacutesentera

drsquoabord sous les traits du ministegravere de lrsquounification communautaire

laquo Pour disposer drsquoun peuple qui lui soit agreacuteable et cheacuteri uni par les liens drsquoun amour sansdisputes le Christ a donc aboli toute la loi de Moiumlse Pour ne donner deacutesormais aucun motifagrave la formation des sectes et divisions il nrsquoa institueacute qursquoun seul usage et qursquoune seule loi pourson peule agrave savoir la sainte messe583 raquo

Lrsquouniteacute de la communauteacute chreacutetienne est soumise agrave la condition historique de

lrsquoabolition de la Loi mosaiumlque Nous avons deacutejagrave eu agrave rencontrer le thegraveme de cette abolition agrave

lrsquooccasion de notre parcours du locus de lege des Loci communes En 1520 cet eacutenonceacute a

eacutevidemment une porteacutee directement strateacutegique rattachant agrave la multipliciteacute des lois et agrave

lrsquoattachement aux coutumes la division des communauteacutes chreacutetiennes Luther marque aussi

tacitement la vertu reacuteunificatrice de la formalisation et de la profession mecircme de la veacuteritable

581 Ibid p 677582 Ibid p 678583 Ibid p 678

364

doctrine de la messe Si lrsquohistoire des deacutebuts de la Reacuteforme a pu retenir la controverse sur la

Cegravene comme le site originaire de la division et du schisme chreacutetien ndash schisme de la Reacuteforme

mais aussi par la suite divisions internes aux eacuteglises reacuteformatrices ndash il nous faut rappeler que

Luther conccediloit au deacutepart la confession de la doctrine eucharistique comme la condition

derniegravere de la possibiliteacute drsquoune uniteacute de lrsquoEglise Nous remarquerons que la messe est encore

ici deacutecrite dans les termes drsquoune laquo loi raquo et drsquoun laquo usage raquo Il ne faut pas y voir lagrave un motif de

nier la preacutegnance et la systeacutematiciteacute de lrsquoopposition doctrinale de la Loi et de lrsquoEvangile

drsquoune part le troisiegraveme paragraphe dont est tireacutee notre citation ne srsquoinscrit encore que dans

lrsquoespace drsquoune consideacuteration globalement introductive et la terminologie en usage y relegraveve

donc aussi drsquoune certaine souplesse discursive mais drsquoautre part et plus essentiellement il

nous faut noter que la modaliteacute quantitative de cet ordre laquo leacutegislatif raquo ndash lrsquouniciteacute ndash contredit et

reacutevoque deacutejagrave par soi son caractegravere laquo leacutegal raquo La multipliciteacute et la tendance inflationniste

appartiennent toujours pareillement agrave lrsquoessence mecircme de la Parole regraveglementaire et agrave la sphegravere

de la juridiction des œuvres une laquo loi unique raquo est donc un non-sens et une rigoureuse

contradiction dans les termes ndash lrsquouniciteacute mecircme rompt et abolit par naissance la logique propre

de lrsquoordre de la leacutegaliteacute

Plus loin cette eacuteconomie du multiple se verra reacuteassigneacutee agrave la sphegravere de lrsquoexteacuterioriteacute

crsquoest de la diversiteacute et de la divergence des vecirctements des deacutecorations des laquo objets sacreacutes raquo

ou des chants ndash en bref du fonds de reacuteserve de diversiteacute du monde mateacuteriel ndash que se nourrit

essentiellement la division communautaire Par opposition agrave cette ressource laquo amplifiante raquo du

regravegne de lrsquoexteacuterioriteacute lrsquouniteacute du sacrement eucharistique trouvera son lieu propre dans

lrsquoattachement exclusif des fidegraveles agrave une meacuteditation sur les termes de la Parole

laquo Si nous voulons ceacuteleacutebrer et comprendre la messe comme il convient nous devonscommencer par ne precircter aucune attention agrave ce que dans cette affaire nos yeux et nos senspeuvent nous montrer et nous exposer que ce soit les vecirctements la musique le chant lesdeacutecorations la priegravere des gestes tels que celui qui consiste agrave porter eacutelever deacuteposer ou quoique ce soit de ce qui se passe pendant la messe Et cela jusqursquoagrave ce que nous ayons saisi etbien compris les paroles du Christ par lesquelles il a accompli et institueacute la messe et nous aordonneacute de la ceacuteleacutebrer584 raquo

Comprendre la messe dans lrsquooriginaliteacute de son ministegravere ndash cest-agrave-dire dans sa

contrarieacuteteacute fondamentale avec lrsquoordre inflationniste de la Loi ndash crsquoest donc deacutetourner le regard

des formaliteacutes et des usages exteacuterieurs de sa pratique pour le recentrer sur une attention

exclusive aux paroles dans lesquelles se laissent formuler son institution Crsquoest au point exact

584 Ibid p 680

365

de cette affirmation que srsquoouvre reacuteellement le traiteacute de 1520 Le problegraveme de la messe se

confond ndash et doit se confondre ndash avec celui du sens des paroles du Christ Mais de quelles

paroles parle-t-on Luther nous dit

laquo Ce sont ces paroles laquo Prenez et mangez ceci est mon corps qui est donneacute pour vousPrenez et buvez en tous Ceci est la coupe de lrsquoalliance nouvelle et eacuteternelle en mon sang quiest verseacute pour vous et pour beaucoup en vue du pardon des peacutecheacutes raquo Chaque chreacutetien doitlors de la messe avoir en vue ces paroles et srsquoy tenir fermement comme agrave lrsquoessentiel de lamesse585 raquo

On trouvera avec cette citation et le contexte anteacuterieur de son eacutenonciation

lrsquooccasion drsquoattester une nouvelle fois de lrsquooriginaliteacute lutheacuterienne du sens de lrsquoopposition de

lrsquoexteacuterioriteacute et de lrsquointeacuterioriteacute Crsquoest ici encore agrave la Parole vivante que lrsquoexteacuterioriteacute des

œuvres des rites des pratiques et des lois se voit drsquoabord opposeacutee et non comme on aurait

pu srsquoy attendre agrave lrsquointeacuterioriteacute drsquoune acircme ou drsquoune conscience laquo subjective raquo En reacutealiteacute

lrsquointeacuterioriteacute de la laquo conscience raquo lutheacuterienne est preacuteciseacutement toujours lrsquoefficience et

lrsquoinvestissement mecircme de lrsquohomo exterior par une Parole eacutetrangegravere ndash lrsquoinscription de lrsquoautre

spirituel dans les entrailles du propre et dans lrsquoeacuteconomie de la chair Nous avons longuement

discuteacute de ces points agrave lrsquooccasion des quatriegraveme et cinquiegraveme chapitres de cette eacutetude il nrsquoest

utile de formuler cette remarque que pour exhiber encore lrsquoeacutevidence de lrsquoidentiteacute doctrinale de

Melanchthon et de Luther sur ce point lagrave Plus essentiel est de remarquer que cet eacutenonceacute du

cinquiegraveme paragraphe du Sermon justifie une fois pour toute la stricte reconduction de la

discussion doctrinale sur la Cegravene agrave un deacutebat drsquoexeacutegegravese Si lrsquo laquo essentiel de la messe raquo tient en

la formulation des paroles de son institution alors lrsquoessentiel de la dogmatique sacramentaire

tiendra aussi dans lrsquointerpreacutetation mecircme de ces paroles Dans le sermon de la fin de lrsquoanneacutee

1519 la reacuteflexion sur lrsquoeucharistie avait encore un tour tregraves largement speacuteculatif et meacuteta-

scripturaire dans le traiteacute de 1520 la formulation de la doctrine eucharistique de Luther

tiendra exclusivement dans une discussion exeacutegeacutetique des paroles de lrsquoinstitution de la Cegravene

Crsquoest donc autour drsquoune hermeacuteneutique des quelques fragments de la parole

christique relateacutee dans les eacutevangiles de Matthieu de Marc et de Luc que le propos se

recentrera notamment entre les sixiegraveme et douziegraveme paragraphes du traiteacute Nous reviendrons

plus loin sur la question de la traduction lutheacuterienne des paroles de lrsquoeucharistie si cette

traduction ici preacutesenteacutee en allemand est eacutevidemment propre au reacuteformateur il est tout de

585 Ibid p 680

366

mecircme agrave noter que ce dernier y demeure encore globalement fidegravele au canon de la Vulgate586

La question de cette traduction engage eacutevidemment aussi le statut et la modaliteacute eacutenonciative

que Luther entend faire porter agrave la parole christique Si cette parole nrsquoest accessible que par la

meacutediation textuelle de lrsquoœuvre des eacutevangeacutelistes lrsquoEvangile qui srsquoy eacutenonce est pourtant bien

drsquoabord pour notre reacuteformateur une parole vivante Nous avons deacutejagrave eu agrave mentionner le

laquo phonocentrisme raquo radical de la theacuteologie de Wittenberg notons tout de mecircme que cette

hieacuterarchisation des modaliteacutes eacutenonciatives ne srsquoaffilie pas agrave une deacutepreacuteciation de lrsquoactiviteacute

interpreacutetative ndash crsquoest bien dans une exeacutegegravese du texte que se deacutecouvre le sens de la Parole

vivante de lrsquoEsprit

sect14 Lrsquoexeacutegegravese typologique du sixiegraveme paragraphe lrsquoa priori de la promesse

Le sixiegraveme paragraphe srsquoattache agrave marquer lrsquoanteacuterioriteacute de la formulation de la

promesse divine dans le procegraves de la constitution de la relation entre Dieu et les hommes

laquo Pour que lrsquohomme puisse entrer en relation avec Dieu et obtenir quelque chose de luivoici ce qui doit se passer ce nrsquoest pas agrave lrsquohomme de commencer ni de poser la premiegraverepierre mais il faut que Dieu Dieu seul hors de toute recherche et de tout deacutesir de la part delrsquohomme prenne les devants et lui fasse une promesse Cette Parole de Dieu est lecommencement le fondement le rocher sur lequel ensuite peuvent srsquoeacutedifier toutes lesœuvres paroles et penseacutees de lrsquohomme587 raquo

Le point de deacutepart de la relation de lrsquoEsprit avec les hommes est en Dieu et ce point

de deacutepart deacutefinit aussi les conditions constantes et les limites rigoureuses de ce rapport Si

rapport de Dieu agrave lrsquohomme il y a bien dans lrsquohistoire drsquoune reacuteveacutelation crsquoest donc toujours

aussi dans lrsquoeacutetroitesse drsquoun sentier dont Dieu lui-mecircme eacutetablit les balises Cet eacutenonceacute ndash sous

lrsquointerpreacutetation duquel on pourrait deacutejagrave contester globalement lrsquoideacutee drsquoune centraliteacute

lutheacuterienne de la conscience subjective et drsquoune repreacutesentation de la religion personnelle ndash

constitue aussi le mobile profond de lrsquoaccusation de la thegravese drsquoune justification par les

œuvres Si la promesse divine est lrsquoa priori de la relation que les hommes peuvent nouer avec

la Parole vivante et que cette promesse ne reacutepond agrave aucun effort agrave aucune laquo recherche raquo ou agrave

aucun laquo deacutesir raquo humain preacutealables alors il nous faut dire aussi que lrsquohomme ne peut laquo faire raquo

par lui-mecircme les conditions de son salut Crsquoest dans lrsquoattente drsquoune relation dont lrsquoimpulsion

586 La reacutesonance du laquo nouveau raquo et de lrsquo laquo eacuteternel raquo notamment nrsquoappartient pas au texte biblique lui-mecircme mais est tout agrave fait propre agrave la Vulgate de Jeacuterocircme587 Ibid p 680

367

inaugurale est en Dieu que se tient lrsquohumaniteacute dans son rapport agrave son au-delagrave A ce sujet

Luther nous dit encore

laquo Crsquoest pourquoi il nrsquoest pas possible agrave un homme par le moyen de sa raison et de sa propreforce par ses œuvres drsquoescalader le ciel et de se porter au devant de Dieu pour se le rendrefavorable Dieu doit preacuteceacuteder toutes les œuvres et les penseacutees humaines accorder unepromesse claire et explicite en paroles dont lrsquohomme se saisit alors par le moyen drsquoune foiforte et juste588 raquo

Lrsquoascension des cieux ne tolegravere aucune improvisation humaine il nrsquoest de voie

praticable au-delagrave de lrsquoeacutechelle tendue par lrsquoanteacuterioriteacute drsquoune promesse Cette thegravese contient

eacutevidemment le fond essentiel de la doctrine de la justification par la foi ndash la foi srsquoavouant deacutejagrave

ici comme la simple attitude de reacuteceptiviteacute et drsquoacceptation vis-agrave-vis de la promesse reacuteveacuteleacutee

Toutefois nous devons nous garder de nous rendre ici coupable drsquoune stricte fixation

doctrinale sur la probleacutematique de la justification cette fixation nous rendrait en partie

eacutetranger agrave lrsquooriginaliteacute propre du mouvement discursif de ces quelques paragraphes qui

exhibe en reacutealiteacute le programme drsquoune reconstruction absolument inteacutegrale de la genegravese de la

reacuteveacutelation de la Parole La probleacutematique de la justification ne se deacuteploie que dans lrsquohorizon

historique drsquoune humaniteacute deacutejagrave accuseacutee par lrsquoœuvre de la Loi et de son ministegravere mortifegravere

Or lrsquoinstitution de la Parole de la promesse dont il est question ici nrsquoest pas

seulement anteacuterieure agrave la preacutetention meacuteritoire ou justificatrice drsquoune humaniteacute deacutejagrave

condamneacutee elle se situe aussi en amont de lrsquoinstitution de la Loi elle-mecircme La promesse est

deacutecrite comme lrsquoa priori absolu de la relation mecircme de lrsquohomme agrave Dieu ndash donc aussi comme

lrsquoa priori de la modaliteacute accusatrice de cette relation Ce qui srsquoavoue ici crsquoest donc en fait

lrsquoinchoativiteacute radicale de la modaliteacute eacutevangeacutelique de la Parole et par lagrave aussi la preacuteexistence

neacutecessaire de la promesse agrave la Loi Ce qui srsquoeacutenonce ici crsquoest encore et finalement le fait que

lrsquoopposition mecircme de la Loi et de la promesse se situe en veacuteriteacute dans lrsquoespace clos drsquoun jeu

de la promesse avec elle-mecircme Lrsquoeacutevangile preacutecegravede la Loi en se preacuteceacutedant lui-mecircme le

ministegravere de la Loi est pris par avance dans les glues du ministegravere de la consolation Et si la

promesse ouvre neacutecessairement toute modaliteacute relationnelle de lrsquohomme agrave Dieu ndash preacuteceacutedant

donc aussi toute accusation ndash alors crsquoest drsquoabord agrave une geacuteneacutealogie de la promesse que doit se

soumettre quiconque tente de restituer lrsquoenchaicircnement eacutevegravenementiel de lrsquohistoire de la Parole

Crsquoest preacuteciseacutement agrave cette geacuteneacutealogie de la promesse ndash sens veacuteritable de ce que nous

deacutesignions plus haut sous le titre de lrsquo laquo exeacutegegravese typologique raquo ndash que Luther se soumet agrave

588 Ibid p 681

368

lrsquooccasion du septiegraveme paragraphe du traiteacute Notons que cette geacuteneacutealogie srsquoannonccedilait deacutejagrave

lrsquousage du lexique de la clarteacute et de lrsquoexactitude (laquo promesse claire et explicite en paroles raquo)

sous lequel Melanchthon nous lrsquoavons vu ordonnait aussi la hieacuterarchie et la gradation des

anticipations de la promesse eacutevangeacutelique dans lrsquoAncien Testament Nous citons longuement

lrsquoentreacutee de ce septiegraveme paragraphe

laquo Crsquoest ainsi qursquoune promesse a eacuteteacute faite agrave Adam apregraves sa chute lorsque Dieu dit au serpent Je mettrai une inimiteacute entre toi et la femme entre ta posteacuteriteacute et ta posteacuteriteacute elle trsquoeacutecrasera latecircte et tu guetteras son talon raquo Par ce paroles Dieu promet ndash quoique drsquoune maniegravere obscurendash une aide agrave la nature humaine par lrsquoentremise drsquoune femme le diable sera vaincu agrave sontout Adam et Eve et tous leurs enfants ont obtenu cette promesse de Dieu jusqursquoagravelrsquoavegravenement de Noeacute et ils lui ont accordeacute foi par cette foi ils ont eacuteteacute sauveacutes sans quoi ilseussent deacutesespeacutereacute De mecircme par la suite crsquoest par une promesse que Dieu se lia agrave Noeacute et agraveses enfants apregraves le deacuteluge jusqursquoagrave lrsquoavegravenement drsquoAbraham auquel il enjoignit de quitter sapatrie et auquel il promit que tous les paiumlens seraient beacutenis en sa posteacuteriteacute Abraham crut encette promesse et il obeacuteit ce par quoi il fut justifieacute et devint lrsquoami de Dieu Et dans ce mecircmelivre cette promesse faite agrave Abraham se trouve ecirctre grandement et souvent citeacute augmenteacutee etexpliqueacutee jusqursquoagrave ce que Isaac lui fucirct promis lequel devait ecirctre la semence dont devait sortirle Christ et toute beacuteneacutediction589 raquo

La geacuteneacutealogie de la promesse eacutevangeacutelique ndash et ses anteacuteceacutedents veacuteteacutero-testamentaires

ndash se voit ici formuleacutee un an avant la publication des Loci communes dans des termes

quasiment identiques agrave ceux qui constitueront la chair du locus de evangelio dans le manuel

theacuteologique Lrsquoensemble des commentaires que nous formulions plus haut peuvent donc tels

quels valoir pour le deacuteveloppement citeacute ici Lrsquoeacutevangile du serpent ou la promesse de la

laquo beacuteneacutediction universelle raquo dans la descendance abrahamique inaugurent et anticipent

litteacuteralement la promesse christique de la reacutemission des peacutecheacutes Crsquoest donc chaque fois ici agrave

Christ ndash quoique sous des degreacutes de clarteacute divergents ndash que renvoie la parole de lrsquoAncien

Testament Et crsquoest encore dans la foi anticipeacute en Christ que les patriarches furent aussi

sauveacutes par avance La clause drsquoune assignation mono-eacutevegravenementielle de la gracircce est donc

encore preacuteserveacutee de mecircme que la logique de cette eacutetrange preacuteexistence agrave soi de lrsquoeacutevegravenement

eucharistique Dans le scheacutema de lrsquoopposition des deux sens de la promesse veacuteteacutero-

testamentaire ndash anticipation obscure du Christ promesse temporelle drsquoun bien seacuteculier ndash nous

pouvons donc dire que crsquoest au sens du testament spirituel que se reacutefegraverent toujours ici comme

plus tard chez Melanchthon les promesses deacutecrites

589 Ibid p 681

369

sect15 Lrsquoanalytique du testament et la performance du mot nu a priori lexical de la doctrine et a priori

doctrinal du temps theacuteologique

Poursuivons donc et tentons de voir ce que la suite du traiteacute peut nous apporter en

regard des difficulteacutes preacuteceacutedemment exposeacutees (polyseacutemie de lrsquoeacutevangile genegravese scripturaire

du scheacutematisme de la contrarieacuteteacute de la Loi et de la promesse etc) Nous citons en inteacutegraliteacute

le huitiegraveme paragraphe du traiteacute

laquo Dans le Nouveau Testament eacutegalement le Christ srsquoest engageacute faisant une promesse agravelaquelle nous devons precircter foi par quoi nous acceacutedons alors agrave la pieacuteteacute et au salut ce sontles paroles preacuteciteacutees quand le Christ dit laquo Ceci est la coupe du Nouveau Testamenthellip raquoparoles que nous allons examiner maintenant Un testament nrsquoest pas le nom donneacute agrave toutepromesse mais seulement aux derniegraveres volonteacutes de quelqursquoun qui srsquoapprecircte agrave mourir et parlesquelles il legravegue ses biens agrave qui il veut les transmettre Aussi comme le dit saint Paul auxHeacutebreux un testament doit-il ecirctre confirmeacute par la mort et nrsquoa pas de valeur tant que vit letestateur Car des autres promesses celles faites de son vivant on peut en empecirccherlrsquoaccomplissement voire les reacutetracte crsquoest pourquoi on ne les appelle pas des testamentsPour cette raison lorsque dans lrsquoEcriture les prophegravetes parlent du Testament de Dieu il fautentendre par ce terme qursquoil a eacuteteacute signifieacute aux prophegravetes que Dieu devait se faire homme qursquoildevait mourir et ressusciter afin que sa Parole par laquelle il fait un tel testamentsrsquoaccomplisse et soit confirmeacutee Car srsquoil fait un testament il doit selon sa promesse mourir or srsquoil doit mourir il faut qursquoil soit un homme Ainsi ce petit mot laquo testament raquo est-il unreacutesumeacute de tous les prodiges et gracircces accomplies en Christ590 raquo

Il est agrave peine utile drsquoinsister sur lrsquoimportance de ce paragraphe dans le mouvement

discursif du Sermon sur le nouveau testament ndash et plus largement il faut le dire pour toute la

doctrine lutheacuterienne de lrsquoEvangile Ces quelques eacutenonceacutes constituent la chair de ce que nous

deacutecrivions plus haut sous le label de lrsquo laquo analytique du testament raquo La discussion citeacutee ici

peut fournir agrave lrsquointerpregravete lrsquooccasion drsquoouvrir un champ de reacuteminiscences et de renvois

presque infini vers les principaux thegravemes de la theacuteologie de la premiegravere Reacuteforme Pour notre

part et dans le contexte de notre eacutetude ndash qui est celui drsquoune reacuteflexion sur le rocircle de la

coopeacuteration des sciences dans la formalisation de la meacutethode de la theacuteologie agrave Wittenberg ndash

nous nous attacherons drsquoabord agrave marquer ce qui dans lrsquoanalytique du testament atteste avec

une pleine eacutevidence de la laquo matrice dialectique raquo de la doctrine lutheacuterienne en 1520 Au delagrave

des mots et des sigles que peuvent revecirctir apregraves coup les proceacutedures discursives dans le cercle

de leur theacutematisation reacuteflexive il nous faut avouer que crsquoest tregraves preacuteciseacutement la meacutethode

dialectico-exeacutegeacutetique des lieux communs qui se voit mise agrave lrsquoœuvre agrave lrsquooccasion de ce

590 Ibid p 682

370

paragraphe Tous les preacuteceptes drsquoanalyse terminologique ndash les regravegles du deacuteveloppement

theacutematique drsquoun terme simple ndash formaliseacutes agrave lrsquooccasion du Compendiaria meacutelanchthonien

sont rigoureusement appliqueacutes ici dans le cercle drsquoune exeacutegegravese des paroles eucharistiques

En particulier le paradigme atomistique de la signification la reconstruction

deacutefinitionnelle ou terminologique de la theacuteorie des infeacuterences et la centraliteacute de lrsquoanalyse

seacutemantique sur lrsquoeacutechelle du mot nucleacuteaire dans lesquelles nous avions vu les axiomes de la

science dialectique wittenbergeoise sont encore remarquablement patents dans la logique

propre de lrsquoextrait que nous commentons Mais la porteacutee de lrsquoanalyse lutheacuterienne nous paraicirct

exceacuteder tregraves largement celle drsquoune simple exemplification des principes dialectiques Crsquoest

que le paradigme atomistique qui avait cours dans le contexte drsquoune formalisation des regravegles

de la meacutethode de lrsquoargumentation se voit ici reacuteinvesti et reacuteenrichi drsquoune meacuteditation

laquo pragmatique raquo sur le sens de la performance du mot laquo testament raquo Bien au-delagrave drsquoune

simple theacuteorie de la doctrine et drsquoune reacuteflexion sur le reacutegime laquo argumentatif raquo du logos crsquoest

donc au point exact de la rencontre de la dialectique et de la rheacutetorique ndash point de jonction de

la deacutemonstration et de sa productiviteacute effective ndash que se noue lrsquoanalytique du testament Nous

ordonnerons notre commentaire sous les trois seacuteries de remarques suivantes Chacune vise agrave

deacutecrire un niveau de performativiteacute591 du lieu testamentaire Crsquoest en effet et en filigrane agrave la

theacuteorie eacutetrange drsquoune performativiteacute du mot nu que Luther reacutefegravere assez expresseacutement son

analytique de lrsquoEvangile

a) La performativiteacute du mot est drsquoabord celle de son opeacuterativiteacute doctrinale cest-agrave-

dire celle des ressources de positiviteacutes didactiques qui srsquoourdissent dans le sommeil de sa

signification Crsquoest dans le contexte drsquoune lecture et drsquoune exeacutegegravese scripturaires que

lrsquoanalytique du testament prend place Luther expose agrave nouveau les paroles eucharistiques

591 Le terme de laquo performatif raquo renvoie comme on le sait bien agrave la deacutecouverte drsquoAustin dont le recueil deconfeacuterences sur les speech acts (How to do things with words) ont eacuteteacute traduits en franccedilais sous le titre Quanddire crsquoest faire (Paris Seuil 1970) Le problegraveme du performatif pour Austin nrsquoest certainement pas reacuteductibleau problegraveme de lrsquoexistence drsquoune fonction poieacutetique ou productive comme telle opeacuterante au sein du langageQursquoil existe un mode de discours qui soit immeacutediatement aussi une action ndash un discours qui produise en mecircmetemps un fait ou qui constitue en lui-mecircme un acte - crsquoest lagrave une chose qui est bien connue depuis au moinsAristote et sa distinction ceacutelegravebre de lrsquoapophantique (eacutenonceacute deacuteclaratif) et du non apophantique (comme lapriegravere) Le performatif nrsquoest pas eacutetudieacute pour servir par exemple drsquoinstrument conceptuel agrave lrsquoeacutelaboration drsquounetheacuteorie de lrsquoimpeacuteratif ou agrave une theacuteorie de la priegravere du serment etc Ce qui inteacuteresse Austin crsquoest le fait que cetimpeacuteratif se dissimule et se donne sous un mode implicite agrave mecircme un eacutenonceacute deacuteclaratif Crsquoest cettedissimulation ce masque cet ecirctre-implicite qui inteacuteressent Austin au deacutepart plus que la productiviteacute oulrsquoopeacuterativiteacute pratique du langage en tant que tels Le performatif ce nrsquoest pas la dimension poieacutetique du discoursen geacuteneacuteral mais crsquoest drsquoabord le poieacutetique de lrsquoeacutenonceacute deacuteclaratif Crsquoest ce thegraveme de lrsquoimplicite (qui nous rappelleaussi la theacuteorie pragmatique de lrsquoimplicature conversationnelle de Grice agrave laquelle nous avons deacutejagrave faitreacutefeacuterence) qui justifie notre usage du terme nous transfeacuterons ici seulement sa surface drsquoexercice ordinaire agravelrsquoeacutechelle encore plus probleacutematique du mot atomique

371

deacutejagrave mentionneacutees dans le cinquiegraveme paragraphe en coupant net sa citation apregraves lrsquoeacutenonceacute du

mot laquo testament raquo Ce dernier est alors soumis agrave une longue analyse dialectique qui se

poursuivra encore dans les trois paragraphes suivants et qui srsquoengage drsquoabord ici selon le

simple locus de lrsquoessence ou de la deacutefinition Qursquoest ce qursquoun testament laquo Un testament

nrsquoest pas le nom donneacute agrave toute promesse mais seulement aux derniegraveres volonteacutes de quelqursquoun

qui srsquoapprecircte agrave mourirhellip raquo Le testament est drsquoabord deacutecrit dans son rapport agrave la promesse

comme une espegravece ou comme une particularisation de celle-ci En tant qursquoespegravece de la

promesse le testament inclut eacutevidemment dans la clocircture de son essence un certain nombre

de proprieacuteteacutes communes avec les autres particularisations du genre Et ces proprieacuteteacutes

communes ce sont notamment celles qui ont trait au fait de la garantie drsquoun don toutes les

promesses et donc aussi les testaments sont des laquo legs raquo des serments qui se reacutefegraverent agrave

lrsquooffre drsquoune laquo ressource raquo ou drsquoun laquo bien raquo au sens le plus extensif de ces termes Mais la

diffeacuterence du testament ndash ce qui le constitue dans sa speacutecificiteacute propre en regard des autres

modes drsquoexemplifications du genre laquo promesse raquo ndash crsquoest qursquoil constitue aussi le serment drsquoun

mourant et sa laquo derniegravere volonteacute raquo Or cette derniegravere volonteacute est encore de nature telle qursquoelle

ne se reacutealise que de maniegravere post-mortem et que sa validiteacute et son activation requiegraverent donc

la mort du testateur laquo un testament doit ecirctre confirmeacute par la mort et nrsquoa pas de valeur tant

que vit le testateur raquo Au sens tregraves rigoureux le testament est donc le don drsquoun mort ou ce qui

revient exactement au mecircme la promesse drsquoun vivant qui anticipe un don dont lrsquoeffectuation

srsquoactive seulement le jour de sa mort Mais de la mort du testateur suit pour la nature mecircme

du don promis un certain nombre de conseacutequences importantes

1) Si la promesse testamentaire est le don drsquoun mort alors toutes les alliances et les

dettes que le leacutegataire avait anteacuterieurement contracteacutees avec ou vis-agrave-vis du testateur sont

annuleacutee et invalideacutees En particulier le destinataire du testament est donc sans creacuteance vis-agrave-

vis du testateur

2) Si la promesse testamentaire est le don drsquoun mort alors ce don est par essence

aussi inconditionnel et sans contrepartie Lrsquoalliance testamentaire est unilateacuterale en ce sens

ougrave le legs nrsquoengendre aucune nouvelle dette ni aucune nouvelle obligation592

592 Ce sur la base de quoi Luther accusera en partie la pratique de la laquo priegravere pour les morts raquo (ibid p 685 etsuiv) et la doctrine du caractegravere sacrificiel de la messe Si le testateur peut parfois soumettre agrave condition laremise du legs promis crsquoest dans la joie et spontaneacutement que les chreacutetiens recevront le sacrement ndash bienconscients de leurs avantages et du beacuteneacutefice inconditionnel qursquoils tirent de la mort de Dieu

372

3) Si la promesse testamentaire est le don drsquoun mort alors sa validiteacute est par

principe eacuteternelle et le don leacutegueacute est strictement irreacutevocable ndash le testateur ne peut plus

laquo revenir sur sa deacutecision raquo

Appliquant ces geacuteneacuteraliteacutes au cas particulier du testament divin nous pouvons

deacuteduire des trois points preacuteceacutedents les conclusions suivantes

1) La mort de Dieu enveloppe donc la remise de nos dettes et la reacutemission de nos

peacutecheacutes LrsquoEvangile comme testament signifie au sens premier la promesse de cette

reacutemission Il est donc remarquable que la seule deacutefinition du mot laquo testament raquo inclut

virtuellement deacutejagrave la caracteacuterisation mecircme de lrsquoobjet leacutegueacute En ce sens encore le testament

divin est doublement unique unique non seulement en cela que sa formulation effective est

par principe unique mais unique aussi en cela que son objet se deacuteduit deacutejagrave de sa simple

nature formelle Crsquoest la laquo forme pure raquo du testament comme attestation de la mort de Dieu

qui deacutetermine pleinement la nature mecircme du bien leacutegueacute (la remise des dettes) Lrsquoobjet du

testament se deacuteduit donc des seules conditions juridiques de sa reacutealisation Ou pour le dire

autrement le testament christique est au fond sans objet propre ndash le plus grand des biens ce

laquo grand eacuteternel ineffable treacutesor en veacuteriteacute agrave savoir la reacutemission des peacutecheacutes raquo nrsquoest que la

conseacutequence formelle de la simple mort du testateur lrsquoannulation et lrsquoinvalidation des dettes

anteacuterieures

2) La mort de Dieu invalide lrsquoefficaciteacute des œuvres et les ressources salvatrices du

meacuterite propre si Dieu est mort ce nrsquoest pas dans la tentative de nous meacutenager une faveur

dans son estime mais dans la seule confiance en la validiteacute de son testament que nous

pouvons espeacuterer tirer parti de son efficience soteacuteriologique Ce nrsquoest pas au jugement de Dieu

et agrave lrsquoespeacuterance drsquoune reacutetribution des actes que le fidegravele doit srsquoattacher mais agrave la simple

possibiliteacute drsquoune reacuteception drsquoun bien deacutejagrave promis et mecircme en veacuteriteacute deacutejagrave leacutegueacute Dieu nrsquoest

donc pas lrsquoobjet drsquoune crainte mais le simple substrat drsquoun beacuteneacutefice Et lrsquoattachement aux

prescriptions divines et aux laquo bonnes œuvres raquo nrsquoest pas la suite de lrsquoangoisse drsquoune

justification possible mais la joie spontaneacutee qui suit drsquoun investissement et drsquoune affaire

inespeacutereacutee Le mot laquo testament raquo enveloppe donc dans lrsquoextension mecircme de ses seuls

deacuteveloppements deacutefinitionnels la racine de la doctrine de la justification par la foi et le

principe de lrsquoaccusation de la thegravese drsquoune justification par les œuvres

3) La mort de Dieu fait de lrsquoEvangile le terme dernier et la fin sans reste de lrsquohistoire

de la reacuteveacutelation de la Parole En ce sens lrsquoeacutevegravenement de sa proclamation ndash lrsquoeucharistie ndash

373

apparaicirct agrave la fois aussi comme lrsquoeacutevegravenement dernier et comme lrsquoeacutevegravenement central de toute la

chronologie des manifestations de lrsquoEsprit Autour de ce point de preacutesence unique

convergent srsquoabregravegent et se contractent encore le sens et lrsquohistoire inteacutegrale de tout le

christianisme

Le mot testament renferme donc en lui-mecircme et dans la seule clocircture de ses

ressources de sens lrsquoabreacutegeacute de toute la doctrine chreacutetienne Crsquoest agrave ce titre que Luther parle

drsquoabord agrave ce sujet drsquoun laquo reacutesumeacute de tous les prodiges et gracircces accomplis en Christ raquo Il nrsquoest

guegravere utile drsquoinsister sur la profonde affiniteacute que les thegravemes de ce laquo reacutesumeacute raquo et de cette

contracture doctrinale viennent nouer avec la logique de la reconstruction topique de la

theacuteologie meacutelanchthonienne Ici deacutejagrave le terme simple de laquo testament raquo apparaicirct dans la nuditeacute

de sa borne lexicale comme un abreacuteviateur doctrinal et comme un point de contraction des

ressources theacutematiques du discours theacuteologique Ici deacutejagrave Luther atteste avec la plus grande

netteteacute de la mise en œuvre theacuteologique de ce que nous avions deacutecrit dans notre troisiegraveme

chapitre sous les termes du surcroicirct et de lrsquoexceacutedence doctrinale de la terminologie Le mot

laquo testament raquo est en ce sens encore la premiegravere monade de la doctrine lutheacuterienne le premier

point drsquoaccegraves interne et clos agrave une perspective inteacutegrale sur lrsquounivers du discours theacuteologique

Ce que lrsquoanalytique du testament exhibe crsquoest la dialecticiteacute et la force deacutemonstrative du mot

nu sa ressource de surplus theacutematique son fonds de surabondance dogmatique

Le mot laquo testament raquo est donc comme point drsquoaccegraves point de construction et point

drsquoabreacuteviation de la doctrine le veacuteritable principe et le veacuteritable a priori du christianisme Et

cet a priori le locus testamentaire lrsquoest au double sens drsquoun point de reacutefeacuterence drsquoune

construction discursive ou drsquoune inflation theacutematique ndash point agrave partir duquel prolifegraverent les

matiegraveres theacuteologiques et la constitution du satellite de correacutelats notionnels et drsquoun point de

deacutepart drsquoune deacuteduction des principes doctrinaux Le mot testament est en lui-mecircme un fonds

de reacuteserve drsquoinfeacuterences implicites le point de latence de deacuteductions masqueacutees Or qursquoest ce

que le point de deacutepart drsquoune seacuterie infeacuterentielle systeacutematique sinon preacuteciseacutement la somme des

postulats drsquoune axiomatique Notre boucle se referme avec la mise en lumiegravere de cette nature

axiomatique de la topique implicite de Luther Le locus theacuteologique dont nous cherchions agrave

eacuteclaircir les mystegraveres ndash et dont laquo ce petit mot raquo de laquo testament raquo est en un sens

lrsquoexemplification suprecircme ndash srsquoatteste finalement au terme de notre parcours comme une

citerne axiomatique et comme un reacuteservoir de preacutemisses syllogistiques le locus crsquoest ce qui

contracte et reacutesume en lui-mecircme dans le surplus des ses inflations theacutematiques et dans la

latence de ses virtualiteacutes deacuteductives tous les axiomes du systegraveme de la theacuteologie chreacutetienne

374

b) La performativiteacute du mot laquo testament raquo est aussi celle drsquoune performativiteacute

programmatique Dans notre premiegravere remarque nous en eacutetions tregraves largement resteacute ndash pour

attester drsquoabord de lrsquo laquo opeacuterativiteacute doctrinale raquo du locus testamentaire ndash au point de vue

anhistorique de la dialectique et de la deacuteduction laquo analytique raquo de la doctrine Mais la

performativiteacute pleacuteniegravere du mot laquo testament raquo ne peut se comprendre qursquoagrave ressaisir aussi avec

une pleine clarteacute les conseacutequences qui srsquoattachent au fait que ce mot ait eacuteteacute un jour dans

lrsquohistoire prononceacute par Dieu Crsquoest au point de vue de ces conseacutequences historiques que

srsquoattache drsquoabord Luther dans le contexte de sa citation qui est celui ndash rappelons le encore ndash

drsquoune geacuteneacutealogie de la Parole eacutevangeacutelique Or la premiegravere fonction productive de la

deacuteclaration du mot laquo testament raquo a drsquoabord eacuteteacute dans les acircges de sa premiegravere proclamation

drsquoanticiper et de laquo programmer raquo drsquoavance la seacuterie eacutevegravenementielle que constitue la

christologie Crsquoest ainsi que Christ a eacuteteacute escompteacute et annonceacute bien avant lrsquoeacutevegravenement de son

incarnation dans la seule profession propheacutetique du mot laquo testament raquo Concentrons-nous ici

sur ces quelques mots de notre citation initiale

laquo Pour cette raison lorsque dans lrsquoEcriture les prophegravetes parlent du Testament de Dieu ilfaut entendre par ce terme qursquoil a eacuteteacute signifieacute aux prophegravetes que Dieu devait se faire hommeqursquoil devait mourir et ressusciter afin que sa Parole par laquelle il fait un tel testamentsrsquoaccomplisse et soit confirmeacutee593 raquo

SrsquoIl formule sa promesse dans les termes de lrsquoannonce drsquoun laquo testament raquo alors

Dieu annonce aussi deacutejagrave et si lrsquoon srsquoen tient agrave la rigueur de la deacutefinition du mot lrsquoeacutevegravenement

mecircme de sa mort prochaine Or cette mort suppose une mortaliteacute et donc aussi la condition

preacutealable drsquoune incarnation Mais Dieu est en mecircme temps eacuteternel et ne saurait laquo mourir raquo

selon lrsquoacception humaine et deacutefinitive du terme Donc la mort divine coiumlncide aussi par soi

avec lrsquoeacutevidence de sa reacutesurrection La seacuterie eacutevegravenementielle inteacutegrale de la christologie ndash

incarnation passion reacutesurrection ndash est donc eacutenonceacutee avec une pleine clarteacute dans la seule

clocircture deacutefinitionnelle de la profession du mot laquo testament raquo Et la preacuteceacutedence de la

formulation de ce mot dans lrsquoeacuteconomie du texte veacuteteacutero-testamentaire teacutemoigne ainsi deacutejagrave agrave

elle seule de la litteacuteraliteacute de la reacutefeacuterence agrave Christ chez les prophegravetes Luther invente ici agrave

lrsquooccasion de son analytique du testament le concept de ce que nous pourrions deacutecrire sous

les traits drsquoun laquo propheacutetisme lexical raquo et drsquoune laquo programmation terminologique raquo de lrsquoavenir

593 Voir la note preacuteceacutedente

375

La proclamation du mot nu a deacutejagrave en soi la valeur drsquoun programme et mecircme la charge de sa

reacutealisation preacutesomptive

Ce propheacutetisme laquo terminologique raquo doit ecirctre en veacuteriteacute de nature telle qursquoil

constitue en mecircme temps le fondement ultime de tout propheacutetisme leacutegitime Si la christologie

se contracte en effet toujours dans une topique lexicale et si lrsquoanticipation de la christologie

est la veacuteriteacute derniegravere de tous les propheacutetismes veacuteteacutero-testamentaires alors il nous faut dire

aussi que crsquoest toujours par la meacutediation de la proclamation drsquoun locus ndash cest-agrave-dire drsquoun

terme nucleacuteaire ndash que le prophegravete et le visionnaire se preacutevalent drsquoun point de contact anticipeacute

avec lrsquoavenir theacuteologique ndash lrsquoavenir de lrsquoeacutevegravenementialiteacute divine Or lrsquoavenir theacuteologique sous

sa forme la plus radicale crsquoest lrsquoacircge drsquoune phraseacuteologie innovante et drsquoune reacuteforme de la

lexicalisation Dans la clocircture de lrsquoacircge mosaiumlque la promesse ou lrsquoalliance divine se

manifeste et srsquoexpose en effet ndash nous lrsquoavons vu ndash sous la seule figure de la promesse

provisoire drsquoun bien mateacuteriel Dire laquo alliance raquo notamment crsquoest toujours dans la seule borne

de lrsquoeacuteconomie du lexique mosaiumlque professer lrsquoeacutevegravenement drsquoun legs temporel ndash pays de

Canaan institution des Juges victoire sur les Assyriens etc Lorsque le prophegravete parle de

laquo testament raquo il anticipe donc un certain sens de lrsquoalliance qui nrsquoest au jour de sa

proclamation absolument pas lexicaliseacute Ce qursquoil nous faut dire alors crsquoest donc que

lrsquoeacutevegravenement-Christ nrsquoest accessible agrave lrsquoacircge mosaiumlque que dans lrsquoabreacutegeacute drsquoun mot qui dans la

clocircture de son temps nrsquoappartient au sens le plus absolu qursquoau systegraveme drsquoun lexique encore

virtuel Le propheacutetisme et lrsquoanticipation eacutevegravenementielle se laissent donc drsquoabord indiquer

comme la scansion et comme la disjonction radicales de la proclamation nue du mot et de

lrsquoeacutevegravenement de son institution positive ndash lrsquoabicircme qui seacutepare la ressource de sens drsquoune

terminologie de son emplissage eacutevegravenementiel et de son institution lexicale Crsquoest par la

performativiteacute anticipeacutee du mot nu que le prophegravete propheacutetise la propheacutetie est la clairiegravere qui

perce les contraintes de sens et rompt les bornes des inerties lexicales

Ce que nous deacutecouvrions chez Melanchthon et encore dans le paragraphe preacuteceacutedent

comme lrsquo laquo obscuriteacute raquo des premiegraveres formulations testamentaires se retrouve ici selon

lrsquoacception plus preacutecise drsquoune disjonction des acircges de la phraseacuteologie Mais cette propheacutetie a

pourtant bien encore avec ou par delagrave son obscuriteacute irreacuteductible une force de conviction

absolue quels que puissent ecirctre le deacutefaut de lexicalisation et la carence drsquoinstitution et

drsquousage du terme la valeur laquo dialectique raquo de sa deacutefinition nrsquoen est pas moins intacte et

opeacuterante malgreacute son non-sens institutionnel crsquoest pourtant avec une pleine clarteacute que

lrsquoextension seacutemantique du mot laquo testament raquo reacutesume drsquoavance le sens de toute la seacuterie

christologique Et en ce sens le locus testamentaire srsquoavoue aussi et reacutetrospectivement

376

comme le fonds et la base de toute typologie Il nous faut donc ajouter agrave la premiegravere figure de

lrsquoa priori doctrinal et axiomatique ce nouveau sens programmatique et propheacutetique de lrsquoa

priori testamentaire ce nrsquoest plus seulement comme le point de deacutepart drsquoun systegraveme

drsquoinfeacuterences syllogistiques mais encore comme lrsquoanticipation drsquoune seacuterie eacutevegravenementielle que

se signale la performativiteacute du mot laquo testament raquo

c) La performativiteacute du mot laquo testament raquo est enfin celle drsquoune performativiteacute

reacutetrospective et reacutetroactive La profession du locus testamentaire dans lrsquoinstitution de

lrsquoeucharistie ndash et crsquoest lagrave lrsquoexact corollaire de notre point preacuteceacutedent ndash nrsquoouvre pas seulement

une seacuterie eacutevegravenementielle en avant de sa formulation ndash passion reacutesurrection ndash mais aussi une

seacuterie eacutevegravenementielle en arriegravere et agrave reculons Lorsque Christ proclame lrsquoinstitution du

laquo nouveau testament eacuteternel raquo crsquoest aussi la fondation et la fixation reacutetroactives des

eacutevegravenements-cleacutes du reacutegime veacuteteacutero-testamentaire qui se voient apregraves coup deacuteduits et justifieacutes

dans leur neacutecessiteacute Si le testament christique eacutenonce la promesse de la reacutemission des peacutecheacutes

et la remise des dettes crsquoest qursquoun reacutegime drsquoaccusation et de dettes a neacutecessairement ducirc

preacuteceacuteder sa proclamation Or un reacutegime drsquoaccusation et de dettes nrsquoest rien drsquoautre nous

lrsquoavons vu qursquoun reacutegime leacutegislatif dans le mot laquo testament raquo ndash et par lrsquoapplication stricte de

sa fonction laquo contraire raquo ndash est donc a priori inclus la neacutecessiteacute historique reacutetrospective de

lrsquoinstitution du ministegravere de la Loi Mais le testament christique est encore un testament qui

dans sa proclamation se laisse deacutesigner sous les modaliteacutes temporelles de la laquo nouveauteacute raquo et

de lrsquolaquo eacuteterniteacute raquo Si le testament christique est un laquo nouveau raquo testament il faut donc qursquoil ait

eacuteteacute preacuteceacutedeacute aussi par un testament temporel et reacutevocable un ancien testament

Or le reacutegime de la Parole qui preacutecegravede chronologiquement lrsquoacircge de la proclamation

neacuteo-testamentaire crsquoest nous lrsquoavons dit le reacutegime du ministegravere de la Loi Ce que lrsquoeacutenonceacute nu

du terme laquo nouveau testament raquo dans lrsquoeacutevegravenement eucharistique inclus a priori dans

lrsquoextension de ses virtualiteacutes seacutemantiques crsquoest donc la neacutecessiteacute pour la promesse de la

reacutemission des peacutecheacutes drsquoecirctre ou drsquoavoir eacuteteacute preacuteceacutedeacutee par un testament subordonneacute au

ministegravere de lrsquoaccusation drsquoun testament contemporain et coextensif dans sa validiteacute

temporelle et dans la logique mecircme de sa fonction de lrsquoinstitution drsquoune Loi ndash ce que le

laquo nouveau testament raquo eacutenonce a priori et reacutetroactivement crsquoest donc la compliciteacute historique

de lrsquoAncien Testament et du ministegravere du peacutecheacute Par lrsquo laquo analytique du testament raquo lrsquoexeacutegegravete

est donc aussi autoriseacute agrave deacuteduire agrave reculons et agrave deacuteriver en arriegravere de lrsquoinstitution

eucharistique le sens et lrsquoossature geacuteneacuterale des grandes lignes eacutevegravenementielles de lrsquoacircge de la

Loi mosaiumlque

377

Lrsquoexeacutegegravese typologique dans sa neacutecessiteacute derniegravere nrsquoest rien drsquoautre que la pratique

de cette deacutemonstration reacutetrospective de lrsquoAncien Testament594 Et cette deacutemonstration

reacutetrospective est autoriseacutee en son fond par la performativiteacute mecircme du seul locus

testamentaire crsquoest lrsquoarchitecture inteacutegrale de la seacutemantique du terme laquo testament raquo ndash le

reacuteseau et lrsquoentrelacement de ses correacutelations theacutematiques et de ses preacutesupposeacutes notionnels ndash

qui dessine aussi la charpente eacutevegravenementielle de la temporaliteacute historique Les grandes lignes

de lrsquohistoire de la reacuteveacutelation ourdissent deacutejagrave la trame de leur eacutepaisseur signitive dans le

sommeil du mot nu la succession eacutevegravenementielle drsquoune seacuterie historique srsquoindexe agrave la seacuterie

logique des anteacuteceacutedents et des conseacutequents de la syllogistique implicite drsquoun locus ndash lrsquohistoire

se reacutesout dans la borne de lrsquoautoriteacute de la dialectique Nous voici donc en possession du

troisiegraveme sens de lrsquoa priori testamentaire cet a priori crsquoest celui drsquoune preacuteexistence agrave soi de

lrsquoeacutevegravenement et drsquoune emprise reacutetroactive de son sens drsquoecirctre sur les conditions effectives de sa

reacutealisation ndash a priori reacutetrospectif et eacutevegravenementiel de lrsquoinstitution de lrsquoeucharistie

sect16 Lrsquoa priori reacutetrospectif de lrsquoeacutevegravenement et la performance du mot laquo nouveau raquo

Crsquoest au point de rencontre avec la thegraveme de cette performativiteacute reacutetrospective du

locus testamentaire que nous devons percer plus avant vers une reacutesolution deacutefinitive des

quelques questions qui motivaient au deacutepart notre deacutetour par le traiteacute lutheacuterien ndash quel est le

sens et la condition derniegravere de la pratique de lrsquoexeacutegegravese typologique Comment pouvons-

nous rendre raison de la genegravese scripturaire des loci theacuteologiques Nous sommes parvenus agrave

deacutefricher en partie le sol conceptuel qui nous permettra de reacutepondre de maniegravere satisfaisante

agrave la premiegravere question En mettant au jour le sens de la double performativiteacute

programmatique et reacutetrospective du locus testamentaire nous avons en effet laisseacute deacutependre

la possibiliteacute de la pratique de la typologique drsquoune part de la condition drsquoune anticipation

veacuteteacutero-testamentaire du lexique propre agrave la phraseacuteologie christique ndash de lrsquoacompte chez les

prophegravetes de la reacutefeacuterence agrave un mot dont le sens ne peut renvoyer qursquoagrave lrsquoacircge neacuteo-testamentaire

de la lexicalisation ndash et drsquoautre part de la condition drsquoune laquo deacuteduction agrave reculons raquo de la seacuterie

des eacutevegravenements qui structurent les temps de la loi mosaiumlque Lrsquoexeacutegegravese typologique srsquoest ainsi

vue doublement soumise agrave lrsquoautoriteacute dialectique et rheacutetorique science de la

594 Crsquoest la preacuteciseacutement le sens de la laquo surdeacutetermination raquo dialectique de la pratique de lrsquointerpreacutetationchristocentreacutee de lrsquoAncien Testament la typologie nrsquoest rien drsquoautre qursquoune deacutemonstration agrave reculons delrsquoancien par le nouveau Voir agrave nouveau agrave ce sujet la probleacutematisation de cet usage laquo dialectique raquo de la typologiepar Ph Buumlttgen laquo Doctrine et alleacutegorie au deacutebut de la Reacuteforme raquo op cit p 307 ndash 310 notamment

378

deacutemonstration pour la deacuteduction reacutetrospective science des figures pour la question de la

lexicalisation anticipeacutee du mot laquo testament raquo

Crsquoest en approfondissant et en reacutesumant sous un mobile unique ces deux orientations

de la performativiteacute du mot laquo testament raquo que nous pourrons tenter aussi de reacutepondre de

maniegravere compreacutehensive agrave notre deuxiegraveme question ndash le problegraveme du mode de deacuterivation

biblique des lieux Poursuivons encore notre lecture du traiteacute Le neuviegraveme paragraphe qui

suit donc immeacutediatement notre citation preacuteceacutedente srsquoouvre sur ces quelques consideacuterations

laquo Crsquoest pourquoi le Christ distingue ce testament des autres et dit qursquoil est un testamentnouveau et eacuteternel en son propre sang pour le pardon des peacutecheacutes supprimant par lagrave le

testament ancien Car le terme laquo nouveau raquo rend le Testament mosaiumlque caduc et lrsquoannule Ilnrsquoest deacutesormais plus valable595 raquo

Crsquoest toujours bien de performativiteacute du terme simple qursquoil srsquoagit donc ici mais non

plus pourtant de celle du mot laquo testament raquo lui-mecircme mais de celle du marqueur de sa

modaliteacute temporelle le mot laquo nouveau raquo Si lrsquoa priori reacutetrospectif du terme laquo testament raquo

incluait deacutejagrave lrsquoeacutenonceacute de la neacutecessiteacute drsquoune preacuteexistence drsquoun testament laquo ancien raquo Luther

nous dit ici encore bien plus dans la bouche du Christ la formulation mecircme du mot

laquo nouveau raquo nrsquoenveloppe pas seulement une reacutefeacuterence notionnelle au reacutegime de lrsquoancienne

alliance mais eacutequivaut deacutejagrave en elle-mecircme agrave la reacutevocation ou agrave lrsquoabolition strictes de son

champ de validiteacute laquo le terme laquo nouveau raquo rend le Testament mosaiumlque caduc et lrsquoannule raquo

Lrsquoefficience ou la performativiteacute de la proclamation christique srsquoeacutetend donc jusqursquoagrave

lrsquoinvalidation deacutefinitive drsquoun reacutegime leacutegislatif Et ici encore cette invalidation relegraveve de la

seule performance du mot nu crsquoest dans la borne de la puissance propre de la proclamation

du simple terme laquo nouveau raquo que le testament de Moiumlse se trouve reacutevoqueacute Lrsquoopeacuterativiteacute du

terme srsquoeacutetend donc jusqursquoagrave lrsquo laquo annulation raquo exhaustive drsquoun ministegravere historique et drsquoun

reacutegime temporel de prescription par lrsquoeacutenonceacute drsquoune nouveauteacute testamentaire lrsquoactualiteacute

ordinaire du testament passe dans lrsquoancienneteacute ndash devient laquo caduc raquo

Crsquoest sur ce point qursquoil peut ecirctre utile de rattacher cette premiegravere thegravese du Sermon

sur le Nouveau Testament agrave un deacuteveloppement plus tardif de la Cegravene du Christ qui traite

encore de cette mecircme efficience du terme laquo nouveau raquo596 Nous verrons que la suite immeacutediate

du neuviegraveme paragraphe que nous citons ici autorise tregraves largement cette laquo anticipation

595 Ibid p 682596 Nous nous reacutefeacuterons ici agrave la traduction franccedilaise publieacute chez Labor et Fides laquo De la Cegravene du Christ ndashConfession raquo in Luther Œuvres Tome 6 Genegraveve Labor et Fides 1964

379

doctrinale raquo Que le lecteur nous pardonne donc lrsquoapparence de deacutetour celle-ci se voit

rigoureusement requise par la quecircte de lrsquointelligibiliteacute de ce qui est en question ici

sect17 Un parcours anticipeacute dans le traiteacute de la Cegravene de 1528 performance du mot laquo nouveau raquo thegravese

de lrsquounivociteacute scripturaire conception laquo neacuteologiste raquo des tropes

La Cegravene de 1528 eacutenonce dans le contexte drsquoune reacutefutation de lrsquointerpreacutetation

symbolique de lrsquoEucharistie un certain nombre de consideacuterations sur les tropes et sur les

conditions de leurs identifications dans un contexte exeacutegeacutetique Ces reacuteflexions srsquoinscrivent

dans le cadre conceptuel de la theacuteorie rheacutetorique formaliseacutee depuis 1519 agrave Wittenberg par

Philippe Melanchthon Apregraves avoir rappeleacute lrsquoaxiome geacuteneacuteral de lrsquointelligibiliteacute de lrsquoEcriture et

lrsquoimpeacuteratif correacutelatif drsquouniciteacute seacutemantique597 Luther en vient agrave radicaliser encore le sens de

cet impeacuteratif en remarquant qursquoil est de fait strictement impossible qursquo laquo un mecircme nom ou

mot ait en mecircme temps deux sens raquo598 La signification est au sens rigoureux une fonction

cest-agrave-dire une application qui associe agrave lrsquoensemble des mots drsquoun systegraveme lexical un eacuteleacutement

seacutemantique toujours unique Sous la thegravese radicaliseacutee de cette uniciteacute seacutemantique ndash qui ne

constitue plus seulement une norme meacutethodique dans la construction des discours mais aussi

un factum de la reacutedaction scripturaire ndash Luther pourra condamner lrsquointerpreacutetation symbolique

de la Cegravene Crsquoest dans ce contexte discursif que srsquoeacutenonce ce que nous pourrions qualifier sous

le titre de la doctrine de lrsquo laquo omni-lexicalisation raquo du trope Pout Luther tout usage tropique

ou figuratif leacutegitime du langage eacutequivaut neacutecessairement agrave lrsquoinstitution drsquoune nouvelle

lexicalisation Accusant lrsquointerpreacutetation symbolique du laquo est raquo eucharistique chez les laquo esprits

visionnaires raquo notre auteur notera ainsi

laquo Il manque agrave ces grands esprits de consideacuterer exactement lrsquoart oratoire de la grammaire oucomme ils le nomment eux-mecircmes le laquo trope raquo tel qursquoil est enseigneacute dans les eacutecoles Cet artenseigne comment un enfant doit agrave partir drsquoun mot en faire deux ou trois ou bien commentil peut donner agrave un mecircme mot une nouvelle utilisation et plusieurs significations Je vais endonner quelques exemples Le mot laquo fleur raquo deacutesigne selon son sens premier et ancien unerose un lis une violette et drsquoautres choses du mecircme genre qui poussent hors de terre etfleurissent Mais maintenant si je veux ceacuteleacutebrer Christ par un beau chant de louange envoyant quel bel enfant il est (hellip) je puis prendre le mot laquo fleur raquo et faire un trope cest-agrave-dire donner agrave ce mot un nouveau sens et un nouvel usage et dire Christ est une fleur Icitous les grammairiens et rheacuteteurs dirons que la fleur est devenue un nouveau mot et a unnouveau sens elle ne deacutesigne plus la fleur dans les champs mais lrsquoenfant Jesus et le mot

597 laquo Le texte doit ecirctre un et simple et avoir un sens unique et certain srsquoil doit ecirctre clair et fonder un article certain raquo ibid p 16 598 Ibid p 16

380

laquo est raquo ne doit pas prendre ici valeur de laquo signifie raquo Car Christ ne signifie par une fleur maisil est une fleur seulement une autre fleur qursquoune fleur naturelle [hellip] Ainsi laquo fleur raquo est unautre mot lorsqursquoil deacutesigne Christ que lorsqursquoil deacutesigne une fleur naturelle599 raquo

Lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de la Cegravene pegraveche essentiellement en cela qursquoelle situe

lrsquoopeacuteration du transfert de sens dans une double seacutemantique du mot laquo ecirctre raquo Or cette double

seacutemantique de lrsquoecirctre ndash laquo ecirctre raquo au sens litteacuteral et laquo ecirctre raquo au sens de laquo signifier raquo ndash rend toutes

les propositions scripturaires absolument eacutequivoques puisque lrsquo laquo ecirctre raquo comme copule est

preacutesent explicitement ou virtuellement dans tous les eacutenonceacutes Par ailleurs lrsquointerpreacutetation qui

assigne au terme laquo ecirctre raquo lrsquoacception de laquo signification raquo preacutesume correacutelativement le sens du

compleacutement de la phrase comme signe du reacutefeacuterent du sujet Si laquo ecirctre raquo srsquoentend dans

lrsquoacception de laquo signifier raquo alors le pain dont il est fait mention dans la proclamation

eucharistique devient lui-mecircme un signe du testament ndash et crsquoest lagrave drsquoailleurs la substance et

lrsquointention centrale de la deacutecision interpreacutetative de lrsquoexeacutegegravese zwinglienne Mais le problegraveme

est alors que le sens mecircme de cet ecirctre-signe et le mode drsquoarticulation qui le rattache agrave son

reacutefeacuterent deviennent finalement totalement indeacutetermineacutes En quel sens le pain signifie-t-il le

testament Serait-ce par sa texture sa matiegravere ses composants son goucirct sa fonction

alimentaire etc

Dans la theacuteorie zwinglienne de la laquo signification raquo les modes de correacutelations qui

rattachent le signe agrave son objet deviennent strictement indeacutecidables Si au contraire lrsquoopeacuteration

du transfert de sens est situeacutee agrave la seule eacutechelle du nom alors le mode de substitution du sens

originaire au sens nouveau est parfaitement deacutetermineacute selon le lieu qui opegravere cette

substitution Dans la synecdoque le tout est substitueacute agrave sa partie dans lrsquooxymore la

substitution srsquoopegravere selon le lieu de la contrarieacuteteacute etc La multiplication du sens est donc

reacutegleacutee selon des scheacutemas analogiques rigoureux qui sont preacuteciseacutement configureacutes par ce que

Melanchthon deacutecrit comme les loci finitionum de la dialectique Et le nouveau mot constitueacute

dans ce nouvel usage du nom se laisse immeacutediatement identifier en tant que trope par le

locuteur du discours ou par lrsquointerpregravete du texte Par exemple lorsque nous disons que le

laquo Christ est une fleur raquo le trope agrave lrsquoœuvre est ici celui qui opegravere la substitution de la substance

florale agrave lrsquoun de ses accidents (en lrsquooccurrence la beauteacute ou lrsquoeacuteclat) il est donc alors eacutevident

que le laquo est raquo ici mentionneacute ne fait office que de sa fonction copulative ordinaire ndash ce nrsquoest

pas au niveau du verbe mais crsquoest au niveau du nom qursquoopegravere la substitution du sens Christ

est [litteacuteralement] la beauteacute ou lrsquoeacuteclat du monde [fleur selon sa nouvelle acception]

599 Ibid p 21

381

Mais si lrsquoalleacutegorie ou lrsquointerpreacutetation figurative en geacuteneacuteral ne srsquoinstitue qursquoagrave partir de

lrsquoeacutechelle du tope il nous faut dire aussi que crsquoest agrave partir de lrsquoeacutechelle du mot nu ndash et de lui

seul ndash que lrsquoon peut deacutecider dans le cadre de la pratique exeacutegeacutetique du caractegravere figuratif de

la signification Le sens figuratif crsquoest lrsquoecirctre-figure du nom Le nom est la structure nucleacuteaire

agrave laquelle srsquoindexe la deacutecision hermeacuteneutique Si le nom ne se precirctre donc pas agrave ecirctre

grammaticalement compris comme un trope ndash cest-agrave-dire si lrsquoon ne peut discerner aucun

mode de construction drsquoun nouveau sens obtenu agrave partir de la substitution du reacutefeacuterent agrave lrsquoun

de ses lieux dialectiques ndash alors lrsquoon doit refuser strictement toute interpreacutetation alleacutegorique

de lrsquoeacutenonceacute Par exemple lorsque Christ dit laquo Ceci est mon corps raquo le pain qui constitue la

reacutefeacuterence de lrsquoindexical de lrsquoeacutenonceacute nrsquoest manifestement pas un trope En effet il paraicirct

impossible de concevoir que lrsquoorateur ait voulu ici construire un nouvel usage du mot laquo pain raquo

par substitution de la substance initiale agrave lrsquoun de ses caractegraveres (deacutefinition genre tout partie

etc) Pourtant une interpreacutetation alleacutegorique de la Cegravene ne pourrait ecirctre rien drsquoautre que la

thegravese de cette valeur tropique du sujet de lrsquoeacutenonceacute christique (le pain) Si donc il y avait ici

alleacutegorie cette alleacutegorie devrait signifier quelque chose comme

Mon corps est constitueacute agrave partir de farine et de levure

Mon corps est un aliment digestible

Mon corps est sec tendre ou rassie

Mon corps est le composeacute drsquoune mie et drsquoune croute etc

Or ces interpreacutetations sont toutes rigoureusement intenables le laquo pain raquo dont Christ

fait mention doit donc ecirctre retenu selon son acception litteacuterale

sect18 Le mot laquo nouveau raquo comme signature tropique

Il est remarquable de noter que crsquoest donc la thegravese de lrsquo laquo omni-lexicalisation raquo du

trope ndash thegravese selon laquelle tout trope ou toute figure construit et institue une nouvelle

lexicalisation du terme et donc un laquo nouveau mot raquo dans lrsquoeacutevegravenement mecircme de son usage ndash

qui constitue en 1528 le nerf de lrsquoaccusation de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique des laquo esprits

visionnaires raquo Or il nous faut dire que crsquoest deacutejagrave rigoureusement le preacutesupposeacute de cette

lexicalisation qui commande en 1520 dans le Sermon sur le nouveau testament la possibiliteacute

derniegravere de lrsquoexeacutegegravese typologique de la laquo promesse raquo Mais finissons-en avec cette

anticipation historique sur le traiteacute de la Cegravene du Christ Nous avons dit que tout usage

382

tropique du langage commande implicitement la construction drsquoun nouveau mot dans

lrsquoopeacuteration mecircme du transfert de la signification Si lrsquoon srsquoen tient au preacutesupposeacute lutheacuterien sur

lrsquouniciteacute seacutemantique du mot dire que le trope institue un nouveau mot cela revient

rigoureusement au mecircme que de dire que le trope institue un nouveau sens

Quand Luther dit que le nom de laquo fleur raquo nrsquoa pas le mecircme sens quand il deacutesigne

Christ et quand il deacutesigne une plante cela revient agrave dire que le poegravete ou lrsquoeacutetudiant qui

construisent des tropes construisent en fait aussi des nouveaux mots Par delagrave lrsquoapparence de

lrsquoidentiteacute phoneacutetique et graphique (orthographique) des deux occurrences du terme laquo fleur raquo

crsquoest un terme distinct que ces occurrences instancient Crsquoest cette ideacutee mecircme que nous

deacutesignions plus haut sous le terme de la thegravese drsquoune laquo omni-lexicalisation raquo du trope ndash ideacutee

selon laquelle tout trope est toujours et par essence lexicaliseacutee Nous avons vu que le

grammairien ou lrsquoexeacutegegravete pouvaient discriminer et reconnaicirctre lrsquousage du trope dans un

discours selon lrsquoeacutevidence drsquoune substitution topique du sens (substance agrave accident tout agrave

partie cause agrave effet etc) Mais nrsquoy aurait-il pas un signe ou une marque qui puisse nous

permettre drsquoattester de cet usage tropique avec un plus grand degreacute de certitude Ecoutons

encore ce que nous dit la Cegravene de 1528 agrave ce sujet

laquo Nous allemands nous avons lrsquohabitude drsquoajouter agrave ces mots nouveaux [les tropes donc]recht ou ander ou neu et de dire Tu es un vrai chien les moins sont de vrais pharisiens lesnonnes sont de vraies filles de Moabites Christ est un vrai Salomon De mecircme Luther estun autre Hus Zwingli est un autre Koreacute Ocolampade est un nouvel Abiram En parlant ainsinous tous Allemand nous teacutemoignons et reconnaissons qursquoil y a lagrave de nouveaux mots Etcela revient au mecircme lorsque je dis Luther est Hus Luther est un vrai Hus Luther est unnouveau Hus De sorte que lrsquoon sent comment dans ces expressions un mot nouveau estformeacute agrave partir drsquoun ancien600 raquo

Le locuteur allemand laquo teacutemoigne raquo laquo reconnaicirct raquo ou laquo sent raquo que le mot est

employeacute de maniegravere figurative ndash cest-agrave-dire qursquoil est institueacute selon une nouvelle lexicalisation

ndash lorsque le trope est preacuteceacutedeacute par des mots comme laquo vrai raquo laquo autre raquo ou laquo nouveau raquo Le mot

laquo nouveau raquo en particulier agit donc comme un attestateur tropique ou comme une signature

figurative Lorsque le locuteur laisse le sujet de son eacutenonceacute ecirctre preacuteceacutedeacute par ce terme de

laquo nouveau raquo il fournit donc aussi agrave son auditeur un signe ou une marque deacutecisive du

caractegravere figuratif du nom qui suit cet attestateur Il existe donc bien des marqueurs certains de

relexcicalisation du mot et ces marqueurs agissent alors au sens le plus strict comme les

opeacuterateurs de la construction drsquoune innovation lexicale Lrsquoopeacuterativiteacute du mot laquo nouveau raquo tient

600 Ibid p 22

383

drsquoabord agrave cette fonction drsquoinnovation Par son usage lrsquoorateur commande non seulement la

construction drsquoun nouveau sens mais aussi et bien plus la construction drsquoun nouveau

systegraveme lexical et drsquoune nouvelle phraseacuteologie Reprenons sur cette remarque le fil de notre

commentaire anteacuterieur Citons agrave nouveau lrsquoextrait sur lequel nous nous eacutetions preacuteceacutedemment

arrecircteacutes

laquo Crsquoest pourquoi le Christ distingue ce testament des autres et dit qursquoil est un testamentnouveau et eacuteternel en son propre sang pour le pardon des peacutecheacutes supprimant par lagrave le

testament ancien Car le terme laquo nouveau raquo rend le testament mosaiumlque caduc et lrsquoannule Ilnrsquoest deacutesormais plus valable601 raquo

Nous en eacutetions resteacutes agrave la fonction de performativiteacute historique que semblait

manifestement revecirctir la formulation mecircme du mot laquo nouveau raquo notamment vis-agrave-vis de

lrsquoabolition du reacutegime mosaiumlque Mais ce qursquoil nous faut maintenant reconnaicirctre crsquoest que

cette efficience historique srsquoaffilie toujours aussi avec celle drsquoune reacuteforme lexicale et drsquoune

reconstruction tropique du mot laquo testament raquo Lrsquousage mecircme du terme laquo nouveau raquo placeacute en

amont de celui de laquo testament raquo atteste de cette reacutenovation figurative de la terminologie

testamentaire Crsquoest drsquoabord un nouveau mot que Christ institue agrave lrsquooccasion de lrsquoeacutevegravenement

eucharistique ndash un mot dont le sens vient rompre avec la logique propre du reacuteseau notionnel

assigneacute agrave la mention de la vieille alliance Si la reacutefeacuterence au laquo pain raquo de la Cegravene doit donc

srsquoentendre en un sens pleinement litteacuteral la parole de la promesse de la gracircce nrsquoest pourtant

pas deacutemise de toute activiteacute tropique et de toute opeacuteration de reconstruction lexicale Cette

relexicalisation porte sur le mot le laquo plus essentiel raquo de lrsquoeucharistie le testament

Ce que Christ inaugure dans lrsquoinauguration du Nouveau Testament crsquoest donc

drsquoabord et avant tout un nouveau sens et un nouvel usage du mot laquo testament raquo Lrsquoeacutevegravenement

matriciel de lrsquohistoire du christianisme srsquoavoue drsquoabord comme celui drsquoune reacuteforme

grammaticale ndash et lrsquoefficience premiegravere du Christ srsquoatteste en fait agrave sa faculteacute de construire

des neacuteologismes Ainsi se reacutesorbe le problegraveme du double-sens de lrsquoEvangile qui constituait en

un sens depuis lrsquoentame de ce dernier chapitre le fil probleacutematique de notre discussion Si

lrsquoEcriture est morceleacutee et laceacutereacutee dans la ceacutesure mecircme de lrsquoopposition de son nouveau et de

son ancien Livre par une deacutechirure lexicale interne ndash par une polyseacutemie qui deacutedouble

irreacutesistiblement la seacutemantique propre de chaque locus doctrinal ndash cette deacutechirure appartient en

fait au sens mecircme du ministegravere christique Crsquoest pour assumer une fonction de reacutenovation

lexicale et seacutemantique que la Parole srsquoest faite chair un jour dans lrsquohistoire le ministegravere du

601 Luther Œuvres op cit p 682

384

Christ se deacutecline dans la logique drsquoun artisanat grammatical ndash la gracircce est lrsquoenfant drsquoun

neacuteologisme

sect19 Le systegraveme des lieux communs theacuteologiques et le reacuteseau des neacuteologismes du Christ

La parole christique atteste donc de la construction drsquoun nouveau systegraveme lexical

dans lrsquoeacutenonceacute mecircme de sa laquo nouveauteacute raquo Nous avions vu depuis notre chapitre preacuteceacutedent et

nos consideacuterations sur le discrimen de lrsquoAncien et du Nouveau Testament que la reduplication

seacutemantique des lieux de lrsquoEcriture suivait les nervures propres de la scansion du sens temporel

et du sens spirituel dans la Bible La promesse eacutevangeacutelique notamment se mue dans le

passage agrave lrsquoacircge neacuteo-testamentaire drsquoune signification initiale du serment drsquoun bien mateacuteriel

provisoire et conditionnel au sens du legs testamentaire drsquoun bien spirituel irreacutevocable et

sans contre partie De la mecircme maniegravere nous pourrions montrer que sous lrsquoeffet de la reacuteforme

christique de la lexicalisation tous les loci de la theacuteologie se transmuent selon le sens

nouveau de la spiritualiteacute et de lrsquoeacuteterniteacute drsquoun sens veacuteteacutero-testamentaire du peacutecheacute comme

transgression exteacuterieure des prescriptions reglementaires Christ construit le sens nouveau du

peacutecheacute comme damnation du sens veacuteteacutero-testamentaire de la loi comme ensemble de regravegles

civiles sacrificielles judiciaires etc Christ refonde lrsquousage nouveau de la loi comme

ministegravere de lrsquoaccusation du sens ancien du sacerdoce comme ordre leacutevitique temporel du

culte et du sacrifice Christ recreacutee le sens du mot sacerdoce comme ordre eacuteternel du salut etc

En ce sens tous les lieux de la doctrine chreacutetienne sont par essence traverseacutes par ces

strates seacutemantiques qui les reacutefegraverent alternativement agrave lrsquoun ou lrsquoautre des deux acircges de la

lexicalisation theacuteologique Bien plus les loci sont preacuteciseacutement ce deacutechirement mecircme ils sont

les produits les reacutesidus et les effets de la reacuteforme tropique de la parole christique lrsquoensemble

des points de deacutechirure signitivite de lrsquoancienne et de la nouvelle alliance ndash lrsquoensemble des

effets de sens induits par la nouveauteacute de la proclamation eucharistique Par lagrave aussi il

appartient agrave lrsquoessence mecircme des lieux qursquoils puissent dessiner la ligne de partage de

lrsquoancienne et de la nouvelle phraseacuteologie scripturaire Par lagrave encore il est inclus dans la

logique intime de leur action propre qursquoils deacutelimitent le champ drsquoune polyseacutemie objective602

dans lrsquoeacuteconomie du texte biblique Le reacuteseau des lieux theacuteologiques se confond avec le

systegraveme des termes reacuteformeacutes dans la reacutenovation neacuteologiste du Fils de Dieu ndash lrsquoensemble de ce

qui dans la parole du Christ eacutechappe agrave la phraseacuteologie et agrave la seacutemantique de la parole

602 Ce qui revient agrave ecirctre rappelons-le pour Luther une stricte polynomie

385

mosaiumlque les lieux theacuteologiques crsquoest la diffeacuterence lexicale de lrsquoAncien et du Nouveau

Testament

Mais si les Lieux sont bien cette diffeacuterence lexicale de lrsquoAncien et du Nouveau

Testament il nous faut dire drsquoune part que leur double sens se laisse finalement indiquer

comme le critegravere mecircme de leur certitude et drsquoautre part et plus essentiellement que leur

deacuteduction ou leur genegravese scripturaires nrsquoapparaicirct plus degraves lors comme lrsquooccasion drsquoune

difficulteacute reacuteelle si les loci theacuteologiques deacutelimitent bien lrsquoensemble des termes nus qui ont

subi dans le cercle de la Parole christique une opeacuteration de transmutation tropique alors les

lieux ne sont pas plus difficiles agrave reconnaicirctre que nrsquoimporte quelle figure drsquoun

discours ordinaire les lieux theacuteologiques sont les figures mecircmes du Nouveau Testament les

figures lexicaliseacutees de la parole du Christ Partout ougrave Christ eacutenonce le terme laquo nouveau raquo

lrsquoexeacutegegravete sait donc qursquoil se trouve en preacutesence drsquoun locus de la doctrine chreacutetienne nouvelle

loi nouveau sacerdoce nouveau peacutecheacute nouveau testament etc On comprend degraves lors tout

lrsquoenjeu que pouvait revecirctir pour la premiegravere theacuteologie de Wittenberg la discussion rheacutetorique

sur les figures de style et la critique de lrsquoalleacutegorie Si Zwingli avait eu raison de dire que le

pain est un trope du corps de Christ alors il aurait fallu dire que le pain eacutetait aussi agrave compter

au rang des loci doctrinaux Mais si les tropes srsquoattestent agrave la mention de la signature de la

nouveauteacute alors le recueil et lrsquoengendrement scripturaire de la doctrine sont aussi enfantins

que la simple lecture du sens historique drsquoune source textuelle et crsquoest cela que signifie en

1521 agrave Wittenberg le principe de la Scriptura Sacra sui ipsius interpres

sect20 Solution au problegraveme de lrsquoexeacutegegravese typologique

Mais si nous avons pu rendre raison par le commentaire de cette thegravese de

la lexicalisation tropique de notre problegraveme inaugural de la genegravese biblique de la

doctrine il nous faut dire que crsquoest encore cette mecircme thegravese qui eacuteclaire de maniegravere

deacutefinitive aussi les fondements de la possibiliteacute de lrsquoexeacutegegravese typologique et le sens

de la fonction hermeacuteneutique des lieux Christ nous lrsquoavons dit institue dans

lrsquoeacutevegravenement eucharistique un nouveau langage ndash langage dans lequel le mot

laquo alliance raquo ne signifie plus laquo promesse drsquoun bien temporel raquo mais laquo testament raquo au

sens fort Poursuivons ici notre lecture du neuviegraveme paragraphe Nous lisons

immeacutediatement apregraves notre citation anteacuterieure

386

laquo Lrsquoancien testament eacutetait une promesse faite par Moiumlse au peuple drsquoIsraeumll auquelle pays de Canaan avait eacuteteacute promis Ce nrsquoest pas Dieu qui est mort pour cela maislrsquoagneau pascal qui dut mourir agrave la place du Christ tel sa preacutefiguration Aussi cetestament eacutetait-il un testament temporaire dans le sang de lrsquoagneau pascal verseacuteafin que le payse de Canaan pucirct ecirctre atteint et pris en possession Et de mecircme quelrsquoagneau pascal - qui dans lrsquoAncien Testament dut mourir pour permettre lapossession du pays de Canaan ndash eacutetait un animal eacutepheacutemegravere et peacuterissable ainsieacutetaient eacutepheacutemegraveres et passagers lrsquoAncien Testament tout comme le bien qursquoil leacuteguaitpromettait agrave savoir le pays de Canaan Mais le Christ lrsquoauthentique agneau pascalest quant agrave lui une personne eacuteternelle et divine qui meurt afin de confirmer leNouveau Testament Crsquoest pourquoi le testament et le bien qursquoil legravegue sont eacuteternelset impeacuterissables Et crsquoest ce qursquoil entend lorsqursquoil oppose ce testament agrave lrsquoautredisant laquo un nouveau raquo afin de rendre lrsquoautre caduc et afin de lrsquoabroger disant aussiun laquo testament eacuteternel raquo non pas un testament temporaire comme lrsquoautre non pasen vue du legs drsquoun pays ou drsquoun bien seacuteculier mais pour transmettre des bienseacuteternels laquo en mon sang raquo non pas dans le sang drsquoun agneau mais pour quelrsquoancien soit complegravetement aboli et pour donner place au nouveau603 raquo

Crsquoest sur fond drsquoun jeu de diffeacuterence et drsquoidentiteacute que se deacuteploie ici le cadre

de lrsquoexeacutegegravese typologique de la promesse veacuteteacutero-testamentaire du pays de Canaan

Cette diffeacuterence crsquoest celle nous lrsquoavons dit des modaliteacutes temporaire ou eacuteternelle

de lrsquoinstitution testamentaire Crsquoest au sens fort drsquoun testament ndash promesse derniegravere

et irreacutevocable du mourant ndash que Christ reacuteassigne lrsquousage du mot laquo alliance raquo dans la

proclamation de lrsquoeucharistie En ce sens le neacuteologisme christique rompt durement

avec la logique de la promesse temporelle mosaiumlque geacuteneacuteratrice de dettes et

marqueacutee selon lrsquoexpression du huitiegraveme paragraphe laquo de nombreuses formes

leacutegales raquo Le point de cette diffeacuterence commence agrave ecirctre clair la deacutechirure

seacutemantique de lrsquoancien et du nouveau appartient agrave la matrice mecircme de la chair de

tous les loci doctrinaux Mais le fond de cette diffeacuterence meacutenage aussi en lui-mecircme

des espaces de similitude Si lrsquo laquo alliance raquo au sens strictement testamentaire est un

trope de lrsquo laquo alliance raquo au sens de la promesse mosaiumlque les deux significations du terme

doivent ecirctre aussi correacuteleacutees selon un certain mode de coniunctio

La neacutecessiteacute de cette correacutelation est incluse dans la structure mecircme de lrsquousage

figuratif du langage crsquoest le factum drsquoune certaine parenteacute entre les deux significations du

mot qui rend possible la laquo fonctionnaliteacute raquo du trope et lrsquoemploi drsquoun nom ancien pour la

construction drsquoun nouvel usage et drsquoun nouveau sens Dans le cas du neacuteologisme

testamentaire cette parenteacute se donne sous la figure de la relation du genre agrave lrsquoespegravece (ou du

tout agrave la partie) et en ce sens la parole eucharistique apparaicirct drsquoabord comme une meacutetonymie

603 Luther Œuvres op cit p 685

387

cest-agrave-dire un trope au sein duquel le sens geacuteneacuterique de la promesse ndash serment drsquoun don ndash est

transfeacutereacute vers le sens particulier de lrsquoespegravece testament ndash derniegravere volonteacute et derniegravere promesse

drsquoun mourant Crsquoest donc bien drsquoabord au nom drsquoune certaine similitude ndash celle que toute

espegravece entretient avec son genre ndash que Christ srsquoautorise agrave recycler le vieux nom drsquo laquo alliance raquo

et agrave le reacuteinvestir agrave lrsquooccasion du dernier repas drsquoun sens et drsquoun usage nouveau

Mais la permanence de cette circulation du vieux nom par delagrave le geste de sa

reacutenovation seacutemantique ne doit pas faire oublier aussi que cette reacutenovation mecircme est plus que

la simple construction non-poleacutemique drsquoun sens nouveau ndash plus que lrsquoassimilation lexicale

drsquoun sens qui pourrait simplement cohabiter et se superposer au sens ancien Le principe

drsquouniciteacute seacutemantique interdit formellement la coexistence et la cohabitation drsquoune telle

pluraliteacute de sens dans le site drsquoun nom unique le sens nouveau chasse jalousement le sens

ancien ndash et la relexicalisation christique annule et invalide donc aussi le laquo vieux sens raquo de

lrsquoalliance dans lrsquoacte mecircme de sa reacutenovation Lrsquoexeacutegegravete contemporain ndash lrsquoexeacutegegravete post-

christique ndash travaille donc avec le fonds de reacuteserve drsquoune phraseacuteologie ndash les loci de la doctrine

chreacutetienne ndash qui nrsquoappartient plus agrave la logique du texte veacuteteacutero-testamentaire Autrement dit le

mot laquo alliance raquo (sous lequel Luther traduisait encore les paroles de la Cegravene au cinquiegraveme

paragraphe) ne peut pour lrsquoexeacutegegravete chreacutetien plus rien vouloir dire drsquoautre que testament Si

le sens formel du vieux terme laquo alliance raquo est bien en un sens encore accessible agrave lrsquointerpregravete

sous le mode de ce que nous qualifierions aujourdrsquohui drsquo laquo eacuterudition historique raquo les effets de

sens reacuteels et la performativiteacute du vieux mot sont perdus et lagrave reacuteside preacuteciseacutement le nerf de la

reacuteforme christique de la phraseacuteologie

En ce sens la logique de la lexicalisation tropique inverse lrsquoordre chronologique ou

historique de lrsquoapparition des significations Si le sens mosaiumlque de lrsquo laquo alliance raquo avait bien

preacuteceacutedeacute de facto dans lrsquohistoire theacuteologique et humaine lrsquoapparition du sens testamentaire et

christique du nom crsquoest pourtant bien ce nouvel usage et ce nouveau sens qui srsquoinstitue agrave

reculons et reacutetroactivement comme usage originaire En bref si Christ est au sens le plus

profond du terme le reacuteformateur drsquoun systegraveme lexical soumis au principe drsquouniciteacute

seacutemantique il nous faut dire aussi que crsquoest moins lrsquousage institueacute et second qui srsquoavoue

comme trope drsquoun usage anteacuterieur que lrsquoinverse Le sens de la chronologie des significations

et de lrsquoinstitution du lexique est renverseacute dans lrsquoacte de la relexicalisation et le vieux nom se

voit reacutetrospectivement constitueacute comme trope ou meacutetaphore du nouvel emploi Crsquoest le jeu

mecircme de cette opeacuteration de reacuteversion qui est au principe de la possibiliteacute de connaicirctre et

drsquoappreacutehender lrsquoAncien Testament comme une preacutefiguration ndash comme une laquo esquisse raquo ndash du

Nouveau

388

Lrsquoexemple choisi ici est agrave ce titre particuliegraverement remarquable le fond de la

typologie lutheacuterienne tient dans le neuviegraveme paragraphe du Sermon agrave la comparaison de

lrsquoholocauste de lrsquoagneau pascal et de la mort sacrificielle du Christ Notre auteur nous dit

ainsi laquo Ce nrsquoest pas Dieu qui est mort pour cela mais lrsquoagneau pascal qui dut mourir agrave sa

place tel sa preacutefiguration raquo Crsquoest ici la virtualiteacute reacutetroactive du locus testamentaire qui

encadre la mise en relation des deux ordres de reacutealiteacutes compareacutes Le mode drsquoarticulation qui

unit la promesse du bien temporel du pays de Canaan agrave la figure sacrificielle de lrsquoagneau

pascal ne constitue pas un testament au sens propre si le sang est bien laquo verseacute raquo dans la

figure de lrsquoagneau sacrifieacute cet agneau nrsquoest eacutevidemment pas le testateur et en cela deacutejagrave le

don du pays promis ne peut aussi refermer qursquoune porteacutee strictement temporelle

Lrsquo laquo alliance raquo dont les livres mosaiumlques rendent teacutemoignage ne deacutelimite que lrsquoespace drsquoune

promesse au sens ordinaire du legs drsquoun bien mateacuteriel et fini Et en cela ndash mais Luther le sait

et lrsquoaccepte ndash lrsquoexeacutegegravese typologique de lrsquoancienne alliance fait toujours violence au vieux

reacuteseau lexical dans lequel circulait la Parole vivante agrave lrsquoacircge mosaiumlque

Seulement lrsquoexeacutegegravete nrsquoest preacuteciseacutement plus autoriseacute agrave se mouvoir dans le cercle des

ressources seacutemantiques de ce vieux nom drsquo laquo alliance raquo Se reacutefeacuterer agrave ce sens disparu crsquoest nier

lrsquoeacutevegravenement mecircme de la reacuteforme christique du sens des loci communes Depuis lrsquoacircge de cette

reacuteforme laquo alliance raquo signifie testament et ce nrsquoest donc aussi que sous ce seul sens du

testament que lrsquointerpregravete peut conduire leacutegitimement son interpreacutetation des paroles de lrsquoacircge

mosaiumlque Mais si laquo alliance raquo ne signifie plus que testament lrsquointerpregravete nrsquoest pas seulement

autoriseacute mais encore contraint et neacutecessiteacute agrave rechercher dans lrsquoeacuteconomie du texte veacuteteacutero-

testamentaire quelque chose qui srsquoapparente agrave la mort drsquoun testateur Le locus doctrinal ndash le

terme reacuteformeacute de la phraseacuteologie christique ndash ne commande pas seulement le deacuteveloppement

possible de comparaisons drsquoanalogies ou de correacutelations entre les textes de lrsquoancienne et de

la nouvelle alliance mais il en prescrit aussi la rigoureuse neacutecessiteacute Crsquoest agrave ce titre ndash et en ce

sens drsquoabord disciplinaire ndash que le locus apparaicirct comme lrsquouniteacute de mesure comparatif et

comme lrsquoeacutetalon des similitudes de lrsquoAncien et du Nouveau Livre Lrsquoagneau pascal ndash figure qui

surgit de lrsquoapplication reacutetrospective du locus testamentaire agrave lrsquoeacuteconomie de la vieille alliance

ndash est lrsquoun des reacutesidus et lrsquoun des produits possibles de la recherche de ces anteacuteceacutedents Et

lrsquointerpreacutetation figurative de lrsquoAncien Testament prise en ce sens rigoureux drsquoune

recomposition du texte veacuteteacutero-testamentaire sous les termes reacuteformeacutes de la phraseacuteologie

christique (les loci communes) est non seulement toujours possible et leacutegitime pour lrsquoexeacutegegravese

mais elle est mecircme et plus radicalement absolument ineacutevitable et neacutecessaire Autrement dit

389

encore lrsquointerpregravete du vieux livre est toujours par naissance et pour de simples raisons

drsquoeacutequipement lexical un typologue La typologie est la norme de lrsquointerpreacutetation scripturaire

sect21 Conclusion

Si lrsquoon srsquoattache agrave jeter un coup drsquoœil reacutetrospectif agrave nos quelques questions

inaugurales il nous faut dire que tant le problegraveme de lrsquoancrage typologique de lrsquointerpreacutetation

biblique et de la critique de lrsquoalleacutegorie que les difficulteacutes lieacutees au thegraveme de lrsquoauto-exeacutegegravese de

la Parole et agrave lrsquoimpeacuteratif drsquoune deacuteduction scripturaire des lieux doctrinaux se sont vus

finalement eacuteclaireacutes dans le mecircme parcours du sermon lutheacuterien sur la Cegravene La possibiliteacute de

cette reacutesolution a tenu presque toute entiegravere agrave la condition du deacutegagement de la structure de

lrsquoa priori reacutetrospectif du locus testamentaire dans la proclamation de son site eucharistique Il

y a chez Luther quelque chose comme le paradoxe drsquoun a priori eacutevegravenementiel cest-agrave-dire

drsquoun a priori qui ne perdrait pas dans le retard et le deacutelai de lrsquohistoriciteacute de son institution sa

fonction et son statut de principe la pureteacute de sa naissance et lrsquoautoriteacute de son

commandement A la structure de cet a priori eacutevegravenementiel reacutepond sans doute ce que nous

pourrions encore qualifier comme lrsquoaxiome plus geacuteneacuteral drsquoune laquo reacuteversibiliteacute hermeacuteneutique raquo

du temps lutheacuterien Cette reacuteversibiliteacute hermeacuteneutique devrait se concevoir comme le

scheacutematisme geacuteneacuteral sous lequel la nouveauteacute christique se constituerait apregraves coup et dans la

positiviteacute mecircme de sa proclamation comme lrsquoauthentique et veacuteritable origine ndash eacutetrange

preacutetention de preacutegnance et drsquoanteacuterioriteacute de ce dont lrsquoordre seulement chronologique de

lrsquohistoire atteste pourtant du caractegravere second ndash eacutetrange faculteacute pour la positiviteacute

eacutevegravenementielle de se preacuteceacuteder et de preacuteexister agrave elle-mecircme dans lrsquoeacuteterniteacute preacutealable drsquoun sens

dont lrsquohistoire disseacutemine tout au long de son procegraves circulaire des anticipations plus ou

moins claires et plus ou moins obscures

Cette reacuteversibiliteacute hermeacuteneutique trouve eacutevidemment sa racine dans la circulariteacute

dialectique ou logique des conditions de la Cegravene du Christ si le testament dit la reacutemission des

peacutecheacutes alors le peacutecheacute doit preacuteceacuteder la reacutemission ndash et la fin eacutevegravenementielle srsquoavoue alors aussi

comme la condition de la condition de sa reacutealisation seconde Mais cette reacuteversibiliteacute fait

encore eacutecho au sens plus geacuteneacuteral de lrsquoencadrement eacutevangeacutelique de lrsquoAncien Testament et plus

largement peut-ecirctre de lrsquoencadrement eacuteternitaire du temps et de lrsquohistoire ndash dont nous nrsquoavons

sans doute fait qursquoentrevoir une partie des mystegraveres La meacutethode de lrsquoexeacutegegravese lutheacuterienne est

lrsquoenfant du cercle que dessine cet encadrement Et les loci communes se laissent ici aussi

390

indiquer comme les modaliteacutes actives de cette procession En elle reacuteside peut ecirctre encore le

sens dernier de leur office et de leur fonctionnaliteacute point de contraction de la doctrine

theacuteologique nous lrsquoavons dit fonds de reacuteserve de lrsquoaxiomatique de la christologique nous

avons tenteacute de le montrer ndash mais aussi bien et selon peut-ecirctre une porteacutee plus native encore

mode de raccords de lrsquoAncien et du Nouveau Testament ndash connectique universelle de la

temporaliteacute theacuteologique

391

CONCLUSION

Crsquoest au terme de cette enquecircte sur les mobiles de lrsquoaccusation de lrsquoexeacutegegravese

alleacutegorique que nous pouvons conclure notre survol doctrinal des premiers manuels

peacutedagogiques de Philippe Melanchthon Cette conclusion est assureacutement imparfaite Et notre

dernier chapitre atteste tout autant de la survivance de difficulteacutes interpreacutetatives que de la

possibiliteacute de deacutegager un sol provisoire ndash et toujours suspect ndash pour fixer un temps les bases

de la reacutesolution de nos problegravemes inauguraux Sans doute la probleacutematique du sens de la

coopeacuteration des sciences dans lrsquouniversiteacute wittenbergeoise agrave laquelle nous indexions plus ou

moins expresseacutement lrsquoensemble de nos commentaires textuels trouve-t-elle dans cette

question de lrsquoalleacutegorie le terrain de son engagement le plus radical Sans doute lrsquointelligence

des enjeux de cette critique engage-t-elle par delagrave la reconstruction laquo theacuteologique raquo de la

theacuteorie rheacutetorique des figures le sens de lrsquoossature derniegravere de la construction de la premiegravere

somme protestante Crsquoest en effet dans la deacutecision de lrsquoexclusion de lrsquointerpreacutetation figurative

que srsquoentremecirclent avec le plus de netteteacute lrsquoautoriteacute de principes issus de la formalisation des

sciences du discours ndash principe de lrsquounivociteacute seacutemantique principe du litteacuteralisme principe de

lrsquoatomisme lexical ndash et des motifs propres agrave la production speacutecifiquement theacuteologique ndash la

thegravese de lrsquoauto-exeacutegegravese de la Parole la tendance au soupccedilon de lrsquohumain etc

Si lrsquoon srsquoen tient aux reacutesultats de notre parcours textuel et si lrsquoon tient agrave assigner des

ordres drsquoanteacuterioriteacute dans lrsquoinventaire et dans lrsquoordonnancement des principes discursifs qui

peuvent srsquoy laisser deacutecouvrir il nous faut dire que tout concorde agrave attester de la preacutegnance de

la discipline dialectique en 1521 dans le jeu des diffeacuterentes sphegraveres de formalisations

doctrinales Dans son versant systeacutematique et sous la perspective bien particuliegravere drsquoune

eacutetude du corpus meacutelanchhtonien la Reacuteforme de Wittenberg se laisse donc drsquoabord signaler

comme lrsquoenfant drsquoune refondation de la logique Cette perspective est incontestablement

partielle mais nous croyons qursquoelle meacuteritait tout de mecircme drsquoecirctre aussi partiellement signaleacutee

Tentons de rassembler ici en abreacutegeacute les reacutesultats de notre eacutetude et drsquoen indiquer encore les

conseacutequences et les prolongements possibles

Nous eacutetions partis agrave lrsquooccasion de notre premier chapitre drsquoune lecture

systeacutematique de quelques uns des moments-cleacutes du De inventione drsquoAgricola Nous y avions

392

tenteacute de montrer en quel sens le cœur de la reconstruction agricoleacuteenne de la dialectique se

tenait sans doute tout entier dans la deacutecision drsquoindiffeacuterencier la logique de lrsquoactiviteacute oratoire

et celle de la production scientifique De cette deacutecision deacutecoulait un certain nombre de

conseacutequences remarquables non seulement pour la theacuteorisation des disciplines du discours

mais aussi pour la deacutefinition mecircme des exigences de la science et de ses laquo figures de

rationaliteacute raquo La premiegravere de ces conseacutequences touche aux deacuteplacements des coordonneacutees des

savoirs au remodelage de leur articulation hieacuterarchique et notamment agrave limputation drsquoun

rocircle fondationnel agrave la discipline dialectique Si lrsquouniteacute et la forme de la scientia srsquoidentifient

toujours agrave celles de lrsquooratio alors les arts du discours et plus speacutecifiquement leur moment

dialectique srsquoavouent en effet comme lrsquoinstance derniegravere drsquoune juridiction eacutepisteacutemologique

Et la science de lrsquoargumentation en particulier devient aussi le lieu de lrsquoassignation des

fonctions des artes de la deacutelimitation de leurs domaines respectifs et de la caracteacuterisation de

leurs regravegles geacuteneacuterales de meacutethode Crsquoest la dialectique qui devient lrsquoinstance de la juridiction

des arts crsquoest en elle que se jugent leurs limites et les conditions de leurs validiteacute ndash la

dialectique est une critique de la raison

La seconde conseacutequence crsquoest que sous lrsquoindistinction du discours et de la science

se trame aussi le surgissement drsquoune nouvelle figure du docere nicheacutee dans lrsquoentre-deux du

doctrinal et du didactique et toujours inscrite dans la surface publique et poleacutemique drsquoune

audience agrave convaincre Crsquoest alors la doctrine elle-mecircme qui srsquoannonce finalement comme le

moyen terme du rapprochement de lrsquooratio et des studia ndash comme la condition et la garantie

de leur identification possible Tout discours devient doctrinal et toute science

essentiellement peacutedagogique Les gestes de ces deux extensions tiennent ensemble dans la

thegravese ndash la deacutecision ndash du primat didactique du discours Nous avons eu agrave en deacutemecircler

longuement les ressorts conceptuels et agrave commenter les vocables varieacutes de ses formulations

Mais si toute science devient peacutedagogie crsquoest aussi agrave lrsquoimpeacuteratif drsquoune

simplification drsquoune vulgarisation ou drsquoune popularisation que srsquoordonne encore lrsquoeffort de la

production theacuteoreacutetique Nous avons eu agrave montrer en quel sens cet impeacuteratif de simpliciteacute

finissait aussi au deacutetour de la theacuteorie agricoleacuteenne du style et des affects par impliquer deacutejagrave

la revendication tacite drsquoune briegraveveteacute discursive Crsquoest dans le De inventione que le cœur

theacuteorique de lrsquoexaltation reacuteformatrice du bref trouve son acte de naissance A cet effort

drsquoabreacuteviation reacutepond lrsquoexigence pour le dialecticien et lrsquoorateur de srsquoenqueacuterir des effets de

persuasion et de lrsquoefficience affective de leurs laquo oraisons doctrinales raquo le vrai nrsquoest vrai qursquoagrave

eacutemouvoir et lrsquoeacutemotion nrsquoeacutemeut qursquoagrave ecirctre vraie Sous lrsquouniteacute de la science et de lrsquooratio

393

agricoleacuteennes se profile donc encore lrsquoindistinction stricte de la logique fiduciaire et de

lrsquoeacuteconomie de la preuve ndash la bijection du certain et du fiable

La troisiegraveme conseacutequence crsquoest que lrsquouniteacute rheacutetorique de la quaestio ndash le problegraveme

ou la thegravese qui clocircturent le deacuteveloppement oratoire ndash se substitue agrave lrsquouniteacute ontologique du

genus dans lrsquoordre des assignations des territoires des sciences Contre lrsquouniteacute aristoteacutelicienne

du domaine objectif ndash celle du genre de lrsquoeacutetant ndash Agricola se propose de redeacutefinir les clocirctures

des artes agrave partir du domaine discursif du problegraveme Crsquoest lrsquoa priori de la quaestio qui se

donne alors comme le premier moteur de lrsquoinvestigation scientifique Et crsquoest comme

lrsquoinvestigation dialectique de la causa ndash thegravese ou reacutesumeacute du discours ndash que doit se concevoir

le tout de lrsquoactiviteacute eacutepisteacutemique Ce nrsquoest donc pas dans une succession de questions

disputeacutees mais dans la dispute drsquoune question unique que srsquoenclot la theacuteorisation positive des

diffeacuterents artes Etre savant crsquoest soulever un problegraveme soutenir une thegravese et inventer des

arguments Et inventer des arguments crsquoest ce mouvoir dans le cercle du scheacutematisme des

lieux communs ndash la science ne transcende pas lrsquoeffort drsquoune domestication du systegraveme des

correacutelations lexicales

Si lrsquoensemble de ces principes tendaient chez Agricola agrave se conjoindre aussi avec

la tentative drsquoune refondation entiegraverement analytique de la dialectique ndash subordonnant

lrsquoensemble des fonctions inventives argumentatives et doctrinales de lrsquoactiviteacute oratoire agrave la

seule maicirctrise de la proceacutedure du deacuteveloppement theacutematique drsquoune notion ndash crsquoest chez

Melanchthon et degraves le Compendiaria de 1520 que le programme de cette analytique trouvera

lrsquooccasion de sa formulation derniegravere Reprenant lrsquoensemble des preacutemisses que nous venons

drsquoesquisser le reacuteformateur y ajoutera dans sa dialectique la clause de lrsquoatomisme lexical qui

formule la reacuteductibiliteacute stricte de la quaestio ou du thema des doctrines agrave un reacuteseau des termes

nucleacuteaires qui en constituent les opeacuterateurs drsquoabreacuteviation La doctrine se contracte et se

compresse dans un systegraveme de mots nus dont chacun renferme drsquoavance et dans la seule

clocircture de ses extensions signitives la somme inteacutegrale de lrsquoenseignement affilieacute agrave un

domaine probleacutematique donneacute

Crsquoest par la proceacutedure simple de la deacutefinition dont les modes possibles sont

encadreacutes par un ensemble de lieux communs formels ndash essence causaliteacute partition contrarieacuteteacute

ndash que le savant prolonge lrsquouniteacute seacutemantique du mot dans le reacuteseau organique de ses diffeacuterents

satellites notionnels A la figure de la summa theologicae cumulative Melanchthon substitue

donc le modegravele drsquoune monadologie terminologique dont lrsquoexhaustiviteacute se reacutepegravete et se

reduplique inteacutegralement dans chacun de ses atomes lexicaux A cette monadologie dans

394

lrsquounivers de laquelle le dialecticien peacutenegravetre par le point de vue complet drsquoun terme simple

srsquoindexe ce que nous visions agrave deacutecouvrir comme le sens de la systeacutematiciteacute du discours

wittenbergeois La systeacutematiciteacute de la science nrsquoest rien drsquoautre que lrsquoeacutecho du jeu des renvois

analytiques de ses correacutelations conceptuelles Et la proceacutedure de la deacutefinition des termes

simples devient donc dans la diversiteacute mecircme de ses modes drsquoapplication possible la cheville

ouvriegravere de la constitution des doctrines

Ce sont ces quelques axiomes tireacutes du champ drsquoautoriteacute des sciences oratoires qui

constituent encore le fonds de reacuteserve meacutethodique de la premiegravere formalisation de la doctrine

theacuteologique agrave Wittenberg Le principe de lrsquoassignation reacuteductive de la science agrave la clocircture

drsquoune question unique se laisse exemplifier dans la somme de 1521 par le geste drsquoune

reacuteduction effective de la theacuteologie agrave la question des beacuteneacutefices du Christ Et le systegraveme des

laquo lieux de la doctrine chreacutetienne raquo se profilera ainsi comme le simple inventaire des termes

engageacutes dans les quaestiones correacutelatives agrave ce premier domaine theacutematique ndash le chreacutetien peut-

il ecirctre justifieacute par ses puissances propres Peut-on se rendre juste par lrsquoobservance de la Loi

La suspension du peacutecheacute requiert-il lrsquoaction arbitraire et inconditionnelle drsquoune gracircce Qursquoest

ce donc que le sacerdoce christique peut-il apporter au chreacutetien La surdeacutetermination

laquo eacuteconomique raquo ndash au sens drsquoabord drsquoune orientation utilitariste ndash de la theacuteologie

wittenbergeoise tient tout entiegravere dans le programme de cette assignation theacutematique agrave

lrsquoinvestigation des beacuteneacutefices de la Parole divine Et la theacuteologie ne se donne plus alors comme

que le parcours des aventures du mot ndash le jeu des variations de regard ndash dans la phraseacuteologie

qui commande lrsquoaccegraves au problegraveme et au programme soteacuteriologiques

Crsquoest cette atrophie du regard qui motive aussi le parcours exeacutegeacutetique de la Bible et

en commande le deacutecoupage polariseacute et dichotomique Nous avons pu voir en quel sens la

polarisation des lieux eacutetait la condition et le pendant structurel de lrsquoefficience affective de la

doctrine Lrsquoaffect ne reacuteagit qursquoagrave la contrarieacuteteacute ndash celle du vicieux et du vertueux celle de

lrsquoutile et du nocif La reacuteaction passionnelle de la chimie doctrinale suppose donc la constante

surcharge oppositive de son ordonnancement theacutematique Et la structure cliveacutee de la doctrine

lutheacuterienne trouve dans cette destination passionnelle la premiegravere raison de sa mobilisation

hyperbolique Crsquoest comme le deacuteveloppement oppositif des matiegraveres bibliques que se profilera

alors lrsquoentreprise theacuteologique elle-mecircme Or lrsquoopposition ou le discrimen doctrinal revecirct

drsquoapregraves la table des scheacutematismes dialectiques trois figures possibles Crsquoest par le

reacuteagencement des matiegraveres bibliques sous lrsquoapplication de ces trois scheacutematismes que le

theacuteologien peut rendre compte de lrsquoengendrement eacutetageacute des couches successives de

395

diffeacuterences qui traversent la production doctrinale Lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile

srsquoest ainsi avoueacutee comme lrsquoinstanciation theacuteologique du schegraveme de la laquo contrarieacuteteacute raquo lagrave ougrave

les distinctions de lrsquoAncien et du Nouveau testament et celle de lrsquohomme inteacuterieur et de

lrsquohomme exteacuterieur sont encore apparus comme les exemplifications respectives des fonctions

laquo partition raquo et de la cateacutegorie de la laquo causaliteacute raquo appliqueacutees agrave la materia scripturaire

Crsquoest le mobile meacutethodique drsquoune simple eacuteconomie du discours qui motive encore

ce que nous avons longuement deacutecrit sous le titre drsquoune dispense de lrsquoanthropologie Le statut

de lrsquoanthropologie dans la theacuteologie lutheacuterienne se voit drsquoavance deacutecideacute sous lrsquoautoriteacute unique

drsquoun principe de meacutethode Crsquoest le programme drsquoune redeacutefinition des clocirctures du discours et

lrsquoassignation des reacutegimes doctrinaux agrave la borne drsquoune quaestio theacutematique unique qui

commande la reacuteduction du discours de homines La thegravese de lrsquoheacuteteacuteronomie de lrsquohomme dans

la logique de la theacuteologie lutheacuterienne est donc moins lrsquoaxiome drsquoune Weltanschauung sous-

jacente ou le preacutesupposeacute drsquoune dogmatique anticipeacute que le reflet et lrsquoeacutecho second drsquoune

orientation prohibitive du regard Crsquoest parce que le theacuteologien se voit drsquoembleacutee confineacute agrave la

rigueur des limites drsquoune eacutetude des modes des reacuteveacutelation de la Parole que la reacutealiteacute humaine

lui apparaicirct aussi par choc en retour et dans le filtre de la materia doctrinale comme le

produit deacuteriveacute et comme lrsquoeffectus affectif du jeu de la Loi et de lrsquoEvangile De cette deacutecision

de meacutethode srsquoorigine drsquoabord les thegraveses drsquoune reacuteductibiliteacute de lrsquohomme agrave son moment affectif

et la contestation massive du concept faussaire du libre-arbitre Le cas humain nrsquointeacuteresse pas

la doctrine chreacutetienne Plus que drsquoune anthropologie neacutegative le lutheacuteranisme atteste donc

drsquoabord de la deacutecision univoque drsquoune eacuteconomie de lrsquoanthropologie Celle-lagrave nrsquoest que

lrsquoombre doctrinale que celle-ci projette si lrsquohomme lutheacuterien se voit finalement deacutenuer aussi

de toute reacuteserve de meacuterites propres crsquoest drsquoabord parce que lrsquoeacutetude de son cas tombe sous la

deacutecision drsquoune reacuteduction discursive

Dans le champ de la probleacutematique exeacutegeacutetique ouverte par les consideacuterations de

notre dernier chapitre nous avons eu agrave remarquer que la question de lrsquoexeacutegegravese ne se

formulait agrave Wittenberg en 1521 que dans la perspective bien particuliegravere drsquoune critique de

lrsquointerpreacutetation figurative de la Bible Nous avons aussi montreacute en quel sens cette critique

trouvait finalement son sens le plus profond dans le champ drsquoune reacuteflexion presque

entiegraverement centreacutee sur la question des conditions de lrsquoexeacutegegravese typologique Ces conditions

ont eacuteteacute finalement elles-mecircmes reacutefeacutereacutees par le biais drsquoune eacutetude de lrsquoanalytique lutheacuterienne

du laquo testament raquo agrave ce que nous avons pu nommeacute lrsquo laquo hermeacuteneutique du temps raquo et la logique

de sa construction reacuteversible et reacutetrospective La possibiliteacute pour lrsquointerpregravete drsquoapercevoir

396

dans les textes veacuteteacutero-testamentaires une seacuterie de preacutefigurations ou drsquo laquo esquisses raquo de

lrsquoavegravenement du Christ est tout entier suspendue agrave la thegravese de lrsquoexistence de quelque chose de

tel qursquoun a priori eacutevegravenementiel et reacutetrospectif Nous avons vu dans lrsquoeacutevegravenement de

lrsquoeucharistie ndash occasion hyperbolique de la reacuteveacutelation de lrsquoEvangile ndash la figure matricielle

drsquoun eacutevegravenement de ce type Nous avons enfin tenteacute de montrer en quel sens la reacuteversibiliteacute du

temps lutheacuterien nrsquoeacutetait que lrsquoeacutecho de lrsquoarchitecture laquo dialectique raquo de lrsquohistoire theacuteologique

Crsquoest le locus qui dans le surcroicirct de son programme syllogistique masqueacute commande de

loin le deacuteveloppement du procegraves de lrsquohistoire Crsquoest les reacuteserves de sens du testament qui

programment et appellent drsquoavance le ministegravere de la Loi et de la mort comme les conditions

logiques et les anteacuteceacutedents chronologiques de sa reacutealisation derniegravere Le locus theacuteologique

dont nous cherchions agrave eacuteclaircir les mystegraveres ndash et dont laquo ce petit mot raquo de laquo testament raquo est en

un sens lrsquoexemplification suprecircme ndash srsquoest ainsi attesteacute au terme de notre parcours comme

une citerne axiomatique et comme un reacuteservoir de preacutemisses syllogistiques le locus crsquoest ce

qui contracte et reacutesume en lui-mecircme dans le surplus des ses inflations theacutematiques et dans la

latence de ses virtualiteacutes deacuteductives tous les axiomes du systegraveme de la theacuteologie chreacutetienne

Et cette axiomatique est drsquoembleacutee performante elle commande comme lrsquoombre de ses ordres

de successions logiques lrsquoenchaicircnement chronologique et historique des seacuteries

eacutevegravenementielle de lrsquo laquo eacuteconomie de la gracircce raquo

Au-delagrave de lrsquointeacuterecirct que ce travail pourra peut-ecirctre ndash nous lrsquoespeacuterons ndash preacutesenter

pour ses quelques traductions et son laquo deacutebroussaillement raquo explicatif de la matiegravere textuelle

du premier corpus meacutelanchthonien nous croyons que certains de ses reacutesultats font signe aussi

vers lrsquoouverture possible de chantiers importants dans la perspective plus topique et moins

corpusculaire drsquoune histoire des ideacutees

Dans le champ de lrsquohistoire de la dogmatique protestante il faudrait sans doute

tacirccher de repenser les mobiles de la conceptualisation preacutecoce de la loi naturelle en se gardant

du reacuteflexe comparatif qui pousse ordinairement lrsquointerpregravete agrave ne remarquer que lrsquooriginaliteacute

ou la discordance de lrsquoinnovation meacutelanchthonienne en regard des doctrines de Luther Si

nous nous en tenons aux quelques reacutesultats de cette eacutetude crsquoest plutocirct lrsquoapparence drsquoune

laquo hyperbole lutheacuterienne raquo qui semble srsquoannoncer drsquoabord sous le programme drsquoune

formalisation ternaire du locus de la Loi (loi divine loi naturelle loi humaine) Bien loin

drsquoapparaicirctre comme lrsquooccasion drsquoune reacutegression philosophique de la doctrine le locus de la

397

lex naturae srsquoest finalement plutocirct indiqueacute comme le point extrecircme de lrsquoaccusation de la

phraseacuteologie philosophique et de sa deacuteteinte illeacutegitime en theacuteologie Seulement lagrave ougrave les

premiers lieux de la somme manifestaient plutocirct la deacutecision drsquoune opposition lexicale directe

et drsquoun rejet frontal des faux lieux de la laquo sophistique raquo theacuteologique crsquoest au contraire par la

strateacutegie du chiasme de lrsquoinversion seacutemantique et de la contamination immanente des effets

de sens laquo scolastiques raquo que Melanchthon entend finalement meneacute dans le locus de lege

lrsquoœuvre de sa laquo purification doctrinale raquo

Crsquoest au deacutetour de la theacuteorisation de la loi naturelle que les termes drsquo laquo a priori raquo de

laquo jugement raquo de laquo principes raquo ou de laquo conscience raquo drsquoabord heacuteriteacutes du champ du lexique

philosophique finissent aussi par ecirctre reconduits agrave lrsquooriginaliteacute drsquoune signification

theacuteologique eacutetanche et inverseacutee De la mecircme maniegravere Melanchthon renversera encore le sens

de la doctrine de lrsquohabitus en deacuteplaccedilant drsquoune part le lieu canonique de son usage de la

doctrine de la justification vers celle du peacutecheacute et en precirctant drsquoautre part au terme drsquoheacuteritage

aristoteacutelicien le sens restrictif de la connaissance accusative de la Loi Ce qui se donnait

comme le nom de lrsquoinstrument possible drsquoune auto-justification srsquoavoue finalement comme la

signature du principe mecircme de la permanence du peacutecheacute dans la nature humaine le lieu de

lrsquoinscription de lrsquoexteacuterioriteacute dans la clocircture de la chair

Mais le locus de la loi naturelle est encore le site de lrsquoanti-augustinisme des Lieux

et le point drsquoachegravevement de ce mouvement qui consistait depuis les premiegraveres consideacuterations

sur les puissances humaines agrave deacuterober la doctrine du peacutecheacute agrave la sphegravere de lrsquoanthropologie en

la reconduisant progressivement agrave lrsquoeacutetude de lrsquoefficience de la Parole divine Crsquoest comme la

permanence de lrsquoinscription allogegravene de la Loi et comme la suite de lrsquoeacutevegravenement historique

du retrait de lrsquoassistance de lrsquoEsprit Saint que Melanchthon tend agrave interpreacuteter lrsquoeacutevegravenement

peccatif contre toute conception qui situerait son fait dans lrsquoeacutevegravenement drsquoune corruption

heacutereacuteditaire ou drsquoune deacutegeacuteneacuterescence geacuteneacutetique de lrsquoarbitre Lrsquooriginaliteacute dogmatique des Loci

communes tient peut-ecirctre tout entiegravere dans cette thegravese selon laquelle le peacutecheacute est tout autant

que la gracircce agrave concevoir sur le modegravele drsquoune greffe et drsquoune prothegravese eacutetrangegravere Or cette

greffe crsquoest preacuteciseacutement celle de lrsquoimpression allogegravene de la lex naturae Il est remarquable

que Melanchthon se fait donc laquo plus lutheacuterien que Luther raquo au point exact ougrave lrsquoon pouvait

soupccedilonner au contraire une certaine deacuterive laquo philosophique raquo de sa theacuteologie preacuteciseacutement

au point du locus de la loi naturelle

Ce point est eacutevidemment remarquable au-delagrave drsquoun inteacuterecirct strictement interpreacutetatif

pour le premier manuel theacuteologique en cela que le recours agrave lrsquohypothegravese de la loi naturelle a

eacutevidemment pour fonction strateacutegique et doctrinale premiegravere de rendre compte du

398

prolongement post-mosaiumlque du ministegravere de la Loi et donc de soutenir et supporter le dogme

lutheacuterien du semper iustus et semper peccator Le laquo leacutegalisme raquo qursquoon a pu attribueacute agrave

Melanchthon et qui semblait faire signe vers le rapprochement du reacuteformateur wittenbergeois

avec la doctrine de Calvin est donc au deacutepart motiveacute par une fideacuteliteacute rigoureuse agrave la figure de

Luther Crsquoest alors peut-ecirctre en suivant le fil doctrinal de la lex naturae depuis sa premiegravere

occurrence en 1521 que lrsquohistorien de la Reacuteforme pourrait tenter drsquoouvrir une nouvelle

perspective sur le jeu des divergences et des identiteacutes qui commandent les relations natives

des diffeacuterentes confessions reacuteformatrices dans le premier seiziegraveme siegravecle (et mecircme au-delagrave)

Dans le champ de lrsquohistoire de la pragmatique et de la logique il faudrait tacirccher de

comprendre ndash dans un contexte interpreacutetatif qui ne serait pas drsquoembleacutee alourdit par des

orientations trop strictement confessionnelles ndash le sens de lrsquoanti-aristoteacutelisme logique et

dialectique de Philippe Melanchthon Il srsquoagirait notamment de montrer en quel sens le cadre

esquisseacute par le preacutesupposeacute de lrsquoatomisme seacutemantique constitue aussi le principe drsquoune

reacutenovation de lrsquoanalytique et de la formalisation des modes drsquoinfeacuterences valides Par lagrave

encore il faudrait tacirccher de deacuteterminer avec rigueur jusqursquoougrave le programme drsquoune

laquo analytique totale raquo ndash programme drsquoune reacuteduction de la dialectique agrave lrsquoeacutetude des modes de la

deacutefinition ndash contraint le cadre de la syllogistique aristoteacutelicienne en en prescrit lrsquourgence

drsquoune reconfiguration Plus geacuteneacuteralement on pourrait tenter de situer avec plus de preacutecision le

sens et les effets theacuteoriques du laquo moment raquo Melanchthon dans la reacuteforme de la gnoseacuteologie et

de la repreacutesentation des formes du vrai depuis la critique anti-scolastique drsquoAgricola

jusqursquoaux influences franccedilaises du reacuteformateur et peut-ecirctre mecircme jusqursquoau point drsquohorizon

carteacutesien Il srsquoagirait alors de comparer drsquoabord les enseignements preacutecoces de notre auteur

avec ses formulations plus tardives puis drsquoeacutetudier historiquement les conditions de la

reacuteception de ses manuels dialectique et rheacutetorique en Europe604 en les raccordant enfin agrave une

eacutetude du jeu de leurs influences et de leurs inflexions progressives

Selon une orientation plus laquo pragmatique raquo de lrsquohistoire de la logique on pourrait

encore srsquointeacuteresser aussi agrave la theacuteorie meacutelanchthonienne des figures et tenter de montrer en

quel sens lrsquoideacutee drsquoune identification des logiques fiduciaires et des logiques argumentatives a

pu motiver aussi la constitution mi-theacuteologique mi-dialectique de ce que nous avons deacutesigner

comme la thegravese de la laquo surabondance doctrinale de la terminologie raquo Les theacuteories

wittenbergeoises sur lrsquo laquo exceacutedence dogmatique raquo du terme eacuteleacutementaire pourraient ici

604 Un certain nombre de travaux de Kees Meerhoff portent notamment sur ce point Voir le recueil Entre logiqueet litteacuterature op cit

399

suggeacuterer un deacuteplacement de lrsquoeacutechelle drsquointerpreacutetation du pheacutenomegravene de la performativiteacute et

susciter une eacutetude plus actuelle sur les modes de performance du mot nu Si la recherche

contemporaine en pragmatique tend agrave deacutebusquer et agrave theacuteoriser derriegravere toutes les formes

discursives apparemment apoiumleacutetiques la logique et les meacutecanismes pratiques de leurs effets

communicationnels rarement pourtant cette eacutetude ne semble srsquoecirctre porteacutee jusqursquoau niveau du

terme eacuteleacutementaire Il srsquoagirait alors drsquointerroger ce qui par delagrave les effets de sens et les

fonctions de veacuteriteacute primaires du lexique ndash par delagrave donc aussi la clause logique de substitution

salva veritate des synonymes ndash engage aussi dans le seul choix du mot des suggestions

drsquoaction ou mecircme des performances langagiegraveres effectives

Que le jeu du mot porte chez Luther et Melanchthon sur lrsquoideacutee de ses ressources et

de son excroissance doctrinales ou qursquoil srsquoavoue agrave mecircme la construction des figures de style

et des tropes crsquoest partout sous lrsquoideacutee drsquoune argumentation laquo abreacutegeacutee raquo et drsquoun raccourci

argumentatif que nos auteurs tentent de deacutecrire la performance du terme atomique Comme si

lrsquoatome lexical comprimait deacutejagrave en soi dans son institution figurative ou dans ses simples

latences de reacuteserves theacutematiques la forme la plus nucleacuteaire de preuve et de ressources

deacutemonstratives Cette thegravese qui lie le trope et le mot atomique agrave une laquo argumentation

compresseacutee raquo a eacuteteacute redeacutecouverte reacutecemment par Sperber et Wilson dans La Pertinence (traduit

en franccedilais Paris Minuit 1989) Lrsquoouvrage doit beaucoup agrave la linguistique pragmatique de

Paul Grice et notamment agrave la notion drsquoimplicature conversationnelle qui constitue en un sens

aussi le nerf de notre propre travail interpreacutetatif De maniegravere geacuteneacuterale srsquoil fallait retenir une

seule laquo implication actuelle raquo de la theacuteorie meacutelanchthonienne du discours ce serait

certainement cette ideacutee selon laquelle le mot aussi dans sa nuditeacute mecircme et dans son atomiciteacute

discursive renferme deacutejagrave en soi un jeu drsquoinfeacuterences implicites Lrsquo laquo infeacuterentialiteacute du mot raquo

voilagrave sans doute un mot drsquoordre ndash un simple programme en lrsquoeacutetat ndash qursquoune recherche en

linguistique pragmatique pourrait tenter de deacutevelopper plus avant

Les reacutesultats et les eacutetudes que nous preacutesentons ici ne devaient au deacutepart constituer

que la premiegravere partie de notre meacutemoire Celui-ci eacutetait appeleacute agrave se prolonger dans la direction

drsquoune eacutetude en partie historique et en partie aussi speacuteculative sur les effets communautaires et

sur les conseacutequences institutionnelles de la reformalisation topique et abreacuteviative de la

doctrine lutheacuterienne La mutation de la forme doctrinale ne peut assureacutement dans le champ

drsquoun savoir aussi immeacutediatement pratique que la theacuteologie demeurer sans conseacutequences sur

les regravegles de lrsquoinstitution de la communauteacute sur les modes de son organisation mais surtout

400

sur son rapport repreacutesentationnel au temps preacutesent et agrave la sphegravere de la reacutealiteacute politique En

mecircme temps le jeu des incidences reacuteciproques de la doctrine et de son efficience

communautaire ne semble pas se plier au scheacutema uniforme des clivages canoniques de la

theacuteorie et de la pratique de la science et de lrsquohistoire ou des quelques couples qui leur sont

plus ou moins directement apparenteacutes Nous avons eu agrave voir combien le cas de la doctrine

theacuteologique semblait contraindre et renverser le cadre eacutetroit de lrsquoopposition classique de la

penseacutee et de la vie Crsquoest dans les termes ndash encore probleacutematiques en soi ndash drsquoune eacutetude des

modes de performativiteacute doctrinale que nous entendions donc prolonger cette eacutetude Le point

de raccord des deux sphegraveres doctrinales et pratiques eacutetait eacutevidemment drsquoabord suggeacutereacute dans le

cœur mecircme de la doctrine lutheacuterienne des sacrements et plus speacutecifiquement aussi dans la

derniegravere partie des Loci communes qui touche agrave une seacuterie de questions correacuteleacutees agrave des enjeux

directement laquo communautaires raquo

Nos derniers deacuteveloppements sur la performance du locus testamentaire font deacutejagrave

signe bien qursquoencore trop discregravetement vers cette question de lrsquoopeacuterativiteacute institutionnelle du

lieu commun Comprendre la communauteacute du locus comme lrsquoinfrastructure doctrinale de la

communauteacute des confessants ndash mais aussi comme le principe contraignant de sa deacutelimitation

effective ndash crsquoest lagrave sans doute une des pistes de reacuteflexion qui srsquooffre agrave lrsquoeacutetude approfondie de

la premiegravere topologie reacuteformatrice Il nous aurait fallu pour cela comprendre aussi en quel

sens la doctrine de la synchronie de la Loi et de lrsquoEvangile et la thegravese drsquoune architecture

dialectique et reacutetrospective du temps pouvaient pareillement preacutesider agrave lrsquohermeacuteneutique

lutheacuterienne de lrsquoactualiteacute605 et reacutegir les modes de ses repreacutesentation de lrsquoavenir ndash jusqursquoagrave

lrsquohorizon dernier de sa figure eschatologique Nous avons esquisseacute une piste de reacuteflexion agrave ce

sujet en montrant que les lieux communs theacuteologiques et notamment la figure nourriciegravere de

la contrarieacuteteacute du commandement et de la promesse constituaient sans doute aussi pour les

premiers reacuteformateurs les cleacutes de lrsquointerpreacutetation de leur eacutepoque et les eacutetalons de sa valeur

eacutevegravenementielle Sans doute lrsquoideacutee lutheacuterienne de lrsquoambivalence des temps preacutesents peut-elle

apparaicirctre alors comme lrsquoeacutecho second de la doctrine theacuteologique de la synchronie de la Loi et

de lrsquoEvangile ndash et donc comme la figure actuelle de la reacutemanence de leur contrarieacuteteacute Cleacutes de

la doctrine cleacutes de lrsquoexeacutegegravese et cleacutes de la preacutedication les lieux apparaicirctraient finalement

aussi comme les cleacutes de lrsquohermeacuteneutique soteacuteriologique de lrsquoactualiteacute ndash les guides du

jugement du chreacutetien dans les vicissitudes du siegravecle Ces eacutebauches ne constituent encore que

605 Ces quelques expressions nous sont inspireacutees de la lecture des articles de Ph Buumlttgen sur le rapport de Luther aux temps preacutesents et notamment laquo Eschatologie et temps preacutesent chez Martin Luther raquo deacutejagrave citeacute

401

des chemins possibles pour la recherche Il srsquoagit drsquoen deacuteterminer la praticabiliteacute et

eacuteventuellement par suite de se risquer agrave les parcourir

Au-delagrave des contraintes de temps et peut-ecirctre drsquoespace ndash dont il faut bien avouer que

nous nous sommes tout de mecircme partiellement affranchis ndash auxquelles srsquoest vue soumise la

reacutedaction de ce travail lrsquoinsertion de ces eacutetudes plus historiques a eacuteteacute surtout compliqueacutee par

un certain nombre de limites et drsquoheacutesitations de meacutethode Comment donc une eacutetude sur

lrsquoefficience repreacutesentationnelle et communautaire de la doctrine peut-elle bien srsquoimpliquer

concregravetement dans le prolongement drsquoune interpreacutetation textuelle drsquoun corpus Sous quel

scheacutema peut-on bien penser lrsquoarticulation de cette efficience historique de la doctrine avec le

fonds de son eacutepaisseur strictement theacuteoreacutetique Prolonger lrsquoeacutetude positive et textuelle drsquoune

doctrine drsquoun excursus sur ses laquo effets de communauteacute raquo nrsquoest-ce pas drsquoembleacutee supposer une

forme de relation unilateacuterale entre le systegraveme et lrsquohistoire Nrsquoest-ce pas avouer drsquoembleacutee

lrsquoideacutee drsquoune probleacutematique laquo deacuteduction ideacutealiste raquo de la vie Nrsquoest ce pas reacutefeacuterer

lrsquoentrelacement forceacutement complexe des productions discursives et de leurs effets historiques

au scheacutema uniforme drsquoune procession des ideacutees ndash secondariteacute de lrsquoingression et de

lrsquoincarnation historiques drsquoune doctrine preacutealablement constitueacutee dans la pureteacute drsquoun eacutether

eacutetanche aux tribulations terrestres

Crsquoest pour eacuteviter drsquoavoir agrave trancher trop hacirctivement dans le jeu des alternatives

ouvertes par ces quelques interrogations que nous en sommes finalement rester au plan non-

ambigu drsquoune interpreacutetation doctrinale Sans doute la question des ordres drsquoanteacuterioriteacutes dans

le surgissement de la doctrine et de la vie figure-t-elle au nombre des problegravemes

philosophiques insolubles Sans doute lrsquoabstraction laquo positiviste raquo du cloisonnement des

laquo reacutegimes de discours raquo agrave laquelle nous nous sommes finalement reacutesigneacutes ne repreacutesente-t-elle

pourtant qursquoune solution toujours bien meacutediocre Elle nous a paru toutefois plus sage De lagrave ndash

nous lrsquoannoncions drsquoembleacutee ndash une certaine redondance du propos Cette redondance eacutetait bien

ineacutevitable Elle tenait agrave la figure mecircme de la systeacutematiciteacute du corpus Elle disait le progregraves

circulaire drsquoun discours qui consolide et confirme sans fin son fondement dans le jeu mecircme de

son enrichissement theacutematique ndash la compliciteacute profonde de ses tendances agrave lrsquoinflation de soi et

au retour infini agrave son centre De lagrave encore une certaine abstraction Cette abstraction participe

agrave la fois des limites et de la discernabiliteacute de notre eacutetude Elle permet drsquoen assurer

lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et drsquoen garantir lrsquouniformiteacute de nature Elle permet encore drsquoen assigner avec

fermeteacute une place univoque dans le systegraveme des figures philosophiques identifiables

402

Si crsquoest sans finesse crsquoest aussi sans reacuteserve que nous pourrions donc confeacuterer agrave

lrsquoeacutetude qui preacutecegravede une identiteacute et une situation strictes dans le champ formaliste des

laquo types raquo de productions philosophiques possibles crsquoest sans mal et sans mauvaise intention

que nous pourrions deacutecliner aussi son eacutetat civil comme extraction des formalisations

discursives drsquoun instantaneacute doctrinal dans lrsquohistoire longue des reacutevolutions de la science de la

doctrina sacra le travail qui preacutecegravede situe lrsquoobjet de sa recherche ndash la premiegravere theacuteologie

lutheacuterienne ndash dans le fil dynastique des figures eacuteparses et contrasteacutees de la rationaliteacute et de la

scientificiteacute de lrsquouniversiteacute occidentale en propre et au sens ndash nous le croyons ndash le plus strict

du terme notre eacutetude srsquoest donc voulue comme une modeste contribution agrave lrsquohistoire de la

logique

403

BIBLIOGRAPHIE

TEXTES-SOURCES

Les eacutecrits lettres et manuels de Philippe Melanchthon nous sont essentiellement accessiblespar lrsquoeacutedition du Corpus reformatorum publieacutee en 28 volumes entre 1834 et 1860 Nousmentionnons la reacutefeacuterence inteacutegrale pour les Loci communes puis nous abreacutegeons par la suitecomme il est drsquousage par les initiales laquo CR raquo en reacutefeacuterenccedilant seulement le numeacutero du volumeet les pages Dans certain cas (le Corpus nrsquoeacutetant pas une eacutedition inteacutegrale) nous mentionnonsseulement lrsquoeacutedition originale Ces eacuteditions originales sont deacutesormais souvent numeacuteriseacutees etaccessibles par le biais du site laquo Googlebooks raquo Nous reacutefeacuterenccedilons les liens vers cesnumeacuterisations dans une rubrique agrave part Pour les textes lutheacuteriens nous nous en tenons agravelrsquoeacutedition de la Weimar (abreacutegeacutee laquo WA raquo) Dr Martin Luthers Werke KritischeGesamtausgabe Weimar Boumlhlau 1883 ndash 2009

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TRADUCTIONS CONSULTEES

Dans le cas du corpus de Melanchthon et plus particuliegraverement des Loci communes de 1521nous avons toujours fait le choix de traduire le texte agrave partir de sa version originale en latin et nos preacutefeacuterences lexicales srsquoeacutecartent souvent des options retenues par les traducteursallemands ou anglais dont nous avons toutefois reacuteguliegraverement consulteacute les travaux De lamecircme maniegravere nous nous sommes presque systeacutematiquement eacutecarteacutes de la traductionfranccedilaise (partielle) de M Van der Poel du De inventione dialectica drsquoAgricola qui a pupourtant nous servir aussi au deacutepart de premiegravere lecture Dans le cas de nos (rares)reacutefeacuterences agrave Luther nous nous en sommes en revanche souvent tenus aux traductionsreacutefeacuterenceacutees ici Quant aux premiers eacutecrits dialectique grammaticaux et rheacutetorique deMelanchthon ils ont eacuteteacute entiegraverement traduits - lorsque nous les citons - par nos soins agrave notreconnaissance il nrsquoexiste agrave lrsquoheure actuelle aucune traduction contemporaine du Compendiariaou des premiegraveres rheacutetoriques meacutelanchthoniennes y compris en langue allemande (sans doutedes traductions allemandes doivent-elles exister en revanche qui datent de lrsquoeacutepoque mecircme deleurs premiegraveres publications)

406

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Robert Stupperich Melanchthon Berlin De Gruyter 1960

T J Wengert Philip Melanchthon Speaker of the Reformation Burlington AshgateVariorum 2009

T J Wengert Philip Melanchthonrsquos Annotationes in Johannem Genegraveve Droz 1987

409

TABLE DES MATIERES

CONSIDERATIONS PRELIMINAIRES5

sect1 PERSPECTIVES5sect2 MEacuteTHODE10

INTRODUCTION19

sect1 PREMIEgraveRE PERSPECTIVE PROBLEacuteMATIQUE19sect2 ELEacuteMENTS BIOGRAPHIQUES21sect3 MELANCHTHON ET LUTHER23sect4 LES LOCI COMMUNES BREF PARCOURS DE LrsquoEacutePIcircTRE DEacuteDICATOIRE29sect5 LrsquoIMPEacuteRATIF DrsquoABREacuteVIATION DISCURSIVE33sect6 LA FORME TOPIQUE ET LA CRITIQUE DU COMMENTAIRE35sect7 BREgraveVE ANNONCE DU PLAN DU MEacuteMOIRE38

CHAPITRE IFONCTION STRUCTURELLE ET FONCTION INVENTIVE DES LOCI COMMUNES UN PARCOURS DANS LE DE INVENTIONE DIALECTICA DrsquoAGRICOLA41

sect1 MELANCHTHON ET LE DE INVENTIONE DIALECTICA CONTEXTE DrsquoUNE REacuteCEPTION41sect2 LE DE INVENTIONE ET LE PROJET DE REacuteFORME DES ARTES DISSERENDI PERSPECTIVES DrsquoUNE EacuteTUDE DU TRAITEacute45sect3 STRUCTURE DE LrsquoOUVRAGE ET FONCTION DE LrsquoART ORATOIRE LA DOUBLE CHARGE PRODUCTIVE ET RECTRICE DE LA DISCIPLINE DIALECTIQUE49sect4 INVENTION ET JUGEMENT52sect5 STATUT ET SITUATION DE LA DIALECTIQUE DANS LE SYSTEgraveME DES SCIENCES55sect6 CLOcircTURE DE LA QUAESTIO ET JURIDICTION DIALECTIQUE DES DOMAINES DES ARTES59sect7 LA QUAESTIO CONTRE LE GENUS LA REFONDATION ORATOIRE DU SUBJECTUM DES SCIENCES62sect8 OFFICE DU DISCOURS ET PRIMAT DU DOCERE LrsquoINDEX DOCTRINAL DE LrsquoORATIO64sect9 LrsquoINCORPORATION DIALECTIQUE DU MOVERE ET DU DELECTARE67sect10 LA DIALECTIQUE ET LE MINISTEgraveRE DE LA FIDES LA laquo SURDEacuteTERMINATION raquo FIDUCIAIRE DU LEXIQUE DE LA PREUVE70sect11 EXPOSITIO ET ARGUMENTATIO72sect12 LES LIEUX COMMUNS ET LEURS FONCTIONS INVENTIVES74sect13 LOGIQUE DU PEUPLE LOGIQUE DE LrsquoAFFECT LOGIQUE DE LA DOCTRINE79sect14 LE LIEU COMMUN ET LA CORREacuteLATION UNIVERSELLE DES ARGUMENTS81sect15 LIEU COMMUN ET SCHEacuteMATISME ARGUMENTATIF85sect16 LIEU COMMUN ET CATEacuteGORIES DE LrsquoEacuteTANT LE STATUT DE LrsquoONTOLOGIE DANS LE DE INVENTIONE89sect17 LrsquoANALYTIQUE MULTIFORME ET LA MEacuteTHODE DE CONSTRUCTION DES REacuteSEAUX NOTIONNELS92

CHAPITRE IILA GRAMMAIRE ET LA DIALECTIQUE DE MELANCHHTON EN 1520 LrsquoIMPEacuteRATIF DE CERTITUDE ET LA RECONSTRUCTION TERMINOLOGIQUE DE LA DOCTRINE97

sect1 LrsquoŒUVRE ORATOIRE DE MELANCHTHON ET LE CONTEXTE DE SA PREMIEgraveRE CARRIEgraveRE PROFESSORALE97sect2 LA CONTROVERSE EacuteRASMIENNE ET LES ENJEUX THEacuteOLOGIQUES DE LA FORMALISATION DES ARTS DU DISCOURS101sect3 LA STRUCTURE DE LA SCIENCE GRAMMATICALE107sect4 DIALECTIQUE CERTITUDE DOCTRINE DISCOURS THEgraveME TERME LES SATELLITES LEXICAUX DrsquoUN NOUVEAU

REacuteSEAU DrsquoIDENTITEacuteS112sect5 LrsquoANALYTIQUE DES TERMES SIMPLES ET LA MONADOLOGIE LEXICALE115sect6 LE SIMPLE ET LE COMPOSEacute LrsquoASSIGNATION laquo QUESTIONNANTE raquo DE LA DOCTRINA117sect7 LA DISPOSITIO DE LA DIALECTIQUE ET LES laquo GENRES raquo DE LA DEacuteFINITION118

410

sect8 LE SCHEacuteMATISME DEacuteFINITIONNEL DES PREacuteDICABLES120sect9 LE SCHEacuteMATISME DEacuteFINITIONNEL DES PREacuteDICAMENTS (OU CATEacuteGORIES)122sect10 LE TABLEAU DES CATEacuteGORIES125sect11 LA REFONDATION SCHEacuteMATIQUE DE LrsquoANALYTIQUE LES TROIS GENRES DE LA DEacuteFINITION REacuteELLE131sect12 LA PROCEacuteDURE DE LA DIVISION ET LE DEacuteVELOPPEMENT INTERROGATIF DU THEgraveME134sect13 LrsquoHOMOLOGIE DES SCHEgraveMES CATEacuteGORIAUX ET DES MODES DES EacuteNONCEacuteS137sect14 LA REFONDATION SCHEacuteMATIQUE DE LA SYLLOGISTIQUE ET LA PROBLEacuteMATIQUE DE LA LOGIQUE PROPOSITIONNELLE (STOIumlCIENNE)140sect15 LrsquoAMBIGUIumlTEacute APPARENTE DU LIEU COMMUN143sect16 LES LIEUX COMMUNS DIALECTIQUES COMME LOCI FINITIONUM LA REFONDATION ANALYTIQUE DE LA SCIENCE DE LrsquoARGUMENTATION145sect17 CONCLUSION148

CHAPITRE IIICOORDONNEacuteES ET MINISTEgraveRE DE LA RHEacuteTORIQUE DANS LE SYSTEgraveME DE LrsquoARS DISSERENDI INTERPREacuteTATION THEacuteORIE DE LrsquoEacuteLOQUENCE ET CONSTRUCTION TOPIQUE DE LrsquoAFFECTIVITEacute151

sect1 LA COOPEacuteRATION DE LA RHEacuteTORIQUE ET DE LA DIALECTIQUE LA FORMULE DrsquoUN PROBLEgraveME151sect2 LA FORMALISATION PREacuteCOCE DE LA RHEacuteTORIQUE MEacuteLANCHTHONIENNE154sect3 DOCTRINE ET NATURE LA RHEacuteTORIQUE EST-ELLE UN ART 160sect4 PRODUCTIVITEacute DISCURSIVE ET PRODUCTIVITEacute HERMEacuteNEUTIQUE DE LA RHETORIQUE162sect5 IMITATION SAGESSE ET EacuteLOQUENCE165sect6 DIALECTIQUE ET RHEacuteTORIQUE LE PROBLEgraveME DrsquoUN DISCRIMEN167sect7 LA RHEacuteTORIQUE SCIENCE DES DOCTRINES ORATOIRES OU SCIENCE DE LrsquoORNEMENT DISCURSIF 170sect8 LE PROBLEgraveME DU GENRE DIDASCALIQUE173sect9 LE GENRE DIDASCALIQUE ENTRE DOGMATIQUE ET HOMILEacuteTIQUE176sect10 LA REacuteSURGENCE RHEacuteTORIQUE DE LA CATEacuteGORIE DE LA QUAESTIO179sect11 LE PROBLEgraveME DE LrsquoUNITEacute DU CONCEPT DE LOCUS182sect12 LIEU COMMUN ET CRITIQUE DE LrsquoACCUMULATION DES SENTENCES183sect13 CONFLIT DES MODEgraveLES DE SOMMES ET CONFLIT DES MODEgraveLES DrsquoEXHAUSTIVITEacute FONDATION DIALECTIQUE ET FONDATION HERMEacuteNEUTIQUE DE LA DEacuteCISION DE LrsquoABREacuteGEacute186sect14 CONTRACTION DE LA DOCTRINE ET COMPRESSION DU TEXTE REacuteDUCTION INTERPREacuteTATIVE Agrave LA THEgraveSE ET SURABONDANCE DOGMATIQUE DU TERME NU189sect15 LrsquoABREacuteVIATION INTERPREacuteTATIVE ET LE laquo CERCLE DU TOUT ET DES PARTIES raquo193sect16 LES LIEUX COMMUNS DES DIFFEacuteRENTS GENRES ORATOIRES194sect17 LES GENRES JUDICIAIRE ET DEacuteMONSTRATIF197sect18 LE SCHEacuteMATISME DIALECTIQUE DES LIEUX COMMUNS DES DOCTRINES ORATOIRES199sect19 CONCLUSION PROVISOIRE SUR LrsquoARTICULATION DES THEacuteORIES DIALECTIQUE ET RHEacuteTORIQUE DU LIEU COMMUN203sect 20 TRANSITION VERS LA QUESTION DE LrsquoELOCUTIO ET DE LA CONSTRUCTION DES FIGURES203sect21 LA PERMANENCE DE LrsquoOFFICE DIDACTIQUE DANS LE CŒUR DE LA THEacuteORIE DE LrsquoEacuteLOQUENCE205sect22 TROPES ET SCHEacuteMAS208sect23 SCHEacuteMATISME DIALECTIQUE ET THEacuteORIE DE LA CONSTRUCTION NORMEacuteE DES FIGURES TROPIQUES209sect24 LA THEacuteORIE DES SCHEacuteMAS211sect25 THEacuteORIE DU STYLE THEacuteORIE DU SCHEacuteMATISME ET THEacuteORIE DE LrsquoAFFECT LA CONSTRUCTION DOCTRINALE DE LA PASSION214sect26 CONCLUSION217

CHAPITRE IVLES LOCI COMMUNES DE 1521 LES BEacuteNEacuteFICES DU CHRIST ET LA DISPENSE DE LrsquoANTHROPOLOGIE219

sect1 LES LOCI COMMUNES DE 1521 ET LA QUESTION DE LA DOGMATIQUE LUTHEacuteRIENNE219sect2 LES DIFFICULTEacuteS DE LA THEgraveSE DrsquoUNE FORMALISATION SYSTEacuteMATIQUE LIMITES ET PORTEacuteE DES LOCI222sect3 LA DIMENSION POLEacuteMIQUE DE LA SOMME ET LE STATUT DE SON ANTI-PHILOSOPHIE227sect4 CONSTRUCTION OPPOSITIVE ET STRUCTURE POLARISEacuteE LA QUESTION DU SENS DE231LA DIFFEacuteRENCE DANS LA SOMME231sect5 IMPEacuteRATIF DrsquoABREacuteVIATION ET CRITIQUE DU COMMENTAIRE235

411

sect6 JEAN DAMASCEgraveNE LE PHILOSOPHE ET LOMBARD LE SENTENTIAIRE LES FIGURES DE LA DOCTRINE DEacuteGEacuteNEacuteREacuteE238sect7 ORIGEgraveNE ET LA SOUCHE DE LrsquoINTERPREacuteTATION ALLEacuteGORIQUE 241UNE GEacuteNEacuteALOGIE DE LA CORRUPTION DOCTRINALE241sect8 LE PREMIER INDEX DES LIEUX ET LES ASCENDANCES DE LA STRUCTURE DES LOCI246sect9 LE SENS DE LrsquoEacuteCONOMIE DE LA MEacuteTAPHYSIQUE CONTEMPLATIO DE LA CHAIR ET CLOcircTURE DE LA FRAGILITAS248sect10 LA FOLIE DE LA PREacuteDICATION ET LA SAGESSE DES HOMMES QUELQUES REMARQUES AUTOUR DU THEgraveME DE LrsquoOPPOSITION DE LA THEacuteORIE ET DE LA PRATIQUE251sect11 LES BEacuteNEacuteFICES DU CHRIST ET Lrsquo laquo UTILITARISME raquo DE LA DOCTRINE CHREacuteTIENNE253sect12 PREMIEgraveRE POSITION DE LA QUESTION ANTHROPOLOGIQUE LA QUESTION DE LA SIGNIFICATION DU VIS HUMANAE DANS LA SOMME254sect13 LrsquoACCUSATION DU LIBERUM ARBITRIUM257sect14 VIS AFFECTI ET VIS COGNOSCENDI LA SIMPLICITEacute DrsquoUNE PARTITION261sect15 LrsquoINDISTINCTION DE LrsquoAFFECT ET DE LA REacuteSOLUTION LES RESSORTS THEacuteORIQUES DE LA DOCTRINE DE LA SERVITUDE HUMAINE265sect16 LES INSTANCES REacuteELLES DE LA PREMIEgraveRE PARTITION ANTHROPOLOGIQUE LA LOI ET LE PEacuteCHEacute267sect17 LES TROIS LIBERTEacuteS ET LrsquoEacuteCONOMIE DE LA LIBERTEacute EXTEacuteRIEURE 269LE COUP DE FORCE DE LA PREacuteDESTINATION ET DE LrsquoINTEacuteRIORITEacute269sect18 CONCLUSION273

CHAPITRE VLA MATRICE DIALECTIQUE DES LOCI COMMUNES HISTOIRE ET PHYSIQUE DE LA PAROLE REacuteVEacuteLEacuteE275

sect1 LrsquoAFFECTIVITEacute LrsquoAMOR SUI ET LrsquoAUTO-REacuteFEacuteRENTIALITEacute275sect2 LA POLARITEacute EacuteCONOMIQUE ET LE MEacutePRIS DE DIEU277sect3 LrsquoEacuteCONOMIE DE LA GRAcircCE ET LA DISPENSE DE LA MORALITEacute279sect4 LA PHRASEacuteOLOGIE SCRIPTURAIRE ET LA SYNECDOQUE PAULINIENNE DE LA laquo CHAIR raquo282sect5 NUDITEacute DE LA CHAIR ET DEacuteMISSION DE LrsquoESPRIT SAINT LE PEacuteCHEacute ORIGINEL COMME EacuteVEgraveNEMENT DU RETRAIT DIVIN284sect6 LA LOI NATURELLE ET LA STRATEacuteGIE DU CHIASME288sect7 LA LOI NATURELLE ENTRE PAUL ET LES KOINAI ENNOIAI291sect8 LrsquoHABITUS DE LA LOI NATURELLE COMME INSCRIPTION EacuteTRANGEgraveRE DE LrsquoACCUSATION295sect9 LA LOI NATURELLE COMME FONCTION laquo DrsquoIMPOSSIBILISATION raquo DES PRESCRIPTIONS298sect10 LA MONADOLOGIE THEacuteOLOGIQUE ET LA REDONDANCE DOCTRINALE DES LIEUX302sect11 LrsquoARCHITECTURE FORMELLE DES LOCI ET LE STATUT DE LrsquoOPPOSITION DE LA LOI ET DE LrsquoEVANGILE305sect12 PREMIER SURVOL DU LOCUS DE EVANGELIO LrsquoEVANGILE COMME PROMESSE309sect13 LA FIGURE DIALECTIQUE DE LrsquoOPPOSITION DE LA LOI ET DE LrsquoEVANGILE SYNCHRONIE ET SCHEacuteMATISME DE LA CONTRARIEacuteTEacute312sect14 LE STATUT DIALECTIQUE DE LrsquoOPPOSITION DE LrsquoANCIEN ET DU NOUVEAU TESTAMENT LA FONCTION DE PARTITION SCRIPTURAIRE317sect15 PARTITION DE LrsquoANCIEN ET DU NOUVEAU TESTAMENT ET COUPURE OBLIQUE DANS LA CONTRARIEacuteTEacute DE LA LOI ET DE LrsquoEVANGILE LA PARTITION DES DEUX AcircGES COMME FONCTION DE REDUPLICATION ET DE REDOUBLEMENT SEacuteMANTIQUE DES LOCI320sect16 LrsquoABOLITION DE LA LOI MOSAIumlQUE ET LA SURVIVANCE DE LA LOI NATURELLE323sect17 LE STATUT DIALECTIQUE DE LA DIFFEacuteRENCE DE LrsquoHOMME EXTEacuteRIEUR ET DE LrsquoHOMME INTEacuteRIEUR LE SCHEacuteMATISME CAUSAL APPLIQUEacute Agrave LrsquoANALYSE DES EFFETS AFFECTIFS DE LA PAROLE325sect18 CONCLUSION328

CHAPITRE VICLOcircTURE DE LA DOCTRINE ET HERMEacuteNEUTIQUE DU TEMPS LA CRITIQUE DE LrsquoALLEacuteGORIE ET LrsquoEXEacuteGEgraveSE DE LA CEgraveNE331

sect1 LA POSITION DU PROBLEgraveME DE LA GENEgraveSE SCRIPTURAIRE DES LOCI331sect2 LrsquoORIENTATION ET LA FORMULATION DE LA QUESTION DE LA MEacuteTHODE EXEacuteGEacuteTIQUE EN 1521334sect3 UNIVOCITEacute OU LITTEacuteRALISME LES FLOTTEMENTS DES MOBILES DE LrsquoACCUSATION DE LrsquoEXEacuteGEgraveSE QUADRUPLE DANS LES ELEMENTA DE 1531337sect4 PROBLEgraveME DES FIGURES ET PROBLEgraveME DE LA TYPOLOGIE LE JEU DrsquoUNE IDENTIFICATION LATENTE340

412

sect5 LES EXCEPTIONS DE LrsquoANTI-ALLEacuteGORIE LrsquoINFLATION TOPIQUE DU SENS TEXTUEL343sect6 RETOUR AUX LOCI COMMUNES DE 1521 LA CRITIQUE DE LrsquoALLEacuteGORIE DANS LE LOCUS DE EVANGELIO ET LE PROBLEgraveME DE LrsquoANTICIPATION VEacuteTEacuteRO-TESTAMENTAIRE DE LrsquoEVANGILE346sect7 LE DOUBLE EacuteVANGEacuteLISME VEacuteTEacuteRO-TESTAMENTAIRE ET LrsquoORIGINE MONO-EacuteVEgraveNEMENTIELLE DE LA GRAcircCE352sect8 LE DOUBLE SENS SPIRITUEL ET MATEacuteRIEL DE LA PROMESSE LA POLYSEMIE SCRIPTURAIRE CONTRE LrsquoAMBIGUIumlTEacute SPEacuteCULATIVE355sect9 LOCUS DU SACERDOCE (LOIS SACRIFICIELLES) ET CLAUSES DU DEacuteVELOPPEMENT ALLEacuteGORIQUE359sect10 LE FILON PROBLEacuteMATIQUE DU DOUBLE-SENS SCRIPTURAIRE364sect11 LA QUESTION DE LA TYPOLOGIE DANS LE CORPUS PREacuteCOCE DE LUTHER LES LIEUX DE Lrsquo laquo ANALYTIQUE DU

TESTAMENT raquo366sect12 LE TOURNANT 1520 BREF PARCOURS DU SERMON SUR LA MESSE DE 1519369sect13 LE CONTEXTE DISCURSIF DE LrsquoANALYTIQUE DE LrsquoHERITAGE DANS LE SERMON SUR LE NOUVEAU TESTAMENT DE 1520373sect14 LrsquoEXEacuteGEgraveSE TYPOLOGIQUE DU SIXIEgraveME PARAGRAPHE LrsquoA PRIORI DE LA PROMESSE377sect15 LrsquoANALYTIQUE DU TESTAMENT ET LA PERFORMANCE DU MOT NU A PRIORI LEXICAL DE LA DOCTRINE ET A PRIORI DOCTRINAL DU TEMPS THEacuteOLOGIQUE379sect16 LrsquoA PRIORI REacuteTROSPECTIF DE LrsquoEacuteVEgraveNEMENT ET LA PERFORMANCE DU MOT laquo NOUVEAU raquo388sect17 UN PARCOURS ANTICIPEacute DANS LE TRAITEacute DE LA CEgraveNE DE 1528 PERFORMANCE DU MOT laquo NOUVEAU raquo THEgraveSE DE LrsquoUNIVOCITEacute SCRIPTURAIRE CONCEPTION laquo NEacuteOLOGISTE raquo DES TROPES389sect18 LE MOT laquo NOUVEAU raquo COMME SIGNATURE TROPIQUE392sect19 LE SYSTEgraveME DES LIEUX COMMUNS THEacuteOLOGIQUES ET LE REacuteSEAU DES NEacuteOLOGISMES DU CHRIST394sect20 SOLUTION AU PROBLEgraveME DE LrsquoEXEacuteGEgraveSE TYPOLOGIQUE396sect21 CONCLUSION399

CONCLUSION402

BIBLIOGRAPHIE415

413

  • CONSIDERATIONS PRELIMINAIRES
    • sect1 Perspectives
    • sect2 Meacutethode
      • INTRODUCTION
        • sect1 Premiegravere perspective probleacutematique
        • sect2 Eleacutements biographiques
        • sect3 Melanchthon et Luther
        • sect4 Les Loci communes bref parcours de lrsquoeacutepicirctre deacutedicatoire
        • sect5 Lrsquoimpeacuteratif drsquoabreacuteviation discursive
        • sect6 La forme topique et la critique du commentaire
        • sect7 Bregraveve annonce du plan du meacutemoire
          • CHAPITRE I
          • Fonction structurelle et fonction inventive des loci communes
          • un parcours dans le De inventione dialectica drsquoAgricola
            • sect1 Melanchthon et le De inventione dialectica contexte drsquoune reacuteception
            • sect2 Le De inventione et le projet de reacuteforme des artes disserendi perspectives drsquoune eacutetude du traiteacute
            • sect3 Structure de lrsquoouvrage et fonction de lrsquoart oratoire la double charge productive et rectrice de la discipline dialectique
            • sect4 Invention et Jugement
            • sect5 Statut et situation de la dialectique dans le systegraveme des sciences
            • sect6 Clocircture de la quaestio et juridiction dialectique des domaines des artes
            • sect7 La quaestio contre le genus la refondation oratoire du subjectum des sciences
            • sect8 Office du discours et primat du docere lrsquoindex doctrinal de lrsquooratio
            • sect9 Lrsquoincorporation dialectique du movere et du delectare
            • sect10 La dialectique et le ministegravere de la fides la laquo surdeacutetermination raquo fiduciaire du lexique de la preuve
            • sect11 Expositio et argumentatio
            • sect12 Les lieux communs et leurs fonctions inventives
            • sect13 Logique du peuple logique de lrsquoaffect logique de la doctrine
            • sect14 Le lieu commun et la correacutelation universelle des arguments
            • sect15 Lieu commun et scheacutematisme argumentatif
            • sect16 Lieu commun et cateacutegories de lrsquoeacutetant le statut de lrsquoontologie dans le De inventione
            • sect17 Lrsquoanalytique multiforme et la meacutethode de construction des reacuteseaux notionnels
              • CHAPITRE II
              • La grammaire et la dialectique de Melanchhton en 1520 lrsquoimpeacuteratif de certitude et la reconstruction terminologique de la doctrine
                • sect1 Lrsquoœuvre oratoire de Melanchthon et le contexte de sa premiegravere carriegravere professorale
                • sect2 La controverse eacuterasmienne et les enjeux theacuteologiques de la formalisation des arts du discours
                • sect3 La structure de la science grammaticale
                • sect4 Dialectique certitude doctrine discours thegraveme terme les satellites lexicaux drsquoun nouveau reacuteseau drsquoidentiteacutes
                • sect5 Lrsquoanalytique des termes simples et la monadologie lexicale
                • sect6 Le simple et le composeacute lrsquoassignation laquo questionnante raquo de la doctrina
                • sect7 La dispositio de la dialectique et les laquo genres raquo de la deacutefinition
                • sect8 Le scheacutematisme deacutefinitionnel des preacutedicables
                • sect9 Le scheacutematisme deacutefinitionnel des preacutedicaments (ou cateacutegories)
                • sect10 Le tableau des cateacutegories
                • sect11 La refondation scheacutematique de lrsquoanalytique les trois genres de la deacutefinition reacuteelle
                • sect12 La proceacutedure de la division et le deacuteveloppement interrogatif du thegraveme
                • sect13 Lrsquohomologie des schegravemes cateacutegoriaux et des modes des eacutenonceacutes
                • sect14 La refondation scheacutematique de la syllogistique et la probleacutematique de la logique propositionnelle (stoiumlcienne)
                • sect15 Lrsquoambiguiumlteacute apparente du lieu commun
                • sect16 Les lieux communs dialectiques comme loci finitionum la refondation analytique de la science de lrsquoargumentation
                • sect17 Conclusion
                  • CHAPITRE III
                  • Coordonneacutees et ministegravere de la rheacutetorique dans le systegraveme de lrsquoars disserendi interpreacutetation theacuteorie de lrsquoeacuteloquence et construction topique de lrsquoaffectiviteacute
                    • sect1 La coopeacuteration de la rheacutetorique et de la dialectique la formule drsquoun problegraveme
                    • sect2 La formalisation preacutecoce de la rheacutetorique meacutelanchthonienne
                    • sect3 Doctrine et nature la rheacutetorique est-elle un art
                    • sect4 Productiviteacute discursive et productiviteacute hermeacuteneutique de la rheacutetorique
                    • sect5 Imitation sagesse et eacuteloquence
                    • sect6 Dialectique et rheacutetorique le problegraveme drsquoun discrimen
                    • sect7 La rheacutetorique science des doctrines oratoires ou science de lrsquoornement discursif
                    • sect8 Le problegraveme du genre didascalique
                    • sect9 Le genre didascalique entre dogmatique et homileacutetique
                    • sect10 La reacutesurgence rheacutetorique de la cateacutegorie de la quaestio
                    • sect11 Le problegraveme de lrsquouniteacute du concept de locus
                    • sect12 Lieu commun et critique de la meacutethode de lrsquoaccumulation des sentences
                    • sect13 Conflit des modegraveles de sommes et conflit des modegraveles drsquoexhaustiviteacute fondation dialectique et fondation hermeacuteneutique de la deacutecision de lrsquoabreacutegeacute
                    • sect14 Contraction de la doctrine et compression du texte reacuteduction interpreacutetative agrave la thegravese et surabondance dogmatique du terme nu
                    • sect15 Lrsquoabreacuteviation interpreacutetative et le laquo cercle du tout et des parties raquo
                    • sect16 Les lieux communs des diffeacuterents genres oratoires
                    • sect17 Les genres judiciaire et deacutemonstratif
                    • sect18 Le scheacutematisme dialectique des lieux communs des doctrines oratoires
                    • sect19 Conclusion provisoire sur lrsquoarticulation des theacuteories dialectique et rheacutetorique du lieu commun
                    • sect 20 Transition vers la question de lrsquoelocutio et de la construction des figures
                    • sect21 La permanence de lrsquooffice didactique dans le cœur de la theacuteorie de lrsquoeacuteloquence
                    • sect22 Tropes et scheacutemas
                    • sect23 Scheacutematisme dialectique et theacuteorie de la construction normeacutee des figures tropiques
                    • sect24 La theacuteorie des scheacutemas
                    • sect25 Theacuteorie du style theacuteorie du scheacutematisme et theacuteorie de lrsquoaffect la construction doctrinale de la passion
                    • sect26 Conclusion
                      • CHAPITRE IV
                      • Les loci communes de 1521
                      • les beacuteneacutefices du Christ et la dispense de lrsquoanthropologie
                        • sect1 Les loci communes de 1521 et la question de la dogmatique lutheacuterienne
                        • sect2 Les difficulteacutes de la thegravese drsquoune formalisation systeacutematique limites et porteacutee des Loci
                        • sect3 La dimension poleacutemique de la somme et le statut de son anti-philosophie
                        • sect4 Construction oppositive et structure polariseacutee la question du sens de
                        • la diffeacuterence dans la somme
                        • sect5 Impeacuteratif drsquoabreacuteviation et critique du commentaire
                        • sect6 Jean Damascegravene le philosophe et Lombard le sententiaire
                        • les figures de la doctrine deacutegeacuteneacutereacutee
                        • sect7 Origegravene et la souche de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique
                        • une geacuteneacutealogie de la corruption doctrinale
                        • sect8 Le premier index des lieux et les ascendances de la structure des Loci
                        • sect9 Le sens de lrsquoeacuteconomie de la meacutetaphysique contemplatio de la chair et clocircture de la fragilitas
                        • sect10 La folie de la preacutedication et la sagesse des hommes quelques remarques autour du thegraveme de lrsquoopposition de la theacuteorie et de la pratique
                        • sect11 Les beacuteneacutefices du Christ et lrsquoutilitarisme de la doctrine chreacutetienne
                        • sect12 Premiegravere position de la question anthropologique la question de la signification du vis humanae dans la somme
                        • sect13 Lrsquoaccusation du liberum arbitrium
                        • sect14 Vis affecti et vis cognoscendi la simpliciteacute drsquoune partition
                        • sect15 Lrsquoindistinction de lrsquoaffect et de la reacutesolution les ressorts theacuteoriques de la doctrine de la servitude humaine
                        • sect16 Les instances reacuteelles de la premiegravere partition anthropologique la Loi et le peacutecheacute
                        • sect17 Les trois liberteacutes et lrsquoeacuteconomie de la liberteacute exteacuterieure
                        • le coup de force de la preacutedestination et de lrsquointeacuterioriteacute
                        • sect18 Conclusion
                          • CHAPITRE V
                          • La matrice dialectique des Loci communes histoire et physique de la Parole reacuteveacuteleacutee
                            • sect1 Lrsquoaffectiviteacute lrsquoamor sui et lrsquoauto-reacutefeacuterentialiteacute
                            • sect2 La polariteacute eacuteconomique et le meacutepris de Dieu
                            • sect3 Lrsquoeacuteconomie de la gracircce et la dispense de la moraliteacute
                            • sect4 La phraseacuteologie scripturaire et la synecdoque paulinienne de la laquo chair raquo
                            • sect5 Nuditeacute de la chair et deacutemission de lrsquoEsprit Saint le peacutecheacute originel comme eacutevegravenement du retrait divin
                            • sect6 La loi naturelle et la strateacutegie du chiasme
                            • sect7 La loi naturelle entre Paul et les koinai ennoiai
                            • sect8 Lrsquohabitus de la loi naturelle comme inscription eacutetrangegravere de lrsquoaccusation
                            • sect9 La loi naturelle comme fonction laquo drsquoimpossibilisation raquo des principes
                            • sect10 La monadologie theacuteologique et la redondance doctrinale des lieux
                            • sect11 Lrsquoarchitecture formelle des Loci et le statut de lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile
                            • sect12 Premier survol du locus de evangelio lrsquoEvangile comme promesse
                            • sect13 La figure dialectique de lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile synchronie et scheacutematisme de la contrarieacuteteacute
                            • sect14 Le statut dialectique de lrsquoopposition de lrsquoAncien et du Nouveau Testament la fonction de partition scripturaire
                            • sect15 Partition de lrsquoAncien et du Nouveau Testament et coupure oblique dans la contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile la partition des deux acircges comme fonction de reduplication et de redoublement seacutemantique des loci
                            • sect16 Lrsquoabolition de la loi mosaiumlque et la survivance de la loi naturelle
                            • sect17 Le statut dialectique de la diffeacuterence de lrsquohomme exteacuterieur et de lrsquohomme inteacuterieur le scheacutematisme causal appliqueacute agrave lrsquoanalyse des effets affectifs de la Parole
                            • sect18 Conclusion
                              • CHAPITRE VI
                              • Clocircture de la doctrine et hermeacuteneutique du temps
                              • la critique de lrsquoalleacutegorie et lrsquoexeacutegegravese de la Cegravene
                                • sect1 La position du problegraveme de la genegravese scripturaire des loci
                                • sect2 Lrsquoorientation et la formulation de la question de la meacutethode exeacutegeacutetique en 1521
                                • sect3 Univociteacute ou litteacuteralisme Les flottements des mobiles de lrsquoaccusation de lrsquoexeacutegegravese quadruple dans les Elementa de 1531
                                • sect4 Problegraveme des figures et problegraveme de la typologie le jeu drsquoune identification latente
                                • sect5 Les exceptions de lrsquoanti-alleacutegorie lrsquoinflation topique du sens textuel
                                • sect6 Retour aux loci communes de 1521 la critique de lrsquoalleacutegorie dans le locus de evangelio et le problegraveme de lrsquoanticipation veacuteteacutero-testamentaire de lrsquoEvangile
                                • sect7 Le double eacutevangeacutelisme veacuteteacutero-testamentaire et lrsquoorigine mono-eacutevegravenementielle de la gracircce
                                • sect8 Le double sens spirituel et mateacuteriel de la promesse la polyseacutemie scripturaire contre lrsquoambiguiumlteacute speacuteculative
                                • sect9 Locus du sacerdoce (lois sacrificielles) et clauses du deacuteveloppement alleacutegorique
                                • sect10 Le filon probleacutematique du double-sens scripturaire
                                • sect11 La question de la typologie dans le corpus preacutecoce de Luther les lieux de lrsquo laquo analytique du testament raquo
                                • sect12 Le tournant 1520 bref parcours du sermon sur la messe de 1519
                                • sect13 Le contexte discursif de lrsquoanalytique de la promesse dans le Sermon sur le nouveau Testament de 1520
                                • sect14 Lrsquoexeacutegegravese typologique du sixiegraveme paragraphe lrsquoa priori de la promesse
                                • sect15 Lrsquoanalytique du testament et la performance du mot nu a priori lexical de la doctrine et a priori doctrinal du temps theacuteologique
                                • sect16 Lrsquoa priori reacutetrospectif de lrsquoeacutevegravenement et la performance du mot laquo nouveau raquo
                                • sect17 Un parcours anticipeacute dans le traiteacute de la Cegravene de 1528 performance du mot laquo nouveau raquo thegravese de lrsquounivociteacute scripturaire conception laquo neacuteologiste raquo des tropes
                                • sect18 Le mot laquo nouveau raquo comme signature tropique
                                • sect19 Le systegraveme des lieux communs theacuteologiques et le reacuteseau des neacuteologismes du Christ
                                • sect20 Solution au problegraveme de lrsquoexeacutegegravese typologique
                                • sect21 Conclusion
                                  • CONCLUSION
                                  • BIBLIOGRAPHIE

Arthur Universiteacute Paris I

HUIBAN M2 Philosophie

2013-2014

MEMOIRE

Les premiers Loci communes de Philippe Melanchthon invention et

eacuteconomie de la doctrine sacreacutee

Sous la direction de

Philippe Buumlttgen

2

Je profite de cet espace pour adresser mes remerciements agrave Philippe Buumlttgen agrave qui jedois lrsquoorientation de mes laquo eacutetudes lutheacuteriennes raquo vers les Loci communes de Melanchthon

Au-delagrave de lrsquoaide preacutecieuse dont jrsquoai pu beacuteneacuteficier agrave lrsquooccasion de nos entrevuesdirectes crsquoest dans un dialogue constant avec ses articles et ouvrages publieacutes que se sontnourries les reacuteflexions du travail que je preacutesente ici

Que ma megravere se voit aussi remercieacutee pour son soutien constant

Puisse ce travail ecirctre encore deacutedieacute agrave la meacutemoire de mon cher pegravere ainsi qursquoagrave cellede mes amis et promotionnaires Amadou Diallo et laquo Laso raquo Camara trop tocirct partis

3

4

CONSIDERATIONS PRELIMINAIRES

sect1 Perspectives

Invention et eacuteconomie de la doctrine sacreacutee Les suggestions drsquoassociations

notionnelles auxquelles nous invite le titre du travail que nous preacutesentons ici peuvent paraicirctre

agrave bien des eacutegards probleacutematiques et suspectes Au-delagrave de toutes les reacuteticences qui peuvent

ecirctre les nocirctres quant au fait de precircter agrave une formalisation de la theacuteologie de la Reacuteforme un titre

ndash celui de doctrina sacra ndash qui renvoie plutocirct agrave lrsquounivers lexical de la science meacutedieacutevale1 les

mobiles de cette suspicion trouvent drsquoabord leur site dans lrsquoeacutevidence drsquoune certaine

disharmonie interne des concepts associeacutes aux termes de notre conjonction En quel sens

peut-on bien parler drsquo laquo invention raquo ou drsquo laquo eacuteconomie raquo de la doctrine sacreacutee La doctrine

nrsquoest-ce pas drsquoabord ce qui par naissance ne srsquoinvente et ne srsquoeacuteconomise pas Lrsquoobjet de la

scientia divinae ne vient-il pas preacuteciseacutement contraindre le theacuteologien agrave rompre par avance le

cercle de toute logique inventive ou de toute restriction eacuteconomique Le laquo sacraliteacute raquo et la

conseacutecration qui reacutesonnent encore dans le titre de la laquo doctrina sacra raquo nrsquoeacutenoncent-ils pas

drsquoembleacutee cette mise agrave part et cette exception du reacutegime doctrinal dont nous nous enquerrons

ici A ces interrogations natives reacutepondent la conception usuelle ndash et devrait-on dire le

pressentiment ndash drsquoune neacutecessaire massiviteacute de lrsquoeacutedifice de la doctrine Que cette massiviteacute se

conccediloive comme la proprieacuteteacute drsquoun mateacuteriau inflexible fixe ou a-plastique ndash reacuteverbeacuteration

seconde du mobile de fideacuteliteacute au donneacute de la reacuteveacutelation qui constitue son subjectum ou

qursquoelle eacutenonce encore la prolixiteacute lrsquoabondance et lrsquoexhaustiviteacute attendues de la somme

theacuteologique crsquoest partout le mecircme refus drsquoune certaine laquo inventiviteacute raquo et drsquoune certaine

laquo eacuteconomie raquo qui semble deacutejagrave srsquoavouer2

1 Si Melanchthon ou Luther emploient bien le vocable de la doctrina pour deacutesigner leur propre enseignementtheacuteologique il est rare que lrsquoeacutepithegravete laquo sacra raquo y soit accoleacute La formule laquo doctrina sacra raquo deacutesigne dans latheacuteologie meacutedieacutevale et par exemple dans la Somme theacuteologique de Thomas lrsquoobjet de la science theacuteologiqueplus que cette science elle-mecircme En ce sens la doctrina sacra se confond en fait avec le revelabile lui-mecircme ndashlrsquoensemble des articles de la foi qui fournissent les premiers principes des infeacuterences theacuteologiques Nousreviendrons plus loin sur ces quelques points2 Comme nous le verrons dans notre introduction les principes de clarteacute drsquoorganisation et mecircme de briegraveveteacute sonttoujours eacutenonceacutes comme les premiers impeacuteratifs de meacutethode de la construction des sommes theacuteologiqueslaquo scolastiques raquo En premiegravere instance lrsquoimpeacuteratif drsquoeacuteconomie ndash agrave la fois comme principe de briegraveveteacute et commeprincipe de structure ndash ne semble donc jamais particuliegraverement speacutecifier la forme discursive de la premiegraveretheacuteologie de la Reacuteforme Pourtant nous verrons que sa porteacutee meacutethodologique et son sens doctrinal en feront enmecircme temps le nerf et lrsquooriginaliteacute de la science wittenbergeoise

5

Pourquoi parler degraves lors drsquoinvention et drsquoeacuteconomie de la doctrine sacreacutee Les deux

expressions renvoient ndash et nous aurons lrsquooccasion drsquoy revenir incessamment ndash aux deux

offices ou fonctions primitives que lrsquoart oratoire classique assignait agrave lrsquoactiviteacute discursive

laquo Invention raquo et laquo eacuteconomie raquo sont les deux termes sous lesquels nous choisissons de traduire

les concepts rheacutetoriques latins de lrsquoinventio et de la dispositio Si le premier choix de

traduction est eacutevident phoneacutetiquement le second se justifie quant agrave lui dans la logique propre

agrave la tradition des arts du discours La laquo dispositio raquo de Ciceacuteron Quintilien ou Boegravece est une

traduction latine de lrsquoοἰκονομία de la rheacutetorique grecque3 Ce terme entend drsquoabord deacutesigner

selon les paradigmes drsquointerpreacutetation et les preacutefeacuterences lexicales la configuration

lrsquoagencement lrsquoorganisation ou la structure drsquoune oratio Nous voudrions montrer qursquoil se

charge dans la dialectique et dans la rheacutetorique de Melanchthon drsquoune nouvelle connotation

ndash litteacuteralement eacuteconomique cette fois-ci ndash pour se greffer progressivement agrave un impeacuteratif

drsquoabreacuteviation discursive revendiqueacute avec force notamment dans la nouvelle theacuteologie

Ce principe meacutethodologique dont lrsquoimportance et la validiteacute sont communeacutement

professeacutees par Melanchthon et Luther est la pierre drsquoangle drsquoune tentative ndash elle aussi

commune en un sens ndash de reconstruction de la somme theacuteologique Contre les modegraveles

meacutedieacutevaux des commentaires sur les Sentences de Pierre Lombard ou des sommes

theacuteologiques comme celle de Thomas drsquoAquin la Reacuteforme proposera tregraves tocirct un contre-

modegravele abreacuteviatif eacuteconomique de la summa theologicae De la logique cumulative de

lrsquoexhaustiviteacute ndash la summa au sens drsquoune recollection complegravete du revelabile et des opinions

des auctores agrave son sujet ndash agrave la logique abreacuteviative de la reacuteduction ndash la summa au sens drsquoune

restitution de lrsquoessentiel ndash nous aurons agrave exhiber une seacuterie de meacutediations un ensemble de

filiations et de motivations qui nous apparaicirctront transcender tregraves largement la clocircture que

nous assignons ordinairement agrave la sphegravere des seules probleacutematiques theacuteologiques

Transcender la sphegravere de la seule theacuteologie et mecircme peut-ecirctre en veacuteriteacute se reacutesoudre

pleinement en dehors de son territoire propre Le travail qui suit prend pour objet drsquoeacutetude le

fait de lrsquointerdisciplinariteacute et le sens de la coopeacuteration des sciences et des arts dans lrsquouniversiteacute

laquo du dernier Moyen-Acircge raquo (ou ce qui revient sans doute au mecircme laquo du premier acircge

moderne raquo) Il srsquoordonne agrave la probleacutematique large du rapport entre theacuteologie et science ndash

3 Crsquoest surtout dans la rheacutetorique grecque tardive et notamment chez Hermagoras que le terme drsquoοἰκονομία quideacutesigne drsquoabord chez Aristote la science de lrsquoadministration du foyer finit par revecirctir la signification rheacutetoriquede lrsquo laquo organisation raquo du discours Ce terme drsquoοἰκονομία deacutesigne encore eacutevidemment chez Paul ce que nouspourrions deacutesigner sous le titre du laquo programme soteacuteriologique raquo Toute la science meacutelanchhtonienne circule enun sens dans la richesse seacutemantique de ce terme bien que son usage soit plutocirct rare dans les eacutecrits oratoires dureacuteformateur Nous reviendrons par la suite en deacutetail sur ces quelques reacutefeacuterences

6

attacheacute au pressentiment du fait que la formalisation de la doctrine chreacutetienne est bien plus

que le lieu de la constitution drsquoune dogmatique aussi la sphegravere de deacutecision drsquoune reacuteflexion

drsquoeacutepisteacutemologie Il assigne agrave ce fil directeur un horizon temporel et une clocircture spatiale

unique lrsquouniversiteacute de Wittenberg en 1521 soit le lieu et la date de la premiegravere laquo Reacuteforme

protestante raquo A cet instantaneacute dans lrsquohistoire des eacutevolutions des formes disparates de la

doctrina sacra ndash et agrave cette deacutecoupe eacutetroite dans les sites effectifs de sa reacutealisation ndash nous

rattachons un corpus textuel arrecircteacute celui des premiers manuels scolaires laquo officiels raquo ndash cest-

agrave-dire publieacutes ndash de Philippe Melanchthon Manuels peacutedagogiques comme teacutemoins drsquoune

reacuteforme de la doctrine et drsquoune reacutevolution des figures de la scientificiteacute crsquoest autour de ces

trois thegravemes ndash doctrine science peacutedagogie ndash autour du jeu de leurs diffeacuterences et jusqursquoagrave la

preacutesomption de leur identification possible que gravite lrsquoeacutetude que nous preacutesentons ici

Nous y parviendrons peut-ecirctre finalement agrave une premiegravere conclusion eacutetonnante

sous une vue lointaine et sous un regard scheacutematique les relations formelles que la doctrine

theacuteologique de la premiegravere Reacuteforme noue avec la laquo science raquo et avec les fonctions didactiques

de sa profession paraissent tout agrave fait homologues agrave celle sous lesquels Thomas ordonnait

trois siegravecles plus tocirct le programme de sa propre theacuteologie Nous y retrouverons partout la

mecircme exigence de certitude partout la mecircme viseacutee de rigueur deacutemonstrative partout encore

la mecircme attention au factum du revelabile partout enfin le mecircme souci de fideacuteliteacute agrave lrsquoobjet

scripturaire Crsquoest chez Melanchthon comme chez Thomas ndash mais ce nom ne repreacutesente peut-

ecirctre alors ici qursquoune certaine exemplariteacute de la science meacutedieacutevale toute entiegravere ndash dans le cercle

drsquoun dialogue soutenu avec les discipline de lrsquoanalyse de lrsquointerpreacutetation et de lrsquoexpressiviteacute

que srsquoourdit la construction de la science de Dieu Crsquoest des praecepta de lrsquoanalytique de la

grammaire de la dialectique et de la rheacutetorique que se nourrissent encore la genegravese et la

formalisation de ses propres principes de meacutethode Mais quoi alors La Reacuteforme

fantasmerait-elle un adversaire dont elle recyclerait en fait avec ingratitude et pour ainsi dire

aussi par infraction tous les mobiles meacutethodologiques profonds tous les entrelacements

theacutematiques ou doctrinaux et en dernier recours toutes les lignes natives de questionnement

Nullement Crsquoest que si lrsquohomologie et lrsquoidentiteacute structurelle du rapport de la

theacuteologie agrave ses instances fondationnelles (disons grossiegraverement lrsquoars disserendi) sont en un

sens totales les termes mecircmes de cette association sont en mecircme temps profondeacutement

bouleverseacutes sous le geste de la laquo reacutenovation raquo wittenbergeoise Crsquoest que la certitude assumeacute

nrsquoy autorise plus le recours systeacutematique agrave lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de la Bible mais

impose un litteacuteralisme qui revecirct par ailleurs lrsquoallure eacutetrange de ce que nous caracteacuteriserons

plus loin comme une monadologie lexicale crsquoest que la demonstratio srsquoy deacutefait en partie de

7

ses attaches dans la syllogistique aristoteacutelicienne pour tendre agrave srsquoidentifier agrave la figure drsquoune

restrictive analytique terminologique encadreacutee par une reacutenovation des proceacutedures

deacutefinitionnelles crsquoest que le revelabile devient lrsquohistoire drsquoune Parole deacutechireacutee entre les

manifestations de son accusation et les reacutemissions de sa promesse ndash Parole prise dans la

reacuteveacutelation synchronique et cliveacutee du jeu de la Loi et de lrsquoEvangile crsquoest que lrsquoEcriture

devient le lieu drsquoune abreacuteviation hieacuterarchisante et le produit drsquoun regard qui srsquoy autorise agrave

deacutetacher une essence doctrinale (une summa) du fond incertain du tissu des chroniques des

actes des prescriptions et des mythologies Crsquoest dans lrsquoespace de ces deacuteplacements que

srsquooriginent les atrophies du regard wittenbergeois et les revendications de ses centraliteacutes

theacutematiques ou scripturaires centraliteacute paulinienne centraliteacute des Romains centraliteacute de son

troisiegraveme verset centraliteacute de la justification par la foi etc Dans la theacuteologie de Wittenberg la

scriptura sacra devient le lieu drsquoun spasme drsquoune contracture drsquoune contraction drsquoune

compression de la vue dans la clocircture de sens drsquoun cercle organique de termes simples et

configureacutes topiquement dans un entrelacs de deacutependances reacuteciproques Nous aurons agrave y

deacutecouvrir la laquo performativiteacute raquo mysteacuterieuse de ce que nous deacutecrirons plus tard comme

lrsquoexcroissance dogmatique du mot et la surabondance doctrinale de la terminologie - comme

de laquo ce petit mot de testament raquo qui renfermerait dans les seuls bornes de son extension de

sens laquo le reacutesumeacute inteacutegral de tous les prodiges et gracircces accomplis en Christ4 raquo Ici le systegraveme

se deacutecline dans la grammaire de la topique Et la topique assume fonction drsquoindex tabulaire

Nous devrons ainsi resituer le sens de la Reacuteforme en theacuteologie dans une perspective

disciplinaire plus large et dans un mouvement qui inclut ndash aussi contre intuitif que cela puisse

paraicirctre en premiegravere approche ndash une tregraves nette porteacutee eacutepisteacutemologique On ne comprend le

sens de cette theacuteologie qursquoagrave reacuteenraciner son deacuteveloppement dans lrsquohorizon exhaustif de ses

extensions logique grammaticale dialectique et rheacutetorique qursquoagrave eacutetudier aussi la logique de

la compleacutementariteacute de ces derniegraveres et lrsquoordre de leur eacuteventuelle articulation hieacuterarchique Le

projet reacuteformateur nrsquoinclut pas seulement lrsquoexigence drsquoune reacutenovation de la science divine

mais la reacuteforme de la theacuteologie coiumlncide toujours aussi avec une reacuteforme geacuteneacuterale du sens

mecircme de la scientificiteacute Il nous faudra tenter drsquoassigner les rocircles respectifs des diffeacuterents

artes au sein du programme de cette reconstruction et drsquoeacutetablir finalement encore les grandes

lignes scheacutematiques de la topographie du nouvel eacutedifice universel du savoir Crsquoest dans les

4 Martin Luther Ein Sermon von dem Neuen Testament das ist von der heiligen Messe WA 6 (349-378) Noussuivons ici sa traduction par M Weyer publieacutee dans les œuvres lutheacuteriennes de lrsquoeacutedition de la Pleacuteiade laquo Sermon sur le Nouveau Testament raquo in Martin LUTHER Œuvres Paris Gallimard 1999 p 681 Voir notreintroduction et notre dernier chapitre agrave ce sujet

8

termes drsquoune juridiction que se laisseront souvent formuler le problegraveme de la coopeacuteration des

sciences celle de la deacutecoupe de leurs lignes de clocircture celle du partage de leurs territoires Il

nous faudra reacuteassigner agrave cette juridiction souvent anonyme et silencieuse le lieu de son

exercice leacutegitime et lrsquoinstance de sa deacutecision

Nous parlions ici drsquo laquo eacutedifice universel du savoir raquo Il nous faudra encore tacirccher

drsquointerroger si ce titre peut pleinement reacutepondre de ses preacutetentions Ce qui srsquoeacutenonce en lui ndash

par delagrave la question de lrsquoeacutetude des modes de lrsquointerdisciplinariteacute ndash crsquoest deacutejagrave lrsquoesquisse drsquoun

certain reacuteseau de deacutependances internes la figure drsquoune certaine systeacutematiciteacute Et non plus

seulement agrave vrai dire la figure interne du systegraveme de la seule somme theacuteologique mais aussi

et plus essentiellement la figure du systegraveme possible des sommes de tous les artes constitueacutes ndash

problegraveme du sens de la systeacutematiciteacute que pourrait ou devrait dessiner la coopeacuteration inteacutegrale

des sciences et la logique de leur interaction Crsquoest agrave la question de ce sens que srsquoordonnera

finalement notre recherche Un sens qursquoil nous faudra preacutetendre extraire de la freacutequentation

du corpus textuel lui-mecircme ndash un sens dont nous devrons nous garder de projeter par avance

lrsquoombre eacuteternelle dans la surface mecircme de lrsquoexercice de sa restitution

Si la leacutegitimiteacute de cette projection pouvait se justifier notre parcours des productions

peacutedagogiques de Melanchthon et surtout ces productions elles-mecircmes gagneraient certes en

un sens une fondation philosophique irreacutecusable et une porteacutee theacuteorique inespeacutereacutee le corpus

constituerait alors le lieu de lrsquoattestation de scheacutemas de structures neacutecessaires le site de

lrsquoexemplification drsquoun a priori discursif universel et constamment reacutepeacuteteacute Mais cette

production perdrait par lagrave aussi et dans le geste mecircme de cette extension son sens drsquoecirctre

historique et si lrsquoon ose dire aussi sa valeur eacutevegravenementielle dans lrsquohistoire des ideacutees

Lrsquohistoire de la dispariteacute des formes de veacuteriteacute serait obliteacutereacutee sous la reacutemanence du jeu des

reacuteiteacuterations de structures eacuteternitaires Et lrsquoexhibition des modes de systeacutematiciteacute drsquoun corpus

factuel nrsquoattesterait de rien de neuf en dehors drsquoun reacuteseau de synthegraveses de compleacutementariteacutes

de deacutependances formelles de scheacutemas drsquoorganisation qui puiseraient du fond mecircme de leur

peacuterenniteacute une efficience constructive toujours rejoueacutee Crsquoest lrsquoaspeacuteriteacute de lrsquohistoire des

formes de veacuteriteacute et lrsquooriginaliteacute du laquo moment Reacuteforme raquo dans cette histoire ndash mais il nous

reste agrave montrer que cette originaliteacute est reacuteelle ndash qui se verraient alors reacuteduites dans la recuite

affadissante du laquo mecircme vieux chou raquo Et lrsquoeacutenonceacute du laquo systegraveme raquo dicterait drsquoembleacutee la

soumission de lrsquo laquo histoire raquo

9

sect2 Meacutethode

Les difficulteacutes qui semblent affleurer agrave la rencontre du point exact du problegraveme de

cette systeacutematiciteacute doivent nous permettre drsquoesquisser ici quelques bregraveves consideacuterations de

meacutethode Nous avons deacutejagrave en partie deacutelimiteacute la nature de notre objet et les contours de son site

corpusculaire Nous avons fait le choix drsquoune deacutecoupe transversale cest-agrave-dire drsquoune

extraction synchronique drsquoun moment textuel dans lrsquohistoire disparate des figures discursives

des sommes theacuteologiques Nous avons encore employeacute le vocable embarrasseacute du systegraveme

Bientocirct nous revendiquerons aussi la dispense drsquoune eacutetude des circonstances historiques et

psychiques ndash que les mobiles y soient rationnels affectifs ou inconscients ndash de la production

textuelle Un doute nous saisit tout agrave coup synchronie systegraveme eacuteconomie des questions de

genegravese et du reacutefeacuterentiel subjectif du discours Ne sommes nous pas ici en train de reacutegresser agrave

lrsquoarchaiumlsme ndash qui plus est en sa plus plate orthodoxie ndash de la meacutethode de lrsquoanalyse

structurale5 En reacutealiteacute ce doute enrichit aussi au-delagrave mecircme des identiteacutes historiques et des

labels philosophiques qui peuvent recouvrir sa formulation expresse le sens de notre

inquieacutetude preacuteceacutedente crsquoest que la seule orientation de notre choix drsquoeacutetude ndash le mode de

deacutelimitation de son objet son interrogation directrice bientocirct aussi les lineacuteaments de sa

meacutethode ndash parait supporter aussi lacompte de la reacutesolution de son problegraveme La laquo figure du

systegraveme raquo que nous visons agrave deacutecouvrir ici nrsquoest-elle pas preacutesupposeacutee drsquoavance dans la

deacutecision mecircme drsquoordonner son eacutetude agrave la deacutecoupe drsquoun corpus clos Le factum de

lrsquoorganiciteacute da la production doctrinale ne transparaicirct-il pas deacutejagrave en creux dans le programme

de son extraction synchronique et dans la mise en question de sa solidariteacute possible

Lrsquoorientation probleacutematique de notre eacutetude nrsquoinsinue-t-elle pas deacutejagrave agrave elle seule lrsquo laquo hypocrisie

de la reacuteponse raquo dans le cœur mecircme de la question agrave laquelle nous soumettons le texte En

bref nrsquoapportons-nous pas drsquoembleacutee avec nous les ficelles du divers dont nous interrogeons

pourtant preacuteciseacutement les modes drsquoempaquetage

Ces doutes paraissent ecirctre encore confirmeacutes par les principes de meacutethode et par

lrsquooption explicative pour lesquels nous nous reacutesoudrons finalement Nous tacirccherons autant

que possible de nous astreindre ici agrave lrsquoexercice drsquoune interpreacutetation doctrinale Dans lrsquoespace

de lrsquoopposition interpreacutetative classique entre lrsquoexplication et la compreacutehension6 crsquoest drsquoabord5 Nous entendons ici cette analyse structurale dans le sens que voulait notamment lui confeacuterer Paul Ricœur cest-agrave-dire si lrsquoon peut dire scheacutematiquement comme le moment explicatif de lrsquohermeacuteneutique Voir laquo La structure le mot lrsquoeacutevegravenement raquo in P Ricœur Le conflit des interpreacutetations Paris Seuil 19696 Cette opposition que nous devons notamment agrave Dilthey dessinait au deacutepart la ligne de partage entre le domainedes sciences de lrsquoesprit et le domaine des sciences de la nature Ricœur reacuteintegravegrera les deux moments dans laclocircture mecircme des sciences de lrsquoesprit (donc dans le domaine de ce qui relegraveve de lrsquoenquecircte hermeacuteneutique) et enfera le jeu de la coopeacuteration de lrsquoanalyse close structurale et systeacutematique (explication) et de lrsquointerpreacutetation

10

dans le cercle du premier moment de lrsquointerpreacutetation que circuleront donc les quelques

deacuteveloppements de ce travail Au-delagrave des bregraveves recontextualisations historiques qui

ouvriront les diffeacuterentes sections de cette eacutetude et au-delagrave aussi de lrsquoexception de notre

premier chapitre qui sera consacreacute agrave un commentaire drsquoune œuvre eacutetrangegravere au corpus

deacutelimiteacute (le corpus des manuels peacutedagogiques de Melanchthon parus en 1520 ou 1521) crsquoest

agrave un commentaire textuel laquo clos raquo que nous indexerons globalement la chair des analyses du

travail que nous preacutesentons ici La meacutethode de ce commentaire de texte sera baliseacutee par un

certain nombre de principes directeurs qursquoil ne nous paraicirct pas inutile de justifier briegravevement

Sans doute ces principes sont-ils profondeacutement contestables dans leurs conseacutequences comme

dans leurs conditions drsquoapplication rigoureuse Sans doute aussi ne constituent-t-il pas

la veacuteriteacute derniegravere drsquoune laquo hermeacuteneutique raquo dont il nrsquoest pas mecircme certain qursquoils puissent bien

preacutetendre deacutelimiter seulement lrsquoespace drsquoun moment transitoire Si le choix de lrsquointerpreacutetation

doctrinale est ferme ses preacutetentions sont donc en mecircme temps tout agrave fait modestes et

bienveillantes elle ne preacutesume aucune exhaustiviteacute interpreacutetative ni aucun laquo monopole de

signification raquo Et son exercice ne requiert non plus aucune hypothegravese preacutealable au sujet des

laquo fondements ontologiques raquo de la compreacutehension

En ce sens au-delagrave des insuffisances eacutevidentes que notre travail manifeste dans la

borne de son programme propre le programme geacuteneacuteral drsquoune interpreacutetation doctrinale est de

toute faccedilon encore insuffisant en soi et appeleacute agrave ecirctre compleacuteteacute par le travail propre de

lrsquohistoire (y compris sous les figures speacutecifieacutees de la geacuteneacutealogie eacuteconomique politique

eccleacutesiologique et psychologique individuelle) de la theacuteologie (dont le travail y compris sous

la forme drsquoune dogmatique vise agrave rendre aussi le sens textuel vivant agrave une eacutepoque et agrave une

communauteacute possible) eacuteventuellement aussi drsquoune analyse litteacuteraire (attacheacutee au jeu du mot

qui nrsquoest encore pour nous que le preacutetexte du sens) etc Pourtant la laquo petite peacutedagogie raquo drsquoune

brute restitution doctrinale nous paraicirct en mecircme temps receler ndash et jusque dans sa naiumlveteacute

mecircme ndash une eacutepaisseur de sens dont il se pourrait bien qursquoelle constitue tout de mecircme un

certain pivot de toute analyse interpreacutetative Et en ce sens la deacutelimitation preacutecise de ses

principes agrave laquelle nous nrsquoavons pas ici la preacutetention drsquoapporter lrsquooccasion drsquoune reacuteelle

contribution revecirct sans doute encore un inteacuterecirct central

Le premier de ces principes crsquoest certainement le refus de la pratique systeacutematique

et impatiente laquo du soupccedilon textuel raquo et de la localisation du sens primaire drsquoun corpus dans

lrsquoenvers ou dans les marges de sa litteacuteraliteacute Ce principe tient tout entier dans lrsquoidentification

ouverte et reacutefeacuterentielle (compreacutehension) Voir la note preacuteceacutedente pour la reacutefeacuterence

11

stricte qui pourrait ecirctre revendiqueacutee ici entre commentaire textuel et interpreacutetation doctrinale

la doctrine la theacuteorie la signification primaire drsquoun eacutecrit (au sens drsquoabord eacutetroit de la

proposition logique de laquo ce sur quoi il y a discussion raquo de ce qui peut ecirctre vrai ou faux) ne

reacuteside nulle part ailleurs que dans la borne des ressources seacutemantiques de son expression

effective ndash nul laquo hors texte raquo nul verso nulle reacuteserve enfouie de significations inavoueacutees

nulle exceacutedence drsquoideacutees et drsquoarcanes theacuteoriques ne doivent ecirctre invoqueacutes avant du moins que

ne soit pleinement saisi le sens doctrinal et premier du corpus traiteacute Crsquoest ainsi qursquoune

analyse doctrinale se refusera systeacutematiquement agrave srsquoenqueacuterir des arriegraveres-sens et des impenseacutes

du texte ndash si lrsquoon entend par lagrave un laquo reste raquo qui en motiverait de loin les mobiles profonds et

eacutechapperait pourtant aussi agrave son expressiviteacute ou agrave la logique de son eacuteconomie interne Ceci

nrsquoimplique pas qursquoil ne faille jamais commenter le jeu des renvois des omissions et des

distractions de la penseacutee ces omissions appartiennent agrave lrsquoeacutepaisseur mecircme de la chair

textuelle elles en constituent un factum elles srsquoy attestent dans le jeu de ses mises en

exergues elles se justifient dans lrsquoeacutevidence des ruptures et des suspensions des seacuteries

drsquoassociations discursives Dans notre cas ce principe sera de toute faccedilon faciliteacute par lrsquoideacuteal

drsquoexpressiviteacute qui anime la composition des eacutecrits peacutedagogiques agrave Wittenberg nous verrons

que cet ideacuteal commande tregraves largement lrsquoexigence drsquoune constante deacuteclaration et drsquoune

constante explicitation des accusations des critiques des dispenses ou des reacutefeacuterences du

discours Ce point revecirctira une importance insigne lorsque nous aurons agrave traiter la question du

statut de lrsquoanthropologie dans lrsquoœuvre theacuteologique de notre corpus Mais nrsquoanticipons pas

plus sur ce point

Ce principe geacuteneacuteral drsquoune fideacuteliteacute au sens textuel se deacutecline dans une seacuterie de trois

principes que nous listons et preacutesentons ici briegravevement Si les deux premiers semblent

srsquoaccorder avec lrsquoideacutee drsquoune analyse structurale crsquoest sans doute dans le troisiegraveme qursquoil nous

faudra trouver lrsquooriginaliteacute propre drsquoune meacutethode drsquoexplication et drsquointerpreacutetation

laquo positive raquo et peut-ecirctre aussi la reacutesolution des difficulteacutes que nous soulevions plus haut Ces

trois principes ndash qui constituent plutocirct des lignes drsquohorizon possibles que des principes-

recteurs reacuteels du travail qui nous preacutesentons ici ndash doivent se deacutecrire comme

a) Le principe du monadisme ou de lrsquoatomisme doctrinal crsquoest en lui-mecircme et dans

la seule clocircture de sa positiviteacute theacutematique que le corpus eacutetudieacute exhibe et construit des modes

de renvois des marques drsquoinfluences et des reacuteseaux drsquooppositions agrave un ensemble de doctrines

drsquoœuvres ou de programmes theacuteoriques anteacuterieurs ou contemporains La doctrine de ce

corpus doit donc ecirctre autant que possible eacutetudieacutee comme une entiteacute non poreuse close sur

12

elle-mecircme laquo sans portes ni fenecirctres raquo sans prise causale et sans source drsquoouverture directe

aux exteacuterioriteacutes textuelles Nous nrsquoentendons pas nier par lagrave le jeu des incidences

doctrinales lrsquoeffectiviteacute des interactions drsquoideacutees et lrsquoefficience ou la geacuteneacuterativiteacute laquo theacutetiques raquo

des rencontres theacuteoriques Sans doute ces diffeacuterents modes drsquointerfeacuterences preacutesident-elles agrave la

constitution de toute production discursive reacuteelle Sans doute leur eacutetude fournit-elle aussi au

commentateur le mateacuteriau neacutecessaire agrave une recomposition geacuteneacutetique des eacutetapes de

lrsquoengendrement des laquo systegravemes raquo et des penseacutees qui srsquoexhibent finalement agrave mecircme la

litteacuteraliteacute des œuvres effectivement produites Sans doute encore laquo Melanchthon raquo ndash par

exemple et puisqursquoil srsquoagira de lui ndash nrsquoest-il rien drsquoautre qursquoune certaine syntaxe des penseacutees

drsquoErasme drsquoAgricola de Luther et de quelques autres influences dont on pourra tenter dans

le cadre drsquoune eacutetude historique drsquoeacuteclairer les identiteacutes et drsquoassigner la mesure des rocircles

respectifs

Seulement ces influences theacuteoriques ne peuvent ecirctre prises pleinement dans le

cadre drsquoune analyse doctrinale comme des entiteacutes agrave la fois exteacuterieures et explicatives elles

sont soit manifestes et internes soit externes et inefficientes Une influence theacuteorique ndash la

suite par exemple de la freacutequentation reacutecurrente drsquoun ouvrage ou drsquoune eacutetude reacutepeacuteteacutee de la

penseacutee drsquoun laquo maicirctre raquo ndash nrsquoa aucune opeacuterativiteacute reacuteelle sur la constitution discursive de la

doctrine formuleacutee La reacutefeacuterence explicite au sermon lutheacuterien sur les Bonnes œuvres a bien

dans lrsquoeacuteconomie du locus de lege de la somme de 1521 une incidence argumentative et

doctrinale sur la theacuteorie meacutelanchthonienne de la loi Mais ce Sermon sur les bonnes œuvres

lui-mecircme nrsquoa pas pour autant dans la sphegravere propre de son autonomie textuelle de valeur

explicative reacuteelle quant au fait de la constitution de la formalisation de cette doctrine

laquo leacutegislative raquo Toutes les reacuteminiscences qui ne sont pas expresses et reacutefeacuterenceacutees ndash ou du

moins attestables dans le jeu drsquoombre et de lumiegravere que commande lrsquoeacuteconomie corpusculaire

elle-mecircme ndash doivent donc se voir dans une certaine mesure exclues du processus de

lrsquointerpreacutetation textuelle En particulier une analyse rigoureusement doctrinale semble devoir

srsquoexcepter tregraves largement de la pratique du commentaire comparatif des corpora textuels7 Et

quand elle srsquoy livre finalement crsquoest moins le factum des influences que lrsquoheureux hasard

drsquoune concordance (ou peut-ecirctre drsquoune harmonie preacuteeacutetablie ) qui devrait drsquoabord retenir son

attention

Il nrsquoest nullement besoin drsquoaller laquo voir dans Paul raquo pour comprendre le paulinisme

de Melanchthon nullement besoin de laquo fouiller raquo dans les sources textuelles meacutedieacutevales pour

7 Pratique agrave laquelle nous nous soumettrons pour notre part pourtant bien souvent Encore une fois ces quelques principes ndash dont il nrsquoest pas bien certain qursquoils puissent se voir rigoureusement mis agrave lrsquoœuvre ndash deacutesignent plutocirct des ideacutealiteacutes et des lignes drsquohorizon possibles que des normes reacuteellement contraignantes du travail qui suit

13

comprendre la condamnation lutheacuterienne de la laquo scolastique raquo Pour lrsquoanalyse doctrinale crsquoest

dans le seul enclos du lutheacuteranisme que Luther recompose lrsquouniteacute de repreacutesentation et de

doctrine de quelque chose de tel que la laquo scolastique raquo Et crsquoest dans la borne du seul corpus

de ses eacutecrits que se reacutepegravete aussi sous une forme propre et reconstitueacute le jeu des influences

augustiniennes ou bibliques qui commandent la constitution de sa propre doctrine du peacutecheacute

Mais les Sentences de Lombard elles-mecircmes nrsquoont rien agrave nous apprendre sur lrsquoaccusation

lutheacuterienne des Sentences ndash et la question de la fideacuteliteacute de la reformalisation expresse de la

doctrine lutheacuterienne du peacutecheacute agrave ses eacuteventuels anteacuteceacutedents augustiniens nrsquoa rien non plus agrave

nous apprendre sur la doctrine propre de Luther La diffeacuterence et lrsquoopposition drsquoun corpus

textuel agrave ces envers doctrinaux sont donc ndash que lrsquoon nous permette ici drsquouser encore drsquoun

vocabulaire archaiumlque ndash synchroniques et internes et non diachroniques et externes En

dehors de cette inteacuterioriteacute textuelle la mention des reacutefeacuterences exteacuterieures ne se charge

drsquoaucune porteacutee explicative reacuteelle dans le strict cadre de lrsquoexercice du commentaire doctrinal

b) Principe du monadisme discursif et de lrsquoeacutetancheacuteiteacute des logiques propres aux

diffeacuterents reacutegimes de causaliteacute Ce point appartient eacutevidemment deacutejagrave agrave titre de conseacutequences

agrave la sphegravere drsquoautoriteacute du principe de meacutethode preacuteceacutedent De la mecircme maniegravere que la doctrine

drsquoun corpus ne peut ecirctre expliqueacutee ou restitueacutee par le jeu meacuteta-textuel des contrarieacuteteacutes et des

affiniteacutes implicites qursquoelle noue avec drsquoautres corpora constitueacutes la signification theacuteorique

drsquoun discours ne peut ecirctre non plus recomposeacutees agrave partir de sa mise en rapport avec des

reacutealiteacutes qui nrsquoappartiennent pas au mecircme ordre de successions causales Crsquoest dans la borne

de la seule reacutealiteacute discursive et dans la sphegravere drsquoapplication des regravegles qui organisent

lrsquoentrelacement de ses eacutenonceacutes patents que le discours doit se voir finalement deacutecrit et

expliqueacute dans ses fondements et dans le lacis de ses diffeacuterents modes drsquooptions constructives

Une thegravese un eacutenonceacute ou un mouvement argumentatif peuvent bien se laisser indiquer comme

les conseacutequences et comme les suites drsquoun ensemble drsquoaxiomes drsquoune multipliciteacute inductive

drsquoexemples ou drsquoun argument drsquoautoriteacute mais non pas comme les effets drsquoune intention

consciente drsquoun inconscient psychique drsquoune infrastructure eacuteconomique drsquoune circonstance

historique drsquoune attitude vitale drsquoun esprit du peuple drsquoune conception du monde drsquoun jeu

de technologies de pouvoirs ou de quoi que ce soit qui nrsquoappartienne pas agrave la reacutealiteacute close du

discours et agrave son ordre de succession

Nous ne nions pas agrave nouveau que ces facteurs externes puissent avoir quelque

chose comme une laquo incidence raquo reacuteelle ndash dont il faudrait toutefois deacutecrire plus avant la nature

formelle ndash sur les orientations theacutematiques sur les choix theacuteoriques ou sur les eacutevolutions

14

theacutetiques du processus de constitution drsquoune penseacutee Et en ce sens la recomposition geacuteneacutetique

des eacutetapes de la composition drsquoun systegraveme drsquoideacutees ndash qui pourrait prendre ici le nom de

laquo geacuteneacutealogie raquo ndash peut bien srsquoautoriser dans une certaine mesure des reacutefeacuterences insistantes agrave

lrsquoun ou plusieurs de ces laquo infrastructures sous-jacentes raquo de ces laquo soubassements reacuteels raquo ou

de ces laquo sites raquo preacutesumeacutes de la geacuteneacuterativiteacute des doctrines Mais cette reacutefeacuterence ne vaut rien

dans le cadre drsquoune analyse doctrinale cest-agrave-dire lorsqursquoil srsquoagit drsquoeacutetudier non pas la penseacutee

mais le texte non pas le divers drsquoune repreacutesentation preacutesumeacutee mais lrsquoentrelacs drsquoune seacuterie

drsquoeacutenonceacutes effectivement produits

c) Principe de caracteacuterisation conjonctive de lrsquoeacuteconomie du corpus textuel Les

modes drsquoarticulations et lrsquoalgegravebre inteacutegral des relations qui tissent le fil de lrsquoorganisation

interne du corpus eacutetudieacute ne doivent pas ecirctre reconstitueacute sous la figure drsquoune combinatoire des

diffeacuterences mais sous le jeu drsquoune grammaire des identiteacutes des reacutepeacutetitions des reacuteiteacuterations et

des conjonctions drsquoideacutees La systeacutematiciteacute drsquoun ensemble textuel ne peut donc ecirctre

preacutesupposeacutee sous lrsquoallure geacuteneacuterale drsquoune laquo structure raquo (entendu au sens saussurien drsquoun reacuteseau

drsquoeacutecarts diffeacuterentiels) mais doit ecirctre attesteacutee ndash si elle existe ndash par une simple somme de

reacutepeacutetitions et de coiumlncidences theacutetiques Par lagrave la deacutependance interne des diffeacuterents eacuteleacutements

du systegraveme (par exemple un praeceptorum de la dialectique et un locus de la theacuteologie) ne

doit pas srsquoentendre comme la simple incompleacutetude logique de leur notion ou de leur

formulation respective et donc comme la suite de leur inter-conditionnement mais seulement

comme le reacuteseau des eacutechos et des reacutesonances dans lesquels se complegravetent et srsquoenrichissent

par reacuteiteacuteration ou par coiumlncidence successives leur sens et leur porteacutee initiales

Crsquoest le jeu de ces coiumlncidences qui seul peut fonder la thegravese drsquoune systeacutematiciteacute du

corpus eacutetudieacute Cette systeacutematiciteacute et cette interconfiguration des fragments corpusculaires

nrsquoimpliquent donc pas qursquoun certain moment textuel deacutetacheacute de lrsquoensemble des eacutecrits eacutetudieacutes

ne puisse pas deacutejagrave valoir aussi comme une reacutealiteacute discursive et signitive autonome et mecircme

en un certain sens deacutejagrave complegravete Prescrire le laquo confinement raquo de lrsquoattention exeacutegeacutetique agrave la

seule consideacuteration des coiumlncidences et des reacutepeacutetitions crsquoest en effet aussi rendre compte du

fait que deux moments discursifs puissent renvoyer lrsquoun agrave lrsquoautre et se laquo solidariser raquo sans

pour autant se rendre mutuellement indispensables et abstraits A ce principe reacutepond encore le

reacutequisit drsquoune obliteacuteration des cateacutegories du fondement dans lrsquoinvestigation systeacutematique drsquoun

corpus Crsquoest ainsi que nous nous dispenserons autant que possible dans le cercle mecircme des

laquo internaliteacutes raquo du texte de faire usage de toutes les cateacutegories syntheacutetiques de la conseacutequence

et de la fondation autrement que selon leur fonction logique eacutetroite et donc agrave lrsquoeacutechelle drsquoune

15

infeacuterence effectivement pratiqueacutee (y compris sous le mode drsquoune argumentation laquo mutileacutee raquo)

Le principe de la laquo justification par la foi raquo pourra bien nous apparaicirctre par exemple srsquoil est

preacutesenteacute comme tel dans un mouvement argumentatif clos comme la preacutemisse et comme le

fondement de la thegravese drsquoune articulation tripartite des sacrements Mais quelque chose comme

laquo la dialectique de Melanchthon raquo ne pourra en revanche jamais se laisser deacutecrire au-delagrave

drsquoun strict usage meacutetaphorique du terme comme le laquo fondement raquo et le principe reacuteel de

quelque chose comme la laquo theacuteologie de Melanchthon raquo De tels blocs discursifs reacutepugnent par

essence agrave entretenir un lien de fondation ou drsquointer-conditionnement fort sauf agrave ecirctre reacutepeacuteteacutes

expresseacutement lrsquoun dans lrsquoautre

Si la theacuteologie et la dialectique de notre auteur laquo font systegraveme raquo ce nrsquoest ni par la

reconstitution drsquoune combinatoire diffeacuterentielle ni par lrsquousage drsquoune ossature fondationnelle

et scheacutematique mais seulement par la preuve drsquoune somme de redondances et de reacutepeacutetitions

patentes qursquoil nous faudra donc en rendre compte Crsquoest le seul constat du fait que la

theacuteologie exemplifie et reacutepegravete effectivement les normes theacuteoriques de la science formelle de

lrsquoargumentation qui nous conduira agrave eacutemettre lrsquohypothegravese drsquoune systeacutematiciteacute de la scientificiteacute

wittenbergeoise cette systeacutematiciteacute nrsquoest pas lrsquoeffet ou la conseacutecution drsquoune somme de

principes laquo eacutepisteacutemologique raquo dans la theacuteologie crsquoest la reacutepeacutetition et le radotage de cette

eacutepisteacutemologie concregravetement laquo retenue raquo (sous formes drsquoaxiomes ou de regravegles implicites de

meacutethode) reacuteiteacutereacutee et mise agrave lrsquoœuvre dans la sphegravere de la doctrine chreacutetienne Ce principe sera

agrave la fois faciliteacute et compliqueacute dans notre cas par le fait que la systeacutematiciteacute du corpus nrsquoest

pas seulement un factum aveugleacutement opeacuteratoire dans la constitution des principes mais qursquoil

est encore nous le verrons objet drsquoun inteacuterecirct drsquoune reacuteflexion et drsquoune theacutematisation expresse

Or le principe de notre laquo grammaire des reacuteiteacuterations raquo nrsquoimplique pas que nos auteurs

conccediloivent neacutecessairement cette systeacutematiciteacute sous la figure drsquoune simple reacutepeacutetition du mecircme

(bien que nous verrons que crsquoest tout de mecircme en lrsquooccurrence le cas) Il faut eacutevidemment

distinguer ici lrsquoordonnancement interpreacutetatif sous lequel notre analyse doctrinale doit rendre

compte de la configuration explicite du corpus eacutetudieacute et la conception que nos auteurs

theacutematisent par ailleurs au sujet de cette configuration Il se pourrait bien que Melanchthon

entendre rendre compte de lrsquoarticulation de sa dialectique et de sa rheacutetorique sous lrsquoallure

drsquoun lien de fondation mais nous ne pouvons pas de notre cocircteacute nous satisfaire de cette

simple preacutetention et nous y tenir comme agrave un principe reacuteellement opeacuterant dans sa production

discursive8

8 Mais nrsquoest-ce pas par lagrave reacuteintroduire tout de mecircme une certaine forme de laquo pratique du soupccedilon raquo Assureacutement si lrsquoon entend par ce laquo soupccedilon raquo la confrontation infra-textuelle des modes de construction dudiscours et des annonces expresses qui se laissent formuler agrave son sujet Et en ce sens cette confrontation nrsquoest

16

Cette distinction peut paraicirctre subtile mais nous croyons qursquoelle fait pourtant toute

la diffeacuterence entre une analyse laquo dogmatique raquo et une analyse laquo positive raquo et laquo critique raquo de la

doctrine drsquoun texte A ce titre seulement la question de la systeacutematiciteacute peut ecirctre poseacutee dans

lrsquointerpreacutetation textuelle sans que ne srsquoy joue quelque chose comme une projection anticipeacutee

de ses structures En bref il nous faut partout et toujours nous en tenir au donneacute textuel et au

jeu des reacutepeacutetitions il nrsquoy a pas agrave laquo tirer de conseacutequence raquo drsquoune conjonction il nrsquoy a pas agrave

laquo conclure raquo drsquoun reacuteseau de coiumlncidences la conjonction porte en elle-mecircme la charge de ses

conseacutequences la coiumlncidence se charge de la valeur drsquoune conclusion Drsquoougrave ce qui srsquoavouera

peut-ecirctre comme lrsquoapparent rabacircchage et lrsquoapparente diffraction du preacutesent propos ndash cette

redondance est ineacutevitable elle appartient agrave la chair mecircme de toute analyse doctrinale

systeacutematique elle tient toute entiegravere dans cette ideacutee que lrsquoorganiciteacute drsquoun corpus est soit

fantasmeacutee et recomposeacutee dans les coulisses drsquoun a priori interpreacutetatif soit toute entiegravere deacutejagrave

tangible dans chacun de ses atomes discursifs

rien drsquoautre que le recueil patient des difficulteacutes ou eacuteventuellement mecircme des contradictions du texte Mais cesoupccedilon lagrave ne consiste pas agrave deacuteborder le sens au nom drsquoun non-dit ou drsquoun arriegravere-fond meacuteta-textuel ndash comme onle fait par exemple lorsqursquoon srsquoenquiert des conditions dieacuteteacutetiques physiologiques psychologiques oupsychanalytiques du discours

17

18

INTRODUCTION

sect1 Premiegravere perspective probleacutematique

Lrsquohistoriographie de la Reacuteforme a souvent reacuteserveacute un sort tout agrave fait eacutequivoque au

cas des premiers Loci communes de Philippe Melanchthon La porteacutee doctrinale la fonction

de formalisation et de systeacutematisation theacuteologiques mais aussi lrsquoimportance historique du

manuel de 1521 pour la peacutedagogie et la transmission de la dogmatique lutheacuterienne dans le

monde reacuteformeacute ont eacuteteacute partout reconnues ndash et peut-ecirctre mecircme parfois exageacutereacutees9 ndash par les

historiens et les theacuteologiens du protestantisme natif Mais cette reconnaissance souvent

rituelle srsquoest toujours et paradoxalement affilieacutee avec ce qursquoil faut bien deacutecrire aussi comme

un certain deacutesinteacuterecirct de la recherche pour une eacutetude pousseacutee sur la genegravese la meacutethode et les

ressorts theacuteoriques preacutecis de lrsquoouvrage du disciple wittenbergeois de Luther Il nrsquoexiste agrave

lrsquoheure drsquoaujourdrsquohui encore aucune veacuteritable eacutedition critique des Loci de 152110 ni mecircme

drsquoanalyses doctrinales pleinement approfondies sur un point speacutecifique de ses

deacuteveloppements theacutematiques11 Crsquoest souvent au deacutetour drsquoeacutetudes drsquoabord biographiques par le

biais de travaux consacreacutes au versant rheacutetorique et laquo linguistique raquo du corpus meacutelanchthonien

ou agrave lrsquooccasion drsquoexposeacutes geacuteneacuteralistes sur les principes de sa theacuteologie que le manuel a pu

9 Deacutejagrave Dilthey voyait dans la laquo dogmatique raquo de Melanchthon lrsquoexpression du principe central de laWeltanschauung de toute la Reacuteforme protestante laquo Dans ce sens la premiegravere eacutedition de la Dogmatique deMelanchthon eacutetait lrsquoeacutecrit dogmatique qui correspondait le mieux au veacuteritable esprit protestant raquo (Voirnotamment la discussion de la laquo dogmatique de Melanchthon raquo dans Conception du Monde et analyse delrsquoHomme Paris Cerf 1999 p 255 et suivantes) Lrsquointerpreacutetation de Dilthey a sous doute contribueacute agrave forgerlrsquointeacuterecirct de H G Gadamer lui-mecircme pour la theacuteologie meacutelanchthonienne (voir sa discussion de la doctrine dureacuteformateur et son laquo ancrage rheacutetorique raquo deacutejagrave dans Veacuteriteacute et Meacutethode) De maniegravere geacuteneacuterale nous renvoyons lesremarques qui composent cette introduction agrave la lecture croiseacutee des notes agrave la traduction allemande de Poumlhlmanndes Loci communes (Horst Georg Poumlhlmann Loci communes 1521 Lateinisch ndash Deutsch Guumltersloh GuumltersloherVerlagshaus 1997) agrave la biographie meacutelanchthonienne de Wilhelm Maurer (WMaurer Die junge Melanchthon(Band 1 der Humanist) Goumlttingen Vandenhoeck amp ruprecht 1967) agrave la biographie de Martin Greschatdeacutesormais traduite en franccedilais (M Greschat Philippe Melanchthon theologien peacutedagogue et humaniste ParisPUF 2011) agrave la discussion doctrinale de Ernst Bizer (E Bizer Theologie der Verheissung NeukirchenNeukirchener Verlag des Erziehungsvereins 1964) et agrave lrsquoouvrage de TWengert sur lrsquoexeacutegegravese meacutelanchthoniennede Jean (TJ Wengert Philip Melanchthonrsquos Annotationes in Johannem Genegraveve Droz 1987)10 Cette eacutedition critique est notamment appeleacutee des voeux de Sigfried Braumluer dans son article de 1999 laquo PhilippeMelanchthon et ses Loci communes de 1521 raquo publieacute dans Luther et la reacuteforme Paris Desjonquegraveres 200111 La laquo recension doctrinale raquo la plus complegravete des Loci communes reste agrave ce jour peut-ecirctre encore celle drsquoErnstBizer dans lrsquoouvrage susciteacute Mais cette lecture courte (une cinquantaine de pages sont consacreacutes aux Loci danslrsquoouvrage de 1964) est malgreacute sa profonde richesse encore eacutevidemment bien loin drsquoeacutepuiser les ressources decommentaires et drsquointerpreacutetations du manuel theacuteologique de 1521

19

finalement trouver place dans la litteacuterature secondaire consacreacutee agrave la premiegravere theacuteologie de

Wittenberg

Les amarres de ces analyses dans des perspectives deacutefinies par des enjeux des

intentions theacuteoriques ou des probleacutematiques drsquoabord eacutetrangegraveres agrave un inteacuterecirct strict pour les

Loci expliquent en partie le fait que lrsquoon se soit souvent attacheacute et restreint dans les eacutetudes de

lrsquoouvrage agrave des consideacuterations comparatives ou agrave des questions de filiations et drsquoheacuteritage12

En quel sens agrave partir de quand et jusqursquoougrave Melanchthon eacutetait-il lutheacuterien Que doit-il par

ailleurs agrave lrsquohumanisme drsquoErasme de Valla drsquoAgricola mais aussi aux œuvres oratoires

classiques grecques et romaines Quelle relation entretenait-il avec les autres reacuteformateurs

Partageait-il pleinement la haine lutheacuterienne pour la philosophie et la theacuteologie de lrsquoEcole

Ces questions dessinent entre autre lrsquoespace polariseacute des assignations possibles de lrsquoœuvre

theacuteologique du praeceptor Germaniae sous les deux grands labels de lrsquohumanisme et de la

Reacuteforme Crsquoest la question de la fideacuteliteacute de Melanchthon agrave ces deux estampilles ndash et celle de

leur compatibiliteacute ndash qui a ordinairement constitueacute lrsquoangle probleacutematique et le fil directeur des

eacutetudes consacreacutees aux Lieux Communs dans la litteacuterature savante germanophone et

anglophone contemporaines Ainsi si les grandes lignes dogmatiques les effets historiques

ou le jeu des influences et des heacuteritages du manuel sont globalement bien connus il nrsquoen va

pas de mecircme pour ce qui concerne son style discursif sa structure ou son eacuteconomie internes

et la meacutethode de sa theacuteologie

Crsquoest preacuteciseacutement agrave cette question de meacutethode et de forme que srsquoordonne drsquoabord

lrsquoeacutetude que nous preacutesentons ici Nous concentrerons restrictivement notre attention dans les

deacuteveloppements qui suivent sur la seule version preacutecoce du manuel theacuteologique ndash celle lagrave

mecircme qui teacutemoigne le mieux selon une opinion couramment admise13 et qursquoil nous faudra

interroger de lrsquoempreinte de la doctrine de Martin Luther Srsquoil est vrai que les Loci communes

de Melanchthon constituent bien la premiegravere expression formaliseacutee et systeacutematique de la

dogmatique lutheacuterienne ce sont des questions touchant aux formes de cette systeacutematiciteacute qursquoil

nous faudra drsquoabord poser Ces questions que nous eacutenumegravererons plus bas agrave lrsquooccasion du

premier parcours de lrsquoeacutepicirctre deacutedicatoire de lrsquoouvrage srsquoassignent toutes agrave la matrice drsquoune

interrogation centrale par quelle meacutethode et sous quelle forme discursive Melanchthon

entend-il porter et investir dans son manuel de 1521 le programme drsquoune reconstruction de

la somme theacuteologique

12 Crsquoest notamment lrsquoassignation trop stricte des commentaires des Loci communes agrave une discussion sur lesrapports de Melanchthon agrave lrsquohumanisme que regrette T J Wengert dans son introduction agrave lrsquoouvrage susciteacute13 Voir la note 10

20

sect2 Eleacutements biographiques

Philippe Melanchthon naicirct le 16 feacutevrier 1497 agrave Bretten sous le nom de Philipp

Schwarzerd14 Apregraves la mort preacutecoce de son pegravere en 1508 crsquoest lrsquohumaniste Jean Reuchlin ndash

connu aujourdrsquohui comme lrsquoun des tous premiers heacutebraiumlstes non-juif ndash qui se charge de son

eacuteducation Melanchthon maicirctrise tregraves jeune le latin et le grec et entame ses eacutetudes

universitaires agrave Heidelberg degraves le mois drsquooctobre 1509 La faculteacute des arts drsquoHeidelberg ougrave

notre eacutetudiant achegraveve son baccalaureacuteat en deux ans est agrave cette eacutepoque marqueacutee par un certain

deacutechirement entre le modegravele drsquoune formation conservatrice dans les sciences du discours ndash

fidegravele agrave la logique agrave la dialectique et agrave la philosophie de la via antiqua ndash et lrsquoinfluence

florissante de Rodolphe Agricola qui seacutejourna et mourut dans la ville une trentaine drsquoanneacutees

plus tocirct Melanchthon empecirccheacute dans la poursuite de ses eacutetudes par la direction de lrsquouniversiteacute

qui le juge trop jeune pour lrsquoobtention du master quitte Heidelberg en 1512 et rejoint la

faculteacute des arts de Tuumlbingen

Crsquoest agrave lrsquouniversiteacute de Tuumlbingen plus largement acquise au programme humaniste

drsquoune reacuteforme des studia mais surtout constitueacutee autour du modegravele de lrsquoenseignement

occamiste (via moderna) que le jeune eacutetudiant srsquoattache agrave une freacutequentation pousseacutee des

rheacutetoriques classiques de Ciceacuteron Quintilien ou Boegravece et aussi des eacutecrits logiques et

eacutepisteacutemologiques drsquoAristote Melanchthon commence agrave enseigner agrave Tuumlbingen peu apregraves

lrsquoobtention de son master le 25 janvier 1514 De lrsquoeacutepoque de ce premier enseignement sur

lequel nous reviendrons plus en deacutetail par la suite nous sont resteacutes drsquoabord un ensemble de

travaux de traductions et drsquoeacuteditions des lettres antiques ndash comme la compilation des œuvres

du poegravete comique Terence en 1516 ndash mais aussi un manuel pour lrsquoapprentissage du grec les

Institutiones graecae grammaticae parus au deacutebut de lrsquoanneacutee 1518 et qui constituera un

ouvrage-reacutefeacuterence de la peacutedagogie humaniste surtout dans ses versions ulteacuterieures Les cours

et les travaux de Melanchthon connaissent un succegraves assez retentissant et malgreacute le relatif

avant-gardisme de lrsquoenseignement agrave Tuumlbingen le jeune enseignant finit par ecirctre assez vite

jugeacute subversif par les cadres de lrsquouniversiteacute resteacutes fidegraveles au programme drsquoeacutetudes de la via

moderna Reuchlin manœuvre au printemps de lrsquoanneacutee 1518 pour garantir un poste

drsquoenseignement agrave Melanchthon dans la nouvelle universiteacute de Wittenberg fondeacutee en 1502 et

reacutegie par le prince-eacutelecteur de Saxe Freacutedeacuteric III

14 Nous renvoyons aux deux ouvrages reacutefeacuterenceacutes plus haut (Maurer et Greschat) pour toutes les consideacuterationsbiographiques qui suivent Pour une preacutesentation plus axeacutee sur la constitution des Loci communes voir aussi lesconsideacuterations preacuteliminaires de Poumlhlmann (opcit) ou les introductions syntheacutetiques aux deux traductionsanglaises de Wilhelm Pauck (W Pauck Melanchthon and Bucer Philadelphia Westminster Press 1969 p 1-18)et de Christian Preus (C Preus Loci communes 1521 Saint Louis Concordia Publishing House 2014 p 2-17)

21

En 1518 lrsquoenseignement agrave Wittenberg est presque exclusivement centreacute sur lrsquoeacutetude

de la theacuteologie ndash disputatio dogmatique lecture de lrsquoAncien Testament lecture du Nouveau

Testament ndash et lrsquoinstitution drsquoune chaire de grec et drsquoune chaire drsquoheacutebreu commandeacutee par le

prince-eacutelecteur depuis le deacutebut de lrsquoanneacutee semble donc drsquoabord obeacuteir agrave des inteacuterecircts

exeacutegeacutetiques plutocirct qursquoau mobile laquo humaniste raquo drsquoune curiositeacute savante pour les lettres

antiques Melanchthon est investi agrave Wittenberg dans la nouvelle faculteacute drsquoenseignement du

grec en aoucirct 1518 et prononce le 25 du mois son discours inaugural ndash transcrit et publieacute

presque immeacutediatement apregraves sous le titre De corrigendis adulescentiae studiis ndash dans

lrsquoEglise de la ville Le nouvel enseignant complegravete tregraves vite sa formation en theacuteologie et

srsquoengage pour la cause lutheacuterienne impliqueacutee dans une seacuterie de disputes doctrinales depuis

les quatre-vingt quinze thegraveses sur les Indulgences Crsquoest ainsi que Melanchthon accompagne

Carlstadt et Luther agrave la disputatio de Leipzig contre Jean Eck en juin et juillet 1519 A la fin

de cette mecircme anneacutee Melanchthon devient bachelier en theacuteologie en deacutefendant une seacuterie de

thegraveses qui anticipent partiellement les deacuteveloppements doctrinaux des Loci communes de

1521 Ces thegraveses se concentrent notamment sur la question de lrsquoautoriteacute de lrsquoEcriture et du

statut des auctores dans la constitution de la dogmatique mais formulent aussi une premiegravere

critique de la doctrine thomiste de la transsubstantiation Melanchthon consacre parallegravelement

un enseignement pousseacute agrave lrsquoexeacutegegravese des eacutepicirctres pauliniennes et notamment agrave lrsquoeacutepicirctre aux

Romains degraves le deacutebut de lrsquoanneacutee 1519 Une premiegravere production strictement exeacutegeacutetique ndash la

Theologica Institutio in Epistulam Pauli ad Romanos ndash est publieacutee agrave Wittenberg degraves 1519

reprenant la theacutematique des cours professeacutes dans le cadre de la faculteacute de grec Les Loci

communes de 1521 sont les fruits directs de cet enseignement preacutecoce

Le contexte wittenbergeois des quelques anneacutees qui preacutecegravedent la premiegravere parution

du manuel en deacutecembre 152115 est bien connu et abondamment documenteacute dans le cercle de

lrsquoœuvre historique et savante consacreacutee agrave lrsquoeacutevegravenement de la premiegravere Reacuteforme protestante16

Contentons nous de rappeler ici que lrsquoanneacutee 1520 est pour Luther lrsquooccasion drsquoune

production litteacuteraire intense qui reacutepond en partie aux mobiles circonstanciels drsquoune dispute

contre les theacuteologiens laquo romains raquo mais qui atteste aussi de lrsquointention drsquoune certaine

formalisation de la doctrine notamment sur les sujets de la justification par la foi sur le projet

de la reacuteforme des eacutetudes et sur la theacuteorie des sacrements De 1520 lrsquohistoriographie15 Selon toute vraisemblance la reacutedaction des Loci a eacuteteacute acheveacutee degraves avril 1521 soit avant mecircme lrsquo laquo eacutepisode raquo de Worms (Voir Greschat op cit p 29)16 La litteacuterature biographique sur Luther est innumeacuterable Pour ce qui est drsquoune simple remise en contextelaquo eacutevegravenementielle raquo et dans lrsquooptique de notre propos on peut srsquoen tenir par exemple en franccedilais agrave lrsquoouvrage deMarc Lienhard Martin Luther un temps une vie un message Paris Labor et fides 1991

22

lutheacuterienne a souvent retenu les trois laquo grands eacutecrits reacuteformateurs raquo ndash De la liberteacute du

chreacutetien Discours agrave la noblesse chreacutetienne de la nation allemande et le Preacutelude sur la

captiviteacute babylonienne de lrsquoEglise ndash qui reprennent formellement ces trois lignes

programmatiques dans des styles discursifs divers et dans le double usage des langues latine

et allemande Mais cette anneacutee de 1520 a aussi vu la parution drsquoun ensemble drsquoautres œuvres

doctrinales centrales comme le Sermon sur les bonnes œuvres (doctrine des commandements)

et le Sermon sur la nouveau testament (doctrine de la messe) explicitement mentionneacutees dans

le corps du texte des Loci17

Il nrsquoest guegravere utile de revenir par ailleurs en deacutetail sur les eacutetapes et les

conseacutequences du processus de lrsquoexcommunication de Luther en 1521 Cette excommunication

est deacutejagrave signifieacutee au reacuteformateur allemand le 3 janvier 1521 par la bulle papale Decet

romanum pontificem Le prince-eacutelecteur Freacutedeacuteric III acquis agrave la cause lutheacuterienne obtient de

lrsquoempereur Charles Quint que Luther soit jugeacute en marge de la diegravete de Worms et apregraves une

dispute laquo eacutequitable raquo avec les leacutegats de lrsquoEglise romaine La diegravete reconnaicirct agrave nouveau

comme heacutereacutetique un ensemble de thegraveses tireacutees des productions litteacuteraires lutheacuteriennes et le

reacuteformateur se voit donc sommeacute de reacutetracter sa doctrine le 17 avril 1521 Le refus de cette

reacutetractation entraicircne la mise au ban de lrsquoempire deacutefinitivement et officiellement promulgueacutee

par Charles Quint le 26 mai 1521 agrave lrsquooccasion de lrsquoEdit de Worms Avant cela Luther avait

deacutejagrave eacuteteacute extrait de la ville par le prince-eacutelecteur de Saxe dans la nuit du 4 mai 1521 et mis en

seacutecuriteacute au chacircteau de la Wartburg agrave Eisenach En lrsquoabsence du maicirctre ndash qui continue toutefois

drsquoassumer agrave distance une certaine fonction dirigeante vis-agrave-vis du volet poleacutemique de

lrsquoactiviteacute theacuteologique ndash crsquoest Melanchthon et Carlstadt notamment qui deviennent les figures

centrales de lrsquoenseignement wittenbergeois et qui se chargent drsquoorganiser le relais de la

doctrine dans lrsquoEmpire et sa deacutefense dans un contexte de controverses

sect3 Melanchthon et Luther

Nous reviendrons plus avant dans les preacutemisses de chacun des chapitres qui

composent cette eacutetude sur les circonstances deacutetailleacutees de la publication des quelques œuvres

meacutelanchthoniennes qui nous inteacuteresseront plus particuliegraverement pour lrsquoapproche analytique de

ses Loci communes De maniegravere geacuteneacuterale nous tacirccherons de nous assigner autant que

possible au seul horizon temporel de la fin de lrsquoanneacutee 1521 et de ne recourir qursquoaux

17 Ces deux traiteacutes lutheacuteriens sont notamment mentionneacutes par Melanchthon dans le locus de la diffeacuterence delrsquoancien et du nouveau Testament et plus tard dans la discussion sur la messe

23

mentions drsquoeacutecrits wittenbergeois contemporains ou immeacutediatement anteacuterieurs pour eacuteclairer le

jeu des correacutelations theacuteoriques qui situe et enclos la doctrine theacuteologique des Lieux communs

Cette assignation nous permettra conformeacutement aux deacutecisions meacutethodologiques que nous

avons esquisseacutees dans les consideacuterations preacuteliminaires de ne restituer le fil des influences

externes et des eacutevolutions immanentes de la penseacutee de Melanchthon qursquoagrave partir de lrsquoeacutevidence

drsquoune seacuterie de convergences ou de coiumlncidences doctrinales La deacutecoupe et lrsquoextraction

synchronique drsquoun instantaneacute textuel dans lrsquohistoire de la maturation et des reacutevolutions de la

doctrina sacra doit ainsi nous permettre de deacutegager les ressorts et lrsquooriginaliteacute du programme

theacuteologique wittenbergeois en eacutetendant tout agrave la fois notre recherche au-delagrave de son site

textuel theacuteologique mais sans non plus preacutesumer drsquouniteacutes discursives probleacutematiques ou de

liens arbitraires de synthegravese historique Le caractegravere syntopique qui viendra souvent se

surajouter agrave cette premiegravere exigence synchronique ndash et qui eacutenonce lrsquointention drsquoune reacuteduction

du champ drsquoinvestigation dans la clocircture drsquoun lieu unique lrsquouniversiteacute de Wittenberg ndash doit

encore renforcer la leacutegitimiteacute des correacutelations doctrinales que nous deacutecouvrirons par la suite

Crsquoest lrsquoexercice et lrsquoapplication aussi stricts que possible de cet impeacuteratif de meacutethode qui nous

permettra finalement de situer aussi et au-delagrave mecircme de toute interpreacutetation strictement

laquo positive raquo les coordonneacutees eacutepisteacutemologiques de la doctrine du manuel de 1521 dans le jeu

total de ses relations avec lrsquoars disserendi meacutelanchthonien avec lrsquohumanisme drsquoErasme et

drsquoAgricola mais surtout dans son rapport agrave la doctrine de Luther lui-mecircme

La question de la porteacutee et des limites du laquo lutheacuteranisme raquo de Melanchthon en 1521

a eacuteteacute vivement deacutebattue en Allemagne depuis les deacutebuts du dernier siegravecle et les progregraves de

lrsquoeacutedition du corpus des textes des reacuteformateurs18 Cette question de lrsquoincidence de Luther sur

lrsquoauteur des Lieux est doublement compliqueacutee par la coiumlncidence laquo geacuteographique raquo et

universitaire des deux penseurs et donc par le fait que rien ne permette drsquoattester ou mecircme de

preacutesumer que la constitution de la doctrine lutheacuterienne ndash telle qursquoelle se laisse formuler par

exemple agrave partir de ses productions de 1520 ndash soit elle-mecircme parfaitement pure et

indeacutependante drsquoune rencontre avec le travail de Philippe Melanchthon Quelle que soit la

datation que lrsquoon puisse proposer pour la laquo deacutecouverte reacuteformatrice19 raquo et la laquo premiegravere

formulation finaliseacutee raquo de la doctrine de Luther ndash et la question du lutheacuteranisme des Loci est

souvent tributaire drsquoune deacutecision sur cette datation ndash il demeure certain que Melanchthon

eacutetait deacutejagrave un enseignant respecteacute et influent agrave Wittenberg au moment de la reacutedaction des

18 Voir note 1019 En franccedilais on pourra se reporter agrave lrsquoouvrage de Marc Lienhard (ibid) qui fait un tour de la question de sesprotagonistes et de ses enjeux dans son dix-neuviegraveme chapitre laquo Une question controverseacutee raquo p 384 Nousaurons agrave y revenir plus en deacutetail par la suite

24

principaux eacutecrits doctrinaux lutheacuteriens Ce qui se donne agrave nous comme la doctrine

lutheacuterienne ndash et ce titre mecircme est encore probleacutematique ndash nrsquoest donc de toute faccedilon jamais

quelque chose qui puisse ecirctre consideacutereacute comme ayant eacuteteacute reccedilu de lrsquoexteacuterieur et comme apregraves

coup par Philippe Melanchthon A la constitution et agrave la formalisation de cette premiegravere

doctrine notre auteur a au moins assisteacute sinon mecircme contribueacute et participeacute pleinement

La question plus geacuteneacuterale du rapport de Melanchthon au maicirctre lutheacuterien ndash au-delagrave

donc du cas des seuls Loci ndash a motiveacute notamment en Allemagne la constitution drsquoune

litteacuterature secondaire remarquablement foisonnante20 Dans son article laquo Fuumlnfzehn Jahre

Melanchthonforschung raquo21 Peter Fraenkel ordonnait les diffeacuterents traitements et eacutetudes de la

question de cette relation des deux reacuteformateurs sous lrsquoopposition matricielle des thegraveses

anciennes de Karl Holl et de Werner Elert Pour Holl22 Melanchthon serait degraves le deacutepart mais

surtout agrave partir de la Confession drsquoAugsbourg agrave lrsquoorigine drsquoune profonde inflexion de la

doctrine theacuteologique de Luther ndash inflexion conccedilue il faut le dire dans le sens presque

univoque drsquoune trahison ou drsquoune corruption dogmatique A lrsquoinverse Elert23 a pu voir entre

lrsquoœuvre de Luther et ses reacuteameacutenagements melanchthoniens posteacuterieurs ndash et mecircme jusque dans

les derniegraveres versions des Lieux communs agrave la fin des anneacutees 1550 ndash une eacutevidente continuiteacute

et la marque drsquoune convergence doctrinale presque toujours reacuteiteacutereacutee

Sperl Neuser ou Pfister24 se sont rangeacutes du cocircteacute de la thegravese de Holl lagrave ougrave les travaux

de Ernest Bizer semblaient au contraire offrir agrave la theacuteorie drsquoElert lrsquooccasion drsquoune

confirmation Franz Hildebrandt souligna encore dans le prolongement de la thegravese initiale de

Holl cinq domaines theacutematiques dans lesquels Melanchthon aurait opeacutereacute de tregraves seacuterieux

ajustements par rapport agrave la theacuteologie lutheacuterienne initiale la tradition la raison la Loi le

rocircle de lrsquoEtat et lrsquoopposition agrave lrsquoEglise catholique Cette eacutetude de Hildebrandt eacutetait elle-mecircme

20 Toute la discussion qui suit et de maniegravere plus geacuteneacuterale notre traitement de la question des rapports deMelanchthon et de Luther se reacutefegraverent essentiellement au sixiegraveme chapitre de lrsquoouvrage de T J Wengert (opcitchap6 laquo Luther and Melanchthon on the Gospel of John raquo p 143 et suivantes)21 in Bibliothegraveque dHumanisme et Renaissance T22 Ndeg3 1960 (p 582-623)22 Karl Holl bdquoDie Rechtfertigungslehre in Luthers Vorlesung uumlber den Roumlmerbrief mit besonderer Ruumlcksicht aufdie Frage der Heilsgewissheitldquo in Gesammelte Aufsaumltze zur Kirchengeschichte vol1 Luther Tuumlbingen MohrSiebeck 1932 p 128 et suivantes Pour Holl crsquoest drsquoabord au sujet de la doctrine de la justification queMelanchthon se serait rendu coupable tregraves tocirct et peut-ecirctre mecircme des ses premiers Loci communes drsquounetrahison doctrinale et drsquoune quasi reacutegression agrave la laquo scolastique raquo Les disciples de Holl se sont souvent aussiconcentreacutes sur lrsquoaccusation du locus de la loi naturelle que nous aurons agrave rencontreacute au cours de notre eacutetude23 Werner Elert bdquoHumanitaumlt und Kirche Zum 450 Geburtstag Melanchthonsldquo in Zwischen Gnade und UngnadeMuumlnchen Evangelischer Presseverband fuumlr Bayern 1948 p 96 et suivantes24 Neuser Der Ansatz der Theologie Philipp Melanchthons Neukirchen Verlag des Erziehungsvereins 1957 Sperl Melanchthon zwischen Humanismus und Reformation Munich C Kaiser 1959 Pfister Die Entwicklungder Theologie Melanchthons unter dem Einfluss der Auseinandersetzung mit Schwarmgeistern undWidertaumlufern Freiburg Deutsche Pax-Christi-Bewegung 1968

25

encore meneacutee dans une intention apologeacutetique explicite il srsquoagissait de deacutefendre la pureteacute de

la theacuteologie de Luther contre les constructions allogegravenes de lrsquo laquo humaniste Melanchthon25 raquo

Plus reacutecemment Alfons Bruumlls et Martin Greschat26 ont renouveleacute la perspective

probleacutematique sur la question en reconduisant le deacutebat drsquoun point de vue initialement centreacute

sur la recherche des points de convergences et drsquooppositions doctrinales agrave la question du

mode de collaboration entre les deux reacuteformateurs Ainsi lrsquoeacutevolution des rapports entre

Luther et Melanchthon serait moins agrave comprendre comme le procegraves drsquoune lente deacutechirure

theacuteologique que comme la signature de la transition progressive du statut mecircme de Philippe

Melanchthon agrave Wittenberg de celui drsquoeacutelegraveve et disciple agrave celui drsquo laquo eacutegal raquo de Luther De

maniegravere geacuteneacuterale la recherche contemporaine semble srsquoattacher deacutesormais agrave rejeter toute

interpreacutetation trop continuiste de la relation des deux reacuteformateurs et agrave marquer plutocirct les

eacutetapes et les mobiles de ce qui apparaicirct finalement comme un deacutechirement doctrinal

progressif

La plupart de ces thegraveses nrsquointeacuteressent le cas speacutecifique des premiers Lieux communs

que de maniegravere assez lointaine A lrsquoheure de la reacutedaction et de la publication du manuel

theacuteologique en 1521 Melanchthon adhegravere sans restrictions aux grands principes de la doctrine

lutheacuterienne mais aussi comme nous le verrons agrave ses ramifications theacutematiques et agrave ses

impeacuteratifs meacutethodiques les plus fins Les quelques innovations doctrinales que disseacutemine ccedila et

lagrave la conceptualiteacute propre de lrsquoouvrage ndash et notamment le lieu de la loi naturelle27 ndash ne

srsquooriginent pour nous que des carences et des vides notionnels du discours lutheacuterien Ces

innovations par ailleurs peu nombreuses nrsquoobeacuteissent par lagrave qursquoau mobile geacuteneacuteral drsquoune

systeacutematisation En ce sens et srsquoil nous est permis drsquoanticiper quelque peu les reacutesultats des

eacutetudes posteacuterieures pour clore provisoirement cette question inaugurale les Lieux nous

apparaicirctront bien comme une formalisation dogmatique fidegravele du lutheacuteranisme

En cela nous rattacherons encore directement nos conclusions agrave celles des travaux

drsquoErnst Bizer auteur notamment drsquoune eacutetude sur le jeune Melanchthon (1519-1524) parue en

1964 sous le titre Theologie der Verheissung Ernst Bizer consacre une cinquantaine de pages

de son ouvrage agrave une eacutetude serreacutee des Loci communes de 1521 ndash peut-ecirctre encore aujourdrsquohui

lrsquoeacutetude la plus preacutecieuse agrave ce sujet ndash mais srsquoattache aussi agrave un commentaire presque litteacuteral

des travaux exeacutegeacutetiques posteacuterieurs ou contemporains et notamment les Annotationes in

25 Franz Hildebrandt Melanchthon Alien or Ally Cambridge University Press 194626 Voir Alfons Bruumllls Die Entwicklung der Gotteslehre beim jungen Melanchthon 1518-1535 Bielefeld Luther-Verlag 1975 et Martin Greschat Melanchthon neben Luther Studien zur Gestalt der Rechtfertigungslehrezwischen 1528 und 1537 Witten Luther-Verlag 196527 Qui constitue dans le cœur du locus de lege lrsquoinnovation notionnelle principale des Loci communes et surlaquelle nous reviendrons en deacutetail dans notre cinquiegraveme chapitre

26

Matthauem et les Annotationes in Iohannem de 1522 A lrsquoissue de cette derniegravere eacutetude Bizer

pourra conclure sur la question des rapports de Melanchthon et de Luther

laquo Le reacutesultat de notre investigation me semble clairement univoque Dans tous les thegravemesque nous avons abordeacute agrave lrsquooccasion de notre eacutetude Melanchthon srsquoaccorde avec LutherNotre commentaire de Jean nrsquoexhibe autant que je peux lrsquoaffirmer aucune diffeacuterencesubstantielle28 raquo

Le simple eacutenonceacute drsquoune stricte fideacuteliteacute doctrinale des premiers Loci communes aux

thegraveses theacuteologiques de Luther ndash que nous ne formulons ici qursquoagrave des fins probleacutematiques et

introductives provisoires ndash nrsquoest en lui-mecircme qursquoune affirmation encore tout agrave fait creuse

Drsquoune part cet eacutenonceacute ne dit rien du fond theacuteorique ou du principe intentionnel de la

communauteacute des deux reacuteformateurs drsquoautre part ndash et peut-ecirctre plus gravement ndash il ne justifie

pas non plus lrsquointeacuterecirct drsquoune eacutetude des Loci communes et en ruine mecircme le sens profond en

rendant la reacutedaction du traiteacute exteacuterieure et eacutetrangegravere au procegraves historique de la constitution

commune de la theacuteologie formaliseacutee wittenbergeoise Ce qursquoil srsquoagira pour nous de

comprendre crsquoest drsquoabord le sens preacutecis de cette fideacuteliteacute meacutelanchthonienne en 1521 et

notamment ses points drsquoamarrages explicites dans la production litteacuteraire lutheacuterienne

contemporaine

Au-delagrave de lrsquoeacutevidence drsquoune reprise des labels geacuteneacuteraux ndash et vides en tant que tels ndash

de la justification par la foi du principe de la sola scriptura du sacerdoce universel de la

neacutegation du libre arbitre29 ou de la centraliteacute doctrinale de lrsquoopposition de la Loi et de

lrsquoEvangile il nous faudra encore tacirccher de restituer le jeu de la hieacuterarchisation des prioriteacutes

dogmatiques des variations de regard des mises en exergue theacutematiques des releacutegations en

arriegravere plan etc Sous quels principes matriciels et sous quel scheacutema de distribution discursive

srsquoordonne dans lrsquoeacuteconomie des Lieux communs la formalisation des thegravemes et des diffeacuterents

moments dogmatiques de la doctrine de Luther A quels concepts ou agrave quels reacuteseaux de

notions Melanchthon entend-il precircter une valeur de preacutemisse une porteacutee fondationnelle ou

laquo axiomatique raquo Quelles thegraveses theacuteologiques apparaissent au contraire comme des

conseacutequences deacuteriveacutees des secondariteacutes logiquement heacuteteacuteronomes Ces quelques questions

excegravedent tregraves largement la seule extension du problegraveme des convergences doctrinales Ou

plutocirct elles entendent porter le problegraveme de cette convergence sur le terrain de la meacutethode de

28 Opcit p 28629 Il faut bien avouer toutefois qursquoen 1521 lrsquoaccusation meacutelanchthonienne du libre arbitre est sans doute plusviolente et plus systeacutematique que tout ce que Luther a pu dire aussi agrave ce sujet Rappelons que le De servoarbitrio ndash qui constitue eacutevidemment le lieu textuel de lrsquoaccusation lutheacuterienne du dogme du libre-arbitre ndash neparaicirct qursquoen 1525

27

la structure et de la forme discursive A lrsquoissue de cette eacutetude nous espeacuterons pouvoir montrer

que lrsquoarrimage des Loci dans le programme theacuteologique lutheacuterien ne se reacutesume pas agrave une

simple reacutepeacutetition ou agrave une stricte reacuteorganisation systeacutematique de la premiegravere doctrine du

reacuteformateur Ce que nous voudrions au contraire mettre en lumiegravere crsquoest que les modes

mecircmes de cette reacuteorganisation ses formes son style et le type de processualiteacute qui anime

lrsquoenchaicircnement de ses deacuteveloppement theacutematiques se laissent encore situer eux aussi dans la

ligneacutee directe drsquoun projet commun pour la reconstruction de la doctrina sacra

Lrsquoeacuteconomie discursive des Loci communes nous paraicirctra en ce sens ne justifier

aucunement lrsquoopposition ndash sous le scheacutema geacuteneacuteral drsquoune distinction du contenu et de la forme

ndash drsquoune intention dogmatique fidegravele agrave Luther et drsquoune originaliteacute structurelle et meacutethodique

qui attesterait de lrsquoautonomie theacuteorique drsquoun programme speacutecifiquement meacutelanchthonien Si

le manuel de 1521 est profondeacutement lutheacuterien dans son aspect strictement dogmatique il lrsquoest

agrave notre sens bien plus encore dans son style discursif et dans ses impeacuteratifs de meacutethode Crsquoest

donc par delagrave la surface theacutematique du jeu des lieux de la Loi de lrsquoEvangile du peacutecheacute de la

foi de la justification ou des signes (ou sacrements) vers une attention agrave lrsquoinfrastructure

textuelle et au sens de la formalisation du discours theacuteologique que nous devrons conduire

notre investigation Crsquoest agrave mecircme le deacutebrouillement des jeux de coordinations topiques de

cette eacutechelle infrastructurelle et ndash en apparence ndash formelle de lrsquoouvrage qursquoapparaicirctra avec

une nouvelle clarteacute ce qui srsquoavouera encore comme les grands principes du programme

theacuteologique commun de lrsquouniversiteacute de Wittenberg la dispense theacuteologique de

lrsquoanthropologie la mise en exergue doctrinale de lrsquoaccusation des faux lieux de la

laquo sophistique raquo philosophico-scolastique la construction dichotomique et polariseacutee des lieux

le deacuteplacement successif des oppositions topiques et leurs ordonnancement sous le scheacutema lui

mdashmecircme mobile du partage de lrsquoexteacuterioriteacute et de lrsquointeacuterioriteacute lrsquoorganiciteacute du discours

theacuteologique et sa reacuteduction abreacuteviative agrave la question des beacuteneacutefices du Christ le principe de

lrsquoauto-exeacutegegravese de lrsquoEcriture et la critique de lrsquoalleacutegorie la construction temporelle de la

doctrine et sa structuration sous la dichotomie geacuteneacuterale des cateacutegories de lrsquoancien et du

nouveau etc

sect4 Les Loci communes bref parcours de lrsquoeacutepicirctre deacutedicatoire

Tacircchons de ne pas anticiper plus encore les deacuteveloppements analytiques et

interpreacutetatifs de la chair de notre manuel La construction de la probleacutematique du preacutesent

28

travail pourrait srsquoarrecircter agrave vrai dire agrave la seule mention de son titre complet Loci communes

rerum theologicarum seu hypothyposes theologicae Dans ce titre tous les termes offrent au

commentateur contemporain lrsquooccasion et le point de deacutepart drsquoune investigation Quel sens

meacutethodologique doit-on precircter agrave ces dits laquo lieux communs raquo Selon quelle acception ces lieux

peuvent-ils ecirctre dits laquo theacuteologiques raquo Que signifie lrsquoeacutequivalence (laquo seu raquo) eacutenonceacutee entre loci

communes et hypotyposes La bregraveve eacutepicirctre deacutedicatoire adresseacutee agrave Tilleman Plettener preacutecise

quelque peu lrsquoorientation formelle et la fonction peacutedagogique du manuel de 1521 Crsquoest agrave

partir drsquoune premiegravere lecture de cette adresse que nous formulerons les quelques questions qui

constitueront les fils conducteurs constants de notre eacutetude

Remarquons drsquoabord que cette eacutepicirctre ne renferme aucune reacutefeacuterence directe aux

circonstances du schisme lutheacuterien ni aucune mise en contexte ou en situation de lrsquoouvrage

dans le cercle des causes laquo disputatoires raquo et laquo strateacutegiques raquo qui pourraient accompagner en

geacuteneacuteral lrsquointention reacuteformatrice Si comme nous le verrons Melanchthon tendra constamment

agrave affilier dans ses œuvres rheacutetoriques le souci de la formalisation dogmatique agrave un inteacuterecirct

homileacutetique direct le problegraveme de la diffusion de la Parole et de la preacutedication pastorale est

au contraire et en apparence du moins tout agrave fait absent des premiers Loci Le nom mecircme de

laquo Luther raquo et lrsquoadheacutesion doctrinale de la somme des Lieux aux principes de sa theacuteologie ne

sont jamais expresseacutement mentionneacutes dans lrsquoensemble des consideacuterations introductives Crsquoest

drsquoabord agrave un programme strictement didactique que Melanchthon semble indexer sa

compilation topique Immeacutediatement apregraves ses formules de deacutedicace notre reacuteformateur

eacutenonce ainsi lrsquoorientation formelle du manuel sous les auspices du contexte strictement

universitaire et laquo professoral raquo de sa reacutedaction

laquo Lrsquoanneacutee derniegravere alors que jrsquoeacutetais en train de preacuteparer une explication de lrsquoeacutepicirctre auxRomains de Paul nous avons meacutethodiquement ordonnanceacute ses diffeacuterents contenus sous lesplus communs des lieux theacuteologiques Cette eacutetude [lucubratiuncula] reacutepondait au seul butdrsquoindiquer grossiegraverement aux eacutetudiants agrave qui je professais un enseignement priveacute lesprincipaux arguments des discussions [disputationis] de Paul Mais cette eacutetude a eacuteteacute renduepublique par quelqursquoun dont jrsquoignore lrsquoidentiteacute Qui que soit lrsquoauteur de cette publication jedois dire qursquoil a fait preuve de plus de zegravele que de bon sens Jrsquoai en effet composeacute cette eacutetudede telle sorte qursquoil soit difficile de comprendre preacuteciseacutement son sens indeacutependamment drsquounereacutefeacuterence constante agrave lrsquoeacutepicirctre de Paul Maintenant que je ne peux plus retirer ce livre qui aeacuteteacute rendu public jrsquoai cru qursquoil eacutetait preacutefeacuterable de le revoir et de le retravailler puisque laplupart de ses deacuteveloppements requiegraverent des arguments plus preacutecis et neacutecessitent unereacutevision pousseacutee30 raquo

30 laquo Anno superiore Paulinam epistolam quae Romanis inscripta est enarraturi communissimos rerumtheologicarum locos adeoque illius epistolae farraginem seu methodica ratione digessimus Quaelucubratiuncula cum in hoc tantum esset parata ut Paulinae disputationis argumentum kai elegkon quam

29

Ce qui nous est connu aujourdrsquohui comme la premiegravere formalisation de la

dogmatique lutheacuterienne srsquoeacutenonce donc drsquoabord dans les termes drsquoune simple reacuteorganisation

topique ou drsquoun laquo reacutearrangement meacutethodique raquo de la doctrine paulinienne de lrsquoeacutepicirctre aux

Romains Le texte reacutepegravete et retriple mecircme le caractegravere laquo meacutethodique raquo et laquo ordonneacute raquo du

projet de cette topologie sous la formule quasi-redondante laquohellipmethodica ratione

digessimus raquo Melanchthon rappelle par suite les conditions de la publication drsquoune toute

premiegravere version de lrsquoouvrage et son intention premiegravere en marquant drsquoabord la stricte

vocation peacutedagogique du texte publieacute agrave son insu Le fait que le reacuteformateur nrsquoavait pas

construit le plan de son travail peacutedagogique en vue drsquoune publication ulteacuterieure explique

encore les carences et lrsquoinsuffisance argumentatives de la premiegravere version ndash qui nous est

connu sous le titre Rerum theologicarum capita seu loci publieacute agrave Wittenberg en 1520 Cette

version en effet nrsquoeacutetait pas au deacutepart preacutevue pour ecirctre lue en dehors du cadre strictement

exeacutegeacutetique drsquoune explication didactique de lrsquoeacutepicirctre aux Romains Le caractegravere public eacutetant

deacutejagrave effectif Melanchthon se voit donc contraint de srsquoatteler agrave certaines reacutevisions preacutecisions

et reformulations pour que les Loci ndash dont la premiegravere version officielle est publieacutee environ un

an apregraves le texte illeacutegitime ndash soient adapteacutes au lectorat subi et agrave un contexte agrave la fois extra-

universitaire et extra-exeacutegeacutetique Crsquoest donc dans le sens drsquoune autonomisation discursive que

Melanchthon retravaille drsquoabord le mateacuteriau de son cours de 1520 Crsquoest cette autonomie

acquise qui finit par confeacuterer au texte de 1521 une allure de dogmatique systeacutematiseacutee

Toutefois cette autonomie discursive ne doit pas pour autant se concevoir hors de toute

reacutefeacuterence au canon biblique Crsquoest encore agrave lrsquoassignation drsquoune aide-lecture ou drsquoun simple

index de lrsquoEcriture que Melanchthon restreint par la suite la porteacutee de ses Loci communes

laquo Je preacutesente ici les principaux lieux de la doctrine chreacutetienne pour que les jeunes eacutetudiantspuissent connaicirctre ce qursquoils doivent en tout premier lieu chercher dans lrsquoEcriture et pourqursquoils puissent reacutealiser combien sont corrompues toutes les hallucinations theacuteologiques de

ceux qui nous ont exposeacute les sophismes drsquoAristote plutocirct que lrsquoenseignement du Christ Nous traitons en veacuteriteacute de tout tregraves briegravevement parce que [le manuel] srsquoacquitte bien plutocirctdrsquoun rocircle drsquoindex que de celui de commentaire Crsquoest ainsi que nous eacutetablissons simplementici une nomenclature des lieux au moyen desquels le parcours [des lecteurs et interpregravetes]dans lrsquoEcriture Sainte doit ecirctre dirigeacute Nous preacutesentons donc seulement en quelques mots ceen quoi se tient la somme de la doctrine chreacutetienne Je ne fais pas cela pour eacuteloigner les

pinguissime iis indicaret quos privatim docebamus tamen nescio a quibus evulgari coepit quorum mihiquicunque tandem publicaverunt studium magis quam iudicium probatur nempe quod ita scripsissem ut sinePauli epistola non satis intelligi posset quid in toto opere secutus essem Nunc quia mihi non est in manulibellum propemodum publici iuris factum premere visum est recognoscere ac sub incudem revocareDesiderabant enim pleraque accuratiorem disputationem pleraque etiam limam raquo Melanchhton Loci communes1521 Lateinisch-Deutsch (Poumlhlmann) opcit p 12 W[1-3]

30

eacutetudiants de lrsquoEcriture par des disputes obscures et embarrasseacutees mais plutocirct pour lesreconduire autant que possible agrave celle-ci De maniegravere geacuteneacuterale je ne suis pas favorable auxcommentaires et pas seulement agrave ceux des anciens Loin de moi [donc] lrsquoideacutee drsquoeacuteloigner quique ce soit du canon de lrsquoEcriture avec un eacutecrit trop long31 raquo

Cette citation qui constitue le plus bref exposeacute du programme formel des Lieux

communs doit nous permettre de reconduire notre question initiale - sous quelle meacutethode et

sous quelle forme discursive Melanchthon entend-il reconstruire la somme theacuteologique ndash agrave

une seacuterie de problegravemes qui constitueront les premiers fils directeurs de notre enquecircte

i) Qursquoest ce qursquoun lieu commun theacuteologique Cest-agrave-dire drsquoune part qursquoest ce

qursquoun lieu commun Et drsquoautre part en quel sens peut-il ecirctre dit laquo theacuteologique raquo

ii) De quels preacutesupposeacutes de quelle doctrine ou de quelle source Melanchthon tire-t-

il la liste de ces lieux Sont-il deacuteriveacutes de lrsquoEcriture elle-mecircme ndash et alors selon quelle meacutethode

et selon quelle neacutecessiteacute Sont-ils repris drsquoune tradition ou drsquoune autoriteacute extra-scripturaire

Ou sont-ils encore tireacutes de quelque chose de tel qursquoun a priori theacuteologique ndash voire mecircme

deacuteduits suivant la meacutethode drsquoune rationaliteacute laquo commune raquo

iii) Quelle est la nature formelle preacutecise de ce qui se laisse deacutecrire ici comme une

laquo somme de la doctrine chreacutetienne raquo Sagit-il dune œuvre strictement exeacutegeacutetique ndash dune

interpreacutetation de lEcriture Ou sagit-il dune reconstruction doctrinale dun nouveau systegraveme

theacuteologique ndash une dogmatique

iv) Enfin quest-ce qui leacutegitime un tel laquo reacutearrangement meacutethodique raquo un tel

agencement sous des lieux theacuteologiques communs de la doctrine chreacutetienne Quelle en est la

meacutethode Quelles sont notamment les significations preacutecises de ces titres drsquo laquo index raquo de

31 laquo Porro quod ad argumenti summam attinet indicatur hic christianae disciplinae praecipui loci ut intelligatiuventus et quae sint in scripturis potissimum requirenda et quam foede hallucinati sint ubique in re theologicaqui nobis pro Christi doctrina Aristotelicas argutias prodibere Parce vero ac breviter omnia tractamus quodindicis magis quam comentarii vice fungimur dum nomenclaturam tantum facimus locorum ad quos velutidivertendum est erranti per divina volumina dum paucis tantum verbis monemus et quibus summa christianaedoctrinae pendeat Non hoc ago ut ad obscuras aliquas et impeditas disputationes a scripturis avocem studiosossed ut si quos queam ad scripturas invitem Nam in universum no admodum aequus sum commentariis neveterum quedem tatum abest ut ullo meo longiore scripto velim quenquam a canonicae scripturae studioretrahereraquo Melanchhton op cit p 14 W[4-6] Nous nrsquoajoutons des majuscules agrave lrsquo laquo Ecriture raquo que pour eacutevitertoute ambiguiumlteacute De maniegravere geacuteneacuterale nous nrsquoajouterons aucune majuscule sauf lorsque leur usage estabsolument canonique dans notre langue comme dans le cas des noms propres ou du terme laquo Dieu raquo parexemple En particulier nous nrsquoajouterons pas de majuscules aux expressions de la laquo Loi raquo ou de lrsquo laquo Evangile raquo

31

laquo nomenclature raquo Quel est encore le sens de lrsquoopposition que ces titres semblent construire

vis-agrave-vis du genre du commentaire

La premiegravere seacuterie de questions (i) fait eacutecho agrave lrsquoapparence de contradiction que

renferme lrsquoexpression mecircme de laquo lieu commun theacuteologique raquo Nous savons que sous ce titre

des laquo loci communes raquo la tradition latine antique mais aussi lrsquohumanisme contemporain

drsquoAgricola ou drsquoErasme entendaient drsquoabord deacutesigner le concept aristoteacutelicien des laquo kοινοί

τόποι raquo dont la description des modes speacutecifiques constitue preacuteciseacutement le cœur des Topiques

de lrsquoOrganon Ce concept transversal agrave lrsquooeuvre rheacutetorique et agrave la dialectique du philosophe

stagirite renvoie au deacutepart agrave lrsquoensemble des schegravemes formels de raisonnements constitueacutes agrave

partir des jeux de structures de la doctrine logique des preacutedicables32 A partir du fait de

lrsquoinclusion stricte du domaine des preacutedicats du genre dans celui des preacutedicats de lrsquoespegravece le

dialecticien ou lrsquoorateur pouvait ainsi construire des formes argumentatives comme celles qui

eacutenoncent que laquo tout ce qui est vrai du genre est vrai de lrsquoespegravece raquo ou que laquo tout ce qui est

faux de lrsquoespegravece est faux du genre raquo etc

Ces schegravemes de raisonnements eacutetaient voueacutes agrave ecirctre convoqueacutes pour lrsquoinvention des

arguments dans le champ des discussions publiques ou dans les disputes de la vie ordinaire

Par lagrave lrsquousage des lieux srsquoindexaient aussi agrave la sphegravere discursive des matiegraveres plausibles ou

probables et srsquoexceptait donc toujours du reacutegime de la neacutecessiteacute analytique de la science En

ce sens la dite laquo communauteacute raquo des lieux communs deacutesignait en fait au deacutepart la seule

extension universelle de leurs usages possibles Si le lieu commun est commun pour Aristote

crsquoest drsquoabord parce que le reacutegime discursif ndash rheacutetorique ou dialectique ndash qui deacutefinit la porteacutee

de son exercice traverse les clocirctures propres aux domaines reacutegionaux auxquels se voient

assigneacutees les diffeacuterentes sciences particuliegraveres Si les lieux communs sont communs crsquoest

parce que les arts rheacutetorique et dialectique dont ils constituent les instruments de meacutethode

portent pareillement laquo sur des matiegraveres qui eacutetant communes drsquoune certaine faccedilon agrave tout le

monde sont de la compeacutetence de tout un chacun et ne relegravevent drsquoaucune science deacutelimiteacutee33 raquo

Le lieu commun aristoteacutelicien est donc toujours et par essence heacuteteacuterogegravene agrave la logique propre

de la science

Mais comment peut-on faire degraves lors du lieu commun lrsquoinstrument de la

reconstruction drsquoune science particuliegravere ndash drsquoune science la theacuteologie indexeacutee semble-t-il agrave

une reacutegion de lrsquoecirctre deacutelimiteacutee et speacutecifique Quel rapport le concept meacutelanchthonien

32 Voir Aristote Topiques Paris VRIN 2004 livre II-VII p 61ndash309 et Aristote Rheacutetorique Paris GF 2007livre II chap 24-25 p 377ndash42033 Rheacutetorique premier chapitre premier livre op cit

32

entretient-il encore avec cette tradition de la rheacutetorique antique Cette premiegravere question

conduira notre eacutetude sur le chemin drsquoun long deacutetour par une explication textuelle de lrsquoœuvre

dialectique et rheacutetorique du reacuteformateur Nous verrons que si cette œuvre contemporaine et

mecircme souvent anteacuterieure aux Loci doit beaucoup agrave la tradition antique de la rheacutetorique latine

(notamment Ciceacuteron et Quintilien) ainsi qursquoaux travaux drsquoErasme crsquoest drsquoabord dans le De

inventione dialectica drsquoAgricola qursquoelle puise ses principaux ressorts conceptuels Notre

premier chapitre sera entiegraverement consacreacute agrave une eacutetude textuelle serreacutee de certains

deacuteveloppements du manuel de lrsquohumaniste hollandais sans lequel ne peuvent se comprendre

pleinement le sens de la meacutethodologie et de lrsquo laquo eacutepisteacutemologie raquo meacutelanchthonienne

sect5 Lrsquoimpeacuteratif drsquoabreacuteviation discursive

Crsquoest sous le problegraveme du sens de lrsquoimpeacuteratif geacuteneacuteral drsquoabreacuteviation discursive que se

laisse finalement reacuteduire agrave une certaine uniteacute le divers de nos questions preacuteceacutedentes Nous

verrons que la deacutecision meacutethodologique drsquoune reacuteorganisation topique de la doctrina sacra

srsquoaffilie lui-mecircme au mobile matriciel de ce programme abreacuteviatif Mais crsquoest encore agrave ce

mecircme mobile que srsquoordonnent aussi le choix pour la forme de lrsquo laquo index tabulaire raquo et de

la laquo nomenclature raquo et lrsquoaccusation du genre du commentaire Cet impeacuteratif drsquoabreacuteviation

nrsquoest pas propre aux Loci de Melanchthon ni mecircme aux productions litteacuteraires de la seule

theacuteologie de Wittenberg Dans la theacuteologie meacutedieacutevale lrsquoexigence de briegraveveteacute eacutetait souvent

eacutenonceacutee de maniegravere rituelle agrave lrsquoouverture des sommes theacuteologiques et agrave cocircteacute par exemple des

principes de clarteacute et drsquoexactitude Thomas ouvre ainsi sa grande Summa theologiae en

notant

laquo Nous avons observeacute en effet que dans lrsquoemploi des eacutecrits des diffeacuterents auteurs les novicesen cette matiegravere sont fort empecirccheacutes soit par la multiplication des questions inutiles des articleset des preuves soit parce que ce qursquoil leur convient drsquoapprendre nrsquoest pas traiteacute selon lrsquoordremecircme de la discipline mais selon que le requiert lrsquoexplication des livres ou lrsquooccasion desdisputes soit enfin que la reacutepeacutetition freacutequente des mecircmes choses engendre dans lrsquoesprit desauditeurs lassitude et confusion Deacutesirant eacuteviter ces inconveacutenients et drsquoautres semblables noustenterons confiants dans le pouvoir divin de preacutesenter la doctrine sacreacutee briegravevement etclairement autant que la matiegravere le permettra34 raquo

Lrsquooriginaliteacute de cet impeacuteratif de meacutethode dans le cas de la premiegravere theacuteologie

wittenbergeoise va finalement consister dans le fait que cette exigence de briegraveveteacute se verra

34 Thomas drsquoAquin Somme theacuteologique Paris Cerf 2011 Introduction 11

33

consideacutereacutee comme un principe formel de reacuteorganisation du discours theacuteologique absolument

nodal et contraignant Ce principe se laissera par ailleurs entendre en un sens rigoureusement

laquo quantitatif raquo et structurel et commandera ainsi la composition de manuels de sommes ou de

traiteacutes litteacuteralement et laquo numeacuteriquement raquo brefs courts et raccourcis ndash ce qui il faut bien le

dire nrsquoest pas franchement le cas de la Somme theacuteologique thomiste Cette exigence se

retrouve eacutenonceacutee telle quelle chez Luther dans le divers de ses productions litteacuteraires de

lrsquoanneacutee 1520 et par exemple dans le Sermon sur la messe35 dans son traiteacute de la Liberteacute du

chreacutetien ou encore dans son Preacutelude sur la captiviteacute babylonienne de lrsquoEglise36 Dans

lrsquoadresse au pape de la version latine du tractatus de libertate christianae Luther annonce

ainsi

laquo Un tout petit livre si lrsquoon considegravere le papier mais qui contient pourtant la somme entiegraverede la vie chreacutetienne si lrsquoon en comprend le sens37 raquo

Ce jeu de coiumlncidence eacutetrange entre le bref et lrsquointeacutegral ndash comme si la totaliteacute

doctrinale pouvait se resserrer dans une de ses contractions partitives les plus fines ndash semble

constituer la laquo trouvaille formelle raquo de la theacuteologie lutheacuterienne de lrsquoanneacutee 1520 Crsquoest donc

aussi en suivant le fil que parcourt le procegraves des formes et des ressorts discursifs de cette

abreacuteviation que nous devrons conduire notre cheminement vers la pleine intelligence du sens

wittenbergeois de la premiegravere laquo somme theacuteologique raquo reacuteformeacutee Mais agrave cette convergence

formelle du bref et de lrsquoessentiel Luther semble aussi faire porter une eacutepaisseur doctrinale

propre bien au-delagrave drsquoun simple impeacuteratif de meacutethode Crsquoest ainsi que dans le parcours

analytique de la Liberteacute du chreacutetien la laquo bregraveve somme raquo finira agrave partir du septiegraveme point

doctrinal et au deacutetour du commentaire du vingt deuxiegraveme verset drsquoEsaiumle 10 par srsquoidentifier

avec la laquo surabondance de la gracircce raquo contenue dans lrsquoefficience de la foi38 Cette intention de

faire converger le simple et le bref avec lrsquoessentiel dans un processus de condensation

laquo sumeacuteraire raquo (le reacutesumeacute la laquo mise en somme raquo) motivera aussi la recherche tabulaire drsquoun

ensemble de termes simples et de mots nus qui constitueront les plis les points drsquoaccroches et

les lieux de contraction de la doctrine

35 Martin Luther Ein Sermon von dem Neuen Testament das ist von der heiligen Messe WA 6 (349-378) voir enparticulier p 349ndash35036 Martin Luther De captivitate babylonica ecclesiae praeludium WA 6 (484 ndash 573) p 48437 Dans la deacutedicace de la version latine (Ein Sendbrief an den Papst Leo X WA 7 11 8-10) Voir agrave ce sujetlrsquointroduction de la traduction franccedilaise de Ph Buumlttgen au traiteacute parue chez Seuil Martin LUTHER De laliberteacute du chreacutetien Paris Seuil 1996 p 12

38 Voir ibid p 35

34

Dans ses traiteacutes et sermons sur les sacrements ndash une partie du traiteacute Des bonnes

œuvres le Sermon sur le nouveau testament et surtout le Preacutelude sur la captiviteacute

babylonienne de lrsquoEglise le Luther de 1520 reacuteitegraverera ainsi constamment une mecircme analyse

terminologique du mot-cleacute laquo testament raquo ndash qui renfermerait dans la clocircture de ses ressources

de sens lrsquoabreacutegeacute de la christologie elle-mecircme

laquo Ainsi ce petit mot laquo testament raquo est-il un reacutesumeacute de tous les prodiges et gracircces accomplisen Christ39 raquo

Cette reacuteduction de la doctrine agrave des termes simples inteacuteresse eacutevidemment le

problegraveme du sens formel de la topique meacutelanchthonienne Crsquoest aussi avec une seacuterie de

termes bruts que coiumlncideront finalement les laquo lieux communs de la doctrine chreacutetienne raquo Et

en ce sens drsquoabord nous verrons que la meacutethode topologique de la nouvelle theacuteologie se verra

elle-mecircme encore affilieacutee avec notre impeacuteratif drsquoabreacuteviation

sect6 La forme topique et la critique du commentaire

Crsquoest sur fond de la revendication de cette briegraveveteacute que se voit aussi constamment

accuseacute le genre discursif du commentaire Crsquoest agrave ce genre du commentaire que Melanchthon

oppose dans notre citation preacuteceacutedente le programme drsquoune reacuteorganisation topique et drsquoune

laquo mise en index raquo des enseignements de lrsquoeacutepicirctre paulinienne Le terme mecircme de

laquo commentaire raquo est dans lrsquoeacuteconomie des Loci tout agrave fait indeacutetermineacute dans son usage et dans

ses reacutefeacuterences possibles Il pourrait deacutesigner indiffeacuteremment ndash et deacutesigne sans doute de fait agrave

la fois ndash les œuvres exeacutegeacutetiques et les œuvres dogmatiques de la theacuteologie meacutedieacutevale

Lrsquoopposition de lrsquoexeacutegegravese et de la dogmatique srsquoordonne dans la theacuteologie de lrsquoEcole et

notamment agrave partir du XIIIegraveme siegravecle tardif agrave la distinction des genres theacuteologiques de la

lectio et de la disputatio40 La lectio (commentaire drsquoIsaiumle commentaire de la Genegravese

commentaire de Saint Matthieu etc) qui constituait le moment si lrsquoon peut dire

laquo disseacutecatoire raquo du canon biblique srsquoorganisait autour du scheacutema de la succession de la

divisio ndash deacutegagement de la structure du texte restitution des ses parties et des diffeacuterents

39 Martin Luther Ein Sermon von dem Neuen Testament das ist von der heiligen Messe WA 6 (349-378) Noussuivons ici sa traduction par M Weyer publieacutee dans les œuvres lutheacuteriennes de lrsquoeacutedition de la Pleacuteiade laquo Sermon sur le Nouveau Testament raquo in Martin LUTHER Œuvres Paris Gallimard 1999 p 68140 Au sujet du rapport entre exeacutegegravese et theacuteologie systeacutematique dans la science meacutedieacutevale on pourra se rapporter agravelrsquoouvrage de G Dahan Lrsquoexeacutegegravese chreacutetienne de la Bible en Occident meacutedieacuteval XIIe - XIVe siegravecle Paris Cerf1999

35

moments logiques de sa thegravese ndash de lrsquoexpositio ndash explicitation du contenu doctrinal ndash et de

lrsquoexplicatio ndash examen de sa signification en contexte Au moment exeacutegeacutetique de la lectio

reacutepondait le moment dogmatique de la disputatio qui eacutetait structurellement organiseacutee sous la

forme drsquoune succession de quaestiones theacuteologiques discuteacutees dialectiquement et preacutesenteacutees

sous la figure drsquoun jeu de thegraveses drsquoobjections et de reacuteponses

Crsquoest notamment dans le genre universitaire des commentaires sur les Sentences de

Pierre Lombard ndash qui constituait en fait la forme discursive de la validation des diffeacuterents

grades diplocircmants au sein de la faculteacute de theacuteologie ndash que la dogmatique srsquoeacutenonccedilait et

srsquoaffinait dans le monde de lrsquouniversiteacute meacutedieacutevale En ce sens lorsque Melanchthon accusera

le genre litteacuteraire du commentaire des Sentences crsquoest aussi ce que nous connaissons mieux

sous le label mecircme de la laquo somme theacuteologique raquo qui se trouve en fait directement viseacute Ce

titre nu de commentaire traverse donc pleinement lrsquoopposition du moment dogmatique et du

moment exeacutegeacutetique de la science de la doctrina sacra Lrsquoideacutee drsquoun clivage rigoureux de ces

deux moments de lrsquoactiviteacute savante en theacuteologie doit ecirctre par ailleurs soumis aussi dans

lrsquohorizon mecircme de la science meacutedieacutevale agrave un certain nombre de restrictions importantes

Cette opposition de la lectio et de la disputatio ne peut ecirctre saisie comme relevant par

exemple de la distinction drsquoune explication textuelle et drsquoune pratique speacuteculative

Speacuteculative41 au sens strict la lectio lrsquoeacutetait tout autant que la discussion dogmatique et que le

parcours compreacutehensif des questions disputeacutees Crsquoest au sein mecircme de cette lectio qursquoeacutetaient

censeacutees eacutemerger les questions et les probleacutematiques theacuteologiques dont la somme de la

doctrina sacra devait par suite apporter une reacutesolution argumenteacutee

Quelle signification Melanchthon entendait-il faire porter agrave sa critique du genre du

commentaire En quel sens peut-on dire que cette critique eacutepuise aussi sous un certain point

de vue lrsquointeacutegraliteacute de lrsquoaccusation de la science laquo scolastique raquo Ici encore crsquoest

lrsquointelligence du sens preacutecis de lrsquoimpeacuteratif de briegraveveteacute qui fournira en dernier recours une

reacuteponse deacutetailleacutee agrave ces questions initiales Lrsquoexigence drsquoabreacuteviation renvoie dans le cadre

strict de la condamnation du commentaire agrave lrsquointention drsquoun retour agrave la source scripturaire

Ainsi lrsquoopposition du programme meacutelanchthonien et du genre commentatif srsquoadosse-t-il dans

41 Le laquo speacuteculatif raquo deacutesigne drsquoabord lrsquoactiviteacute strictement theacuteoreacutetique et par la suite son laquo hyperbole raquomeacutetaphysique Pour Aristote la σοφία ndash cest-agrave-dire ce que nous avons pu preacuteciseacutement deacutesigner par la suite sousle titre de laquo meacutetaphysique raquo ndash est drsquoabord le modegravele de la connaissance suprecircme universelle deacutesinteacuteresseacuteecertaine fondeacutee etc Les objets de la meacutetaphysique ndash lrsquoecirctre et les premiers principes ndash sont deacuteduits pour ainsi direapregraves coup dans le livre A de lrsquoouvrage consacreacutee agrave cette science de la perfection gnoseacuteologique de la σοφία Ilsen sont les eacutechos et les projections En ce sens eacutevidemment le laquo speacuteculatif raquo nrsquoest jamais condamneacute ou accuseacutepar cette part de la science meacutedieacutevale qui srsquoest montreacutee fidegravele agrave lrsquoaristoteacutelisme Mais mecircme dans le camp dulutheacuteranisme nous nous meacutefierons toujours de cette preacutetendue laquo critique du speacuteculatif raquo dont la formulation noussemble souvent attester bien plus de la tradition existentialiste des commentateurs (ougrave Luther serait agrave Thomas ceque Kierkegaard est agrave Hegel) que de la lettre de la critique lutheacuterienne de la scolastique

36

notre citation de lrsquoadresse au conflit de deux attitudes savantes qui respectivement

laquo eacuteloigne raquo (laquo avocem raquo) de la Parole et lrsquolaquo obscurcit raquo (laquo helliput ad obscurashellip raquo) ou

inversement laquo reconduit raquo (laquo invitem raquo) les hommes agrave son lieu Crsquoest donc dans lrsquoeacutenonceacute de

la viseacutee agrave une fideacuteliteacute et agrave une intimiteacute textuelle ndash dont il faudra deacutemecircler les ressorts preacutecis ndash

que se laisse indiquer en premiegravere instance le sens de lrsquoaccusation du commentaire

laquo scolastique raquo Nous verrons que ce sens sera agrave rattacher agrave la thegravese geacuteneacuterale de lrsquoauto-exeacutegegravese

et de lrsquoauto-suffisance doctrinale de la Parole biblique sous laquelle se formule en fait ce que

nous pourrions qualifier comme le volet laquo meacutethodologique raquo et laquo hermeacuteneutique raquo du principe

de la sola scriptura42

Ce volet meacutethodologique de la sola scriptura ndash dont nous aurons agrave restituer les

articulations preacutecises avec le volet laquo eacutedifiant raquo qui se deacutecouvre sous lrsquoeacutenonceacute selon lequel

seule lrsquoEcriture sauve ndash constitue sans doute lrsquoaxiome natif de la meacutethodologie theacuteologique

des Lieux communs Crsquoest cette thegravese de la suffisance et de la pleine intelligibiliteacute

laquo hermeacuteneutique raquo de lrsquoEcriture qui motive encore elle-mecircme lrsquoapparence drsquoindistinction et

drsquoindiffeacuterence que revecirctent finalement les Lieux communs face agrave la distinction traditionnelle

de lrsquoexeacutegegravese et de la dogmatique en theacuteologie Si lrsquoEcriture srsquo laquo interpregravete elle-mecircme raquo

comme le proclamait deacutejagrave Luther dans ses cours sur lrsquoEpitre aux Romains en 151643 alors rien

ne justifie que la doctrine chreacutetienne puisse ecirctre discuteacutee ailleurs que dans une attention

exeacutegeacutetique au canon biblique Le titre mecircme de lrsquoindex tabulaire sous lequel Melanchthon

eacutenonce lrsquoabreacutegeacute de son programme de reconstruction de la somme theacuteologique exorcise

preacuteciseacutement la menace constante drsquoune theacuteologie meacuteta-scripturaire speacuteculative humaine et

finalement aussi hallucinatoire

Mais srsquoil avoue la premiegravere attestation de la volonteacute drsquoune reacuteforme de meacutethode le

terme drsquo laquo index raquo est encore aussi en lui-mecircme le nom drsquoun problegraveme Ce problegraveme crsquoest

celui de la source premiegravere de la distinction de la lettre et de lrsquoesprit dans lrsquointerpreacutetation de la

Bible ndash distinction de lrsquoessentiel et de lrsquoinessentiel dont la question des conditions exeacutegeacutetiques

traverse en un sens et en filigrane lrsquoensemble des productions doctrinales de la theacuteologie

wittenbergeoise Si lrsquo laquo index raquo deacutesigne le tableau des recensements des diffeacuterentes

42 Le principe de la sola scriptura qui ne sera veacuteritablement formaliseacute dans la dogmatique lutheacuterienne qursquoenreacuteaction au concile de Trente est eacutenonceacute sous diffeacuterentes formulations en bien des lieux du corpus lutheacuterienNous reviendrons sur ce point en deacutetail agrave lrsquooccasion des quatriegraveme cinquiegraveme et sixiegraveme chapitres de notretravail Notons seulement que le principe eacutenonceacute tel quel est en soi fonciegraverement eacutequivoque il peut deacutesigner agrave lafois un dogme soteacuteriologique ndash lrsquointelligence de la Bible comme condition neacutecessaire et suffisante du salut unprincipe historico-theacuteologique ndash le monopole biblique de la Reacuteveacutelation contre la thegravese de la Reacuteveacutelationcontinueacutee et un preacutecepte hermeacuteneutique ndash celui de lrsquoauto-exeacutegegravese43 Lrsquoeacutenonceacute plus formaliseacute selon lequel laquo Sacra scriptura sui interpretes raquo est quant agrave lui formuleacute en 1520 danslrsquoAssertio omnium articulorum M Lutheri per bullam Leonis X novissimam damnatorum (WA 7 97 20-32)Voir notre sixiegraveme chapitre pour lrsquoensemble de ces reacutefeacuterences

37

occurrences drsquoun terme dans une source textuelle donneacutee la question est alors de savoir quels

principes peuvent motiver la discrimination des termes recenseacutes et des termes tenus agrave

lrsquoinverse pour indiffeacuterents ou secondaires Cette question concerne preacuteciseacutement le problegraveme

du lieu textuel de la doctrine ndash des zones discursives des deacuteveloppements theacutematiques ou

mecircme finalement des termes simples dans lesquels la doctrine toute entiegravere vient se

contracter se reacutesumer et srsquoabreacuteger dans son eacuteleacutement scripturaire originaire Si la theacuteologie de

lrsquoindex se veut agrave la fois doctrinale et infra-sripturaire alors il lui faut non seulement justifier

lrsquoorigine biblique de ses lieux mais encore aussi leur essentialiteacute dogmatique Comment la

Parole commande-t-elle en elle-mecircme la deacuterivation de ces lieux textuels de la theacuteologie Et

par quel principe exeacutegeacutetique peut-on retracer les diffeacuterentes modaliteacutes de cette deacuterivation

Comment lrsquoEcriture meacutenage-t-elle les cleacutes de lrsquoaccegraves agrave ce qui se montre comme la diffeacuterence

en elle-mecircme de lrsquoessentiel et de lrsquoinessentiel theacuteologiques En bref comment se laissent

finalement deacutecrire les modes et lrsquohistoire de lrsquoauto-donation de la Parole

sect7 Bregraveve annonce du plan du meacutemoire

Crsquoest finalement en remontant le fil de ces quelques questions que nous conduirons

notre parcours agrave travers la lettre des Loci communes de 1521 Il nous faudra pour cela tenter

de deacutegager drsquoabord le sens geacuteneacuteral du projet drsquoune reacuteorganisation topique de la science ndash dont

la theacuteologie nrsquoapparaicirctra finalement que comme une exemplification deacuteriveacutee Crsquoest donc dans

le sens drsquoune remise en contexte de la reacuteforme de la theacuteologie dans le programme global

drsquoune reacuteforme eacutepisteacutemologique des eacutetudes que nous megravenerons nos premiegraveres investigations

Or dans lrsquoEurope savante et humaniste du premier seiziegraveme siegravecle le lieu de la discussion de

lrsquoeacutepisteacutemologie et de la refonte du systegraveme des studia crsquoest la doctrine de lrsquoars disserendi ndash

doctrine du trivium composeacute par la rencontre de la grammaire de la dialectique et de la

rheacutetorique Nos trois premiers chapitres srsquoordonneront ainsi agrave une investigation pousseacutee des

premiegraveres theacuteories oratoires de Philippe Melanchthon Crsquoest par ce deacutetour initial que nous

pourrons acceacuteder par suite agrave la pleine intelligence du sens et de la fonction eacutepisteacutemique du

concept compreacutehensif de locus situant notamment lrsquoespace de sa rencontre dans la zone

drsquoarticulation de la dialectique et de la rheacutetorique meacutelanchthoniennes

Pour cela notre premier chapitre reviendra en deacutetail sur le manuel dialectique qui

constitue la veacuteritable matrice de la topologie du reacuteformateur le De inventione dialectica

drsquoAgricola A lrsquoissue de ce premier cycle drsquoeacutetudes ougrave nous parcourrons notamment le

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Compendiaria dialectices ratio de 1520 les Institutiones rhetoricae de 1521 et les Elementa

Rhetorices de 1531 nous parviendrons enfin au seuil des Loci communes dont lrsquoanalyse

speacutecifique occupera encore deux chapitres Le premier posera les termes du problegraveme du

statut de lrsquoanti-philosophie et de lrsquoanti-laquo scolastique raquo des Lieux et verra notamment dans

lrsquoaccusation du reacutefeacuterentiel anthropologique lrsquoaxiome absolument premier de la critique Le

second srsquoattachera agrave deacutecrire les ressorts de lrsquoeacuteconomie structurelle et le sens de la

systeacutematiciteacute de lrsquoouvrage Nous conclurons enfin cette eacutetude par un parcours des lieux

textuels de la condamnation de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique dont nous tenterons de reacutesoudre les

difficulteacutes par un bref commentaire de lrsquoanalytique lutheacuterienne du laquo testament raquo meneacute

notamment agrave partir drsquoune lecture du Sermon sur le Nouveau Testament de 1520 Crsquoest agrave mecircme

le deacutemecirclement des ressorts de cette analytique que nous pourrons pleinement comprendre les

preacutesupposeacutes de meacutethode des Loci la signification profonde du postulat de lrsquoauto-exeacutegegravese et

les modes de neacutecessiteacute de lrsquoauto-deacuterivation des lieux theacuteologiques

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CHAPITRE I

Fonction structurelle et fonction inventive des loci communes

un parcours dans le De inventione dialectica drsquoAgricola

sect1 Melanchthon et le De inventione dialectica contexte drsquoune reacuteception

La theacuteorie dialectique de Rodolphe Agricola figure au nombre des quelques

reacutefeacuterences explicites de lrsquoœuvre laquo linguistique44 raquo de Philippe Melanchthon Cette reacutefeacuterence

est tregraves largement redondante puisqursquoelle se laisse deacutecouvrir aussi bien dans le premier

ouvrage rheacutetorique de 1519 ndash De rhetorica libri tres ndash que dans le Compendiaria de 1520

dans les Loci communes de 1521 dans les Institutiones de 1521 et jusque dans les Elementa

de 153145 Au-delagrave de ces publications laquo officielles raquo le nom ou la trace drsquoAgricola se

rencontrent abondamment encore dans les eacutechanges eacutepistolaires les notes autobiographiques

ou les discours publics du reacuteformateur46 Cette reacutefeacuterence agrave lrsquoauteur du De inventione

dialectica est non seulement toujours eacutelogieuse mais elle srsquoaccompagne aussi le plus

freacutequemment drsquoune souscription univoque aux principes scheacutemas conceptuels et tableaux

cateacutegoriaux des theacuteories dialectiques de lrsquohumaniste hollandais Crsquoest ainsi que la table des

44 Nous entendons deacutesigner par ce terme drsquo laquo œuvre linguistique raquo lrsquoensemble des traiteacutes et manuels consacreacutesaux arts du discours et donc la grammaire la dialectique et la rheacutetorique 45 Dans le Compendiaria dialectices ratio que nous eacutetudierons en deacutetail dans notre deuxiegraveme chapitre lareacutefeacuterence agrave Agricola est constante bien que geacuteneacuteralement implicite Crsquoest notamment dans le chapitre sur lesUsus loci finitionum (inclus dans le quatriegraveme livre sur les loci) que la filiation terminologique et theacutematique estla plus patente Dans les deux premiers ouvrages rheacutetoriques de 1519 et de 1521 cette reacutefeacuterence se fait jourdrsquoabord dans les chapitres consacreacutes aux lieux communs (De locis communibus) consigneacutes agrave chaque fois agrave la findu premier livre sur lrsquoinventio rheacutetorique Dans les Elementa rhetorices le nom de lrsquohumaniste est encoreexplicitement citeacute dans ce mecircme chapitre sur les loci agrave lrsquooccasion drsquoun renvoi agrave une lettre qursquoAgricola avaitreacutedigeacute agrave lrsquointention de Jacobum Barbarianum (Elementa Rhetorices CR XIII 454) Mais les Elementarenferment aussi un eacuteloge beaucoup plus remarquable de lrsquohumaniste formuleacute degraves lrsquoadresse de lrsquoouvrage ougrave lenom drsquoAgricola cocirctoie celui de Johann Caesarius parmi les auteurs laquo les plus utiles de lrsquoart dialectique raquoMelanchthon y affirme ainsi que les laquo livres drsquoAgricola devraient ecirctre lus avec beaucoup drsquoattention raquo (laquo Extantet Rudolphi Agricolae libri quos diligentissime legendos esse censeohellip raquo Elementa Rhetorices CR XIII 543)Dans les Loci communes theologici Melanchthon comme nous lrsquoannonccedilons plus loin reprend drsquoAgricola soninventaire des chapitres de la doctrine theacuteologique agrave la fin de son introduction (voir dans les Loci communeslrsquointroduction laquo Hypothyposes theologicae raquo qui srsquoinsegravere agrave la suite de lrsquoadresse initiale et preacutecegravede lrsquoexposition dupremier locus)46 Dans une lettre agrave Alardus de 1539 (Melanchthon CR VI 438-446) notamment ou dans un discours agrave seseacutetudiants la mecircme anneacutee agrave lrsquouniversiteacute de Wittenberg (ibid) Bien avant cela lrsquoinfluence drsquoAgricola eacutetaitremarquable deacutejagrave dans le discours inaugural de Melanchthon agrave son arriveacutee agrave lrsquouniversiteacute de Wittenberg (PMelanchthon De arte dicendi declamatio Eiusdem de corrigendis studiis sermo Beuttenmuumlller 1960) Le nomde lrsquohumaniste apparaicirct enfin dans une notice autobiographique de 1541 (op cit CR VI 716) sur laquelle nousreviendrons bientocirct A ce sujet se reacutefeacuterer agrave lrsquoouvrage citeacute plus bas Peter Mack Renaissance argument NewYork EJ Brill 1993 p321

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lieux dialectiques du De inventione est reprise souvent telle quelle dans les eacutetudes que

Melanchthon consacre aux lieux communs dans ses premiers ouvrages sur les arts oratoires47

De la mecircme maniegravere ndash et nous aurons lrsquooccasion drsquoy revenir ndash la liste des lieux theacuteologiques

drsquoAgricola constitue encore la source native du reacuteformateur pour lrsquoinventaire des thegravemes-cleacutes

de la doctrine chreacutetienne consigneacute briegravevement agrave la fin de lrsquointroduction des Loci communes

Parmi les auteurs globalement contemporains de Melanchthon seul Erasme peut preacutetendre ndash

et dans une certaine mesure seulement ndash jouir drsquoun traitement aussi favorable

Dans une certaine mesure seulement puisque la reacutefeacuterence agrave Erasme semble dans les

faits et malgreacute des encensements reacutepeacuteteacutes toujours assigneacutee agrave une porteacutee theacuteorique nettement

plus restreinte Cette reacutefeacuterence est drsquoabord laquo ideacuteologique raquo et strateacutegique ndash il srsquoagit contre la

meacutethode des eacutetudes laquo scolastiques raquo de soutenir lrsquohumaniste dans son programme de reacuteforme

de la peacutedagogie puis partiellement theacutematique ndash Melanchthon heacuterite du De Copia le

traitement des lieux communs de lrsquooratio morale Mais jamais Erasme pourtant auteur drsquoune

œuvre exeacutegeacutetique largement diffuseacutee et commenteacutee agrave lrsquoeacutepoque48 nrsquoest citeacute au rang des

sources theacuteologiques centrales de la Reacuteforme Jamais non plus lrsquoorientation formelle et

meacutethodologique de lrsquoauteur du De copia ne constituera pour Melanchthon ndash et en tout cas au

mecircme titre que la dialectique drsquoAgricola ndash un principe recteur essentiel et contraignant de sa

propre production litteacuteraire49

Au contraire le reacuteformateur reprendra drsquoAgricola la matrice structurelle de

lrsquointention drsquoun programme de reconstruction de la science Ni seulement theacutematique ni

seulement terminologique ou notionnelle lrsquoinfluence drsquoAgricola a pour Melanchthon une47 Au-delagrave des Loci communes et des reacutefeacuterences theacuteologiques des Elementa cette reproduction tabulaire est agravelrsquoœuvre notamment dans les Institutiones Rhetoricae de 1521 agrave lrsquooccasion du chapitre des loci ougrave Melanchthonreproduit la table des lieux moraux en citant la reacutefeacuterence drsquoune laquo certaine lettre drsquoAgricola raquo (laquo Extat et Epistolaquaedam ea de re Rudolphie Agricola raquo) Ici lrsquoinventaire des lieux semble toutefois plutocirct devoir ecirctre attribueacute auDe Copia drsquoErasme48 Notamment dans ses preacutefaces et annotations agrave sa traduction du Nouveau Testament en 151649 Cette affirmation peut eacutevidemment precircter agrave discussion ndash voire en un sens agrave controverse Le discours inauguralauquel nous avons fait reacutefeacuterence plus haut de mecircme que la premiegravere Rheacutetorique de 1519 sont pour ainsi diresatureacutes de reacuteminiscences eacuterasmiennes (voir agrave ce sujet lrsquoarticle de K Meerhoff laquo Melanchthon et Agricola Rheacutetorique et analyse textuelle raquo in Entre logique et litteacuterature autour de Philippe Melanchthon ParisParadigme 2001) Wilhelm Maurer dans son ouvrage classique Die junge Melanchthon (Band 1 der Humanist)Goumlttingen Vandenhoeck amp Ruprecht 1967 et notamment dans le sixiegraveme chapitre sur Erasme entendaitmarquer lrsquoampleur de lrsquoinfluence de lrsquohumaniste sur la premiegravere rheacutetorique de Melanchthon Nous croyonstoutefois que notre affirmation peut se justifier ndash mais nous la justifierons surtout dans la suite de notre eacutetude ndashpar la critique radicale que le reacuteformateur adressera par la suite (et notamment dans ses Elementa) agrave laconception eacuterasmienne des lieux communs de lrsquooratio morale Nous pointerons dans la suite de notre eacutetude unfaisceau positif de divergences meacutethodologiques qui rendront raison de cette affirmation initiale Toutefoislrsquoopposition drsquoErasme et de Melanchthon ne se rattache pas seulement pour nous agrave quelques divergencestheacuteoriques assignables elle nous paraicirct au contraire profondeacutement structurelle et amarreacutee au clivage de deuxprogrammes eacutepisteacutemologiques contradictoires ndash celui de fonder drsquoun cocircteacute une rheacutetorique de lrsquoabondancediscursive (la copia chez Erasme) et de lrsquoautre une discipline de la briegraveveteacute (la brevitas chez Melanchthon)Sur les questions relatives agrave la porteacutee et aux limites de lrsquoinfluence drsquoErasme dans la constitution de lrsquoexeacutegegravese deWittenberg le lecteur peut se reacutefeacuterer aux chapitres suivants

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dimension largement fondationnelle50 et si lrsquoon peut dire en un sens eacutepisteacutemologique Ce

qui se joue dans la filiation des deux auteurs crsquoest la reprise drsquoun projet meacutethodologique

commun de reacuteforme du savoir Crsquoest pourquoi ndash et nous y insisterons ndash lrsquoeacutetude de cette

influence ne saurait se satisfaire drsquoun simple inventaire des emprunts conceptuels ou drsquoune

simple analyse comparative des divergences ou convergences theacuteoriques de deacutetail Bien plus

quun seul appareillage conceptuel ou quune simple seacuterie de deacuteplacements doctrinaux

Melanchthon reprendra dAgricola lambition reacuteformatrice drsquoune redeacutefinition du sens mecircme de

la scientificiteacute Plus speacutecifiquement la reconstruction de la dialectique agrave laquelle se livre

Agricola dans le De inventione dialectica51 constituera encore la terminaison nerveuse de la

refondation meacutethodologique de la theacuteologie meacutelanchthonienne Evidemment lrsquoostension

drsquoune telle reacutepeacutetition et dune telle coiumlncidence theacuteoriques ne peut donner sa pleine lumiegravere

qursquoagrave cette condition que soit tireacutee au clair en retour aussi la porteacutee pleinement

eacutepisteacutemologique de la Reacuteforme Ces deux mobiles nrsquoen font qursquoun il srsquoagit de deacutenuder le

fond(s) dialectique de la theacuteologie de Wittenberg52

La genegravese historique et le sens theacuteorique de lrsquoinfluence drsquoAgricola sur lrsquoœuvre

laquo grammaticale53 raquo de Philippe Melanchthon ont eacuteteacute discuteacutes par Kees Meerhoff dans un

article intituleacute laquo Melanchthon et Agricola Rheacutetorique et analyse textuelle raquo54 Presque

simultaneacutement Peter Mack proposait agrave lrsquooccasion drsquoun ouvrage consacreacute agrave la dialectique

humaniste une analyse fournie des points de convergence et drsquoopposition des theacuteories

oratoires de nos deux auteurs Cet ouvrage ndash Renaissance argument Valla and Agricola55 ndash

constitue agrave lrsquoheure drsquoaujourdrsquohui encore lrsquoeacutetude-reacutefeacuterence sur le De inventione dialectica de

50 Comme nous lannoncions dans nos consideacuterations preacuteliminaires ce premier chapitre sexcepte tregraves largementdu programme dune stricte interpreacutetation doctrinale du corpus meacutelanchhtonien de 1521 Toutefois cette eacutetudena pas non plus pour fonction de composer une geacuteneacutealogie Dans la sphegravere de leacutetude de la doctrine du Deinventione nous en restons ici encore agrave lexercice de linterpreacutetation textuelle Et les points dancrage que lapenseacutee de Melanchthon fixera dans loeuvre dAgricola ne sattesteront eux-mecircmes quagrave une seacuterie de coiumlncidenceset de reacutepeacutetitions Cest donc plus agrave une laquo extension corpusculaire raquo quagrave une remise en question de notreperspective interpreacutetative que nous nous livrons ici51 Pour lrsquoensemble de cette eacutetude nous citerons le De inventione dans son eacutedition-reacutefeacuterence proposeacutee par Alardusen 153952 Lrsquoexpression laquo theacuteologie de Wittenberg raquo est un emprunt agrave Philippe Buumlttgen voir par exemple laquo Doctrine et alleacutegorie au deacutebut de la Reacuteforme raquo in Alleacutegorie des poegravetes alleacutegorie des philosophes Eacutetudes sur la poeacutetique et lrsquohermeacuteneutique de lrsquoalleacutegorie de lrsquoAntiquiteacute agrave la Reacuteforme recueil publieacute sous la direction de Gilbert Dahan et Richard Goulet Paris VRIN 2005 p 289 - 32253 En geacuteneacuteral le terme laquo grammatical raquo ou lrsquoadjectif laquo grammairien raquo sont employeacutes pour deacutesigner le tout de lrsquoars disserendi et celui qui srsquoattache agrave en formaliser les regravegles54 K Meerhoff op cit55 P Mack op cit Sur le problegraveme plus preacutecis de sujet lrsquoon pourra judicieusement se rapporter eacutegalement agrave FGoyet laquo La meacutetamorphose du docere chez Agricola et Melanchthon raquo in Rhetoric-Rheacutetoriqueurs-RederijkersProceedings of the Colloquium Amsterdam 10-13 November 1993 Amsterdam 1995 p 53-65 Voir encore PJoachimsen laquo Loci communes Eine Untersuchung zur Geistesgeschichte des Humanismus und derReformation raquo in Gesammelte Aufsaumltze Aalen 1970 p 393-412

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1479 Lrsquoarticle de K Meerhoff a quant agrave lui le meacuterite de fournir une reconstitution deacutetailleacutee

de lrsquohistoire preacutecoce de la diffusion du maicirctre-ouvrage drsquoAgricola dans lrsquoEurope humaniste

des deacutebuts du XVIegraveme Lrsquoattention de K Meerhoff se porte notamment sur les activiteacutes de

lrsquoeacutediteur bacirclois Jean Froben eacutediteur drsquoErasme et drsquoAgricola mais aussi de Mosellanus de

Latomus de Melanchthon et mecircme de Luther Meerhoff parvient agrave montrer en quel sens une

certaine inflation eacuteditoriale dans la deuxiegraveme deacutecade du XVIegraveme siegravecle a pu srsquoassocier

progressivement agrave un glissement tout agrave fait remarquable des preacuteoccupations theacuteoriques des

esprits humanistes drsquoun inteacuterecirct pour lrsquoart oratoire et lrsquointerpreacutetation des lettres grecques et

romaines paiumlennes lrsquoattention tend agrave se recentrer et agrave se cristalliser agrave partir de 1516 sur des

deacutebats de theacuteologie et drsquoexeacutegegravese Nous aurons agrave revenir sur les origines et la signification de

ce transfert drsquointeacuterecirct dont lrsquoœuvre de Philippe Melanchthon est eacutevidemment elle-mecircme

largement tributaire Mais restons-en pour le moment agrave lrsquoœuvre drsquoAgricola et agrave son incidence

sur la formation intellectuelle de notre reacuteformateur

Le De inventione dialectica acheveacute drsquoapregraves les eacutechanges eacutepistolaires de son auteur

en aoucirct 1479 nrsquoest eacutediteacute pour la premiegravere fois qursquoen janvier 1515 chez Thierry Martens agrave

Louvain Cette eacutedition est posthume puisque lrsquohumaniste deacutecegravede agrave Heidelberg en 1485 bien

avant de connaicirctre lrsquoengouement que suscitera par la suite son œuvre dans lrsquoEurope du Nord

et du Saint-Empire germanique Melanchthon aurait reccedilu drsquoapregraves une notice

autobiographique reacutedigeacutee pour la preacuteface de la premiegravere eacutedition complegravete de ses oeuvres le

De inventione des mains drsquoOecolampade en 1516 lors de ses eacutetudes au seacuteminaire de

Tuumlbingen56 La lecture de lrsquoouvrage aurait permis agrave Melanchthon ndash qui nrsquoavait agrave lrsquoeacutepoque que

dix-neuf ans ndash de mieux comprendre les regravegles et principes de lrsquoargumentation mais aussi de

trouver un mateacuteriau opeacuteratoire puissant pour lrsquointerpreacutetation des œuvres de Ciceacuteron et de

Deacutemosthegravene57 La notice autobiographique de 1541 reste en cela essentiellement fidegravele agrave la

lecture meacutelanchthonienne laquo canonique raquo de lrsquooffice de lrsquoart oratoire ndash telle que nous en

commenterons par exemple une formulation dans les Elementa de 1531 si la dialectique et

la rheacutetorique ont une fonction analytique et inventive eacutevidentes ces fonctions se rattachent

aussi directement au programme drsquoune formalisation des regravegles de lrsquointerpreacutetation textuelle

Connaicirctre les formes et schegravemes purs de lrsquoargumentation oratoire crsquoest toujours aussi se

56 laquo Eo ipso tempore primum editi sunt libri Dialectici tres Rodolphi Agricolae quos mihi recens excusosOecolampadius raquo voir Melanchthon CR VI 71657 laquo Horum lextione non erudiebar tantum sed etiam excitabar ut in orationibus Ciceronis et Demosthenisargumentorum formas dilegentius considerarem et distinguerem Qua ex re utrumque adsequebar ut et orationesillas melius intelligerem ac legerem libentius et usum praeceptionum perspicerem raquo ibid

43

rendre capable drsquoune compreacutehension pousseacutee des grands auteurs et oeuvres des lettres

classiques

Le contexte drsquoeacutetudes de Philippe Melanchthon rendait ineacutevitable au-delagrave du geste

occasionnel du don drsquoOecolampade la rencontre du reacuteformateur avec lrsquoœuvre drsquoAgricola

Cette rencontre eacutetait drsquoabord neacutecessiteacutee par lrsquoempreinte laisseacutee par lrsquohumaniste dans des

seacuteminaires ougrave Melanchthon fit ses classes entre 1510 et sa nomination agrave lrsquouniversiteacute de

Wittenberg Avant Tuumlbingen ougrave la penseacutee drsquoAgricola eacutetait deacutejagrave tregraves influente le jeune eacutetudiant

freacutequenta lrsquouniversiteacute drsquoHeidelberg qui avait accueilli les derniegraveres anneacutees de la vie de

lrsquohumaniste Melanchthon atteste dans une lettre preacutecoce agrave Alardus58 de la survivance de la

meacutemoire du maicirctre dans lrsquoenseignement heidelbergien Drsquoautre part le grand oncle de

Melanchthon Jean Reuchlin qui prit tregraves tocirct en charge lrsquoinstruction de son neveu avait lui-

mecircme eu lrsquooccasion de freacutequenter directement Agricola drsquoabord agrave Paris agrave la fin des anneacutees

1660 puis par la suite agrave Heidelberg au deacutebut des anneacutees 148059 Cette double convergence

suffit agrave teacutemoigner du caractegravere marquant et ineacutevitable que devait revecirctir agrave cette eacutepoque la

figure drsquoAgricola pour Melanchthon en particulier et plus geacuteneacuteralement pour la formation

drsquoun esprit baigneacute dans le milieu intellectuel de lrsquolaquo humanisme nordique raquo

sect2 Le De inventione et le projet de reacuteforme des artes disserendi perspectives drsquoune eacutetude du traiteacute

Le fait de cette neacutecessaire familiariteacute ndash ou disons de cette neacutecessaire freacutequentation

ndashne peut fournir en lui-mecircme aucune attestation deacutefinitive de lrsquoampleur de lrsquoinfluence

theacuteorique des eacutecrits drsquoAgricola sur la penseacutee constitueacutee de Philippe Melanchthon Si les faits

relateacutes concordent pour indiquer la satisfaction des conditions historiques drsquoune rencontre ils

sont en mecircme temps insuffisants pour permettre de conclure par lagrave agrave la neacutecessiteacute theacuteorique

drsquoune incidence Cette incidence ne peut ecirctre exhibeacutee qursquoagrave plonger dans la chair de lrsquointention

et du programme theacuteoreacutetiques des deux auteurs Lrsquoincidence que nous tentons de caracteacuteriser

renvoie drsquoabord agrave la communauteacute drsquoun infleacutechissement du sens fonctionnel de lrsquoars

disserendi Cet infleacutechissement affecte par choc en retour la signification et

lrsquoordonnancement de la totaliteacute de lrsquoeacutedifice des savoirs Comment devons-nous caracteacuteriser

cet infleacutechissement En quel sens trouve-t-il son origine dans lrsquoœuvre drsquoAgricola En quel

sens est-il encore prolongeacute par le programme propre de Philippe Melanchthon Dans quelle

58 Melanchthon CR VI 438-44659 Pour la biographie des jeunes anneacutees de Melanchthon et lrsquoinfluence de J Reuchlin se rapporter au premierchapitre (laquo Die Ausbildung in der Obhut Reuchlins raquo) de lrsquoouvrage de Wilhelm Maurer op cit

44

mesure enfin affecte-t-il lrsquoeacutedifice total des savoirs et par lagrave aussi la theacuteologie elle-mecircme

Nous tenterons de reacutepondre agrave ces quelques questions par une eacutetude textuelle de quelques

passages cibleacutes du De inventione dialectica Le sens profond ndash et ce que nous caracteacuteriserons

par la suite comme la porteacutee eacutepisteacutemologique ndash de lrsquoouvrage nrsquoappert nettement qursquoagrave cette

condition de precircter une attention fine au deacutetail terminologique de certains de ses eacutenonceacutes

nodaux Si nous nous garderons donc ici drsquoune analyse impressionniste et exhaustive de

lrsquoouvrage ndash ou drsquoune comparaison terme agrave terme de ses contenus notionnels avec ceux

deacuteployeacutes plus tard par le reacuteformateur de Wittenberg nous nous refuserons tout autant agrave ne

conceacuteder au De inventione que lrsquoespace analytique drsquoun survol rapide et superficiel

Le De inventione dialectica constitue lrsquoœuvre systeacutematique de lrsquohumaniste frison sur

la fonction de lrsquoargumentation et les principes de la construction des discours Sa nature

preacutecise semble difficile agrave caracteacuteriser Curieusement la question de cette caracteacuterisation nrsquoa

guegravere susciteacute de discussions pousseacutees y compris au sein des eacutetudes qui tendent pourtant agrave se

centrer sur un commentaire litteacuteral de lrsquoouvrage60 Srsquoagit-il drsquoun manuel drsquoun preacutecis drsquoune

somme Le De inventione a-t-il une porteacutee essentiellement ou uniquement instrumentale et

pratique Renferme-t-il au contraire aussi une dimension strictement theacuteoreacutetique

Lrsquoomission reacutecurrente de ces quelques questions renvoie tregraves largement aussi aux deacutefauts de

clarification dont ces mecircmes eacutetudes ndash par ailleurs approfondies ndash se rendent souvent

coupables vis-agrave-vis du problegraveme du rapport du De inventione avec le programme humaniste

geacuteneacuteral drsquoAgricola Si le De inventione est souvent rapprocheacute briegravevement du discours In

laudem philosophiae et reliquarum artium oratio ou des eacutechanges eacutepistolaires qui touchent au

projet drsquoune reacuteorganisation des sciences la question du sens preacutecis de ce rapprochement a

souvent eacuteteacute mise sous le boisseau Quelle place la dialectique drsquoAgricola occupe-t-elle dans

son programme global de reconstruction de lrsquoordre des studia En quel sens la dialectique

fournit-elle la matrice de cette reacuteorganisation La reacuteponse agrave ces questions est essentielle agrave

lrsquointelligence de lrsquoœuvre de lrsquohumaniste Pourtant une eacutetude deacutetailleacutee sur le statut de la

dialectique dans le programme eacutepisteacutemologique du penseur hollandais fait encore en un sens

tregraves largement deacutefaut

60 Le commentaire ndash par ailleurs tout agrave fait complet dans son volet comparatif et dans ses points de deacutetail ndash que PMack consacre au De inventione dialectica dans lrsquoouvrage deacutejagrave citeacute (Renaissance argument) esquive assezsignificativement la question centrale de la nature de lrsquoouvrage La preacutesentation geacuteneacuterale et formelle de lrsquoœuvreest boucleacutee en quelques lignes (p 120 notamment) agrave lrsquooccasion desquelles lrsquoauteur se livre agrave des conclusionsaussi geacuteneacuterales que celles-ci laquo It is a textbook on writing reading and thinking and also a record of its authorrsquosreflections on his reading raquo (ibid p 120) Plus geacuteneacuteralement P Mack utilisera seulement la terminologieusuelle et indeacutetermineacutee du reacuteseau drsquoexpressions courantes (laquo book raquo et laquo work raquo) pour qualifier la nature du Deinventione

45

Nous pouvons reacutesumer les principaux apports de la dialectique drsquoAgricola sous

quatre eacutenonceacutes que nous aurons agrave justifier plus loin par un commentaire de la lettre du texte

Ces quatre eacutenonceacutes peuvent servir agrave caracteacuteriser provisoirement les diffeacuterentes facettes du

geste theacuteorique par lequel lrsquohumaniste entend constituer le sens de sa nouvelle dialectique

i) Lrsquoassignation agrave lrsquooratio drsquoune fonction essentiellement didactique ndash discourir

crsquoest instruire enseigner docere Nous aurons agrave commenter le sens preacutecis de ce docere et

lrsquoeacutecho anticipeacute bien qursquoencore partiel chez Agricola que ce terme laisse drsquoavance reacutesonner

avec lrsquoenseignement comme doctrina Cette assignation srsquoadosse agrave la deacutefinition de

lrsquoargumentatio comme support de la fides ndash et par lagrave aussi agrave lrsquoassimilation des logiques

fiduciaires et des logiques deacutemonstratives

ii) Lrsquoidentification de lrsquooratio et de la studia Et par delagrave cette identification la

revendication latente drsquoune neacutecessaire porteacutee eacutepisteacutemologique de lrsquoart oratoire La deacutecision de

cette identification srsquoindexe agrave la redeacutefinition du subiectum des studia comme materia de

lrsquooratio puis agrave lrsquoassimilation de cette materia agrave la quaestio du discours La science est

toujours discours et le discours reacutesolution drsquoun problegraveme Lrsquouniteacute de la question devient ainsi

le principe de clocircture et de distinction des diffeacuterentes eacutetudes au sein du systegraveme geacuteneacuteral des

savoirs

iii) Lrsquoindistinction de lrsquoanalytique et de la dialectique ndash et donc la reconduction de la

science logique toute entiegravere au site de lrsquoart du discours probable (dialectique) Le De

inventione dialectica apparaicirct ainsi comme une reconstruction quasi-exhaustive bien

qursquoabreacutegeacutee de lrsquoOrganon aristoteacutelicien lui-mecircme La reconnaissance de cette indistinction

srsquoarticule autour de lrsquoexhibition drsquoune double fonction amplificatrice (inventive) et logique

(analytique) des lieux communs Mais aussi autour de lrsquoidentification stricte de ces lieux avec

les cateacutegories des preacutedicats (preacutedicaments)

iv) La thegravese drsquoune porteacutee affective de la logique et par lagrave lrsquoideacutee drsquoune homogeacuteneacuteiteacute

structurelle de lrsquoeacuteconomie de la preuve et de lrsquoordre de lrsquoaffect Bien loin de marquer la

genegravese affective ou psychologique de lrsquoanalytique ndash comme on a pu le croire agrave tort agrave

lrsquooccasion du deacutebat sur son preacutetendu scepticisme61 ndash Agricola exhibe au contraire la porteacutee et

61 Voir L Jardine laquo Lorenzo Valla and the intellectual origins of human dialectic raquo in Journal of the History ofPhilosophy 15 1977 p143-163 et lrsquoarticle ndash du mecircme auteur ndash laquo Lorenzo Valla Academix Skepticism and theNew Humanist Dialectic raquo dans The Skeptical Tradition Berkeley 1983 p 253-286 P Mack discute de ces

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lrsquoopeacuterativiteacute affective de la logique et mecircme plus en un sens la genegravese analytique et la

construction dialectique de lrsquoaffectiviteacute Le movere et le delectare bien que secondaires et

deacuteriveacutes dans lrsquoordre des fonctions oratoires appartiennent donc en propre agrave la dialectique ils

apparaissent comme les effets et comme les eacutecumes propres du docere lui-mecircme La

rheacutetorique62 trouve donc en la dialectique son lieu de fondation originaire Et la dialectique

apparaicirct encore ainsi comme la pierre drsquoangle de lrsquoart oratoire tout entier

Ces quelques remarques convergent toutes vers la thegravese drsquoune inclusion stricte de la

reacuteforme de la dialectique dans un programme geacuteneacuteral de reacuteorganisation des sciences La

charpente de ce programme crsquoest comme nous le verrons la nouvelle meacutethodologie des lieux

communs En quel sens cette meacutethodologie fournit-elle le mobile de cette reacuteorganisation Et

surtout en quel sens est-elle nouvelle par rapport aux topiques de la longue tradition des arts

oratoires63 Nous montrerons que cette deacuterivation dialectique drsquoun programme

eacutepisteacutemologique tient essentiellement agrave la reconstruction par Agricola drsquoun concept agrave la fois

plastique et unitaire du lieu argumentatif Avec Agricola le locus est revecirctu drsquoune triple

fonction comme source de lrsquoinvention argumentative schegraveme de construction des doctrines et

matrice structurelle des infeacuterences logiques64 La capaciteacute drsquoAgricola drsquoavoir su rendre raison

de cette triple-fonctionnaliteacute dans une deacutefinition unitaire du lieu est pour beaucoup dans la

feacuteconditeacute gnoseacuteologique ou eacutepisteacutemologique du De inventione Crsquoest de cette feacuteconditeacute que

Melanchthon nourrira ses eacutecrits rheacutetoriques dialectiques mais aussi theacuteologiques au deacutebut

quelques thegraveses dans lrsquoouvrage deacutejagrave citeacute (op cit p178)62 Le commentaire du deuxiegraveme chapitre de lrsquoouvrage justifiera plus preacuteciseacutement cette thegravese Contentons-nousdrsquoindiquer par lagrave encore que nous ne suivons pas en cela lrsquointerpreacutetation classique que Wilhelm Risse proposedu De inventione dialectica dans la preacuteface de sa traduction de lrsquoouvrage (W Risse De inventione dialecticalibri tres Mit einem Vonwort Olms Verlag 1976) Il nrsquoest notamment pas exact que la logique drsquoAgricola soitcontenue dans sa rheacutetorique (cf ibid p 8) ou que la theacuteorie des formes du raisonnement laquo deacutepende de ladoctrine rheacutetorique des lieux de lrsquoargumentation raquo (cf ibid p 9) Cela nrsquoest pas exact drsquoune part parce que ladoctrine des loci argumentorum nrsquoest preacuteciseacutement pas une doctrine laquo rheacutetorique raquo mais dialectique et mecircmecateacutegoriale et ensuite parce que la part judicative de la dialectique qui traite de la validiteacute formelle desinfeacuterences deacutemonstratives est tout agrave fait distingueacutee dans son eacuteconomie de la meacutethode inventive des lieuxLrsquoinclusion drsquoune eacutetude des affects dans la theacuteorie de la dialectique signale chez Agricola lrsquohomogeacuteneacuteiteacute lareacuteceptiviteacute ndash ou mecircme une certaine laquo plasticiteacute raquo de cette affectiviteacute agrave lrsquoanalyticiteacute de la logique pure Cette‒inclusion ne saurait donc jamais se laisser interpreacuteter comme le pense Risse comme lrsquoaffirmation inavoueacuteedrsquoune preacutegnance native de la rheacutetorique sur la dialectique formelle dans lrsquoeacuteconomie de la constructionargumentative 63 Sur cette tradition nous pouvons nous rapporter agrave lrsquoouvrage drsquoAnn Moss Le recueil des lieux communsGenegraveve Droz 2002 64 Que la dialectique drsquoAgricola ne soit pas exclusivement ndash et peut-ecirctre mecircme pas essentiellement ndash une theacuteoriede lrsquoinvention des arguments ndash mais qursquoelle renferme encore en son sens plus profond et dans son arriegravere-fondmatriciel une theacuteorie de lrsquoeacuteconomie discursive crsquoest lagrave lrsquoune des ideacutees phares de notre preacutesente eacutetude En cesens nous ne pouvons justifier agrave ce stade la thegravese de cette triple fonctionnaliteacute cette justification constitue lenerf et le point focal de lrsquoensemble du commentaire qui va suivre

47

des anneacutees 1520 Mais laissons lagrave les anticipations il est temps de nous soumettre agrave

lrsquoexercice du commentaire textuel

sect3 Structure de lrsquoouvrage et fonction de lrsquoart oratoire la double charge productive et rectrice de la

discipline dialectique

Lrsquoouvrage De inventione dialectica se compose de soixante-quinze chapitres

articuleacutes en trois livres de tailles ineacutegales65 Le premier livre qui contient la matrice

cateacutegoriale de la dialectique de lrsquohumaniste fournit lrsquooccasion drsquoune discussion geacuteneacuterale de la

nature et des offices de lrsquooratio et une exposition deacutetailleacutee ndash souvent tabulaire ndash des diffeacuterents

lieux communs de lrsquoinvention oratoire Ce premier livre est drsquoune importance capitale pour

notre eacutetude non seulement en cela qursquoil renferme la description systeacutematique et complegravete du

systegraveme des loci mais encore du fait qursquoil esquisse aussi lrsquoanalyse de leurs fonctions

eacutepisteacutemiques et des rapports qursquoils entretiennent avec la table des preacutedicables cateacutegories et

autres entiteacutes habituellement assigneacutes au champ de la grammaire ou de lrsquoontologie Le

deuxiegraveme livre est essentiellement centreacute sur une eacutetude de lrsquoargumentation Apregraves avoir deacutefini

lrsquoœuvre propre de la dialectique par le deacutetour drsquoune critique geacuteneacuterale de lrsquoorganisation

laquo scolastique raquo des sciences Agricola se propose de deacutecrire les ressources et les instruments

de lrsquoinvention et du jugement des arguments Cet exposeacute des grands principes de lrsquoinvention

contient en outre une eacutetude deacutetailleacutee des modes drsquoapplication du systegraveme des lieux agrave lrsquoeacutechelle

de la production syllogistique Nous aurons agrave commenter cette eacutetrange ndash et absolument

originale sous cette forme ndash laquo deacuteduction topique raquo de lrsquoanalytique classique crsquoest en elle que

le geste drsquoune reconstruction laquo dialectico-centreacutee raquo de lrsquoars disserendi trouve sa plus

remarquable expression Le troisiegraveme livre traite successivement des offices du movere (cest-

agrave-dire des passions) du delectare (de lrsquoornement) puis des questions relatives au style et agrave la

structure (dispositio) des oratores

Le scheacutema de construction du De inventione peut paraicirctre sous certains aspects

curieusement reacutegressif le premier livre comprend une exposition approfondie et une

discussion deacutetailleacutee de tous les loci argumentorum alors que la deacutefinition preacutecise de la nature

et de la matiegravere mecircmes de la dialectique ndash que lrsquoon pourrait srsquoattendre agrave deacutecouvrir degraves

lrsquoouverture du manuel ndash nrsquoest eacutetrangement preacutesenteacutee que dans les premiers chapitres du

deuxiegraveme livre En bien des points les analyses particuliegraveres des deuxiegraveme et troisiegraveme livres

paraissent nettement en retrait par rapport agrave lrsquooriginaliteacute et agrave la feacuteconditeacute analytique du

65 Le troisiegraveme livre notamment ne comprend que 8 chapitres

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premier ndash ou plus exactement cette feacuteconditeacute et cette originaliteacute semblent deacutejagrave annonceacutees et

mecircme tregraves largement eacutepuiseacutees par les deacuteveloppements du livre inaugural66 Pour cette raison

mecircme notre eacutetude srsquoattachera presque exclusivement au commentaire de la premiegravere partie du

De inventione Pour cette raison encore nous ferons le choix de commenter lrsquoouvrage de

maniegravere souvent transversale en renversant la dispositio de ses eacuteleacutements theacutematiques et en

greffant aux analyses du premier livre des matiegraveres emprunteacutees aux deux suivants

Commenccedilons ainsi notre parcours textuel par une eacutetude anticipeacutee des premiers

deacuteveloppements du deuxiegraveme livre sur la nature de la dialectique Comment Agricola entend-

il preacuteciseacutement situer les coordonneacutees de cette discipline dans le plan geacuteneacuteral de lrsquoeacutedifice des

artes La dialectique est-elle bien drsquoailleurs elle-mecircme un ars Quelle est alors son

subjectum originaire ndash le domaine drsquoobjectiviteacutes dont elle assume la prise en charge Enfin

comment ce dernier srsquoarticule-t-il aux autres domaines des sciences particuliegraveres Les huit

premiers chapitres du deuxiegraveme livre peuvent apparaicirctre comme une reacuteponse deacutetailleacutee agrave la

question du sens de la fonction fondationnelle ou laquo archi-tectonique raquo de la dialectique pour la

configuration des studia La premiegravere approche qursquoAgricola esquisse pour caracteacuteriser la

tacircche speacutecifique de la discipline-maicirctresse de lrsquoart oratoire est en un sens encore tregraves

traditionnelle

laquo Le seul office propre de la dialectique en effet est drsquoapporter des preuves sur quelquesujet probable que ce soit autant que la nature de celui-ci le permet 67 raquo

Conformeacutement agrave la tradition drsquoabord heacuteriteacutee des Topiques aristoteacuteliciens68 la

dialectique se trouve renvoyeacutee agrave la tacircche de la construction drsquoarguments (laquo argumenti raquo) pour

66 Le troisiegraveme livre qui reprend souvent bon nombre de theacuteories classiques de la rheacutetorique et notamment‒celles des Institutiones Oratores de Quinitilien - apparaicirct plus laquo conservateur raquo et moins novateur que le premierndash bien qursquoil inclut encore en lui-mecircme quelques analyses originales sur le style (de lrsquoabondance et de larestriction) et sur la dispositio Mais le deuxiegraveme livre lui-mecircme nous apparaicirct deacutejagrave laquo en retrait raquo par rapport agrave latheacuteorie des loci argumentorum Si lrsquoinventaire des lieux et le sens opeacuteratoire qui leur est confeacutereacute dans le premierlivre est absolument propre agrave Agricola (bien qursquoil se nourrisse eacutevidemment aussi drsquoun certain nombre dereacutefeacuterences classiques et par exemple des diffeacuterentes theacuteories des preacutedicaments) le deuxiegraveme livre apparaicirct deacutejagravemoins reacutevolutionnaire notamment dans sa partie formelle (theacuteorie des syllogismes) ndash ou drsquoune reacutevolution dont leparcours semble deacutejagrave nettement baliseacute par les acquis de la premiegravere section (comme la theacuteorie de la quaestio quideacutecoule en un sens naturellement de la nature didactique du discours) Evidemment cette thegravese que nous lanccedilonssrsquoadosse directement agrave celle qui voit dans lrsquoacte de la reacuteduction de lrsquooratio au docere la charpente principielle dela reacutenovation agricoleacuteenne de la dialectique 67 laquo Cum sit enim solum istud propriumque dialectices munus posse de qualibet re probabiliter quantum ipsiusnatura patitur argumentari raquo De inventione dialectica Alardus I 17868 laquo Le but de ce traiteacute [les Topiques quatriegraveme partie de lrsquoOrganon qui expose speacutecifiquement la meacutethodepropre de lrsquoargumentation dialectique] est de trouver une meacutethode qui nous mette en mesure drsquoargumenter surtout problegraveme proposeacute en partant de preacutemisses probables raquo (Les Topiques livre I 1er chapitre trad J TricotParis Vrin 2004)

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le large domaine des matiegraveres consideacutereacutees comme probables (laquo probabiliter raquo) Cette tacircche se

scinde elle-mecircme en deux parties distinctes

laquo |La dialectique] enseigne drsquoune part une meacutethode pour inventer des arguments (hellip) etdrsquoautre part apregraves lrsquoinvention de lrsquoargument elle donne des regravegles pour la forme delrsquoargumentationhellip 69 raquo

La tacircche formelle de lrsquoeacutetude des regravegles de lrsquoargumentation ne doit pas se comprendre

autrement que comme lrsquoexamen critique de la validiteacute logique des infeacuterences mobiliseacutees agrave

lrsquooccasion de la deacutefense de la thegravese de lrsquooratio Lrsquoopposition nourriciegravere ndash et plus tard

lrsquoarticulation ndash de la fonctionnaliteacute inventive et de cette opeacuterativiteacute critique de la dialectique

structure lrsquoensemble de lrsquoœuvre drsquoAgricola Une infeacuterence est valide quand elle exhibe un lien

de conseacutequence neacutecessaire entre une seacuterie de preacutemisses connues et une conclusion qui en est

deacuteriveacutee70 Le constat de la validiteacute de cette infeacuterence deacutepend de la possibiliteacute pour le

dialecticien de rendre compte de la conformiteacute de sa forme avec les scheacutemas infeacuterentiels-

types deacutefinis dans la logique classique (infeacuterences deacuteductives ndash et donc essentiellement

syllogistiques ndash et inductives) Or la deacutefinition mecircme de ces formes drsquoinfeacuterences revient pour

Agricola agrave la charge de la dialectique Par lagrave la discipline de lrsquoargumentation laquo probable raquo se

trouve en fait inclure en elle-mecircme une part non neacutegligeable de la tacircche qui se voyait

ordinairement assigneacutee agrave la seule analytique (ou logique formelle) Cette partie critique de la

discipline dialectique sera nommeacutee le laquo jugement raquo (laquo iudicatum raquo)71

sect4 Invention et Jugement

A la premiegravere fonction ndash la fonction inventive ndash se rattache dans lrsquoordre du discours

la deacutelibeacuteration72 Le dessein de la deacutelibeacuteration est de fournir et de deacutelimiter lrsquoextension

mateacuterielle du discours ndash laquo ce qui doit ecirctre dit sur chaque sujet raquo73 Cette deacutelibeacuteration inventive

en tant qursquoelle fixe le domaine ou la clocircture de lrsquooratio est elle-mecircme tout agrave la fois expansive

69 laquo hellipquarum una excogitandi argumenti viam docet quam inveniendi vocant cui parti omnis de locisdestinatur disputatio altera cum inventum est argumentum formam quandam argumentandi raquo Agricola op cit17870 Les analyses consacreacutees agrave la meacutethode de lrsquoexamen portant sur la validiteacute formelle de lrsquoargumentation sontconsigneacutees notamment entre les chapitres 18 et 21 du deuxiegraveme livre du manuel La validiteacute y est deacutefinie tregravestraditionnellement agrave partir des scheacutemas-types drsquoinfeacuterence valides (eacutenumeacuteration syllogisme) La suite de notreeacutetude consacrera un bref excursus agrave ces quelques deacuteveloppements agrave lrsquooccasion de la discussion touchant auscheacutematisme analytique des lieux71 laquo Ea dicitur iudicandi pars raquo ibid 17872 laquo Cumque prior illa consilii teneat vicem et deliberethellip raquo ibid 17873 laquo hellipquid sit de re quaque dicendum raquo ibid 178

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et restrictive Par lagrave lrsquoopeacuterativiteacute neacutegative et rectrice de la dialectique ne doit pas ecirctre rabattue

sur le seul iudicatum lrsquoinvention renferme elle aussi dans la sphegravere propre de son exercice

une productiviteacute seulement reacutegulatrice et critique Deacutelibeacuterer sur ce qui doit ecirctre dit crsquoest ndash

comme nous lrsquoindiquions deacutejagrave dans notre formulation preacuteceacutedente ndash fournir et deacutelimiter

lrsquoespace ou la surface drsquoexercice de lrsquooratio Lrsquoinvention deacutelivre donc lrsquoextension mais fixe

aussi ndash et correacutelativement ndash la restriction du domaine mateacuteriel conforme agrave la question mise en

jeu dans une dispute Lrsquoinvention apparaicirct ainsi par delagrave sa pure productiviteacute inventive

comme la discrimination reacutegulatrice qui seacutepare drsquoavance dans le fonds infini des matiegraveres

virtuelles des discours ce qui se rattache et ce qui srsquoeacutecarte du sujet proposeacute

La fonction judicative est quant agrave elle drsquoabord ordonnatrice ou rectrice Crsquoest agrave

leacutegifeacuterer les arguments et agrave deacutebusquer ses formes invalides que la dialectique srsquoattelle dans le

moment de son laquo jugement raquo A ce titre Agricola pourra user de la meacutetaphore du test de la

fiabiliteacute de la monnaie pour rendre compte du sens de son opeacuteration74 Lrsquoeacutevaluation vise donc

drsquoabord agrave mettre agrave nu et par suite agrave eacutevacuer les argumentations tronqueacutees ou laquo faussaires raquo

Mais cet usage seulement neacutegatif du iudicatum srsquoassocie aussi agrave la fonction positive et

constructrice par laquelle les diffeacuterentes ideacutees satellites de lrsquoinvention sont ordonneacutees sous les

schegravemes standards de lrsquoinfeacuterence Dans le jugement il srsquoagit de disposer ou de structurer au

sein drsquoune argumentation creacutedible toutes les matiegraveres discursives retenues dans la deacutelibeacuteration

anteacuterieure En ce sens la fonction judicative de la dialectique est dans sa positiviteacute mecircme

neacutecessairement toujours seconde et subordonneacutee agrave lrsquoinstance preacutealable de la deacutelibeacuteration

Agricola critiquera ainsi systeacutematiquement la confusion et le renversement dont la dialectique

meacutedieacutevale se rendrait coupable dans lrsquoordonnancement des eacutetapes de lrsquoinvention et de

lrsquoexamen des arguments

laquo Il (le dialecticien) traite de lrsquoinvention agrave la place du jugement et essaie de deacutemontrer qursquoil aconstruit une bonne argumentation parce que son argument est deacuteriveacute drsquoun eacuteleacutement plusgrand qui est compareacute drsquoun argument semblable du genre ou de lrsquoespegravece Ces tregraves savantsmessieurs [hellip] ne comprennent pas qursquoaucune argumentation ne preacutesente neacutecessairement decoheacuterence parce qursquoelle est infeacutereacutee de lrsquoespegravece du genre ou drsquoun autre lieu Car on peutinfeacuterer des argumentations faibles et incoheacuterentes de tous les lieux75 raquo

74 laquo Hoc est certam explorandi argumenti tradit regulam qua veluti nummi moneta probumne sit an nequamfallaxque dignoscatur raquo ibid 17975 laquo Tum ad id quod consilii erat post rem factam revertitur et inveniendi partem transfert ad iudicandumconaturque ostendere bene se argumentatum esse quoniam sit argumentum vel a maiori vel simili generespecieve deductum raquo ibid 179

51

La validiteacute de lrsquoargumentation ne deacutepend jamais seulement de la possibiliteacute de

deacuteriver le preacutedicat de la conclusion drsquoune infeacuterence du locus propre de son sujet La meacutethode

topique de la deacuterivation argumentative nrsquooffre drsquoabord ndash ainsi comprise comme la simple

deacuterivation lexicale drsquoun faisceau de mots agrave partir de lrsquoapplication drsquoun ensemble de lieux

(genre espegravece causehellip) agrave un terme initial ndash que la condition de lrsquoinflation controcircleacutee de

matiegraveres adjacentes au sujet du discours proposeacute Mais si cette inflation controcircleacutee est bien

absolument premiegravere et indispensable dans lrsquoordre de la construction de lrsquooratio elle ne doit

jamais pour autant supporter la preacutetention de garantir en elle-mecircme la condition de la validiteacute

infeacuterentielle de lrsquoargumentation Si le lieu est bien le fonds de reacuteserve ndash la citerne discursive ndash

de lrsquoargumentation il ne lrsquoest que comme le rassemblement preacutealable drsquoun divers de matiegraveres

ou de contenus en attente drsquoecirctre laquo judicativement raquo ordonnanceacutes Les actes du rassemblement

preacutealable de cette matiegravere et de lrsquoordonnancement de leur forme argumentative tombent

toujours dans deux opeacuterations irreacuteductiblement distinctes

Cette critique vise eacutevidemment le formalisme de la logique meacutedieacutevale lrsquoeacutevacuation

des probleacutematiques associeacutees aux fonctions inventives de la dialectique srsquoassociant toujours

avec la deacuteconstruction du mythe drsquoune deacuterivation purement formelle des arguments qui se

rattachent agrave la fondation drsquoune cause Mais par delagrave cette critique directe de la logique des

universiteacutes de son temps crsquoest encore Aristote lui-mecircme et le formalisme de son analytique

qui est viseacute

Or si le formalisme ndash ou si lrsquoon peut dire la preacutetention drsquoun scheacutematisme

formellement inventif ndash de la dialectique laquo scolastique raquo76 ne peut reacutesister agrave la rigueur de

lrsquoanalyse de la division des officii de la construction oratoire crsquoest avant tout parce que le

iudicatum nrsquoest jamais lui-mecircme qursquoune fonction formelle de controcircle ou drsquoeacutevaluation de la

conformiteacute des arguments aux diffeacuterents scheacutemas-types drsquoinfeacuterences deacutemonstratives Et cette

fonction de controcircle ndash seulement rectrice seulement seconde ndash ne saurait preacutetendre composer

en elle-mecircme une quelconque inventiviteacute nativement productrice Mecircme lorsque le iudicatum

se fait productif selon la signification que nous exposions plus haut cette productiviteacute nrsquoest

76 Dans ce cas comme dans drsquoautres le terme de laquo scolastique raquo nrsquoest pas pleinement approprieacute Non passeulement drsquoailleurs parce qursquoil confegravere une uniteacute artificielle agrave une peacuteriode historique de la penseacutee pour laquellela thegravese de cette uniteacute est toujours probleacutematique Mais surtout parce que ces dites critiques visent et atteignenten fait toujours drsquoabord lrsquoeacutedifice aristoteacutelicien lui-mecircme La critique que lrsquohumaniste adresse agrave cette preacutetendueinversion de lrsquoordre naturel de lrsquoinventio et du iudicatum peut bien comme le pense Marc Van der Poel dans satraduction des Ecrits sur la dialectique et lrsquohumanisme Paris Honoreacute Champion 1996 p 103 viser la theacuteoriede la consequentia comme on la trouve par exemple formuleacutee chez Ockham Mais elle srsquoorigine toujoursdrsquoabord dans la critique de la configuration mecircme de lrsquoOrganon aristoteacutelicien et dans lrsquoanteacuterioriteacute injustifieacutee desAnalytiques sur les Topiques

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toujours que celle drsquoune organisation ou drsquoune configuration infeacuterentielle seconde

organisation drsquoun agreacutegat drsquoideacutees drsquoabord reccedilus dans une inventio anteacuterieure La tacircche de

lrsquoexpansion mateacuterielle du discours et la tacircche de la mise en forme des infeacuterences doivent

donc par principe ecirctre toujours rigoureusement distingueacutees Et cette distinction doit encore

srsquoentendre aussi comme lrsquoanteacuterioriteacute stricte de la fonction inventive sur lrsquoanalytique formelle

anteacuterioriteacute des Topiques sur les Analytiques

La critique du formalisme de la dialectique classique se rattache directement agrave une

reacutepudiation plus large de la structure geacuteneacuterale du systegraveme des studia laquo scolastiques raquo Cette

reacutepudiation srsquoeacutenonce dans les termes classiques du constat drsquoune confusion des genres

laquo [Toutes les disciplines] se jettent comme des becirctes sauvages eacutevadeacutees de leurs cages sur leterrain qui revient de droit agrave leurs voisines il nrsquoy a pour ainsi dire rien qui ne soit apprisaujourdrsquohui en sa propre place77 raquo

La meacutetaphore de la clocircture et du territoire est eacutevidemment remarquable dans un

projet dialectique qui se rattache directement agrave lrsquointention drsquoune topologie ndash projet centreacute sur

lrsquoexposition drsquoune fonction inventive articuleacutee drsquoabord autour de la meacutethode des lieux Et la

tournure juridique (on notera notamment lrsquoinvocation du laquo ius raquo apregraves celle du iudicatum) de

cette meacutetaphore meacuterite encore drsquoecirctre signaleacutee Ici srsquoesquisse deacutejagrave en un sens le fil conducteur

du programme total de la dialectique drsquoAgricola refonder la dialectique agrave partir de lrsquoanalyse

de son office inventif crsquoest se munir aussi des principes de lrsquoeacutelaboration drsquoune leacutegislation

rigoureuse touchant agrave la distribution des clocirctures et des domaines propres aux diffeacuterents

studia Ainsi la reacuteforme de la dialectique sera notamment le lineacuteament du refus structurel de

lrsquoimmixtion de la physique dans la meacutedecine de la rheacutetorique dans le droit ou encore de la

meacutetaphysique dans la theacuteologie ndash autant drsquoexemples citeacutes plus loin par lrsquohumaniste frison78 Et

le refus de cette immixtion srsquoarrime encore structurellement ndash mais nous anticipons ici des

deacuteveloppements ulteacuterieurs ndash agrave un principe drsquo laquo eacuteconomie topique raquo de la matiegravere des discours

Ce mouvement discursif qui tend agrave deacutenoncer le caractegravere rhapsodique de

lrsquoagencement des sciences dans lrsquouniversiteacute du Moyen-Acircge tardif aura comme nous le

mentionnions deacutejagrave plus haut un eacutecho consideacuterable dans le cercle des discussions humanistes

du premier seiziegraveme siegravecle Lrsquoaccusation plus speacutecifique de la deacuteteinte meacutetaphysique de la

77 laquo Cum cuncta velut ferae caveis effractis in proximorum ius et fines irruerint nex quicquam ferme discaturhoc tempore suo loco raquo ibid 17978 laquo Sic iurisconsulti perplexa et involuta disputandi praecepta balbutiunt sic medicinae studia magna ex parteredacta sunt ad supervacuas instituto suo physices quaestiones sic physice mathematicas arripuit unde verbosailla est de maximo et minimo et de calculandi ut aiunt ratione iactaciohellip raquo ibid 179

53

theacuteologie79 influencera eacutevidemment encore Melanchthon qui en reprendra le thegraveme et les

arguments degraves son discours drsquoinvestiture agrave lrsquouniversiteacute de Wittenberg80 En ce sens lrsquoanti-

meacutetaphysique des Loci communes trouvera deacutejagrave dans le De inventione et au-delagrave de son

patronage lutheacuterien posteacuterieur lrsquoaccent laquo juridictionnel raquo de sa formulation Nrsquoinsistons pas

sur ce premier point Lrsquohistoire et lrsquoeacutenonceacute de la condamnation laquo agricolaienne raquo de la

laquo rhapsodie raquo des sciences sont globalement bien connus81 Il est plus essentiel pour nous de

tenter de la resituer ici dans ses ressorts conceptuels plus profonds

sect5 Statut et situation de la dialectique dans le systegraveme des sciences

Le deuxiegraveme chapitre du deuxiegraveme livre se propose de discuter plus en deacutetail la

question du domaine et de la porteacutee eacutepisteacutemique de la dialectique Cette discussion sera

lrsquooccasion pour Agricola drsquointroduire sa theacuteorie de la question (quaestio) de lrsquooratio ndash

centrale comme nous lrsquoannoncions briegravevement en introduction pour le programme geacuteneacuteral de

la reacuteforme humaniste des studia Quelle est donc la matiegravere de la dialectique De quel

domaine drsquoeacutetude la dialectique assume-t-elle la prise en charge Cette question initiale se

trouve drsquoabord reconduite au problegraveme de la nature formelle de la discipline la dialectique

est-elle un ars ou une facultas

laquo Quelques uns considegraverent la dialectique comme lrsquoun des arts tandis que drsquoautres lanomment une aptitude [facultas] speacutecifique raquo82

Agricola soutient que la dialectique est neacutecessairement un ars Cette affirmation est

supporteacutee par un double argument Le deuxiegraveme qui ne retiendra pas notre attention ici se

rattache agrave la discussion sur lrsquoutiliteacute pratique de la discipline Ce qui est une meacutethode

constitueacutee en vue de la reacutealisation drsquoune fin est un art Or la dialectique deacutelivre preacuteciseacutement

les preacuteceptes fondamentaux drsquoune meacutethode pour la construction des raisonnements Donc la

dialectique doit ecirctre leacutegitimement tenue pour un art au mecircme titre que les arts libeacuteraux ou

que les techniques dont la viseacutee est plus immeacutediatement pragmatique83 Le premier argument

79 laquo De theologia vero quid dicere oportet Cui si metaphysicen si physicen si dialecticen hodie demas nudamporro et destitutam et quae nomen suum tueri nequeat reddas raquo ibid 17980 De arte dicendi declamatio Eiusdem de corrigendis studiis sermo Beuttenbuumlller 196081 Et notamment expliqueacutee en deacutetail dans lrsquoouvrage de P Mack deacutejagrave reacutefeacuterenceacute82 laquo Dialecticen quidam ex artium genere voluerunt esse quidam facultatem quandam vocavere raquo ibid 19183 Voir ibid 191

54

doit nous retenir plus longuement Cet argument est reacutefeacutereacute agrave la fonction fondationnelle de la

dialectique au sein du reacuteseau des artes

laquo Il serait tout agrave fait inconvenant de rayer de la liste des arts justement celui qui est le guideet le pilier des autres et sans lrsquoaide duquel aucun ne pourrait prendre la mesure des frontiegraveres[fines] qui lui sont imparties84 raquo

Le sens de la fonction laquo archi-tectonique raquo de la dialectique ne revecirct plus ici la seule

signification drsquoun lineacuteament meacutethodologique ou formel Comme art du raisonnement ou

science du laquo discours droit raquo la dialectique est eacutevidemment fondatrice pour lrsquoeacutedifice

eacutepisteacutemique en cela drsquoabord qursquoelle fournit les premiers instruments de toute oratio et les

premiers scheacutemas formels de toute argumentation Mais ce nrsquoest plus cette seule signification

fondationnelle qursquoAgricola vise agrave deacutecrire ici La dialectique assume avant tout une dimension

fondatrice en tant qursquoelle prend pour tacircche de fixer les frontiegraveres ou drsquoassigner les territoires

respectifs de chaque discipline particuliegravere Vis-agrave-vis du systegraveme geacuteneacuteral des studia la

dialectique se voit donc confier une fonction originairement coordinatrice ou organisatrice

Crsquoest au sein de la dialectique que la distribution des reacutegions disciplinaires trouve lrsquoinstance

de sa premiegravere deacutecision En cela srsquoeacuteclaire deacutejagrave la porteacutee de la meacutetaphore juridique qui traverse

souvent plus ou moins expreacutesseacutements les discussions du De inventione sur la nature et le rocircle

de la science maicirctresse des disciplines oratoires si la dialectique assume une fonction

leacutegislatrice crsquoest moins celle drsquoune fonction seulement judicative (agrave lrsquoœuvre dans la sanction

des infractions formelles aux scheacutemas valides de raisonnement) que celle drsquoune assignation

ou drsquoune administration des territoires Et cette administration des territoires ndash ou la fixation

des fines de chaque studium ndash renvoie drsquoabord agrave lrsquoinventiviteacute de lrsquooratio et au reacuteseau de

preacuteceptes qui encadre son deacuteveloppement la meacutethodologie des loci argumentorum

La difficulteacute est alors de comprendre comment la dialectique tout en assumant cette

charge leacutegislatrice exteacuterieure peut en mecircme temps se situer concregravetement au sein mecircme de

lrsquoordre des artes dont elle deacutefinit la premiegravere coordination Reprenant la division classique de

la science (logique nature morale) heacuteriteacutee des stoiumlciens ndash dont le discours In laudem

philosophiae et reliquarum artium oratio exposera une preacutesentation systeacutematique ndash Agricola

situe la dialectique au sein de la classe geacuteneacuterale des disciplines qui visent agrave deacutefinir laquo les regravegles

du discours raquo

84 laquo Artem esse communis accepit opinio et artem disserendi vulgo dicimus hocque nomine editi de eainscribuntur libri eritque nimirum indignum artium eam excludere numero quae reliquarum dux sit et stabilitrixartium et sine cuius praesidio tueri fines suos reliquae non statis commode possint raquo ibid 191

55

laquo Certains arts se rapportent agrave la connaissance de la nature des choses drsquoautres agrave lacorrection [emendandam] de la vie humaine drsquoautres encore aux regravegles de discours et agravelrsquoexercice de la parole Il va de soi que la dialectique appartient agrave ce dernier groupe85 raquo

Lrsquoinscription de la dialectique au sein de la logique geacuteneacuterale est tout agrave fait dans

lrsquoordre de la longue tradition des deacutecoupages post-stoiumlciens des domaines des arts

Traditionnelle aussi la reacuteduction conseacutecutive de la science du discours au trivium composeacutee

par la conjonction de la grammaire de la dialectique et de la rheacutetorique86 Mais le principe

eacutevoqueacute pour justifier cette division ndash plus original ndash meacuterite au contraire drsquoecirctre releveacute Ce

principe se rattache agrave la distinction des trois composantes matricielles de lrsquoacte discursif

laquo Or pour chaque discours il y a trois facteurs qui doivent ecirctre releveacutees agrave savoir lrsquoorateurlrsquoauditeur et ce dont traite le discours Premiegraverement lrsquointention de celui qui parle doit ecirctreclaire deuxiegravemement lrsquoauditeur doit eacutecouter avec une attention favorable troisiegravemement cequi est dit doit ecirctre perccedilu comme plausible et vraisemblable 87 raquo

Agricola srsquoemploie agrave associer directement agrave la suite de cet extrait la laquo clarteacute de

lrsquointention raquo agrave lrsquooffice propre de la science grammaticale et la fonction de lrsquo laquo attention

favorable raquo agrave la discipline rheacutetorique Reste la troisiegraveme dimension du discours la matiegravere de

lrsquooratio et lrsquoexigence de plausibiliteacute qui lui est correacuteleacutee Cette ultime fonction est assigneacutee agrave la

discipline dialectique

laquo Par conseacutequent il semble que la dialectique peut reacuteclamer pour elle ce qui reste agrave savoirle fait de parler sur des bases plausibles de toute question possible sur laquelle on peut tenirun discours88 raquo

La dialectique trouve ainsi son lieu natif dans lrsquoespace des disciplines du trivium ni

assigneacutee agrave la subjectiviteacute du locuteur et aux regravegles de syntaxes sur lesquelles se laissent fonder

la clarteacute et lrsquointelligibiliteacute du discours ni adosseacutee agrave lrsquointention de tenir en haleine une

85 laquo Artium autem aliae ad naturas rerum cognoscendas aliae ad vitam hominum emendandam aliae ad orationisdicendique regulam pertinent huiusque generic dialecticen esse apparet raquo ibid 192 Cette division des artes serattache eacutevidemment agrave la division traditionnelle des stoiumlciens LrsquoEloge de la philosophie et des autres arts (Inlaudem philosophiae et reliquarum artium oratio) - dont une traduction franccedilaise reacutealiseacutee par Marc van der Poelest disponible dans le recueil sus-citeacute ndash comporte un deacuteveloppement deacutetailleacutee touchant agrave la question delrsquoarticulation des diffeacuterentes disciplines au sein du tout du savoir86 Voir ibid 19287 laquo Tria ergo constat in omni oratione esse oportere eum qui dicit eum qui audit et rem de qua habetur oratio tresque proinde in dicendo observationes ut percipi possit quid sibi velit qui dicit ut cupide audiat cui dicitur utprobabile sit habeaturque fides ei quod dicitur raquo ibid 19288 laquo Quod reliquum igitur est videbitur sibi dialectice vendicare probabiliter dicere de qualibet re quae deduciturin orationem raquo ibid 192

56

assembleacutee toujours potentiellement distraite la dialectique assume la prise en charge de la

chose-mecircme lrsquooratio en tant que telle et la plausibiliteacute de la thegravese qui srsquoy trouve professeacutee

Ce deacutecoupage des offices respectifs des diffeacuterentes disciplines de la logique appelle un certain

nombre de remarques importantes

a) Le trivium se confond pour Agricola avec le tout de la logique elle-mecircme (au

sens stoiumlcien de la meacutethode) Cette identification preacutepare le terrain pour lrsquointeacutegration

rigoureuse de lrsquoanalytique (lrsquoeacutetude formelle des infeacuterences) dans le champ de lrsquoextension

originaire de la discipline dialectique Cette assimilation nrsquoest pas ndash formellement ndash propre agrave

lrsquohumaniste Mais le sens que notre auteur lui confeacuterera par la suite est par contre tout agrave fait

nouveau

b) Lrsquoapparence formelle drsquoune reacutepartition eacutequilibreacutee des champs respectifs des

disciplines du trivium en fonction des diffeacuterents offices de lrsquoart oratoire ne doit pas masquer

lrsquoeacutevidence drsquoune preacutegnance principielle de la discipline dialectique La grammaire se voit ici

amarreacutee agrave une dimension essentiellement neacutegative et preacuteparatoire il srsquoy agit seulement de

garantir lrsquointelligibiliteacute de lrsquoexpression de lrsquointention subjective drsquoun locuteur Quant agrave la

rheacutetorique son extension est strictement reacuteduite agrave une fonction ornementale Bien loin drsquoecirctre

lrsquoantistrophe89 de la dialectique pour la sphegravere des discours publics elle ne garantit que la

bonne reacuteceptiviteacute de lrsquoauditoire agrave un discours qui est deacutejagrave en soi ndash et en dehors du champ

drsquoactiviteacute rheacutetorique ndash preacutealablement constitueacute comme oratio creacutedible Autrement dit la

construction de la creacutedibiliteacute du discours creacutedible tombe toujours en dehors de sa sphegravere

drsquoactiviteacute A cette rheacutetorique ne revient donc plus que la maigre tacircche de laquo retenir lrsquoattention raquo

ou de laquo captiver un auditoire raquo dont lrsquoeacuteventualiteacute de la conviction et la possibiliteacute de

lrsquoadheacutesion ne deacutependent de toute faccedilon pour lrsquoessentiel que du contenu interne ndash et donc non

rheacutetorique ndash du discours Crsquoest en ce sens que la dialectique ndash qui seule fonde cette creacutedibiliteacute

en question ndash est bien la piegravece maicirctresse de la logique toute entiegravere

c) Crsquoest encore tregraves traditionnellement en un sens ndash et du moins en apparence ndash que

la dialectique se trouve assigneacutee au champ du discours plausible ou probable (probabiliter)

Toutefois cette assignation doit ecirctre resitueacutee dans le contexte theacuteorique original qui est celui

de la theacuteorie oratoire drsquoAgricola la probabiliteacute du discours signifiant moins ici lrsquoincertitude

des preacutemisses sur lesquelles se fondent lrsquoargumentation de la thegravese deacutefendue90 que la simple89 laquo La rheacutetorique est lrsquoantistrophe de la dialectique car lrsquoune et lrsquoautre portent sur des matiegraveres qui ndash eacutetantcommunes drsquoune certaine faccedilon agrave tout le monde ndash sont de la compeacutetence de tout un chacun et ne relegraveventdrsquoaucune science deacutelimiteacutee raquo Arisote Rheacutetorique trad P Chiron Paris GF 2007 90 Comme dans la tradition post-aristoteacutelicienne fidegravele agrave la deacutefinition de la dialectique consigneacutee dans lesTopiques voir plus haut note 19

57

possibiliteacute pour cette thegravese drsquoecirctre deacutebattue ou disputeacutee Or la logique disputatoire de lrsquooratio

tire sa matrice de sa racine questionnante ndash cest-agrave-dire de la fondation ou de lrsquoimpulsion du

discours dans une question probleacutematique Cette possibiliteacute du deacutebat eacutenonce donc drsquoabord

lrsquoengendrement du discours dans le surgissement drsquoune question En sachant que ce

surgissement questionnant est co-extensif agrave la logique de la construction de toutes les formes

possibles drsquooratio ndash y compris donc de ses formes speacutecifiquement scientifiques ndash crsquoest par lagrave

lrsquoeacutedifice total des studia qui se trouve finalement lui-mecircme reacutefeacutereacute agrave la logique du discours

probable

sect6 Clocircture de la quaestio et juridiction dialectique des domaines des artes

La thegravese drsquoun enracinement de toute oratio dans lrsquoa priori de la question est heacuteriteacutee

directement des theacuteories rheacutetoriques classiques et notamment de lrsquoInstitutiones Oratores de

Quintilien91 Lrsquoanalyse plus preacutecise de cet enracinement ndash et lrsquoinventaire des diffeacuterents genres

et subdivisions des questions discursives qui srsquoy rattache ndash srsquoexpose entre les sixiegraveme et

quatorziegraveme chapitres du deuxiegraveme livre du De inventione Lrsquoabondance formelle du

traitement de ce thegraveme ndash qui occupe tout de mecircme agrave lui seul neuf chapitres de lrsquoouvrage ndash

suffit deacutejagrave agrave teacutemoigner de sa preacutegnance au sein du programme dialectique drsquoAgricola La

discussion de la quaetio92 srsquoorigine dans lrsquoinvestigation initiale sur la matiegravere de la

dialectique Reprenant en cela les analyses preacuteceacutedentes ndash dont nous avions eacutebaucheacutes plus haut

les grands contours ndash notre auteur affirme au sujet de cette materia

laquo Afin que personne ne se laisse induire en erreur par lrsquoambiguiumlteacute de ce mot je veux signalerque par laquo matiegravere des arts raquo on veut dire parfois ce qui est enseigneacute par les arts ce dont lesarts srsquooccupent Dans le livre preacuteceacutedent nous avons dit qursquoon parle aussi dans ce cas delaquo sujet raquo [subiectum] Ainsi nous pouvons nommer comme matiegravere de la dialectiquelrsquoargumentation selon la coutume ou comme je le preacutefegravere moi-mecircme le discoursplausible93 raquo

91 Voir notamment le onziegraveme chapitre du troisiegraveme livre des Institutions oratoires Paris Belles Lettres 197592 Nous laisserons globalement intraduit le terme laquo quaestio raquo qui dans son acception laquo agricolaienne raquo renvoie agraveune connotation seacutemantique plus proche de celle du terme laquo problegraveme raquo ou laquo probleacutematique raquo y compris en un‒sens scolairement dissertatoire ndash que du terme franccedilais laquo question raquo En revanche nous pourrons parler delaquo point de deacutepart questionnant raquo ou de laquo questionnement raquo termes dans lesquels affleurent deacutejagrave plus nettement‒la coloration et la tension probleacutematiques93 laquo Ne quem fallat autem nominis huius ambiguitas illus admonitum velim materiam artium quandoque dici idquod artibus docetur et circa quod versatur cura consideratioque illarum quod et subiectum vocari priore librodiximus Sic materiam dialectices possumus dicere argumentationem ut plerique vel ut nos dictionemprobabilem raquo Agricola op cit 206

58

La materia des artes doit ecirctre identifieacutee avec ce que lrsquoeacutepisteacutemologie post-

aristoteacutelicienne dans la ligneacutee des discussions des Seconds Analytiques nommait le

laquo subjectum raquo des eacutetudes Le subjectum est nous le savons94 le domaine ou la reacutegion de

lrsquoeacutetant dont les disciplines particuliegraveres prennent en charge lrsquoinvestigation Avant drsquoecirctre un

champ ou une reacutegion seulement discursifs le subjectum est donc ndash du moins selon lrsquoacception

communeacutement admise au sein de cette tradition eacutepisteacutemologique issue drsquoune genegravese

aristoteacutelicienne ndash drsquoabord un domaine objectif de reacutealiteacutes une sous-division ou une

segmentation de lrsquoEtre lui-mecircme En cela le subjectum des sciences se confond aussi avec le

genre fondamental (mineacuteral animal mobiles eacuteternels etc) dont il incombe aux diffeacuterentes

studia de deacutecrire les espegraveces de formaliser les lois etc Un systegraveme des arts est complet

lorsque toutes les sous-divisions geacuteneacuteriques de lrsquoEtre ont eacuteteacute assigneacutees agrave une science unique

(la physique pour le genre des mobiles la cosmologie pour le genre des mobiles eacuteternels la

psychologie pour lrsquoeacutetude de lrsquoanimeacute etc)

Nous savons qursquoen ce sens la scientificiteacute de disciplines comme la meacutetaphysique ou

la dialectique eacutetait probleacutematique et deacutebattue95 A ces sciences ne reviennent aucun subjectum

qui puisse garantir lrsquouniteacute drsquoun parcours investigatif En quel sens peuvent-elles ecirctre degraves lors

encore situeacutees au sein de lrsquoeacutedifice des studia Peut-on encore qualifier de laquo sciences raquo sans

eacutequivoques et au mecircme titre que les sciences des genres particuliers de lrsquoeacutetant une discipline

strictement instrumentale et preacuteparatoire comme la dialectique ou une science reacutesolument

geacuteneacuterale et fondatrice comme la meacutetaphysique Crsquoest de ce type de questions ndash longuement

disputeacutees au sens des faculteacutes de theacuteologie mais aussi dans la meacutetaphysique ou dans la

dialectique meacutedieacutevale ndash qursquoAgricola heacuterite pour sa preacutesente enquecircte De cette tradition encore

Agricola recevra le tissu mosaiumlque drsquoun systegraveme drsquooutillage conceptuel ndash quaestio materia

subiectum studium scientia doctrina ndash dont la signification et les modes drsquoentrelacements

natifs se verront profondeacutement alteacutereacutes sous le geste reacuteformateur de lrsquohumaniste

Pour deacutecouvrir la matiegravere de la dialectique il faut tenter de la deacuteriver de son office

propre La matiegravere srsquoidentifiera ainsi au laquo mateacuteriau avec lequel lrsquoeacutetude consideacutereacutee essaie

94 A ce sujet la reacutefeacuterence de toute la tradition de lrsquoeacutepisteacutemologie meacutedieacutevale est eacutevidemment le vingt-huitiegravemechapitre du premier livre des Seconds Analytiques drsquoAristote (chapitre inclus dans la cinquiegraveme section) Cechapitre traite en deacutetail du problegraveme de lrsquouniteacute ndash et pouvons-nous dire dans une conceptualiteacute impropre maisopeacuterante du principe de clocircture ndash drsquoune science La bregraveve esquisse que nous peignons ici de la theacuteoriearistoteacutelicienne est eacutenonceacutee dans un vocabulaire volontairement scolastique crsquoest agrave partir de cette traditionqursquoAgricola engage la preacutesente discussion95 On peut se reacutefeacuterer par exemple ndash mais ces quelques renvois sont arbitraires tant les eacutetudes agrave ce sujet sontnombreuses ndash agrave lrsquoeacutetude de la deacutefinition thomiste de la meacutetaphysique dans JF Courtine Suarez et le systegraveme dela meacutetaphysique Paris PUF 1990 Pour lrsquoenquecircte touchant au problegraveme de la scientificiteacute de la meacutetaphysique ndashenquecircte meneacutee agrave sa racine aristoteacutelicienne - signalons encore le classique ndash et controverseacute - ouvrage de PierreAubenque Aristote et le problegraveme de lrsquoecirctre Paris PUF 1962

59

drsquoexeacutecuter sa tacircche96 raquo Cette tacircche dans le cas de la dialectique crsquoest ndash nous lrsquoavons vu ndash la

construction drsquoarguments plausibles pour un discours quelconque Agricola nous dit encore agrave

ce sujet

laquo Tout ce dont on peut parler drsquoune maniegravere ordonneacutee (laquo ordine raquo) et fiable (laquo fides raquo)relegraveve de la matiegravere de la dialectique97 raquo

La matiegravere de la dialectique inclut donc en elle-mecircme lrsquoextension totale des matiegraveres

virtuelles de tout discours meacutethodique ordonneacute et prononceacute en vue de la conviction

(laquo fides raquo) drsquoun auditeur Quel est le principe drsquouniteacute et de deacutelimitation de cette extension

Quel critegravere unifiant permet de deacutelimiter dans le divers des locutions la structure drsquoun

discours meacutethodique ndash drsquoun discours arrangeacute selon un ordo Ce principe unificateur crsquoest

celui de la quaestio

laquo Si nous voulons nommer tout cela drsquoun seul mot ce nrsquoest pas si difficile que cela En effetlorsque nous essayons de convaincre en rapport avec quelque sujet que ce soit il estneacutecessaire que ce sujet soit conccedilu comme reacutecusable ou probleacutematique Car personne neprend une question eacutevidente comme sujet drsquoenseignement [docendam] [hellip] Et bien tout cequi est avanceacute comme quelque chose de reacutecusable on lrsquoappelle question et la question estdonc la matiegravere de la dialectique98 raquo

Lrsquouniteacute et la clocircture du discours meacutethodique ndash cest-agrave-dire nous le verrons aussi de

lrsquoenseignement lui-mecircme ndash se construit autour de lrsquouniteacute du principe questionnant Tout

discours et toute disputatio sont toujours motiveacutes et animeacutes dans leurs deacuteveloppements natifs

et dans leurs eacuteconomies internes par la matrice drsquoun problegraveme preacutealable Ce problegraveme ndash la

quaestio ndash constitue agrave la fois la matiegravere premiegravere de lrsquoeacutelaboration de lrsquooratio et le principe de

la clocircture de sa sphegravere drsquoextension Le discours ordonneacute (laquo ordine raquo) auquel Agricola fait

reacutefeacuterence ici nrsquoest en cela jamais rien drsquoautre que le deacuteveloppement controcircleacute drsquoune matiegravere

articuleacutee autour drsquoun problegraveme initial Or le tout des laquo discours ordonneacutees raquo crsquoest aussi

lrsquounivers oratoire inclusif des enseignements (laquo docendam raquo) estampilleacutees au sein des

diffeacuterents artes du systegraveme du savoir Par lagrave crsquoest le subiectum de la science elle-mecircme qui se

trouve reconduit agrave lrsquouniteacute du principe inaugural du questionnement La sphegravere drsquoautoriteacute de la

science devient par le geste theacuteorique de notre humaniste co-extensive au jaillissement drsquoune

96 laquo Dicimus materiam artium id in quod opus suum explicant raquo ibid 20697 laquo Omne igitur id de quo ordine apteque ad fidem dici potest id erit dialectices materia raquo ibid 20698 laquo Quod si uno nomine complecti volemus haud erit difficile De quocunque enim fidem conamur facere idnecesse est accipi tanquam dubium incertumque sit Nem enim rem apertam quatenu est aperta sumitdocendam sed ut contendi de ea et ambigi possit Quicquid autem tanquam dubitatum in medum profertur idvocant quaestionem erit ergo quaestio materia dialectices raquo ibid 207

60

probleacutematique Ce nrsquoest donc pas dans le champ total de lrsquoEtre donneacute dans une expeacuterience

inaugurale que le systegraveme des studia peut puiser le premier principe de ses deacutemarcations

internes ou la distribution des territoires respectifs de ses diffeacuterentes disciplines LrsquoEtre

consideacutereacute dans lrsquoabstraction drsquoune ontologie substantialiste ndash et la suite de notre eacutetude y

insistera davantage ndash ne fournit que le divers de matiegraveres isoleacutees et en soi indiffeacuterentes agrave la

dynamique immanente de lrsquoenchaicircnement oratoire Lrsquoeacuteconomie substantialiste de ce divers ne

saurait jamais coiumlncider avec lrsquoeacuteconomie relationnelle de la question

sect7 La quaestio contre le genus la refondation oratoire du subjectum des sciences

La question est la mise en cause la mise en jeu drsquoune relation possible le chreacutetien

peut-il faire la guerre Lrsquohomme peut-il se sauver par ses propres ressources Lrsquoacircme peut-

elle subsister agrave la corruption du corps Lrsquohomme irresponsable peut-il ecirctre condamneacute Lrsquoa

priori motivationnel du studium nrsquoest rien drsquoautre que la sphegravere des matiegraveres constitueacutees et

rassembleacutees dans et par lrsquoengendrement primitif drsquoune quaestio ndash cest-agrave-dire dans et par le

surgissement drsquoun rapport drsquoune connexion ou drsquoune relation examineacutes La doctrine ndash

Agricola ne parle pour le moment encore que du laquo docendam raquo de lrsquoacte enseigner ndash se

constitue toujours sur fond de cet a priori questionnant Par lagrave encore le simple quid sit de

la tradition de lrsquoeacutepisteacutemologie scolastique ne saurait ecirctre pour lui-mecircme tenu comme un

principe valide de lrsquoencadrement drsquoune investigation theacuteoreacutetique Lrsquouniteacute de la science ne se

referme jamais sur lrsquouniteacute du parcours descriptif drsquoun genre fondamental de lrsquoEtant Lrsquoecirctre-

donneacute du genre ou le pur quid sit pointeacute en direction drsquoune notion commune (qursquoest-ce que

lrsquoanimal qursquoest-ce que les corps ceacutelestes ) ne peut jamais ndash par principe ndash fournir un critegravere

reacutesolument motivationnel ou une source deacuteterminante pour le deacuteveloppement drsquoune matiegravere

discursive Si lrsquouniteacute du genre deacutelimite bien neacutegativement ndash et pour ainsi dire laquo apregraves coup raquo ndash

le champ propre drsquoune sphegravere de discours il nrsquoimpulse pour autant aucune orientation

susceptible drsquoactiver ou de baliser drsquoavance lrsquoinventiviteacute oratoire Si le genre est en un sens

leacutegislateur il est donc en mecircme temps toujours aussi inopeacuterant

Ce nrsquoest pas de la rencontre empirique avec ce genus mais de lrsquoinflation initiale drsquoun

problegraveme que srsquoorigine par essence le fond de lrsquoentreprise scientifique Quel rocircle demeure

alors imparti agrave la dialectique au sein de cette rhapsodie de questionnements La richesse et la

diversiteacute des arts ne sont-ils pas par delagrave le geste de cette reacuteduction de la materia agrave la

61

quaestio purement et simplement fondus dans la seule dialectique Agricola nrsquoignorait pas

cette difficulteacute

laquo Si maintenant les arts pris seacutepareacutement raisonnent agrave partir de bases plausibles sur les chosesqui relegravevent de leur domaine quelle place reste-t-il alors agrave la dialectique pour parler detoutes ces questions Autrement dit pourquoi est-il neacutecessaire de traiter tous les artsseacutepareacutement et de disperser notre attention si la tacircche qursquoils discutent peut ecirctre accomplie parla dialectique toute seule 99 raquo

Pour rendre raison de la difficulteacute de la coexistence de la dialectique ndash comme

science de la question ndash et des artes speacutecifiques ndash comme science des questions particuliegraveres -

Agricola fera retour notamment dans le septiegraveme chapitre de notre section agrave lrsquoeacutebauche drsquoune

bregraveve geacuteneacutealogie du savoir Dans le progregraves graduel des arts les disciplines se ramifient et

srsquoeacutemancipent de leur communauteacute ou de leur indistinction originaire agrave mesure que la

connaissance gagne en preacutecision et en positiviteacute100 Ainsi naicirct la distinction entre une science

des principes meacutethodologiques et formels ndash la dialectique qui guide le progregraves du savoir dans

ses procegraves argumentatifs et raisonnants ndash et des sciences des deacuteveloppements positifs des

diffeacuterentes matiegraveres questionnantes Si la dialectique comme nous lrsquoavons dit est la science

de la quaestio ce nrsquoest donc pas comme science de la reacutesolution de toutes les quaestiones

possibles mais seulement en tant que science de la forme questionnante Crsquoest cette forme

questionnante qui srsquoinscrit dans la structure commune de toutes les questions virtuelles Par lagrave

encore la dialectique peut-ecirctre dite science de laquo lrsquoecirctre-question raquo de la question ou science

de la probleacutematiciteacute du problegraveme

En tant que la forme de lrsquoenseignement est lieacutee par une connexion intime avec le

discours articuleacute autour drsquoune quaestio oratoire la dialectique se laisse encore indiquer deacutejagrave

dans ses bregraveves esquisses comme la science formelle de la construction de toute structure

doctrinale Il nous reste agrave comprendre le sens preacutecis de cette reacuteduction de lrsquooratio agrave

lrsquoenseignement au docere et par lagrave encore agrave la doctrine elle-mecircme Il nous reste agrave ressaisir

aussi la nature concregravete du mateacuteriau ou de la meacutethode par lequel la matiegravere oratoire se voit

deacuteveloppeacutee agrave partir drsquoune quaestio inaugurale Ces deux mouvements nrsquoen font qursquoun ils se

conjoignent dans la theacuteorie laquo fiduciaire raquo de lrsquoargumentation dialectique ndash theacuteorie dont les

99 laquo Quim singulae ergo de his rebus quas profitentur probabiliter dicant quid iam loci dialecticae de omnibusrebus dicendi relictum erit Aut quid opus est per omnes ire nos diripique artes si quod cunctae pollicenturpoterit dialectice sola praestare raquo ibid 207100 Voir ibid 207 et lrsquoanalyse du progregraves de la connaissance notamment dans le domaine de la description de lavie

62

fondements natifs srsquoeacutenoncent degraves les premiegraveres lignes du traiteacute drsquoAgricola Crsquoest aux

premiegraveres lignes de ce traiteacute que nous devons donc faire retour

sect8 Office du discours et primat du docere lrsquoindex doctrinal de lrsquooratio

Lrsquointroduction du De inventione ndash introduction incluse dans le premier livre de

lrsquoouvrage ndash srsquoouvrait drsquoembleacutee sur lrsquoaffirmation de la preacutegnance de la fonction didactique de

lrsquooratio (vis-agrave-vis notamment de ses fonctions passionnelles et laquo deacutelectatives raquo movere

delectare) Il ne faut pas interpreacuteter lrsquoideacutee de cette preacutegnance dans le sens drsquoune primauteacute

exclusive de la porteacutee seulement speacuteculative ndash et en cela aussi improductive ndash du discours

oratoire Comme nous le verrons le docere drsquoAgricola est doueacute drsquoune opeacuterativiteacute ndash et drsquoune

opeacuterativiteacute reacutesolument pratique ndash speacutecifique et immeacutediate En cette efficience de

lrsquoenseignement sont en un sens deacutejagrave virtuellement incluses et subordonneacutees toutes les

productiviteacutes propres aux autres fonctions discursives Lrsquoeacutenonceacute de cette thegravese se voit formuleacute

sous la radicaliteacute drsquoune quantification universelle

laquo Un discours [oratio] quelconque eacutelaboreacute sur quelque sujet que ce soit et drsquoailleurs touteconversation [sermo] par laquelle nous exprimons les penseacutees de lrsquoesprit semblent avoirpour fonction propre et premiegravere drsquoenseigner [doceat] quelque chose agrave celui qui eacutecoute101 raquo

La geacuteneacuteraliteacute ndash et aussi une certaine indeacutetermination ndash de la porteacutee de la preacutegnance

du laquo doceat raquo se marque au triple usage des quantificateurs laquo quaecunque raquo laquo quaque raquo et

laquo omnisque raquo Cette geacuteneacuteraliteacute nous permet de saisir par avance lrsquoextension implicite

qursquoAgricola confegravere ici au terme classique drsquolaquo oratio raquo ndash et par lagrave au champ de validiteacute de la

dialectique elle-mecircme Lrsquooratio latine de Ciceacuteron ou de Quintilien en eacutecho avec ses

ascendances dans la rheacutetorique grecque (le λόγος des orateurs) entendait drsquoabord deacutesigner les

modes publics et preacuteciseacutement laquo oratoires raquo drsquoun discours prononceacute devant une assembleacutee (et

notamment une assembleacutee judiciaire)102 Ici la fonction didactique couvre non seulement le

101 laquo Oratio quaecunque de re quaque instituitur omnisque adeo sermo quo cogitata mentis nostrae proferimusid agere hocque primum et proprium habere videtur officium ut doceat aliquid eum qui audit raquo ibid 1102 Voir par exemple Quintilien op cit Ciceacuteron par exemple dans son De inventione oratoria et De oratore ou encore lrsquoanonyme mais influente Rhetorica ad herennium Evidemment cette conception laquo publiciste raquo delrsquooratio est directement lieacutee au tour rheacutetorique des analyses oratoires de nos deux auteurs Mais ce fait invalidemoins le sens de notre remarque qursquoil lui en confegravere une nouvelle porteacutee ce qui est remarquable crsquoestpreacuteciseacutement qursquoAgricola eacutetende agrave lrsquoensemble de lrsquooratio ndash compris comme simple laquo acte de parole didactique raquo -des thegravemes et des concepts qui ne relevaient ordinairement que du seul champ de la rheacutetorique

63

champ du discours oratoire traditionnel mais encore laquo tout propos par lequel nous formulons

nos penseacutees raquo (laquo hellipomnisque adeo sermo quo cogitata mentis nostrae proferimus raquo)

Dans toute la suite du texte lrsquolaquo oratio raquo drsquoAgricola deacutesignera indiffeacuteremment la

simple parole ndash comme acte pur de langage ou de locution ndash et le discours speacutecifiquement

rheacutetorique Cette indistinction obeacuteit eacutevidemment agrave la logique seacutemantique ordinaire de la

langue latine Mais les traiteacutes de rheacutetorique des lettres romaines classiques srsquoattachaient

plutocirct et notamment dans leur volet speacutecifiquement theacuteorique agrave eacuteviter lrsquoeacutequivociteacute usuelle de

la langue qursquoagrave assumer ou creuser lrsquoambiguiumlteacute du mot Cette extension lexicale est encore

remarquable si lrsquoon srsquoattarde quelque peu agrave lrsquoargumentation agrave laquelle Agricola se livre pour

justifier ce primat de lrsquooffice didactique dans lrsquousage du discours Cette justification suit

immeacutediatement lrsquoaffirmation citeacutee Elle se fonde sur la thegravese drsquoune co-extensiviteacute originaire et

fonctionnelle de lrsquousage de la parole et des faculteacutes de la raison laquo theacuteoreacutetique raquo

laquo Quel indice [indicium] plus sucircr et plus acceptable peut-on mentionner agrave ce propos sinon lefait que lrsquohomme eacutetant donneacute qursquoil est capable de raison et drsquoenseignement [ut rationisdocrinaeque capaci] est la seule de toutes les creacuteatures agrave qui Dieu le creacuteateur et le pegravere delrsquounivers ait donneacute le don de la parole et la faculteacute de srsquoexprimer Si donc un discours est lesigne [signum] des choses que celui qui parle conccediloit avec son entendement il est clair quecrsquoest la tacircche distinctive du discours de montrer et drsquoexpliquer ce dont il a pour objet drsquoecirctrele signe103 raquo

Lrsquoindice (laquo indicium raquo) de la preacutegnance de la fonction didactique de lrsquooratio crsquoest la

coiumlncidence et la simultaneacuteiteacute ndash qui ne peuvent ecirctre fortuites ndash drsquoun double monopole de

lrsquohomme drsquoune part sur la raison et la doctrine (laquo ut rationis doctrinaequehellipraquo) et drsquoautre part

sur lrsquousage de la parole (preacuteciseacutement deacutesigneacutee ici encore sous le geacutenitif laquo orationis raquo) Parole

et raison sont les deux apanages exclusifs et homologues par lesquels lrsquohumain se diffeacuterencie

des autres vivants au sein du genre animal La copreacutesence de ces deux privilegraveges ne se laisse

expliquer qursquoagrave supposer une fonction originairement signitive et expressive de la parole vis-agrave-

vis de la forme de rationaliteacute dont il est question ici Le double-terme de laquo rationis

doctrinaque raquo exprime la conjonction appuyeacutee ndash et par lagrave encore la connexion visceacuterale ndash qui

lie la raison en question et lrsquoenseignement comme doctrine104 En lui se laisse indiquer aussi

103 laquo Cuius rei quod certius quis propiusque capiat indicium quam quod soli omnium animantium homini utrationis doctrinaeque capaci parens ille et autor rerum Deus loquendi atque orationis indulserit munus Quod siest signum rerum quas is qui dicit animo complectitur oratio liquet hoc esse proprium opus ipsius ut ostendatid atque explicet cui significando destinatur raquo op cit 1104 Voir Feacutelix Gaffiot Dictionnaire latin Hachette 1934 le laquo que raquo apposeacute en fin de mot nrsquoexprime passeulement une conjonction simple avec le terme preacuteceacutedent mais souvent aussi une conjonction appuyeacuteeinsistante ndash qui vire mecircme parfois au geacutenitif implicite Crsquoest cette interpreacutetation que nous retenons ici voir suiteougrave nous parlerons de raison doctrinale

64

quelque chose comme lrsquoaspect drsquoembleacutee theacuteoreacutetique dianoeacutetique ou laquo doctrinal raquo de cette

raison speacutecifiquement humaine Mais les cateacutegories classiques du laquo theacuteoreacutetique raquo ou du

laquo dianoeacutetique raquo ne rendent pas pleinement justice agrave la signification intime de lrsquoexpression

convoqueacutee La ratio en jeu ici crsquoest une ratio qui est drsquoembleacutee homogegravene agrave la forme de

lrsquoenseignement ndash une laquo rationaliteacute doctrinale raquo ndash une raison laquo mise en forme raquo de doctrine

une raison configureacutee doctrinalement Si donc la ratio est toujours incluse dans son couple

ratio doctrinaque ndash et qursquoelle renferme par lagrave une conjonction et un mode de rapport agrave un

certain enseignement actif et productif en elle la parole (laquo oratio raquo) qui est le signe

(laquo signum raquo) de nos penseacutees et de nos conceptions doit aussi se saisir comme la monstration et

comme lrsquoexplication (laquo ostendat id atque explicet raquo) didactique de cette ratio Ces quelques

commentaires sur les premiegraveres lignes tregraves denses du De inventione doivent ecirctre compleacuteteacutes par

les remarques suivantes

a) Si la fonction expressive ou signitive par laquelle se deacutefinit ici la parole semble

srsquoinscrire dans la logique drsquoune certaine conception psychologiste de lrsquoacte de parole ndash

logique drsquoune conception qui deacutefinit le discours comme le signe ou lrsquoexpression drsquo laquo eacutetats

mentaux raquo ou drsquo laquo eacutetats internes raquo du locuteur cette premiegravere apparence doit ecirctre invalideacutee ndash

ou du moins tregraves nettement nuanceacutee ndash par la dimension eacuteminemment et irreacuteductiblement

objective du signifieacute en question la ratio crsquoest bien certes une proprieacuteteacute ou une disposition

propre de lrsquohumain mais crsquoest en mecircme temps aussi une disposition qui renferme par essence

le rapport agrave une objectiviteacute absolument consistante ratio doctrinaque raison et doctrine

raison de la doctrine

b) La fonction didactique ne trouve donc pas son contexte opeacuteratoire dans la

transposition du signifieacute au signe mais dans une raison qui est deacutejagrave configureacutee drsquoavance par

son rapport agrave la figure doctrinale Lrsquooratio tire donc sa didacticiteacute drsquoune doctrinaliteacute a priori

constitutive de la raison Cette didacticiteacute ne saurait ainsi se constituer dans une opeacuteration que

lrsquoacte locutoire assumerait en propre Lrsquooratio en tant qursquooratio est moins opeacuteratoire que

seulement ostensive en cela consiste preacuteciseacutement sa nature drsquoecirctre signe Dit encore

autrement lrsquoenseignement ne srsquoorigine pas drsquoabord dans une activiteacute immanente au discours

mais lrsquoenseignement comme acte drsquoenseigner nrsquoest que la monstration drsquoun enseignement

(substantif) laquo deacutejagrave lagrave raquo dans laquo la raison doctrinale raquo

c) Lrsquooratio est co-extensive au doublet ratio doctrinaque et par lagrave aussi au domaine

de lrsquohumain lui-mecircme Lrsquoaffirmation de la preacutegnance de la fonction didactique se rattache

donc drsquoembleacutee au geste drsquoune extension lexicale majeure par laquelle lrsquoassignation du terme

65

laquo oratio raquo ne se trouve plus cloisonneacutee dans le domaine strict de la rheacutetorique mais deacutesigne de

maniegravere tregraves geacuteneacuteral lrsquoacte de locution lui-mecircme (pourvu seulement que cet acte soit

conforme agrave sa fin cest-agrave-dire agrave sa nature de signe ndash donc qursquoil teacutemoigne de la raison

doctrinale)

sect9 Lrsquoincorporation dialectique du movere et du delectare

Le docere apparaicirct ainsi deacutejagrave comme le principe de clocircture constitutif de la sphegravere de

lrsquoinvestigation dialectique Ni seulement technique du discours prononceacute devant une

assembleacutee105 ni seulement art des argumentations articuleacutees autour de preacutemisses

probables106 la dialectique va tendre agrave se confondre avec la science du docere lui-mecircme

science didactique science de lrsquoacte drsquoenseigner mais aussi nous lrsquoavons vu science du

docere dans sa forme substantive et dans son homogeacuteneacuteiteacute native agrave la rationaliteacute elle-mecircme

science de lrsquoenseignement et de ses formes possibles ndash bientocirct par lagrave encore science de la

doctrine elle-mecircme

Cette preacutegnance de la fonction didactique du discours ndash au sens que nous venons

drsquoexpliciter ndash srsquoaffilie agrave la thegravese du caractegravere secondaire et deacuteriveacute du movere et du delectare

Dans la rheacutetorique de Quintilien (Institutiones oratoriae) agrave laquelle Agricola fait

implicitement reacutefeacuterence dans cette introduction en mentionnant lrsquoautoriteacute de laquo maximis

autorum raquo les trois offices propres de lrsquooratio ne se trouvent jamais explicitement ordonneacutes

selon une eacutechelle drsquoimportance ou de valeur107 La diffeacuterence accessoire qui se fait jour entre

ces offices ne srsquoorigine que dans le fait drsquoune certaine spontaneacuteiteacute et drsquoune certaine intuitiviteacute

du docere Enseigner serait facile et instinctif et ne requerrait en cela qursquoune intelligence tout

agrave fait ordinaire Mais le movere ndash action par laquelle lrsquoorateur eacutemeut son auditoire ou le

transpose dans un eacutetat drsquoacircme souhaiteacute ndash et le delectare ndash par lequel lrsquoattention de la foule est

tenue constamment captive ndash seraient au contraire lrsquoapanage de certains laquo esprits eacuteminents ou

inspireacutes par les muses raquo (Agricola dit laquo hellipnon nisi summis et maiori quodam Musarum

afflatu instinctis contingere ingeniis108 raquo) Pour lrsquoauteur du De inventione il existe au contraire

une discrimination de principe entre les diffeacuterentes fonctions de lrsquooratio Le docere appartient

en propre agrave lrsquoessence du discours et assume donc un rang privileacutegieacute dans lrsquoordre des

theacutematisations de la science discursive A lrsquoinverse le delectare et le movere sont secondaires

105 Crsquoest la deacutefinition aristoteacutelicienne de la rheacutetorique voir Rheacutetorique op cit chap1106 Crsquoest la deacutefinition aristoteacutelicienne de la dialectique voir Topiques op cit chap1107 Quintilien op cit notamment livre XII chap II108 Agricola op cit 1

66

et accidentels Srsquoils accompagnent parfois lrsquooratio crsquoest toujours de maniegravere contingente et

seulement comme des effets deacuteriveacutes de sa fonction premiegravere A propos de la capaciteacute

drsquoeacutemouvoir et de distraire Agricola nous dit ainsi

laquo Je ne disconviendrai pas que ce sont lagrave [le movere et le delectare] des meacuterites importantsdrsquoune bonne maicirctrise de la parole et qursquoils accompagnent le discours Mais en veacuteriteacute ils sontplutocirct un eacuteleacutement secondaire et non pas veacuteritablement essentiel du discours (hellip) Pour lemoment il suffit de dire qursquoil est possible qursquoun discours enseigne sans eacutemouvoir ni plairemais agrave lrsquoinverse eacutemouvoir [movere] ou plaire [delectare] sans enseigner [docere] cela nrsquoestpas possible109 raquo

Srsquoil est possible qursquoun discours instruise ou enseigne sans eacutemouvoir ni distraire il

est en revanche inenvisageable qursquoun discours eacutemeuve ou laquo deacutelecte raquo sans se rattacher aussi agrave

la manifestation de quelque enseignement Mais cette primauteacute et ce reacutequisit principiel du

docere pour lrsquooratio srsquoeacutetendent-ils bien agrave toutes les formes de locutions existantes La porteacutee

de la preacutegnance du docere nrsquoest-elle pas au contraire restreinte par essence aux seuls types

de discours deacuteclaratifs ndash cest-agrave-dire aux discours qui renferment selon les termes

aristoteacuteliciens bien connus une fonction directement laquo apophantique raquo110 Agricola refuse

cette restriction en remarquant ndash contre la theacuteorie aristoteacutelicienne du partage entre logoi non

veacuteritatifs et logoi susceptibles drsquoecirctre vrais (apophantiques) ndash que la priegravere ou la question elles-

mecircmes contiennent toujours un enseignement implicite

laquo Lorsque quelqursquoun profegravere par exemple une priegravere ou une doleacuteance mais aussi lorsqursquoonpose des questions alors le reacutesultat est qursquoen premier lieu on instruit les auditeurs sur lanature de ce que lrsquoon deacutesire ou ce par quoi lrsquoon est tourmenteacute ou ce que lrsquoon veut savoirbien qursquoon donne lrsquoimpression drsquoavoir un autre but111 raquo

Aristote fondait preacuteciseacutement sa thegravese drsquoune speacutecificiteacute veacuteritative de lrsquoeacutenonceacute

deacuteclaratif sur lrsquoeacutevidence du caractegravere non-informatif ou non-instructif de la priegravere La reprise

109 laquo Nec sane infintias ivero esse ista praecipua bene dicendi praemia sequique orationem verum sequi veriusquam effici potiusque accessionem esse ipsius quam proprium opus (hellip) Hoc in praesentia dixisse sufficiatposse docere orationem ut non moveat non delectet movere aut delectare ut non doceat non posse raquo ibid 1110 Voir Aristote De lrsquointerpreacutetation chap IV [17a] Le fait que nous soyons contraints de circuler dans nosnotes de renvois dans la totaliteacute de lrsquoeacutedifice de lrsquoOrganon ndash il viendra bientocirct srsquoajouter aux Topiques auxSeconds Analytiques et au livre De lrsquointerpreacutetation les Cateacutegories et les Premiers Analytiques ndash suffit agraveteacutemoigner en faveur de notre thegravese selon laquelle Agricola bien loin de respecter lrsquoeacuteconomie usuelle dessciences aristoteacuteliciennes du discours tend plutocirct agrave concevoir le programme drsquoune reacuteforme complegravete delrsquoOrganon centreacute agrave partir de son point dialectique 111 laquo Itaque precantes conquerentes sed et interrogantes quoque quanquam aliud agere videntur hoc tamenprimum efficiunt ut discant audientes cuius desiderio teneantur quo urgeantur dolore quid sit quod scirevelint raquo ibid 1

67

de cet exemple dans lrsquoargumentaire drsquoAgricola comporte donc ici un eacutecho critique eacutevident

Questions et priegraveres enseignent et instruisent bien agrave leur maniegravere aussi lrsquoauditeur du discours

La speacutecificiteacute ou lrsquooriginaliteacute de cet enseignement tient alors seulement au fait que celui-ci

teacutemoigne moins drsquoun ensemble de choses ou de rapports reacuteels et exteacuterieurs que drsquoun ou de

plusieurs eacutetats internes du locuteur Ces eacutetats internes ce sont par exemple les deacutesirs de

savoir dans la question (laquo hellipcuius desiderio tenantur raquo) ou une requecircte un tourment ou un

souhait dans la priegravere (laquo hellipquo urgeantur dolores raquo)

sect10 La dialectique et le ministegravere de la fides la laquo surdeacutetermination raquo fiduciaire du lexique de la

preuve

Le docere se speacutecifie lui-mecircme en deux espegraveces fondamentales selon que lrsquooratio

prononceacutee vise seulement agrave expliquer quelque chose agrave lrsquoauditeur ou qursquoau contraire il

srsquoagisse drsquoabord de convaincre et de persuader

laquo Or notre enseignement ne vise parfois qursquoagrave exposer quelque chose agrave lrsquoauditeur tandis qursquoilsrsquoagit parfois de gagner sa foi112 raquo

La conviction srsquoeacutenonce ici dans le lexique de la fides Lrsquoemploi du terme est

reacutecurrent dans les premiegraveres pages du De inventione et peut paraicirctre surprenant au vu de la

conception globalement gnoseacuteo-centreacutee du discours que nous avons en partie caracteacuteriseacutee plus

haut Lrsquousage de ce lexique fiduciaire nrsquoest pas propre agrave Agricola Les textes classiques des

orateurs romains en sont tregraves largement satureacutes Le terme que nous avons retenu de la

tradition de la theacuteologie chreacutetienne sous la signification deacuteriveacutee de la foi religieuse est

employeacute couramment dans la langue latine selon cinq acceptions nettement distinctes bien

qursquoassocieacutees et relieacutees entre elles selon divers rapports de fondation113

a) la fides crsquoest en un premier sens la croyance la foi ou la confiance selon sa

signification psychologique traditionnelle La fides doit ainsi srsquoentendre comme une

disposition drsquoesprit un eacutetat mental par lequel nous sommes inclineacutes agrave donner notre adheacutesion agrave

un fait agrave une thegravese ou agrave un discours que nous tenons ainsi pour veacuteridiques Au sein de cette

premiegravere acception des nouvelles nuances seacutemantiques peuvent srsquoinsinuer pour ramifier la

112 laquo Docemus autem nonnumquam hoc tantum pacto ut intelligat auditor quandoque ut fiat illi fides raquo ibid1113 Ces bregraveves analyses sont inspireacutees du dictionnaire latin citeacute plus haut (Feacutelix Gaffiot ibid) Se rapporter agravelrsquoentreacutee laquo fides raquo agrave laquelle nous tentons seulement de donner ici un sens et une systeacutematiciteacute philosophique enrapport avec le contexte theacuteorique qui est celui drsquoAgricola

68

signification inaugurale en un faisceau de connotations deacuteriveacutees Une division ramifieacutee se

laisse notamment indiquer dans lrsquoopposition possible entre une connotation affective et une

connotation gnoseacuteologique de lrsquoadheacutesion en question La fides au sens de la croyance peut

ainsi se concevoir indiffeacuteremment comme une connaissance theacuteorique incertaine et admise ou

comme une certitude inteacuterieure drsquoorigine passionnelle visceacuterale ou affective Dans les deux

cas ce qui caracteacuterise en propre cette fides crsquoest qursquoelle est susceptible de degreacutes ndash donc

drsquoaccroissement ou de diminution

b) la fides crsquoest encore le creacutedit la fiabiliteacute ndash lrsquo laquo ecirctre-digne-de-foi raquo ndash qursquoune chose

renferme en elle-mecircme dans son rapport agrave un effet une action un eacutevegravenement ou une

ressource qursquoon attend drsquoelle qursquoelle produise opegravere ou nous apporte Ce creacutedit peut ecirctre

indiffeacuteremment attribueacute agrave un individu agrave une parole (comme une promesse) ou agrave un simple

objet naturel et mecircme artificiel Ainsi le pommier peut-il ecirctre dit fiable lorsqursquoil semble agrave

mecircme drsquoassumer les preacutetentions que nous pouvons leacutegitimement lui attribuer du fait de sa

nature intime en lrsquooccurrence sa capaciteacute agrave donner des pommes De la mecircme maniegravere un

individu sera qualifieacute de laquo fiable raquo lorsqursquoil agira conformeacutement agrave son rang social agrave ses

fonctions agrave ses annonces et promesses ou mecircme seulement lorsqursquoil satisfera les attentes et

espeacuterances que nous avions placeacutees en lui

c) la fides en un troisiegraveme sens crsquoest le substrat producteur la source ou la cause

de la confiance au premier sens Il srsquoagit ici encore drsquoune fiabiliteacute et drsquoun ecirctre digne de foi

mais selon une signification nettement distincte de la deuxiegraveme acception Ce sens de la fides

suppose lrsquoideacutee drsquoun agent exteacuterieur drsquoune fondation externe de la disposition drsquoesprit

fiduciaire individuelle caracteacuteriseacutee plus haut Ce sens de la fides se rencontre notamment dans

des situations au sein desquelles lrsquoindividu en question opegravere dans un contexte drsquoeacutechanges

drsquointeraction et notamment des situations discursives ou dialogiques La fides crsquoest ainsi ce

qui en premier lieu est geacuteneacuterateur ou efficient vis-agrave-vis de la croyance et de lrsquoadheacutesion de la

subjectiviteacute humaine ndash ce qui produit la foi ce par quoi la foi srsquoopegravere Cette fides peut ainsi

ecirctre un caractegravere propre au locuteur (comme lrsquoethos de la rheacutetorique aristoteacutelicienne)

lrsquoauthenticiteacute la sinceacuteriteacute la fideacuteliteacute etc mais aussi un eacuteleacutement externe une force ou une

opeacuterativiteacute incluses dans une proprieacuteteacute speacutecifique de ce en quoi nous adheacuterons la fiabiliteacute

drsquoune doctrine crsquoest lrsquoeacuteleacutement doctrinal qui nous motive agrave y adheacuterer la fiabiliteacute drsquoune parole

crsquoest ce qui en elle est cause de notre propension agrave y croire etc

d) la fides crsquoest aussi la foi jureacutee le serment lrsquoattestation par lesquels un locuteur

garantit ou jure la veacuteriteacute et la sinceacuteriteacute de ses propos Cette foi jureacutee a eacutevidemment une

signification et un statut drsquoabord juridiques et ce sens de la fides est donc aussi celui qui se

69

rencontre le plus freacutequemment dans la rheacutetorique judiciaire Le serment crsquoest drsquoabord la

promesse prononceacutee publiquement par le teacutemoin et lrsquoaccuseacute de restituer fidegravelement les faits

dont ils ont la connaissance Crsquoest avant tout en tant que la parole judiciaire est encadreacutee par

lrsquoeacutevegravenement locutoire de ce serment que le tribunal peut preacutetendre agrave ecirctre un lieu de veacuteriteacute

Mais ce sens de la fides srsquoeacutetend par delagrave le strict cadre juridique agrave toute parole qui promet

fideacuteliteacute ndash agrave tout engagement deacuteclareacute envers une cause une institution une personne ou une

doctrine En ce sens ougrave la proclamation de cette fides est ainsi un engagement lrsquoeacutenonceacute qui la

deacuteclare est drsquoembleacutee un eacutenonceacute performatif ndash eacutenonceacute engageant

e) La fides crsquoest enfin le patronage lrsquoassistance la protection sous laquelle nous

pouvons garantir la fiabiliteacute de notre engagement Ici encore crsquoest un certain sens de

lrsquoattestation qui preacutevaut ndash mais en ce sens preacutecis ougrave cette attestation est replaceacutee sous la

caution drsquoune autoriteacute exteacuterieure Crsquoest cette autoriteacute elle-mecircme qui devient fides Le dieu de

la citeacute peut ainsi ecirctre dit fides dans cette mesure ougrave la citeacute se trouve sous sa tutelle et sous son

patronage

Ces significations ne deacutefinissent pas une simple eacutequivociteacute mais construisent au

contraire une polyseacutemie reacutegleacutee114 autour du sens originaire de la garantie Bien qursquoeacutenonceacutee en

premier lieu dans notre liste preacuteceacutedente la laquo fides raquo au sens de conviction intime ou de

disposition inteacuterieure drsquoadheacutesion est sans doute seconde dans la logique seacutemantique du mot

Cette fides comme confiance ou croyance ndash selon la signification que nous lui reconnaissons

le plus spontaneacutement et notamment dans lrsquoacception theacuteologique du terme ndash ne peut en effet

se comprendre que comme lrsquoeffet et la conseacutequence deacuteriveacutee drsquoune fiabiliteacute drsquoune attestation

ou drsquoune garantie anteacuterieures Crsquoest parce qursquoil y a drsquoabord fiabiliteacute et garantie drsquoun discours

drsquoune personne ou drsquoune doctrine qursquoil peut seulement y avoir apregraves coup quelque chose

comme une confiance drsquoun sujet ou drsquoun auditeur Le sens de la fiabiliteacute est donc toujours

neacutecessairement premier dans lrsquoeacuteconomie logique du terme La laquo confiance raquo au sens

seulement subjectif ou psychologique du terme doit ainsi se concevoir comme la simple

reacuteceptiviteacute drsquoune objectiviteacute preacutegnante et preacutesupposeacutee ndash une fonction purement passive

drsquoaccueil drsquoun creacutedit exteacuterieur natif

sect11 Expositio et argumentatio

114 Sur le concept de laquo polyseacutemie reacutegleacutee raquo sur lequel nous aurons agrave revenir se reacutefeacuterer notamment agrave Paul RicoeurLe conflit des interpreacutetations Paris Seuil 1969 et P Ricoeur Du texte agrave lrsquoaction Paris Seuil 1986

70

Reprenons le commentaire de notre introduction Un certain type drsquoenseignement

avons-nous dit se contente drsquoexpliquer (laquo helliput intelligat auditorhellipraquo) les penseacutees du locuteur

lagrave ougrave un autre vise en outre agrave susciter la foi (laquo helliput fiat illi fideshellip raquo) Agricola ajoute encore

laquo Dans un cas [le simple deacuteveloppement] nous obtenons sa foi lorsqursquoil nous croitspontaneacutement et se met pour ainsi dire docilement agrave notre remorque Dans lrsquoautre caslorsqursquoil ne nous croit pas nous le convainquons et le tirons derriegravere nous raquo115

Qursquoil srsquoagisse drsquoexpliquer une doctrine ou de susciter la fides de lrsquoauditeur cette

derniegravere demeure donc bien dans tous les cas la viseacutee ou la fin centrale de lrsquooratio

Seulement dans un cas cette fides est spontaneacutement acquise ndash le discours est creacutedible par soi

(laquo hellipvel credenti et velut spontehellip raquo) dans lrsquoautre au contraire crsquoest cette foi mecircme qursquoil

srsquoagit de conqueacuterir dans le discours par delagrave la carence de creacutedibiliteacute intrinsegraveque de

lrsquoenseignement exposeacute Cette distinction dans le mode de geacuteneacuteration ou drsquoengendrement de la

fides dans lrsquoenseignement ndash geacuteneacuteration spontaneacutee drsquoune part engendrement construit de

lrsquoautre ndash configure lrsquoopposition matricielle de deux types drsquooratio lrsquoexpositio et

lrsquoargumentatio Cette opposition structure la logique propre de la construction de lrsquoensemble

de lrsquoouvrage Agricola nous dit ainsi

laquo Lrsquoun se produit dans une exposition [expositione] lrsquoautre a lieu au moyen drsquouneargumentation [argumentatione] Jrsquoappelle laquo exposition raquo un discours qui deacuteveloppe[explicat] seulement la penseacutee de celui qui parle sans utiliser de moyens pour susciter la foide lrsquoauditeur Une argumentation au contraire est un discours par lequel on veut convaincrequelqursquoun de la fiabiliteacute [fidem] de ce dont on parle raquo116

Lrsquoexpositio est la simple ostension ou expression de la penseacutee du locuteur (laquo hellip

solam dicentis mentemhellip raquo) La foi de lrsquoauditeur nrsquoest pas en jeu non pas qursquoelle soit

indiffeacuterente au propos mais plutocirct que comme nous lrsquoavons vu elle est deacutejagrave drsquoembleacutee et

spontaneacutement acquise Lrsquoargumentatio vise au contraire agrave susciter ou agrave geacuteneacuterer la fides de

celui qui eacutecoute (laquo hellipquo fides audienti fiathellip raquo) Ce qui srsquoengage dans lrsquoargumentation crsquoest

la preuve de la creacutedibiliteacute de ce qui est dit (laquo qua quis reihellip raquo) Quel est le sens du terme

laquo fides raquo dans ces lignes de lrsquointroduction du De inventione Dans les premiers cas le terme

de laquo fides raquo en tant que foi de lrsquoauditeur semble se rapprocher du sens psychologique

115 laquo Fidem facimus vel credenti et velut sponte sequentum ducimus vel pervincimus non credentem arquerepugnantem trahimus raquo Agricola op cit 2116 laquo Alterum expositione fit altermum argumentatione conficitur Expositionem voco orationem quae solamdicentis mentem explicat nullo quo fides audienti fiat adhibito argumentationem vero orationem qua quis reide qua dicit fidem facere conatur raquo ibid 2

71

ordinaire de la disposition mentale Cette foi crsquoest lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur agrave lrsquoenseignement

professeacute agrave lrsquooccasion du discours oratoire Mais la derniegravere occurrence du terme (laquo hellipfidem

facere conatur raquo) revecirct au contraire une signification proche de celle que nous avons exposeacutee

en troisiegraveme lieu dans la liste lexicale preacuteceacutedente Dans lrsquoargumentatio le locuteur ne se

contente pas drsquoexposer son enseignement mais vise agrave mettre en lumiegravere ou agrave exhiber ce qui

dans son enseignement est par soi creacutedible par soi fiable cest-agrave-dire par soi aussi

susceptible de fonder lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur Lrsquoargumentatio est donc bien encore le mode

de monstration ou drsquoostension drsquoun enseignement la dimension signitive ou expressive de

lrsquooratio nrsquoy disparaicirct pas Mais agrave la diffeacuterence de lrsquoexpositio lrsquoargumentatio ne se contente

pas de manifester la penseacutee nue de lrsquoorateur mais expose encore le fondement fiduciaire de

son contenu doctrinal117

En quel eacuteleacutement propre de lrsquooratio argumentative ce fondement fiduciaire trouve-t-il

son sol natif La fiabiliteacute de ce qui est exposeacute au doute nous dit Agricola ne peut exister en

soi mais doit ecirctre fondeacutee dans drsquoautres connaissances plus certaines

laquo Or il est un fait que la creacutedibiliteacute de ce qui est douteux ne peut exister en soi et que la foiconcernant toute chose doit ecirctre fondeacutee sur drsquoautres choses mieux connues dont on ne doutepas 118 raquo

Lrsquoargumentatio est ce mouvement fondationnel par lequel la fiabiliteacute ndash cest-agrave-direlrsquoopeacuterativiteacute fiduciaire ndash drsquoune doctrine douteuse est reconduite agrave la certitude de choses mieuxconnues La fondation dont il est question dans lrsquoargumentatio est donc le transfert du gesteostensif de ce qui est en question dans lrsquoenseignement douteux agrave ce qui est eacutevident par soidans la connaissance commune Trouver ou construire des arguments crsquoest connaicirctre lesmodes possibles de ce transfert drsquoattention La discipline dialectique circulera alors dans lecercle clos de cette unique question par quels modes geacuteneacuteraux et formels de renvois ou detransferts theacutematiques peut-on fonder systeacutematiquement la fiabiliteacute drsquoun enseignement Lesarguments de lrsquoargumentatio ce sont les cas particuliers de ces renvois dans telle ou telleoratio deacutetermineacutee Comment deacutecouvrir ou inventer de tels modes de renvois ou decorrespondances

117 Le seiziegraveme chapitre du deuxiegraveme livre srsquoattachera agrave marquer le caractegravere systeacutematique de cette division delrsquoargumentatio et de lrsquoexpositio Cette division y est rattacheacutee agrave une distinction des formes de discours selonlrsquoeffet viseacute (effectus) Mais elle se recoupe aussi avec la distinction des fonctions speacutecifiques des sous-parties dudiscours lrsquoexpositio coiumlncidant avec le mode discursif propre de la narratio (simple preacutesentation des faits) etlrsquoargumentatio avec celui de la confirmatio (justification de la thegravese) En ce sens chaque oratio ndash compris nonplus comme la structure atomistique du deacuteveloppement drsquoun enseignement particulier mais comme le tout de laprise de parole - renferme toujours en elle-mecircme agrave la fois une partie purement expositionnelle et une partieargumentative118 laquo Cum vero nulli dubiae rei queat ex se constare fides sed ex aliis quibusdam notioribus arque magisexploratis de unoquoque certudinem colligamus necesse sithellip raquo ibid 2

72

sect12 Les lieux communs et leurs fonctions inventives

Certains orateurs nous dit Agricola sont capables drsquoimaginer spontaneacutement des

arguments deacutecisifs pour justifier leurs thegraveses Mais drsquoautres dont lrsquointelligence est moins

vive ont besoin de voir leur effort inventif encadreacute par des formes pures drsquoarguments des

modes formels de transferts theacutematiques qui puissent leur permettre de fonder en toutes

circonstances la creacutedibiliteacute de leur propos

laquo De plus certaines personnes peuvent imaginer avec leur intelligence subtile un argumentefficace cest-agrave-dire pour citer Ciceacuteron laquo une trouvaille plausible pour persuader raquoDrsquoautres au contraire agrave lrsquointellect moins subtil et incapables de consideacuterer les choses avecattention ne sont pas en eacutetat (ou bien cela leur prend beaucoup trop de temps) de trouver desarguments pour quelque affaire que ce soit119 raquo

Ces modes formels de deacuterivation doctrinale ce sont preacuteciseacutement les laquo lieux raquo

argumentatifs de la rheacutetorique classique encore appeleacutes ndash en reprenant en cela une meacutetaphore

drsquoabord heacuteriteacutee de Ciceacuteron laquo les siegraveges des arguments raquo

laquo Crsquoest pourquoi ceux qui ont imagineacute ce qursquoon appelle les siegraveges des arguments qursquoils ontnommeacute les lieux semblent avoir fait quelque chose de tregraves utile Leur ideacutee eacutetait que notreintelligence analyse les choses agrave lrsquoaide des lieux qui fonctionnent comme une sorte de signepar lequel nous prenons conscience de ce qui dans chaque chose est plausible et approprieacute agravenotre discours120 raquo

Les inventeurs de ces lieux ont permis aux intelligences ordinaires de disposer drsquoune

meacutethode formelle pour construire des arguments laquo pour quelque affaire que ce soit raquo121 Ces

lieux fonctionnent comme des signes (laquo signis raquo) qui permettent agrave lrsquoorateur de deacuteriver agrave partir

drsquoun eacutenonceacute initial dont il souhaite fonder la fiabiliteacute un ensemble de faits plausibles

conjoints et approprieacutes agrave celui-ci (laquo probabile aptumque raquo) Ainsi srsquoeacuteclaire deacutejagrave nettement le

nerf de la theacuteorie des lieux du De inventione Si les lieux communs sont drsquoabord

formellement et fonctionnellement des formes possibles drsquoargumentaires ils sont aussi et

surtout ndash eu eacutegard agrave la deacutefinition de ces arguments en question ndash des modes de fondation de la

119 laquo hellipiamque alii mentis acumine freti uberius expeditiusque argumentum id est ut inquit Cicero probabileinventum ad faciendam fidem excogitent alii contra hebetiore mentis vi ad rerum obtutum caligent et vel nihilvel sero quid quaque de re dici possit invenire queant raquo ibid 2120 laquo helliputilissimum videntur fecisse qui sedes quasdam argumentorum quos locos dixerunt excogitaverequorum admonitu velut signis quibusdam circunferremus per ipsas res animum et quid esset in unaquaqueprobabile aptumque instituto orationis nostrae perspiceremus raquo ibid 2121 laquo hellipquid quaque de rehellip raquo cf fin de la note 69 les deux citations sont tireacutees drsquoune mecircme phraseininterrompue

73

fiabiliteacute doctrinale Le systegraveme des lieux crsquoest la structure et le reacuteseau complet des modes

drsquoexhibition possible de la creacutedibiliteacute drsquoun enseignement Comme siegravege des arguments le lieu

est donc aussi et avant tout un opeacuterateur fiduciaire Si lrsquousage des lieux trouve son sens et son

site propre dans la forme argumentative (lrsquoargumentatio) de lrsquooratio crsquoest ainsi drsquoabord parce

que lrsquoostension et la preuve du creacutedit ne sont jamais engageacutees en tant que telles dans la simple

expositio En celle-ci la probleacutematique fiduciaire demeure toujours admise implicite et

latente Or le lieu crsquoest au contraire la patence et lrsquoexhibition de cette requecircte inaugurale de

fiabiliteacute

Agricola justifie par la suite la neacutecessiteacute drsquoun inventaire des lieux en deacutetaillant les

cas preacutecis ougrave leur usage peut srsquoaveacuterer utile Nous pouvons reacutesumer ces cas en quatre points

principaux

a) La premiegravere utiliteacute des lieux concerne la formation de la connaissance et le

progregraves des studia

laquo Cette meacutethode des lieux srsquoavegravere drsquoune part utile pour une grande de partie de lrsquoeacutetudehumaine raquo122

Agricola semble ici precircter agrave la meacutethode topique une fonction et une porteacutee

essentiellement peacutedagogique Toutefois cette porteacutee peacutedagogique ne doit ici jamais se

comprendre autrement que comme le pendant de la porteacutee eacutepisteacutemologique que nous avions

mise au jour plus haut Si les lieux sont par naissance utiles pour lrsquoeacutetude (laquo studiorum raquo)

cette eacutetude doit se comprendre aussi bien selon lrsquoacception ordinaire de la formation de

lrsquoesprit ndash la culture ou lrsquoeacuteducation au sens traditionnel du terme ndash que sous la signification de

lrsquoeacutetude constitueacutee le studium comme scientia et comme doctrina En reacutealiteacute la fonction

didactique de la dialectique dont nous parlons depuis les premiegraveres lignes de ce commentaire

est toujours lourde de cette polyseacutemie elle signifie peacutedagogie mais aussi critique

eacutepisteacutemologique ndash instruction mais aussi doctrine La conception meacutelanchthonienne de la

science oratoire heacuteritera directement de cette dualiteacute seacutemantique La suite du texte drsquoAgricola

semble agrave ce propos devoir nous incliner toutefois agrave trancher plutocirct pour lrsquooption drsquoune

conception primitivement eacutepisteacutemique du studium En effet la discussion de lrsquoutiliteacute de la

meacutethode des lieux pour la constitution de lrsquoeacutetude se rattache directement apregraves au

deacuteveloppement de consideacuterations touchant au degreacute de certitude des savoirs

122 laquo Utilem autem esse hanc locorum apparet cum magnae parti humanorum studiorum raquo ibid 2

74

laquo Car la plupart des choses ne sont pas sucircres et sont soumises au combat mutuel desopinions En effet il nrsquoy a qursquoune toute petite partie des choses que nous apprenons qui estcertaine raquo123

Si la meacutethode des lieux est utile agrave lrsquoeacutetude crsquoest drsquoabord parce que la plupart des

connaissances sont en soi douteuses Lrsquoirreacuteductibiliteacute de cette exposition au doute soumet

constamment la connaissance aux disputes et au conflit drsquoideacutees La dialectique comme

topique retrouve donc ici son champ drsquoapplication originaire le champ de lrsquoincertitude

cognitive et du discours probable Toutefois lrsquooriginaliteacute notable de la meacutethodologie

drsquoAgricola tient alors au fait que les lieux ont drsquoabord face agrave cette incertitude originaire une

fonction critique et reacutegulatrice Si la dialectique se nourrit largement de lrsquoincertitude qui

constitue le terrain premier de son exercice elle vise en mecircme temps agrave apporter avec elle sur

ce terrain la rigueur de regravegles et de preacuteceptes propres agrave pouvoir reacutegler ou reacuteguler les

diffeacuterends theacuteoriques et laquo disputatoires raquo En cela aussi les lieux apparaissent encore comme

des opeacuterateurs de certitude et des modes de fondation de la foi Mais cette opeacuterativiteacute est ici

moins inventive que critique elle ne vise pas drsquoabord agrave fournir de nouveaux arguments mais

agrave arbitrer les disputes agrave lrsquoœuvre en tranchant entre les diffeacuterents arguments existants

b) Drsquoautre part la meacutethodologie du lieu est utile en cela que son application est

directement homogegravene agrave la liberteacute agrave la flexibiliteacute ou agrave la plasticiteacute que requiert lrsquoinvention

argumentative

laquo En mecircme temps il est sucircr que la plupart des choses sont utiliseacutees de faccedilon tregraves diffeacuterentesuivant que chacun est capable de concevoir quelque chose qui lui semble le plusconvenable124 raquo

Les regravegles de lrsquoinvention des arguments doivent pouvoir ecirctre adapteacutees agrave la diversiteacute

des circonstances des intentions et des faculteacutes intellectuelles du locuteur et des auditeurs du

discours Lrsquoaspect formel et donc plastique ndash non mateacuteriel non rigide ndash de la constitution des

lieux permet seul de satisfaire agrave cette condition

123 laquo quandoquidem pleraque in ambiguo haerent et dissentientium certaminibus sunt exposita exigua enimportio eorum quae discimus certahellip raquo ibid 2124 laquo Certe pleraque pro cuiusque ingenio ut accommodatissime ad probandum quisque excogitare potuerit alioatque alio trahuntur raquo ibid 2

75

c) Par ailleurs les lieux constituent aussi une solution drsquourgence pour le traitement

des questions qui ne renvoient agrave aucune theacuteorie deacutejagrave pleinement constitueacutee

laquo Drsquoautre part [les lieux] sont surtout destineacutes agrave ceux qui traitent de matiegraveres pour lesquellesil nrsquoexiste pas drsquoart Je pense agrave ceux qui gouvernent lrsquoEtat en suivant la deacutelibeacuteration Ilsdoivent pouvoir ecirctre creacutedibles en matiegravere de paix de guerre et drsquoautres affaires publiquesdans une assembleacutee seacutenatoriale ou dans une assembleacutee populaire Je pense aussi agrave ceux quiont pour profession dans des procegraves de formuler lrsquoaccusation et de preacutesenter la deacutefensedrsquointenter ou de rejeter des actions en justice Il srsquoagit enfin de ceux qui doivent enseigner aupeuple ce qursquoest la justice la deacutevotion et la pieacuteteacute125 raquo

Ceux qui traitent des deacutelibeacuterations civiles ou des affaires drsquoEtat doivent pouvoir

improviser une oratio creacutedible sur des sujets comme la paix et la guerre pour lesquels il

nrsquoexiste pas au preacutealable de theacuteorie consistante (Agricola parle drsquo laquo artes raquo) Les lieux

opegraverent donc partout ougrave le parcours argumentatif nrsquoest pas drsquoembleacutee baliseacute par une doctrine

formaliseacutee La meacutethodologie topique se deacuteploie ainsi dans lrsquoespace laisseacute vacant par la

carence de deacuteveloppement des disciplines positives Le lieu assume par lagrave encore une fonction

de substitution ou drsquoexpeacutedient au silence ou agrave la deacutemission des theacuteories et des sciences le

systegraveme des loci constitue une forme de laquo theacuteorisation de secours raquo partout ougrave lrsquooratio se doit

drsquoopeacuterer dans des zones ou des matiegraveres discursives preacuteciseacutement atopiques ndash cest-agrave-dire

encore marqueacutees par un deacutefaut drsquoordonnancement doctrinal

Ces zones et matiegraveres atopiques citeacutees en exemple par Agricola ce sont notamment

la theacuteorie de lrsquoEtat ndash les affaires deacutelibeacuteratives ndash la theacuteorie du droit ndash les affaires judiciaires ougrave

il srsquoagit drsquoaccuser et de deacutefendre (laquo hellipquique in iudiciis item accusare defenderehellip raquo) ndash et

enfin les matiegraveres relatives aux discours publics sur la justice la pieacuteteacute la vertu ou la religion

(laquo hellipquique populum docere iustitiam religionem pietatem in professo habent raquo) On

reconnaicirctra lagrave les trois genres de discours oratoires qui deacutelimitent la clocircture propre de la

discipline rheacutetorique (judiciaire deacutelibeacuteratif deacutemonstratif) Ce point contient donc la matrice

theacuteorique de la deacutecision drsquoune subordination de la rheacutetorique agrave la dialectique Si la rheacutetorique

sera elle-mecircme tributaire de la theacuteorie des loci crsquoest parce son sens drsquoecirctre nrsquoest pas drsquoabord

de prendre en charge la sphegravere du discours reacutecreacuteatif (le delectare et eacuteventuellement le

movere) mais drsquoeacutetudier les conditions de possibiliteacute drsquoune construction oratoire de doctrines

de substitution ndash doctrines improviseacutees au greacute des circonstances et notamment dans lrsquourgence

125 laquo Tum vero eis praecipue confert qui tractant illa quorum nullae traditae sunt artes dico qui consilio rempublicam gubernant quos de pace bello ceterisque civitatis negotiis in rem praesentem saepe senatui saepepopulo fidem facere oportet quique in iudiciis item accusare defendere petere abnuere quique populum docereiustitiam religionem pietatem in professo habent raquo ibid 2

76

drsquoun discours affeacuterent agrave des matiegraveres pour lesquelles il nrsquoexiste pas tout drsquoabord de science

constitueacutee

d) La meacutethode du lieu assume enfin une fonction vulgarisatrice ou

laquo popularisatrice raquo Agricola nuance son affirmation preacuteceacutedente en notant qursquoil existe bien en

un sens des consideacuterations theacuteoriques sur les sujets susciteacutes126 Mais ces consideacuterations sont

trop subtiles ou trop scolaires (acadeacutemiques ou laquo scolastiques raquo) pour ecirctre toujours bien

comprises par lrsquointelligence moyenne drsquoun auditoire ignorant Cet auditoire est plus

susceptible drsquoecirctre reacuteceptif au discours prononceacute sur les sujets deacutelibeacuteratifs deacutemonstratifs ou

judiciaires si la discussion est reconduite agrave des thegravemes et agrave des eacutenonceacutes grossiers et

accessibles

laquo Puisque qursquoelles [ces consideacuterations theacuteoriques] sont subtiles et acadeacutemiques elles nepeuvent ecirctre bien comprises ou retenues par les acircmes frustes du peuple Celles-ci sont plutocircttoucheacutees par des choses plus simples populaires et grossiegraveres (hellip) Car ainsi que le dit leproverbe le fruste convient au fruste127 raquo

Or crsquoest le systegraveme des lieux qui encadre les possibiliteacutes de cette reconduction du

discours agrave la simpliciteacute Par lagrave il est aussi inscrit au cœur de lrsquooffice des loci qursquoils puissent

garantir drsquoavance lrsquoaccessibiliteacute drsquoun enseignement agrave lrsquointelligence ordinaire du vulgum Dans

les consideacuterations stylistiques de son troisiegraveme livre Agricola rattachera tregraves explicitement

lrsquoadresse vulgaire du discours agrave lrsquoexigence de briegraveveteacute Si le style abondant (la copia)

convient agrave un auditoire savant la brevitas peut seule trouver les faveurs drsquoun public fruste128

Ces consideacuterations sont eacutevidemment des anticipations capitales des theacuteories homileacutetiques

rheacutetoriques et theacuteologiques de la Reacuteforme de Wittenberg

sect13 Logique du peuple logique de lrsquoaffect logique de la doctrine

En tout les lieux apparaissent donc comme les garants de la flexibiliteacute et de la

plasticiteacute de lrsquooratio Soit qursquoil srsquoagisse de garantir la construction drsquoune doctrine de secours

ou de substitution quand un enseignement theacuteoriquement eacutelaboreacute fait deacutefaut soit qursquoil

srsquoagisse de garantir lrsquoadaptation de la doctrine aux circonstances de communication aux126 laquo Quanquam enim et istum nonnulla comprehensa sint artibus raquo ibid 2127 laquo hellipsubtiloria tamen illa et ex mediis scholis deducta velut exilia nimium vel non intrant crassiores vulgianimos vel non haerent rudioribus et ex medio depromptis tanquam popularibus robustioribusque moventurmagis (hellip) Crassis enim quod in proberbio est crassa conveniunt raquo ibid 2128 Ibid 352-353

77

intentions de lrsquoorateur ou agrave la nature du public crsquoest partout de cette flexibiliteacute qursquoil srsquoagit

Mais cette flexibiliteacute sait en mecircme temps se faire reacutegulatrice et rectrice quand il srsquoagit

drsquoassumer une fonction eacutepisteacutemologique critique ou peacutedagogique dans la construction des

studia attacheacutees agrave la mise en forme de matiegraveres incertaines Lrsquoassociation de cette fonction

inventive ndash et de la dimension plastique qui lui est neacutecessairement correacuteleacutee ndash et de la fonction

rectrice du lieu fait toute lrsquooriginaliteacute de la conception topique du De inventione Crsquoest en ce

sens qursquoAgricola peut affirmer en conclusion de son introduction

laquo En outre il semble non seulement [que la meacutethode des lieux] instruise et fournisse lafaculteacute de discourir en abondance mais encore qursquoelle ouvre la voie agrave une orientationpreacutevoyante de lrsquoacircme et au bon usage de la deacutelibeacuteration129 raquo

Ici se rejoignent tregraves nettement fonction peacutedagogique fonction inventive

(laquo dicendi copiamhellip raquo) et fonction critique ou rectrice du locus Si la meacutethode des lieux est au

principe de lrsquoapprentissage de lrsquooratio et de la faculteacute de discourir abondamment sur des

matiegraveres improviseacutees elle est aussi la condition drsquoune orientation preacutevoyante de lrsquoacircme et drsquoun

usage correct de la deacutelibeacuteration (laquo recte consulendihellip raquo) La suite du texte signale la

connotation plus nettement theacuteorique que pratique du sens de ce consilium ndash qui est agrave

comprendre drsquoabord comme la faculteacute de lrsquoexamen de la discussion de la mise agrave lrsquoeacutepreuve

drsquoune question La fonction rheacutetorique ou inventive du lieu (puisque lrsquoinvention nous lrsquoavons

vu se montre drsquoabord utile dans les matiegraveres des genres oratoires traditionnels) se conjoint

drsquoembleacutee avec sa porteacutee purement analytique La De inventione nrsquoa donc pas seulement pour

but de refondre les principes de lrsquoenseignement de la rheacutetorique dans le strict cadre de la

pragmatique formelle de la dialectique Mais cette derniegravere se trouve encore inteacutegreacutee ou

plutocirct assimileacutee agrave lrsquoanalytique elle-mecircme cest-agrave-dire agrave la logique syllogistique et agrave la science

purement formelle des raisonnements Ce qui srsquoavoue ici crsquoest donc drsquoabord le refus drsquoune

scansion qui opposerait violemment une logique pure et formelle et une logique pragmatique

et communicationnelle ndash celle-ci inteacutegrant seule des deacuteterminations contextuelles et des

situations drsquoincertitude La logique pure et analytique inclut en elle-mecircme ndash et nous verrons

preacuteciseacutement en quel sens ndash un renvoi intrinsegraveque agrave ces probleacutematiques pragmatiques ou

situationnelles

129 laquo Nec instruere solum os facultas ista et tantum dicendi copiam subministrare sed providentiam animi etrecte consulendi quoque aperire viam videturhellip raquo ibid 2-3

78

Lrsquointroduction de lrsquoouvrage laisse donc deacutejagrave agrave ce stade transparaicirctre nettement le

projet drsquoune tentative de refondation unitaire de la logique ndash et ainsi lrsquoambition de fonder

avec le De Inventione un pur et simple substitut agrave lrsquoOrganon aristoteacutelicien De lagrave encore cette

eacutetrange coiumlncidence dont nous esquissions les traits degraves les preacutemisses de notre eacutetude des

instruments de la conviction et des opeacuterateurs de la deacutemonstration ndash coiumlncidence de la logique

de la croyance et de la logique de la preuve Ce qui srsquoaffirme en creux sous cette thegravese ce

nrsquoest pas degraves lors lrsquoaveu tacite drsquoun scepticisme qui se nicherait derriegravere lrsquointention drsquoune

reacuteduction de lrsquoanalytique agrave ses modes de genegraveses psychologiques ou affectives ce qui

srsquointegravegre agrave cette thegravese crsquoest bien plutocirct ndash et en un sens agrave lrsquoinverse ndash la volonteacute drsquoinvalider

lrsquoabicircme arbitraire creuseacute dans la logique aristoteacutelicienne entre lrsquooratio populaire et la logique

scientifique Ce qui se greffe agrave cette thegravese crsquoest par lagrave encore la volonteacute grave et deacutecisive

drsquoeacutetendre lrsquoexigence de rigueur analytique jusqursquoau branle-bas fiduciaire du vulgum Comme

si lrsquoarchitecture de lrsquointelligence vulgaire demeurait au fond par delagrave les clameurs et les

chahuts de son impatience toujours homogegravene agrave lrsquoapparente rigiditeacute de la rectitude logique

Crsquoest ce vulgum qui du fond de son affectiviteacute et de son inattention prononce encore

inconsciemment la sourde requecircte drsquoune doctrine En elle seulement peuvent ecirctre fixeacutee sa foi

et gagneacutee sa confiance Or le soubassement et la charpente constructive de toute doctrine

crsquoest la droiture analytique des lieux Lrsquoexigence de simpliciteacute srsquoarrime par lagrave en fait toujours

agrave une requecircte latente drsquoanalyticiteacute La dialectique drsquoAgricola est en cela un eacutecho brut et

formel ndash mais toujours aussi remarquablement fidegravele ndash de lrsquoideacuteal humaniste drsquoaccessibiliteacute des

savoirs Le programme de reconstruction des sciences srsquoassociera ainsi constamment agrave ce

double mobile de simpliciteacute et drsquoanalyticiteacute ndash mobile chargeacute et mecircme satureacute du fond mecircme

de ses contraintes de rigueur drsquoun ideacuteal implicite de vulgarisation Et le lieu commun

apparaicirctra alors comme lrsquoinstrument de la conquecircte progressive des espaces de vacances

drsquoobscuriteacute ou drsquoincertitude de lrsquoeacutedifice toujours insuffisant de la science

sect14 Le lieu commun et la correacutelation universelle des arguments

Le chapitre qui suit tente dans le prolongement des analyses preacuteceacutedentes de deacutefinir

de maniegravere systeacutematique et unitaire la fonction discursive du lieu de lrsquoargumentation Agricola

prend ainsi pour point de deacutepart les acquis des deacuteveloppements preacuteceacutedents Rien ndash nous

lrsquoavons vu ndash nrsquoest plausible par soi ce qui doit ecirctre prouveacute ne peut devenir creacutedible (fides)

qursquoen vertu drsquoautre chose

79

laquo Nous venons juste drsquoaffirmer qursquoaucune chose agrave propos de laquelle il y a un deacutesaccord nepeut ecirctre plausible par soi (hellip) Il en deacutecoule donc que ce qui doit ecirctre prouveacute devientcreacutedible en vertu drsquoautre chose130 raquo

Le lieu commun ouvre donc son espace drsquoopeacuterativiteacute dans la carence drsquoeacutevidence

propre des choses en tant qursquoelles sont consideacutereacutees isoleacutement Rien nrsquoest par soi (laquo per se raquo)

eacutevident Lrsquoeacutevidence est toujours le correacutelat drsquoune mise en rapport drsquoune deacuterivation drsquoun

transfert vers un alius Mais cette deacuterivation a aussi ses limites et ses regravegles drsquoencadrement

laquo Or toute chose ne convient pas pour prouver nrsquoimporte quelle autre131 raquo

Ce qui ne convient pas drsquoabord crsquoest ce qui est sans rapport agrave la cause en jeu ndash ce

qui est indiffeacuterent agrave la question centrale de lrsquooratio A ce propos Agricola multiplie les

exemples lrsquoindiffeacuterence du fait de la respiration des poissons dans lrsquoeau agrave la question de la

pertinence du modegravele deacutemocratique de constitution civile lrsquoindiffeacuterence mutuelle de deux

faits historiques anachroniques ndash lrsquoacte de deacuteclaration de guerre agrave Pompeacutei par Ceacutesar et la

question deacutebattue de lrsquoeacuteventuelle habitation des Antipodes etc132

laquo Lorsque quelqursquoun donc disserte sur des choses qui nrsquoont rien agrave voir et qui nrsquoont aucunapparentement avec le propos du discours on aura vite faire de dire Qursquoest-ce que celafait 133 raquo

On pourrait objecter que le principe de mise agrave lrsquoeacutecart des objets et thegravemes disjoints

srsquoil est eacutevident theacuteoriquement est en mecircme temps tout agrave fait steacuterile pratiquement ce que

nous cherchons crsquoest preacuteciseacutement une meacutethode qui deacutefinisse les conditions et limites des

mises-en-relations entre objets et theacutematiques apparenteacutes Comment pouvons-nous donc

savoir que les objets en question sont disjoints si nous ne disposons pas drsquoavance drsquoune telle

meacutethode Lrsquoessentiel est ailleurs ce qui srsquoeacutenonce sous cette question lapidaire du Quorsum

haec (laquo agrave quoi sert tout cela raquo) crsquoest la premiegravere formulation drsquoun principe drsquoeacuteconomie du

discours dont la matiegravere questionnante est par essence porteuse Ne doit ecirctre retenu dans le

regraveglement drsquoune cause que ce qui peut servir agrave fonder la creacutedibiliteacute de lrsquoune de ses reacuteponses

130 laquo Dictum est nobis paulo ante nulla rem de qua ambigitur ipsam per se probari posse (hellip) Reliquintur ergoquicquid confirmandum est ex aliquo alio fidem assequi raquo ibid 6131 laquo Nec tamen omnia probandis omnibus conveniunt raquo ibid 7132 Voir ibid 7133 laquo Itaque disserentibus a re praesenti abhorrentia neque ulla ex parte coniuncta instituto orationis suae dicisolet laquo Quorsum haec raquo ibid 7

80

possibles Le laquo quorsum haec raquo fictif de lrsquoauditeur apparaicirct alors comme lrsquoideacutee-limite de la

sanction drsquoune abondance oratoire qui srsquoeacutetendrait au-delagrave de toutes les bornes deacutefinies par la

quaestio mise en jeu La copia qui apparaissait tout drsquoabord comme lrsquoeacutecho drsquoun ideacuteal

drsquoinventiviteacute pure doit ecirctre toujours elle-mecircme tenue en laisse Le principe drsquoefficaciteacute

prescrit au rheacuteteur lrsquoexigence de ne jamais srsquoeacutepancher au-delagrave de la clocircture propre de sa

question La transgression de cette clocircture soumet son oratio agrave la menace drsquoune perte

drsquoancrage drsquoune perte drsquoattention de lrsquoauditoire ndash ideacutealiseacutee sous la forme de la question-

sanction qui proclame le deacutecrochage du discours ndash sa perte de contact avec le sol natif de sa

materia ndash son hors-sujet laquo quorsum haec raquo Or ce qui deacutelimite lrsquoextension de ce rapport de

fondation possible entre une thegravese et ses arguments possibles ndash les limites de la clocircture

questionnante ndash ce sont preacuteciseacutement les loci en tant que modes ou structures de

correspondance universelles des rei Les lieux communs apparaissent donc deacutejagrave ici comme

porteur drsquoun principe de restriction eacuteconomique du discours

Mais quel est le sens preacutecis de cette correspondance Agricola se propose de

reacutepondre agrave cette question en distinguant la fondation de la fiabiliteacute (laquo fidem astruere raquo) de la

simple concordance des eacutenonceacutes (laquo consentire raquo) Marquer la fiabiliteacute drsquoune thegravese en

lrsquoassociant agrave un ensemble drsquoautre eacutenonceacute ce nrsquoest pas seulement exhiber une concordance

crsquoest mettre en lumiegravere un rapport constructif fondateur entre les eacuteleacutements rapprocheacutes

laquo Bien qursquoon trouve chez Aristote que toutes les choses qui sont vraies concordent et qursquoilne peut exister de contradiction entre les choses vraies laquo concorder raquo nrsquoest toutefois pas lamecircme chose que fonder la fiabiliteacute134 raquo

La concordance entre deux eacutenonceacutes vrais nrsquoest qursquoun critegravere neacutegatif non-

eacuteliminatoire de la fondation Deux eacutenonceacutes vrais ne peuvent ecirctre contradictoires Ceci

nrsquoimplique pas que tous les eacutenonceacutes vrais srsquoentre-fondent lrsquoexemple des thegraveses

simultaneacutement vraies mais aussi mutuellement indiffeacuterentes lrsquoa prouveacute Le principe originaire

de la restriction eacuteconomique de lrsquooratio crsquoest donc la limitation agrave la preuve ndash ougrave la preuve est

prise ici en ce sens preacutecis drsquoun rapport de fondation Agricola deacutecrit ce rapport fondationnel

dans les termes drsquoune filiation ou drsquoune parenteacute

laquo Si lrsquoon veut qursquoune chose puisse ecirctre utiliseacutee pour confirmer une autre il faut qursquoelle soitdrsquoune maniegravere ou drsquoune autre unie et pour ainsi dire apparenteacutee agrave cette derniegravere135 raquo

134 laquo Quanquam autem sit apud Aristotelem omne verum vero consentire neque possint plura vera discrepantiaesse aliud tamen est consentire ipsa aliud fidem astruere raquo ibid 7135 laquo Ergo ut ad alterius confirmationem aliquid possit adhiberi coniunctum quadam ratione et velut cognatumesse opportet illi cui probando adhibeturhellip raquo ibid 7

81

La fondation veacuteritable est possible quand lrsquooratio deacutevoile une coniunctio

(laquo coniunctum quadamhellip raquo) et une cognatio entre la quaestio en jeu et la matiegravere sur laquelle

elle est rabattue et fondeacutee Les deux termes renvoient pareillement agrave la mecircme meacutetaphore de la

relation de parenteacute le terme de laquo cognatio raquo deacutesigne la relation filiale le lien de sang entre un

homme et ses ascendants la coniunctio (conjunctio) renvoie quant agrave elle agrave lrsquounion conjugale

mais exprime aussi par meacutetaphore lrsquoattachement visceacuteral ndash la sympathie ndash qui rapproche

deux ecirctres naturels Pour qursquoune preuve puisse ecirctre mise au jour dans un discours il faut donc

que quelque chose de plus qursquoune simple coiumlncidence exteacuterieure (crsquoest lagrave le sens du

consentire) soit manifesteacutee crsquoest un rapport laquo filial raquo un rapport fondationnel qui doit se

trouver indiqueacute Le fondement de la chose creacutedible doit donc ecirctre laquo connecteacute raquo laquo lieacute raquo ou

encore laquo apparenteacute raquo agrave cette derniegravere Susciter la foi crsquoest exhiber la connexio ou ndash plus

exactement la coniunctio ndash entre le reacutefeacuterent du sujet de la thegravese et le reacutefeacuterent du preacutedicat La

dialectique neacutecessite la maicirctrise des modes objectifs de coniunctio entre les choses du monde

Connaicirctre crsquoest peacuteneacutetrer cette connectique universelle

Le deacutebat srsquoeacutelargit immeacutediatement apregraves agrave une structure agrave trois termes Pour mettre

en relation deux choses distinctes nous devons avoir recours agrave une uniteacute de mesure qui fait

office de moyen terme ou drsquointermeacutediaire entre les eacuteleacutements rapprocheacutes136 Dans le cas du

calcul relatif de la grandeur de deux objets par exemple la comparaison srsquoeacutetablit agrave lrsquoaide drsquoun

eacutetalon qui permet drsquoeffectuer une mesure drsquoabord seacutepareacutee de chacun des termes consideacutereacutes

La grandeur est une proprieacuteteacute telle que les relations de discrimination (supeacuterioriteacute infeacuterioriteacute)

ou drsquoeacutegaliteacute qursquoelle institue sont des relations toujours transitives Lrsquoapplication successive

drsquoun instrument de mesure agrave lrsquoun et lrsquoautre des objets qursquoon vise agrave comparer permet donc de

discriminer ou drsquoidentifier meacutediatement les deux objets donneacutes si b est une uniteacute de mesure

et que b est agrave la fois identique agrave a et agrave c alors a et c sont aussi identiques entre eux Pour

Agricola il en va pour les proprieacuteteacutes des choses en geacuteneacuteral comme pour la grandeur

laquo A quoi sert cet exemple A montrer qursquoil en va pour toutes les proprieacuteteacutes des choses[rerum natura] comme pour la grandeur raquo137

Le lieu ndash dont il est eacutevidemment question au travers de ce deacutetour par le modegravele

trivial de lrsquouniteacute de mesure ndash apparaicirctra ainsi comme lrsquoinstrument du rapprochement entre

deux proprieacuteteacutes reacuteelles distinctes Et le lieu se deacutefinit ainsi comme le moyen terme drsquoune

136 Voir ibid 7137 laquo Ut ostendam quemadmodum in magnitudinibus dixi in omni rerum natura esse raquo ibid 7

82

relation transitive Le modegravele drsquoune relation agrave trois termes et du lieu comme intermeacutediaire ou

meacutediation de la relation est eacutevidemment une preacutefiguration de ce qui se donnera agrave nous dans le

deuxiegraveme livre comme la theacuteorie de la deacuteduction topique du syllogisme Si Agricola nrsquoa pas

simplement voulu srsquoen tenir agrave sa conception du lieu comme drsquoun simple instrument de

deacuterivation lexicale crsquoest parce que son but est drsquoabord de rendre raison de la porteacutee

analytique ndash cest-agrave-dire de lrsquoefficience syllogistique ndash des loci en question Les consideacuterations

qui suivent sont des anticipations sur ces deacuteveloppements capitaux du deuxiegraveme livre

sect15 Lieu commun et scheacutematisme argumentatif

Ces deacuteveloppements srsquoexposent notamment entre les dix-huitiegraveme et vingt-et-

uniegraveme chapitres de la deuxiegraveme section de lrsquoouvrage La dialectique nous lrsquoavons dit degraves

lrsquoentame de notre eacutetude se deacutecompose en une fonction inventive qui concerne lrsquoamplification

des matiegraveres et une fonction judicative et correctrice qui renvoie agrave lrsquoexamen de la validiteacute

formelle de la structure infeacuterentielle des arguments constitueacutes Agricola critique

vigoureusement la confusion de ces deux fonctions dans une bribe dirigeacutee contre la logique et

lrsquoeacutepisteacutemologie meacutedieacutevales que nous avons eu agrave preacutesenter plus haut Le scheacutematisme inventif

du lieu ndash comme deacuterivation lexicale drsquoune galaxie de matiegraveres associeacutees selon des modes

universels de connexions formelles agrave un terme initial mis en jeu dans une quaestio inaugurale

ndash ne rend en lui-mecircme nullement raison de la validiteacute formelle des possibles infeacuterences

rattacheacutees agrave ces matiegraveres discursives Pour exemple ce nrsquoest pas parce que je construis un

reacuteseau complet (selon la compleacutetude du systegraveme topique) de notions satellites associeacutees au

terme laquo philosophe raquo (homme stoiumlcien eacutepicurien aristoteacutelicien sagesse raisonnement

bonheur inactiviteacute politique ignorant etc) que je suis pour autant drsquoembleacutee capable de

garantir la fiabiliteacute drsquoune infeacuterence tireacutee de la mise en rapport des matiegraveres de cette

amplification topique Pour exemple encore mecircme si lrsquolaquo ignorant raquo est le contraire du

laquo philosophe raquo je ne peux pour autant en deacuteduire drsquoavance que toutes les proprieacuteteacutes de

lrsquoignorant sont distinctes des proprieacuteteacutes du philosophe Comme dans une infeacuterence fausse et

invalide comme le serait celle-ci lrsquoignorant est le contraire du philosophe or le philosophe

est un homme donc lrsquoignorant nrsquoest pas un homme

Ceci nrsquoimplique pas qursquoil nrsquoexiste par ailleurs aucun scheacutematisme argumentatif des

lieux au-delagrave des scheacutematismes inventifs ou amplificateurs Seulement lrsquoeacuteconomie et les

regravegles de ces deux scheacutematismes doivent ecirctre reacutesolument distingueacutees Crsquoest cette reacuteflexion qui

83

srsquooffre agrave nous agrave lrsquooccasion de lrsquoeacutebauche des instruments du iudicatum ndash eacutebauche drsquoune

description des scheacutemas-valides de lrsquoargumentation fiable Cette discussion srsquoouvre et se

deacuteploie principalement au sein du dix-huitiegraveme chapitre de la deuxiegraveme section Agricola

commence par y distinguer deux sources ou deux origines de lrsquoargumentation

laquo Toute conviction [fides] acquise en argumentant commence ou bien par les sens pourtrouver son aboutissement dans lrsquointelligence ougrave siegravege neacutecessairement cette conviction ou

bien par lrsquointelligence mecircme qui compare les faits qursquoon a constateacutes138 raquo

A cette distinction drsquoune origine empirique et drsquoune racine directement intelligible

de la conviction ndash cest-agrave-dire rappelons le encore une fois de la preuve elle-mecircme ndash se

rattache lrsquoopposition de deux scheacutemas fondamentaux drsquoargumentations valides lrsquoinduction

(appeleacutee encore ici enumeratio) et le syllogisme (qui coiumlncide aussi avec la ratiocinatio

ciceacuteronienne) Lrsquoinduction et le syllogisme constituent pareillement deux formes parfaites

drsquooratio argumentative139 A ces deux formes correspondent deux eacutequivalents imparfaits

utiliseacutes notamment dans les circonstances des discours publics ou des communications

ordinaires lrsquoexemple et lrsquoenthymegraveme Lrsquoexemple est une induction mutileacutee ndash un seul ou un

ensemble seulement partiel de cas particuliers (Ax et Ay sont P) sont eacutenonceacutes pour justifier

une thegravese qui renferme lrsquoextension drsquoun eacutenonceacute universel (tous les A sont P) De la mecircme

maniegravere lrsquoenthymegraveme est un syllogisme incomplet ougrave certaines preacutemisses sont ndash parce

qursquoelles sont eacutevidentes ou pour des raisons drsquoeacuteconomie discursive ndash effaceacutees et laisseacutees

implicites (A est P donc A est C la preacutemisse implicite eacutetant tous les P sont C)

Lrsquoinduction procegravede des lieux des parties au lieu du tout ndash ou des lieux des espegraveces

au lieu du genre Le scheacutematisme topique qui fonde la validiteacute analytique de lrsquoinduction est

donc fondeacute sur le fait topologique a priori ndash si lrsquoon ose dire ndash de lrsquoinclusion des parties dans le

tout et de lrsquoappartenance de lrsquoespegravece agrave la clocircture du genre Tout ce qui est vrai de toutes les

parties est vrai du tout Et tout ce qui est vrai de toutes les espegraveces du genre est vrai du genre

laquo Lrsquoinduction ou comme nous disons lrsquoeacutenumeacuteration est donc une argumentation danslaquelle on tire une conclusion relative agrave un tout unique ou agrave un genre sur la base deplusieurs parties ou espegraveces140 raquo

138 laquo Fides omnis quae fit argumentando aut a sensibus primum coepit desiitque in mentem in qua necesse estfidem omnem consistere aut ipsa per se mens alterum ex altero res perceptas conferendo collegit raquo ibid 265139 laquo Proc hac diversitae duae natae sunt perfectae formae argumentandi quarum alteram inductionem alteramvulgo vocant Graeco nomine lsquosyllogismonrsquo raquo ibid 265140 laquo Est autem inductivo vel ut nos dicimus enumeratio argumentatio qua ex pluribus vel partibus velspeciebus unum vel totum vel genus universaliter colligitur raquo ibid 265

84

La validiteacute de ce scheacutematisme concernant le rapport des espegraveces au genre est

eacutevidemment elle-mecircme tireacutee du cas matriciel et geacuteneacuteral du scheacutematisme qui construit la

deacuterivation des parties au tout Si tout ce qui est vrai des espegraveces est vrai du genre crsquoest

drsquoabord parce que lrsquoensemble des espegraveces se comporte par rapport au genre comme

lrsquoensemble des parties se comporte par rapport au tout Ce qui est deacutecisif ici ndash au-delagrave du fait

du scheacutematisme analytique de la topologie qui nous occupe avant tout ndash crsquoest que lrsquoinduction

est toujours pour Agricola et drsquoapregraves son scheacutematisme matriciel un mode drsquoinfeacuterence

formellement valide Si lrsquoinduction nrsquoest pas concluante dans les faits et ne renferme pas de

neacutecessiteacute absolue dans sa deacuterivation des preacutemisses agrave la conclusion ce nrsquoest pas sous lrsquoeffet

drsquoune carence de son scheacutematisme structurel mais seulement du fait drsquoun deacutefaut

drsquoachegravevement de la synthegravese des parties ndash cest-agrave-dire agrave une lacune de lrsquoeacutenumeacuteration

Lrsquoinduction srsquooffre agrave nous dans les discours classiques presque toujours sous les traits drsquoune

eacutenumeacuteration incomplegravete Lrsquoexpeacuterience nrsquoeacutepuise jamais le parcours exhaustif de la totaliteacute des

parties drsquoun tout Pour cette raison lrsquoinduction peut ecirctre dite dans les faits et dans son

exeacutecution concregravete seulement preacutesomptive Mais en soi ndash et drsquoapregraves sa forme infeacuterentielle

structurelle ndash lrsquoinduction comme deacuterivation drsquoune proprieacuteteacute du tout agrave partir du constat de son

inheacuterence agrave la synthegravese complegravete de ses parties est un scheacutema de raisonnement absolument

parfait

De la mecircme maniegravere on pourrait montrer en quoi le scheacutematisme topique qui

procegravede du tout agrave la partie fonde la validiteacute de la structure syllogistique Le syllogisme est en

un sens une induction renverseacutee qui partant du tout conclut pour un segment quelconque de

lrsquoune de ses partitions possibles Crsquoest le scheacutematisme topique eacuteleacutementaire de lrsquoinclusion de la

partie dans le tout qui est agrave lrsquoœuvre dans lrsquoactiviteacute syllogistique ce qui est vrai du tout est

vrai de la partie ce qui est vrai du genre est vrai de lrsquoespegravece Lrsquointention de notre eacutetude ne

nous contraint pas agrave nous attarder longuement sur lrsquoanalyse deacutetailleacutee des diffeacuterentes formes

valides drsquoargumentation et des diffeacuterents scheacutemas de combinaison de lieux qui y opegraverent

(deacuteduction par les contraires par la cause et lrsquoeffet etc) Nous rencontrerons agrave nouveau la

logique de ce scheacutematisme dans le Compendiaria dialectices ratio de Philippe

Melanchthon141

141 Etonnamment Ann Moss agrave qui lrsquoon doit un ouvrage des plus complets sur lrsquohistoire des lieux communspublieacute drsquoabord en 1996 sous le titre de Printed Commonplace-Books and the Structuring of Renaissance thoughttend agrave ignorer lrsquoinclusion drsquoune logique formelle au sein du De inventione La note 25 consigneacutee agrave la fin de lapage 218 de la traduction franccedilaise de lrsquoouvrage signale par exemple qursquoau contraire drsquoAgricola Melanchthonfournit dans ses ouvrages dialectiques laquo une logique formelle des proceacutedeacutes de raisonnement neacutecessairementvalables et une meacutethode pour les veacuterifier la laquo pars iudicatrix raquo raquo Ann Moss fait mecircme de cette introductiondrsquoune consideacuteration touchant agrave la juridiction de la logique formelle dans les manuels dialectiques deMelanchthon lrsquoun des points nodaux des divergences entre lrsquoouvrage de lrsquohumaniste frison et la dialectique du

85

Attachons nous seulement ici agrave deacutechiffrer encore briegravevement le sens de la

conclusion du deuxiegraveme chapitre du premier livre sur la nature des loci communes Agricola y

affirme

laquo Tout ce qui est proposeacute pour ou contre quoi que ce soit preacutesente une coheacuterence et est uni agravela chose par un lien drsquoapparentement pour ainsi dire naturel142 raquo

Tout argument pour ou contre une cause (laquo vel prohellipvel contrahellip raquo) est uni agrave la

thegravese en question par un lien qui srsquoapparente agrave une coniunctio ndash une sympathie une parenteacute

une communion ndash naturelle Que lrsquooratio soit reacutefutatrice ou confirmatrice la thegravese de la

quaestio centrale en jeu deacuteploie toujours des modes de communauteacute ou de fondation qui

permettent ndash mecircme si le geste est seulement neacutegatif ndash de circuler dans un ensemble de

schegravemes argumentatifs configureacutes drsquoavance Le nombre des choses qui peuvent preacutetendre ecirctre

la matiegravere drsquoune oratio possible eacutetant infini (laquo immensae raquo) le nombre des proprieacuteteacutes

associeacutees agrave ces choses est lui-mecircme toujours infini Il est donc impossible de connaicirctre en

acte la connexion universelle des choses et des proprieacuteteacutes qui srsquooffrent comme matiegravere

virtuelle drsquoun discours possible

laquo Le nombre de choses [res] est immenseacutement grand en conseacutequence le nombre de leursproprieacuteteacutes et leur diversiteacute sont aussi immenseacutement grands Il srsquoensuit qursquoaucun discoursqursquoaucun esprit humain nrsquoest capable drsquoaccorder son attention point par point agrave tout ce quiconvient agrave chaque chose particuliegravere143 raquo

La res en question doit-elle ecirctre comprise ici en un sens seulement discursif comme

la chose du discours ndash la matiegravere ou le sujet de la quaestio en jeu ou en un sens reacutealiste

comme la reacutealiteacute mondaine objective et positive ndash lrsquoeacutetant qui se rencontre dans le monde

jeune reacuteformateur Cette remarque ndash et cette omission ndash sont agrave plus drsquoun titre eacutetonnantes quand lrsquoon sait que lelaquo iudicatum raquo lrsquoexamen critique de la validiteacute formelle des raisonnements est non seulement bien traiteacute dans‒ ‒le manuel drsquoAgricola mais qursquoil est mecircme encore reconnu comme nous lrsquoavons vu dans les preacutemisses de notreeacutetude comme lrsquoune des deux fonctions matricielles de la dialectique Cette note serait eacutevidemment anecdotiquesi elle ne tendait agrave marquer un preacutejugeacute malheureusement partageacute par un bon nombre de commentateurssuperficiels de lrsquoœuvre drsquoAgricola Pour ceux-ci le recentrement de lrsquoeacutetude de la dialectique sur sa fonctioninventive coiumlnciderait avec une dispense ou une omission presque complegravete du traitement de lrsquoanalytiqueformelle Dresser le constat de cette preacutetendue dispense crsquoest manquer lrsquoessence mecircme du De inventione qui seconcentre peut-ecirctre toute entiegravere dans ce problegraveme de lrsquoarticulation de lrsquoinvention et du iudicatum142 laquo Omnia quae vel pro re quaque vel contra dicuntur cohaerer et esse cum ea quadam ut ita dicam naturaesocietate coniuncta raquo op cit 9143 laquo Res autem numero sunt immensae et poinde immensa quoque proprietas atque diversitas earum quo fit utomnia quae singulis conveniant aut discrepent singulatim nulla oratio nulla vis mentis humanae possitcomplecti raquo ibid 9

86

offert agrave une expeacuterience possible En reacutealiteacute les deux sens peuvent ici se conjoindre leur

porteacutee est strictement co-extensive

sect16 Lieu commun et cateacutegories de lrsquoeacutetant le statut de lrsquoontologie dans le De inventione

La question de lrsquoontologie nrsquoest introduite dans la dialectique qursquoagrave partir drsquoune

probleacutematique discursive Lrsquoecirctre ou la reacutealiteacute ne deviennent les thegravemes propres de

lrsquoinvestigation dialectique qursquoen tant qursquoils sont aussi les matiegraveres drsquoune oratio virtuelle

Inversement lrsquounivers discursif est toujours par principe homogegravene agrave lrsquounivers objectif qui

constitue le tout du monde reacuteel Le discours trouve dans la reacutealiteacute son point de deacutepart ndash et pour

ainsi dire son impulsion ce point de deacutepart crsquoest la quaestio qui srsquoengage et qui configure et

encadre drsquoavance le deacuteploiement de toute lrsquoactiviteacute oratoire Par cette quaestio le discours se

trouve drsquoembleacutee amarreacute agrave sa reacutefeacuterence mondaine Cette co-extensiviteacute de lrsquooratio et du monde

nrsquoest au fond que le pendant ineacutevitable de la thegravese de la preacutegnance de la fonction didactique

dans lrsquoactiviteacute du discours Lrsquooratio enseigne nous lrsquoavons vu et par lagrave se trouve toujours

neacutecessairement arrimeacutee agrave son dehors agrave son exteacuterioriteacute Les doctrines dont le discours prend

en charge la manifestation ne peuvent ecirctre au fond rien drsquoautre que des segments partiels de

lrsquoontologie des systegravemes partiels du systegraveme total de la sympathie universelle des rei

Lrsquounivers discursif virtuel eacutepuise donc par essence ndash du fait de cette racine questionnante et

du primat de sa fonction instructive ndash lrsquoinfini richesse des figures de notre monde Crsquoest en ce

sens qursquoAgricola pourra rattacher la question de lrsquoinvention oratoire au sol natif de

lrsquoontologie

laquo Bien que toutes les choses diffegraverent par leurs caracteacuteristiques individuelles elles ontpourtant aussi par certains cocircteacutes une proprieacuteteacute commune elles tendent toutes agrave unesubstance speacutecifique ou elles sont toutes issues drsquoune cause speacutecifique ou elles reacutealisenttoutes quelque chose de speacutecifique144 raquo

Lrsquo laquo immensiteacute raquo des choses proscrit nous lrsquoavons vu la possibiliteacute drsquoune

connaissance actuelle du reacuteseau total des connexions des sympathies ou des filiations

universelles Mais lrsquoinfiniteacute de ces choses autorise par contre lrsquoexistence de similitudes

formelles ou structurelles qui puisse permettre de les identifier toutes par certains aspects

(laquo hellipad naturae tendut similitudinemhellip raquo) Toutes les choses ont sous un certain point de vue

144 laquo Inest tamen omnibus tametsi suis quaeque discreta sint notis communis quaedam habitudo et cuncta adnaturae tendut similitudinem ut quod est omnibus substantia quaedam sua omnia ex aliquibus oriuntur causisomnia aliquid efficiuntus raquo ibid 9

87

des proprieacuteteacutes communes il existe par delagrave la diversiteacute des marques individualisantes (laquo hellip

discreta sint notis raquo) des traits structurels toujours reacuteiteacutereacutes Ces proprieacuteteacutes communes sont

strictement formelles et Agricola illustrera ainsi lrsquoideacutee de ces modes de coniunctio avec les

exemples de la substance de la cause ou de lrsquoeffet Ces traits formels communs nrsquoindiquent

donc pas ndash bien qursquoils appartiennent en propre agrave la structure objective des eacutetants ndash quelque

chose comme une proprieacuteteacute positive ou mateacuterielle universelle ce nrsquoest jamais de la thegravese de

lrsquoexistence drsquoune substance commune ou drsquoune cause unitaire absolument primitive dont il est

question ici Ce qui est commun agrave tous les ecirctres ce nrsquoest que la forme geacuteneacuterale drsquoecirctre-

substance drsquoecirctre-cause ou drsquoecirctre-effet Dans le systegraveme universel des sympathies que

constitue le tout de notre monde tout est effet et tout est cause ndash et symeacutetriquement tout a un

effet et tout a une cause On voit eacutevidemment ici affleurer la probleacutematique classique de

lrsquoontologie et son programme drsquoeacutelaboration drsquoun inventaire complet des cateacutegories de lrsquoeacutetant

Cet inventaire a deacutejagrave eacuteteacute proposeacute par certains auteurs laquo extrecircmement ingeacutenieux raquo

laquo Or des gens extrecircmement ingeacutenieux ont fait dans cette grande diversiteacute des choses uninventaire des points communs tels que substance cause conseacutequence et autres que nousallons eacutenumeacuterer tout agrave lrsquoheure Ainsi lorsque nous nous attacherions agrave examiner une chosenous eacutetablirions directement avec lrsquoaide de ces points ce qursquoest la nature de cette chose dansson tout et dans ses parties et tout ce qui y correspond ou en diffegravere et ensuite nousdeacuteduirions de ces donneacutees lrsquoargument convenable au cas en question145 raquo

Comme on pouvait srsquoy attendre lrsquoinventaire des formes pures de proprieacuteteacutes

structurelles est rattacheacute drsquoembleacutee au cadre de lrsquoexercice de lrsquoactiviteacute argumentative

Lrsquoontologie ndash comme inventaire des cateacutegories ndash a drsquoabord au sein de la dialectique une

fonction pragmatique elle sert la cause de lrsquoinvention des arguments Dans les derniegraveres

lignes de ce deuxiegraveme chapitre Agricola conclura la discussion sur la nature des lieux par une

pure et simple identification de ces cateacutegories avec les loci argumentorum

laquo Le lieu nrsquoest donc rien drsquoautre que le trait commun de quelque chose gracircce auquel on peutdeacuteriver en chaque reacutealiteacute les proprieacuteteacutes plausibles qui lui sont rattacheacutees Puisse ainsi ecirctreeacutetablie notre deacutefinition du lieu146 raquo

145 laquo Ingeniossimi itaque virorum ex effusa illa rerum varietate communia ista capita velut substantiamcausam eventum quaeque reliqua mox dicemus excerpsere velut cum ad considerandam rem quampiamanimum advertissemus sequentes ista statim per omnem rei naturam et partes perque omnia consentanea etdissidentia iremus et duceremus inde argumentum propositis rebus accomodatum raquo ibid 9146 laquo Non ergo aliud est locus quam communis quaedam rei nota cuius admonitus in quaque re probabile sitpotest inveniri Sit ergo nobis locus hoc pacto definitus raquo ibid 9

88

Le systegraveme des lieux se confond avec lrsquoinventaire exhaustif des modes universels et

formels de proprieacuteteacutes selon lesquels les choses peuvent ecirctre correacuteleacutees Crsquoest lagrave le sens de la

communauteacute des lieux communs les lieux sont drsquoabord communs en cela qursquoils sont les

marques (laquo nota raquo) des proprieacuteteacutes communes agrave chaque chose Le systegraveme des lieux nrsquoest donc

rien drsquoautre que la tregraves traditionnelle table des cateacutegories de lrsquoeacutetant et la dialectique trouve

par lagrave dans lrsquoœuvre de lrsquoontologie la matrice et le mateacuteriau de ses instruments de meacutethode147

Mais le surgissement de cette ontologie srsquoinscrit lui-mecircme dans lrsquohorizon des probleacutematiques

associeacutees agrave lrsquoinvention des figures possibles drsquoarguments Les lieux contiennent virtuellement

la totaliteacute des arguments qui se rattachent agrave une cause quelconque puisqursquoils contiennent tout

ce qui peut ecirctre dit de la chose qui constitue le sujet de cette cause

laquo Ces points communs contiennent en eux tous les arguments eacutetant donneacute qursquoilscontiennent aussi tout ce qui peut ecirctre dit de chaque chose Crsquoest pourquoi on les a nommeacuteslieux parce qursquoen eux tout comme dans un tonneau ou dans un treacutesor se trouvent tous lesinstruments de la foi [fidei]148 raquo

Les lieux sont donc les opeacuterateurs de la deacuterivation exhaustive des proprieacuteteacutes qui

srsquoattachent agrave une chose quelconque Par lagrave ils apparaissent encore comme autant

drsquoinstruments de lrsquoassociation ou de la connexion des choses preacutealablement poseacutees comme

seacutepareacutees et distinctes Comment se conjoignent au juste ces deux fonctions propres des loci

La coniunctio discursive que nous avions rencontreacutee tout agrave lrsquoheure est fondeacutee sur une

coniunctio reacuteelle des eacutetants Si des choses distinctes peuvent ecirctre rapprocheacutees dans un

discours crsquoest drsquoabord parce que les modes de deacuterivations discursives ou lexicales des

arguments et des preacutedicats se confondent toujours avec les modes de deacuterivation ontologique

des proprieacuteteacutes Crsquoest le cadre de la probleacutematique dialectique ndash et lrsquoexigence de deacutecouvrir des

147 Crsquoest ce que remarque drsquoailleurs explicitement Agricola dans une discussion des rapports de la dialectique agrave lameacutetaphysique consigneacutee agrave la fin du septiegraveme chapitre Nous lisons ainsi laquo Rursus vero in universum quid sit definitio et quo pacto definiendum quid item genus quid species quidcausae quid eventa et reliqua id genus non est dialectices explicare sed eius scientiae quae prima rerumprincipia tractat quam metaphysicen dicunt a qua dialectice mutuatur ista quia ad inveniendi rationem suntaccommodatahellip raquo (ibid 209-210)[Ce nrsquoest pas non plus la tacircche de la dialectique drsquoexposer en un sens universel ce qursquoest une deacutefinition etcomment elle doit ecirctre deacutecrite ou ce que sont genre espegravece causes conseacutequences et les choses comparablesCela relegraveve du domaine de la science qui traite des principes fondamentaux agrave savoir la meacutetaphysique Crsquoest agraveelle que la dialectique emprunte ces notions parce qursquoelles sont utiles pour la meacutethode de lrsquoinvention] La question du rapport qursquoentretiennent dialectique et meacutetaphysique ndash qui semble ici compris au sens restrictifde lrsquoanalytique des cateacutegories cest-agrave-dire comme ontologie ndash meacuteriterait drsquoecirctre deacuteveloppeacutee plus avant Toutefoiselle ne concerne pas directement lrsquointention de notre preacutesente eacutetude Nous reviendrons partiellement sur cettequestion au moment ougrave nous eacutetudierons la dialectique et lrsquoeacutepisteacutemologie de Philippe Melanchthon 148 laquo Haec igitur communia quia perinde ut quicquid dici ulla de re postest ita argumenta omnia intra secontinent idcirco locos vocaverunt quod in eis velut receptu et thesauro quodam omnia faciendae fideiinstrumenta sint reposita raquo ibid 9

89

proceacutedeacutes formels et systeacutematiques pour lrsquoinvention des arguments ndash qui fournit ainsi agrave

Agricola le mobile de la construction drsquoune ontologie relationniste Il ne me suffit pas en

effet de connaicirctre ou de pouvoir deacuteriver les proprieacuteteacutes propres de la chose pour ecirctre en

mesure de construire une argumentation quelconque Lrsquoargumentation ndash nous lrsquoavons vu ndash

suppose un scheacutema de relation agrave trois termes Ce qui est en jeu dans lrsquooratio crsquoest lrsquoexhibition

drsquoune coniunctio entre les deux termes mis en rapport dans la quaestio centrale

sect17 Lrsquoanalytique multiforme et la meacutethode de construction des reacuteseaux notionnels

Lrsquoargumentation nrsquoopegravere donc que lorsque les deacuterivations des attributs de lrsquoune et de

lrsquoautre des reacutealiteacutes agrave rapprocher laissent apparaicirctre un faisceau de proprieacuteteacutes communes Crsquoest

la construction de ce faisceau ou de cet ensemble de reacuteunion qui donne toute sa validiteacute agrave la

meacutethodologie des loci Lrsquoostension drsquoune coniunctio crsquoest la manifestation drsquoune reacuteunion et

drsquoune coiumlncidence entre deux reacuteseaux de proprieacuteteacutes satellites distinctes Le lieu commun qui

est lrsquoopeacuterateur de la configuration de ces reacuteseaux drsquoattributs satellites est donc encore

commun en ce sens aussi qursquoil commande lrsquoexhibition de proprieacuteteacutes communes entre reacutealiteacutes

distinctes ndash et ces proprieacuteteacutes deacuteriveacutees cette fois ne sont pas seulement structurelles ou

formelles mais aussi mateacuterielles et positives Lrsquoensemble de proprieacuteteacutes satellites du chat et de

lrsquohomme construits agrave partir de lrsquoapplication du systegraveme des lieux manifeste par exemple la

communauteacute du genre animal Cet exemple est trivial mais le reacuteseau des lieux srsquoeacutetend dans les

faits jusqursquoagrave reacuteveacuteler des coniunctiones plus subtiles et partant plus utiles agrave lrsquoinvention

drsquoarguments ou de proceacutedeacutes oratoires Dans le preacutesent exemple nous pourrions voir par

exemple une certaine coniunctio de caractegravere qui se ferait jour dans ce qui est le propre du

feacutelin et lrsquoespegravece de lrsquohomme par exemple un certain goucirct de la solitude Si les chats sont par

attribut propre des animaux solitaires la solitude nrsquoest au contraire pour lrsquohomme qursquoune

possibiliteacute speacutecifique Ainsi peuvent aussi se trouver justifier certaines meacutetaphores ou

certaines associations seacutemantiques originales laquo cet homme est un feacutelin raquo laquo Pierre vit comme

un chat raquo etc Mais nrsquoanticipons pas trop sur notre propos agrave venir tirer toutes les ressources

figuratives et tropiques qui sommeillent virtuellement dans la meacutethode dialectique des lieux

ce sera lagrave lrsquooriginaliteacute propre de la rheacutetorique de Philippe Melanchthon

Une ontologie strictement autonomiste ou atomistique ndash ontologie reacutesolument

attacheacutee pour chaque chose agrave marquer la preacutegnance de ses proprieacuteteacutes immanentes sur ses

proprieacuteteacutes relationnelles ndash est non seulement inadeacutequate pour rendre compte de la sympathie

90

et des liens drsquointer-fondations reacuteels auxquels est ordonneacute le systegraveme des eacutetants mais elle ruine

encore fatalement lrsquoopeacuterativiteacute argumentative de la dialectique Lrsquourgence de deacutecouvrir des

dispositifs drsquoamplification argumentative commande toujours neacutecessairement la construction

drsquoune ontologie symeacutetrique qui puisse rendre justice agrave lrsquoamplification et aux extensions

reacuteelles des eacutetants consideacutereacutes Et seule une ontologie relationniste peut satisfaire adeacutequatement

aux ambitions de ce programme Ce dernier deacuteveloppement appelle encore un certain nombre

de remarques qui constitueront les conclusions de notre eacutetude

a) Lrsquoidentification stricte des lieux de lrsquoargumentation et des cateacutegories de lrsquoeacutetant tire

sans doute ses anteacuteceacutedents de la dialectique de Valla149 et mecircme en un sens de lrsquoOrganon lui-

mecircme Aristote dans ses Topiques ordonnait en effet la liste de ses schegravemes drsquoarguments

(τόποί) selon les divisions grammaticales des preacutedicables (genre propre hellip)150 Toutefois

lrsquoassimilation stricte de la figure argumentative du lieu et de la figure ontologique de la

cateacutegorie (ou preacutedicament) selon la signification sous laquelle cette assimilation se laisse

indiquer ici est tout agrave fait propre agrave Agricola Cette assimilation rend raison de lrsquointeacutegration de

lrsquoontologie et drsquoune certaine partie de la grammaire (celle qui correspond traditionnellement

aux livres aristoteacuteliciens des Cateacutegories et de lrsquoInterpreacutetation) dans lrsquoextension de la seule

dialectique Par lagrave se trouve ultimement fondeacutee et justifieacutee notre double thegravese drsquoune porteacutee

eacutepisteacutemologique de la dialectique et de lrsquoindentification rigoureuse du programme dialectique

de lrsquohumaniste frison avec un programme tacite de refondation de lrsquoOrganon Ceci explique

encore que parmi les œuvres citeacutees par Agricola comme reacutefeacuterences fondatrices de la theacuteorie

classique des loci des preacutecis de dialectique (comme les Topiques drsquoAristote) cocirctoient des

livres drsquoontologie (comme celui du Commentaire aux cateacutegories de Porphyre) et des manuels

de rheacutetorique (Ciceacuteron Quintilien ou Boegravece)151

b) Le matrice de lrsquoactiviteacute argumentative trouve son site dans une pure analytique152

ndash la meacutethode dialectique des lieux est drsquoabord une deacuterivation meacutecanique drsquoun ensemble

drsquoattributs propres cest-agrave-dire drsquoattributs deacutejagrave virtuellement inclus dans le concept qui se

laisse indiquer sous le nom proposeacute en question En mecircme temps cette activiteacute analytique se

deacutepasse toujours elle-mecircme dans lrsquoœuvre drsquoune synthegravese les lieux sont aussi les instruments

149 Voir P Mack op cit p 36-95150 Aristote Topiques livre II agrave VI (lieux communs du genre lieux communs du propre etc)151 Voir notamment le huitiegraveme chapitre du De inventione dialectica152 Moins ici au sens aristoteacutelicien des Analytiques (formes valides drsquoinfeacuterence) que selon la signification rendueceacutelegravebre en philosophie par la critique kantienne de la meacutetaphysique leibnizienne (proposition analytique commeproposition deacutecompositive proposition dont le preacutedicat est inclus a priori dans la notion du sujet) Evidemmentces deux sens ont une matrice intime commune ndash les instruments formels de la logique eacutetant preacuteciseacutementlrsquoensemble des schegravemes opeacuteratoires par lesquels il est possible de deacuteriver des eacutenonceacutes analytiques

91

du rapprochement de reacutealiteacutes distinctes La force de la dialectique drsquoAgricola reacuteside tout

entiegravere dans cette double fonctionnaliteacute analytique et syntheacutetique des lieux Par lagrave

lrsquohumaniste a su rendre raison drsquoun grand mystegravere du procegraves de la penseacutee humaine la genegravese

analytique de la synthegravese et par lagrave encore lrsquoinclusion du syntheacutetique dans lrsquoanalyciteacute pure

La possibiliteacute de ce procegraves ne peut se comprendre qursquoagrave ressaisir la solidariteacute originaire de la

fonction associative et de la fonction disseacutecatoire (ou deacutecompositive) du lieu

c) La meacutethode du lieu rend encore raison du mystegravere du passage de lrsquoanalyse

formelle agrave lrsquoanalyse mateacuterielle dans lrsquoassociation des proprieacuteteacutes chosiques si les loci sont

drsquoabord seulement des proprieacuteteacutes communeacutement formelles ils permettent toujours aussi de

fonder la deacuterivation ndash par lrsquoostension drsquoune coiumlncidence ou drsquoune reacuteunion de deux ensembles

drsquoattributs satellites ndash de proprieacuteteacutes positivement ou mateacuteriellement communes Le lieu est agrave la

fois cateacutegorie et scheacutematisme ndash structure et opeacuteration ndash et crsquoest lagrave le fond de lrsquooriginaliteacute de

la conception de la topique drsquoAgricola Le lieu est le schegraveme de deacuterivation des attributs ndash une

meacutethode geacuteneacuterale pour la construction drsquoun reacuteseau de renvois et drsquoattributs satellites Mais le

lieu est encore le mode mecircme de ces attributs et de ces renvois Ce qursquoAgricola deacutecouvre

ainsi crsquoest lrsquoopeacuterativiteacute positive de la forme ndash lrsquoefficience mateacuterielle de la structure

d) Les lieux sont agrave la fois inteacutegratifs et extensifs Ils sont tout autant les schegravemes de

deacuterivation de proprieacuteteacutes immanentes que les opeacuterateurs de lrsquoextension de la chose agrave ses

proprieacuteteacutes relationnelles Les chapitres 5 agrave 27 deacutetaillent ainsi un agrave un lrsquoensemble des vingt-

quatre lieux en les ordonnant selon la scission principielle des lieux internes (definitio genus

species proprium et differentia totum partes coniugat) et des lieux externes (causa effecta

locus tempus adiacentia etc) Les lieux externes peuvent ecirctre neacutecessaires contingents ou

contradictoires

e) Les lieux marquent aussi le point de jonction du deacuteveloppement descriptif et du

deacuteveloppement deacuteductif de lrsquoargumentation Plus exactement la fonction descriptive se trouve

ressaisie comme la matrice fonctionnelle au sein de laquelle srsquoinstitue aussi lrsquoopeacuteration

deacuteductive Savoir argumenter crsquoest savoir deacutecrire les lieux apparaissent en cela comme les

balises des descriptions autant que comme les modegraveles formels des proceacutedures drsquoinfeacuterence

f) Les lieux construisent la jonction de lrsquoopeacuteration langagiegravere et de lrsquoopeacuteration

objective de la penseacutee Les lieux sont agrave la fois des modes de deacuterivations purement lexicales ndash

comme dans la deacutefinition ougrave le nom proposeacute se trouve eacutetendu par lrsquoapplication du lieu agrave son

renvoi agrave une eacutetymologie ndash et des modes de deacuterivations objectives de proprieacuteteacutes agrave partir de

choses donneacutees Cette jonction fait eacutecho au principe nodal drsquoune homogeacuteneacuteiteacute structurelle de

lrsquooratio et de la doctrine Si la langue peut ecirctre seacutemantiquement opeacuteratoire en exhibant un

92

systegraveme de relations combinatoires entre signes crsquoest drsquoabord parce que notre monde nrsquoest

jamais lui-mecircme qursquoun systegraveme de sympathies et de filiations reacuteelles La doctrine possible se

constitue toujours elle-mecircme comme le sous-systegraveme de ces sympathies Melanchthon nous

le verrons sera largement tributaire de cette construction eacutepisteacutemologique de la doctrine en

concevant la theacuteologie comme un certain sous-systegraveme de filiations

g) Les lieux ont enfin une fonction mneacutesique Un grand nombre de contemporains

drsquoAgricola conccediloivent drsquoabord les lieux comme des simples recueils de citations classiques153

ndash autant drsquoaides meacutemoires et drsquoabeacuteceacutedaires pour circuler dans la diversiteacute des lettres et des

doctrines historiques Si comme nous lrsquoavons vu lrsquohumaniste refuse lrsquoeacutetroitesse du cadre de

cette tradition seulement peacutedagogique ou meacutethodologique des lieux il nrsquoen retient pas moins

lrsquoideacutee drsquoune utiliteacute intrinsegraveque de lrsquoordonnancement topique pour la meacutemoire et la formation

intellectuelle des eacutetudiants Balises de la description les lieux sont encore les balises du

parcours de lrsquoattention dans le chaos de la meacutemoire

153 Voir agrave ce sujet Ann Moss op cit ainsi que Peter Mack A history of Renaissance Rhetoric 1380-1620Oxford Oxford University Press 2001

93

CHAPITRE II

La grammaire et la dialectique de Melanchhton en 1520 lrsquoimpeacuteratif de certitude et lareconstruction terminologique de la doctrine

sect1 Lrsquoœuvre oratoire de Melanchthon et le contexte de sa premiegravere carriegravere professorale

Il nrsquoest assureacutement ni neacutecessaire ni utile de restituer points par points les heacuteritages

theacutematiques et les emprunts conceptuels que lrsquoœuvre de Philippe Melanchthon vient puiser ci

et lagrave dans la dialectique drsquoAgricola Cela nrsquoest pas neacutecessaire drsquoune part parce que notre

preacutesent propos ne tient pas drsquoabord dans lrsquointention de recomposer une geacuteneacutealogie des

doctrines ndash les cateacutegories comme celles de lrsquo laquo heacuteritage raquo de lrsquo laquo influence raquo ou de la

laquo genegravese raquo par lesquels nous entendons rendre raison de lrsquointelligibiliteacute de la synthegravese

historique drsquoun divers drsquoœuvres ou drsquoideacutees disparates sont comme nous lrsquoindiquions

sommairement dans nos consideacuterations preacuteliminaires toujours probleacutematiques et suspectes

Une telle restitution nrsquoest pas utile drsquoautre part parce que lrsquoheacuteritage ou la geacuteneacutealogie en

question ndash si geacuteneacutealogie il doit y avoir ndash ne doit se signaler qursquoagrave mecircme la freacutequentation

approfondie de la lettre et de lrsquoesprit des doctrines compareacutees Toute comparaison requiert la

deacutetermination preacutealable ndash et la deacutetermination pousseacutee ndash des eacuteleacutements primitifs qui srsquooffrent agrave

la mise en rapport Mais le paradoxe tient alors au fait que cette deacutetermination preacutealable

eacutepuise souvent en elle-mecircme deacutejagrave le fond essentiel de lrsquoentreprise comparative posteacuterieure

Lrsquourgence est donc pour nous de nous plonger avant tout dans une analyse textuelle de la

chair de lrsquoœuvre oratoire meacutelanchthonienne Les amarres et les points de reacutefeacuterences que la

theacuteorie discursive de notre reacuteformateur fixe ou tire dans le De inventione dialectica se

laisseront suffisamment indiquer par eux-mecircmes au cours de cette premiegravere eacutetude154

154 Pour ce qui est de lrsquoeacutetude des circonstances historiques de la reacuteception meacutelanchtonienne de lrsquoouvragedialectique drsquoAgricola ndash et de lrsquoinfluence geacuteneacuterale de lrsquohumaniste dans les universiteacutes allemandes dans ladeuxiegraveme deacutecade du seiziegraveme siegravecle - le lecteur pourra se rapporter agrave notre chapitre preacuteceacutedent De maniegraveregeacuteneacuterale la lecture de lrsquoouvrage classique Die Junge Melanchthon de Wilhelm Maurer (op cit) resteeacutevidemment utile sur toutes les questions biographiques mais aussi pour discuter de lrsquoinfluence drsquoErasme sur larheacutetorique meacutelanchthonienne (voir notamment le chapitre 6 de la Band 1 laquo Erasmus und die Anfaumlnge vonMelanchthons Rhetorik raquo) Nous savons que Maurer avait tenteacute dans son ouvrage sur le jeune Melanchhton depreacutesenter le reacuteformateur comme un laquo entre-deux raquo entre Luther et Erasme (selon lrsquoexpression de Wengert voirSpeaker of the reformation op cit introduction) En franccedilais on pourra encore se rapporter agrave lrsquoouvrage traduitpar Matthieu Arnold du theacuteologien et historien Martin Greschat Philippe Melanchthon theacuteologie peacutedagogueet humaniste (1497-1560) Paris PUF 2011 Nous devons encore agrave Heinz Scheible une biographie assezcomplegravete du reacuteformateur Heinz Scheible Melanchthon eine Biographie Muumlnchen CH Beck 1997

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Nous avons agrave lrsquooccasion de nos chapitres anteacuterieurs briegravevement restitueacute lrsquoessentiel

concernant les conditions factuelles du travail intellectuel de Melanchthon au cours de ses

premiegraveres anneacutees professorales Rappelons encore ndash cela a son importance ndash que le

reacuteformateur est agrave la fin de lrsquoeacuteteacute 1518 drsquoabord nommeacute agrave lrsquouniversiteacute de Wittenberg en qualiteacute

de professeur de grec155 Cette nomination coiumlncide avec la creacuteation de la chaire

correspondante ndash chaire de grec classique qui aura eacutevidemment par la suite son incidence dans

lrsquoentreprise exeacutegeacutetique et la traduction collective agrave Wittenberg du Nouveau Testament156

Avant mecircme cette nomination Melanchthon publia degraves mai 1518 agrave Tuumlbingen et agrave seulement

vingt et un ans une grammaire grecque ndash les Institutiones graecae grammaticae - qui devait

constituer lrsquoinstrument preacuteparatoire pour lrsquoeacutelaboration drsquoune eacutedition laquo critique raquo des œuvres

drsquoAristote157

Les travaux laquo grammaticaux raquo du reacuteformateur suscitent malheureusement chez les

commentateurs un inteacuterecirct souvent moindre que le volet rheacutetorique ou theacuteologique de lrsquoœuvre

posteacuterieure Crsquoest lagrave une omission regrettable les Institutiones et par la suite les Integrae

graecae grammatices de 1520 la Grammatica latina de 1525 ou la Syntaxis de 1527

fournissent en effet aussi ndash de par leur configuration interne mais surtout par certains

deacuteveloppements theacuteoriques qursquoils disseacuteminent ccedila et lagrave dans leurs marges discursives ndash une

indication preacutecieuse sur le rocircle que Melanchthon entendait confier agrave la grammaire dans

lrsquoorganisation des disciplines du trivium Bien loin de constituer un simple manuel pour

lrsquoexposition des grandes logiques lexicales ou des principales regravegles flexionnelles propres aux

langues grecque et latine classiques les preacutecis de grammaire de Melanchthon renferment

souvent aussi une seacuterie de remarques non neacutegligeables sur le sens du rapport plus geacuteneacuteral

qursquoentretiennent dans la langue la syntaxe et la seacutemantique ndash ou la couche formelle et la

couche signitive A ces remarques srsquoadjoignent encore des reacuteflexions touchant au fait de la

polyseacutemie ou de lrsquoeacutequivociteacute lexicale et aux beacuteneacutefices et aux limites du recours agrave

lrsquoeacutetymologie dans les deacutefinitions158 Ces analyses sont communes aux ouvrages grammaticaux

et aux premiers deacuteveloppements deacutefinitionnels du Compendiara de 1520 En cela la

155 Voir encore outre les biographies susciteacutees le classique de Robert Stupperich Melanchthon Berlin DeGruyter 1960 p20-25156 Le caractegravere collectif de lrsquoentreprise de traduction de la Bible a eacuteteacute signaleacute par Luther lui-mecircme dans les notesautobiographiques qursquoil consacre agrave lrsquoeacutevegravenement de cette traduction Voir par exemple lrsquoEpicirctre sur lrsquoart detraduire et sur lrsquointercession des saints de 1530 (en franccedilais in M Luther Œuvres tome VI Genegraveve Labor etfides 1964) laquo Dans ma traduction de la Bible je me suis efforceacute de parler un allemand pur et intelligibleSouvent il nous est arriveacute decirctre agrave la quecircte dune expression pendant quatre semaines sans ecirctre heureux dans nosrecherches () Aussi nai-je pas travailleacute seul partout jai recruteacute des auxiliaires raquo On se reportera auxbiographies citeacutes de Melanchthon ndash ou mecircme aux biographies classiques de M Luther (voir bibliographie infra)sur cette entreprise de traduction 157 Robert Stupperich op cit p22158 Voir la suite de notre eacutetude agrave ce sujet

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grammaire fournit non seulement le systegraveme des outils de lrsquointerpreacutetation litteacuterale ndash puisque

crsquoest ici encore lrsquointeacuterecirct interpreacutetatif qui se fait preacutegnant ndash mais aussi lrsquoantichambre de la

discipline dialectique

Insistons encore sur ce point Il importe de porter drsquoembleacutee ce fait agrave lrsquoattention drsquoune

eacutetude des origines et des sources theacuteoriques de lrsquoœuvre du reacuteformateur ce nrsquoest ni un souci

strictement rheacutetorique ni ndash comme on le sait mieux par ailleurs ndash une preacuteoccupation

originairement theacuteologique qui animent drsquoabord Melanchthon dans sa jeune carriegravere

professorale Mais Melanchthon est encore jusqursquoen 1519 et comme la controverse de

Leipzig avec Jean Eck le signale deacutejagrave suffisamment connu avant tout comme un

laquo grammairien raquo159 Ce fait permet en retour de douter nettement du caractegravere seulement

contingent ou occasionnel qursquoaurait revecirctu le goucirct posteacuterieur de Melanchthon pour la

theacuteologie Crsquoest en effet degraves le deacutepart dans un inteacuterecirct sans doute exeacutegeacutetique que le fondateur

et recteur de lrsquouniversiteacute de Wittenberg ndash le duc de Saxe Freacutedeacuteric III ndash deacutecide de constituer agrave

cocircteacute de la chaire drsquoheacutebreu une nouvelle chaire drsquoeacutetude du grec ancien160 Lrsquoorientation de

cette intention initiale permet encore de rendre compte drsquoavance du caractegravere drsquoeacutevidence que

devait recouvrir agrave lrsquoeacutepoque la rencontre triadique entre une analyse rheacutetorique une eacutetude

grammaticale et un inteacuterecirct pour les reacuteflexions theacuteologiques la grammaire grecque eacutetant le

point de jonction meacutethodologique entre lrsquohermeacuteneutique des orationes classiques et lrsquoexeacutegegravese

neacuteo-testamentaire Crsquoest en ce sens que la rencontre du thegraveme rheacutetorique et du thegraveme

theacuteologique srsquoeffectuera spontaneacutement sous la meacutediation drsquoun deacutenominateur commun Ce

deacutenominateur commun crsquoest le souci de lrsquointerpreacutetation certaine Et le premier instrument de

la certitude interpreacutetative ndash dans sa dimension litteacuterale et donc aussi originaire ndash crsquoest

eacutevidemment drsquoabord cette science grammaticale

Crsquoest tregraves preacutecocement encore que Melanchthon manifeste un inteacuterecirct pour les thegravemes

eacutepisteacutemologique et peacutedagogique Dans son discours inaugural prononceacute le 29 aoucirct 1518 dans

lrsquoEglise de Wittenberg le jeune professeur plaide ndash dans la droite ligne des propos drsquoErasme

ou drsquoAgricola ndash pour une reacuteforme geacuteneacuterale de lrsquoorganisation des studia161 Ce plaidoyer est

159 Melanchthon accompagna Luther pour sa controverse avec Jean Eck agrave Leipzig en juin-juillet 1519 Dans labouche du theacuteologien drsquoIngolstadt le terme de laquo grammairien raquo revecirct de toute eacutevidence une connotationpeacutejorative ndash il sert drsquoabord agrave marquer lrsquoabsence de qualification theacuteologique du jeune professeur Toutefoislrsquousage de ce qualificatif atteste encore du statut sous lequel eacutetait Melanchthon eacutetait connu agrave lrsquoeacutepoque dans lemonde savant Crsquoest en franccedilais dans un ouvrage aussi ancien que lrsquoHistoire de la Reacuteformation du XVIegravemesiegravecle (de Jean Henri Merle dAubigneacute Paris Cherbuliez 1837 p 52) que lrsquoon apprendra peut-ecirctre le plus surles reacutepliques des diffeacuterents protagonistes de cette dispute Jean Eck aurait notamment adresseacute agrave Melanchthon unlapidaire laquo Tace tu Philippe ac tua studia cura ne me perturba raquo160 Robert Stupperich op cit p22161 Philippe Melanchthon De arte dicendi declamatio Eiusdem de corrigendis studiis sermo Haguenau JSetzer1523

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encore lrsquooccasion drsquoune virulente critique de la meacutethodologie des eacutetudes et des sciences ndash par

delagrave mecircme lrsquoopposition des logiques et des peacutedagogies de la via antiqua ou de la via

moderna agrave lrsquoœuvre agrave lrsquoeacutepoque dans les principales universiteacutes europeacuteennes La coiumlncidence

du programme de reacuteforme du cursus universitaire et du projet de reacuteorganisation du systegraveme

des sciences est totale En ce sens lrsquoeacutequivociteacute du terme de laquo studium raquo que nous avions deacutejagrave

mise au jour agrave lrsquooccasion de notre eacutetude du De inventione est ici encore remarquable si

lrsquo laquo eacutetude raquo doit ecirctre comprise en un sens peacutedagogique comme lrsquoeacuteducation la formation de

lrsquoesprit et la meacutethodologie de lrsquoaccegraves au savoir ce premier sens de lrsquo laquo eacutetude raquo srsquoaffilie

toujours aussi agrave la signification eacutepisteacutemologique sous laquelle le laquo studium raquo se laisse encore

entendre comme systegraveme ou reacuteseau total des studia particuliers En ce sens crsquoest un mecircme

cadre eacuteconomique ou configurationnel qui deacutelimite agrave la fois dans lrsquouniversiteacute lrsquoextension des

faculteacutes et dans la science la clocircture des disciplines La teneur et le but essentiels de ce

double programme paraicirct deacutejagrave en cet eacuteteacute 1518 avec une remarquable netteteacute la reacuteforme de

la configuration des eacutetudes doit srsquoarticuler drsquoabord autour drsquoune reconstruction des disciplines

de lrsquoart du discours (le trivium) La dialectique et la rheacutetorique notamment doivent ecirctre

renouveleacutees en fonction des acquis reacutecents de la laquo philologie raquo162 et de la grammaire

humanistes La grammaire se voit confieacutee ici encore un rocircle fondateur dans la tacircche de la

reacuteorganisation des sciences La thegravese drsquoune porteacutee archi-tectonique des disciplines du trivium

en geacuteneacuteral et de sa matrice grammaticale en particulier ndash dont nous aurons agrave deacutegager au

cours de cette eacutetude la signification preacutecise ndash se donne donc en eacutebauche degraves cette anneacutee

1518163

Le discours inaugural est par ailleurs lrsquooccasion pour Melanchthon de confesser

son attachement agrave lrsquoeacutetude de la philosophie grecque ndash et en ce sens le programme anti-

scolastique164 srsquoeacutenonce drsquoabord dans lrsquointention strateacutegique drsquoune reacuteappropriation de

162 Le terme circule deacutejagrave en ce deacutebut de 16egraveme siegravecle en Europe du Nord Il deacutesigne drsquoabord le programme drsquouneinterpreacutetation des lettres classiques mais il srsquoentend aussi deacutejagrave chez Peacutetrarque ou chez Poliziano comme ladiscipline de lrsquoexamen critique des sources textuelles ndash de leurs datations des discussions sur leur authenticiteacuteetc Sur ce sujet voir par exemple la contribution de ABuck laquo La poleacutemique humaniste contre les sciences raquo inSciences de la renaissance Paris VRIN 1973 (p 42 notamment)163 Au-delagrave de toutes les biographies que nous avons deacutejagrave citeacutees (voir par exemple encore R Stupperich op citp 30-36) on se rapportera encore agrave lrsquoarticle ndash lui-mecircme deacutejagrave reacutefeacuterenceacute ndash de Kees Meerhoff sur les rapports deMelanchthon avec Agricola (K Meerhoff op cit p 28)164 Nous ne devons jamais perdre de vue que le terme de laquo scolastique raquo est dans la bouche de Melanchthon ndashcomme drsquoailleurs aussi dans celle de Luther ndash drsquoabord poleacutemique et critique Il cocirctoie ordinairement desqualificatifs ndash dont la non-neutraliteacute est plus immeacutediatement eacutevidente ndash comme ceux de laquo sophistes raquo delaquo pharisiens raquo ou ndash voisin phoneacutetique ndash de laquo parisiens raquo (pour deacutesigner les theacuteologiens de la Sorbonne) Ilconvient en ce sens de ne jamais faire de cette terminologie un usage direct laquo sans guillemets raquo ndash comme si lemot garantissait un renvoi agrave une cateacutegorie valide de lrsquohistoire de la penseacutee Sur cette question sous le rapport dela figure de Luther voir par exemple P Buumlttgen laquo Histoire et critique de la scolastique raquo in Luther et laphilosophie Paris VRIN 2011 Sur le concept de laquo scolastique raquo et son histoire on se reacutefegraverera aussi agrave R QuintoScholastica storia di un concetto Padova Il poligrafo 2001

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lrsquoheacuteritage aristoteacutelicien Cette reacuteappropriation doit srsquoeacutelaborer sur les fondements drsquoune lecture

et drsquoune interpreacutetation renouveleacutee ndash dans sa langue originale ndash du corpus textuel du

philosophe stagirite165 Le projet qui srsquoesquisse dans ce premier discours du professeur a donc

un tregraves net accent humaniste ndash en un sens originairement laquo philologique raquo cest-agrave-dire arrimeacute

au souci du retour agrave lrsquoeacutetude et agrave lrsquointerpreacutetation des lettres classiques Cet accent est sans

aucun doute agrave lrsquoorigine du succegraves - passeacute et actuel ndash du discours inaugural de Melanchthon

Ce discours a susciteacute une tregraves feacuteconde litteacuterature secondaire et la plupart des biographes du

reacuteformateur se sont eux-mecircmes souvent attacheacutes agrave commenter longuement lrsquoeacutevegravenement166

Evidemment cette premiegravere oratio du professeur agrave Wittenberg renferme par ailleurs aussi et

plus strateacutegiquement une eacutevidente tentative de justification a posteriori de lrsquointeacuterecirct theacuteorique

de lrsquoinstitution de la chaire drsquoenseignement du grec Mais cette justification srsquoinscrit toujours

elle-mecircme dans la logique drsquoune mecircme insistance sur lrsquourgence drsquoun retour aux sources

classiques de lrsquoenseignement et des doctrines Lrsquoimpeacuteratif de la maicirctrise du grec se laissant

ainsi formuler comme lrsquoexigence correacutelative de lrsquoaccegraves agrave lrsquoeacutequipement et au veacutehicule

indispensables de ce retour

sect2 La controverse eacuterasmienne et les enjeux theacuteologiques de la formalisation des arts du discours

Nous ne nous eacutetendrons pas plus longuement sur les chemins de la penseacutee du

reacuteformateur au cours de ces anneacutees fondamentales qui vont de sa nomination agrave Wittenberg

jusqursquoagrave sa reacutedaction des Loci communes Ces courtes anneacutees sont nous le savons marqueacutees

dans le monde savant de lrsquoEurope du Nord par une preacutegnance progressive du thegraveme

theacuteologique chez les principaux porteurs de lrsquolaquo esprit humaniste raquo Kess Meerhoff167 a tregraves

preacuteciseacutement caracteacuteriseacute dans lrsquoarticle citeacute agrave lrsquooccasion du chapitre preacuteceacutedent les grandes

eacutetapes et les principales figures de ce recentrement de lrsquointeacuterecirct theacuteorique Plus que dans

lrsquoeacutevegravenement des Indulgences et lrsquoavegravenement progressif de la laquo figure de Luther raquo ce retour au

thegraveme scripturaire srsquoorigine sans doute drsquoabord dans les discussions conseacutecutives agrave la

publication de lrsquoexeacutegegravese et de la traduction eacuterasmienne du Nouveau Testament en 1516

Jacques Latomus theacuteologien agrave Louvain attaque au deacutebut de lrsquoanneacutee 1519 les conceptions

165 R Stupperich op cit K Meerhoff op cit p 28 166 Cf les biographies citeacutees mais aussi les ouvrages geacuteneacuteralistes deacutejagrave reacutefeacuterenceacutes sur lrsquohistoire des lieuxcommuns (A Moss op cit P Mack op cit)167 op cit p 29 et 30 notamment En 1520 Melanchthon et Mosellanus font respectivement agrave Wittenberg et agraveLeipzig un cours sur les Epicirctres de Paul mais crsquoest aussi Phrissemius qui professera la mecircme anneacutee unenseignement sur lrsquoEpicirctre aux Romains Une telle convergence theacuteologique ndash chez des esprits plutocirct reacuteputeacutes agravelrsquoeacutepoque pour leur inteacuterecirct pour les sciences du discours ndash est eacutevidemment agrave expliquer drsquoabord agrave partir delrsquoinfluence de la figure drsquoErasme

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theacuteologiques de lrsquohumaniste hollandais par le biais drsquoune critique drsquoabord adresseacutee agrave Pierre

Mosellanus168 Erasme qui agrave juste titre sent ses conceptions exeacutegeacutetiques viseacutees par cette

attaque deacutetourneacutee reacutepond presque immeacutediatement

La controverse porte sur le sens et les limites du rocircle des arts oratoires dans lrsquoeacutetude

de la theacuteologie Latomus soucieux de lrsquoindeacutependance theacuteorique de la science de la doctrina

sacra srsquooffusque du modegravele drsquoune theacuteologie qui aurait eacuteteacute sous les coups du geste exeacutegeacutetique

eacuterasmien laquo rendue presque identique agrave la rheacutetorique raquo169 Erasme reacuteplique en assumant lrsquoideacutee

drsquoune neacutecessaire fonction meacutethodologique et propeacutedeutique des arts du discours ndash et

notamment de la rheacutetorique qui doit constituer une laquo progymnasta170 raquo un laquo exercice

preacuteparatoire raquo ndash agrave lrsquoeacutetude de la science de Dieu Ce deacutebat complexe ne se laisse pas reacuteduire ndash

malgreacute les apparences ndash agrave la deacutelimitation des modes drsquoincidences et drsquoinscription reacuteciproques

sous lesquelles doivent srsquointerpreacuteter les seules relations de la theacuteologie et de la discipline

rheacutetorique La question engage aussi le statut drsquoun certain nombre drsquointermeacutediaires

meacutediations et de moyens termes qui srsquoinsinuent dans les marges de notre relation initiale La

premiegravere meacutediation de ce deacutebat crsquoest eacutevidemment lrsquoexeacutegegravese ndash la science de lrsquointerpreacutetation de

lrsquoEcriture sainte ndash qui apparaicirct comme un bastion strateacutegique pour la conquecircte

laquo humaniste raquo171 de la theacuteologie La preacuteeacuteminence de la probleacutematique meacutethodologique dans la

science de lrsquointerpreacutetation du Livre ndash et les emprunts de cette meacutethodologie aux sciences du

discours qui composent le trivium ndash sont eacutevidemment irreacutecusables Mais peut-on pour autant

se contenter de ce constat pour justifier la preacutetention laquo humaniste raquo de traiter le cas biblique

avec les mecircmes instruments et les mecircmes preacuteceptes de meacutethodes que ceux qui opegraverent dans

lrsquointerpreacutetation de nrsquoimporte quels textes et orationes profanes Le parcours de cette

interpreacutetation scripturaire ne doit-il pas au contraire ecirctre drsquoembleacutee encadreacute et pour ainsi dire

laquo baliseacute raquo par lrsquoa priori de la connaissance de la doctrine ndash de cette doctrina sacra dont le

theacuteologien tire une compreacutehension deacutetailleacutee et principielle dans lrsquoœuvre des Pegraveres et des

grands commentateurs172 Que reste-t-il de la sacraliteacute de lrsquoEcriture ndash de cette laquo ex-ception raquo

de cette laquo mise agrave part raquo ndash si son exeacutegegravese est drsquoembleacutee reacuteductible agrave une interpreacutetation conduite

selon les mateacuteriaux conceptuels et le systegraveme drsquooutillages ordinaires du trivium

168 K Meerhoff ibid p 29169 ibid p 29170 ibid p 29171 Par le terme laquo humaniste raquo dans ces quelques lignes nous nrsquoentendons deacutesigner rien drsquoautre que lesdiffeacuterentes figures partisanes de la conception eacuterasmienne du rapport entre theacuteologie et rheacutetorique Mosellanusdonc mais aussi dans une tregraves large mesure en 1519 Melanchthon lui-mecircme172 Voir les notes de nos consideacuterations preacuteliminaires et notre introduction mais surtout le quatriegraveme chapitre surle sens agrave confeacuterer agrave cette doctrina sacra Notons que si le problegraveme du statut de lrsquoautoriteacute des Pegraveres cristalliserale deacutebat theacuteologique du Concile de Trente la discussion srsquoest sans aucun doute ouverte ndash bien que de maniegraveremoins expresse et en tout cas moins formaliseacutee ndash degraves les premiegraveres heures de la Reacuteforme

99

La question de lrsquoexeacutegegravese elle-mecircme ne se reacuteduit donc pas drsquoembleacutee au problegraveme des

limites de son statut au sein de la science theacuteologique ndash ou plutocirct la question de cette limite

se voit elle-mecircme toujours interrogeacutee agrave partir drsquoune critique preacutealable de la preacutetention

exeacutegeacutetique de lrsquoars disserendi La rheacutetorique peut-elle ecirctre pleinement confirmeacutee dans son

intention de se constituer comme mesure de lrsquointerpreacutetation de lrsquoEcriture sacreacutee La sacraliteacute

de lrsquoEcriture nrsquoindique-t-elle ou nrsquoimplique-t-elle pas au contraire un mode de donation et de

reacuteveacutelation speacutecifique Lrsquoexeacutegegravese apparaicirct ainsi comme le premier laquo enjeu raquo et comme le

premier laquo moyen terme raquo de la relation de la rheacutetorique et de la theacuteologie Mais il existe par

construction symeacutetrique une seconde meacutediation relationnelle ndash interne cette fois agrave lrsquoordre de

lrsquoart du discours Les coordonneacutees exactes de cette seconde meacutediation sont souvent moins

bien situeacutees par les commentateurs Pourtant ndash et nous aurons lrsquooccasion drsquoy revenir

longuement ndash le souci du statut de ce nouveau moyen terme constitue en un sens aussi le nerf

agrave vif de lrsquoeacutepisteacutemologie de P Melanchthon Nous y avons ndash de maniegravere encore souvent tacite

ndash insisteacute quelque peu depuis le deacutebut de ce chapitre Il concerne le rocircle de la grammaire

drsquoabord ndash et de la dialectique ensuite ndash dans la constitution de la rheacutetorique De maniegravere tout agrave

fait symeacutetrique agrave lrsquointerrogation touchant au rocircle de lrsquoexeacutegegravese dans la theacuteologie srsquoeacutelabore

progressivement agrave partir de la fin de cette premiegravere deacutecade du seiziegraveme siegravecle une discussion

pousseacutee sur les clocirctures et les liens interfondationnels respectifs par lesquels srsquoarticulent les

diffeacuterentes disciplines qui composent le tout de lrsquoars disserendi173 En quel sens la grammaire

doit-elle ndash comme principe de lrsquointerpreacutetation litteacuterale du texte et comme instrument de

lrsquoexpression claire ndash fonder et fournir les premiers principes de lrsquoart du discours Jusqursquoougrave la

dialectique peut-elle elle aussi tirer ses principes de la science grammaticale En quel sens

les cateacutegories formelles de construction du sens sont-elles homogegravenes ou homologues aux

principes structurels de lrsquoargumentation En quel sens enfin la dialectique fonde-t-elle la

rheacutetorique dans ses grands principes ndash mais aussi dans son champ drsquoapplication

speacutecifiquement laquo stylistique raquo174 173 En un sens la probleacutematique de lrsquoeacuteconomie ou de la dispositio des disciplines du trivium nrsquoest pas neuve Elletraverse sans aucun doute lrsquohistoire de lrsquoars disserendi lui-mecircme et remonte peut-ecirctre mecircme deacutejagrave ndash moyennantquelques transpositions conceptuelles ndash agrave lrsquoœuvre aristoteacutelicienne A ce sujet voir encore Ann Moss op cit174 Nous croyons que ces grands types de problegravemes se rattachent directement au programme de ce qui seraconnu plus tard sous le titre drsquoune laquo caracteacuteristique universelle raquo Nous voudrions montrer agrave lrsquooccasion de cetteeacutetude que ndash agrave lrsquoanachronisme terminologique et au formalisme combinatoire pregraves ndash lrsquointention de ce programmenrsquoest pas eacutetrangegravere agrave lrsquoentreprise theacuteorique de P Melanchthon Evidemment une telle deacuteclaration nue nrsquoa pasgrande valeur en soi Nous tenterons de lui donner une plus grande consistance par la suite Mais songeonstoutefois qursquoavant de reposer sur lrsquoideacutee drsquoune combinatoire universelle qui permette de deacuteriver a priorilrsquoensemble des propositions vraies qui peuvent ecirctre eacutenonceacutees dans une science quelconque le projet leibnizienrepose drsquoabord sur lrsquointention de deacutecouvrir par lrsquoanalyse et la deacutecomposition des ideacutees des structures formellesabsolument universelles et primitives sous lesquelles puissent srsquoordonner toutes les complexions qui composentnotre reacutealiteacute En ce sens les structures primitives en question doivent ecirctre agrave la fois les principes drsquounegrammaire universelle et les structures matricielles de la logique pure La question des modes drsquoentrelacement

100

Ce sont de ces questions qursquoheacuterite notre jeune professeur agrave la fin de lrsquoeacuteteacute 1518 apregraves

son investiture agrave lrsquouniversiteacute de Wittenberg En ce sens il est agrave noter que le tournant

laquo theacuteologique raquo de ses preacuteoccupations en 1520 obeacuteit directement agrave la logique drsquoune eacutepoque

Par la logique de cette eacutepoque srsquoexplique encore la rencontre permanente du thegraveme

theacuteologique avec une reacuteflexion sur les situations mutuelles des diffeacuterentes composantes de

lrsquoart du discours Il est significatif en ce sens que Melanchthon ait publieacute en moins de trois

ans au moins un ouvrage relatif agrave chacune des disciplines du trivium Outre la grammaire

dont certains des grands principes geacuteneacuteraux sont traiteacutes agrave lrsquooccasion de ses Institutiones

graecae grammaticae le reacuteformateur publiera ndash comme nous lrsquoavons deacutejagrave vu ndash une

Rheacutetorique en 1519 (De Rhetorica libri tres) une dialectique en 1520 (Compendiaria

dialectices ratio) puis une nouvelle version de sa rheacutetorique en 1521 agrave lrsquooccasion de ses

Institutiones Rhetoricae Il est eacutevidemment impossible dans une eacutetude si concise de preacutesenter

en deacutetail toute la richesse du contenu ndash et la logique des eacutevolutions ndash agrave lrsquoœuvre dans

lrsquoensemble de ces manuels Contentons nous drsquoesquisser agrave grands traits dans cette bregraveve

introduction les grandes lignes de lrsquointention du programme laquo linguistique raquo de Melanchthon

Nous pouvons reacutesumer les principes de ce programme dans son volet drsquoabord grammatical et

dialectique selon les quelques lignes directrices suivantes

i) La grammaire comme la dialectique de Melanchthon srsquoordonnent agrave un ideacuteal de

certitude Cette certitude srsquoeacutenonce agrave partir drsquoun reacuteseau drsquoassociations notionnelles qui

disseacutemine des renvois permanents aux thegravemes de la droiture de lrsquoexactitude et de

lrsquoadeacutequation - ou conformiteacute proprieacuteteacute appropriation rectus exactus appositus proprius

La certitude discursive est le premier mobile et le principe-recteur constant de la

reconstruction meacutelanchthonienne du trivium Cette exigence de certitude se donne agrave

comprendre drsquoabord comme lrsquointention drsquoobliteacuterer toute polyseacutemie ou toute eacutequivociteacute dans la

langue Mais elle enveloppe aussi et notamment agrave son eacutechelle dialectique lrsquoideacuteal drsquoun

encadrement logique inteacutegral des constructions discursives Crsquoest ainsi que la dialectique du

reacuteformateur exhibera au-delagrave drsquoune theacuteorie formelle des schegravemes valides de lrsquoargumentation

infeacuterentielle un inventaire des diffeacuterentes proceacutedures du controcircle analytique de tout usage

lexical et de toute formulation des penseacutees Les manuels de grammaire et de dialectique de

Melanchthon ont pareillement une fonction normative Et cette normativiteacute ne doit pas

de la grammaire et de la logique ndash et de leur possible fondation dans des principes formels communs ndash est doncau cœur de lrsquoideacutee leibnizienne de la caracteacuteristique universelle Mais elle appartient de toute eacutevidence aussi aunerf de la theacuteorie des lieux communs dialectiques de notre auteur Voir Gottfried Wilhelm Leibniz Dissertatio dearte combinatoria Leipzig 1666 et lrsquoouvrage de Herbert H Knech La Logique chez Leibniz essai sur lerationalisme baroque LrsquoAge drsquoHomme coll laquo Dialectica Lausanne raquo 1981

101

srsquoentendre seulement au sens de ce qui deacutelimite les regravegles et les preacuteceptes drsquoune meacutethode

Mais cette normativiteacute srsquoinscrit encore dans le cœur du projet drsquoune reacuteforme constructive des

structures de la langue et des reacutevisions des modaliteacutes de son usage la grammaire et la

dialectique meacutelanchthonienne attestent de lrsquoexistence agrave Wittenberg drsquoun programme ndash plus

ou moins conscient et plus ou moins explicite ndash de constitution drsquoune langue drsquoune eacutelocution

et drsquoune discursiviteacute parfaites175

ii) La grammaire comme la dialectique de Melanchthon (notamment le premier

Compendiaria) teacutemoignent pareillement de lrsquointention de simplifier drsquoabreacuteger ou de

laquo raccourcir raquo les deacuteveloppements theacutematiques et les regravegles de meacutethode qui prennent place

ordinairement dans lrsquoeacuteconomie des deux premiegraveres disciplines de lrsquoars disserendi Cette

volonteacute drsquoabreacuteviation srsquoatteste deacutejagrave au seul titre du manuel dialectique176 mais elle se

manifeste encore dans la configuration interne des preacutecis grammaticaux Nous croyons que le

sens profond de cette intention de simplification ne peut se laisser deacutecouvrir ni eacutepuiser dans la

seule mention du caractegravere peacutedagogique des manuels en question Que la grammaire ou la

dialectique de Melanchthon soient drsquoabord des instruments pour lrsquoeacutetude et que leur commune

simpliciteacute obeacuteisse en cela aussi agrave la logique de leur vocation eacuteducative crsquoest lagrave une eacutevidence

que nous ne mettrons pas en question Toutefois ce fait ne saurait par ailleurs masquer la

porteacutee eacutepisteacutemologique et theacuteoreacutetique plus profonde de la deacutecision de lrsquoabreacutegeacute et le principe

drsquoune eacuteconomie discursive se rattachera ainsi agrave lrsquoideacuteal drsquoune certaine axiomatisation des

sciences ndash reacuteduction des preacuteceptes de lrsquoanalyse agrave un nombre restreint drsquolaquo axiomes raquo

fondateurs compreacutehension de la somme des regravegles de lrsquoinvention oratoire sous un

scheacutematisme structurel systeacutematique reconfiguration du divers mateacuteriel des theacutematiques sous

la constante reacuteiteacuteration du mecircme ndash en bref une abreacuteviation du multiple sous des scheacutemas

simples primitifs et opeacuteratoires

iii) Les organes de cette reconfiguration ou de cet ordonnancement nouveau ce sont

preacuteciseacutement les lieux communs dialectiques Ces lieux communs dialectiques ndash substance

genre espegravece cause effet totaliteacute contraire ndash se laissent drsquoabord deacutecrire comme les lieux des

deacutefinitions cest-agrave-dire comme les modes de lrsquoanalytique lexicale Mais ces lieux renferment

en outre une opeacuterativiteacute divisionnelle deacuteductive inductive et argumentative propres177 En ce175 Cest-agrave-dire univoques et neacutecessaires (au sens de ce qui est analytiquement fondeacute) 176 Le compendiaria est en effet un abreacutegeacute litteacuteralement un laquo raccourci raquo (voir Dictionnaire latin op cit)177 La distinction des opeacuterations de la division (platonicienne) de la deacuteduction (ou syllogisme) de lrsquoinduction etde lrsquoargumentation (qui sont les schegravemes des arguments oratoires ou laquo populaires raquo et donc seulementlaquo vraisemblables raquo) sera nettement caracteacuteriseacutee dans la suite de cette eacutetude

102

sens la dialectique de Melanchthon atteste du dessein drsquoune compreacutehension et drsquoune

deacuterivation de lrsquoensemble des opeacuterations de la penseacutee agrave partir de la proceacutedure matricielle de la

deacutefinition des termes simples Et cette dialectique apparaicirct ainsi plus expresseacutement encore

que le De inventione drsquoAgricola comme le lieu de la reacuteduction pure et simple de la logique ou

de lrsquoanalytique agrave la proceacutedure eacuteleacutementaire de la deacutefinition Les lieux dialectiques qui sont les

opeacuterateurs et les reacutegulateurs de cette proceacutedure deacutefinitionnelle ndash qui en deacutefinissent les modes

en controcircle les deacuteveloppements et en deacutelimite les ressources ndash trouvent leur sol originaire

drsquoune part dans la doctrine de la grammaire logique pure ndash doctrine des preacutedicables et

drsquoautre part dans la doctrine de lrsquoontologie ndash doctrine des preacutedicaments (ou cateacutegories) Si la

theacuteorie des preacutedicables fait signe en direction drsquoune reconduction possible de la grammaire et

de la dialectique agrave un fond(s) theacuteorique commun ndash celui de structures et de modes de relations

formels purement logiques ndash la theacuteorie des cateacutegories marque au contraire lrsquoirreacuteductibiliteacute et

lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute strictes de la science de lrsquoargumentation Crsquoest la neacutecessiteacute du recours agrave

lrsquoontologie dans la fondation de la doctrine des lieux qui rend raison de cette indeacutependance et

de cette centraliteacute eacuteconomique de la science dialectique au sein du tout de lrsquoars disserendi

iv) Les loci finitionum apparaissent encore comme les chevilles ouvriegraveres de la

constitution des doctrines Le moyen terme de cette constitution crsquoest le thema ndash thegraveme

theacutematique sujet ndash qui est agrave la fois le principe de clocircture doctrinale et le terme simple drsquoune

deacutefinition possible Melanchthon fait sien le principe drsquoeacutequivalence de lrsquoeacutelaboration de

lrsquooratio et de lrsquoactiviteacute du docere rattachant en outre immeacutediatement ndash et plus expresseacutement

qursquoAgricola encore ndash lrsquoactiviteacute enseignante agrave la viseacutee de la transmission drsquoune doctrina Or

toute discours et toute doctrine sont homogegravenes et co-extensifs agrave un thegraveme et tout thegraveme

identifiable ou reacuteductible agrave un terme simple La doctrine se voit ainsi reacutesumeacutee en une somme

de termes simples qui constituent autant de points de contraction ou drsquoabreacutegeacute du tout de

lrsquoenseignement discursif Crsquoest lrsquoactiviteacute analytique et dans sa figure eacuteleacutementaire lrsquoactiviteacute

deacutefinitionnelle qui garantissent et encadrent le deacuteveloppement theacutematique lrsquoinflation

seacutemantique ou les renvois mutuels de ces diffeacuterentes entreacutees mateacuterielles (lex natio iustitia

homo etc) Les loci finitionum qui commandent cette activiteacute analytique sont donc aussi les

artisans du deacuteveloppement des contenus notionnels de la doctrine agrave partir de ces termes

simples primitifs

103

sect3 La structure de la science grammaticale

La grammaire grecque de 1518 ne contient que de rares deacuteveloppements sur la

nature et la fonction geacuteneacuterales de lrsquoart grammatical Degraves son introduction Melanchthon

srsquoattache drsquoabord agrave remarquer la diversiteacute des dialectes du grec classique Cette diversiteacute

inscrit eacutevidemment une difficulteacute majeure dans lrsquoeacuteconomie de lrsquoeacutetude et de lrsquointerpreacutetation des

grandes œuvres de la langue drsquoHomegravere Et en ce sens la langue grecque prise dans sa

geacuteneacuteraliteacute reacutetrospective paraicirct traverseacutee dans son institution historique drsquoune imperfection

fonctionnelle profonde Formellement la structure du premier manuel grammatical de

Melanchthon se laisse articuler autour drsquoune part drsquoune eacutetude des regravegles drsquoorthographe et

drsquoaccentuation et drsquoautre part drsquoune description des principales regravegles flexionnelles de la

langue Cette structure coiumlncide tout agrave fait avec celle qui sera expresseacutement theacutematiseacute par la

suite en 1525 dans la Grammatica latina en tant que dispositio geacuteneacuterale de lrsquoart

grammatical La Grammatica latina srsquoadresse uniquement aux eacutelegraveves de niveau eacuteleacutementaire

Ces eacutelegraveves doivent ecirctres instruits par le biais drsquoune meacutethode simple fondeacutee sur des regravegles

abreacutegeacutees et certaines Par lagrave ils pourront ecirctre conduits rapidement jusqursquoau seuil de la lecture

des grands auteurs178 cest-agrave-dire nous le verrons jusqursquoau point de deacutepart reacuteel de toute

formation de lrsquoesprit Lrsquoouvrage de 1525 ndash qui constituera notamment sous ses versions

posteacuterieures un manuel de reacutefeacuterence dans lrsquoEurope lutheacuterienne pour lrsquoapprentissage du

latin179 ndash consacre ses deux premiers chapitres agrave des consideacuterations geacuteneacuterales sur la

configuration de la premiegravere discipline du trivium Nous y lisons en introduction

laquo La grammaire est la meacutethode de lrsquoeacutelocution et de lrsquoeacutecriture certaines180 raquo

Le terme de laquo meacutethode raquo que nous choisissons ici pour rendre le latin laquo ratio raquo doit

srsquoentendre dans une acception large La ratio ici en jeu se laisse en effet interpreacuteter agrave la fois

dans son aspect litteacuteralement meacutethodique et pragmatique181 ndash comme un ensemble de

178 Toutes ces ideacutees reacutesument le propos de Chilianus Goldstein qui eacutedite en 1526 les Elementa latinaegrammatices de Melanchthon et en reacutedige la preacuteface Voir par exemple agrave ce sujet Aldo Scaglione laquo La nouvellepeacutedagogie humaniste raquo in Lrsquoeacutepoque de la Renaissance tome III Maturations et mutations (1520-1560) sous ladir De Eva Kushner Philadelphie John Benjamins 2011 p186 La preacutesentation de cette meacutethodologie inclutsous la plume de Chilianus Goldstein une critique explicite de la peacutedagogie ndash mais aussi de la science -laquo scolastique raquo179 Voir ibid p 187180 laquo Grammatica est certa loquendi et scribendi ratio raquo Melanchthon laquo Grammaticae definitio raquo in Grammaticalatina Wittenberg 1525181 Ici comme ailleurs nous entendons toujours ce terme laquo pragmatique raquo au sens kantien comme pouvant ecirctrepreacutediqueacute drsquoune discipline qui ne deacuteveloppe et nrsquoorganise ses connaissances qursquoen vue drsquoun ensemble de finspratiques

104

preacuteceptes ou de regravegles qui garantissent et encadrent la construction de lrsquoeacutecriture ou la

formulation de la parole ndash et dans un aspect plus theacuteoreacutetique ndash comme le systegraveme de

lrsquoexplication de la logique ou de la structure de la langue Seule la reconnaissance de cette

extension theacuteoreacutetique de la grammaire ndash et plus largement du trivium lui-mecircme ndash permet de

comprendre lrsquoinsertion dans le manuel de 1525 de consideacuterations qui semblent

fonctionnellement infeacutecondes agrave commencer par ces consideacuterations geacuteneacuterales sur le sens la

vocation et la configuration geacuteneacuterale de la discipline grammaticale elle-mecircme A cette double

connotation se rattache aussi une certaine polyseacutemie de ce qui srsquoeacutenonce deacutejagrave comme la viseacutee

fondamentale de lrsquoars disserendi la certitude (laquo certa ratio raquo)

Cette laquo certitude raquo reacutefleacutechit agrave nouveau tacitement la double acception primitive du

meacutethodique et du theacuteoreacutetique Crsquoest ainsi que la certitudo se dira agrave la fois de lrsquoassurance

pratique drsquoun discours encadreacute par des regravegles maicirctriseacutees et de lrsquoapodicticiteacute de ce qui est

fondeacute dans des raisons manifestes Ce double-sens appartient en propre agrave la logique

laquo eacutepisteacutemologique raquo de la peacutedagogie de Philippe Melanchthon Nous ne manquerons pas

drsquooccasions de voir par la suite qursquoil traverse tregraves largement lrsquoensemble des œuvres que notre

reacuteformateur consacre agrave lrsquoars disserendi Si la grammaire latine du reacuteformateur a donc

eacutevidemment une fonction drsquoabord peacutedagogique ndash et lrsquoextrecircme simpliciteacute et simplification des

deacutefinitions des genres grammaticaux des cas et le traitement souvent seulement pragmatique

et diffeacuterentiel (par rapport agrave lrsquoallemand) des difficulteacutes linguistiques speacutecifiques au latin en

teacutemoignent suffisamment ndash nous ne souscrivons pas pour autant agrave lrsquoideacutee selon laquelle cette

dimension peacutedagogique exclurait par soi toute porteacutee theacuteoreacutetique ou tout souci de rigueur

technique Nous croyons au contraire qursquoici comme ailleurs lrsquointention de simpliciteacute le souci

de vulgarisation ou lrsquoexigence de peacutedagogie obeacuteissent aussi agrave la logique de mobiles

eacutepisteacutemologiques profonds Le premier de ces mobiles crsquoest lrsquoexigence drsquoeacuteconomie des

principes Et en ce sens la simpliciteacute des deacutefinitions et des regravegles grammaticales eacutenonceacutees par

Melanchthon ndash comme plus tard la simpliciteacute des preacuteceptes dialectiques ou des lieux de la

theacuteologie ndash participe aussi drsquoun ideacuteal implicite drsquoaxiomatisation Crsquoest que lrsquoefficaciteacute

peacutedagogique drsquoun manuel se fonde drsquoabord sur la simpliciteacute et la certitude theacuteoreacutetique de la

doctrine qursquoil renferme Du fond mecircme de leur jeunesse crsquoest donc encore une inconsciente

exigence drsquoanalyciteacute theacuteorique et drsquo laquo axiomatisation raquo que les eacutelegraveves formulent Abreacuteviation

de la doctrine reacuteduction de la meacutethode et simplification de la peacutedagogie srsquoinscrivent au

fond dans la logique drsquoun commun dynamisme reacutenovateur

Et lrsquohypothegravese qui eacutenoncerait lrsquoexistence au sein de la grammaire melanchthonienne

drsquoun programme fonctionnellement et laquo linguistiquement raquo reacuteformateur ndash comme reacuteforme de

105

la langue de son usage et comme simplification de ses structures et de ses regravegles ndash ne serait

sans doute pas tout agrave fait intenable Comment expliquer autrement cette apparente dimension

linguistiquement normative de lrsquoouvrage Lrsquoeacutevidence de cette intention peacutedagogique peut-

elle bien se suffire pour expliquer les extrecircmes raccourcis et les eacutetranges reacuteductions que

renferment certaines analyses sur les accords les conjonctions ou les genres des verbes182

Nrsquoest ce pas le latin mecircme qursquoil srsquoagit de reacuteformer par delagrave ou avec la reacuteforme de sa

peacutedagogie On touche ici sans doute aux limites de lrsquohumanisme de Melanchthon ndash et aux

limites de lrsquohumanisme de toute reacuteforme si lrsquoon entend par laquo humanisme raquo cet instinct de

fideacuteliteacute unilateacuterale vis-agrave-vis de la tradition du classicisme et de lrsquoantique Mais ce sont lagrave des

consideacuterations sans doute encore trop anticipeacutees Nous aurons lrsquooccasion drsquoy revenir

abondamment dans la suite de notre propos Quelle porteacutee technique la grammaire se voit-elle

confieacutee dans le manuel de 1525 Lrsquointroduction poursuit

laquo La grammaire ne nous enseigne pas seulement la meacutethode et la regravegle selon lesquelles desmots peuvent ecirctre assembleacutes pour construire une phrase ni seulement comment nouspouvons distinguer les mots les uns des autres selon leurs cas ou deacuteclinaisons (hellip) mais aussila maniegravere dont nous pouvons avec des lettres eacutecrites formuler ou exprimer dessignifications183 raquo

Lrsquoenseignement des regravegles formelles ou syntaxiques de construction de la phrase ndash

regravegles combinatoires drsquoassemblement des mots ou regravegles flexionnelles de distinction des cas ndash

nrsquoeacutepuise pas le tout de lrsquooffice grammatical Mais la grammaire assume aussi la tacircche de

baliser drsquoavance les conditions du surgissement du sens De quelle maniegravere srsquoarticulent

syntaxe et seacutemantique dans le manuel de 1525 Ici encore nous sommes en droit de penser

que le recours freacutequent agrave des deacutefinitions de type seacutemantique (pour distinguer les diffeacuterents

cas les genres ou les nombres)184 nrsquoest pas entiegraverement fondeacute sur un simple souci de

182 Lrsquoaccord se trouve deacutefini comme un laquo attachement mutuel raquo entre deux mots [coherare] la preacuteposition estune sorte darticle adjoignant un nom agrave un verbe qui signifie une circonstance quelconque dun fait Quant auxconjonctions seules 7 cateacutegories seacutemantiques sont retenues Pour nous des telles simplifications ou reacuteductionsappartiennent autant au projet drsquoune restructuration de la logique de la langue qursquoagrave une simple viseacuteepeacutedagogique ndash mecircme si les deux motifs tendent toujours comme nous le verrons agrave se rencontrer Voir ibid 183 laquo Docet enim Grammatica non solum qua ratione ac lege verba inter se iuncta sententiam absolvant aut quodiscrimine casuum vel inclinations sigillatim alia ab aliis differant verum etiam quibus quaeque literis scriptaid cuius significandi gratia adhibentur exprimant atque exponant raquo laquo Grammaticae definitio raquo ibid184 Ce que nous appelons une laquo deacutefinition seacutemantique raquo en grammaire ou en linguistique crsquoest la deacutefinition drsquouneentiteacute grammaticale quelconque par la nature geacuteneacuterique de lrsquoobjet ou de la structure qursquoil deacutesigne ou manifestePar exemple une deacutefinition seacutemantique est donneacutee lorsque nous disons laquo une expression est une compleacutementdrsquoobjet direct si elle deacutesigne lrsquoobjet qui subitreccediloit lrsquoaction exprimeacutee par le verbe raquo Lrsquoideacuteal de la grammaire ndashselon du moins un certain paradigme que lrsquoon pourrait qualifier de laquo structuraliste raquo - eacutetant preacuteciseacutementdrsquoeacutevacuer toutes ces deacutefinitions seacutemantiques et de les remplacer par des deacutefinitions purement formellessyntaxiques ou combinatoires (donc laquo internes raquo agrave la langue elle-mecircme) un compleacutement drsquoobjet direct estintroduit par un article suit un verbe drsquoaction transitif etc

106

peacutedagogie Une partie speacuteciale de lrsquoouvrage est-elle pour autant reacuteserveacutee en propre aux

questions de seacutemantique Ce nrsquoest manifestement pas le cas Melanchthon organise sa

grammaire selon lrsquoarchitecture suivante

laquo Les parties de la grammaire sont au nombre de quatre lrsquoorthographe la prosodielrsquoeacutetymologie et la syntaxe Parmi celles-ci les trois premiegraveres appartiennent agrave lrsquoeacutechelle dumot Mais la derniegravere relegraveve de la composition185 raquo

Lrsquoorthographe sera comprise comme cette partie de la grammaire laquo qui nous

enseigne lrsquoeacutecriture droite raquo186 La prosodie expose les principes de lrsquoaccentuation dans

lrsquoeacutecriture et des intonations dans la parole orale187 Quant agrave lrsquoeacutetymologie ndash qui ne doit pas

srsquoentendre ici comme cette modaliteacute geacuteneacutetique de la deacutefinition que nous rencontrerons plus

tard agrave lrsquooccasion de lrsquoeacutetude de la dialectique ndash elle se laisse deacutefinir comme lrsquoart de

lrsquoexposition des regravegles flexionnelles et donc de la laquo discrimination des cas raquo188 Chacune de

ces parties de la grammaire se deacuteploie ainsi au niveau nucleacuteaire de lrsquoanalyse du mot seacutepareacute

Leurs meacutethodes respectives ont en outre par-delagrave cette vertu directement constructive une

eacutevidente fonction de discrimination lexicale ou de diffeacuterenciation des mots Lrsquoorthographe et

la prosodie garantissent pareillement la distinction des homonymies et lrsquoeacutetymologie prend

pour tacircche de diffeacuterencier un mecircme mot selon les fonctions grammaticales qursquoil occupe dans

la phrase Par lagrave la regravegle grammaticale apparaicirct aussi comme la condition drsquoune inflation ou

drsquoun deacuteveloppement lexical non confusionnel Si les contraintes ou les neacutecessiteacutes

drsquoexpression du sens excegravedent les possibiliteacutes de combinaisons phoneacutetiques offertes par les

ressources physiologiques du systegraveme humain drsquoarticulation des sons lrsquoorthographe ou la

prosodie permettent de deacutemultiplier agrave partir de leurs mateacuteriaux propres (lrsquoalphabet et le

reacuteseau des accentuations) les virtualiteacutes de diffeacuterenciations lexicales qui sommeillent

neacutecessairement dans le systegraveme alphabeacutetique de chaque langue La menace de la polyseacutemie et

la confusion des significations se voient donc deacutejagrave reacuteduites et neutraliseacutees en amont de

lrsquoeacutechelle de lrsquoanalyse seacutemantique du langage par les instruments primitifs de lrsquoart

grammatical Lrsquoeacutetymologie quant agrave elle eacutetend encore les reacuteserves de signification et les

conditions drsquounivociteacute de la langue en exposant les preacuteceptes drsquoinfleacutechissements du mot en

185 laquo Partes Grammaticae quatuor sunt Orthographia Prosodia Etymologia et Syntaxis Ex quibus priores tresad singulas dictiones pertinent postrema autem ad compositionem multarum raquo laquo Partes grammaticae raquo in ibid186 laquo Orthographia est quae docet recte scribere raquo ibid187 laquo Prosodia est quae docet accentur hoc est qua voculatione seu tono dictio quaeque pronuncianda sithellip raquoibid188 laquo Etymologia est quae discrimina casuum in dictionibus tradit hoc est quae casus et inclinationes dictionuma se mutuo discernithellip raquo ibid

107

fonction de son cas En cela aussi lrsquoeacutetymologie bien qursquoencore inscrite agrave lrsquoeacutechelle des

variations eacuteleacutementaires du terme preacutepare aussi la possibiliteacute drsquoune combinatoire syntaxique

Cette syntaxe sera deacutefinie par la suite comme

laquo la meacutethode pour conjuguer des mots ou faire des discours Elle enseigne comment chaquemot peut ecirctre composeacute avec un autre pour construire une phrase selon son genre personnenombre ou cas 189 raquo

Dans la Syntaxis de 1529 Melanchthon dira encore et plus geacuteneacuteralement

laquo Les Grecs appellent syntaxe et nos grammairiens construction la meacutethode pour assemblerun discours et conjoindre les mots de telle sorte qursquoils repreacutesentent de faccedilon claire et certaineune ideacutee deacutetermineacutee190 raquo

Le terme que nous entendons rendre ici par le franccedilais laquo ideacutee raquo se donne dans notre

texte original comme le latin laquo sententia raquo Plus haut nous choisissions ndash dans un contexte

plus technique plus syntaxique et formel ndash de le traduire tout simplement par le terme de

laquo phrase raquo En reacutealiteacute ndash et le sens fonctionnel de la discipline grammaticale au sein du trivium

se joue lagrave ndash la sententia est toujours lourde de cette double dimension linguistique et

cognitive La phrase est syntaxiquement lrsquouniteacute eacuteleacutementaire de la combinaison correcte des

mots et partant lrsquouniteacute eacuteleacutementaire de lrsquooratio La grammaire formelle srsquoattache ainsi agrave

exposer ndash comme opeacuterateur de construction des phrases ndash les preacuteceptes de la laquo bonne

construction raquo ou de la laquo bonne conjonction raquo des termes Mais la sententia est encore cette

fois agrave une eacutechelle seacutemantique lrsquouniteacute de la proposition de lrsquoeacutenonceacute ou de lrsquoideacutee et en ce sens

aussi lrsquouniteacute eacuteleacutementaire de la combinaison correcte du sens Ainsi la probleacutematique de la

laquo correction raquo de la laquo certitude raquo ou de la laquo clarteacute raquo syntaxiques se deacutepasse toujours aussi

dans lrsquoexigence de clarteacute ideacuteale et seacutemantique ndash cest-agrave-dire encore dans la certitude cognitive

elle-mecircme

sect4 Dialectique certitude doctrine discours thegraveme terme les satellites lexicaux drsquoun nouveau

reacuteseau drsquoidentiteacutes

189 laquo Syntaxis est ratio conjungendari vocum seu faciende orationis hoc est quae docet quibus generibuspersonis numeris aut casibus quaeque vox cum alia composita sententiam absolvat raquo ibid190 laquo Syntaxin Graeci nostri Constructionem vocant rationem contexendae orationis et coniungendarum vocumita ut certam sententiam dilucide repraesent raquo Melanchthon Syntaxis Wittenberg 1529

108

Or la discipline qui assume la charge de deacutefinir les regravegles de la certitude cognitive ndash

compris ici en un sens non neacutecessairement psychologique ndash crsquoest preacuteciseacutement la discipline

dialectique Le Compendiara dialectices ratio de 1520191 srsquoouvre ndash directement apregraves la tregraves

bregraveve adresse agrave J Svertfeger - sur une deacutefinition encore assez vague et compreacutehensive de la

deuxiegraveme discipline du trivium

laquo La dialectique est la technique par laquelle une theacutematique quelconque peut ecirctre discuteacuteeselon une voie conforme et approprieacutee Elle montre la nature et les parties de nrsquoimporte quelthegraveme [thematis] simplement et deacutecrit celui-ci avec des mots certains de telle sorte qursquoon nepeut manquer de comprendre ce qursquoil contient et srsquoil est vrai ou faux raquo192

A cette deacutefinition inaugurale srsquoadjoint presque immeacutediatement une mention

explicite du dessein enseignant de cette dialectique

laquo Le fruit de la dialectique est la faculteacute drsquoexprimer sur un thegraveme quelconque et de maniegravereexacte et approprieacute un enseignement ordonneacute193 raquo

Ces quelques consideacuterations sur la nature et lrsquooffice propres de la discipline

dialectique nous instruisent deacutejagrave sur le sens de la vocation didactique que Melanchthon entend

confier agrave la discipline maicirctresse du trivium La dialectique fournit la meacutethode et les regravegles

pour discuter (laquo disserendi raquo) avec exactitude drsquoun thegraveme ou drsquoune theacutematique (laquo thematate raquo)

quelconques Et la possibiliteacute drsquoune discussion exacte se rattache preacuteciseacutement agrave la capaciteacute agrave

formuler un laquo enseignement ordonneacute raquo Si le docere drsquoAgricola reacutesonne eacutevidemment encore

dans cette deacutefinition meacutelanchthonienne il faut dire pourtant que le jeune professeur de

Wittenberg radicalise ici aussi la coloration theacuteoreacutetique ou eacutepisteacutemique de la nouvelle

dialectique Cette radicalisation srsquoatteste drsquoabord agrave la multiplication des adjectifs adosseacutes au

lexique de la certitude ou de lrsquoexactitude Il est impossible de rendre dans une traduction

franccedilaise la totaliteacute de ces adjectifs tant leur usage paraicirct dans notre langue lourdement

redondant Crsquoest ainsi qursquoun eacutenonceacute aussi court que le dernier citeacute peut conjoindre le

quadruple emploi des termes laquo proprie raquo laquo exacte raquo laquo ordine raquo et laquo accomodato raquo

191 Que nous commentons agrave partir de lrsquoeacutedition Lotter Voir Melanchthon Compendiaria dialectices ratioWittenberg Lotter 1520 Cette eacutedition peut notamment ecirctre trouveacutee sur GoogleBooks Nous remercions donc encette occasion la bibliothegraveque de lEacutetat de Baviegravere qui est le proprieacutetaire originaire de lrsquoouvrage numeacuteriseacute (le 18feacutevrier 2013)192 laquo Dialectica est artificium apposite ac proprie de quocunque themata disserendi Simpliciter enim cuiusquethematis naturam et partes ostendit et quod proponitur adeo certis verbis praescribit ut non possit nondeprehendi quicquid inest sive veri sive falsi raquo ibid p 2193 laquo Fructus dialecticae est proprie et exacte de quocunque themate idque ordine ad docendum accomodatoposse dicere raquo ibid p 2

109

Le lexique de la certitude srsquoeacutenonce donc ici sous le vocable de la conformiteacute de la

coiumlncidence ou de lrsquoadeacutequation Une discussion laquo approprieacutee raquo ou laquo exacte raquo un

enseignement laquo accommodeacute raquo ce sont drsquoabords des traitements adeacutequats et conformeacutes au

thema proposeacute Si du fond du docere drsquoAgricola bruissait encore lrsquoeacutecho laquo apophantique raquo et

arisoteacutelicien du caractegravere tregraves banalement informatif descriptif ou deacuteclaratif du discours le

docere de Melanchthon signale au contraire drsquoembleacutee la preacutesence structurante de la doctrine

ndash de lrsquoenseignement exact de la certitude et donc toujours encore de la science elle-mecircme Si

le lexique drsquoAgricola restait souvent soucieux drsquoeacuteviter la reacutefeacuterence trop massive ou trop

lourde au vocable de la doctrina ndash lui preacutefeacuterant des reacutefeacuterences au studium agrave la simple oratio

ou agrave lrsquoars ndash les premiegraveres lignes de Melanchthon sont au contraire satureacutes de redondances

laquo doctrinales raquo194 chez notre reacuteformateur le glissement du docere comme verbe et activiteacute agrave

la doctrina comme substantif et objectiviteacute est reacutesolu et affirmeacute Comme science des

conditions formelles de lrsquoexactitude de lrsquooratio la dialectique meacutelanchthonienne se laisse

donc indiquer comme le site natif et geacuteneacuteratif de la doctrinaliteacute ndash science de la doctrine

science de toute doctrine science de lrsquoecirctre-doctrinal en geacuteneacuteral Et science de la doctrine la

dialectique lrsquoest preacuteciseacutement drsquoabord comme gardienne garante et nourriciegravere de la certitude

Lrsquouniteacute ndash la structure nucleacuteaire ndash de la doctrina crsquoest le traitement du thema du

discours Comment la dialectique traite-t-elle de ce thegraveme de lrsquooratio Comment la

dialectique commande-t-elle ou configure-t-elle le parcours doctrinal drsquoun sujet ou drsquoune

matiegravere discursive Melanchthon nous reacutepond ici la dialectique traite du thegraveme du discours

en exhibant sa nature et en deacutecrivant ses parties en bref par lrsquousage drsquoune processualiteacute

drsquoabord analytique cest-agrave-dire deacutecompositive ou disseacutecatoire En ce sens nous le verrons la

dialectique se laissera drsquoabord deacutecrire dans un heacuteritage platonicien195 revendiqueacute comme la

science de la deacutefinition et de la division

Mais si la dialectique est science de la doctrine sa charge nrsquoeacutepuise pas pour autant ndash

et ne preacutetend mecircme pas inteacutegrer ndash la connaissance positive des thegravemes en question La

dialectique est donc un art qui se situe en amont de la distinction mateacuterielle des theacutematiques et

des sujets discursifs ndash en amont de la division des sciences et des eacutetudes particuliegraveres Crsquoest de

cette hauteur et de cette anteacuterioriteacute qursquoelle commande le deacuteveloppement analytique des

194 Outre le passage citeacute on se reportera aux consideacuterations anteacuterieures qui traitent des sciences de la nature etdes arts qui composent les genres oratoires de la rheacutetorique classique Partout la reacutefeacuterence agrave ces arts est marqueacuteepar la redondance du verbe laquo docere raquo de son eacutequivalent substantiveacute laquo docendus raquo ou du nom laquo doctrina raquo Onlit par exemple toujours dans cette mecircme page laquo Inprimis dialecticum artificium ordo comendat qui cum et indiscedo et in docendo plurimu habeat mometi facilius certiusque cum discut tum docethellip raquo ibid p 2195 Voir consideacuterations infra sur la division ougrave le nom de Platon est citeacute On peut voir le Compendiaria aussicomme une tentative de synthegravese des meacutethodes dialectiques aristoteacuteliciennes et platoniciennes

110

thegravemes qui constituent la charpente mateacuterielle de tout eacutedifice doctrinal Mais qursquoest-ce au

juste qursquoun thegraveme Melanchthon nous dit

laquo Les thegravemes se confondent parfois avec des termes simples [simplicibus vocibus] comme laJustice lrsquoAmitieacute ou la Fiegravevre au contraire dans le cas des discours les thegravemes se tiennentdans des termes composeacutes comme lorsqursquoon se demande srsquoil est juste ou injuste que Milon

ait tueacute Clodiushellip196 raquo

Les thegravemes se divisent donc en termes simples et termes composeacutes (ou conjoints

conjugueacutes laquo coniunctiones raquo) Les termes composeacutes se deacuteploient agrave lrsquoeacutechelle oratoire du

problegraveme ndash de ce que nous avions rencontreacute deacutejagrave dans la dialectique drsquoAgricola sous le terme

de laquo quaestio raquo ndash et donc au niveau de lrsquooratio et de lrsquoactiviteacute discursive elle-mecircme Pour

cette raison nous refusons reacutesolument lrsquointerpreacutetation selon laquelle lrsquolaquo oratio raquo dont il est

question ici devrait srsquoentendre simplement selon lrsquoacception logique de lrsquo laquo eacutenonceacute raquo ou de la

laquo proposition raquo Lrsquoopposition du terme simple et du terme composeacute ne coiumlncide jamais avec

lrsquoopposition simple du terme eacuteleacutementaire (le nom ou le rhegraveme aristoteacutelicien197) et de lrsquoeacutenonceacute

deacuteclaratif Ce qui se trouve mis en jeu dans lrsquo laquo expression conjugueacutee raquo ou le terme composeacute

ce nrsquoest en effet jamais drsquoabord une simple thegravese ou une simple affirmation propositionnelle

(susceptible drsquoecirctre vraie ou fausse) mais le tout du problegraveme ou le point de deacutepart

questionnant du discours Et la reacutefeacuterence tireacutee du ciceacuteronien Pro Milone donneacutee ici en

illustration198 le prouve suffisamment crsquoest drsquoabord sous la forme drsquoun nœud probleacutematique

et drsquoune alternative - est-il juste ou injuste drsquoavoir tueacute Clodius ndash que le terme composeacute

srsquooffre agrave nous comme thegraveme drsquoun discours possible

sect5 Lrsquoanalytique des termes simples et la monadologie lexicale

Le problegraveme ou la quaestio de lrsquooratio srsquoeacutepuise toujours dans lrsquoexamen drsquoune

conjugaison ou drsquoune combinaison de termes simples Par lagrave le terme complexe qui est le

produit de cette combinaison deacutelimite aussi le lieu geacuteneacuteratif du discours La distinction entre

un thema issu drsquoun terme simple et un thema tireacute drsquoun terme complexe est donc plus formelle

que reacuteellement opeacuterante Dans les faits toute oratio a neacutecessairement pour thegraveme un terme

196 laquo Thematum alia simplicibus vocibus constant ut si de iusticia de amicitia de febri proponatur alia orationeconstant ut iure an iniuria clodium Milo occiderithellip raquo ibid p 2-3197 Voir Aristote chapitres 2 3 et 4 in laquo Sur lrsquointerpreacutetation opcit198 Auquel succegravedent drsquoautres exemples du mecircme type ndash cest-agrave-dire drsquoautres quaestiones ndash tireacutes du registre dudiscours judiciaire religieux ou meacutedical Voir Melanchthon Compendiaria (op cit) p 3

111

composeacute Et inversement tout terme composeacute nrsquoest jamais lui-mecircme qursquoune composition de

termes simples Cette opposition initiale ne permet donc pas comme on pourrait le croire en

premiegravere apparence de fonder le principe drsquoune discrimination entre diffeacuterentes formes

doctrinales ndash et notamment entre une doctrine strictement theacuteoreacutetique et analytique (qui aurait

pour thegraveme un terme simple) et une doctrine oratoire (qui aurait pour thegraveme un problegraveme)

Bien au contraire toutes les doctrines qursquoelles se rattachent agrave un genre rheacutetorique agrave un art

libeacuteral du quadrivium agrave une discipline seulement pragmatique ou mecircme agrave la theacuteologie

peuvent de facto se reacuteduire agrave une seacuterie de problegravemes ou de quaestiones inaugurales (la fiegravevre

est-elle contraire agrave la santeacute le chreacutetien peut-il faire la guerre lrsquoamitieacute peut-elle valoir

eacuteternellement etc)

Mais inversement la seacuterie totale de ces questions peut elle-mecircme toujours se

deacutecomposer dans le parcours parallegravele drsquoune seacuterie de termes atomiques (fiegravevre santeacute

christianisme guerre amitieacute eacuteterniteacute etc) La distinction du terme simple et du terme

complexe ne renvoie ainsi qursquoagrave lrsquoopposition de deux niveaux distincts drsquoanalyses du thegraveme

drsquoune oratio ou drsquoun enseignement le niveau deacutefinitionnel drsquoune part et le niveau

argumentatif ensuite La collaboration de ces deux niveaux drsquoexamen constitue preacuteciseacutement

tout lrsquoenjeu de la discipline dialectique Et le paradigme laquo compositionnaliste raquo qui vaut chez

Melanchthon en grammaire comme en dialectique apparaicirct ainsi comme le cœur de son

eacutepisteacutemologie et de sa meacutethode analytique Crsquoest en ce sens qursquoen grammaire toute

combinaison syntaxique tirera ses proprieacuteteacutes structurelles des eacuteleacutements simples et deacutejagrave

deacuteclineacutes qui la composent (preacuteceacutedent de lrsquoeacutetymologie dans la syntaxe) qursquoen dialectique

toute combinaison seacutemantique tirera sa signification propre des significations atomiques

qursquoelle renferme et qursquoen rheacutetorique tout problegraveme oratoire tirera son sens et sa

probleacutematiciteacute du sens virtuellement inclus dans les termes simples qui le constituent Le

caractegravere monadique et atomistique de la theacuteorie des lieux communs dans la theacuteologie de

Wittenberg tire de cette option eacutepisteacutemologique son acte de naissance

Traitant du problegraveme des termes composeacutes dans ses Elementa Rhetorices de 1531

Melanchthon notera en ce sens que les structures ou les genres de questions par lesquelles les

termes composeacutes doivent ecirctre examineacutes srsquoidentifient toujours substantiellement agrave celles qui

encadrent aussi lrsquoanalyse des termes nucleacuteaires Poursuivant avec lrsquoexemple drsquoune question

speacutecifiquement theacuteologique notre auteur note ainsi

laquo Si par exemple conformeacutement agrave un thegraveme on doit confirmer que la justification duchreacutetien ne peut proceacuteder de ses puissances propres alors une deacutefinition des eacuteleacutements

112

essentiels de cette proposition doit ecirctre trouveacutee cest-agrave-dire qursquoil nous faut par exempledeacutefinir ce que la justification est en reacutealiteacute199 raquo

Lrsquoexamen drsquoun thegraveme qui se referme dans la figure drsquoune expression composeacutee

(cest-agrave-dire comme nous lrsquoavons vu drsquoune alternative ou drsquoune question) requiert donc

lrsquoanalyse ndash et lrsquoanalyse drsquoabord deacutefinitionnelle ndash des termes simples qui la compose La

question de savoir si le chreacutetien peut trouver en lui-mecircme les ressources suffisantes de sa

justification sera ainsi reconduite vers lrsquoanalyse drsquoabord seacutepareacutee des termes simples de

laquo justification raquo et de laquo puissances humaines raquo200 Crsquoest agrave partir de cette analyse

laquo disseacutecatoire raquo preacutealable que pourra se reacutesoudre apregraves coup le problegraveme de la conjonction

(coniunctio) des eacuteleacutements simples et donc la quaestio mise en jeu Mais la reacutesolution de cette

quaestio et lrsquoarbitrage deacutefinitif de lrsquoalternative proposeacutee srsquoeacutepuisent pour ainsi dire toujours

dans le seul deacuteveloppement seacutepareacute des termes atomiques qui la composent Crsquoest en soi et

dans la clocircture de sa seulee deacutefinition que chaque terme simple inclus deacutejagrave un systegraveme de

renvois et de connexions avec le terme qui lui est greffeacute dans la quaestio ndash ce renvoi fut-il

seulement neacutegatif ou exhibeacute sous le mode de la contrarieacuteteacute201 Crsquoest donc toujours de fait

dans la clocircture propre drsquoun terme simple que se tient le thegraveme de lrsquooratio et le tout de la

doctrine qursquoelle professe La doctrina sera ainsi redupliqueacutee en une seacuterie de termes simples

monadiques qui contiennent deacutejagrave dans les limites propres de leurs extensions deacutefinitionnelles

le tout mateacuteriel de lrsquoenseignement agrave exposer Le terme simple nous apparaicirctra ainsi comme

lrsquoabreacutegeacute ou le point de contraction nodal de la doctrine professeacutee la doctrine de

lrsquoeacutepisteacutemologie meacutelanchthonienne est une monadologie lexicale

sect6 Le simple et le composeacute lrsquoassignation laquo questionnante raquo de la doctrina

La discipline dialectique puisera preacuteciseacutement les lineacuteaments de son scheacutema

articulatoire dans lrsquoopposition de ces diffeacuterentes eacutechelles de lrsquoanalyse drsquoune quaestio ndash eacutechelle

de lrsquoanalyse des eacuteleacutements nucleacuteaires et eacutechelle de lrsquoanalyse des compositions On retrouve

199 laquo Itaque si confirmandum erit thema quod non sit Christiani iusticia discedere a facultatibus quaerenda estdefinitio praecipua partis in hac propositione cidelicet quid sit Christiana iusticia raquo in MelanchthonElementorum Rhetorices Libri duo in Melanchthon CR XIII 428200 Ce sont lagrave on le reconnaicirctra des lieux communs (le premier et le sixiegraveme) du manuel theacuteologique de 1521201 Comme crsquoest le cas dans lrsquoexemple ici proposeacute La faculteacute humaine nrsquoest pas seulement eacutetrangegravere ouindiffeacuterente agrave la justification elle en est son contraire ndash la condition de lrsquoindigniteacute et le site geacuteneacuteratif du peacutecheacute

113

ainsi formellement pour la dialectique la mecircme logique structurelle que celle qui dissociait

au sein de la grammaire lrsquoeacutetude des mots seacutepareacutes et lrsquoeacutetude des regravegles de combinaisons

laquo La somme de la dialectique renferme trois chapitres [capita] la deacutefinition la division etlrsquoargumentation La deacutefinition et la division se rapportent aux termes simplesLrsquoargumentation au discours202 raquo

Lrsquoarticulation de lrsquoeacutechelle de lrsquoanalyse eacuteleacutementaire (termes simples) et de lrsquoeacutechelle

de lrsquoanalyse du discours (termes composeacutes) prescrit donc au sein de lrsquoeacuteconomie de la

laquo somme dialectique raquo lrsquoopposition entre lrsquoeacutetude preacutealable des deacutefinitions et des divisions et

lrsquoeacutetude posteacuterieure de lrsquoargumentation Notre deacuteclaration initiale se voit donc deacutejagrave confirmeacutee

tout discours et toute doctrine ndash et depuis Agricola ces deux notions sont pour ainsi dire

indiscernables ndash se construisent drsquoabord autour drsquoun thegraveme complexe cest-agrave-dire drsquoune

quaestio ou drsquoun problegraveme Mais lrsquoanalyse de ce thegraveme requiert que celui-ci soit reconduit agrave

la matrice de ses eacuteleacutements simples Une fois ces derniers deacutefinis et diviseacutes ndash cest-agrave-dire si

nous nous rappelons de notre citation inaugurale une fois la nature et les parties du thegraveme

deacutecouverts ndash la matiegravere drsquoune argumentation peut surgir La deacutefinition et la division

constituent ainsi la part inventive de la dialectique lagrave ougrave lrsquoargumentation se voit confieacutee la

tacircche de la laquo juridiction raquo (pars iudicatrix) Si lrsquoexpression des notions diffegravere la dialectique

de Melanchthon est donc pourtant bien de part en part dans sa logique et dans son

infrastructure teinteacutee de reacuteminiscences agricoleacuteennes La transfiguration de lrsquoopposition de

lrsquohumaniste entre lrsquoinvention et le jugement reacuteapparue ici sous la figure de la distinction entre

lrsquoactiviteacute deacutefinitionnelle et lrsquoopeacuteration argumentative ne peut masquer lrsquoidentiteacute fonctionnelle

des termes substitueacutes chez Agricola comme chez Melanchthon lrsquoinstrument et lrsquoopeacuterateur de

lrsquoinvention crsquoest toujours bien la deacutefinition et lrsquoanalytique

La viseacutee de notre travail ne nous contraint pas ici agrave assumer la tacircche drsquoune

explication deacutetailleacutee du manuel dialectique du reacuteformateur Cette tacircche serait assureacutement utile

non seulement pour lrsquohistoire de la Reacuteforme et le programme drsquoune analyse critique des

œuvres de Philippe Melanchthon mais encore pour quiconque voudrait tenter de situer avec

preacutecision lrsquoimportance du moment laquo humanisme raquo et laquo renaissance raquo au sein de lrsquohistoire

tentaculaire de lrsquoeacutepisteacutemologie de la logique et de la meacutetaphysique Comme sa grammaire la

dialectique de notre auteur est souvent lrsquooublieacutee de la litteacuterature secondaire Crsquoest agrave partir du

prisme de la rheacutetorique que les commentateurs disseacuteminent souvent ccedila et lagrave ndash et de maniegravere

202 laquo Summa dialecticae capita tria sunt finitio divisio et argumentatio Finitio et divisio ad simplices vocespertinent Argumentatio ad oratione raquo Compendiaria op cit p 3

114

globalement toujours fragmentaire ndash quelques remarques sur le sens des eacutetudes dialectiques

de Melanchthon203 Crsquoest sur cette rheacutetorique que nous concentrerons nous-mecircmes plus

particuliegraverement notre attention agrave lrsquooccasion de la prochaine eacutetude lrsquoorientation theacuteologique

de notre probleacutematique le commande Tentons tout de mecircme de pointer encore quelques

moments cleacutes des analyses du Compendiaria de 1520

sect7 La dispositio de la dialectique et les laquo genres raquo de la deacutefinition

Le Compendiaria selon le scheacutema articulatoire que Melanchthon croit devoir

recommander agrave toute entreprise dialectique se divise en deacutefinition division et argumentation

La division effective des livres ne coiumlncide toutefois pas litteacuteralement avec cette dispositio

annonceacutee Deacutefinition et division seront ainsi rassembleacutees ensemble dans une premiegravere section

agrave laquelle succegravedera un livre seacutepareacute sur les genres des eacutenonceacutes puis une eacutetude autonome des

formes eacuteleacutementaires de lrsquoargumentation Une analytique des lieux compose enfin un

quatriegraveme livre sur lequel nous reviendrons eacutevidemment agrave la fin de ce chapitre Si lrsquoesprit est

toujours agricoleacuteen le deacuteveloppement plus concret du manuel exhibera aussi la curieuse

tentative drsquoune synthegravese de la dialectique platonicienne et de la dialectique drsquoAristote Tregraves

traditionnellement Melanchthon distingue deux modes primitifs de deacutefinition la deacutefinition

nominale et la deacutefinition reacuteelle La deacutefinition nominale se deacutefinit comme laquo lrsquoexposition

grammaticale ou eacutetymologique du terme204 raquo Lrsquoeacutetymologie nrsquoa plus ici comme dans la

science de la grammaire le sens des regravegles de la discrimination des cas Elle ne srsquoentend

toutefois pas non plus tout agrave fait dans son acception moderne et laquo geacuteneacutetique raquo La deacutefinition

eacutetymologique nrsquoest en fait pour Melanchthon que la deacutecomposition morphologique des

vocables qui renferment diffeacuterents lexegravemes signifiants la philosophie est lrsquoamour de la

sagesse la citeacute est le rassemblement des citoyens

La deacutefinition eacutetymologique est donc cette deacutefinition lexicale ou laquo fonctionnelle raquo qui

deacutesagregravege et reacutepegravete seacutepareacutement dans son deacuteveloppement les eacuteleacutements phoneacutetiques ou

graphiques qui composent certains termes du lexique de la langue Si la deacutefinition nominale

est bien analytique crsquoest au sens le plus eacuteleacutementaire de lrsquoanalyse au sens drsquoune dissection ou

drsquoune deacutecomposition seulement grammaticale et morphologique du mot ndash drsquoun deacutetachement

203 De maniegravere geacuteneacuterale les remarques les plus notables - mais toujours fragmentaires ndash qui se reacutefegraverent au thegravemede la dialectique drsquoAgricola sont consigneacutes dans les ouvrages les plus geacuteneacuteralistes comme celui drsquoAnn Moss oude Peter Mack deacutejagrave citeacutes (voir notamment P Mack A history of Renaissance rhetoric op cit p 109)204 Finitio nominis est expositio grammatica seu etymologia quaeda vocabuli ut Civitas est civium consensioPhilosophia est studiu sapientehellip raquo ibid p 4

115

du radical drsquoun suffixe ou drsquoun preacutefixe du deacutepliement drsquoune expression implicitement

complexe (philosophia = philo + sophia) etc En ce sens lrsquoextension de validiteacute et la porteacutee

seacutemantique de la deacutefinition nominale sont eacutevidemment toujours indigentes En particulier la

deacutefinition nominale est restreinte dans son application au cas des mots composeacutes de plusieurs

lexegravemes ou au moins drsquoun radical et drsquoun affixe signifiants Si la deacutecomposition du sens dans

la deacutefinition reacuteelle suppose certes aussi la preacutesupposition constante de lrsquoexistence drsquoun

reacuteseau de sens primitifs la deacutecomposition phoneacutetique ou orthographique du mot rencontre

toutefois beaucoup plus vite ses limites aucune expression monosyllabique par exemple ndash

mais un bon nombre de termes plurisyllabiques eacuteleacutementaires aussi ndash ne peuvent ecirctre deacutefinis

laquo eacutetymologiquement raquo

La deacutefinition reacuteelle et cela srsquoannonccedilait deacutejagrave suffisamment dans notre remarque

comparative preacuteceacutedente se deacuteploie agrave lrsquoinverse au niveau de la couche seacutemantique de

lrsquoanalyse terminologique Par la deacutefinition reacuteelle le dialecticien accegravede agrave la couche du sens ndash

agrave la laquo reacutealiteacute que le nom signifie205 raquo Si la seacutemantique de notre auteur est eacutevidemment une

seacutemantique reacutealiste ndash au sens ougrave Melanchthon ignorait si lrsquoon srsquoen tient agrave ce type de scheacutema

grossier la distinction laquo de type freacutegeacuteen raquo du sens et du reacutefeacuterent206 ndash il faut toutefois se garder

de reacuteduire pour autant le sens du terme laquo chose raquo ou laquo reacutealiteacute raquo [res] agrave la seule reacutefeacuterence

individuelle ou substantielle de lrsquoexteacuterioriteacute mondaine La chose crsquoest bien certes lrsquoindividu

ou la substance existants mais ce sont aussi les diverses cateacutegories de proprieacuteteacutes ou drsquoattributs

rapporteacutes agrave cet individu Lrsquoinventaire des modes de ces proprieacuteteacutes fournira lrsquoinstrument de

base de lrsquoencadrement des meacutecanismes ou des laquo scheacutematismes207 raquo de deacutefinitions Mais ces

laquo modes de proprieacuteteacutes raquo srsquoentendent eux-mecircmes encore agrave deux niveaux bien distincts

drsquointerpreacutetation Par lagrave la laquo couche du sens raquo deacuteveloppera elle-mecircme toujours son opeacuterativiteacute

analytique selon deux eacutechelles seacutemantiques superposeacutees ndash et la proceacutedure deacutefinitionnelle sera

reconduite agrave deux types de processualiteacutes bien diffeacuterencieacutees dans leur logique comme dans

leur effectuation Le premier niveau concerne lrsquoanalyse des diffeacuterentes modaliteacutes drsquoattributs

ordonneacutees selon leur rapport formel au sujet logique de lrsquoeacutenonceacute ndash les preacutedicables La seconde

eacutechelle renvoie agrave la description des modaliteacutes de proprieacuteteacutes inventorieacutees selon leur rapport

mateacuteriel agrave la substance individuelle reacuteelle ndash les preacutedicaments

205 laquo Postque quid nome significet coprehenderit animus none quae significatae rei naturahellip raquo in laquo De finitionerei raquo ibid p 4206 Voir laquo Sens et deacutenotation raquo in Frege Ecrits logiques et philosophiques Paris Seuil 1971207 Le terme de scheacutematisme comme dans lrsquoeacutetude preacuteceacutedente est entendu ici au sens suivant proceacutedure dedeacuterivation drsquoun concret agrave partir drsquoun scheacutema formel La question de la possibiliteacute du rapport du concret (oumateacuteriel sensible) au formel (cateacutegorial) se pose eacutevidemment dans la notion kantienne de laquo scheacutematisme raquo Parpreacutecaution drsquousage nous preacutefeacuterons toutefois nous garder ici de toute analogie (voir Kant Critique de la raisonpure analytique transcendantale)

116

sect8 Le scheacutematisme deacutefinitionnel des preacutedicables

Les modes de configuration purement logiques selon lesquels un preacutedicat est reacutefeacutereacute agrave

la notion du sujet propositionnel (coiumlncidence inclusion exteacuterioriteacute) dans un eacutenonceacute

construisent les six cateacutegories traditionnelles des preacutedicables lrsquoindividu lrsquoespegravece le genre la

diffeacuterence le propre et lrsquoaccident Lrsquo laquo individu raquo est le preacutedicable de la coiumlncidence de

lrsquoattribut de lrsquoeacutenonceacute avec son sujet Jules Ceacutesar est Jules Ceacutesar Lrsquo laquo accident raquo est le

preacutedicable de lrsquoexteacuterioriteacute ndash ou de la disjonction ndash de la notion du preacutedicat avec la notion du

sujet Jules Ceacutesar est fatigueacute (la notion de laquo fatigue raquo nrsquoest pas incluse dans la notion de Jules

Ceacutesar ndash fut-ce dans ses ramifications les plus individuantes ndash sans quoi elle pourrait et devrait

lui ecirctre constamment preacutediqueacutee) Les quatre autres preacutedicables renvoient agrave diffeacuterents modes

drsquoinclusions du preacutedicat dans le sujet logique de la proposition Lrsquoinclusion la moins

coiumlncidante ou la moins propre est eacutevidemment celle du genre ndash et en ce sens le genre deacutefinit

laquo peu raquo le sujet Viennent ensuite dans lrsquoordre lrsquoespegravece la diffeacuterence et le propre

Le fait logique de cette inclusion rend raison de la possibiliteacute de la construction

drsquoun schegraveme drsquoanalyse ndash cest-agrave-dire drsquoune deacutecomposition ndash terminologique En tant qursquoils

deacutefinissent des modes drsquoinclusion du preacutedicat dans son sujet logique les quatre preacutedicables

citeacutes configurent en effet aussi la possibiliteacute drsquoune proceacutedure meacutecanique de deacutefinition de

lrsquoindividu ou de lrsquoespegravece lrsquoespegravece est le genre et la diffeacuterence lrsquoindividu est lrsquoespegravece et le

propre etc Cette proceacutedure meacutecanique est une proceacutedure seacutemantique en ce sens ougrave elle ne

relegraveve pas drsquoune deacutecomposition purement grammaticale ou eacutetymologique du terme mais

engage aussi la neacutecessaire interpreacutetation des notions de lrsquoeacutenonceacute Mais cette proceacutedure

seacutemantique nrsquoest toutefois pas une proceacutedure laquo reacutefeacuterentielle raquo en ce sens ougrave elle ne neacutecessite

jamais que soient convoqueacutes les modes drsquoinclusions reacuteelles sous lesquels les proprieacuteteacutes elles-

mecircmes reacuteelles srsquoordonnent agrave un individu existant Ce qui est en jeu dans lrsquoanalyse des

preacutedicables crsquoest le mode de relation par lequel lrsquoattribut est rattacheacute au seul sujet logique de

la proposition ndash et non agrave sa reacutefeacuterence reacuteelle si la proceacutedure de deacutefinition qui fait appel agrave ces

modes drsquoinclusions relegraveve donc de la couche logique du sens cette couche logique ne

renferme toutefois aucun renvoi neacutecessaire agrave une couche mondaine ou mateacuterielle En cela la

proceacutedure deacutefinitionnelle encadreacutee par les preacutedicables est la plus laquo pure raquo et la plus analytique

de toutes les formes de deacutefinitions Cette proceacutedure exclut eacutevidemment le recours agrave lrsquoaccident

(inopeacuterant puisque disjoint et donc laquo non deacutefinitionnel raquo du sujet logique) et agrave lrsquoindividu

117

(inopeacuterant puisque coiumlncidant et donc aussi en un sens laquo non deacutefinitionnel raquo) Melanchthon

fournit dans son Compendiaria le tableau et les explications suivantes de la proceacutedure

analytique de la deacutefinition encadreacutee par les preacutedicables208

La deacutefinition proposeacutee en exemple concerne ici la justice (laquo iusticia raquo) Si nous

souhaitons proceacuteder selon lrsquoordre drsquoune analyse ndash par exemple pour la deacutecouverte initiale de

la deacutefinition ndash nous devons opeacuterer de maniegravere reacutegressive en partant du bas ndash le particulier ndash et

en remontant de proche en proche vers lrsquouniversel absolu (la substance tout en haut) En

recomposant en sens inverse la deacutefinition nous pouvons partir du terme initial universel et

atteindre la justice en remontant seulement la ligne des diffeacuterences (sur la gauche) Toutes les

diffeacuterences releacutegueacutees sur la droite correspondent aux termes neutraliseacutes et eacutecarteacutes agrave chaque

niveau drsquoalternatives Dans la colonne du milieu sont indiqueacutes tous les genres espegraveces et

individus (y compris Virgile qui supporte cette justice) qui sont constitueacutes agrave chaque pas par

lrsquoassemblage du genre et de la diffeacuterence Ainsi la justice apparaicirctra comme lrsquoattribut de la

substance corporelle animeacutee sensible intellectuelle bien disposeacutee agrave lrsquoeacutegard drsquoun autre

208 Ce tableau est tireacute du Compendiaria ibid p 7

118

sect9 Le scheacutematisme deacutefinitionnel des preacutedicaments (ou cateacutegories)

Les preacutedicaments (laquo predicamentis raquo) ndash qui trouvent eacutevidemment leur lieu de

naissance dans les cateacutegories aristoteacuteliciennes209 ndash sont les modaliteacutes de proprieacuteteacutes non plus

logiques mais reacuteelles qui se reacutefegraverent agrave chaque substance individuelle A ce niveau drsquoanalyse la

dialectique ne peut eacutevidemment se dispenser du recours au mateacuteriau de lrsquoontologie Ce nrsquoest

ni drsquoune deacutecomposition grammaticale ndash comme dans lrsquoeacutetymologie ndash ni drsquoune deacutecomposition

du sens selon les cateacutegories logiques pures de lrsquoinclusion de la coiumlncidence ou de la

disjonction - comme dans le cas des preacutedicables ndash que lrsquoanalyse ontologique peut proceacuteder

Melanchthon deacutefinit les preacutedicaments presque immeacutediatement apregraves lrsquoexposition de la

premiegravere proceacutedure de deacutefinition sus-exposeacutee

laquo Les preacutedicaments sont les arrangements [ordines] des choses Ils sont utiles drsquoabord pourcollecter et distinguer des deacutefinitions Mais ils sont aussi les modes mecircmes de ladeacutefinition210 raquo

Si les preacutedicables eacutetaient relativement agrave leur fonctionnaliteacute deacutefinitionnelle

strictement opeacuteratoires ou laquo proceacuteduriaux raquo les preacutedicaments vont en outre et comme nous

allons le voir fournir aussi la matrice reacuteelle des diffeacuterents modes de deacutefinitions des ecirctres En

ce sens les preacutedicaments de Melanchthon ndash comme plus tocirct ceux drsquoAgricola ndash vont tendre agrave

se confondre progressivement aussi avec les lieux communs de la dialectique eux-mecircmes

Melanchthon nous dit un peu plus loin au sujet de ces loci

laquo Les lieux dialectiques sont preacutevues pour les deacutefinitions ainsi la question est traiteacuteeexactement et de maniegravere approprieacutee211 raquo

209 Aristote Cateacutegories op cit Lrsquoentreprise de laquo remodulation raquo de la table des cateacutegories constitue si lrsquoon peutdire le nerf agrave vif de toute entreprise meacutetaphysique Mais cette mecircme entreprise constitue encore le noyaumatriciel de lrsquohistoire de lrsquoars disserendi A lrsquoheure ougrave nous eacutecrivons ces lignes nous ne sommes pas tout agrave faitdeacutetermineacutes quant aux limites jusqursquoauxquelles nous pouvons deacuteclarer laquo meacutetaphysique raquo lrsquoentreprise dialectiquede Melanchthon et notamment son eacutetude des preacutedicaments Ce qui est sucircr crsquoest que ces preacutedicaments ont ici uninteacuterecirct opeacuteratoire (pour la deacutefinition les schegravemes de construction des eacutenonceacutes et la deacutemonstration) plusqursquoontologique Il ne serait sans doute pas intenable de soulever lrsquohypothegravese que le projet eacutepisteacutemologiquemelanchthonien commande en 1521 au-delagrave de cette rigoureuse inclusion dans la dialectique lrsquoeacuteconomie pure etsimple du meacutetaphysique (qui en tout cas sera explicitement exclu du champ de la somme theacuteologique voir surce point notre quatriegraveme chapitre)210 laquo Praedicameta sunt ordines rerum Conducunt autem in primis ad colligedas finitiones et ad discrimina finitionu Nec enim unus est finiendi modus ut pauli post exponemus raquo Compendiaria op cit p7211 laquo Ita dialecticus instruxit locos suos qui suppeditent rerum finitiones in causa exacte et proprie tranctanda raquo ibid p 8

119

Nous retrouvons ici au mot pregraves les deux adjectifs qui qualifiaient degraves lrsquoouverture de

notre manuel le propre de lrsquooffice dialectique Avec lrsquoadjonction de cette mention des lieux ndash

rattacheacutee agrave lrsquoanalyse des cateacutegories ou preacutedicaments ndash le parcours notionnel de la dialectique

est boucleacute et la certitude trouve deacutejagrave son instrument Ce par quoi la dialectique garantit la

construction drsquoune doctrine certaine et conforme au thegraveme dont elle assume la prise en charge

crsquoest la cateacutegorie comme lieu commun de la deacutefinition Lrsquoinstrument de la certitude coiumlncide

ainsi avec le veacutehicule de lrsquoentreprise deacutefinitionnelle En ce sens notre auteur pourra affirmer

presque agrave la suite de cette derniegravere citation que la cateacutegorie apparaicirct aussi comme le

laquo modus raquo de lrsquoeacutevaluation ou du traitement des thegravemes de la nature212 Cette affirmation est

presque une tautologie la nature eacutetant ici comprise degraves le deacutepart dans son acception large

comme le tout de lrsquoecirctre seulement restreint par lrsquoexception deacuteriveacutee des arts et des affaires

humaines (lrsquoartifice) Si la certitude de la doctrine se fonde dans le lieu de la deacutefinition et que

ce lieu tire lui-mecircme sa substance et son contenu des preacutedicaments (donc des cateacutegories de

lrsquoontologie) il nous faut dire aussi que la certitude elle-mecircme puise dans lrsquoecirctre en dernier

recours son fondement ultime La dialectique se ressaisit en cela encore dans ses principes et

dans ses premiegraveres structures dans la science de lrsquoecirctre en tant qursquoecirctre Crsquoest lagrave la limite du

laquo scheacutematisme raquo logique ou du formalisme meacutelanchthonien Et crsquoest encore en ce sens que

critiquant la conception eacuterasmienne des lieux Melanchthon pourra bien plus tard opposer

son systegraveme apodictique des loci finitionum ndash tireacute de la matrice structurelle de la nature et de

lrsquoontologie ndash aux simples rubriques des sentences des humanistes

laquo Ne crois pas que les lieux communs soient inventeacutes au hasard ils sont extraits desstructures profondes de la nature ils sont les formes ou les regravegles de toutes les choses213 raquo

Les commentateurs ndash et Ann Moss214 notamment ndash ont pu noteacute que le mode de

reacutefeacuterentialiteacute qui lie ces lieux aux eacuteleacutements qui srsquoy trouvent rangeacutes eacutetait bien plus un mode de

reacutefeacuterentialiteacute objectif qursquoun renvoi relevant seulement drsquoune forme de convention

meacutethodique Toutefois ces allusions restent encore trop suggestives et indeacutetermineacutees tant qursquoy

manque lrsquoostension du sens preacutecis de cette objectiviteacute remarqueacutee Ce sens est pourtant bien

clair les lieux sont laquo les structures profondes de la nature raquo et les artisans de lrsquoexactitude en

cela drsquoabord qursquoils tendent agrave se confondre ndash mais cette confusion nous le verrons nrsquoest jamais

totale chez Melanchthon ndash avec les tregraves traditionnelles cateacutegories de lrsquoeacutetant

212 laquo hellipet in iudicanda ipsa thematum natura raquo ibid p 8213 Voir au sujet de cette citation Ann Moss op cit p 208 ndash agrave qui nous empruntons cette traduction et F GoyetLe sublime du laquo lieu commun raquo op cit notamment p 553-554214 Ann Moss op cit p 208

120

Crsquoest eacutegalement sur ce terrain de lrsquoexactitude que se font jour les premiegraveres

diffeacuterences entre dialectique et rheacutetorique Les lieux communs rheacutetoriques permettent de

laquo traiter raquo ou de laquo renforcer raquo (laquo adornant raquo)

laquo certains cas et thegravemes civils et de deacuteriver la forme des arguments aussi bien des sentencesque des mots215 raquo

Les lieux communs dialectiques ont quant agrave eux pour fonction drsquoencadrer ou de

deacutemultiplier les ressources offertes par lrsquoanalyse lexicale aux argumentations216 En ce sens les

lieux rheacutetoriques ndash qui tirent leurs structures eacuteleacutementaires des lieux analytiques de la

dialectique - ne sont jamais astreints agrave la mecircme exigence de nuance et drsquoexactitude que les

lieux dialectiques ndash les plus propres et les plus certains Curieusement dans le Compendiaria

de 1520 ndash et sans doute aussi pour la derniegravere fois ndash Melanchthon tend donc agrave aligner sous un

mecircme scheacutema oppositif les diffeacuterentes divisions de lrsquoexact et de lrsquoapproximatif du

dialectique et du rheacutetorique et de la nature et de la culture Si la dialectique conserve

eacutevidemment une fonction archi-tectonique et fondatrice en tant que science des conditions

formelles de toute doctrine cette fonction semble precircte agrave ecirctre ici rapprocheacutee de sa dimension

drsquoabord ontologique et mecircme de son assignation stricte au domaine laquo nature raquo Lrsquoinclusion de

la rheacutetorique dans la dialectique ndash et la subordination de la rheacutetorique dans la dialectique ndash se

laisse donc ici interpreacuteter aussi comme une certaine subordination du domaine de lrsquoartifice agrave

lrsquounivers de la nature ndash des affaires humaines aux lois naturelles du fond contingent du

devoir-ecirctre agrave lrsquoinfrastructure toujours exacte et toujours ressaisie de lrsquoontologie

sect10 Le tableau des cateacutegories

De ces cateacutegories (ou preacutedicaments) Melanchthon nous dit qursquoils

laquo sont au nombre de quatre la substance la qualiteacute la quantiteacute et la relation La substanceest la chose existante par soi tandis que toutes les autres cateacutegories sont des accidents217 raquo

Lrsquoeacuteconomie du systegraveme des cateacutegories tient drsquoabord agrave lrsquoopposition matricielle ndash et

encore tout agrave fait aristoteacutelicienne ndash de ce qui est par soi et de ce qui est par accident

215 laquo Atque ut Rhetores locos quosda communes caussarum et thematum adornant unde depromant argumentafigurasque tum sententiarum tum verborumhellip raquo ibid p 8216 laquo hellipita dialecticus instruxit locos suos qui suppeditent rerum finitioneshellip raquo ibid p 8217 laquo Praedicamenta quatuor sund Substantia quantitas qualitas relatio Substantia est res pe se existeshellip raquoibid p 8

121

Lrsquoaccident logique de la table des preacutedicables nrsquoa eacutevidemment plus la mecircme signification que

lrsquoaccident reacuteel de la table des cateacutegories Comme nous lrsquoindiquions deacutejagrave ces deux modes de

preacutedicats se deacuteploient agrave deux eacutechelles seacutemantiques incomparables Lrsquoaccident comme

preacutedicable eacutetait la disjonction logique de la notion du sujet propositionnel et de lrsquoextension du

domaine du preacutedicat Lrsquoaccident comme preacutedicament articule lrsquoensemble des modaliteacutes de

reacutealiteacutes relatives cest-agrave-dire des reacutealiteacutes qui nrsquoexistent que laquo par un autre raquo ou laquo en un autre raquo

ndash ensemble des choses heacuteteacuteronomes et soumises agrave la condition drsquoun substrat eacutetranger

Lrsquoaccident cateacutegorial dit la preacutecariteacute ontologique lrsquoheacuteteacuteronomie la deacutependance reacuteelles

Lrsquoaccident logique dit lrsquoexclusion lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute lrsquoexteacuterioriteacute notionnelles Si le jaune

logique est bien agrave lrsquoeacutechelle des preacutedicables le propre du citron (en ce sens ougrave tous les citrons

sont jaunes bien que le jaune ne soit pas une laquo diffeacuterence raquo ou une proprieacuteteacute essentielle du

citron) le jaune reacuteel est au contraire toujours du point de vue cateacutegorial ou ontologique

lrsquoaccident de tel ou tel citron reacuteel et empirique Le systegraveme des preacutedicaments permet aussi de

construire agrave lrsquoimage du reacuteseau des preacutedicables reproduit plus haut un scheacutema analytique de

toutes les diffeacuterences qui exhibent les proprieacuteteacutes de la substance (jusqursquoagrave lrsquoindividu Virgile)

Mais agrave lrsquoinverse de la proceacutedurialiteacute des preacutedicables ce tableau analytique ne procegravede pas

drsquoune deacuterivation meacutecanique ndash ou drsquoune proceacutedure seacutemantique borneacutee agrave la couche logique du

sens ndash mais coiumlncide toujours aussi avec la donation reacuteelle des divisions substantielles qui

structurent la logique de notre monde En ce sens le tableau deacutefinitionnel qui explore lrsquoecirctre de

lrsquoeacuteleacutement universel jusqursquoagrave la particulariteacute hic et nunc de Virgile est bien plus qursquoune table

des divisions dialectiques elle est aussi une table des premiers principes de la nature ndash une

table de la meacutetaphysique elle-mecircme218

218 ibid p 9

122

Il nrsquoest guegravere utile de commenter le deacutetail positif de ce tableau ndash ici comme ailleurs

le principe theacuteorique qui preacuteside agrave son eacutelaboration est sans doute plus inteacuteressant que son

contenu concret De la mecircme maniegravere Melanchthon fournira un tableau des diffeacuterentes

classes de qualiteacutes de quantiteacutes et de relations Nous les reproduisons ici encore pour la

curiositeacute du lecteur mais aussi pour lrsquointeacuterecirct de la meacutethode mise en jeu219

sect10 Les trois grands schegravemes relationnels de la dialectique meacutelanchthonienne causaliteacute

partition contrarieacuteteacute

219 ibid p 9-10

123

Le tableau des relations reacutecapitule dans sa structure les diffeacuterents scheacutemas deacutejagrave

exposeacutes ci dessus La relation en effet ndash toujours ici comprise comme dans toute la logique

antique et meacutedieacutevale sur le modegravele matriciel de la relation seulement binaire220 ndash se deacuteploie

selon trois ordres principiels de reacutealiteacutes ou de proprieacuteteacutes reacuteelles de lrsquoeacutetant Ces trois ordres de

reacutealiteacute ce sont preacuteciseacutement les trois cateacutegories preacuteceacutedentes substance qualiteacute quantiteacute Le

laquo primus ordo raquo des relations ndash la laquo comparatio raquo selon la substance srsquoarticule drsquoabord autour

des diffeacuterentes deacuteclinaisons du rapport de lrsquoagir et du pacirctir La relation substantielle doit donc

srsquoentendre ici comme le concept inclusif des diffeacuterentes modaliteacutes de lrsquoengendrement ou de la

geacuteneacuteration Crsquoest ainsi que la relation filiale (qui ordonne les termes de la relation selon les

cateacutegories du pegravere et du fils) prend place dans la seacuterie de ces relations substantielles

Il serait donc faux drsquoaffirmer que la modaliteacute de la relation en geacuteneacuterale nrsquoest

comprise par Melanchthon que dans son aspect seulement comparatif ndash et donc posteacuterieur agrave la

deacutetermination seacutepareacutee des termes eacuteleacutementaires de la relation La relation est bien ici une

structure deacuteterminante et geacuteneacuterative sous le rapport aussi de la constitution des proprieacuteteacutes

Bien loin drsquoecirctre une cateacutegorie de rassemblement ou de synthegravese drsquoun divers agrave partir

drsquoeacuteleacutements deacutejagrave pleinement deacutetermineacutes et constitueacutes en amont de leur mise en rapport la

relation apparaicirct au contraire comme constituante et comme opeacuteratoire en propre Lrsquoecirctre-actif

ou lrsquoecirctre passif lrsquoecirctre-pegravere ou lrsquoecirctre-fils ne preacutecegravedent jamais la relation drsquoactiviteacute ou de

filiation au sein desquelles ces deacuteterminations se trouvent constitueacutees Et crsquoest en ce sens

seulement que la relation peut se laisser signaler comme une cateacutegorie ou comme un

preacutedicament authentique et eacuteleacutementaire ndash comme une cateacutegorie cest-agrave-dire toujours comme

une modaliteacute reacuteelle de proprieacuteteacute de lrsquoeacutetant221

220 Crsquoest une des grandes fierteacutes de la logique contemporaine drsquoavoir pu drsquoune part comprendre toute preacutedicationsous le modegravele de la relation et drsquoautre part drsquoavoir su eacutetendre lrsquoextension de la relation agrave ses possibiliteacutestrinaires quadrinaireshellip - naires Ici comme ailleurs le gain a aussi son revers ndash et en lrsquooccurrence le sacrifice agraveun paradigme uniquement fonctionnaliste qui en logique pure et agrave un niveau syntaxique permet de deacutemultiplierles capaciteacutes deacuteductives de systegravemes des proceacutedures de deacuterivations meacutecaniques des eacutenonceacutes et en philosophie dela logique ou agrave un niveau seacutemantique se montre incapable de comprendre des diffeacuterences aussi intuitives eteacutevidentes que celles qui oppose de fait le sens drsquoecirctre du preacutedicat et celui de la relation De maniegravere geacuteneacuterale etsi nous pouvons oser nous permettre une reacuteflexion aussi eacuteloigneacutee de notre sujet propre une des deacuterives de laphilosophie de la logique contemporaine ndash et cela transcende sans doute tregraves largement le cadre de la seulelogique ndash nous paraicirct ecirctre la confusion subreptice entre valeur fonctionnelle et valeur descriptive drsquoun modegravele deformalisation Comme si le seul fait de lrsquoopeacuterativiteacute effective drsquoun systegraveme de formalisation drsquoeacutenonceacutes ou descheacutemas infeacuterentiels permettait de tirer une conclusion deacutefinitive et valide sur la nature mecircme ou sur la structurereacuteelle des propositions Comme si le laquo pouvoir-ecirctre formaliseacute sous la forme drsquoune relation raquo devaitneacutecessairement permettre de conclure une fois pour toute agrave lrsquo laquo ecirctre-une-relation raquo drsquoun preacutedicat221 Ibid p 11

124

La cateacutegorie de la relation ndash articuleacutee selon les trois ordres de la substance de la

qualiteacute et de la quantiteacute ndash constitue le moment nodal de la dialectique de Melanchthon A

chaque mode relationnel reacutepond en effet une structure relationnelle primitive sous laquelle

se laissent configurer les diffeacuterentes classes de deacuteterminations ici constitueacutees Les diffeacuterentes

deacuteterminations de la relation substantielle nous lrsquoavons dit srsquoordonnent autour de la forme de

lrsquoagir (et du pacirctir) Les relations qualitatives quant agrave elle se reacutefegraverent toutes agrave la structure de la

similitude ou de la dissemblance Quant aux relations quantitatives elles se construisent

autour de lrsquoopposition de lrsquoeacutegaliteacute et de lrsquoineacutegaliteacute Sous cette derniegravere opposition ce sont

aussi les modes du temps (ce qui ordonne lrsquoanteacuterieur et le posteacuterieur) ou du lieu (ce qui

ordonne le contenant et le contenu) qui se trouvent ecirctre configureacutes Mais ce qui srsquoexhibe avec

les trois structures primitives mentionneacutees ici crsquoest encore lrsquoinfrastructure matricielle de trois

scheacutematismes analytiques qui commanderont le deacuteveloppement formel de toutes les

opeacuterations ndash deacutefinitionnelles divisionnelles ou argumentatives ndash de la logique dialectique

Ces trois scheacutematismes ce sont

a) sous la cateacutegorie de la relation substantielle comme geacuteneacuteration la causaliteacute

125

b) sous la cateacutegorie de la relation quantitative comme similitude et dissemblance

lrsquoidentiteacute et la contrarieacuteteacute

c) sous la cateacutegorie de la relation quantitative comme eacutegaliteacute ou ineacutegaliteacute le tout et

les parties

sect11 La refondation scheacutematique de lrsquoanalytique les trois genres de la deacutefinition reacuteelle

Melanchthon distingue donc diffeacuterents niveaux drsquoopeacuterativiteacute au sein des structures

dialectiques et apporte en cela aussi un ordre nouveau agrave ce qui eacutetait chez Agricola rassembleacute

ensemble sous le label geacuteneacuteral des laquo lieux communs raquo La causaliteacute (cause et effet) nrsquoest plus

chez notre reacuteformateur une cateacutegorie fondamentale de lrsquoecirctre mais un scheacutematisme cest-agrave-

dire un meacutecanisme ou une proceacutedure de deacuterivation opeacuterant aux diffeacuterents niveaux drsquoanalyse

de la dialectique (deacutefinition division argumentation) En cela la causaliteacute constitue bien en

un sens lrsquoinfrastructure ou lrsquoopeacuteration latente qui ordonne les diffeacuterents types de relations

substantielles sous la modaliteacute geacuteneacuterale de lrsquoengendrement Mais le sens drsquoecirctre et la

fonctionnaliteacute logique de ces relations constitueacutees et de lrsquoopeacuterativiteacute causale qui leur est sous-

jacente doivent ecirctre pourtant nettement distingueacutes lrsquoecirctre-pegravere lrsquoecirctre-fils lrsquoecirctre-actif lrsquoecirctre-

passif sont des cateacutegories ndash cest-agrave-dire des proprieacuteteacutes reacuteelles de lrsquoeacutetant ndash la causaliteacute au

contraire est une opeacuteration ndash une proceacutedure analytique de deacuterivation Il en va de mecircme pour le

scheacutematisme du tout et des parties Si crsquoest bien ce scheacutematisme qui constitue lrsquoinfrastructure

des relations drsquoeacutegaliteacute ou drsquoineacutegaliteacute (a est eacutegal agrave b si et seulement si a coiumlncide avec le tout

de b b est ineacutegal agrave a si b est une partie propre de a ou que a est une partie propre de b) son

sens drsquoecirctre comme opeacuteration doit ecirctre toujours distingueacute de celui de lrsquoeacutegaliteacute elle-mecircme

comme cateacutegorie relationnelle Le scheacutematisme de lrsquoidentiteacute et de la contrarieacuteteacute se reacutefegravere

encore de la mecircme maniegravere aux proprieacuteteacutes reacuteelles drsquoecirctre semblable et dissemblable

Ce sont preacuteciseacutement ces trois scheacutematismes nourriciers qui sont agrave lrsquoœuvre dans les

diffeacuterents genres de deacutefinitions que Melanchthon preacutesente ndash suivant en cela la tradition de la

logique antique et meacutedieacutevale ndash immeacutediatement apregraves le tableau ci-dessus Au sein de la

deacutefinition reacuteelle notre auteur distingue encore les genres de la deacutefinition essentielle de la

deacutefinition causale de la deacutefinition par les parties et de la deacutefinition accidentelle (qui est en

fait la deacutefinition par les contraires) La deacutefinition essentielle (laquo definitio essentialis raquo)

correspond agrave la deacutefinition aristoteacutelicienne des Analytiques

126

laquo Le premier genre de deacutefinition est la deacutefinition essentielle qui expose la nature de la choseabsolument par le genre et la diffeacuterence Par exemple lrsquohomme est un animal rationnel222 raquo

On retrouve lagrave eacutevidemment le type de proceacutedure analytique que nous avions deacutecrit

plus haut agrave lrsquooccasion de notre eacutetude des preacutedicables Lrsquoopeacuterativiteacute deacutefinitionnelle des

preacutedicables srsquoarticule drsquoabord autour du jeu des modes logiques du genre et de la diffeacuterence

Aucune originaliteacute particuliegravere nrsquoest apporteacutee ici dans le traitement de ce genus finitionis la

deacutefinitio essentialis de Melanchthon renvoie directement au genre matriciel et laquo logique raquo de

la deacutefinition que nous connaissons depuis lrsquoœuvre eacutepisteacutemologique drsquoAristote223 Les

consideacuterations touchant agrave la definitio causalis224 exhibe les mecircmes renvois agrave lrsquoinfluence

aristoteacutelicienne la cause se diffeacuterencie en cause mateacuterielle formelle finale et efficiente

Melanchthon note que la juxtaposition de la definitio par la cause formelle et de la definitio

par la matiegravere se confond eacutevidemment avec la definitio essentialis225 elle-mecircme Quant agrave la

cause finale elle se rapporte plutocirct agrave un nouveau genre de deacutefinition ndash plus ou moins rattacheacute

ou plus ou moins indeacutependant selon les versions de la dialectique du reacuteformateur de la

deacutefinition causale ndash la definitio ex officis Deacutefinir une res par le biais drsquoune deacutefinition

causale crsquoest donc drsquoabord au sens le plus propre deacutecrire et analyser sa cause efficiente La

deacutefinition laquo par lrsquooffice raquo se rapporte agrave la cause finale de chaque substance une chaise est ce

qui est laquo fait pour srsquoasseoir raquo un homme est destineacute agrave lrsquoactiviteacute speacuteculative etc Quant agrave la

definitio ex membris (ou plus tard laquo deacutefinition par les parties raquo) elle fournit le genre le plus

disseacutecatoire de toutes les deacutefinitions Melanchthon nous dit agrave son sujet

laquo Le troisiegraveme genre de deacutefinition la deacutefinition par les parties est celle qui expose lesdiffeacuterents membres de la chose Par exemple le corps drsquoun homme est ce qui comporte unetecircte un bras des mains un ventre un pied etc226 raquo

La definitio ex membris nrsquoest reacuteellement opeacuterante qursquoagrave condition que la synthegravese des

parties soit pleinement acheveacutee Or la description complegravete des membres drsquoun tout est souvent

impossible ou laborieuse Pour cette raison la deacutefinition par parties est autant valide

222 laquo Primum finiendi genus definitio essentialis quae absolutam rei natura explicat si ex genere et differentiaUt homo est animal intellectuale raquo ibid p 11223 Voir Topiques A 5 101 B39 et Seconds Analytiques livre II (particuliegraverement 90b 97a)224 Voir Compendiaria op cit p 12 laquo Secundum finiendi genus definitio caussis constans (hellip) Ut caussaequatuor sunt ita quadruplex forma finiendi esthellip raquo225 Melanchthon geacuteneacuteralise ici une identiteacute qui semble surtout pertinente pour la deacutefinition de lrsquohomme ladeacutefinition mateacuterielle se reacutesoudra dans lrsquoexpression du genre (animale) et la deacutefinition formelle coiumlncidera aveclrsquoexposition de la diffeacuterence (rationale) voir ibid p 12 laquo Caeteru inter essentiale et eam quae ex materia etforma constata est nihil interest prae ter figura sermonis raquo226 laquo Tertium finiendi genus definitio quae membra rei explicat ut corpus hominis est quod constat capitehumeris manibus ventre pedibus raquo ibid p 12

127

logiquement que faible sous un point de vue pragmatique Enfin la definitio accidentalis

compose le genre de deacutefinitions dont les contours preacutecis sont les plus flous Dans les versions

tardives de la dialectique ndash comme aussi dans les Elementa rhetorices de 1531227 ndash ce genus se

verra substitueacute agrave une deacutefinition par les contraire ou par les semblables Dans le Compendiaria

la definitio accidentalis enclos drsquoabord lrsquoensemble des modes de description de la chose par

ses accidents (au sens cateacutegorial et non logique du terme)228 Par exemple un objet peut ecirctre

deacutefini par sa couleur comme le meacutelegraveze reconnaissable agrave sa couleur de miel229 Cette

deacutefinition est accidentelle en ce sens ougrave la couleur nrsquoest par une proprieacuteteacute en soi ni une

proprieacuteteacute par soi inscrite dans la reacutealiteacute geacuteomeacutetrique qui la supporte Cet en soi doit se

comprendre ici au sens usuellement agrave lrsquooeuvre dans la logique classique et non au sens que

lui confegraverera Kant plus tard dans sa Critique de la raison pure une chose est dite en soi

partout ougrave sa notion nrsquoest pas inheacuterente au substrat drsquoune autre notion ndash partout donc ougrave sa

notion est autonome logiquement crsquoest agrave dire ne requiert pas la notion drsquoune autre notion

pour ecirctre conccedilue En ce sens preacuteciseacutement la couleur nrsquoest pas en soi mais elle nrsquoest qursquoagrave

condition de srsquoinscrire dans un alius ndash en lrsquooccurrence dans la surface

En tout que ce soit par le scheacutematisme de la causaliteacute de lrsquoinclusion (totaliteacute et

parties) ou de la contrarieacuteteacute ce qursquoil convient de remarquer crsquoest que tous les modes non

essentiels de la deacutefinition procegravedent en appliquant agrave un terme donneacute des instruments par

lesquels la chose signifieacute se trouve rapporteacute agrave ses autres (le contraire) agrave ses marges (la cause)

ou agrave ses diffeacuterences internes (les parties) La deacutefinition opegravere donc autant par analyse que par

mise en rapport drsquoeacuteleacutements diffeacuterencieacutes Ce qui srsquoavoue dans cette meacutethode deacutefinitionnelle

crsquoest donc lrsquoinheacuterence ineacuteliminable de la diffeacuterence dans lrsquoeacutepaisseur mecircme de lrsquoidentiteacute

lrsquoinclusion de lrsquoautre dans lrsquoipse ndash le soi-mecircme et le propre ressaisis toujours aussi agrave partir de

la latence drsquoun alius Crsquoest par la deacuteclinaison du Mecircme sous les diffeacuterentes figures de lrsquoAutre

que lrsquoidentiteacute de la chose parvient agrave son plein achegravevement Si la deacutefinition meacutelanchhtonienne

est eacutevidemment et par principe analytique cette opeacuterativiteacute analytique se deacutepasse donc en

mecircme temps toujours elle-mecircme comme chez Agricola dans lrsquoœuvre drsquoune synthegravese - drsquoun

rassemblement drsquoune jonction et drsquoune fusion des diffeacuterences

sect12 La proceacutedure de la division et le deacuteveloppement interrogatif du thegraveme

227 Voir le passage deacutejagrave cite Elementa Rhetorices in Melanchthon CR XIII 424 sur les genres de questions228 laquo Quartum finiendi genus definitio constans accidentibus ubi multae adsciticiae formae rem quanpiamdescribunt raquo Compendiaria op cit p 12229 laquo Larix lignum est mellei colori raquo ibid p 12

128

Sur lrsquoexposeacute reacutefeacutereacute agrave ces grands genres de deacutefinitions srsquoouvre la discussion sur le

sens et lrsquoutiliteacute dialectique de la division La discussion se situe drsquoembleacutee dans lrsquoespace

probleacutematique qui srsquoouvre autour du thegraveme capital de la certitude Et le premier combat de

cette certitude crsquoest dans la sphegravere de lrsquoanalytique pure le programme de lrsquoeacutevincement de la

polyseacutemie Melanchthon eacutetablissait deacutejagrave pour regravegle drsquoor agrave lrsquooccasion des deacuteveloppements

relatifs agrave la deacutefinition eacutetymologique ou nominale

laquo La dialectique ne tolegravere pas les mots ambigus230 raquo

Au sein du chapitre sur la division la regravegle drsquoor se donne aussi les allures drsquoun

programme

laquo Certains mots sont morceleacutes en diffeacuterentes significations Par exemple le polype est agrave lafois un poisson et une maladie Cependant comme les mots ambigus doivent ecirctreentiegraverement eacutelimineacutes de la dialectique et de la grammaire le mot sucircr et la significationcertaine doivent ecirctre partout rechercheacutes231 raquo

Lrsquousage et la pratique de la deacutefinition ou de la division ont donc drsquoabord pour

fonction drsquoeacutecarter toute eacutequivociteacute En ce sens la dialectique assume encore une vocation de

reacutegulation seacutemantique Mais cette vocation la dialectique la partage avec lrsquoart grammatical

Et nous pouvons agrave cette occasion offrir agrave nos deacuteclarations preacuteceacutedentes lrsquooccasion drsquoune

confirmation si la grammaire est normative au sens banalement peacutedagogique ou

meacutethodologique du terme elle lrsquoest encore aussi en un sens plus structurel Dialectique et

grammaire participent pareillement du projet drsquoune reacuteforme de la langue et de la penseacutee Ce

projet reacuteformateur srsquoaligne sur la ligne drsquohorizon deacutemarqueacutee par les principes reacutegulateurs de

la certitude Et cette certitude srsquoeacutecrit drsquoabord dans le lexique de lrsquounivociteacute comme

dialectique et comme grammaire lrsquoars disserendi se voit donc ordonneacute agrave lrsquoideacuteal de

constitution drsquoune langue parfaite Melanchthon distingue deux types de division renvoyant

le lecteur plus curieux aux œuvres platoniciennes232 Lrsquoesprit de synthegravese du reacuteformateur se

fait jour eacutevidemment ici dans cette volonteacute de conjoindre dans une mecircme dialectique les

deux analytiques drsquoAristote et de Platon Formellement Melanchthon interpregravete la diffeacuterence

de la deacutefinition et de la division selon le caractegravere reacutegressif et disseacutecatoire ou au contraire

230 laquo Voces ambiguas dialectica proprietas no recipit raquo ibid p 3231 laquo Quida voces dividunt in significata ut polypum in piscem et morbum Verum qua voces ambiguae prorsus edialectica exterminandae sunt et a grammaticis certa voc certae significationis petendahellip raquo ibid p 13232 laquo helliphoc genus exempla in dialogis Platonicis crebra sunt raquo ibid p 13

129

progressif et accumulatif de la deacutemarche analytique La deacutefinition part du singulier de lrsquohic et

nunc de la substance et reacutegresse par lagrave aux diffeacuterentes strates de geacuteneacuteraliteacutes qui structurent

son identiteacute La division part de lrsquouniversel ndash la substance commune ndash et progresse par

diffeacuterenciation jusqursquoagrave parvenir aux extrecircmes des singulariteacutes individuelles Il y a deux voies

qui srsquooffrent agrave nous pour cette division Par la premiegravere

laquo Nous divisons chaque genre en espegravece par le moyen des diffeacuterences Ainsi lrsquoanimaliteacute estdiviseacutee par la faculteacute de la parole en homme drsquoune part et du cocircteacute des animaux muets lebœuf le lion la chegravevre et le reste 233 raquo

Cette division fait appel au jeu des trois preacutedicables fondamentaux de

lrsquolaquo inclusion raquo le genre lrsquoespegravece et la diffeacuterence Lrsquoespegravece est le produit et la reacutesultante des

divisions successives du genre Cette division est encadreacutee ou plutocirct animeacutee par le

surgissement des diffeacuterences Le genre animale se trouvera ainsi par le moyen de la

diffeacuterence de la parole (laquo sermo raquo) disseacutequeacute drsquoabord selon lrsquoopposition de lrsquohomme (lrsquoespegravece

produite par le surgissement de la diffeacuterence mise en jeu) et des animaux muets Selon lrsquoordre

des convocations drsquoune nouvelle seacuterie de diffeacuterences speacutecifiques le genre laquo animal muet raquo

sera agrave nouveau diviseacute jusqursquoagrave la constitution totale des espegraveces animales bos leo234 capra

etc A cette premiegravere division ndash structureacutee selon le scheacutematisme logique des preacutedicables ndash

reacutepond la division laquo par parties raquo ndash configureacutee quant agrave elle selon le scheacutematisme cateacutegorial de

la quantiteacute (ou inclusion) Ce genre de division obeacuteit de fait au mecircme principe que le

preacuteceacutedent et lrsquoon pourrait agrave ce sujet srsquointerroger sur la pertinence logique drsquoune telle

distinction ce qui vaut dans la division du genre en espegravece nrsquoest ce pas preacuteciseacutement le

scheacutema matriciel de lrsquoinclusion de la partie dans son tout Melanchthon prend lrsquoexemple du

corps humain diviseacute en pieds mains ventre etc235 De la mecircme maniegravere que laquo les espegraveces sont

ce que le genre contient raquo236 le tout est le contenant drsquoune somme finie de parties

Le passage le plus notable de cette seconde partie du premier livre renvoie sans

doute agrave lrsquoexposition de la meacutethode du questionnement Lrsquoanalyse lexicale notamment dans la

perspective de lrsquoeacutelaboration drsquoun discours doit ecirctre encadreacutee par une seacuterie de questions qui

preacutesident au deacuteveloppement theacutematique du terme initial La meacutethode du questionnement

renvoie ainsi directement agrave ce qui eacutetait chez Agricola la dimension inventive de la

233 laquo Dividimus enim genus in species per differentias Ut animantium quod sermone utitur homo est Muta bosleo capra et reliqua raquo ibid p 13234 Bien connu des savanes de Wittenberg235 laquo Aut findimus rem in partes ut corpus in pedes manus ventrem caputhellip raquo ibid p 13236 laquo Species sunt quae genrer continenturhellip raquo ibid p 13

130

dialectique Au fond le deacuteveloppement questionnant drsquoun thegraveme opegravere toujours agrave partir des

mecircmes scheacutematismes analytiques que ceux qui se voyaient mis agrave lrsquoœuvre dans les deacutefinitions

et les divisions exposeacutees anteacuterieurement et ndash en cela ndash notre auteur est encore fidegravele agrave

lrsquointuition de lrsquohumaniste selon laquelle crsquoest par un mecircme type de processualiteacute qursquoun

dialecticien peut agrave la fois et simultaneacutement inventer des arguments et analyser une theacutematique

Toutefois Melanchthon tient agrave distinguer diffeacuterents niveaux de processualiteacute selon la fin qui

est assigneacutee agrave ces diverses opeacuterations La question contient donc le moment du

deacuteveloppement controcircleacute drsquoune theacutematique Dans sa dialectique de 1520 le reacuteformateur ne

traite que du cas ougrave cette theacutematique se confond avec un terme simple ndash et le questionnement

en question se trouve donc toujours interpreacuteteacute et deacutecrit agrave son niveau le plus eacuteleacutementairement

lexical237 Nous aurons par la suite et plus preacuteciseacutement agrave lrsquooccasion de lrsquoeacutetude de lrsquoœuvre

rheacutetorique lrsquooccasion de revenir en deacutetail sur les diffeacuterents laquo genres raquo ou laquo lieux raquo de

questions Contentons nous pour le moment drsquoindiquer que ces genres sont immeacutediatement

analogues ou homogegravenes aux genres deacutefinitionnels eux-mecircmes Ainsi lrsquoopeacuteration

questionnante se trouve distingueacutee en238

a) une question selon la substance Quid sit ndash qui srsquoadosse aussi au niveau le plus

eacuteleacutementaire de la signification laquo Quid nomen significet raquo

b) une question selon la relation substantielle laquo Quae causae raquo mais aussi

laquo Quod officium raquo

c) une question selon la relation quantitative laquo Quae sint partes vel species raquo

d) une question selon la relation qualitative239 laquo Quae cognata et pugnantia raquo

sect13 Lrsquohomologie des schegravemes cateacutegoriaux et des modes des eacutenonceacutes

Le deuxiegraveme livre du Compendiaria traite des eacutenonceacutes (la pronunciatio) Lrsquoanalyse

des eacutenonceacutes correspond formellement aux deacuteveloppements qui dans lrsquoOrganon aristoteacutelicien

prennent place dans le deuxiegraveme livre Sur lrsquointerpreacutetation Le troisiegraveme livre du manuel de

1520 traite quant agrave lui de la logique formelle ndash des scheacutemas-types drsquoinfeacuterences valides ndash ou de

lrsquoargumentatio A ce troisiegraveme livre reacutepondent les deux Analytiques et les Topiques

237 Voir ibid p 13 chap laquo Usus eorum quae de vocibus simplicibus prodita sunt raquo238 laquo hellipsimplicium thematum quaestiones praescribam Quid nomen significet Quid res sit Quae causae Quaepartes Quod officium raquo ibid p 14-15239 Celle-ci ne se retrouve que dans des versions ulteacuterieures des dialectiques ou rheacutetoriques meacutelanchthoniennesVoir par exemple Elementa Melanchthon CR XIII 424 ndash deacutejagrave citeacute

131

aristoteacuteliciennes Il est agrave peine neacutecessaire de remarquer encore que le premier livre ndash dont

nous venons drsquoachever un bref parcours ndash se rapporte eacutevidemment au niveau structurel des

Cateacutegories Crsquoest donc un parcours complet de lrsquoOrganon (agrave la seule exception mais

globalement insignifiante des Reacutefutations sophistiques240) que bouclent les Compendiara

dialectices ratio Ce parcours obeacuteit reacutesolument au programme drsquoune extension du champ de

validiteacute de la dialectique agrave toutes les sciences fondamentales du discours argumentatif En ce

sens aussi lrsquoœuvre dialectique de Melanchthon fait tregraves largement eacutecho au De inventione ndash et

plus largement au programme eacutepisteacutemologique geacuteneacuteral ndash drsquoAgricola Cette eacutetude nrsquoest pas

pour nous lrsquooccasion de nous eacutepancher plus longuement sur le contenu deacutetailleacute et technique

du volet argumentatif du manuel de 1520 Contentons-nous seulement drsquoen eacutebaucher ici un

bref aperccedilu

Le livre sur la pronunciatio ne renferme aucune originaliteacute notable en regard de la

theacuteorie meacutedieacutevale des propositions241 Les modes ou laquo formes raquo drsquoeacutenonceacutes (laquo formae

pronunciatorum raquo) sont ordonneacutees selon les scheacutematismes mis au jour dans la theacuteorie des

cateacutegories Les jugements sont drsquoabord sous le rapport de la quantiteacute (scheacutematisme de

lrsquoinclusion ou du laquo tout et des parties raquo) formellement particuliers universels indeacutefinis ou

singuliers242 La diffeacuterence entre les eacutenonceacutes universels et les eacutenonceacutes indeacutefinis regardent

seulement la positiviteacute ou la neacutegativiteacute du preacutedicat Les eacutenonceacutes indeacutefinis sont des jugements

du type laquo Tout chien est non rationnel raquo Lrsquoindeacutefini exprime donc ici seulement une

disjonction ou une heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute stricte entre le domaine deacutefini par lrsquoextension de la notion du

sujet et le domaine du preacutedicat243 Crsquoest en ce sens ougrave les eacutenonceacutes indeacutefinis relegravevent de la

logique de cette exclusion qursquoils appartiennent au scheacutematisme de la quantiteacute et non au mode

qualitatif ou substantiel Crsquoest encore pour cette mecircme raison que les formes affirmatives ou

neacutegatives drsquoeacutenonceacute relegravevent aussi pour Melanchthon de la logique de la quantiteacute Affirmer

crsquoest en effet indiquer un rapport drsquoinclusion (lrsquoecirctre-une partie) du preacutedicat dans le tout qursquoest

la notion du sujet Et nier symeacutetriquement crsquoest exclure ou marquer au contraire la

disjonction de la substance et de lrsquoattribut examineacute

240 Ce qui nrsquoest mecircme pas vrai par exemple du De dialectica libri quatuor de 1528 qui est construit selon lemecircme scheacutema formel et deacuteploie par ailleurs aussi le mecircme appareillage conceptuel que le Compendiaria de1520 ndash mais de maniegravere nettement plus deacutetailleacutee et eacutelaboreacutee Cette version plus tardive de la dialectique contientun chapitre exclusivement consacreacute agrave la reacutefutation des arguments fallacieux (lrsquoun des tous derniers du quatriegravemelivre sur lrsquoinventione argumentorum voir PMack A history of Renaissance rhetoric p109 et suivantes) Leparcours et le programme de lrsquoOrganon sont donc entiegraverement boucleacutes dans la seule dialectique241 On pourra pour une preacutesentation deacutetailleacutee des canons de cette logique se rapporter agrave lrsquoouvrage de JoanBusquets Logique et langage apports de la philosophie meacutedieacutevale Pessac Presses universitaires de Bordeaux2006242 laquo Formae pronunciatorum raquo in Compendiaria op cit p 18243 laquo Quaedam indefinita quibus magna cognatio est cum universalibus cum scilicet solu speciei aut generisvocabulum usurpaturhellip raquo ibid p 19

132

Les formes drsquoeacutenonceacutes ordonneacutees sous le rapport du mode relegravevent de la logique des

schegravemes des preacutedicables244 Dire la neacutecessiteacute ou la contingence de lrsquoinheacuterence drsquoun attribut agrave

un sujet quelconque cela ne revient pas en effet agrave indiquer la nature ou le mode geacuteneacuterique

positifs ou reacuteels de la proprieacuteteacute en question Une proprieacuteteacute ne se laisse pas plus signaler

comme quantitative relationnelle substantielle ou qualitative qursquoelle soit neacutecessaire ou

contingente Le mode ne manifeste aucune proprieacuteteacute reacuteelle de lrsquoeacutetant pas plus qursquoil nrsquoindique

le genre cateacutegorial auquel appartient cette proprieacuteteacute En ce sens il ne saurait appartenir agrave la

couche seacutemantique reacutefeacuterentielle du discours mais ne relegraveve toujours que de sa couche

logique le mode ne peut donc deacutelimiter un genre de cateacutegories La diffeacuterence de la neacutecessiteacute

et de la contingence de lrsquoeacutenonceacute relegraveve ainsi seulement de la diffeacuterence des preacutedicables du

propre (ou de lrsquoespegravece) et de lrsquoaccident Un jugement est contingent quand son preacutedicat

appartient ndash sous le rapport de la logique des preacutedicables ndash agrave la forme de lrsquoaccident laquo Jules

Ceacutesar est fatigueacute raquo Un tel eacutenonceacute peut ecirctre vrai ou faux et en ce sens la contingence ouvre

et situe lrsquoespace drsquoune discussion drsquoune dispute ou drsquoune controverse Un jugement est

neacutecessaire quand son preacutedicat appartient ndash sous le rapport de la logique des preacutedicables ndash agrave la

forme du propre ou de lrsquoespegravece (et donc aussi a fortiori du genre et de la diffeacuterence) laquo Jules

Ceacutesar est doueacute de la capaciteacute de parler raquo Un tel eacutenonceacute est eacutevidemment toujours vrai et donc

aussi toujours en marge du contexte questionnant dans lequel srsquoinscrit et se deacuteploie le nœud

central drsquoune oratio245

Le scheacutematisme propre agrave la relation qualitative configure les modes drsquoopposition des

eacutenonceacutes Ces modes drsquooppositions sont encore appeleacutees par Melanchthon des laquo modes

drsquoantithegraveses raquo (pugnantia) Crsquoest le schegraveme qualitatif de lrsquoidentiteacute et la contrarieacuteteacute qui permet

de reconstruire le tregraves ceacutelegravebre laquo carreacute magique raquo des oppositions judicatives246

244 Voir ibid p 19-20 laquo Alia forma pronunciatorum raquo 245 laquo Itam pronunciata quaedam sunt necessaria quae semper vera sunthellipraquo ibid p 19246 Pour lrsquoorigine aristoteacutelicienne du laquo carreacute logique raquo voir Sur lrsquointerpreacutetation chap7 et 17b Sous cette forme le laquo carreacute logique raquo nous est ducirc agrave lrsquoœuvre drsquoApuleacutee et son Peri hermeneias (connu sous son nom grec mais dont on doute de lrsquoauthenticiteacute) Pour le tableau ici preacutesenteacute voir Compendiaria op cit p 21

133

Les oppositions canoniques du contraire du subcontraire et des contradictoires ont agrave

peine besoin drsquoecirctre commenteacutes ils srsquoinscrivent fidegravelement dans la longue tradition de la

logique post-aristoteacutelicienne Quant au schegraveme de la relation substantielle ndash la causaliteacute ndash il

sera notamment agrave lrsquoœuvre dans la distinction des formes du jugement cateacutegorique et

hypotheacutetique ndash la relation de cause agrave effet fournissant la matrice structurelle de la forme

judicative du sihellipalors247 La Critique de la raison pure de Kant et son analytique

transcendantale nous ont habitueacute agrave reconnaicirctre cette homologie ou cet isomorphisme entre les

structures judicatives et les structures cateacutegoriales248 Mais lrsquoideacutee de cette eacutequivalence nrsquoest ni

propre agrave Kant ni speacutecifique agrave Melanchthon elle relegraveve drsquoabord de la logique de lrsquoanalytique

scolastique et trouve mecircme sans doute ses premiers germes dans certains deacuteveloppement de

lrsquoOrganon aristoteacutelicien249

sect14 La refondation scheacutematique de la syllogistique et la probleacutematique de la logique propositionnelle

(stoiumlcienne)

Le troisiegraveme livre du Compendiaria est lrsquooccasion dans sa premiegravere partie drsquoune

exposition succincte de la theacuteorie des syllogismes ndash et plus largement des diffeacuterentes formes

drsquoinfeacuterences valides ou mutileacutes Ici encore le manuel ne renferme aucune innovation

remarquable Melanchthon exhibe les diffeacuterentes figures syllogistiques (laquo figuris

247 Voir Ibid p 21 laquo De pronunciatio hypothetico raquo248 Kant laquo Des concepts purs de lrsquoentendement ou des cateacutegories raquo (Analytique transcendantale) in Critique de la raison pure III 92 [A79 B105] laquo De cette maniegravere on trouve exactement autant de concepts purs de lrsquoentendement qui se rapportent a priori aux objets de lrsquointuition en geacuteneacuteral qursquoil y avait dans la table preacuteceacutedente de fonctions logiques dans tous les jugements possibles car les fonctions en question eacutepuisent lrsquoentendement eten mesurent complegravetement le pouvoir raquo (Traduction de lrsquoeacutedition Gallimard 1980) 249 Joan Busquets Logique et langage op cit

134

syllogismorum raquo)250 mentionnant ensuite les cas de lrsquoenthymegraveme de lrsquoinduction de

lrsquoexemple et des modes drsquoassemblages sous lesquels peuvent srsquoautoriser les liaisons de

plusieurs syllogismes dans une argumentation (laquo de coaecervatione raquo) Ici encore crsquoest le

schegraveme quantitatif qui commande la configuration des diffeacuterentes figures infeacuterentielles Le

syllogisme notamment se trouve structureacute selon que la majeure et la mineure soient

pareillement des eacutenonceacutes universels ou que la mineure soit particuliegravere251 De la mecircme

maniegravere lrsquoinduction relegraveve aussi ndash comme chez Agricola ndash du schegraveme quantitatif du tout et

des parties Lrsquoopposition du syllogisme et de lrsquoinduction est homologue agrave la structure logique

qui construit la distinction de la deacutefinition et de la division si le syllogisme est reacutegressif et

disseacutecatoire (ou purement analytique) lrsquoinduction est progressive et procegravede par accumulation

drsquoeacuteleacutements (jusqursquoagrave son ideacuteal de validiteacute qui coiumlncide avec la synthegravese totale des parties)252

Lrsquoexemple et lrsquoenthymegraveme constituent quant agrave eux et ce nrsquoest lagrave encore qursquoune simple

reacutepeacutetition des theacuteories dialectiques meacutedieacutevales - les deux scheacutemas deacuteficients les deux formes

mutileacutes et imparfaites qui correspondent respectivement agrave lrsquoinduction et au syllogisme253

La theacuteorie de la coacervatio254 ndash le terme latin pouvant ecirctre rendu par le franccedilais

laquo assemblage raquo ndash preacutesente plus drsquooriginaliteacute que les deacuteveloppements preacuteceacutedents Cette theacuteorie

srsquoinscrit sans doute dans la volonteacute de meacutenager une place au sein de la nouvelle dialectique

aux acquis de la logique stoiumlcienne trop souvent deacutelaisseacutee dans lrsquouniversiteacute scolastique sous

lrsquoeffet de la preacutegnance ndash et du quasi-monopole ndash de la logique aristoteacutelicienne255 Nous savons

que la logique stoiumlcienne est une logique des propositions par opposition agrave la logique

syllogistique qui peut ecirctre dite logique des preacutedicats Une logique est propositionnelle quand

elle deacutecrit des scheacutemas drsquoinfeacuterence valides qui ne mettent en jeu que des structures formelles

de relations entre propositions eacuteleacutementaires sans engager lrsquoanalyse des eacuteleacutements de ces

propositions de deacutepart Les structures formelles de relations sont appeleacutees dans la logique

contemporaine des connecteurs (implication mateacuterielle disjonction conjonction etc)

Evidemment la logique syllogistique est preacutedicative en ce sens ougrave la validiteacute des scheacutemas

infeacuterentiels qursquoelle exhibe requiert que soit analyseacute le mode de relations que le sujet entretient

avec le preacutedicat des eacutenonceacutes simples qui la compose ndash et notamment lrsquoextension de la

preacutedication signaleacutee par un quantificateur (particulier universel etc) Une theacuteorie de

250 Compendiaria op cit p 30 laquo De figuris syllogismorum raquo251 Ibid p 33-36252 Ibid p 40 laquo De inductione raquo253 Ibid p 37 laquo De enthymemate raquo laquoEst autem enthymeme imperfectus syllogismushellipraquo voir p 42 laquo De exempla raquo pour le cas de lrsquoexemple dont on distingue les modes de la fable de lrsquoapologue etc254 Voir ibid p 43255 Voir J Busquet opcit

135

lrsquoinfeacuterence qui vise drsquoabord agrave marquer la matrice cateacutegoriale cest-agrave-dire lrsquoinfrastructure

ontologique des proceacutedures deacuteductives est eacutevidemment une logique des preacutedicats Et en ce

sens la dialectique meacutelanchthonienne srsquoinscrit sans aucun doute possible dans la tradition des

logiques syllogistiques Le chapitre sur la coacervatio marque pourtant une seacuterie de reacutefeacuterences

souvent implicite agrave la logique stoiumlcienne Crsquoest ainsi que les regravegles drsquoassemblage des eacutenonceacutes

srsquoeacutenoncent drsquoabord agrave partir de lrsquoexemple drsquoune jonction de deux seacuteries de jugements qui

prennent les allures de deux modus ponens Toutefois et dans la ligneacutee encore une fois de la

logique post-aristoteacutelicienne256 ce modus ponens se laisse encore formuler sous le terme de

laquo syllogisme raquo Nous verrons que cela participe sans doute drsquoun programme257 ndash dont notre

auteur nrsquoesquisse ici que les premiers traits ndash drsquointeacutegration des formes deacuteductives de la

logique stoiumlcienne sous le systegraveme drsquoune dialectique des preacutedicats

laquo Lrsquoassemblage [coacervatio] est lrsquounion du syllogisme par laquelle sont connecteacutes par unegradation des eacutenonceacutes qui preacutesentent le mecircme structure Par exemple si nous affirmons agrave lafois que laquo si le laurier existe alors lrsquoarbre existe raquo et que laquo si lrsquoarbre existe alors lasubstance existe raquo alors nous pouvons dire laquo si le laurier existe alors la substanceexiste258 raquo

La laquo gradation raquo (lrsquoablatif laquo gradatione raquo) au moyen duquel la coacervatio srsquoexeacutecute

doit ici se comprendre tregraves simplement comme le passage progressif agrave un plus grand degreacute de

geacuteneacuteraliteacute En ce sens le schegraveme analytique agrave lrsquoœuvre dans lrsquoassemblage des syllogismes est

tout simplement le schegraveme syllogistique lui-mecircme cest-agrave-dire le schegraveme de lrsquoinclusion du

tout dans sa partie (ou de lrsquoespegravece dans son genre) Le laurier est une partie du genre arbre et

lrsquoarbre est une partie du genre substance donc le laurier est aussi une partie du genre

substance laquo Tout laurier est un arbre Tout arbre est une substance Donc tout laurier est une

substance raquo Lrsquounion des syllogismes est donc toujours elle-mecircme un syllogisme Toutefois

cette premiegravere interpreacutetation ne peut suffire agrave rendre raison de la pleine signification de la

coaecervatio ici deacutecrite Car Melanchthon nous dit que cet assemblage doit ecirctre elle-mecircme

une union de syllogismes Or les composantes de notre coacervatio tels qursquoils se laissent

formuleacutes ici ne nous apparaissent pas comme des syllogismes mais comme des simples

256 Sur la maniegravere dont Aristote tente de rendre compte du modus ponens sous le scheacutema syllogistique voirlrsquoexplication du syllogisme hypotheacutetique au vingt neuviegraveme chapitre [45b] des Premiers Analytiques257 Nous ne voudrions pas par lagrave soumettre lrsquohypothegravese que ce programme est propre agrave Melanchthon Ilappartient aussi en partie ndash et encore une fois ndash agrave la tradition de la logique meacutedieacutevale Voir par exemple lecommentaire de St Thomas agrave la theacuteorie aristoteacutelicienne des syllogismes hypotheacutetiques Thomas drsquoAquin In IPostAnal 19 sect 61258 laquo Cognata syllogismo coacervatio est qua res eiusdem ordinis ceu gradatione quadam connectuntur Ut quodLaurus est arbor est quod arbor est substantia est ego quod Laurus est substantia est raquo ibid p 46

136

eacutenonceacutes hypotheacutetiques (sihellipalors) Quelle signification ndash et eacuteventuellement quelle esquisse de

solution ndash pouvons nous proposer pour lever cette difficulteacute Elle reacuteside sans doute tout

entiegravere dans lrsquoostension de la pleine originaliteacute du preacutedicat drsquoexistence qui est le preacutedicat

commun agrave tous les eacutenonceacutes de notre laquo assemblage raquo et qui confegravere une allure drsquoeacutenonceacute

hypotheacutetique agrave ce qui est en fait un modus ponens deacuteguiseacute

En effet un eacutenonceacute du type de celui qui occupe le statut de conclusion dans notre

exemple preacuteceacutedent nrsquoa de fonctionnaliteacute discursive qursquoagrave supposer qursquoon vise preacuteciseacutement agrave

deacutemontrer lrsquoexistence de la substance universelle agrave partir du constat de lrsquoexistence du singulier

individuel Mais pouvoir disposer drsquoun langage formel et drsquoune structure argumentative qui

puissent aboutir agrave la deacutemonstration drsquoune existence crsquoest lagrave le point drsquoachoppement de toute

la logique syllogistique Une logique strictement preacutedicative (ou cateacutegoriale) comme celle de

Melanchthon ne pouvait rendre raison du preacutedicat laquo existentiel raquo et donc ne pouvait non plus

rendre raison du constat ou de la position drsquoexistence drsquoun fait En effet un tel constat aurait

ducirc encore srsquoeacutenoncer sous la forme drsquoune liaison preacutedicative eacuteleacutementaire Si la logique

syllogistique inclut bien parfois le recours agrave des eacutenonceacutes hypotheacutetiques elle ne peut toutefois

tirer les pleines ressources de lrsquoopeacuterativiteacute logique de ces types drsquoeacutenonceacutes (sur lesquels

signalons le toute la logique contemporaine est presque entiegraverement fondeacutee259) Et elle ne le

peut en cela drsquoabord qursquoelle se montre aveugle aux scheacutemas drsquoune logique purement

propositionnelle comme celui du modus ponens Nous croyons que Melanchthon touchait

peut-ecirctre ici agrave lrsquooccasion de ces quelques consideacuterations sur la coacervatio agrave ces difficulteacutes

nodales de tout systegraveme logique

Crsquoest en ce sens que le Compendiaria se bouclera preacuteciseacutement sur une inteacutegration

explicite des scheacutemas de la logique stoiumlcienne (modus ponens mais aussi modus tollens et les

infeacuterences de la disjonction) Ces scheacutemas sont encore traiteacutes comme des syllogismes ndash

syllogismes hypotheacutetiques ou disjonctifs ndash et en cela la lettre de lrsquoanalyse srsquoinscrit aussi dans

la droite ligne de la tradition de la logique meacutedieacutevale Toutefois la situation discursive eacutetrange

de ces quelques analyses deacuteveloppeacutees agrave lrsquooccasion du dernier livre sur les loci

successivement agrave lrsquoexposition des schegravemes de lrsquoargumentation vraisemblable nous incline

encore agrave penser que Melanchthon devait apercevoir ici lrsquoimpossibiliteacute de traiter de ce type

drsquoinfeacuterences propositionnelles sur le simple modegravele de la logique des preacutedicats Nous

reproduisons ici les deacuteveloppements touchant agrave ces quelques questions260

259 Voir notamment lrsquoentreprise du laquo langage formulaire raquo de Frege qui reacuteduit les modes de conjonctions entre eacutenonceacutes agrave la seule forme hypotheacutetique (implication mateacuterielle) Frege Ideacuteographie Paris VRIN 1999260 Ibid p 63

137

sect15 Lrsquoambiguiumlteacute apparente du lieu commun

Le quatriegraveme livre du Compendiaria touche agrave la question des lieux communs En ce

sens il concerne eacutevidemment directement lrsquointention de notre eacutetude Nous le laisserons

138

pourtant dans une certaine mesure de cocircteacute drsquoune part parce que le volet dialectique de la

topique du reacuteformateur a eacuteteacute deacutejagrave eacuteclairci dans ses principes par les quelques consideacuterations

preacuteceacutedentes mais surtout drsquoautre part parce que le manuel de 1520 fait signe agrave lrsquooccasion de

ce dernier livre en direction drsquoanalyses qui se rattachent plus directement agrave la sphegravere

drsquoautoriteacute de la discipline rheacutetorique ndash que nous eacutetudierons agrave lrsquooccasion de notre prochain

chapitre Passons donc pour le moment tregraves largement sur la theacuteorie et la deacutefinition geacuteneacuterales

des lieux Cette deacutefinition fait eacutevidemment eacutecho aux doctrines drsquoAgricola mais aussi aux

meacutetaphores ciceacuteroniennes sur le locus La fonction inventive de ce locus srsquoy trouve agrave nouveau

signaleacutee Cette invention ndash tregraves traditionnellement en un sens ndash se voit encore assigneacutee agrave la

tacircche de la deacutecouverte oratoire des arguments Lrsquoinvention des arguments est dite

laquo dans toute argumentation la premiegravere et la plus difficile [des tacircches]261 raquo

Pour cette raison mecircme lrsquoorateur se doit de disposer drsquoun instrument qui puisse

encadrer drsquoavance lrsquoeffort de cette invention Cet instrument ndash les lieux communs

eacutevidemment ndash permettent de fournir au discours sa matiegravere [materia] et ses premiegraveres

reacutefeacuterences262 Dans lrsquoouvrage de 1520 Melanchthon semble soucieux drsquoassurer la synthegravese

entre une vision formaliste ou structurelle des lieux comme celle drsquoAgricola et une

conception plus classique plus en vogue agrave lrsquoeacutepoque notamment chez les partisans drsquoErasme

et qui rattache le locus de lrsquoargumentation agrave un aide meacutemoire agrave une collection de citations ou

aux principes des themata selon lesquels srsquoordonnent les diffeacuterentes sciences particuliegraveres263

Nous pouvons ainsi dans le Compendiaria identifier au moins trois significations distinctes

des loci communes

a) Les loci sont drsquoabord des sentences geacuteneacuterales des citations ceacutelegravebres ou des

formules principielles (on pourrait dire ici laquo axiomes raquo sans risquer le contre-sens) qui

renvoient et rendent raison de maniegravere significative au thema quelconque de tout discours

possible264 En ce sens la pertinence et lrsquoefficaciteacute discursives du locus comme sentence se

261 laquo In omni argumentatio rerum inventio et prima est et difficillima raquo ibid p 45262 Voir ibid p 45263 Sur la conception drsquoErasme ndash telle qursquoelle se fait jour notamment dans son De Copia - voir les ouvragesgeacuteneacuteralistes deacutejagrave citeacutes drsquoAnn Moss ou de Peter Mack Ann Moss notamment note au sujet de la conceptioneacuterasmienne des loci eacutecrira ainsi laquo Les lieux communs-sententiae chez Erasme eacutetaient typiquement des formesverbales des expressions linguistiques extraites de textes litteacuteraires ou comme les adages trouveacutees encastreacuteesdans la langue latine raquo (op cit p 106 pour la traduction franccedilaise) Mais cette conception semble ndash crsquoest dumoins ce qursquoaffirme Ann Moss ndash ecirctre aussi celle de Vivegraves264 laquo Hactenus argumentorum formulas praescripsimus et lineas duximus quibus circunscribi argumentumdebetn quo ordine quibus modis velit seromins natura compingi sententiam seu orationem ad probandum thema

139

mesure drsquoabord au principe certitude comme instrument dialectique de lrsquoinvention drsquoune

argumentation approprieacutee la sentence ou la formule doit ecirctre elle-mecircme approprieacutee au sujet

mis en jeu

b) Les loci sont ensuite les capita sous lesquelles srsquoordonnent les diffeacuterentes

sentences citations et formules en question Par lagrave les loci sont encore les rubriques ou les

theacutematiques qui structurent lrsquoinventaire des reacutefeacuterences classiques Ainsi notre auteur pourra

reacutepertorier et commenter dans lrsquoun des derniers chapitres du livre les lieux de la nation de

lrsquoeacuteducation et de la discipline de la fortune de la patrie etc265 Pris en ce sens les lieux

apparaissent drsquoabord comme les lieux de lrsquoinvention des argumentations oratoires Toutefois

le locus comme theacutematique ne doit pas srsquoentendre dans le sens restreint drsquoune simple

taxinomie meacutethodologique ou mecircme peacutedagogique Degraves lrsquoouvrage de 1520 Melanchthon

nrsquoadhegravere pas pleinement agrave la conception eacuterasmienne des lieux ni au programme drsquoune

collection des sentences Les laquo capita raquo des formules doivent srsquoentendre ici aussi dans un

sens drsquoabord eacutepisteacutemologique Les theacutematiques ce sont drsquoabord les theacutematiques

laquo objectives raquo - les matiegraveres - des sciences et des arts positifs Le locus nrsquoest plus seulement

lrsquoopeacuterateur de lrsquoabondance (copia) ici deacutejagrave transparaicirct en creux la latence de sa fonction

rectrice reacutegulatrice ndash et nous le verrons bientocirct reacuteductrice et abreacuteviative

c) Les loci sont enfin les lieux communs de la dialectique ndash ici redeacutefinis comme

lieux de la deacutefinition266 Ces lieux ce sont ceux que nous rencontrons implicitement depuis le

deacutebut de cette eacutetude du Compendiaria comme schegravemes purs des diffeacuterentes opeacuterations

analytiques ndash deacutefinition division construction des eacutenonceacutes infeacuterences etc Preacutesenteacutes agrave la

toute fin du manuel ils meacuteritent que nous nous y attardions davantage

sect16 Les lieux communs dialectiques comme loci finitionum la refondation analytique de la science

de lrsquoargumentation

Nous avons tregraves peu mentionneacute le label explicite de ces laquo lieux communs raquo depuis le

deacutebut de ce chapitre Nous avons certes longuement discuteacutes des genres des deacutefinitions des

formes de divisions des modes drsquoeacutenonceacutes des figures des syllogismes et surtout des

diffeacuterents scheacutematismes ou proceacutedures analytiques agrave lrsquoœuvre dans le divers de ces opeacuterations

Nous avons vu en quel sens les preacutedicables et les cateacutegories fournissaient la matrice

structurelle de ce scheacutematisme Et nous nous sommes longuement attardeacutes sur le sens profond

quodcunque accomodata raquo ibid p 44265 Voir ibid p 48-52266 Voir laquo Finitio raquo in ibid p 53

140

de la juxtaposition des deux eacutechelles de significations ndash logiques et reacutefeacuterentielles ndash que

configurait la distinction des fonctionnaliteacutes de ces preacutedicables et preacutedicaments Mais le lieu

dans tout cela Nous avons vaguement pu voir affleurer son empreinte ce nrsquoest pourtant

qursquoagrave la fin de lrsquoouvrage que Melanchthon nous livre les cleacutes du mystegravere Le dernier chapitre

traite des laquo lieux usuels de la deacutefinition raquo (laquo usus loci finitionum raquo)267 Ce titre impose

drsquoembleacutee deux remarques la premiegravere crsquoest que lrsquo laquo usuel raquo en question doit srsquoentendre au

sens de ce qui opegravere de ce qui est agrave lrsquoœuvre de ce qui procegravede Opeacuterer crsquoest aussi opeacuterer

sous les lieux de la deacutefinitions sont en un sens des arcanes des matrices cacheacutees ndash des

infrastructures ndash du processus analytique

La preuve de cet ecirctre-cacheacute crsquoest preacuteciseacutement qursquoaucun des deacuteveloppements

consacreacutes aux meacutethodes des deacutefinitions des divisions des syllogismes ou des argumentations

nrsquoa tenu pour utile de signaler leur existence ce qui est donc premier logiquement ne

srsquoexhibe ici que dans le dernier chapitre de lrsquoœuvre Ce nrsquoest que parce que nous connaissions

la fin de lrsquohistoire que nous avons su interpreacuteter par avance le sens de ses manifestations

anteacuterieures lrsquoexposition de la meacutethode deacutefinitionnelle ne faisaient ainsi qursquoallusivement

reacutefeacuterence au scheacutematisme de la causaliteacute du tout et des parties ou des contrarieacuteteacutes avant cette

derniegravere section Deuxiegraveme remarque sur ce titre Melanchthon nous parle de lieux de la

deacutefinition Et nous le verrons ces loci finitionum correspondent tregraves preacuteciseacutement aux lieux de

la dialectique elle-mecircme ndash ceux drsquoAgricola par exemple La dialectique serait-elle reacuteductible agrave

la matrice de son opeacuteration deacutefinitionnelle Crsquoest ce que nous croyons Toute analytique ndash y

compris lrsquoopeacuteration syllogistique ou inductive ndash fonctionne au fond selon le scheacutema

eacuteleacutementaire de la deacutefinition Lrsquoart de penser et lrsquoart de discourir sont drsquoabord un art de

deacutefinir Et la dialectique eacutepuise ainsi drsquoavance ses principes fondamentaux dans lrsquoexamen des

modegraveles de la deacutefinition

Les loci finitionum de Melanchthon sont dans le Compendiaria de 1520 du moins

au nombre de huit le genre (genus) lrsquoespegravece (species) la diffeacuterence (differentia) le tout et

les parties (totum et partes) la cause (causa) lrsquoeffet (eventa) la contrarieacuteteacute (pugnantia) et le

semblable (simile)268 Nous y reconnaissons eacutevidemment les trois schegravemes tireacutes de la liste des

preacutedicables et les cinq schegravemes tireacutes des relations quantitatives (tout et partie) substantielles

(cause et effet) et qualitatives (contraire et semblable) qui appartiennent agrave la table des

cateacutegories Les lieux sont ici drsquoembleacutee preacutesenteacutes dans leur opeacuterativiteacute scheacutematique Ils sont

ainsi ressaisis comme les matrices fonctionnelles de certains scheacutemas argumentatifs Ces

267 Voir ibid p 54268 Ibid p 55

141

scheacutemas argumentatifs renvoient moins ici aux formes valides drsquoinfeacuterences (comme celles des

Analytiques drsquoAristote) qursquoaux topiques des argumentations discursives Ainsi le schegraveme des

contraires preacutesente-t-il une seacuterie drsquoantagonismes canoniques (le chaud et le froid le noir et le

blanc etc)269 qui peuvent servir de principes agrave la construction drsquoarguments oratoires (Le lion

aime le chaud le chaud est le contraire du froid il fait froid agrave Oslo il ne peut donc y avoir de

lion agrave Oslo) De la mecircme maniegravere le locus du genre deacuteveloppera le schegraveme argumentatif

suivant

laquo [Par le genre] les arguments conduisent du genre agrave lrsquoespegravece neacutegativement La teacutemeacuteriteacutenrsquoest pas une vertu donc le courage non plus270 raquo

Le sens de lrsquoexemple est particuliegraverement difficile agrave saisir Il suppose le cadre drsquoune

oratio au sein de laquelle un orateur entendrait par exemple montrer ndash chose eacutetrange si lrsquoon

srsquoen tient agrave lrsquoEthique271 aristoteacutelicienne ndash que le courage nrsquoest pas une vertu Une telle

argumentation pourrait passer par la subsomption de lrsquoespegravece laquo courage raquo sous le genre

laquo teacutemeacuteriteacute raquo On y montrerait par exemple ndash si lrsquoon nous permet de restituer ainsi le sens de la

citation ndash que tout courage suppose au fond une inhibition de la peur donc nrsquoest qursquoune

certaine modaliteacute ou espegravece de lrsquoinconscience de la folie (temeritas) etc Evidemment

lrsquoargument est ici preacutesenteacute sous la forme drsquoun enthymegraveme (certaines preacutemisses nrsquoapparaissent

pas) Mais mecircme agrave supposer toutefois que les principes manquants puissent ecirctre reconstitueacutes

il nrsquoest pas sucircr que le schegraveme soit ici analytiquement pertinent certaines proprieacuteteacutes pouvant

ecirctre eacutevidemment attribueacute agrave lrsquoespegravece sans ecirctre pour autant neacutecessairement attribueacute au genre ndash et

notamment toutes les diffeacuterences lrsquohomme est un animal doueacute de lrsquousage de la parole ce qui

nrsquoimplique pas ndash et crsquoest mecircme le principe de la fonctionnaliteacute logique de la diffeacuterence ndash que

lrsquoanimal le soit La supposition implicite que fait Melanchthon est donc toujours que la

proprieacuteteacute communeacutement nieacutee soit elle-mecircme plus laquo geacuteneacuterique raquo et universelle que le genre et

lrsquoespegravece en question (ce qui fonctionne dans le cas de la vertu) Mais lagrave nrsquoest pas lrsquoessentiel

Ce qursquoil importe de voir crsquoest que le but du scheacutematisme topique ainsi preacutesenteacute nrsquoest

preacuteciseacutement plus drsquoexhiber une seacuterie de structures neacutecessairement concluantes (les infeacuterences

valides adosseacutees sur une seacuterie de meacutecanismes deacuteductifs) mais seulement des scheacutemas

drsquoinfeacuterences oratoires persuasifs Crsquoest de la persuasion de lrsquoauditoire et non plus de la

269 Voir laquo Pugnantia raquo ibid p 60 laquo Contrariorum quae pugnantes qualitates sunt ut calidum frigidu album nigrumhellip raquo270 laquo A genere ad species ducuntur argumenta per negatione ut Temerita no est virtus igitur nec fortitudo est raquo ibid p 55271 Voir Ethique agrave Nicomaque livre 4

142

rigueur formelle de lrsquoargumentation qursquoil srsquoagit de srsquoassurer ici dans ce quatriegraveme livre

Toutefois lrsquoopposition du persuasif et du concluant ne saurait ecirctre ici au principe drsquoune

scansion irreacuteductible le persuasif nrsquoest toujours qursquoun neacutecessiteacute mutileacutee raccourcie abreacutegeacutee

Lrsquoinfeacuterence valide de la logique ordinaire et lrsquoinfeacuterence oratoire de la topique dialectique

tirent leur opeacuterativiteacute drsquoune source toujours commune les lieux communs de la deacutefinition En

ce sens Melanchthon fait sienne encore agrave sa maniegravere la conclusion drsquoAgricola Crsquoest en

effet dans le Compendiaria partout et toujours une mecircme force analytique qui reacutegit

pareillement lrsquoeacuteconomie de la preuve et lrsquoeacuteconomie de la foi ndash le fiduciaire se ressaisissant

dans lrsquoanalyse comme lrsquoanalyse se raccourcit dans la foi Et la foi et la logique se

rencontreront encore autour drsquoun mecircme impeacuteratif de meacutethode lrsquoexigence drsquoabreacuteviation

sect17 Conclusion

Ici se boucle notre parcours ndash encore nettement insuffisant srsquoil devait ecirctre parcouru

pour lui-mecircme ndash du Compendiaria meacutelanchthonien Nous y avons gagneacute un concept

rigoureux et laquo opeacuteratoire raquo du lieu comme schegraveme et artisan proceacutedural de la deacutefinition des

termes simples Comment srsquoarticule cette conception dialectique du lieu avec son antistrophe

rheacutetorique Crsquoest lagrave ce que nous tenterons de voir dans le prochain chapitre Pour lrsquoheure

contentons nous de reacutepeacuteter ndash et ce nrsquoest pas lagrave une redondance superflue ndash ces quelques mots

conclusifs si lrsquoars docendi est un art de lrsquoenseignement il lrsquoest certes comme art drsquoenseigner

ndash au sens de lrsquoensemble des techniques didactiques ndash mais il lrsquoest encore aussi comme science

de la doctrine On perd donc lrsquoessentiel de la signification de lrsquoars docendi si lrsquoon tient

absolument agrave lrsquointerpreacuteter comme le geste drsquoune reacuteduction de la dialectique agrave la didactique ou

agrave la peacutedagogie En reacutealiteacute crsquoest lrsquoidentification mecircme de ces deux dimensions seacutemantiques de

lrsquoenseignement ndash verbale et substantive cest-agrave-dire active et objective ndash qui constitue la cleacute

de voucircte et le nerf de la theacuteorie melanchthonienne de la dialectique Lrsquoactiviteacute du docendi est

drsquoabord la productiviteacute drsquoune doctrine et lrsquoenseignement ndash comme acte effectif drsquoenseigner ndash

est toujours pour cette raison mecircme aussi une construction doctrinale Enseigner au-delagrave du

sens restrictivement didactique ou plutocirct agrave mecircme ce sens crsquoest pour Melanchthon toujours

construire et transmettre une doctrine

Crsquoest cette dimension productive ou opeacuteratoire de lrsquoenseignement qui rend raison de

lrsquoideacutee drsquoune deacutelimitation de la dialectique au strict champ du docere Ainsi compris la

dialectique apparaicirctra comme la technique de la production doctrinale Mais cette dialectique

143

est encore une logique une science du raisonnement cest-agrave-dire des formes valides

drsquoinfeacuterences La dialectique crsquoest donc lrsquoart du raisonnement mis au service de la

construction doctrinale Ou pour le dire mieux encore la technique du rassemblement drsquoun

divers de notions drsquoeacutenonceacutes ou drsquoarguments dans lrsquouniteacute drsquoune suite drsquoarticles assembleacutes

selon les modes de liaison ou drsquoinfeacuterences argumentatives deacutefinies par la logique En bref en

rattachant dialectique et construction de la doctrine Melanchthon nrsquoinvente rien drsquoautre que la

forme du systegraveme scientifique moderne272 enseigner crsquoest toujours transmettre un systegraveme

Et la charpente structurelle le nerf de la systeacutematiciteacute du systegraveme crsquoest le lieu comme entiteacute

cateacutegoriale primitive et scheacutematisme deacutefinitionnel

272 Dans lrsquoexpression laquo systegraveme scientifique moderne raquo nous entendons drsquoabord confeacuterer au terme mecircme delaquo moderne raquo le sens que lui confegraverent ordinairement les historiens agrave savoir preacuteciseacutement lrsquoeacutepoque qui preacutecegravede lemonde contemporain Le problegraveme de la systeacutematiciteacute ne se pose sans doute pas aujourdrsquohui dans la science dansles termes par lesquels nous le formulons ici Ce agrave quoi nous faisons reacutefeacuterence crsquoest bien plutocirct agrave lrsquoideacuteal desysteacutematiciteacute qui est drsquoune part celui de lrsquoaxiomatique ou de la laquo meacutethode geacuteomeacutetrique raquo de lrsquoacircge carteacutesien etdrsquoautre part celui de lrsquoideacutealisme allemand (Voir par exemple lrsquointroduction agrave la Doctrine du droit de Kant oubien sucircr les reacuteflexions heacutegeacuteliennes de lrsquointroduction de lrsquoEncyclopeacutedie) Par delagrave les dispariteacutes eacutevidentes de cesmodegraveles de construction systeacutematique nous pouvons toutefois retrouver partout la reacutemanence de quelquesmobiles communs et notamment le principe drsquoorganiciteacute et le principe de fondation et de neacutecessiteacute des eacutenonceacutesEn soulevant lrsquohypothegravese de cette systeacutematiciteacute nous rattachons le reacutesultat de notre eacutetude aux thegraveses anciennesque O Ritschl formulait deacutejagrave dans son System und systematische Methode in der Geschichte deswissenschaftlichen Sprachgebrauchs und die der philosophischen Methodologie Bonn 1906 Cette reacutefeacuterence estciteacutee et commenteacutee en note dans le Veriteacute et Meacutethode de Gadamer (op cit) p 193 pour la traduction franccedilaise(op cit) Ritschl montre que la naissance de la meacutethodologie systeacutematique est lieacutee agrave Wittenberg agrave lrsquoexigence dereconstruire organiquement le contenu doctrinal de la Bible agrave partir des lieux communs contre la forme delrsquoeacutelaboration encyclopeacutedique de la somme scolastique (parcours compreacutehensif des articles de la foi)

144

145

CHAPITRE III

Coordonneacutees et ministegravere de la rheacutetorique dans le systegraveme de lrsquoars disserendi interpreacutetationtheacuteorie de lrsquoeacuteloquence et construction topique de lrsquoaffectiviteacute

sect1 La coopeacuteration de la rheacutetorique et de la dialectique la formule drsquoun problegraveme

Si la dialectique se constitue donc comme la matrice de lrsquoars docendi si comme

nous avons tenteacute de lrsquoindiquer au cours de notre dernier chapitre le deuxiegraveme art du trivium

eacutepuise deacutejagrave par soi le champ drsquoefficience du docere et en ce sens encore la meacutethode mecircme

de la constitution de la doctrine de quel reste de quels interstices ou de quelles marges la

rheacutetorique peut-elle encore bien se preacutevaloir au sein du systegraveme des arts du discours Sous

quel rapport drsquoinclusion ndash mais peut-ecirctre aussi drsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute ndash lrsquoœuvre propre de la

rheacutetorique se laisse-t-elle donc finalement encore situer vis-agrave-vis de lrsquoenclos didactique que se

meacutenage drsquoavance la science de lrsquoinvention argumentative Et ce reste ndash donc ndash nrsquoest-il

toujours vraiment qursquoun reste ndash fragment oratoire reacutesiduel en marge de cette part drsquoopeacuterativiteacute

deacutevolue agrave lrsquoenseignement agrave la science et agrave la doctrinaliteacute Cette interstice est-elle toujours

bien si univoquement interstitielle

Lrsquoœuvre laquo linguistique raquo de Melanchthon est nous le verrons lrsquooccasion drsquoune

reprise et drsquoune reacuteeacutelaboration constantes du problegraveme antique de la coopeacuteration de la

dialectique et de la rheacutetorique au sein de lrsquoars disserendi Les solutions classiques au

problegraveme de cette collaboration273 ndash si tant est qursquoon puisse se permettre de les envisager avec

une telle grossiegravereteacute de vue ndash se greffaient ordinairement sur le reacuteseau des deacuteclinaisons

notionnelles qui gravitent autour de lrsquoopposition native drsquoune science des principes discursifs

et drsquoune science de leurs applications circonstancielles ndash noyau dissociatif inaugural autour

duquel srsquoenchaicircnent et srsquoagglutinent par suite les oppositions deacuteriveacutees et diverses de

lrsquoargumentation formelle et de sa situation discursive du discours en soi et du discours

273 Au-delagrave des ouvrages geacuteneacuteralistes sur les lieux communs deacutejagrave reacutefeacuterenceacutes (les deux Peter Mack et lrsquoouvragedrsquoAnn Moss) on pourra consulter les travaux de Franccediloise Desbordes La rheacutetorique antique lrsquoart de persuaderParis Hachette 1996 et le recueil Scripta varia rheacutetorique antique et litteacuterature latine Louvain Peeters 2006On pourra encore se reporter en langue franccedilaise aux textes du colloque international sur la penseacutee antique du17 18 et 19 deacutecembre 1992 agrave lrsquouniversiteacute de Nice rassembleacutes par Jean Michel Gally et Antoine Thivel Larheacutetorique grecque Nice Presses universitaires 1992 Voir aussi en langue anglaise Marta Spranzi The art ofdialectic between dialogue and rhetoric Philadelphia J Benjamins Pub 2011 A Quirogua Puertas Thepurpose of rhetoric in late antiquity from performance to Exegesis Tuumlbingen Mohr Siebeck 2013 et DSansone Greek drama and the invention of rhetoric Oxford Wiley-Blackwell 2012

146

formuleacute de la preuve et de son ornement de la conviction et de la persuasion ndash jusqursquoagrave faire

signe plus radicalement parfois vers la scansion de la veacuteriteacute et de lrsquoeacuteloquence ndash etc

La question du sens qursquoil convient de precircter agrave la mysteacuterieuse laquo antistrophe raquo sous

laquelle Aristote274 entendait rendre raison du mode drsquoarticulation des deux disciplines

oratoires a motiveacute le foisonnement drsquoune litteacuterature secondaire ndash classique et contemporaine ndash

presque innumeacuterable275 Nous ne tenterons pas ici de reacutesumer les principales options

interpreacutetatives sous lesquelles nous pourrions entreprendre drsquoeacutetablir une classification de ces

commentaires Il semble qursquoil faille en fait et modestement srsquoen tenir dans le champ du

traitement antique de la question qui est la nocirctre agrave une solution et agrave une signification toute

simple dans la tradition oratoire classique grecque et romaine la rheacutetorique se distingue de

la dialectique en cela drsquoabord qursquoelle se voit situeacutee et deacutetermineacutee comme la technique du

discours public ndash du discours prononceacute devant une ἐκκλησία ou une assembleacutee276 Si

dialectique et rheacutetorique sont donc pareillement des disciplines directement pragmatiques277 ndash

des techniques ndash leurs fins respectives divergent toutefois en ceci que la dialectique ne vise

que la construction formelle drsquoune argumentation discursive lagrave ougrave la rheacutetorique srsquoattache

drsquoabord agrave la tacircche de persuader une audience278 Crsquoest agrave partir de cette divergence des fins que274 laquo La rheacutetorique est lrsquoantistrophe de la dialectique car lrsquoune et lrsquoautre portent sur des matiegraveres qui eacutetantcommunes drsquoune certaine maniegravere agrave tout le monde sont de la compeacutetence de tout un chacun et ne relegraveventdrsquoaucune science deacutelimiteacutee raquo Aristote Rheacutetorique op cit 1354 a 1275 Sur cette question voir PD Brandes laquo The composition and preservation of Aristotlersquos Rhetoric raquo in SpeechMonographs V35 1968 p482-491 JB Brunschwig laquo Rheacutetorique et dialectique Rheacutetorique et Topiques raquo inDJ Furley et A Nehamas (edby) Aristotlersquos Rhetoric Philosophical Essays Princeton Princeton UniversityPress 1994 p 57-96 On pourra encore se reporter aux deux volumes du commentaire de la Rheacutetorique ndash etnotamment au premier - par WMAGrimaldi Aristotle Rhetoric I A commentary New York FordhamUniversity Press 1980276 Chez Aristote lrsquoeacutevidence immeacutediate de la finaliteacute politique de la rheacutetorique dispense presque lrsquoauteur drsquoenfaire une mention explicite Notons seulement que cette eacutevidence srsquoatteste suffisamment au seul fait que ladiffeacuterence des genres oratoires srsquoorigine drsquoabord dans une diffeacuterence des types drsquoauditeurs crsquoest la destinationpublique du discours ndash et les diffeacuterentes deacuteclinaisons de cette publiciteacute - qui configure donc les diffeacuterents modesde lrsquoart oratoire lui-mecircme Voir notamment 1358 a 1 laquo Les espegraveces de la rheacutetorique sont au nombre de troisCar les auditeurs du discours se reacutepartissent preacuteciseacutement en trois espegraveces [hellip] Or lrsquoauditeur est neacutecessairementsoit spectateur soit juge et srsquoil est juge crsquoest ou bien des faits passeacutes ou bien des faits agrave venir raquo Cette vocationpolitique de lrsquoart oratoire est encore eacutevidente chez Ciceron notamment dans les deacuteveloppements qursquoil consacreaux finaliteacutes et aux usages de la rheacutetorique (voir par ex De arte Oratoria chap 1 premier livre)277 Ici comme ailleurs nous entendons toujours ce terme laquo pragmatique raquo au sens classique et par exempleencore au sens kantien comme pouvant ecirctre preacutediqueacute drsquoune discipline qui ne deacuteveloppe et nrsquoorganise sesconnaissances qursquoen vue drsquoun ensemble de fins pratiques278 Michel Meyer disait dans son ouvrage consacreacute agrave lrsquohistoire de la rheacutetorique (Histoire de la rheacutetorique desGrecs agrave nos jours Paris LGF 1999) que toute tentative de deacutefinition unitaire de lrsquoart oratoire eacutetait un laquo casse-tecircte raquo pour lrsquohistorien laquo on peut tirer la rheacutetorique de tous les cocircteacutes mais ccedila sera aux deacutepens de son uniteacute si cenest par reacuteduction et extension arbitraires qui se verront de toute faccedilon opposeacutees par une autre raquo Crsquoest lagrave uneaffirmation qui vaut sans doute pour lrsquohistoire de la rheacutetorique consideacutereacutee dans sa globaliteacute (et notamment agravepartir de notre moderniteacute ou des fonctions peacutedagogiques mneacutesiques etc se sont adjointes aux fonctionsprimitives de la discipline) Toutefois et dans la seule sphegravere de la rheacutetorique antique la mention de la vocationpolitique de lrsquoart oratoire suffit sans doute ndash bien qursquoelle nrsquoindique que le lieu drsquoune destination ndash a rendre raisondrsquoavance de cette fonction de persuasiviteacute qursquoAristote proposait comme deacutefinition de la discipline laquo Posons quela rheacutetorique est la capaciteacute de discerner dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif raquo op cit 1355 b26

147

doivent se concevoir apregraves coup les oppositions susciteacutees et notamment celle par laquelle la

rheacutetorique paraicirct ecirctre finalement rabattue du cocircteacute des moments ornemental fiduciaire

incertain et figuratif de lrsquoactiviteacute du discours

Toute la theacuteorie oratoire antique eacutetait fondeacutee sur lrsquoeacutevidence de cette

destination publique politique et laquo eccleacutesiale279 raquo de la troisiegraveme science du trivium

Lrsquohumanisme naissant contribua sans doute bien avant Melanchthon deacutejagrave agrave infleacutechir tregraves

largement le sens de cette destination Une eacutetude comme la nocirctre ne saurait eacutevidemment

srsquoattacher agrave caracteacuteriser en deacutetail les figures les eacutetapes les mobiles et eacuteventuellement encore

les effets theacuteoriques drsquoun tel infleacutechissement280 Crsquoest aux eacutetudes reacutefeacuterenceacutees dans notre

bibliographie terminale que nous invitons donc le lecteur agrave se rapporter Contentons-nous ici

drsquoeacutebaucher quelques remarques scheacutematiques sur ce point La premiegravere drsquoentre elle concerne

la question de la destination publique de la rheacutetorique Tregraves manifestement la mention de la

situation et de lrsquoancrage publics ndash tribunal assembleacutee seacutenatoriale assembleacutee populaire ndash tend

dans la rheacutetorique humaniste agrave srsquoestomper graduellement au profit drsquoune deacutefinition plus

formelle et plus laquo eacutepisteacutemique raquo de lrsquooffice oratoire281 Comme science de lrsquoart discursif le

trivium et donc aussi sa derniegravere discipline doit se constituer avant tout comme lrsquoinstrument

drsquoune reacutetrospection comme lrsquoorgane et le veacutehicule drsquoun retour aux sources des lettres et des

discours classiques Si la rheacutetorique ne perd donc jamais par lagrave sa dimension pragmatique

cette pragmaticiteacute se voit toutefois nettement transfigureacutee par le geste interpreacutetatif qui

srsquoentrelace agrave cette intention reacutetrospective le laquo pragmatique raquo y indiquant moins les amarres

de la rheacutetorique dans la publiciteacute que lrsquoaspect seulement instrumental de la discipline Or le

constat de cette valeur instrumentale nrsquoinclut pas drsquoembleacutee lrsquoeacutevidence drsquoune assignation agrave une

vocation neacutecessairement pratique ou politique

Crsquoest en effet pour la vie eacuterudite ndash pour la vita contemplativa ndash plus que pour la vie

de la citeacute et le discours public ndash la vita activa ndash que la rheacutetorique se constitue drsquoabord comme

organon crsquoest comme instrument de la compreacutehension des orationes de la tradition grecque

et latine ndash et non plus pour la constitution des discours politiques ou judiciaires ndash que la

rheacutetorique suscite avant tout lrsquointeacuterecirct des savants agrave la charniegravere du quinziegraveme et du seiziegraveme

279 En un sens eacutevidemment non religieux ici laquo eccleacutesial raquo comme ce qui concerne lrsquoassembleacutee des hommes280 Il semble qursquoen un sens la rheacutetorique meacutedieacutevale et mecircme celle de lrsquoantiquiteacute tardive aient peut-ecirctre deacutejagravepreacutepareacute le terrain agrave cet infleacutechissement que nous tenterons de caracteacuteriser comme celui drsquoun deacuteracinement delrsquoart oratoire vis-agrave-vis de sa destination publique inaugurale Sur ce sujet on pourra se reacutefeacuterer agrave lrsquoeacutetude queAQuirogua Puertas (voir note 1) consacre agrave lrsquousage exeacutegeacutetique de la rheacutetorique au deacutebut de lrsquoegravere chreacutetienne Surle volet meacutedieacuteval de lrsquohistoire de la discipline voir encore Martin Camargo Essays on medieval rhetoricBurlington Ashgate variorum 2012281 On pourra voir agrave ce sujet outre une nouvelle fois les ouvrages de Peter Mack le travail de Ronald WittItalian humanism and medieval rhetoric Burlington Ashgate Variorum 2001 Evidemment cet infleacutechissementlaquo formaliste raquo de la rheacutetorique se retrouve encore chez Agricola (voir notre premier chapitre)

148

siegravecle de notre egravere Lorenzo Valla deacutejagrave semblait reacuteduire en son temps lrsquoopposition des deux

arts oratoires agrave la seule ceacutesure de la contingence et de la neacutecessiteacute argumentative282 si la

rheacutetorique assume la prise en charge du discours laquo vraisemblable raquo ou laquo plausible raquo crsquoest agrave la

dialectique qursquoil incombe de deacutefinir en dernier recours les regravegles de lrsquoargumentation

apodictique Cette lecture du sens de la coopeacuteration des deux arts tend presque toujours agrave se

conjoindre dans lrsquoeacutepisteacutemologie humaniste avec lrsquointention drsquoune reacuteduction drsquoune inclusion

ou drsquoune inteacutegration strictes de la rheacutetorique dans la laquo sphegravere drsquoautoriteacute normative raquo de la

discipline dialectique Et suivant le fil logique de cette ceacutesure fondatrice du certain et du

plausible le geste de cette inteacutegration paraicirct supporteacute par une certaine eacutevidence drsquoougrave en

effet le discours vraisemblable pourrait-il bien tirer ce reste de vraisemblance si ce nrsquoest

preacuteciseacutement de la connaissance et de lrsquoappropriation des regravegles de la certitude A quelle

source la rheacutetorique pourrait-elle bien puiser les instruments de sa persuasiviteacute si ce nrsquoest dans

lrsquoeacutevidence de ce que la dialectique exhibe comme les regravegles neacutecessaires de lrsquoargumentation

fiable

sect2 La formalisation preacutecoce de la rheacutetorique meacutelanchthonienne

Nous verrons que Melanchthon nrsquoest sans doute pas lui-mecircme totalement eacutetranger agrave

cette tentation drsquoune reacuteinteacutegration de la rheacutetorique dans le champ de la discipline dialectique

Cette inclusion pourrait se trouver commandeacutee par lrsquoadheacutesion tregraves explicite de notre

reacuteformateur agrave un principe en un sens canonique ndash et peut-ecirctre deacutefinitionnel ndash de toute la

science oratoire de lrsquohumanisme le principe du primat didactique de lrsquooratio Mais

nrsquoanticipons pas trop sur notre propos agrave venir comprendre en quel sens Melanchthon entend

traiter du laquo cas raquo de ce docere dans le champ speacutecifiquement rheacutetorique de lrsquoars disserendi

crsquoest lagrave en un sens le dessein de lrsquoensemble de cette eacutetude Indiquons toutefois quelques pistes

de reacuteflexions preacutealables lrsquooriginaliteacute de la conception meacutelanchthonienne de lrsquoarticulation de

la dialectique et de la rheacutetorique se joue sans doute toute entiegravere dans un reacuteseau drsquoassociations

notionnelles qui srsquoarticule autour de la rencontre entre cette exigence de fideacuteliteacute voueacutee agrave

lrsquoeacuteleacutement doctrinal et un inteacuterecirct pousseacute pour la constitution drsquoune meacutethode geacuteneacuterale de

282 Sur Lorenzo Valla la litteacuterature secondaire est majoritairement reacutedigeacutee dans la langue italienne (voir parexemple agrave notre sujet lrsquoouvrage de Mariangela Regoliosi Lorenzo Valla la riforma della lingua e della logicaFirenze Polistampa 2010 ou Marco Laffranchi Dialettica e filosofia in Lorenzo Valla Milano Vita e pensiero1999) Evidemment lrsquoouvrage de Peter Mack (Renaissance Argument) doit ecirctre un nouvelle fois signaleacute etnotamment le premier chapitre (p1-21) laquo Rhetoric dialectic and the use of language raquo Une eacutetude pluscomplegravete de notre theacutematique aurait eacutevidemment ducirc adjoindre agrave lrsquoexplication du De inventione drsquoAgricolaquelques reacutefeacuterences agrave ses influences italiennes Crsquoest lrsquoeacuteconomie propre de notre probleacutematique qui nouscommande seulement cette regrettable restriction

149

lrsquointerpreacutetation (ou lecture critique) des textes Si la dialectique se donnait agrave penser comme la

science de la construction analytique et laquo a priori raquo de la doctrine la rheacutetorique nous

apparaicirctra alors comme la discipline qui vise agrave deacutegager les conditions et les meacutethodes de la

ressaisi hermeacuteneutique283 et de la reacuteiteacuterabiliteacute situationnelle de celle-ci Le troisiegraveme art

discursif se constituera ainsi progressivement comme le point de convergence de lrsquoinvention

oratoire et de lrsquointerpreacutetation textuelle ndash et par lagrave encore dans la sphegravere des probleacutematiques

strictement religieuses comme le point de rencontre de lrsquohomileacutetique et de lrsquoexeacutegegravese La

fonction de production du discours ne disparaicirct donc jamais de lrsquohorizon probleacutematique du

thegraveme rheacutetorique ndash et il trouve mecircme dans lrsquoenjeu de la preacutedication pastorale lrsquooccasion drsquoun

enrichissement ndash mais cette fonction se voit en mecircme temps toujours rattacheacutee et peut-ecirctre

aussi subordonneacutee au primat drsquoun impeacuteratif drsquointerpreacutetation et de lecture critique des textes et

des orationes classiques La premiegravere rheacutetorique de Melanchthon se deacutecouvre ainsi comme le

lieu drsquoengendrement commun du sujet pastoral et du sujet hermeacuteneute

Le reacuteformateur est revenu sans cesse dans sa production litteacuteraire sur son œuvre

rheacutetorique ndash comme drsquoailleurs sur lrsquoensemble de ses autres travaux reacutefeacutereacutes au trivium

Lrsquooriginaliteacute notable du processus de la construction de la discipline tient sans doute dans le

cas de la rheacutetorique en ceci que notre reacuteformateur semble avoir su en deacutegager tregraves tocirct la

configuration deacutefinitive284 Si la dispositio des Loci Communes de 1521 nrsquoest encore qursquoune

lointaine eacutebauche de la structure des versions tardives que Jean Calvin traduira agrave partir de

1546285 les premiegraveres rheacutetoriques de Melanchthon ndash le De Rhetorica libri tres de 1519 ou les

Institutiones rhetoricae de 1521 notamment ndash ressemblent deacutejagrave tregraves nettement dans leur

ordonnancement intime aux eacuteditions tardives des Elementa rhetorices Formellement toutes

les eacuteditions de la rheacutetorique de Melanchthon se construisent autour de la ceacutesure et de la

conjonction de deux livres dont le premier ndash souvent laisseacute sans titre ndash traite des principes

inventifs et doctrinaux de lrsquoart oratoire et le second de lrsquoelocutio et de la theacuteorie du style

283 Nous entendons ce terme laquo hermeacuteneutique raquo dans son acception la plus simple et la plus adjectivale ndash le toutde ce qui relegraveve de lrsquointerpreacutetation ou de lrsquoacte de lrsquoερμηνευειν (comme le touristique relegraveve du tourisme) En cesens nous le prendrons dans la suite de notre eacutetude comme un simple synonyme du terme laquo interpreacutetatif raquo Ilnrsquoest pas impossible ndash et le contraire serait mecircme eacutetrange ndash que le thegraveme de lrsquoeacutepisteacutemologie meacutelanchthoniennerencontre ccedila et lagrave les problegravemes de lrsquohermeacuteneutique contemporaine mais la possibiliteacute de cette rencontre ndash agravelaquelle nous exhiberons toutefois par la suite un certain nombre de limites et de restrictions ndash ne doit paspreacutesider agrave titre drsquohorizon interpreacutetatif au mouvement de notre explication284 Crsquoest le cas aussi toutefois et peut-ecirctre plus nettement encore de lrsquoœuvre dialectique de Melanchthon Ainsile Compendiaria de 1520 se voit deacutejagrave configureacute selon un ordre absolument identique aux versions ulteacuterieures dela Dialectica libri quatuor de 1528 ou mecircme des Erotemata dialectices de 1547285 La traduction calvinienne de la laquo Somme theacuteologique ou lieux communs par Philippe Melancthon [sic] raquo estdisponible dans les ressources numeacuteriques de la bibliothegraveque de lrsquouniversiteacute de Genegraveve (E-libch) Les eacuteditionstardives de lrsquoœuvre theacuteologique du reacuteformateur sont non seulement beaucoup plus longues que la version initialedans le deacuteveloppement de chaque lieu mais comprennent aussi beaucoup plus de lieux ndash nous en deacutenombrons 55dans lrsquoeacutedition de 1543

150

Crsquoest ainsi que la premiegravere partie des diffeacuterentes eacuteditions du manuel oratoire articulera

successivement ses deacuteveloppements theacutematiques autour de consideacuterations touchant drsquoabord agrave

la rheacutetorique en geacuteneacuteral (sa nature sa fonction sa diffeacuterence avec la dialectique et les offices

de lrsquoorateur) pour en passer ensuite agrave une exposition deacutetailleacutee des diffeacuterents genres oratoires

(les genera causarum judiciaire deacutemonstratif et deacutelibeacuteratif) et se conclure enfin sur des

analyses reacutefeacutereacutes aux diffeacuterentes questions touchant agrave la nature des lieux communs aux affects

et agrave la dispositio

Le deuxiegraveme livre de la rheacutetorique sur lrsquoelocutio est de la mecircme maniegravere toujours

strictement consacreacute agrave lrsquoexposition deacutetailleacutee de la theacuteorie des tropes et des figures de style 286

Cette familiariteacute structurelle qui rapproche drsquoembleacutee les versions les plus preacutecoces des

versions les plus tardives de la rheacutetorique meacutelanchthonienne srsquoeacutetend aussi agrave une tregraves large

communauteacute theacutematique et meacutethodologique Ainsi la theacuteologie ndash et crsquoest lagrave tout de mecircme une

speacutecificiteacute remarquable de lrsquoœuvre du reacuteformateur ndash occupe pareillement dans toutes les

versions du manuel rheacutetorique une place toujours preacutepondeacuterante Nous prenons ici le terme

impropre de laquo theacuteologie raquo dans son acception la plus large il inclut dans son extension

seacutemantique agrave la fois la signification originaire de la dogmatique et de la discussion de la

doctrine mais aussi lrsquoexeacutegegravese et la science de la preacutedication pastorale Crsquoest ainsi que le De

rhetorica de 1519 consacrera un chapitre entier aux questions et aux meacutethodes de lrsquoart

homileacutetique (laquo De sacris concionibus raquo)287 De la mecircme maniegravere les Elementa de 1531

meacutenageront dans leur eacuteconomie un espace reacuteserveacute agrave cocircteacute des genres traditionnels de lrsquoart

oratoire pour un genre didascalique qui srsquoattache agrave deacutecrire les lineacuteaments de la meacutethode de

lrsquoenseignement de la doctrine sacreacutee288 Cette communauteacute structurelle et theacutematique nous

autorise agrave nous reacutefeacuterer dans nos commentaires agrave une version tardive de la rheacutetorique y

compris pour eacuteclairer certains passages des versions anteacuterieures Nous pouvons par lagrave justifier

le choix que nous faisons ici de commenter la theacuteorie oratoire de Melanchthon drsquoabord agrave

partir de la version ndash plus complegravete et mieux connue ndash des Elementa rhetorices de 1531

Lrsquointention principielle du programme laquo rheacutetorique raquo du reacuteformateur ne sera pas deacutefigureacutee par

cette transgression et ce deacutepassement que nous imposons exceptionnellement agrave laquo lrsquohorizon de

lrsquoanneacutee 1521 raquo auquel nous nous eacutetions drsquoabord assigneacutes Nous reacutesumerons comme crsquoest

286 Pour le tableau comparatif preacutecis des chapitres respectifs des versions de 1519 de 1521 et de 1531 on sereacutefegraverera agrave lrsquointroduction de J Knape agrave sa traduction allemande de lrsquoœuvre (J Knape Philipp MelanchthonsRhetorik Tuumlbingen Niemeyer 1993 p 41-54) 287 Sur lrsquohomileacutetique de Melanchthon en geacuteneacuteral et sur le statut de cette homileacutetique dans la rheacutetorique enparticulier voir lrsquoouvrage de U Schnell Die homiletische Theorie Philipp Melanchthons Berlin LutherischesVerlagshaus 1968 et notamment p 42 et suivantes288 Sur ce genre didascalique on pourra se rapporter agrave lrsquoouvrage drsquoOlivier Millet op cit p 137-141

151

deacutesormais une coutume dans les thegraveses suivantes les grands lineacuteaments de ce

programme original

i) La rheacutetorique se voit confier une charge essentiellement hermeacuteneutique ou

interpreacutetative Ce qui est en jeu dans lrsquoeacutetude de lrsquoart oratoire crsquoest drsquoabord la possibiliteacute de

comprendre et drsquointerpreacuteter les orationes classiques Lrsquoideacutee de cet office hermeacuteneutique se

rattache eacutevidemment degraves le deacutepart agrave la thegravese drsquoune porteacutee intimement peacutedagogique de la

rheacutetorique fournir les instruments et la meacutethode geacuteneacuterale de lrsquointerpreacutetation des textes crsquoest

aussi garantir drsquoavance lrsquoencadrement des jeunes eacutetudiants dans leur parcours et leur

freacutequentation des lettres Cette reacuteduction de la rheacutetorique agrave lrsquointerpreacutetation se rattache encore

au nerf drsquoune theacuteorie de lrsquoimitatio qui vise agrave exhiber la racine eacuterudite de toute eacuteloquence Les

compeacutetences et les talents oratoires doivent toujours srsquoancrer ndash et srsquoenracinent toujours de

fait ndash dans la lecture la maicirctrise et lrsquoimitation des reacutefeacuterences classiques Inversement cette

lecture active par soi quand elle est correctement orienteacutee ou encadreacutee le deacuteploiement drsquoun

processus imitatif Acquisition des connaissances et compeacutetences eacutelocutoires se deacuteveloppent

donc symeacutetriquement La dimension pragmatique de lrsquohermeacuteneutique est en cela toujours

secondairement reconquise cette pragmaticiteacute coiumlncidant avec la possibiliteacute de lrsquoefficience de

la rheacutetorique elle-mecircme dans le champ de la productiviteacute discursive

ii) Le thegraveme de cette hermeacuteneutique srsquoeacutenonce dans le vocabulaire de la doctrina

Comprendre ou interpreacuteter crsquoest extraire la doctrine ou lrsquoenseignement qui se donnent agrave

mecircme lrsquooratio proposeacutee agrave lrsquoeacutetude Lrsquoassignation agrave lrsquooratio drsquoune fonction didactique et

doctrinale (selon le double sens du docere) trouve donc ici une expression radicaliseacutee Crsquoest

en ce sens aussi que la rheacutetorique renferme par soi une porteacutee eacuteminemment peacutedagogique

lrsquoeacuterudition nrsquoa pas seulement et pas essentiellement de valeur autonome ndash au sens par

exemple drsquoune simple curiositeacute historique ndash mais la lecture interpreacutetative des discours

classiques donnent accegraves agrave une somme de principes toujours actuels et toujours actualisables

pour la construction argumentative et lrsquoarbitrage des controverses La laquo doctrinalisation raquo agrave

lrsquoœuvre dans toute interpreacutetation se laisse alors signaler comme le principe mecircme de la

possibiliteacute drsquoune actualisation constante des lettres et des discours anciens Crsquoest comme les

sources et comme les fonds de reacuteserves drsquoarguments possibles que les lettres suscitent

lrsquointeacuterecirct pour lrsquoeacutetude Les opeacuterateurs interpreacutetatifs de laquo la mise en doctrine raquo apparaicirctront ainsi

encore comme les opeacuterateurs de lrsquoactualiteacute des discours antiques Et lrsquointerpreacutetation elle-

152

mecircme se donnera toujours agrave penser sous la figure de la lecture critique regraveglement des

diffeacuterents disputatoires et recomposition cateacutegorique ndash engageacutee laquo adheacutesive raquo ndash de la doctrine

iii) Les opeacuterateurs de cette doctrinalisation des textes ou des discours classiques ce

sont preacuteciseacutement les lieux communs oratoires Les lieux communs sont ainsi deacutecrits comme

les capita ou comme les principales thegraveses qui contiennent la somme des doctrines de chaque

studium particulier Les lieux assument donc agrave la fois une vocation hermeacuteneutique ndash comme

principes drsquoencadrement drsquoune interpreacutetation ndash et une fonction constructive ndash comme sources

de la construction ou de la reconstruction drsquoune doctrine A cette double fonction se rattache

le problegraveme du cercle hermeacuteneutique de la deacutependance reacuteciproque et de lrsquo laquo inter-

conditionnement raquo de la connaissance des lieux et de lrsquoexercice de lrsquointerpreacutetation Si la

connaissance des lieux ndash comme abreacutegeacutes de la doctrine - conditionne la possibiliteacute de la

compreacutehension drsquoune oratio crsquoest inversement la compreacutehension preacutealable de cette oratio

qui active la faculteacute de connaicirctre les lieux ndash puisque ceux-ci doivent ecirctre deacuteriveacutes de celle-lagrave

Nous montrerons que ce premier cercle interpreacutetatif renvoie au problegraveme classique du cercle

du tout et des parties (pour interpreacuteter un passage particulier drsquoun texte il faut drsquoabord

connaicirctre le tout mais pour connaicirctre le tout il faut ecirctre capable de comprendre ses parties)

Melanchthon reacutesoudra la contradiction de ce cercle en montrant que toute oratio se contracte

en une thegravese qui renferme laquo en abreacutegeacute raquo ndash et dans une de ses localiteacutes particuliegraveres ndash le

sens de la doctrine inteacutegrale cette thegravese crsquoest la tregraves traditionnelle causa ou le status

(solution ou reacuteponse apporteacutee agrave la quaestio principale du texte) de lrsquoart rheacutetorique classique

Le repeacuterage abreacuteviatif de la thegravese apparaicirct ainsi comme le principe nodal de la faculteacute de juger

hermeacuteneutique et par lagrave aussi de la faculteacute de juger doctrinale elle-mecircme

iv) Lrsquoopeacuterativiteacute ou le laquo scheacutematisme raquo topologique que nous avions mis agrave nu chez

Agricola trouve chez Melanchthon une expression encore radicaliseacutee Les loci rheacutetorique des

diffeacuterents studia particuliers apparaissent ainsi comme les simples applications positives et

mateacuterielles des lieux matriciels et structurels exposeacutes dans la discipline dialectique Les lieux

communs oratoires ndash identifieacutes aux capita des sciences ndash ne sont en effet rien drsquoautre que les

diffeacuterentes extensions des lieux formels des deacutefinitions dans le champ discursif deacutelimiteacute par la

quaestio drsquoun discours Crsquoest donc la configuration formelle des diffeacuterents lieux dialectiques

qui fournit aux lieux oratoires leur laquo opeacuterativiteacute eacuteconomique raquo et leur capaciteacute agrave se constituer

en principe de partition des matiegraveres drsquoun studium Il existe donc ndash et par principe ndash une

eacuteconomie formelle ou une configuration commune agrave toutes les sciences La dialectique se voit

par lagrave encore confieacutee une dimension pleinement archi-tectonique Et la somme des chapitres

des studia peut toujours en droit faire lrsquoobjet drsquoune deacuteduction ou drsquoune deacuterivation purement

153

dialectique (ou comme nous le dirons aussi analytique) La possibiliteacute de cette deacuterivation

apparaicirct comme la deuxiegraveme solution ndash mais nous verrons que les deux se rejoignent

neacutecessairement ndash au problegraveme du laquo cercle des lieux et de lrsquointerpreacutetation raquo que nous avons

briegravevement caracteacuteriseacute plus haut

v) Le scheacutematisme topologique est encore aussi un scheacutematisme laquo tropique raquo ou

figuratif Les lieux communs dialectiques fournissent en effet outre le principe drsquoune

deacuterivation analytique des chapitres des studia la matrice de lrsquoencadrement et de la

construction des figures de style et des tropes Les tropes sont ainsi configureacutes et ordonneacutes

selon leurs laquo structures topiques raquo De la mecircme maniegravere Melanchthon ordonnancera sous les

diffeacuterentes cateacutegories formelles des lieux deacutefinitionnels les figures de la grammaire de la

penseacutee ou du discours La dialectique fournit degraves lors les scheacutemas et les principes constructifs

de lrsquoeacuteloquence Les tropes et les figures se verront ainsi avec cette scheacutematisation

topologique reconsideacutereacutes ndash dans une intuition tout agrave fait propre agrave lrsquoauteur ndash comme des

laquo argumentations en abreacutegeacute raquo comme des raisonnements implicites mutileacutes ou raccourcis

Crsquoest lagrave le point nodal de la rheacutetorique melanchthonienne et lrsquoentreacutee agrave partir de laquelle il

nous faut tacirccher de comprendre le sens confeacutereacute ici au programme drsquoune coopeacuteration de la

rheacutetorique et de la dialectique Le geste de Melanchthon est celui drsquoune radicalisation extrecircme

de lrsquointuition drsquoAgricola ndash radicalisation jusqursquoagrave lrsquoassimilation totale de la logique de

lrsquoargumentation et de la logique du style et des affects Car lrsquoenjeu qui srsquoengage sous cette

thegravese drsquoune infrastructure dialectique de la penseacutee figurative crsquoest eacutevidemment celui de

lrsquohomogeacuteneacuteisation de lrsquoeacuteconomie dialectique et doctrinale du discours et de lrsquoarchitecture de

lrsquoaffectiviteacute Crsquoest la theacuteorie du style qui est le garant et le meacutediateur de cette

homogeacuteneacuteisation Nous verrons en quel sens cette theacuteorie des tropes est encore le principe du

choix du reacuteformateur pour lrsquooption stylistique de la brevitas contre la copia

vi) La rheacutetorique de Melanchthon inclut encore une porteacutee exeacutegeacutetique et homileacutetique

directes Ainsi nombre drsquoanalyses srsquoy trouvent incluses qui relegravevent du champ de

compeacutetences ordinairement assigneacute agrave la theacuteologie Lrsquoarticulation de lrsquoexeacutegegravese et de la

preacutedication est ordonneacutee au mecircme scheacutema articulatoire que celui qui garantit la synthegravese de

lrsquohermeacuteneutique geacuteneacuterale et de la rheacutetorique Le moyen terme de cette articulation crsquoest ici

encore lrsquoimitatio Lrsquoimitatio christi est drsquoabord une imitation rheacutetorique La possibiliteacute de la

preacutedication tient drsquoabord agrave la parfaite connaissance de la doctrine chreacutetienne Et la

connaissance de cette doctrine srsquoacquiert agrave mecircme la freacutequentation et lrsquointerpreacutetation

meacutethodique de lrsquoEcriture sainte LrsquoEcriture se voit donc appliqueacutee les instruments et les

154

mateacuteriaux ordinaires de lrsquointerpreacutetation des orationes profanes Par lagrave encore la porteacutee

oratoire et donc laquo orale raquo de la Parole prime aussi sur sa fixation dans lrsquoeacutecriture

sect3 Doctrine et nature la rheacutetorique est-elle un art

Les Elementa de 1531 srsquoouvrent comme crsquoest drsquoailleurs aussi le cas des versions

anteacuterieures sur des consideacuterations touchant agrave la nature de la rheacutetorique et de son

enseignement Contrairement agrave la logique agrave lrsquoœuvre dans les Loci Communes de 1521 mais

conformeacutement agrave lrsquoordre du manuel dialectique de 1520 ce nrsquoest pas dans lrsquoadresse ni dans

une introduction preacutealable mais agrave lrsquoouverture mecircme du premier livre que Melanchthon

srsquoemploie agrave tenter de deacutefinir le sens et lrsquoutiliteacute du troisiegraveme art du trivium Ici encore la porteacutee

peacutedagogique du manuel est drsquoembleacutee reconnue ce sont drsquoabord les eacutetudiants ou les jeunes

gens (laquo adolescentes raquo) qursquoil srsquoagit drsquoinstruire289 Ici aussi cette porteacutee peacutedagogique srsquoaffilie

toujours agrave une vocation theacuteoreacutetique latente et lrsquointention drsquoinstruire les eacutetudiants sur la

finaliteacute de la discipline dont ils vont apprendre la meacutethode est encore lrsquooccasion pour notre

auteur drsquoexposer certaines thegraveses drsquoaccent nettement eacutepisteacutemologique sur la nature de

lrsquoenseignement et les fondements de la meacutethodologie en geacuteneacuteral La discussion srsquoouvre

drsquoabord sur la question de lrsquoincidence respective de la nature et de lrsquoart dans lrsquoacquisition de

lrsquoeacuteloquence Lrsquoeacuteloquence nrsquoest-elle pas tout entiegravere la suite drsquoune simple gracircce naturelle

Est-il reacuteellement besoin drsquoun enseignement ndash drsquoune technique ndash pour acqueacuterir une habileteacute

rheacutetorique La deacutetermination des parts respectives de la nature et de lrsquoartifice dans lrsquoaccegraves

aux compeacutetences oratoires se voit eacuteclaireacutee par lrsquoentremise drsquoun jeu serreacute de renversements

notionnels Ce jeu aboutit agrave faire eacuteclater la rigiditeacute mecircme du cadre de lrsquoopposition initiale des

compeacutetences naturelles et des talents de lrsquoartifice sous lrsquouniteacute de leur commune racine

doctrinale Melanchthon nous dit ainsi que les instigateurs de lrsquoart rheacutetorique nrsquoont jamais cru

agrave la suffisance drsquoune preacutetendue laquo eacuteloquence naturelle raquo

laquo Car leacuteloquence exige certes en premier lieu de grandes capaciteacutes naturelles pour discourirmais requiert aussi une science adeacutequate et diversifieacutee Elle tire donc de grands et multiplesavantages au-delagrave des preacuteceptes communs [de la rheacutetorique] aussi bien de la nature que dela doctrine Toutefois ces preacuteceptes nrsquoen demeurent pas moins utiles Car la nature elle-mecircme enseigne une certaine meacutethode pour lexplication de problegravemes importants et difficiles

289 Crsquoest ainsi que le manuel de 1531 srsquoouvre directement par ces mots laquo Inicio monendi sund adolescentesquem ad usum communia praecepta Rhetorices primum tradita sint raquo Melanchthon Ph MelanchthonElementorum Rhetorices CR XIII 418

155

- meacutethode que des grands hommes ont reconnu partiellement sur la base dun don naturelpartiellement sur la base de leurs expeacuteriences Et crsquoest ainsi que lrsquoart naicirct290 raquo

Lrsquohypothegravese drsquoune stricte suffisance du talent inneacute est donc drsquoembleacutee eacutecarteacutee la

capaciteacute agrave discourir relegraveve certes toujours de certains dons naturels mais exige aussi une

connaissance approfondi des doctrines La doctrine ou la science (laquo doctrina raquo ou laquo scientia raquo)

dont nous parle Melanchthon ici nrsquoest rien drsquoautre que la doctrine mateacuterielle et positive

celle-lagrave mecircme qui srsquoamarre directement agrave la theacutematique du discours mis en jeu Pour disserter

sur la gracircce le don naturel ne peut faire lrsquoeacuteconomie drsquoune connaissance positive coiumlncidente

de la theacuteologie pour discourir sur la justice le premier reacutequisit est toujours une maicirctrise

preacutealable de la doctrine du droit etc La rheacutetorique se voit donc drsquoabord renvoyeacutee agrave lrsquoeacutedifice

total et laquo positif raquo des sciences et des arts Mais par lagrave notre question initiale nrsquoest pas du tout

reacutesolue si la neacutecessiteacute drsquoune maicirctrise de la doctrine pour lrsquoeacutelaboration drsquoun discours positif

invalide drsquoavance la thegravese drsquoune stricte suffisance du don naturel qursquoen est-il toutefois des

preacuteceptes speacutecifiques de la rheacutetorique Pourquoi donc une science geacuteneacuterale des preacuteceptes et

des regravegles de la construction de tout discours doit-elle prendre place agrave cocircteacute des diffeacuterentes

doctrines qui se rattachent au thegraveme speacutecifique de chaque discours particulier En bref

pourquoi la rheacutetorique doit-elle elle aussi se constituer comme une doctrine

La reacuteponse de Melanchthon est ici drsquoune remarquable simpliciteacute si une rheacutetorique

peut et doit ecirctre constitueacutee agrave cocircteacute des doctrines des arts positifs crsquoest drsquoabord parce que ce

que nous concevons comme une capaciteacute naturelle nrsquoest en fait preacuteciseacutement rien drsquoautre

qursquoune meacutethode (laquo ratio raquo) que la nature nous enseigne (laquo docet raquo) La nature elle-mecircme

enseigne ndash la nature elle-mecircme est doctoresse cette laquo capaciteacute naturelle raquo de discourir que

nous reconnaissons aux hommes selon des degreacutes drsquoeacuteloquence et de perfection varieacutes est

donc aussi toujours elle-mecircme dans sa forme et dans ses effets une doctrine cacheacutee Or cette

doctrine latente ndash ces preacuteceptes implicites qui opegraverent en silence dans toute production

discursive ndash est toujours perceptible connaissable theacutematisable Certains grands hommes

(laquo magna raquo cest-agrave-dire aussi laquo geacuteneacutereux raquo) sont capables de la laquo reconnaicirctre raquo et donc de la

formaliser Cette reconnaissance srsquoeacutetablit agrave la fois sur la base de dons naturels et sur la base de

lrsquoexpeacuterience Il nrsquoest donc jamais pertinent de vouloir opposer unilateacuteralement la logique

naturelle et lrsquoeacuteconomie de lrsquoartifice Si nous pouvons montrer drsquoune part que la nature

290 laquo Nam eloquentia primum vim naturae maximam ad dicendum deinde multarum bonarum rerum scienciamrequirit Multa igitur et magna adiumenta tum a natura tum a doctrina praeter haec communia praecepta sumitHabent tamen et suam utilitatem praecepta Docet enim natura homines viam quandam atque ratioonem magnaset obscuras causas explicanti quam homines magna quadam vi ingenii praediti partim beneficio naturaeanimadvertere partim usu deprehendere solent Hinc extitit ars raquo ibid 418

156

enseigne elle-mecircme dans ses arcanes des preacuteceptes et des regravegles de construction du discours

et que ces regravegles peuvent drsquoautre part ecirctre rendues manifestes et theacutematiques alors de fait

un art est possible En bref nature et art puisent pareillement la condition de leur profession agrave

la source commune de la doctrine Et lrsquoart rheacutetorique nrsquoest donc jamais rien drsquoautre que lrsquoacte

de la mise agrave nue de la nature

sect4 Productiviteacute discursive et productiviteacute hermeacuteneutique de la rheacutetorique

A quel dessein srsquoordonne lrsquoart oratoire ainsi constitueacute Melanchthon poursuit

laquo [Cet art] ne vise pas seulement ceux qui pratiquent lrsquoart du discours ni seulement agraveproduire des orateurs mais aussi agrave aider les eacutetudiants pour la lecture des discours des grandsorateurs et pour lrsquoeacutevaluation des longues controverses291 raquo

Plus loin notre auteur preacutecisera encore

laquo Crsquoest ce dessein [celui de se doter drsquoun outil qui puisse encadrer ou guider la lecture destextes classiques] qui a pousseacute des hommes sages agrave imaginer des preacuteceptes qui preacuteparent lejugement commun et les jeunes eacutetudiants non pas tant agrave la production drsquoun discours droitqursquoagrave la compreacutehension aviseacutee des eacutecrits des autres292 raquo

Crsquoest agrave lrsquooccasion de ces quelques lignes qursquoaffleure avec la plus grande netteteacute le

sens de lrsquoinfleacutechissement par lequel Melanchthon entend redeacutefinir la fonction de lrsquoart oratoire

Cet infleacutechissement se laisse drsquoabord caracteacuteriser par le deacuteplacement de lrsquoadresse de la

rheacutetorique Cette rheacutetorique ne doit plus ecirctre essentiellement une affaire de laquo speacutecialistes raquo ou

de laquo professionnels raquo de la production des discours les oratores se voient ainsi disqualifieacutes

au profit des eacutetudiants et mecircme plus geacuteneacuteralement de tous ceux (laquo omnibus raquo) qui se

consacrent au jugement des disputes ou agrave lrsquointerpreacutetation des textes Lrsquoinfleacutechissement se

rattache ensuite au deacuteplacement des fins drsquoune efficience strictement productive et

pragmatique agrave une efficience plus eacutevaluative et theacuteoreacutetique Il ne srsquoagit plus seulement dans

la rheacutetorique meacutelanchthonienne de pouvoir discourir mais avant tout de pouvoir lire

comprendre ou interpreacuteter Cette lecture est toujours agrave la fois peacutedagogique ndash elle concerne

291 laquo hellipquae etiamsi regit artifices in dicendo tamen in hoc inicio traditur non ut oratores efficiat sed ut adiuvetadolescentes in legendis orationibus excellentium Oratorum et in longis controversiis iudicandis raquo ibid 417292 Haec utilitas movit homines prudentes ad excogitanda praecepta ut in commune consulerent omnibus et adolescentes non tam ad recte dicendum quam ad prudenter intelligenda aliena scripta praepararent raquo ibid 417

157

lrsquoeacuteducation et la formation de lrsquoesprit ndash et plus positivement theacuteorique ndash il srsquoagit de juger ou

drsquoeacutevaluer (laquo iudicandis raquo) les controverses

Or ce jugement et cette fonction reacutegulatrice de la rheacutetorique renvoient aussi la

possibiliteacute de prendre parti dans les disputes actuelles Le jugement dont il est question ici ne

doit pas srsquoentendre en un sens seulement peacutedagogique ni seulement eacuterudit ou laquo historique raquo

Lrsquohermeacuteneutique de Melanchthon nrsquoa pas seulement fonction de conservation de restitution

ou mecircme drsquoappropriation drsquoune tradition Elle sert lrsquoactualiteacute de la science le progregraves de la

doctrine et le regraveglement des questions En ce sens aussi cette hermeacuteneutique apparaicirct comme

une hermeacuteneutique normative ou eacutevaluative plus que comme le simple instrument drsquoune

reacutetrospection Il se pourrait mecircme que le fait de cette actualiteacute du classique se donne

drsquoembleacutee pour notre auteur sous une certaine figure drsquoeacutevidence et que par lagrave la possibiliteacute

et les conditions drsquoune actualisation de lrsquoancien ne se laissent jamais vraiment signaler

comme un problegraveme central de la meacutethode de lrsquointerpreacutetation293 On verra lagrave eacutevidemment un

motif de rejeter drsquoavance toute lecture trop contemporaneacuteiste des probleacutematiques associeacutees au

thegraveme de lrsquohermeacuteneutique

La description de cette fonction interpreacutetative srsquoeacutenonce drsquoabord dans le lexique de

lrsquointelligentia et de la prudentia Les deux termes se cocirctoient mecircme ici lorsque Melanchthon

reacutefegravere lrsquooffice rheacutetorique agrave la possibiliteacute drsquoune laquo prudenter intelligenda raquo des eacutecrits antiques

De maniegravere geacuteneacuterale crsquoest aussi agrave partir de ce vocable de lrsquo laquo intelligence raquo (nous traduisons

ordinairement par laquo compreacutehension raquo) que notre auteur entendra formuler par la suite la

probleacutematique de lrsquointerpreacutetation des discours Lrsquointelligentia renvoie agrave la faculteacute du

discernement de la compreacutehension ou de lrsquoappreacuteciation La prudentia latine est quant agrave elle

eacutevidemment marqueacutee dans son usage philosophique ou theacuteorique par les reacutesonances du

concept grec de la φρόνησις La prudentia se charge toujours dans le latin savant meacutedieacuteval

drsquoun eacutecho plus ou moins lointain et plus ou moins latent agrave la prudence du sixiegraveme livre de

lrsquoEthique agrave Nicomaque En ce sens la prudentia meacutelanchthonienne indique ici aussi le geste

de la deacutecision lrsquoacte de la deacutelibeacuteration le choix entre des possibles choix entre les thegraveses

adverses des controverses choix du sens et bientocirct dans un tel contexte interpreacutetatif choix

drsquoune traduction En regard du lexique employeacute ici nous noterons donc que la question de la

pratique interpreacutetative ne semble agrave ce stade se greffer agrave aucune difficulteacute ou agrave aucune

probleacutematique qui excegravederait celle des conditions de la recomposition du sens laquo primaire raquo du

293 Ceci nrsquoimplique pas que le problegraveme de lrsquoactualiteacute de lrsquoancien ne puisse pas transparaicirctre ccedila et lagrave par ailleurs dans lrsquoœuvre geacuteneacuterale ndash ou mecircme seulement rheacutetorique - de Melanchthon Seulement nous ne sommes pas sucircr que cette actualiteacute se pose agrave partir du point de vue de la meacutethode Nous aurons lrsquooccasion de discuter de ce point quand nous rentrerons dans lrsquoeacutetude de la theacuteologie des Loci

158

texte Tout lrsquoenjeu se situant alors et nous y renviendrons dans la question de savoir ce que

nous entendons preacuteciseacutement deacutesigner sous cette notion de sens laquo primaire raquo

Nous remarquerons enfin que lrsquoinfleacutechissement du sens de la rheacutetorique renvoie

finalement aussi agrave la transition de lrsquooraliteacute ndash et de lrsquooraliteacute publique ndash agrave lrsquoeacutecriture Cette

transition srsquoatteste agrave mecircme lrsquousage des termes laquo legendis raquo et laquo scripta raquo Dans la rheacutetorique

humaniste lrsquooratio se lit plus qursquoelle ne se prononce Cette inflexion srsquoarrime au procegraves par

lequel la rheacutetorique perd progressivement son ancrage dans sa situation publique et son

actualiteacute eacuteveacutenementielle Crsquoest sous cette hypothegravese que le discours peut ecirctre enseignement

deacutefait de son adheacuterence agrave la contingence et au deacutetail du preacutesent deacutelieacute de la particulariteacute et de

lrsquooriginaliteacute de son but Crsquoest agrave cette condition que lrsquooratio et la doctrine elles-mecircmes

pourront ecirctre reacuteiteacutereacutes dans des situations nouvelles toujours concregravetes et toujours actuelles

Crsquoest agrave ce titre encore que lrsquoeacutevegravenement qui la sous-tend peut se voir lui-mecircme ideacutealiseacute et

reacutepeacuteteacute Cette reacutepeacutetition eacutevegravenementielle bute toutefois bien vite sur ses contraintes mateacuterielles

et ses limites ideacutealisatrices ce nrsquoest qursquoune fois que Milone peut tuer Clodius et qursquoune fois

qursquoil peut se voir condamneacute agrave lrsquoexil ndash quant agrave nous il nous faudra trouver un homme ndash un

Dieu ndash qui puisse mourir un jour et mourir agrave nouveau sans cesse dans toutes les assembleacutees

des hommes

Notons encore que cet infleacutechissement de la rheacutetorique dans le sens drsquoune preacutegnance

progressive de sa fonction interpreacutetative ou laquo hermeacuteneutique raquo se laissait deacutejagrave apercevoir ndash

sans doute seulement plus discregravetement ndash degraves les premiegraveres versions du manuel

meacutelanchthonien Crsquoest ainsi que le De Rhetorica de 1519 notait deacutejagrave ndash passage souligneacute et

traduit par Wilhelm Maurer dans lrsquoouvrage biographique qui nous avons deacutejagrave mentionneacute

laquo La rheacutetorique est essentiellement utile agrave la formation des maicirctres drsquoeacutecole et desphilologues qui interpregravetent les eacutecrivains ainsi qursquoagrave lrsquoeacuteducation des hommes drsquoEtat294 raquo

Lrsquoadresse et la destination varient quelque peu ndash ce sont les maicirctres drsquoeacutecole les

philologues et les maicirctres drsquoEtat et non plus seulement les jeunes eacutetudiants qursquoil srsquoagit

drsquoinstruire ndash mais les termes mis en jeu sont deacutejagrave disposeacutes conformeacutement agrave leur

configuration plus tardive crsquoest lrsquoarticulation de lrsquoeacuteducation agrave lrsquointerpreacutetation le renvoi du

peacutedagogique agrave la matrice de lrsquohermeacuteneutique qui se laissent deacutejagrave signaler ici

294 Crsquoest la traduction que WMaurer propose drsquoun passage introductif de la Rhetorica de 1519 (op cit) VoirMaurer Die Junge Melanchthon op cit p 190

159

sect5 Imitation sagesse et eacuteloquence

Ces quelques remarques lanceacutes en passant nous conduisent toutefois tout droit au

problegraveme central de la rheacutetorique de Melanchthon comment srsquoarticulent donc la fonction

eacutevaluative et hermeacuteneutique que nous avons caracteacuteriseacute ici avec lrsquooffice de la productiviteacute

discursive Car il doit bien srsquoagir tout de mecircme de se rendre capable agrave la fin de prononcer

un discours Lrsquoopeacuterateur de cette articulation est tout trouveacute ndash il se nommera imitatio

laquo Ils ont en outre constateacute que crsquoest par lrsquoimitation des autres orateurs qursquoon devient soi-mecircme creacuteateur295 raquo

Crsquoest ainsi nous dira encore Melanchthon que les eacutetudiants apregraves leurs eacutetudes des

auteurs classiques seront tout naturellement conduits agrave srsquoinvestir dans la place publique ou agrave

occuper les chaires drsquoenseignement296 Le meacutecanisme qui reacutegit la possibiliteacute du transfert de la

logique de lrsquointerpreacutetation ou de la compreacutehension agrave la logique de la production discursive

par le biais de cet laquo opeacuterateur imitatif raquo nrsquoest pas ici pleinement eacuteclaireacute par notre auteur297

Nous en toucherons un mot par la suite Contentons nous pour le moment drsquoindiquer que la

theacuteorie de lrsquoimitatio satisfait encore agrave lrsquoideacutee drsquoune fondation eacuterudite de la faculteacute discursive

La condition de la capaciteacute agrave discourir crsquoest drsquoabord la connaissance des lettres classiques Et

ndash reacutepeacutetons le ndash cette connaissance des lettres nrsquoest pas drsquoabord rattacheacutee agrave une simple curiositeacute

historique mais srsquoamarre aussi agrave lrsquoenjeu drsquoun programme savant et eacutepisteacutemique Crsquoest

lrsquooratio classique qui se donne agrave lrsquoeacutetudiant agrave lrsquoenseignant ou au poleacutemiste comme le lieu natif

et le site extractif de la doctrine Programme eacuterudit programme savant et programme

scientifique fusionnent dans le geste reacuteformateur meacutelanchthonien Si la dialectique nous

fournit donc bien les instruments et les conditions formelles ou scheacutematiques de la

construction doctrinale crsquoest la rheacutetorique ndash et ce qursquoelle renferme drsquohermeacuteneutique ndash qui

ouvre agrave lrsquointelligence des doctrines positives et constitueacutees La rheacutetorique est le point de

rencontre ineacutevitable de la lecture et de la science Crsquoest en ce sens que Melanchthon pourra

deacutefinir lrsquoeacuteloquence ndash et par lagrave la rheacutetorique elle-mecircme comme

295 laquo Atque iidem videbant ut aliarum rerum artifices ita oratores imitatione fierihellip raquo ibid 418296 laquo Quare si qui erant in turba discentium quos natura ad dicendum idoneos finxerat hos postquam didicissentviam intelligendi et iudicandi disertorum orationes in forum et ad causas deducebant et iudebant in agendomagnos et excellentes oratores intueri atque imitari raquo ibid 418297 Ce nrsquoest qursquoen 1542 que Melanchthon ajoutera agrave ses Elementa un long appendice sur lrsquoimitation agrave la fin dudeuxiegraveme livre

160

laquo la capaciteacute de discourir avec sagesse et eacuteleacutegance298 raquo

Nous refusons donc par principe lrsquointerpreacutetation laquo pragmatiste raquo de la sapientia en

question299 La sagesse dont parle ici Melanchthon est bien toujours une sagesse drsquoabord

theacuteoreacutetique ou eacutepisteacutemique Discourir avec sagesse crsquoest discourir sur fond de la doctrine qui

se rattache agrave la materia du discours La sagesse se confond donc elle-mecircme ici avec la

connaissance ou la maicirctrise de la doctrina Et le contexte geacuteneacuteral du propos aussi bien que la

suite immeacutediate du texte confirment suffisamment cette interpreacutetation

laquo Un bon enseignement requiert une connaissance parfaite de la matiegravere qui relegraveve dudiscours traiteacute En effet ce nrsquoest pas de lrsquoeacuteloquence mais de la folie de parler de chosesignoreacutees ou inconnues Et si cette connaissance preacutealable est ainsi neacutecessaire pour discourirsur quoi que ce soit un auteur doit toujours se rendre savant dans lrsquoart qui se rattache ausujet proposeacute Quelqursquoun peut-il srsquoexprimer sur les questions de la theacuteologie des sciences dela nature du droit ou de quelque autre sujet de la vie srsquoil nrsquoest pas instruit dans la doctrinequi contient les connaissances agrave leur sujet 300 raquo

Ou la sapientia se trouve donc explicitement rattacheacutee agrave la connaissance de la

doctrine et ougrave cette derniegravere apparaicirct ainsi plus geacuteneacuteralement comme lrsquoa priori ou le requisit

fondamental de toute eacuteloquence Crsquoest sur ces consideacuterations et dans ce contexte theacutematique

que Melanchthon pourra donner de la rheacutetorique la deacutefinition geacuteneacuterale et laquo deacutefinitive raquo

suivante

laquo La rheacutetorique en veacuteriteacute est lrsquoart qui enseigne la meacutethode [ratio] du discours droit eteacuteleacutegant301 raquo

sect6 Dialectique et rheacutetorique le problegraveme drsquoun discrimen

298 laquo Eloquentia facultas est sapienter et ornate dicendi raquo ibid 418299 Crsquoest un contre-sens qui fait dire agrave Olivier Millet dans les deacuteveloppements qursquoil consacre agrave la rheacutetoriquemeacutelanchthonienne dans son eacutetude sur Calvin (Olivier Millet Calvin et la dynamique de la parole GenegraveveSlaktine 1992 p128) que laquo du recte de la rheacutetorique au sapienter de lrsquoeacuteloquence il y a toute la diffeacuterence quepeut mettre lrsquohumaniste chreacutetien entre une technique et une sagesse en action raquo Drsquoune part lrsquoopposition de latechnique et de la sagesse comme nous lrsquoavons vu agrave lrsquooccasion des deacuteveloppements preacuteceacutedents estexpresseacutement invalideacutee par Melanchthon plus haut Drsquoautre part la rheacutetorique se confond toujours avec lrsquoofficede lrsquoeacuteloquence lui-mecircme Enfin la suite du texte et le contexte geacuteneacuteral du propos nous montre bien que lasagesse srsquoentend ici preacuteciseacutement en un sens explicitement eacutepisteacutemique ou theacuteoreacutetique300 laquo Nam ad bene dicendum in primis requitur perfecta earum rerum cognition de quibus oratio instituiturInsania est enim non eloquentia de rebus ignotis et incompertis dicere Cum autem rerum cognitio ad dicendumnecessaria sit oportebit oratorem harum artium quae rerum scientiam continent non esse rudem Quid enim dereligione de natura rerum de iure denique de ulla vitae parte dicit is qui doctrina illa non instructus est quaeeas res continent raquo ibid 418-419301 Rhetorica vero est ars quae docet via mac rationem recte et ornate dicendi raquo ibid 419

161

Crsquoest agrave partir de cette deacutefinition et des consideacuterations qui la preacutecegravedent que nous

devons interroger le sens que Melanchthon entend precircter agrave la collaboration de la rheacutetorique et

de la dialectique dans son manuel de 1531 Dans presque toutes les versions de lrsquooeuvre

rheacutetorique meacutelanchthonienne la discussion touchant agrave la question de cette coopeacuteration fait

lrsquoobjet drsquoun chapitre agrave part Dans les Elementa encore ce chapitre (laquo Discrimen dialecticae et

rhetoricae raquo) srsquoinsegravere dans la dynamique de consideacuterations globalement encore introductives

directement apregraves lrsquoeacutetude des offices de lrsquoorateur Reprenant en partie lrsquoinventaire des officiis

oratoris des theacuteories oratoires classiques de Ciceacuteron ou Quintilien Melanchthon remarque

que les principales fonctions de lrsquoorateur peuvent ecirctre reacuteduites agrave la triade de lrsquoinventio de la

dispositio et de lrsquoelocutio Ainsi la meacutemoire ndash dont les puissances propres se rattachent

drsquoabord agrave des faculteacutes laquo a-techniques raquo ndash et lrsquoaction302 ndash laquo bien diffeacuterente de ce qursquoelle fut

chez les Anciens303 raquo ndash se trouvent-t-elles exclues du champ drsquoaction speacutecifique de la

discipline rheacutetorique Dans le parcours analytique de cette triade fonctionnelle finalement

retenue lrsquoart rheacutetorique est donc selon les mots mecircmes de notre auteur laquo entiegraverement

consumeacutee raquo304 De ces trois offices deux sont assigneacutes agrave la charge de lrsquoexploration et de la

theacutematisation du reacutefeacuterent du discours ndash du deacutegagement des ressources mateacuterielles de lrsquooratio

et de leur juste configuration ndash et lrsquoune au souci de lrsquoexpression et de lrsquo laquo enrobement raquo

discursifs eux-mecircmes

laquo Lrsquoinvention et la disposition donc circulent autour de la chose tandis que lrsquoeacutelocution semeut autour du mot305 raquo

Lrsquoinvention et la disposition seront par suite reacutefeacutereacutees agrave la sphegravere drsquoautoriteacute de la

dialectique Crsquoest donc autour de lrsquoopposition de ces deux eacutechelles fonctionnelles ndash eacutechelle de

lrsquoassignation agrave la chose et niveau discursif de lrsquoeacutelaboration du mot ndash que Melanchthon tentera

drsquoabord de comprendre le sens de la diffeacuterence et de la collaboration de la rheacutetorique et de la

dialectique Ce sens se voile drsquoabord sous la menace drsquoune indistinction

laquo Les liens qui unissent la dialectique et la rheacutetorique sont si eacutetroits qursquoon peut agrave peineeacutetablir une distinction entre ces deux disciplines306 raquo

302 Meacutemoire et action complegravetent ordinairement la somme des offices oratoires Voir par exemple QuintilienInstitution Oratoire op cit livre III chap III laquo Tout lart oratoire comme lenseignent la plupart des grandsmaicirctres consiste en cinq parties linvention la disposition leacutelocution la meacutemoire la prononciation ou lactioncar on dit lun et lautre raquo303 laquo Actio vero longe alia nunc est quam quails apud veteres suit raquo ibid 419304 laquo Et in his tribus partibus fere tota ars consumitur raquo Melanchthon Elementa op cit 419305 laquo Versantur igitur inventio et dispositio circa res elocutio vero circa verba raquo ibid 419306 laquo Tanta est dialectica et rhetoricae cognatio vix ut discrimen reprehendi possit raquo ibid 419

162

La difficulteacute drsquoun discrimen est la suite fatale de la reacuteattribution humaniste des parts

respectives des sciences au sein du trivium de lrsquoars disserendi Si la dialectique se voit confier

la charge du docere et si toute oratio est deacuteclareacutee ndash dans son efficience et sa fonctionnaliteacute ndash

reacuteductible agrave lrsquooffice didactique quelle part la science de lrsquoeacuteloquence peut-elle encore

preacutetendre recevoir en propre La solution meacutelanchthonienne agrave cette difficulteacute nrsquoest

finalement que tregraves briegravevement esquisseacutee dans le chapitre consacreacute speacutecifiquement agrave cette

question En veacuteriteacute et comme nous le verrons mieux par la suite crsquoest lrsquoensemble de la

theacuteorie rheacutetorique de Melanchthon qui prendra pour tacircche drsquoeacuteclairer de maniegravere souvent

transversale ce problegraveme inaugural La premiegravere eacutebauche de reacuteponse srsquoeacutenonce drsquoabord dans

une tentative de greffer lrsquoopposition mise en jeu sur lrsquoopposition initiale eacutevoqueacutee plus haut

entre lrsquoeacutechelle reacutefeacuterentielle et laquo eacutepisteacutemique raquo de la construction oratoire et son niveau

seulement discursif ou laquo verbal raquo la coordination de la dialectique et de la rheacutetorique

srsquoarticulera ainsi autour de la distinction entre les offices inventifs et dispositifs drsquoune part et

la charge eacutelocutive de lrsquoautre

laquo Certains affirment que lrsquoinvention et la disposition relegravevent tous deux de la dialectique quifournit les lieux de lrsquoinvention argumentative [hellip] Ils voient la diffeacuterence [entre les deuxdisciplines] en cela que la dialectique preacutesente nue pour ainsi dire la matiegravere oratoire tandisque la rheacutetorique avec leacutelocution y ajoute aussi le vecirctement Quelques-uns contestent cettedistinction mais pour ma part je ne la rejette pas parce quelle clarifie aupregraves des eacutetudiants laprincipale fonction de la rheacutetorique qui concerne donc surtout leacutelocution307 raquo

Si lrsquoadheacutesion de Melanchthon agrave cette ligne drsquointerpreacutetation nrsquoest pas franche

lrsquoeupheacutemisme de la non-reacutepudiation (laquo ego tamen non repudiohellipraquo) demeure reacuteveacutelateur de la

tentation de notre auteur de se ranger du cocircteacute de la tendance humaniste (lrsquoaxe Valla Agricola

Erasme) drsquoune laquo minoration raquo du rocircle eacutepisteacutemique de la rheacutetorique Cette reacutepartition des

tacircches coiumlncide formellement avec celle par laquelle Agricola deacutejagrave entendait rendre raison de

la coopeacuteration des deux derniegraveres disciplines du trivium De part et drsquoautre de la scansion

initiale du mot et de la chose se sont drsquoabord ordonneacutes les diffeacuterents termes qui composent le

tout de lrsquooffice oratoire drsquoun cocircteacute lrsquoinvention et la disposition comme construction du

discours dans son volet reacutefeacuterentiel et drsquoautre part lrsquoeacutelocution qui relegraveve pour sa part de

307 laquo Quidam enim inventionem ac dispositionem communem utrique arti putant esse ideo in dialecticis tradilocos inveniendorum argumentorum quibus rhetores etiam ut isolent Verum hoc interesse dicunt quoddialectica res nudas proponit Rhetorica vero addit elocutionem quasi vestitum Hoc discrimen etsi nonnulireprehendunt ego tamen non repudio quia et ad captum adolescentium facit et ostendit quid rhetorica maximeproprium habeathellip raquo ibid 419

163

lrsquoeacutechelle seulement expressive de lrsquoactiviteacute oratoire Sur la ligne de fracture creuseacutee par ces

premiers ajouts se greffent maintenant la distinction ndash meacutetaphorique ndash du corps et du

vecirctement et finalement lrsquoopposition de la dialectique et de la rheacutetorique elle-mecircme Crsquoest

donc de cette fonction drsquoabord ornementale et si lrsquoon ose dire laquo vestimentaire raquo que la

rheacutetorique semble devoir assumer la prise en charge La rheacutetorique ndash dans lrsquoordre de la

constitution de lrsquooratio ndash se deacutefinit par son attachement speacutecifique au souci de lrsquoexpression

approprieacutee de la discursiviteacute pertinente ou de la laquo verbaliteacute seconde raquo du discours En quel

sens doit-on comprendre cette assignation agrave lrsquoexpressiviteacute Dans quelle mesure rend-elle

pleinement raison de la signification du redeacutecoupage des arts du discours Melanchthon

poursuit

laquo Les anciens ont distingueacute [les deux disciplines] en attribuant agrave la rheacutetorique les matiegraveresjudiciaires et deacutelibeacuteratives alors que la dialectique se voyait confier le traitement de toutesles autres questions pour lesquelles les hommes deacutependent drsquoune meacutethode et drsquouneproceacutedure certaines drsquoenseignement Conformeacutement agrave cette distinction la finaliteacute propre dela dialectique est donc drsquoenseigner alors que la tacircche de la rheacutetorique est drsquoeacutemouvoir et deheurter les acircmes308 raquo

Notre ceacutesure initiale ndash du mot et de la chose rappelons-le ndash se voit encore compleacuteteacutee

ici du jeu nouveau de deux oppositions dont la correacutelation semble en premiegravere instance assez

ineacutevidente Crsquoest en effet drsquoabord deux ordres de quaestiones ndash et donc deux ordres de

matiegraveres discursives ndash qui fournissent le nouveau critegravere de la distinction de la rheacutetorique et de

la dialectique Aux questions speacutecifiquement rheacutetoriques du genre judiciaire (laquo forenses

materias raquo) et du genre deacutelibeacuteratif (laquo suasorias materias raquo) srsquooppose lrsquoindeacutetermination

universelle de toutes les questions qui peuvent ecirctre eacutelaboreacutees sur la base drsquoune methodo et

drsquoune ratio ndash que nous rendons ici exceptionnellement par laquo proceacutedure raquo pour eacuteviter la

redondance avec le terme preacuteceacutedent ndash certaines pour lrsquoenseignement Ce sont donc les

distinctions de deux types drsquoenseignements ou de doctrines ndash judiciaires deacutelibeacuteratives ou

geacuteneacuterales ndash qui configurent ici le sens de notre opposition

Mais cette premiegravere division est finalement renvoyeacutee ndash dans un glissement qui

srsquoeacutenonce pourtant sous lrsquoallure drsquoun lien de conseacutequence (laquo juxta hoc raquo) - agrave lrsquoopposition

plus geacuteneacuterale du movere et du docere Si la dialectique prend pour tacircche drsquoenseigner la

rheacutetorique elle srsquoattache drsquoabord agrave eacutemouvoir et agrave laquo heurter raquo (laquo impellere raquo) les esprits

308 laquo Veteres ita discernebant rhetoricae tribuebant forenses et suasorias materias dialecticae vero omnesquaestiones alias de quibus certa quadam methodo et ratione docendi sunt homines Iutxa hoc discrimenproprius dialecticae finis est docere rhetoricae autem permovere atque impellere animos raquo ibid 420

164

Comment peut-on donc justifier ce transfert de sens Les affaires deacutelibeacuteratives et judiciaires

srsquoeacutepuisent-elles donc toute entiegravere dans le seul enclos du movere Le droit et les affaires

civiles soumises agrave deacutelibeacuteration ne sont-ils pas eux aussi ndash et comme nous le preacutesupposions agrave

lrsquoinstant ndash construits et supporteacutes par la certitude drsquoune doctrine Si la rheacutetorique srsquoenquiert

du droit ou de la deacutelibeacuteration nrsquoest-elle donc pas pleinement aussi une discipline du docere

Il est impossible de lever pleinement au niveau actuel de notre parcours textuel ces quelques

difficulteacutes initiales Le traitement explicite de la question du rapport et des distinctions de la

rheacutetorique et de la dialectique se verra en un sens toujours exposeacute agrave la latence de ce

flottement et de cette indeacutecision Si en un sens ndash celui-lagrave mecircme que commande lrsquoopposition

inaugurale du mot et des choses reacutefleacutechit reacutepeacuteteacute et suggeacutereacute de nouveau par la meacutetaphore

posteacuterieure de la distinction du corps nu et du vecirctement ndash Melanchthon semble tenteacute par une

reacuteduction stricte de la rheacutetorique au movere agrave lrsquoornemental agrave lrsquoeacuteloquence ou agrave la fonction

drsquoexpressiviteacute discursive notre auteur rapproche simultaneacutement lrsquooffice rheacutetorique de la

charge traditionnelle du traitement ndash et donc aussi du traitement laquo doctrinal raquo - des trois

genres oratoires

sect7 La rheacutetorique science des doctrines oratoires ou science de lrsquoornement discursif

Tout le chapitre consacreacute agrave la question du discrimen est lourd de cette ambivalence

Mais cette ambivalence pegravese encore bien au-delagrave des limites de ce problegraveme de la

discrimination des tacircches Elle marque et configure en un sens lrsquoeacuteconomie mecircme de

lrsquoouvrage Quel principe en effet preacuteside-t-il agrave lrsquoopposition des premiers et deuxiegravemes livres

des diffeacuterentes versions des manuels meacutelanchthoniens si ce nrsquoest preacuteciseacutement cette eacutequivociteacute

sous laquelle la rheacutetorique se trouve drsquoabord comprise comme la science des doctrines

positives des diffeacuterents genres oratoires et ensuite comme la science de lrsquoelocutio et du

movere Ce nrsquoest en fait que dans la suite du texte ndash et dans le traitement positif des statuts et

des lieux propres agrave ces diffeacuterents genres rheacutetoriques ndash que le sens agrave confeacuterer agrave la collaboration

des deux arts oratoires se trouvera plus nettement eacuteclairci Crsquoest agrave ce niveau qursquoapparaicirctra en

creux la matrice structurelle sous laquelle srsquoordonne la signification native de la division de la

dialectique et de la rheacutetorique Mais le problegraveme ndash celui de lrsquoexistence et des limites drsquoune

porteacutee doctrinale ou didactique de la rheacutetorique ndash est deacutejagrave bien aperccedilu degraves le chapitre

introductif sur le discrimen Crsquoest en ce sens que Melanchthon remarque deacutejagrave que

165

laquo Comme les orateurs ne peuvent toutefois se dispenser drsquoune meacutethode drsquoenseignement etce particuliegraverement dans les affaires judiciaires leur activiteacute incorpore donc toujours aussi la

dialectique309 raquo

Les statuts du genre judiciaire ne peuvent ecirctre eux-mecircmes traiteacutes nous dira par la

suite encore notre auteur310 qursquoagrave condition que soient connus les regravegles analytiques selon

lesquelles le dialecticien entend conduire les proceacutedures des deacutefinitions des termes simples

qui constituent les lieux speacutecifiques de la science du droit En ce sens les orationes qui

relegravevent du traitement des questions affilieacutees aux trois genres oratoires supposent elles-

mecircmes dans leur composition la maicirctrise de la meacutethode dialectique Cette premiegravere approche

du problegraveme de la distinction des offices de nos deux disciplines ndash mais la tentative drsquoune

reacutesolution de ce problegraveme traverse rappelons le lrsquoensemble du manuel rheacutetorique de

Melanchthon ndash permet deacutejagrave de lever ou plutocirct drsquoexhiber drsquoembleacutee lrsquoimpertinence de la

preacutetendue difficulteacute poseacutee par la question de lrsquoinclusion de la rheacutetorique dans la dialectique

Si lrsquoon suit la logique des quelques citations que nous nous sommes proposeacutes de

commenter ici lrsquoinclusion de la rheacutetorique dans la dialectique est agrave la fois eacutevidente et

reacuteversible La rheacutetorique est incluse dans la dialectique en ce sens ougrave les principes et les

diffeacuterentes proceacutedures analytiques de celle-ci apparaissent comme les instruments neacutecessaires

de lrsquoorateur dans la construction des arguments qui se rattachent aux doctrines judiciaires

(notamment mais aussi en fait de tous les autres genres oratoires) Mais inversement et

symeacutetriquement la dialectique est elle-mecircme incluse dans la rheacutetorique en ce sens ougrave

lrsquoensemble des offices dont elle assume la prise en charge (inventio dispositio) sont en mecircme

temps inteacutegreacutes dans le domaine propre du troisiegraveme art oratoire - qui reacutesume non seulement

les premiers mais inclut aussi en outre lrsquooffice eacutelocutif Crsquoest en cela aussi que nous

pouvons dire que la deacutefinition meacutelanchhtonienne de la rheacutetorique demeure toujours et

notamment au niveau des consideacuterations preacuteliminaires qui sont celles de ce troisiegraveme chapitre

ambivalente et flottante La rheacutetorique en effet se laisse au moins comprendre selon la triple

acception suivante

a) La rheacutetorique est le tout de lrsquoart oratoire ndash la science de la construction des

discours publics et en ce sens sa clocircture est co-extensive agrave la porteacutee de la triade fonctionnelle

que nous avons rencontreacute plus haut inventio dispositio et elocutio La dialectique qui ne

309 laquo Sed quia ratione docendi rhetores non poterant carere praesertim in materiis forensibus ideo dialecticen etiam admiscuerunt suo operi raquo ibid 419310 laquo Nam finitivum statum quem in iudicialibus materiis recensent a dialecticis mutuo sumpserunt Is status estratio informandae methodi quam tradit Aristoteles in analutikois raquo ibid 419

166

prend en charge que les deux premiers offices de cette triade est donc rigoureusement incluse

dans lrsquoextension large de lrsquoart rheacutetorique ndash elle en est une partie propre ou un moment

constitutif

b) La rheacutetorique est la science des doctrines affilieacutees aux genres judiciaires

deacutelibeacuteratifs et deacutemonstratifs ndash doctrines du droit (du juste) du bien et du beau Comme

discipline de ces doctrines particuliegraveres la rheacutetorique est eacutevidemment soumise agrave la

deacutependance des principes de la dialectique crsquoest la dialectique comme science des principes

doctrinaux qui fournit la structure geacuteneacuterale et les eacuteleacutements de meacutethode neacutecessaires au

deacuteploiement inventif agrave lrsquoencadrement argumentatif et agrave la configuration formelle des

enseignements propres de la rheacutetorique

c) La rheacutetorique est la science du movere ndash lrsquoart de lrsquoeacuteloquence de lrsquoexpressiviteacute

discursive ou de lrsquoelocutio En ce sens la cloison qui la seacutepare de sa voisine dialectique est

rigoureusement eacutetanche et nos deux sciences se tiennent dans un rapport strict

drsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute Cette option pour laquelle Melanchthon donne lrsquoapparence de pencher agrave

lrsquooccasion de ces quelques consideacuterations introductives nous se reacutevegravelera toutefois dans la

suite ecirctre largement intenable

Nous verrons en quel sens lrsquoambiguiumlteacute profonde de la deacutelimitation de lrsquoart

rheacutetorique relegraveve moins chez Melanchthon drsquoune heacutesitation prudente drsquoune intention

syntheacutetique et laquo geacuteneacuteraliste raquo ou drsquoune confusion theacuteorique que drsquoune strateacutegie deacutelibeacutereacutee

drsquoindeacutetermination Quel que puisse ecirctre par ailleurs le sens que nous devons confeacuterer agrave cette

apparence de flottement nous tenterons de montrer encore qursquoagrave un niveau plus profond

drsquoanalyse la rheacutetorique ndash agrave la fois comme science de lrsquoelocutio et comme science des

doctrines des genres oratoires ndash se voit finalement toujours configureacutee et structureacutee de son

inteacuterieur par la matrice et lrsquoinfrastructure des schegravemes des lieux communs dialectiques

Inversement crsquoest vers le dehors drsquoun discours circonstanciel vers lrsquoaffectiviteacute drsquoun auditoire

impressionnable et vers la matiegravere drsquoune doctrine speacutecifique que ces lieux drsquoabord formels

drsquoabord analytiques et drsquoabord geacuteneacuteraux tendent toujours ndash et drsquoapregraves la tendance irreacutepressible

de leur dynamique propre ndash agrave srsquoeacutepancher et agrave se rendre concrets Crsquoest comme deacuteboucheacute et

issue ineacutevitables de la discipline dialectique que la rheacutetorique se trouve donc toujours

constitueacutee

sect8 Le problegraveme du genre didascalique

167

Ce premier excursus sur les terres introductives des Elementa nous a permis de

deacutegager lrsquoeacutequivociteacute structurelle qui secoue constamment la deacutefinition meacutelanchthonienne de

lrsquoart oratoire Crsquoest autour de lrsquoopposition des deux termes centraux de cette eacutequivociteacute ndash la

rheacutetorique comme science des doctrines des genres du juste du bien et du beau et la

rheacutetorique comme art de lrsquoelocutio ndash que nous recentrerons les analyses de la suite de notre

exposeacute Crsquoest agrave cette double eacutechelle en effet que se fera jour ce que nous qualifierons par la

suite sous le label geacuteneacuteral du scheacutematisme rheacutetorique des lieux communs dialectiques Mais

avant cela tentons drsquoeacutecarter encore une nouvelle difficulteacute celle que pose la speacutecificiteacute drsquoun

genre nouveau genre que Melanchthon invente agrave lrsquooccasion de la version de 1531 de sa

rheacutetorique le genre didascalique311 Lrsquoexposeacute de ce quatriegraveme genre ajouteacute aux trois genres

oratoires traditionnels srsquoinsegravere entre le chapitre sur le discrimen que nous venons de

commenter et les deacuteveloppements qui concernent les loci speacutecifiques des trois genres

traditionnels de la rheacutetorique Cette situation ndash post-introductive et toujours preacuteambulaire vis-

agrave-vis du traitement posteacuterieur des genres judiciaires deacutemonstratifs et deacutelibeacuteratifs ndash signale

drsquoavance la porteacutee fondationnelle et preacuteparatoire que le genre didascalique revecirct au sein de

lrsquoeacuteconomie de lrsquoart oratoire Au sujet de ce genre didascalique Melanchthon nous dit

laquo Je pense qursquoil faut ajouter [en plus des trois genres oratoires traditionnels] le genredidascalique quoiqursquoil appartienne plutocirct agrave la dialectique Ce genre est en effet indispensabledans le traitement des affaires et particuliegraverement de nos jours ougrave il est drsquoune utiliteacuteconsideacuterable pour la vie eccleacutesiastique312 raquo

Notre auteur poursuivra en remarquant que ce genre didascalique relegraveve moins de

lrsquo laquo eacuteloquence de la chaire raquo que de la maicirctrise ndash et donc de la maicirctrise dialectique ou

analytique ndash drsquoune doctrine agrave professer313 Ces premiegraveres eacutebauches encore tout agrave fait floues

sur la nature du genre nouveau appellent toutefois deacutejagrave un certain nombre de commentaires

importants La premiegravere remarque que nous pouvons faire au sujet de cette citation crsquoest que

le genre didascalique ainsi caracteacuteriseacute appartient et est inclus dans la dialectique ndash

Melanchthon nous dit laquo laquo quod etsi ad dialecticam pertinent raquo Le problegraveme de la

speacutecification du genre didascalique rejoint donc directement notre problegraveme preacuteceacutedent sur les

311 Sur le genre didascalique dans sa constitution meacutelanchthonienne initiale et dans ses deacuteboucheacutes danslrsquohumanisme franccedilais et dans lrsquohomileacutetique reacuteformeacutee on pourra se rapporter - comme nous lrsquoannoncions deacutejagrave agravelrsquooccasion de notre note 14 -agrave lrsquoouvrage drsquoOlivier Millet op cit p 137-151312 laquo Ego addendum censeo didaskalikon genus quod etsi ad dialecticam pertinent tamen ubi negociorumgenera recensentur non est praetermittendum praesertim cum hoc tempore vel maximam usum in Ecclesiishabeat raquo Melanchthon Elementa op cit 421313 laquohellip ubi non tantum suasoriae conciones habendae sunt sed multo saepius homines dialecticorum more dedogmatibus religionis docendi sunt ut ea perfecte cognoscere possint raquo ibid 421

168

modes drsquoarticulation de la rheacutetorique agrave la discipline de lrsquoargumentation En quel sens le genre

didascalique relegraveve-t-il drsquoabord du champ drsquoautoriteacute de la dialectique Notre auteur nous dira

par la suite

laquo Si quelqursquoun demande une explication deacutetailleacutee concernant les preacuteceptes de ce genre ildoit ecirctre renvoyeacute agrave la dialectique qui seule contient la meacutethode de la parfaite doctrine - parceque la dialectique est preacuteciseacutement lrsquoart de bien enseigner314 raquo

Ce qui srsquoeacutenonccedilait plus haut sous le mode de lrsquoinclusion se voit ici reconsideacutereacute ndash

conformeacutement drsquoailleurs agrave notre interpreacutetation preacuteceacutedente sur le sens des rapports entre

dialectique et rheacutetorique ndash sous la forme drsquoun renvoi aux principes Si le genre didascalique

appartient en propre au champ drsquoexercice de la discipline dialectique crsquoest drsquoabord parce

qursquoil puise dans celle-ci ses preacuteceptes de meacutethode et ses principes fondamentaux Mais de

quels principes parlons nous ici Melanchthon nous dit les principes que le genre

didascalique vient puiser agrave sa source dialectique ce sont les principes de la laquo meacutethode de la

parfaite doctrine raquo (laquo perfecte docendi rationem raquo) Crsquoest donc en tant qursquoart de

lrsquoenseignement et art de la constitution des doctrines que le genre didascalique se trouve

inclus subordonneacute et finalement aussi reconduit agrave lrsquoart de lrsquoargumentation Crsquoest comme

lrsquoeacutecho le reflet ou la garde rapprocheacutee de la dialectique que notre genus didaskalikon prend

place au sein de lrsquoart rheacutetorique Par lagrave encore ce genre nouveau pourra se voir caracteacuteriseacute

plus loin comme la methodus docendi315

Cette premiegravere preacutecision permet de nuancer drsquoembleacutee le caractegravere innovant que les

Elementa seraient censeacutes revecirctir vis-agrave-vis des versions anteacuterieures de la rheacutetorique

meacutelanchtonienne Sur la base de cette assignation du genre didascalique agrave la meacutethode de la

doctrine et finalement aussi agrave la dialectique elle-mecircme il est tout agrave fait possible de pointer

quant agrave la geacuteneacutealogie de ce genre didascalique des anteacuteceacutedents explicites dans les versions de

1519 et de 1521 Dans sa premiegravere rheacutetorique Melanchthon rangeait du cocircteacute du genre

deacutemonstratif les traitements oratoires des questions doctrinales et particuliegraverement des

controverses theacuteologiques Ainsi lrsquoexposition des preacuteceptes du genre deacutemonstratif occupait-

elle dans lrsquoeacuteconomie du premier manuel une place tout agrave fait preacutepondeacuterante Crsquoest drsquoabord agrave

la charge de la meacutethode drsquoune deacutefinition du thegraveme discursif et de lrsquoexplication drsquoune ideacutee que

le genre deacutemonstratif se voyait reconduit dans la version initiale de 1519316

314 laquo Di quis de hoc genere longiora praecepta desiderat is ad dialecticam redeat quae sola tradit perfectedocendi rationem Nam dialectica propre ars est recte docendi raquo ibid 424315 laquo Est autem didaskalikon genus methodus illa docendihellip raquo ibid 421316 Voir O Millet op cit p 139

169

Or la deacutefinition theacutematique ndash le deacuteveloppement des matiegraveres discursives agrave partir drsquoun

terme ou drsquoun faisceau de termes simples ndash relegraveve en propre comme nous lrsquoavons vu dans

notre chapitre preacuteceacutedent de lrsquooffice dialectique Crsquoest donc tregraves logiquement encore que les

Institutiones de 1521 laisseront apparaicirctre un genus dialecticum dont la situation dans la

dispositio de lrsquoouvrage preacutesente une homologie eacutevidente avec le genus didascaliskon de 1531

Le genus dialecticum a dans les Institutiones une fonction primordialement rectrice ou

reacutegulatrice il srsquoagit de garantir la rheacutetorique contre les deacuterives drsquoune eacuteloquence creuse et

drsquoun discours trop vite eacutemancipeacute de ses assises doctrinales317 Mais ici encore cette fonction

rectrice srsquoaffilie aussi directement agrave une opeacuterativiteacute plus inventive et creacuteatrice crsquoest en effet

toujours un unique et mecircme instrument qui garantit agrave la fois la rectitude discursive et

lrsquoinspiration oratoire Cet instrument crsquoest eacutevidemment la proceacutedure deacutefinitionnelle ndash deacutefinie

dans lrsquoart dialectique ndash comme deacuteveloppement controcircleacute drsquoune theacutematique discursive Du

genre dialectique des Institutiones ndash contemporain et crsquoest lagrave eacutevidemment agrave notre avantage

des Loci communes - au genre didascalique des Elementa la filiation est donc parfaitement

eacutevidente Au point qursquoil ne serait sans doute pas intenable drsquoaffirmer que lrsquoinnovation du traiteacute

de 1531 au-delagrave des deacuteveloppements theacutematiques de deacutetail nrsquoest peut-ecirctre au fond que

terminologique

sect9 Le genre didascalique entre dogmatique et homileacutetique

Ces quelques remarques initiales nous permettent encore drsquoeacuteclaircir drsquoavance le sens

de cette intimiteacute originaire que le genre didascalique semble tisser avec les laquo matiegraveres

eccleacutesiastiques raquo et les controverses theacuteologiques Remarquons que si les commentateurs se

sont souvent engouffreacutes dans la bregraveche ouverte par lrsquoeacutevidence de cette intimiteacute318 un flou tout

agrave fait consideacuterable subsiste toujours agrave propos du sens plus preacutecis qursquoil convient de lui

confeacuterer Ce flou trouve son acte de naissance dans le soin rigoureux et strateacutegique que

Melanchthon porte agrave eacuteviter toute mention explicite du lexique classique de la theacuteologie Ainsi

crsquoest sous le titre volontairement ambigu de laquo controverses eccleacutesiastiques319 raquo ou de

laquo disputes religieuses raquo que se laisse eacutenoncer ce que la tradition de la science universitaire de

lrsquoeacutepoque deacutesigne drsquoabord sous le nom de laquo disputes theacuteologiques raquo Mais lrsquoindeacutetermination et

317 O Millet ibid p 139318 Crsquoest le cas drsquoO Millet dans une certaine mesure (voir p 130 et suiv) mais surtout des commentateurs plus geacuteneacuteralistes comme P Mack et A Moss319 Melanchthon parlera ainsi constamment drsquo laquo ecclesiasticis concionibus raquo (CR XII 452) de laquo religionum controversias raquo (CR XIII 417)

170

lrsquoambiguiumlteacute de lrsquoextension du champ seacutemantique de cette sphegravere laquo eccleacutesiastique raquo soulegravevent

eacutevidemment des questions de taille touchant agrave la signification preacutecise de ce genre didactique

Celui-ci peut-il ecirctre restreint au traitement des questions theacuteologiques de lrsquoEcole Ce genre

didascalique ou laquo dialectique raquo constitue-t-il e site natif et la meacutethode geacuteneacuterative de la

theacuteologie elle-mecircme La vocation laquo eccleacutesiastique raquo du genre didascalique concerne-t-elle

au contraire drsquoabord la seule activiteacute pastorale et preacutedicative ndash la methodus docendi renvoie-t-

elle donc seulement agrave lrsquoart homileacutetique En bref srsquoagit-il seulement avec ce genre

didascalique de fournir aux preacutedicateurs lrsquoinstrument de la transmission oratoire et

preacutedicative de la doctrine ou lrsquoopeacuterativiteacute du genre srsquoeacutetend-elle jusqursquoagrave fournir aussi le

terreau et la source laquo theacuteoreacutetique raquo de la constitution mecircme de cette doctrine

Une litteacuterature secondaire fournie srsquoest attacheacutee agrave montrer en quoi la constitution de

ce genre didascalique reacutepondait en 1531 aux impeacuteratifs et aux urgences drsquoune eacutepoque il

srsquoagit drsquoabord de fournir aux preacutedicateurs lutheacuteriens les armes de la transmission de la Parole

et du combat contre laquo Rome raquo320 La difficulteacute agrave laquelle fait face le commentateur qui se

confronte au problegraveme du sens contextuel preacutecis de ce terme drsquo laquo ecclesiasticus raquo renvoie agrave

lrsquointention mecircme de Melanchthon de faire eacuteclater le cadre de lrsquoopposition de la dispute

doctrinale et de la preacutedication eccleacutesiale Et par delagrave lrsquoinvaliditeacute de cette opposition crsquoest

encore lrsquoimpossibiliteacute de la scansion de lrsquoEcole et de lrsquoEglise qui srsquoavoue dans le geste de

cette apparente indeacutetermination lexicale321 Toutefois lrsquoimpossibiliteacute drsquoune scansion

nrsquoenveloppe pas la neacutecessaire absence drsquoun ordre de fondation Lrsquointeacuterecirct strateacutegique et

circonstanciel pour lrsquohomileacutetique ndash drsquoailleurs remarquable deacutejagrave dans notre citation preacuteceacutedente

agrave la seule mention laquo des temps preacutesents raquo322 ndash ne peut masquer lrsquoeacutevidence de la preacutegnance

eacutepisteacutemique qui se fait jour au sein de lrsquooffice propre du genus didaskalikon Car il srsquoagit bien

ici drsquoabord de se preacutevaloir drsquoune meacutethode pour la connaissance et lrsquoeacutevaluation de la doctrine

plus ndash mais en reacutealiteacute ces deux moments sont toujours correacutelatifs ndash que pour sa seule

transmission communautaire

Ce sont les proceacutedures de la deacutefinition des termes simples et complexes le

regraveglement des controverses et plus geacuteneacuteralement les conditions de la construction doctrinale

que le genre didascalique prend en charge et non drsquoabord les techniques pour eacutemouvoir et

persuader un auditoire En ce sens crsquoest comme le site inchoatif de la theacuteologie elle-mecircme ndash

opeacuterateur de la constitution de la doctrina sacra ndash plus encore que comme le fonds de reacuteserve320 Voir toujours agrave ce sujet lrsquoeacutetude drsquoO Millet et les reacutefeacuterences citeacutees en note au bas de la page 137321 Sur les questions du rapport de lrsquoEcole et de lrsquoEglise dans la perspective de lrsquoaccusation lutheacuterienne de la laquo scolastique raquo voir laquo Histoire et critique de la scolastique raquo in P Buumlttgen op cit (p 131 et suivantes notamment)322 laquo hoc tempore raquo voir note 40

171

drsquoune science de la preacutedication que notre genre laquo dialectique raquo doit ecirctre consideacutereacute Crsquoest de

la genegravese mecircme de la doctrine sacreacutee que le premier genre oratoire rend raison Et crsquoest en ce

sens que Melanchthon pourra encore affirmer

laquo Une grande utiliteacute et une grande efficaciteacute srsquoattachent agrave ce genre oratoire Les gens de lareligion de la loi ou de toutes sortes drsquoautres fonctions didactiques doivent en ecirctre instruitscar sans le moyen de cette meacutethode les matiegraveres ne peuvent ecirctre deacutecouvertes323 raquo

La fonction originairement eacutepisteacutemique du genre didascalique appert ici avec une

nouvelle clarteacute Ce nrsquoest pas en effet de transmission ndash de fonction de relais ou drsquoexposition

drsquoune doctrine deacutejagrave constitueacute ndash mais de deacutecouverte initiale et de premiegravere constitution

(laquo patefieri raquo) des matiegraveres discursives (laquo res raquo) ou des enseignements (laquo docendi raquo) qursquoil

srsquoagit ici Crsquoest en ce sens ndash et aussi anachronique que cela puisse paraicirctre en premiegravere

apparence ndash que nous devons affirmer que la tacircche propre du genre didascalique est drsquoabord

de fournir la meacutethode geacuteneacuterale des deacutecouvertes scientifiques En ce sens encore et malgreacute les

glissements interpreacutetatifs par lesquelles deacuterivent souvent tacitement les commentaires

classiques de ce genus ce nrsquoest pas exclusivement ndash et en un sens pas mecircme essentiellement ndash

des controverses religieuses ou des impeacuteratifs eccleacutesiastiques que se charge de juger ou

drsquoassumer le genre didascalique Nrsquoimporte quelle office didactique ndash et comme notre citation

le prouve deacutejagrave suffisamment ndash relegraveve dans sa meacutethode et dans ses principes de lrsquoautoriteacute

dialectique Crsquoest comme genre eacutepisteacutemologique comme lieu et source natifs de la

constitution des doctrines que notre genre didascalique doit donc se voir interpreacuteteacute tout

drsquoabord Nous pouvons donc reacuteduire sous les hypothegraveses suivantes la question touchant au

sens du rapport preacutecis que le genre didascalique entretient avec lrsquoactiviteacute didactique de la

laquo vie eccleacutesiastique raquo

a) Le genre didascalique est le genre de la meacutethode didactique de lrsquoart oratoire et

par lagrave tisse un lien intime avec lrsquoensemble des matiegraveres discursives qui peuvent faire lrsquoobjet

drsquoun enseignement eacutelaboreacute ndash et non seulement avec les matiegraveres qui relegravevent de la laquo vie

eccleacutesiastique raquo Crsquoest donc comme genre fondationnel et preacuteparatoire de la construction des

orationes ndash genre preacute-rheacutetorique mais aussi archi-rheacutetorique ndash que le genus didaskalikon

trouve sa place au sein drsquoun manuel speacutecifiquement destineacute aux apprentis orateurs Crsquoest en ce

sens encore ndash comme matrice de la methodus docendi - que le genre didascalique tire ses

323 laquo Maxima autem vis maxima utilitas est huius generis Saepe enim homines de religione de iure de omni offici docendi sunt ubi sine hac ratione patefieri res non queunt raquo ibid 424

172

preacuteceptes fondamentaux et ses lineacuteaments meacutethodologiques de la dialectique elle-

mecircme crsquoest des proceacutedures deacutefinitionnels des schegravemes argumentatifs et donc encore des

lieux communs de lrsquoinvention que se nourrit lrsquoopeacuterativiteacute de la meacutethode rheacutetorique de

lrsquoenseignement

b) Crsquoest donc drsquoabord comme meacutethode de la science de la doctrine de lrsquoEglise ndash

meacutethode de la theacuteologie ou de la doctrina sacra elle-mecircme ndash que le genre didascalique

inteacuteresse les preacutedicateurs ndash et non pour une fonction speacutecifiquement ou primordialement

homileacutetique Crsquoest en effet bien plus du deuxiegraveme livre de la rheacutetorique ndash consacreacute agrave

lrsquoelocutio ndash que des deacuteveloppements theacutematiques associeacutes agrave la preacutesentation de ce genre

oratoire que le preacutedicateur tirera par la suite les instruments effectifs de la persuasion drsquoune

communauteacute (les instruments du movere) Et si le genre didascalique inteacuteresse tout de mecircme

lrsquohomileacutetique crsquoest seulement parce que lrsquoassise de toute preacutedication srsquoenracine elle-mecircme

dans lrsquoenseignement brut doctrinal ndash dialectique analytique laquo disseacutecatoire raquo - de la theacuteologie

de lrsquoEvangile le preacutedicateur lutheacuterien est drsquoabord un docteur Crsquoest parce que les lieux

eacutevangeacuteliques renferment deacutejagrave dans leur clocircture propre et du fond mecircme de leur analyticiteacute

une lourde charge drsquoaffectiviteacute que le preacutedicateur se doit drsquoecirctre drsquoabord un theacuteologien

c) Si crsquoest agrave partir drsquoexemples essentiellement emprunteacutes au domaine de la theacuteologie

et agrave ses lieux (fides poenitentia etc) que Melanchthon entend illustrer lrsquoefficience propre du

genre didascalique crsquoest drsquoabord que la theacuteologie elle-mecircme assume une fonction

drsquoexemplariteacute vis-agrave-vis de toutes les disciplines de lrsquoeacutedifice des sciences Elle met en jeu le

modegravele drsquoune oratio parfaite et expose par lagrave aussi lrsquoinfrastructure de tous les logoi valides

En ce sens le recours aux reacutefeacuterences issues du monde religieux et eccleacutesiastique nrsquoest pas

speacutecifique au traitement consacreacute au genre didascalique de tels emprunts traversent aussi les

deacuteveloppements touchant au genre judiciaire au genre deacutemonstratif ndash et finalement encore agrave

la theacuteorie finale de lrsquoelocutio elle-mecircme

sect10 La reacutesurgence rheacutetorique de la cateacutegorie de la quaestio

Il nous faut donc nous en tenir agrave cette interpreacutetation rigoureuse le genre

didascalique est le genre natif du deacuteveloppement des doctrines des arts et des sciences Les

conditions de ce deacuteveloppement puisent leurs ressources propres dans la meacutethode emprunteacutee agrave

la science dialectique et notamment dans ses proceacutedures deacutefinitionnelles Par lagrave si la

meacutethode du genus didaskalikon se confond de fait avec la meacutethode de la theacuteologie elle-

173

mecircme cette laquo confusion raquo ou assimilation doit moins srsquointerpreacuteter dans le sens drsquoun

rabattement de la rheacutetorique sur des inteacuterecircts theacuteologiques que dans le sens inverse drsquoune

reconduction de la theacuteologie agrave sa matrice dialectique Ce que nous dit ici Melanchthon ndash mais

crsquoest lagrave encore une deacuteclaration largement implicite ndash crsquoest finalement que la theacuteologie elle-

mecircme nrsquoest rien drsquoautre que la science des deacutefinitions de certains termes simples de lrsquoEcriture

Sacreacutee La theacuteologie de Wittenberg est une analytique de lrsquoEvangile et ce sont les lieux

communs de la doctrine qui constituent les thegravemes et matiegraveres de cette analyse Crsquoest ainsi

que la theacuteorie dialectique de lrsquoencadrement et du deacuteveloppement questionnant des termes

simples et des termes composeacutes ndash que nous avions rencontreacutes agrave lrsquooccasion de notre eacutetude

preacuteceacutedente ndash se voit ici illustreacutee agrave partir de lrsquoexemple des lieux qui constituent les monades de

la somme theacuteologique des Loci communes de 1521 Le deacuteveloppement de la matiegravere

discursive affilieacutee agrave un terme simple doit ecirctre baliseacute par les questions suivantes

laquo Les lieux des questions simples sont Qursquoest ce que crsquoest Quelles sont les parties et les espegraveces Quelle est la cause

Quel est lrsquoeffet Qursquoest ce qui est correacuteleacute et qursquoest ce qui est contraire 324 raquo

La polyseacutemie du terme laquo question raquo ndash ou plutocirct le contresens induit par la traduction

trop hacirctive du terme latin quaestio par son parent phoneacutetique franccedilais ndash peut induire ici une

seacuterie drsquoerreurs drsquointerpreacutetations ou de difficulteacutes qui font manquer le sens originaire de la

theacuteorie meacutelanchthonienne des lieux du genre didascalique Les laquo simplices quaestiones raquo dont

nous parle le reacuteformateur ici ne doivent pas ndash surtout pas ndash ecirctre confondues avec les

questions (Quid sit Quae causae etc) dont lrsquoinventaire est fait juste apregraves La quaestio dont

il est fait mention dans cet extrait renvoie bien eacutevidemment agrave la cateacutegorie traditionnelle de la

science rheacutetorique des orateurs latins ndash cateacutegorie qui se veut ecirctre la transposition exacte des

προβλήματα des Analytiques drsquoAristote La question simple crsquoest le terme simple dans lequel

se reacutesume la matiegravere drsquoun discours En ce sens le terme de quaestio peut ecirctre vu sous une vue

scheacutematique comme eacutetant globalement synonyme de la materia du thema ou du subiectum

de lrsquoactiviteacute oratoire

324 laquo Loci simplicis quaestionis sunt Quid sitQuae sint partes vel speciesQuae causaeQui effectusQuae cognata et pugnantia raquo ibid 424

174

Evidemment la racine questionnante ndash et donc lrsquoaccent ou la connotation

probleacutematique ndash reacutesonne encore nettement sous le terme premier de laquo quaestio raquo Mais cette

reacutesonance participe preacuteciseacutement drsquoun glissement de sens ndash que nous caracteacuterisions dans notre

eacutetude preacuteceacutedente et que nous avions deacutejagrave rencontreacute en amont dans la theacuteorie dialectique

drsquoAgricola ndash par lequel le subiectum de lrsquoeacutepisteacutemologie meacutedieacutevale le domaine ou la clocircture

propre drsquoune science ou drsquoun art se trouve reconduit agrave lrsquouniteacute initiale drsquoun problegraveme A une

division scolastico-aristotelicienne des sciences et des arts qui suit la logique propre de

lrsquoassignation des subiecta cest-agrave-dire des reacutegions de lrsquoEtant la reacuteforme humaniste et par la

suite lutheacuterienne redeacutefinit les clocirctures propres des disciplines du savoir agrave partir des cateacutegories

de la causa (question nourriciegravere et thegravese centrale drsquoune controverse) et de la quaestio Lrsquouniteacute

drsquoune science crsquoest lrsquouniteacute drsquoune cause et drsquoune question Dit autrement et par une

transposition conceptuelle risqueacutee mais opeacuterante lrsquouniteacute de la science est lrsquouniteacute drsquoun faisceau

de problegravemes La science meacutelanchthonienne exhibe reacutesolument cette compliciteacute native de

lrsquouniteacute theacutematique du domaine drsquoobjectiviteacute des artes de sa racine questionnante et de leur

commune genegravese oratoire On ne comprend pas la logique propre de la rheacutetorique humaniste

et wittenbergeoise ndash et encore moins son incidence sur le sens de la nouvelle theacuteologie ndash si

lrsquoon eacutevacue lrsquoeacutetude de sa porteacutee eacutepisteacutemologique

En ce sens la forme ou la structure probleacutematique de la quaestio affleure plus

nettement quand la matiegravere du discours revecirct la figure drsquoune alternative explicite le chreacutetien

peut-il srsquoauto-justifier 325 Mais en reacutealiteacute le terme simple ndash et crsquoest lagrave lrsquoune des innovations

les plus fortes bien qursquoaussi des plus discregravetes de la rheacutetorique meacutelanchthonienne ndash renferme

en lui-mecircme un fonds et une reacuteserve latente de probleacutematiciteacute Cette reacuteserve de probleacutematiciteacute

est mise agrave nue lorsque les lieux dialectiques conduisent lrsquoanalyse du terme atomique vers son

reacuteseau drsquoantithegraveses par lrsquoapplication de la laquo fonction contraire raquo (laquo Que pugnantia raquo) Crsquoest

en lui-mecircme et dans la clocircture de sa deacutefinition que le terme simple inclut des modes de

renvois agrave ses contraires ou agrave ses antithegraveses Les termes simples drsquoune doctrine sont donc

toujours par soi des termes eacuteminemment poleacutemiques polaires exclusifs et neacutegateurs ils

deacutefinissent leurs inimiteacutes excluent leurs contraires et meacutenagent leurs marges au point exact ougrave

ils deacuteveloppent un reacuteseau de satellites notionnels et theacutematiques

En bref crsquoest en lui-mecircme ndash et sous la seule reacuteserve de connaicirctre la meacutethode de son

deacuteveloppement analytique ndash que le lieu exhibe une seacuterie de polariteacutes et

drsquooppositions structurantes crsquoest en elle-mecircme que la foi chasse la foi simuleacutee la

325 Voir notre traitement de cette question complexe preacutesenteacutee agrave lrsquooccasion du chapitre des Elementa sur le genredidascalique (CR XIII 428) dans notre eacutetude preacuteceacutedente

175

deacutesespeacuterance et le peacutecheacute326 Et crsquoest pour cette raison que le lieu est bien toujours une

quaestio lrsquoouverture preacutealable dans les bornes de son inteacuterioriteacute drsquoun horizon

probleacutematique drsquoassociations ndash une monade qui sans porte ni fenecirctre dans la clocircture de son

extension lexicale reacutesume et integravegre toute la richesse des controverses des disputes et des

poleacutemiques virtuelles qui animent le deacuteveloppement drsquoune oratio theacuteologique possible ndash la

somme lrsquoabreacutegeacute le pli le point de contraction de la doctrine eacutevangeacutelique Si le lieu est donc

par soi atopique il est toujours en mecircme temps le fond souverain et le geacuteneacuterateur nourricier

drsquoune topologie ouverte et cette topologie crsquoest la doctrine elle-mecircme comme lrsquoespace

primitif de lrsquoordonnancement et de lrsquoarbitrage des problegravemes des alternatives et des

controverses de toutes les disputationes offertes au champ discursif

sect11 Le problegraveme de lrsquouniteacute du concept de locus

Nous en eacutetions resteacutes agrave la fin de notre chapitre preacuteceacutedent sur une certaine aporie de

la theacuteorie topologique de Philippe Melanchthon Nous avions notamment eu agrave remarquer que

le parcours analytique de la dialectique du Compendiaria de 1520 se bouclait en dernier

recours sur une conception encore tregraves fragmentaire et en un sens tregraves eacutequivoque du lieu

commun de lrsquoargumentation Le terme mecircme de locus y eacutetait employeacute au sens preacutegnant pour

deacutesigner les schegravemes des proceacutedures deacutefinitionnelles et argumenatives de lrsquoactiviteacute discursive

ndash et selon cette premiegravere acception le lieu de la dialectique se laissait drsquoabord deacutesigner sous

le titre de locus finitionis Mais au-delagrave de cette signification nodale le lieu argumentatif

srsquoentendait encore de la sentence marquante de la citation litteacuteraire des premiers principes et

propositions axiomatiques des sciences particuliegraveres et enfin des chapitres ou rubriques

theacutematiques sous lesquelles ces diffeacuterents types drsquoeacutenonceacutes srsquoordonnent dans une doctrine

quelconque Lrsquoopposition de ces diffeacuterentes acceptions du lieu ndash acception proceacutedurale et

analytique acception theacutematique acception laquo citationnelle raquo - ne semblait dans lrsquoeacuteconomie

du manuel de 1520 jamais reacuteduite agrave la matricialiteacute drsquoune signification commune

A peine pouvait-on deviner derriegravere lrsquoapparence de cette polyseacutemie les premiegraveres

esquisses drsquoune reacutearticulation de lrsquoopposition native agrave lrsquoordre plus fondamental de la

distinction du lieu dialectique et du lieu rheacutetorique Mais cette premiegravere preacutecision ne va pas

sans soulever de nouvelles difficulteacutes Si la filiation ou la parenteacute qui rapproche la deuxiegraveme

et la troisiegraveme significations de notre scheacutema seacutemantique initial peut srsquoapercevoir sans peine ndash

326 A lrsquooccasion de son traitement du lieu laquo fides raquo Melanchthon dans ses Elementa (427) reacutesumera ainsi lesantithegraveses de la foi laquo Pugnantia Simulatio fidei Desperatio Pavor Impius raquo

176

les chapitres eacutetant eacutevidemment drsquoabord les diffeacuterentes rubriques theacutematiques sous laquelle se

partitionnent le rassemblement des sentences ndash il nrsquoen va pas de mecircme pour lrsquouniteacute qui

pourrait rassembler les deux termes restants Comment donc peut-on parler indiffeacuteremment de

locus agrave la fois comme des schegravemes analytiques et comme des capita ou des theacutematiques des

doctrines particuliegraveres sans risquer la simple eacutequivociteacute Quelle communauteacute peut-il donc

exister entre drsquoune part les cateacutegories formelles du tout de la partie de lrsquoespegravece du genre ou

de la cause et drsquoautre part les thegravemes positifs et oratoires de la loi de la vertu de la maladie

ou de la citeacute ndash quelle communauteacute ou quelle analogie qui puisse justifier lrsquousage drsquoun mot

unique pour deacutesigner des opeacuterateurs eacutepisteacutemiques aux fonctionnaliteacutes et aux eacutechelles

drsquoapplication si reacutesolument heacuteteacuterogegravenes Comment un auteur comme Melanchthon si

soucieux de revendiquer par ailleurs la neutralisation et lrsquoeacutevacuation de la polyseacutemie dans la

langue - ideacuteal reacutegulateur nodal et impeacuteratif inconditionnel de meacutethode ndash peut-il laisser

circuler en mecircme temps dans ses manuels un terme manifestement aussi polyseacutemique que

celui de laquo lieu commun raquo Enfin ndash et crsquoest lagrave en un sens le paroxysme du mystegravere de cet

usage ndash quel sens doit-on encore precircter agrave cette communauteacute du laquo lieu commun raquo lorsque le

terme est employeacute pour qualifier une matiegravere ndash le chapitre doctrinal ndash qui eacutenonce et construit

en elle-mecircme preacuteciseacutement rien drsquoautre que lrsquoextrecircme speacutecificiteacute et lrsquoextrecircme particulariteacute du

discours Qursquoy a-t-il de moins commun que le thegraveme particulier drsquoune science speacutecifique

Il ne serait pas inutile drsquoeacutetablir un inventaire des principales lignes de divergences

structurelles selon lesquelles srsquoopposent la conception analytique et la conception theacutematique

du lieu La premiegravere distinguerait les deux significations selon lrsquoaxe de la dissociation du

formel et du mateacuteriel ndash le lieu comme structure pure et le lieu comme reacuteserve de laquo positiviteacute raquo

drsquoun discours La seconde marquerait la disjonction drsquoune conception laquo active raquo et

proceacutedurale ndash le lieu comme opeacuteration et scheacutematisme drsquoune analytique ndash et drsquoune conception

laquo passive raquo et theacutematique ndash le lieu comme ce qui subit ou ce qui surgit de cette opeacuteration Une

troisiegraveme distinguerait encore nos deux acceptions initiales selon lrsquoaxe de lrsquoopposition du

moyen et de la fin ndash le lieu dialectique comme instrument de la constitution de la doctrine et

le lieu comme la fin ou la chose-mecircme de cette doctrine Une derniegravere eacutevidemment pourrait

encore distinguer les deux sens selon leur niveau de geacuteneacuteraliteacute ndash le lieu comme cateacutegorie

universelle de lrsquoeacutetant et le lieu comme sous-genre de la nature ou de la culture Par lagrave nos

questions inaugurales ne se posent encore qursquoavec une plus grande urgence pourquoi donc

Melanchthon a-t-il cru bon de faire usage drsquoun terme unique pour qualifier deux laquo structures

topiques raquo si manifestement distinctes

177

sect12 Lieu commun et critique de la meacutethode de lrsquoaccumulation des sentences

Crsquoest preacuteciseacutement la reacutesolution de ce problegraveme qui nous permettra drsquoentendre en un

sens deacutefinitif le mode drsquoarticulation exact selon lequel notre auteur entend ordonner la

coopeacuteration de la dialectique et de la rheacutetorique Si la dialectique avait placeacute ndash en la figure du

genus didaskalikon ndash son cheval de Troie dans lrsquoeacutedifice rheacutetorique nous verrons que

lrsquoefficience oratoire de la discipline argumentative ne srsquoarrecircte pas agrave ce seul genre de la

methodus docendi En reacutealiteacute crsquoest lrsquoensemble des proceacutedures de lrsquoinventiviteacute oratoire ndash y

compris dans le versant speacutecifique de son expressiviteacute - qui trouve sa charpente nourriciegravere

dans le scheacutematisme dialectique des loci finitionum Nous savons qursquoentre le Compendiaria

de 1520 et les Elementa de 1531 Melanchthon renoncera deacutefinitivement agrave la repreacutesentation

laquo cumulative raquo peacutedagogique et mneacutesique des lieux communs ndash repreacutesentation heacuteriteacutee drsquoabord

drsquoErasme327 et qui assimilait lrsquoorganisation topique du savoir agrave la constitution drsquoun recueil de

sentences Si les motivations profondes et les raisons structurelles de ce renoncement trouvent

deacutejagrave sans doute leurs racines premiegraveres dans la theacuteorie inaugurale de la dialectique

meacutelanchthonienne ce nrsquoest qursquoen 1531 dans le chapitre preacuteciseacutement consacreacute agrave la question

des loci communes que cette critique srsquoexprimera avec une pleine expressiviteacute

laquo Certains croient qursquoils sont en possession des lieux communs quand ils ont amonceleacute dessentences sur des choses diverses qursquoils ont extraites ici ou lagrave des poegravetes et des orateurs Etparce qursquoils jugent que cet amoncellement de propos remarquables est le doctrine mecircme danssa totaliteacute et perfection ils nrsquoont pas drsquoautres desseins en lisant les auteurs que de reacutecoltercertains propos comme si crsquoeacutetait des fleurs agrave butiner Pendant ce temps ils nrsquoapprennentparfaitement aucun art ils ne comprennent nul eacutecrit dans son inteacutegraliteacute ils ne considegraverentaucun discours dans sa totaliteacute Ce genre deacutetudes a peu drsquoutiliteacute et il est drsquoautant plusdangereux drsquoen faire lrsquousage que les imbeacuteciles se persuadent qursquoils accegravedent par lagrave agrave la

connaissance de la vraie doctrine et rien nest plus pernicieux que cela328 raquo

Si cette deacuteclaration reacuteduit la polyseacutemie initiale du laquo locus raquo en eacutecartant lrsquoun des trois

termes du scheacutema seacutemantique du Compendiaria (la topique comme accumulation de

327 Sur cette repreacutesentation eacuterasmienne des lieux et une eacutetude du De Copia voir drsquoabord lrsquoouvrage drsquoAnn Moss(op cit) qui peut ecirctre vu en un sens et dans sa premiegravere partie comme la tentative drsquoune restitution de la teneurtheacuteorique et de la genegravese de la topique peacutedagogique eacuterasmienne Sur lrsquoaspect plus exeacutegeacutetique de la question onpourra encore se reacutefeacuterer agrave lrsquoouvrage de Manfred Hoffmann Rhetoric and theology the hermeneutic of ErasmusToronto Toronto Press 1994328 laquo Quidam putant se locos communes tenere cum de variis rebus coacervatas sententias habent quas passi expoetis et oratoribus excerpserunt Et quia iudicant hanc coacervationem insignium dictorum perfectam essedoctrinam nihil habent consilii in legendis autoribus nisi ut inde tanquam flores dicta quaedam decerpantInterim nullam artem perfecte discunt nullum scriptum totum intelligunt nusquam totum orationis genusconsiderant Hoc sudium exiguam habet utilitatem et hoc nomine plurimum nocet quia in stultis doctrinaeperuasionem parit qua nihil est perniciosius raquo ibid 452

178

sentences) elle ne suspend toutefois pas pour autant la difficulteacute principielle que nous avons agrave

affronter ici Le nerf de la polyseacutemie nous lrsquoavons vu srsquoenlace drsquoabord dans lrsquoopposition du

locus comme capuut et du locus comme opeacuterateur deacutefinitionnel ndash lieu rheacutetorique et lieu

dialectique Or cette difficulteacute nrsquoest pas leveacutee ici A lrsquoinverse elle se voit bien plutocirct

radicaliseacutee par le geste de cette critique crsquoest en elle en effet que le seacuterieux et lrsquointeacuterecirct que

Melanchthon porte agrave une deacutefinition rigoureuse de la meacutethode des lieux transparaicirct avec la plus

grande netteteacute Jusqursquoau manuel de 1520 une interpreacutetation minimaliste du laquo locus raquo

meacutelanchthonien ndash interpreacutetation selon laquelle le terme mecircme de laquo lieu raquo nrsquoaurait au fond

qursquoun usage indeacutetermineacute et plastique - resterait globalement tenable

Mais si notre reacuteformateur exhibe ici de maniegravere si patente son attachement au terme

et son ambition drsquoeacutetablir par delagrave ou avec son usage une veacuteritable meacutethodologie topique

cest-agrave-dire aussi un veacuteritable programme eacutepisteacutemologique ndash quelle justification peut-on bien

donner agrave cette eacutequivociteacute si patente que nous venons de mettre au jour Comment une

meacutethodologie topique qui prend lrsquoallure drsquoun programme geacuteneacuteral de refondation des sciences

peut-il srsquoaccommoder drsquoune pareille ambiguiumlteacute dans lrsquoemploi drsquoun terme agrave laquelle une

fonction si capitale est preacuteciseacutement assigneacutee Reprenons donc le fil de notre problegraveme et

tentons drsquoabord de comprendre pleinement le sens de la critique que Melanchthon adresse ici

agrave la conception eacuterasmienne des lieux Ce agrave quoi la meacutethode de laquo lrsquoamoncellement des

sentences raquo (laquo coacervatas sententias raquo) se trouve opposeacutee crsquoest nous le voyons la

connaissance de la laquo doctrine mecircme dans sa totaliteacute et perfection raquo La logique cumulative du

butinage des adages est impropre agrave garantir lrsquoaccegraves aux doctrines qui constituent la veacuteriteacute et la

richesse des matiegraveres qui composent le systegraveme des sciences et des arts Cette improprieacuteteacute

structurelle est encore contre-productive et dangereuse en cela qursquoelle laisse naicirctre lrsquoillusion

de la connaissance et prescrit donc la dispense effective du veacuteritable apprentissage

Crsquoest eacutevidemment le modegravele de la somme theacuteologique de la science meacutedieacutevale ndash et

en premier chef celle des Sentences de Pierre Lombard ndash qui est viseacute par delagrave la critique

drsquoabord adresseacute agrave la peacutedagogie drsquoErasme Et en ce sens le chapitre des Elementa sur les loci

communes apparaicirct comme lrsquoune des entreacutees les plus pertinentes pour comprendre

lrsquoinfleacutechissement que la theacuteologie de Wittenberg entend faire porter au modegravele de la somme

theacuteologique Une collecte de sentences ne peut jamais se renfermer ndash quel que puisse ecirctre le

degreacute de sa synthegravese et la richesse du mateacuteriau reacuteuni ndash dans la constitution drsquoune veacuteritable

somme doctrinale La doctrine est hermeacutetique par naissance et dans son eacuteconomie intime agrave la

logique de lrsquoaccumulation des reacutefeacuterences et matiegraveres litteacuteraires Ce nrsquoest pas la sentence qui

peut preacutetendre constituer lrsquouniteacute atomique de la somme Il fallait tout le geacutenie strateacutegique de

179

Melanchthon pour renvoyer dos agrave dos sous lrsquouniteacute drsquoune critique de toute collecte de

sentences la meacutethode de la theacuteologie scolastique et la topique eacuterasmienne La communauteacute

lexicale de la laquo sentence raquo (la sententia ici mentionneacutee mais aussi dans un registre

seacutemantique voisin lrsquoadagium) apparaicirct par lagrave comme lrsquoheureuse attestation de la compliciteacute

secregravete des modegraveles scolastiques et eacuterasmien de la structure doctrinale Par delagrave cet hasard

lexical du commun usage drsquoune meacutethode de la sentence le commentateur ne doit pas perdre

de vue que ce qui est viseacute dans lrsquoattaque en regravegle meneacutee contre le butinage steacuterile crsquoest moins

lrsquoentiteacute de la sentence elle-mecircme ndash le substrat et lrsquouniteacute de lrsquoopeacuteration - que la logique mecircme

de lrsquoamoncellement Plus exactement les deux termes viseacutes dans la critique apparaissent

enchaicircneacutes dans un lien eacutetroit de solidariteacute la sentence crsquoest ce qui ne peut qursquoecirctre amonceleacute

collecteacute juxtaposeacute accumuleacute et lrsquoopeacuteration de cette accumulation ndash quand il srsquoagit de lecture

et de science ndash ne peut sans doute jamais porter sur rien de mieux que sur une sentence

Sentence et accumulation sont les deux faces meacutethodiques et mateacuterielles drsquoune mecircme piegravece

celle drsquoun simulacre doctrinal incertain et inutile Le choix pour lrsquoabreacuteviation et la critique de

lrsquoabondance discursive tiennent peut-ecirctre tout entier dans la chair de cette accusation du

coacervatum ndash crsquoest lagrave le versant meacutethodologique et formel de lrsquoattaque de la figure

eacutepisteacutemique de la somme theacuteologique scolastique329

sect13 Conflit des modegraveles de sommes et conflit des modegraveles drsquoexhaustiviteacute fondation dialectique et

fondation hermeacuteneutique de la deacutecision de lrsquoabreacutegeacute

Si lrsquoaccumulation de la sentence est infeacuteconde et dangereuse nous pouvons deacuteduire

en neacutegatif et par choc en retour de ce qursquoelle ne fait pas ce que doit faire en revanche la

connaissance de la laquo vraie doctrine raquo Melanchthon entendait pointer la deacuteficience de la

meacutethode des lieux en marquant sa triple inefficience pour lrsquoapprentissage de lrsquoart (laquo ils

nrsquoapprennent parfaitement aucun art raquo) pour la compreacutehension inteacutegrale des eacutecrits (laquo ils ne

comprennent nul eacutecrit dans son inteacutegraliteacute raquo) et pour lrsquointelligence exhaustive des discours

(laquo ils ne considegraverent aucun discours dans sa totaliteacute raquo)330 Nous revoyons donc ici affleurer la

solidariteacute native des deux offices didactique et hermeacuteneutique de la discipline rheacutetorique

329 Sur cette critique voir notre chapitre suivant ougrave nous nous en tiendrons moins agrave des discussions formelles et ougrave nous tenterons drsquoanalyser ce que la critique de la meacutethode de la collecte des sentences renferme aussi comme conseacutequence sur lrsquoassignation du statut des auctores dans la theacuteologie330 Lrsquointeacutegraliteacute et lrsquoexhaustiviteacute se disent toujours ici dans le lexique formel et dialectique de la totaliteacute crsquoestnous qui faisons varier le jeu des termes lrsquoauteur lui utilise constamment le seul laquo totum raquo Au fond ce faitconfirme encore notre interpreacutetation selon laquelle crsquoest bien le scheacutematisme dialectique du tout et des partiesqui opegravere encore dans le problegraveme hermeacuteneutique de lrsquointerpreacutetation inteacutegrale

180

reacuteenrichis de la diffeacuterence devenue explicite de lrsquoeacutecrit (laquo scriptum raquo) et du discours oral

(laquo oratio raquo) Partout crsquoest drsquoabord une accusation drsquoincompleacutetude ou drsquoinsuffisance ndash

lrsquoincapaciteacute agrave se saisir drsquoune inteacutegraliteacute lrsquoinaptitude agrave appreacutehender une totaliteacute ndash qui motive la

critique de la meacutethode topique du butinage Formellement lrsquoon voit ainsi la discussion

meacutethodologique se cristalliser deacutejagrave autour de lrsquoopposition de deux modegraveles concurrents

drsquoexhaustiviteacute Si la somme des sentences est steacuterile crsquoest drsquoabord dans et par son incapaciteacute agrave

coiumlncider avec la somme de lrsquoeacutecrit du discours ou de lrsquoart Si la topique drsquoinspiration

eacuterasmienne est toujours insuffisante crsquoest parce que lrsquoexhaustiviteacute des recueils drsquoadages

nrsquoeacutepuise jamais lrsquointeacutegraliteacute pleacuteniegravere de la doctrine Crsquoest un jeu de renversement construit

autour des schegravemes dialectiques du tout et des parties qui permettra drsquoeacuteclairer le sens preacutecis

qui est confeacutereacute ici agrave lrsquoopposition des deux modegraveles concurrents de somme et drsquoexhaustiviteacute

Ce jeu permettra encore de saisir en premiegravere approche le constant reflet du scheacutematisme

dialectique agrave lrsquoœuvre dans la discipline rheacutetorique Dans un mouvement argumentatif nodal

du chapitre sur les loci ndash mouvement argumentatif nodal de toute la rheacutetorique

meacutelanchthonienne en un sens - notre reacuteformateur nous instruit ainsi sur le sens doctrinal et le

mode opeacuteratoire de ces lieux

laquo Ajoutons en outre que les regravegles de lrsquoinvention qui ont la plus grande utiliteacute dans toutes les disputessont celles qui concernent le transfert de lrsquohypothegravese dans la thegravese On appelle laquo hypothegravese raquo lrsquoaffaireparticuliegravere qui est objet de la controverse par exemple la question de savoir si lrsquoon doit faire la guerrecontre les Turcs On appelle laquo thegravese raquo la question geacuteneacuterale [sous laquelle lrsquoaffaire particuliegravere doit ecirctrereconduite pour ecirctre reacutesolue] par exemple la question de savoir srsquoil est licite pour un chreacutetien engeacuteneacuteral de mener une guerre

On peut constater facilement avec lrsquoexemple du discours sur la guerre aux Turcs que toutdevient plus deacutetailleacute et plus riche si lrsquoon transfegravere le discours de lrsquoespegravece au genre et siainsi agrave la question de savoir quels actes les rois qui deacutefendent le peuple de Dieu doiventexeacutecuter contre les brigandages des Turcs lrsquoon en revient agrave une discussion sur les devoirsdun gouvernement sur la guerre en geacuteneacuteral sur la pieacuteteacute sur lrsquooffice drsquoun roi saint etc [hellip]le De Oratore de Ciceron nous enseigne quil faut consideacuterer toujours quels lieux communssont compris dans la cause Parmi ceux-ci certains contiennent toute la cause et ilsconcernent alors la thegravese elle-mecircme tandis que drsquoautres ne sont qursquoaccessoires Et commecette thegravese a quelquefois un lieu particulier dans le discours elle engendre aussi bien desmots que des phrases [ou laquo ideacutees raquo voir note] dans toutes les parties du discours331 raquo

331 laquo Addemus autem ad inventionis praecepta unum quo maximam vim habet in omnibus disputationibusvidelicet ut hypothesin transferamus ad thesin Vocant autem hypothesin negocium de quo controversia estcircumscriptum circumstantiis ut sitne bellum movendum adversus Turcas Thesin vocant generalemquaestionem ut liceatne christiano bella gerere Facile autem iudicare potest cum de Turcico bello dicendumest omnia pleniora atque uberiora fore si a specie ad genus oratio transferatur et de magistratus officio de belloin genere dicatur quam pium quam sanctum officium reges faciant si has gentes divinitus ipsorum tutelaecommissas adversus Turcicum latrocinium defendant Hoc praecipiunt apud Ciceronem Antonius et Crassus utconsideremus qui loci communes haereant in cas quorum alii totam causa continent in quibus thesis versaturalii incidunt obiter Ac thesis illa cum habet peculiarem interdum in oratione locum tum verba et sententias

181

La meacutethode de lrsquoinvention oratoire nous dit Melanchthon expose les regravegles selon

lesquelles lrsquoorateur ou lrsquointerpregravete peut convertir ou transfeacuterer lrsquohypothegravese initiale du discours

dans la thegravese cardinale de la dispute en jeu Avant drsquoentrer en deacutetail dans le commentaire de

cette proceacutedure centrale de la rheacutetorique du reacuteformateur tentons de marquer drsquoembleacutee le

contexte theacutematique de la citation Ce qui est en jeu ici crsquoest drsquoabord une meacutethode

drsquointerpreacutetation des textes en tant que celle-ci doit servir pour le recyclage des

argumentations classiques dans une nouvelle ndash et actuelle ndash circonstance disputatoire Le

transfert dont il est question ici crsquoest donc avant tout celui de lrsquoargument lui-mecircme qui se

trouve adapteacute ou ajusteacute aux circonstances theacutematiques preacutecises du problegraveme oratoire La

meacutethode de la conversion de lrsquohypothegravese dans la thegravese se niche donc agrave lrsquoexact point de

jonction des fonctions hermeacuteneutiques et inventives de la rheacutetorique Mais cette meacutethode de

transfert est encore la meacutethode communeacutement analytique agrave lrsquoœuvre dans nrsquoimporte quel

proceacutedeacute inventif ndash celle que nous avons rencontreacute tout au long de notre eacutetude de la dialectique

du Compendiaria La proceacutedure que nous tentons de caracteacuteriser est donc dans sa porteacutee

opeacuteratoire co-extensive agrave lrsquoactiviteacute oratoire elle-mecircme elle constitue la matrice commune

aux diffeacuterentes eacutechelles de productiviteacute ndash didactique et dotrinale inventive et oratoire

interpreacutetative et critique ndash qui se juxtaposent dans la construction ou la restitution des

discours

Lrsquohypothegravese nous dit Melanchthon crsquoest lrsquoaffaire particuliegravere et circonstancielle ndash si

nous pouvons dire la probleacutematique de surface - qui est lrsquoobjet du discours eacutetudieacute ou de la

controverse agrave deacutebattre doit-on faire la guerre aux Turcs La thegravese apparaicirctra au contraire

comme lrsquoinfrastructure la charpente ou la probleacutematique de fond sur laquelle repose en fait

les diffeacuterentes ressources argumentatives convoqueacutees pour la constitution du discours un

chreacutetien peut-il conduire une guerre La meacutethode du transfert de lrsquohypothegravese dans la thegravese

apparaicirctra donc drsquoabord comme un ensemble de proceacutedures tregraves banalement analytiques De

la mecircme maniegravere que la complexiteacute des questions composeacutes eacutetaient reacuteduites agrave lrsquouniteacute

nucleacuteaire drsquoun ensemble de termes simples deacutefinis drsquoabord seacutepareacutement lrsquohypothegravese est

reconduite ici agrave son infrastructure theacutetique par lrsquoanalyse et la dissection isoleacutees des eacuteleacutements

de la composition initiale Cette analyse se laisse interpreacuteter ndash tregraves trivialement encore une

fois ndash comme une reacuteduction de lrsquoespegravece au genre Et cette reacuteduction srsquoentend ici simplement

gignit in omnibus partibus orationis raquo ibid 451 Nous justifierons par la suite la traduction laquo litteacuterale raquo delrsquoopposition des laquo verba raquo et de la laquo sententias raquo et le fait que cette opposition ne renvoie pas ici ndash du moins pasdirectement ndash agrave la distinction de lrsquoesprit et de la lettre (ce que le pluriel prouve deacutejagrave en un sens) Toutefoislrsquoambiguiumlteacute du terme laquo sententia raquo doit ecirctre tout de mecircme remarqueacutee la laquo phrase raquo crsquoest aussi lrsquoopinion oulrsquoideacutee

182

sous le mode du passage drsquoune particulariteacute quelconque agrave un plus haut degreacute de geacuteneacuteraliteacute le

laquo doit-on raquo de la question initiale se verra ainsi reconduit agrave un jugement portant plus

geacuteneacuteralement sur le sens geacuteneacuterique drsquoune part de la licence (comme genre du devoir) et

drsquoautre part du chreacutetien (comme genre du laquo on raquo) est-il licite pour le chreacutetien de mener une

guerre

Cette meacutethode de conversion ne preacutesente ndash en regard des deacuteveloppements anteacuterieurs

ndash aucune originaliteacute particuliegravere Mais la suite de notre citation srsquoavegravere agrave lrsquoinverse tout agrave fait

inteacuteressante pour notre preacutesent propos La laquo thegravese raquo srsquoy retrouve explicitement reacuteinterpreacuteteacutee

comme la laquo cause raquo - cateacutegorie de la theacuteorie oratoire classique ndash du discours Et cette cause

nous dit Melanchthon renvoie agrave un ensemble de lieux communs dont certains sont seulement

accessoires et deacuteriveacutes mais dont drsquoautres renferment et eacutepuisent en eux mecircme lrsquointeacutegraliteacute de

la question disputeacutee La reacutecurrence manifeste de verbes ou drsquoimages associeacutes au champ

conceptuel de la topologie spatiale (laquo versatur raquo laquo continent raquo etc) ne doit pas nous

surprendre La remarque que formule notre reacuteformateur ici se situe au point preacutecis de la

rencontre du sens litteacuteral et du sens figuratif du lieu Crsquoest comme jeu des parties et du tout

que la topique ordonnance et organise lrsquoespace discursif en un sens quasiment litteacuteralement

spatial

sect14 Contraction de la doctrine et compression du texte reacuteduction interpreacutetative agrave la thegravese et

surabondance dogmatique du terme nu

Certaines causes ou certaines thegraveses donc sont eacutepuiseacutes ou contenues dans la clocircture

drsquoun lieu commun unique Qursquoest-ce agrave dire La suite du texte nous renseigne un peu mieux

sur ce sujet

laquo A cocircteacute de celui de la thegravese des lieux occasionnels peuvent aussi ecirctre convoqueacutes comme lefait par exemple Ciceacuteron dans son Oratio pro Milone quand il affirme que Clodius avait eacuteteacutepuni par Dieu pour ses crimes contre la religion Drsquoune part Ciceron fait appel au lieucommun [de la reacutetribution geacuteneacuterale du crime] mais drsquoautre part il prouve aussi briegravevementlrsquoexistence de Dieu et son gouvernement terrestre332 raquo

Lrsquohypothegravese de lrsquooratio ndash sa cause particuliegravere ndash renvoie ici au problegraveme factuel de

lrsquoimpieacuteteacute de Clodius la mort du deacutemagogue romain doit ecirctre interpreacuteteacutee comme lrsquoeffet et le

332 laquo Et praeter hanc varie alluditur ad alios locos qui obiter incidunt ut Cicero pro Milone cum dicit Clodium Deo propter violatas religiones poenas dedisse alludit ad locum communem et breviter probat Deum esse et hunc mundum a Deo gubernari raquo ibid 451

183

salaire drsquoune punition divine visant agrave sanctionner les crimes dont la victime se serait rendue

coupable vis-agrave-vis de lrsquoinstitution religieuse La thegravese geacuteneacuterale sous laquelle lrsquoargumentation

est conduite et que Melanchthon laisse ici tregraves largement implicite peut ecirctre obtenue par le

deacutesassemblage des eacuteleacutements simples qui composent lrsquohypothegravese initiale Lrsquoentiteacute laquo Dieu raquo est

ici indeacutecomposable et en cela nous verrons qursquoelle ne constitue aussi qursquoun lieu accessoire

ou second de lrsquoargumentation Lrsquoespegravece du crime contre la religion peut ecirctre reacuteduite agrave lrsquoentiteacute

geacuteneacuterique du crime voir mecircme agrave la cateacutegorie de lrsquoaction consideacutereacutee universellement

Lrsquoindividu Clodius quant agrave lui peut ecirctre reconduit agrave la communauteacute de lrsquoespegravece homme

Quant agrave lrsquoespegravece ndash neacutegative ndash de la punition elle apparaicirct comme la modaliteacute particuliegravere de

la classe de la reacutetribution en geacuteneacuteral La thegravese que nous obtenons ainsi par la deacutecomposition

progressive des termes de lrsquohypothegravese primitive se reacutesout donc dans lrsquoeacutenonceacute suivant

lrsquohomme est reacutetribueacute par Dieu de ses actes Crsquoest agrave partir de cette thegravese que Ciceacuteron pourra

montrer successivement que lrsquoassassinat de Clodius reacutepondait en fait aux effets du courroux

divin que lrsquohomme eacutetait neacutecessairement impie que Milon nrsquoeacutetait donc qursquoun veacutehicule

accessoire de la Providence etc

Or des quatre termes atomiques qui composent la thegravese ainsi extraite ndash homme

reacutetribution Dieu action ndash un seul coiumlncide reacuteellement en lui-mecircme et dans la seule clocircture de

son extension terminologique au tout de la cause disputeacutee En effet si nous tentons de

deacutevelopper lrsquoextension lexicale de chaque terme seacutepareacutement agrave partir des balises

questionnantes exposeacutees agrave lrsquooccasion de la preacutesentation du genre didascalique nous verrons

que les reacuteseaux de theacutematiques satellites associeacutees aux lieux laquo Dieu raquo laquo action raquo ou

laquo humaniteacute raquo apparaicirctront bien souvent profondeacutement disjoints de la thegravese qursquoil srsquoagit de

deacutefendre ici La mention du quid de lrsquoofficius ou de la causa de lrsquohomme de Dieu ou de

lrsquoaction en geacuteneacuteral est tout agrave fait indiffeacuterente agrave la question centrale de lrsquooratio Et en ce sens

crsquoest de maniegravere accessoire et toujours briegravevement (laquo breviter raquo) que Ciceron peut srsquoautoriser

quelques digressions sur la question de la nature divine la preuve de son existence etc Ces

deacuteveloppements sont pour ainsi dire des compleacutements subsidiaires ou pour employer un

lexique emprunteacute agrave lrsquoaxiomatique des laquo scolies raquo de lrsquoargumentation Au contraire le

deacuteveloppement theacutematique de la reacutetribution pourra non seulement se juxtaposer

rigoureusement avec le tout de la thegravese engageacutee mais inclure encore en lui-mecircme des renvois

aux autres termes de lrsquoeacutenonceacute initial Quelles sont les causes efficientes de la reacutetribution sinon

Dieu et lrsquoaction humaine Quelle est lrsquoespegravece ou la partie de la reacutetribution sinon la punition et

le chacirctiment Quels sont les fins et les effets possibles drsquoune telle punition sinon aussi la

mort du coupable

184

Crsquoest en ce sens que le lieu reacutetribution contient dans sa seule clocircture ndash celle que

permettent de deacutevelopper analytiquement les lieux deacutefinitionnels de la dialectique ndash le sens

total de la thegravese oratoire mise en jeu Et crsquoest en ce sens preacuteciseacutement encore que Melanchthon

pourra dire que certains lieux reacutesument en eux-mecircmes toute la richesse argumentative et

theacutematique drsquoune thegravese discursive Ce que notre auteur exhibe ici crsquoest donc la possibiliteacute

pour un tout de coiumlncider avec soi ou de srsquoeacutepuiser rigoureusement dans la seule restriction de

lrsquoune de ses parties propres Crsquoest encore inversement et par construction symeacutetrique la

puissance fonciegravere de la partie agrave srsquoeacutegaler agrave srsquoexceacuteder et agrave se preacuteceacuteder elle-mecircme en elle-

mecircme dans le tout qui la cloisonne La thegravese est toute entiegravere preacutesente agrave elle-mecircme

virtuellement dans lrsquoun des termes simples qui la composent Crsquoest dans lrsquoeacutetrange possibiliteacute

de cette coiumlncidence que srsquoannoncent et srsquoavouent deacutejagrave le sens et les ressources propres de

lrsquoimpeacuteratif drsquoabreacuteviation Commander lrsquoabreacuteviation crsquoest confesser la capaciteacute drsquoune doctrine

agrave se meacutenager lrsquoespace drsquoun resserrement drsquoun spasme drsquoune contraction ndash contorsion drsquoune

reacuteserve florissante de thegraveses et drsquoarguments dans la seule virtualiteacute drsquoun lieu unique Et crsquoest

preacuteciseacutement cela que nous appelons un laquo lieu commun raquo ce dont les puissances et les

reacuteserves analytiques srsquoaffaissent dans lrsquoeacutetroitesse drsquoun atome lexical ce dont les satellites

notionnels et les extensions theacutematiques somnolent deacutejagrave dans lrsquoabreacutegeacute drsquoun terme

eacuteleacutementaire Le lieu crsquoest le mot dans la latence de son surcroicirct le mot dans le sommeil de

son exceacutedence ndash la surabondance de la terminologie

Mais si la coiumlncidence du tout agrave sa partie srsquoatteste drsquoabord agrave lrsquoeacutechelle de la thegravese

cette mecircme logique est encore engageacutee aussi agrave lrsquoeacutechelle textuelle ou oratoire Rappelons la

conclusion mysteacuterieuse de notre citation preacuteceacutedente pour laquelle nous en eacutetions

volontairement resteacutes agrave une traduction tregraves litteacuterale

laquo Et comme cette thegravese a quelquefois un lieu particulier dans un discours elle engendreaussi bien des mots et des phrases dans toutes les parties du discours333 raquo

La thegravese en tant qursquoelle coiumlncide avec la simpliciteacute terminologique drsquoun lieu

commun nrsquoest pas seulement deacuteriveacutee apregraves coup drsquoune deacutecomposition deacutefinitionnelle de

lrsquohypothegravese initiale elle se rencontre et se deacutecouvre aussi par soi et sous sa forme

abreacuteviative dans la figure de certains mots isoleacutes disseacutemineacutes ccedila et lagrave dans le procegraves total du

texte ou du discours commenteacutes Et puisque la thegravese est elle-mecircme le nœud de la totaliteacute

discursive crsquoest cette inteacutegraliteacute mecircme qui se reacutesume et se contracte parfois dans lrsquoeacuteconomie

extrecircme de certains termes nucleacuteaires Un mot qui renferme en abreacutegeacute le sens de lrsquointeacutegraliteacute

333 Voir fin de note 44

185

drsquoun discours voilagrave donc ce qursquoest un lieu commun oratoire Et crsquoest en ce sens preacuteciseacutement

que le lieu pourra constituer lrsquoarme de guerre destineacutee agrave se substituer agrave lrsquouniteacute faussement

doctrinale de la sentence Lagrave ougrave lrsquoaccumulation et la collecte indeacutefinie de sentences

srsquoeacutepuisaient toujours vainement agrave recomposer lrsquointeacutegraliteacute hermeacuteneutique drsquoun discours ou

la totaliteacute eacutepisteacutemique drsquoune somme doctrinale le lieu lui du fond mecircme de sa plus extrecircme

abreacuteviation ndash reacuteduction agrave lrsquoatome terminologique ndash eacutepouse drsquoembleacutee les contours de la

compleacutetude oratoire Cette inteacutegraliteacute discursive ou cette compleacutetude doctrinale qui srsquoeacutequivaut

et se reacutesout dans les termes eacuteleacutementaires drsquoune terminologie crsquoest lagrave preacuteciseacutement la somme

de lrsquoeacutepisteacutemologie de Wittenberg De ces lieux qui se reacutesument dans une seacuterie de termes

simples et de cette doctrine qui se reacutesume dans ces lieux Melanchthon pourra donc nous

dire

laquo Sous des lieux communs ce sont non seulement des vertus et des vices qui doivent ecirctrecompris mais aussi les principaux chapitres de chaque genre de doctrine qui contiennent lessources et la somme de lrsquoart en question334 raquo

Crsquoest lagrave le sens le plus eacuteleacutementaire de cette coiumlncidence et de cette deacutependance

mutuelle du progregraves dans lrsquoacquisition de la doctrine et de lrsquoavancement dans lrsquointelligence

des lieux La compliciteacute originaire de toute topique et toute doctrine ndash et le fondement de

toute topologie dans une eacutepisteacutemologie ndash se donne encore agrave voir dans les quelques lignes

conclusives qui suivent notre citation

laquo Il est vrai que dans les affaires civiles on discute souvent sur les vertus et les vices lehasard ou la chance des lois ou les coutumes etc Crsquoest pourquoi les orateurs aiment particuliegraverementmentionner ces lieux Mais ils ne peuvent ni parfaitement les comprendre ni acceacuteder agrave toutelrsquoabondance et la varieacuteteacute de leurs usages possibles si ils ne sont pas familiers avec les arts danslesquelles ils opegraverent Par conseacutequent il est neacutecessaire pour bien parler et bien eacutecrire drsquoajouter [agravelrsquoeacutetude de lrsquoart oratoire] une eacutetude dans les principaux arts [du savoir humain] donc dans laphilosophie la doctrine religieuse le droit et lhistoire335 raquo

334 laquo Ac voco locos communes non tantum virtutes et vicia sed in omni doctrinae genere praecipua capita quaefontes et summam artis continent raquo ibid 452 On notera eacutevidemment encore lrsquoaccent tregraves nettement anti-eacuterasmien de cette affirmation335 laquo Verum quia in civilibus negociis saepe existunt disputationes de virtutibus de vitiis de fortuna de legibusde consuetudine Ideo rhetores horum locorum precipue mentionem faciunt qui tamen neque perfecte intelligineque copiose ac varie tractari possunt nisi cognitis illis artibus in quibus versantur Quare necesse est ad benedicendum addere studium omnium maximarum artium philosophiae doctrinae religionis iuris et historiarum raquoibid 453 Il serait inteacuteressant de commenter lrsquoeacutevitement quasi systeacutematique du terme mecircme de laquo theacuteologie raquodans les Elementa ndash pourtant si surchargeacutes de reacutefeacuterences agrave la laquo doctrine religieuse raquo Ce nrsquoest pas notre propospour le moment mais nous tacirccherons drsquoy revenir par la suite

186

Les lieux oratoires bien loin drsquoecirctre de simples meacutethodes ou de simples

schegravemes de lrsquoinvention discursive sont donc drsquoabord et au sens le plus rigoureux des lieux

eacutepisteacutemiques et doctrinaux En tant que la rheacutetorique srsquoassigne agrave la description des genres

judiciaires (qui relegraveve du droit) deacutelibeacuteratif (qui relegraveve de la philosophie) ou deacutemonstratif (qui

relegraveve pour une part de lrsquohistoire) elle fait donc acte de science Si la dialectique deacutelivre les

conditions et les modaliteacutes constructives de toute doctrine possible la rheacutetorique apparaicirct

donc quant agrave elle comme le lieu de naissance effectif des doctrines des sciences et des arts du

systegraveme geacuteneacuteral du savoir humain

sect15 Lrsquoabreacuteviation interpreacutetative et le laquo cercle du tout et des parties raquo

Mais lrsquoefficience de cette topique ne srsquoarrecircte pas agrave cette seule productiviteacute

eacutepisteacutemique ou doctrinale Elle est riche encore drsquoune opeacuterativiteacute hermeacuteneutique ou

interpreacutetative qui aura nous le verrons une preacutegnance remarquable dans la reacuteforme de la

meacutethode de lrsquoexeacutegegravese Crsquoest par la connaissance de la doctrine et de ses contractions topiques

que nous pouvons en effet saisir avec une pleine intelligence la signification de certains

passages de lettres classiques mais aussi de lrsquoEcriture Sainte elle-mecircme

laquo Mais prenons lrsquoexemple des discussions eccleacutesiastiques qui demeurent tout agrave fait vides sielles ne sont pas reacutefeacutereacutees aux principaux lieux de la doctrine chreacutetienne Si par exemplequelqursquoun eacutevoque lhistoire de David dans laquelle on raconte comment le roi a commis sonadultegravere et comment il a eacuteteacute reacuteprouveacute par le Prophegravete [Natacircn 2 Sam11-12] alors il faut faireappel au lieu commun de la peacutenitence Car beaucoup peut ecirctre dit aussi bien de lrsquoadultegravereque de la honte [hellip] mais parmi les lieux qui peuvent ecirctre choisis le plus approprieacute est celuiqui relegraveve de la doctrine chreacutetienne336 raquo

Toute oratio ou tout scriptum commenteacutes doivent ecirctre interpreacuteteacutes sur fond drsquoune

mobilisation des lieux de la doctrine approprieacutee La punition de David narreacutee dans Samuel

11 ne peut par exemple ecirctre pleinement comprise si lrsquointerpregravete srsquoen tient aux lieux communs

ordinaires du droit ou de la philosophie ndash la reacutetribution la justice correctrice la peine la

sanction etc Mais cette interpreacutetation requiert aussi lrsquousage des lieux speacutecifiques de la

theacuteologie ou de la laquo doctrine chreacutetienne raquo et notamment celui de la peacutenitence et du pardon

336 laquo Sed sumamus exempla ab ecclisiasticis concionibus quae prorsus ociosae erunt nisi ad praecipuos locosdoctrinae Christianae referantur Si quis enarret historiam Davidis quomodo propter admissum adulterium aPropheta obiurgatus sit locus communise rit de poenitentia Etsi enim et de adulterii turpitudine multa dicipossunt tamen delectus adhibendus est locorum et excerpendus is qui maxime proprius est doctrinaeChristianae raquo ibid 451

187

Crsquoest agrave partir du problegraveme de cette peacutenitence que lrsquointervention divine peut ecirctre saisie dans sa

signification la plus intime Crsquoest cette doctrine des lieux ndash comme de lrsquoabreacutegeacute nominal qui

reacutesume dans la clocircture de sa seule terminologie lrsquointeacutegraliteacute virtuelle de la ressource

argumentative drsquoune oratio ndash qui permet encore de lever les paradoxes associeacutees au cercle

topique de lrsquointerpreacutetation Ce cercle a eacuteteacute reprocheacute jusqursquoagrave une eacutepoque tregraves reacutecente par les

commentateurs de la theacuteologie reacuteformeacutee qui croyaient pouvoir deacuteceler dans

lrsquo laquo hermeacuteneutique raquo des lieux la latence drsquoune peacutetition de principe337 Si le lieu commun est

deacuteriveacute drsquoun texte-source comment peut-il donc preacutetendre en mecircme temps guider

lrsquointerpreacutetation de ce texte Et si le lieu commun encadre a priori lrsquointerpreacutetation de ce texte

comment peut-il en ecirctre tireacute a posteriori

La difficulteacute peut ecirctre eacutevidemment reacutesolue en montrant que la connaissance de la

somme de la doctrine du Livre ndash deacuteriveacutee drsquoune freacutequentation inteacutegrale de lrsquoEcriture ndash permet

apregraves coup et reacutetrospectivement de constituer la doctrine qui preacuteside dans son deacutetail agrave

lrsquointerpreacutetation de tel ou tel passage speacutecifique Mais cette nouvelle solution nrsquoarrange que

partiellement notre affaire elle nous fait retomber dans un cercle en un sens encore plus

embarrassant celui bien connu des hermeacuteneutes qui srsquoeacutenonce comme le cercle du tout et

des parties De quel point de deacutepart assureacute lrsquointerpreacutetation drsquoun texte peut-elle donc se

preacutevaloir si la connaissance du contexte global et lrsquointelligence particuliegravere des deacutetails srsquoentre-

preacutesupposent constamment Nous croyons non seulement que Melanchthon nrsquoignorait pas

cette difficulteacute drsquoexeacutegegravese mais nous croyons encore ndash et bien plus ndash que la tentative faite pour

la reacutesoudre agrave partir de la doctrine de la contraction topique du tout est en son fond le

principe motivationnel premier de la redeacutefinition theacuteologique de la somme Crsquoest agrave mecircme la

plus nucleacuteaire de ses parties propres ndash le mot lrsquouniteacute nominale ndash que la somme doctrinale ccedila

et lagrave se raidit et se tasse Et crsquoest vers lrsquoexcegraves ou le surcroicirct de lrsquointeacutegral que ce qui srsquoavoue

drsquoabord comme le plus incomplet et le plus partiel des eacuteleacutements discursifs ndash mot simple

terme eacuteleacutementaire ndash fait signe dans sa ressource theacutematique latente Les accroches

monadiques et terminales de la doctrine crsquoest lagrave ce qui rend raison de la possibiliteacute drsquoouvrir agrave

mecircme lrsquoinsuffisance du partiel une anticipation et un acompte hermeacuteneutique de toute

compleacutetude eacutepisteacutemique et doctrinale

337 Voir par exemple Dilthey qui deacutenonce dans sa Conception du Monde et analyse de lrsquoHomme Paris Cerf1999 le dogmatisme de lrsquo laquo hermeacuteneutique de Flacius raquo avec des mots qui renvoient plutocirct agrave la conceptualiteacute deMelanchthon laquo Ainsi avec cette hypothegravese dogmatique la meacutethode qui en procegravede et qui consiste agrave expliquerchaque passage agrave partir du tout de lrsquoEcriture se rapproche dans son opeacuteration principale du morcellement et dela destruction du tout de lrsquoEcriture qursquoelle combattait pourtant chez les catholiques Elle disperse les membresisoleacutes des eacutecrits particuliers sur tous les loci de la dogmatique elle srsquoefforce mecircme de refaccedilonner ces membreslogiquement pour y parvenir raquo p133

188

sect16 Les lieux communs des diffeacuterents genres oratoires

Si ce bref parcours explicatif conduit dans les entrelacs notionnels du chapitre sur

les lieux communs des Elementa de 1531 nous permet drsquoentrevoir quelques rayons lumineux

affleurant ccedila et lagrave sur les thegravemes de la genegravese rheacutetorique des doctrines des artes et sur la

constitution substantiellement topique de celles-ci il nous faut avouer en mecircme temps que

nous nrsquoavons pas avancer drsquoun pas par ce premier deacutetour theacutematique sur la question qui eacutetait

la nocirctre aux preacutemisses de cette eacutetude Il nous faut deacutesormais revenir agrave cette question initiale et

tenter drsquoavancer plus avant dans la voie de sa reacutesolution comment donc peuvent srsquoarticuler

les conceptions dialectiques et rheacutetoriques des lieux communs Comment ce mecircme terme de

laquo locus raquo ndash astreint lui aussi agrave lrsquoexigence de certitude et drsquounivociteacute - peut-il simultaneacutement

srsquoemployer pour deacutesigner les schegravemes formels des deacutefinitions et les chapitres des doctrines

laquo positives raquo des diffeacuterents artes

Les lieux des doctrines laquo rheacutetoriques raquo cest-agrave-dire des doctrines judiciaires

deacutelibeacuteratives et deacutemonstratives font lrsquoobjet drsquoun traitement assez elliptique dans la rheacutetorique

meacutelanchthonienne y compris dans ses versions les plus tardives Cette concision ne doit pas

nous surprendre au-delagrave du fait qursquoelle apparaicirct dans le discours de notre reacuteformateur

comme un impeacuteratif geacuteneacuteral de meacutethode ndash dont nous commenccedilons agrave apercevoir les mobiles ndash

elle se justifie plus encore dans le cas preacutesent par lrsquointention propre du manuel rheacutetorique

Ce dernier constitue drsquoabord en effet un instrument meacutethodologique et sa vocation se borne

donc tregraves largement agrave deacutegager les preacuteceptes et principes geacuteneacuteraux de lrsquoinvention de la

disposition et de lrsquoeacutelocution Sur les questions doctrinales la rheacutetorique doit fournir avant tout

agrave lrsquoeacutetudiant un index propres agrave deacutegager les mateacuteriaux premiers drsquoune analytique des thegravemes et

agrave encadrer le parcours interpreacutetatif dans les reacutefeacuterences classiques Sur le traitement des thegravemes

des doctrines rheacutetoriques une diffeacuterence se fait jour toutefois entre la meacutethode utiliseacutee pour

le genre judiciaire et deacutelibeacuteratif et le proceacutedeacute qui reacutegit le traitement du genre deacutelibeacuteratif Si les

lieux judiciaires et deacutelibeacuteratifs sont deacutecrits ndash et comme nous le verrons aussi deacuteduits ndash

rigoureusement dans leur genegravese et les diffeacuterentes modaliteacutes possibles de leurs usages

Melanchthon se contente au contraire de brosser agrave propos des lieux deacutemonstratifs un

inventaire sans ordre et sans doute mecircme sans preacutetention drsquoexhaustiviteacute

Le genre deacutemonstratif rappelons le est le rejeton latin du genre eacutepidictique

aristoteacutelicien et enclot donc dans sa porteacutee discursive lrsquoensemble des orationes qui se vouent

189

agrave la tacircche de prononcer des louanges ou des blacircmes au sujet drsquoune action passeacutee ou de la

personnaliteacute drsquoune figure historique En ce sens crsquoest eacutevidemment de la doctrine de lrsquohistoire

ndash dont il serait inteacuteressant par ailleurs de connaicirctre le sens qursquoelle revecirct pour P Melanchthon

ndash et de la doctrine morale de la philosophie que le genre deacutemonstratif tire ses chapitres et ses

arguments Partout et toujours crsquoest dans le blacircme comme dans la louange drsquoexemplariteacute

qursquoil srsquoagit La reacuteputation et lrsquoimportance civile de celui qui constitue lrsquoobjet du discours sont

donc eacutevidemment les reacutequisits fondamentaux du genre deacutemonstratif Crsquoest agrave ce titre seulement

que la louange ou le blacircme peuvent assumer leur office peacutedagogique et moral ndash lrsquooratio

deacutemonstrative eacutetant aussi lrsquoun des sites inchoatifs et des veacutehicules publics de lrsquoinstitution et de

la confirmation des normes sociales Crsquoest donc toujours des diffeacuterents moments de lrsquoidentiteacute

drsquoune personne en geacuteneacuteral ndash identiteacute civile caractegraveres naturels tempeacuteraments dons drsquoesprits

actions ndash que deacuterivent les lieux du genre deacutemonstratif Melanchthon nous dit ainsi

laquo Quand nous louons une personne nous devons narrer lrsquohistoire en bon ordre et suivrelrsquoenchaicircnement des choses en discourant [Les lieux deacutemonstratifs] sont donc les lieux de lapersonne patrie sexe naissance qualiteacutes inneacutees eacuteducation discipline doctrine actesprincipal acte fin de vie opinion post-mortem338 raquo

Les lieux deacutemonstratifs de la personne apparaissent comme les instruments du bon

ordre (laquo ordine) de la bonne succession (laquo seriem raquo) dans la narration des chroniques La liste

de ces lieux est eacutevidemment tregraves largement reprise de la tradition eacutepidictique post-

aristoteacutelicienne Son commentaire ne preacutesenterait donc pas drsquointeacuterecirct particulier si elle ne

meacutenageait pas lrsquoespace au milieu de ces modes descriptifs de lrsquoidentiteacute personnelle pour la

mention eacutetrange du locus de la doctrine (laquo doctrina raquo) Ici deacutejagrave la doctrine ndash qui ne deacutesigne

sans doute encore qursquoune forme quelconque drsquoopinions professeacutes ndash srsquoavoue deacutejagrave comme un

locus personae cest-agrave-dire comme un mode fondamental de lrsquoidentiteacute personnelle Or la

personne ce nrsquoest preacuteciseacutement pas le chreacutetien ou lrsquoindividu confessant dans la restriction de

son espace communautaire mais lrsquohomme civil et politique Comme les autres moments de

lrsquoidentiteacute naturelle caracteacuterielle ou historique la doctrine nous apparaicirct donc aussi comme

une composante civile et une qualiteacute identitaire essentielles de lrsquoindividu lui-mecircme la

doctrine est un preacutedicat de la personnaliteacute Bien que lrsquointeacutegration de cette doctrina dans

lrsquoinventaire des modes personnels ait sans doute en un sens deacutejagrave ses points drsquoancrage dans

les theacuteories ciceacuteroniennes de la rheacutetorique elle reacutesonne toutefois encore avec un eacutecho

338 laquo Cum laudamus personam ordine narramus historiam et rerum seriem in dicendo sequimur Sunt igitur locipersonarum Patria Sexus Natales Ingenium Educatio Disciplina Doctrina Res gestae Praemia rerumgestarum Vitae exitus Opinio post mortem raquo ibid 448

190

particulier agrave la veille des conflits des religions chreacutetiennes et de sa probleacutematique civile des

laquo confessions de foi raquo Que la confession de foi ne soit pas drsquoabord une probleacutematique civile

mais communautaire et religieuse crsquoest lagrave sans doute une eacutevidence indeacutepassable Toutefois

lrsquointeacutegration de la doctrina dans la liste des lieux de la personne cest-agrave-dire preacuteciseacutement des

lieux de lrsquoidentiteacute terrestre et publique fait signe vers lrsquoextension civile de la probleacutematique

de la confession personnelle de la doctrine

sect17 Les genres judiciaire et deacutemonstratif

Passons-en maintenant aux deux autres doctrines des genres oratoires restants

Concernant le genre judiciaire ndash dont les lieux constituent les statuts ndash Melanchthon nous

dit

laquo Les jurisconsultes se sont approprieacutes les lieux suivants La natureLa loiLa coutume339 raquo

Sur ce point une preacutecision terminologique srsquoimpose Melanchthon parle agrave plusieurs

reprises des statuts du genre judiciaire ou encore du laquo statut de la cause raquo Par la suite les

statuts sont plus ou moins explicitement assimileacutes aux lieux communs du genre judiciaire lui-

mecircme340 Certains commentateurs341 semblent avoir porteacute une attention et un inteacuterecirct tout

particulier ndash et nous semble-t-il excessif ndash agrave cette identification comme si la veacuteriteacute et la

matrice mecircme de la conception topique de Melanchthon pouvait en elle trouver sa demeure

et son site Nous avouons ne pas comprendre vraiment les raisons de lrsquoengouement et mecircme

la fascination que suscite cette notion ndash secondaire il nous semble ndash de lrsquoarmature

notionnelle du reacuteformateur A aucun moment et sous aucun preacutetexte interpreacutetatif ne semble

pouvoir se justifier lrsquoideacutee selon laquelle le terme de laquo statut raquo appartiendrait agrave la charpente

structurelle premiegravere de la conceptualiteacute topique meacutelanchthonienne Crsquoest de la rheacutetorique

romaine et notamment drsquoHermagoras de Ciceacuteron ou de Quintilien que Melanchthon heacuterite ce

339 laquo Ideo loci summuntur a Iurisconsultis NaturaLexConsuetudo raquo ibid p 436

340 laquo Sunt enim diversi loci diversorum statuum quia vero hic status totus versatur circa iuris quaestionem raquoibid p 436341 Crsquoest le cas notamment de K Meerhoff op cit et de A Moss op cit

191

terme de laquo statut raquo - que les traducteurs des auteurs en question rendent souvent seulement par

le franccedilais laquo eacutetat raquo Les Institutions oratoires de Quintilien nous disent agrave ce sujet

laquo Ce que jappelle eacutetat [crsquoest preacuteciseacutement le statut dont nous parlons status] dautreslappellent constitution ou ce qui ressort de la question Theacuteodore le chef principalκεφάλαιον γενικώτατον auquel se rapporte tout Ces diffeacuterents noms signifient au fond lamecircme chose et le mot importe peu pourvu que la chose soit claire342 raquo

Pour Hermagoras et Ciceacuteron le status est tout simplement lrsquoeacutequivalent latin du grec

laquo thesis raquo et le terme est donc employeacute ordinairement pour deacutesigner la thegravese ndash question

universelle ndash sous laquelle lrsquoorateur entend reconduire la quaestio de son oratio Ciceacuteron nous

dit encore agrave ce sujet que lrsquoon reconnaicirct aiseacutement le status drsquoune argumentation en identifiant

le point par lequel lrsquoadversaire judiciaire entend mener son attaque343 Chez Quintilien le

status ou laquo eacutetat de la cause raquo se reacutefegravere seulement au genre (neacutegatif conjectural etc) de la

question principale du discours (la causa qui est ici encore un eacutequivalent de la thesis

grecque) Crsquoest sans doute de la notion ciceacuteronienne de status que Melanchthon est le plus

proche dans ses Elementa Nous pouvons nous en assurer en constatant que le terme est

toujours reacuteserveacute chez notre auteur au seul traitement du genre judiciaire ndash sur lequel lrsquoorateur

romain concentre preacuteciseacutement son attention Si le laquo statut de la cause raquo meacutelanchthonien finit

bien par srsquoidentifier ici avec le lieu commun lui-mecircme ce nrsquoest donc jamais lagrave qursquoune

reacutesonance deacuteriveacutee de lrsquoidentification originaire de la thegravese elle-mecircme avec le lieu

argumentatif Crsquoest sur la question de la signification de cette reconduction de la thesis aux

loci communes que tout interpregravete doit porter en premier chef son inteacuterecirct et non sur le

problegraveme de ce status qui nrsquoen est toujours que lrsquoexemplification judiciaire

Preacutecisons encore un autre point le genre judiciaire ndash comme tous les genres

rheacutetoriques de la theacuteorie oratoire de Melanchthon - est en son fond un genre doctrinal La

description de ses lieux coiumlncide et crsquoest lagrave le sens de tout notre propos avec lrsquoexposition des

principes mecircme de la doctrine qui nourrit lrsquoactiviteacute disputatoire des tribunaux En ce sens la

traduction du terme latin laquo genus iuridicalis raquo par le franccedilais laquo genre juridique raquo ne serait pas

absurde et rendrait sans doute mieux compte de lrsquoextension seacutemantique du terme que le plus

traditionnel laquo judiciaire raquo auquel nous ne nous reacutesignons finalement que pour des (mauvaises)

raisons drsquoorthodoxie traductionnelle Le genre rheacutetorique est toujours gros de cette

polyseacutemie il est genre oratoire et genre doctrinal ndash genre judiciaire et doctrine du droit Ici

342 Quintilien Institution oratoire op cit livre III chap 6343 Crsquoest en tout cas ainsi que Quintilien reacutesume la conception ciceacuteronienne du status dans le chapitre mentionneacutedans la note preacuteceacutedente

192

encore crsquoest agrave la theacuteologie que Melanchthon empruntera la majeure partie de ses illustrations

des lieux juridiques Le traitement rheacutetorique de la lex laissera encore reacutesonner par exemple

les distinctions theacuteologiques des Loci communes de 1521 Crsquoest ainsi dans lrsquoensemble des

genres oratoires que la doctrine chreacutetienne disseacuteminera ses traces Or ce fait nrsquoest ni un hasard

ni une anecdote Si la theacuteologie traverse ainsi les divisions doctrinales et geacuteneacuteriques de

lrsquooratio ce nrsquoest pas tant du fait drsquoune preacutetendue destination religieuse de la rheacutetorique que

parce que le thegraveme theacuteologique est par soi transversal aux oppositions du judiciaire du

deacutemonstratif et du deacutelibeacuteratif Si la doctrine sacreacutee a donc son lieu de naissance dans le genre

didascalique crsquoest encore dans le droit dans lrsquohistoire et dans les affaires civiles qursquoelle

deacuteploie et eacutepanche ses contenus theacutematiques particuliers par lagrave deacutejagrave lrsquooratio christique

srsquoatteste comme le modegravele parfait de tout discours fiable - par lagrave deacutejagrave la theacuteologie se constitue

comme une archi-rheacutetorique et un archi-logos

Qursquoen est-il du genre deacutelibeacuteratif Melanchthon nous dit agrave son sujet

laquo Les lieux argumentatifs sont au nombre de trois Lrsquohonorable [honestum]

LrsquoutileLe facile344 raquo

Ici encore les lieux oratoires sont donc reacuteduits agrave une triade Clairement le lieu des

laquo affaires civiles raquo ne marque aucune preacutegnance particuliegravere du thegraveme moral Crsquoest plutocirct

dans le genre deacutemonstratif que celle-ci trouve son site natif Dans le deacutelibeacuteratif il srsquoagit

drsquoabord drsquooptimisation et drsquoefficaciteacute dans les inteacuterecircts communs du gouvernement civil Ce

point est encore et eacutevidemment dans lrsquoordre et dans lrsquoesprit de la rheacutetorique classique

sect18 Le scheacutematisme dialectique des lieux communs des doctrines oratoires

Venons-en maintenant au fait Drsquoougrave Melanchthon tire-t-il la liste ses lieux De quels

principes lrsquoorateur peut-il deacuteduire les thegravemes et chapitres matriciels de la doctrine du genre

auquel se reacutefegravere son activiteacute discursive Comment enfin peut-il se voir garanti de leur

compleacutetude Nous touchons lagrave au point nodal de la rheacutetorique meacutelanchthonienne et de ce que

344 laquo Loci argumentorum tres sunt HonestumUtileFacile raquo Melanchthon Elementa op cit 446

193

nous appellerons le scheacutematisme ou la deacuteduction dialectique des thegravemes doctrinaux Notre

auteur nous dit

laquo Or ces lieux lrsquohonnecircte lrsquoutile et le facile sont neacutes des lieux dialectique de la deacutefinition etde la cause [hellip] Lhonneur est deacuteriveacute du droit divin et humain et de la deacutefinition desdiffeacuterentes vertus Et les lois appartiennent agrave la cause efficiente Elles deacuteterminent en effet lavolonteacute humaine agrave lrsquoaction345 raquo

Dans la doctrine du droit ndash ou le genre judiciaire - Melanchthon remarquait deacutejagrave

apregraves lrsquoexposition de la triade nature-loi-coutume que laquo ces lieux appartiennent agrave la cause

efficiente qui relegraveve de la dialectique346 raquo Lrsquoopeacuterativiteacute rheacutetorique de la dialectique ne

consiste donc plus seulement ici agrave amplifier ou deacutemultiplier des matiegraveres oratoires agrave partir

drsquoun thegraveme donneacute mais agrave deacuteduire ou agrave deacuteriver ces thegravemes mecircmes des schegravemes formels

initiaux de la doctrine des cateacutegories et des preacutedicables Les lieux communs des doctrines des

artes srsquoalimentent donc eux aussi en dernier recours des structures matricielles que sont les

lieux communs de la dialectique Chaque locus ou chaque capuut tire sa genegravese et son

efficience doctrinale de son inclusion dans le reacuteseau eacuteleacutementaire et formels des loci

finitionum Lrsquoutiliteacute par exemple est moins dans le discours deacutelibeacuteratif ou eacutethique un point

focal et une theacutematique fondamentale des matiegraveres de la science consideacutereacutee qursquoune uniteacute

distributive ouverte construisant la classe des arguments rattacheacutes au lieu dialectique de la

cause finale Les lieux communs des doctrines particuliegraveres nous apparaissent donc ici comme

les classes respectives des objets des eacutevegravenements et des proprieacuteteacutes circonscrites par les lieux

universels de la dialectique en tant qursquoils sont rapporteacutes au genre ou agrave lrsquoobjet donc la science

en question assume la prise en charge

Le capuut de la doctrine crsquoest la reacuteduction et lrsquoapplication des formes de lrsquoontologie

agrave lrsquounivers clos du discours Lrsquoutile pour reprendre lrsquoexemple dont il est question ici

apparaicirctra ainsi comme le lieu de tous les arguments moraux ou deacutelibeacuteratifs tireacutes de la

description de lrsquohomme meneacutee selon le lieu commun de la cause finale Le lieu de la doctrine

apparaicirct alors comme le champ ou comme la surface drsquoapplication du lieu commun

fondamental et dialectique agrave un domaine particulier de lrsquoeacutetant ndash lrsquoanthropologie en morale la

citeacute dans la doctrine deacutelibeacuterative etc Dit encore autrement le lieu comme capuut est la

clocircture de tous les eacuteleacutements mateacuteriels discursifs engendreacutes par lrsquoapplication particuliegravere du

345 laquo Nascuntur autem hi loci honestum utile et facile in locis dialecticis definitionem et causarum [hellip]Honestas autem sumitur ex legibus divinis humanis adeoque ex virtutum definitionibus Pertinent autem legesad causam efficientes Movent enim hominum voluntates ad agendum raquo ibid 446346 laquo Hi loci pertinent ad causam efficientum apud dialecticos raquo ibid 436

194

lieu agrave lrsquounivers originaire du discours Si lrsquounivers de la doctrine deacutelibeacuterative est

lrsquoanthropologie le capuut laquo utile raquo est le domaine des eacuteleacutements (lrsquointeacuterecirct financier la

satisfaction des besoins naturels lrsquointeacuterecirct social lrsquohonneur le respect de la loi) deacutelimiteacute par

lrsquoapplication de la fonction laquo cause finale raquo agrave lrsquounivers total des faits humains Ces quelques

remarques capitales appellent les preacutecisions suivantes

a) La theacuteorie meacutelanchthonienne du scheacutematisme des lieux oratoires exhibe nettement

le programme drsquoune deacuterivation totale des matiegraveres discursives depuis le reacuteseau initial des

lieux formels de la dialectique En ce sens le projet meacutelanchthonien peut nous apparaicirctre

comme eacutetant globalement isomorphe ou homologue dans sa logique aux tentatives

philosophiques drsquoune deacuteduction totale des sciences depuis lrsquoontologie Si comme nous le

savons les lieux dialectiques procegravedent ndash en partie seulement et nous nrsquoy insisterons jamais

assez ndash des cateacutegories de la meacutetaphysique il ne faut toutefois pas voir le scheacutematisme ou la

deacuterivation doctrinale en question ici comme un scheacutematisme essentiellement meacutetaphysique

Ce nrsquoest pas du monde mais de lrsquounivers drsquoune oratio possible dont il est question ici Ce

nrsquoest pas drsquoune deacuterivation chosique ou reacuteelle mais drsquoune deacuterivation drsquoabord lexicale ou

theacutematique (ce qui nous lrsquoavons vu revient pour Melanchthon au mecircme) dont il srsquoagit

encore Si le lien de reacutefeacuterentialiteacute du discours unit eacutevidemment en un sens les deux points de

vues ndash ou du moins leur prescrit une constante collaboration ndash nous ne devons jamais perdre

de vue les amarres discursive et oratoires de la theacuteorie de la deacuterivation dialectique des lieux

doctrinaux En ce sens srsquoil y a bien quelque chose comme une ontologie meacutelanchthonienne

celle-ci est drsquoabord une ontologie du λόγος ou une ontologie de la Parole crsquoest agrave une

deacuteduction logique du concret et non agrave sa deacuteduction meacutetaphysique que srsquoassigne

lrsquoeacutepisteacutemologie de Wittenberg

b) Nous devons encore remarquer que la double fonction amplificatrice et reacuteductrice

des lieux nous apparaicirct ici sous un nouveau jour Si elle signifiait drsquoabord la connivence drsquoune

opeacuterativiteacute inventive et argumentative (laquo Les lieux communs sont utiliseacutes aussi bien pour la

preuve (probandum) que pour lrsquoamplification (amplificandum)347 raquo) elle renvoie ici encore agrave

la double fonction extensive et partitive du scheacutematisme des lieux dialectiques dans la

constitution des chapitres de la doctrine Le lieu dialectique nous est apparu comme une

fonction ou comme une application qui associe lrsquounivers de discours initial agrave la classe de

certaines matiegraveres discursives particuliegraveres (les chapitres) Or cette fonction est agrave la fois une

extension de lrsquounivers du discours dans des domaines adjacents ou correacuteleacutes et une partition de

347 Ibid 451

195

lrsquouniteacute initiale en sous-domaines propres De la mecircme maniegravere que les lieux dialectiques

drsquoAgricola eacutetaient diviseacutes en lieux internes et lieux externes les chapitres de la doctrine seront

donc aussi internes et externes au domaine initial selon qursquoils procegravedent de la dimension

partitive ou de la dimension extensive du scheacutematisme dialectique Ce scheacutematisme est

notamment interne lorsqursquoil procegravede drsquoun lieu formel comme celui de la deacutefinition Si

lrsquounivers du discours deacutelibeacuteratif est lrsquoanthropologie ndash srsquoassigne donc au domaine lexical initial

de lrsquohomme ndash nous pouvons par simple analyse proceacuteder de la maniegravere suivante lrsquohomme

est un animal doueacute drsquoune acircme intelligible lrsquointellect a deux parties theacuteoreacutetique et pratique

la partie pratique de lrsquoacircme est un eacutetat qui renferme un ensemble drsquohabitus les habiti sont

excessifs deacuteficients ou meacutedians les habiti meacutedians sont les vertus qui se rapportent aux

passions les passions sont corporelles et sociales ndash et crsquoest parmi ces vertus qui se rapportent

aux passions sociales que nous retrouvons notre honestum Crsquoest ainsi que nous deacuterivons par

le lieu de la deacutefinition appliqueacute au domaine initial du discours le lieu deacutelibeacuteratif de

lrsquohonestum ndash qui est une partie propre de lrsquohomme De la mecircme maniegravere on montrerait que le

scheacutematisme dialectique est ici extensif en tant qursquoil se rapporte agrave lrsquoinverse agrave lrsquoutile qui

procegravede de la mise en rapport de lrsquounivers anthropologique avec son exceacutedent de causes

finales (qui deacutelimitent un ensemble drsquoexteacuterioriteacutes)

c) Crsquoest en cela aussi que le lieu ndash et le capuut qui est par lui constitueacute - sont autant

les thegravemes de la doctrine des diffeacuterents artes que les fonds de reacuteserves de tous les arguments

drsquoune oratio En tant que la somme des capita deacutelimite lrsquoensemble des parties et des

extensions possibles drsquoun domaine inaugural de discours cette somme configure aussi les

classes des modes de proprieacuteteacutes ou des modes drsquoattributs possibles du subjectum Ces classes

drsquoattributs balisent le parcours drsquoun orateur le long de son sujet et commandent les

identifications et distinctions qui sont au principe de lrsquoargumentation

d) Nous pouvons donc deacutejagrave reacutepondre en un sens agrave cette question qui traverse

tacitement et du fond mecircme de sa latence lrsquoensemble du preacutesent travail Quel est lrsquoa priori

quel est le preacutesupposeacute qui commande dans lrsquoeacutepisteacutemologie de Wittenberg le deacuteveloppement

des sciences Cet a priori disons le crsquoest ndash outre lrsquoeacutequipement formel et opeacuteratoire des lieux

dialectiques ndash ce que nous appelons ici lrsquounivers du discours Mais qursquoest ce que lrsquounivers du

discours sinon ce qui srsquoabregravege et se contracte dans lrsquouniteacute drsquoun terme simple Et drsquoougrave tient-on

ce terme simple primitif sinon de la quaestio de lrsquooratio ndash avec laquelle drsquoailleurs ce terme

parfois se confond Nous pouvons donc affirmer sans faillir le seul a priori de

lrsquoeacutepisteacutemologie meacutelanchthonienne crsquoest lrsquoa priori questionnant Crsquoest du point de deacutepart et de

la charge impulsive du problegraveme que ndash moyennant lrsquoamplification et lrsquoencadrement mateacuteriel

196

des schegravemes analytiques ndash se deacuteduisent la richesse et la diversiteacute des matiegraveres des doctrines et

des sciences Lorsque nous aurons agrave interroger lrsquoassignation mateacuterielle du discours

theacuteologique crsquoest ainsi la quecircte drsquoune quaestio qursquoil nous faudra drsquoabord engager

sect19 Conclusion provisoire sur lrsquoarticulation des theacuteories dialectique et rheacutetorique du lieu commun

Ce nrsquoest donc pas une pure et simple eacutequivociteacute qui fait employer agrave Melanchthon un

mecircme terme ndash celui de locus ndash pour deacutesigner agrave la fois un schegraveme formel de lrsquoanalytique

dialectique et un chapitre des doctrines particuliegraveres et laquo positives raquo du systegraveme total des

artes Mais lrsquoarticulation sous laquelle srsquoordonnent les deux significations obeacuteit agrave une

rigoureuse uniteacute de lrsquoanalogie Les lieux dialectiques sont les matrices et les principes

geacuteneacuteratifs des lieux oratoires Et les lieux des doctrines ne sont donc que les effets de

lrsquoopeacuteration ndash ou les ensembles drsquoarriveacutee de la fonction ndash par laquelle les schegravemes analytiques

(de la deacutefinition de la cause du tout et de la partie de lrsquoeffet ou des contraires) transfegraverent

lrsquounivers initial du discours dans ses reacuteserves partitives et extensionnelles Les chapitres de la

doctrine sont les restrictions ou les contractions mateacuterielles des formes pures du logos

Lrsquouniteacute seacutemantique du lieu doit donc encore se concevoir ndash pour plagier Aristote ndash sur le

modegravele de lrsquo laquo univociteacute plurielle raquo du terme sain qui deacutesigne agrave la fois la santeacute ses effets ses

parties ou ses causes348 De la mecircme maniegravere le laquo lieu raquo se dit donc drsquoabord des preacutedicables

et des cateacutegories de la dialectique ensuite des scheacutematismes ou fonctions de ces structures

par lesquelles sont deacuteriveacutees des uniteacutes distributives de matiegraveres oratoires enfin de ces uniteacutes

distributives elles-mecircmes Crsquoest par un lien logique rigoureux de causaliteacute et drsquoengendrement

que srsquoarticulent ces diffeacuterentes acceptions du locus bien loin drsquoune stricte eacutequivociteacute la

relative polyseacutemie de la topique meacutelanchtonienne relegraveve donc bien de lrsquouniteacute de lrsquoanalogie Et

ce qui garantit la possibiliteacute mecircme de cette forme drsquouniteacute seacutemantique ndash et les lois de

concateacutenations ou drsquoenfantement du sens ndash crsquoest preacuteciseacutement encore le lieu dialectique de la

cause

sect 20 Transition vers la question de lrsquoelocutio et de la construction des figures

Touchons un mot pour conclure ce premier parcours analytique de la rheacutetorique

meacutelanchthonienne du deuxiegraveme livre du manuel de 1531 et de sa theacuteorie de lrsquoelocutio Si

348 Et notamment la promenade qui comme on le sait bien est sans doute la matrice theacuterapeutique de lameacutedecine aristoteacutelicienne Sur lrsquouniteacute de lrsquoanalogie voir Meacutetaphysique G

197

lrsquoon srsquoen tient agrave la deacutefinition initiale de lrsquooffice du troisiegraveme art oratoire ce deuxiegraveme livre

semble devoir renfermer lrsquoexposition des principes et des regravegles de ce que la rheacutetorique

propose de plus propre comme ressource instrumentale Crsquoest en effet de la constitution drsquoune

meacutethode du movere et la deacutefinition correacutelative des conditions langagiegraveres drsquoune incidence

affective du discours que preacutetend traiter toute doctrine de lrsquoeacutelocution Pourtant ici aussi nous

verrons que lrsquoenracinement conceptuel du propos dans la matrice dialectique se marque

encore avec une grande netteteacute La theacuteorie meacutelanchthonienne de lrsquoelocutio tend agrave se

confondre entiegraverement avec la preacutesentation des eacutequipements et des provisions stylistiques que

la langue ordinaire offre agrave lrsquoinventiviteacute discursive Crsquoest ainsi que la version des Elementa ndash

mais crsquoest le cas aussi agrave la richesse du deacutetail theacuteorique pregraves de toute les eacuteditions anteacuterieures ndash

se concentrera drsquoabord sur une eacutetude des tropes et des figures de style

En 1531 le deacuteboucheacute theacuteologique ou exeacutegeacutetique de cette theacuteorie des figures est

devenu eacutevident Depuis 1528 et la publication de la lutheacuterienne Cegravene du Christ la controverse

sur les sacrements se cristallise drsquoabord sur les discussions touchant agrave la possibiliteacute drsquoune

interpreacutetation tropique ou figurale de lrsquoinstitution christique de lrsquoeucharistie Si la theacuteorie

lutheacuterienne des sacrements apparaissait deacutejagrave en 1520 comme lrsquoentreacutee disputatoire la plus

feacuteconde dans le combat que les theacuteologiens de Wittenberg entendaient mener contre la

laquo doctrine romaine raquo crsquoest cette fois agrave drsquoautres courants reacuteformistes ndash lrsquo laquo esprit visionnaire raquo

de Zwingli Carlstadt ou Oecolampade ndash que Luther opposera sur les bases drsquoune theacuteorie

tropique originale sa conception litteacuteraliste de lrsquoexeacutegegravese de la Cegravene Nous aurons agrave revenir

plus tard sur le sens preacutecis agrave la fin des anneacutees 1520 de cette atrophie de lrsquoattention

exeacutegeacutetique sur les questions relatives aux theacuteories des figures Ce recentrement trouve drsquoabord

son site theacutematique nourricier dans lassaut reacutesolu que Melanchthon ndash et Luther ndash porteront

contre lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de la Bible

Crsquoest ainsi qursquoun chapitre entier de la theacuteorie de lrsquoelocutio ndash pour ainsi dire le plus

long ndash est consacreacute dans les Elementa de 1531 agrave une critique virulente de lrsquoexeacutegegravese

quadruple Nous aurons lrsquooccasion de commenter ces quelques deacuteveloppements au cours de

nos chapitres ulteacuterieurs349 Ce que nous voudrions montrer ici crsquoest que tant la critique de

lrsquoalleacutegorie que lrsquointeacuterecirct presque monomaniaque que lrsquoexeacutegegravese lutheacuterienne tardive porte agrave la

question des tropes trouvent pareillement leur acte de naissance dans des raisons

structurelles qui rattachent dans la rheacutetorique de Wittenberg la possibiliteacute de la construction

drsquoun discours figuratif agrave la condition du scheacutematisme dialectique des lieux communs

Lrsquooriginaliteacute de la theacuteorie meacutelanchthonienne des figures ndash et crsquoest lagrave une originaliteacute dont les

349 Voir notre sixiegraveme et dernier chapitre

198

fondements se trouvent deacutejagrave esquisseacutes degraves les versions les plus preacutecoces des manuels oratoires

de notre auteur ndash pourrait ecirctre caracteacuteriseacutee comme celle drsquoune conception rigoureusement

syntaxique ou formelle des ressources figuratives de la langue La possibiliteacute de la

construction des tropes ou des figures de styles nous apparaicirctra ainsi obeacuteir agrave un ensemble de

lois rigoureuses de concateacutenations des mots qui encadrent et limitent drsquoavance les reacuteserves

amplificatrices de tout systegraveme lexical Crsquoest ainsi que la doctrine de lrsquoelocutio manifestera en

un sens un ideacuteal latent de lexicalisation complegravete des figures350 De la mecircme maniegravere

lrsquoordonnancement de lrsquoopeacuteration figurative agrave certains schegravemes constructifs formels reacuteiteacuterables

rendra raison de la possibiliteacute de principe de construire un systegraveme combinatoire qui puisse

eacutepuiser lrsquoensemble des tropes et des figures oratoires laquo valides raquo Etant donneacute un reacuteseau fini

de termes simples drsquoun lexique langagier et un ensemble lui-mecircme fini de regravegles ou

drsquoopeacuterations de construction tropique (regravegles du transfert de sens) la description linguistique

drsquoune langue doit pouvoir rendre compte a priori de lrsquoensemble des ressources figuratives

offertes agrave la pratique discursive

sect21 La permanence de lrsquooffice didactique dans le cœur de la theacuteorie de lrsquoeacuteloquence

Lrsquoelocutio de Philippe Melanchthon srsquoordonne elle-mecircme encore au principe du

docere Le passage de lrsquoeacutetude doctrinale et explicitement didactique des genres oratoire du

premier livre agrave la preacutesentation de la meacutethode et des laquo instruments de lrsquoeacutemotion raquo dans le

second ne marque donc pas un recul ou une suspension de lrsquointeacuterecirct de lrsquoauteur pour la

fonction enseignante de la rheacutetorique Crsquoest au contraire le mobile geacuteneacuteral de cette finaliteacute

didactique qui justifie encore lrsquousage mecircme de tropes ou de figures dans le discours Ainsi

notre auteur rattachera la neacutecessiteacute drsquoune discursiviteacute laquo amplificatrice raquo aux exigences de

lrsquoenseignement

laquo Qui doute en effet que les mots soient la marque des choses lesquelles pour ecirctre toujourscomprises doivent ecirctre certaines Souvent aussi la neacutecessiteacute reacuteclame une exageacuteration et uneamplification afin que ceux que nous enseignons comprennent la tregraves grande importance dela chose en question351 raquo

350 En linguistique contemporaine un trope est dit laquo lexicaliseacute raquo quand il est laquo passeacute dans le lexique raquo drsquounelangue ndash quand il accegravede au statut de lemme Autrement dit le trope lexicaliseacute devient seulement un deuxiegravemeusage du mot initial351 laquo Quis enim dubitat verba esse notas rerum quae ut semper intelligantur debent esse certae Saepe etiamnecessitas postulat aliquid exaggerari et amplificari ut illia quos docemus intelligant rem esse maximifaciendam raquo ibid 459

199

Olivier Millet traduit dans la bregraveve eacutetude qursquoil consacre agrave la rheacutetorique

meacutelanchthonienne dans son ouvrage sur Calvin le terme latin laquo res raquo doublement employeacute ici

par le franccedilais laquo ideacutee raquo352 Cette traduction se justifie eacutevidemment par le contexte drsquousage qui

ancre notre citation dans lrsquohorizon drsquoune probleacutematique peacutedagogique ndash et donc dans lrsquohorizon

de la question de la meacutethode de la transmission des connaissances Toutefois nous perdons

par ce choix interpreacutetatif la coloration preacuteciseacutement objective de la chose en question De

maniegravere geacuteneacuterale lrsquoeacutepisteacutemologie meacutelanchthonienne exhibe lrsquointention permanente

drsquoindiffeacuterencier les eacutetages langagiers psychologiques et reacuteels de la connaissance humaine Ici

encore crsquoest le concept mecircme de lieu commun dans toute la richesse de son ambivalence qui

rend raison de la possibiliteacute de cette indistinction Crsquoest aussi comme lrsquouniteacute indivisible de

lrsquoexpression de lrsquoideacutee et de la chose que le lieu srsquoatteste ainsi comme lrsquouniteacute de

lrsquoenseignement transmis A lrsquoideacuteal de certitude didactique (laquohellipdebent esse certae raquo) qui

constituait le champ propre de la rheacutetorique dans sa premiegravere partie laquo dialectique raquo reacutepond

donc ici le besoin de mettre en lumiegravere lrsquoimportance la valeur de la chose enseigneacutee ndash

importance et valeur dont ne semble pouvoir rendre raison par soi la seule certitude qui suit

de la deacutecomposition analytique de la doctrine

Ici encore crsquoest donc toujours la neacutecessiteacute propre du docere qui motive lrsquousage de

lrsquoamplification Lrsquoopeacuteration de cette amplification rheacutetorique va tendre agrave srsquoaffilier dans la

theacuteorie de lrsquoelocutio agrave lrsquousage oratoire des tropes et des figures de style Par lagrave un certain

nombre de commentateurs ont cru pouvoir reacuteduire de maniegravere geacuteneacuterale et dans lrsquoensemble

des parties de la rheacutetorique la reacutefeacuterence au proceacutedeacute amplificateur agrave cette seule partie

eacutelocutive et donc agrave la seule question des conditions du discours figuratif353 Nous ne croyons

pas toutefois que cette interpreacutetation puisse pleinement se justifier Pour nous la proceacutedure

de lrsquoamplification ndash dans son jeu avec son correacutelat reacuteducteur et abreacuteviatif ndash constitue lrsquoune des

formes matricielles de lrsquoopeacuterativiteacute discursive elle-mecircme Ce nrsquoest donc pas seulement agrave

lrsquousage des tropes et aux figures de style que Melanchthon fait reacutefeacuterence quand il parle en

geacuteneacuteral et avant ce deuxiegraveme livre de lrsquo laquo amplification raquo Celle-ci renvoie encore ndash et peut-

ecirctre mecircme essentiellement ndash agrave lrsquoamplification des matiegraveres theacutematiques et agrave la deacutecouverte des

arguments donc agrave la partie inventive et directement eacutepisteacutemique de lrsquoart oratoire En reacutealiteacute

mecircme lorsque le procegraves de lrsquoamplification se voit identifieacute agrave la constitution drsquoune elocutio

figurative le sens mecircme de cette amplification est encore lourd drsquoune certaine eacutequivociteacute

Lrsquoamplification y doit en effet srsquoy interpreacuteter agrave la fois conformeacutement agrave son acception

352 Op cit p 132353 Crsquoest le cas drsquoOlivier Millet (op cit) mais aussi dans une certaine mesure de KMeerhoff lui-mecircme (voirEntre logique et litteacuterature op cit)

200

classique dans son efficience affective ndash comme amplification des eacutemotions surcharge

passionnelle du discours ndash mais aussi dans un sens purement lexical comme la condition de la

deacutemultiplication des ressources signitives du langage Crsquoest ainsi que Melanchthon nous

preacutesentera drsquoabord lrsquoexigence de fideacuteliteacute au sens comme le fondement de le la leacutegitimiteacute drsquoun

usage tropique du langage

laquo Le premier souci de la discussion correcte doit donc ecirctre drsquoapporter une grande rigueurdans la majeure partie du discours Quelquefois pourtant on devra agreacutementer [ce dernier] defigures soit par neacutecessiteacute soit par ornement Crsquoest ainsi que le manque de mots nouscontraint parfois agrave utiliser des expressions voisines comme le font par exemple les latinslorsqursquoils parlent de laquo gemme raquo pour deacutesigner certains bourgeons des feuilles de vigne [hellip]Lrsquousage des figures procegravede donc drsquoune neacutecessiteacute partout ougrave les expressions propres fontdeacutefaut354 raquo

Crsquoest lrsquoexcegraves du sens ndash excegraves des choses ou des ideacutees agrave transmettre ndash sur les

ressources lexicales drsquoune langue qui commande avant tout lrsquousage des tropes La recherche

de lrsquoexpressiviteacute eacutelocutive doit donc elle-mecircme toujours se comprendre en premier chef

encore comme la suite drsquoune certaine deacuteclinaison de lrsquoimpeacuteratif-certitude Mais cette

certitude srsquoarrime ici moins agrave lrsquoexigence fondamentale drsquounivociteacute qursquoau besoin de

deacutemultiplier les capaciteacutes seacutemantiques drsquoune langue en situation oratoire Les deux principes

de lrsquoideacuteal eacutepisteacutemologique meacutelanchthonien nrsquoentrent-ils pas tout de mecircme ici dans un conflit

ineacutevitable Assumer lrsquoemploi des figures nrsquoest ce pas en dernier recours autoriser fatalement

lrsquointrusion poleacutemique de lrsquoeacutequivociteacute dans la langue En reacutealiteacute il nrsquoen est rien Lrsquoemploi des

figures se voit proposeacute comme un substitut fonctionnel agrave la constitution des neacuteologismes Si

lrsquoinsuffisance de la langue leacutegitime cette discursiviteacute figurative le requisit anti-polyseacutemique

nrsquoest pas reacuteellement atteint dans son principe par ce deacutetournement seacutemique En effet comme

succeacutedaneacute agrave la carence lexicale la figure constitueacutee agit de fait constamment comme un

neacuteologisme deacuteguiseacute355 Crsquoest un mot nouveau ndash sous la figure et lrsquoapparence de lrsquoancien ndash qui

surgit dans la geacuteneacuteration tropique Et lrsquoapparence drsquoun double sens se reacutesout donc dans la

reacutealiteacute plus profonde drsquoun double mot Nous reviendrons sur ce point central de la theacuteorie

tropique de Wittenberg agrave lrsquooccasion de notre eacutetude sur la Cegravene

354 laquo Prima cura debet esse proprii sermonis quo maximam orationis partem constare oportet Interdum tamenaut necessitatit aut decoris causa aspergendae erunt figurae Nam ubi desunt propria cogit inopia ex vicino aliasvoces mutuari ut in vitibus gemman dicunt Latini et Graeci ophthalmon quemadmodum et Germani quiaproprium deest Nam initio necessitas peperit figuris ubi propria deerant raquo ibid 463355 Voir ici encore agrave ce sujet notre sixiegraveme eacutetude

201

sect22 Tropes et scheacutemas

Passons en pour le moment agrave quelques points terminologiques La theacuteorie des

figures meacutelanchthonienne distingue les tropes (laquo tropis raquo) des scheacutemas (laquo schematibus raquo)

Parfois lrsquousage du terme de laquo figure raquo est pleinement compreacutehensif et inclut dans son

extension les deux types de jeux stylistiques parfois le mot est en revanche reacuteduit agrave sa seule

acception de laquo scheacutema raquo Melanchthon nous dit au sujet de cette diffeacuterence

laquo Les grecs parlent de laquo tropes raquo lorsque la signification originelle drsquoune expression estdeacutetourneacutee vers une signification correspondant agrave une chose qui entretient avec la premiegravere uncertain rapport de similitude [ad rem similem] Par exemple lorsque Deacutemosthegravene dit dePhilippe qursquoil laquo est ivre de pouvoir raquo le terme drsquo laquo ivresse raquo nrsquoest pas employeacute ici dans sasignification propre [hellip] Nous appelons scheacutemas [schema] tous les actes oratoires au seindesquels il nrsquoest pas neacutecessaire de modifier la signification des termes employeacutes356 raquo

Plus loin nous lisons encore

laquo Nous avons dit plus haut que les figures sont appeleacutees laquo tropes raquo lorsque la significationdrsquoune expression est redirigeacutee vers quelque chose de voisin et crsquoest en ce sens que le peupleparle souvent de laquo croix raquo agrave la place de laquo malheur raquo Par contraste le scheacutema est un acte delangage qui ne neacutecessite pas de modifier la signification de lrsquoexpression employeacutee357 raquo

Lrsquoopposition des tropes et des scheacutemas se joue donc dans la distinction entre une

inventiviteacute seacutemantique et une inventiviteacute dont les effets se manifesteront seulement dans les

jeux de combinaisons expressives Lagrave ougrave le trope modifie les modes ordinaires de lrsquousage du

lexique en reconduisant le sens propre et originaire drsquoune expression agrave un sens proche et

analogue le scheacutema produit des effets de styles en reacutepeacutetant en rapprochant ou en opposant

des sonoriteacutes des ideacutees et des formes La distinction du trope et du scheacutema recouvre donc

encore la dissociation entre deux eacutechelles de production figurative le trope se jouant au

niveau du terme eacuteleacutementaire et isoleacute et le scheacutema se deacuteployant au contraire agrave lrsquoeacutechelle drsquoune

phrase ou drsquoun mouvement discursif entiers Crsquoest donc la theacuteorie rheacutetorique du trope qui

nous occupera plus particuliegraverement agrave lrsquooccasion de cette eacutetude Crsquoest en elle en effet que se

joue drsquoabord la question de la possibiliteacute drsquoun usage simultaneacutement figuratif et univoque du356 laquo Graeci vocant tropous cum vox a propria significatione ad rem similem aut vicinam vertitur utDemosthenes inquit Philippum magnitudine rerum gestarum ebrium esse hic apparet non retineria propriamsignification ebrietatis [hellip] Schegravemata vocant quasi gestus orationis in quibus non est necesse mutaresignificationem vocum raquo ibid 464357 laquo Supra dixi vocari Tropos cum vocis significatio ad vicinum quiddam transfertur ut cum vulgo dicimuscrucem pro calamitate Sed schegravema est gestus in quo non est necesse vocis significationem mutarihellip raquo ibid474

202

langage Or crsquoest preacuteciseacutement agrave ce niveau de probleacutematique que la theacuteorie rheacutetorique de

lrsquoeacuteloquence rencontrera la theacuteologie et lrsquoexeacutegegravese des discours bibliques

Melanchthon parle de laquo gestus raquo en geacuteneacuteral pour deacutesigner le geste par lequel

lrsquoorateur rend figuratif le langage de son oratio Nous rendons ndash de maniegravere anachronique

mais cela se justifie dans le contexte ndash par laquo acte de langage raquo ce terme qui marque

preacuteciseacutement le caractegravere actif performatif de la dimension tropique de lrsquoactiviteacute oratoire

Nous aurons agrave revenir dans les eacutetudes que nous consacrerons au thegraveme de la Cegravene sur le sens

preacutecis de cette performativiteacute qui srsquoassigne drsquoabord agrave lrsquohorizon de lrsquoopeacuterativiteacute du lieu

doctrinal Cette activiteacute et cette productiviteacute discursives ne doivent pas se concevoir en effet

comme relevant strictement de la libre subjectiviteacute et de lrsquoinventiviteacute inchoative et erratique

de lrsquoorateur Ici encore lrsquoactiviteacute amplificatrice est encadreacutee par des regravegles de reacutegulation Or

ces regravegles de reacutegulation ce sont preacuteciseacutement et agrave nouveau les lieux communs dialectiques

sect23 Scheacutematisme dialectique et theacuteorie de la construction normeacutee des figures tropiques

Melanchthon eacutetablit ainsi lrsquoinventaire des diffeacuterents tropes rheacutetoriques

laquo Les tropes sont

La meacutetaphoreLa meacutetalepseLa synecdoqueLa meacutetonymieLrsquoantonomaseLrsquoonomatopeacuteeLa catalepsie358 raquo

Ces tropes nous lrsquoavons dit relegravevent toujours du niveau seacutemantique de la

productiviteacute figurative Lrsquoœuvre propre du trope crsquoest un certain transfert une certaine

translation une certaine substitution (laquo translatio raquo laquo transfertur raquo laquo versatur raquo etc) de sens

par lesquels la signification premiegravere direct et originaire de lrsquoexpression se voit deacutetourneacutee

vers une signification seconde qui entretient avec la premiegravere laquo un certain rapport de

358 laquo Tropoi sunt MetaphoraMetalegravepsisSunekdochegraveMetocircnumiaAntocircnomasiaOnomatopoiumltaKatachregravesis raquo ibid 464

203

similitude raquo Or crsquoest preacuteciseacutement agrave cette exigence et agrave cette condition de similitude qursquoest

ordonneacutee la possibiliteacute drsquoune opeacuterativiteacute tropique Pour ecirctre leacutegitime et pour faire sens le

trope doit pouvoir rendre constamment raison de cette filiation de cette parenteacute qui lie le sens

nouveau au sens ancien et originaire Bien loin de relever drsquoune inventiviteacute anarchique

lrsquousage du trope est donc au contraire conditionneacute par un ensemble de regravegles et de scheacutemas

drsquoencadrements formels qui deacutefinissent preacuteciseacutement les modes possibles de la similitude du

sens Or ces modes de la similitude ndash ces modes drsquoencadrement des substitutions seacutemantiques

ndash ce sont preacuteciseacutement les schegravemes formels des lieux communs dialectiques La meacutetaphore

apparaicirctra ainsi comme lrsquoacte figuratif associeacute au schegraveme de la transmutation selon le lieu des

semblables ou des laquo correacutelats raquo (cognata) Crsquoest en ce sens que Virgile pourra par une

correacutelation structurelle parler de laquo royaume de la cire raquo et de laquo roi raquo pour deacutesigner le mode

drsquoorganisation de la ruche apparenteacute ou affilieacute au reacutegime monarchique drsquoune civitas (laquo ipsae

regem parvosque Quirites sufficiunt aulasque et cerea regna refigunt359 raquo)

Le transfert meacutetalepsique sera quant agrave lui configureacute selon le lieu de la cause et de

lrsquoeffet Ainsi lrsquooratio eacutevangeacutelique substituera-t-elle la signification ordinaire de la

reacutesurrection et de la vie agrave leur cause efficiente lorsque Christ annoncera Ego sum ressurectio

et vita360 (qui signifie en reacutealiteacute je suis celui qui est cause en vous de la reacutesurrection et de la

vie) De la mecircme maniegravere la meacutetonymie tire son opeacuterativiteacute transmutative du schegraveme du lieu

du tout et des parties (substitution du tout agrave sa partie de la partie agrave son tout le veacutelo a creveacute la

voile disparaicirct au loin dans lrsquooceacutean) lrsquoantonomase de la deacutefinition etc En tout crsquoest donc la

fonction stylistique du trope qui se voit subordonneacutee agrave la fonction dialectique du lieu et la

transformation figurale apparaicirct ainsi comme la substitution drsquoun sens originaire agrave lrsquoun de ses

lieux structurels ndash cest-agrave-dire agrave un mode de sa partition ou de son extension A mecircme lrsquoeffet

de sens et la pragmatique de la stylistique discursive ordinaire crsquoest alors toujours le lieu

commun qui srsquoatteste comme lrsquoopeacuterateur structurel et comme lrsquoinfrastructure sous-jacente

drsquoun jeu ndash toujours reacutegleacute et toujours fini ndash de substitutions seacutemantiques Ici deacutejagrave le figuratif

ne nous apparaicirct plus que comme de la logique contracteacutee et de lrsquoargumentation en

raccourci361 Les tropes sont soumis agrave des conditions de validiteacute et agrave des conditions

359 Ibid 464360 Ibid 464361 Cette thegravese qui lie le trope agrave une laquo argumentation compresseacutee raquo a eacuteteacute redeacutecouverte reacutecemment par Sperber etWilson dans La Pertinence (traduit en franccedilais Paris Minuit 1989) Lrsquoouvrage doit beaucoup agrave la linguistiquepragmatique de Paul Grice et notamment agrave la notion drsquoimplicature conversationnelle qui constitue en un sensaussi le nerf de notre propre travail interpreacutetatif De maniegravere geacuteneacuterale srsquoil fallait retenir une seule laquo implicationactuelle raquo de la theacuteorie meacutelanchthonienne du discours ce serait certainement cette ideacutee selon laquelle le motaussi dans sa nuditeacute mecircme et dans son atomiciteacute discursive renferme deacutejagrave un jeu drsquoinfeacuterences implicitesLrsquo laquo infeacuterentialiteacute du mot raquo voilagrave sans doute un mot drsquoordre ndash un simple programme en lrsquoeacutetat ndash qursquoune rechercheen linguistique pragmatique pourrait tenter de deacutevelopper

204

drsquoexactitude exactement comme le sont les argumentations elles-mecircmes Ce qui se donne agrave

nous sous la thegravese du scheacutematisme dialectique de la construction des figures crsquoest donc

lrsquooriginaire solidariteacute des principes de lrsquoefficience estheacutetique du discours et de ceux de la

reacutegulation dialectique de sa structure

sect24 La theacuteorie des scheacutemas

Les scheacutemas ndash ou figures de style au sens premier ndash obeacuteissent aussi dans lrsquoordre de

leur construction au mecircme type de scheacutematisme dialectique Melanchthon distingue trois

ordres de figures lrsquoordre grammatical lrsquoordre de la penseacutee et lrsquoordre oratoire en tant que tel

Dans tous les cas les figures en geacuteneacuteral (tropes compris) opegraverent toujours par un jeu de

concateacutenation et de rapprochement drsquoentiteacutes linguistiques La diffeacuterence entre les tropes et les

scheacutemas et par suite entre les diffeacuterents types de scheacutemas eux-mecircmes tient alors agrave lrsquoeacutechelle

et agrave la modaliteacute de ce rapprochement mais aussi au type drsquoentiteacutes linguistiques rapprocheacutees

Dans les tropes nous lrsquoavons vu le rapprochement seacutemantique opegravere selon les diffeacuterents

lieux dialectiques agrave lrsquoeacutechelle du terme atomique et sur un mode toujours implicite le sens

ancien disparaicirct ou srsquoefface pour ainsi dire dans le surgissement de la signification nouvelle

Ni le contexte ni le sens de la phrase ni lrsquointention de lrsquoauditeur ne peuvent donc rendre

raison de la survivance du sens propre Crsquoest seulement le reacuteflexe drsquoassociation signitive de

lrsquoauditeur et surtout lrsquoobjectiviteacute de lrsquoassignation lexicale qui garantissent en derniegravere

instance la survivance de lrsquoacception originelle En ce sens et comme nous lrsquoavons dit le

trope leacutegitime relegraveve drsquoabord pour Melanchthon de la logique du neacuteologisme ndash ou pour

parler avec plus drsquoexactitude de la neacuteonymie Et le trope se donne alors comme lrsquoopeacuterateur de

lrsquoextension lexicale du systegraveme terminologique drsquoune langue en usage

Au contraire dans le scheacutema les entiteacutes linguistiques rapprocheacutees sont copreacutesentes

simultaneacutees (ou immeacutediatement successives) et explicites Et lrsquoeffet de style du scheacutema tient

preacuteciseacutement agrave lrsquoexpressiviteacute ou agrave la patence mecircme du jeu de cette association Crsquoest en ce sens

que le scheacutema se deacuteploiera donc non plus au niveau du terme isoleacute mais au niveau de la

phrase ou mecircme du mouvement oratoire dans son inteacutegraliteacute En cela encore le scheacutema

nrsquoenveloppe pas dans son usage la neacutecessiteacute drsquoun glissement seacutemantique ou drsquoun

deacutetournement du lexique ordinaire Puisque son efficience stylistique et figurative opegravere agrave

lrsquoeacutechelle de la relation de plusieurs entiteacutes linguistiques co-preacutesentes dans lrsquoexpressiviteacute drsquoune

phrase il nrsquoest nul besoin pour lrsquoorateur qui y recourt de faire violence agrave la logique du sens

205

propre Les types ou les laquo ordres raquo (laquo ordo figurarum raquo) des scheacutemas se distinguent alors

seulement en fonction du genre drsquoentiteacutes linguistiques manipuleacute dans lrsquoacte figuratif Si ces

entiteacutes linguistiques ne sont que des phonegravemes ndash et si le jeu stylistique du scheacutema nrsquoest donc

qursquoun jeu de combinaison de rapprochement ou drsquoopposition de sonoriteacutes ndash le scheacutema sera

dit par Melanchthon laquo grammatical raquo

laquo Le premier [ordre] appartient entiegraverement agrave la grammaire Il deacutepend de la position desmots de lrsquoemphase ou de la clarteacute du terme362 raquo

Lrsquoemphase doit ecirctre comprise ici au sens eacuteleacutementaire de lrsquoinsistance ou de

lrsquoaccentuation La grammaire deacutelimite donc le niveau phoneacutetique de la figure de style Crsquoest

par delagrave la compliciteacute ou la solidariteacute de lrsquoart des concateacutenations de mots avec lrsquoart de la

musique et de la symphonie que le scheacutema grammatical opegravere Le rapprochement des

phonegravemes se deacutecline sur les modes de la reacutepeacutetition des assonances de lrsquoharmonie des sons

voisins ou de la dissonance Crsquoest donc un scheacutematisme dialectique reacuteduit aux lieux des

semblables et contraires qui structure lrsquoefficience stylistique du scheacutema grammatical Ainsi

Melanchthon listera parmi les figures caracteacuteristiques du premier ordre les traditionnelles

alliteacuterations assonances prosonomasie hypallages polysyndegravetes etc

Le second ordre deacutelimite lrsquoensemble des figures qui visent essentiellement agrave ajouter

du mouvement agrave lrsquoexpression comme les interrogations les exclamations etc Et crsquoest avec le

troisiegraveme ordre que lrsquoanalyse du scheacutema atteint lrsquoeacutechelle seacutemantique du rapprochement

figuratif Ce ne sont plus des jeux de sonoriteacutes mais des jeux de significations ndash

rapprochement de sens proches contraires ou correacuteleacutes selon un mode possible de la

correacutelation du sens ndash qui garantissent lrsquoeffet de style

laquo Dans le troisiegraveme ordre nous avons rassembleacute les figures qui augmentent le discours et quienrichissent le style363 raquo

Cette derniegravere partie du manuel des Elementa est celle qui doit sans doute le plus agrave

lrsquoinfluence du De copia drsquoErasme364 Toutefois la theacuteorie meacutelanchthonienne de la figure doit

ecirctre en mecircme temps preacuteserveacutee de la menace drsquoun grave contre-sens qui rapprocherait le

scheacutema figuratif drsquoun simple instrument de lrsquoabondance oratoire Lrsquo laquo augmentation raquo (laquo

augent raquo) ne peut se laisser penser ici sous la signification du simple allongement La

362 laquo Primus omnino ad grammaticos pertinent de situ verborum aut de emphasi ac luce vocabuli raquo ibid 471363 laquo In tertium ordine collocavimus eas figuras quae augent orationem et reddunt locupletiorem raquo ibid 479364 Voir sur ce point OMillet op cit 132

206

meacutetaphore de la croissance discursive tire drsquoabord son sens et sa leacutegitimiteacute de lrsquoamplification

affective que la figure geacutenegravere parmi les auditeurs du discours365 Et cette amplification elle-

mecircme srsquoorigine dans le jeu des rapprochements et des extensions seacutemantiques des mots par

lrsquousage des figures du troisiegraveme ordre Les modes de ces rapprochements sont agrave nouveau

deacuteriveacutes des schegravemes purs que constituent les lieux communs dialectiques

Crsquoest ainsi que Melanchthon construit une taxinomie des figures de la penseacutee

ordonneacutees selon leur inscription dans lrsquoun des diffeacuterents scheacutematismes analytiques mis au jour

dans la theacuteorie du Compendiaria En ce sens notre auteur preacutesentera successivement les

figures ex definitione (tapeinocircsin sunocircnumia emphasin etc) ex divisione (merismos

sunathroismonhellip) ex causis (aitiologia dikaiologia anagkaion metastasehellip) ex contrariis

(antitheis antimetabolegravehellip) etc366 Crsquoest donc ici encore les schegravemes eacuteleacutementaires tireacutees des

preacutedicables et des cateacutegories de la dialectique qui reacutegissent les modes possibles de

lrsquoassociation figurative des mots Si les modes de translatio du sens demeuraient implicites et

cacheacutes dans lrsquousage des tropes les formes du jeu seacutemantique luisent au contraire ici en pleine

lumiegravere dans la construction des figures du troisiegraveme ordre La copreacutesence et le caractegravere

manifeste des termes mis en rapport dans le jeu figuratif (laquo le soleil noir de ma meacutelancolie raquo

dans une figure oxymorique meneacutee selon le lieu des contraires) fait apparaicirctre dans une pleine

expressiviteacute la racine et la logique analytique des figures de style La figure crsquoest la forme

simultaneacutement explicite contracteacutee et abreacuteviative de la construction du reacuteseau des satellites

theacutematiques drsquoun terme simple

Par delagrave lrsquoapparence de leur originaliteacute fonctionnelle les figures agissent donc

encore sur ordre de lrsquoimpeacuteratif-certitude Crsquoest le reacuteseau des chevilles ouvriegraveres de cette

certitude (les loci finitionum) qui commande le deacuteveloppement des associations seacutemantiques

sous lesquelles se laissent articuler les diffeacuterentes figures de style Une antithegravese nrsquoest qursquoun

jeu des contraires un meacuterisme un jeu de parties une meacutetastase un jeu des causes etc Les

scheacutemas participent donc ndash agrave leur insu peut-ecirctre et du moins agrave lrsquoinconscience des orateurs -

du mecircme programme de construction et de deacuteveloppement du reacuteseau total des correacutelats

lexicaux et signitifs - programme auquel se rattache en son essence la matrice de tout projet

365 Nous refusons lrsquointerpreacutetation que fait Millet de cette phrase laquo Idem nos in hoc tertio figurarum ordinedocebimus quomodo crescat oratio partim verbis partim etiam rebus aucta raquo Pour lrsquoauteur de Calvin et ladynamique de la parole (voir p132) la croissance en question ici serait agrave comprendre au sens drsquoun simpleallongement drsquoune extension purement quantitative ou numeacuterique du discours Mais le recentrement qui srsquoopegravereici sur lrsquoeacutechelle du mot (verbum) teacutemoigne deacutejagrave de lrsquoimpossibiliteacute de cette lecture Qursquoest ce que peut bienvouloir signifier un allongement purement laquo extensif raquo drsquoun mot Evidemment la croissance dont il est questionici est une deacutemultiplication ou une amplification seacutemantique ndash la mise en rapport drsquoun terme avec le reacuteseau deces satellites notionnels366 Ibid 483-490

207

eacutepisteacutemique Ce qui appert agrave mecircme la theacuteorie figurative de Melanchthon crsquoest donc encore et

toujours cette originaire connivence de lrsquoordre de lrsquoanalyse et de lrsquoordre du style Le style et

la figure sont constamment travailleacutes de lrsquointeacuterieur par lrsquoopeacuterativiteacute analytique des lieux

dialectiques Et la figure se donne ainsi agrave penser comme lrsquoeacutecho de la charge affective de la

preuve comme le raccourci de la deacutemonstration ndash la logique rendue homogegravene au rythme et

aux pulsations de la passion humaine

sect25 Theacuteorie du style theacuteorie du scheacutematisme et theacuteorie de lrsquoaffect la construction doctrinale de la

passion

Crsquoest sur cette base que nous devons comprendre ndash avec un certain retard si lrsquoon

srsquoen tient agrave lrsquoeacuteconomie du texte - le sens de la theacuteorie meacutelanchthonienne de lrsquoaffectiviteacute La

solidariteacute intime du thegraveme de lrsquoaffect et de la theacuteorie de la production oratoire date au moins

drsquoAristote367 Dans sa Rheacutetorique deacutejagrave le philosophe stagirite associait ainsi la possibiliteacute

drsquoune performance affective de lrsquoorateur aux ressources figuratives du langage Le jeu des

figures de style srsquoy laissait deacutejagrave indiquer comme lrsquoinstrument du versant affectif de la

persuasion de lrsquoauditeur Et crsquoest en ce sens seulement ougrave le pathos relegravevait du champ

drsquoinfluence de lrsquoopeacuteration figurative de lrsquoart oratoire que cet eacuteleacutement affectif pouvait aussi

compter au nombre des eacuteleacutements techniques ou meacutethodiques de la rheacutetorique368

Si lrsquoon suit la logique propre de la reconstruction dialectique du jeu figuratif il nous

faut donc affirmer que le laquo moment meacutelanchthonien raquo est dans lrsquohistoire de la rheacutetorique

celui drsquoun rabattement radical du πάθος sur le λόγος Tentons de conclure ce chapitre par un

bref parcours de la theacuteorie de lrsquoaffectiviteacute des Elementa Melanchthon distingue au sein des

affects humains (chapitre laquo de affectibus raquo) les ἤθη des πάθη

laquo Certains affects appeleacutes ἤθη en grec sont plus doux ils sont engendreacutes par des motsflatteurs qui exaltent le sens de lhumaniteacute et du devoir369 raquo

367 Mais elle est sans doute en fait co-native agrave la sophistique grecque elle-mecircme368 Nous savons que la distinction entre les trois eacuteleacutements propres et techniques ndash logos ethos pathos ndash et leseacuteleacutements a-techniques de la rheacutetorique trouvent leur lieu natif dans le deuxiegraveme chapitre de la Rheacutetoriquearistoteacutelicienne Le philosophe stagirite y eacutenonce notamment laquo Parmi les moyens de peruasuion les uns sontnon techniques les autres techniques (hellip) est technique tout ce qursquoil est possible drsquoeacutelaborer par une meacutethode oupar nous-mecircmes Parmi les moyens du discours il y a trois espegraveces Les uns en effet reacutesident dans lrsquoethos decelui qui parle les autres dans le fait de mettre les auditeurs dans telle ou telle disposition [pathos] les autresdans le discours [logos] lui-mecircme raquo 1356 a 1369 laquo Nam alii affectus sunt leniores qui vocantur egravethegrave qui blandis verbis efferuntur quae significationemhumanitatis atque officii praebent raquo ibid 454

208

A ce premier genre drsquoaffects reacutepondent les πάθη ndash violents et deacutemesureacutes Or ce sont

bien les figures de style de lrsquoelocutio et donc le scheacutematisme des lieux dialectiques qui

commande le deacuteveloppement de cette deacutemesure affective

laquo Autres sont ces affects violents que nous appelons πάθη Pour ceux-ci ce sont les motsrudes et tragiques qui sont utiliseacutes Et les amplifications sont meneacutees au moyen des lieuxdialectiques par lesquels nous exhortons les acircmes de maniegravere exageacutereacutee agrave consideacuterer ladigniteacute ou la laideur de la chose De cela Tite-Live donne un exemple dans son discourscontre Pleminius quand il dit laquo De lhomme il na rien sinon lapparence et les vecirctementsainsi que la langue latine et il est un mal et un monstre comme ceux [ou celles] dont il estdit quils frappent le deacutetroit de Messine pour engloutir les bateliers [reacutefeacuterence agrave Charbyde etScylla]370 raquo

Formellement Melanchthon conserve donc lrsquoordre et le sens traditionnel du rapport

qui rattache les figures aux principes de la production des affects Mais lrsquoinfleacutechissement

radical qursquoil fait subir agrave la theacuteorie de la productiviteacute figurale - rapprocheacutee drsquoun scheacutematisme

dialectique et de la logique drsquoune preuve laquo en abreacutegeacute raquo - affecte en retour aussi le sens sous

lequel se conccediloit encore lrsquoaffectiviteacute elle-mecircme Ce que Melanchthon exhibe ici crsquoest

lrsquoisomorphisme ou lrsquohomologie structurelle du dynamisme affectif et du dynamisme logico-

analytique La signature de cette homologie crsquoest lrsquoextension mecircme de lrsquousage du terme

drsquoamplification qui deacutesigne agrave la fois le mouvement matriciel de lrsquoopeacuterativiteacute figurative et le

mouvement propre de lrsquoenchaicircnement psychique des passions Crsquoest ainsi agrave lrsquoordre des affects

que les laquo amplificationes raquo mentionneacutees ici renvoient en premier lieu Et cette amplification

propre aux ressources de dynamisme affectif ndash aux virtualiteacutes de deacutebordement de

transcendance ou de deacutemesure des passions humaines - srsquoenchaicircne toujours au rythme des

variations sonores des jeux drsquoassonances ou de symphonies des dysharmonies et des

consonances seacutemantiques des entrecroisements drsquoideacutees qui construisent lrsquoordre des

amplifications figuratives Les pulsations de la passion srsquoalignent et srsquoajustent au greacute du

dynamisme proceacutedural de la logique pur Crsquoest lagrave que reacuteside lrsquoefficience affective du lieu

commun dialectique Crsquoest lagrave que srsquoengendre et srsquoorigine drsquoabord lrsquoinscription

anthropologique de la doctrine Passant des lieux communs dialectiques ndash structures et

scheacutematismes purs de la doctrinaliteacute ndash aux lieux positifs des diffeacuterentes doctrines

370 laquo Alii sunt affectus vehementiores qui dicuntur pathe In his utendum est atrocibus et tragicis verbusDucuntur autem ex omnibus locis dialecticis amplificationes ad impellendos animos exaggerata vel dignitatevel turpitudine rei ut ab exemplo Livius in Pleminium Nec hominis quidquam est praeter figuram et speciemneque Romani civis praeter habitum vetitumque et sonum latinae linguae pestis ac bellua immanis qualemfretum quondam quo ab Sicilia dividimurhellip raquo ibid 454

209

Melanchthon pourra ainsi radicaliser la thegravese drsquoune geacuteneacuterativiteacute topique de lrsquoordre eacutemotionnel

de lrsquohumain Et attester encore lrsquointime structuration doctrinale de la passion

laquo Lrsquoaffect et lrsquoeacutemotion sont neacutecessairement ajouteacutes au discours de la mecircme maniegravere que leslieux communs y sont disseacutemineacutes Les affects tirent leurs origines des lieux deacutesirables ouindeacutesirables comme ceux que nous avons recenseacutes dans les genres deacutelibeacuteratif etdeacutemonstratif lrsquohonorable le laid lutile et linutile etc Lhonorable et lutile meacuteritentlrsquoamour Le laid en revanche et tout ce qui fait violence agrave la nature comme lrsquoinjuste et lenuisible provoquent la haine des hommes La compassion [misericordiam] est susciteacutee parlrsquoeacutevocation drsquoun malheur par la mauvaise fortune de lrsquoacircge de la naissance ou ducaractegravere Par conseacutequent il est facile de comprendre que des affects surgissent toujours danstoutes les parties du discours ougrave sont traiteacutes les lieux communs de la vertu et du vice371 raquo

Crsquoest par soi et dans le champ de son efficience propre que le lieu doctrinal

srsquoalourdit donc drsquoune charge affective ou drsquoune polarisation eacutemotionnelle Et crsquoest agrave cette

polariteacute inaugurale de la doctrine ndash barycentre si lrsquoon peut dire de toutes les charges locales

qui la reacutesument ndash que lrsquoaffectiviteacute humaine vient srsquoajuster apregraves coup Une heureuse doctrine

fait des hommes joyeux Voilagrave en abreacutegeacute le principe de lrsquoanthropologie lutheacuteriano-

meacutelanchthonienne Le dynamisme affectif est donc fonciegraverement heacuteteacuteronome et srsquoexpose

constamment au magneacutetisme drsquoun jeu de reacutepulsions topiques constitueacutees en amont dans la

syntaxe des dichotomies du discours Le tissu passionnel de lrsquohumain signale toute carence

drsquoeacutepaisseur propre il srsquoaligne dans un mouvement purement reacuteactif agrave la polariteacute contagieuse

drsquoun a priori doctrinal Crsquoest dans la chimie de la doctrina que se succegravedent les oscillations de

lrsquoamour et de la haine - dans les reacuteactions de la science que srsquoenchaicircnent les pulsations de la

deacutesespeacuterance et de la foi

sect26 Conclusion

En conclusion il nous faut donc reacutepeacuteter lrsquoinsuffisance manifeste du mobile ireacutenique

ou de lrsquointention de synthegravese agrave expliquer le caractegravere compreacutehensif ndash qui semble parfois

confiner jusqursquoagrave la polyseacutemie et agrave lrsquoindeacutetermination ndash du concept mecircme de lieu commun Si

lrsquoambivalence du lieu obeacuteit peut-ecirctre et en premiegravere instance agrave la volonteacute de lrsquoauteur de

371 laquo Ut loci communes sparguntur in orationem ita affectus oportet ac motus quosdam orationi addere Affectusautem oriuntur ex locis expetendorum ac fugiendorum quos in genere suasorio et demonstrativo recensuimusvidelicet ex honesto turpi utili et inutili Nam honesta atque utilia merentur amorem Turpia abhorrentia naturainiusta damnosa oderunt homines Misericordiam movet calamitas seu fortuna indigna aetate genere virtuteHinc intelligi potest in qualibet oratione affectus in iis partibus existere in quibus tractantur loci communes devirtutibus et vitiis raquo ibid 454 Nous preacutefeacuterons en rester ici encore agrave une traduction tregraves litteacuterale quitte agravesacrifier le style avec des tournures adjectivales comme laquo le laid raquo

210

reacutesumer dans un mecircme terme et dans une mecircme notion la richesse et la diversiteacute des

conceptions classiques ou contemporaines agrave son sujet crsquoest en dernier recours la seule

existence drsquoune uniteacute analogique entre les diffeacuterentes eacutechelles de significations qui autorise

finalement lrsquoemploi drsquoun mot unique Crsquoest parce qursquoil existe un scheacutematisme reacuteel et une

proceacutedure concregravete de deacuterivation par lesquels les eacutetages rheacutetoriques et doctrinaux du lieu se

voient deacuteduits et engendreacutes par leur couche dialectique que Melanchthon peut parler de locus

communis au singulier Le concept de lieu commun nrsquoest donc dans son usage

meacutelanchthonien et malgreacute les lourdes apparences de dispariteacute ni fonciegraverement indeacutetermineacute ni

reacutesolument eacutequivoque De toute eacutevidence la possibiliteacute mecircme de cette univociteacute se conjoint

aussi avec une reacuteduction ndash disons du moins un rabattement ndash assumeacute de la rheacutetorique sur sa

matrice dialectique ndash et sur la reconduction correacutelative du movere au docere de lrsquoaffect agrave la

doctrine de lrsquoabondance agrave la briegraveveteacute Ici deacutejagrave la doctrine srsquoatteste comme lrsquoarchitecture

nourriciegravere de lrsquoaffectiviteacute Et lrsquoentiteacute humaine dans son originaire plasticiteacute affective

srsquoavoue ainsi encore comme le produit deacuteriveacute de cet a priori topologique

211

CHAPITRE IV

Les loci communes de 1521

les beacuteneacutefices du Christ et la dispense de lrsquoanthropologie

sect1 Les loci communes de 1521 et la question de la dogmatique lutheacuterienne

Les commentateurs de Philippe Melanchthon srsquoaccordent ordinairement agrave remarquer

le caractegravere systeacutematique et formaliseacute du manuel theacuteologique de 1521372 les Loci communes

renfermeraient lrsquoexpression drsquoun deacuteveloppement exhaustif ordonneacute et ndash en un sens du moins

ndash acheveacute de la laquo doctrine officielle raquo du lutheacuteranisme Cette systeacutematiciteacute doit confeacuterer agrave

lrsquoouvrage un privilegravege et un aura remarquables bien au-delagrave de lrsquoeacutevidence de son originaliteacute

formelle Et pour cause si le manuel de 1521 renferme bien le principe drsquoune exposition

fidegravele et inteacutegrale de la theacuteologie native de Wittenberg il est alors aussi le premier le

principal et peut-ecirctre encore le seul teacutemoin373 rigoureux de ce qui pourrait se donner agrave nous

comme sa dogmatique unifieacutee Face agrave ces Loci communes les preacutetentions systeacutematiques de la

Confession drsquoAugsbourg ou des eacutecrits de Luther eux-mecircmes se verraient en un sens

disqualifieacutes soit du fait de lrsquoancrage seulement strateacutegique et circonstanciel de lrsquointention de

leur reacutedaction soit par leur dimension trop poleacutemique ou par leur caractegravere strictement

populaire

La Confession374 de 1530 malgreacute ou par delagrave sa porteacutee et son mobile officiels

repreacutesenterait deacutejagrave en regard de lrsquoimpulsion initiatrice des Loci communes une forme de

laquo trahison doctrinale raquo le projet laquo reacuteconciliateur raquo et la latence drsquoune volonteacute ireacutenique

372 Crsquoest deacutejagrave sous le titre de laquo la dogmatique de Melanchthon raquo que Dilthey entendait commenter agrave lrsquooccasionde son eacutetude sur la Weltanschauung du monde de la renaissance lrsquoouvrage theacuteologique de 1521 Voir Diltheyopcit p 255 Mais ce caractegravere de laquo dogmatique raquo des Loci - au sens large drsquoune somme formaliseacutee des articlesde la foi ndash est aussi devenu un lieu commun de la litteacuterature secondaire consacreacutee plus speacutecifiquement aureacuteformateur ou agrave la theacuteologie de Wittenberg Crsquoest en effet sous les labels de la laquo premiegravere dogmatiqueprotestante raquo ou de la laquo premiegravere version formaliseacutee de la doctrine lutheacuterienne raquo que TJ Wengert W Maurer ouE Bizer entendent deacutesigner lrsquoouvrage de 1521 dans leurs ouvrages deacutejagrave reacutefeacuterenceacutes (Wengert parle ainsi encorede laquo first Protestant (evangelical) systematic theology raquo dans son plus reacutecent Philip Melanchthon Speaker of theReformation Burlington Ashgate Variorum 2009 p 17) Ce genre de titres se retrouvent aussi dans lesquelques introductions deacutejagrave reacutefeacuterenceacutees aux traductions anglaises ou allemandes de lrsquoouvrage (voir Poumlhlmannop cit note 1 p 12)373 Et ce preacuteciseacutement aux deux sens ndash adjectif et nom commun ndash de lrsquoecirctre teacutemoin non seulement point dereacutefeacuterence et uniteacute de mesure (le teacutemoin chimique) mais encore garant drsquoune certification (le teacutemoin judiciaire)374 Les deacuteveloppements au conditionnel qui suivent expriment drsquoune certaine maniegravere ndash et drsquoune faccedilon il faut lereconnaicirctre un peu caricaturale ndash les thegraveses de Karl Holl et de ses disciples (voir note 12 de notre introduction)

212

gommeraient nettement la radicaliteacute native du programme theacuteologique esquisseacute dix ans plus

tocirct Crsquoest encore le sol contextuel de la reacutedaction de la Confession ndash qui rappelons le est

commandeacutee par lrsquoempereur Charles Quint pour donner un support et une base doctrinale fixe

agrave la discussion confessionnelle dans lrsquoEmpire ndash qui expliquerait lrsquo laquo allure de simpliciteacute raquo et

une certaine superficialiteacute theacuteologique de son eacutecriture375 La Confession est drsquoabord reacutedigeacutee

pour ecirctre homogegravene agrave lrsquoeacutechelle drsquoune discussion politique ndash crsquoest la possibiliteacute de lrsquoadheacutesion

drsquoun Etat aux grands principes drsquoune doctrine qui est en jeu et non la preacutetention drsquoune

reacutesolution du nerf probleacutematique des grandes quaestiones de la theacuteologie chreacutetienne Enfin

cette Confession porterait encore la signature de lrsquoimminence drsquoun schisme inter-

wittenbergeois elle deacutevoilerait les stigmates et marquerait le point de deacutepart de la deacutechirure

ou de lrsquoeacutecart theacuteologique de Melanchthon et de Luther376 En cela les Loci communes

confondraient dans leur eacutelan fondateur la premiegravere et la derniegravere attestation drsquoune alluvion

originaire pure et syncreacutetique de la doctrine de la premiegravere theacuteologie de la Reacuteforme Quant

aux eacutecrits de Luther et de lrsquoaveu mecircme de leur auteur en un sens ils constitueraient un tout

trop disparate trop poleacutemique trop circonstanciel trop speacutecifique ou trop populaire pour

pouvoir preacutetendre ecirctre lrsquoexpression formaliseacutee drsquoune doctrine systeacutematique377375 Sur les circonstances et la viseacutee de la reacutedaction de la Confession on pourra se rapporter agrave la bibliographie deMartin Greschat deacutejagrave reacutefeacuterenceacutee (et notamment le chapitre 5 laquo Confesser sa foi devant Charles Quint etlrsquoEmpire raquo p 69 ndash 87)376 Crsquoest lagrave agrave nouveau une thegravese qui a pu ecirctre eacutemise par Holl ou Hildebrandt (voir agrave nouveau note 12 de notreintroduction) Il est agrave remarquer que cette thegravese srsquooppose directement agrave lrsquoadheacutesion apparemment enthousiaste etsans reste de Luther lui-mecircme pour la lettre et lrsquoesprit de cette Confession (voir Wengert opcit p 10) Sur lareacutefutation de ce point de vue et un eacuteclaircissement approfondi de la question du statut de la ConfessiondrsquoAugsbourg dans le lutheacuteranisme le lecteur pourra se reporter agrave lrsquoouvrage de Wengert reacutefeacuterenceacute dans lapremiegravere note (outre la page 10 introductive voir notamment les chapitres laquo Philip Melanchthon and a ChristianPolitics raquo (29-62) et laquo Melanchthon and LutherLuther and Melanchthon raquo (55-88))377 Sur la question deacutebattue de lrsquoexistence drsquoune formalisation doctrinale acheveacutee dans lrsquoœuvre litteacuterairelutheacuterienne ndash et sur le problegraveme de sa datation ndash on pourra se reacutefeacuterer en franccedilais au classique Introduction agrave unereacuteflexion theacuteologique (op cit) de G Ebeling Dans son article laquo Die Koumlniglich-priessterliche Freiheit raquo (inLutherstudien tIII Tuumlbingen Mohr Siebeck 1985 p 157) Ebeling deacutecrit le traiteacute de la Liberteacute du chreacutetien et leDe servo arbitrio comme laquo les deux eacutecrits de Luther qui ont le plus le caractegravere drsquoune preacutesentation systeacutematiquede la theacuteologie raquo Jean Louis Gasse voyait aussi dans le traiteacute de 1520 sur la liberteacute laquo la seule tentative chezLuther drsquoun exposeacute systeacutematique drsquoensemble de la foi chreacutetienne raquo (voir Le traiteacute de la Liberteacute du chreacutetien deMartin Luther Etude comparative des deux versions allemandes et latine Paris PUF 1984) Ces affirmationsont eacutevidemment un caractegravere arbitraire Si par laquo systeacutematiciteacute raquo on entend en effet quelque chose comme unparcours exhaustif des questions de la doctrine alors le traiteacute de 1520 nrsquoa manifestement rien de systeacutematique aucune discussion ne srsquoy engage par exemple autour des problegravemes du statut des sacrements ndash problegraveme donton ne peut pourtant pas deacutecemment affirmer qursquoil nrsquoest pas aussi un nœud central de la doctrine de la premiegravereReacuteforme Mais si par laquo systeacutematiciteacute raquo on entend drsquoabord une allure de formalisation et un tour theacuteorique dupropos (par exemple lrsquoordonnancement en paragraphe lrsquoabsence de viseacutee seulement poleacutemique etc) alors onvoit mal pourquoi des traiteacutes comme le Sermon sur le nouveau testament les Bonnes œuvres ou le Jugement surles vœux monastiques ne seraient pas aussi des œuvres laquo systeacutematiques raquo Marc Lienhard fait un tour de laquestion historiographique de la datation de la doctrine lutheacuterienne dans son ouvrage deacutejagrave reacutefeacuterenceacute (MartinLuther) La controverse sur la datation de la laquo deacutecouverte reacuteformatrice raquo structure en partie le deacutebat sur le sensmecircme de la forme de la doctrine de Luther Elle oppose notamment les tenants de la thegravese drsquoune deacutecouvertepreacutecoce ndash et mecircme parfois contemporaine deacutejagrave aux premiers cours sur les eacutepicirctres aux Romains ndash et lescommentateurs qui comme Bizer (voir par exemple laquo Die Entdeckung des Sakraments durch Luther raquo EvTh 171955 64-90) reconnaissent la neacutecessiteacute de ne dater que tardivement lrsquoachegravevement de la laquo doctrine reacuteformatrice raquo

213

Lrsquoideacutee drsquoun tel privilegravege des Loci semble supporteacutee par une triple eacutevidence Cette

eacutevidence crsquoest tout drsquoabord celle ndash interne ndash de lrsquoallure drsquoune eacuteconomie formaliseacutee Les Loci

offrent ainsi lrsquooccasion drsquoun parcours meacutethodique et organique des laquo principaux chapitres de

la somme raquo378 de la theacuteologie chreacutetienne Lrsquoenchaicircnement des lieux y semble obeacuteir agrave la

neacutecessiteacute drsquoune processualiteacute theacutematique rigoureuse circulaire et inteacutegrale Les diffeacuterents

renvois discursifs drsquoun lieu quelconque agrave son successeur direct srsquoy ordonnent selon des modes

de correacutelation stricts qui fondent drsquoavance la solidariteacute totale des diffeacuterents moments

analytiques de la doctrine Plus que du caractegravere compreacutehensif du traitement des problegravemes et

des notions de la tradition theacuteologique lrsquointeacutegraliteacute et le laquo reacutesumeacute raquo de la laquo somme raquo eacutenoncent

donc drsquoabord le fait de cette inter-configuration des moments constitutifs drsquoune topique

Somme et doctrine le manuel lrsquoest ainsi dans la signature de son organiciteacute En second lieu

lrsquoeacutevidence du privilegravege laquo doctrinal raquo des Loci repose encore sur la force drsquoun argument

drsquoautoriteacute Cet argument drsquoautoriteacute ndash et agrave vrai dire le plus puissant de tous ndash crsquoest celui de

Luther lui-mecircme qui encense le manuel jusque dans des remarques tardives et comme nous

lrsquoavons vu dans notre introduction y renvoie quiconque exprime la requecircte drsquoun exposeacute

dogmatique des principes de la foi379 Crsquoest donc drsquoabord de lrsquoaveu et de lrsquoavis mecircme du

laquo maicirctre raquo que les Lieux communs meacutelanchthoniens nous apparaissent comme la formule

deacutefinitive de la doctrine officielle du lutheacuteranisme En dernier lieu crsquoest dans lrsquohistoire de

lrsquoeacuteducation religieuse lutheacuterienne ndash et dans le statut que le manuel de 1521 tendra agrave acqueacuterir

dans la formation dogmatique des eacutetudiants du monde protestant ndash que srsquoeacutenonce encore la

troisiegraveme marque de lrsquoeacutevidence du privilegravege doctrinal des Loci Dans la deuxiegraveme moitieacute du

seiziegraveme siegravecle crsquoest drsquoabord avec les Lieux communs theacuteologiques de Melanchthon que les

jeunes hommes voueacutes au pastorat ndash dans le monde germanique mais aussi en partie gracircce aux

Voir enfin agrave ce sujet le classique de Wilhelm Maurer Von der Freiheit eines Christenmenschen (1520-1521)Zwei Untersuchungen zu Luthers Reformationsschriften Goumlttingen Vandenhoeck amp Ruprecht 1949378 Le lexique du capuut ou des capita est absent de lrsquointroduction des Loci de 1521 bien que les Institutionesrhetoricae de la mecircme anneacutee associaient deacutejagrave et comme nous lrsquoavons vu dans le chapitre preacuteceacutedentlaquo lieux communs raquo et laquo chapitres raquo drsquoune doctrine particuliegravere De maniegravere geacuteneacuterale il nous faudra tacirccher decomprendre le type de rapport que la construction formelle du manuel theacuteologique entretient avec le programmegeacuteneacuteral ou le modegravele formel de refondation des sciences exposeacutes dans les ouvrages rheacutetorique ou dialectique deMelanchthon la theacuteologie nrsquoen est-elle qursquoune exemplification seconde Ou assume-t-elle aussi une certaineforme drsquoexemplariteacute 379 On cite ordinairement parmi les reacutefeacuterences eacutelogieuses de Luther aux premiers Loci communes la tirade duDe servo arbitrio [WA 18 601 4-6] ougrave le manuel de Melanchthon semble eacuteleveacute au rang du canon scripturaire et les propos de table suivants [WA Tr ndeg5511 5 204 16-20] laquo Aujourdrsquohui celui qui veut devenir theacuteologiena deux avantages Tout drsquoabord il dispose de la Bible qursquoil peut deacutesormais lire sans grand obstacle [reacutefeacuterence agravesa propre entreprise de traduction] Et agrave cocircteacute drsquoelle il a les Loci de Philippe [Melanchthon] Qursquoil les lise demaniegravere zeacuteleacutee et approfondie afin de les avoir entiegraverement en tecircte Avec ces deux choses il est un theacuteologien etni le diable ni les heacutereacutetiques ne pourront lui enlever quoi que ce soit raquo

214

traductions tardives de Calvin dans le monde francophone reacuteformeacute ndash font leur classe en

laquo dogmatique raquo380

sect2 Les difficulteacutes de la thegravese drsquoune formalisation systeacutematique limites et porteacutee des Loci

Cette triple eacutevidence a tregraves largement contribueacute agrave eacutetouffer ou agrave masquer lrsquourgence de

reacuteflexions plus pousseacutees sur le sens les limites et les paradoxes de cette laquo dogmaticiteacute raquo des

Loci La tregraves grande majoriteacute de la litteacuterature secondaire consacreacutee de pregraves ou de loin agrave

lrsquoœuvre du reacuteformateur srsquoest ainsi malheureusement souvent engouffreacutee sans plus de recul

critique dans la bregraveche ouverte par lrsquoassignation du manuel aux diffeacuterents labels reccedilus du

laquo premier exposeacute dogmatique du protestantisme raquo de la laquo premiegravere preacutesentation inteacutegrale de

la doctrine lutheacuterienne raquo de la laquo premiegravere systeacutematisation de la theacuteologie de la Reacuteforme raquo etc

Nous voudrions montrer que si ces titres ne sont pas faux ndash et encore moins absurdes ndash en soi

ils ne vont pas toutefois sans soulever un certain nombre de difficulteacutes theacuteoriques qursquoune

eacutetude approfondie du manuel ne peut manquer de signaler La premiegravere concerne eacutevidemment

lrsquooriginaliteacute mecircme drsquoune reacuteorganisation topique de la doctrine chreacutetienne

Crsquoest cette difficulteacute qui a constitueacute lrsquoimpulsion probleacutematique inaugurale de notre

eacutetude et a motiveacute notre deacutetour initial par les œuvres oratoires de Melanchthon Nous la

rattachions degraves le deacutepart au problegraveme de lrsquoimpeacuteratif drsquoabreacuteviation qui semblait constituer le

mobile meacutethodique nodal de lrsquoensemble du programme drsquoune reconstruction de la theacuteologie

Nous aurons eacutevidemment agrave y revenir sur la base drsquoune comparaison de la meacutethode du manuel

de 1521 avec ce que nous avons appris des lieux agrave lrsquooccasion de nos chapitres anteacuterieurs Mais

nous voudrions encore pointer drsquoautres difficulteacutes majeures sur lesquelles nous avions fait

tout drsquoabord silence et qui se rattachent plus directement agrave une critique de lrsquo laquo eacutevidence raquo

formuleacutee plus haut Toutes se rapportent au constat de lrsquoapparente neacutecessiteacute drsquoune reacuteserve ndash

ou drsquoune certaine retenue ndash face agrave la thegravese drsquoune porteacutee univoquement dogmatique et

systeacutematique de lrsquoouvrage

La premiegravere concerne la modestie mecircme de lrsquooffice que Melanchthon semble tout

drsquoabord faire porter aux Loci communes Ces Loci doivent constituer un laquo compendium raquo et

une laquo hypotyposes raquo destineacutee agrave laquo aider les eacutetudiants dans leur lecture de Paul raquo381

Lrsquohypothyposis - sur le sens de laquelle nous aurons agrave revenir ndash est une figure de la rheacutetorique

grecque dont notre auteur reprend ici le nom pour marquer le caractegravere de tableau ou

380 Voir agrave ce sujet Wengert Melanchthon Speaker of the reformation (opcit) p 17381 Voir la citation de lrsquoadresse traduite et reacutefeacuterenceacutee dans la note 19 de notre introduction

215

drsquoesquisse que revecirct lrsquoentreprise de lrsquoexposition des principes de la doctrine Lrsquohypothyposis

eacutenonce donc drsquoabord lrsquoapproximation lrsquoaspect de laquo premiegravere approche raquo ndash et si lrsquoon peut dire

encore le caractegravere expeacuterimental et inchoatif de la laquo tentative theacuteologique raquo des Lieux

Comment un ouvrage restreint agrave lrsquoextension drsquoun abreacutegeacute drsquoun aide-lecture ou drsquoune esquisse

peut-il bien seacuterieusement preacutetendre en mecircme temps constituer la dogmatique acheveacutee de toute

la theacuteologie lutheacuterienne Comment peut-on faire porter une si lourde responsabiliteacute

doctrinale agrave un traiteacute qui reacutesume par ailleurs son programme inaugural en des termes si

modestes On pourrait certes lever la difficulteacute en formulant lrsquohypothegravese drsquoune modestie

drsquousage ou de convention qui masquerait lrsquoeacutetendue de la preacutetention inaugurale sous des titres

reacuteserveacutes et laquo pudiques raquo Mais la difficulteacute reacuteapparaicirctrait alors si lrsquoon remarque toutefois que

la forme du manuel coiumlncide en fait toujours avec cette restriction annonceacutee Partout lrsquoeacutecriture

semble srsquoaligner sur le style de la description nue de lrsquoexposition bregraveve de lrsquoeacutebauche ou de

lrsquoesquisse La techniciteacute est souvent eacuteludeacutee les difficulteacutes theacuteoriques eacuteviteacutees ou renvoyeacutees agrave

des reacutefeacuterences exteacuterieures les requecirctes de deacuteveloppements ou de preacutecisions theacutematiques ndash

anticipeacutees par lrsquoauteur ndash laisseacutes insatisfaites sous le preacutetexte geacuteneacuteral de lrsquoabreacutegeacute ndash

du compendium ndash etc382 Nulle part lrsquoexposeacute meacutelanchthonien ne semble satisfaire les

exigences minimales drsquoun exposeacute argumenteacute deacutemonstratif et deacutetailleacute En quel sens peut-on

donc encore faire des Loci lrsquouniteacute et le support de reacutefeacuterence de la somme inteacutegrale de la

doctrine drsquoune theacuteologie

Crsquoest preacuteciseacutement cette dimension theacuteologique elle-mecircme qui soulegraveve une nouvelle

difficulteacute face agrave lrsquoeacutevidence que nous avons caracteacuteriseacutee plus haut Si Melanchthon emploie

parfois dans ses consideacuterations introductives les termes de laquo theacuteologie raquo ou de

laquo theacuteologique raquo crsquoest drsquoabord lrsquousage du lexique de la laquo doctrine chreacutetienne raquo383 de la

laquo discipline chreacutetienne raquo ou de laquo lrsquoenseignement chreacutetien raquo384 qui lui est preacutefeacutereacute Il est vrai que

le vocabulaire du theacuteologique se signale tout de mecircme dans des moments capitaux et

strateacutegiques agrave commencer par le titre mecircme du manuel qui en porte une double reacutefeacuterence

explicite ndash Loci communes rerum theologicarum seu hypotyposes theologicae Pourtant agrave

382 La justification formelle de ces raccourcis par lrsquoinvocation du principe-briegraveveteacute (qui preacuteside agrave la compositiondrsquoun abreacutegeacute) sature le parcours du traiteacute de 1521 La simplification de la division de lrsquohumain sous la simpleopposition du vis cognoscendi et de lrsquoaffectus laquo est suffisante raquo (voir la suite de ce chapitre) pour lrsquoambition dupropos la briegraveveteacute de la discussion de la preacutedestination satisfait agrave lrsquointention drsquoun compendium la contestationde la doctrine thomiste du meritum congrui ou de la peacutenitence est encore raccourcie sous la contrainte delrsquoabreacuteviation la doctrine de la loi naturelle est appeleacutee agrave ecirctre compleacuteteacutee par laquo qui pourra en dire plus raquo etc Nousreviendrons abondamment dans ce chapitre et surtout dans le suivant sur le sens agrave confeacuterer agrave cet apparenteacutevitement des difficulteacutes theacuteologiques de la somme383 Ou de maniegravere plus complegravete laquo summa christianae doctrinae raquo dans lrsquoadresse (voir note 19 introduction) 384 laquo christianae disciplinae raquo (Melanchhton W[4]) laquo christi doctrina raquo (W[4]) etc

216

mettre cette mention initiale en relation avec ce que notre auteur deacutecrit dans son introduction

comme le programme geacuteneacuteral de lrsquoouvrage il nous faut avouer qursquoune certaine dissonance se

fait jour Cette dissonance appert deacutejagrave dans lrsquoeacutevitement reacutesolu drsquoun jeu de problegravemes et de

concepts qui paraissent pourtant constituer la terminaison nerveuse ineacuteludable de toute

lrsquoentreprise theacuteologique laquo classique raquo Ces problegravemes ce sont preacuteciseacutement ceux ndash

meacutetaphysiques si lrsquoon peut dire385 ndash qui touchent aux questions de la triniteacute de la nature

divine en geacuteneacuteral et de ses modes de rapport agrave la creacuteation Lrsquoeacuteconomie des lieux des

laquo mystegraveres de la diviniteacute raquo srsquoeacutenonce degraves lrsquointroduction de lrsquoouvrage Mais lrsquoaveu et

lrsquoexpressiviteacute de cet eacutevitement ne rendent pas leur pratique moins probleacutematique en soi

Comment peut-on encore qualifier de theacuteologie ndash science de Dieu ndash ce discours qui se reacutesout

dans la dispense manifeste ndash et assumeacute ndash de toute interrogation sur lrsquoecirctre du divin

Notre eacutevidence de systeacutematiciteacute est encore mise agrave mal si lrsquoon note le remarquable

deacuteseacutequilibre laquo eacuteconomique raquo dont notre manuel semble se rendre coupable vis-agrave-vis de lrsquoordre

normal du discours theacuteologique et notamment vis-agrave-vis de la deacutelimitation ordinaire des

clocirctures respectives du volet exeacutegeacutetique et du volet speacuteculatif de la somme theacuteologique Nous

lrsquoavons dit les Loci communes se veulent ecirctre une aide-lecture des eacutetudiants pour

lrsquointerpreacutetation de lrsquoeacutepicirctre aux Romains de Paul Cette aide-lecture se laisse indiquer en outre

comme un laquo index raquo qui vise agrave inventorier la liste laquo des principaux lieux raquo de la doctrine

paulinienne pour laquo diriger raquo le parcours des eacutetudiants agrave travers les Ecritures Saintes Par

opposition agrave lrsquoindex le modegravele du commentaire ndash forme en un sens canonique de la theacuteologie

posteacuterieure aux Sentences de Pierre Lombard ndash se trouve reacutepudieacute pour ce qursquoil apporterait

drsquoobscuriteacute et de sophistications inutiles et dangereuses agrave la simpliciteacute de la doctrine

chreacutetienne386 Les Loci semblent donc se preacutevaloir drsquoabord drsquoune fonction seulement

hermeacuteneutique ou interpreacutetative Mais si lrsquoeacutenonceacute de ce programme associe la publication des

Loci au projet drsquoune certaine exeacutegegravese en quoi peut-il en mecircme temps preacutetendre recouvrir

lrsquoextension du champ theacutematique total drsquoune theacuteologie La theacuteologie est-elle reacuteductible agrave son

seul moment exeacutegeacutetique Comment donc une exeacutegegravese des Romains ndash et encore une exeacutegegravese

reacuteduite agrave la fonction minimale de lrsquoindex ndash peut-elle avoir eacuteteacute interpreacuteteacutee par les

commentateurs comme porteuse de lrsquoambition drsquoune dogmatique theacuteologique exhaustive La

dogmatique chreacutetienne srsquoarrecircte-t-elle agrave lrsquoexeacutegegravese de la premiegravere eacutepicirctre de Paul

385 Lrsquo laquo eacutevitement du meacutetaphysique raquo caracteacuteriseacute dans les consideacuterations introductives du manuel a eacuteteacuteeacutevidemment rattacheacute par un certain nombre de commentateurs au mobile de lrsquoanti-speacuteculation et de lrsquoancrageexistentiel de la doctrine (voir par exemple Greschat op cit p 29) Nous verrons que cette interpreacutetation doitecirctre soumise agrave de seacuterieuses restrictions386 Voir ibid O[2]

217

La restriction de cette assignation peut ecirctre vue eacutevidemment comme un eacutecho agrave la

centraliteacute paulinienne sous laquelle Luther ndash qui voit dans les Romains la laquo piegravece maicirctresse raquo

de lrsquoEvangile387 ndash entend orienter sa propre production doctrinale Mais admettant le fait de

ce recentrement la forme mecircme du manuel de 1521 nrsquoen fait manifestement pas moins

violence agrave lrsquoideacutee que lrsquoon se fait ordinairement drsquoune dogmatique systeacutematique Quand bien

mecircme la doctrine du Christ serait eacutepuiseacutee par la seule doctrine paulinienne ndash et cette thegravese est

eacutevidemment conforme agrave lrsquoideacutee geacuteneacuterale du programme lutheacuterien388 ndash lrsquoexposeacute formaliseacute et

systeacutematique de la dogmatique de Paul peut-elle bien finir par revecirctir elle-mecircme la seule

figure de ce qui srsquoavoue degraves le deacutepart comme un simple laquo index tabulaire raquo Un index

theacutematique est-ce cela la somme exhaustive et acheveacutee de la dogmatique theacuteologique

La troisiegraveme difficulteacute agrave laquelle se confronte notre eacutevidence initiale renvoie agrave la

dimension manifestement poleacutemique ndash et elle-mecircme circonstancielle ndash de la reacutedaction de la

premiegravere version des Loci communes Nos consideacuterations introductives eacutetaient deacutejagrave

suffisamment revenues sur les amarres contextuelles de lrsquoœuvre de 1521 A lrsquoheure de la

publication des Loci Luther excommunieacute mis au ban de lrsquoempire et contraint au

confinement dans le chacircteau de la Wartburg est exclu dans une tregraves large mesure du versant si

lrsquoon peut dire laquo disputatoire raquo ndash et mecircme politique ndash de lrsquoactiviteacute universitaire Crsquoest agrave

Melanchthon ndash entre autre ndash que revient le poids de la conduite des controverses et la deacutefense

de la laquo nouvelle doctrine raquo face aux attaques et condamnations des universiteacutes concurrentes389

Rien ne nous permet donc drsquoaffirmer que les Loci de 1521 reacutepondraient moins agrave des objectifs

contextuels et strateacutegiques que nrsquoimporte quel autre eacutecrit doctrinal de la litteacuterature theacuteologique

de Wittenberg Un accent directement poleacutemique traverse lrsquointeacutegraliteacute de lrsquoouvrage Il

srsquoatteste drsquoabord agrave la reacutecurrence de lrsquousage drsquoun lexique polariseacute et au jeu de certaines

387 laquo Diese Epistel ist das rechte Hauptstuumlck des Neuen Testaments raquo (voir laquo Preacuteface agrave lrsquoeacutepicirctre de saint Paul auxRomains raquo traduite en franccedilais par P Buumlttgen dans Luther De la liberteacute du chreacutetien Paris Seuil 1996 p85) 388 Cette centraliteacute srsquoest toutefois transmise avec une particuliegravere laquo virulence raquo agrave Melanchthon qui plus queLuther lui-mecircme en un sens se convertit dans ses jeunes anneacutees professorales agrave un tropisme paulinienparticuliegraverement marqueacute Crsquoest aux eacutepicirctres de Paul et agrave nul autre laquo eacutevangeacuteliste raquo que Melanchthon consacre sespremiers cours exeacutegeacutetiques agrave partir de 1518 et jusqursquoen 1521 Etudiant ce tropisme dans son article laquo TheLutheran Origins of Rhetorical Criticism raquo TJ Wengert (op cit p 120) ira mecircme jusqursquoagrave noter laquo if anyReformer could be accused of laquo Paulinocentrism raquo it was the young Melanchthon during these years raquo PourWengert dans la note inseacutereacutee en marge de cette citation laquo Melanchthonrsquos single-mindedness is unique raquo389 Sur le contexte de la reacutedaction et de la publication de lrsquoouvrage voir Greschat op cit p 32 Rappelons quepresque huit mois seacuteparent lrsquoachegravevement de la reacutedaction de lrsquoouvrage de sa publication en deacutecembre Lestroubles successifs agrave la Diegravete de Worms ne peuvent donc pas ecirctre pris comme des eacuteleacutements circonstanciels de lareacutedaction du traiteacute A partir de la fin du mois drsquoavril 1521 crsquoest Melanchthon qui reprend la chaire de Luther agravelrsquouniversiteacute de Wittenberg Sur le plan plus poleacutemique et laquo militant raquo en revanche Zwilling et Carlstadt - quisrsquoattellent par exemple agrave mettre en place la reacuteforme concregravete de la Messe - semblent avoir eacuteteacute plus actifs quenotre professeur

218

associations qui ne renferment manifestement aucune fonction reacutefeacuterentielle rigoureuse ni

aucune porteacutee theacuteoreacutetique stricte au-delagrave de leur seule dimension critique Crsquoest sous

lrsquoindeacutetermination du label geacuteneacuteral des laquo scolastiques raquo des laquo sophistes raquo ou des laquo pharisiens raquo

que le manuel disseacutemine ainsi constamment des reacutefeacuterences critiques agrave des adversaires aussi

divers que Zeacutenon390 Origegravene391 St Thomas392 ou Jean Eck393 Crsquoest encore sous lrsquoassignation

geacuteneacuterale agrave lrsquo laquo œuvre de Satan394 raquo que les thegraveses de la dogmatique meacutedieacutevale comme les

condamnations contemporaines formuleacutees par les theacuteologiens de Paris ou de Louvain395 se

voient communeacutement renvoyeacutees

Le manuel abonde encore en piques disputatoires en attaques ad hominem et en

renvois poleacutemiques agrave des controverses reacutecentes et souvent deacutemise de toute porteacutee doctrinale

identifiable A notre connaissance aucune eacutetude ne srsquoest pencheacutee en profondeur sur la

question de la fonction discursive et sur la signification strateacutegique drsquoun tel reacuteseau de

reacutefeacuterences critiques dans un ouvrage qui est par ailleurs tenu pour lrsquoexpression acheveacutee de la

premiegravere dogmatique lutheacuterienne Pourquoi donc un manuel qui se preacutesente comme un index

de Paul meacutenage-t-il si systeacutematiquement des espaces pour la reacutefutation des laquo erreurs

scolastiques raquo Quelle fonction laquo dogmatique raquo peut-on donc bien confeacuterer agrave la reacutecurrence de

cette opeacuteration crique Nrsquoest ce pas aussi laquo brouiller raquo et laquo obscurcir396 raquo la doctrine que

drsquoentrelacer son exposition avec une attention si pressante ndash fut-elle critique ndash agrave ce qui est par

ailleurs conccedilu comme lrsquoerrement doctrinal drsquoune ligneacutee de laquo pharisiens raquo et de laquo sophistes raquo

sect3 La dimension poleacutemique de la somme et le statut de son anti-philosophie

390 En reacutealiteacute il faut bien avouer que Zeacutenon est plutocirct le simple exemple drsquoune supposeacutee justice profane oupaiumlenne qursquoune cible critique reacuteelle Tel est drsquoailleurs aussi le statut de Socrate dans lrsquoeacuteconomie du traiteacute (voirnotamment le locus de peccato) En revanche Platon et Aristote dans leur versant positif (surtout le premierdont Melanchthon cite les Lois comme le modegravele de lrsquoexposition drsquoune justice universelle dans le locus de la lexnaturae) comme dans leur aspect seulement neacutegatif ou laquo corrompu raquo constituent bien des reacutefeacuterencesphilosophiques reacuteellement discuteacutees391 Degraves lrsquointroduction du traiteacute ougrave sont deacutenonceacutees les laquo forecircts drsquoalleacutegories et drsquoobscuriteacutes philosophiques raquo (voirsuite)392 Partout dans les Loci mais plus particuliegraverement dans la doctrine du peacutecheacute (ougrave Melanchthon conteste le faux-lieu des meacuterites laquo congruents raquo et le dogme de la peacutenitence) et dans la discussion sur la justification et sur la foi393 Degraves le premier lieu sur les laquo forces de lrsquohomme394 Degraves lrsquointroduction (voir suite)395 La premiegravere condamnation universitaire de la laquo doctrine raquo lutheacuterienne est lrsquoœuvre de lrsquouniversiteacute de Colognefin aoucirct 1519 Suit tregraves rapidement celle de Louvain en novembre de la mecircme anneacutee La condamnation de laSorbonne est plus tardive et sa ratification officielle nrsquoest agrave dateacutee que du 15 avril 1521 Sur lrsquohistorique de cescondamnations et sur le processus et la signification plus preacutecises de la condamnation de lrsquouniversiteacute de Parisvoir laquo La Sorbonne et Luther raquo in P Buumlttgen op cit 396 Selon les termes communeacutement employeacutes par Melanchthon lui-mecircme pour disqualifier les errementslaquo scolastiques raquo (voir suite)

219

Lrsquoeacutevidence du caractegravere systeacutematique formaliseacute et surtout dogmatique des Loci

semble mise agrave mal par le constat de lrsquoallure poleacutemique et critique qui surdeacutetermine tregraves

largement le deacuteveloppement de leurs contenus theacutematiques Deacutefendre la thegravese drsquoune stricte

systeacutematiciteacute de lrsquoouvrage reviendra donc aussi agrave justifier du sens doctrinal de cette

construction constamment oppositive dichotomique qui se signale drsquoabord dans lrsquointention

drsquoextraire la pureteacute du diamant doctrinal du fond de la gangue impure de ses travestissements

historiques Le deacuteploiement doctrinal des Loci nous apparaicirctra ainsi comme eacutetant

constamment contemporain du geste par lequel lrsquo laquo eacutegarement sophistique raquo se voit aussi

deacutebusqueacute contesteacute dans sa laquo suffisance raquo et confondu dans sa compliciteacute secregravete avec lrsquoœuvre

de lrsquoadversaire de Dieu Il nous faudra encore deacutecouvrir en quel sens cette premiegravere

construction neacutegative ndash position oppositive mise en lumiegravere sur fond de contrarieacuteteacute ndash

srsquoordonne et srsquoarticule aux autres scheacutemas dichotomiques et aux ordres de scansion qui

configurent lrsquoeacuteconomie de lrsquoouvrage jusque dans la forme matricielle de lrsquoopposition des

lieux de la Loi et de lrsquoEvangile

Mais il nous faut surtout commencer par caracteacuteriser les modes mecircmes de la

poleacutemique deacutemecirclant ceux qui relegravevent de la stricte controverse contextuelle et ceux qui

reacutepondent aussi agrave un impeacuteratif doctrinal dont la finaliteacute argumentative est plus nettement

assignable Il nous faudra commencer par interroger la communauteacute ou lrsquouniciteacute des cibles de

la critique et interroger eacuteventuellement ndash si dispariteacute il y a au sein de ce geste neacutegatif ndash les

types drsquoentrelacements sous lesquels la diversiteacute des accusations peut en dernier recours se

voir reacutesumer dans lrsquoextension composite drsquoun mobile unique Crsquoest drsquoabord sous le flou et

sous lrsquoindeacutetermination assumeacutes de lrsquoextension reacutefeacuterentielle des termes laquo sophistes raquo et

laquo scolastiques raquo que la dispariteacute des cibles du programme poleacutemique de Melanchthon paraicirct

selon lrsquoallure drsquoune communauteacute unifieacutee Les deux termes laquo scolastique raquo et laquo sophiste raquo dans

leur double usage nominal et adjectival srsquoinstancient dans trente neuf occurrences disseacutemineacutes

tout au long de lrsquoouvrage mais surtout concentreacutees dans les trois premiers lieux sur les forces

humaines le peacutecheacute et la loi (vingt occurrences) et plus tard sur les sacrements (laquo De

signis raquo six occurrences)397 A eux seuls les deux termes composent ainsi presque autant de

reacutefeacuterences critiques que tous les noms propres mentionneacutes tout au long du manuel

Ce mode de reacutefeacuterentialiteacute anonyme de la critique se laisse eacutevidemment beaucoup

mieux comprendre par la strateacutegie discursive drsquoun confinement agrave lrsquoimpersonnel ndash par delagrave les

diversiteacutes apparentes de doctrine et drsquoauteurs crsquoest drsquoabord la simpliciteacute de lrsquooeuvre du

397 Nous nous fions agrave lrsquoindex rerum confineacute agrave la fin de la traduction de Poumlhlmann (opcit) pour le deacutecompte desoccurrences auquel nous nous livrons ici

220

Diable qui se laisse indiquer ndash que par lrsquohypothegravese drsquoune ignorance ou drsquoune indeacutetermination

subie Mais qui se cache donc finalement derriegravere lrsquoimpreacutecision de ce titre des laquo scolastiques raquo

et des laquo sophistes raquo Avant de preacutetendre offrir une reacuteponse pleinement satisfaisante agrave cette

question il convient de remarquer que les deux expressions semblent employeacutees toujours

indiffeacuteremment et selon des porteacutees deacutenotatives eacutequivalentes Rien ne semble permettre

drsquoindiquer notamment que le terme de laquo sophiste raquo serait eacutenonceacute selon une acception plus

large ndash incluant par exemple aussi les philosophes ou certains Pegraveres de lrsquoEglise Dans les

faits le terme de laquo scolastique raquo lui-mecircme renvoie moins dans les Loci communes de 1521

aux seuls penseurs de lrsquouniversiteacute meacutedieacutevale qursquoau fil de la dynastie inteacutegrale des doctrines

laquo corrompues raquo qui structurent communeacutement les histoires de la science et de lrsquoEglise jusque

dans leurs premiegraveres racines antiques Si lrsquoexpression deacutesigne drsquoabord ndash et avant mecircme St

Thomas ou Duns Scot ndash les adversaires directs et contemporains de la theacuteologie de Wittenberg

(comme Jean Eck expresseacutement mentionneacute) la reacutefeacuterence semble srsquoeacutetendre aussi agrave lrsquoinverse

et du cocircteacute des sources jusqursquoagrave la patristique drsquoOrigegravene drsquoAmbroise de Jeacuterocircme ou de Jean de

Damas398 Bien plus ce sont mecircme parfois les philosophes grecs et notamment Aristote lui-

mecircme qui semblent encore tomber sous lrsquoextension du terme Quelle est la souche heacutereacuteditaire

qui permet de remonter le fil total de cette geacuteneacutealogie A quels caractegraveres communs

srsquoordonne lrsquounification drsquoune telle descendance

La premiegravere chose qursquoil nous faut remarquer crsquoest lrsquoapparente originaliteacute du mobile

anti-philosophique au sein du divers des assignations de la critique Le thegraveme philosophique

est manifestement doueacute dans le manuel de 1521 drsquoune certaine autonomie discursive avant

ou par delagrave tout amarrage agrave lrsquohorizon geacuteneacuteral de la critique de la theacuteologie laquo scolastique raquo A

bien des eacutegards on peut dire que les Loci semblent deacuteployer le programme drsquoune critique

propre et speacutecifique de la philosophie elle-mecircme Lrsquoouvrage disseacutemine ainsi six reacutefeacuterences

expresses au nom drsquo laquo Aristote raquo cinq occurrences ndash pas toutes critiques il est vrai ndash du nom

laquo Platon raquo deux mentions du nom laquo Zeacutenon raquo trois renvois agrave laquo Socrate raquo trois occurrences du

nom laquo Ciceacuteron raquo etc Ces reacutefeacuterences sont toutes consigneacutees dans la premiegravere partie de

lrsquoouvrage et les trois premiers lieux laquo neacutegatifs raquo de la voluntas du peacutecheacute et de la loi Toutes

les reacutefeacuterences aux noms propres philosophiques sont par ailleurs situeacutees toujours dans les

parages des mentions des termes mecircmes de laquo philosophe raquo ou de laquo philosophie raquo dont on

deacutenombre encore huit occurrences

398 Damas ou Ambroise sont mentionneacutes degraves lrsquointroduction Et cette reacutefeacuterence preacutecoce nrsquoest pas la suite drsquounsimple hasard de dispositio discursive En elle srsquoindique bien plutocirct le caractegravere fondationnel et nourricier ndash dansle sens eacutevidemment drsquoune corruption doctrinale ndash des œuvres de ces Pegraveres de lrsquoEglise romaine ou orientale

221

Nous verrons que Melanchthon meacutenagera ainsi dans ses Loci lrsquoespace pour une

critique speacutecifique ndash bien qursquoeacutevidemment jamais rigoureusement eacutetanche au mobile de la

contestation laquo scolastique raquo ndash de la ratio philosophique Les renvois aux noms propres

theacuteologiens sont plus rares Thomas est citeacute quatre fois Duns Scot deux Pierre Lombard et

Bernard trois Quant agrave la patristique ndash au-delagrave drsquoAugustin dont on ne peut pas dire que la

mention appartienne au mobile critique ndash elle est signaleacutee par une triple reacutefeacuterence agrave Origegravene

(deux occurrences) Jeacuterocircme (deux occurrences) et Ambroise (une occurrence) Les adversaires

contemporains de la Reacuteforme de Wittenberg ne sont agrave la seule exception de Jean Eck pour

ainsi dire jamais citeacutes A ceux lagrave particuliegraverement lrsquoimpersonnel des termes laquo sophistes raquo et

laquo scolastiques raquo semble drsquoabord reacuteserveacute Pour comparaison Luther est mentionneacute six fois

dans les Lieux communs theacuteologiques Cet inventaire des reacutefeacuterences ndash si lrsquoon ne peut lui faire

porter drsquoavance une charge conclusive trop pressante ndash doit nous conduire toutefois agrave

formuler une double remarque La premiegravere crsquoest que crsquoest drsquoabord lrsquoadversaire direct ndash le

theacuteologien de Louvain de la Sorbonne ou les laquo papistes raquo de tout genre ndash qui est reacuteduit agrave

lrsquoanonymat ou agrave lrsquoindeacutetermination deacutenotative de titres reacutesolument impreacutecis Curieusement

plus les critiques sont antiques plus elles tendent aussi agrave revecirctir la figure drsquoun nom propre Du

contemporain agrave lrsquoantique la remonteacutee reacutegressive de la dynastie des adversaires semble encore

marquer une reacutegression dans la violence et un progregraves dans la nuance du propos Si Platon et

Socrate ont pu repreacutesenter aussi la figure mecircme des laquo hallucinations raquo ou des laquo fantasmes raquo399

de la raison humaine ce nrsquoest pas la mecircme intensiteacute de charge critique qui les atteint ndash et cela

vaut en un sens pour Aristote lui-mecircme ndash que celle qui balaie drsquoun revers de main les

doctrines laquo dangereuses raquo laquo diaboliques raquo laquo impies raquo ou laquo stupides raquo de lrsquo laquo Aquinate raquo et

des laquo Scotistes raquo400

Ceci nous conduit tout droit vers notre deuxiegraveme remarque celle-ci doit toucher au

problegraveme de lrsquoapparente originaliteacute du mobile anti-philosophique dans le traiteacute des Loci

communes Lrsquoanti-philosophie meacutelanchhtonienne de 1521 est eacutevidemment agrave rapprocher de la

ceacutelegravebre anti-philosophie du maicirctre lutheacuterien401 Le sens et la porteacutee reacutefeacuterentielle de la critique

des philosophes par Luther ont eacuteteacute tregraves largement discuteacutes parmi les historiens et les

theacuteologiens de la Reacuteforme402 On srsquoest notamment demandeacute dans quelle mesure cette critique

399 Degraves le premier locus voir la suite de notre chapitre400 Nous reviendrons abondamment dans la suite de notre propos ndash y compris encore agrave lrsquooccasion du prochainchapitre ndash sur le sens agrave precircter agrave ces titres que nous reacutefeacuterenccedilons plus loin401 Sur la question de lrsquoanti-philosophie de Luther on pourra se rapporter agrave lrsquoouvrage de Ph Buumlttgen Luther et laphilosophie Paris VRINEHESS 2011402 Sur la question de lrsquoanti-aristoteacutelisme de Luther notamment ndash qui constitue en un sens le nœud central duproblegraveme de son anti-philosophie - voir ibid laquo Luther et Aristote combien de retours raquo Les diffeacuterents pointsde vue sur la question de lrsquoopposition lutheacuterienne agrave lrsquoœuvre du philosophe stagirite sont abondamment reacutefeacuterenceacutes

222

pouvait ecirctre reconduite agrave lrsquohorizon theacutematique drsquoune critique plus geacuteneacuterale de la theacuteologie

scolastique Ce ne serait pas la philosophie elle-mecircme que reacutepudierait Luther mais seulement

son usage transgressif dans la sphegravere drsquoautoriteacute propre de la science de la doctrina sacra

Cette interpreacutetation pose doublement problegraveme Elle pose trivialement problegraveme drsquoune part

en ceci qursquoelle preacutesuppose lrsquoeacutelaboration chez Luther drsquoune double conception anti-

philosophique et anti-scolastique systeacutematique et unifieacutee Or lrsquoincoheacuterence et la non

systeacutematiciteacute de la critique lutheacuterienne de la philosophie est non seulement manifeste si lrsquoon

se reacutefegravere agrave lrsquointeacutegraliteacute du corpus des eacutecrits ou des propos consigneacutes mais elle semble en

outre srsquoajuster directement aux motifs drsquoune strateacutegie discursive eacutelaboreacutee il srsquoagit pour

Luther par delagrave la bigarrure de son propos de renvoyer la philosophie agrave son lieu propre ndash au

lieu drsquoun savoir fragmentaire hypotheacutetique et suspect aleacuteatoire approximatif cest-agrave-dire en

dernier recours aussi trivialiseacute Une dispute de tripot une querelle drsquoenfants un commeacuterage

de vieillards ndash crsquoest bien lagrave si lrsquoon ose dire lrsquoapparence ou lrsquoimage que Luther semble vouloir

faire porter aux discussions philosophiques Et le tempo de la critique ndash dans son bariolage

mecircme et jusque dans son apparence drsquoinconsistance ndash construit aussi son rythme propre dans

ce souci de srsquoadapter toujours agrave la trivialiteacute de sa cible

Par ailleurs ndash et crsquoest lagrave notre deuxiegraveme point ndash il conviendrait de se demander ce

que pourrait bien vouloir signifier du point de vue de ses effets discursifs et dans un univers

de penseacutee si nettement theacuteo-centreacute la restriction de la critique philosophique au seul cas drsquoun

usage strictement theacuteologique Que la doctrine lutheacuterienne aborde le thegraveme philosophique agrave

lrsquooccasion drsquoune critique speacutecifique ndash que le mobile proprement anti-philosophique soit doteacute

drsquoune autonomie strateacutegique argumentative et drsquoune architecture poleacutemique originales ndash ou

que la critique de la philosophie soit subordonneacutee agrave la reacutepudiation plus large de la theacuteologie

scolastique lrsquoeffet discursif nrsquoest il pas pour la philosophie de toute faccedilon toujours le

mecircme Si lrsquoon peut montrer que la philosophie est inutile et dangereuse dans lrsquoexposeacute des

principes de la doctrine chreacutetienne ne lrsquoa-t-on pas de fait aussi ndash et fatalement - deacutejagrave reacuteduite

au silence Dire la dangerositeacute theacuteologique de la philosophie nrsquoest ce pas de toute faccedilon en

soi prescrire sa dispense et son eacuteconomie deacutefinitive au-delagrave du moins de son seul versant

laquo instrumental raquo meacutethodique et logique403 Que pourrait bien ecirctre par exemple lrsquoefficience

theacuteorique drsquoune psychologie drsquoune meacutetaphysique ou drsquoune morale qui deacuteploieraient leurs

ressources doctrinales de maniegravere reacutesolument heacuteteacuterogegravene et strictement disjointes agrave la doctrine

dans cet article403 Crsquoest ainsi que le discours lutheacuterien A la noblesse chreacutetienne de la nation allemande exceptera lrsquoOrganon du programme drsquoune laquo suppression raquo des ouvrages aristoteacuteliciens Voir An den christlichen Adel deutscher Nation von des christlichen Standes Besserung WA 6 457 35-38

223

chreacutetienne Quoi sinon preacuteciseacutement une meacutetaphysique et une morale mutileacutees et inutiles La

theacuteologie et la philosophie ne conccediloivent-ils pas fatalement des preacutetentions heacutegeacutemoniques

concurrentes sur un mecircme territoire doctrinal

sect4 Construction oppositive et structure polariseacutee la question du sens de

la diffeacuterence dans la somme

Mais ne nous attardons pas trop sur ce point ces questions concernent drsquoabord

Luther Il nous faut preacutesumer lrsquooriginaliteacute discursive si ce nrsquoest de Melanchthon lui-mecircme du

moins de la reacutedaction de ses premiers Loci communes A deacutefaut drsquoecirctre doctrinale il se pourrait

que cette originaliteacute puisse ecirctre au moins eacuteconomique et laquo stylistique raquo Nous lrsquoavons dit des

reacutefeacuterences expresses aux philosophes antiques traversent et saturent mecircme en un sens lrsquoeacutetude

des trois premiers lieux Cette reacutefeacuterence tregraves geacuteneacuteralement critique et relativement abondante

disparaicirct ensuite totalement agrave partir de lrsquoentreacutee de la doctrine dans son moment positif ndash et

laquo theacuterapeutique raquo la gracircce la foi la justification etc A lrsquoinverse les mentions aussi bien

geacuteneacuterales que nominales et particuliegraveres des laquo scolastiques raquo ne srsquoestompent pas et

srsquointensifient mecircme agrave lrsquooccasion du traitement des laquo lieux de la gracircce raquo La disseacutemination des

mentions des noms propres et la situation discursive de la critique de la philosophie obeacuteissent

donc agrave une dispositio et agrave un scheacutema articulatoire propre qui ne se laisse en premiegravere

apparence jamais reacuteduire agrave la dynamique de la poleacutemique contre les theacuteologiens

laquo pharisiens raquo

Pourtant les mouvements propres de la critique de la theacuteologie et de celle de la

philosophie ne peuvent pas non plus se concevoir comme eacutetant strictement indeacutependantes et

parallegraveles Sous quels modes drsquoarticulations argumentatives et sous quelle forme de

compliciteacute strateacutegique doit-on penser le rapport de ces deux eacutechelles critiques En quel sens

la reacuteprobation du point de vue philosophique est elle relayeacutee par la reacutepudiation de la theacuteologie

scolastique Et en quel sens cette theacuteologie vicieacutee trouve-t-elle dans les eacutegarements et les

hallucinations des philosophes le premier moteur de lrsquohistoire propre de sa corruption Ces

questions ne renferment pas la formulation drsquoune probleacutematique seulement accessoire pour

lrsquoeacutetude du manuel theacuteologique En elles srsquoengagent aussi le sens de toute la construction

systeacutematique du traiteacute ndash dimension systeacutematique qui comme nous commenccedilons agrave le

comprendre est agrave la fois difficile agrave admettre sans reacuteserves et impossible agrave nier totalement Par

delagrave le mode du geste neacutegateur par delagrave le sens de lrsquoexclusion conjointe mais chaque fois

224

originale de la laquo scolastique raquo et de la philosophie crsquoest en effet la question du statut de la

diffeacuterence dans le systegraveme qui appert deacutejagrave Diffeacuterence de la vraie doctrine et de sa contrefaccedilon

scolastique diffeacuterence des lieux communs et des fictions sophistiques (libre arbitre habitus

conseil actus elicitus messe sacrificiellehellip) mais aussi scansions et reacuteseau de deacutechirures

doctrinales immanentes ndash jeu presque infini de deacuteplacements de clivages internes de

dichotomies superposeacutees drsquooppositions structurantes

Deacutepoussieacuterer le sens de la diffeacuterence ndash le sens des diffeacuterences car nous le verrons

celles-ci se donnent sous un mode reacutesolument eacutequivoque ndash ce sera deacutejagrave faire signe vers une

certaine reacutesolution des mystegraveres que semblait renfermeacute cette eacutetrange reconstruction

abreacuteviative et topique de la theacuteologie A mecircme ce jeu des diffeacuterences viendront encore

srsquoavouer les premiegraveres reacuteponses aux questions que lrsquoessence de lrsquoeacutepisteacutemologie

meacutelanchthonienne ndash telle que nous avons tenteacute de la deacutegager dans les eacutetudes preacuteceacutedentes ndash

nous contraint encore de poser quels sont donc le thema et la quaestio unique sous

lrsquoextension et la clocircture desquels srsquoeacuteconomise la science theacuteologique de Wittenberg dans les

Loci communes de 1521

Le parcours du texte meneacute ici encore sous la figure drsquoune explication doctrinale et

textuelle nous conduira agrave formuler les hypothegraveses suivantes

i) Lrsquointroduction de lrsquoouvrage eacutenonce la restriction du champ theacutematique de la

theacuteologie agrave la clocircture des beacuteneacutefices du Christ ce sont ces beneficia christi qui constituent au

sens le plus natif le subjectum de la somme de la science chreacutetienne Cette clocircture eacutetreacutecie

prescrit la dispense de ce que lrsquoon caracteacuterise ordinairement comme le moment meacutetaphysique

de la science de Dieu Ainsi les investigations sur la nature divine sur la triniteacute et sur les

modes de lrsquoincarnation seront-elles expresseacutement obliteacutereacutees au profit drsquoune attention

exclusive au jeu de la Loi et de lrsquoEvangile agrave leur alternance historique agrave leur synchronie

ministeacuterielle agrave leurs causes et agrave leurs effets respectifs Nous aurons agrave montrer en quel sens

lrsquoopposition mecircme de la Parole reacuteglementaire et de son compleacutement consolant ndash la veine

nourriciegravere de la doctrine ndash obeacuteit agrave la logique drsquoun discours degraves le deacutepart surdeacutetermineacute par un

vocable eacuteconomique et utilitaire Nous verrons alors aussi que cette scansion qui exemplifie la

dichotomie de lrsquoutile et du nocif commande drsquoavance la restriction de toute consideacuteration

morale en theacuteologie suspendant par lagrave encore lrsquoopeacuterativiteacute doctrinale du couple de la vertu et

du vice

225

ii) Il nous faudra aussi rapprocher le fait de cette laquo surdeacutetermination raquo eacuteconomique

ou utilitaire de la somme des consideacuterations que nous formulions preacuteceacutedemment sur le rapport

entre polariteacute topique et production affective Nous avions tenteacute de deacutecrire dans lrsquoeacutetude

consacreacutee agrave la rheacutetorique meacutelanchthonienne en quel sens la polarisation des lieux apparaissait

comme la condition structurelle de lrsquoefficience affective de la doctrine professeacutee Seuls des

lieux polariseacutes ndash positifs et neacutegatifs ndash peuvent peacuteneacutetrer lrsquoarchitecture passionnelle de la chair

Seule une structure discursive dichotomique peut suggeacuterer des eacutemotions et susciter des

emportements affectifs Il nous faudra comprendre encore en quoi la polariteacute eacuteconomique du

nocif et de lrsquoutile agrave laquelle la theacuteologie reacutefegravere constamment le jeu de ses dichotomies

immanentes se voit en mecircme temps remodeleacutee dans une eacuteconomie de la gracircce qui invalide

radicalement la logique juridique404 de la reacuteciprociteacute et de la proportionnaliteacute des reacutecompenses

et des efforts humains

iii) Le mobile de la critique de la philosophie se rattache au principe drsquoune

contestation du reacutefeacuterentiel anthropologique de la doctrine laquo scolastique raquo du peacutecheacute Ce dont la

philosophie se rend coupable crsquoest drsquooffrir au theacuteologien le cadre theacuteorique et le mateacuteriau

lexical propre agrave doter la science de la nature humaine drsquoune fausse autonomie discursive dans

le traitement des lieux theacuteologiques de la damnation Ce que Melanchthon vise agrave montrer

crsquoest que la question de lrsquohomme ndash de ses faculteacutes de ses ressources propres de ses reacuteserves

de puissance ndash est non seulement reacutesolument eacutetrangegravere agrave la doctrine de la gracircce mais encore

aussi agrave la doctrine du laquo vieil homme raquo et donc du peacutecheacute lui-mecircme Ce nrsquoest pas seulement la

soteacuteriologie et lrsquohistoire de la liberteacute eacutevangeacutelique mais aussi la peccatologie et lrsquohistoire de la

Chute qui se rendent ainsi heacuteteacuterogegravenes agrave lrsquoeacuteconomie du discours anthropologique Crsquoest

comme lrsquohistoire du jeu de la preacutesence et du retrait de lrsquoEsprit Saint comme le double

eacutevegravenement de lrsquoinscription successive positive et allogegravene de la loi naturelle et de la loi

divine dans lrsquohumaniteacute que le peacutecheacute historique et le peacutecheacute actuel se donnent pareillement agrave

penser Si le peacutecheacute est drsquoabord une puissance de la Loi la fiction laquo homme raquo 405 nrsquoapparaicirct

plus comme un lieu propre de lrsquoentreprise theacuteologique il est lrsquoincertitude drsquoun point de

deacutepart lrsquoheacutesitation drsquoun relais provisoire le tremplin accessoire drsquoun deacutepassement Tel est

peut-ecirctre le sens le plus profond de lrsquoabreacuteviation discursive en theacuteologie la dispense de la

404 Nous parlons eacutevidemment ici de laquo juridique raquo au sens aristoteacutelicien de la justice distributive405 Le vrai homme ndash an-anthropologique car toujours situeacute dans le reacutegime drsquoune heacuteteacuteronomie et drsquounedeacutependance agrave la Loi ndash nrsquoest jamais homme au sens supra-temporel de la philosophie ndash il est lrsquoalternative et lacoiumlncidence du vieil homme ou de lrsquohomme nouveau ndash homo interior et homo exterior Nous discuteronsabondamment de cette thegravese de la laquo situationnaliteacute raquo de lrsquohomo theacuteologique dans la suite presque immeacutediate denotre propos

226

philosophie se donne sous la figure de lrsquoeacutevacuation de sa clocircture anthropologique Le

lutheacuteranisme des Loci nrsquoest donc pas seulement une anthropologie neacutegative il est drsquoabord une

neacutegation de lrsquoanthropologie

vi) La mise agrave nue du ressort anthropologique du discours philosophique passe par

lrsquoaccusation drsquoun certain nombre de pseudo-lieux de la fiction laquo scolastique raquo liberum

arbitrium habitus actus elicitus etc Cette accusation est souvent meneacutee sous lrsquoallure drsquoune

simple critique langagiegravere Nous verrons que la condamnation de ces pseudo-lieux bien loin

de constituer un moment seulement neacutegatif de la progression doctrinale renferme aussi une

efficaciteacute argumentative et un dynamisme discursif fort crsquoest le faux-lieu qui anime le

mouvement des deacuterivations topiques crsquoest lui qui motive le deacuteplacement des diffeacuterences Par

le faux lieu du libre arbitre lrsquoopposition initiale de lrsquointellect et de lrsquoaffect se deacutepasse dans

lrsquoopposition du peacutecheacute et de la gracircce Par le faux lieu du conseil lrsquoopposition de la loi et de la

prudence deacuteborde dans la distinction de la Loi et de lrsquoEvangile Par le faux lieu du droit canon

ou de la loi pontificale crsquoest la distinction de la loi divine et de la loi humaine qui apparaicirct

sous une figure radicaliseacutee De maniegravere geacuteneacuterale le faux-lieu laquo sophistique raquo sera toujours

condamneacute comme la tentative contrefactrice drsquoun entre-deux dogmatique drsquoune zone

drsquoindiffeacuterence theacuteologique drsquoune marge neutre au sein du jeu des scansions doctrinales

v) Le scheacutema de lrsquoopposition simple de lrsquointeacuterioriteacute et de lrsquoexteacuterioriteacute dans lequel

certains commentateurs ont vu la structure matricielle (coram-Struktur)406 de la doctrine

lutheacuterienne est compliqueacute dans les Loci par un double deacuteplacement du sens initial de la

dichotomie Nous aurons ainsi agrave montrer que drsquoune opposition de lrsquointerne et de lrsquoexterne

drsquoabord entendue au sens traditionnel drsquoune partition infra-humaine de lrsquoaffect et des œuvres

Melanchthon en passe progressivement et dans lrsquointention drsquoune fideacuteliteacute agrave la lettre

paulinienne agrave une interpreacutetation fixeacutee au sens du clivage du vieil homme et de lrsquohomme

reacutegeacuteneacutereacute Ainsi lrsquointeacuterioriteacute ne deacutesignera plus tant lrsquoaffectiviteacute ou lrsquoenclos de la conscience

subjective que la greffe soteacuteriologique et la reacuteception de lrsquoEsprit Saint ndash en bref tout sauf une

puissance propre drsquoaction et de justice Lrsquointeacuterioriteacute dans un chiasme tout agrave fait

caracteacuteristique de la strateacutegie critique de Melanchthon ne deacutesignera ainsi rien drsquoautre sinon

preacuteciseacutement le verso et lrsquoenvers stricts de la nature humaine De maniegravere geacuteneacuterale nous

remarquerons que le discrimen theacuteologique srsquoentend dans les Loci communes selon une

406 Gerhard Ebeling Luther Einfuumlhrung in sein Denken Tuumlbingen Mohr Siebeck 1964 p 220 Voir agrave ce sujetencore Ph Buumlttgen laquo Liberteacute et inteacuterioriteacute raquo in Luther et la philosophie op cit p 270

227

acception multiple et se reacutefegravere pareillement aux figures diverses de lrsquoopposition de lrsquoAncien

et du Nouveau Testament de la diffeacuterence de la chair et de lrsquoesprit pauliniens ou de la

distinction de la Loi et de lrsquoEvangile Il nous faudra tenter de comprendre le mode

drsquoarticulation qui rassemble le divers de ces ordres de diffeacuterences et eacuteventuellement tenter de

les reacutefeacuterer agrave un scheacutema structurel unique Nous marquerons alors lrsquoorigine strictement

dialectique de ces distinctions et leur ordonnancement rigoureux aux diffeacuterents ordres de

scheacutematisme deacutefinitionnel deacutecrits dans notre deuxiegraveme chapitre (contrarieacuteteacute causaliteacute

partition etc)

sect5 Impeacuteratif drsquoabreacuteviation et critique du commentaire

Nous ne reviendrons pas ici en deacutetail sur une analyse textuelle de lrsquoadresse de

lrsquoouvrage Notre introduction srsquoeacutetait deacutejagrave chargeacutee de deacutegager briegravevement lrsquoentrelacement des

diffeacuterents motifs avoueacutes de sa publication Ces motifs reacutesument lrsquointention geacuteneacuterale du projet

theacuteologique meacutelanchthonien sous la conjonction native drsquoun impeacuteratif meacutethodique

drsquoabreacuteviation drsquoun programme de reacuteorganisation topique de la doctrine paulinienne et drsquoune

restriction ou drsquoun recentrement de la destination de son usage agrave une porteacutee drsquoabord

hermeacuteneutique et peacutedagogique407 La formule de cette conjonction srsquoeacutenonce dans un

deacuteveloppement discursif serreacute dont lrsquoimportance et la valeur programmatique autorisent une

deuxiegraveme citation

laquo Nous traitons en veacuteriteacute de tout tregraves briegravevement parce que [le manuel] srsquoacquitte bienplutocirct drsquoun rocircle drsquoindex que de celui de commentaire Crsquoest ainsi que nous eacutetablissonssimplement ici une nomenclature des lieux au moyen desquels le parcours [des lecteurs etinterpregravetes] dans lrsquoeacutecriture sainte doit ecirctre dirigeacute Nous preacutesentons donc seulement enquelques mots ce en quoi se tient la somme de la doctrine chreacutetienne Je ne fais pas cela poureacuteloigner les eacutetudiants de lrsquoEcriture par des disputes obscures et embarrasseacutees mais plutocirctpour les reconduire autant que possible agrave celle-ci De maniegravere geacuteneacuterale je ne suis pasfavorable aux commentaires et pas seulement agrave ceux des anciens Loin de moi [donc] lrsquoideacuteedrsquoeacuteloigner qui que ce soit du canon de lrsquoEcriture avec un eacutecrit trop long408 raquo

407 Crsquoest en effet sous cette porteacutee laquo hermeacuteneutique raquo que lrsquoeacutetude preacuteceacutedente sur la rheacutetorique meacutelanchhtoniennendash et en fait lrsquoensemble de notre eacutetude initiale sur le sens de toute son œuvre peacutedagogique - nous conduitmaintenant agrave interpreacuteter ce que notre introduction deacutecrivait seulement comme une ambition laquo didactique raquo oulaquo peacutedagogique raquo Sur les rapports du programme hermeacuteneutique avec lrsquoexigence de peacutedagogie voir les premiersdeacuteveloppements de notre chapitre preacuteceacutedent408 laquo Parce vero ac breviter omnia tractamus quod indicis magis quam comentarii vice fungimur dumnomenclaturam tantum facimus locorum ad quos veluti divertendum est erranti per divina volumina dum paucistantum verbis monemus et quibus summa christianae doctrinae pendeat Non hoc ago ut ad obscuras aliquas etimpeditas disputationes a scripturis avocem studiosos sed ut si quos queam ad scripturas invitem Nam inuniversum no admodum aequus sum commentariis ne veterum quedem tatum abest ut ullo meo longiore

228

Le mobile meacutethodique de lrsquoabreacuteviation et le choix pour les formes litteacuteraires qui lui

sont correacutelatives ndash index nomenclature et finalement encore topique ndash srsquoaffilie ici drsquoembleacutee

avec une accusation de la figure du commentaire Et lrsquoopposition de lrsquoindex et du

commentaire drsquoabord construite autour du clivage entre une mauvaise abondance discursive

et une neacutecessaire briegraveveteacute se voit elle-mecircme rattacheacutee agrave la contrarieacuteteacute drsquoune double

efficience peacutedagogique il srsquoagit drsquoeacuteloigner (laquo avocem raquo) ou agrave lrsquoinverse de reconduire

(laquo invitem raquo) agrave lrsquoEcriture sainte Si la forme du commentaire se voit donc reacutepudieacutee crsquoest

avant tout parce que la sophistication (laquo impeditas raquo qui alourdit qui embarrasse) et

lrsquoobscuriteacute des disputes embrouille lrsquointerpreacutetation et deacutetourne lrsquoeacutetudiant de la freacutequentation et

de la proximiteacute de la Parole Cette premiegravere affirmation appelle deux remarques par

lesquelles nous reacutesumerons aussi tregraves scheacutematiquement lrsquoensemble des deacuteveloppements

preacuteliminaires de lrsquoeacutepicirctre deacutedicatoire

1) La premiegravere crsquoest que la reacutefeacuterence explicite aux diputationes eacuteclaircit drsquoavance

lrsquoextension qursquoil convient de confeacuterer agrave lrsquousage du terme mecircme de laquo commentaire raquo sur lequel

se cristallise deacutejagrave dans cette adresse lrsquoexpression de la critique de la laquo scolastique raquo A travers

la solidariteacute expresse que Melanchthon entend marquer entre la forme du commentaire et le

mode discursif de la dispute crsquoest drsquoabord la figure mecircme de la somme dogmatique meacutedieacutevale

qui se trouve viseacutee et non simplement le moment exeacutegeacutetique ou interpreacutetatif de la production

theacuteologique En reacutealiteacute et comme nous le verrons dans la suite immeacutediate de notre eacutetude

crsquoest preacuteciseacutement la restriction du domaine drsquoautoriteacute de la theacuteologie au seul moment de

lrsquointerpreacutetation scripturaire qui rendra finalement raison de lrsquoindeacutetermination mecircme de lrsquousage

de ce terme de laquo commentaire raquo dans la qualification des formes concurrentes du discours

theacuteologique Le laquo commentaire raquo crsquoest le fourre-tout lexical sous lequel se laisse deacutesigner

lrsquoensemble des productions theacuteologiques transgressives ndash lrsquoensemble des ajouts clandestins et

des speacuteculations hors-sol des hallucinations philosophico-scolastiques le divers drsquoun

eacutegarement reacuteunifieacute sous la preacutetention deacutelirante drsquoune science de Dieu meacuteta-scripturaire ou

para-biblique Crsquoest ainsi que le label geacuteneacuteral du commentaire pourra confondre dans un

programme commun les critiques diverses de la dogmatique meacutedieacutevale de son organisation

disputatoire dans la forme de laquo sommes theacuteologiques raquo de la dynastie des commentaires aux

scripto velim quenquam a canonicae scripturae studio retrahereraquo Melanchhton op cit p14 W[5-6]

229

Sentences de Pierre Lombard409 et mecircme lrsquoexeacutegegravese quadruple meacutedieacutevale ou lrsquointerpreacutetation

alleacutegorique drsquoOrigegravene

2) Symeacutetriquement crsquoest aussi le principe drsquoabreacuteviation et la forme discursive de

lrsquoindex qui se voient eux-mecircmes arrimeacutes agrave lrsquoaxiome geacuteneacuteral du sola scriptura Si lrsquoabondance

disputatoire du commentaire est dangereuse crsquoest drsquoabord parce qursquoelle creacutee un eacutedifice et un

univers de discours parallegravele qui finit fatalement par entrer en concurrence avec lrsquoEcriture

sacreacutee Il srsquoagit donc de recentrer la theacuteologie sur un mode drsquoexpression qui soit le plus effaceacute

et le plus transparent possible un mode de discours qui se deacutepasse srsquoexcegravede et srsquooublie dans

le Livre lui-mecircme Crsquoest contre les interfeacuterences doctrinales que la pratique du commentaire

introduit dans lrsquoeacuteducation dogmatique que se formule lrsquourgence drsquoune nomenclature topique

Cette concurrence doit srsquoentendre avant tout en un sens tregraves banalement peacutedagogique le

commentaire deacutetourne lrsquoattention et le temps de lrsquoeacutetudiant de leur site scripturaire leacutegitime

Mais ici le danger peacutedagogique se rattache eacutevidemment encore aux probleacutematiques de

lrsquoeacutedification obscurcir et brouiller lrsquointerpreacutetation crsquoest priver une geacuteneacuteration humaine non

seulement du sens mais aussi en mecircme temps de lrsquoefficience de lrsquoEcriture ndash et donc finalement

de la gracircce elle-mecircme

sect6 Jean Damascegravene le philosophe et Lombard le sententiaire

les figures de la doctrine deacutegeacuteneacutereacutee

La critique du commentaire est reprise agrave nouveau frais dans lrsquointroduction de

lrsquoouvrage ougrave elle se concentre cette fois sur les figures de Pierre Lombard et de Jean de

Damas Nous citons la reacutefeacuterence de cette critique avec lrsquoensemble de son contexte eacutenonciatif

409 Sur la question de la forme et de la meacutethode de la laquo somme raquo de la theacuteologie meacutedieacutevale on pourra serapporter outre aux Sentences elle-mecircme deacutesormais traduites en franccedilais (Pierre Lombard Les Quatre livre desSentences Paris Cerf 2012) aux eacutetudes classiques sur la Somme theacuteologique de Thomas drsquoAquin comme celuidu Pegravere Chenu La theacuteologie comme science au XIIIegraveme siegravecle Paris Vrin 1969 ou encore lrsquoouvrage deGhislain Lafont Structure et meacutethode dans la laquo Somme theacuteologique raquo de Saint Thomas drsquoAquin Paris Cerf1996 Cette neacutecessiteacute que lrsquoon doit reconnaicirctre agrave tout commentateur de la premiegravere Reacuteforme de maicirctriser aumoins dans une certaine mesure les bases de la logique de la theacuteologie meacutedieacutevale doit toutefois ecirctre toujoursnuanceacutee crsquoest agrave une laquo scolastique raquo dont les contours dogmatiques sont caricatureacutes et grossis que Luther etMelanchthon adressent drsquoabord leurs critiques Si cette critique se nourrit parfois et sous certains aspectsdrsquoeacuteleacutements theacutematiques ou doctrinaux reacuteellement emprunteacutes agrave la theacuteologie de leurs adversaires meacutedieacutevaux(Thomas Duns Scot mais aussi lrsquoeacutecole occamiste) crsquoest drsquoabord en fonction drsquoun programme propre et drsquounimpeacuteratif de meacutethode nouveau que lrsquoon doit lire lrsquoaccusation massive de cette theacuteologie de lrsquoEcole chez lesReacuteformateurs Au risque de reprendre telles quelles ndash et de tenir pour veacuteriteacute historique significative ndash les attaquesque Luther ou Melanchthon adressaient agrave Thomas ou agrave Scot ndash risque dont ne se sont pas preacutevenues les premiegravereseacutetudes doctrinales de Luther dans le cercle de la theacuteologie protestante du deacutebut du XXegraveme siegravecle succegravede doncle risque de se livrer agrave une steacuterile comparaison terme agrave terme des dogmatiques des meacutedieacutevaux et desreacuteformateurs

230

laquo Il est usuel de rechercher pour chaque art speacutecifique certains lieux dans lesquels lasomme de cet art est contenue et par lesquels son eacutetude peut ecirctre dirigeacutee Ceci vaut aussipour la theacuteologie ougrave certains parmi les anciens ont agi ainsi avec prudence Plus reacutecemmentJean de Damas et Pierre Lombard ont [en revanche] proceacutedeacute tous deux avec ineptie Jean deDamas philosophe trop et Pierre Lombard preacutefegravere recueillir les opinions des hommes que desrsquoattacher au sens [sententia] de lrsquoEcriture410 raquo

Ce deacuteveloppement renferme eacutevidemment lrsquoexpression drsquoune strateacutegie remarquable

drsquoinversion des ordres drsquoanteacuterioriteacute Dans le jeu de la concurrence des deux modegraveles

antitheacutetiques de la somme la forme topique par laquelle Melanchthon se propose de refonder

la nouvelle theacuteologie se trouve reacuteassigneacutee dans le camp des figures naturelles originaires et

anciennes laquo certains anciens raquo deacutejagrave proceacutedaient ainsi avec justesse et ndash litteacuteralement ndash

laquo sobrieacuteteacute raquo (laquo sobrie raquo) Face agrave ce modegravele initial les sommes de Jean de Damas et de Pierre

Lombard proposeacutees laquo plus reacutecemment raquo (laquo recentioribus raquo) font office de secondariteacute

deacutechue drsquoeacutegarement posteacuterieur Crsquoest la meacutethode topique de Melanchthon qui constitue la

forme leacutegitime authentique et neacutecessaire de la somme Et crsquoest la somme laquo scolastique raquo -

comme parcours compreacutehensif et disputatoire des articles de la foi ou comme compilation de

sentences drsquoauctoritates ndash qui srsquoavoue comme le travestissement et la corruption seconde et

deacuteriveacutee de cette somme originaire Il est eacutevidemment agrave remarquer que si la critique revecirct ici le

vecirctement drsquoun nom propre lrsquoautoriteacute des anciens en question est au contraire deacutenoteacutee agrave

lrsquoimpersonnel A quels veteres Melanchthon peut-il bien faire reacutefeacuterence dans la

reconstitution reacutetrospective de cet anteacuteceacutedent Serait-ce par exemple Augustin

Lrsquoaffirmation ndash qui obeacuteit sans doute drsquoabord au seul mobile drsquoune strateacutegie oratoire de

leacutegitimation ndash est drsquoautant plus surprenante que les Loci ne contiennent par ailleurs aucune

confession claire drsquoadheacutesion reacutesolue agrave quelque dogmatique theacuteologique patristique que ce

soit411

Le deacuteveloppement que nous citons ici appelle encore un certain nombre de

preacutecisions importantes La premiegravere ndash mais crsquoest lagrave maintenant une banaliteacute ndash crsquoest que la

critique de la laquo scolastique raquo ne srsquoassocie eacutevidemment jamais avec un rejet de la forme

410 laquo Requiri solent in singulis artibus loci quidam quibus artis cuiusque summa coprehenditur qui scopi vice adquem omnia studia dirigamus habentur Quod in theologia veteres quoque secutos videmus parce quidem acsobrie Ex recentioribus vero Damascenum ac Logobardum inepte utrumque Nimium enim philosophaturDamscenus Longobardus congerere hominum opiniones quam scripturae sententiam referre maluit raquo411 Crsquoest seulement agrave Augustin que Melanchthon semble accorder le privilegravege drsquoune adheacutesion sans restes agrave la finde la discussion sur le locus du peacutecheacute mortel (agrave la suite du Discrimine veteris ac novi testamentum) notre auteur renvoie ainsi son lecteur agrave lrsquoautoriteacute expresse du theacuteologien drsquoHippone laquo Sur ces matiegraveres je preacutefegravere que vous consultiez Augustin et Luther plutocirct que moi-mecircme raquo (laquo Solet hic de litera et spiritu disputari de quibus malo vel Augustinum vel Lutherum quam me consulihellip raquo Melanchhton opcit p320 7 [101]) Nous discuterons par la suite des limites de lrsquoaugustinisme des Loci (voir en particulier deacutebut du prochain chapitre)

231

doctrinale de la scientificiteacute theacuteologique ni mecircme avec une reacutepudiation de la figure ou de la

meacutethode de la summa Cette remarque aussi triviale qursquoelle puisse paraicirctre au regard de nos

chapitres anteacuterieures meacuterite drsquoecirctre rappeleacutee speacutecifiquement dans le champ de lrsquoeacutetude de la

theacuteologie tant une certaine historiographie lutheacuterienne a pu travestir la signification

doctrinale de la Reacuteforme de Wittenberg en la reconduisant agrave un motif existentiel et affectiviste

fantasmeacutes412 Non seulement la contestation de la laquo scolastique raquo ne peut donc jamais

srsquoentendre ici comme lrsquoexpression formelle drsquoune reacutevolte anti-dogmatique ndash ou si lrsquoon eacutetend

ici la forme discursive au site natif et destinal de son deacuteveloppement anti-universitaire ndash

mais au contraire crsquoest bien plutocirct au nom mecircme de cette scientificiteacute de cette doctrine et de

sa figure laquo sumeacuteraire raquo que se motive et se justifie ce qui se donne lrsquoallure drsquoune reacutefutation

sophistique Crsquoest du fait drsquoune carence de scientificiteacute ndash par un scheacutema doctrinal invalide et

inepte ndash que la laquo scolastique raquo se voit ainsi invalideacutee

Par delagrave la strateacutegie oratoire drsquoune recomposition des filiations ou drsquoune restitution

des dynasties crsquoest drsquoabord dans lrsquoautoriteacute normative pure de la dialectique que srsquoeacutevaluent

donc la validiteacute ou lrsquoineptie des figures doctrinales Et il est en cela remarquable que le cas de

la theacuteologie nrsquoest ici preacutesenteacute que comme une occurrence et un cas drsquoexemplification de ce

qui vaut en geacuteneacuteral pour chaque art speacutecifique ou particulier (laquo singulis artibus raquo laquo quibus

artis raquo) Crsquoest sous la sphegravere drsquoautoriteacute de la dialectique ndash science de la meacutethode de toutes les

doctrines ndash que se range donc la discussion sur la forme valide de la somme theacuteologique Et

crsquoest en ce sens que les Sentences de Pierre Lombard sont drsquoabord discreacutediteacutes pour des raisons

drsquoinadeacutequation purement formelles une somme ne peut de toute faccedilon jamais ecirctre une

collecte une compilation ou un rassemblement de sentences Sur ce point lrsquoaccusation

meacutelanchthonienne nrsquoest donc qursquoune anticipation esquisseacutee de ce que nous avions rencontreacute

au chapitre preacuteceacutedent sous la figure de la critique rheacutetorique du laquo butinage raquo des sententia413

Cette allure de simple exemplification des principes dialectiques nous autorise aussi dans une

tregraves large mesure agrave ne pas commenter plus avant les affiniteacutes preacutecises que tissent ici les

thegravemes des lieux de la somme et de la doctrine Si nous aurons eacutevidemment agrave interroger par

la suite le sens mateacuteriel que revecirct cet entrelacement dans le deacuteveloppement positif de la

doctrine il nous faut drsquoabord renvoyer agrave un niveau purement formel lrsquoenquecircte sur ce sens agrave

lrsquoeacutetude de lrsquoeacutepisteacutemologie meacutelanchthonienne et agrave sa doctrine geacuteneacuterale de lrsquoars disserendi

412 Crsquoest le cas particuliegraverement dans la litteacuterature franccedilaise sur la theacuteologie de Luther et notamment dans tousles classiques biographiques comme lrsquoouvrage de Lucien Febvre Martin Luther un destin Paris PUF 1988 ouceux de Marc Lienhard deacutejagrave reacutefeacuterenceacutes413 Voir le chapitre preacuteceacutedent et notamment lrsquoeacutetude du paragraphe de locis communibus des Elementa de 1531

232

Au-delagrave de cette premiegravere preacutecision il nous faut encore remarquer ce qui srsquoeacutenonce agrave

la fois comme la dispariteacute et comme la compliciteacute profonde des deux figures exemplaires de

la deacutegeacuteneacuterescence doctrinale que repreacutesentent ici Jean de Damas et Pierre Lombard Dans un

cas crsquoest lrsquoexcegraves philosophique dans lrsquoautre crsquoest la forme de la collecte des sentences qui

constituent le fond corrupteur des deux entreprises theacuteologiques Si la reacutefeacuterence agrave Pierre

Lombard ndash qui srsquoavoue comme lrsquoautoriteacute et lrsquoassise formelle peacutedagogique theacutematique et

doctrinale de tout lrsquoenseignement theacuteologique meacutedieacuteval dans lrsquoOccident chreacutetien ndash renferme

une fonction eacutevidente drsquoexemplariteacute on pourrait en revanche srsquointerroger sur le sens qursquoil

convient de confeacuterer agrave la reacutefeacuterence agrave Jean de Damas Drsquoune part Jean Damascegravene

nrsquoappartient eacutevidemment pas au mecircme horizon temporel ndash ni geacuteographique drsquoailleurs et cela a

son importance en terme de site de discursiviteacute ndash que les theacuteologiens scolastiques (au sens

contemporain) mais surtout la reacutefeacuterence au chreacutetien byzantin ne semble pas avoir la mecircme

centraliteacute que Lombard dans la production theacuteologique de lrsquouniversiteacute occidentale dans le

dernier Moyen-Acircge et dans les temps contemporains agrave lrsquoœuvre de Melanchthon lui-mecircme

Par ailleurs la double condamnation de Lombard et de Damascegravene revecirct

manifestement aussi un certain caractegravere de redondance le theacuteologien parisien se reacutefegravere lui-

mecircme constamment aux thegraveses de lrsquoauteur du De fide orthodoxa qui constitue en un sens le

seul point drsquoancrage des Sentences dans la theacuteologie de lrsquoEglise orientale414 Il ne serait en ce

sens pas absurde drsquoimaginer que Melanchthon nrsquoait lui-mecircme connu lrsquoœuvre de Jean

Damascegravene que par le biais des quatre livres des Sentences Si la mention critique de Pierre

Lombard participe directement drsquoun programme qui vise agrave saper drsquoavance la charpente et la

pierre drsquoangle de toute lrsquoorganisation universitaire contemporaine du savoir theacuteologique415 la

reacutefeacuterence agrave Jean Damascegravene constitue surtout un symbole ou un ideacuteal-type de la transgression

ou de lrsquoexceacutedence philosophique de la theacuteologie Quoi qursquoil en soit Jean de Damas et Pierre

Lombard deacutelimitent du fond de leur exemplariteacute et par delagrave mecircme lrsquoeffectiviteacute et lrsquoinfluence

de leurs productions historiques lrsquoextension totale du modegravele de la somme corrompue et

deacutegeacuteneacutereacutee (au sens donc drsquoabord structurel)

Nous noterons ainsi que si lrsquoexcegraves philosophique (laquo Jean de Damas philosophe

trop raquo) est drsquoembleacutee caracteacuteriseacute comme lrsquoun des modes matriciels de la deacuteviance theacuteologique

il nrsquoen constitue toutefois preacuteciseacutement que lrsquoun des modes possibles agrave Lombard ndash et

lrsquoexemple du theacuteologien parisien est eacutevidemment canonique ndash ce nrsquoest pas en soi cet

414 Voir les Sentences ougrave Lombard qualifie Jean Damascegravene de laquo grand parmi les docteurs grecs raquo (opcit dans le premier livre p 312 357 371 427)415 Sur lrsquoinfluence doctrinale et le statut acadeacutemique des Sentences dans la theacuteologie meacutedieacutevale voir par exempleChenu opcit

233

acoquinement avec la philosophie qui est drsquoabord reprocheacute mais la meacutethode mecircme de la

compilation des thegraveses des auctoritates Lrsquousage drsquoun mode de discursiviteacute philosophique

dans lrsquoeacutelaboration des traiteacutes de dogmatique nrsquoapparaicirct donc manifestement pas comme la

souche unique ou si lrsquoon peut dire comme la raison suffisante de la laquo deacutegeacuteneacuterescence

scolastique raquo ndash mecircme si le caractegravere central du mobile philosophique est eacutevidemment toujours

agrave signaler A cocircteacute de ce surcroicirct philosophique illeacutegitime le commentaire et la somme

scolastique se deacutemarquent encore par la forme inadeacutequate de la construction des compilations

sententiaires En quel sens les deux mobiles ndash critique de la deacuteteinte philosophique de la

theacuteologie et critique de la meacutethode de lrsquoaccumulation des sentences ndash se reacutevegravelent-ils

finalement complices En quel sens font-ils systegravemes Sous quel principe deacutegeacuteneacuteratif

commun peut-on donc encore finalement recomposer lrsquohistoire de lrsquoerrance doctrinale

sect7 Origegravene et la souche de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique

une geacuteneacutealogie de la corruption doctrinale

Nous noterons drsquoabord que dans lrsquoexceacutedence philosophique comme dans la

compilation sententiaire crsquoest la communauteacute drsquoun reacutefeacuterentiel humain qui se laisse avant tout

indiquer Que ce reacutefeacuterentiel humain srsquoavoue dans une confiance excessive porteacutee dans les

puissances intellectuelles ndash et si lrsquoon peut dire les ressources veacuteritatives ndash de la speacuteculation

philosophique ou qursquoil srsquoatteste encore dans un creacutedit illeacutegitime confeacutereacute aux autoriteacutes et

figures historiques de la science chreacutetienne crsquoest partout la possibiliteacute drsquoune productiviteacute

theacuteologique humaine qui srsquoavegravere probleacutematique La construction de la figure scolastique

biceacutephale ndash Jean le philosophe Lombard le sententiaire ndash renvoie donc agrave une constante

pratique du soupccedilon vis-agrave-vis des ressources humaines de veacuteriteacute dans les matiegraveres sacreacutees La

deacutemesure de la scolastique ndash puisque crsquoest partout sous le signe de lrsquoexcegraves et de la surcharge

doctrinale que la theacuteologie vicieacutee se voit deacutenonceacutee ici ndash se nourrit donc drsquoabord du vice

fondateur de la fausse confiance et de la mauvaise assurance ndash de lrsquoanthropo-reacutefeacuterentialiteacute ndash

que le lutheacuteranisme nrsquoa par ailleurs jamais cesseacute de deacutenoncer dans la doctrine de la

justification416 Crsquoest dans la confiance en lrsquohomme dans ses faculteacutes spontaneacutes drsquointellection

416 Le thegraveme de la critique de la laquo fausse confiance raquo est un tel lieu commun des eacutecrits doctrinaux lutheacuteriens qursquoilest difficile drsquoen trouver une expression canonique ou exemplaire Lrsquoeacutecrit contre Erasme (De servo arbitrio)tourne eacutevidemment presque entiegraverement autour de ce laquo soupccedilon de lrsquohumain raquo Mais on pourrait voir qursquoilmotive aussi la formalisation de la doctrine de la justification par la foi jusque dans ses plus preacutecoces expressions(et deacutejagrave dans les cours sur lrsquoEpicirctre aux romains de 1516) Nous avons voulu donner agrave ce thegraveme une nouvelleorientation et le rattacher plus preacuteciseacutement au volet exeacutegeacutetique du sola scriptura Nous reviendrons sur ce pointagrave lrsquooccasion de notre dernier chapitre sur la critique de lrsquoalleacutegorie

234

dans ses ressources historiques de veacuteriteacute doctrinale que srsquoorigine lrsquohistoire longue de

lrsquohallucination theacuteologique A cette ivresse du commentaire Melanchthon oppose la

laquo sobrieacuteteacute raquo (laquo sobrie raquo que nous rendions par lrsquoapproximatif laquo prudence raquo) des anciens et

surtout du programme mecircme de la nomenclature topique La reacutepudiation de la scolastique

revecirct donc drsquoabord lrsquoallure drsquoune critique au sens eacutepisteacutemologique et quasi-contemporain du

terme examen des limites et des conditions de validiteacute de lrsquoexercice drsquoune saine faculteacute de

juger doctrinale

Or le sol deacutefinitif et indeacutepassable de la construction de toute dogmatique crsquoest

preacuteciseacutement lrsquoEcriture elle-mecircme La sobrieacuteteacute qui se formule donc comme une nouvelle

deacuteclinaison du principe meacutethodique drsquoabreacuteviation srsquoeacutenonce drsquoabord aussi comme lrsquoeacutecho du

programme drsquoune simple fideacuteliteacute au scripturaire LrsquoEcriture se laisse ainsi signaler agrave la fois

comme lrsquoobjet et comme lrsquoautoriteacute normative de la meacutethode discursive de lrsquoeacutetude theacuteologique

Si la forme de lrsquoindex est supporteacutee par lrsquoideacuteal de transparence au Livre ndash fonction de renvoi

de relais drsquoeffacement devant la Chose mecircme ndash crsquoest encore le Livre lui-mecircme qui deacutefinit et

deacutetermine les modes leacutegitimes de lrsquoexercice de ce retour Les lieux theacuteologiques ne sont pas

seulement les points drsquoentreacutee exteacuterieurs par lesquels le lecteur peacutenegravetre dans lrsquointimiteacute du texte

ils sont encore les plis et les points de contractions internes par lesquels lrsquoEcriture garantit en

elle-mecircme les conditions de son auto-exeacutegegravese Dans sa meacutethode dans sa forme dans sa

construction et dans sa fin la vraie theacuteologie ne rompt donc jamais les bornes du cercle

biblique Crsquoest dans lrsquointimiteacute de ce cercle que se nouent et circulent les conditions et les

points drsquoaccroches de toute veacuteriteacute doctrinale En theacuteologie lrsquohumain est toujours une

marchandise de contrebande et le divers des auctoritates sentences historiques faculteacute

intellective naturelle ou dogmatiques philosophiques se voit ainsi reacuteassigneacute agrave une commune et

constante clandestiniteacute

Mais si la foi en lrsquohomme est le principe nourricier et le gegravene commun de lrsquohistoire

de lrsquoivresse laquo scolastique raquo est-il possible de dater et de situer son acte de naissance Cette

ivresse a-t-elle - un jour dans lrsquohistoire - revecirctu la figure historique et positive drsquoun

commencement Est-il possible de recomposer une geacuteneacutealogie de la corruption doctrinale

Revenant agrave lrsquoadresse des Loci Melanchthon nous dit

laquo Il srsquoeacutegare celui qui cherche agrave connaicirctre la nature du christianisme [christianismi formam]ailleurs que dans le canon de lrsquoEcriture Combien les commentaires manquent de sa pureteacute Il nrsquoy a rien dans lrsquoEcriture qui ne soit veacuteneacuterable alors que dans les commentaires beaucoupne deacutepend que de la philosophie et de la raison humaine [hellip] Que reste-t-il drsquoOrigegravene si tu enretires ses alleacutegories inconsistantes et la forecirct de ses interpreacutetations [sententiam]

235

philosophiques Et pourtant agrave quelques exceptions pregraves les principaux auteurs Grecs lrsquoontpartout suivi de mecircme que ceux qui semblent ecirctre les piliers parmi les Latins agrave savoirAmbroise et Jeacuterocircme Apregraves eux nous pouvons dire que plus un auteur est reacutecent plus il estdu mecircme coup eacuteloigneacute de lrsquoEcriture En bref la discipline chreacutetienne [disciplina Christiana]a deacutegeacuteneacutereacute en fin de compte dans des sornettes scolastiques [scolasticas nugas] dont chacunse demande si elles sont drsquoabord impies ou simplement stupides417 raquo

Les derniers deacuteveloppements de lrsquoindex rendent donc bien raison de lrsquoeacutebauche drsquoune

archeacuteologie de la deacutecheacuteance doctrinale Crsquoest ici Origegravene qui se voit drsquoabord pointeacute comme la

souche native de la contamination philosophico-speacuteculative de la theacuteologie418 A travers son

influence ndash et agrave quelques exceptions pregraves dont la mention formelle se dispense toutefois drsquoune

reacutefeacuterence plus preacutecise ndash crsquoest lrsquoimmense majoriteacute de la patristique grecque et les deux piliers

de la theacuteologie latine ndash Jeacuterocircme et Ambroise ndash qui ont relayeacute jusqursquoagrave lrsquoeacutepideacutemie le

dynamisme de cette corruption originaire Par delagrave Jeacuterocircme et Ambroise crsquoest lrsquoeacutedifice total

des studia theacuteologiques meacutedieacutevales qui ont fatalement deacutegeacuteneacutereacute dans des laquo sornettes

scolastiques raquo tour agrave tour laquo impies raquo (laquo impiae raquo) et laquo stupides raquo (laquo stultae raquo) La logique de

cette geacuteneacutealogie nous eacuteclaire deacutejagrave sur la signification intime de cette contestation de la forme

du laquo commentaire raquo et surtout sur le principe moteur de la laquo deacutegeacuteneacuterescence raquo (laquo hellip

degenerauitque tandem disciplina christianahellip raquo) scolastique de la doctrine elle-mecircme Nous

ordonnerons ainsi en trois points une seacuterie de remarques que nous tenons pour provisoirement

suffisantes au sujet de la reconstitution de cette genegravese

a) Lrsquoindistinction de lrsquoimpieacuteteacute et de la stupiditeacute eacutenonceacutee drsquoabord eacutevidemment dans

le contexte oratoire drsquoune pique poleacutemique rend toutefois raison agrave un niveau doctrinal plus

profond de la solidariteacute indeacutepassable du mobile eacutepisteacutemique et du mobile eacutedifiant dans la

construction de la theacuteologie Dans la doctrine chreacutetienne science et eacutedification sont toujours

neacutecessairement complices Si les formes disparates de la somme de lrsquouniversiteacute meacutedieacutevale se

trouvent drsquoabord disqualifieacutees pour des mobiles formels et eacutepisteacutemologiques ndash dont la

discipline dialectique fixe les premiegraveres normes ndash crsquoest aussi dans une neacutecessaire laquo impieacuteteacute raquo

417 laquo Fallitur quisquis aliunde christianismi formam petit quam e scriptura canonica Quantum enim ab huiuspuritate absunt commentarii In hac nihil reperias non augustum in illis quam multa quae a philosophia abhumanae rationis aestimatione pendent quae cum iudicio spiritus prorsus ex diametro pugnant Non sicdetriverant to psukhikon scriptores ut nihil nisi pneumatika spirarent Ex Origene si tollas inconcinnas allegoriaset philosophicarum sententiarum silvam quatulum erit reliquum Et tamen hunc auctorem magno consensusequuntur Graeci et ex Latinis qui videntur esse columnae Ambrosius et Hieronymus Post hos fere quo quisquerecentior est ep est insincerior degeneravitque tandem disciplina christiana in scholasticas nugas de quibusdubites impiae magis sint an stultae raquo Melanchthon op cit p 16 W[8-10]418 Cette lecture de la laquo geacuteneacutealogie de la corruption doctrinale raquo est eacutevidemment lutheacuterienne On en retrouve de tregraves nettes formulations jusque dans les eacutecrits les plus tardifs comme le Commentaire agrave la Genegravese qui insegravere aussi un paragraphe speacutecifiquement consacreacute au problegraveme de la pratique de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique Sur ce point voir laquo Comment faire taire les philosophes raquo in Ph Buumlttgen Luther et la philosophie op cit

236

que ce qui se donne drsquoabord comme la simple laquo stupiditeacute raquo scolastique finit fatalement par

deacuteriver Ce point commence agrave ecirctre clair nous nrsquoy reviendrons qursquoune derniegravere fois dans des

deacuteveloppements imminents

b) Il faut encore noter lrsquoindistinction manifeste du volet dogmatique et du volet

exeacutegeacutetique de la theacuteologie meacutelanchthonienne Cette indistinction doit srsquoentendre dans le sens

drsquoune subordination unilateacuterale et drsquoune reacuteduction rigoureuse du premier au second Origegravene

et Jeacuterocircme sont des interpregravetes de lrsquoEcriture Sainte avant drsquoecirctre des laquo dogmaticiens raquo au sens

meacutedieacuteval du terme De Jeacuterocircme le Moyen-Acircge savant reccediloit drsquoabord une traduction de la

Bible en latin ndash la Vulgate ndash et un corpus speacuteculatif drsquointerpreacutetation scripturaire construit

autour drsquoune exeacutegegravese ternaire dans laquelle lrsquoeacutetude des significations textuelles srsquoordonne agrave

lrsquoarticulation des sens historique alleacutegorique et spirituel419 La speacuteculation hors-sol que

Melanchthon deacutenonce constamment dans la theacuteologie laquo scolastique raquo srsquoenracine donc drsquoabord

dans la pratique drsquoune hermeacuteneutique faussaire et vicieacutee Lrsquoexcegraves le deacutebordement et la

transgression speacuteculatives qui constituent le principe moteur de la corruption scolastique sont

drsquoabord un excegraves et une transgression infra-exeacutegeacutetiques Ce nrsquoest pas seulement

lrsquoinvestigation meacutetaphysique ou morale des quaestiones de la dogmatique theacuteologique

laquo naturelle raquo ou laquo rationnelle raquo qui est accuseacutee mais crsquoest drsquoabord lrsquohallucination drsquoun sens

exeacutegeacutetique extra-litteacuteral Et lrsquousage mecircme de la philosophie dans la discipline theacuteologique

signale ainsi son abus dans la seule clocircture de la sphegravere de lrsquoexeacutegegravese et de lrsquointerpreacutetation du

Livre crsquoest drsquoabord dans lrsquoexeacutegegravese mecircme que la theacuteologie speacuteculative se rend coupable drsquoun

usage transgressif de la philosophie Crsquoest cette philosophie en effet qui fournit agrave la fois les

outils logiques et meacutethodiques ndash analogie similitudes ndash et les laquo lignes doctrinales raquo ndash

cosmologiques morales meacutetaphysiques ndash agrave partir desquels se deacuteploie la pratique de

lrsquoalleacutegorie Crsquoest pour cette raison que nous choisissons de rendre ici le latin laquo sententia raquo par

le terme laquo interpreacutetation raquo Lrsquoancrage de lrsquousage de cette expression dans lrsquohorizon drsquoune

probleacutematique interpreacutetative ndash marqueacutee par la reacutefeacuterence anteacuterieure agrave lrsquoalleacutegorie ndash nous

autorise en effet agrave penser que crsquoest lrsquoacception premiegravere de laquo sens raquo drsquo laquo ideacutee raquo ou de

laquo signification raquo qui prime ici et non simplement celle de laquo maxime raquo ou de laquo sentence raquo

c) Crsquoest sur ce point qursquoil nous faut conclure ce premier survol des consideacuterations

introductives du manuel (adresse et introduction) Dans la mention de lrsquoalleacutegorie il nous

semble en effet que la critique du commentaire et la reconstitution de la geacuteneacutealogie

scolastique a trouveacute sa source absolument originaire Le nom propre laquo Origegravene raquo pour

419 On pourra sur les questions relatives agrave lrsquohistoire et agrave la philosophie des Pegraveres se reporter agrave lrsquoouvragegeacuteneacuteraliste de Pierre Hadot Etudes de patristique et drsquohistoire des concepts Paris Belles Lettres 2010

237

Philippe Melanchthon eacutenonce avant tout la figure patriarcale de la pratique de lrsquointerpreacutetation

alleacutegorique de la Bible Et crsquoest dans lrsquoaccusation des ressorts de cette alleacutegorie que notre

reacuteformateur verra le principe du deacutemantegravelement total du lignage de la theacuteologie de lrsquoEcole La

philosophie nrsquoapparaicirctra alors ici que comme lrsquoinstrument accessoire et second drsquoune inflation

exeacutegeacutetique et speacuteculative autoriseacutee en amont par la libeacuteration illeacutegitime et dangereuse du

sens alleacutegorique de lrsquoEcriture Crsquoest lrsquoalleacutegorie qui ouvre lrsquoespace natal drsquoune deacutemesure

speacuteculative ndash ivresse seconde dont la laquo sobrieacuteteacute raquo topique se propose drsquoecirctre le remegravede naturel

et le controcircle critique premier Et crsquoest dans cet espace que se deacutebattent apregraves coup les

reconstructions morales et meacutetaphysiques de la dogmatique vicieacutee Lrsquoalleacutegorie si elle deacutesigne

eacutevidemment drsquoabord une certaine eacutechelle seacutemantique de lrsquoexeacutegegravese biblique est donc encore

ici aussi une figure-symbole de la deacutecheacuteance figure elle-mecircme ideacutealiseacutee et eacutetendue au-delagrave

de son extension reacutefeacuterentielle premiegravere Lrsquoalleacutegorie crsquoest la plaie originaire sur laquelle

viennent pulluler jusqursquoagrave lrsquoinfection les fausses quaestiones les sophistications doctrinales et

les hallucinations conceptuelles des laquo pharisiens raquo de la doctrine Le commentateur des Loci

doit toujours se montrer vigilant face agrave cette polarisation du propos qui alourdit constamment

drsquoune charge poleacutemique ndash et donc drsquoune inflation extensive ou compreacutehensive ndash la

signification intime de termes dont la techniciteacute et le classicisme laissent drsquoabord supposer un

usage strict et eacutetroit ndash scolastique commentaire alleacutegorie420 etc

sect8 Le premier index des lieux et les ascendances de la structure des Loci

A cette assignation initiale de la deacutegeacuteneacuterescence de la dynastie scolastique agrave la

souche primitive de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique reacutepond la condamnation des deacuterives meacutetaphysiques

des dogmatiques de la theacuteologie de lrsquoEcole Melanchthon poursuit ainsi ndash presque

immeacutediatement apregraves la double condamnation de Lombard et de Jean Damascegravene ndash ses

consideacuterations introductives par un premier inventaire des lieux usuels de la theacuteologie

laquo Les matiegraveres de la theacuteologie se tiennent donc dans les chapitres suivants DieuLrsquouniteacuteLa triniteacuteLa creacuteationLrsquohomme les puissances humainesLes fruits du peacutecheacute le vice

420 Nous consacrons notre dernier chapitre agrave la question du sens de la critique de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique agraveWittenberg en 1521

238

La peineLa loiLes promessesLa reacutedemption par ChristLa gracircceLes fruits de la gracircceLa foi LrsquoespeacuteranceLrsquoamour [caritas]La preacutedestinationLes signes sacramentairesLrsquoeacutetat de lrsquohommeLrsquooffice public [magistratus]LrsquoeacutepiscopatLa condamnationLa beacuteatitude421 raquo

Il nous faut drsquoembleacutee nous garder de deux contre-sens qui pourraient srsquoimposer

assez naturellement en regard du contexte critique geacuteneacuteral de lrsquoexposition de lrsquoinventaire des

laquo chapitres raquo de la doctrine Le premier ndash le moins difficile agrave contester ndash serait de consideacuterer

que Melanchthon eacutenonce ici sa propre nomenclature des lieux - et que crsquoest par lagrave encore le

plan geacuteneacuteral de son programme topique qui se verrait donc drsquoavance annonceacute La suite

immeacutediate du propos ndash une critique de la pertinence theacuteologique de lrsquoeacutetude des quatre

premiers lieux de la liste ndash et lrsquoeacuteconomie geacuteneacuterale du manuel nous interdisent eacutevidemment

cette premiegravere interpreacutetation Mais cet inventaire nrsquoest pas non plus comme on pourrait le

croire agrave tort un exposeacute seulement critique et reacutefutateur La liste preacutesenteacutee par notre auteur ici

nrsquoest pas une figure reconstruite drsquoun inventaire vicieacute-type auquel srsquoordonnerait le

deacuteveloppement theacutematique drsquoune somme laquo scolastique raquo ideacutealiseacutee

Cette liste des loci Melanchthon la tire en fait de Rodolphe Agricola lui-mecircme422 et

srsquoil jugera neacutecessaire drsquoy apporter quelques corrections et ajustements par la suite ce nrsquoest pas

pour autant agrave une contestation et agrave une reacutepudiation systeacutematique que cette nomenclature se

verra finalement soumise Bien au contraire cet inventaire des lieux constituera la source

doctrinale premiegravere de la propre construction topique de Melanchthon Crsquoest donc ici encore421 Si nous conservons la typographie initiale pour la traduction franccedilaise dans le corps de notre eacutetude nousramassons ici la nomenclature originale latine des lieux sous la forme drsquoune simple eacutenumeacuteration Melanchthonnous dit laquo Sunt autem rerum theologicarum haec fere capita Deus Unus Trinus Creation HomoHominisvires Peccatum Fructus peccatiVitia Poena Lex Promissiones Instauratio per Christum Gratia Gratiaefructus Fides Spes Caritas Preedestinatio Signa sacramentalia Hominum status Magistratus EpiscopiCondemnatio Beatitudo raquo Melanchthon ibid p 18 O[4]422 Sur la filiation laquo agricoleacuteenne raquo de lrsquoinventaire des Lieux communs theacuteologiques chez Melanchthon voir parexemple Quirinus Breen laquo The Terms Loci communes and Loci in Melanchthon raquo Church history vol16 1947p 202 Voir encore agrave ce sujet la note de Wilhelm Pauck dans la traduction anglaise de lrsquoouvrage ( opcit) p 20note 16

239

au programme theacuteologique de lrsquohumaniste frison que notre reacuteformateur empruntera la

structure formelle de sa doctrine Il est ainsi remarquable qursquoau-delagrave de la mise agrave lrsquoeacutecart des

quatre premiers lieux laquo meacutetaphysiques raquo de la nomenclature le manuel de 1521 se fixera

presque rigoureusement sur la structure theacutematique de la liste eacutenonceacutee Ce fait appelle encore

une nouvelle remarque qui sera absolument capitale pour la suite de notre parcours explicatif

si Melanchthon tient agrave leacutegitimer sa reconstruction doctrinale sous lrsquoautoriteacute majeure de R

Agricola il nrsquoen demeurera pas moins drsquoabord fidegravele au programme theacuteologique lutheacuterien

Souvent donc dans notre traiteacute la logique et lrsquoeacuteconomie reacuteelles de lrsquoenchaicircnement des notions

theacutematiques seront partiellement disjointes et transversales agrave la dispositio apparente et

superficielle de son inventaire topique

Si par souci de fideacuteliteacute agrave une certaine tradition humaniste ndash et peut-ecirctre aussi par une

simple intention strateacutegique de laquo coalition doctrinale raquo ndash Melanchthon integravegre ici

partiellement les contraintes de la structure topique drsquoAgricola lrsquoinfrastructure profonde du

deacuteveloppement analytique des lieux se libegravere tregraves largement de cette contrainte architecturale

exteacuterieure Cette premiegravere remarque permet deacutejagrave de rendre raison drsquoun problegraveme nodal que

posait la thegravese que nous eacutenoncions degraves le deacutepart de notre eacutetude comment pouvons nous

rendre raison simultaneacutement du constat drsquoune apparente dispense de lrsquoanthropologie et de la

preacutesence effective de lieux si expresseacutement anthropologiques En reacutealiteacute le lieu des laquo forces

humaines raquo constituera bien plus lrsquoespace drsquoun deacutepassement drsquoun deacutebordement ou drsquoun accegraves

transitoire dans la theacuteologie qursquoun point de deacutepart immeacutediatement et reacutesolument theacuteologique

la force humaine crsquoest la marge ou la zone drsquoindiffeacuterence qui signe la deacutemarcation de la

speacuteculation philosophique et de la theacuteologie proprement dite Le point de deacutepart apparent dans

lrsquoanthropologie ndash justifieacute par la contrainte de ce cadre reconduit par tradition ndash ne coiumlncide

donc pas neacutecessairement avec une reacuteelle antrhopologisation du propos

sect9 Le sens de lrsquoeacuteconomie de la meacutetaphysique contemplatio de la chair et clocircture de la fragilitas

Si la reprise de lrsquoindex agricoleacuteen nrsquoa donc pas de fonction immeacutediatement critique

crsquoest toutefois au nom mecircme du prolongement de la condamnation du laquo programme

scolastique raquo que les quatre premiers lieux de lrsquoinventaire se verront finalement disqualifieacutes

Melanchthon nous dit ainsi

laquo Certains [de ces lieux] sont incompreacutehensibles mais drsquoautres contiennent ce que le Christa voulu que le peuple universel des chreacutetiens connaisse avec la plus grande certitude Les

240

mystegraveres de la diviniteacute doivent ecirctre lrsquoobjet drsquoune adoration et non drsquoune investigation [hellip]Crsquoest pourquoi rien ne justifie que nous nous mettions tant en peine au sujet de ces lieuxsuprecircmes que sont Dieu lrsquouniteacute et la triniteacute de Dieu les mystegraveres de la Creacuteation et les modesde lrsquoincarnation Permettez-moi de vous demander ce que les theacuteologiens scolastiques ont agravela fin accompli durant ces siegravecles au cours desquels ils ont tant tourneacute autour de ces lieux Ne sont-ils pas comme le dit Paul devenus vains dans leurs disputes balivernant toujoursautour des universaux des formaliteacutes des connotations et de nombreux autres motsstupides 423 raquo

Nous retrouvons ici le style drsquoune critique laquo classique raquo de la scolastique qui

marquera eacutevidemment les esprits de la renaissance et sera encore plus tard populariseacute en

France ndash dans un contexte discursif tout agrave fait diffeacuterent mais dans des termes tregraves proches ndash

par un auteur comme Rabelais424 Crsquoest la mauvaise abstraction speacuteculative la sophistication

technique lrsquoobscuriteacute lexicale et finalement encore lrsquoinutiliteacute profonde de la reacuteflexion

meacutetaphysique de la dogmatique laquo scolastique raquo qui se trouve viseacute ici Les ressorts theacutematiques

et les enjeux doctrinaux de ce type de critique ndash qui se rattache bien sucircr au fond nourricier de

la critique lutheacuterienne de la theacuteologie de lrsquoEcole ndash ont eacuteteacute abondamment commenteacutes par les

historiens de la Reacuteforme425 La lecture courante de cette face anti-meacutetaphysique de la

condamnation de la theacuteologie meacutedieacutevale voit dans le rejet de la speacuteculation le mobile geacuteneacuteral

du mouvement critique426 Par lagrave la critique drsquoaccent theacuteologique de Luther ou de

Melanchthon est aussi directement rapprocheacutee de la contestation humaniste de lrsquoEcole meneacutee

au nom du programme geacuteneacuteral de la reacuteforme des studia427

423 laquo In his ut quidam prorsus incomprehensibiles sunt ita rursus sunt quidam quos universo vulgo christianorumcompertissimos esse Christus voluit Mysteria divinitatis rectius adoraverimus quam vestigaverimus [hellip]Proinde non est cur multum operae ponamus in locis illis supremis de deo de unitate de trinitate dei demysterio creationis de modo incarnationis Quaeso te quid assecuti sunt iam tot seculis scholastici theologistaecum in his locis solis versarentur Nonne in disceptationibus suis ut ille ait veni facti sunt dum tota vitanugantur de universalibus formalitatibus connotatis et nescio quibus aliis inanibus vocabulis raquo ibid p 18-20O[6-9]424 Voir par exemple Gargantua chapitre 14 sur lrsquoeacuteducation425 Sur le versant lutheacuterien de cette critique du laquo formalisme raquo et de la tendance laquo scolastique raquo agrave la speacuteculationla litteacuterature secondaire est trop nombreuse pour pouvoir ecirctre reacutesumeacutee ici Les ouvrages geacuteneacuteraux reacutefeacuterenceacutesdans notre bibliographie (et par exemple en franccedilais ceux de MLienhard) font le tour des lieux communs sur laquestion426 Sur ce point lrsquoidentification de Martin Greschat a une valeur exemplaire laquo Nous avons deacutejagrave eacutevoqueacute le faitque le Reacuteformateur soulignait le caractegravere existentiel de la theacuteologie reacuteformatrice En conseacutequence il renonccedila agravetoute laquo speacuteculation raquo la doctrine de Dieu la Triniteacute la creacuteation et lrsquoincarnation de Jesus Christ A la place de cesdogmes Melanchthon voulait parler des laquo bienfaits du Christ raquo raquo (op cit p 29) Nous tenterons preacuteciseacutement dedeacutefaire dans la suite de notre eacutetude le reacuteseau de notions que semble tisseacute ici Greschat lrsquoanti-meacutetaphysiquelrsquoanti-speacuteculatif lrsquoexistentiel lrsquoattention aux beneficia christi (qui nous paraicirct devoir ecirctre traduit plutocirct etlitteacuteralement par laquo beacuteneacutefices du Christ raquo) Si le recentrement de la theacuteologie sur les beacuteneacutefices du Christ nousparaicirct devoir renvoyer au programme drsquoune laquo deacute-meacutetaphysication raquo de la doctrine chreacutetienne ce programme nenous paraicirctra pouvoir que difficilement srsquointerpreacuteter comme celui drsquoune anti-speacuteculation (lrsquoeacutequivociteacute profondede ce terme de laquo speacuteculation raquo est agrave remarquer) et pas du tout en tout cas agrave une quelconque porteacuteelaquo existentielle raquo427 Comme dans les ouvrages drsquoAgricola ou de Valla deacutejagrave reacutefeacuterenceacutes mais encore avant Luther chez Van Huttenou chez Erasme (par exemple dans le De ratione studii de 1512)

241

Si cette lecture nrsquoest pas fausse en soi elle se rend toutefois ici encore souvent

coupable drsquoune paraphrase et drsquoun recyclage non critique des arguments mecircmes de la

rheacutetorique poleacutemique des reacuteformateurs Qursquoentend-on ici au juste par ce critegravere drsquoeacutelimination

du speacuteculatif Ce critegravere peut-il bien justifier agrave lui seul une telle discrimination des lieux et

une exclusion si manifestement probleacutematique de ce qui fait aussi lrsquoancrage domanial de

presque quinze siegravecles de reacuteflexions theacuteologiques En quoi les lieux finalement retenus sont

ils moins laquo speacuteculatifs raquo que les quatre lieux disqualifieacutes Et surtout que reste-t-il du sens du

nom mecircme de laquo theacuteologie raquo ndash laquo science de Dieu raquo ndash quand toute speacuteculation sur lrsquoecirctre divin y

devient prohibeacutee Pourquoi continuer agrave laisser circuler ce lexique du theacuteologique pour

deacutesigner ce qui vient preacuteciseacutement deacutefaire le lien intime de la science du divin agrave son subiectum

et agrave son assignation reacutegionale originaires Crsquoest pour exhiber drsquoabord lrsquoeacutevidence de cette

insuffisance interpreacutetative que nous avons laisseacute un large deacuteveloppement discursif entre

crochets dans notre citation initiale Melanchthon y disait

laquo Le Seigneur tout puissant a revecirctu son fils de chair pour nous deacutetourner de lacontemplation [contemplatione] de sa propre majesteacute et nous inviter agrave une contemplation[contemplationem invitaret] de la chair et particuliegraverement de notre fragiliteacute[fragilitatis] Paul nous dit dans ses Corinthiens que Dieu veut ecirctre connu selon une nouvellevoie [nova ratione] dans la folie du precircche puisque nous ne pouvons pas connaicirctre sasagesse par la sagesse428 raquo

Il est agrave remarquer que lrsquoaccusation initiale du laquo scolastique raquo se donne ici agrave partir de

la superposition de couples drsquooppositions qui construisent les clivages divers du ceacuteleste et du

terrestre du propre et de lrsquoautre et de la folie et de la sagesse Cette superposition de clivages

deacutelimite lrsquoespace drsquoune nova ratio cognoscendi de Dieu qui constitue en derniegravere instance le

lieu de naissance de la vraie theacuteologie Qursquoest-ce que cette laquo nouvelle voie raquo de la

connaissance du divin En quel sens prescrit-elle la dispense du meacutetaphysique ou du

laquo speacuteculatif raquo Cette nova ratio est celle nous dit Melanchthon par laquelle nous nous

trouvons reconduits de la laquo contemplation raquo de la majesteacute divine (laquo maiestatis raquo) agrave une

contemplation de la chair et de notre propre faiblesse (ou fragiliteacute laquo fragilitatis raquo) La

nouvelle laquo voie raquo ou laquo meacutethode429 raquo de la connaissance theacuteologique est donc ce deacutetournement

428 laquo Et carne filium deus Optimus Maximus induit ut nos a contemplatione maiestatis suae ad carnis adeoquefragilitatis nostrae contemplationem invitaret Sic et Paulus ad Corinthios scribit deum per stultitiampraedicationis nimirum nova ratione velle cognosci cum non potuerit cognosci in sapientia per sapientiam raquoMelanchthon op cit p20 O[7]429 Si nous suivons ici le choix des traducteurs anglais et de Poumlhlmann pour la traduction du terme ratio dans uncontexte globalement plus souple que celui des manuels techniques et laquo linguistiques raquo du reacuteformateur il nousfaut toutefois signaler que la laquo ratio raquo est preacuteciseacutement ce qui deacutefinissait lrsquoars rheacutetorique ou ladialectique preacuteceacutedemment meacutethode pour la deacutefinition des termes simples technique pour lrsquoinvention des

242

contemplatif et pour ainsi dire cette conversion de regard par lesquels lrsquoœil est reacuteassigneacute agrave la

meacuteditation du Dieu fait chair Formellement la theacuteologie est donc bien toujours theacuteologique

si lrsquoon entend ici ce terme en son sens eacutetymologique drsquoune science de la nature divine Mais la

nouvelle ratio de la connaissance de Dieu adosseacutee agrave la quecircte du sens eacutevegravenementiel de

lrsquoincarnation srsquoaligne et srsquoajuste au renouveau du mode drsquoecirctre mecircme du divin et agrave lrsquohistoire

de sa preacutesence temporelle

Dans les temps post-christiques ndash cest-agrave-dire eacutevidemment dans les temps

messianiques eux-mecircmes ndash crsquoest agrave une contemplation de la signification de lrsquoeacutevegravenement-

Christ ndash du fond de sa preacutesence de lrsquoappel de son passeacute et de la virtualiteacute de sa reacutepeacutetition ndash

que la theacuteologie se voit visseacutee Crsquoest lrsquoeacutevegravenement mecircme de lrsquoincarnation dans toute la

positiviteacute et dans toute lrsquoefficience de sa manifestation historique qui justifie et commande le

recentrement du regard du savant chreacutetien Ce dont la theacuteologie de lrsquoEcole se rend coupable

crsquoest drsquoabord drsquoune ceacuteciteacute agrave lrsquohistoriciteacute de Dieu La deacuterive meacutetaphysique de la dogmatique se

voit donc moins deacutebusqueacutee au nom de lrsquoaccusation drsquoune abstraite laquo speacuteculativiteacute raquo qursquoau

nom de ce qui en elle commande deacutejagrave la ruine de la christologie Ou plus preacuteciseacutement crsquoest

le sens de lrsquoaccusation mecircme du laquo speacuteculatif raquo qui finit ici par se charger du mobile drsquoun

recentrement du discours doctrinal vers son site christique le speacuteculatif crsquoest avant tout

lrsquohallucination du Dieu sans Christ Et la nova ratio theacuteologique deacutelimite ainsi les contours de

la seule vraie doctrine chreacutetienne celle qui se rend alerte au sens de la positiviteacute de

lrsquoinstitution historique du Dieu incarneacute Crsquoest dans lrsquoeacutevegravenementialiteacute et lrsquoactualiteacute historique

de lrsquoincarnation ndash et non dans une meacuteditation sur son abstraite et intemporelle condition

ontologique ndash que se reacutevegravele la nouvelle sagesse de la vraie theacuteologie

sect10 La folie de la preacutedication et la sagesse des hommes quelques remarques autour du thegraveme de

lrsquoopposition de la theacuteorie et de la pratique

Cette premiegravere preacutecision appelle une nouvelle remarque Celle-ci doit pointer en

premiegravere approche le sens plus preacutecis que Melanchthon confegravere agrave lrsquoopposition paulinienne de

la laquo folie de la preacutedication raquo (laquo stultitiam praedicationis raquo) et de la laquo sagesse des hommes raquo Si

cette opposition scripturaire renvoie bien agrave la ligne de deacutemarcation qui oppose en un sens un

certain site ceacuteleste ndash le Dieu invisible ndash agrave un certain espace terrestre ndash celui du Dieu charnel

cette opposition ne peut jamais se concevoir comme relevant pour autant drsquoun rejet simple du

mode cognitif de la contemplatio Ce nrsquoest pas pour se deacutelier de toute entreprise

arguments proceacutedure stylistique pour la construction des figures et des tropes etc

243

contemplative que la doctrine se recentre sur la chair et sur la misegravere humaine dans

lrsquoancienne comme dans la nouvelle ratio cognoscendi crsquoest toujours bien de laquo contemplatio raquo

qursquoil srsquoagit et la redondance du terme dans notre citation exprime suffisamment cette identiteacute

formelle du mode de connaicirctre dans les deux cas Nous touchons lagrave aux limites de

lrsquointerpreacutetation restrictivement anti-speacuteculative de la deacutenonciation du laquo thegraveme scolastique raquo

Si anti-speacuteculation il y a bien au sens drsquoune prescription de lrsquoeacutevitement du meacutetaphysique ndash et

nrsquoest ce pas cela drsquoabord la sophia grecque dans son acception aristoteacutelicienne 430 ndash cet

eacutevitement ne srsquoaligne jamais sur la ligne de ceacutesure qui seacuteparerait univoquement la sphegravere

theacuteoreacutetique et la sphegravere pratique

Comme nous ne cessons de le reacutepeacuteter depuis les premiegraveres preacutemisses de cette eacutetude

la nature et la destination de la theacuteologie rendent la situation de son lieu propre reacutefractaire agrave

toute topographie construite autour de lrsquoopposition des cateacutegories grecques du theorein et de

la praxis Lrsquoopposition de ces cateacutegories ndash jusque dans ses deacuteclinaisons les plus

contemporaines et notamment dans la confrontation du speacuteculatif et de lrsquoexistentiel ndash obstrue

fatalement lrsquointelligence du sens qursquoil convient ici de precircter agrave la nova ratio cognoscendi A ce

sujet Melanchthon dira encore beaucoup plus loin dans le traiteacute

laquo Lrsquoenseignement des choses sacreacutees ne peut nous ecirctre eacutetranger sauf si nous ne sommes paschreacutetiens Parce que la discipline chreacutetienne devrait ecirctre reccedilue de tous431 raquo

Le premier eacutecho agrave cette affirmation se donne ici degraves notre introduction sous la

proposition suivante

laquo Mais quiconque est ignorant de ces lieux ndash la puissance du peacutecheacute la Loi la gracircce ndash je nevois pas comment je peux lrsquoappeler un laquo chreacutetien raquo432 raquo

Lrsquoexigence drsquoun abaissement de la theacuteologie agrave la surface du monde terrestre et agrave une

meacuteditation sur la chair se conjoint avec une exigence simultaneacutee drsquoeacuteleacutevation de la chreacutetienteacute agrave

la connaissance de la theacuteologie La vraie theacuteologie est co-extensive agrave la communauteacute

chreacutetienne elle-mecircme Crsquoest dans la connaissance de lrsquoepisteme et dans lrsquoaccegraves agrave la doctrina

que je me fais chreacutetien La valeur eacutedifiante de la doctrine ne coiumlncide donc jamais avec sa

dispense de toute dimension theacuteoreacutetique Crsquoest dans et par sa veacuteriteacute mecircme ndash au sens le plus430 Voir Aristote Metaphysique ougrave le nom de la laquo science suprecircme raquo dont on cherche agrave eacutetablir la meacutethode et les objets se laisse avant tout deacutesigner sous le seul titre de sophia431 laquo Neque vero a nobis aliena censeri debet rerum sacrarum professio nisi non sumus christiani quandoquidemcommunis omnium esse debet christiana disciplina raquo Melanchthon op cit p34 1[41]432 laquo Reliquos vero locos peccati vim legem gratiam qui ignoratit non video quomodo christianum vocem raquo ibid p 22 O[12]

244

radicalement eacutepisteacutemologique du terme ndash que la doctrine est efficiente Et ici les mots ne

peuvent trahir lrsquoesprit face agrave lrsquoeffectiviteacute du Dieu fait chair crsquoest bien lrsquourgence drsquoune

contemplatio qursquoil nous faut drsquoabord assumer Se rendre theacuteologique crsquoest faire de

lrsquoeacutevegravenement du Dieu terrestre la clocircture propre drsquoune meacuteditation Lrsquoanti-speacuteculation

meacutelanchthonienne ne saurait donc jamais srsquoentendre dans le sens drsquoune eacuteconomie de toute

activiteacute laquo intellectuelle raquo et contemplative

sect11 Les beacuteneacutefices du Christ et lrsquoutilitarisme de la doctrine chreacutetienne

Cette reacuteassignation agrave la contemplation de la chair Melanchthon en fait encore

lrsquooccasion drsquoun retour au propre - agrave nous-mecircmes et agrave nous-mecircmes agrave vrai dire sur le mode le

plus inquiet qui puisse drsquoabord se formuler celui de la fragilitas La chair dessine le site drsquoun

point de rencontre entre lrsquoaffleurement du divin et la probleacutematique de notre preacutecariteacute Crsquoest

cette preacutecariteacute qui est au sens le plus rigoureux du terme la quaestio nodale de toute

lrsquoentreprise theacuteologique La theacuteologie crsquoest ce tout discursif qui circule dans lrsquoespace de deacutebat

ouvert par la jonction du factum de la fragilitas et de lrsquoeacutevegravenement de lrsquoincarnation Crsquoest sous

lrsquoabstraction ndash sous lrsquoeacuteconomie ndash de cette preacutecariteacute que srsquoeffectue le mouvement du retour au

propre dans la nova ratio cognoscendi Ce retour au propre srsquoeffectue encore sous le signe

drsquoun argumentaire surdeacutetermineacute par lrsquousage drsquoun lexique litteacuteralement eacuteconomique lexique

de lrsquointeacuterecirct du beacuteneacutefice ou inversement de lrsquoinutiliteacute de la laquo vaniteacute raquo agrave laquelle sont

renvoyeacutees les eacutetudes laquo scolastiques raquo De ces eacutetudes Melanchthon nous dit que

laquo Leur stupiditeacute [stultitia] pourrait mecircme ne pas ecirctre remarqueacutee si ces stupides [stultae]disputes nrsquoavaient pas dans le mecircme temps obscurcis lrsquoEvangile et les beacuteneacutefices duChrist433 raquo

Ici se deacutelimitent deacutejagrave les clocirctures propres de la vraie theacuteologie Se faire theacuteologien

crsquoest connaicirctre par une contemplation du Dieu fait chair les beacuteneacutefices que deacutegage pour nous

lrsquoeffectiviteacute historique de lrsquoeacutevegravenement-Christ La materia de la theacuteologie se tient dans

lrsquoeacutetroitesse de la consideacuteration de ce beacuteneacutefice Ce sont les beneficia christi qui ouvrent et

deacutemarquent tout agrave la fois lrsquohorizon total de la contemplation theacuteologique La nouvelle maniegravere

433 laquo Et dissimulari eorum stultitia posset nisi evangelium interim et beneficia Christi obscurassent nobis illaestultae disputationes raquo ibid p 20 O[10] Nous optons ici pour la traduction litteacuterale de laquo beneficia raquo parlaquo beacuteneacutefices raquo contre le choix du terme laquo bienfaits raquo qui nous paraicirct masquer en partie lrsquoaccent utilitaire du sensen jeu ici Lrsquoeacutevidence de cet accent srsquoatteste agrave la surcharge geacuteneacuterale de lrsquoextrait par le lexique de lrsquointeacuterecirct

245

de connaicirctre Dieu opegravere donc drsquoabord sous le mode drsquoun recentrement sur lrsquointeacuterecirct propre la

clocircture theacuteologique srsquoajuste aux bornes de la consideacuteration de mes beacuteneacutefices

En cela les Loci communes apparaissent comme triplement eacuteconomiques organiseacutes

et abreacutegeacutes nous lrsquoavons vu mais encore laquo inteacuteresseacutes raquo au sens le plus banalement

laquo utilitariste raquo de ce terme Evidemment la connaissance anticipeacutee du reste de la doctrine du

manuel de 1521 nous permet de nous garder drsquoavance de meacutesinterpreacuteter le sens du

rapprochement des beneficia christi et du Dieu en chair selon la voie drsquoune lecture chreacutetienne

ndash par ailleurs sans doute caricaturale ndash propre agrave la devotio moderna434 Dieu incarneacute nrsquoest pas

beacuteneacutefique au sens drsquoune triviale proximiteacute charnelle ndash au sens drsquoun simple partage de la

souffrance terrestre ou de la possibiliteacute drsquoune exemplariteacute divine et de sa correacutelative

prescription drsquoune imitatio christi La figure du Dieu incarneacute crsquoest drsquoabord celle du Dieu mis

en croix Et ce Dieu mis en croix est moins un Dieu qursquoon imite qursquoun Dieu dont on tire

profit Crsquoest dans son calvaire et dans sa passion que se tient le sens deacutefinitif de lrsquoincarnation

divine Le Christ beacuteneacutefique crsquoest le Christ qui ouvre en accomplissant la mort de Dieu le

reacutegime du laquo nouveau testament eacuteternel raquo la possibiliteacute de la gracircce et lrsquoinstitution de lrsquohomme

nouveau Nous aurons agrave revenir sur ces quelques points agrave lrsquooccasion de notre dernier chapitre

Nous voici donc en possession du thegraveme de la doctrine chreacutetienne La materia du

discours theacuteologique crsquoest le tout de lrsquoextension theacutematique assigneacutee aux lieux des beacuteneacutefices

du Christ Mais qui est le sujet et preacuteciseacutement le beacuteneacuteficiaire de ces beacuteneacutefices annonceacutes

Qui se cache derriegravere le laquo nous raquo drsquousage du discours meacutelanchthonien Le retour de la

theacuteologie au domaine du propre serait-ce lagrave lrsquoattestation drsquoun recentrement de la theacuteologie sur

le thegraveme anthropologique Le subiectum ndash au double sens du terme ndash de la theacuteologie ne

serait-ce finalement rien drsquoautre que lrsquoentiteacute humaine

sect12 Premiegravere position de la question anthropologique la question de la signification du vis humanae

dans la somme

La suite du texte et notamment le mouvement de la deacuterive progressive du lieu des

forces humaines dans la peccatologie et dans la doctrine de la Loi nous interdira

manifestement drsquoemprunter cette voie interpreacutetative Nous y verrons la construction eacutetageacutee

drsquoune doctrine du peacutecheacute agrave la fois co-extensive et reacutesolument heacuteteacuterogegravene agrave la logique de434 De cette devotio moderna un courant de spiritualiteacute diffuseacutee par les laquo Fregraveres de la vie commune raquo et les chanoines de Windesheim aux Pays-Bas crsquoest eacutevidemment lrsquoouvrage canonique De imitatione christi de Thomasa Kempis qui constitue encore le teacutemoignage laquo doctrinal raquo le plus canonique

246

lrsquoanthropologie Cette deacuterive ex-anthropologique de la doctrine se construit dans les Loci

communes en deux temps drsquoabord par lrsquoassignation de lrsquoecirctre du sujet theacuteologique agrave la

condition restrictive de la fragilitas ensuite dans le renvoi de la probleacutematique du peacutecheacute

originel au site drsquoune discussion sur les modes drsquoefficience de la Loi Avant drsquoentrer dans la

chair drsquoune explication textuelle deacutetailleacutee il nous faut tenter de situer les coordonneacutees des

deacuteveloppements du premier lieu Ce premier lieu est celui des hominis viribus ndash des forces ou

des puissances humaines conformeacutement au programme esquisseacute dans le tableau topique

agricoleacuteen preacutesenteacute dans lrsquointroduction (apregraves exclusion des quatre premiers lieux

meacutetaphysiques) Il engage en reacutealiteacute une discussion sur la notion fictionnelle du liberum

arbitrium et la mention de ce laquo libre arbitre raquo constitue drsquoailleurs le sous-titre explicite de ce

premier chapitre des Loci (laquo De hominis viribus adeoque libero arbitrio raquo) Au sujet de ce

titre et du contexte discursif de ce point de deacutepart il nous faut formuler degraves agrave preacutesent un

certain nombre de remarques importantes

a) Le terme de laquo vis raquo deacutesigne et deacutelimite agrave la fois la cateacutegorie centrale du

dynamisme des deacuterivations topiques et lrsquoespace total de la discussion de la doctrine

theacuteologique Que Melanchthon discute des ressources de lrsquohomme des faculteacutes cognitives

de lrsquoefficience de la Loi ou de la puissance de lrsquoEvangile crsquoest partout un mecircme terme qui est

employeacute dans tous les cas de humanis viribus de vis cognoscendi de vi legis de vi

envangelii Nous savons que le latin laquo vis raquo peut srsquoentendre au moins selon cinq acceptions

proches mais marqueacutees par des nuances connotatives importantes (nous laissons ici de cocircteacute les

sens qui construisent une veacuteritable eacutequivociteacute) Le vis crsquoest ainsi

1 La puissance ou la force au sens aristoteacutelicien drsquoune pure capaciteacute de

mouvement

2 La faculteacute au sens classique de lrsquoinstrument propre drsquoune activiteacute

3 La ressource au sens drsquoune puissance utile drsquoun appui ou drsquoun moyen drsquoaction

4 Lrsquoessence ou la nature

5 La vertu435

La plupart des traducteurs des Loci (en allemand et en anglais) rendent souvent par

des expressions varieacutees les diverses occurrences du terme traduisant selon le contexte le vis

latin soit par la Kraft ou le power soit par la Faumlhigkeit (ou Fakultaumlt) ou la faculty (notamment

lorsqursquoil srsquoagit de traduire la laquo vis cognoscendi raquo par exemple)436 Cette inflation lexicale nous

435 Voir Dictionnaire Gaffiot opcit436 Nous faisons ici reacutefeacuterences agrave la traduction allemande de Poumlhlmann (op cit comparer la traduction de laquo vis raquo par laquo Faumlhigkeit raquo p 37 et les autres occurrences du terme) et anglaise de Pauck (mecircme scheacutema usage du terme

247

paraicirct agrave plus drsquoun titre regrettable Elle lrsquoest drsquoabord parce qursquoelle masque la profonde uniteacute

conceptuelle qui se trame derriegravere lrsquousage de cette expression unique ainsi que sa centraliteacute

argumentative dans lrsquoeacuteconomie de lrsquoouvrage Mais plus gravement cette diversiteacute lexicale

illeacutegitime rend inapparente ce mouvement que nous qualifions deacutejagrave comme celui drsquoune des-

anthropologisation ou drsquoune ex-anthropologisation du propos theacuteologique Comprendre la

force humaine comme une faculteacute cest-agrave-dire comme une puissance propre inteacuterieure et

substantielle crsquoest preacuteciseacutement lagrave le contre-sens qursquoil nous faut agrave tout prix eacuteviter La

puissance de lrsquohomme nous apparaicirctra drsquoabord et surtout comme la puissance dans lrsquohomme

cest-agrave-dire la puissance externe eacutetrangegravere et heacuteteacuterogegravene qui le traverse (puissance de la loi

du peacutecheacute de la gracircce du sacrement etc) Le vis cognoscendi meacutelanchhtonien nrsquoest donc lui-

mecircme rien de tel qursquoune faculteacute humaine au sens classique drsquoune psychologie drsquoheacuteritage

aristoteacutelicien il se montrera bien au contraire comme une pure reacuteceptiviteacute agrave la Loi et aux

commandements divins ndash une pure fonction de reacuteveacutelation et drsquoinscription drsquoune exteacuterioriteacute

dans la clocircture du soi la puissance du peacutecheacute elle-mecircme Toute la doctrine de la nomologie

des Loci nous apparaicirctra ainsi comme lrsquooccasion drsquoune critique radicale de la cateacutegorie de la

faculteacute Nous ferons donc toujours le choix de traduire le terme vis par lrsquounique terme de

laquo puissance raquo (ou agrave la limite par le franccedilais laquo force raquo que nous tenons ici pour strictement

eacutequivalent) Cette traduction se justifiera encore par sa capaciteacute agrave rendre compte de ce qui fait

aussi lrsquoessence et lrsquoidentiteacute propres de la theacuteologie de Melanchthon le lieu drsquoune physique de

la Parole divine ndash une science des jeux de forces des modes de sa performativiteacute oratoire (Loi

Evangile)

b) Le premier lieu de la doctrine theacuteologique est un lieu neacutegatif Et neacutegatif ce lieu

lagrave ne lrsquoest pas seulement dans le sens ougrave il supporterait une charge ou une polarisation

affective destructrice (comme le peacutecheacute ou la Loi qui sont les causes efficientes de la

deacutesespeacuterance) Mais le lieu des puissances humaines est neacutegatif drsquoabord en ce sens ougrave il nrsquoest

preacuteciseacutement pas un lieu de la somme theacuteologique il est une fiction sophistique ndash ou si lrsquoon

ose cette mixture eacutetrange du latin et du grec un pseudo-locus Et pseudo-locus le lieu des

puissances humaines lrsquoest encore doublement drsquoune part en soi en ce sens ougrave Melanchthon

parviendra preacuteciseacutement agrave cette conclusion qursquoil nrsquoexiste pas de forces speacutecifiquement

humaines ndash ou ce qui revient au mecircme qursquoil nrsquoexiste pas de forces speacutecifiquement humaines

qui puissent inteacuteresser la theacuteologie ndash et drsquoautre part sous sa figure scolastique du liberum

arbitrium comme fiction des fictions fiction originaire archi-fiction de toutes les fictions

de laquo faculteacute raquo dans la doctrine de la partition de la nature humaine - p 23 laquo cognitive faculty raquo - et du terme laquo power raquo ailleurs op cit)

248

sophistiques theacuteologiques constructibles et qui reacutesume preacuteciseacutement en lui sous lrsquoextension de

son concept cette hallucination native de lrsquoexistence drsquoune puissance humaine Le lieu des

puissances humaines crsquoest donc la premiegravere attestation du mode de construction neacutegatif des

Loci communes la signature de la preacutegnance ou du moins de la centraliteacute da la fonction

reacutefutatrice de la dogmatique

c) Ceci nous amegravene preacuteciseacutement agrave notre troisiegraveme remarque le vrai thegraveme du

premier lieu ndash lieu preacuteparatoire transitoire et encore meacuteta-theacuteologique ndash est preacuteciseacutement la

discussion de la question de lrsquoexistence drsquoune liberteacute naturelle et anthropologique

Lrsquoaccusation de la thegravese de cette existence est eacutevidemment commandeacutee par la conception

positiviste institutionnelle historique et ex-anthropologique que la doctrine lutheacuterienne se fait

de la reacutealiteacute de la liberteacute ndash qui est toujours libertas christiana liberteacute eacutevangeacutelique En ce sens

le pseudo-lieu des puissances humaines est appeleacute par essence agrave se deacutepasser dans la

consideacuteration de la doctrine du peacutecheacute Il faut donc se garder drsquoavance drsquoun contre-sens qui

consisterait agrave supposer que les Loci communes sont le lieu ou lrsquooccasion drsquoune discussion

approfondie du problegraveme philosophique de la liberteacute humaine Du problegraveme de cette liberteacute

Melanchthon ne traitera pas ou presque le releacuteguant dans le champ de la discussion drsquoune

laquo liberteacute exteacuterieure raquo trivialiseacutee et rendue eacutetrangegravere agrave la discussion proprement

philosophique De la mecircme maniegravere le lecteur ne pourra pas srsquoattendre agrave retrouver dans la

discussion du liberum arbitrium quelque chose comme une reacutefutation rigoureuse des doctrines

theacuteologiques classiques (Thomas Scot Ockham etc) Ce que Melanchthon vise agrave montrer

crsquoest certes que la doctrine du libre arbitre est fausse mais surtout qursquoelle est allogegravene agrave

lrsquoeacuteconomie de la vraie somme theacuteologique En ce sens crsquoest sans doute seulement avec

lrsquounique figure drsquoAugustin que notre reacuteformateur engage ici une discussion reacuteelle

sect13 Lrsquoaccusation du liberum arbitrium

Si lrsquoombre de la doctrine augustinienne du peacutecheacute sature la discussion du premier

lieu le reste de la production doctrinale theacuteologique est dans sa positiviteacute propre tregraves

largement mise sous le boisseau Sous lrsquoapparence drsquoune dimension reacutefutatrice crsquoest donc

avec lrsquointention de refonder lrsquoautonomie du propos theacuteologique sur la liberteacute que

Melanchthon ouvre drsquoembleacutee le parcours topique du manuel

249

laquo Augustin et Bernard ont eacutecrit sur le libre arbitre et le premier a largement reacuteviseacute ces ideacuteesinitiales dans les livres qursquoil a eacutecrit plus tard contre les Peacutelagiens Bernard nrsquoest pas coheacuterent[non est similis sui] Il existe aussi certaines choses agrave ce sujet chez les Grecs mais ellessont sporadiques Puisque je ne suivrai pas ici les opinions des hommes je tenterai drsquoexposerles choses agrave la fois simplement et clairement Les auteurs anciens aussi bien que lesmodernes ont presque entiegraverement obscurci notre vue parce qursquoils ont interpreacuteteacute lrsquoEcritureselon une voie qui satisfait dans le mecircme temps le jugement de la raison humaine437 raquo

A lrsquoeacutenonceacute du programme de cette autonomie discursive se rattache une bregraveve et

impreacutecise mise en accusation de la doctrine geacuteneacuterale du liberum arbitrium

laquo Bien que sur ce lieu la doctrine chreacutetienne diffegravere radicalement de la philosophie et de laraison humaine la philosophie a neacuteanmoins [ici] progressivement envahi le christianisme Ledogme impie du libre arbitre a pris le pas sur les beacuteneacutefices du Christ et a lrsquoa obscurci par lasagesse profane et humaine de notre raison Le mot de laquo libre arbitre raquo totalement eacutetranger agravelrsquoEcriture Sainte au sens et au jugement de lrsquoEsprit [hellip] a eacuteteacute utiliseacute De la philosophie dePlaton a eacutegalement eacuteteacute ajouteacute le mot laquo raison raquo pareillement pernicieux De la mecircmemaniegravere que lrsquoEglise a ces derniers temps embrasseacute Aristote plutocirct que Christ la doctrinede lrsquoEglise chreacutetienne a eacuteteacute en ses deacutebuts mineacutee drsquoabord par la philosophie de Platon Defait donc il nrsquoexiste en dehors des eacutecritures canoniques aucune litteacuterature valable danslrsquoEglise438 raquo

Nous choisissons de suivre les traducteurs allemands et anglais439 en traduisant laquo vox

liberi arbitrii raquo par laquo le mot laquo libre arbitre raquo raquo et laquo vocabulum rationis raquo par laquo le mot

laquo raison raquo raquo En reacutealiteacute une traduction plus extensive par laquo le lexique du libre arbitre raquo ou laquo le

lexique de la raison raquo (en rendant justice au geacutenitif) serait aussi tout agrave fait valide et peut-ecirctre

mecircme preacutefeacuterable Chez Melanchthon les termes simples ouvrent et organisent toujours dans

la seule borne de leurs ressources de sens la mosaiumlque lexicale inteacutegrale drsquoun reacuteseau de

correacutelats terminologiques varieacutes Le lexique de la raison crsquoest donc bien le mot laquo raison raquo lui-

mecircme mais aussi lrsquoensemble de ses voisins seacutemantiques et de ses renvois topiques (causaux

partitifs essentiels etc) la raison donc mais aussi la boulesis lrsquointellect lrsquohabitus vertueux

437 laquo Scripsere de libero arbitrio Augustinus et Bernardus et ille quidem sua posterioribus libris quos adversus Pelagianos edidit multipliciter retractavit Bernardus non est similis sui Sunt hac de re etiam apud Graecos quaedam sed sparsim Ego quandoquidem non sequar hominum opiniones et simplicissime et planissime rem exponam quam fere obscurarunt auctores tum veteres tum novi quia sic interpretabantur scripturas ut simul vellent tamen rationis humanae iudicio satisferi raquo Melanchthon ibid p 24 1[1-2]438 laquo Et in hoc quidem loco cum prorsus christiana doctrina a philosophia et humana ratione dissentiat tamensensim irrepsit philosophia in christianismum et receptum est impium de libero arbitrio dogma et obscurataChristia beneficentia per profanam illam et animalem rationis nostrae sapientiam Usurpata est voc liberi arbitriia divinis literis a sensu et iudicio spiritus alienissima qua videmus sanctos viros non raro offensos esseAdditum est e Platonis philosophia vocabulum rationis aeque perniciosum Nam perinde atque his posterioribusecclesiae temporibus Aristotelem pro Christo suumus amplexi ita statim post ecclesiae auspicia per Platonicamphilosophiam christiana doctrina labefctata est raquo ibid p 26 1[4-6]439 Poumlhlmann et Pauck (op cit respectivement p 26 et p 23)

250

etc Cette citation prolonge nos commentaires anteacuterieurs sur le sens du mobile anti-

philosophique de la premiegravere theacuteologie de Melanchthon Si crsquoest eacutevidemment dans la seule

clocircture de la doctrine chreacutetienne que les fictions philosophiques sur le liberum arbitrium sont

drsquoabord invalideacutees il ne faut pas pour autant en conclure que ces fictions auraient par

ailleurs une leacutegitimiteacute propre dans drsquoautres sphegraveres discursives Crsquoest aussi en soi que les

hallucinations philosophiques sont pernicieuses (laquo perniciosum raquo)

Nous touchons lagrave preacuteciseacutement aux limites de lrsquoeacutetancheacuteiteacute des domaines de discours

des doctrines philosophiques et theacuteologiques Dans son volet anthropologique ndash dans les

constructions fantasmeacutees qursquoelle eacutelabore au sujet de la nature humaine et de ses ressources

propres de puissance ou de liberteacute ndash la philosophie est non seulement toujours dangereuse

mais elle est mecircme bien plus la souche absolument premiegravere de toute dangerositeacute Crsquoest agrave la

source commune de la psychologie aristoteacutelicienne et platonicienne que viennent srsquoabreuver

tous les sophismes dogmatiques de la theacuteologie laquo scolastique raquo Derriegravere le faux dogme du

libre arbitre (il est remarquable agrave ce sujet que Melanchthon emploie ici le terme de laquo dogma raquo

et non plus celui de laquo doctrina raquo) crsquoest le ressort total de lrsquoanthropologie philosophique qui

porte la responsabiliteacute premiegravere de la deacutegeacuteneacuterescence doctrinale Par delagrave le liberum

arbitrium srsquoeacutenonce ainsi le programme massif drsquoune contestation globale du jeu conceptuel

affeacuterent au thegraveme de la ratio philosophique Dans cette contestation seulement lrsquoespace

respiratoire de la doctrine des beacuteneacutefices du Christ peut se libeacuterer et srsquoouvrir

La psychologie philosophique ndash dans son indeacutetermination mecircme ndash srsquoavoue donc

deacutejagrave dans les premiegraveres esquisses et les premiers contreforts analytiques du pseudo-lieu

homo comme la racine corruptrice absolument native des sophistications theacuteologiques Avoir

fait de lrsquohomo le lieu propre de la doctrine du spiritus crsquoest lagrave lrsquoimpieacuteteacute deacutefinitive qui accuse

par naissance lrsquoensemble de lrsquoentreprise philosophique Lrsquointeacutegraliteacute des doctrines classiques

de lrsquo laquo Eglise raquo (laquo ecclesia raquo) chreacutetienne se voit ainsi par avance et pour ainsi dire par

heacutereacutediteacute accuseacutee sous le seul principe et sous la seule communauteacute formelle drsquoune

psychologie anthropologique Ce que nous apprend Melanchthon crsquoest que lrsquohomme ne

saurait ecirctre le site inchoatif de la psychologie la vraie psychologie la vraie science du

Spiritus crsquoest la physique de la Parole ndash lrsquoeacutetude du jeu des puissances propres du Verbe

Crsquoest la communauteacute formelle de cette corruption qui rend raison de lrsquoimpreacutecision

mecircme des condamnations meacutelanchthoniennes Crsquoest le deacutegagement du principe unique de la

deacutegeacuteneacuterescence doctrinale qui autorise notre auteur agrave rendre sa critique si eacutetrangement

transversale agrave toutes les scansions classiques de lrsquohistoire de la doctrine et de lrsquoEglise La

251

premiegravere opposition que Melanchthon traverse insolemment crsquoest drsquoabord celle de Platon et

drsquoAristote qui contre deux milleacutenaires de clivages acadeacutemiques se voit reacuteduite au mecircme

sous la condamnation extensive de la rationaliteacute philosophique et de sa souche anthropo-

reacutefeacuterentielle Sous lrsquoindistinction de ces deux premiers noms propres crsquoest encore la

diffeacuterence de lrsquoEglise antique et de lrsquoEglise meacutedieacutevale qui se laisse gommer par le jeu drsquoune

analogie englobante (laquo nam perinde atquehellip raquo) Lrsquouniteacute historiquement probleacutematique de

lrsquoantiquiteacute dogmatique chreacutetienne et de la theacuteologie meacutedieacutevale est ainsi ressaisie dans

lrsquoeacutevidence drsquoune seule divergence ndash accessoire ndash de tutelle ou de patronage lrsquoEglise des

Pegraveres consentirait agrave Platon ce que lrsquoEglise contemporaine doit agrave Aristote

Sur ce point la mention reacutecurrente du terme drsquo laquo ecclesia raquo ndash trois occurrences dans

un deacuteveloppement si serreacute ndash doit ecirctre absolument remarqueacutee par delagrave la jonction de lrsquoEglise

antique et de lrsquoEglise meacutedieacutevale crsquoest aussi la dichotomie du monde eccleacutesiastique et du

monde universitaire qui est reacutesorbeacutee dans lrsquouniteacute drsquoun mecircme lignage440 Ecole et Eglise

apparaissent comme les complices et comme les lieux de rencontre de lrsquohistoire drsquoune

doctrine unique Ce sont encore les deacutechirures internes agrave la theacuteologie meacutedieacutevale ndash et cela est

plus classique ndash qui sont reconduits agrave la simpliciteacute drsquoune commune hallucination exit les

disputes intestines entre les eacutecoles drsquoOccam de Thomas ou de Scot crsquoest dans la mecircme

bouillie drsquoune laquo sophistique raquo que le divers de leurs dogmatiques est finalement mecircleacute Mais le

geacutenie strateacutegique de Melanchthon dans sa poleacutemique contre la laquo scolastique raquo repose surtout

dans cette faccedilon de preacutesumer dans lrsquohistoire de la dogmatique chreacutetienne une adheacutesion

univoque et trancheacutee agrave la thegravese mecircme de lrsquoexistence du liberum arbitrium En ramenant le

dogme du libre arbitre agrave son ressort philosophique profond notre reacuteformateur renvoie ndash

contre eacutevidemment toute rigueur historique mais lagrave nrsquoest pas lrsquoenjeu ndash lrsquoensemble de la

doctrine de lrsquoEglise au symbole drsquoheacutereacutesie et agrave la figurendashfantocircme de Peacutelage

Lrsquoheacutereacutesie et lrsquoimpieacuteteacute qui constituent les labels les eacutetalons critiques et aussi les

preacutetextes eccleacutesiastiques drsquoune discrimination des doctrines sont retourneacutees contre lrsquoEglise

elle-mecircme au fond et par delagrave toutes les contestations de surface crsquoest lrsquointeacutegraliteacute de la

theacuteologie de lrsquoEcole qui serait infesteacutee dans sa chair par la souche infectieuse du

peacutelagianisme La distinction de lrsquoheacutereacutesie et de lrsquoorthodoxie romaine saute dans la furie de

cette indiffeacuterenciation le vrai peacutelagianisme ce nrsquoest pas seulement Peacutelage crsquoest le tout de

lrsquoimmixtion illicite de la philosophie dans la doctrine du Christ Si la strateacutegie poleacutemique

meacutelanchthonienne est provocante nous verrons que ses ressources doctrinales sont en mecircme

440 Sur ce sujet et sur la neacutecessiteacute de resituer lrsquohistoire de la critique de la laquo scolastique raquo des reacuteformateurs dansle champ plus vaste drsquoune eccleacutesiologie et drsquoune histoire des critiques de lrsquoEglise voir encore lrsquoouvrage de PhBuumlttgen (op cit et notamment lrsquoarticle laquo Luther et la Sorbonne raquo)

252

temps tout agrave fait coheacuterentes il srsquoagira de montrer que ce nrsquoest pas seulement

lrsquoanthropologisation de la doctrine de la gracircce qui est dangereuse pour la contemplation des

beneficia christi mais aussi et drsquoabord lrsquoanthropologisation de la doctrine mecircme du peacutecheacute

Crsquoest toute la psychologie philosophique des faculteacutes humaines et non pas seulement sa

version optimiste qui se voit ainsi disqualifieacutee Par lagrave encore la figure drsquoAugustin laisseacutee

drsquoabord indemne du soupccedilon et de la controverse se verra encore finalement accuseacutee

implicitement sous le mobile drsquoune mecircme exigence anti-psychologiste Crsquoest que le concept

du liberum arbitrium doit ici aussi srsquoentendre bien moins dans son acception litteacuterale que

dans un sens extensif et poleacutemique ce qui se trame derriegravere le fantasme du libre arbitre crsquoest

lrsquoillusion inteacutegrale drsquoune ressource humaine de spiritualiteacute

sect14 Vis affecti et vis cognoscendi la simpliciteacute drsquoune partition

En ce sens le mouvement propre des trois premiers lieux des Loci communes de

1521 apparaicirctra comme le deacutebordement et la transcendance progressive de lrsquoesquisse

drsquoanthropologie initiale dans la nomologie Crsquoest en ce sens que nous faisons le choix de

traiter ce mouvement total comme un procegraves unifieacute et en un sens comme une deacuterive

indeacutecomposable Cette option de meacutethode nous permettra de deacutegager avec plus de justesse le

sens du statut que le manuel confegravere agrave lrsquoanthropologie Ce premier mouvement constitue pour

nous et si lrsquoon peut se permettre drsquooser des deacutecoupages transversaux agrave lrsquoeacuteconomie propre du

traiteacute la premiegravere partie de la theacuteologie meacutelanchthonienne de 1521 sa theacuteologie neacutegative

Du point de vue de son correacutelat affectif cette premiegravere partie coiumlncide avec le moment de la

deacutesespeacuterance entendu au sens strict drsquoune carence drsquoespoir vis-agrave-vis de la perspective du

salut et de la gracircce Crsquoest avec le locus de la loi que la discussion theacuteologique peacutenegravetre dans les

artegraveres profondes de la doctrine paulinienne et marque son point de contact avec les lieux

positifs et theacuterapeutiques de la gracircce et de la justification Dans lrsquoopposition de la Loi et de

lrsquoEvangile la theacuteologie circule dans la veine de sa striure nourriciegravere

Le mode de dynamisme qui reacutegit le passage drsquoun lieu agrave un autre dans cette premiegravere

partie du traiteacute peut donc ecirctre vu comme celui drsquoune progression dans la clarteacute de la

conception du peacutecheacute et comme une reacutegression dans lrsquoordre de ses causes successives ndash

jusqursquoagrave sa cause premiegravere et absolument efficiente qui se reacutevegravelera ecirctre le vis de lege Si

lrsquoindex meacutelanchthonien srsquoengage drsquoabord sur une bregraveve explication des principes de la nature

humaine crsquoest ainsi seulement comme la position immeacutediate du sol ou de lrsquoarriegravere-fond

253

premier de la probleacutematique theacuteologique du peacutecheacute Au-delagrave de la fonction reacutefutatrice qursquoil

exerce vis-agrave-vis du pseudo-lieu du liberum arbitrium le discours de homines manifeste

partout le programme drsquoune abreacuteviation et drsquoune dispense radicale drsquoune analytique deacutetailleacutee

des faculteacutes humaines La critique de la psychologie anthropologique que nous annoncions

dans nos deacuteveloppements preacuteceacutedents srsquoattestera ainsi drsquoabord dans une reacuteduction reacutesolue des

principes de la nature de lrsquohomme Aux divisions eacutetageacutees et agrave la multiplication foisonnante

des faculteacutes speacutecifiques que renferme la psychologie ou lrsquoeacutethique aristoteacutelicienne

Melanchthon oppose ainsi la simpliciteacute drsquoune dichotomie fondamentale

laquo En premier lieu nous nrsquoavons nullement besoin pour deacutecrire la nature humaine despartitions multiples [multiplicibus] des philosophes Nous divisons [partimur] simplementlrsquohomme en deux parties Parce qursquoil y a en lui une puissance de connaissance [viscognoscendi] et aussi une puissance par laquelle il suit ou rejette les choses connues Lapuissance de connaissance est celle par laquelle nous sentons discernons calculonscomparons et deacuteduisons La puissance qui se rattache au surgissement des affects est cellepar laquelle nous nous deacutetournons ou au contraire poursuivons ce que nous connaissonsCette puissance est parfois nommeacutee laquo volonteacute raquo [voluntatem] parfois laquo affect raquo [affectitum]ou parfois encore laquo appeacutetit raquo [appetitum] Je ne pense pas qursquoil y ait ici une quelconqueneacutecessiteacute drsquoeacutetablir une distinction entre les sens et lrsquointellect ni entre les preacutetendus appeacutetitssensibles et les appeacutetits supeacuterieurs Parce qursquoici nous traitons drsquoabord des appeacutetits supeacuterieursdonc pas seulement ceux de la faim de la soif ou drsquoautres affects animaux semblables maisaussi lrsquoamour la haine lrsquoespeacuterance la peur la tristesse la colegravere et tous les affects qui ennaissent que nous appelons la laquo volonteacute raquo441 raquo

Ce deacuteveloppement constitue le nerf primitif de la theacuteologie meacutelanchthonienne Nous

verrons que crsquoest agrave lrsquooccasion drsquoun jeu de greffes et de deacuteplacements notionnels eacutelaboreacute agrave

partir du noyau de cette dichotomie initiale que srsquoenchaicircneront successivement tous les

couples drsquooppositions du traiteacute Crsquoest pourquoi nous porterons ici un soin particulier agrave

eacuteclaircir les usages lexicaux et agrave justifier le choix de notre traduction Ces premiegraveres

preacutecisions terminologiques vaudront comme la base drsquoune explication ou drsquoune interpreacutetation

du propos

a) Il nous faut remarquer ndash cela a son importance ndash que Melanchthon ne nous parle

pas ici de divisio mais de partitio de la nature humaine Si nous avons pu rendre le premier441 laquo Ac primus quidem in describenda hominis natura non habemus opus multicibus philosophorumpartitionibus sed paucis in duo partimur hominem Est enim in eo vis cognoscendi est e vis qua vel persquiturvel refugit quae cognovit Vis cognoscendi est qua sentimus aut intellegimus ratiocinamur alia cum aliiscomparamus aliud ex alio colligimus Vis e qua affectus oriunur est qua aut adversamur aut persequimurcognita Hanc vim alias voluntatem alias affectum alias appetitum nominant Non puto magnopere referre hocloco separare sensus ab intellectu quem vocant et appetitum sensuum ab appetitu superiore Nos enim desuperiore loquimur hoc est non modo de eo in quo fames sitis et similes brutorum affectus sunt sed de eo inquo amor odium spec metus tristitia ira et qui ex his nascuntur affectus insunt ipsi voluntatem vocant raquoibid p26-28 1[8-11]

254

substantif laquo partitionibus raquo (pluriel datif) par le franccedilais laquo partition raquo il nous eacutetait impossible

de ne pas faire en revanche le choix du verbe laquo diviser raquo pour rendre la forme verbale

laquo partimur raquo (indicatif 1erpp) Toutefois il nous faut tacirccher de ne pas confondre cette

partition avec lrsquoopeacuteration de la division qui constitue dans la dialectique meacutelanchthonienne

un mode fondamental de la deacutefinition drsquoun terme simple La partition des puissances dans

lrsquohomme que nous propose ici Melanchthon nrsquoest preacuteciseacutement pas une deacutefinition de la nature

propre de lrsquohomme Si crsquoeacutetait le cas le propos serait bien de nature rigoureusement

anthropologique La partition nrsquoa pas la mecircme fonction discursive ni la mecircme autoriteacute

logique qursquoune division deacutefinitionnelle Une division deacutefinitionnelle est appeleacutee agrave ecirctre

compleacuteteacutee par une seacuterie de nouvelles divisions successives qui construisent lrsquoaccegraves progressif

agrave lrsquoeidos rechercheacute La division deacutefinitionnelle commande un reacuteseau et une superposition de

dichotomies eacutetageacutees qui visent agrave deacutelimiter lrsquoespace drsquoune consideacuteration autonome ndash qui a

valeur en soi ndash sur un sujet quelconque Or la partition deacuteveloppe ici au contraire une

dichotomie deacutefinitive en mecircme temps qursquoheacuteteacuteronome Le clivage de la partition a une fonction

discursive assigneacutee il srsquoinscrit dans le cercle drsquoune strateacutegie argumentative et dans la clocircture

drsquoune quaestio laquo Partitionner lrsquohomme raquo ce nrsquoest donc pas le deacutefinir mais seulement

deacutetacher de son eacutepaisseur concregravete le jeu de forces qui inteacuteresse lrsquoabstraction et lrsquoeacuteconomie du

discours theacuteologique En ce sens il est remarquable que le laquo multiplex raquo des partitions

philosophiques auquel srsquooppose notre auteur ici deacutesigne autant le multiple que le foisonnant

Le multiplex crsquoest la division qui se replie sur elle-mecircme et qui se complique sans cesse dans

les ramifications de sous-divisions infinies Face agrave ce multiplex notre partitio en restera agrave son

initiale simpliciteacute

b) Crsquoest ainsi que Melanchthon refuse notamment de reconnaicirctre une valeur ndash dans

le contexte discursif qui est le sien ndash agrave lrsquoopposition du sensible et de lrsquointellectuel (ou

intelligible) Le rejet de cette opposition est lui-mecircme redoubleacute il vaut agrave la fois dans la

sphegravere du vis cognoscendi ndash la puissance de connaicirctre est agrave la fois et pareillement puissance

de sentir et puissance de penser ndash et dans la puissance affective qui traverse la ceacutesure de

lrsquoappeacutetit supeacuterieur et de lrsquoappeacutetit animal Lrsquoopposition du vis cognoscendi et du vis affecti ne

peut donc sous aucun preacutetexte ecirctre comprise comme la reformulation originale du clivage

classique de lrsquointellect et de la sensibiliteacute Non seulement la puissance de la connaissance est

aussi sensible mais nous verrons encore que la puissance affective est elle-mecircme

essentiellement spirituelle442 Il est agrave remarquer que Melanchthon est tout agrave fait infidegravele agrave la

442 Ce qui ne signifie pas laquo intellectuelle raquo mais ce qui marque en tout cas la rupture vis-agrave-vis de la logique de lasensibiliteacute Lrsquoamour la foi ou lrsquoespeacuterance meacutelanchthonienne ne sont pas des affects laquo sensibles raquo Ils relegravevent dela puissance de lrsquoEsprit Saint et non de la puissance de la chair

255

theacuteorie aristoteacutelicienne agrave laquelle il fait une reacutefeacuterence implicite Lrsquoopposition aristoteacutelicienne

entre lrsquoepithumia et la boulesis qui prescrit le partage du deacutesir irrationnel et du deacutesir

rationnel443 ne coiumlncide manifestement pas avec la distinction que notre auteur mentionne ici

entre lrsquoappeacutetit animal et lrsquoaffect supeacuterieur (lrsquoamour la haine etc) Cette confusion volontaire

obeacuteit eacutevidemment agrave des motifs drsquoabord strateacutegiques Melanchthon ne croyant pas agrave

lrsquoexistence de quelque chose de tel qursquoune boulesis ndash une faculteacute de choisir motiveacutee par une

simple deacutelibeacuteration intellectuelle ndash feint de consideacuterer comme laquo supeacuterieurs raquo les deacutesirs qui

sont preacuteciseacutement releacutegueacutes au rang drsquoappeacutetits infeacuterieurs dans la theacuteorie de lrsquoadversaire Crsquoest

donc agrave penser agrave la fois la simpliciteacute de lrsquoopposition de lrsquoaffect et de la connaissance et en

mecircme temps la simpliciteacute seacutepareacutee de chacun des termes de cette opposition que nous convie

notre reacuteformateur Cette simpliciteacute se conclut de la maniegravere la plus radicale qui soit dans

lrsquoidentification ternaire stricte de lrsquoaffect de la volonteacute et de lrsquoappeacutetit (deacutesir) Cette

identification doit se concevoir comme un rabattement reacutesolu des deux derniers termes sur le

premier crsquoest lrsquoaffect qui se donne comme lrsquoatome de la psychologie meacutelanchthonienne Cet

affect est non seulement en soi identique agrave lrsquoappeacutetit ou au deacutesir ndash ce qui est deacutejagrave

probleacutematique ndash mais en outre cet appeacutetit est lui-mecircme rigoureusement identique agrave la

voluntas elle-mecircme Lrsquoaffect nrsquoest donc pas seulement en lrsquohomme le principe moteur ou le

fond motivant de la deacutecision et de la reacutesolution crsquoest la deacutecision mecircme Crsquoest dans la foi la

haine la tristesse ou lrsquoespeacuterance ndash dans lrsquoeacutepaisseur affective qui nous traverse ndash que se noue

lrsquoinstance deacutecisive de lrsquoactiviteacute humaine Lrsquoaffect crsquoest la puissance de la reacutesolution Poser la

question de la liberteacute humaine ce sera donc poser la question de la proprieacuteteacute de

lrsquoimputabiliteacute et de lrsquoemprise de lrsquoindividu vis-agrave-vis de ses affects le jeu de lrsquoaffectiviteacute

meacutenage-t-il pour un sujet preacutesumeacute lrsquoespace drsquoune marge de manœuvre drsquoun controcircle ou

drsquoune autoriteacute

c) La partition meacutelanchthonienne ne deacutevoile aucune hieacuterarchie ni aucune gradation

des puissances humaines sous le rapport de la proprieacuteteacute de lrsquoessentialiteacute ou du degreacute de

perfection Le vis cognoscendi par exemple nrsquoest pas conccedilu comme eacutetant plus propre plus

speacutecifique ou plus substantiel agrave lrsquohomme que la reacutealiteacute affective La distinction du vis

cognoscendi et du vis affecti ne peut donc drsquoaucune faccedilon ecirctre prise pour une expression

fondamentale ou mecircme pour une deacuteclinaison deacuteriveacutee de lrsquoopposition de lrsquoacircme et du corps

Les deux puissances qui partitionnent lrsquoentiteacute humaine ne sauraient non plus srsquointerpreacuteter

comme relevant drsquoune classification gnoseacuteologique ou eacutethique des faculteacutes psychiques en

vertu drsquoun critegravere drsquoideacutealiteacute ou drsquoexcellence Enfin notre partition ne deacutemarque pas plus le

443 Voir agrave ce sujet le Traiteacute de lrsquoacircme ou lrsquoEthique agrave Nicomaque (notamment livres 2 et 4)

256

partage drsquoune part active et drsquoune part passive au sein des ressources humaines de

connaissance et drsquoaction Il est ainsi agrave rappeler que le vis cognoscendi et le vis affecti ndash crsquoest lagrave

tout le sens du choix de notre traduction pour le terme de laquo puissance raquo ndash sont moins des

faculteacutes ou des capaciteacutes propres de lrsquohomme que des puissances en lrsquohomme (laquo in eohellip raquo) ndash

puissances transversales et tregraves largement eacutetrangegraveres agrave ce que pourrait ecirctre un dynamisme

autonome du psychisme humain Nous verrons notamment que crsquoest le contenu drsquoune

exteacuterioriteacute ndash la Loi ndash qui donnera agrave la puissance de la connaissance sa forme et son

emplissage positif Cette puissance de la connaissance qui traverse lrsquoopposition traditionnelle

de lrsquointellect et de la sensibiliteacute est donc tout autant que lrsquoaffectiviteacute une instance

fonciegraverement passive En reacutealiteacute nous aurons agrave montrer que crsquoest mecircme plutocirct le moment de

lrsquoaffectiviteacute qui srsquoattestera finalement comme le principe de la deacutelimitation drsquoune certaine

laquo nature propre raquo Cette laquo nature propre raquo de lrsquohomme ndash mais lrsquoexpression ne peut jamais ecirctre

prise sans restrictions ndash crsquoest celle de lrsquoinertie drsquoun auto-centrement ou drsquoune auto-

reacutefeacuterentialiteacute qui sera reacuteveacuteleacutee sous lrsquoaccusation de la Loi naturelle comme relevant drsquoune

habitude peacuteccative444

sect15 Lrsquoindistinction de lrsquoaffect et de la reacutesolution les ressorts theacuteoriques de la doctrine de la servitude

humaine

Lrsquoaffectiviteacute humaine est logiquement seconde en regard de la puissance de

connaicirctre Cette secondariteacute deacutesigne la dimension reacuteactive de lrsquoaffect crsquoest seulement aux

ressources et aux matiegraveres preacutealables de la connaissance que celui-ci donne apregraves coup la

reacuteplique en rejetant ou poursuivant lrsquoobjet connu ndash en bref en le colorant preacuteciseacutement drsquoune

tonaliteacute eacutemotionnelle et volitive (ce qui pour Melanchthon est la mecircme chose) Toutefois ce

primat logique de lrsquoanteacuteceacutedent connaissant nrsquoinclut pas neacutecessairement une subordination

reacuteelle de son conseacutequent affectif En tant que cette affectiviteacute est aussi en soi une efficience

volitive crsquoest bien au contraire agrave cette puissance propre de lrsquoaffect que se voit subordonneacutee

lrsquoactiviteacute connaissante dans lrsquoordre de la reacutesolution et de la deacutetermination effective de la

chair agrave lrsquoaction

laquo La connaissance sert la volonteacute et donc ils ont inventeacute un nouveau terme le laquo librearbitre raquo pour deacutesigner la volonteacute en tant qursquoelle est unie agrave la connaissance ou au jugementintellectuel La volonteacute est en lrsquohomme comme un tyran dans une reacutepublique De la mecircmemaniegravere que le seacutenat est assujetti au tyran la connaissance est soumise agrave la volonteacute Ainsi

444 Voir agrave ce sujet notre chapitre suivant

257

mecircme si une connaissance exhorte judicieusement la volonteacute la rejette et se retranche dansson affect comme je lrsquoexpliquerai bientocirct plus clairement Ils appellent encore laquo raison raquolrsquointellect en tant qursquoil est uni avec la volonteacute Nous ne ferons jamais usage du terme delaquo libre arbitre raquo ni de celui de laquo raison raquo mais nous appellerons seulement laquo puissance deconnaissance raquo et laquo puissance sujette aux affects raquo - qui sont lrsquoamour la haine lrsquoespeacuterancela peur et autres - les deux parts de la nature humaine445 raquo

La meacutetaphore du tyran du seacutenat et de la reacutepublique est lrsquooccasion pour Melanchthon

de preacuteciser ce qui se donne deacutejagrave agrave nous en regard des remarques preacuteceacutedentes avec une

certaine figure drsquoeacutevidence Si le vis cognoscendi peut parfois deacutelivrer agrave la voluntas comme le

seacutenat au tyran de bons conseils (le texte dit laquo bona moneat cognitiohellip raquo la connaissance

laquo exhorte raquo laquo engage raquo laquo avertit raquo bien) ces conseils demeurent toujours sans opeacuterativiteacute ou

sans puissance propre vis-agrave-vis des possibiliteacutes de reacutesolution de choix ou de deacutecision qui

relegravevent de la seule voluntas Crsquoest lrsquoaffectiviteacute qui est la seule instance effective de deacutecision ndash

crsquoest lrsquoaffect qui seul et par naissance peut ecirctre volitif Lrsquoordre de la puissance intellective a

donc la mecircme steacuteriliteacute pratique qursquoun bon conseiller face agrave un souverain inconseacutequent

Volonteacute et intellection ndash puissance de lrsquoaffectiviteacute et puissance du conseil ndash dessinent deux

jeux de forces absolument eacutetanches et heacuteteacuterogegravenes Les termes de la meacutetaphore et la

surdeacutetermination de lrsquoextrait par un lexique emprunteacute au champ du conseil de lrsquoavertissement

ou de lrsquoexhortation (laquo moneat raquo nous lrsquoavons dit mais aussi laquo consilio intellectus raquo que nous

traduisons par laquo jugement intellectuel raquo mais qui deacutesigne drsquoabord un conseil) permettent

encore de deacutelimiter avec rigueur le sens preacutecis de lrsquoaccusation du concept de liberum

arbitrium dans le contexte de discours qui est celui du locus de homines

Il est deacutejagrave remarquable de noter que ce libre arbitre est deacutefini de maniegravere

rigoureusement identique agrave cette laquo raison raquo (laquo ratio raquo) dont Melanchthon affublait plus haut la

paterniteacute agrave Platon Cela va dans le sens de nos conclusions anteacuterieures sur la relative

indeacutetermination extensive du terme et sur la veine drsquoabord poleacutemique de sa construction Le

contexte notionnel de lrsquoextrait nous permet de comprendre qursquoavant tout liberum arbitrium

peacutelagien ou laquo scolastique raquo crsquoest drsquoabord la boulesis aristoteacutelicienne qui est viseacutee ici La

boulesis srsquoeacutenonce comme le fantasme drsquoune efficaciteacute pratique du jugement intellectuel ndash

fantasme drsquoune deacuterivation ou drsquoune conseacutecution de lrsquoaction agrave partir drsquoune simple deacutelibeacuteration

445 laquo Cognitio sevit voluntati ita liberum arbitrium novo vocabulo vocant coniunctam voluntatem cum cognitioneseu consilio intellectus Nam perinde ut in republica tyrannus ita in homine voluntas est et ut senatus tyrannoobnoxius est ita voluntati cognitio ita ut quamquam bona moneat cognitio respuat tamen eam voluntasferaturque affectu suo ut posthac clarius explicabimus Rursum intellectum cum voluntate coniunctum vocantrationem Nos neque rationis neque liberi arbitrii voce utemur sed hominis partes nominabimus vimcognoscendi et vim obnoxiam affectibus hoc est amori odio spei metui et similibus raquo ibid p28 1[12-13]

258

prudente preacutealable446 Ce fantasme se laisse deacutecrire dans les termes drsquoune confusion ou drsquoune

association illeacutegitime entre les deux ordres de puissance qui deacutelimitent la clocircture de la nature

humaine La raison ou le libre arbitre ndash et crsquoest eacutevidemment la boulesis aristoteacutelicienne qui se

trame aussi derriegravere ces noms ndash crsquoest la violence drsquoune coniunctio adulteacuterine entre le vis

cognoscendi et la puissance de lrsquoaffectiviteacute Le libre arbitre crsquoest le recircve drsquoune efficience

affective de lrsquointellect

Reacutefuter la fiction du libre arbitre crsquoest donc se poser comme le gardien de la rigueur

et de la radicaliteacute des scansions ou des striures qui dessinaient les contours de la premiegravere

partition de lrsquohomme crsquoest refuser que soient mis agrave mal lrsquohermeacutetisme et lrsquoinimiteacute de lrsquoordre

du connaicirctre et de lrsquoordre du vouloir crsquoest poser lrsquoaffect comme le lieu jaloux et unique de la

volition de la deacutecision et du dynamisme de lrsquoactiviteacute humaine Ainsi le pseudo-lieu se montre

ici deacutejagrave comme lrsquoillusion drsquoune conjonction des contraires lrsquohallucination drsquoun espace

drsquoimpartialiteacute ou de tieacutedeur dans les trancheacutees creuseacutees par les confrontations topiques Le

pseudo lieu crsquoest lrsquoerrement drsquoun lieu atopique drsquoun lieu qui se refuse agrave srsquoinscrire dans

lrsquoespace drsquoaspeacuteriteacutes ouvert par une seacuterie de dichotomie polariseacute - le recircve drsquoun lieu neutre Or

crsquoest preacuteciseacutement la contradiction de lrsquoaffect et de la connaissance qui dessine les contours du

peacutecheacute originel Nier simplifier ou atteacutenuer cette contradiction de lrsquoaffectiviteacute et de la

connaissance reviendra donc agrave nier la reacutealiteacute mecircme du peacutecheacute ndash cette neacutegation a un nom crsquoest

le libre arbitre

sect16 Les instances reacuteelles de la premiegravere partition anthropologique la Loi et le peacutecheacute

Car derriegravere la confrontation de la connaissance et de lrsquoaffect srsquoengage lrsquoeacuteconomie

totale de la doctrine du peacutecheacute et de la Loi Connaissance et affect sont tout drsquoabord des formes

vides consideacutereacutees dans lrsquoabstraction drsquoun point de vue anthropologique provisoire Crsquoest

lrsquoemplissage positif historique et eacutevegravenementiel de ces formes pures qui donnera seul une

eacutepaisseur mateacuterielle et une concreacutetude pleacuteniegravere agrave la probleacutematique initiale du conflit de

lrsquoaffect et de la connaissance

446 Sur ce point il nous faut prendre garde de ne pas traiter subrepticement de lrsquoexplication de cetteprobleacutematique meacutelanchthonienne de la liberteacute avec lrsquooutillage conceptuel qui nous vient de la philosophiemorale moderne ndash et notamment de sa version kantienne Ne pas reconnaicirctre lrsquoexistence drsquoune volonteacute pure ndashdrsquoune faculteacute spontaneacutee ou autonome de reacutesolution ndash crsquoest lagrave un trait qui est commun agrave Melanchthon et agraveAristote et en veacuteriteacute agrave lrsquoensemble de la philosophie meacutedieacutevale La boulesis aristoteacutelicienne est encore elle-mecircme un deacutesir Mais crsquoest un deacutesir qui est en mecircme temps commandeacute comme lrsquoeffet drsquoune deacutelibeacuteration Crsquoestcette efficience deacutesideacuterative du jugement pratique intellectuel que refuse ici notre reacuteformateur Voir sur ce sujetet agrave nouveau le Traiteacute de lrsquoacircme et lrsquoEthique agrave Nicomaque

259

laquo La loi qui est la connaissance de ce que nous devons faire revient agrave [pertinet] la puissancede connaicirctre alors que la vertu et le peacutecheacute reviennent agrave la puissance de lrsquoaffect La liberteacute nepeut pas agrave proprement parler tomber dans la part connaissante de lrsquohomme puisque celle-ciest constamment fouleacutee aux pieds par la volonteacute La liberteacute est la capaciteacute agrave agir ou agrave ne pasagir selon telle ou telle voie Alors la question se pose maintenant de savoir si la volonteacute estlibre ou non et selon quelles limites447 raquo

Ce deacuteveloppement marque le passage des consideacuterations poleacutemiques et des

preacutecisions terminologiques initiales au veacuteritable point de deacutepart drsquoune reacutesolution du problegraveme

theacuteologique de la liberteacute humaine Il est remarquable que cette reacutesolution puisse srsquoouvrir au

moment mecircme ougrave le deacutebat anthropologique sur la connaissance et sur lrsquoaffect est reconduit agrave

ses veacuteritables tutelles theacuteologiques la Loi et le peacutecheacute Ce fait confirme amplement nos

interpreacutetations inteacuterieures crsquoest dans le sens drsquoun progregraves dans la clarteacute et drsquoune reacutegression

dans lrsquoordre des effets et des causes que srsquoordonne la dynamique propre des trois premiers

lieux du manuel de 1521 Cette dynamique est encore celle drsquoune deacutes-anthropologisation

progressive du propos Par le rabattement de lrsquoopposition initiale de lrsquointellect et de lrsquoaffect

sous le patronage du couple Loipeacutecheacute la probleacutematique mecircme de la liberteacute se voit retireacutee des

mains de la psychologie anthropologique

Au fond lrsquohomme nrsquoa rien agrave nous apprendre sur la question reacuteelle et theacuteologique de

la liberteacute du peacutecheacute ou de la gracircce Mecircme les derniers eacuteleacutements simples drsquoune anthropologie

deacutejagrave fameacutelique se voient encore finalement reconduits agrave lrsquoinstance drsquoune exteacuterioriteacute Ce qui

configure et module lrsquointellect crsquoest la Loi La puissance cognitive nrsquoest jamais un principe

drsquoauto-deacutetermination agrave des principes Le vis cognoscendi est donc soumis agrave une

laquo intentionnaliteacute raquo rigoureuse agrave une simple fonction de rapport fonction drsquoaperception ou de

saisie drsquoune exteacuterioriteacute Le vis cognoscendi est une forme vide qui ne srsquoexpose et ne srsquoemplit

qursquoau greacute des deacuteterminations heacuteteacuterogegravenes de lrsquoinstance leacutegislative La situationnaliteacute

lrsquoeacutevegravenementialiteacute et lrsquohistoriciteacute de lrsquohomo meacutelanchthonien est donc absolue et irreacuteductible

crsquoest dans les pulsations de lrsquohistoire de la Parole que lrsquohomme se dote seulement des

contours de son identiteacute Crsquoest donc au point exact de notre citation que le point de deacutepart

anthropologique et probleacutematique de la doctrine srsquoexcegravede et se deacutepasse dans la vraie

theacuteologie Il nrsquoest pas eacutetonnant alors de constater que le programme drsquoune dispense de lrsquoeacutetude

de lrsquohomme trouvait dans un propos immeacutediatement anteacuterieur sa plus radicale formulation

447 laquo Pertinet autem ad vim cognoscendi lex id est cognitio faciendorum ad vim affectum virtus peccatumLibertas non dictur proprie cadere in partem cognoscentem verum ea voluntati obtemperans huc aut illuc rapiturEst autem libertas posse agere aut non agere posse sic aut aliter agere Itaque in quaestionem vocatur sitnelibera voluntas et quatenus libera sit raquo Melanchthon op cit p 28 1[17-18]

260

Apregraves avoir brosseacute le tableau abreacutegeacute de sa partition psychologique Melanchthon notait en

effet

laquo Jrsquoai eacuteteacute obligeacute de traiter de ces matiegraveres pour qursquoil soit plus facile par la suite de pouvoirindiquer la distinction de la Loi et de la gracircce et que sur ce point plus preacuteciseacutement nousconnaissions aussi avec plus de certitude si une quelconque liberteacute peut ecirctre attribueacutee agravelrsquohomme Il est remarquable de voir combien drsquoefforts les anciens comme les modernes ontdeacuteployeacute sur ce sujet Si quiconque attaque ma position sur ce point je me ferai un plaisir dela deacutefendre fermement Mais je voulais ici seulement deacutecrire grossiegraverement la naturehumaine et je crois avoir parleacute des parties de lrsquohomme autant que neacutecessaire448 raquo

Quinze lignes au deacutebut du traiteacute ndash nous les avons citeacutees pour ainsi dire inteacutegralement

ndash et la description drsquoun jeu de puissances qui se reacutevegravele nrsquoattester rien drsquoautre qursquoune

irreacuteductible heacuteteacuteronomie voila la juste mesure de la discussion du thegraveme de lrsquohomme dans la

doctrine de la somme theacuteologique Il nous semble inconcevable en ce sens que les derniers

mots de cette citation nrsquoaient pas eacuteteacute eacutenonceacutes avec une certaine pointe drsquoironie le

confinement dans les marges discursives la releacutegation agrave lrsquoanecdote voilagrave bien lrsquo laquo autant que

neacutecessaire raquo que prescrit finalement agrave lrsquoanthropologie lrsquoeacuteconomie doctrinale

sect17 Les trois liberteacutes et lrsquoeacuteconomie de la liberteacute exteacuterieure

le coup de force de la preacutedestination et de lrsquointeacuterioriteacute

Reprenons maintenant le fil positif de la discussion du thegraveme de la liberteacute Ayant

marqueacute lrsquoinefficience pratique de la puissance cognitive Melanchthon restreint agrave la clocircture de

lrsquoaffect lrsquoexamen de nos capaciteacutes drsquoactions Puisque crsquoest lrsquoaffectiviteacute qui est en nous

lrsquoinstance opeacuteratoire la question de la liberteacute humaine se reacutesoudra donc dans le seul problegraveme

de lrsquoempire de lrsquohomme sur ces affects Sommes-nous libres vis-agrave-vis de nos affects ndash cest-agrave-

dire sommes nous libres vis-agrave-vis de la puissance drsquoembrasser ou de rejeter certains

principes Melanchthon renverra nous lrsquoavons vu le sens de la reacuteponse deacutefinitive agrave cette

question dans le traitement du locus de peccato A lrsquooccasion du premier lieu sur les

puissances humaines notre auteur srsquoattachera drsquoabord agrave distinguer trois dimensions ou

perspectives possibles de questionnement sur la liberteacute deacutebusquant par ailleurs un certain

448 laquo Haec oportuit monere quo facilius postea indicari posset legis ac gratiae discrimen immo quo certius etiamcognosci posset num qua sit penes hominem libertas Et in hac re mirum est quam operose versati sint tumveteres tum novi Nos si quis haec calumniabitur libenter et fortifer tuebimur nostra Volui enim modopinguissime delineare hominem et videor mihi quantum omnino retulit de hominis partibus dixisse raquo ibid p44 1[15-16]

261

nombre de rejetons du pseudo-lieu du libre arbitre comme la contingentia ou lrsquoactus elicitus

Ces trois perspectives de questionnement ce sont celles qui rattachent le problegraveme de la

liberteacute humaine drsquoune part au fait de la preacutedestination drsquoautre part agrave la liberteacute exteacuterieure et

enfin agrave la liberteacute inteacuterieure Dans la summa qui clocirct lrsquoeacutetude de ce premier lieu Melanchthon

apportera dans la sphegravere de ces trois perspectives les propositions de reacutesolutions suivantes

laquo Si vous consideacuterez la volonteacute humaine relativement agrave la preacutedestination il nrsquoy a pas de liberteacuteque ce soit dans les œuvres exteacuterieures ou inteacuterieures mais tout arrive en accord avec le dessein divin

Si vous consideacuterez la volonteacute humaine relativement aux œuvres exteacuterieures le jugementnaturel conclut qursquoil existe une certaine liberteacute

Si vous consideacuterez la volonteacute humaine relativement aux affects il est clair qursquoil nrsquoy a pas deliberteacute comme lrsquoatteste drsquoailleurs le jugement naturel lui-mecircme449 raquo

Le jeu de cette triple perspective sur la question de la liberteacute fournit le scheacutema

geacuteneacuteral des diffeacuterents angles discursifs de la doctrine des Loci Formellement crsquoest sur

lrsquoopposition du point de vue de lrsquoexteacuterioriteacute (laquo opera externa raquo) et du point de vue de

lrsquointeacuterioriteacute (laquo internis operibus raquo) que se concentre drsquoabord lrsquoenjeu de cette discussion Nous

aurons agrave montrer dans la partie de notre eacutetude consacreacutee agrave lrsquoeacutetude structurelle du systegraveme

meacutelanchthonien que crsquoest preacuteciseacutement la succession des deacuteplacements de lrsquoopposition de

lrsquointeacuterieur et de lrsquoexteacuterieur qui constitue les veines ndash le lieu de la circulation discursive ndash de

lrsquoorganisme doctrinal Ici lrsquoopposition de lrsquoexteacuterieur et de lrsquointeacuterieur deacutelimite le partage de la

theacuteologie et de ses envers illeacutegitimes la consideacuteration des œuvres externes relevant drsquoabord

du point de vue laquo philosophico-scolastique raquo Nous montrerons par la suite comment le

systegraveme des Lieux reacuteinteacuteriorisera cette opposition jusqursquoagrave la figure finale de la scansion de

lrsquohomo interior et de lrsquohomo exterior Le jeu de cette opposition de lrsquoexteacuterioriteacute et de

lrsquointeacuterioriteacute est ici placeacute sous le regard du point de vue de la preacutedestination Si le point de vue

de cette preacutedestination peut apparaicirctre en premiegravere apparence comme celui drsquoune triviale

perspective meacutetaphysique ndash la dimension ceacuteleste et eacutetheacutereacute si lrsquoon peut dire de la theacuteologie ndash

nous verrons que crsquoest lagrave une interpreacutetation dont il faudra preacuteciseacutement tacirccher de se garder

Le point de vue de la preacutedestination marque lrsquoacte de deacutecentrement du discours

drsquoune dimension anthropologique initiale vers une perspective theacuteo-centreacutee Cette perspective

theacuteocentreacutee bien loin de revecirctir lrsquoallure drsquoune speacuteculation meacutetaphysique clandestine tendra

au contraire agrave deacutesigner progressivement lrsquoeacutechelle discursive de lrsquohistoire des reacuteveacutelations de

449 laquo Si ad praedestinationem referas humanam voluntatem nec in externis nec in internis operibus ulla estlibertas sed eveniunt omnia iuxta destinationem divinam Si ad opera externa referas voluntatem quaedamvidetur esse iudicio naturae libertas Si ad affectus referas voluntatem nulla plane libertas est etiam naturaeiudicio raquo ibid p 44 1[66-68]

262

lrsquoEsprit Saint ndash histoire de la Parole cest-agrave-dire du jeu de la Loi et de lrsquoeacutevangile En ce sens

ce premier point de vue de la preacutedestination deviendra dans la suite du propos le levier

mecircme de lrsquoeacutevolution des rapports de lrsquohomo interior et de lrsquohomo exterior la commande

suprecircme des diffeacuterentes deacuterives anthropologiques que distille lrsquohistoire de la Parole Crsquoest en

ce sens que la preacutedestination nrsquoest pas seulement un lieu ndash un thegraveme polariseacute pris dans une

dichotomie structurante ndash de la doctrine chreacutetienne mais la perspective totale et pour ainsi

dire lrsquounivers discursif inteacutegral de la theacuteologie On comprend avec drsquoautant plus drsquoeacutevidence

que le deacutegagement de ce point de vue qui est pour la theacuteologie le lieu natif de sa veacuteriteacute

coiumlncide avec lrsquoabreacuteviation du point de vue anthropologique et lrsquoattestation de lrsquoheacuteteacuteronomie

constitutive de lrsquoentiteacute humaine Ce que le point de vue de lrsquoanthropologie seacutecregravete dans son

eacutetouffement et dans sa mise sous boisseau crsquoest preacuteciseacutement la veacuteriteacute indeacutepassable de la

preacutedestination Le premier lieu des Loci est donc celui drsquoun transfert de puissance drsquoune

meacuteditation initiale sur les ressources de lrsquohomme crsquoest Dieu comme Parole qui srsquoatteste

comme le fin mot de la liberteacute humaine

laquo Mais jrsquoapparaicirctrai peut-ecirctre comme un fou agrave vouloir traiter le point le plus difficile lapreacutedestination au tout deacutebut de mon travail Mais apregraves tout qursquoest ce que cela fait que jetraite au deacutebut ou agrave la fin de mon abreacutegeacute un sujet qui investira de toute faccedilon toutes lesparties de la discussion Et puisque le libre arbitre doit ecirctre discuteacute dans le tout premier lieucomment pourrais-je occulter la position de lrsquoEcriture quand elle deacutemet notre volonteacute detoute liberteacute par la neacutecessiteacute de la preacutedestination Je pense que cela nrsquoest pas du tout inutilepour les jeunes esprits de meacutediter sur cette ideacutee [sententia] selon laquelle toute chose nrsquoarrivepas du fait des projets et des efforts humains mais conformeacutement agrave la seule volonteacute deDieu450 raquo

A cette laquo ideacutee raquo (le texte dit laquo sententia raquo) de la preacutedestination qui commande le

deacuteplacement du regard theacuteologique de la volonteacute humaine vers la volonteacute divine reacutepond

lrsquoexclusion du pseudo-lieu de la contingence

laquo Le fait que cette ideacutee de la preacutedestination paraisse communeacutement trop seacutevegravere est encoreimputable agrave la theacuteologie impie des sophistes qui a tant imprimeacute en nous cette contingencedes choses et cette liberteacute de la volonteacute que nos tendres oreilles se reacutevoltent maintenantcontre la veacuteriteacute de lrsquoEcriture451 raquo

450 laquo Sed ineptus videar qui statim initio operis de asperrimo loco de praedestinatione disseram Quamquamquid attinet in compendio primo an postremo loco id agam quod in omnes disputationis nostrae partes incidet Et cum de libero arbitrio omnino primo loco agendum esset qui potui dissimulare sententiam scripturae depraedestinatione quando voluntati nostrae libertatem per praedestinationis necessitatem adimit scriptura Quamquam non omnino nihil puto referre statim pueriles mentes hac sententia imbui quod omnia eveniant noniuxta hominum consilia et conatus sed iuxta dei voluntatem raquo ibid p32 1[33-35]451 laquo Et quod asperior paulo sententia de praedestinatione vulgo videtur debemus illi impiae sophistarumtheologiae quae sic inculcavit nobis rerum contingentiam et libertatem voluntatis nostrae ut a veritate scripturae

263

Et Melanchthon drsquoappuyer lrsquoouverture de cette perspective de la preacutedestination par

des illustrations scripturaires tireacutees de lrsquoEccleacutesiaste (laquo Salomon raquo) ou de Paul452 Face au point

de vue theacuteologique de cette imputabiliteacute divine du monde la perspective de la liberteacute

consideacutereacutee sous le rapport des œuvres exteacuterieures est renvoyeacutee aux marges discursives drsquoune

querelle vide ndash et donc typiquement philosophique Cette liberteacute exteacuterieure eacutetrangegravere agrave la

probleacutematique scripturaire du peacutecheacute est agrave la fois admise et trivialiseacutee par notre auteur

laquo Mais si vous consideacuterez le pouvoir de la volonteacute humaine comme une capaciteacute [captus]naturelle il ne peut ecirctre nieacute qursquoil y a en elle en accord avec la raison humaine une certaineliberteacute dans les œuvres exteacuterieures Chacun expeacuterimente pour lui-mecircme qursquoil est en sonpropre pouvoir par exemple de saluer ou de ne pas saluer de srsquohabiller ou non de mangerde la nourriture ou non Et les philosophes qui attribuent une liberteacute agrave cette volonteacute se sontfixeacutes sur la contingence de ces œuvres exteacuterieures Mais puisque Dieu ne considegravere pas lesœuvres exteacuterieures mais les mouvements inteacuterieurs du cœur lrsquoEcriture fait silence sur cetteliberteacute Ces philosophes et theacuteologiens modernes qui enseignent ce genre de liberteacuteimaginent une moraliteacute baseacutee sur quelque civiliteacute exteacuterieure et surfaite453 raquo

Ici encore la condamnation meacutelanchthonienne est prise dans le jeu de la poleacutemique

La question philosophique traditionnelle de la liberteacute drsquoagir ndash prise au sens drsquoune puissance de

deacutetermination propre sur ses mouvements ndash est ridiculiseacutee par la succession drsquousage

drsquoexemples triviaux Il serait difficile drsquoidentifier preacuteciseacutement lrsquooccurrence drsquoun tel

questionnement ndash ai-je le pouvoir de saluer ou de ne pas saluer par exemple ndash dans le

corpus des philosophes et des theacuteologiens auxquels se reacutefegravere Melanchthon Mais lrsquoenjeu ne se

situe pas lagrave Il srsquoagit drsquoabord de montrer lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute profonde des probleacutematiques de la

philosophie morale grecque avec le traitement chreacutetien et scripturaire de la question de la

liberteacute Par lagrave notre auteur entend notamment deacutebusquer la compliciteacute du thegraveme de la

puissance exteacuterieure de lrsquohomme et de la probleacutematique drsquoune moraliteacute civile Si une certaine

liberteacute de la volonteacute vis-agrave-vis de lrsquoaction ne peut ecirctre nieacutee cette liberteacute est en mecircme temps

eacutetrangegravere agrave la question chreacutetienne de la liberteacute

molliculae aures abhorreant raquo ibid p 32 1[37]452 Voir immeacutediatement agrave la suite ibid p 32 1[38-40] 453 laquo Quod si voluntatis humanae vim pro naturae captu aestimes negari non potest iuxta rationem humanamquin sit in ea libertas quaedeam eternorum operum ut ipse experiris in potestate tua esse salutare hominem autnon salutare indui hac veste vel non indui vesci carnibus aut non vesci Et in hanc externorum operumcontingentiam defixerunt oculos philosophastri qua libertatem voluntati tribuere Verum quia dues non respicitopera externa sed internos cordis motus ideo scriptura nihil prodidit de ista libertate Qui externa et personataquadam civilitate mores fingunt huiusmodi libertatem docent nempe philosophi ac recentiores theologistae raquoibid p 36 1[42-43]

264

Une liberteacute de la volonteacute qui ne srsquoattesterait que dans une simple puissance drsquoagir ne

satisferait qursquoaux conditions de possibiliteacute drsquoune morale pharisienne civile et exteacuterieure Ce

que Melanchthon entend montrer de maniegravere plus ou moins suggestive ou de maniegravere plus ou

moins avoueacute crsquoest donc que lrsquoattachement agrave la question mecircme de lrsquoemprise sur les œuvres

exteacuterieures ndash maicirctrise sur mon apparence civile sur mon identiteacute politique sur mon image

sociale ndash eacutequivaut toujours neacutecessairement agrave srsquoattacher aussi agrave un modegravele paiumlen ou pharisien

de vertu et de moraliteacute La fixation theacuteorique des laquo scolastiques raquo sur le problegraveme de la liberteacute

externe signe donc leur exaltation ou leur apologie tacite drsquoun ideacuteal grec de vertu Or pour

notre reacuteformateur la possibiliteacute drsquoune excellence et drsquoune vertu exteacuterieure nrsquoest jamais en soi

probleacutematique Sur ce point la discussion peut ecirctre sans nuisance laisseacutee agrave la discreacutetion du

jugement de la raison humaine Qursquoil ait existeacute des hommes rigoureusement vertueux au sens

grec cest-agrave-dire exteacuterieur du terme crsquoest lagrave une possibiliteacute que ne nie pas Melanchthon

seulement il ne saurait ecirctre admis que le fait supposeacute de cette vertu puisse inteacuteresser de pregraves

ou de loin la probleacutematique chreacutetienne de la liberteacute

sect18 Conclusion

Melanchthon montrera ainsi que dans la puissance propre que les hommes exercent

vis-agrave-vis des œuvres externes le scheacutema de la dichotomie psychologique affectconnaissance

et la thegravese drsquoune stricte origine affective de la volonteacute ne sont finalement jamais remis en

cause Il est bien possible que certains affects soient reacuteprimeacutes dans lrsquoœuvre drsquoune reacutesolution

ou dans une action externe quelconque crsquoest toujours au nom drsquoautres affects que cette

reacutepression est efficiente Ainsi la preacutegnance de lrsquoamour des honneurs et de la reacuteputation civile

sur les passions plus immeacutediates de la sensibiliteacute peut-elle commander les plus grands

sacrifices454 cela demeure toujours dans lrsquoordre des axiomes de la psychologie

meacutelanchhtonienne Mais qursquoil existe en lrsquohomme une puissance propre de reacuteprimer suspendre

ou au contraire activer quelque affect que ce soit par soi et sans le secours drsquoune autre

ressource affective crsquoest lagrave ce que notre auteur ne peut admettre Cela supposerait notamment

de penser lrsquoexistence et lrsquoefficience drsquoune puissance seconde drsquoune puissance au carreacute drsquoune

puissance reacuteactive qui exercerait apregraves coup sur la puissance premiegravere du deacutesir une fonction

de controcircle et de reacutegulation Cela supposerait de penser la possibiliteacute drsquoun deacutelai et drsquoun

diffeacuterer drsquoun eacutecart drsquoune suspension provisoire de lrsquoopeacuterativiteacute volitive de la passion ndash de

454 ibid p 36 ndash 38 1[47-48] si Alexandre eacutetait tempeacuterant crsquoest parce que le goucirct des honneurs lrsquoemportait chezlui sur le goucirct des plaisirs seulement charnels

265

lrsquoamour de la tristesse de la foi de lrsquoespeacuterance Or cela est impossible crsquoest par soi dans

son jaillissement initial et dans la puissance de son programme propre que lrsquoaffect opegravere

meut anime met en branle lrsquoecirctre affecteacute Lrsquohomme est ce que sont ces eacutemotions ndash sans

surcroicirct sans acompte sans abyme ndash celles-ci fussent-elles radicalement eacutetrangegraveres dans leurs

genegraveses et aveugles dans leurs orientations Lrsquohomme nrsquoa drsquoautres eacutepaisseurs que celles que

creusent ses passions drsquoautres rivages que ceux qursquoeacutebauchent les deacutechirements de sa haine et

les pulsations de sa foi lrsquointeacuterioriteacute humaine est sans arriegravere-monde sans arcanes sans

exceacutedence sans reacuteserves occultes de retraite et de distanciation Lrsquoaffectiviteacute crsquoest lagrave son seul

mouvement son seul mobile son seul destin

266

CHAPITRE V

La matrice dialectique des Loci communes histoire et physique de la Parole reacuteveacuteleacutee

sect1 Lrsquoaffectiviteacute lrsquoamor sui et lrsquoauto-reacutefeacuterentialiteacute

Si lrsquoaffect se laisse indiquer comme une puissance de reacutesolution vis-agrave-vis

duquel lrsquohomme serait sans recul et sans ressource de reacutetractation il nous reste alors agrave nous

demander agrave quelle tendance ou agrave quelle spontaneacuteiteacute srsquoordonnent lrsquoanimation et lrsquoactivation

des mouvements affectifs Existe-t-il des lois de la passion A quel principe ou agrave quels

scheacutemas geacuteneacuteraux de motivation srsquoajustent les mobiles de lrsquoaffectiviteacute Quel dynamisme

commun ndash ou peut-ecirctre quelle commune inertie ndash commande les deacutebords du vis affecti Cette

question seule inteacuteresse en dernier recours la doctrine du peacutecheacute Et crsquoest donc dans le cercle

et dans la borne de sa seule reacuteponse que se deacutebattra aussi et en apparence du moins le dernier

reste et la derniegravere exceacutedence du thegraveme anthropologique dans la doctrine chreacutetienne Nous

aurons ici agrave reparcourir briegravevement les quelques deacuteveloppements qui concernent le statut de la

psychologie de lrsquohomme dans le locus de peccato Cette doctrine du peacutecheacute engage notamment

la question du sens et des limites de lrsquoaugustinisme des Loci455 Si certains thegravemes et certains

eacutequipements notionnels de la theacuteologie du manuel de 1521 ndash la reacutefutation du peacutelagianisme et

la conceptualisation de lrsquoamor sui notamment ndash attesteront en partie drsquoune eacutevidente filiation

augustinienne nous aurons agrave montrer que cette filiations trouve aussi de tregraves nettes limites

dans le tour laquo positiviste raquo et si lrsquoon peut dire laquo eacutevegravenementialiste raquo que finit par revecirctir

lrsquoanalyse du peacutecheacute originel456 Nous verrons qursquoici encore le thegraveme anthropologique se verra

455 Sur la question de lrsquoaugustinisme de Luther en 1520 ndash et de lrsquoapparent laquo retournement augustinien raquo desformulations du tractatus de libertate christianae ndash on pourra se rapporter avec profit agrave lrsquoeacutetude de Ph Buumlttgenlaquo Liberteacute et inteacuterioriteacute dans la Liberteacute du chreacutetien raquo in Luther et la philosophie op cit456 Toutes les doctrines du peacutecheacute originel sont par principe laquo eacutevegravenementialistes raquo en un certain sens seulement lefactum de lrsquoeacutevegravenementialiteacute du premier peacutecheacute y est souvent relayeacute dans la discussion de la transmission dupeacutecheacute originel par une conception geacuteneacutetique de la laquo corruption humaine raquo Sur les lieux de la discussion de ladoctrine du peacutecheacute dans lrsquohistoire de la theacuteologie chreacutetienne on pourra se rapporter au cinquantiegraveme article duquatriegraveme livre de la Somme contre les gentils de Thomas (laquo Comment le peacutecheacute originel se transmet du premierhomme agrave sa descendance raquo) et bien sucircr aux ouvrages anti-peacutelagiens drsquoAugustin (par exemple le quarante etuniegraveme chapitre du Contra Julianum) Globalement la difficulteacute du dogme du peacutecheacute originel porte sur laquestion du sens agrave confeacuterer agrave la transmission et agrave la reacutepeacutetition du premier peacutecheacute Augustin parlera delaquo defectus raquo de laquo corruptio raquo de la nature humaine ou de transmission laquo per generationem raquo au sujet de cettereacutepeacutetition Convoquant lrsquoappareillage notionnel de la psychologie aristoteacutelicienne Thomas reprendra ensubstance (quoique puisse en penser nos reacuteformateurs mais lagrave nrsquoest pas la question comme nous le verrons) ledogme anti-peacutelagien drsquoAugustin laquo Quand lApocirctre parle de lentreacutee du peacutecheacute dans le monde par le fait dun seul

267

finalement doublement deacutebordeacute drsquoune part par lrsquohistoire de lrsquoefficience de lrsquoEsprit et drsquoautre

part et plus speacutecifiquement par le locus de la Loi naturelle

La tendance ou le dynamisme propre de lrsquoaffect se laisse deacutecrire dans les termes

drsquoun auto-centrement ou drsquoune auto-reacutefeacuterentialiteacute Par soi dans la preacutecariteacute drsquoune autonomie

subie et dans le silence de toute assistance spirituelle allogegravene lrsquoaffectiviteacute est motiveacutee selon

le tropisme de lrsquoamour de soi de la recherche de la satisfaction ou de la poursuite de lrsquointeacuterecirct

propre Quasiment agrave lrsquoouverture du lieu du peacutecheacute Melanchthon note ainsi

laquo La premier et le plus grand affect de la nature humaine crsquoest lrsquoamour de soi Lrsquohomme estconduit par cet amour agrave vouloir et agrave deacutesirer seulement ces choses qui paraissent bonnesagreacuteables plaisantes et glorieuses agrave sa nature Cet amour de soi le conduit encore agrave haiumlr et agravecraindre ces choses qui srsquoopposent agrave sa nature et agrave srsquoopposer agrave quiconque entrave sa volonteacuteou le commande de suivre ou de rechercher ce qursquoil ne veut pas457 raquo

Cette reacuteminiscence drsquoun thegraveme augustinien ndash lrsquoamor sui458 en tant qursquoil motivera

aussi par soi le laquo meacutepris de Dieu raquo et de ses prescriptions reacuteglementaires ndash srsquoeacutenonce par la

suite dans le lexique du beacuteneacutefice de lrsquointeacuterecirct et de lrsquoutiliteacute Lrsquoanimation du mouvement

affectif est rigoureusement deacutetermineacutee par lrsquoexigence de la poursuite de lrsquoutile propre et

lrsquoamour de soi srsquoentendra alors dans le sens drsquoune restrictive cristallisation de lrsquoacte volitif sur

le calcul des avantages En ce sens encore le tropisme laquo utilitariste raquo de lrsquoauto-reacutefeacuterentialiteacute

affective apparaicirctra comme la seule vraie source et comme le seul fondement ndash le

laquo transcendantal raquo si lrsquoon ose dire ndash de la constitution des valeurs Lrsquoaxiologie de lrsquohomme

sans Dieu se reacutesume agrave la simpliciteacute du clivage des cateacutegories de lrsquoutile et du nuisible

Les termes empileacutes et superposeacutes dans lrsquoeacutenumeacuteration preacuteceacutedente ces choses qui

paraissent laquo bonnes raquo (laquo bona raquo) laquo agreacuteables raquo (laquo iucunda raquo) laquo douces raquo ou laquo plaisantes raquo

(laquo dulcia raquo) laquo reacuteputeacutees raquo ou laquo glorieuses raquo (laquo gloriosa raquo) construisent donc au fond un

homme il nentend donc pas que cette entreacutee se reacutealise par voie dimitation mais bien par voie dorigine raquo(Contre les gentils IV 50) Or nous montrerons par la suite que aussi surprenant que cela puisse paraicirctre enpremiegravere instance Melanchthon nrsquoadhegravere pas du tout ndash du moins dans ses Loci de 1521 ndash agrave une tellerepreacutesentation laquo geacuteneacutetiste raquo de la transmission du peacutecheacute457 laquo Primus itaque affectus et summus naturae hominis est amor sui a quo rapitur ut velit desideretque eatantum quae suae naturae bona iucunda dulcia gloriosa videntur odio habeat et formidet ea quae naturaeadversa videntur adverseturque eum qui arcet ab iis que cupit aut qui praecipit ea sectari ea quaeri quaedisciplicent raquo Melanchthon op cit p 52 2[12]458 Le lieu canonique du thegraveme de lrsquoamor sui dans le corpus augustinien est eacutevidemment agrave situer dans ladiscussion du dix-neuviegraveme livre de la Civitas dei sur la distinction de la citeacute terrestre et de la citeacute de Dieu PourAugustin le terme de laquo citeacute raquo deacutesigne avant tout un peuple rassembleacute selon un principe drsquounification qui selaisse preacuteciseacutement indiquer comme amour Crsquoest en ce sens drsquoabord qursquoil faut entendre les paroles ceacutelegravebres duquatorziegraveme livre laquo Deux amours ont donc bacircti deux citeacutes lrsquoamour de soi jusqursquoau meacutepris de Dieu la citeacute de laterre lrsquoamour de Dieu jusqursquoau meacutepris de soi la citeacute de Dieu raquo (La Citeacute de Dieu T 2 XIV 28)

268

simple jeu drsquoeacutequivalence Pour lrsquohomme orphelin pour lrsquoaffect nu ou pour lrsquoeacutemotion

solitaire lrsquoeacutevaluation du bon se deacutecline uniquement dans la grammaire de la consideacuteration du

beacuteneacutefice Ayant identifieacute dans le locus de homines la spontaneacuteiteacute affective agrave lrsquoactiviteacute de la

reacutesolution et aux tendances volitives Melanchthon reacuteduit encore finalement dans le locus de

peccato cette logique volitive agrave la stricte eacutevaluation de lrsquoutiliteacute Si lrsquohomme ne peut rien

vouloir sinon ce qui lui apparaicirct restrictivement comme utile et si cette volonteacute mecircme

srsquoidentifie agrave la sphegravere drsquoefficience de lrsquoaffect alors lrsquohomme ne peut non plus rien aimer ou

haiumlr par soi en dehors de ce qui est polariseacute par lrsquoopposition du beacuteneacutefice et de la nociviteacute

Lrsquoamour ne peut aimer que son avantage la haine ne peut fuir que ce qui lui apparaicirct comme

nocif Le couple de la dichotomie de lrsquointeacuterecirct et du nuisible se laisse donc deacutecouvrir comme le

principe geacuteneacuteratif du deacuteveloppement des passions

sect2 La polariteacute eacuteconomique et le meacutepris de Dieu

Nous nommerons par la suite laquo polariteacute eacuteconomique raquo cette dichotomie qui reacutegit les

modes affectifs de lrsquohomme nu ndash lrsquohomme deacutemis de lrsquoassistance de lrsquoEsprit Et les termes de

laquo passion raquo ou drsquo laquo affect raquo ne deacutesignerons rien drsquoautre dans la suite du traiteacute que lrsquoensemble

de ce qui dans la sphegravere du propre reacuteagit agrave cette polariteacute Cette polariteacute eacuteconomique est elle-

mecircme aligneacutee sur la consideacuteration brute de ce que Melanchthon deacutecrira par suite comme laquo les

neacutecessiteacutes de la vie raquo Crsquoest sur fond de cette axiomatique psychologique sur fond de cette

reacuteduction de la motivation affective agrave lrsquoopeacuterativiteacute de la polariteacute eacuteconomique que

Melanchthon contestera lrsquoideacutee selon laquelle lrsquohomme pourrait se deacuteterminer par soi agrave

lrsquoamour des choses divines

laquo Je ne peux pas me dispenser drsquoindiquer aux lecteurs chreacutetiens ces arguties stupidesinsipides et impies par lesquels les Sophistes tentent de prouver que lrsquoon peut aimer Dieu parses seules forces naturelles Ils argumentent ainsi laquo Si un moindre bien peut ecirctre aimeacute parexemple une creacuteature quelconque alors un plus grand bien peut ecirctre aimeacute aussi raquo Est-ce lagraveune maniegravere chreacutetienne de srsquoexprimer assaisonneacutee de sel comme Paul le voulait Non celaest simplement une invention [commentum invention fantasme avec la connotation aussidrsquoune intention malfaisante] risible et purement aristoteacutelicienne digne des theacuteologiensaristoteacuteliciens Avant tout il est dans la nature de lrsquoamour que nous nrsquoaimions rien sinon cequi nous semble bon plaisant et convenable pour nous et qursquoainsi nous aimions touteschoses en regard seulement de notre propre avantage Vous aimez la santeacute et lrsquoargent nonpas parce que ces choses sont bonnes en soi mais seulement parce que vous pensez qursquoellessont utiles pour les neacutecessiteacutes [servitura] de la vie De la mecircme maniegravere vous ne pouvez pas

269

aimer Dieu aussi bon soit-il tant que vous ne pensez pas qursquoil peut ecirctre utile agrave vosdesseins459 raquo

Lrsquoargument que Melanchthon precircte ici aux laquo sophistes raquo (laquo si un moindre bien

peut ecirctre aimeacute alors un plus grand bien peut ecirctre aimeacute aussi raquo) se rend coupable drsquoun profond

paralogisme crsquoest que le terme de laquo bien raquo nrsquoa pas la mecircme valeur drsquousage quand il constitue

un preacutedicat de Dieu (le plus grand bien) et quand il srsquoapplique agrave une chose utile Le laquo bien raquo

au sens ordinaire de lrsquoavantage ou du beacuteneacutefice ne deacutefinit absolument rien de tel qursquoune

valeur en soi autonome et reacuteelle un laquo bien raquo lrsquoargent ou la santeacute par exemple ne le sont que

de maniegravere conditionnelle et relative sous le rapport de lrsquoutiliteacute pratique et de la

preacutesupposition drsquoune fin externe (conservation de la vie etc) En ce sens lrsquoapplication du

schegraveme argumentatif de la transmission proportionnelle des proprieacuteteacutes (ce qui vaut pour le

moins vaut pour le plus) est ici strictement invalideacute Relativement agrave la question des principes

de motivation de lrsquoaffect et de la deacutecision lrsquoavantage ou lrsquointeacuterecirct propre est lrsquouniteacute de mesure

unique de la bonteacute drsquoune action ou drsquoun eacutetat

La reacuteduction de la theacuteologie aux beacuteneacutefices du Christ et la surdeacutetermination de la

doctrine de la gracircce par un lexique litteacuteralement utilitariste trouvent dans cet axiome de la

psychologie meacutelanchthonienne leur acte de naissance Si lrsquoaffect et la volonteacute ne reacuteagissent

qursquoagrave un principe de motivation affilieacute agrave la dichotomie de lrsquoutile et du nuisible crsquoest drsquoabord

par lrsquoostension de lrsquoutiliteacute litteacuterale de la doctrine et par lrsquoinsistance sur les beneficia christi

que la parole du theacuteologien ou du preacutedicateur revecirctira aussi par suite une efficience

affective460 Crsquoest parce que la christologie est reacuteduite agrave la logique des beacuteneacutefices qursquoelle

peacutenegravetre les failles de lrsquoaffectiviteacute Mais lrsquoassignation stricte de la logique des passions agrave la

clocircture de la polariteacute eacuteconomique rend encore raison de la dispense discursive drsquoune autre

459 laquo Non possum hic mihi temperare [quanquam de vi legis postea sim dicturus abunde] quin obiter incidemchristiano lectori fatuas insulsas et impias sophistarum argutias quibus probant posse nos per vires naturaediligere deum Sic enim argutantur Diligi potest minus bonum nempe creatura quaepiam posse igitur et maiusbonum diligi Scilicet hic est sermo christianorum quem Paulum vult esse sale conditum Adeo hoc est etfestivum et mere Aristotelicum et Aristotelicis dignum theologis commentum Primum ea est amoris natura utnon amemus nisi quae nibis bona tum iucunda tum commoda videntur adeoque quidquid amamus nostricommodi respecu amamus Amas opes amas pecuniam non quod ipsa par sese bon ares sit sed quod usibusvitae tuae servitura videtur Sic deum non amas quantumvis bonum nisi tuis rationibus tibique utilem essesentias raquo ibid p 78 2[83-85]460 Crsquoest ce fait qui justifie aussi le rabattement de lrsquohomileacutetique sur la theacuteologie (ce qui comme nous le savonsnrsquoest que lrsquoeacutecho et lrsquoexemplification seconde du rabattement plus essentiel de la rheacutetorique sur la dialectique) Silrsquoaffectiviteacute ne reacuteagit qursquoagrave un discours organiseacute selon les modes drsquoune polariteacute topique alors le preacutedicateur tirelrsquoensemble des instruments de la persuasion de la matiegravere doctrinale le docere eacutevidemment mais aussi lemovere et le delectare eux-mecircmes La doctrine se charge elle-mecircme drsquoeacutemouvoir Et cette geacuteneacuterativiteacute eacutemotiveest incluse dans sa plus brute architecture dialectique ndash sa construction topique cest-agrave-dire oppositive etdichotomique

270

polariteacute celle des vertus et des vices qui deacutelimite ordinairement lrsquoespace propre de la

science morale461

sect3 Lrsquoeacuteconomie de la gracircce et la dispense de la moraliteacute

Crsquoest sur fond de cette preacutemisse selon laquelle le dynamisme propre de lrsquoaffect nrsquoest

motiveacute que par la seule eacutevaluation de lrsquointeacuterecirct que Melanchthon accusera aussi la deacuteteinte

moraliste illeacutegitime de la doctrine theacuteologique

laquo Maintenant les sophistes ont promu le meacuterite de la congruence [merito congrui] affirmantque par nos œuvres morales nous meacuteritons la gracircce celle-ci eacutetant congruente ndash pour utiliserleur langage ndash aux forces de notre nature Tu dois toi-mecircme comprendre cher lecteur quecet enseignement est un immense blasphegraveme et une insulte agrave la gracircce de Dieu Et de faitpuisque en dehors de lrsquoinspiration de lrsquoEsprit Saint les forces de la nature humaine nepeuvent rien sinon peacutecher que meacuteritons-nous par nos propres efforts [conatibus] sinon lecourroux Ces actes volitifs [actus elicitus] sont des faccedilades et des mensonges et cesfausses laquo bonnes intentions raquo prescrites par les sophistes sont seulement des sujets fictifs[fictitia proposita] 462 raquo

Ici comme souvent ailleurs la reacutefeacuterence agrave une distinction conceptuelle de la

theacuteologie meacutedieacutevale est lrsquooccasion drsquoune contestation globale de ce que Melanchthon perccediloit

comme une infection peacutelagienne geacuteneacuteraliseacutee de la doctrine chreacutetienne La notion de

convenance ou de congruence ndash congruo distingueacutee de la condigno ndash est forgeacutee par St

Thomas dans la cent quatorziegraveme question de la deuxiegraveme partie de sa Somme theacuteologique

pour reacutesoudre les difficulteacutes affeacuterentes agrave la theacuteorie des meacuterites du libre arbitre Peut-on dire

que lrsquohomme par la seule action de son libre arbitre se rend deacutejagrave digne de lrsquoeacuteterniteacute et de la

gracircce Dans le cadre drsquoune conceptualiteacute marqueacutee par le paradigme aristoteacutelicien de la

justice distributive463 lrsquoideacutee selon laquelle la bonne action ou la bonne deacutecision de lrsquoarbitre

pourrait meacuteriter par soi ndash ou participer au meacuterite de ndash lrsquoeacuteterniteacute est fonciegraverement

probleacutematique dans toute justice le bien reccedilu doit ecirctre proportionnel ou eacutequivalent au bien

461 Sur ce point voir notre troisiegraveme chapitre et notamment les analyses consacreacutees au genre deacutemonstratif(Melanchthon Elementa CR XII (448-450)462 laquo Iam quae prodidere sophistae de merito congrui scilicet quod ex operibus moralibus id est quae viribusnaturae nostrae facimus de congruo sic loquuntur mereamur gratiam ipse lector intelligis blasphemias esse ininiuram gratiae dei ementitas Etiam cum naturae humanae vires citra spiritus sancti afflatum non possint nisipeccare quid merbimur nostris conatibus nisi iram Simulationes et mendacia sunt illis actus eliciti illa fictitiaproposita illae quas falso bonas intentiones quas praescribunt sophistae raquo ibid p 82 2[94-95]463 Qui renvoie drsquoabord au cinquiegraveme livre de lrsquoEthique agrave Nicomaque Pour les rapports de Luther agrave cette theacuteoriede la justice voir laquo Aristote et Luther combien de retours raquo de Ph Buumlttgen (Luther et la philosophie op citp 53 ndash 86)

271

fourni Or lrsquoeacuteterniteacute est un bien par principe incommensurable agrave tout ce que les hommes

peuvent produire du fond de leurs ressources propres de reacutesolution comme œuvres

meacuteritoires

Thomas construira ainsi la notion de congruo pour lever cette difficulteacute et montrer

que srsquoil nrsquoexiste pas drsquoeacutequivalence numeacuterique stricte dans la reacutetribution des biens qui relegravevent

de lrsquoeacuteconomie de la gracircce il existe tout de mecircme une certaine forme drsquo laquo eacutegaliteacute

proportionnelle raquo entre le bon arbitre et le salut Cette eacutegaliteacute proportionnelle tient drsquoabord agrave

lrsquoexistence drsquoune identiteacute formelle entre lrsquoeffort humain et lrsquoeffort divin sous le point de vue

du rapport agrave leurs maximums respectifs Si le produit de lrsquoeffort humain est par principe

infiniment insignifiant face au produit de sa reacutecompense divine ces efforts mecircmes sont dans

les deux cas pourtant formellement identiques le bon arbitre est le meilleur bien que

lrsquohomme puisse proposer de la mecircme maniegravere que lrsquoeacuteterniteacute est le meilleur bien que Dieu

puisse nous rendre464

Lrsquoessentiel ne tient eacutevidemment pas dans le deacutetail argumentatif de la theacuteorie

thomiste Dans une intention toujours poleacutemique Melanchthon precircte ici encore au concept de

la tradition theacuteologique meacutedieacutevale une extension large et compreacutehensive bien au-delagrave de sa

porteacutee discursive initiale La critique de la doctrine du meritium congrui se conjoint ainsi

presque immeacutediatement avec une mention de lrsquoactus elicitus qui relegraveve plutocirct de la tradition

scotiste que de la theacuteologie de Thomas Cet entrelacement et cette confusion caracteacuteristiques

de doctrines en soi eacutetrangegraveres participe toujours du mecircme souci de traverser et

drsquoindiffeacuterencier les divisions dogmatiques internes agrave la tradition laquo scolastique raquo Plus loin

crsquoest encore le dogme de la peacutenitence et sa division tripartite (contritio cordis confessio oris

satisfactio operis) qui se verront accuseacutes sous un mobile globalement similaire Tous ces

pseudo-lieux nrsquoont pas de valeur en soi ils constituent seulement les reflets et les eacutecumes

secondes dans la doctrine du peacutecheacute de lrsquoerreur inaugurale du liberum arbitrium Acte volitif

meacuterite de convenance peacutenitence thomiste sont pareillement supporteacutes en leur racine et en leur

origine par lrsquohallucination native du libre arbitre Lrsquoaccusation de la doctrine thomiste du

meritum congrui nrsquoest donc doueacutee au sens rigoureux drsquoaucune autonomie discursive et

critique reacuteelles Ce type drsquoaccusation ne doit jamais se laisser concevoir comme lrsquoeacutenonceacute

drsquoune contestation rigoureusement doctrinale la possibiliteacute de cette contestation

supposerait une certaine homogeacuteneacuteiteacute des reacutegimes de discours du contestant et du contesteacute or

le pseudo lieu du meritum congrui nrsquoest rien de tel qursquoun discours leacutegitimement theacuteologique ndash

il est lrsquoenvers mecircme de la theacuteologie la contrefaccedilon philosophique de la doctrine

464 laquo Chapitre 114 Le meacuterite raquo in Somme Theacuteologique Ia IIe pars La morale geacuteneacuterale op cit

272

Ce qui est plus remarquable en revanche crsquoest le renvoi explicite de cette laquo doctrine

des meacuterites raquo au champ du discours moral Melanchthon fait expresseacutement coiumlncider dans

notre citation anteacuterieure la fiction du libre arbitre meacuteritoire et le thegraveme de la laquo moraliteacute des

oeuvres raquo (laquo operibus moralibus raquo) De maniegravere geacuteneacuterale les quelques pages qui ouvrent le

locus de peccato dessinent le lieu drsquoune critique globale de la moralisation de la doctrine du

peacutecheacute En ce sens notre auteur multipliera les exemples emprunteacutes aussi bien au champ de la

theacuteologie classique qursquoagrave la sphegravere des reacutefeacuterences antiques profanes seront ainsi discuteacutes tour

agrave tour le sens du suicide de Lucregravece le problegraveme de la preacutetendue justice de Socrate lrsquoorigine

du tempeacuterament drsquoAlexandre le grand etc465 Dans un juste partage des reacutegimes de discours le

point de vue de la moraliteacute ndash celui de la vertu et des vices ndash relegraveve nous lrsquoavons vu dans notre

chapitre preacuteceacutedent de la seule sphegravere de la liberteacute exteacuterieure466 Crsquoest dans cette liberteacute

exteacuterieure que peut valoir quelque chose de tel qursquoune justice humaine entendue drsquoabord au

sens simple drsquoune reacutetribution arithmeacutetique des meacuterites

La laquo corruption scolastique raquo de la doctrine va alors consister ici dans le traitement

du lieu du peacutecheacute agrave mordre sur la ligne de deacutemarcation de lrsquointeacuterieur et de lrsquoexteacuterieur en

imposant illeacutegitimement agrave la logique de la reacutesolution ou de la volonteacute ce qui relegraveve de la

logique de la seule exteacuterioriteacute Qursquoil y ait une justice et une moraliteacute exteacuterieure ndash en tant que

simple conformiteacute de lrsquoaction agrave la loi humaine et aux coutumes ndash Melanchthon nrsquoen doute

pas Mais que les cateacutegories de cette moraliteacute exteacuterieure ndash le bon le mauvais le vertueux le

vicieux ndash puissent constituer des cateacutegories opeacuteratoires dans la spirale mecircme de lrsquoaffectiviteacute

crsquoest lagrave une chose que notre auteur ne peut en revanche jamais admettre Et ce qursquoil peut

admettre moins encore crsquoest que cette polariteacute morale du bon et du mauvais puisse constituer

aussi par soi un principe efficace de motivation des passions et des actes volitifs

Le laquo bon raquo et le laquo mauvais raquo sont des preacutedicats dont lrsquoextension et le champ de

validiteacute sont strictement confineacutes au cercle du jugement sur les œuvres exteacuterieures En ce sens

ces preacutedicats ne se chargent jamais drsquoaucune signification valide en tant que telle dans la

clocircture du domaine de lrsquoaffect la logique de lrsquoaffectiviteacute est heacuteteacuterogegravene au systegraveme des

dichotomies morales Et la reacuteduction du dynamisme affectif agrave la polariteacute eacuteconomique eacutenonce

donc aussi chez Melanchthon la prescription ultime de la dispense de toute moraliteacute en

theacuteologie Crsquoest agrave des impeacuteratifs strictement eacuteconomiques ndash lrsquoutile le nocif ndash que reacuteagissent

les eacutemotions des hommes Et les polariteacutes morales se voient ainsi elles aussi et par naissance

releacutegueacutees dans les marges discursives et dans lrsquoenvers adulteacuterin de la doctrine chreacutetienne

465 Voir en particulier ibid p 58 2[31-32]466 Voir notamment notre chapitre preacuteceacutedent et la discussion de la laquo Summa raquo du premier locus des puissances de la nature humaine

273

Moraliser la doctrina sacra ndash confesser les meacuterites de lrsquoarbitre et leur commensurabiliteacute au

don de lrsquoeacuteterniteacute ndash crsquoest confondre justice distributive et reacutegime soteacuteriologique eacuteconomie

anthropologique et eacuteconomie de la gracircce Lrsquoabreacuteviation de la moraliteacute en theacuteologie srsquoeacutenonce

degraves lors comme le pendant et comme la suite de la dispense inaugurale du reacutegime de discours

anthropologique

sect4 La phraseacuteologie scripturaire et la synecdoque paulinienne de la laquo chair raquo

Mais quel est donc cet homme dont les tendances et les dynamismes affectifs

nrsquoobeacuteissent qursquoaux prescriptions de lrsquoutiliteacute Quelle est cette affectiviteacute dont lrsquoinertie

structurelle srsquoadosse au principe drsquoune auto-reacutefeacuterentialiteacute laquo eacuteconomique raquo Cet laquo homme raquo et

cette affectiviteacute ndash le premier subiectum de la theacuteologie dans la doctrine du peacutecheacute ndash

Melanchthon les nomme successivement laquo chair raquo laquo vieil homme raquo et laquo homme

exteacuterieur raquo467 Et cette chair nrsquoest pas seulement agrave entendre comme lrsquoeacutecorce corporelle ou

lrsquoeacutepaisseur sensible de lrsquoindividu cette chair crsquoest le tout de cela mecircme que nous appelons

lrsquo laquo humain raquo

laquo Sur ce point [Melanchthon vient de commenter Romains 3 9 et la doctrine de lrsquoinheacuterencedu peacutecheacute dans la nature charnelle] les Sophistes ayant oublieacute la phraseacuteologie et les tropes delrsquoEcriture nomment laquo chair raquo lrsquo laquo appeacutetit sensible raquo Mais par le terme laquo chair raquo lrsquoEcriturenrsquoentend pas seulement le corps ou une partie de lrsquohomme mais lrsquohomme tout entier acircmeaussi bien que corps [hellip] Nous devons ainsi comprendre que le mot laquo chair raquo est utiliseacute pourdeacutesigner toutes les puissances de la nature humaine468 raquo

Chez Augustin lrsquoarticulation de la chair et de lrsquoesprit se juxtaposait toujours dans le

cadre drsquoune conception gnoseacuteo-centreacutee et globalement laquo rationaliste raquo de lrsquohomme agrave

lrsquoopposition philosophique du corps et de lrsquoacircme469 Crsquoest cette juxtaposition que Melanchthon

refuse ici de la maniegravere la plus expresse Il est remarquable que la contestation de la

conception laquo sophistique raquo de la chair paulinienne soit formuleacutee au nom mecircme drsquoune attention

agrave ce qui srsquoeacutenonce par ailleurs comme la speacutecificiteacute de la laquo phraseacuteologie raquo scripturaire et de son

467 Voir la premiegravere note de ce chapitre au sujet de cette identification lexicale dans le traiteacute lutheacuterien De la liberteacute du chreacutetine468 laquo Hic sophistae vocant carnem appetitum sensitivum obliti phraseos ac tropi scripturae Non enim corpuspartem hominis sed totum hominem tam animam quam corpus scriptura voce carnis significat et quoties cumspiritu confertur significat optimas naturae humanae ac praestantissimas vires citra spiritum sanctum Rursusspiritus significat ipsum spiritum sanctum et eius motiones atque opera in nobis raquo ibid p 68 2[58-59]469 Sur la question du rapport drsquoAugustin agrave Luther sur ces quelques questions et notamment dans le cadre drsquouneeacutetude de la genegravese de lrsquo laquo eacutenonceacute anthropologique raquo qui ouvre le traiteacute de la liberteacute du chreacutetien voir le huitiegravemechapitre de lrsquoouvrage de Ph Buumlttgen (Luther et la philosophie) laquo Liberteacute et inteacuterioriteacute raquo (247 ndash 283)

274

langage figuratif (tropique) Nous reviendrons par la suite sur ces questions fondamentales

quand nous traiterons du problegraveme de la critique de lrsquoalleacutegorie dans les Loci communes Ici la

contrefaccedilon philosophique de la theacuteologie se donne sous la figure drsquoune confusion des

reacutegimes de langage Renvoyer la division paulinienne de lrsquoesprit et de la chair agrave lrsquoopposition

platonicienne de lrsquoacircme et du corps crsquoest meacutelanger le grec des philosophes et le grec de

lrsquoapocirctre Crsquoest encore oublier que les eacutepicirctres de Paul ne disseacuteminent de reacutefeacuterences agrave la chair

que dans lrsquousage drsquoun langage meacutetonymique470 jouant sur les rapports quantitatifs et

deacutesignant le tout drsquoun reacutefeacuterent par lrsquousage du nom litteacuteral de sa partie La laquo chair raquo de

lrsquoEcriture deacutesigne donc le tout de lrsquohomme cest-agrave-dire lrsquoextension inteacutegrale des puissances de

sa nature propre Par la suite Melanchthon viendra encore gonfler le scheacutema de cette

premiegravere eacutequivalence lexicale en notant

laquo Maintenant ce que nous appelons ici laquo chair raquo nous le nommons aussi ordinairementlaquo vieil homme raquo qui signifie encore toutes les puissances de la nature humaine Et le termelui-mecircme encourage clairement cette interpreacutetation Car sauf agrave manquer de bon senspersonne ne peut affirmer qursquoune partie seulement de lrsquohomme est deacutesigneacutee sous le termelaquo vieil homme raquo Qui peut penser que le corps seul est deacutesigneacute quand il entend le termelaquo homme raquo Paul utilise en outre les termes laquo vieil homme raquo laquo chair raquo et laquo corps dupeacutecheacute raquo de maniegravere indiffeacuterente En fait le terme laquo homme exteacuterieur raquo signifie aussiexactement la mecircme chose que laquo vieil homme raquo ou que laquo chair raquo cest-agrave-dire preacuteciseacutementpas seulement les parties exteacuterieures de lrsquohomme mais toutes les puissances humainesnaturelles471 raquo

Notre eacutequivalence initiale de la chair et de la nature humaine se voit donc ici

reacuteinvestie de la mention de trois nouveaux termes interchangeables celui de laquo vieil homme raquo

(laquo veterem hominem raquo) drsquoabord mais encore aussi ceux de laquo corps du peacutecheacute raquo (laquo corporis

peccati raquo) et drsquo laquo homme exteacuterieur raquo (laquo hominis exteriores raquo) Lrsquoextension reacutefeacuterentielle de ces

noms eacutequivalents deacutelimite preacuteciseacutement le domaine drsquoapplication de ce que nous deacutesignions

plus haut sous le titre de la laquo polariteacute eacuteconomique raquo La loi et la dynamique qui reacutegissent le

champ de cette humaniteacute peccative srsquoassignent agrave la borne du jeu de lrsquoopeacuterativiteacute affective de

470 Si lrsquoon srsquoen tient agrave la stricte deacutefinition des Elementa (op cit p 465) crsquoest plutocirct la synecdoque qui estdeacutefinie comme la figure de la substitution du tout agrave sa partie (ou lrsquoinverse) laquo Sunekdokhegrave comprehensio diciturcum vel totum parte comprehendimus ut mucronem dicimus pro gladiohellip raquo La meacutetonymie deacutesigne en fait chezMelanchthon le trope qui allie la substitution partitive de la synecdoque agrave la substitution causale de lameacutetalepse laquo Metocircnumia partim metalepsi [en latin dans le texte] partim synecdoque [de mecircme] cognatahellip raquoibid p 465471 laquo Iam quod hic vocamus carnem solemus alias nuncupare veterem hominem qui itidem significat quidquidest virium humanae naturae Id quod ipsum vocabulum palam arguit Nam communi sensu carere videatur quihominis partem modo appellatione veteris hominis natari velit Quis enim audito hominis vocabulo corpustantum intellexerit Usurpat autem promiscue Paulus veteris hominis carnis et corporis pecati voces Iam etexterior homo significat prorsus id quod vetus homo seu caro hoc est non modo partes hominis exteriores sedomnes hominis naturales vires raquo ibid p 70 2[64-65]

275

lrsquoeacutevaluation de lrsquoutile et du nocif La laquo loi de nos membres raquo dont Paul rendait teacutemoignage

dans Romains 7472 et agrave laquelle Melanchthon fera justement une reacutefeacuterence expresse dans la

suite presque immeacutediate du traiteacute crsquoest le tropisme de lrsquoamour de soi Lrsquohomme total

lrsquohomme inteacutegral ndash lrsquohomme dans la borne de sa taxie auto-reacutefeacuterentielle ndash eacutepuise donc le

champ de forces dans lequel la doctrine paulinienne enclos le site du peacutecheacute Ce que nous

appelons ordinairement lrsquohomme crsquoest lagrave preacuteciseacutement ce que la phraseacuteologie de lrsquoapocirctre

appelle le laquo peacutecheur raquo lrsquohomme voueacute au peacutecheacute

La doctrine du semper peccator473 trouve donc dans une deacutecision drsquoassimilation

lexicale le fond premier de sa justification dogmatique Et la controverse sur la thegravese des

modes drsquoinheacuterence du peacutecheacute dans la nature humaine se voit alors aussi deacuteplaceacutee et reconduite

de lrsquoautoriteacute de lrsquoanthropologie vers lrsquoautoriteacute de lrsquoexeacutegegravese si Melanchthon peut affirmer que

les forces humaines se juxtaposent strictement avec la clocircture physique du ministegravere du peacutecheacute

ce nrsquoest pas en vertu drsquoune enquecircte psychologique preacutealable mais par la seule intelligence de

la meacutetonymie paulinienne

sect5 Nuditeacute de la chair et deacutemission de lrsquoEsprit Saint le peacutecheacute originel comme eacutevegravenement du retrait

divin

Mais alors que dire de lrsquohomme nouveau ndash de lrsquohomme inteacuterieur de lrsquohomme

reacutegeacuteneacutereacute par lrsquoEsprit ndash du chreacutetien Qursquoil nrsquoest pas homme Qursquoil nrsquoest plus homme dans

lrsquoeacutevegravenement mecircme de sa reacutegeacuteneacuteration Si lrsquoon sen tient agrave la lettre du texte il nous faut

reacutepondre par lrsquoaffirmative Ce que Melanchthon nous dit ici crsquoest preacuteciseacutement que la

distinction de la chair et de lrsquoEsprit est par essence transversale agrave la partition initiale du vis

cognoscendi et de lrsquoaffect Lagrave ougrave celle-ci eacutetait une distinction en lrsquohomme ndash distinction

toujours laquo anthropologique raquo en un sens celle-lagrave est une distinction hors lrsquohomme ndash

distinction entre lrsquohomme et son envers spirituel La distinction theacuteologique fondamentale

celle par laquelle le reacutegime eacuteconomique de la chair se voit opposeacute agrave la gracircce de lrsquoEsprit Saint

est donc toujours une distinction fonciegraverement meacuteta-humaine Cette distinction srsquoaffilie agrave ce

qui se donne agrave nous sous la figure de lrsquoopposition de lrsquohomme et de son surcroicirct spirituel de

472 La Bible (TOB) op cit laquo hellipmais je vois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de monentendement et qui me rend captif de la loi du peacutecheacute qui est dans mes membres raquo [Rm 7 23]473 La doctrine du semper peccator srsquoeacutenonce drsquoabord chez Luther dans la formule de la symbiose laquo semperjustus semper peccator semper penitens raquo Nous aurons agrave revenir sur la solution meacutelanchthonienne de celaquo paradoxe raquo dans la suite presque immeacutediate de notre eacutetude La premiegravere formulation de la formule est agrave trouveacuteechez Luther dans le laquo Commentaire de lrsquoeacutepicirctre aux Romains raquo (in Œuvres Tome 11 et 12 Genegraveve Labor etFides 1985)

276

lrsquohomme et de son succeacutedaneacute theacuteologique de lrsquohomme et de sa greffe ou de sa prothegravese

soteacuteriologique Lrsquoontologie chreacutetienne ndash celle lagrave mecircme qui srsquoassigne au reacutegime de lrsquohomo

interior ndash ne se deacutecouvre que dans le verso et dans lrsquoexceacutedence anthropologique

lrsquointeacuterioriteacute crsquoest lrsquoau-delagrave de lrsquohumain

Mais il y a plus Si lrsquohomme compris dans la restriction du dynamisme de lrsquoamor

sui est co-extensif agrave lrsquohistoire du peacutecheacute et donc finalement aussi agrave lrsquoextension du reacutegime du

vieil homme ou de lrsquohomme exteacuterieur il ne srsquoensuit pas que cette anthropologie comprise

dans lrsquoabstraction de la clocircture de sa description eacuteconomique suffise par soi agrave expliquer et agrave

deacutelimiter la nature mecircme de ce peacutecheacute Si Melanchthon semble drsquoabord incliner vers le dernier

Augustin474 dans le jeu des eacutequivalences theacuteologiques de notre derniegravere citation les quelques

thegraveses qursquoil esquisse par ailleurs en ouverture du deuxiegraveme locus marquent agrave lrsquoinverse une

rupture tregraves nette vis-agrave-vis drsquoune conception psycho-centreacutee du peacutecheacute originel et de sa

reacutepeacutetition dans la descendance adamique Pour Augustin ndash du moins dans ses eacutecrits tardifs

contre Peacutelage475 ndash crsquoest lrsquoeacutevegravenement du premier peacutecheacute qui rend lrsquoarbitre humain captif de la

concupiscence Lrsquoeacutevegravenement peccatif altegravere et reconfigure la factualiteacute des puissances

humaines dans le sens drsquoune exposition permanente agrave la reacutepeacutetition du peacutecheacute Lrsquoacte fondateur

du peacutecheacute drsquoAdam condamne drsquoembleacutee la posteacuteriteacute des hommes selon ce qui se laisse souvent

deacutecrire dans les termes drsquoune corruption geacuteneacutetique ou heacutereacuteditaire Le peacutecheacute a donc une

efficience constructive ndash ou peut-ecirctre plutocirct deacuteconstructive ndash vis-agrave-vis du fait

anthropologique il modifie et transforme la structure mecircme de la volonteacute humaine et de ses

ressources drsquoauto-deacutetermination au bien Lrsquoheacutereacutediteacute du peacutecheacute lrsquouniversaliteacute de son extension

et de son emprise sa reacuteiteacuteration infinie et fatale sont toujours et pareillement des suites et des

conseacutequences internes ndash infra-humaines ndash de lrsquoeacutevegravenement de cette corruption inaugurale La

captiviteacute de lrsquoarbitre et son exposition constante agrave la tentation (concupiscentia carnis

concupiscentia oculorum ambitio saeculi476) sont donc bien des caractegraveres accidentels et

historiques mais en mecircme temps aussi des caractegraveres acquis et heacutereacuteditaires En bref les effets

474 Lrsquoeacutevolution de la penseacutee augustinienne sur le peacutecheacute originel et la gracircce se laisse scheacutematiser sous lrsquooppositiondrsquoun acircge anti-manicheacuteen ndash celui de lrsquoinvention du libre-arbitre dans le traiteacute du mecircme nom (De libero arbitrio) etdrsquoun acircge anti-peacutelagien ndash celui de lrsquoinvention du defectus et du peacutecheacute laquo per generationem raquo On pourra se reporteragrave lrsquoeacutetude de Paul Ricoeur laquo Le laquo peacutecheacute originel raquo eacutetude de significations raquo in Le conflit des interpreacutetationsParis Seuil 1969 Si la perspective de lrsquoeacutetude du philosophe franccedilais (il srsquoagit drsquointerroger le sens de lalaquo symbolique du mal raquo) interdit drsquoassimiler son article au programme drsquoune monographie cette eacutetude demeureutile pour resituer les mobiles de la mutation laquo deacuteterministe raquo ou laquo pessimiste raquo de la penseacutee drsquoAugustin sur lepeacutecheacute originel Rappelons que cette mutation est mentionneacutee par Melanchthon lui-mecircme dans son accusation dufaux-lieu du liberum arbitrium (voir chapitre preacuteceacutedent) 475 Comme le Contra Julianum deacutejagrave reacutefeacuterenceacute (Julien drsquoEclane eacutetait un disciple de Peacutelage) mais aussi le Denatura et gratia ou le De gratia Christi et de peccato original Les exeacutegegravetes drsquoAugustin tiennent ordinairementle De peccatorum meritis et remissione comme le vivier doctrinal de la controverse anti-peacutelagienne476 Augustin Confessions X op cit

277

secondaires de la Chute se laissent essentiellement signaler sous la forme drsquoune alteacuteration

anthropologique

Au contraire pour le Melanchthon des premiers Loci communes ce nrsquoest pas agrave partir

drsquoune deacutegeacuteneacuterescence des dispositions intimes de la nature humaine mais agrave partir du seul

eacutevegravenement du retrait de lrsquoEsprit Saint que lrsquoon doit concevoir la fataliteacute de la transmission du

peacutecheacute dans lrsquohumaniteacute

laquo Apregraves avoir creacutee lrsquohomme sans peacutecheacute Dieu tout-puissant eacutetait preacutesent avec lui agrave traversson Esprit qui le motivait [inflammaret laquo enflammait raquo] agrave poursuivre ce qui est juste SiAdam nrsquoavait pas failli le mecircme Esprit aurait guideacute toute sa descendance Mais apregraves lafaute drsquoAdam Dieu est lrsquoadversaire de lrsquohomme et son Esprit nrsquoest donc pas preacutesent avec luicomme son guide Et crsquoest ainsi qursquoil srsquoavegravere que lrsquoacircme eacutetrangegravere agrave la lumiegravere et agrave la vieeacuteternelle est devenue aveugle et ne srsquoaime qursquoelle-mecircme et ne poursuit que ses propresfins elle hait Dieu et ne deacutesire aucune chose sinon le charnel Aucun mot ne peut deacutecrire letravers du cœur humain477 raquo

Ce qui srsquoeacutenonce ici encore comme le laquo vice raquo le laquo travers raquo ou la laquo difformiteacute raquo du

cœur humain (laquo humanis cordis pravitatem raquo) nrsquoest donc plus au sens propre quelque chose

de tel qursquoune rigoureuse corruptio anthropologique Si Melanchthon reacuteaffirme encore avec

force et contre tout peacutelagianisme la reacutepeacutetition fatale et universelle du peacutecheacute de lrsquohomme

cette reacutepeacutetition ne doit pas srsquoentendre toutefois sous la signification simple drsquoune inheacuterence

neacutecessaire du peacutecheacute dans lrsquohomme Lrsquohomme consideacutereacute par soi ndash et dans lrsquoabstraction de sa

logique affective ndash ne srsquoest pas vu structurellement affecteacute ou alteacutereacute par lrsquoeacutevegravenement du

premier peacutecheacute478 Avant ou apregraves la Chute la nature humaine conserve essentiellement des

dispositions similaires et une exacte homologie de structure La massa damnata479 de la

posteacuteriteacute adamique est du seul point de vue de sa nature propre lrsquoanalogue strict de lrsquohomme

creacutee sans vices

Le peacutecheacute originel nrsquoa en soi aucune opeacuterativiteacute drsquoalteacuteration anthropologique il ne

contamine ni nrsquoaltegravere ndash fut-ce sous le mode de lrsquoheacutereacutediteacute drsquoune corruption acquise ndash la reacutealiteacute

mecircme de lrsquoarbitre humain ou la logique geacuteneacuterale de son psychisme Crsquoest par soi et toujours

477 laquo Deus Optimus Maximus cum condisset hominem sine pecato aderat ei per spiritum suum qui hominem adrecta inflammaret Idem spiritus gubernaturus erat omnem Adae posteritatem nisi lapsus fuisset Adam Iamposteaquam deliquit Adam adversatus est deus hominem ut non adsit ei gubernator dei spiritus Ita fit ut animaluce vitaque coelesti carens excaecetur et sese ardentissime amet sua quaerat non cupiat non velit nisi carnaliacontemnens dei et qui possum ego verbis consequi humani cordis pravitatem raquo ibid p 50 2[7-8]478 La dogmatique chreacutetienne classique distingue ordinairement depuis Augustin lrsquoeacutevegravenement du premier peacutecheacutendash le peacutecheacute drsquoAdam tel qursquoil se laisse deacutecrire dans Gn 3 ndash du laquo peacutecheacute originel raquo qui deacutesigne plutocirct lrsquoeacutetat(corrompu deacutegradeacute) de lrsquohumaniteacute apregraves la Chute et donc la modaliteacute de la reacutepeacutetition universelle du premierpeacutecheacute479 La notion de massa damnata (litteacuteralement laquo masse damneacutee raquo) sature le corpus augustinien etparticuliegraverement les derniers eacutecrits anti-peacutelagiens (voir la note 19 pour leur laquo inventaire raquo)

278

neacutecessairement que lrsquohomme est deacutetermineacute agrave lrsquoamor sui agrave la recherche de sa satisfaction ou agrave

la poursuite de ses deacutesirs propres Lrsquoauto-reacutefeacuterentialiteacute et lrsquoexposition agrave la polariteacute

eacuteconomique dont nous esquissions les traits plus hauts ne sont pas au sens stricts des

conseacutequences de la Chute ou des speacutecificiteacutes du reacutegime temporel du vieil homme Et si cet

laquo eacutegoiumlsme raquo spontaneacute nrsquoest pas lrsquoeffet de la Chute mais tout aussi bien son anteacuteceacutedent il nous

faut dire bien plus qursquoil nrsquoest en toute rigueur jamais non plus mauvais en soi Au sens le

plus propre donc et si lrsquoon srsquoen tient agrave la lettre de la doctrine qui srsquoexpose dans ces quelques

lignes introductives il nous faut affirmer que le peacutecheacute ne reacuteside pas en lui-mecircme dans la

seule clocircture de lrsquohumaniteacute Le peacutecheacute est une fonction du rapport rapport de lrsquohomme nu agrave

lrsquohistoire de son Autre spirituel rapport de la solitude affective agrave la deacutemission de lrsquoEsprit

Saint ndash bientocirct aussi relation contradictoire et scansion ineacuteliminable du vis affecti et de son

Autre leacutegislatif La nature humaine nrsquoa rien agrave faire avec la peccatologie La peccatologie

srsquoeacutecrit agrave mecircme lrsquohistoire de la preacutesence de la proximiteacute ou de lrsquoinimiteacute de lrsquoEsprit

Seulement lagrave ougrave cette nature humaine en soi insuffisante eacutetait aux jours de son

aurore secondeacutee par lrsquoassistance et la tutelle de lrsquoEsprit Saint elle se voit dans les temps de

la Chute livreacutee au contraire agrave sa solitude et agrave sa brutale preacutecariteacute (fragilitas) Lrsquoeacutevegravenement du

peacutecheacute ce nrsquoest donc pas tant celui drsquoune corruption de la substance humaine que celui de

lrsquoeacutevegravenement drsquoune retraite de lrsquoEsprit Crsquoest lrsquohistoire de lrsquoassistance divine et de la

reacutetractation de sa tutelle spirituelle qui structure lrsquohistoire des reacutegimes de lrsquohomme

theacuteologique Lrsquohomme en soi ne nous apprend rien sur la question deacutecisive du peacutecheacute il est le

substrat passif et le reacuteceptacle nu du jeu de la preacutesence et de lrsquoabsence de lrsquoau-delagrave de la

Parole effective Si le thegraveme de lrsquohomme coiumlncide donc tout entier in extenso avec celui du

vieil homme et du peacutecheur pauliniens cette convergence est toujours en mecircme temps un

accident de lrsquohistoire Crsquoest cette coiumlncidence mecircme qui constitue preacuteciseacutement le nœud

theacuteologique et lrsquooriginaliteacute historique du reacutegime peccatif Le vieil homme theacuteologique eacutepouse

les contours de lrsquohomme de lrsquoanthropologie profane mais ne srsquoy confond donc jamais

Ce que la theacuteologie ajoute de deacutecisif agrave toute anthropologie autonomique ndash fut-elle

neacutegative ndash dans sa rencontre avec le thegraveme de lrsquohomme damneacute crsquoest preacuteciseacutement la lourde

conscience de cette perte ndash crsquoest la conscience et la douleur du fait que la coiumlncidence de

lrsquohomme avec lui-mecircme nrsquoest jamais lrsquoinsolence drsquoune autonomie et drsquoune suffisance

naturelle jamais non plus lrsquoatrophie substantielle et native drsquoune nature preacutecaire elle est le

produit deacuteriveacute drsquoune perte lrsquoeffet et la reacutesultante drsquoune deacutemission Il nrsquoy a rien de plus dans

lrsquohomo exterior theacuteologique que dans lrsquohomme de lrsquoanthropologie philosophique rien sinon

preacuteciseacutement lrsquoaveu que cet homme est la suite et le produit historique drsquoun abandon Neacute pour

279

lrsquoheacuteteacuteronomie et le refuge dans son Autre spirituel le vieil homme est donc assigneacute dans les

temps de la Chute agrave une nuditeacute contre-nature Et crsquoest lagrave preacuteciseacutement ce que nous

caracteacuterisions deacutejagrave plus haut comme la situationnaliteacute ou comme lrsquoeacutevegravenementialiteacute

irreacuteductibles de lrsquohomo theacuteologique Lrsquoa priori de la nature humaine consideacutereacutee dans son

caractegravere brut et agrave lrsquoeacutecart de la question positive de son rapport agrave la proximiteacute du divin

nrsquointeacuteresse jamais en tant que tel la doctrine chreacutetienne dans la theacuteologie des Lieux lrsquohistoire

et les stigmates du peacutecheacute ne se lisent plus dans les replis du cœur humain480

sect6 La loi naturelle et la strateacutegie du chiasme

Mais quel est donc le mode opeacuteratoire et lrsquoefficience preacutecise de cet Esprit

deacutemissionnaire A quoi donc cet Esprit retireacute depuis la Chute motivait-il dans les premiers

jours notre affectiviteacute Lrsquoassistance divine est deacutecrite dans la citation preacuteceacutedente comme

une puissance drsquoinclination vers laquo le juste raquo ou plus exactement vers le laquo droit raquo (laquo qui

hominem ad recta inflammaret raquo) Si la mention de ces recta laissait ici encore le sens de la

justice relativement indeacutetermineacute crsquoest ndash et nous nous en doutions ndash agrave la substance de la Loi

que cette justice se verra finalement rattacheacutee Un peu plus loin dans lrsquoeacuteconomie du locus de

peccato nous pouvons lire ainsi

laquo A travers Christ lrsquoEsprit nous est donneacute pour nous encourager agrave aimer la Loi481 raquo

Nous avions vu au chapitre preacuteceacutedent que la possibiliteacute de lrsquoappreacutehension de la Loi

eacutetait toujours reacutefeacutereacutee agrave la puissance du connaicirctre (vis cognoscendi) Dans la logique de la

nature humaine ndash consideacutereacutee dans sa nuditeacute ndash cette puissance du connaicirctre est subordonneacutee et

assujettie agrave la puissance volitive de lrsquoaffect Lrsquoeffet de lrsquoassistance ou de la prothegravese de

lrsquoEsprit Saint doit donc se concevoir comme la puissance allogegravene par laquelle est finalement

garantie lrsquoalignement ou lrsquoajustement de lrsquoaffectus sur lrsquointellect ou sur le vis cognoscendi

LrsquoEsprit crsquoest lrsquoefficience et lrsquoopeacuterativiteacute affectives de la Loi crsquoest la fonction seconde de

lrsquoalignement de lrsquoaffect sur lrsquointelligence Inversement le peacutecheacute devra srsquoentendre comme

lrsquoirreacuteductibiliteacute de la scansion ou de lrsquoeacutecart de la Loi et de lrsquoaffectiviteacute Si lrsquohomme est donc

bien le site et le reacuteceptacle du peacutecheacute il nrsquoen est pas agrave proprement parler et aussi eacutetrange que

480 Pour dire les choses encore autrement et sous la perspective laquo eacutepisteacutemologique raquo qui inteacuteresse plusdirectement notre eacutetude il nrsquoy a pas drsquoa priori anthropologique dans la theacuteologie lutheacuterienne481 Nous citons la citation dans son contexte inteacutegral laquo Impossibile erat legi iustificare id est non satis erat lexquae ostendered quid faceremus sed oportuit etiam spiritum conferri per Christum qui nos ad legem amandaminflammaret raquo ibid p 76 2[80]

280

cela puisse paraicirctre en premiegravere instance la cause suffisante Le peacutecheacute est un enfant de

lrsquoinstitution de la Loi Crsquoest ce deacutechirement ineacuteliminable de la Loi et de lrsquoaffectus qui

constitue le sens drsquoecirctre plein de la condition ontologique du vieil homme

laquo Donc ceux qui ne sont pas assisteacutes par lrsquoEsprit Saint ne peuvent satisfaire la Loi Mais nepas satisfaire la Loi qursquoest-ce drsquoautre que peacutecher Par conseacutequent tous les mouvements ettoutes les impulsions de lrsquoacircme [animi] contre la Loi sont des peacutecheacutes482 raquo

Crsquoest ainsi que la doctrine du peacutecheacute est par soi appeleacutee agrave deacuteborder et agrave se deacutepasser

dans le locus de lege Crsquoest dans cette doctrine de la Loi que les ressorts profonds de

lrsquoefficience du peacutecheacute apparaicirctront avec leur netteteacute derniegravere Mais un problegraveme de chronologie

demeure Si le peacutecheacute srsquoentend bien comme la contradiction de la logique laquo eacuteconomique raquo de

lrsquoaffectiviteacute de lrsquohomme sans Dieu ndash auto-centrement tropisme sur soi haine de Dieu ndash et des

prescriptions reacuteglementaires comment rendre compte de lrsquoexistence drsquoun peacutecheacute avant

lrsquoinstitution de la Loi La Loi serait-elle contemporaine de lrsquoinstitution de lrsquohomme lui-

mecircme Mais alors il nous faut dire que la puissance et la reacutealiteacute juridique deacutebordent le strict

cadre de lrsquohistoire de la Loi mosaiumlque Crsquoest pour reacutesoudre cette difficulteacute que Melanchthon a

forgeacute son locus de la loi naturelle Ce lieu de la loi naturelle constitue lrsquooriginaliteacute propre du

manuel de 1521 en regard des acquis notionnels de la doctrine lutheacuterienne Crsquoest agrave mecircme cette

notion que pourront cohabiter et converger une conception positiviste et laquo institutionnaliste raquo

du peacutecheacute et lrsquoeacutevidence de la contemporaneacuteiteacute de celui-ci avec lrsquoextension temporelle totale du

reacutegime de la chair

En ce sens encore le locus de la loi naturelle nous apparaicirctra comme la solution

ultime de Melanchthon au problegraveme ndash si lrsquoon ose dire de laquo chronologie raquo ndash qui srsquoavoue sous

la thegravese lutheacuterienne du simul justus et peccator Le thegraveme de cette loi naturelle est vieux

comme la philosophie483 Si lrsquoengouement de lrsquoacircge classique pour le jusnaturalisme portera agrave

son apogeacutee les discussions affeacuterentes agrave son origine agrave ses principes ou aux modes de son

opeacuterativiteacute les reacuteflexions sur lrsquoefficience de cette loi srsquooriginent drsquoabord aussi dans la penseacutee

antique Crsquoest tout naturellement donc que le thegraveme de la loi naturelle peacutenegravetre encore dans la

theacuteologie et dans lrsquoeacutethique meacutedieacutevale Thomas en fait par exemple dans la quatre-vingt

482 laquo Ergo qui non sunt perfusi spiritu sancto non satisfaciunt legi At legem non facere quid aliud est quampeccare Siquidem peccatum est omnis motus et impulsus animi adversus legem raquo ibid p 72 2[72]483 On en trouve en tout cas une formulation deacutejagrave tregraves nette dans le cinquiegraveme livre de lrsquoEthique agrave Nicomaque surla justice Mais sans doute est-il possible drsquoen faire remonter la paterniteacute agrave Platon (voir par exemple LaReacutepublique (liv VI) ou les Lois)

281

quatorziegraveme question de la premiegravere partie de sa Somme theacuteologique un homologue pratique

des premiers principes de la rationaliteacute theacuteorique484

Le theacuteologien parisien conccediloit par ailleurs cette loi ndash et nous reviendrons en deacutetail

sur ce point ndash comme un habitus485 dont lrsquoefficience est agrave rapprocher de la possession drsquoune

science ou drsquoun savoir-faire technique (ce qui justifie qursquoelle ne soit pas toujours opeacuteratoire

puisque la science elle-mecircme nrsquoest pas toujours en acte et notamment par exemple dans le

sommeil) Melanchthon aurait pu en bonne logique et agrave la suite de lrsquoaccusation du liberum

arbitrium deacutenoncer dans le thegraveme de la loi naturelle un autre pseudo-lieu de la science

laquo scolastique raquo Mais au sujet de cette loi sa strateacutegie discursive ou argumentative sera tout

autre reprenant formellement le lexique de la theacuteologie de lrsquoEcole le reacuteformateur fera du

locus de la lex naturalis le point drsquoinflexion du sens theacuteologique drsquoun vaste jeu notionnel et

lexical issu de la tradition aristoteacutelicienne Dans la doctrine de la loi la strateacutegie poleacutemique de

la laquo mise en quarantaine raquo et de lrsquoeacutevitement theacuteologique des faux lieux se verra ainsi relayeacutee

par la strateacutegie drsquoune contamination immanente et drsquoune invalidation inteacuterieure des usages

lexicaux ndash invalidation par inversion interne de leurs ressources propres de signification

sect7 La loi naturelle entre Paul et les koinai ennoiai

Crsquoest ainsi que par delagrave lrsquoapparence drsquoune affiniteacute theacutematique la discussion srsquoouvre

sur un rejet inteacutegral de lrsquoheacuteritage theacuteorique des doctrines anteacuterieures sur la loi naturelle

laquo Certaines lois sont des lois naturelles drsquoautres divines et drsquoautres humaines Concernantla loi naturelle je nrsquoai vu aucun eacutecrit acceptable que ce soit de la part des theacuteologiens ou desjuristes486 raquo

Pourtant crsquoest dans la filiation directe du lexique des discussions et de la

probleacutematique traditionnelle de la lex naturalis que Melanchthon semble drsquoabord situer son

propos Srsquoil existe dans les profondeurs du cœur humain ou dans le champ drsquoaction drsquoun

484 laquo Question 94 raquo in Somme theacuteologique 1a-2ae La loi op cit485 Sur la critique lutheacuterienne de lrsquohabitus on pourra se reacutefeacuterer au sixiegraveme chapitre de lrsquoouvrage de PhBuumlttgen (Luther et la philosophie op cit) laquo Habitus de chariteacute haine de la philosophie Du neuf sur lessources raquo Rappelons que le terme drsquohabitus entend deacutesigner dans le latin savant le concept aristoteacutelicien drsquoἕξιςcaracteacuteriseacute en deacutetail notamment dans le deuxiegraveme livre de lrsquoEthique agrave Nicomaque (comme eacutetat durable paropposition agrave lrsquoaction et la disposition passagegravere comme principe des vertus comme milieu entre un excegraves et undeacutefaut etc) Au-delagrave du deacutetail de la theacuteorie aristoteacutelicienne de la vertu ce qursquoil convient avant tout de retenir pournotre propos crsquoest que lrsquoἕξις est un eacutetat propre une modaliteacute constante de lrsquoacircme mais surtout un principe demotivation agrave lrsquoaction vertueuse486 laquo Legum alia naturales sunt alia divinae aliae humanae De naturalibus legibus nondum vidi neque atheologis neque a iurisconsultis aliquid digne scriptum raquo ibid p 100 3[5-6]

282

habitus quelque chose de tel qursquoune inclination neacutecessaire pour une certaine loi naturelle en

morale comment se fait-il que nous ne puissions pas nous entendre universellement sur son

contenu preacutecis Comment justifier encore du fait que nous soyons si manifestement incapable

de deacuteduire ou de prouver rationnellement ses principes Et comment rendre enfin et

simultaneacutement raison de sa supposeacutee eacutevidence et de sa manifeste inefficience ndash du constat que

cette loi naturelle nrsquoapparaicirct pas de facto comme un principe de motivation suffisant pour

contraindre universellement lrsquoaction humaine Ces difficulteacutes sont expresseacutement souleveacutees

par Melanchthon qui note que le terme mecircme de laquo loi naturelle raquo doit en principe eacutenoncer

par soi la possibiliteacute drsquoune deacuteduction syllogistique des preacuteceptes universels de lrsquoeacutethique

laquo Et puisqursquoelles [les lois] sont appeleacutees laquo naturelles raquo les principes [formulae] qui lescommandent devraient ecirctre deacuteduites par la meacutethode de la raison humaine agrave travers dessyllogismes naturels Mais je nrsquoai pas vu qui que ce soit parvenir agrave le faire et je ne saismecircme pas si cela est possible tant la raison humaine est aveugle Pourtant Paul enseigne qursquoilexiste une loi de la nature en nous dans le deuxiegraveme chapitres des Romains avec unenthymegraveme prodigieusement eacuteleacutegant et expressif [arguto] raisonnant ainsi les gentils ontune conscience qui pareillement deacutefend ou accuse leurs actions Crsquoest donc une loi Carqursquoest-ce donc qursquoune conscience sinon un jugement sur nos actions qui est deacuteriveacute drsquounecertaine loi ou de principes communs Et donc la loi naturelle est un jugement commun agravetous et adapteacute agrave la formation des moeurs [A cette loi] tous les hommes consentent puisqueDieu lrsquoa graveacutee dans lrsquoacircme de chacun Et de la mecircme maniegravere qursquoil y a dans certainesdisciplines theacuteoriques comme les matheacutematiques un certain nombre de principes communsde notions communes et de preacutenotions [Melanchthon cite le grec koinai ennoiai egraveprolegravepseis] comme par exemple le fait que le tout soit plus grand que la partie ainsi il y aaussi dans la morale [moralibus] certains principes communs et certaines conclusions a

priori ndash pour le besoin de lrsquoenseignement nous devons employer leurs termes ndash qui serventde regravegles pour toutes les actions humaines Et crsquoest cela qui se nomme proprement laquo loi de lanature raquo487 raquo

Ce deacuteveloppement capital requiert un certain nombre de preacutecisions que nous

ordonnerons sous les trois grandes seacuteries de remarques suivantes

487 laquo Nam cum naturales dicantur oportebat a rationis humanae methodo earum formulas colligi per naturalemsyllogismum Id quod nondum video a quoquam factum et haud sci an omnino possit fieri nempe usque adeocapta occaecataque ratione humana Porro esse in nobis legem naturae Paulus mire eleganti et argutoenthymemate in secundo capite ad Romanos docet cum sic colligit Est in gentibus conscienti factum defendesvel accusans est igitur lex Quid enim aliud est conscientia quam facti nostri iudicium quod a lege aliqua autcommuni formula petitur Est itaque lex naturae sententia communis cui omnes homines pariter adsentimuratque adeo quam deus insculpsit cuiusque animo ad formandos mores accommodata Nam ut sunt in disciplinistheoricis ut mathemati quaedam communia principia sive koinai ennoiai e plolegravepseis quale illud est totum essemaius partibus ita sunt quaedam in moralibus tum principia communia tum conclusiones primae ndash utendum estenim docendi gratia istorum vocabulis ndash regulae omnium humanarum functionus Has recte vocaveris legesnaturae raquo ibid p 102 3[6-11] Il convient de remarquer que Melanchthon preacutefegravere constamment le terme laquo lexnaturae raquo ndash loi de la nature ndash agrave celui de laquo lex naturalis raquo ndash loi naturelle

283

a) Crsquoest agrave lrsquoheacuteritage paulinien et non agrave la tradition de la philosophie profane que

Melanchthon rattache finalement sa discussion de la lex naturae Si la mention et la

discussion de la nature drsquoune telle loi se justifie dans lrsquoeacuteconomie stricte drsquoune somme

theacuteologique comme celle des Loci crsquoest donc parce qursquoelle appartient en propre agrave la doctrine

du canon scripturaire La reprise formelle du lexique des traitements philosophiques et

profanes agrave laquelle Melanchthon consent ici nrsquoobeacuteit donc qursquoau mobile strateacutegique et

didactique du laquo souci de lrsquoinstruction raquo (laquo utendum est enim docendi gratia istorum

vocabulis raquo) Nous verrons que notre reacuteformateur se jouera preacuteciseacutement de lrsquoapparente

identiteacute terminologique de lrsquoEcriture et de la morale classique pour renverser en profondeur le

sens des notions theacuteoreacutetiques dont la reacutefeacuterence sature le preacutesent deacuteveloppement laquo koinai

ennoiai raquo laquo principes a priori raquo laquo jugement naturel raquo etc Ainsi la laquo communauteacute raquo du

laquo principe commun raquo ne deacutesignera plus lrsquoinneacuteiteacute la preacutesence agrave lrsquoacircme lrsquoeacutevidence ou la

cognoscibiliteacute rationnelle de la loi mais seulement lrsquouniversaliteacute temporelle et geacuteographique

de lrsquoextension de son ministegravere De la mecircme maniegravere lrsquoa priori de la lex naturalis ne se

laissera plus deacutecrire comme lrsquoanteacuterioriteacute logique de certains axiomes neacutecessaires sur leurs

conseacutequences secondes mais seulement comme ce qui preacutecegravede historiquement et

chronologiquement lrsquoinstitution de la Loi mosaiumlque Enfin le jugement ne srsquoavouera plus

comme une faculteacute naturelle et autonome de choix de deacutecision ou de deacutelibeacuteration mais

comme lrsquohistoriciteacute et la situationnaliteacute peccative de la conscience captive de lrsquooffice drsquoune

Parole Malgreacute lrsquoapparente deacuterive philosophique du locus de la loi naturelle crsquoest donc bien agrave

la seule autoriteacute paulinienne que Melanchthon reacutefegravere en fait le deacuteveloppement theacutematique du

troisiegraveme moment de sa somme Bien plus nous verrons que la reacuteflexion sur la lex naturae

sera finalement peut-ecirctre le lieu et la source de lrsquoaccusation la plus radicale ndash sous des

apparences de nuances et de subtiliteacutes ndash de la logique inteacutegrale du reacutegime de discours

philosophique et de ses ressorts lexicaux

b) Lrsquoeacutequivalence et lrsquoanalogie eacutenonceacutees ici entre les principes theacuteoriques a priori de

la dialectique (ou de la matheacutematique) et les notions ou les prescriptions communes de la loi

naturelle construisent bien une homologie formelle quant agrave leur universaliteacute et agrave leur caractegravere

fondamental et premier mais non une identiteacute geacuteneacutetique quant agrave leur mode drsquoengendrement

Si la loi naturelle deacutefinit un ensemble de laquo principes communs raquo semblables aux principes

dialectiques (comme celui qui eacutenonce par exemple lrsquoexcegraves du tout sur sa partie) cette

similitude ne srsquoeacutetend pas jusqursquoagrave une communauteacute geacuteneacuterative Cette similitude signifie

284

1deg) le caractegravere premier axiomatique et fondamental du contenu prescriptif de la loi

naturelle en ce sens ougrave crsquoest ce contenu eacuteleacutementaire qui commande le deacuteveloppement

successif de toutes les lois particuliegraveres et de toutes les normes comportementales secondes

qui peuvent en ecirctre deacuteduites apregraves coup Crsquoest en ce sens encore que la loi naturelle est dite

laquo adapteacutee agrave la formation des mœurs raquo (laquo ad formandos mores accomodata raquo)

2deg) lrsquouniversaliteacute de lrsquoextension de la validiteacute de la lex naturae son office propre

enveloppe la clocircture inteacutegrale du genre humain

3deg) la contemporaneacuteiteacute et la co-extensiviteacute temporelle de la loi naturelle et du

reacutegime de lrsquohomme lrsquooffice de la lex naturae vaut aussi longtemps que se deacuteploie la posteacuteriteacute

des hommes

Crsquoest en ce sens restrictif que la loi naturelle peut ecirctre dite lrsquohomologue des normes

theacuteoreacutetiques de la science formelle de lrsquoargumentation Mais une diffeacuterence majeure se fait

jour en ceci que lagrave ougrave les principes dialectiques procegravedent par essence de la laquo raison

humaine raquo et peuvent en ce sens ecirctre laquo collecteacutes raquo (cest-agrave-dire ici aussi fondeacutes) agrave travers un

ensemble de proceacutedures syllogistiques la loi naturelle quant agrave elle est absolument

indeacutemontrable et au sens strict irrationnelle Les principes dialectiques ne sont pas

seulement rationnels en soi mais ils deacutelimitent bien plus la sphegravere mecircme de toute rationaliteacute

Ainsi lorsque Melanchthon ajoute agrave la mention de la laquo meacutethode de la nature humaine raquo

(laquo rationis humanae methode) le compleacutement drsquoune reacutefeacuterence agrave lrsquousage des laquo syllogismes

naturels raquo (laquo naturalem syllogismum raquo) cet ajout ne deacutefinit que le jeu drsquoune stricte identiteacute

Le rationnel crsquoest le syllogistique Or la geacuteneacuteration de la loi naturelle est au contraire

heacuteteacuterogegravene agrave toute entreprise de fondation dialectique et syllogistique Et si les principes de la

loi naturelle ne sont pas deacutemontrables ce nrsquoest pas seulement en ce sens ougrave ils seraient les

axiomes premiers ou inchoatifs et donc aussi les preacutesupposeacutes constants de toute

deacutemonstration mais crsquoest drsquoabord parce que les prescriptions de la loi sont en soi et du point

de vue de la normativiteacute dialectique rigoureusement contingentes Melanchthon deacutefait

durement agrave lrsquooccasion de son locus de lege les attaches profondes que lrsquohistoire de la

conceptualiteacute philosophique noue ordinairement entre naturaliteacute et rationaliteacute Si la loi

naturelle est fondatrice universelle et co-extensive agrave lrsquohomme elle nrsquoen est pas moins

simultaneacutement contingente indeacutemontrable irrationnelle et surtout institutionnelle Nous

verrons qursquoen ce sens la loi qui peut ecirctre dite laquo naturelle raquo est aussi et au sens tregraves rigoureux

une loi strictement positive (bien qursquoil srsquoagisse drsquoun mode de positiviteacute et drsquoune institution

divine)

285

c) Le mode drsquoopeacuterativiteacute propre de la Loi se laisse deacutecrire ici sous les traits drsquoune

fonction essentiellement judicative ndash et mecircme si lrsquoon peut dire judiciaire La loi naturelle

nrsquoest pas tant ce qui commande prescrit ou interdit que ce qui condamne et accuse Si la Loi

deacutelimite encore eacutevidemment lrsquoespace drsquoune prohibition cette prohibition se donne toutefois

avant tout comme celle drsquoune puissance seconde et reacutetrospective drsquoaccusation ndash la puissance

seconde du regret et de la mauvaise conscience Ce nrsquoest donc pas dans le sens drsquoun principe

de choix de deacutecision ou drsquoacceptation ndash dans le sens drsquoun jugement volitif ou drsquoun jugement

ayant une efficience volitive ndash que se laisse signaler lrsquoœuvre de la Loi Mais jugement la loi

lrsquoest drsquoabord sous la seule acception de ce qui rend verdict et condamnation En cela se

justifie seulement lrsquoeacutequivalence stricte que Melanchthon suppose et preacutesume entre jugement

et conscience488 (au sens de la conscience morale accusatrice) Les deacuteveloppements ulteacuterieurs

sur lrsquoimpuissance et lrsquoinefficience motivationnelle de la Loi et son assignation agrave un office

mortifegravere sont donc deacutejagrave pleinement anticipeacutes ici Si par strateacutegie didactique et comme nous

lrsquoavons vu dans notre point preacuteceacutedent par analogie avec la sphegravere des principes theacuteoreacutetiques

notre auteur parle ici encore de laquo principes moraux raquo au sujet des prescriptions de la loi

naturelle cette principialiteacute doit moins srsquoentendre comme la normativiteacute morale qui

commande un comportement que comme le premier fondement judiciaire qui commence et

motive une inculpation

sect8 Lrsquohabitus de la loi naturelle comme inscription eacutetrangegravere de lrsquoaccusation

En quel sens alors les prescriptions de la loi naturelle peuvent-elles encore ecirctre dites

rigoureusement laquo naturelles raquo Que signifie profondeacutement cette preacutetendue naturaliteacute de la lex

naturae Nous avons en partie esquisseacute une reacuteponse agrave ces quelques questions en remarquant

que les laquo principes communs raquo de cette loi eacutetaient par essence fondateurs universels et

temporellement co-extensifs au genre humain Cela signifie-t-il pour autant que la loi

appartienne en propre agrave la laquo nature humaine raquo A cette derniegravere question Melanchthon

apporte par la suite la reacuteponse suivante

488 Nous reviendrons plus avant par la suite sur le thegraveme de cette laquo conscience raquo (ici laquo conscientia raquo) qui futabondamment commenteacutee dans le cercle de la litteacuterature secondaire laquo lutheacuterologue raquo Il nous faudra montrer enquel sens la conscience srsquoentend ici toujours selon lrsquoacception de la conscience eacutetrangegravere ndash conscience delrsquoaccusation point drsquoinscription drsquoune exteacuterioriteacute dans le soi

286

laquo Ciceacuteron dans son ouvrage sur les Lois a imiteacute Platon en faisant deacuteriver les principes deslois de la nature humaine Mecircme si je ne condamne pas [son raisonnement] je le considegraverecomme plus astucieux qursquoexact489 raquo

La souscription apparente de Melanchthon agrave la terminologie platonico-ciceacuteronienne

est immeacutediatement lieacutee agrave une clause de restriction lorsque nous disons que la loi laquo appartient

agrave la nature humaine raquo ou laquo deacuterive raquo de lrsquointeacuterioriteacute de son acircme cela signifie en reacutealiteacute qursquoelle

est laquo graveacutee raquo laquo inscrite raquo ou laquo imprimeacutee raquo dans les cœurs Or agrave propos de cette inscription et

de cette gravure Melanchthon nous dit encore

laquo Quand je dis que les lois de la nature ont eacuteteacute imprimeacutees dans les esprits [mentibus]humains par Dieu je veux dire que la connaissance de ces lois consiste pour mrsquoexprimercomme eux dans une habitude congeacutenitale [habitus concreatus] qui nrsquoest pas le produit denos propres dispositions mais qui a eacuteteacute greffeacutee en nous par Dieu comme une regravegle pour lejugement de notre conduite [moribus] Je ne suis pas preacuteoccupeacute par le fait que cela srsquoaccordeou non avec la philosophie drsquoAristote [] Je passerai ici sur ce que nous avons en communavec les animaux comme les oiseaux par exemple le souci de la vie de la procreacuteation et dela protection des nouveaux-neacutes qui sont rapporteacutes par les juristes agrave la loi de la nature Pourma part je les appelle seulement des affects naturels inculqueacutes agrave toutes les creacuteaturesvivantes Mais les [principes] suivants semblent ecirctre les principes des lois qui reviennent enpropre agrave lrsquohomme I Dieu doit ecirctre honoreacute II Puisque nous sommes neacutes dans une certaine socieacuteteacute personne ne doit ecirctre leacuteseacuteIII La socieacuteteacute humaine requiert que nous posseacutedions toutes choses en commun490 raquo

Cette citation constitue dans lrsquoeacuteconomie geacuteneacuterale des Loci le point extrecircme du

renversement de la phraseacuteologie philosophique Thomas deacutefinissait deacutejagrave la connaissance de la

lex naturalis comme un habitus dans sa quatre vingt quatorziegraveme question du premier livre de

sa Somme Theacuteologique491 Par cette theacuteorie de lrsquohabitus lrsquoAquinate entendait conduire son

argumentation au sujet de la loi naturelle sous lrsquoautoriteacute et sous la filiation de lrsquoEthique

aristoteacutelicienne Lrsquohabitus aristoteacutelo-thomasien est un eacutetat interne propre et constant qui

commande la reacutepeacutetition de lrsquoaction modeacutereacutee et la reacutegulation des pathegrave En ce sens lrsquohabitus

489 laquo M Cicero in libris de legibus Platonem imitatus ex natura hominis formulas legume derivam quod ut nondamno ita urbane magis quam exacte fieri video raquo ibid p 102 3[11]490 laquo Quod vero dico leges naturae a deo impressas mentibus humanis volo earum cognitionem esse quosdam utisti loquuntur habitus concreatus non inventam a nostris ingeniis sed insitam nobis a deo regulam iudicandi demoribus Id ut conveniat cum Aristotelis philosophia non laboro Quid enim ad me quid senserit ille rixator Omitto autem ea quae cum brutis communia habemus vitam tueri gignereque et aluid ex sese procreare quae inius naturae referunt iurisconsulti ego naturales quosdam affectus animantibus communiter insitos voco Legemautem quae proprie ad hominem pertinent haec videntus esse capita quae subiecimus I Deus colendus est IIQuia nascimur in quadam vitae societatem nemo laedendus est III Poscit humana societas ut omnibus rebuscommuniter utamur raquo ibid p 102 3[13-19]491 laquo Question 94 raquo in Somme theacuteologique 1a-2ae La loi op cit

287

est le site de toutes les vertus humaines et notamment des vertus morales comme la

tempeacuterance492 Comme eacutetat lrsquohabitus srsquooppose aux actes mais aussi aux simples dispositions

passagegraveres par lesquelles nous sommes motiveacutes ponctuellement agrave agir selon telle ou telle

orientation Lrsquohabitus deacutesigne en cela drsquoabord un mode drsquoecirctre propre de lrsquoanima ndash une

fonction constante de lrsquoacircme Or lrsquohabitus concreatus melanchthonien est preacuteciseacutement tout

lrsquoinverse drsquoun tel habitus Pour Thomas cette habitude est drsquoabord un principe drsquoaction un

fondement motivationnel et si elle peut srsquoaveacuterer parfois ecirctre sans efficience propre crsquoest

seulement agrave la maniegravere dont la science elle-mecircme est aussi inactive en lrsquohomme laquo au moment

ougrave celui-ci est pris par le sommeil raquo493

Pour notre auteur au contraire crsquoest par essence et neacutecessairement que lrsquohabitus

srsquoavegravere sans efficience directe pour lrsquoaction Cette laquo habitude congeacutenitale raquo est une

connaissance de la Loi cest-agrave-dire comme nous lrsquoavons vu une connaissance de ce qui

condamne et accuse Or la puissance de la Loi comme accusation se rattache preacuteciseacutement agrave la

fonction laquo mortifegravere raquo de reacuteveacuteler au peacutecheur son impuissance propre et sa fragilitas Par lagrave

lrsquohabitus concreatus meacutelanchthonien ne deacutesigne plus rien sinon la reacutemanence indeacuteleacutebile de la

mauvaise conscience Cette habitude est donc si loin de srsquoapparenter agrave une vertu agrave un

principe de motivation au bien ou agrave un fondement de lrsquoaction meacuteritoire qursquoelle se donne bien

plutocirct comme la racine mecircme et comme lrsquoacte de naissance du peacutecheacute Crsquoest lrsquohabitus de la

connaissance de la lex naturae qui signe et scelle lrsquoinheacuterence ineacuteliminable du peacutecheacute dans la

nature humaine Bien loin drsquoecirctre un fonds de ressource propre pour le meacuterite de la gracircce

lrsquohabitus devient le site natif de lrsquoaccusation de lrsquohumaniteacute Melanchthon renverse donc ici

dans le sens drsquoune pure inversion seacutemantique lrsquousage de ce terme dans lequel Luther voyait

deacutejagrave le concept corrupteur natif de la psychologie philosophique494 Ce qui se donnait comme

le nom de lrsquoinstrument possible drsquoune auto-justification srsquoavoue finalement comme la

signature du principe mecircme de la permanence du peacutecheacute dans la nature humaine

Mais il y a plus Si Melanchthon a drsquoabord deacuteplaceacute les coordonneacutees du thegraveme de

lrsquohabitus en transfeacuterant son champ drsquoapplication du locus de la justice vers le locus du peacutecheacute

ce deacuteplacement nrsquoeacutepuise pas agrave lui seul la pleine signification de lrsquoinversion lexicale agrave laquelle

nous assistons ici Cette reacuteforme lexicale srsquoatteste drsquoabord dans le renversement opeacutereacute entre ce

qui se donnait au deacutepart comme une ressource propre de motivation et ce qui tend agrave se

montrer finalement comme une puissance eacutetrangegravere drsquoaccusation Cette connaissance en

492 Sur ce point voir le deuxiegraveme livre de lrsquoEthique agrave Nicomaque op cit493 ibid494 A ce sujet voir lrsquoarticle deacutejagrave reacutefeacuterenceacute de Ph Buumlttgen laquo Habitus de chariteacute haine de la philosophie raquo inLuther et la philosophie op cit

288

laquelle consiste lrsquohabitus concreatus de la loi naturelle nrsquoest pas nous dit Melanchthon laquo le

produit de nos dispositions raquo (laquo non inventam a nostris ingeniis raquo) mais le reacutesultat drsquoune

laquo greffe en nous par Dieu raquo (laquo insitam nobis a deo raquo) Ce nrsquoest donc pas comme une

composante propre mais comme une matiegravere allogegravene que la conscience de la loi naturelle se

voit inscrite en nos cœurs Lrsquohabitus ne deacutesigne donc plus une ressource intime de forces un

fonds de reacuteserve propre de puissances et de reacutesolutions mais lrsquoacte mecircme de lrsquoinscription

drsquoune exteacuterioriteacute dans la clocircture du soi

Lrsquohabitus meacutelanchthonien scelle lrsquoimproprieacuteteacute lrsquoeacutetrangegravereteacute et lrsquoalieacutenation

irreacuteductibles de lrsquohomme agrave soi ndash il est la signature de lrsquoAutre dans le Mecircme la marque au fer

rouge de la Parole leacutegislative dans lrsquointimiteacute de la chair Si lrsquohabitus qui se donne ici sous la

figure de la connaissance de la Loi se voit opposeacute dans notre citation agrave lrsquoaffect inneacute des

animaux cette opposition ne se juxtapose donc plus avec la partition inaugurale du vis affecti

et du vis cognoscendi Il est vrai que la contradiction premiegravere de lrsquointellect et de la voluntas

se redeacutecouvre aussi en un sens sous cette nouvelle allure de lrsquoopposition de lrsquohabitus et de

lrsquoaffectus Mais lagrave ougrave la premiegravere eacutetait interne et intrinsegraveque agrave lrsquoanthropologie celle-ci lui est

au contraire transversale et eacutetrangegravere La distinction de lrsquohabitus et de lrsquoaffectus ne deacutemarque

ici plus rien drsquoautre que la ligne de partage du propre et de lrsquoimpropre ndash la scansion de ce qui

en nous relegraveve de notre propre fond et de ce par quoi nous sommes tireacutes hors de nous et

arracheacutes vers lrsquoeacutetranger et vers lrsquoautre Si la loi naturelle est inscrite dans nos cœurs de

maniegravere congeacutenitale ce nrsquoest donc jamais agrave la maniegravere dont les instincts inneacutes de conservation

de la vie et de la reproduction de lrsquoespegravece motivent constamment les animaux Ceux-ci sont

positifs efficients et propres celle-lagrave est neacutegative accusatrice et eacutetrangegravere Si la conscience

de lrsquohomo de la theacuteologie lutheacuterienne est laquo captive raquo crsquoest donc drsquoabord en ce sens ougrave elle est

preacuteciseacutement lrsquoeacutevegravenement mecircme de lrsquoinfraction et du viol du propre ndash conscience drsquoun

eacutetranger et mecircme en derniegravere instance conscience en soi eacutetrangegravere ndash greffe de lrsquoaccusation

et prothegravese peccative495

sect9 La loi naturelle comme fonction laquo drsquoimpossibilisation raquo des principes

495 Lrsquooriginaliteacute dogmatique des Loci communes tient peut-ecirctre tout entiegravere dans cette thegravese selon laquelle lepeacutecheacute est tout autant que la gracircce agrave concevoir sur le modegravele drsquoune greffe et drsquoune prothegravese eacutetrangegravere Il estremarquable que Melanchthon se fait donc laquo plus lutheacuterien que Luther raquo au point exact ougrave on pouvaitsoupccedilonner au contraire une certaine reacutegression laquo philosophique raquo de sa theacuteologie preacuteciseacutement au point dulocus de la loi naturelle

289

Mais quelle disposition propre la mauvaise conscience de la Loi vient-elle donc

contraindre et investir Quel est ce propre qui se voit accuseacute et envahi sous lrsquoeffet de

lrsquo laquo habitude congeacutenitale raquo de la lex naturae Et en dernier recours au nom de quel principe

la loi commande-t-elle et anime-t-elle le procegraves et la condamnation de lrsquohomme Lrsquoeacuteconomie

du propre la logique du soi le dynamisme de lrsquohomme sans Dieu ont eacuteteacute deacutecrits

preacuteceacutedemment dans le sens drsquoun tropisme auto-reacutefeacuterentiel cest-agrave-dire drsquoune orientation

exclusive vers la consideacuteration de lrsquoavantage et du beacuteneacutefice La loi qui accusera cette tendance

affective laquo eacutegoiumlste raquo sera preacuteciseacutement celle dont les principes commanderont agrave lrsquoinverse une

stricte heacuteteacutero-reacutefeacuterentialiteacute lrsquoamour de Dieu le partage des richesses et lrsquoaltruisme Crsquoest

donc par une construction en neacutegatif ndash par opposition avec la logique auto-centreacutee de

lrsquoaffectiviteacute inneacutee ndash que Melanchthon pourra deacuteduire apregraves coup les principes natifs de la loi

naturelle Et crsquoest en ce sens que la lex naturae prescrira les trois preacuteceptes impossibles de

lrsquoamour de Dieu de lrsquoassistance des autres et de la communauteacute des biens La loi naturelle

crsquoest la laquo fonction inverse raquo de la taxie auto-reacutefeacuterentielle de lrsquohomme sans Dieu la

formalisation de lrsquoimpuissance peccative sous la figure simple drsquoune leacutegislation qui garantit

drsquoavance lrsquoimpossibiliteacute principielle de la reacutealisation de ses prescriptions Quel sens drsquoecirctre

preacutecis devons nous confeacuterer dans lrsquoeacuteconomie de lrsquoouvrage et dans lrsquoespace de lrsquoentrelacement

des trois genres leacutegislatifs (naturel divin humain) agrave cette loi naturelle Nous reacutesumerons nos

reacuteponses agrave cette question initiale avec les trois nouvelles remarques suivantes

a) La loi naturelle est transversale agrave lrsquoopposition des lois de Dieu (loi mosaiumlque) et

des lois positives des hommes dont elle ne constitue pas non plus un entre-deux ou une marge

drsquoindiffeacuterence496 En ce sens lrsquoarticulation de lrsquooffice de cette lex naturae et du ministegravere de la

loi mosaiumlque ne saurait srsquointerpreacuteter comme le principe de la deacutemarcation de la citeacute terrestre et

de la citeacute de Dieu Bien que la loi naturelle contienne des principes qui semblent se reacutefeacuterer

aussi bien agrave la juridiction de la communauteacute civile qursquoagrave celle de la communauteacute religieuse le

sens drsquoecirctre de ses principes et le champ drsquoexercice de sa validiteacute preacutecegravedent et deacutebordent

496 Il faut toujours se garder drsquointerpreacuteter le sens de la lex naturae des Loci de 1521 agrave partir des doctrines desversions ulteacuterieures de la somme meacutelanchthonienne ou des eacutecrits comme lrsquoEthicorum Aristotelis primi de 1548A partir de la version de 1547 des Loci notre reacuteformateur tendra agrave comprendre la loi naturelle comme unprincipe de motivation et comme une uniteacute de mesure de la leacutegitimiteacute des lois civiles (comme crsquoest drsquoailleurs lecas de Calvin) On a pu noter que cette tendance enveloppait aussi un certain recul vis-agrave-vis de lrsquoexigencelutheacuterienne de seacuteparation des regravegnes Et sous certaines restrictions il semble donc acceptable de formuler lrsquoideacuteeselon laquelle la derniegravere lex naturae de Melanchthon est bien celle drsquoun entre-deux de la loi divine et de la loicivile Sur la question de lrsquoorientation du laquo dernier Melanchthon raquo et sur le rapport de celui-ci avec les thegraveses deCalvin au sujet du problegraveme deacutecisif de lrsquoefficience politique de la loi naturelle voir par exemple en franccedilais PBuumlhler laquo Nature et gracircce chez les Reacuteformateurs raquo in Eric Fuchs et Mark Hunyadi (eacuted) Ethique et naturesGenegraveve Labor et Fides 1992

290

constamment le cadre de la division de ces deux ordres leacutegislatifs et communautaires Les lois

positives humaines et divines sont assigneacutees aux bornes drsquoun reacutegime de temporaliteacute et drsquoun

champ drsquoautoriteacute par principe restreints La neacutecessiteacute de lrsquoobeacuteissance terrestre aux

gouvernants par exemple ne laisse rien preacutesumer de la valeur reacuteelle des principes qui

reacutegissent la loi positive et civile du gouvernement en question Le chreacutetien nrsquoa vocation agrave

obeacuteir agrave lrsquoautoriteacute civile que dans lrsquoespace de lrsquoattente patiente de lrsquoeschatologie497 De la

mecircme maniegravere la loi mosaiumlque ne vaut que dans la clocircture de la promesse abrahamique et

dans lrsquointervalle qui seacutepare la reacuteveacutelation du Sinaiuml de lrsquoeacutevegravenement de lrsquoincarnation de Dieu

Mais la lex naturae deacutefinit au contraire les contours drsquoune justice inconditionnelle

eacuteternelle et universelle ndash cest-agrave-dire preacuteciseacutement de la justice chreacutetienne elle-mecircme Crsquoest la

lex naturae qui est la loi divine veacuteritable et irreacutevocable ndash celle-lagrave mecircme qui deacutelivre la mesure

derniegravere de la justification Et crsquoest aux principes de cette loi que lrsquohomme reacutegeacuteneacutereacute par la foi

srsquoordonnera aussi spontaneacutement En ce sens les principes de justice mentionneacutes ici ndash partage

des richesses assistance agrave lrsquoautre veacuteneacuteration de Dieu ndash ne constituent ni la source motivante

de lrsquoinstitution des lois civiles et positives ni mecircme lrsquouniteacute de mesure et lrsquoeacutetalon de leur

leacutegitimiteacute Leacutegitimes ces lois civiles le sont par essence et du fait mecircme qursquoelles sont

institueacutees par un souverain effectif Lrsquoassistance des faibles et la collectivisation des biens ne

sont donc ni des principes actuels ni des ideacuteaux ou des impeacuteratifs de la socieacuteteacute civile ndash du

moins pas en ce sens ougrave ils deacutefiniraient seuls la leacutegitimiteacute drsquoune loi positive et donc la

neacutecessiteacute drsquoune obeacuteissance498 Ces principes sont co-extensifs agrave lrsquohumaniteacute mecircme ndash avant ou

par delagrave lrsquoopposition de lrsquohomme civil et de lrsquohomme religieux ndash et contiennent les conditions

eacuteternelles de sa justice derniegravere Enoncer la possibiliteacute pour ces principes de devenir actuels

par soi crsquoest retomber dans les travers drsquoune doctrine de lrsquoauto-justification seulement

transfeacutereacutee de lrsquoeacutechelle de la psychologie individuelle agrave lrsquoeacutechelle collective de la gestion

politique Le rapport que la lex naturae tisse avec la loi divine ou avec la loi civile nrsquoest donc

ni celui drsquoune inclusion stricte ni mecircme celui drsquoun modegravele et drsquoun principe Les ministegraveres

respectifs de chacun des niveaux de la loi sont en ce sens et les uns pour les autres

rigoureusement eacutetanches Mais seule la lex naturae assume en propre lrsquooffice de la justice

eacuteternelle

497 La doctrine de Melanchthon en 1521 est strictement lutheacuterienne Elle peut donc ecirctre eacuteclaireacutee sous certainespreacutecautions par la lecture des thegraveses de Luther lui-mecircme sur le rapport de lrsquoEglise et de lrsquoautoriteacute civile Voirnotamment agrave ce sujet laquo De lrsquoautoriteacute temporelle raquo in Œuvres tome 4 Genegraveve Labor et Fides 1960498 Ce qui ne sera plus le cas dans les vues ulteacuterieures de Melanchthon sur la loi naturelle (voir note 34) Oncomparera ici lrsquoideacutee meacutelanchthonienne avec la formule de Calvin selon laquelle les lois civiles devraient ecirctrelaquo compasseacutees agrave la regravegle eacuteternelle de la chariteacute raquo (Institution de la religion chreacutetienne livre IV Genegraveve Labor etFides 1958 p 465) Cette thegravese vaut en un sens pour le dernier Melanchthon Elle est au contraire tout agrave faiteacutetrangegravere agrave lrsquoesprit du jeune professeur en 1521

291

b) Avec ce thegraveme de la loi naturelle Melanchthon fournit encore drsquoavance un

argument fort pour la critique posteacuterieure des theacuteologies antinomistes499 Si la loi divine se

reacuteduit agrave la stricte institution historique de la loi mosaiumlque et srsquoil est vrai que Christ a aboli le

ministegravere de ces commandements alors les hommes neacutes dans les temps post-christiques sont

de fait et deacutejagrave en acte soustraits agrave lrsquoempire de toute loi et acquis agrave la laquo liberteacute

eacutevangeacutelique raquo500 Le peacutecheacute nrsquoa donc qursquoune porteacutee restrictivement historique ndash il deacutelimite un

temps de lrsquohumaniteacute au sens banalement chronologique de ce mot Ces thegraveses seront

soutenues agrave Wittenberg degraves les premiers temps de la reacuteforme lutheacuterienne par des theacuteologiens

comme Johannes Agricola Il nrsquoest pas eacutetonnant de constater que crsquoest drsquoabord Melanchthon

qui se fera lrsquoadversaire le plus feacuteroce de cet antinomisme ndash bien que Luther se prononcera

aussi et en accord avec sa doctrine propre contre les ideacutees drsquoAgricola agrave plusieurs reprises et

notamment jusqursquoen 1539 agrave lrsquooccasion de la publication de la derniegravere dispute contre les

antinomistes En un sens la thegravese de lrsquoinheacuterence permanente drsquoune lex naturae dans

lrsquohumaniteacute rend preacuteciseacutement raison du prolongement post-christique du ministegravere peccatif de

la Loi Crsquoest pourtant au deacutepart certainement pour justifier ndash dans lrsquoautre sens ndash lrsquoanteacuterioriteacute

du peacutecheacute vis-agrave-vis de la Loi de Moiumlse que notre auteur srsquoest cru neacutecessiteacute agrave ajouter une loi

naturelle au couple ordinaire de la loi divine et de la loi humaine Quoi qursquoil en soit ces

quelques preacutecisions doivent nous permettre de remarquer encore une fois la stricte fonction

theacuteologique de la loi naturelle Comme anticipation ou comme survivance de la loi mosaiumlque

crsquoest bien toujours au ministegravere du peacutecheacute ndash ministegravere de lrsquoaccusation et de la conscience

fautive ndash que la lex naturae se voit assigneacutee

c) Si le sens drsquoecirctre de la lex naturae est finalement reconduit agrave une stricte fonction

theacuteologique ndash reacuteveacuteler le peacutecheacute et accuser lrsquohomme ndash crsquoest aussi dans la seule clocircture du

discours de la doctrine chreacutetienne que les principes derniers de cette loi naturelle pourront ecirctre

pleinement tireacutes au clair et deacutemontreacutes Accuser lrsquohomme nous lrsquoavons vu crsquoest prescrire des

commandements qui contredisent le reacutegime auto-centreacute de son affectiviteacute spontaneacutee Les

principes de la loi naturelle se deacuteduiront donc par symeacutetrie et en neacutegatif de ce qui fait

499 Nous savons que Melanchthon sera particuliegraverement actif sur le front de la lutte contre les antinomistes A cesujet nous pouvons nous reporter aux travaux biographiques de R Stupperich ou de M Greschat deacutejagravereacutefeacuterenceacutes ou mecircme agrave la biographie de Marc Lienhard en franccedilais (Luther un temps une vie un message opcit p 186) Si la controverse contre Johannes Agricola theacuteologien agrave Wittenberg et principal repreacutesentant delrsquoantinomisme est entameacutee degraves lrsquoanneacutee 1528 ce nrsquoest qursquoen 1539 que Luther fournira agrave ce sujet la laquo reacutepliquedeacutefinitive raquo Cette reacuteplique est traduite en franccedilais laquo Preacuteface agrave la troisiegraveme dispute contre les Antinomistes raquo inLuther Œuvres tome 7 Genegraveve Labor et Fides 1962 500 Crsquoest de maniegravere tregraves scheacutematique la doctrine que Luther precircte agrave Johannes Agricola (voir note preacuteceacutedente)

292

lrsquoessence de ce laquo reacutegime eacuteconomique raquo de lrsquoaffect Srsquoil prescrit lrsquointeacuterecirct propre alors la Loi

demandera le sacrifice de cet inteacuterecirct Srsquoil commande drsquoeacuteviter toute nuisance alors la Loi

prescrira preacuteciseacutement de poursuivre la nuisance Crsquoest drsquoabord en ce sens et non dans lrsquointeacuterecirct

de lrsquoordre ou de lrsquoorganisation de la socieacuteteacute civile qursquoun altruisme radical surdeacutetermine et

motive constamment lrsquoeacutenonceacute des preacuteceptes de la lex naturae Cet altruisme doit se concevoir

comme la simple reacutesultante drsquoune construction symeacutetrique des principes des commandements

naturels Lrsquooffice drsquoaccusation ou de condamnation ne peut ecirctre pleinement assumeacute que par ce

qui se pose comme le contradicteur et si lrsquoon peut dire comme la laquo fonction inverse raquo du

condamneacute

Et crsquoest en ce sens drsquoabord que la loi naturelle sera configureacutee dans ses principes

comme la contradictoire stricte de lrsquo laquo eacutegoiumlsme raquo structurel du reacutegime affectif spontaneacute Crsquoest

en prescrivant lrsquoimpossible et le contraire de ce qui fait le fond de la logique auto-

reacutefeacuterentielle de lrsquohomme nu que la loi assume son laquo ministegravere de mort raquo Cette remarque nous

permet drsquoeacuteclairer avec une nouvelle clarteacute ce que nous eacutenoncions plus haut comme

lrsquo laquo irrationaliteacute raquo et la contingence de la loi Non deacutemontrables non neacutecessaires les principes

de la loi le sont bien en soi cest-agrave-dire abstraction faite de son assignation au ministegravere de

lrsquoaccusation et du peacutecheacute Mais restitueacutes dans le cercle du discours theacuteologique et resitueacutes

dans lrsquoeacuteconomie geacuteneacuterale de lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile crsquoest au contraire avec

une pleine intelligibiliteacute et si lrsquoon peut dire aussi avec une pleine deacuteductibiliteacute que les

principes et les commandements de la lex naturae se donnent finalement au theacuteologien Crsquoest

ainsi agrave lrsquoallure drsquoun raisonnement dialectique ndash et non seulement agrave la tentative drsquoune

deacuterivation scripturaire ndash que srsquoordonne la justification de ces principes (lrsquoamour de Dieu

lrsquoassistance agrave lrsquoautre le partage de la proprieacuteteacute) Le deuxiegraveme et le troisiegraveme preacuteceptes de la

loi naturelle seront ainsi drsquoabord deacuteduits par un argument en forme de syllogisme et

seulement ensuite confirmeacutes par des laquo preuves de lrsquoEcriture raquo501

sect10 La monadologie theacuteologique et la redondance doctrinale des lieux

La doctrine de la loi scelle le moment de la premiegravere rupture discursive dans la

dispositio des Loci communes de 1521 Crsquoest aux confins du locus de lege que la premiegravere

partie laquo neacutegative raquo laquo accusatrice raquo de la doctrine marque en effet son point de contact avec le

moment laquo theacuterapeutique raquo et laquo consolateur raquo de la dogmatique chreacutetienne lrsquoEvangile la

gracircce la justification la foi et son efficience propre (lrsquoamour et lrsquoespeacuterance) Le troisiegraveme501 Voir Melanchthon Loci communes op cit p 106-108 3[22 ndash 32]

293

temps de lrsquoeacuteconomie du manuel se concentrera enfin sur les questions affeacuterentes aux

conditions de lrsquoinstitution communautaire de la chreacutetienteacute et notamment sur la discussion des

sacrements et du rapport des offices du chreacutetien agrave lrsquoautoriteacute civile Si nous avons longuement

deacutecrit le procegraves et la progression du discours theacuteologique dans sa premiegravere partie en nous

attachant notamment agrave marquer ce qui en lui relevait de la logique drsquoune reacutegression aux

principes du peacutecheacute et drsquoune laquo des-anthropologisation raquo progressive du propos crsquoest avec

beaucoup plus de briegraveveteacute que nous aborderons les deux autres parties dans la suite de cette

eacutetude

Cette briegraveveteacute pourrait se justifier par lrsquoabsence apparente drsquooriginaliteacute doctrinale du

manuel de 1521 au sujet des loci de la foi de la justification ou de la gracircce si la

formalisation systeacutematique et les innovations conceptuelles de la discussion des lieux de la

preacutedestination de lrsquoinheacuterence du peacutecheacute dans lrsquohomme ou de la loi naturelle pouvaient rendre

raison drsquoune certaine speacutecificiteacute du programme theacuteologique des Lieux communs vis-agrave-vis des

productions litteacuteraires contemporaines de Luther crsquoest agrave une stricte laquo reacuteiteacuteration lutheacuterienne raquo

que le lecteur assiste au contraire dans le traitement des lieux laquo positifs raquo de la doctrine502

Mais lagrave nrsquoest pas lrsquoessentiel Si nous ne nous attarderons pas plus avant sur un commentaire

textuel de la deuxiegraveme partie du manuel crsquoest drsquoabord parce que celle-ci nous semblera

manifester en bien des endroits une pure et simple reacuteiteacuteration des deacuteveloppements

doctrinaux anteacuterieurs La doctrine de la foi et de la justification nous apparaicirctra ainsi comme

une stricte reacutesonance et comme une conseacutecution neacutecessaire des thegraveses theacuteologiques deacutejagrave

formuleacutees preacuteceacutedemment sur la puissance de la loi

Crsquoest au sens de cette redondance que nous devrons nous rendre particuliegraverement

attentifs dans les commentaires qui suivent A mecircme celle-ci srsquoavoue deacutejagrave ce que nous

deacutecrivions dans nos chapitres anteacuterieurs comme le caractegravere monadologique de la topique

502 Les partisans de la thegravese drsquoune laquo trahison doctrinale raquo comme Holl ou Elert (voir notre introduction)pouvaient voir tout de mecircme dans le lexique et dans la formulation du locus de la foi et de la justification unenouvelle preuve de lrsquo laquo infleacutechissement raquo meacutelanchthonien de la doctrine lutheacuterienne Cet infleacutechissementsrsquoattesterait notamment dans lrsquousage drsquoun vocabulaire quasi-scolastique mais surtout dans une tournurelaquo judiciaire raquo de la doctrine de la justification (contrairement agrave celle de Luther qui serait plus laquo theacuterapeutique raquoou laquo curative raquo) En reacutealiteacute le deacutebat rejoint finalement celui de la distinction entre la doctrine de la justiceimputeacutee et celle de la justice infuseacutee Pour Holl Luther ndash toujours augustinien en ce sens ndash pencherait pour lelaquo choix de lrsquoinfusion raquo lagrave ougrave Melanchthon aurait apregraves coup travesti sa penseacutee en lui confeacuterant un accentlaquo imputationnel raquo Sur une reacutefutation exhaustive de cette thegravese et sur la recontextualisation de ses mobilesprofonds voir notamment le quatriegraveme chapitre de lrsquoouvrage de Wengert Speaker of the Reformation op cit (p259) De maniegravere geacuteneacuterale il ne nous semble pas que la doctrine lutheacuterienne (ou meacutelanchthonienne) soit en1521 suffisamment formaliseacutee (disons du moins suffisamment formaliseacutee sur le point ou dans le sens de cettequestion preacutecise) pour que les vues de nos reacuteformateurs puissent apporter une position doctrinale arrecircteacutee au sujetdu deacutebat sur lrsquoimputation ou sur lrsquoinfusion Ce qui demeure certain en revanche crsquoest que pour Luther commepour Melanchthon en 1521 et plus tard la justice est bien toujours une justice eacutetrangegravere ndash justice de lrsquoEspritSaint

294

meacutelanchthonienne Enoncer ce caractegravere monadologique crsquoest marquer le fait que la doctrine

ne se constitue pas seulement et mecircme pas essentiellement dans lrsquoaddition et dans la

juxtaposition inteacutegrale de tous les loci particuliers du parcours de la somme mais se laisse

deacutejagrave figurer et pour ainsi dire eacutepuiser par soi dans la seule clocircture theacutematique de chacun de

ces lieux consideacutereacutes isoleacutement Crsquoest agrave mecircme le deacuteveloppement discursif drsquoun lieu unique et

non dans leur superposition syntheacutetique que la somme se donne deacutejagrave dans sa virtuelle

compleacutetude ndash le locus theologici est en ce sens une monade doctrinale un point de vue en soi

exhaustif bien que plus ou moins obscur sur lrsquoeacutepaisseur theacutematique inteacutegrale de lrsquounivers du

discours theacuteologique Crsquoest en menant une analyse serreacutee ndash et si lrsquoon peut dire une dissection

formelle ndash de la structure monadique des lieux doctrinaux que le sens preacutecis de la

systeacutematiciteacute de la somme et la nature reacuteelle de son organiciteacute nous apparaicirctront sous un

nouveau jour On remarquera ainsi la redondance eacutevidente de lrsquoeacutenonceacute du principe

meacutethodique de lrsquoabreacuteviation discursive et la critique du commentaire dont la formulation

ouvre ou clocirct souvent de maniegravere litteacuteralement identique la quasi-totaliteacute des loci du traiteacute de

1521503

Il pourrait agrave ce titre se reacuteveacuteler judicieux de srsquoarrecircter encore un instant sur une

comparaison des deux grandes laquo sommes raquo sous lesquelles se referme dans les Loci lrsquoexposeacute

des contenus doctrinaux de la theacuteologie meacutelanchthonienne504 Ces sommes (laquo summa raquo) qui

constituent les reacutesumeacutes inteacutegraux des thegraveses dogmatiques du manuel clocircturent les

deacuteveloppements argumentatifs du locus de peccato et du locus de fide En ce sens elles

signalent aussi les abreacutegeacutes respectifs des deux grands moments antagonistes du

traiteacute theacuteologique la doctrine de la deacutesespeacuterance et de la damnation et la doctrine de la gracircce

et de la consolation Ces summae sont assez denses et reacutecapitulent souvent de maniegravere

extensive les principaux contenus theacutetiques anteacuteceacutedents (20 points pour celle de la doctrine du

peacutecheacute et 33 pour celle du locus de la foi et de la justification) Il ne nous est donc ni possible

ni veacuteritablement utile de les citer ici inteacutegralement Le commentateur y remarquera lrsquoeacutevidente

reacutepeacutetition et la stricte reacutesonance de certains principes eacutenonceacutes communeacutement dans les deux

503 Comme un eacutenonceacute de ce genre laquo Nous nrsquoeacutecrivons pas ici un commentaire mais tentons seulementdrsquoeacutebaucher les esquisser des lieux dont vous devez vous enqueacuterir pour lrsquoeacutetude de lrsquoEcriture Sainte raquo (voir LCopcit p 158 4[1]) qui ouvre le locus de evangelio et en justifie drsquoavance la briegraveveteacute Le mecircme eacutenonceacute seretrouve encore sous des formulations quasi-identiques dans le cœur du premier lieu sur les puissanceshumaines (nous lrsquoavons vu) mais aussi dans le locus de peccato dans le locus de la diffeacuterence de lrsquoancien et dunouveau testament etc504 De maniegravere geacuteneacuterale tous les deacuteveloppements theacutematiques et doctrinaux du manuel de 1521 sont exposeacutessous la forme drsquoune somme de points Mais au-delagrave du caractegravere ordinaire de cet arrangement laquo summeacuteraire raquo lelocus du peacutecheacute et le locus de la foi et de la preacutedestination se closent encore sur un inventaire abreacutegeacute de tous lesprincipes exposeacutes dans leurs contenus discursifs respectifs Voir ibid p 92 ndash 98 2[118 ndash 138] pour la summa depeccato et ibid p 280 ndash 286 6[200 ndash 233] pour la summa de iustificatione et fide

295

cas505 parfois mecircme agrave la lettre pregraves et dans des situations discursives similaires Le fait de

cette redondance fait encore eacutecho aux seacuteries des anticipations ndash ou au contraire des

reacutetrospections ndash doctrinales que les premiers ou les derniers lieux du manuel formulent bien

souvent en regard des contenus theacutematiques posteacuterieurs ou anteacuterieurs

Dans le locus de homines la diffeacuterence de lrsquoaffect et du vis cognoscendi se voit deacutejagrave

rattacheacutee au jeu du peacutecheacute et de sa cause laquo leacutegale raquo506 Dans la doctrine du peacutecheacute Melanchthon

glisse ci et lagrave un certain nombre drsquoanticipations deacutecisives sur le ministegravere de la loi sur

lrsquoefficience salvatrice de lrsquoEsprit Saint et sur les conditions de possibiliteacute de la gracircce507 Dans

le locus de lege le lecteur notera encore un certain nombre drsquoacomptes et de deacuteveloppements

preacutecoces sur le regravegne du Christ lrsquoEvangile et la suspension du ministegravere de la loi mosaiumlque508

Inversement dans le locus de evangelio ou dans la doctrine de la foi crsquoest en arriegravere et

reacutetrospectivement que la doctrine de la sola gratia se verra souvent fondeacutee sur un simple

rappel de lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoauto-justification509 De maniegravere geacuteneacuterale dans la somme de

1521 lrsquoexposeacute et la laquo preuve raquo de la doctrine du salut par la foi tiendront presque tout entiers

dans le seul geste de leur formulation neacutegative Crsquoest parce que lrsquohomme se reacutevegravele eacutetranger agrave

la gracircce qursquoil faut attribuer agrave cette derniegravere ndash et comme par deacutefaut ndash une paterniteacute allogegravene

Or lrsquoallogegravene ndash et ce point ne fait lrsquoobjet dans les premiers Loci meacutelanchthoniens

drsquoaucune tentative speacutecifique de deacutemonstration ndash se donne toujours et neacutecessairement sous la

figure univoque de lrsquoEsprit Saint510 La doctrine de la justification par la gracircce et la

repreacutesentation de la greffe spirituelle qui srsquoy rattache sont donc deacutejagrave en un sens virtuellement

contenues dans la seule deacutecision de ce que nous avons deacutecrit preacuteceacutedemment comme la

dispense eacuteconomique de lrsquoanthropologie Crsquoest en fait dans le cercle eacutetroit de lrsquoaccusation

inaugurale du liberum arbitrium dans le reacuteseau de ses renvois theacutematiques et dans la clocircture

de ses conseacutequences argumentatives que circule lrsquointeacutegraliteacute du discours theacuteologique Le jeu

de ces anticipations et de ces reacutetrospections doctrinales dessine degraves lors bien plus qursquoun mode

505 Que lrsquoon compare par exemple les points 4 et 5 de la deuxiegraveme summa (ibid p 280) avec les deacuteveloppementsde la somme du peacutecheacute (par ex laquo IV Ceux qui tentent drsquoaccomplir la loi par leur puissances naturelles ou leurarbitre simulent seulement les œuvres exteacuterieures mais ne satisfont jamais les laquo affects raquo que la loi nousdemande raquo) Ces points sont capitaux en ce sens ougrave ils constituent lrsquoassise de la laquo deacutemonstration raquo de la sommetoute entiegravere506 laquo La Loi qui est la connaissance de ce que nous devons faire revient agrave [pertinet] la puissance de connaicirctrealors que la vertu et le peacutecheacute reviennent agrave la puissance de lrsquoaffect raquoVoir ibid p 28 et la note 74 de notrechapitre preacuteceacutedent507 laquo A travers Christ lrsquoEsprit nous est donneacute pour nous encourager agrave aimer la Loi raquo voir note 25 du preacutesentchapitre508 Voir surtout les deacuteveloppements sur la laquo loi divine raquo ibid p 110 ndash 118 3[46 ndash 73]509 Rappel qui sature notamment le sixiegraveme locus sur la foi et la justification Sa derniegravere laquo summa raquo est agrave ce titretout agrave fait remarquable (voir note 49)510 LrsquoEsprit Saint constitue au sens le plus plein du terme la materia du discours theacuteologique Deacutefinir lrsquoexceacutedentde lrsquohumain comme Esprit crsquoest donc un sens le preacutesupposeacute simplement theacutematique de la theacuteologie

296

contingent de composition discursive Il atteste de la structuration dialectique de la somme Il

eacutenonce la stricte interconnexion infeacuterentielle du tissu de ses eacutenonceacutes Dans les premiers loci

communes crsquoest sous la figure mecircme de la redondance que srsquoavoue toujours lrsquoorganiciteacute du

discours Et le passage drsquoun locus agrave un autre apparaicirct alors tout aussi bien comme le simple

deacuteveloppement et comme la reacuteiteacuteration du mecircme ndash reduplication seconde de la doctrine sous

une nouvelle perspective topique

sect11 Lrsquoarchitecture formelle des Loci et le statut de lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile

Crsquoest pour tenter de percer plus avant la logique de cette organiciteacute que le parcours

des lieux de ces deux derniegraveres parties sera drsquoabord rattacheacute dans cette eacutetude agrave une enquecircte

sur les ressorts de meacutethode et sur lrsquoarchitecture formelle de la somme Par lagrave les

deacuteveloppements et contenus doctrinaux speacutecifiques de ces deux derniegraveres parties seront tregraves

largement eacuteludeacutes au profit drsquoune enquecircte sur les originaliteacutes structurelles du discours

meacutelanchthonien Ce qui frappe le plus spontaneacutement lrsquoattention du commentateur qui

srsquoattache agrave la question des formes de la premiegravere somme theacuteologique crsquoest drsquoabord

lrsquoordonnancement diffeacuterentiel et oppositif de ses entrelacements conceptuels et le

foisonnement remarquable des dichotomies doctrinales Nous mentionnions degraves notre

introduction le fait de cette logique dichotomique et y pressentions deacutejagrave sa centraliteacute

constructive

Ce schegraveme laquo oppositif raquo de la somme theacuteologique nrsquoest pas propre agrave Melanchthon

pas mecircme dans la seule sphegravere de la theacuteologie de Wittenberg Gerhard Ebeling entendait deacutejagrave

en attribuer la paterniteacute agrave Luther Crsquoest ainsi sous lrsquoarticulation drsquoune succession de polariteacutes

notionnelles ndash la lettre et lrsquoesprit la loi et lrsquoeacutevangile la liberteacute et la servitude etc ndash que le

theacuteologien allemand entendait reacuteorganiser la doctrine lutheacuterienne dans son ouvrage

systeacutematique traduit en franccedilais sous le titre Luther introduction agrave une reacuteflexion

theacuteologique511 Nous croyons que chez Melanchthon la question du sens de cette construction

diffeacuterentielle se pose peut-ecirctre encore avec une plus grande urgence Si la doctrine lutheacuterienne

peut en effet se precircter agrave ecirctre recomposeacutee et reacuteameacutenageacutee apregraves coup sous un systegraveme de

coupures dichotomiques crsquoest au contraire immeacutediatement expresseacutement et deacutejagrave dans sa

superstructure apparente que la somme des Loci communes se construit drsquoembleacutee dans un jeu

511 Voir Ebeling op cit et notamment la preacuteface qui marque deacutejagrave avec netteteacute cette intention drsquounerecomposition laquo polariseacutee raquo de la doctrine lutheacuterienne raquo

297

de diffeacuterences La structure dichotomique du scheacutema organisationnel des Lieux appartient

donc en propre agrave la logique patente de son enchaicircnement discursif

Et le commentateur qui srsquointerroge sur la signification et sur les figures preacutecises de

la premiegravere formalisation laquo polarisante raquo du discours theacuteologique agrave Wittenberg semble donc

pouvoir trouver dans les premiers Loci de Melanchthon la plus feacuteconde matiegravere agrave reacuteflexion

Mais cette structure diffeacuterentielle est-elle bien toujours simple et univoque La dichotomie de

la Loi et de lrsquoEvangile est-elle bien par exemple homogegravene ou isomorphe agrave la distinction de

lrsquoaffect et du vis cognoscendi que nous avons pu rencontrer agrave lrsquooccasion de notre chapitre

preacuteceacutedent La reconstruction dichotomique du discours obeacuteit-elle bien au mobile drsquoun

impeacuteratif de forme de meacutethode ou de doctrine uniques Ces questions se font drsquoautant plus

pressante que la configuration de ces diffeacuterences et leur statut dans lrsquoeacuteconomie du discours

theacuteologique paraissent manifestement ndash et agrave un niveau drsquoabord tregraves banalement structurel ndash

irreacuteductibles agrave un scheacutema de composition uniforme Certaines dichotomies se donnent comme

des diffeacuterences internes agrave un locus unique ndash comme la partition de lrsquoaffectus et du vis

cognoscendi qui structure la discussion du premier lieu de homines Certaines dichotomies

sont non seulement internes mais constituent aussi et en elles-mecircmes un lieu

commun autonome ndash comme la diffeacuterence de lrsquoAncien et du Nouveau Testament ou

lrsquoopposition du vieil et du nouvel homme qui construisent deux loci indeacutependants dans la

derniegravere partie du traiteacute Certaines dichotomies se reacutefegraverent agrave lrsquoinverse agrave lrsquoopposition externe de

deux lieux distincts ndash et notamment la diffeacuterence matricielle de la Loi et de lrsquoEvangile ou du

peacutecheacute et de la foi Quel est le sens ndash et la fonction eacutepisteacutemique preacutecise ndash de cette construction

dichotomique Peut-on rendre raison des laquo lois de structure raquo de cet entrelacement de

diffeacuterences et du jeu des digressions des deacuterives et des deacuteplacements conceptuels qui clivent

constamment le traiteacute Peut-on deacutecrire un dynamisme scheacutematique ou une proceacutedure

discursive uniques qui rendrait raison systeacutematiquement de la deacuterivation successive des

dichotomies doctrinales Ces dichotomies srsquoordonnent-elles finalement agrave la ligne de clivage

dessineacutee par une fracture simple et nourriciegravere

Dans lrsquoordre du jeu des coupures theacutematiques et notionnelles de la somme des Loci

communes la scansion de la Loi et de lrsquoEvangile a assureacutement une fonction nodale et un statut

de principe La reconstruction lutheacuterienne de la doctrine chreacutetienne srsquoest elle-mecircme tregraves tocirct

recentreacutee sur le principe de cette opposition laquo A peu pregraves toute lrsquoEcriture et la connaissance

de toute la theacuteologie tiennent agrave la juste connaissance de la loi et de lrsquoEvangile512 raquo laquo Celui

512 WA 3 12 citeacute par Ebeling (op cit) p 100

298

qui sait distinguer correctement lrsquoEvangile de la loi qursquoil remercie Dieu et qursquoil sache qursquoil

est theacuteologien513 raquo Dans le corpus lutheacuterien ndash et jusque dans ses productions litteacuteraires les

plus tardives ndash le commentateur ne manque pas drsquooccasion de deacutecouvrir sous diverses

formules mais toujours au sein drsquoune viseacutee doctrinale globalement identique la profession de

la centraliteacute de cette dichotomie Toutes reacutefegraverent expresseacutement la maicirctrise et la connaissance

inteacutegrales de lrsquoenseignement chreacutetien agrave la seule intelligence du sens de la distinction de ce qui

se preacutesente aussi comme les deux moments geacuteneacuteriques de la Parole divine

En 1520 dans le sermon Des bonnes œuvres dans le Preacutelude ou dans le traiteacute de

la liberteacute du chreacutetien lrsquoopposition drsquoune Parole leacutegislative prescriptive et accusatrice et

drsquoune promesse consolatrice et justifiante apparaicirct comme le nerf drsquoune seacuterie

drsquoargumentations dogmatiques sur lrsquoindiffeacuterence des œuvres exteacuterieures sur la justification

par la foi ou sur le caractegravere non sacrificiel de la messe514 En ce sens ndash et malgreacute lrsquointention

manifeste de Luther de lui confeacuterer par ailleurs quelque chose qui srsquoapparente aussi agrave un statut

rituel et agrave une valeur quasi-incantatoire ndash lrsquoopposition des deux genres fondamentaux de

verbes divins est assureacutement bien plus qursquoun slogan accessoire ou qursquoun label superficiel de la

doctrine lutheacuterienne Srsquoil nrsquoest pas un label ornemental le clivage de la Loi et de lrsquoEvangile

nrsquoest pourtant jamais non plus et agrave proprement parler un axiome une preacutemisse ou un

preacutesupposeacute de lrsquoargumentation theacuteologique de la premiegravere Reacuteforme

Dans lrsquoeacuteconomie de la Liberteacute du chreacutetien ou du Sermon sur le Nouveau testament

crsquoest souvent au point de deacutepart drsquoun autre couple drsquoopposition ndash lrsquohomme inteacuterieur et

lrsquohomme exteacuterieur la multipliciteacute ou lrsquouniciteacute de la loi515 ndash que srsquoordonne drsquoabord le

deacuteveloppement de la discussion doctrinale Crsquoest assez tardivement dans lrsquoeacuteconomie textuelle

ndash souvent vers le milieu du traiteacute ndash que lrsquoopposition nourriciegravere du commandement et de la

promesse se laisse finalement deacutecouvrir et formuler avec une pleine expressiviteacute Mais cette

deacutecouverte coiumlncide alors avec un point de bascule et un front de renversement qui non

seulement eacuteclaire le sens et fortifie reacutetrospectivement les bases des preacutesupposeacutes initiaux du

discours ndash lrsquoopposition de la chair et de lrsquoesprit dans la Liberteacute du chreacutetien par exemple ndash

mais en garantit aussi le changement de reacutegime et en motive le passage dans un versant

513 WA 7 502 (citeacute par Ebeling ibid) De maniegravere geacuteneacuterale notre discussion fait ici eacutecho au septiegraveme chapitre delrsquoouvrage (laquo Loi et Evangile raquo) Nous nrsquoadheacuterons toutefois pas pleinement aux remarques formelles de Ebelingsur la nature de la distinction de la Loi et de lrsquoEvangile (p 102 la distinction ne serait pas une alternative ni unecoupure ni une seacuteparation ces raffinements nous paraissent en un sens plus laquo speacuteculatifs raquo que lutheacuteriens Quoiqursquoil en soit nous verrons que la distinction a dans le cercle de lrsquoeacutepisteacutemologie meacutelanchthonienne une structureet une fonction formelle preacutecise la contrarieacuteteacute)514 Voir laquo Des bonnes œuvres raquo in Luther Œuvres op cit p 437 laquo Preacutelude sur la captiviteacute babylonienne delrsquoEglise raquo ibid p 711 laquo De la Liberteacute du chreacutetien raquo ibid p 839515 Voir ibid p 711 laquo Sermon sur le nouveau testament raquo ibid p 677

299

positif cest-agrave-dire aussi bien consolateur et affirmatif516 Ni preacutemisse preacutesupposeacutee ni

ornement discursif de surface lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile srsquoatteste ordinairement

comme lrsquoinfrastructure profonde de la doctrine theacuteologique comme le noyau de son

organisation circulaire ndash comme le point de jonction inespeacutereacute drsquoun point de deacutepart

probleacutematique hypotheacutetique ou neacutegatif et drsquoune fin assertorique et laquo curative raquo Sur ce point

la formalisation meacutelanchthonienne srsquoavegravere ecirctre encore un homologue strict des scheacutemas de

construction du discours lutheacuterien crsquoest au centre des Loci communes et au point de

rencontre des volets neacutegatif et positif de la doctrine que le sens de lrsquoopposition de la Loi et de

lrsquoEvangile est finalement discuteacute

sect12 Premier survol du locus de evangelio lrsquoEvangile comme promesse

Crsquoest autour drsquoune reacuteflexion sur la fonction discursive et sur la porteacutee argumentative

de cette opposition que nous articulerons lrsquoensemble du commentaire agrave venir Ce commentaire

srsquoindexera agrave une seacuterie drsquointerrogations qui sembleront eacutepuiser la formulation du problegraveme

mecircme de la meacutethode de la theacuteologie des Lieux en quel sens lrsquoopposition de la Loi et de

lrsquoEvangile organise-t-elle le systegraveme inteacutegral des diffeacuterences et des dichotomies du traiteacute

Quelle fonction et quelle efficience strateacutegiques ou poleacutemiques assume-t-elle par ailleurs vis-

agrave-vis de lrsquoentreprise drsquoaccusation de la laquo sophistique theacuteologique raquo Dans quelles limites

lrsquoinfrastructure de ce premier clivage permet-il encore de fonder simultaneacutement les preacutemisses

doctrinales ndash la justification par la foi ndash et les impeacuteratifs de meacutethode ndash la transparence de la

Parole ndash de la theacuteologie de Wittenberg La formulation de la distinction se voit-elle aussi

affecteacutee ndash dans son sens dogmatique ou dans sa fonction de reacutefeacuterent theacutematique ndash par sa

remise en forme et sa recomposition topique Mais surtout agrave quelle source scripturaire peut-

on reacutefeacuterer non seulement lrsquoideacutee de cet opposition de la Loi et de lrsquoEvangile mais aussi et bien

plus la thegravese de sa centraliteacute theacuteologique et de son opeacuterativiteacute exeacutegeacutetique

Dans les Loci communes le sens de la diffeacuterence de la Loi et de lrsquoEvangile est

discuteacute agrave lrsquooccasion de la preacutesentation du locus de evangelio Il nous faut remarquer ainsi que

516 Nous reviendrons dans notre chapitre suivant sur le sermon sur la Cegravene de 1520 Dans le traiteacute Von derFreiheit eines Christenmenschen la distinction de la Loi et de lrsquoEvangile exposeacutee agrave partir du huitiegravemeparagraphe vient refonder ce qui commenccedilait agrave srsquoannoncer depuis les deux paragraphes preacuteceacutedents comme lapremiegravere formulation de la thegravese de la justification par la foi Cette thegravese de la justification par la foi est drsquoabordlanceacutee agrave partir du point de vue de lrsquoopposition de lrsquointeacuterioriteacute et de lrsquoexteacuterioriteacute (sect3 et 4) et notamment agrave partirde lrsquoideacutee drsquoune indiffeacuterence de la reacutealiteacute et de la condition externes vis-agrave-vis de la justice reacuteelle Au tournant duhuitiegraveme paragraphe la discussion srsquoinfleacutechit progressivement vers une reacuteflexion sur le sens de lrsquoefficience de lafoi Crsquoest dans lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile que la diffeacuterence du peacutecheacute et de la foi trouve donc le lieuet lrsquooccasion de sa deacutetermination pleacuteniegravere

300

ce qui srsquoavoue drsquoabord comme une opposition entre deux lieux distincts du parcours de la

somme theacuteologique est en fait strictement confineacute dans la clocircture discursive drsquoun lieu unique

Si le locus de lege offrait le site drsquoune discussion approfondie et positive sur la diversiteacute

geacuteneacuterique des lois crsquoest agrave la matiegravere drsquoune contrarieacuteteacute que le thegraveme de lrsquoEvangile fournit au

contraire un espace drsquoexpression Le locus de evangelio srsquoarticule autour drsquoune discussion

initiale sur la nature de lrsquoEvangile ndash Quid Evangelium ndash et drsquoune reacuteflexion conseacutecutive sur

lrsquoopposition de sa puissance propre (de vi Evangelii) et de la puissance de la Loi (de vi legis)

Le deacuteveloppement initial du quid evangelium est lrsquooccasion drsquoune mise au point sur les

conditions drsquoune exeacutegegravese typologique cest-agrave-dire sur les conditions drsquoune interpreacutetation de

lrsquoAncien Testament orienteacutee selon la perspective de sa mise en relation avec lrsquoeacutevegravenement

christique

Nous reviendrons en deacutetail sur cette exeacutegegravese typologique dans le chapitre suivant

qui sera globalement consacreacute agrave lrsquoeacutetude de lrsquoaccusation wittenbergeoise de lrsquoalleacutegorie

Conformeacutement au canon de lrsquointerpreacutetation lutheacuterienne ndash telle qursquoelle se laisse deacutejagrave attester

par exemple dans le Preacutelude ou dans le Sermon sur le Nouveau Testament517 ndash Melanchthon

deacutecouvre dans le cœur de lrsquoEcriture veacuteteacutero-testamentaire un certain nombre de promesses qui

tout agrave la fois valent en elles-mecircmes et litteacuteralement comme garantie drsquoun bien mateacuteriel et

preacutefigurent en mecircme temps aussi le testament neacuteotestamentaire (cest-agrave-dire la Cegravene) En ce

sens Melanchthon pourra deacutecouvrir un certain nombre drsquoanticipations de la promesse

christique notamment dans le reacutecit biblique de Genegravese 3[15] ndash lrsquoannonce de lrsquoinimiteacute

heacutereacuteditaire de la femme et du serpent ndash mais aussi dans le Deuteacuteronome 18[18] ndash la promesse

drsquoun prophegravete et drsquoun juge pour la nation israeacutelite ndash ou encore dans la consolation divine de

David qui suit lrsquoaccusation du prophegravete Natacircn ndash laquo Tu ne mourras pas raquo 2 Samuel 12[13] Ce

double-sens de la laquo promesse raquo des temps heacutebraiumlques ndash promesse litteacuterale drsquoun bien temporel

et preacutefiguration de la promesse christique de la reacutemission des peacutecheacutes est au cœur des

difficulteacutes de lrsquoentreprise typologique de lrsquoexeacutegegravese de lrsquoAncien Testament Nous verrons

qursquoen elle se laisse aussi eacutenoncer ce qui se donnera par la suite comme le laquo sens opeacuteratoire raquo

de la meacutethode de la reacuteorganisation topique en theacuteologie En elle encore srsquoeacutebauche drsquoavance la

complexiteacute structurelle et si lrsquoon peut dire la laquo dualiteacute dimensionnelle raquo de la distinction de

lrsquoEvangile et de la Loi ndash et ce que nous deacutecrirons notamment comme son double caractegravere

synchronique et diachronique

517 laquo Preacutelude sur la captiviteacute babylonienne de lrsquoEglise raquo ibid p 740 - 741 laquo Sermon sur le nouveau testament raquo ibid p 681

301

Cette complexiteacute nrsquoapparaicirct pas drsquoembleacutee dans lrsquoeacuteconomie de lrsquoanalytique de la

promesse Dans le locus de evangelio Melanchthon srsquoattache drsquoabord agrave rabattre la dichotomie

de la Loi et de lrsquoEvangile sur lrsquoopposition simple de deux modes geacuteneacuteriques de la Parole

divine et de laquo deux parties de lrsquoEcriture raquo

laquo De maniegravere geacuteneacuterale il y a deux parties dans lrsquoEcriture la loi et lrsquoeacutevangile La loi reacutevegravelele peacutecheacute lrsquoeacutevangile la gracircce La loi manifeste la maladie lrsquoeacutevangile le remegravede La loi est leministegravere de la mort pour employer les termes de Paul et lrsquoeacutevangile le ministegravere de la vie etde la paix518 raquo

Le jeu de confrontation que notre auteur construit ici mobilise des oppositions

notionnelles globalement bien connues Le couple de lrsquoEvangile et de la Loi se voit rattacheacute

drsquoabord agrave la fracture du peacutecheacute et de la gracircce et cette fracture mecircme est finalement expliciteacutee

par lrsquoanalogie paulinienne de la maladie et de sa theacuterapie LrsquoEvangile est une puissance

curative une puissance de gueacuterison et crsquoest en ce sens drsquoabord qursquoelle assume contre

lrsquoefficience mortifegravere de la Loi le laquo ministegravere de la vie et de la paix raquo (laquo vita ac pacis raquo) ces

deux derniers termes eacutetant ici tenus pour globalement eacutequivalents Lrsquoeacutenonceacute de ce caractegravere

theacuterapeutique de lrsquoEvangile nrsquoa eacutevidemment qursquoune dimension partiellement meacutetaphorique ndash

et crsquoest cet entre-deux qursquoil srsquoagira preacuteciseacutement de comprendre Crsquoest en effet agrave lrsquooffice de la

vraie vie de la vie eacuteternelle que srsquoindexe litteacuteralement la parole eacutevangeacutelique A cette

premiegravere deacutefinition fonctionnelle ndash deacutefinition par la cause finale ndash succegravede bientocirct une

deacutefinition essentielle de notre opposition Cette deacutefinition essentielle se voit formuleacutee dans les

termes suivants agrave lrsquoouverture du paragraphe speacutecifiquement consacreacute agrave la natura evangelii

laquo De la mecircme maniegravere que la loi est ce qui prescrit le droit et reacutevegravele le peacutecheacute lrsquoeacutevangile estla promesse de la gracircce et de la miseacutericorde divine qui est le pardon du peacutecheacute et le testamentde la bienveillance de Dieu agrave notre eacutegard Par ce testament notre acircme est assureacutee de labienveillance de Dieu Par lui nous croyons que toutes nos fautes ont eacuteteacute pardonneacutees etnous sommes raffermis dans notre amour et nos louanges de Dieu assureacutes drsquoecirctrebienheureux et de le rejoindre comme nous lrsquoexpliquerons plus avant en discutant dupouvoir de lrsquoEvangile Christ est la garantie de toutes ces promesses et pour cette raisonnous devons reacutefeacuterer agrave lui seul toutes les promesses de lrsquoEcriture Parce que Christ a drsquoabordeacuteteacute reacuteveacuteleacute obscureacutement mais apregraves cela il srsquoest fait connaicirctre avec de plus en plus declarteacute519 raquo

518 laquo Duae in universum scripturae partes sunt lex et evangelium Lex peccatum ostendit evangelium gratiam Lex morbum indicat evengelium remedium Lex mortis ministra est ut Pauli verbis utamur evangelium vitae acpacis raquo ibid p 160 4[4]519 laquo Sicut lex est qua recta mandatur qua peccatum ostenditur ita evangelium est promissio gratiae seumisericordiae dei adeoque condonatio peccati et testimonium benevolentiae dei erga nos quo testimonio certianimi nostri de benevolentiae dei erga nos quo testimonio certi animi nostri de benevolentia dei vredant sibi

302

La distinction de la Loi et de lrsquoEvangile est donc agrave la fois le principe de la scansion

objective de lrsquoEcriture entre deux genres de Parole ndash commandement et promesse ce qui

prescrit et ce qui atteste ndash et lrsquoinstrument premier de lrsquoexeacutegegravese typologique Crsquoest ainsi que la

partition preacutesenteacutee en ouverture du paragraphe motivera directement agrave la suite un assez long

excursus sur les anteacuteceacutedents et sur les preacutefigurations (Melanchthon parle plutocirct

drsquo laquo adombrationes raquo drsquoesquisses) du testament christique dans lrsquoAncien Testament En ce

sens crsquoest bien ce testament final de la reacutesurrection des peacutecheacutes (laquo promissio gratiae raquo

laquo condonatio peccati raquo) qui srsquoeacutenonce comme lrsquoeacutevegravenement ultime de la Parole divine Et crsquoest

alors agrave cet eacutevegravenement dernier que semble devoir ecirctre reacutefeacutereacutee de preacutefeacuterence et au sens propre la

signification mecircme du terme laquo Evangile raquo

sect13 La figure dialectique de lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile synchronie et scheacutematisme de la

contrarieacuteteacute

LrsquoEvangile crsquoest la Parole de promesse qui atteste de la miseacutericorde et de la

bienveillance de Dieu Pourtant ce nrsquoest pas agrave une opposition chronologique et donc pas non

plus agrave la partition de lrsquoAncien et du Nouveau Testament que Melanchthon assigne finalement

la distinction dont nous nous enqueacuterons ici Les deux modes geacuteneacuteriques du Verbe divin ont au

contraire une efficience et une manifestation toujours contemporaines En ce sens encore

lrsquoEvangile ne doit pas ecirctre confondu non plus avec les seuls livres des teacutemoignages des

apocirctres

laquo Mais lrsquoEcriture ne nous a pas donneacute la loi et lrsquoeacutevangile pour que nous puissions penser queseul ce que Matthieu Marc Luc et Jean ont eacutecrit est lrsquoeacutevangile et que les livres de Moiumlse nesont rien drsquoautre que la loi Mais le reacutegime [ratio] de lrsquoeacutevangile est eacutepars et les promessessont disseacutemineacutees aussi agrave travers tous les livres de lrsquoAncien et du Nouveau Testament De lamecircme maniegravere la loi aussi est disseacutemineacutee communeacutement dans tous les volumes de lrsquoAncienet du Nouveau Testament Lrsquoopinion commune qui preacutetend que la distinction de la loi et delrsquoeacutevangile relegraveve drsquoune diffeacuterence drsquoeacutepoques [tempora] nrsquoest pas correcte bien que parfois laloi ait eacuteteacute reacuteveacuteleacutee drsquoune part et drsquoautre part la loi selon une autre voie [aliter] Tous les tempsqui nous sont connus sont agrave la fois un temps de la loi et un temps de lrsquoeacutevangile et tous leshommes ont eacuteteacute ainsi justifieacutes de la mecircme maniegravere le peacutecheacute a eacuteteacute reacuteveacuteleacute par la loi et lagracircce par la promesse de lrsquoeacutevangile520 raquo

condonatam omnem culpam et erecti ament laudent deum exhilarentur et exultent in deo ut infra de vievangelii dicemus Porro illarum promissionum omnium pignus est Christus quare in eum referendae suntomnes scripturae promissiones qui obscure primum postea subinde clarius revelatus est raquo ibid p 162 4 [10]520 laquo Neque vero ita legem et evangelium tradidit scriptura ut evangelium id modo putes quod scripseruntMatthaeus Marcus Lucas et Johannes Mosi libros nihil nisi legem Sed sparsa est evangelii ratio sparsae sunt

303

Le sens preacutecis de la distinction de la Loi et de lrsquoEvangile doit donc ecirctre caracteacuteriseacutee

sous au moins trois traits que nous pouvons tenter de deacutetailler comme suit

a) La distinction de la Loi et de lrsquoEvangile dessine lrsquoespace drsquoune compleacutementariteacute

dans le plan de la topique theacuteologique Si la parole eacutevangeacutelique est toujours ici deacutecrite dans le

jeu de sa relation avec son autre leacutegislatif crsquoest drsquoabord parce que chacun des deux modes

geacuteneacuteriques de la Parole nrsquoa jamais en soi drsquoautonomie notionnelle reacuteelle LrsquoEvangile comme

la Loi ne peuvent ecirctre conccedilus que comme des moments heacuteteacuteronomes drsquoune notion complegravete

qui nrsquoest preacuteciseacutement que leur rencontre et leur superposition Cette deacutependance mutuelle

srsquoatteste drsquoabord agrave la preacutegnance manifeste que Melanchthon entend confeacuterer agrave la deacutefinition

fonctionnelle de la Loi ou de lrsquoEvangile vis-agrave-vis de toute tentative de deacutefinition essentielle

Ainsi la caracteacuterisation de la Loi comme laquo commandement raquo laquo prescription raquo ou laquo reacuteveacutelation

du droit raquo est-elle agrave la fois correcte en soi en mecircme temps que parfaitement insuffisante dans

lrsquoeacuteconomie de la doctrine chreacutetienne Tout commandement nrsquoest pas laquo loi raquo au sens

theacuteologique du terme ndash seul lrsquoest le commandement impossible le commandement qui

accuse qui condamne qui reacutevegravele et pose simultaneacutement le peacutecheacute et donc requiert aussi

drsquoavance et du fond mecircme de son institution le compleacutement et lrsquoaddition seconde drsquoune

gracircce possible

De la mecircme maniegravere lrsquoEvangile ne peut ecirctre deacutefinie restrictivement comme une

simple laquo promesse raquo ou comme une laquo attestation raquo ou une laquo garantie raquo drsquoun bien Toute

promesse nrsquoest pas eacutevangeacutelique mais la promesse eacutevangeacutelique nrsquoest que la secondariteacute drsquoune

consolation lrsquoattestation posteacuterieure drsquoune reacutemission cest-agrave-dire drsquoune laquo remise de dette raquo

drsquoune correction ou drsquoun reacutetablissement des droits Or consolatrice la parole eacutevangeacutelique ne

peut lrsquoecirctre que sur fond drsquoune offense et drsquoune accusation preacutealables Si lrsquoeacutevangile est la

garantie drsquoune correction et drsquoun reacutetablissement de la digniteacute crsquoest qursquoune perte ou qursquoune

condamnation la preacutecegravede toujours neacutecessairement En ce sens lrsquoarticulation des deux modes

geacuteneacuteriques de la Parole divine laisse circuler au sein mecircme de leur heacuteteacuteronomie reacuteciproque

un deacuteseacutequilibre et une hieacuterarchie de deacutependances si les deux moments de la Loi et de

lrsquoEvangile srsquoentre-deacutefinissent et srsquointer-configurent toujours la Loi demeure toujours pourtant

chronologiquement premiegravere Et chaque parole eacutevangeacutelique est donc assigneacutee selon une

promissiones in omnes libros veteris ac novi testamenti Rursum leges etiam sparsae sunt in omnia tum veteristum novi testamenti volumina Nec ut volgo putant discriminata sunt legis et evangelii tempora quamquamalias lex alias evangelium subinde aliter revelata sunt Omne tempus quod ad mentes nostras attinet est legisatque evangelii tempus sicut omnibus temporibus eodem modo homines iustificati sunt peccatum per legemostensum est gratia per promissionem seu evangelium raquo ibid p 160 4[5]

304

fonction rigoureusement bijective agrave une et une seule parole leacutegislative anteacuterieure Crsquoest agrave une

peine deacutefinie que la promesse oppose lrsquoefficience drsquoune gracircce correspondante Et mecircme

lorsque Christ promettra comme laquo en bloc raquo la reacutemission et la gracircce de toutes les peines et de

toutes les accusations contracteacutees cette garantie ne srsquoattestera que comme la conseacutequence et

comme la consolation seconde drsquoune ideacutealisation drsquoune geacuteneacuteralisation et drsquoune radicalisation

meneacutees en amont dans le cercle de laquo la raquo Loi elle-mecircme la condamnation massive et

deacutefinitive agrave la damnation

De la mecircme maniegravere il nous faut ainsi reconnaicirctre que la puissance de la Loi et

celle de lrsquoEvangile ne peuvent se deacuteployer que dans des mesures ou selon des porteacutees

rigoureusement homologues Si lrsquoEvangile est la correction et le reacutetablissement posteacuterieur

drsquoune peine anteacuteceacutedente la puissance de sa gracircce ne porte jamais plus loin que sur la mesure

mecircme de la sanction infligeacutee Cette symeacutetrie des mesures des extensions ou des proportions

respectives de la perte et de sa reacutemission deacutelimite le sens absolument matriciel de la

compleacutementariteacute de la Loi et de lrsquoEvangile Loi et Evangile sont compleacutementaires en cela

drsquoabord qursquoelles concourent pareillement agrave renforcer la puissance totale et unique de la Parole

par un jeu de reacuteactions hyperboliques et drsquoinflations mutuelles drsquoaccusations et de gracircces En

ce sens aussi ce qui se donnait drsquoabord comme lrsquoanteacuterioriteacute chronologique de la Loi se

renverse par suite dans une eacutevidente posteacuterioriteacute teacuteleacuteologique crsquoest pour manifester la gloire

de Dieu et pour confeacuterer agrave la gracircce une porteacutee et une urgence infinies que la Loi assume sa

fonction derniegravere ndash le ministegravere de lrsquoindigniteacute et de la condamnation suprecircme lrsquoinstitution de

la damnation

b) Cette heacuteteacuteronomie des notions cette compleacutementariteacute des ministegraveres et cette

symeacutetrie des puissances de la Loi et de lrsquoEvangile rend encore raison du titre exact sous lequel

nous devrions qualifier leur mode drsquoarticulation Crsquoest sous les labels impreacutecis et souvent

mecircme inexacts drsquoune laquo opposition raquo drsquoune laquo dichotomie raquo drsquoun laquo clivage raquo ou drsquoune

laquo division raquo que nous entendions provisoirement deacutenoter le mode de rapport qui rattache et

rassemble les deux modes geacuteneacuteriques de la Parole divine Sous la diversiteacute de ces noms la

fonction dialectique exacte de lrsquounion ou de la coniunctio ndash pour employer le lexique

meacutelanchthonien lui-mecircme ndash de la Loi et de lrsquoEvangile eacutetait en un sens toujours masqueacutee Le

titre dialectique de lrsquoarticulation du moment accusateur et du moment consolateur de

lrsquoEcriture doit ecirctre bien plutocirct caracteacuteriseacute comme celui de la contrarieacuteteacute La Loi et lrsquoEvangile

sont des contraires au sens exact selon lequel cette laquo contrarieacuteteacute raquo a pu ecirctre rencontreacutee dans

les eacutetudes preacuteceacutedentes sur la dialectique ou sur la rheacutetorique du reacuteformateur cest-agrave-dire

305

comme un locus communis de la deacutefinition Ce qui se laissait deacutecouvrir comme le principe de

partition du mateacuteriau scripturaire se donne donc en fait comme lrsquoexemplification theacuteologique

drsquoun lieu commun dialectique cest-agrave-dire comme un schegraveme formel ou comme une cateacutegorie

pure drsquoanalyse et drsquoextension theacutematique de la materia drsquoun reacutegime de discours

Mais de quelle materia la contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile est-elle le

deacuteveloppement discursif La reacuteponse agrave cette question a deacutejagrave eacuteteacute entrevue dans la citation

exposeacutee plus haut lrsquoopposition des deux genres de la Parole se donne comme un principe de

partition du canon scripturaire comme ce en vertu de quoi lrsquoexeacutegegravete peut drsquoabord affirmer

qursquolaquo il y a deux parties dans lrsquoEcriture521 raquo La distinction de la Loi et lrsquoEvangile crsquoest donc la

laquo fonction contraire raquo appliqueacutee agrave lrsquounivers de discours deacutelimiteacute par la clocircture propre de la

Bible Par lagrave la Loi et lrsquoEvangile nrsquoouvrent pas seulement lrsquoextension discursive drsquoune sphegravere

particuliegravere de contrarieacuteteacute dans lrsquounivers scripturaire mais la Loi et lrsquoEvangile deacutelimitent

lrsquoespace de la contrarieacuteteacute mecircme de cet univers La distinction de la Loi et de lrsquoEvangile est le

titre et lrsquoallure que revecirct la matrice dialectique du locus de contrarieacuteteacute dans le cercle du

subiectum biblique Or lrsquoexemplification et lrsquoapplication particuliegravere drsquoun locus dialectique

dans le domaine clos drsquoun reacutegime speacutecifique de discours a preacuteciseacutement eacuteteacute deacutecrit dans nos

chapitres anteacuterieurs comme un capuut ou comme un locus communis geacuteneacuterique drsquoune science

Ce que nous venons drsquoesquisser ici crsquoest donc la deacuteduction dialectique des lieux de

la Loi et de lrsquoEvangile Crsquoest agrave leur contrarieacuteteacute nourriciegravere que srsquoordonnent par suite toutes les

contrarieacuteteacutes deacuteriveacutees de lrsquounivers biblique Nous comprenons maintenant aussi en quel sens et

pour quels desseins Melanchthon srsquoattache agrave multiplier les assignations de la distinction de la

Loi et de lrsquoEvangile agrave des couples diversifieacutes de contrarieacuteteacutes maladie et gueacuterison mort et

vie peine et reacutemission condamnation et gracircce Aucune de ces contrarieacuteteacutes ne doit si nous

nous en tenons agrave la lettre de ce que nous venons drsquoexpliciter se concevoir comme une simple

figure ou comme une meacutetaphore de la description de lrsquoopposition des deux modes geacuteneacuteriques

de la Parole mais chacune de ces contrarieacuteteacutes srsquoordonne et srsquoinclut rigoureusement dans

lrsquoextension large de la forme primitive de la Loi et de lrsquoEvangile Bien loin drsquoecirctre des figures

drsquoillustrations ou des simples modegraveles possibles pour une analogie les contrarieacuteteacutes susciteacutees

sont seulement des exemples des moments et des parties propres de la contrarieacuteteacute matricielle

du commandement et de la promesse

c) Cette contrarieacuteteacute revecirct encore un caractegravere essentiellement synchronique La Loi

et lrsquoEvangile exercent leurs ministegraveres respectifs de maniegravere toujours contemporaine ou

521 ibid p 160 4[4]

306

simultaneacutee et le jeu de leur cohabitation ne saurait donc jamais deacutelimiter le principe drsquoune

partition seulement chronologique de lrsquoEcriture En ce sens la compleacutementariteacute des deux

reacutegimes de la Parole divine construit une opposition par principe transversale agrave la partition de

lrsquoAncien et du Nouveau Testament Ni fondement drsquoune ceacutesure chronologique simple entre un

avant et un apregraves eacutevegravenementiels ni marqueur drsquoun mouvement rotatif drsquoalternatives ou du

retour cyclique entre deux peacuteriodes historiques constamment reacuteiteacutereacutees la contrarieacuteteacute topique

de la Loi et de lrsquoEvangile est absolument eacutetrangegravere agrave tout scheacutema drsquoordonnancement temporel

ou historique de la Parole La synchronie de notre opposition dit donc drsquoabord son caractegravere

essentiel principiel transhistorique La striure apparente et la superstructure diffeacuterentielle que

configure lrsquoopposition de surface entre les temps veacuteteacutero-testamentaires et lrsquoeacutepoque de la

nouvelle Alliance ne se juxtaposent jamais avec lrsquoinfrastructure profonde de la contrarieacuteteacute

essentielle du Verbe De cette contrarieacuteteacute tous les acircges du monde (laquo omne tempus raquo)

supportent constamment la bivalence La permanente coiumlncidence du ministegravere leacutegislatif et du

ministegravere eacutevangeacutelique constitue par lagrave aussi la structure constante des temps preacutesents Et en ce

sens la distinction de la Loi et de lrsquoEvangile est bien plus qursquoun simple principe reacutetrospectif

drsquoexeacutegegravese en tant qursquoelle se donne comme la chaire structurelle de lrsquoactualiteacute notre

opposition est encore aussi un principe opeacuteratoire pour lrsquohermeacuteneutique des temps preacutesents et

pour lrsquointerpreacutetation programmatique de lrsquoavenir

Crsquoest ainsi sous le signe constant de lrsquoambivalence et de lrsquoeacutequivoque que Luther par

exemple tacircchera de deacutecrire la nature de son eacutepoque522 Si lrsquoon srsquoen tient agrave la thegravese drsquoune co-

preacutesence et drsquoune synchronie constante du ministegravere du peacutecheacute et du ministegravere de la gracircce il

semble qursquoil nous faille admettre que cette eacutequivociteacute nrsquoest ni neuve ni originale Par delagrave les

lourdes apparences de dispariteacutes lrsquohistoire humaine dans son versant theacuteologique doit se

concevoir essentiellement ndash entre la Chute et lrsquoeschatologie finale ndash sous le scheacutema de la

constante reacuteiteacuteration du Mecircme Lrsquohistoire theacuteologique nrsquoapporte agrave lrsquohistoire humaine que la

mention drsquoune disseacutemination et drsquoune dispersion (laquo sparta raquo) constante drsquoun jeu reacutepeacuteteacute de

figures semblables du Verbe Ces figures de la Paroles srsquoordonnent toujours agrave la contrarieacuteteacute

nourriciegravere du commandement et de la promesse Ceci nrsquoimplique certes pas que lrsquohistoire

theacuteologique soit sans speacutecificiteacute sans rebond et sans aspeacuteriteacutes En ce sens nous verrons que

Melanchthon aura aussi agrave penser au sein mecircme de la somme de la doctrine chreacutetienne

quelque chose de tel qursquoune innovation historique radicale ou qursquoune rupture eacuteveacutenementielle

irreacuteductible ndash agrave commencer par celle de lrsquoincarnation et de la Passion du Christ Seulement les

522 Voir agrave ce sujet lrsquoarticle de Ph Buumlttgen laquo Eschatologie et temps preacutesent chez Martin Luther raquo in Eacuteric AlliezGerhart Schroumlder Barbara Cassin Gisela Febel Michel Narcy (dir) Metamorphosen der Zeit MuumlnchenWilhelm Fink (Urspruumlnge der Moderne 2) 1999 p 343-361

307

aspeacuteriteacutes de cette histoire theacuteologique et jusqursquoagrave lrsquoeacutevegravenement mecircme de la reacuteveacutelation neacuteo-

testamentaire devront aussi se laisser interpreacuteter dans les seules bornes de la contrarieacuteteacute de la

Loi et de lrsquoEvangile Crsquoest comme une innovation ou comme une reconfiguration immanentes

agrave leur opposition ndash mais peut-ecirctre aussi comme une reacuteforme du sens mecircme de leur articulation

ndash que le theacuteologien doit tenter drsquoentendre lrsquoefficience eacutevegravenementielle des grands moments de

lrsquohistoire theacuteologique

sect14 Le statut dialectique de lrsquoopposition de lrsquoAncien et du Nouveau Testament la fonction de

partition scripturaire

Mais si la contrarieacuteteacute des ministegraveres de la Loi et de lrsquoEvangile nrsquoa toujours qursquoune

dimension strictement synchronique ndash si la fonction mortifegravere de la Parole et son office de

reacutedemption se laissent toujours penser sous le scheacutema temporel drsquoune stricte co-preacutesence ou

drsquoune simple contemporaneacuteiteacute ndash il nous faut tacirccher de comprendre par ailleurs quelle relation

exacte cette contrarieacuteteacute entretient avec la partition de lrsquoAncien et du Nouveau Testament

Nous avons mentionneacute agrave lrsquoissue des remarques anteacuterieures la neacutecessaire transversaliteacute et

lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute fonctionnelle des deux scheacutemas drsquooppositions En mecircme temps nous

affirmions encore dans notre deuxiegraveme seacuterie de preacutecisions que la contrarieacuteteacute de la promesse

et du commandement devait aussi constituer la clocircture et lrsquoextension inteacutegrales de toutes les

contrarieacuteteacutes scripturaires La somme des partitions des ceacutesures des oppositions des

dichotomies ou des antinomies de lrsquoEcriture devaient ainsi pouvoir ecirctre drsquoune maniegravere ou

drsquoune autre reacutefeacutereacutee au scheacutema de la contrarieacuteteacute native de la Loi et de lrsquoEvangile

Crsquoest alors seulement comme agrave un systegraveme drsquoexemplification de parties propres de

subdivisions intestines ou de coupures internes que le jeu total des diffeacuterences bibliques devait

ecirctre renvoyeacute agrave lrsquoenclos de la diffeacuterence des deux genres ou des deux modes de manifestations

fondamentales de la Parole En quel sens peut-on preacuteciseacutement situer la distinction de lrsquoAncien

du Nouveau Testament en regard de la contrarieacuteteacute synchronique de la Loi et de lrsquoEvangile

En quel sens une distinction temporelle ndash une rupture diachronique et eacutevegravenementielle ndash

affecte-t-elle la signification de cette contrarieacuteteacute En quel sens la structure du lien des deux

ministegraveres du Verbe ndash compleacutementariteacute contrarieacuteteacute synchronie ndash se voit-elle finalement

infleacutechit par lrsquoœuvre propre des striures du tempus et des reacuteveacutelations effectives de la Parole

La discussion de ces quelques questions marque le deuxiegraveme point drsquoinflexion du

mouvement discursif des Loci communes de 1521 Apregraves avoir longuement traiteacute de la

308

justification de la foi et de son efficience ndash traitement sur lequel nous aurons agrave revenir

bientocirct ndash Melanchthon expose et contracte la summa du locus de lege dans une seacuterie de trente

trois affirmations qui clocircturent le deacuteveloppement du moment proprement theacuterapeutique de la

doctrine chreacutetienne (Evangile gracircce foi) Le chapitre qui suit se preacutesente agrave nous sous le titre

laquo De discrimine veteris ac novi testamenti item de abrogatione legis raquo Le problegraveme de la

distinction de lrsquoAncien et du Nouveau Testament est donc drsquoembleacutee rattacheacute agrave une reacuteflexion

sur le sens de lrsquoabrogation de la Loi Bien plus le fait de cette abrogation se laisse eacutenoncer

encore comme la conseacutequence ou comme lrsquoeacutequivalence (laquo item raquo) de la distinction mecircme des

deux temps scripturaires Apregraves avoir affirmeacute la stricte synchronie et la simultaneacuteiteacute constante

des offices du verbe prescriptif et du verbe consolateur apregraves avoir bien plus insister sur

lrsquoeacutetancheacuteiteacute stricte des deux ordres synchronique et diachronique de distinctions scripturaires

Melanchthon assigne donc finalement agrave lrsquoeacutevegravenement de lrsquoabrogation de la Loi le point focal

historique du partage de lrsquoAncien et du Nouveau dans lrsquoeacuteconomie du texte biblique Le reacutegime

de la nouveauteacute coiumlncide donc avec le fait historique de lrsquoabolition ou de lrsquoinvalidation ndash

comment faut-il le caracteacuteriser ndash du ministegravere mortifegravere de lrsquoaccusation Mais ce ministegravere

doit aussi se survivre agrave son abrogation puisqursquoil lui faut ecirctre en mecircme temps constamment

contemporain de tous les tempora de la reacuteveacutelation du Verbe Comment peut-on lever cette

apparence drsquoaporie

Fidegravele aux grands principes du programme drsquoune reacuteorganisation totale des

lignes de ceacutesure topique sous la contrarieacuteteacute matricielle de la Loi et de lrsquoEvangile

Melanchthon reacutefegravere expresseacutement agrave cette derniegravere lrsquoenjeu du problegraveme mecircme de la partition

chronologique de lrsquoEcriture

laquo A partir de ce que nous avons dit au sujet de la loi et de lrsquoeacutevangile et de leurs fonctions respectiveschacun peut aiseacutement se figurer la diffeacuterence de lrsquoancien et du nouveau testament Et de la mecircmemaniegravere qursquoils ont manqueacute la distinction de la loi et de lrsquoeacutevangile les scolastiques se sont aussiembourbeacutes ici Parce qursquoils appellent ancien testament une loi qui requiert des œuvres exteacuterieures et lenouveau testament une loi qui requiert des affects en surcroicirct des œuvres exteacuterieures A cause de celala grandeur et la pleacutenitude de la gracircce ont eacuteteacute obscurcies523 raquo

Les laquo scolastiques raquo se sont donc eacutegareacutes en rabattant lrsquoopposition de lrsquoAncien et du

Nouveau Testament sur une rupture immanente aux genres mecircmes de la Loi Crsquoest ainsi que la

523 laquo Ex iis quae de lege ac evangelio deque legis et evangeli officio diximus colligi facile potest quid intersitinter vetus testamentum ac novum Qua in re non aliter atque in discrimine legis ac evangelii misere laborantscholae cum vetus testamentum vocant legem quandam quae externa tantum opera exigat novum legem quaepraeter externa opera etiam affectus exigat Quo fit ut obscuretur gratiae maiestas et amplitudo raquo ibid p 2887[1-2]

309

ceacutesure des deux livres srsquoest vue finalement renvoyeacutee au discrimen entre une loi laquo mosaiumlque raquo

qui ne leacutegifegravererait que sur les actions exteacuterieures et une loi neacuteo-testamentaire qui y ajouterait

en outre une exigence de perfection affective Melanchthon ne manque pas de rappeler que

les deacuteveloppements argumentatifs anteacuterieurs offrent deacutejagrave suffisamment drsquooccasion de

contester la possibiliteacute de principe drsquoune telle interpreacutetation Une telle lecture ruine

eacutevidemment le sens mecircme de lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile mais elle insinue aussi et

drsquoabord dans la chair mecircme de la Loi une coupure illeacutegitime entre deux ordres fantasmeacutes de

prescriptions regraveglementaires Pour Melanchthon une Loi theacuteologique ndash qursquoil srsquoagisse de la loi

naturelle et de la loi divine ndash ne prescrit jamais de simples actions exteacuterieures Une telle loi ne

pourrait accomplir son ministegravere de mort et sa fonction drsquoaccusation puisque sa reacutealisation

serait toujours et par principe homogegravene au pouvoir de notre liberteacute exteacuterieure Or le propre

de la Loi crsquoest de contenir en elle-mecircme les conditions qui fixent lrsquoimpossibiliteacute stricte de sa

reacutesolution Seule une telle prescription intenable peut ecirctre pleinement accusatrice

Et intenable la Loi ne peut lrsquoecirctre qursquoen leacutegifeacuterant dans le domaine propre de

lrsquoaffectiviteacute524 ndash en prescrivant par exemple lrsquoamour de Dieu lrsquoassistance de lrsquoautre et le

partage des biens contre le sens et lrsquoinertie du tropisme laquo eacutegoiumlste raquo de lrsquohomme naturel La

ligne de deacutemarcation laquo scolastique raquo manque donc doublement la signification reacuteelle de la

distinction de lrsquoAncien et du Nouveau Testament Mais quelle est alors cette signification

reacuteelle Et surtout comment peut-elle srsquoaccorder pleinement avec les thegraveses que notre

reacuteformateur formulait preacuteceacutedemment au sujet des attributs centraux de lrsquoopposition de la Loi

et de lrsquoEvangile ndash synchronie matricialiteacute etc Melanchthon nous dit

laquo Jrsquoappelle lrsquoancien testament la promesse drsquoune beacuteneacutediction mateacuterielle conjointe avec laprescription drsquoune loi Parce que Dieu demande la droiture agrave travers la loi et promet aussiune reacutecompense pour celle-ci comme la terre de Canaan la santeacute etc [hellip] A lrsquoinverse lenouveau testament nrsquoest rien drsquoautre que la promesse de tous les biens en dehors de la loisans regard de notre propre droiture Dans lrsquoancien testament des bonnes choses sontpromises mais dans le mecircme temps il est commandeacute au peuple drsquoaccomplir la loi Dans lenouveau testament des bonnes choses sont promises sans conditions et nous sommesobligeacutes agrave rien en retour525 raquo

524 Pour Luther comme pour Melanchthon la loi mosaiumlque leacutegifegravere toujours deacutejagrave dans le domaine delrsquoaffectiviteacute et notamment dans le premier principe du deacutecalogue qui prescrit preacuteciseacutement la foi en un Dieuunique Voir agrave ce sujet le traiteacute des Bonnes œuvres (op cit)525 laquo Ego vetus testamentum voco promissionem rerum corporalium coniunctam cum exactione legis Nam et perlegem exigit iustitiam dues et mercedem illius pollicetur Cananaeam terram opes etc [hellip] Contra novumtestamentum non aliud est nisi bonorum omnium promissio citra legem nllo iustitiarum nostrarum respectuVeteri testamento promittebantur bona sed simul exigebatur a populo legis impletio novo promittuntur bonacitra conditionem cum nihil a nobis vicissim exigatur raquo ibid p 290 5[3-5]

310

Contre la thegravese laquo scolastique raquo drsquoune diffeacuterence interne aux genres de la Loi

Melanchthon tend donc agrave consideacuterer que la coupure de lrsquoAncien et du Nouveau Testament se

rattache en dernier recours agrave une diffeacuterence immanente aux genres de lrsquoeacutevangile Cette

diffeacuterence est drsquoabord indexeacutee agrave une distinction sur la qualiteacute et la quantiteacute des biens promis

Si lrsquoeacutevangile de lrsquoAncien Testament nrsquoatteste que des promesses relatives agrave un bien temporel

et mateacuteriel ndash laquo le pays de Canaan la santeacute raquo lrsquoeacutevangile du Nouveau porte au contraire sur

une certaine universaliteacute du bien ndash laquo toutes les choses bonnes raquo Et par cette universaliteacute du

bon il ne faut eacutevidemment pas entendre une somme ou une floraison de biens mateacuteriels

accumuleacutes mais la gracircce et la vie eacuteternelle elle-mecircme Si la promesse de la Parole veacuteteacutero-

testamentaire ne garantit que des biens uniques mateacuteriels et temporels la promesse christique

deacutelivre au contraire un bien universel spirituel et eacuteternel

Mais cette premiegravere opposition ne constitue pas lrsquoessentiel de lrsquoinflexion que subit le

sens mecircme du mot laquo testament raquo dans la transition de son usage mosaiumlque agrave son emploi

christique Cette inflexion touche drsquoabord agrave la nature du lien qui rattache la promesse agrave son

autre leacutegislatif Dans les temps de lrsquoAncien Testament la garantie de la reacutealisation de la

promesse est toujours rigoureusement conditionneacutee agrave la clause de lrsquoobservance de la Loi En

ce sens la Loi y est contemporaine de lrsquoEvangile dans le sens drsquoune rigoureuse simultaneacuteiteacute et

mecircme drsquoun entrelacement natif la proclamation de la promesse srsquoentremecircle dans lrsquoinstant

preacutecis de sa manifestation avec lrsquoinstitution drsquoun tissu de prescriptions regraveglementaires Ces

prescriptions regraveglementaires appartiennent agrave la logique mecircme de lrsquoattestation et de la

garantie lrsquoalliance de Dieu et des hommes est reacuteciproque et symeacutetrique et la promesse drsquoun

don se conjoint ainsi avec la constitution correacutelative et immeacutediate drsquoune dette Le pays de

Canaan nrsquoest promis que sous la clause drsquoune observance des lois mosaiumlques la beacuteneacutediction

de la descendance abrahamique nrsquoest jureacutee que sous la condition de la pratique de la

circoncision etc

sect15 Partition de lrsquoAncien et du Nouveau Testament et coupure oblique dans la contrarieacuteteacute de la Loi et

de lrsquoEvangile la partition des deux acircges comme fonction de reduplication et de redoublement

seacutemantique des loci

Srsquoil y a donc bien toujours compleacutementariteacute contrarieacuteteacute et synchronie de la Loi et de

lrsquoEvangile dans lrsquoeacuteconomie de lrsquoAncien Testament ces attributs revecirctent en mecircme temps un

sens bien diffeacuterent de celui qursquoils deacutenotaient tout drsquoabord dans notre description anteacuterieure La

synchronie dit la stricte simultaneacuteiteacute temporelle et lrsquoentrelacement effectif des deux reacutegimes

311

de la Parole dans lrsquoinstantaneacute drsquoune reacuteveacutelation La contrarieacuteteacute formule la stricte relativiteacute

oppositive du don et de la dette de la creacuteance et du deacutebit ndash et non pas ou non plus la

conflictualiteacute et lrsquoinimiteacute mortelles de deux ministegraveres mutuellement insupportables La

compleacutementariteacute eacutenonce enfin lrsquointer-conditionnement et la deacutependance mutuelle des

possibiliteacutes ou des puissances de reacutealisation de la promesse et de sa clause leacutegale Partout dans

le testament mosaiumlque Loi et Evangile marquent donc leur profonde compliciteacute A lrsquoinverse

le moment de la Parole neacuteo-testamentaire deacutecrira la rupture et le deacutechirement profonds de cet

entre-nouement et de cette intimiteacute tisseacutes par le couple des contraires dans le reacutegime du

laquo vieux raquo Verbe La promesse christique est une promesse laquo sans conditions raquo eacutetrangegravere agrave la

Loi heacuteteacuterogegravene agrave la logique de la reacutetribution des dettes ou de la remise des creacuteances

Ce que le Nouveau Testament institue dans le cœur mecircme de son opposition avec

son laquo autre raquo heacutebraiumlque crsquoest donc un nouveau sens drsquoecirctre du rapport de la Loi et de

lrsquoEvangile une nouvelle acception de la logique de leur contrarieacuteteacute Et le discrimen qui rend

raison de lrsquoopposition de lrsquoAncien et du Nouveau Testament srsquoavoue par lagrave aussi comme une

coupure immanente agrave la scansion de la promesse et du commandement Cette coupure est

contemporaine de lrsquoalteacuteration du sens drsquoecirctre du rapport de la Loi et de lrsquoEvangile elle en

remodegravele la signification elle en reconfigure la structure Crsquoest donc agrave lrsquoinstitution drsquoun sens

nouveau de lrsquoeacutevangile ndash sens drsquoune promesse inconditionnelle et deacutelieacutee de toute correacutelation

leacutegislative ndash que Melanchthon reacutefegravere en derniegravere instance lrsquoeacutevegravenement de la reacuteveacutelation

christique Et lrsquoinstitution de ce sens nouveau de la promesse ne coiumlncide pas seulement avec

lrsquoassignation de lrsquoalliance agrave un nouveau genre de bien promis mais cette institution se

conjoint aussi avec le remodelage mecircme et si lrsquoon peut dire la reacuteformation du sens originaire

de la contrarieacuteteacute de la loi et de lrsquoeacutevangile Lrsquoeacutevegravenement-Christ crsquoest lrsquoentreacutee de la contrarieacuteteacute

des reacutegimes de Parole dans un nouvel acircge de reacuteveacutelation Ce nouvel acircge se laissera finalement

deacutecrire comme celui drsquoune exacerbation de la conflictualiteacute des deux ministegraveres comme la

deacutechirure profonde de leurs instances de manifestations ndash et en dernier recours encore comme

la virulence et lrsquoinfinitisation de la porteacutee de leurs puissances respectives et contraires la

graviteacute drsquoune disjonction binaire du salut et de la damnation

Mais si le sens drsquoecirctre de lrsquoEvangile comme le sens drsquoecirctre de lrsquoarticulation en

contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile se sont vu pareillement alteacutereacutes dans lrsquoeacutevegravenement de la

proclamation christique ne faut-il pas aussi penser que le sens mecircme du troisiegraveme terme ndash la

Loi ndash ne sorte jamais non plus lui-mecircme indemne de la rupture scelleacutee par lrsquoavegravenement du

verbe neacuteo-testamentaire Ne peut-on ou ne doit-on pas aussi penser le discrimen de lrsquoAncien

et du Nouveau testament sous la figure drsquoune opposition immanente agrave la Loi ndash drsquoune

312

opposition immanente agrave la Loi qui ne soit plus celle sous laquelle se sont laisseacutes

laquo embourber raquo les theacuteologiens laquo scolastiques raquo Lorsque Melanchthon discute agrave la suite

immeacutediate de notre citation preacuteceacutedente de la question de lrsquoabrogation de la Loi crsquoest

eacutevidemment la Loi divine ndash la loi mosaiumlque ndash qursquoil a drsquoabord en vue526 Sur ce point

lrsquoaccusation des laquo scolastiques raquo va porter sur la thegravese drsquoune reacutemanence post-christique du

deacutecalogue La loi divine est depuis le locus de lege diviseacutee en trois parties morale

judiciaire et ceacutereacutemonielle527 Sur les deux derniegraveres parties les reacuteflexions des theacuteologiens

semblent toujours converger elles ont eacuteteacute abrogeacutees depuis lrsquoinstitution de la parole

christique Mais qursquoen est-il du deacutecalogue ndash ou loi morale Melanchthon nous dit

laquo Vous comprenez maintenant selon quelle eacutetendue nous sommes libres du Deacutecalogue Drsquoabord [nousen sommes libres] parce qursquoil ne peut condamner ceux qui sont en Christ mecircme srsquoils sont peacutecheursMais nous sommes aussi libres parce que ceux qui sont en Christ sont guideacutes par lrsquoEsprit agrave observerla loi Par lrsquoEsprit ils observent la loi aiment et craignent Dieu srsquoappliquent par eux mecircme agravelrsquoassistance de leurs voisins et deacutesirent [sponaneacutement] la moindre chose que la loi prescrit Et ilsferaient de mecircme si aucune loi nrsquoavait eacuteteacute donneacutee Car leur volonteacute lrsquoEsprit nrsquoest rien drsquoautre que laloi vivante528 raquo

Notre reacuteformateur reconvoque ici les deux sens compleacutementaires de la justification

pour rendre raison de la thegravese drsquoune stricte abrogation christique de la loi mosaiumlque Drsquoune

part le chreacutetien ndash ce qui srsquoidentifie ici strictement agrave celui qui accueille lrsquoEsprit Saint ndash est

justifieacute en ce sens ougrave lrsquoopeacuterativiteacute mortifegravere de la Loi est suspendue et ou le reacutegime de son

accusation est du mecircme coup leveacute ndash crsquoest le moment de la remise des dettes et de la reacutemission

des peacutecheacutes Drsquoautre part le chreacutetien est justifieacute en ce sens ougrave lrsquoEsprit lrsquoanime et le megravene

spontaneacutement selon les voies des prescriptions reacuteglementaires ndash crsquoest le moment de

lrsquoeffectuation seconde de la justice institueacutee Melanchthon confirmera par suite explicitement

lrsquoabrogation christique stricte de la loi mosaiumlque Lrsquoeacutevegravenement de lrsquoincarnation ndash ou si lrsquoon

veut ecirctre plus rigoureux de la Passion comme effectuation derniegravere du testament ndash coiumlncide

donc avec la suspension de lrsquoefficience du ministegravere propre du Deuteacuteronome La contrarieacuteteacute

de la Loi et de lrsquoEvangile se laisse donc signaler par delagrave ce point de rupture qui marque le

passage de lrsquoAncien au Nouveau Testament comme la contradiction stricte ou lrsquoimpossibiliteacute

de la cohabitation de la Parole christique et de la loi mosaiumlque La parole du nouveau

526 Ce qui srsquoatteste suffisamment agrave la triple reacutefeacuterence agrave ses moments moraux judiciaires et ceacutereacutemoniels Ibid p290 7[7]527 Ibid p 110 3[46]528 laquo Habes quatenus a decalogo liberi simus Primum quod tametsi peccatores damnare non possit eos qui in Christo sunt deinde quod qui sunt in Christo spiritu trahuntur ad legem faciendam et spiritu faciunt amant timent deum proximi necessitatibus se accomodant atque ea ipsa cupiunt quae lex praecipiebat facturi etiamsi nulla esset lex lata Nec alliud est eorum voluntas nempe spiritus quam viva lex raquo ibid p 298 5[27]

313

testament chasse suspend et reacutevoque lrsquoordre de mission de la loi de Moiumlse En cela consiste

drsquoabord ce que nous deacutesignions plus haut sous ce titre drsquo laquo inimiteacute mortelle raquo ndash terme

emprunteacute agrave Gerhard Ebeling ndash ou de laquo conflictualiteacute ouverte raquo de la Loi et de lrsquoEvangile dans

les temps de la proclamation christique Tous les liens que tissaient la promesse et son correacutelat

prescriptif dans les temps du reacutegime veacuteteacutero-testamentaire sont rompus agrave lrsquoacircge du Nouveau

Testament Et la contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile ne deacutesigne plus degraves lors que la

contradiction violente et lrsquoimpossibiliteacute rigoureuse drsquoune coexistence de leurs offices

respectifs ndash mort et vie poison et remegravede damnation et miseacutericorde eacuteternelle Leur

synchronie ne dit plus que le jeu de leurs alternances et la virulence de leurs combats

Et leur compleacutementariteacute ne formule plus que lrsquoacception logique drsquoune

interdeacutependance notionnelle Dans lrsquoinstitution de la promesse christique la loi mosaiumlque est

reacuteduite au silence Mais simultaneacutement le temps de la gracircce accueille aussi lrsquoefficience drsquoun

Esprit qui se laisse deacutecrire sous les traits drsquoune laquo loi vivante raquo Lrsquohomme reacutegeacuteneacutereacute par la foi ndash

lrsquohomme justifieacute ndash srsquoemploie spontaneacutement dans son aurore et dans son inaugurale liberteacute agrave

observer par soi les prescriptions drsquoune loi qui lui commande laquo lrsquoamour de Dieu raquo et

lrsquo laquo assistance de lrsquoautre raquo Par delagrave la caduciteacute et la cadaveacuterisation de la loi de Moiumlse crsquoest

donc une nouvelle figure de la Loi qui surgit dans la contemporaneacuteiteacute de lrsquoacircge du Christ Et

crsquoest encore aussi un nouveau rapport et une nouvelle modaliteacute drsquoarticulation de la Loi et de

lrsquoEvangile qui se fait jour agrave mecircme ce surgissement Nouvelle modaliteacute qui ne soit plus de

violence et de conflictualiteacute mais de compliciteacute et de coiumlncidence LrsquoEsprit ndash cest-agrave-dire aussi

la parole eacutevangeacutelique elle-mecircme ndash est encore une loi vivante et efficiente dans les cœurs Les

deux reacutegimes contraires de la Parole se reacuteconcilient et se reacutesorbent dans la communauteacute du

ministegravere de la justification

sect16 Lrsquoabolition de la loi mosaiumlque et la survivance de la loi naturelle

Mais quelle est cette loi nouvelle qui survit agrave la reacutevocation et au deacutepeacuterissement de la

loi de Moiumlse Quelle est cette laquo loi vivante raquo qui surgit dans le cœur mecircme et dans lrsquointimiteacute

de la gracircce Cette loi nous commande nous lrsquoavons vu laquo lrsquoamour et la crainte de Dieu raquo

mais aussi lrsquo laquo assistance de nos voisins raquo Nrsquoest ce pas preacuteciseacutement la loi naturelle que nous

retrouvons ici sous les espegraveces de cette double prescription Nrsquoest ce pas cette loi qui

condamnait et accusait dans la simpliciteacute de ses principes et du fond de son exigence

drsquoaltruisme lrsquo laquo eacutegoiumlsme nu raquo et la taxie auto-reacutefeacuterentielle de lrsquohomme sans Dieu La loi preacute-

314

mosaiumlque inscrite au fer rouge dans les entrailles des cœurs par lrsquoaction accusatrice de

lrsquoEsprit reprend donc ses fonctions et ses droits aux jours de lrsquoabrogation du Deacutecalogue Et

son ministegravere se deacutedouble dans lrsquooriginaliteacute des temps christiques chez le chreacutetien reacutegeacuteneacutereacute

par la gracircce elle remodegravele et retravaille lrsquoaffect dans le sens de la spontaneacuteiteacute drsquoune

observance chez le vieil homme elle prolonge et poursuit lrsquoœuvre mortifegravere du Deacutecalogue en

accusant lrsquoœuvre propre et le dynamisme affectif de la chair La ceacutesure diachronique ou

temporelle de lrsquoEcriture nrsquoaltegravere donc pas seulement le sens du locus de evangelio ni la

contrarieacuteteacute de la loi et de lrsquoeacutevangile

Crsquoest finalement encore le locus de lege qui voit ses partitions internes eacuteclaireacutees et

fondeacutees reacutetrospectivement par la deacutechirure historique de lrsquoancien et du nouveau testament La

rupture eacutevegravenementielle de lrsquoincarnation christique scelle la peacuteremption de la dimension divine

de la loi annule la validiteacute historique de la prescription mosaiumlque et renvoie ainsi le ministegravere

de lrsquoaccusation agrave lrsquoeacuteterniteacute de la lex naturae Si la ceacutesure diachronique du canon scripturaire

srsquoest donc bien laisseacutee interpreacuteter comme un mode drsquoopposition immanent agrave la contrarieacuteteacute de

la Loi et de lrsquoEvangile crsquoest en mecircme temps aussi agrave une partition oblique ou agrave une deacutecoupe

transversale que cette ceacutesure soumet la contrarieacuteteacute initiale La coupure temporelle de lrsquoancien

et du nouveau rompt lrsquounivociteacute du lieu theacuteologique en lrsquoexposant agrave une subdivision lateacuterale

Tous les lieux seront ainsi affecteacutes par cette deacutechirure interne de la rupture eacutevegravenementielle de

la Parole neacuteo-testamentaire Crsquoest par la distribution drsquoun double sens dans le cœur mecircme de

chaque locus que lrsquoopposition de lrsquoancien et du nouveau testament oblitegravere et fractionne la

topique de la doctrine chreacutetienne Lrsquoeacutevangile se voit ainsi deacutechireacute selon la double signification

drsquoune promesse drsquoun bien temporel ou drsquoune promesse de lrsquoeacuteterniteacute la loi est de la mecircme

maniegravere cisailleacutee selon la double acception de la loi mosaiumlque veacuteteacutero-testamentaire ou de la

loi naturelle des temps post-christiques

Lrsquoopposition diachronique de lrsquoEcriture ne construit donc aucun excegraves ou aucun

surcroicirct de contrarieacuteteacutes en dehors de la clocircture de lrsquoopposition synchronique de la Loi et de

lrsquoEvangile Mais la rupture historique du reacutegime scripturaire commande un nouveau type

relationnel de configuration ou drsquoordonnancement des matiegraveres bibliques Ce nouveau genre

de la diffeacuterence avant ou au-delagrave de la contrarieacuteteacute crsquoest la partition Crsquoest agrave une fonction de

partition que srsquoordonne la diffeacuterence diachronique de lrsquoancien et du nouveau testament

Lrsquoopeacuterativiteacute propre du locus du discrimen de lrsquoancien et du nouveau reacutegime testamentaire

crsquoest de cisailler chaque locus de la doctrine pour en deacutedoubler les ressources seacutemantiques

Lrsquoancien et le nouveau testament crsquoest lrsquoapplication de la fonction dialectique de partition au

domaine discursif de la matiegravere biblique Le locus theacuteologique de la distinction de lrsquoancien et

315

du nouveau testament est donc lrsquoexemplification speacutecifique dans la sphegravere du discours

assigneacute agrave la materia scripturaire du locus formel du tout et des parties

Mais si la partition diachronique du nouveau et de lrsquoancien construit bien un double

sens agrave lrsquointeacuterieur de chaque lieu doctrinal nrsquoest ce pas neacutecessairement la certitude mecircme de la

doctrine qui est atteinte dans cette diffraction seacutemantique Comment le discours theacuteologique

peut-il finalement se satisfaire drsquoune telle eacutequivociteacute des termes-cleacutes qui reacutesument le parcours

de sa somme Et que peut-il bien rester de la validiteacute exeacutegeacutetique de ces loci alors mecircme

qursquoils ne deacutesignent apparemment rien de semblable selon qursquoils se rencontrent dans lrsquoAncien

ou dans le Nouveau Testament Et que penser enfin du problegraveme mecircme de cette uniteacute des

deux reacutegimes historiques du canon biblique La doctrine nrsquoest-elle pas fatalement morceleacutee

recomposeacutee redupliqueacutee reacutepeacuteteacutee toujours selon deux moments rigoureusement heacuteteacuterogegravenes

LrsquoAncien et le Nouveau Testament ne composent-ils pas finalement deux doctrines deux

sommes theacuteologiques deux organisations topiques rigoureusement eacutetanches

sect17 Le statut dialectique de la diffeacuterence de lrsquohomme exteacuterieur et de lrsquohomme inteacuterieur le

scheacutematisme causal appliqueacute agrave lrsquoanalyse des effets affectifs de la Parole

Ces derniegraveres difficulteacutes font signe vers le problegraveme de la critique wittenbergeoise

de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique Nous consacrerons notre dernier chapitre ndash le suivant ndash agrave la question

de cette alleacutegorie Cette eacutetude sera lrsquooccasion drsquoune tentative drsquoeacuteclaircissement des points

drsquoombre qui peuvent encore srsquoinsinuer derriegravere lrsquoapparente reacutemanence de ce double-sens

scripturaire Il nous faut conclure pour le moment ce premier parcours systeacutematique des Loci

en tentant de nous interroger plus avant sur la signification dialectique du dernier grand

scheacutema drsquoopposition qui structure la logique de la somme celle de lrsquohomo exterior et de

lrsquohomo interior Crsquoest sous la formule voisine de la distinction de veteri ac novo homine que

le manuel de 1521 deacutesigne ce locus que nous avons encore rencontreacute preacuteceacutedemment sous

lrsquoauspice de la scansion paulinienne de la chair et de lrsquoesprit Le locus de veteri ac novo

homine srsquoinsegravere entre la discussion du discrimen de lrsquoAncien et du Nouveau Testament et la

derniegravere partie des Loci consacreacutee essentiellement agrave une meacuteditation sur lrsquoinstitution

sacramentaire (De signis) Dans la premiegravere version du manuel que nous commentons ici le

lieu du vieil homme et de lrsquohomme nouveau est en un sens inclus dans le chapitre mecircme sur la

distinction des deux livres bibliques Bien qursquoil ne faille pas precircter agrave cette inclusion formelle

une porteacutee et une signification doctrinale trop large mecircme agrave supposer qursquoelle relegraveve drsquoune

intention ferme et deacutelibeacutereacutee de notre auteur nous remarquerons toutefois qursquoelle tend encore

316

agrave confirmer lrsquoincorporation globale du thegraveme de lrsquo laquo homme raquo dans lrsquoeacuteconomie des scansions

internes au Livre

Cette incorporation nrsquoa plus agrave nous eacutetonner tant nous avons deacutejagrave eu agrave remarquer le

caractegravere profondeacutement meacuteta-anthropologique de la theacuteologie des Lieux Crsquoest sans doute

selon une porteacutee encore radicaliseacutee que cette dispense theacuteologique de lrsquoanthropologie se

retrouvera encore dans le mouvement discursif qui nous inteacuteresse ici reacuteenrichie et consolideacutee

par la clarification derniegravere de la contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile lrsquoopposition du vieil

homme et de lrsquohomme nouveau nrsquoapparaicirctra plus ici que comme un mode ndash dont nous aurons

agrave comprendre lrsquoaffiliation dialectique ndash et pour ainsi dire comme un pli du Livre lui-mecircme Le

locus est particuliegraverement bref puisqursquoil nrsquooccupe pas mecircme deux pages dans la typographie ndash

pourtant tregraves condenseacutee ndash du Corpus reformatorum Melanchthon ouvre son analyse en

notant

laquo Jrsquoai dit que notre liberteacute nrsquoeacutetait pas encore pleinement accomplie puisque la sanctificationnrsquoest pas non plus encore pleinement accomplie en nous Parce que la sanctificationcommence comme un acte de lrsquoEsprit de Dieu et que nous sommes toujours en train drsquoecirctresanctifieacutes tant que la chair nrsquoest pas complegravetement aneacuteantie Et crsquoest pourquoi les Saints ontune double nature esprit et chair nouvel homme et vieil homme homme inteacuterieur et hommeexteacuterieur La chair ne deacutesigne pas seulement le corps comme nous lrsquoavons deacutejagrave remarqueacute

mais le tout de lrsquohomme naturel [ψυχικόν] comme lrsquoappelle Paul [dans les Corinthiens2 [14]] celui qui est sujet aux affects et aux eacutemotions naturelles laquo Chair raquo laquo vieil homme raquolaquo homme exteacuterieur raquo signifient la mecircme chose529 raquo

Nous ne reviendrons pas sur le sens du jeu de ces identifications lexicales auxquelles

nous nous eacutetions deacutejagrave longuement attardeacutes agrave lrsquooccasion du commentaire du locus de peccato

Comme en ouverture du manuel Melanchthon confirme ici presque agrave la fin de ses Loci que

les termes pauliniens et interchangeables du laquo vieil homme raquo de la laquo chair raquo ou de

lrsquo laquo homme exteacuterieur raquo se reacutefegraverent ndash conformeacutement au langage meacutetonymique de la Bible ndash au

tout de lrsquohomme ψυχικόν ndash agrave lrsquointeacutegraliteacute des laquo puissances propres raquo de la nature humaine

Nous savons que cet homme ψυχικόν est eacutevidemment aussi le corpus peccati et que

lrsquoextension du lexique de la chair ou de lrsquohomme exteacuterieur deacutelimite par lagrave encore la clocircture

mecircme du reacutegime du peacutecheacute Ces superpositions terminologiques ne sont pas nouvelles Le lieu

du peacutecheacute les formulait deacutejagrave avec une pleine expressiviteacute Pourquoi Melanchthon juge-t-il bon

529 laquo Dixi libertatem nondum consummatam esse quod et sanctificatio nondum in nobis consummata sitCoepimus enim spiritu dei sanctificari sanctificamurque dum caro illa prosus enecetur Ita fit ut duplex sitsanctorum natura spiritus et caro novus homo et vetus interior homo et exterior Caro non corpus tantumdesignat ut supra disputatum est sed totum plane hominem ψυχικόν ut vocat Paulus hoc est eum quinaturalibus affectibus et motibus obnoxius est Idem quod caro significant homo vetus itam homo exterior raquoibid p 31 7[79 ndash 80]

317

de les reacutepeacuteter degraves lors ndash et avec une redondance si manifeste ndash agrave la fin de son traiteacute Qursquoest-

ce donc que cette reformulation apporte-t-elle finalement encore agrave lrsquoeacuteconomie discursive ou agrave

lrsquointention didactique de la somme

La premiegravere chose qursquoil nous faut remarquer crsquoest que le redeacuteploiement de la

phraseacuteologie paulinienne se trouve ici mise au service de la thegravese de la permanence

synchronique des laquo deux hommes raquo theacuteologiques Si le sens drsquoecirctre du reacuteseau des correacutelations

lexicales a deacutejagrave eacuteteacute tregraves largement discuteacute par notre reacuteformateur cette thegravese de la coexistence

du vieux et du nouveau en revanche est nouvelle Melanchthon srsquoeacutetait bien certes attacheacute

dans les premiers lieux neacutegatifs du traiteacute agrave noter deacutejagrave lrsquoidentiteacute du peacutecheur et de lrsquohomme

naturel ndash et par lagrave encore lrsquoimpossibiliteacute drsquoune auto-justification mais ce qursquoil nrsquoavait pas par

contre jamais encore formuleacute crsquoest lrsquoideacutee selon laquelle le peacutecheacute mecircme survivait toujours agrave

lrsquoinstitution de la gracircce Bien au contraire lrsquoextension meacutetonymique de lrsquousage du lexique de

la chair ndash employeacutee pour deacutesigner le tout de lrsquohomme ndash semblait drsquoavance interdire lrsquoideacutee de

cette coexistence synchronique de la chair et de lrsquoesprit Comment donc lrsquohomme peut-il ecirctre

agrave la fois tout entier peacutecheur ndash puisque crsquoest cette entiegravereteacute qui srsquoavoue drsquoavance sous

lrsquoextension figurative de la phraseacuteologie biblique ndash et tout entier reacutegeacuteneacutereacute Comment donc si

les extensions du peacutecheacute et de lrsquohumaniteacute srsquoattestent comme finalement eacutequivalentes lrsquohomme

peut-il bien ecirctre simul iustus et peccator

Cette simultaneacuteiteacute semble bien pouvoir srsquoentendre si elle tend agrave ne deacutesigner que la

contemporaneacuteiteacute de deux parties propres drsquoun tout morceleacute ndash et notamment la synthegravese de

lrsquoacircme et le corps qui composeraient la somme de la substance humaine Mais comment deux

inteacutegraliteacutes distinctes peuvent-elles donc cohabiter comme inteacutegraliteacute drsquoun mecircme individu

Comment deux monopoles contraires peuvent-ils se survivre communeacutement dans une surface

drsquoinstanciation unique Crsquoest au point exact de cette probleacutematique que nous devons rappeler

le contexte argumentatif et la situation discursive de lrsquoextrait commenteacute ici Cet extrait

appartient agrave la discussion du discrimen de lrsquoAncien et du Nouveau Testament et par lagrave

srsquoindexe encore agrave lrsquoeacuteconomie geacuteneacuterale de la contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile Le reacutegime

affectif ou humain srsquoeacutetait deacutejagrave vu caracteacuteriseacute comme lrsquoeffet et le reacutesidu opeacuteratoire de la

puissance drsquoune Parole Le vieil homme se donne comme lrsquoenfant de la Loi et lrsquohomme

nouveau se profile encore comme le produit deacuteriveacute de lrsquoattestation de la gracircce Le sens drsquoecirctre

des distinctions anthropologique srsquoadosse en cela agrave celui des scansions internes au reacutegime de

la Parole - la foi est au peacutecheacute ce que la promesse est agrave lrsquoaccusation

Mais si cette analogie est exacte il nous faut dire alors que le mystegravere de la

laquo synchronie des deux hommes raquo nrsquoest encore rien drsquoautre que lrsquoeacutecho et la contagion seconde

318

du mystegravere inaugural de la synchronie des deux reacutegimes du Verbe Elle nrsquoen constitue que la

transmission oblique elle ne srsquoy avoue que comme son excroissance affective La division

meacutelanchthonienne de lrsquohomo theacuteologique qui ressurgit agrave la fin des Loci sous la thegravese du simul

iustus et peccator se voit donc reacuteenrichie par la contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile drsquoune

porteacutee laquo dialectique raquo et drsquoun sens fondationnel nouveaux comme produit deacuteriveacute de la

puissance propre des deux genres de la Parole la distinction est la contagion causale de la

contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile Le peacutecheacute crsquoest la reacutesultante de la fonction laquo effectus raquo

appliqueacute agrave la theacutematisation de la Loi et la foi crsquoest la transmission efficiente de lrsquoanalytique

de lrsquoEvangile Si le discrimen de lrsquoAncien et du Nouveau Testament srsquoeacutetait donc laisseacute

indiquer comme la coupure et comme la partition interne de la contrarieacuteteacute inaugurale du

commandement et de la promesse lrsquoopposition de lrsquohomme inteacuterieur et de lrsquohomme exteacuterieur

relegraveve finalement du schegraveme dialectique de la cause et de lrsquoeffet Par delagrave lrsquoapparence de leur

bigarrure la structure dialectique et le jeu des dichotomies des Loci communes sont donc tout

agrave fait structureacutes et univoques Ce qui se laisse deacutesigner dans la somme de 1521 sous le label

indeacutetermineacute du discrimen ndash distinction division opposition ndash srsquoordonne en fait sous le

scheacutema constructif drsquoune simple superposition de strates scheacutematiques

a) Le discrimen de la Loi et de lrsquoEvangile est le produit de la fonction dialectique

laquo pugnantia raquo appliqueacutee agrave la Parole vivante manifesteacutee dans la matiegravere scripturaire

b) Le discrimen de lrsquoAncien et du Nouveau testament est lrsquoenrichissement de cette

premiegravere matiegravere discursive deacuteveloppeacutee par lrsquoapposition seconde du scheacutematisme laquo totum et

partes raquo

c) Le discrimen de lrsquohomme inteacuterieur et de lrsquohomme exteacuterieur est enfin la

reacutesultante de ce nouveau satellite notionnel encore augmenteacute drsquoune analyse deacuteveloppeacutee selon

le schegraveme de la laquo causae ad effectus raquo

sect18 Conclusion

Les trois loci finitionum et les trois ordres de quaestiones que nous avions mise au

jour dans le Compendiaria de 1520 sont donc rigoureusement mis agrave lrsquoeacutepreuve en theacuteologie

dans le cas particulier drsquoune analyse et drsquoun deacuteveloppement theacutematique du canon de

lrsquoEcriture Crsquoest cette Ecriture qui constitue le lieu de lrsquoattestation de la Parole vivante et donc

aussi le subiectum premier de la theacuteologie systeacutematique La theacuteologie crsquoest lrsquoanalytique

319

dialectique de la Bible Et les distinctions de la Loi et de lrsquoEvangile de lrsquoAncien et du

Nouveau Testament de lrsquohomme exteacuterieur et de lrsquohomme inteacuterieur constituent donc autant de

nervures et de plis immanents agrave la matiegravere biblique ndash autant darmatures de ses lois de

syntaxe autant de charpentes de ses regravegles de composition En particulier la dispense initiale

de lrsquoanthropologie se voit donc compleacuteteacutee dans lrsquoeacuteconomie derniegravere de la somme par une

tentative de geacuteneacutealogie scripturaire des modes drsquoecirctre de lrsquohomo theacuteologique au terme de

notre parcours crsquoest finalement la Parole reacuteveacuteleacutee qui srsquoavoue encore comme le lieu de

naissance des scansions internes aux reacutegimes de lrsquohumaniteacute Lrsquohumain est une cateacutegorie de la

Bible une proprieacuteteacute extensive de sa matiegravere doctrinale Dans la logique des Loci communes

crsquoest lrsquoanthropologie qui srsquoefface devant lrsquoontologie chreacutetienne Et cette ontologie chreacutetienne

revecirct la figure uniforme drsquoune analytique de la reacuteveacutelation

320

321

CHAPITRE VI

Clocircture de la doctrine et hermeacuteneutique du temps

la critique de lrsquoalleacutegorie et lrsquoexeacutegegravese de la Cegravene

sect1 La position du problegraveme de la genegravese scripturaire des loci

La critique de lrsquoalleacutegorie est dans le cercle de la somme theacuteologique le pendant et

lrsquohomologue rheacutetorique de lrsquoexigence dialectique drsquoune dispense de lrsquoanthropologie Celle-ci

eacutetait la suite drsquoune attention soutenue aux contraintes formelles affeacuterentes aux clocirctures des

reacutegimes de discours Celle-lagrave nous apparaicirctra comme lrsquoeacutecho du versant meacutethodique de

lrsquoexigence laquo exeacutegeacutetique raquo du principe de la sola scriptura530 Nos deux premiers chapitres sur

les Loci se sont presque exclusivement centreacutes sur des questions drsquoordre formel ou

laquo structurel raquo Nous tacircchions drsquoy esquisser les premiegraveres reacuteponses aux questions qui nous

paraissaient commander avec le plus drsquourgence lrsquoeacutetude des ressorts systeacutematiques de la

laquo nouvelle somme theacuteologique raquo agrave Wittenberg quelle est la materia de la theacuteologie

530 Ce chapitre concerne surtout les questions drsquoexeacutegegravese Le thegraveme exeacutegeacutetique nrsquoa pas drsquoautonomie discursivereacuteelle agrave Wittenberg au deacutebut de la troisiegraveme deacutecade du seiziegraveme siegravecle En 1521 comme nous le verronsbientocirct la question exeacutegeacutetique se voit essentiellement reacutefeacutereacutee agrave lrsquoenjeu tregraves particulier drsquoune discussion sur lesconditions de lrsquointerpreacutetation typologique de la Bible Crsquoest agrave lrsquooccasion des manuels rheacutetorique dans lapremiegravere somme theacuteologique ou au sein mecircme de commentaires sur des passages speacutecifieacutes du canon scripturaireque nos reacuteformateurs disseacutemineront ci et lagrave quelques reacuteflexions sur le sens de lrsquoactiviteacute interpreacutetative et sesregravegles Il nous faudra donc toujours nous garder de projeter sur la premiegravere exeacutegegravese lutheacuterienne desprobleacutematiques et des perspectives qui seront celles plus tard drsquoun programme de formalisation de la meacutethodeinterpreacutetative comme celui du Clavis scripturae sacrae de Flacius Les progregraves de la systeacutematisation desprincipes de lrsquoactiviteacute exeacutegeacutetique doivent beaucoup au recentrement du Concile de Trente sur les questionsdrsquointerpreacutetation et notamment des questions touchant au rocircle de lrsquoautoriteacute patristique dans la constitutiondoctrinale De maniegravere geacuteneacuterale crsquoest le contexte drsquoune laquo concurrence confessionnelle raquo (y compris infra-reacuteformatrice) qui motivera les progregraves de la systeacutematisation des principes de lrsquoactiviteacute exeacutegeacutetique Sur ce sujetdu cocircteacute de la confessionnalisation lutheacuterienne voir en franccedilais Ph Buumlttgen laquo Doctrine et meacutethode Le sujetpastoral de lrsquohermeacuteneutique lutheacuterienne (vers 1570-vers 1630) raquo in Revue de meacutetaphysique et de morale 20092ndeg 62 p 187-204 Contrairement aux traiteacutes meacutethodiques mentionneacutes dans cet article (le Clavis mais aussi leTractatus de Gerhard ou la laquo philologie raquo de Glassius) les Loci communes en 1521 nrsquoont pas vocation agrave deacutefinirau deacutepart les regravegles et preacuteceptes de lrsquointerpreacutetation de lrsquoEcriture Sainte et si les lieux theacuteologiques doivent aussise comprendre comme des laquo cleacutes raquo de lrsquoactiviteacute exeacutegeacutetique cette fonction hermeacuteneutique se voit en mecircme tempstoujours subordonneacutee agrave une fonction initialement doctrinale En particulier il convient de ne pas faire porter devaleur trop laquo programmatique raquo ou de preacutesumer une porteacutee trop systeacutematique au preacutecepte lutheacuterien selon lequellaquo Sacra scriptura sui interpretes raquo (eacutenonceacute deacutejagrave en 1520 dans lrsquoAssertio omnium articulorum M Lutheri perbullam Leonis X novissimam damnatorum WA 7 97 20-32) Nous verrons que le problegraveme de la sourcescripturaire des lieux ndash et donc la condition drsquoune extraction exeacutegeacutetique de la doctrine ndash se pose bien en 1521 mais selon une orientation originale et par un biais qui nrsquoindexe pas drsquoembleacutee la question de lrsquoexeacutegegravese auproblegraveme des conditions de la constitution drsquoune meacutethode et drsquoune technique formaliseacutees

322

meacutelanchthonienne Quel statut y occupe le discours de homines Comment la somme

integravegre-t-elle dans lrsquoordre de ses exposeacutes theacutematiques les regravegles de meacutethodes fixeacutees dans

lrsquoexposeacute des sciences oratoires En quel sens le principe de briegraveveteacute commande-t-il la

reacuteorganisation topique et dichotomique de la doctrine de la science divine Comment doit-on

enfin situer les coordonneacutees de cette laquo doctrine chreacutetienne raquo dans lrsquoespace du systegraveme total

des artes

Crsquoest dans lrsquoenclos de ces questions drsquoabord meacutethodiques et structurelles que se sont

laisseacutes finalement indiquer la trace et lrsquoeffet de lrsquoautoriteacute normative de la dialectique en

theacuteologie Cette autoriteacute normative srsquoest attesteacutee de la maniegravere la plus manifeste dans le

deacutenudement de lrsquoossature scheacutematique du parcours notionnel de la doctrina christianae Crsquoest

sous les scheacutemas opeacuteratoires de la contrarieacuteteacute de la partition et de la causaliteacute que nous

avons reconstruit la genegravese formelle et dialectique des modes fondamentaux de diffeacuterences et

de correacutelations qui traversent et organisent lrsquoespace polariseacute de la topique theacuteologique de

Melanchthon Nous avons ainsi tenteacute de montrer jusqursquoougrave les dichotomies diverses de la loi et

de lrsquoeacutevangile de lrsquoancien et du nouveau testament de la Parole et de lrsquoaffect ndash qui

reacutepondent respectivement aux schegravemes formels susciteacutes ndash structuraient le parcours des loci

selon des modes drsquoordonnancement discursif emprunteacutes au champ de la science pure de

lrsquoargumentation Ce premier survol formel des Lieux communs de 1521 a pu rendre

notamment raison de lrsquoexistence de quelque chose de tel qursquoune deacuteduction dialectique de la

doctrine Crsquoest agrave la source des mateacuteriaux et des outils structurels de ce qui se laissait deacutecrire

dans notre deuxiegraveme chapitre comme la laquo science de la deacutefinition raquo - science meacutethodique de

lrsquoanalytique pure ndash que la summa des Loci tire ses principales charpentes discursives et ses

premiers impeacuteratifs de meacutethode

Cette premiegravere caracteacuterisation demeure en elle-mecircme encore tout agrave fait insuffisante

Elle laisse notamment dans une parfaite obscuriteacute le sens qursquoil convient de confeacuterer agrave ce qui

semblait se donner degraves le deacutepart comme la preacutetention drsquoune genegravese scripturaire des lieux

theacuteologiques Le programme drsquoune telle genegravese se lit en filigrane dans les labels divers de

lrsquo laquo aide-lecture raquo de lrsquo laquo index raquo ou de la laquo nomenclature raquo sous lesquels Melanchthon

entendait dans son adresse agrave Plettener caracteacuteriser en un mot la nature formelle de sa somme

Ces labels eacutenoncent communeacutement par delagrave les nuances de leurs divergences secondaires

lrsquointention drsquoune fideacuteliteacute exclusive de la doctrine agrave la rigueur litteacuterale du canon biblique Nous

avons certes en partie deacutecrit le travail dialectique agrave lrsquoœuvre derriegravere lrsquoarchitecture doctrinale

apparente de la theacuteologie de Melanchthon Nous avons pu exhiber ndash bien que de maniegravere

encore tout agrave fait inchoative ndash le modus operandi et la fonction structurelle des grandes lignes

323

de clivages qui scandent le cheminement de la nomenclature des lieux Nous avons marqueacute le

rocircle de distribution discursive et la contrainte drsquoassignation theacutematique auxquels ces

diffeacuterentes couches de discriminations topiques soumettaient le divers mateacuteriel de la somme

La distinction de la loi et de lrsquoeacutevangile srsquoest ainsi vue deacutecrite sous le point de vue de son

opeacuterativiteacute laquo reacutegulatrice raquo comme la matrice topique de toutes les contrarieacuteteacutes scripturaires

La distinction du nouveau et de lrsquoancien testament a pu ecirctre caracteacuteriseacutee comme la fonction

de partition chronologique et donc comme le principe drsquoun redoublement seacutemantique interne

agrave chaque locus de la theacuteologie La scansion de lrsquoaffect et de la Parole srsquoest enfin laisseacutee

indiquer comme la forme nourriciegravere sous laquelle srsquoordonnait le divers des relations

causales de lrsquoEcriture

La reacuteorganisation inteacutegrale de la topique doctrinale sous lrsquoapplication successive ou

superposeacutee des schegravemes de ces trois ordres de diffeacuterences legraveve en partie les mystegraveres qui

srsquoattachaient aux originaliteacutes de lrsquoeacuteconomie systeacutematique du manuel Sous lrsquoefficience

scheacutematique de lrsquoopposition de la loi et de lrsquoeacutevangile srsquoexplique par exemple la reacutecurrente

mobilisation drsquoun scheacutema de contradictions et de polariteacutes rigides ndash le retour incessant des

scansions de la mort et de la vie de la damnation et de la gracircce de lrsquoabondance vaine de la loi

et de la surabondance salvatrice de la briegraveveteacute fideacuteique etc mais aussi le soupccedilon

systeacutematique que Melanchthon semble exercer vis-agrave-vis du systegraveme de toutes les marges

atopiques de toutes les zones drsquoindiffeacuterence discursives de tous les entre-deux dogmatiques

de toutes les tieacutedeurs doctrinales ndash de ces pseudo-lieux qui tendent agrave rassembler dans la

bouillie drsquoune mecircme neutraliteacute topique les inimiteacutes irreacuteductibles des contraires liberum

arbitrium actus elicitus conseil vœu habitus de la foi messe sacrificielle etc Sous

lrsquoopeacuterativiteacute de lrsquoopposition causale du ministegravere de la Parole et de ses excroissances

affectives srsquoeacuteclaire encore lrsquoisomorphisme ou lrsquohomologie stricte qui rattache la logique de la

triade de la loi du peacutecheacute et de la deacutesespeacuterance agrave la triade de lrsquoeacutevangile de la foi et de

lrsquoespeacuterance Le schegraveme natif de la causaliteacute atteste donc drsquoune certaine reconstruction

symeacutetrique du moment humain et drsquoune laquo contagion verticale raquo de lrsquoopposition initiale de la

promesse et de la loi transmise dans la sphegravere de lrsquoaffectiviteacute comme la contrarieacuteteacute seconde

de la foi et de la deacutesespeacuterance Le sujet theacuteologique lui-mecircme srsquoest ainsi deacutecouvert

tardivement sous lrsquoefficience de ce schegraveme causal comme le produit deacuteriveacute ndash lrsquoaffectiviteacute

seconde ndash de la puissance propre de la Parole spirituelle Mais la correacutelation de ces schegravemes

ne rend encore raison que des modaliteacutes drsquoune formalisation et drsquoun reacuteameacutenagement internes

des matiegraveres du discours theacuteologique Elle nrsquoexplique que les regravegles directrices et primitives

de leur engendrement Elle ne touche qursquoaux principes constructifs de leur reacuteameacutenagement

324

second de lrsquoeacuteconomie de la doctrine des scheacutemas structurels de lrsquoenchaicircnement topique de

la genegravese des matiegraveres theacutematiques secondaires etc

sect2 Lrsquoorientation et la formulation de la question de la meacutethode exeacutegeacutetique en 1521

Mais quid de la genegravese mecircme de ces trois ordres diffeacuterentiels Quid de lrsquoorigine des

principes recteurs de la construction du discours theacuteologique Ces schegravemes sont-ils des a

priori ou des axiomes de la scientia divina Sont-ils les derniers reacutesidus et les derniers

preacutesupposeacutes drsquoune tradition plus ou moins refouleacutee Crsquoest bien certes agrave partir de leurs

opeacuterations constructives que le systegraveme theacuteologique distribue ses reacutefeacuterences mateacuterielles et

deacuteploie ses ramifications argumentatives Crsquoest bien certes encore agrave partir de la charpente

dialectique des structures pures des loci finitionum que ces trois ordres diffeacuterentiels tirent le

fonds de leur efficience Et en cela se justifie lrsquoexistence de ce que nous deacutesignions plus haut

sous le titre drsquoune laquo deacuteduction dialectique de la theacuteologie raquo Cette deacuteduction doit se concevoir

comme la pratique de la deacuterivation ndash agrave partir des trois schegravemes relationnels originaires ndash des

fonctions drsquoorganisation des principes de structure et des matiegraveres secondaires du discours

Mais qursquoen est-il du mode drsquoengendrement de ces trois schegravemes originaires eux-mecircmes ndash au-

delagrave de leur seul arrimage formel dans la normativiteacute dialectique Pourquoi donc revecirctent-ils

finalement lrsquoallure que Melanchthon preacutetend leur faire porter En bref pourquoi la

contrarieacuteteacute matricielle de lrsquoEcriture serait-elle bien celle qui oppose en dernier recours la Loi

et lrsquoEvangile ndash le commandement et la promesse Et pourquoi la causaliteacute scripturaire serait

agrave entendre dans le sens exclusif drsquoune efficience affective de la Parole

Les principaux loci drsquoune discipline particuliegravere sont ndash nous lrsquoavons vu dans notre

chapitre sur la rheacutetorique ndash les exemplifications secondes des schegravemes dialectiques appliqueacutes

agrave une certaine matiegravere ou agrave une certaine reacutegion particuliegravere de discours En ce sens si la

dialectique peut bien constituer ndash et constitue de fait dans toute science leacutegitime ndash lrsquoautoriteacute

reacutegulatrice du deacuteveloppement theacutematique et de lrsquoordonnancement formel drsquoune matiegravere

discursive elle ne saurait jamais pour autant rendre raison de la donation mecircme de cette

matiegravere premiegravere La matiegravere discursive est toujours dans lrsquoeacutepisteacutemologie de Philippe

Melanchthon le preacutesupposeacute preacutealable le donneacute et le factum subi de la reconstruction

doctrinale Or la materia ou la clocircture discursive de la theacuteologie srsquoest reacuteveacuteleacutee ecirctre ndash nous

lrsquoavons dit encore ndash la Parole spirituelle elle-mecircme Et cette Parole spirituelle ne se laisse

toujours deacutecrire et attesteacutee que dans lrsquoautoriteacute unique du site de sa reacuteveacutelation biblique Crsquoest

325

donc agrave mecircme ce site biblique que nous devons pouvoir rendre raison de la geacuteneacuterativiteacute des

trois ordres relationnels primitifs de la theacuteologie meacutelanchthonienne Autrement dit et si lrsquoon

srsquoen tient agrave la lettre du programme wittenbergeois lrsquoEcriture ne doit pas seulement fournir les

matiegraveres subsidiaires des deacuteveloppements theacutematiques deacuteriveacutes de la somme mais encore

justifier de lrsquoengendrement des matiegraveres premiegraveres et de lrsquoemplissage positif des schegravemes

fondateurs eux-mecircmes

Crsquoest au point exact de cette probleacutematique que notre eacutetude rencontre la question du

statut de lrsquoexeacutegegravese dans la theacuteologie des Lieux Cette exeacutegegravese nous lrsquoavons vu doit savoir se

montrer fidegravele aux preacutetentions qui srsquoeacutenoncent sous lrsquoaxiome lutheacuterien de la Scriptura Sacra

sui ipsius interpres531 Si lrsquoEcriture est sa propre interpregravete et si lrsquointerpreacutetation se

laisse toujours entendre au sens de lrsquoextraction de la doctrina qui sommeille dans

une matiegravere textuelle alors ce ne sont pas seulement les thegravemes principes et

thegraveses mais encore les cleacutes constructives de la doctrine qui doivent affleurer agrave

mecircme le canon biblique Ce nrsquoest pas seulement la reacutefeacuterence aux codes isoleacutes de la

loi et de lrsquoeacutevangile qui doit pouvoir se rencontrer dans lrsquoEcriture mais aussi

lrsquoeacutevidence de la centraliteacute et de la dimension matricielle de leur contrarieacuteteacute Le

problegraveme de lrsquoexeacutegegravese se formule donc ici dans lrsquohorizon drsquoune question unique

comment peut-on rendre raison de la deacuterivation scripturaire des schegravemes

fondamentaux du discours theacuteologique et de ses principaux loci

Le problegraveme de lrsquoexeacutegegravese se pose dans la premiegravere theacuteologie de Wittenberg dans

les termes drsquoune critique de lrsquoalleacutegorie Et cette critique de lrsquoalleacutegorie se cristallise elle-mecircme

sur le terrain des discussions affeacuterentes aux conditions de lrsquoexeacutegegravese typologique Ce reacuteseau de

coiumlncidences ndash problegraveme geacuteneacuteral de lrsquoexeacutegegravese critique de lrsquoalleacutegorie problegraveme speacutecifique de

lrsquoexeacutegegravese typologique ndash ne dessine pas seulement lrsquoespace drsquoune rencontre et drsquoune

conjonction fortuites ni mecircme celui drsquoune simple co-extensiviteacute theacutematique Lorsque nous

disons que le problegraveme de lrsquoexeacutegegravese nrsquoest reacutefeacutereacute en 1521 agrave Wittenberg qursquoau contexte

argumentatif drsquoune critique geacuteneacuterale de lrsquoalleacutegorie et drsquoune eacutetude des conditions de la

typologie nous ne disons pas seulement que celui-lagrave nrsquoest qursquoun corolaire constant ndash mais

tout de mecircme en un sens autonome ndash de ceux-ci Nous disons bien plus le problegraveme de

lrsquoexeacutegegravese nrsquoexiste pas dans la theacuteologie de la premiegravere Reacuteforme sinon dans la perspective et

dans les termes restrictifs drsquoune discussion sur lrsquoalleacutegorie La discussion exeacutegeacutetique en 1521

dans son volet formel et meacutethodique comme dans son volet doctrinal ndash et nous verrons que

531 WA 7 97 20-32 Voir la premiegravere note de ce chapitre agrave ce sujet

326

les deux sont intimement correacuteleacutes ndash se contracte et srsquoabregravege dans le seul cercle drsquoune reacuteflexion

sur les ressources et les limites propres de la typologie

Par ce terme drsquo laquo exeacutegegravese typologique raquo le theacuteologien ou lrsquoexeacutegegravete entend deacutesigner

un mode drsquointerpreacutetation du texte veacuteteacutero-testamentaire conduit agrave partir de lrsquo laquo horizon

reacutegulateur raquo du Nouveau testament Lrsquoexeacutegegravese typologique engage donc le problegraveme

speacutecifique de lrsquouniteacute du canon biblique ndash par delagrave la scansion chronologique de lrsquoancien et du

nouveau testament ndash et la possibiliteacute de deacutecouvrir quelque chose comme une preacutefiguration du

Christ et de son royaume dans les textes de lrsquoeacutepoque laquo mosaiumlque raquo532 Lrsquoexeacutegegravese historico-

critique contemporaine533 nous a rendu en partie eacutetranger au sens de la difficulteacute speacutecifique

que pouvait revecirctir agrave lrsquoeacutepoque de Luther mais aussi depuis les premiers temps de la science

chreacutetienne la ceacutesure et lrsquounion des deux moments du canon biblique Depuis plus de deux

siegravecles en effet nous avons appris agrave douter de lrsquouniteacute mecircme de lrsquoAncien testament et agrave nous

rendre attentifs agrave la dispariteacute interne de ses eacutecrits sous tous les rapports de leur datation de

leurs auteurs du contexte historique de leur reacutedaction de lrsquointention de leur message de leur

style discursif etc Pour Melanchthon comme pour Luther lrsquoeacutecriture de lrsquoancien testament est

reacutefeacutereacutee par delagrave les diversiteacutes eacutevidentes des livres qui le composent agrave un auteur et agrave une

autoriteacute unique celle de Moiumlse

Lrsquouniteacute de lrsquoAncien Testament trouve donc dans lrsquouniteacute de cette reacutefeacuterence agrave la parole

mosaiumlque le fondement absolu de son eacutevidence propre Le preacutesupposeacute de cette uniteacute ndash qui

joue il faut le dire un rocircle absolument central dans lrsquoexeacutegegravese de la premiegravere theacuteologie de

Wittenberg ndash fournit drsquoavance agrave Melanchthon une grille de lecture univoque pour

lrsquointerpreacutetation du sens de la scansion des deux moments du canon scripturaire Cette scansion

doit ecirctre celle de la rupture de deux acircges de la Parole ndash une deacutechirure et un point drsquoinflexion

qui dessinent le pli et la contracture nourriciegraveres du temps et de lrsquohistoire de la reacuteveacutelation La

distinction de lrsquoancien et du nouveau testament est donc drsquoabord charpenteacutee par la ceacutesure

drsquoune faille temporelle ndash et non seulement par lrsquoopposition chronologique continue drsquoun

simple ordre de succession Nous verrons qursquoau scheacutema de cette opposition des acircges de la

Parole se greffe par suite la distinction radicale de deux logiques eacuteconomiques de deux

reacutegimes de discours et de deux phraseacuteologies distinctes En ce sens lrsquoacircge de lrsquoinstitution

532 De maniegravere geacuteneacuterale et comme nous le verrons par la suite crsquoest agrave lrsquoautoriteacute de Moiumlse que Melanchthon ouLuther ndash suivant en cela la tradition interpreacutetative ndash reacutefegraverent lrsquoeacutecriture de lrsquoAncien Testament Nous parleronsdonc parfois de laquo testament mosaiumlque raquo (toujours entre guillemets) pour deacutesigner la premiegravere partie du canon delrsquoEcriture533 Pour une introduction aux probleacutematiques touchant agrave lrsquoexeacutegegravese veacuteteacutero-testamentaire contemporaine voir parexemple H W Wolff Ancien Testament Problegravemes drsquointroduction Genegraveve Labor et Fides 1973 ou plusreacutecemment lrsquoouvrage collectif sous la dir de E Diana P Davies Cleacutes pour la pentateuque Genegraveve Labor etFides 2013

327

christique se verra drsquoabord interpreacuteteacute comme celui drsquoune innovation lexicale et drsquoune reacuteforme

des reacuteseaux seacutemantiques dans lesquels circule la parole vivante Et le problegraveme de lrsquoexeacutegegravese

typologique rencontrera ainsi drsquoembleacutee la conceptualiteacute speacutecifique de la discipline rheacutetorique

et par lagrave aussi les probleacutematiques qui se rattachent en geacuteneacuteral agrave lrsquousage drsquoun langage

figuratif En ce sens lrsquoeacutetude critique des conditions de possibiliteacute de lrsquointerpreacutetation

typologique finira par se confondre presque entiegraverement avec une meacuteditation plus large sur

le sens de lrsquoelocutio christique et sur les modes drsquoefficience de la parole vivante de lrsquoEsprit

sect3 Univociteacute ou litteacuteralisme Les flottements des mobiles de lrsquoaccusation de lrsquoexeacutegegravese quadruple

dans les Elementa de 1531

Nous partirons dans ce chapitre drsquoun bref parcours drsquoun traitement meacutelanchhtonien

laquo tardif raquo du problegraveme de lrsquoalleacutegorie celui des Elementa rhetorices de 1531 Nous savons

qursquoun long excursus sur les laquo quatre sens de lrsquoEcriture raquo prend place dans le deuxiegraveme livre

sur lrsquoelocutio agrave la suite immeacutediate de la premiegravere exposition de la theacuteorie des tropes534 Un

article de Philippe Buumlttgen publieacute en franccedilais sous le titre laquo Doctrine et alleacutegorie au deacutebut de

la Reacuteforme raquo535 revient longuement sur les deacuteveloppements de ce paragraphe qui compte

parmi les plus longs et les plus commenteacutes du manuel rheacutetorique536 Nous reprendrons en

partie les conclusions de cet article et partirons des difficulteacutes qursquoelles tendent agrave exhiber537

pour aborder par la suite le traitement laquo theacuteologique raquo de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique dans le manuel

de 1521 Nous verrons qursquoune eacutevidente filiation ndash aussi bien que la reacutemanence de difficulteacutes

communes ndash rattache le contenu systeacutematique des Elementa aux remarques exeacutegeacutetiques

disseacutemineacutes dans les lieux de la loi ceacutereacutemoniale et de lrsquoeacutevangile des premiers Loci communes

En 1521 lrsquoenseignement rheacutetorique sur les tropes et sur les figures est deacutejagrave tregraves largement

formaliseacute avant les Elementa rhetorices Melanchthon publie nous lrsquoavons vu les trois

534 laquo De quatuor sensibus sacrarum literarum raquo CR XIII [466 -474] 535 In Alleacutegorie des poegravetes alleacutegorie des philosophes Eacutetudes sur la poeacutetique et lrsquohermeacuteneutique de lrsquoalleacutegorie delrsquoAntiquiteacute agrave la Reacuteforme recueil publieacute sous la direction de Gilbert Dahan et Richard Goulet Paris VRIN 2005p 289-322536 P Mack A Moss et O Millet que nous avions rencontreacutes dans nos chapitres anteacuterieurs srsquoy attardentnotamment dans leurs ouvrages deacutejagrave reacutefeacuterenceacutes (respectivement Renaissance argument (p 321) Les recueils deslieux communs (p 218) Calvin et la dynamique de la parole (p 135))537 De maniegravere geacuteneacuterale crsquoest au programme esquisseacute agrave la fin de cet article que nous ordonnons lrsquoensemble decette eacutetude laquo En particulier au vu de lrsquoutilisation intensive de la meacutethode des lieux dans les commentaires neacuteo-testamentaires de Melanchthon il faudrait srsquointerroge sur le lien entre sens litteacuteral et lieu commun lrsquohypothegravesequi demande agrave ecirctre veacuterifieacutee est que les lieux communs sont ce qui permet le transfert du sens litteacuteral et sondeacuteveloppement agrave des fins de deacutemonstration ou drsquoamplification en dehors du texte qui le porte ndash une sortedrsquoalias dans lrsquoespace du commentaire et du precircche Pour pleinement comprendre cela il faudrait encore situer lescoordonneacutees exactes de lrsquohermeacuteneutique de Melanchthon entre dialectique grammaire et rheacutetorique raquo (ibid p320)

328

livres de la Rhetorica en 1519 et surtout les Institutiones rhetoricae presque en mecircme temps

que le manuel theacuteologique

Nous savons que le trope en geacuteneacuteral opegravere par substitution et par transfert de sens et

que ce transfert suppose une coniunctio ou une correacutelation objectives entre le sens litteacuteral et le

sens second de lrsquoexpression figurative Les modes possibles de cette correacutelation sont deacutelimiteacutes

et encadreacutes par les cinq laquo schegravemes purs raquo que sont les loci finitionum de la dialectique Sur ces

points et sur les ressorts theacuteoriques preacutecis de la theacuteorie des figures nous renvoyons le lecteur

agrave la derniegravere partie du troisiegraveme chapitre de notre eacutetude Lrsquoalleacutegorie en particulier agit selon

le locus de la similitude par laquo une sorte de comparaison538 raquo du terme premier et du terme

figureacute Lrsquooriginaliteacute remarquable de ce transfert comparatif tient dans le cas de lrsquoalleacutegorie au

fait que la pratique de la comparaison demeure en mecircme temps toujours implicite et

laquo cacheacutee raquo le terme originaire ou natif srsquoefface et disparaicirct spontaneacutement devant le terme

second et figural qui reste en mecircme temps et pour cette raison mecircme strictement anonyme

Dans lrsquoalleacutegorie la reacutefeacuterence reacuteelle ndash le sens second ndash du discours nrsquoest jamais expresseacutement

nommeacutee Crsquoest en vertu drsquoun contexte drsquousage drsquoune lexicalisation539 acquise ou de

lrsquoexpression explicite preacutealable de la deacutecision du transfert de sens que lrsquoauditeur ou le lecteur

peut remonter le fil qui lie le sens ordinaire du mot (par exemple la colombe) agrave sa

signification alleacutegorique (la paix) Cette remarque que Melanchthon reacutepegravete immeacutediatement

avant lrsquoouverture de son paragraphe de quatuor sensibus sacrarum literatum renferme dans le

champ de la probleacutematique exeacutegeacutetique et par delagrave lrsquoapparence de sa trivialiteacute une

importance insigne si la reacutefeacuterence reacuteelle et le sens second de lrsquoalleacutegorie sont toujours

masqueacutes sous le sens premier il nous faut dire aussi que lrsquoassignation mecircme de cette

reacutefeacuterence nrsquoest par principe jamais certaine Que Melchiseacutedech540 signifie Christ sous le mode

538 Voir Melanchthon CR XIII [466] Lrsquoallegravegoria (en grec dans le texte) est le dernier trope agrave ecirctre preacutesenteacute dans lapremiegravere partie de la theacuteorie de lrsquoelocutio Lrsquoalleacutegorie est dite reacutesideacutee non dans le laquo mot raquo (verba) mais dans lelaquo sens raquo (sententia) du discours Crsquoest par le lieu de la similitude (comme la meacutetaphore) que le transfert de sens yopegravere539 En linguistique contemporaine un trope est dit laquo lexicaliseacute raquo quand il est laquo passeacute dans le lexique raquo drsquounelangue ndash quand il accegravede au statut de lemme Autrement dit le trope lexicaliseacute devient seulement un deuxiegravemeusage du mot initial Nous emploierons reacuteguliegraverement ce terme de laquo lexicalisation raquo qui convient parfaitement agravela theacuteorie lutheacuterienne ou meacutelanchthonienne des tropes comme nous le verrons crsquoest en effet par une forme delexicalisation immeacutediate de ses figures tropiques que Christ opegravere dans lrsquoinstitution de sa phraseacuteologie540 Melanchthon discutera de lrsquoexeacutegegravese quadruple agrave partir de lrsquoexemple du psaume 110 qui se reacutefegravere preacuteciseacutementagrave cet ordre sacerdotal de Melchiseacutedech (laquo Tu es precirctre pour toujours agrave la maniegravere de Melchiseacutedech raquo) La figurede Melchiseacutedech se precircte particuliegraverement agrave la discussion sur le sens de lrsquointerpreacutetation typologique de lrsquoA Tpuisque lrsquoeacutepicirctre aux Heacutebreux [7] reacutefegravere elle-mecircme le sacerdoce du laquo roi de paix raquo agrave lrsquoinstitution anticipeacutee duregravegne christique De maniegravere geacuteneacuterale les premiers reacuteformateurs se sont clairement laquo inspireacutes raquo de la meacutethodepratiqueacutee dans le septiegraveme chapitre de lrsquoeacutepicirctre pour la formalisation de leur doctrine de la preacutefiguration discussion terminologique et deacuteveloppement lexical de lrsquoargumentation (en lrsquooccurrence agrave partir de lrsquoanalyse desimplications implicites du nom propre Melchiseacutedech roi de justice roi de paix etc) deacuterivation reacutetrospective dela preacuteexistence agrave soi du Christ sous une allure drsquoinfeacuterence (celui qui est beacuteni est infeacuterieur agrave celui qui beacutenit donclrsquoordre de Melchiseacutedech est supeacuterieur agrave lrsquoordre drsquoAaron etc) Nous avons placeacute le septiegraveme chapitre de lrsquoEpicirctre

329

drsquoune reacutefeacuterence alleacutegorique crsquoest lagrave un fait qui est par naissance agrave la fois toujours possible et

toujours en mecircme temps incertain Cette constance de lrsquoincertitude appartient agrave lrsquoessence et agrave

logique structurelle de lrsquoalleacutegorie Lrsquoalleacutegorie ouvre donc bien lrsquoespace drsquoune speacuteculation

hors-sol au sens drsquoabord litteacuteral drsquoune recherche sans laquo prise textuelle raquo et sans ancrage ferme

dans le discours interpreacuteteacute

Crsquoest preacuteciseacutement lrsquoimpeacuteratif de certitude interpreacutetative qui fournira agrave Melanchthon

le premier mobile de son accusation de lrsquohermeacuteneutique figurative Apregraves avoir rappeleacute les

quatre termes du scheacutema seacutemantique standard de lrsquoexeacutegegravese quadruple ndash sens historique

tropologie alleacutegorie anagogie ndash notre auteur en vient ainsi agrave accuser drsquoembleacutee la laquo laceacuteration

du sens raquo qui suit de son application systeacutematique pour lrsquointerpreacutetation de la lettre

scripturaire

laquo Certains ont stupidement enseigneacute qursquoil y a quatre sens de lrsquoEcriture le litteacuteral letropologique lrsquoalleacutegorique et lrsquoanagogique et sans discernement ils ont interpreacuteteacute tous lesversets de lrsquoEcriture tout entiegravere de cette faccedilon quadruple Il nrsquoest pas difficile de montrercombien le proceacutedeacute est deacutefectueux Le discours devient en effet incertain quand il est deacutechireacuteen tellement de significations diffeacuterentes Mais ces sornettes furent inventeacutees par des incultesqui ne posseacutedant aucun art du dire et voyant cependant que lrsquoEcriture est pleine de figuresne furent pas capables de juger comme il faut des figures Ils furent par conseacutequentcontraints drsquoinventer une nouvelle rheacutetorique comme lorsqursquoils ont interpreacuteteacute cette phrase Tu es precirctre pour toujours selon lrsquoordre de Melchiseacutedech541 raquo

La viseacutee de la certitude qui commande la pratique exeacutegeacutetique et qui srsquoeacutenonce

drsquoabord comme lrsquoexigence de lrsquouniciteacute du sens scripturaire se conccediloit ici aussi comme le

principe drsquoun confinement au sens litteacuteral Si la multiplication des eacutechelles de significations

rend le texte biblique incertain crsquoest en srsquoassignant agrave la stricte litteacuteraliteacute du texte biblique que

lrsquointerpregravete se meacutenagera lrsquoaccegraves agrave la certitude derniegravere de lrsquoEcriture Lrsquoexactitude

interpreacutetative ndash telos dernier de toute activiteacute exeacutegeacutetique ndash se voit donc encadreacutee par les deux

preacuteceptes de lrsquouniciteacute du sens et de lrsquoamarrage dans la litteacuteraliteacute Nous verrons que le

flottement entre ces deux ordres drsquoimpeacuteratifs ndash fideacuteliteacute au sens litteacuteral exigence drsquouniciteacute

seacutemantique ndash structure constamment lrsquoaccusation meacutelanchthonienne de lrsquoalleacutegorie Si le

reacuteformateur tend parfois agrave les rapprocher voire agrave les identifier rigoureusement crsquoest en

aux Heacutebreux en annexe dans la traduction œcumeacutenique de la Bible541 Nous suivons la traduction de Ph Buumlttgen sauf pour le terme de laquo nugae raquo que nous avons systeacutematiquementrendu par le franccedilais laquo sornette raquo laquo Quidam enim inepte tradiderunt quatuor esse scripturae sensus LitteralemTropologicum Allegoricum et Anagogicum Et sine discrimine omnes versus totuius scripturae quadrifariaminterpretati sunt Id autem quam sit viciosum facile iudicari potest Fit enim incerta oratio discerpta in totsententias Sed has nugas commenti sunt homines illiterati qui cum nullam dicendi rationem tenerent et tamentviderent scripturam plenam esse figurarum non potuerunt aptae de figuris iudicare raquo CR XII 466

330

drsquoautres occasions agrave lrsquoallure drsquoune inclusion ou drsquoune subordination unilateacuterale que renvoie

lrsquoapparence de leur articulation

Le jeu des ordres drsquoanteacuterioriteacute et de la hieacuterarchie des praeceptorum de lrsquoexeacutegegravese

surdeacutetermine en un sens la construction argumentative de lrsquoaccusation de lrsquointerpreacutetation

figurative et y laisse en tout cas constamment se nouer pour le commentateur la trace drsquoune

difficulteacute et drsquoune tension doctrinales Quel motif lrsquoimpeacuteratif de certitude prescrit-il donc

drsquoabord et avant tout agrave lrsquointerpregravete la restriction agrave la litteacuteraliteacute ou la simple exigence

drsquouniciteacute du sens Ces mobiles ne semblent jamais pleinement coiumlncider si lrsquoon srsquoen tient au

second une certaine interpreacutetation figurative peut se voir en certaines circonstances et dans

les limites drsquoune signification unique autoriseacutee si lrsquoon srsquoen tient au premier lrsquoalleacutegorie doit

ecirctre en revanche exclue sans reste de lrsquoactiviteacute interpreacutetative Cette fluctuation des mobiles de

la critique a eacuteteacute remarqueacutee et tregraves nettement caracteacuteriseacutee dans lrsquoarticle de Ph Buumlttgen

mentionneacute plus haut Nous nrsquoy reviendrons que pour montrer qursquoil se trouve sans doute

encore forci dans le contexte discursif qui est celui des premiers Loci communes de 1521

sect4 Problegraveme des figures et problegraveme de la typologie le jeu drsquoune identification latente

La critique de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique va se centrer essentiellement sur le cas de

lrsquoexeacutegegravese typologique comme la derniegravere citation et la reacutefeacuterence au psaume 110 ndash dont

Melanchthon reprendra lrsquointerpreacutetation quadruple ndash le laissaient deacutejagrave suffisamment pressentir

Dans la logique de lrsquoargumentation meacutelanchthonienne les distinctions internes aux diffeacuterentes

eacutechelles de sens spirituel de lrsquoexeacutegegravese quadruple sont tregraves vite traverseacutees et effaceacutees sous le

mobile unique drsquoune accusation geacuteneacuterale de lrsquointerpreacutetation figurative de la Bible Crsquoest ainsi

agrave rabattre le problegraveme du sens tropologique et du sens anagogique sur la difficulteacute globale

drsquoune interpreacutetation alleacutegorique de lrsquoEcriture que notre auteur srsquoattachera drsquoabord dans la

premiegravere partie du paragraphe Usant des ressources de lrsquoeacutetymologie Melanchthon montera

par exemple que la laquo tropologie raquo deacutesigne moins au deacutepart lrsquoeacutechelle de la signification

morale de la Bible ndash le renvoi des actes des chroniques des propheacuteties des lois agrave lrsquoinstitution

drsquoune norme comportementale et eacutethique ndash que le simple usage des ressources figuratives de

la rheacutetorique dans lrsquoexeacutegegravese

laquo Ils ont appeleacute tropologie [en grec dans le texte tropologian] le transfert vers le sensmoral ce en quoi ils ont deacutetourneacute le nom de son usage Car la tropologie nrsquoa rien agrave voir aveclrsquointerpreacutetation morale des discours mais exprime en geacuteneacuteral simplement quelque chose de

331

figuratif [hellip] Comme lorsqursquoil est dit laquo Je porterai la calice du salut raquo [Psaume 115 dans latraduction de la Vulgate] cest-agrave-dire je supporterai les afflictions et les peines Le trope[tropos en grec] ici ne signifie par les mœurs mais le transfert de la signification originaledrsquoun mot vers une signification voisine542 raquo

De la mecircme maniegravere lrsquoanagogie se verra encore renvoyeacutee sous lrsquoeffet drsquoune

enquecircte des racines terminologiques du mot agrave un simple mode drsquointerpreacutetation alleacutegorique

Quant agrave lrsquoalleacutegorie elle-mecircme elle sera reacuteduite agrave la pratique de lrsquoexeacutegegravese typologique et en

lrsquooccurrence agrave la reacutefeacuterence unique agrave lrsquoeacutevegravenement de la Cegravene

laquo En troisiegraveme lieu suit lrsquoalleacutegorie qui se rapporte agrave lrsquoEglise et plus preacuteciseacutement au Christcomme lorsqursquoon dit laquo le precirctre selon lrsquoordre de Melchiseacutedech est Christ raquo en se reacutefeacuterantalors au dernier repas543 raquo

La strateacutegie de Melanchthon consistera alors agrave reconduire lrsquoensemble des trois sens

spirituels de lrsquoexeacutegegravese quadruple au seul problegraveme de lrsquointerpreacutetation figurative Pour ce faire

notre auteur tendra drsquoune part agrave montrer que tous les eacutetages seacutemantiques spirituels ndash donc

aussi lrsquoanagogie et la tropologie ndash constituent des modes particuliers drsquoalleacutegorie et drsquoautre

part que lrsquoalleacutegorie veacuteritable ne doit pas ecirctre entendue comme une eacutechelle autonome et

permanente du sens biblique mais comme un simple trope qui appartient partant toujours agrave la

seule logique et agrave la seule eacuteconomie du sens litteacuteral Crsquoest ainsi que Melanchthon pourra

conserver simultaneacutement les trois exigences apparemment incompatibles de la fideacuteliteacute agrave la

lettre de lrsquouniciteacute de la signification scripturaire et de la reconnaissance du fait de

lrsquoexistence drsquoun langage figuratif dans lrsquoEcriture

laquo Pour le reste nous nous souviendrons que ce qursquoil faut partout chercher crsquoest unesignification unique certaine et simple selon les regravegles de la grammaire de la dialectique etde la rheacutetorique Car un discours qui nrsquoa pas une signification unique et simple nrsquoenseignerien de certain Si des figures apparaissent celles-ci ne doivent pas engendrer unemultipliciteacute de sens mais bien conformeacutement agrave lrsquoallure geacuteneacuterale du discours une seulesignification adapteacute aux regravegles de la langue et conforme au contexte544 raquo

542 laquo Hanc translationem ad mores vocabant tropologian cum quidem in hac voce errarent aliud enim significat tropologia videlicet non sermonem aut interpretationem de moribus se in genere quidquid figurate effertur ut Calicem salutarem accipiam id est perferam adflictiones atque aerumnas Nam tropos hoc loco significat moressed vocem versam a nativa significatione ad vicinam raquo CR XIII 467543 laquo Tertio loco allegoria sequebatur quae pertinebat ad Ecclesiam aut si quis dexterius tractabat ad Christum ut Tu Christe es sacerdos secundum ordinem Melchisedech referebantque id tantum ad coenam Domini raquo CRXIII 467544 laquo Caeterum nos meminerimus unam quandam ac certam et simplicem sententiam ubique quaerendam esseiuxta praecepta grammaticae dialecticae et rhetoricae Nam oratio quae non habet unam ac simplicemsententiam nihil certi docet Si quae figurae occurent hae non debent multos sensus parere sed iuxtaconsuetudinem sermonis unam aliquam sententiam quae ad caetera quadret quae dicuntur raquo ibid 468

332

Lrsquointerpregravete rencontre en certaines occasions lrsquoemploi drsquoun langage litteacuteralement

figuratif Ces figures se conforment agrave lrsquointention reacutedactionnelle de lrsquo laquo auteur de lrsquoEcriture raquo

et constituent donc au sens le plus plein du terme le sens laquo historique raquo du passage en

question Impeacuteratif drsquouniciteacute et exigence de litteacuteraliteacute se confondent ainsi rigoureusement et

meacutenagent pareillement dans lrsquoespace mecircme de leurs contraintes hermeacuteneutiques la marge

pour la deacutecouverte occasionnelle de figures de style Cette deacutecouverte exeacutegeacutetique des figures

ne doit srsquoentendre ni comme la reconstruction seacutemantique du jeu drsquoun symbolisme constant

ni comme la speacuteculation hors-sol de lrsquo laquo alleacutegorie raquo au sens de lrsquoexeacutegegravese classique elle nrsquoest

que la suite du recueil attentif des tropes effectivement pratiqueacutes par lrsquoauteur du canon

scripturaire Crsquoest agrave partir de lrsquoexemple drsquoune typologie que Melanchthon eacuteclairera le fait de

cette laquo figurativiteacute litteacuterale raquo de la Bible Se reacutefeacuterant toujours agrave lrsquointerpreacutetation du psaume

110 notre auteur notera ainsi

laquo Dans le cas du passage que nous avons citeacute laquo Tu es precirctre etc raquo il faut consideacuterer lanarration dans son ensemble et il faut se reacutefeacuterer aux circonstances qui parle et de quelpersonne parle-t-on Ainsi on voit que de nombreux passages ne se rapportent pas agrave Davidmais au roi eacuteternel qui accomplit un nouvel ordre sacerdotal rendant caduc lrsquoordre leacutevitiqueOn peut donc constater que le psaume ne parle de rien sinon de Christ Il est question ausein mecircme du sens historique de lrsquoordre du sacerdoce du Christ545 raquo

Dans le cas du psaume 110 les laquo regravegles de la langue raquo aussi bien que la

consideacuteration inteacutegrale du laquo contexte raquo de la formulation du discours nous contraignent

pareillement agrave preacutesumer la stricte litteacuteraliteacute de la reacutefeacuterence au Christ Lrsquoexpression mecircme de

cet laquo ordre de Melchiseacutedech raquo auquel la royauteacute de David se voit rattacheacutee ne peut jamais

deacutesigner rien drsquoautre dans les circonstances qui sont celles de son eacutenonciation que lrsquoordre du

nouveau sacerdoce christique lui-mecircme Aucun ordre sacerdotal en vigueur agrave lrsquoeacutepoque du

regravegne du roi David ne peut en effet preacutetendre constituer la reacutefeacuterence contemporaine et

directe de cet ordre laquo eacuteternel raquo dont le psautier nous rend teacutemoignage Il nrsquoy a donc ici aucun

sens litteacuteral tenable en dehors de la reacutefeacuterence typologique cest-agrave-dire en dehors du renvoi agrave

lrsquoeacutevegravenement de la Cegravene du Christ Crsquoest lrsquousage rigoureux et lrsquoapplication attentive des

preacuteceptes des diffeacuterents artes disserendi qui permettent agrave lrsquointerpregravete de deacutegager cette

545 laquo Ut in isto loco quem citavimus Tu es sacerdos etc Initio tota narratio percurrenda est et quaerrendaecircumstantiae quis loquatur de qua persona loquatur Hic reperiemus pleraque membra nihil pertinere adDavidem sed ad quendam perpetuum regem qui novo quodam sacerdotio fungetur antiquatio LeviticoConstituendum est igitur quod hic Psalmus de uno ac solo Christo loquatur et literalis sensus seu historicus inhoc versu erit de Christi sacerdotio raquo CR XIII 468

333

litteacuteraliteacute typologique du psaume davidique ndash nous reviendrons sur ce point par la suite

Lrsquointerpreacutetation scripturaire ne rencontre donc lrsquoalleacutegorie que dans le cas ougrave celle-ci appartient

de fait au sens historique et premier de la source textuelle La recherche de la figure nrsquoautorise

en cela aucune transgression des limites prescrites par le litteacuteralisme

sect5 Les exceptions de lrsquoanti-alleacutegorie lrsquoinflation topique du sens textuel

Pourtant la rigueur apparente de cette clause de confinement au litteacuteral semble par

ailleurs preacutevoir aussi certaines conditions drsquoameacutenagements ndash et mecircme certaines occasions de

dispense et de deacuterogations Renvoyant aux commentaires lutheacuteriens du Deuteacuteronome

Melanchthon remarque qursquoil semble srsquoy pratiquer ndash et leacutegitimement ndash une certaine forme

drsquoinflation interpreacutetative Luther y pratique lrsquo laquo interpreacutetation multiple raquo et cette

interpreacutetation laquo engendre des alleacutegories raquo546 Comment justifier de la possibiliteacute de cette

inflation de sens Le maicirctre lutheacuterien serait-il soustrait aux regravegles que semblent pourtant

commander lrsquoexigence permanente de certitude Ecoutons ici la reacuteponse des Elementa agrave ces

quelques interrogations

laquo Il y a des commentaires de Luther au sujet du Deuteacuteronome et de certains Prophegravetes quimontrent ce qui est le plus adapteacute pour ce genre drsquointerpreacutetations Ici les alleacutegories ne noussont pas livreacutees toutes seules avant cela lrsquohistoire elle-mecircme est transfeacutereacutee vers les lieuxcommuns de la foi et des œuvres et crsquoest de ces lieux que naissent ensuite les alleacutegoriesMais cette meacutethode ne peut ecirctre saisie que si lrsquoon possegravede une connaissance parfaite de ladoctrine chreacutetienne547 raquo

Une laquo parfaite connaissance de la doctrine raquo ndash cest-agrave-dire la maicirctrise de ses

principaux lieux communs ndash autorise une certaine infraction au principe de lrsquouniciteacute de la

signification scripturaire Lrsquointerpregravete qui maicirctrise agrave fond la doctrina christianae peut dans

une certaine mesure et sur la base de lrsquousage des lieux communs theacuteologiques deacutemultiplier

les matiegraveres les thegravemes et les significations drsquoun passage textuel selon les outils de

lrsquoanalytique dialectique (cest-agrave-dire comme nous le savons les modi finitionum) En ce sens

crsquoest agrave partir de ces lieux communs que les alleacutegories ndash comprises ici selon la simple

acception drsquoun mode de reacutefeacuterence par signification deacuteriveacutee ndash laquo naissent raquo ou laquo croissent raquo

546 Ibid 470547 laquo Extant Lutheri commentarii in Deuteronomium et in quosdam Prophetas qui ostendunt quid in hoc genere enarrandi maxime deceat Hic non traduntur solae allegoriae sed prius historia ipsa transfertur ad locos communes fidei et operum deinde ex locis illis nascuntur allegoriae Sed hanc rationem nemo imitari sine excellenti doctrina potest raquo CR XIII 470

334

(laquo nascuntur raquo) La dialectique et la connaissance positive de la doctrine secondent donc les

instruments grammaticaux de lrsquointerpreacutetation litteacuterale dans le sens drsquoune inflation

laquo alleacutegorique raquo de la matiegravere discursive de lrsquoEcriture Les loci communes assument par lagrave et

selon lrsquoexpression de Ph Buumlttgen laquo une fonction de deacuteveloppement controcircleacute drsquoun texte-

source raquo Mais la leacutegitimiteacute de cette pratique tient alors au fait que lrsquointerpregravete ne projette pas

drsquoembleacutee des alleacutegories sur le sens litteacuteral de lrsquoEcriture mais les laisse naicirctre apregraves coup par

lrsquoapposition des lieux doctrinaux

Si cette fonction hermeacuteneutique des lieux communs et son rapport agrave la laquo matrice

dialectique raquo de la doctrine ont eacuteteacute en partie clarifieacutes au cours de nos eacutetudes preacuteceacutedentes (nous

renvoyons ici notre lecteur au deuxiegraveme et troisiegraveme chapitre de cette eacutetude et

particuliegraverement agrave lrsquoeacutetude des modes deacutefinitionnels du laquo deacuteveloppement theacutematique raquo drsquoune

matiegravere textuelle) un certain nombre de difficulteacutes demeurent pourtant qui concernent plus

speacutecifiquement le problegraveme interpreacutetatif dans sa speacutecificiteacute theacuteologique

a) Nous avions rencontreacute au deacutepart le problegraveme geacuteneacuteral de lrsquoexeacutegegravese comme celui

des conditions de lrsquoengendrement scripturaire des loci et mentionnant la stricte coiumlncidence

discursive du problegraveme exeacutegeacutetique global avec celui plus restreint des mobiles de la critique

de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique nous nous eacutetions lanceacute agrave lrsquoassaut des formulations rheacutetoriques

de cette critique espeacuterant y trouver des indices propres agrave enrichir notre quecircte initiale sur les

conditions de la genegravese biblique de la doctrine Or voilagrave que le problegraveme est ici

rigoureusement renverseacute Nous cherchions dans lrsquoeacuteconomie de la critique de lrsquoalleacutegorie ce

qui pouvait justifier lrsquoideacutee lutheacuterienne selon laquelle Scriptura Sacra sui ipsius

interpres548 et nous voilagrave parvenus agrave la conclusion inverse que les lieux communs

de la doctrine sont les conditions neacutecessaires et constantes drsquoune interpreacutetation

exacte Nous nrsquoavons donc pas fait un pas au terme de ce premier survol des

Elementa vers la reacutesolution de la question de lrsquoengendrement scripturaire des loci

communes Au contraire nous avons mecircme rajouteacute au mystegravere de cet

engendrement la difficulteacute suppleacutementaire du laquo cercle hermeacuteneutique raquo de lrsquointer-

conditionnement du commencement et de la fin de lrsquoactiviteacute exeacutegeacutetique Que les

lieux communs puissent servir apregraves coup de guide et de principe drsquoencadrement

dans le deacuteveloppement mateacuteriel des ressources interpreacutetatives drsquoune lecture de

lrsquoEcriture crsquoest lagrave une chose qui nous paraicirct maintenant tout agrave fait claire mais

comment donc cette Ecriture peut-elle en mecircme temps nous fournir drsquoelle-mecircme et

548 Voir agrave ce sujet la premiegravere note de ce chapitre

335

en elle-mecircme les cleacutes de cette ressource interpreacutetative Qursquoest-ce donc qui me

permet de reconnaicirctre comme lieu commun ce qui nrsquoest au deacutepart qursquoun terme nu

dans la jungle discursive du canon biblique Pourquoi la somme de la laquo doctrine

chreacutetienne raquo srsquoabregravegerait-elle donc finalement dans les termes du peacutecheacute de la loi de

lrsquoeacutevangile et de la foi ndash et non pas par exemple dans ceux de la guerre de la paix

de la richesse ou du peuple (donc il ne serait pas difficile de montrer qursquoils saturent

aussi et communeacutement les deacuteveloppements theacutematiques de lrsquoAncien et du Nouveau

Testament)

b) Par ailleurs le problegraveme du flottement de lrsquoordre des prioriteacutes des diffeacuterents

mobiles de lrsquoaccusation exeacutegeacutetique ne semble pas ici pleinement reacutesolu En lui srsquoengage aussi

la question deacutecisive du rocircle et de la part respectives des moments de la recomposition

dogmatique et de la stricte interpreacutetation dans la clocircture de lrsquoactiviteacute exeacutegeacutetique

Successivement Melanchthon semble avoir drsquoabord reacutefeacutereacutee lrsquoexigence drsquoexactitude agrave

lrsquoimpeacuteratif de litteacuteraliteacute puis aligneacute voir confondu ce dernier avec le seul principe

drsquounivociteacute seacutemantique et enfin celui-ci semble avoir eacuteteacute lui-mecircme tregraves largement suspendu

dans lrsquoespace drsquoune deacuterogation accordeacutee agrave certains types drsquo laquo interpreacutetations multiples raquo

Crsquoest en dernier recours agrave la doctrine seule qursquoest revenue la charge de deacutefinir et de supporter

la normativiteacute deacutefinitive de la pratique exeacutegeacutetique Mais comment ce principe de centraliteacute

doctrinale informe-t-il en retour les exigences anteacuterieures de litteacuteraliteacute et de certitude Dans

quelle mesure lrsquoinflation seacutemantique agrave lrsquoœuvre dans lrsquointerpreacutetation laquo doctrinale raquo de la Bible

srsquoaccorde-t-elle encore au moins partiellement avec lrsquoimpeacuteratif du litteacuteralisme A creuser plus

avant la question nous verrions qursquoelle finit par se conjoindre tregraves rigoureusement avec notre

problegraveme anteacuterieur dire en effet que lrsquoactiviteacute interpreacutetative peut ecirctre agrave la fois doctrinale et

litteacuterale crsquoest encore et toujours reacutefeacuterer la doctrine elle-mecircme au fonds de reacuteserve de sa

source scripturaire

c) Enfin nos premiers commentaires sur les Elementa ne legravevent que partiellement

les mystegraveres qui srsquoattachent encore agrave cette centraliteacute typologique du problegraveme de lrsquoexeacutegegravese

alleacutegorique Alors mecircme que Melanchthon tend agrave infleacutechir le sens de lrsquo laquo alleacutegorie exeacutegeacutetique

raquo en la deacutefaisant durement de ses liens avec lrsquoacception initiale qursquoelle revecirct dans le cercle de

lrsquoexeacutegegravese quadruple de la theacuteologie meacutedieacutevale crsquoest pourtant bien toujours sur le problegraveme de

lrsquoalleacutegorie au sens traditionnel de la typologie que se concentrent finalement la difficulteacute et

les reacutefeacuterences constantes de la theacuteorie preacutesenteacutee Ce paradoxe apparent doit retenir toute notre

attention Si lrsquo laquo alleacutegorie raquo de lrsquoexeacutegegravese meacutelanchhtonienne ne deacutesigne plus lrsquoeacutechelle

seacutemantique de lrsquoexeacutegegravese laquo scolastique raquo mais le simple laquo trope raquo ou la laquo figure de styleraquo qui

336

se rencontre parfois et litteacuteralement dans lrsquoeacuteconomie mecircme de lrsquoEcriture Sainte alors

pourquoi continuer agrave reacutefeacuterer constamment les exemples drsquoalleacutegories au seul cas de

lrsquointerpreacutetation typologique Lrsquoexemple du psaume davidique et du sacerdoce de

Melchiseacutedech ndash qui joue un rocircle argumentatif central dans la dispositio du paragraphe ndash

confirme encore le fait de cette centraliteacute Drsquoougrave vient donc en derniegravere instance ce tropisme

de lrsquoattention exeacutegeacutetique sur le seul cas de lrsquointerpreacutetation laquo preacutefigurative raquo de lrsquoancien

testament

sect6 Retour aux loci communes de 1521 la critique de lrsquoalleacutegorie dans le locus de evangelio et le

problegraveme de lrsquoanticipation veacuteteacutero-testamentaire de lrsquoEvangile

Crsquoest ici qursquoil nous faut revenir un temps ndash et une derniegravere fois ndash aux premiers Loci

communes de Melanchthon Dans lrsquoeacuteconomie du manuel theacuteologique de 1521 la question de

lrsquoexeacutegegravese typologique est discuteacutee agrave lrsquooccasion du locus de evangelio549 Cette discussion qui

constitue le nerf de la theacuteorie meacutelanchthonienne de lrsquoEvangile se voit motiveacutee par la

formulation preacutealable drsquoune interrogation tregraves banalement lexicale peut-on qualifier

drsquo laquo eacutevangeacuteliques raquo au sens propre du terme un certain nombre de paroles tireacutees du texte

veacuteteacutero-testamentaire Ou lrsquo laquo eacutevangeacutelisme raquo de certains livres et de certains passages de

lrsquoAncien Testament nrsquoest-il toujours que symbolique Cette question premiegravere qui srsquoeacutenonce

ndash comme souvent dans les Lieux ndash dans les termes drsquoune investigation drsquoabord

terminologique se diffracte par suite et notamment apregraves la deacutefinition de lrsquo laquo eacutevangile raquo

comme laquo promesse raquo et laquo consolation raquo selon la voie de deux interrogations correacuteleacutees mais

distinctes

a) Peut-on deacutecouvrir dans lrsquoancien testament un mode de parole qui srsquoidentifie ou

du moins srsquoapparente agrave celui de la promesse ndash consolation gracircce remise de dettes reacutemission

des fautes

b) Peut-on rapprocher cette promesse veacuteteacutero-testamentaire ndash si elle existe ndash de

lrsquoEvangile christique sous un lien de synthegravese comme ceux de la preacutefiguration ou de

lrsquoanticipation

Crsquoest autour de cette cateacutegorie de la preacutefiguration ndash en elle reacutesonne toujours la

racine lexicale de la laquo figure raquo ndash que se cristallisera finalement le deacutebat sur lrsquoexeacutegegravese549 Dont nous avons deacutejagrave eu agrave parler dans notre chapitre preacuteceacutedent dans le cadre drsquoune eacutetude plus structurelle dusens de lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile Nous revenons ici en deacutetail agrave la question du Quid Evangelium elle-mecircme voir agrave ce sujet Melanchthon Loci op cit p 162 ndash 176 4[10 ndash 48]

337

typologique dans les premiers Loci communes Nous citons ici agrave nouveau lrsquoouverture du locus

de evangelio en ajoutant agrave notre reacutefeacuterence initiale les longs deacuteveloppements successifs sur

lrsquoanticipation des laquo promesses obscures du Christ raquo dans lrsquoancien testament

laquo De la mecircme maniegravere que la loi est ce qui prescrit le droit et reacutevegravele le peacutecheacute lrsquoeacutevangile estla promesse de la gracircce et de la miseacutericorde divine qui est le pardon du peacutecheacute et le testamentde la bienveillance de Dieu agrave notre eacutegard Par ce testament notre acircme est assureacutee de labienveillance de Dieu Par lui nous croyons que toutes nos fautes ont eacuteteacute pardonneacutees etnous sommes raffermis dans notre amour et nos louanges de Dieu assureacutes drsquoecirctrebienheureux et de le rejoindre comme nous lrsquoexpliquerons plus avant en discutant dupouvoir de lrsquoEvangile Christ est la garantie de toutes ces promesses et pour cette raisonnous devons reacutefeacuterer agrave lui seul toutes les promesses de lrsquoEcriture Parce que Christ a drsquoabordeacuteteacute reacuteveacuteleacute obscureacutement mais apregraves cela il srsquoest fait connaicirctre avec de plus en plus declarteacute Ainsi apregraves qursquoAdam ait chuteacute et ait eacuteteacute voueacute agrave la mort eacuteternelle il aurait certainementpeacuteri si le Seigneur ne lrsquoavait pas consoleacute par la promesse de la gracircce Dieu deacutecrit la tyranniedu peacutecheacute quand il dit au serpent laquo Je mettrai une inimiteacute entre toi et la femme entre tadescendance et sa descendance raquo et immeacutediatement apregraves la victoire est promise laquo Ladescendance de la femme te frappera agrave la tecircte raquo [Gn 3 15] [hellip] Crsquoest lagrave la premiegraverepromesse le premier eacutevangile Par celui-ci Adam a eacuteteacute consoleacute et il a pu concevoir la fermeespeacuterance de son salut Ainsi il a eacuteteacute aussi justifieacute Et par la suite la promesse a eacuteteacute faite agraveAbraham que dans sa descendance toutes les nations de la terre seraient beacuteniesCertainement cette promesse ne peut pas ecirctre comprise si elle nrsquoest pas reacutefeacutereacutee agrave Christ CarChrist est assureacutement les entrailles drsquoAbraham dans lesquelles ceux qui ont eacuteteacute sauveacutes sontreccedilus En drsquoautres termes ont eacuteteacute sauveacutes ceux qui ont cru agrave la promesse faite agrave Abraham Etcrsquoest cette promesse que le nouveau testament proclame constamment Le lecteur attentifpourra ainsi rassembler toutes les promesses qui concernent Christ sous ce lieu550 raquo

Et Melanchthon de citer par suite lrsquoexemple des promesses de Deuteacuteronome 18[18-

19] ndash la promesse de la venue drsquoun prophegravete ndash de Samuel 2 7[12-13] ndash promesse de

lrsquoheacutereacutediteacute du trocircne de David ndash ou des livres drsquoEzeacutechiel et drsquoEsaiumle Toutes ces promesses sont

reacutefeacutereacutees conformeacutement au projet interpreacutetatif esquisseacute dans notre citation agrave lrsquoeacutevegravenement

550 laquo Sicut lex est qua recta mandatur qua peccatum ostenditur ita evangelium est promissio gratiae seumisericordiae dei adeoque condonatio peccati et testimonium benevolentiae dei erga nos quo testimonio certianimi nostri de benevolentiae dei erga nos quo testimonio certi animi nostri de benevolentia dei vredant sibicondonatam omnem culpam et erecti ament laudent deum exhilarentur et exultent in deo ut infra de vievangelii dicemus Porro illarum promissionum omnium pignus est Christus quare in eum referendae suntomnes scripturae promissiones qui obscure primum postea subinde clarius revelatus est Posteaquam Adamdeliquerat et iam morti aeternae destinatus erat perisset haud dubie ni dominus eum promissione gratiaeconsolatus fuisset Tyrannis peccati describitur cum inquit ad serpentem laquo Inimicitias ponam inter te etmulierem et semen tuum et semen illius raquo Et statim victoria promittitur laquo Ipsum semen mulieris conculcabitcaput tuum laquo Rectius enim meo iudicio refertur pronomen eo loco ad semen quam ad mulierem ut in nostriscodicibus legitur Ea prima promissio est primum evangelium quo sublevatus Adam concepit certam suaesalutis spem adeoque et iustificatus est Deinde facta est promissio Abrahae futurum ut in ipsius seminebenedicerentur omnes gentes quae certe nisi de Christo intelligi non potuit Estque hic Abrahae sinus in quemqui recepti sunt sevati sunt id est servati sunt qui promissioni illi quae Abrahae facta est crediderunt Atquehaec promissio est quam ubique iactat scriptura novi testamenti raquo ibid p 162 - 164 4 [10 - 15]

338

christique cest-agrave-dire agrave la proclamation de la Cegravene A la conclusion de ce mouvement

argumentatif nodal notre auteur pourra encore reacutesumer son propos sous lrsquoeacutenonceacute suivant

laquo Donc de cette maniegravere Dieu a reacuteveacuteleacute lrsquoeacutevangile immeacutediatement apregraves la chute drsquoAdam et lrsquoa rendude plus en plus clair jusqursquoagrave ce que Christ nous soit envoyeacute comme le dit Paul dans les Romains laquo Lrsquoeacutevangile concernant son Filshellipqui a eacuteteacute promis drsquoabord agrave travers les prophegravetes dans les SaintesEcritures raquo Et nos eacutevangeacutelistes ne teacutemoignent de rien sinon du fait que les promesses ont eacuteteacuteaccomplies551 raquo

Ces deux citations que nous traiterons ensembles sont trop riches pour pouvoir ecirctre

commenteacutes exhaustivement Crsquoest donc sous la seacuterie de trois remarques et preacutecisions que nous

reacutesumerons drsquoabord ce qui en elle nous apparaicirct essentiel

a) Lrsquoexeacutegegravese typologique est ici renvoyeacutee agrave lrsquoautoriteacute paulinienne Si le theacuteologien

peut se permettre drsquointerpreacuteter certains passages de lrsquoancien testament comme des

anticipations ou des preacutefigurations de lrsquoEvangile crsquoest drsquoabord parce que ce type

drsquointerpreacutetation est autoriseacute et mecircme suggeacutereacute par Paul lui-mecircme notamment dans lrsquoeacutepitre aux

Romains 1[2] citeacute ici par Melanchthon De maniegravere geacuteneacuterale lrsquoautoriteacute scripturaire sera

toujours mentionneacutee comme le principe dernier de la leacutegitimiteacute de lrsquoexeacutegegravese typologique dans

les Loci communes de 1521 Dans le locus de lege sur lequel nous reviendrons par la suite

crsquoest agrave lrsquoeacutepicirctre aux Heacutebreux ndash dont la paterniteacute paulinienne a eacuteteacute abondamment discuteacutee par

Luther552 ndash que Melanchthon renverra le lecteur pour la garantie de son interpreacutetation christo-

centreacutee des rites du Deacutecalogue En cela la pratique de lrsquoexeacutegegravese paraicirct srsquoexcepter de

lrsquoalternative que nous croyions pouvoir eacutebaucher plus haut entre les exigences drsquoune fideacuteliteacute

scripturaire et lrsquoapparente neacutecessiteacute laquo dogmatique raquo drsquoune certaine speacuteculation Crsquoest que si

le nouveau testament apparaicirct comme le site de la reacutealisation des promesses de lrsquoacircge

mosaiumlque alors lrsquointerpregravete de lrsquoEvangile est toujours et par naissance un laquo typologue raquo

Bien plus les eacutevangeacutelistes du canon de lrsquoEcriture pratiquent deacutejagrave en eux-mecircmes cette

typologie et en fixent donc agrave la fois la possibiliteacute de principe et les limites propres Si une

certaine exeacutegegravese speacuteculative se voit autoriseacutee dans lrsquoespace mecircme du programme drsquoune stricte

fideacuteliteacute agrave la lettre biblique crsquoest donc deacutejagrave parce que cette laquo speacuteculation raquo - ici simplement

551 laquo Et in hunc modum revelavit deus evangelium statim post Adae lapsum et subinde clarius aperuit donecexhibuit Christum Id est quod scribit Paulus ad Rom I In evangelium filii sui laquo quod iam ante promisit perprophetas raquo in scripturis sanctis de filio suo Et literae nostrorum evangelistarum non aliud agunt nisi ut testenturexhibitas esse promissiones raquo ibid p 164 4[19]552 On comparera notamment les remarques de Luther dans sa preacuteface agrave lrsquoeacutepicirctre aux Heacutebreux de 1522 (WA 63)aux commentaires anteacuterieurs comme ceux du sermon pour le surlendemain de Noeumll (WA 10) Dans la preacutefacenotre reacuteformateur reacutefute la thegravese drsquoune paterniteacute paulinienne de la reacutedaction de lrsquoeacutepicirctre Dans le sermon crsquoest aucontraire agrave Paul qursquoil en attribue bien la composition

339

compris au sens drsquoune typologie ndash est agrave lrsquoœuvre dans lrsquointerpreacutetation paulinienne de lrsquoancien

testament Les cleacutes de lrsquoeacutecriture sont donc bien patentes et accessibles agrave mecircme le texte

canonique et les laquo eacutevangeacutelistes raquo apparaissent tout autant comme les leacutegislateurs drsquoune

norme de meacutethode exeacutegeacutetique que comme les simples garants drsquoune restrictive pureteacute

doctrinale

b) La succession des promesses veacuteteacutero-testamentaires dessine un progregraves et une

gradation continueacutee de lrsquoobscuriteacute vers la clarteacute On remarquera que lrsquoideacutee de cette gradation

semble drsquoabord srsquoopposer agrave la thegravese pourtant preacutegnante drsquoune scansion radicale entre lrsquoacircge

de lrsquoAncien et lrsquoacircge du Nouveau Testament De mecircme cette ideacutee drsquoun progregraves continue

meacutenage manifestement les conditions suffisantes pour remettre en partie en question le

preacutesupposeacute interpreacutetatif drsquoune stricte uniteacute discursive du testament laquo mosaiumlque raquo Il est encore

remarquable que le fait de ce progregraves se laisse ici formuler dans des termes qui relegravevent drsquoune

conceptualiteacute gnoseacuteologique Si crsquoest drsquoabord laquo obscureacutement raquo que le laquo proto-eacutevangile raquo du

serpent eacutenonce lrsquoeacutevegravenement christique crsquoest ensuite avec une preacutecision et avec une certitude

toujours accrues que la promesse progresse jusqursquoagrave sa reacutealisation derniegravere dans lrsquoacircge

christique Cette progression dans la clarteacute srsquoassigne donc agrave un telos qui preacutesente ici cette

speacutecificiteacute insigne drsquoavoir deacutejagrave connu un jour dans lrsquohistoire sa pleine reacutealisation Crsquoest dans

lrsquoeacutevegravenement historique du Christ que la viseacutee de clarification a deacutejagrave joui si lrsquoon peut dire de

lrsquooccasion drsquoun plein emplissage Par lagrave la rationaliteacute exeacutegeacutetique trouve moins son laquo horizon

reacutegulateur raquo dans un principe tireacute de ses ressources propres drsquoideacutealisation que drsquoune

effectiviteacute historique concregravete et reacutealiseacutee Crsquoest lrsquoinstitution neacuteo-testamentaire qui srsquoavoue

comme la norme et comme le telos de toute pratique exeacutegeacutetique possible En ce sens

lrsquoexeacutegegravese typologique a eacutevidemment une efficience drsquoabord reacutetrospective Crsquoest sous la

condition drsquoune reacutefeacuterence constante agrave laquo lrsquoeacutevegravenement-Christ raquo que le theacuteologien peut deacutenuder

apregraves coup et par delagrave lrsquoobscuriteacute initiale de son message le sens des premiegraveres promesses de

la Genegravese

Mais ici le caractegravere reacutetrospectif de la validiteacute exeacutegeacutetique ne saurait ecirctre pris pour un

motif drsquoaccuser une quelconque laquo speacuteculativiteacute raquo de la typologie meacutelanchthonienne Si

lrsquoexeacutegegravese typologique est reacutetrospective crsquoest drsquoabord parce que la promesse veacuteteacutero-

testamentaire est en soi confuse ou obscure et qursquoelle nrsquooffre donc pas en elle-mecircme ndash dans

la clocircture de son contexte propre ndash les conditions suffisantes de son interpreacutetation

Lrsquo laquo obscuriteacute raquo ici mentionneacutee ne signifie donc rien drsquoautre que lrsquoimpossibiliteacute de deacutegager un

sens univoque pour lrsquointerpreacutetation drsquoun message ou drsquoune attestation scripturaire La

promesse des temps adamique ou abrahamique est obscure du fait mecircme de son insuffisance

340

de sa mutilation et de son incompleacutetude propres ndash cest-agrave-dire aussi du fait de lrsquoinsuffisance

du temps de sa proclamation agrave rendre raison de son sens et des conditions de sa reacutealisation La

pratique de lrsquoexeacutegegravese typologique est donc pleinement fidegravele agrave la normativiteacute deacutefinie dans le

cercle des artes disserendi meacutelanchthoniens crsquoest agrave un ideacuteal de clarteacute de laquo positiviteacute du

sens raquo et donc finalement encore de certitude que srsquoordonne lrsquointention de reacutefeacuterer les

promesses veacuteteacutero-testamentaires agrave la promesse eacutevangeacutelique Notons encore que lrsquoappareillage

gnoseacuteologique qui commande lrsquoordonnancement et la hieacuterarchisation des promesses

christiques de lrsquoancien testament justifie aussi lrsquouniteacute et lrsquoidentiteacute fondamentales de leurs

contenus par delagrave la diversiteacute des acircges de leur formulation Le laquo proto-eacutevangile raquo drsquoEve et du

serpent formule rigoureusement la mecircme promesse que celle qui sera reacutepeacuteteacutee bien plus tard agrave

lrsquooccasion de la Cegravene seule une diffeacuterence de clarteacute seacutemantique rend raison de lrsquoapparence

de leur divergence

c) Les promesses veacuteteacutero-testamentaires sont ici comprises litteacuteralement comme des

annonces et comme des anticipations de la venue du Christ Et cette venue du Christ se

conccediloit encore rigoureusement sous la figure eacutevegravenementielle unique de lrsquoinstitution de la

promesse eucharistique A ce stade il nrsquoest donc jamais question drsquoune structure de

signification agrave double eacutetage ndash une seacutemantique symbolique ndash par laquelle quelque chose

comme un sens premier et direct se verrait apregraves coup reacuteassigneacute au sens second et deacuteriveacute de

la promesse strictement eacutevangeacutelique Mais cette promesse eacutevangeacutelique est le sens litteacuteral et

immeacutediat des paroles laquo consolatrices raquo de lrsquoAncien Testament Autrement dit lorsque la

Genegravese situe dans les entrailles drsquoAbraham le lieu drsquoune future beacuteneacutediction universelle (laquo les

nations de la terre seront beacutenies en ta descendance553 raquo) le sens de cette parole ne veut rien

dire drsquoautre et ne peut srsquointerpreacuteter autrement que comme lrsquoannonce de la reacutedemption par

Christ Melanchhton refuse ici de meacutenager lrsquoespace pour le deacuteploiement drsquoune multipliciteacute de

sens et notamment pour la conjonction drsquoun sens historique propre agrave lrsquoAncien Testament et

drsquoun sens typologique qui serait le produit et la secondariteacute drsquoun rapprochement du sens initial

avec lrsquoeacutevegravenement successif de lrsquoannonce de la reacutemission des peacutecheacutes La promesse de lrsquoacircge

abrahamique ne signifie rien dans et pour lrsquoacircge abrahamique lui-mecircme554 Ce nrsquoest pas le pays

de Canaan le laquo lait et le miel raquo de Juda la garantie de lrsquoinstitution drsquoun Etat fondeacute sur la loi

553 Gn [26 4]554 On comparera cette affirmation avec lrsquoaveu des Elementa laquo Ce qui srsquoest produit avant la reacuteveacutelation delrsquoEvangile signifiait quelque chose sur lrsquoEvangile crsquoest pourquoi il nous faut en rester agrave la parole de lrsquoEvangilesans aller chercher de nouvelle doctrine au-delagrave du sens grammatical raquo op cit CR XIII 469 (trad emprunteacutee agravePh Buumlttgen)

341

du deacutecalogue ou la libeacuteration des servitudes drsquoEgypte qui constituent le sens historique de

cette promesse faite agrave Abraham dans la Genegravese

A propos de ces promesses temporelles qui saturent aussi le canon du livre

laquo mosaiumlque raquo il faudra repenser un autre mode drsquoarticulation avec le texte neacuteo-testamentaire ndash

et nous verrons que cela nrsquoira pas sans poser aussi un certain nombre de difficulteacutes Mais

Melanchthon ne retient ici que des promesses agrave validiteacute radicalement diffeacutereacutee ndash des promesses

dont le deacutelai de carence perce drsquoembleacutee lrsquohorizon de lrsquoacircge de leur proclamation des

promesses qui reacutefegraverent le fidegravele par delagrave toute preacutesence vivante et toute mateacuterialiteacute

immeacutediate agrave lrsquoabicircme chronologique anticipeacute des temps drsquoune nouvelle alliance Les

promesses de lrsquoacircge mosaiumlque ne sont donc pas seulement des analogues ou des alleacutegories de

la parole eacutevangeacutelique - ils nrsquoentretiennent pas seulement avec celle-ci quelque chose comme

un rapport de similitude ndash mais ces promesses sont du fond mecircme de leur puissance

drsquoarrachement directement et litteacuteralement eacutevangeacuteliques Il est en cela notable que la Cegravene

coiumlncide dans la contemporaneacuteiteacute mecircme de sa proclamation avec ce qui srsquoavoue aussi

comme la laquo reacutealisation raquo de toutes les promesses anteacuterieures La laquo clarteacute raquo de la promesse

srsquoenrichit donc ici drsquoun sens nouveau cette clarteacute nrsquoest plus seulement celle seacutemantique

drsquoune pleacutenitude signitive ndash plus seulement celle chronologique drsquoune ultime reacutepeacutetition et

drsquoune derniegravere formulation Mais la promesse derniegravere atteste de sa validiteacute en exhibant le fait

de la coiumlncidence stricte de lrsquoeacutevegravenement sa proclamation et du factum de sa reacutealisation Crsquoest

la reacutepeacutetition christique de la promesse adamique ou abrahamique de la Genegravese qui srsquoavoue

comme la reacutealisation mecircme du serment attesteacute Ce nrsquoest donc pas drsquoune effectuation

mateacuterielle ou historique mais de lrsquoaccumulation et de la redondance mecircme des promesses que

la Parole555 tire lrsquoefficience de son ministegravere de Salut La force et la veacuteriteacute drsquoune proclamation

sont donc ici encore pleinement deacutetermineacutees par un principe normatif immanent crsquoest dans la

seule clocircture de la Parole que se joue srsquoengage et se mesure aussi sa fonction de veacuteriteacute

sect7 Le double eacutevangeacutelisme veacuteteacutero-testamentaire et lrsquoorigine mono-eacutevegravenementielle de la gracircce

Si la mention du problegraveme de lrsquoalleacutegorie nrsquoest jamais pleinement explicite dans le

cercle eacutetroit de ce premier mouvement discursif crsquoest pourtant bien agrave cette critique que

Melanchthon reacutefegravere en filigrane ces deacuteveloppements consacreacutes au fait de la promesse veacuteteacutero-

555 Ce qui est ordinairement lrsquoapanage des escrocs (la superposition et lrsquoaccumulation des promesses commesubstitut de leurs reacutealisations) est donc ici revendiqueacute comme la preuve mecircme de la performance de la parolechristique

342

testamentaire Il est agrave remarquer que la thegravese formuleacutee ici semble seule permettre de conserver

simultaneacutement lrsquoideacutee drsquoune dimension synchronique de lrsquoopposition de la Loi et de

lrsquoEvangile et la conception mono-eacutevegravenementielle de la gracircce Si la beacuteneacutediction universelle

promise agrave Adam ou agrave Abraham ne peut srsquointerpreacuteter que comme lrsquoannonce obscure mais

expresse de la venue de Christ et de lrsquoinstitution de son eucharistie alors il nous faut dire que

cette promesse eacutetait au moment de sa proclamation agrave la fois immeacutediatement valide dans ses

effets et radicalement diffeacutereacutee dans sa reacutealisation Crsquoest parce qursquoils ont cru en Christ

qursquoAdam et Abraham ont eacuteteacute sauveacutes La source du salut universel est donc toujours unique

Mais puisque la foi seule sauve Adam et Abraham nrsquoavaient pas besoin drsquoecirctre contemporains

de Christ pour connaicirctre les effets de sa gracircce

En bref crsquoest toujours lrsquoeacutevegravenement Christ qui sauve drsquoavance les geacuteneacuterations

justifieacutees de lrsquoacircge mosaiumlque La thegravese drsquoune jonction litteacuterale entre ces promesses veacuteteacutero-

testamentaires et les annonces anticipeacutees de la venue du Sauveur permet donc de sauver aussi

lrsquounivociteacute du sens mecircme du salut Lrsquoeacutevangile a eacuteteacute transmis ndashavec plus ou moins drsquoobscuriteacute

ndash agrave toutes les eacutepoques de lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute Crsquoest donc toujours aussi par Christ ndash par

retard ou par anticipation ndash que tous les hommes ont eacuteteacute sauveacutes Srsquoesquissent deacutejagrave ici les

premiers contours de ce qui nous faudra plus tard deacutecrire comme la structure paradoxale mais

matricielle de lrsquoexeacutegegravese de Wittenberg la structure de lrsquoa priori reacutetrospectif ou laquo reacutetroactif raquo

de lrsquoeacutevegravenement-Christ Double paradoxe en veacuteriteacute celui drsquoun a priori reacutetrospectif cela est

eacutevident Mais aussi et peut-ecirctre plus fondamentalement celui drsquoun a priori eacutevegravenementiel ndash

drsquoune preacuteexistence agrave soi de lrsquoeacutevegravenement

Certaines promesses de lrsquoAncien Testament sont donc litteacuteralement eacutevangeacuteliques

elles renvoient drsquoembleacutee et dans la rigueur mecircme de leur sens historique ou premier agrave

lrsquoannonce de la reacutemission des peacutecheacutes Mais ce genre de promesse ne deacutelimite eacutevidemment

qursquoune espegravece particuliere de promesses veacuteteacutero-testamentaires Melanchthon distingue ces

paroles litteacuteralement anticipatrices des simples attestations drsquoun bien temporel et mateacuteriel

laquo Mais il y a aussi les promesses des choses temporelles dans lrsquoEcriture en plus de lapromesse de la vie eacuteternelle Des exemples de ce genre de promesse peuvent nous ecirctrefournis par la promesse faite agrave Noeacute ou par les nombreuses promesses de la Loi concernant laterre la santeacute etc Ces promesses ne sont pas seulement des figures de la promessespirituelle mais sont en elles-mecircmes des teacutemoignages de la gracircce de Dieu et de samiseacutericorde Ainsi elles doivent reacuteconforter nos consciences et nous encourager agrave glorifierDieu556 raquo

556 laquo Sunt in scripturis praeter hanc promissionem aeternae benedictionis etiam promissiones rerum temporaliumqualis est ea quae facta est Nohae quales pleraeque sunt in lege de terra de opulentia etc quae non modofigurae sunt spiritualium promissionum sed per sese sunt testimonia gratiae et misericordiae dei ita ut

343

On remarquera le jeu des cateacutegories quantitatives qui structure ici lrsquoopposition des

deux types de promesses La promesse litteacuteralement eacutevangeacutelique requalifieacutee sous les titres de

laquo promesse de la vie eacuteternelle raquo et plus simplement de laquo promesse spirituelle raquo jouit du

privilegravege insigne de lrsquouniciteacute Cette uniciteacute est eacutevidemment toujours celle drsquoun reacutefeacuterentiel

personnel et eacutevegravenementiel unique lrsquoinstitution christique de la Cegravene et lrsquoattestation de la

reacutemission des peacutecheacutes A lrsquoinverse les promesses reacutefeacutereacutees agrave laquo la terre raquo ou agrave la laquo santeacute raquo sont

multiples et foisonnantes On y verra lrsquooccasion drsquoy deacutebusquer encore lrsquoexpression de

lrsquoopposition standard ndash dans la theacuteologie lutheacuterienne ndash du reacutegime veacuteteacutero-testamentaire de

lrsquoabondance et de lrsquoeacuteconomie neacuteo-testamentaire de la surabondance laquo abreacuteviative raquo Par

ailleurs les promesses temporelles se montrent ici aussi complices de la parole leacutegislative ndash

elles sont laquo promesses de la Loi raquo ndash lagrave ougrave la promesse spirituelle comme on le sait noue avec

le reacutegime prescriptif une inimiteacute mortelle Ces points ont eacuteteacute suffisamment deacuteveloppeacutes dans

notre chapitre preacuteceacutedent agrave lrsquooccasion de lrsquoeacutetude du discrimen de lrsquoAncien et du Nouveau

Testament Concentrons nous donc plutocirct sur lrsquoeacutemergence dans notre citation du thegraveme

rheacutetorique de la laquo figure raquo (laquo non modo figuraehellip raquo) ndash dans le lexique duquel srsquoeacutenoncera par

la suite toute la critique meacutelanchthonienne de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique dans les Loci Notre

auteur nous dit laquo ces promesses ne sont pas seulement des figures de la promesse spirituelle

mais sont en elles-mecircmes des teacutemoignages de la gracircce de Dieu et de sa miseacutericorde raquo

Cette affirmation est le nœud de lrsquoexeacutegegravese typologique wittenbergeoise en elle

srsquoeacutenonce deacutejagrave quelque chose comme la possibiliteacute aporeacutetique drsquoun laquo double-sens univoque raquo

de lrsquo laquo eacutevangile raquo Les promesses temporelles de lrsquoAncien Testament sont nous lrsquoavons dit

radicalement distinctes de la promesse christique de la reacutemission des peacutecheacutes Les premiegraveres

sont plurielles mateacuterielles temporelles et leacutegislatives La seconde est unique spirituelle

eacuteternelle et antinomiste Par delagrave la radicaliteacute de cette divergence les deux types de

promesses entretiennent pourtant aussi et neacutecessairement un certain reste de communauteacute Et

cette communauteacute nrsquoest pas seulement celle drsquoun partage lexical si les deux types de

promesses se laissent deacutesigner sous lrsquouniteacute drsquoun terme unique crsquoest drsquoabord en vertu drsquoune

reacuteelle homologie et donc drsquoune reacuteelle similitude La promesse temporelle comme la promesse

spirituelle sont pareillement des garanties des anticipations drsquoun bien ou drsquoun don des

alliances contracteacutees entre Dieu et les hommes agrave lrsquooccasion drsquoun serment divin Pourtant ndash et

lagrave se tient le nœud de la deacutecision meacutethodologique et interpreacutetative de Melanchthon ndash ce nrsquoest

pas en vertu de cette similitude que lrsquointerpregravete est autoriseacute agrave qualifier aussi

consolentur et erigant conscientias nostras ut deum glorificent raquo ibid p 164 ndash 166 4[21 ndash 22]

344

drsquo laquo eacutevangeacutelique raquo lrsquoattestation drsquoun bien seulement temporel Une similitude nous lrsquoavons vu

dans notre chapitre sur la rheacutetorique et encore briegravevement rappeleacute plus haut est la condition

permanente et lrsquoencadrement neacutecessaire de toute construction figurative du langage Crsquoest en

vertu drsquoun certain mode de similitude seacutemantique ndash deacutefini selon le scheacutematisme des lieux

dialectiques ndash que le sens direct premier et immeacutediat peut aussi renvoyer apregraves coup agrave une

signification secondaire et indirecte Crsquoest parce qursquoun homme ressemble de facto ndash sous les

rapports du caractegravere de lrsquohygiegravene ou autre ndash agrave un cochon que je peux dire de lui laquo crsquoest un

cochon raquo

Crsquoest donc par la meacutediation de sa signification propre ndash et en vertu drsquoune affiniteacute

reacuteelle des deux eacutetages de la seacutemantique figurative ndash que le sens second peut ecirctre opeacuteratoire

dans une meacutetaphore dans une alleacutegorie dans une meacutetonymie ou autre Crsquoest preacuteciseacutement

cette dimension indirecte de la signification et cet espace drsquointermeacutediation seacutemantique que

notre reacuteformateur refuse de reconnaicirctre dans le cas de la comparaison des deux

promesses temporelle et spirituelle si la promesse drsquoun bien temporel ndash pays de Canaan

deacutelivrance du deacuteluge etc ndash est aussi une parole eacutevangeacutelique ce nrsquoest jamais seulement en

fonction drsquoun lien de ressemblance ou drsquoune affiniteacute seulement symbolique que celle-ci

tisserait avec la promesse derniegravere et spirituelle du Christ Crsquoest en elle-mecircme dans la sphegravere

de son efficience temporelle et dans la clocircture de lrsquoacircge de sa proclamation que la promesse

mateacuterielle vaut aussi comme eacutevangile Et si elle vaut comme eacutevangile crsquoest preacuteciseacutement parce

qursquoelle est elle aussi bien que selon une extension eacutevidemment restreinte et sous des

conditions limiteacutees une parole de consolation et un serment de remise de peine Que cette

remise et que cette consolation ne soient toujours que provisoires ne change

fondamentalement rien au caractegravere deacutejagrave eacutevangeacutelique de leur attestation Lorsque Dieu

annonce agrave David par lrsquointermeacutediaire du prophegravete Natacircn qursquo laquo il ne mourra pas raquo - crsquoest lagrave un

exemple pris par Melanchthon lui-mecircme ndash le sens de cette mort ne dessine eacutevidemment que

lrsquoespace drsquoune promesse temporelle crsquoest de la mort immeacutediate ndash de la mort du vivant

ordinaire ndash dont il est question ici Pourtant en vertu de sa porteacutee theacuterapeutique et de sa valeur

de gracircce cette parole est deacutejagrave en elle-mecircme et en dehors de toute inclusion dans lrsquohorizon

interpreacutetatif du Nouveau Testament un certain mode drsquoEvangile Dire que la promesse

mateacuterielle de lrsquoancien testament est elle aussi eacutevangeacutelique au sens litteacuteral ndash dire qursquoelle est

eacutevangeacutelique sans ecirctre une figure ou une alleacutegorie de lrsquoannonce de la reacutemission des peacutecheacutes ndash

crsquoest donc ici refuser de reacutefeacuterer sa validiteacute propre agrave la meacutediation du sens dernier de la

promesse neacuteo-testamentaire Dans ce cas lagrave et au sens strict il nrsquoest donc pas question de

typologie dans lrsquointerpreacutetation de la promesse veacuteteacutero-testamentaire Et pourtant avant ou par

345

delagrave toute typologie crsquoest deacutejagrave bien lrsquoEvangile qui srsquoavoue celui de la gracircce et de la

consolation provisoires de Dieu dans les temps mosaiumlques

sect8 Le double sens spirituel et mateacuteriel de la promesse la polyseacutemie scripturaire contre lrsquoambiguiumlteacute

speacuteculative

Pour des raisons chaque fois diffeacuterentes mais pour un reacutesultat finalement commun

la promesse de la vie eacuteternelle et les promesses des biens temporels se refusent donc toujours

agrave ecirctre interpreacuteteacutees selon la voie drsquoune exeacutegegravese alleacutegorique Concluant ces premiegraveres

consideacuterations exeacutegeacutetiques du locus de evangelio Melanchthon notera ainsi

laquo Je ne suis pas en train de parler de figures mais seulement de ces passages qui peuventclairement [palam] ecirctre pris litteacuteralement Et ce sont ces passages qui doivent ecirctre consideacutereacutesdrsquoabord et plus que tout Les histoires sacreacutees sont parfois des illustrations des lois et parfoisde lrsquoeacutevangile Indubitablement le cas terrible de Sauumll se reacutefegravere aux lois Mais le cas de Davidrevient agrave lrsquoeacutevangile puisqursquoil obtint la gracircce malgreacute le fait qursquoil se soit compromis avec lafemme drsquoun autre557 raquo

Nous retrouvons donc ici lrsquoaffiliation que semblait deacutejagrave nouer dans lrsquoœuvre

laquo linguistique raquo meacutelanchthonienne les deux exigences de clarteacute et de litteacuteraliteacute scripturaire

Ce dernier principe de fideacuteliteacute au litteacuteral est encore mis au service de la thegravese drsquoune constante

synchronie de la distinction de la Loi et de lrsquoEvangile Notre auteur ne semble pas nier ici si

lrsquoon srsquoen tient agrave une interpreacutetation stricte de la citation lrsquoexistence possible drsquoune certaine

ambiguiumlteacute de lrsquoEcriture Mais cette ambiguiumlteacute deacutefinit seulement une sphegravere drsquoindeacutetermination

exeacutegeacutetique que lrsquointerpregravete doit autant que possible chercher agrave eacuteviter Ce ne sont certes que

laquo certains passages raquo qui semblent offrir agrave lrsquoexeacutegegravete et du moins pour le problegraveme du preacute-

eacutevangeacutelisme de lrsquoAncien Testament une pleine clarteacute interpreacutetative Mais ces passages

doivent aussi constamment cristalliser son attention crsquoest laquo avant tout raquo et laquo plus que tout raquo

sur ce qui dans le texte scripturaire offre lrsquooccasion drsquoune claire et litteacuterale anticipation du

testament christique que lrsquoexeacutegegravete doit fixer lrsquoorientation de son regard Cette clarteacute et cette

litteacuteraliteacute ne vont pas sans poser quelques difficulteacutes en regard notamment du principe

normatif preacutealable de lrsquoexclusion de la polyseacutemie

557 laquo Nihil iam de figuris loquor sed de iis quae palam litera prae se fert Nam illa potissimum spectanda sunt Historiae sacrae alias legum alias evangelii exempla sunt Nam ad leges haud dubie pertinet horrendus Saulis casus Ad evangelium David qui cum oppressisset alienam uxorem tament gratiam impetravit fuitque plane evangelica vox illa prophetae denuciatiohellip raquo ibid p 166 4[25 - 26]

346

Crsquoest en effet et comme nous lrsquoavons vu sous deux allures et sous deux acceptions

bien distinctes que lrsquoEvangile se laisse finalement deacutecouvrir dans lrsquoeacuteconomie du livre

laquo mosaiumlque raquo En un premier sens est dit laquo eacutevangile raquo ce qui dans le texte de lrsquoAncien

Testament renvoie directement et litteacuteralement agrave lrsquoeacutevegravenement de la Cegravene et agrave la promesse

christique de la gracircce eacuteternelle LrsquoEvangile en ce premier sens deacutelimite donc lrsquoespace veacuteteacutero-

testamentaire drsquoune impatience drsquoune ex-ception et drsquoune rupture chronologique ndash espace

drsquoun acompte temporel drsquoune anticipation du Christ hors de lrsquoeacutepoque du lieu et du reacutegime

discursif de son deacuteploiement propre Ici la promesse nrsquoest eacutevidemment pas figurative crsquoest

directement et sans meacutediation qursquoelle deacutenote la virtualiteacute de la reacutemission Mais en un second

sens est dite aussi laquo eacutevangile raquo toute parole qui par la promesse drsquoun bien temporel ou drsquoune

remise de peine console et gracie un homme ou un peuple preacutealablement condamneacutes La

validiteacute de cette promesse est certes restreinte ndash elle ne vaut que dans les limites drsquoune

eacutepoque et renferme deacutejagrave en elle-mecircme les germes de sa peacuteremption Mais cette promesse est

pourtant deacutejagrave eacutevangeacutelique au sens litteacuteral Ce nrsquoest jamais sous la meacutediation drsquoun sens premier

et eacutetranger ndash du fait drsquoune analogie drsquoune similitude ou drsquoune homologie qursquoelle tisserait par

exemple avec la promesse neacuteo-testamentaire ndash que lrsquoannonce des juges la reacutemission de David

ou la promesse de lrsquoeacutelection du peuple heacutebraiumlque deacutenotent une gracircce une miseacutericorde et une

consolation

Mais si nos interpreacutetations preacuteceacutedentes sont exactes il semble qursquoil nous faille alors

souscrire finalement agrave une thegravese manifestement surprenante crsquoest en vertu de lrsquoideacutee mecircme

drsquoune irreacuteductibiliteacute du double-sens de la promesse que Melanchthon en vient agrave formaliser en

derniegravere instance sa critique de lrsquoalleacutegorie dans le manuel theacuteologique de 1521 Crsquoest parce

que ce mot mecircme drsquolaquo eacutevangile raquo est deacutefinitivement polyseacutemique que lrsquoon peut aussi qualifier

drsquo laquo eacutevangeacutelique raquo ce qui ne se reacutefegravere pourtant jamais au sens apparemment premier de la

promesse christique de la Cegravene Comment lever les difficulteacutes que suggegravere cet apparent

paradoxe Melanchthon aurait-il sacrifieacute son principe drsquounivociteacute interpreacutetative pour mieux

contester la pratique de lrsquoexeacutegegravese laquo agrave double eacutetage raquo de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Serait-ce

au nom mecircme de la litteacuteraliteacute ndash nous dirions aujourdrsquohui de la laquo lexicalisation raquo ndash drsquoun

double-sens que Melanchthon deacutenonce finalement lrsquoeacutetagement des significations dont se

rendrait coupable la seacutemantique indirecte agrave lrsquoœuvre dans la construction alleacutegorique du sens

biblique En bref serait-ce en vertu de la reacutealiteacute historique de lrsquoinstitution drsquoun double-sens

que notre reacuteformateur accuse en dernier recours la tentative de reconstruire apregraves coup et

speacuteculativement un double-sens

347

Ce que nous voyons donc se compliquer ineacutevitablement ici crsquoest la belle simpliciteacute

initiale que semblait supporter lrsquounion de lrsquoimpeacuteratif dialectique drsquounivociteacute et du preacutecepte

exeacutegeacutetique du refus de lrsquoalleacutegorie Une des cleacutes de la solution agrave cette difficulteacute semble devoir

ecirctre trouveacute dans une analyse plus pousseacutee de ce que nous deacutecrivions preacuteceacutedemment comme le

scheacutematisme de partition agrave lrsquoœuvre dans le discrimen de lrsquoAncien et du Nouveau Testament

Nous disions que lrsquoopeacuterativiteacute propre de ce scheacutematisme tenait essentiellement dans cette

capaciteacute agrave morceler la seacutemantique biblique en redupliquant agrave lrsquointeacuterieur de chaque locus un

double sens mateacuteriel et spirituel du terme La diffeacuterence du spirituel et du temporel ne serait

donc plus drsquoabord lrsquoopposition de deux eacutechelles de pratiques exeacutegeacutetiques mais une diffeacuterence

litteacuterale inscrite au cœur mecircme drsquoune scansion de la phraseacuteologie scripturaire et arrimeacutee agrave la

deacutechirure de deux acircges de la lexicalisation Crsquoest en concevant Christ comme lrsquoinstituteur

drsquoun reacuteseau de tropes lexicaliseacutees ndash un reacuteformateur de la phraseacuteologie ndash que les premiers

reacuteformateurs de Wittenberg reacutesoudront cette difficulteacute centrale de lrsquoexeacutegegravese typologique Mais

nrsquoanticipons pas trop crsquoest avec Luther et avec un bref parcours de lrsquoanalytique du testament

(consigneacutee dans le traiteacute sur la messe de 1520) que nous tacirccherons de deacutecrire finalement la

laquo solution rheacutetorique raquo au double problegraveme de la polyseacutemie des lieux scripturaires et du sens

du refus de lrsquoalleacutegorie

Un peu plus loin dans la perspective drsquoune accusation tacite de lrsquoexeacutegegravese

eacuterasmienne558 Melanchthon preacutecisera encore la condamnation des figures en reacutecusant avec

une expressiviteacute accrue la pratique de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique

laquo Il y en a qui pensent que rien ne peut ecirctre rechercheacute dans les histoires de lrsquoancientestament sinon des alleacutegories Mais ici si vous consideacuterez le sens litteacuteral seul vous verrezcombien drsquoinstruction il y a agrave tirer de lrsquoexemple de David En fait nous devrions fixer nosyeux sur cette seule signification car en elle lrsquoEsprit de Dieu nous montre geacuteneacutereusementlrsquoœuvre de sa colegravere et de sa pitieacute Quelles paroles peuvent ecirctre consideacutereacutees comme pluseacutevangeacuteliques que celles-ci laquo Le Seigneur a retireacute loin de toi tes peacutecheacutes raquo Le pardon despeacutecheacutes nrsquoest-il pas le message central de lrsquoeacutevangile et de la preacutedication du nouveautestament Vous pourriez ajouter agrave ces exemples une multitude drsquohistoires tireacutees deseacutevangiles559 raquo

558 Erasme a souvent eacutemis lrsquohypothegravese drsquoun caractegravere strictement alleacutegorique ou fabuleux de lrsquoAncien TestamentSi cette hypothegravese ne srsquoest jamais vue strictement formaliseacutee on pourrait toutefois en trouver une expression tregravesexplicite par exemple dans les Silegravenes drsquoAlcibiade laquo Prenez lrsquoAncien Testament par exemple Si vous ne precirctezattention agrave rien sinon agrave lrsquohistoire et que vous entendez qursquoAdam a eacuteteacute formeacute agrave partir de la poussiegravere qursquounefemme a eacuteteacute secregravetement tireacutee de ses cocirctes pendant son sommeil qursquoun serpent tenta cette derniegravere avec unepomme [hellip] nrsquoallez vous pas supposer que crsquoest lagrave une fable issue de lrsquoœuvre drsquoHomegravere raquo (Erasme Les silegravenesdrsquoAlcibiade Paris Belles Lettres 1998)559 laquo Sunt qui putant in veteris instrumenti historiis praeter allegorias nihil requirendum Sed hic vides quantumsit eruditionis in uno hoc Davidis exemplo si solam literam consideres Immo ea sola est spectanda un qua cumirae tum misericordiae suae opera spiritus dei nobis large exhibuit Quae vox magis evangelica cogitari potuitquam haec laquo Dominus sustulit peccatum tuum raquo Annon haec summa est evangelii seu praedicationis novi

348

Lrsquoaccusation de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique est ici lrsquooccasion drsquoune radicalisation de la

thegravese de la litteacuteraliteacute eacutevangeacutelique de lrsquoAncien Testament Si le scheacutema de la partition des deux

sens de lrsquoeacutevangile veacuteteacutero-testamentaire nous eacutetait en partie devenu clair avec nos citations

preacuteceacutedentes cette relative clarteacute est agrave nouveau mise agrave mal par ces derniegraveres affirmations Sous

quelles coordonneacutees la parole mentionneacutee ici ndash laquo Le Seigneur a retireacute loin de toi tes peacutecheacutes raquo

ndash peut-elle donc ecirctre situeacutee dans le plan dessineacute par lrsquoopposition des deux sens reacutefeacuterenceacutes plus

haut Srsquoagit-il drsquoune promesse temporelle drsquoun bien mateacuteriel ou srsquoagit-il de la promesse

spirituelle de la Cegravene Cette promesse nrsquoest manifestement pas directement assignable agrave la

reacutemission christique des peacutecheacutes Si crsquoest bien lrsquoattestation drsquoune remise des fautes qui

constitue son objet et son but ces fautes sont ici simplement celles ndash temporelles ndash qui ne

requiegraverent qursquoune gracircce provisoire Cette interpreacutetation doit ecirctre encore confirmeacutee par

lrsquoassignation rigoureuse de la promesse davidique au genre des promesses mateacuterielles

Et pourtant la fonction drsquoexemplariteacute et de maximaliteacute (laquo quelles paroles peuvent

ecirctre consideacutereacutees comme plus eacutevangeacuteliques que celles-ci raquo) que semble finalement revecirctir cet

exemple nous incline agrave penser que celui-ci traverse dans une certaine mesure la distinction

reconnue preacuteceacutedemment Bien plus crsquoest manifestement en fonction drsquoune certaine

similitude et par le jeu drsquoune certaine analogie (la promesse drsquoune reacutemission des fautes) que

se laisse encore fixer lrsquoaffectation eacutevangeacutelique de la parole des Rois Crsquoest donc finalement au

nom de cela mecircme en vertu de quoi se voyait drsquoabord disqualifieacutee lrsquoalleacutegorie ndash la structure de

la signification agrave double eacutetage ou la laquo seacutemantique analogique raquo ndash que paraicirct finalement se

reacuteintroduire ndash et peut-ecirctre clandestinement ndash la thegravese drsquoune litteacuterale laquo eacutevangeacuteliciteacute raquo de

lrsquoAncien Testament Lrsquoexemple reacutefeacuterenceacute construit donc dans le contexte discursif qui est

celui drsquoune accusation de lrsquoexeacutegegravese eacuterasmienne une signification oblique et une zone

drsquoindiffeacuterence en regard de notre scheacutema de partition initial Ce nrsquoest plus deux mais peut-

ecirctre trois sens de lrsquoexeacutegegravese veacuteteacutero-testamentaire que nous sommes donc deacutesormais contraints

de reconnaicirctre la promesse temporelle et mateacuterielle ordinaire ndash le don du pays de Canaan la

deacutelivrance des eaux du deacuteluge etc ndash la promesse temporelle de la reacutemission des fautes ndash qui

entretient avec la promesse christique un lien de similitude et drsquoanalogie ndash et lrsquoanticipation

litteacuterale mais obscure de la promesse christique ndash reacutefeacuterence directe et perceacutee chronologique

dans lrsquoacircge du Nouveau Testament

testamenti sublatum esse peccatum Addes his si voles acervum historiarum evangelicarumhellipraquo op cit 1944[110 ndash 111]

349

Crsquoest une nouvelle fois avec Luther et avec lrsquoeacutetude des textes doctrinaux de lrsquoanneacutee

1520 sur les sacrements que nous tenterons encore de lever cette difficulteacute Nous verrons

notamment que le fait de la reacutenovation christique de la lexicalisation des lieux theacuteologiques

rendra raison de la possibiliteacute drsquoune analogie et drsquoune comparaison diachronique non

alleacutegorique de lrsquoEcriture Quoi qursquoil en soit nous noterons qursquoici encore et malgreacute lrsquoeacutevidence

drsquoune association que semblait nous suggeacuterer le programme dialectique de Melanchthon lui-

mecircme la critique de lrsquoalleacutegorie nlsquoeacutequivaut manifestement jamais avec la reacutecusation simple

du double-sens La citation immeacutediate confirme nos conclusions preacuteceacutedentes crsquoest au nom

mecircme de lrsquoexistence drsquoune certaine polyseacutemie scripturaire que srsquoanime en dernier recours la

critique de lrsquointerpreacutetation figurative Et nous noterons ainsi que ce nrsquoest pas la logique de

lrsquoexeacutegegravese quadruple ndash donc de lrsquoinflation et de la superposition des niveaux seacutemantiques ndash

que condamne ici Melanchthon mais crsquoest bien lrsquoideacutee mecircme drsquoune exeacutegegravese univoquement

alleacutegorique qui se voit aussi reacutecuseacutee Le problegraveme de lrsquoalleacutegorie deacutelimite le plan drsquoun

programme exeacutegeacutetique heacuteteacuterogegravene et en partie eacutetanche agrave lrsquoexigence stricte drsquounivociteacute Et

lrsquourgence de la litteacuteraliteacute se voit ainsi durement disjointe de la seule norme du sens unique Le

principe drsquoune interpreacutetation litteacuterale dessine donc les contours drsquoun telos seacutemantique eacutetranger

agrave la seule requecircte drsquouniciteacute lexicale

sect9 Locus du sacerdoce (lois sacrificielles) et clauses du deacuteveloppement alleacutegorique

Les quelques tensions que nous venons drsquoeacutenumeacuterer nrsquoeacutepuisent pas lrsquointeacutegraliteacute des

difficulteacutes souleveacutees par la critique meacutelanchhtonienne de lrsquoalleacutegorie dans lrsquoeacuteconomie des

premiers Loci communes Si nous avons pu mettre agrave nu lrsquoapparente contradiction drsquoune

premiegravere solution qui se refermait dans la thegravese de lrsquoirreacuteductibiliteacute drsquoun double-sens des loci

le problegraveme est encore redoubleacute si lrsquoon prend soin de noter que Melanchthon tend parfois agrave

affirmer par ailleurs qursquoune certaine alleacutegorie demeure acceptable dans le champ mecircme de

lrsquoexeacutegegravese typologique En ce sens les analyses du premier manuel theacuteologique du reacuteformateur

anticipent directement les conclusions plus tardives des Elementa Si lrsquoeacutevangile veacuteteacutero-

testamentaire nrsquoeacutetait jamais ni figure ni preacutefiguration analogique de la promesse christique

notre reacuteformateur semble toutefois reconnaicirctre en mecircme temps la validiteacute drsquoune certaine

exeacutegegravese figurative dans la sphegravere du locus de lege La citation qui suit et agrave laquelle nous

laissons un espace drsquoexpression assez extensif marque la premiegravere occurrence expresse du

350

terme mecircme drsquo laquo alleacutegorie raquo dans la dispositio du corps textuel des Lieux communs560 Nous la

tirons de la discussion affeacuterente aux lois ceacutereacutemoniales et judiciaires de la lex divinae

laquo Les lois ceacutereacutemoniales ont eacuteteacute donneacutees en regard des rites sacrificiels de leurs diffeacuterencesselon les jours les vecirctements les victimes et drsquoautres choses semblables Il est certain qursquoenelles les mystegraveres de lrsquoeacutevangile sont esquisseacutes [adumbrata] comme lrsquoeacutepicirctre aux Heacutebreux etcertains passages dans les eacutepicirctres aux Corinthiens nous lrsquoenseignent De la mecircme maniegravereles eacutecrits des prophegravetes en attestent aussi Ils ordonnent geacuteneacuteralement les types de la loi auxmystegraveres de lrsquoEvangile alleacutegoriquement [en grec allegravegorikocircs] Il y a de nombreux exemplesde cela aussi dans les psaumes Ainsi les alleacutegories doivent ecirctre chercheacutees dans les lois de cetype mais avec prudence Parce qursquoici mecircme de grands auteurs se sont parfois rendus plussots que des enfants Seuls les rites et les actions qui nous ont eacuteteacute donneacutees dans lrsquointention designifier autre chose autorisent lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Par exemple les sacrifices dusacerdoce leacutevitique ont eacuteteacute donneacutes comme des signes du sacerdoce de Christ Maintenantseul quelqursquoun qui est profondeacutement verseacute dans lrsquoEcriture pourra traiter avec pertinence lesalleacutegories Quand elles sont traiteacutees proprement ces alleacutegories doivent nous conduire agravecomprendre aussi bien le pouvoir de la loi que celui de lrsquoeacutevangile Lrsquoeacutepicirctre adresseacutee auxHeacutebreux nous atteste de cela Quand elle compare Aaron et Christ avec quelle clarteacute nousmet-elle Christ devant les yeux Et avec quelle preacutecision nous enseigne-t-elle les beacuteneacuteficesque le monde a reccedilus agrave travers Lui et ce que lrsquohumaniteacute a tireacute de son ministegravere [pontificatus]

avec ce reacutesultat que nous ne sommes justifieacutes drsquoaucune faccedilon excepteacute agrave travers lesacerdoce du Christ 561 raquo

Nous retrouvons ici formuleacute le mobile drsquoune deacuterogation partielle agrave la clause de

litteacuteraliteacute hermeacuteneutique Ce mobile se laisse formuler dans des termes assez proches de ceux

qui autorisaient dans le chapitre des Elementa sur lrsquoexeacutegegravese quadruple lrsquo laquo inflation

interpreacutetative raquo de lrsquoexeacutegegravese lutheacuterienne du deacutecalogue Crsquoest en effet agrave la condition drsquoune

parfaite connaissance de la doctrine que la possibiliteacute du deacuteveloppement alleacutegorique des

matiegraveres scripturaires se voit ici encore soumis En regard des analyses preacuteceacutedentes il nous

faut toutefois apporter encore un certain nombre de nouvelles preacutecisions

560 Apregraves donc la seule geacuteneacutealogie introductive de la corruption doctrinale qui comme nous lrsquoavons vu faisait remonter agrave Origegravene la pratique de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique561 laquo Ceremoniales de ritibus sacrificiorum de dierum discrimine de vestibus de victimis deque hoc genus aliisproditae sunt In quibus non dubium est quin sint adumbrata mysteria evangelii ut docet epistola ad HebraeosItem loci aliquot ad Corinthios et testantur idem prophetarum literae alicubi qui fere typos legis allegorikocircs adevangelica mysteria accommodarunt Qualia sunt in Psalmis pleraque Proinde in hoc genere requirendae suntallegoriae sed prudenter Nam hic plus quam pueriliter ineptiunt etiam magni saepe auctores Nec allegoricaminterpretationem admittunt nisi ritus et facta in hoc prodita ut essent signa aliarum rerum ut sacrificiapontificatus Levitici in hoc prodita sunt ut essent signa sacerdotii Christi Iam infeliciter tractabit allegorias nisiqui universae scripturae peritissimus est Facile autem iudicabit spiritus immo sensus communis quatenus et inquam partem liceat allegoriis uti Nec illae parum conducunt ad intelligendam vim tum legis tum evangeliimodo apposite tractentur Id quod ostendit epistola Hebraeis inscripta quae Aaronem cum Christo comparansmirum est quam clare ob oculos ponat Christum quam proprie doceat quim beneficiorum per Christum orbisterrarium acceperit quid conferat Christi pontificatus humano generi ut non aliunde iustificemur nisi per Christisacerdotium raquo ibid p 130 ndash 132 3[110 ndash 114]

351

a) Nous remarquerons drsquoembleacutee que lrsquoeacutenonceacute de la validiteacute drsquoune certaine exeacutegegravese

alleacutegorique se conjoint ici avec une eacutenumeacuteration particuliegraverement foisonnante de laquo preuves

scripturaires raquo de cette pratique Ainsi les Corinthiens les prophegravetes de lrsquoAncien Testament et

les Psaumes se voient-ils finalement convoqueacutes pour offrir lrsquooccasion drsquoune confirmation

textuelle de la leacutegitimiteacute derniegravere drsquoune laquo certaine alleacutegorie raquo Au-delagrave de ces premiegraveres

reacutefeacuterences crsquoest drsquoabord et avant tout lrsquoeacutepicirctre aux Heacutebreux ndash en deacutebut et en fin de citation ndash

qui semble en constituer lrsquoautoriteacute majeure Lrsquoassignation de la validiteacute alleacutegorique agrave cette

autoriteacute ultime explique en grande partie le recentrement et la cristallisation de lrsquoexeacutegegravese

figurative autour du locus du sacerdoce Crsquoest en effet sur fond drsquoune comparaison des

sacerdoces christique et leacutevitique que se construit notamment le septiegraveme chapitre de lrsquoeacutepicirctre

aux Heacutebreux Ce point confirme encore nos remarques preacuteceacutedentes lrsquoautoriteacute scripturaire ne

renferme pas seulement pour Melanchthon le terreau drsquoune structure doctrinale patente mais

exhibe aussi les normes meacutethodiques mecircmes drsquoune certaine exeacutegegravese

Nous verrons toutefois que cette distinction qui oppose la meacutethode ou la forme de la

doctrine agrave son contenu positif ne vaut que dans certaines limites crsquoest sur fond drsquoune

deacutecouverte strictement doctrinale ndash lrsquoeacuteterniteacute du sacerdoce christique et son laquo monopole

soteacuteriologique raquo ndash que la pratique de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique se verra finalement justifier dans

sa possibiliteacute De maniegravere plus geacuteneacuterale il serait utile drsquoeacutetudier plus avant tout ce que

lrsquointerpreacutetation biblique lutheacuterienne doit au modegravele de lrsquoeacutepicirctre aux Heacutebreux Nous en

toucherons un mot par la suite lorsque nous parcourrons briegravevement les sermons lutheacuteriens

sur la Messe Cette dette laquo meacutethodique raquo participe encore agrave sa faccedilon drsquoun certain paulinisme

de la theacuteologie de Wittenberg bien que comme nous lrsquoavons vu Luther eacutemettra agrave partir de

1522 des doutes sur lrsquoorigine paulinienne de lrsquoeacutepicirctre Crsquoest dans les Heacutebreux que Luther et

Melanchthon deacutecouvriront ce qui nous paraicirctra constituer la structure centrale et le concept

directeur du deacuteveloppement de leur exeacutegegravese la structure de lrsquoa priori eacutevegravenementiel et

reacutetrospectif ndash de la preacuteexistence agrave soi de lrsquoeacutevegravenement de sa validiteacute laquo reacutetroactive raquo et de sa

racine eacuteternitaire Lagrave srsquoeacuteclaireront aussi les mystegraveres de ce qui constitue agrave notre sens le

problegraveme historique et hermeacuteneutique nodal du lutheacuteranisme le problegraveme de la validiteacute

absolue du nouveau de la reacuteforme de la rupture ndash la possibiliteacute pour la nouveauteacute de se

preacuteceacuteder dans lrsquoeacuteterniteacute de preacuteexister agrave soi avant et par delagrave la logique de cela mecircme avec

quoi elle vient rompre la preacuteexistence en Melchiseacutedech du sacerdoce christique ndash nouveau et

eacuteternel testament Crsquoest sur la logique de cet a priori eacutevegravenementiel que nous refermerons

notre eacutetude Elle nous paraicirct engager les ressorts derniers de la meacutethodologie de la

352

reconstruction de la somme theacuteologique agrave Wittenberg Que lrsquoon nous permette donc drsquoy

revenir avec une certaine insistance

b) Il est encore remarquable que la clause de restriction qui deacutelimite ici la sphegravere de

validiteacute de lrsquoalleacutegorie dans lrsquointerpreacutetation veacuteteacutero-testamentaire se donne sous lrsquoapparente

formulation drsquoune pure et simple tautologie crsquoest dans le cas ougrave des rites et des ceacutereacutemonies

laquo ont eacuteteacute donneacutees dans lrsquointention de signifier autre chose raquo que lrsquointerpreacutetation alleacutegorique

est autoriseacutee Mais qursquoest-ce donc que lrsquoalleacutegorie sinon preacuteciseacutement la deacutenotation drsquoun sens

figuratif agrave partir drsquoun sens propre ndash sinon donc la neacutecessiteacute ou lrsquoeffectiviteacute du renvoi de ce

sens propre agrave un alius La preacutecaution meacutelanchthonienne semble donc bien difficilement

pouvoir ecirctre tenue pour un outil utile pour la pratique effective de lrsquointerpreacutetation elle revient

agrave peu pregraves agrave nous dire qursquoil ne doit y avoir drsquoexeacutegegravese alleacutegorique que lagrave ougrave il y a de facto

alleacutegorie Mais comment reconnaicirctre preacuteciseacutement ce factum litteacuteral de lrsquoalleacutegorie dans le

foisonnement des matiegraveres de lrsquoEcriture Quelle cleacute scripturaire nous fournit-elle donc le

principe drsquoune discrimination possible entre alleacutegorie litteacuterale et historique et alleacutegorie

speacuteculative et illeacutegitime En reacutealiteacute et dans le contexte drsquoune accusation de la pratique de

lrsquoexeacutegegravese quadruple cet avertissement fait bien sens restreindre la pratique de lrsquoalleacutegorie agrave la

reacutealiteacute de son effectuation laquo litteacuterale raquo crsquoest refuser sa pratique systeacutematique ndash crsquoest

condamner la construction rigide drsquoun eacutetage seacutemantique alleacutegorique permanent En bref crsquoest

encore affirmer que lrsquoalleacutegorie nrsquoappartient pas agrave la meacutethode de lrsquoexeacutegegravese ni aux ressources

des scheacutemas drsquoarticulations des diffeacuterentes eacutechelles de sens mais toujours agrave lrsquoeacuteconomie de

lrsquoEcriture Sainte elle-mecircme

c) En filigrane crsquoest aussi le principe laquo psychologique raquo drsquointentionnaliteacute qui motive

encore lrsquoexclusion drsquoune assignation de lrsquoalleacutegorie agrave un eacutetage permanent de la seacutemantique

scripturaire562 Crsquoest sous la condition de deacutecouvrir lrsquointention reacuteelle de lrsquoauteur de faire usage

drsquoun sens figuratif que lrsquointerpreacutetation figurative est elle-mecircme justifieacutee La fideacuteliteacute agrave cette

clause drsquointentionnaliteacute qui comme nous lrsquoavons vu constitue aussi un principe de meacutethode

de la rheacutetorique meacutelanchhtonienne ne revient eacutevidemment pas agrave reacutefeacuterer lrsquoeacutecriture agrave un

laquo projet subjectif archi-tectonique sous-jacent raquo ni agrave prendre parti pour une conception

laquo psychologiste raquo de la signification Il faut nous faut nous garder de renvoyer la

562 Le principe-intentionnaliteacute eacutetait expresseacutement mentionneacute dans lrsquoeacuteconomie des Elementa (voir CR XIII 468notamment) Il constituait deacutejagrave un requisit de lrsquointerpreacutetation scripturaire selon les deacuteveloppements que lespremiers manuels de rheacutetorique consacraient au problegraveme de lrsquohermeacuteneutique (voir De rhetorica libri tres etInstitutiones rhetoricae)

353

meacutethodologie hermeacuteneutique de Melanchthon agrave ce genre de probleacutematiques contemporaines

Crsquoest comme une hypothegravese provisoire et comme un outil de meacutethode preacutealable que lrsquoenquecircte

psychologique des laquo intentions cacheacutees raquo agit dans la borne de lrsquohermeacuteneutique des premiers

reacuteformateurs Le deacutetour par la quecircte des laquo intentions raquo ne vaut donc toujours que dans le

cercle de lrsquoinvestigation sur le sens litteacuteral Crsquoest cette seule quecircte du sens exact ndash et si lrsquoon

peut dire de lrsquo laquo esprit de la lettre raquo ndash qui anime et motive ainsi la pratique de lrsquointerpreacutetation

Lrsquointention de lrsquoauteur nrsquoest donc jamais en soi pour lrsquoexeacutegegravete quelque chose de tel qursquoun

telos dernier ou qursquoun point de reacutefeacuterence constant de lrsquoactiviteacute interpreacutetative elle ne

repreacutesente que le nom de lrsquoune des projections possibles et deacuteriveacutees drsquoun sens laquo historique raquo ndash

une ideacutealisation seconde un fil conducteur hypotheacutetique une uniteacute de mesure preacutesumeacutee de la

litteacuteraliteacute de la signification certaine

d) Lrsquoalleacutegorie ne vaut nous lrsquoavons dit que lagrave ougrave la signification litteacuterale semble

renvoyer par soi agrave lrsquoalteacuteriteacute drsquoun alius Cette structure de laquo signification par renvoi raquo a un

nom elle se laisse deacutesigner ici sous le titre de laquo signe raquo Lrsquoalleacutegorie existe partout ougrave

lrsquoeacutecriture a agrave faire avec des signes Ce concept de laquo signe raquo constituera ndash nous le verrons

bientocirct ndash le nerf de la formalisation lutheacuterienne de la doctrine des sacrements Dans

lrsquoeacuteconomie des Loci crsquoest deacutejagrave preacuteciseacutement agrave lrsquooccasion du locus de signis que seront

discuteacutes dans le contexte drsquoune accusation de la laquo dogmatique catholique raquo les problegravemes

doctrinaux affeacuterents agrave lrsquoinstitution sacramentaire Plus tard et notamment en 1528 dans le

traiteacute lutheacuterien sur la Cegravene du Christ crsquoest cette fois dans le contexte drsquoune reacutecusation des

laquo esprits visionnaires raquo cest-agrave-dire des adversaires internes de la Reacuteforme (Zwingli

Oecolampade Carlstadt) que se nouera la controverse sur la nature des sacrements563 Nous

montrerons dans la suite de notre eacutetude que tous les outillages conceptuels et tous les jalons

doctrinaux eacutetaient deacutejagrave poseacutes degraves 1521 pour que la discussion sur lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique

trouve son lieu propre et le site de son engagement ultime dans le cœur du locus de

sacramentorum Et lrsquoidentification preacutesumeacutee ou affirmeacutee ici entre le signe et lrsquoalleacutegorie

soulegraveve deacutejagrave une interrogation qui concerne directement ce deacutebat interne agrave la Reacuteforme

protestante si le sacrement est toujours un signe et que le signe est aussi assimilable agrave une

forme drsquoalleacutegorie ne sommes nous pas contraints de preacutesumer le caractegravere symbolique du

sacrement de la Cegravene Le pain nrsquoest-il pas seulement un symbole ou une alleacutegorie du corps

du Christ et de la communion des Saints

563 laquo De la Cegravene du Christ ndash Confession raquo in Luther Œuvres Tome 6 Genegraveve Labor et Fides 1964

354

e) Crsquoest comme lrsquoon pouvait srsquoy attendre la connaissance de la doctrine qui

conditionne et encadre la pratique de lrsquoalleacutegorie Lrsquohomme laquo verseacute dans lrsquoEcriture raquo auquel

Melanchthon fait reacutefeacuterence ici crsquoest eacutevidemment le vrai docteur et le vrai theacuteologien cest-agrave-

dire celui qui maicirctrise laquo agrave fond raquo la somme des loci de la doctrine chreacutetienne Mais si la

connaissance de la doctrine est le point de deacutepart et la condition de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique elle

en est aussi le produit et la fin crsquoest agrave lrsquoenseignement de la distinction de la Loi et de

lrsquoEvangile agrave la preacutedication des beacuteneacutefices du Christ et de la neacutecessiteacute salvatrice de son

sacerdoce qursquoaboutit finalement lrsquooption pour lrsquointerpreacutetation alleacutegorique Et cet

aboutissement de fait est aussi un aboutissement de droit lrsquoenseignement de la doctrine nrsquoest

pas seulement la condition et le terme de lrsquointerpreacutetation figurative de la Bible elle en est

encore le principe-reacutegulateur et la fin Crsquoest en dernier recours agrave sa fideacuteliteacute agrave la doctrine

chreacutetienne que lrsquoon eacutevalue la validiteacute deacutefinitive drsquoune alleacutegorie exeacutegeacutetique Le constant circuit

circulaire que configure le parcours interpreacutetatif de la theacuteologie de Wittenberg srsquoavoue ici

encore sous un nouveau jour crsquoest toujours agrave preacutesupposer son reacutesultat qursquoest conditionneacute le

commencement de toute exeacutegegravese

sect10 Le filon probleacutematique du double-sens scripturaire

Tous les reacutesultats auxquels nous sommes parvenus dans notre bref parcours des

occurrences du problegraveme de lrsquoalleacutegorie dans le manuel de 1521 confirment drsquoavance et

anticipent directement les conclusions deacutefinitives et systeacutematiques que les Elementa

rhetorices formuleront finalement dix ans plus tard sur la question Les premiegraveres remarques

des Loci communes sur la pratique de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique pointent pourtant aussi et de

maniegravere tout agrave fait originale vis-agrave-vis des analyses rheacutetoriques ulteacuterieures la centraliteacute

probleacutematique du fait du double-sens scripturaire des lieux de la doctrine chreacutetienne Nous

avions vu briegravevement agrave lrsquooccasion de notre chapitre preacuteceacutedent que ce double-sens permanent

et litteacuteral avait drsquoabord dans lrsquoeacuteconomie de lrsquoEcriture une dimension diachronique il relegraveve

drsquoune partition immanente agrave la dispositio biblique et de lrsquoopposition de deux acircges de la

Parole speacutecifieacutes par la circulation drsquoun reacuteseau lexical et seacutemantique diffeacuterent

Ce double-sens qui traverse geacuteneacuteralement lrsquoensemble des loci de la doctrine

theacuteologique renvoie selon cette premiegravere acception et dans le cas particulier du lieu de

lrsquoEvangile agrave la ceacutesure qui scande lrsquoAncien et le Nouveau Testament selon lrsquoopposition

355

nourriciegravere de deux reacutegimes distincts du don et de la promesse A lrsquoacircge du laquo testament

mosaiumlque raquo correspond drsquoabord le reacutegime du don temporel affilieacute agrave lrsquoinstitution drsquoune clause

de reacutetribution recouvert drsquoune couverture leacutegale et geacuteneacuterateur de dettes A lrsquoacircge neacuteo-

testamentaire reacutepond le reacutegime du bien spirituel abreacuteviatif inconditionnel ndash eacutetranger agrave la

logique de la reacutetribution ndash et deacutefinitif Mais ce scheacutema initial srsquoest compliqueacute lorsque nous

avons eu agrave noter que ce double-sens traversait et structurait aussi la clocircture propre de lrsquoAncien

Testament lui-mecircme Crsquoest dans le seul cercle de la parole veacuteteacutero-testamentaire que la

signification de la promesse se deacutedouble deacutejagrave selon les acceptions distinctes drsquoune reacutefeacuterence

obscure agrave Christ et du don drsquoun bien temporel Crsquoest dans la spirale du laquo vieux livre raquo que se

laisse deacutejagrave entrevoir la diffraction des reacutegimes bibliques de phraseacuteologie

Il nous faut tenter de remonter plus avant le fil probleacutematique que tissent les

difficulteacutes de ce double sens Crsquoest la cleacute de la possibiliteacute de lrsquoexeacutegegravese typologique qui se joue

agrave mecircme le cheminement de la question de cette polyseacutemie Nous voudrions montrer dans le

commentaire qui suit que crsquoest agrave partir de la theacutematisation du problegraveme de cette laceacuteration

historique de la signification de lrsquoEvangile que se rencontrent et se reacutesorbent sous une

interrogation unique toutes les interrogations qui motivaient encore la progression de ce

dernier chapitre de notre eacutetude sous quel mode opeacuteratoire les loci assument-ils leur fonction

strictement exeacutegeacutetique De quelle source scripturaire peut-on attester leur centraliteacute

doctrinale Comment peut-on rendre raison de la genegravese biblique des grands schegravemes

oppositifs de la topique meacutelanchthonienne ndash Loi et Evangile Ancien et Nouveau Testament

chair et esprit Nous verrons que le filon probleacutematique du double-sens de lrsquoEcriture

deacutecouvrira finalement une veine drsquointerrogations dont la porteacutee excegravede tregraves largement le

champ de la reacutesolution de ces premiegraveres questions Ce qui se tramera derriegravere le fait de la

polyseacutemie scripturaire crsquoest finalement ce que nous avons deacutejagrave briegravevement caracteacuteriseacute ndash et ce

que nous deacutecrirons plus loin encore ndash comme la structure essentiellement typologique et

laquo reacutetroactive raquo de la temporaliteacute lutheacuterienne la structure de lrsquoa priori eacutevegravenementiel Dans la

chair mecircme drsquoune meacuteditation sur lrsquoeacutevegravenement christique nous verrons par lagrave encore que la

probleacutematique de lrsquoexeacutegegravese typologique se raccordera drsquoembleacutee agrave une question qui relegraveve

aussi pour nos reacuteformateurs drsquoune hermeacuteneutique de leur actualiteacute comment peut-on precircter

une valeur normative et une porteacutee absolue agrave ce qui ne relegraveve que drsquoune institution positive et

historique Comment peut-on faire porter au surgissement de lrsquoeacutevegravenement et agrave la nouveauteacute

doctrinale une charge deacutefinitive de veacuteriteacute

356

sect11 La question de la typologie dans le corpus preacutecoce de Luther les lieux de lrsquo laquo analytique du

testament raquo

Les quelques pages qui suivent auront au sein du programme geacuteneacuteral de notre eacutetude

valeur de reacutesolution probleacutematique et de reacutesumeacute theacutematique Nous avons souhaiteacute conduire le

cheminement de cette conclusion avec la lecture drsquoune œuvre tireacutee du corpus lutheacuterien le

Sermon sur le Nouveau testament de 1520564 Sans doute ce choix est-il en partie motiveacute par

lrsquointention drsquoapporter agrave une probleacutematique historiographique une tentative de contribution

Au terme de notre bref commentaire du Sermon nous en viendrons en effet agrave formuler un

certain nombre de remarques qui inteacuteressent directement ces questions historiques que nous

avions pour le moment tregraves largement eacuteludeacutees celle drsquoune part de la nature exacte du

rapport doctrinal de Melanchthon et de Luther en 1521 et celle drsquoautre part de la datation

plus geacuteneacuterale de la laquo deacutecouverte reacuteformatrice raquo agrave Wittenberg Le parcours de lrsquo laquo analytique

du testament raquo deacuteveloppeacutee dans le Sermon sur le Nouveau Testament entre les cinquiegraveme et

douziegraveme paragraphes nous permettra non seulement drsquoexhiber la rigoureuse identiteacute

doctrinale de Luther et de Melanchthon en 1521 mais surtout de marquer le fait ndash crsquoest lagrave un

acquis sans doute plus notable ndash que cette identiteacute srsquoeacutetend aussi jusqursquoau partage des mecircmes

impeacuteratifs de meacutethode et des mecircmes normes de constructions discursives

Plus radicalement encore nous montrerons que Luther applique agrave la lettre en 1520

dans son analytique du testament les principes drsquoanalyses dialectiques et drsquointerpreacutetations

rheacutetoriques que Melanchthon deacutetaillera onze ans plus tard dans ses Elementa au sujet des

conditions de lrsquoexeacutegegravese alleacutegorique565 Nous tacirccherons ainsi de marquer le fait que

lrsquoanalytique du testament de 1520 exemplifie tregraves rigoureusement dans le contexte drsquoune

interpreacutetation typologique des promesses veacuteteacutero-testamentaires les regravegles de meacutethode qui

564 Martin Luther Ein Sermon von dem Neuen Testament das ist von der heiligen Messe WA 6 (349-378) Noussuivons ici sa traduction par M Weyer publieacutee dans les œuvres lutheacuteriennes de lrsquoeacutedition de la Pleacuteiade laquo Sermon sur le Nouveau Testament raquo in Martin LUTHER Œuvres Paris Gallimard 1999565 Ce qui est drsquoabord lieacute au fait que Melanchthon ait sans doute voulu confeacuterer agrave la meacutethode exeacutegeacutetique deLuther selon lrsquoexpression de Ph Buumlttgen dans lrsquoarticle reacutefeacuterenceacute plus haut laquo une forme de classicismeimmeacutediat raquo (laquo Doctrine et alleacutegorie au deacutebut de la Reacuteforme raquo in op cit p 305) Toutefois il est agrave remarquer quecrsquoest agrave partir drsquoune conceptualiteacute et drsquoun outillage meacutethodique et technique tireacutes de sa dialectique ndash celle-lagravemecircme qui est deacutejagrave tregraves largement formaliseacutee en 1520 dans le Compendiaria ndash que notre auteur entend rendrecompte de la meacutethode de lrsquointerpreacutetation laquo inflationnelle raquo de lrsquoAncien Testament dans les Elementa Ce queLuther met agrave lrsquoœuvre dans son analytique du testament de 1520 crsquoest donc une proceacutedure meacutethodique quiexemplifie certes drsquoavance les principes du manuel de 1531 (ce qui nrsquoest eacutevidemment pas particuliegraverementremarquable puisque celui-ci srsquoen inspirera expresseacutement) mais qui semble exemplifier aussi apregraves coup lesdeacuteveloppements peacutedagogiques du traiteacute dialectique du Compendiaria De lagrave agrave conclure que les progregraves de laformalisation de la dialectique meacutelanchthonienne aient pu constituer la matrice des progregraves de la formalisationde la theacuteologie lutheacuterienne au tournant de lrsquoanneacutee 1520 il nrsquoy a qursquoun saut interpreacutetatif dont nous laissonslrsquooption agrave la discreacutetion des exeacutegegravetes

357

ordonnent en geacuteneacuteral lrsquohermeacuteneutique topique de Melanchthon deacuteveloppement theacutematique et

inflation discursive drsquoun terme simple de lrsquoEcriture agrave partir des loci finitionum de la

dialectique recomposition deacuteductive de la doctrine agrave partir du deacutepliement de ces ressources

deacutefinitionnelles reacuteassemblage second des matiegraveres scripturaires (et notamment veacuteteacutero-

testamentaires) sous lrsquoossature scheacutematique de la doctrine ainsi constitueacutee etc Si les

conditions de lrsquoexeacutegegravese typologique et la fonction hermeacuteneutique des loci doctrinaux

apparaicirctront avec une nouvelle clarteacute par ce deacutetour dans le cœur de lrsquoanalytique du testament

nous aurons aussi et surtout agrave y assister agrave lrsquoengendrement et agrave lrsquoextraction concregravete de ces loci

agrave partir de leur source biblique native

Crsquoest notamment le schegraveme de la contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile lui-mecircme ndash

dans sa plus grande porteacutee fonctionnelle ndash qui se verra ainsi deacuteduit et deacuteriveacute laquo textuellement raquo

au terme de lrsquoexeacutegegravese lutheacuterienne de la messe Ce que lrsquoanalytique testamentaire attestera

alors crsquoest en derniegravere instance de la correacutelativiteacute et de la contemporaneacuteiteacute strictes dans la

premiegravere theacuteologie de Wittenberg de la genegravese scripturaire de la doctrine et de sa deacuteduction

dialectique

Luther a publieacute agrave Wittenberg en lrsquoespace de trois ans trois traiteacutes exclusivement

consacreacutes au thegraveme de la messe - le Sermon au sujet drsquoune digne preacuteparation au sacrement

de lrsquoeucharistie en 1518566 le Sermon sur le tregraves veacuteneacuterable sacrement du corps du Christ et

sur les confreacuteries567 paru fin deacutecembre 1519 et finalement donc le Sermon sur le Nouveau

testament publieacute en aoucirct 1520 Nous nrsquoaurons pas lrsquooccasion de revenir ici en deacutetail sur les

eacutevolutions internes de la penseacutee lutheacuterienne au cours de ces trois anneacutees deacutecisives Nous ne

nous attarderons pas non plus sur les circonstances et les enjeux concrets de la reacutedaction de

ces traiteacutes568 Les recontextualisations historiques de la formalisation progressive de la

doctrine de Luther autour de lrsquoanneacutee 1520 ne manquent pas Notons seulement que si la

structure formelle de la theacuteorie sacramentaire est manifestement en place degraves le sermon de la

566 WA 1 (329 ndash 334)567 Ein Sermon von dem hochwuumlrdigen Sakrament des heiligen wahren leichnams Christi und von denBruumlderschaften WA 1 (742 ndash 758) Nous suivrons ici encore la traduction de lrsquoeacutedition des oeuvres de la Pleacuteiadepar M Lienhard (op cit 292 ndash 330)568 Pour un aperccedilu systeacutematique sur la doctrine lutheacuterienne de la Cegravene et des sacrements et pour un exposeacutedoctrinal sur la conception sacramentaire deacuteployeacutee dans le sermon de 1520 voir par exemple HartmutHilgenfeld Mittelalterlich-traditionnelle Elemente in Luthers Abendmahlsschriften Zurich TheologischerVerlag 1971 Hans Bernard Meyer Luther und die Messe Paderborn Bonifacius 1965 Ernst Bizerlaquo Romisch-katolische Messe und evangelisches Abendmahl raquo in Ecclesia semper reformanda (numeacutero speacutecial)Munich 1952 (17 ndash 40) ou Wolfgang Schwab Entwicklung und Gestalt der Sakramententheologie bei MartinLuther Franfort Herbert Lang 1976 Pour une eacutetude plus particuliegraverement centreacutee sur un commentaire dusermon de 1519 Ursula Stock Die Bedeutung der Sakramente in Luthers sermonen von 1519 Leyde Brill1982

358

fin de lrsquoanneacutee 1519 nous nrsquoy retrouvons par ailleurs aucune trace de ce que nous deacutecrivons ici

comme lrsquo laquo analytique du testament raquo Par ce terme drsquo laquo analytique du testament raquo nous

entendons simplement deacutesigner ce vaste mouvement drsquoanalyse terminologique du terme

διαθήκη569 auquel Luther semble precircter en 1520 une valeur de justification doctrinale

Cette analytique du testament ndash le testament est la promesse drsquoun heacuteritage or

lrsquoheacuteritage ne vaut que sous la condition de la mort du testateur donc la mort de Dieu est

annonceacutee drsquoavance dans lrsquousage mecircme du terme etc ndash nrsquoest pas propre au sermon sur la

messe il constitue presqursquoun lieu commun des traiteacutes de lrsquoanneacutee des laquo grands eacutecrits

reacuteformateurs raquo On en deacutecouvre notamment une reformulation et parfois mecircme une reacutepeacutetition

exacte dans le Sermon sur les bonnes œuvres570 publieacute deacutebut mai et surtout dans le Preacutelude

sur la captiviteacute babylonienne de lrsquoEglise571 qui en reprend les deacuteveloppements presque terme

agrave terme Pour nous ndash et en regard des conclusions auxquelles nous sommes parvenus dans nos

eacutetudes anteacuterieures ndash ce deacuteveloppement doctrinal du locus testamentaire constitue le nerf agrave vif

de la formalisation deacutefinitive de la dogmatique lutheacuterienne Si nous devions donc oser

lrsquohypothegravese drsquoune datation crsquoest agrave la formulation de cette theacuteorie du testament que nous

reacutefegravererions le terreau de la laquo deacutecouverte reacuteformatrice raquo Tacircchons de nous expliquer sur ce

point

sect12 Le tournant 1520 bref parcours du sermon sur la messe de 1519

Fin 1519 Luther dispose deacutejagrave de lrsquooutillage conceptuel qui lui permet de penser le

sacrement comme la correacutelation drsquoun signe mateacuteriel et drsquoune signification spirituelle572 Crsquoest

deacutejagrave agrave la foi que revient la charge de garantir la synthegravese et lrsquounion des deux moments de la

structure sacramentaire et donc aussi lrsquoefficience et lrsquoefficaciteacute du sacrement lui-mecircme Cette

569 Luther justifie longuement dans lrsquoentreprise de sa traduction du Nouveau Testament le choix du motlaquo testament raquo pour rendre le grec laquo diathegravekegrave raquo ou lrsquoheacutebreu laquo berith raquo Ce nrsquoest donc pas simplement par traditionque notre reacuteformateur se range finalement du cocircteacute de la traduction de la Vulgate sur ce point Cette traduction esttoutefois chancelante puisque comme nous le verrons la mecircme citation ndash Ceci est la coupe du testamenteacuteternelhellipndash est rendue dans le Sermon de 1520 une fois par le mot laquo alliance raquo (Buumlndnis) et lrsquoautre fois par lemot laquo testament raquo Le choix de la traduction pour le mot laquo testament raquo se justifie en fait drsquoabord par lrsquooptiondoctrinale de Luther ndash et agrave ce sujet encore le problegraveme du laquo cercle raquo de lrsquoexeacutegegravese et de la dogmatique se pose demaniegravere pressante ndash comme nous le verrons crsquoest en remarquant la reacuteforme lexicale induite par lrsquoinstitutioneucharistique que notre auteur notera que Christ laisse circuler ce laquo vieux mot raquo drsquo laquo alliance raquo pour deacutesigner cequi nrsquoen est preacuteciseacutement plus qursquoune espegravece bien particuliegravere les derniegraveres volonteacutes du mourant570 Von den guten Werken WA 6 (202 - 276)571 De captivitate Babylonica ecclesiae praeludium WA 6 (497 ndash 573) Les deacuteveloppements que le Preacuteludeconsacre au sacrement eucharistique reprennent en latin souvent mot pour mot lrsquoexposeacute doctrinal du Sermon surle nouveau testament publieacute en allemand On y verra aussi lrsquooccasion de ne pas precircter de signification tropsysteacutematique au choix de la langue des traiteacutes lutheacuteriens (les eacutecrits allemands seraient plus populaires les eacutecritslatins plus savants et formaliseacutes etc)572 Voir op cit WA 6 p 742

359

articulation laquo ternaire raquo de la reacutealiteacute sacramentaire ne sera jamais mise en question par Luther

et ce jusque dans ses eacutecrits les plus tardifs comme le Commentaire sur la Genegravese qui en

confirme toujours la validiteacute573 Mais fin 1519 crsquoest encore dans les termes tout agrave fait

traditionnels drsquoune communion des chreacutetiens dans le corps spirituel de Christ574 que Luther

deacutecrit la signification du sacrement eucharistique En ce sens lrsquoanalyse lutheacuterienne de la

messe est encore entacheacutee agrave la date de la reacutedaction du traiteacute drsquoune conception globalement

alleacutegorique de la Cegravene le pain corps effectif du Christ y deacutesigne toujours le corps spirituel

de lrsquoEglise et la communauteacute des fidegraveles de maniegravere essentiellement symbolique et

analogique Certes le pain de la messe est bien le corps litteacuteral et effectif du Christ ndash et la

question de lrsquoalleacutegorie ne se pose donc pas agrave lrsquoeacutechelle probleacutematique agrave laquelle se concentrera

par la suite la controverse contre laquo les esprits visionnaires raquo ndash mais ce corps effectif noue en

mecircme temps avec la signification du sacrement un lien toujours compris sous le mode de la

similitude ou de la ressemblance

laquo Afin de signifier cette communion Dieu a aussi institueacute pour ce sacrement des signes quisrsquoy precirctent parfaitement et qui par leur forme nous incitent et nous poussent agrave une tellecommunion En effet le pain est fait de lrsquoamalgame de nombreux petits grains de bleacute et lescorps de ces grains donnent une seule miche de pain dans laquelle chaque grain perd soncorps et sa forme pour prendre forme de pain575 raquo

Moins drsquoun an plus tard Luther renoncera deacutefinitivement au modegravele de la similitude

pour rendre raison du lien de signification qui rattache le sacrement agrave son reacutefeacuterent

testamentaire Crsquoest sous une acception strictement positive et laquo conventionnelle raquo qursquoil

deacutecrira alors le mode de correacutelation qui unit le pain comme corps du Chris agrave la promesse

divine de la reacutemission Et cette inflexion doctrinale trouvera son fondement dans ce qui

srsquoavouera encore comme le renoncement agrave un modegravele lui aussi alleacutegorique de la promesse

divine elle-mecircme Fin 1519 dans le quatriegraveme paragraphe de son Sermon sur la cegravene et sur

les confreacuteries crsquoest encore en ces termes que Luther deacutecrit la signification du sacrement

eucharistique

573 Voir par exemple les deacuteveloppements consacreacutes agrave lrsquousage de lrsquoalleacutegorie (qui confirment drsquoailleursinteacutegralement les quelques thegraveses que nous preacutesentons ici agrave partir drsquoune lecture des eacutecrits de 1520) LutherŒuvres tome 17 Genegraveve Labor et Fides 1977 p 361 (excursus sur lrsquoalleacutegorie)574 Evidemment Luther et le lutheacuteranisme comprendront toujours en un sens la signification de la Messe commela communion des chreacutetiens dans le corps spirituel du Christ Mais crsquoest la formalisation interpreacutetative de lasignification du sacrement du pain et lrsquoordre des renvois de ses diffeacuterents niveaux seacutemantiques qui marquerontlrsquooriginaliteacute de la version posteacuterieure de la doctrine de lrsquoeucharistie Degraves 1520 crsquoest comme nous le verrons sousla signification de lrsquoheacuteritage et sous le modegravele drsquoune communauteacute notariale ndash communauteacute des heacuteritiers ndash queLuther rendra compte de lrsquoarticulation du signe et de son sens et du mode drsquoincorporation du chreacutetien dans lacommunio christique575 Luther Œuvres op cit p 317

360

laquo La signification du sacrement et ce qursquoil opegravere crsquoest la communion de tous les saints crsquoestpourquoi on le nomme couramment syntaxis ou communio cest-agrave-dire communion le motlatin communicare signifie recevoir cette communion ce que nous traduisons en allemandpar laquo aller prendre le sacrement raquo cela provient du fait que le Christ forme avec tous lessaints un corps spirituel de la mecircme maniegravere que la population drsquoune citeacute forme unecommunauteacute et un corps et que tous les bourgeois sont membres les uns des autres et de laciteacute entiegravere576 raquo

La signification du sacrement eucharistique nrsquoest donc rien drsquoautre que la simple

communauteacute spirituelle des chreacutetiens en Christ Si la reacutemission des peacutecheacutes ndash qui constituera

dans le Sermon de 1520 la reacutefeacuterence et la signification directes du sacrement ndash est bien aussi

incluse en un sens sous la signification de la communion cette inclusion est en mecircme temps

meacutediate et secondaire ndash crsquoest par lrsquointermeacutediaire de la communio que le chreacutetien se preacutevaut de

la gracircce du Christ Crsquoest par lrsquoincorporation communautaire que srsquoactive apregraves coup le

beacuteneacutefice de la reacutemission Plus loin Luther deacutecrira la nature plus preacutecise de cette communion

sous les traits figuratifs drsquoune communauteacute bourgeoise

laquo Cette communion reacuteside en ceci que tous les biens spirituels du Christ et des ses saints sontpartageacutes et mis en commun avec celui qui reccediloit ce sacrement en revanche tous les peacutecheacuteset souffrances sont eacutegalement mis en commun ainsi lrsquoamour enflamme en retour lrsquoamourqui unit577 raquo

Crsquoest sous une double alleacutegorie que notre auteur conduit donc ici la description de la

Parole divine dans le sacrement de la Cegravene sous la simple comparaison de la communauteacute

des fidegraveles avec la communauteacute civile laquo des bourgeois drsquoune ville raquo drsquoune part mais plus

geacuteneacuteralement et plus essentiellement aussi sous lrsquoalleacutegorie juridique de lrsquounion maritale ou

conjugale au Christ Par delagrave ce double symbolisme ndash socieacuteteacute bourgeoise et union conjugale ndash

la communion des chreacutetiens se laisse donc finalement caracteacuteriser sous la figure geacuteneacuterale de la

communauteacute civile des biens et du partage des richesses La syntaxis ou la communio

spirituelle des fidegraveles nrsquoopegravere ainsi que par une laquo fusion raquo des personnes et par une

incorporation ndash un partage et une contagion des peacutecheacutes et des justices respectives ndash dont on ne

peut rendre compte que par la meacutediation seconde drsquoun symbole ou drsquoune alleacutegorie emprunteacutee

agrave la sphegravere du droit civil Et la reacutealiteacute civile et juridique qui srsquoavoue comme lrsquoesquisse et

comme le point drsquoaccegraves figuratif de lrsquoexeacutegegravete agrave la reacutealiteacute spirituelle de la communio en Christ

576 Ibid p 310577 Ibid p 311

361

demeure par naissance toujours eacutetrangegravere et eacutetanche agrave la nature concregravete de ce qursquoelle vise agrave

illustrer

Dans le Sermon de 1520 au contraire la cateacutegorie juridique de lrsquoheacuteritage ndash qui se

substituera deacutefinitivement agrave celle de lrsquounion maritale et des noces christiques comme agrave la

meacutetaphore de la socieacuteteacute bourgeoise ndash ne se donne plus comme une meacutetaphore fileacutee ou comme

une alleacutegorie seconde de la promesse divine mais elle se confond preacuteciseacutement

rigoureusement et au sens le plus litteacuteral du terme avec cette promesse mecircme Si la gracircce est

encore symboliquement une communauteacute des biens fin 1519 crsquoest litteacuteralement que la

justification devient une communauteacute des heacuteritiers deacutebut 1520 Crsquoest lagrave le point nodal de la

reacuteforme lutheacuterienne de la doctrine de lrsquoeucharistie Derriegravere le jeu du litteacuteralisme ou du

symbolisme de la reacutefeacuterence juridique ce qui se trame en effet sous lrsquoapparence de cette

subtiliteacute discursive crsquoest le geste drsquoune inversion radicale des ordres drsquoanteacuterioriteacute et de

meacutediation qui ordonnent les rapports entre le don de la reacutemission et lrsquoinstitution de la

communauteacute chreacutetienne Par delagrave cette inversion Luther nous invite agrave ne plus penser la

communio avec Christ comme la cause et comme le principe premier de la remise des

peacutecheacutes mais au contraire comme lrsquoeffet deacuteriveacute et comme le produit second de la promesse de

cette reacutemission Autrement dit la signification reacuteelle de la messe nrsquoest plus la communio elle-

mecircme mais la promesse de lrsquoheacuteritage et la communio nrsquoapparait plus degraves lors comme le

terme central du processus soteacuteriologique mais seulement comme la secondariteacute de

lrsquoinstitution eucharistique En bref drsquoun modegravele figuratif emprunteacute agrave la sphegravere de la socieacuteteacute

bourgeoise la syntaxis christique devient litteacuteralement en 1520 la communauteacute universelle

des beacuteneacuteficiaires de la mort de Dieu

La reconstruction de ce mode de reacutefeacuterentialiteacute nrsquoest pas sans conseacutequences pour la

theacuteorisation de lrsquoefficience mecircme du sacrement si le pain nrsquoest plus le symbole ou le

repreacutesentant de la communio christique mais le sceau et lrsquoattestation mateacuterielle de la validiteacute

de la promesse drsquoun heacuteritage ndash lrsquoacte de deacutecegraves qui permet drsquoacceacuteder agrave la remise notariale du

legs promis ndash alors crsquoest aussi la reacutemission elle-mecircme et la gracircce eacuteternelle qui luit et srsquoatteste

directement dans la chair du pain eucharistique Quant au precirctre qui prescrit le sacrement

eucharistique il nrsquoest plus seulement le gouvernant drsquoune socieacuteteacute bourgeoise et donc le

deacutepositaire drsquoun ordre toujours et par principe hieacuterarchisant mais le garant et lrsquoattestateur

indiffeacuterent ndash le notaire ndash drsquoun office notarial Mais si le precirctre nrsquoest plus que notaire et teacutemoin

de la validiteacute drsquoun acte de deacutecegraves alors le statut mecircme du ministegravere sacramentaire perd tout

mobile de discrimination de valeur crsquoest lagrave le point de geacuteneacutesie du principe du sacerdoce

362

universel qui trouvera preacuteciseacutement dans le Sermon sur la Cegravene de 1520 lrsquooccasion de lrsquoune

de ses premiegraveres formulations578

En bref si agrave la fin de lrsquoanneacutee 1519 Luther dispose deacutejagrave du modegravele de la structure

drsquoarticulation laquo tridimensionnelle raquo du sacrement ndash signe signification foi ndash sa theacuteorie de la

messe nrsquoen est pas moins encore eacutetrangegravere agrave ce qui se formule dans la theacuteorie laquo finaliseacutee raquo

comme lrsquoessence de la reacutealiteacute sacramentaire le fait que son signe soit toujours et par principe

le signe drsquoune promesse Malgreacute la latence et les pressentiments eacutevidents de la laquo deacutecouverte

reacuteformatrice raquo dans ses eacutecrits preacutecoces la theacuteologie lutheacuterienne nrsquoest donc pas encore jusqursquoagrave

lrsquoaube de lrsquoanneacutee 1520 et au sens le plus essentiel du terme une theologie der verheissung

Crsquoest agrave partir de la reacutenovation de la doctrine de lrsquoeucharistie ndash reacutenovation deacutejagrave formaliseacutee dans

le Sermon sur les bonnes œuvres au mois de mai ndash que la theacuteologie wittenbergeoise se dotera

de lrsquooutillage notionnel deacutefinitif de la theacuteorie du sacrement Et cette theacuteorie sacramentaire

dont on trouve aussi une expression systeacutematique dans le locus de signis du manuel

theacuteologique de Melanchthon579 constituera par la suite lrsquoarriegravere fond et le preacutesupposeacute

doctrinal constants de toutes les premiegraveres reacuteflexions exeacutegeacutetiques agrave Wittenberg Crsquoest donc agrave

la source de lrsquo laquo analytique du testament raquo qursquoil nous faut nourrir notre eacutetude de lrsquoexeacutegegravese

meacutelanchhtonienne

sect13 Le contexte discursif de lrsquoanalytique de la promesse dans le Sermon sur le nouveau Testament de

1520

Le Sermon sur le Nouveau Testament de 1520 srsquoouvre drsquoembleacutee sous les auspices de

lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile Crsquoest en effet agrave lrsquoallure drsquoune discussion geacuteneacuteraliste

sur le ministegravere de la Loi en amont de toutes ses distinctions et ramifications secondes (civile

divine sacrificielle etc) que renvoient les deux premiers paragraphes du traiteacute Cette

ouverture est lrsquooccasion drsquoune accusation directe du foisonnement leacutegislatif et de la

multiplication des prescriptions regraveglementaires

laquo Moins il y a de commandements plus les bonnes oeuvres prospegraverent Une communauteacuteaux lois nombreuses nrsquoa jamais eacuteteacute bien gouverneacutee du moins pas pour longtemps Crsquoest pourcette raison qursquoavant lrsquoantique Loi de Moiumlse les patriarches anciens nrsquoavaient en matiegravere deculte divin que le seul sacrifice pour coutume et pour loi580 raquo

578 Notamment dans la deuxiegraveme partie du traiteacute579 Voir Melanchthon Loci communes op cit p 322 ndash 362580 Luther Œuvres op cit p 677

363

On remarquera drsquoembleacutee le tour historique et la dimension laquo geacuteneacutealogique raquo du

propos de maniegravere geacuteneacuterale lrsquooriginaliteacute la plus remarquable du traiteacute de 1520 tient peut-

ecirctre en regard des sermons anteacuterieurs sur la messe agrave cette intention manifeste de resituer

laquo geacuteneacutetiquement raquo la promesse neacuteo-testamentaire dans lrsquohistoire longue des modes de

reacuteveacutelation de la Parole Lrsquoexeacutegegravese typologique exemplifiera eacutevidemment aussi la

reconstruction de cette histoire theacuteologique en la reacutefeacuterant agrave un centre et agrave un point de preacutesence

eacutevegravenementiel unique ndash la Cegravene Luther formule directement apregraves cette citation sa doctrine

canonique sur la fonction mortifegravere et la valeur accusatrice de la Loi581 la multipliciteacute

prescriptive accuseacutee ici est contemporaine de la constante inefficience de la parole leacutegislative

Si la Loi est luxuriante et expansionniste crsquoest drsquoabord parce que son ministegravere propre

nrsquoopegravere que sous la condition de reacuteveacuteler agrave lrsquohomme nu son peacutecheacute et son impuissance la

prolifeacuteration des prescriptions leacutegales participe donc directement du programme drsquoune

laquo impossibilisation raquo de leur observance Mais cette pullulation leacutegislative a aussi pour effet

direct le progregraves infini du morcellement des communauteacutes

laquo Un autre fruit de la multipliciteacute des lois crsquoest qursquoil en reacutesulte beaucoup de sectes et dedivisions au sein de lrsquoEglise Lrsquoun adopte telle coutume lrsquoautre telle autre et crsquoest ainsi quecroicirct en chacun un amour secret et fallacieux agrave lrsquoeacutegard de sa secte ainsi que haine ou dumoins meacutepris et manque drsquoattention agrave lrsquoeacutegard des autres sectes582 raquo

Par opposition agrave lrsquoœuvre multiplicatrice de la Loi lrsquooffice christique se preacutesentera

drsquoabord sous les traits du ministegravere de lrsquounification communautaire

laquo Pour disposer drsquoun peuple qui lui soit agreacuteable et cheacuteri uni par les liens drsquoun amour sansdisputes le Christ a donc aboli toute la loi de Moiumlse Pour ne donner deacutesormais aucun motifagrave la formation des sectes et divisions il nrsquoa institueacute qursquoun seul usage et qursquoune seule loi pourson peule agrave savoir la sainte messe583 raquo

Lrsquouniteacute de la communauteacute chreacutetienne est soumise agrave la condition historique de

lrsquoabolition de la Loi mosaiumlque Nous avons deacutejagrave eu agrave rencontrer le thegraveme de cette abolition agrave

lrsquooccasion de notre parcours du locus de lege des Loci communes En 1520 cet eacutenonceacute a

eacutevidemment une porteacutee directement strateacutegique rattachant agrave la multipliciteacute des lois et agrave

lrsquoattachement aux coutumes la division des communauteacutes chreacutetiennes Luther marque aussi

tacitement la vertu reacuteunificatrice de la formalisation et de la profession mecircme de la veacuteritable

581 Ibid p 677582 Ibid p 678583 Ibid p 678

364

doctrine de la messe Si lrsquohistoire des deacutebuts de la Reacuteforme a pu retenir la controverse sur la

Cegravene comme le site originaire de la division et du schisme chreacutetien ndash schisme de la Reacuteforme

mais aussi par la suite divisions internes aux eacuteglises reacuteformatrices ndash il nous faut rappeler que

Luther conccediloit au deacutepart la confession de la doctrine eucharistique comme la condition

derniegravere de la possibiliteacute drsquoune uniteacute de lrsquoEglise Nous remarquerons que la messe est encore

ici deacutecrite dans les termes drsquoune laquo loi raquo et drsquoun laquo usage raquo Il ne faut pas y voir lagrave un motif de

nier la preacutegnance et la systeacutematiciteacute de lrsquoopposition doctrinale de la Loi et de lrsquoEvangile

drsquoune part le troisiegraveme paragraphe dont est tireacutee notre citation ne srsquoinscrit encore que dans

lrsquoespace drsquoune consideacuteration globalement introductive et la terminologie en usage y relegraveve

donc aussi drsquoune certaine souplesse discursive mais drsquoautre part et plus essentiellement il

nous faut noter que la modaliteacute quantitative de cet ordre laquo leacutegislatif raquo ndash lrsquouniciteacute ndash contredit et

reacutevoque deacutejagrave par soi son caractegravere laquo leacutegal raquo La multipliciteacute et la tendance inflationniste

appartiennent toujours pareillement agrave lrsquoessence mecircme de la Parole regraveglementaire et agrave la sphegravere

de la juridiction des œuvres une laquo loi unique raquo est donc un non-sens et une rigoureuse

contradiction dans les termes ndash lrsquouniciteacute mecircme rompt et abolit par naissance la logique propre

de lrsquoordre de la leacutegaliteacute

Plus loin cette eacuteconomie du multiple se verra reacuteassigneacutee agrave la sphegravere de lrsquoexteacuterioriteacute

crsquoest de la diversiteacute et de la divergence des vecirctements des deacutecorations des laquo objets sacreacutes raquo

ou des chants ndash en bref du fonds de reacuteserve de diversiteacute du monde mateacuteriel ndash que se nourrit

essentiellement la division communautaire Par opposition agrave cette ressource laquo amplifiante raquo du

regravegne de lrsquoexteacuterioriteacute lrsquouniteacute du sacrement eucharistique trouvera son lieu propre dans

lrsquoattachement exclusif des fidegraveles agrave une meacuteditation sur les termes de la Parole

laquo Si nous voulons ceacuteleacutebrer et comprendre la messe comme il convient nous devonscommencer par ne precircter aucune attention agrave ce que dans cette affaire nos yeux et nos senspeuvent nous montrer et nous exposer que ce soit les vecirctements la musique le chant lesdeacutecorations la priegravere des gestes tels que celui qui consiste agrave porter eacutelever deacuteposer ou quoique ce soit de ce qui se passe pendant la messe Et cela jusqursquoagrave ce que nous ayons saisi etbien compris les paroles du Christ par lesquelles il a accompli et institueacute la messe et nous aordonneacute de la ceacuteleacutebrer584 raquo

Comprendre la messe dans lrsquooriginaliteacute de son ministegravere ndash cest-agrave-dire dans sa

contrarieacuteteacute fondamentale avec lrsquoordre inflationniste de la Loi ndash crsquoest donc deacutetourner le regard

des formaliteacutes et des usages exteacuterieurs de sa pratique pour le recentrer sur une attention

exclusive aux paroles dans lesquelles se laissent formuler son institution Crsquoest au point exact

584 Ibid p 680

365

de cette affirmation que srsquoouvre reacuteellement le traiteacute de 1520 Le problegraveme de la messe se

confond ndash et doit se confondre ndash avec celui du sens des paroles du Christ Mais de quelles

paroles parle-t-on Luther nous dit

laquo Ce sont ces paroles laquo Prenez et mangez ceci est mon corps qui est donneacute pour vousPrenez et buvez en tous Ceci est la coupe de lrsquoalliance nouvelle et eacuteternelle en mon sang quiest verseacute pour vous et pour beaucoup en vue du pardon des peacutecheacutes raquo Chaque chreacutetien doitlors de la messe avoir en vue ces paroles et srsquoy tenir fermement comme agrave lrsquoessentiel de lamesse585 raquo

On trouvera avec cette citation et le contexte anteacuterieur de son eacutenonciation

lrsquooccasion drsquoattester une nouvelle fois de lrsquooriginaliteacute lutheacuterienne du sens de lrsquoopposition de

lrsquoexteacuterioriteacute et de lrsquointeacuterioriteacute Crsquoest ici encore agrave la Parole vivante que lrsquoexteacuterioriteacute des

œuvres des rites des pratiques et des lois se voit drsquoabord opposeacutee et non comme on aurait

pu srsquoy attendre agrave lrsquointeacuterioriteacute drsquoune acircme ou drsquoune conscience laquo subjective raquo En reacutealiteacute

lrsquointeacuterioriteacute de la laquo conscience raquo lutheacuterienne est preacuteciseacutement toujours lrsquoefficience et

lrsquoinvestissement mecircme de lrsquohomo exterior par une Parole eacutetrangegravere ndash lrsquoinscription de lrsquoautre

spirituel dans les entrailles du propre et dans lrsquoeacuteconomie de la chair Nous avons longuement

discuteacute de ces points agrave lrsquooccasion des quatriegraveme et cinquiegraveme chapitres de cette eacutetude il nrsquoest

utile de formuler cette remarque que pour exhiber encore lrsquoeacutevidence de lrsquoidentiteacute doctrinale de

Melanchthon et de Luther sur ce point lagrave Plus essentiel est de remarquer que cet eacutenonceacute du

cinquiegraveme paragraphe du Sermon justifie une fois pour toute la stricte reconduction de la

discussion doctrinale sur la Cegravene agrave un deacutebat drsquoexeacutegegravese Si lrsquo laquo essentiel de la messe raquo tient en

la formulation des paroles de son institution alors lrsquoessentiel de la dogmatique sacramentaire

tiendra aussi dans lrsquointerpreacutetation mecircme de ces paroles Dans le sermon de la fin de lrsquoanneacutee

1519 la reacuteflexion sur lrsquoeucharistie avait encore un tour tregraves largement speacuteculatif et meacuteta-

scripturaire dans le traiteacute de 1520 la formulation de la doctrine eucharistique de Luther

tiendra exclusivement dans une discussion exeacutegeacutetique des paroles de lrsquoinstitution de la Cegravene

Crsquoest donc autour drsquoune hermeacuteneutique des quelques fragments de la parole

christique relateacutee dans les eacutevangiles de Matthieu de Marc et de Luc que le propos se

recentrera notamment entre les sixiegraveme et douziegraveme paragraphes du traiteacute Nous reviendrons

plus loin sur la question de la traduction lutheacuterienne des paroles de lrsquoeucharistie si cette

traduction ici preacutesenteacutee en allemand est eacutevidemment propre au reacuteformateur il est tout de

585 Ibid p 680

366

mecircme agrave noter que ce dernier y demeure encore globalement fidegravele au canon de la Vulgate586

La question de cette traduction engage eacutevidemment aussi le statut et la modaliteacute eacutenonciative

que Luther entend faire porter agrave la parole christique Si cette parole nrsquoest accessible que par la

meacutediation textuelle de lrsquoœuvre des eacutevangeacutelistes lrsquoEvangile qui srsquoy eacutenonce est pourtant bien

drsquoabord pour notre reacuteformateur une parole vivante Nous avons deacutejagrave eu agrave mentionner le

laquo phonocentrisme raquo radical de la theacuteologie de Wittenberg notons tout de mecircme que cette

hieacuterarchisation des modaliteacutes eacutenonciatives ne srsquoaffilie pas agrave une deacutepreacuteciation de lrsquoactiviteacute

interpreacutetative ndash crsquoest bien dans une exeacutegegravese du texte que se deacutecouvre le sens de la Parole

vivante de lrsquoEsprit

sect14 Lrsquoexeacutegegravese typologique du sixiegraveme paragraphe lrsquoa priori de la promesse

Le sixiegraveme paragraphe srsquoattache agrave marquer lrsquoanteacuterioriteacute de la formulation de la

promesse divine dans le procegraves de la constitution de la relation entre Dieu et les hommes

laquo Pour que lrsquohomme puisse entrer en relation avec Dieu et obtenir quelque chose de luivoici ce qui doit se passer ce nrsquoest pas agrave lrsquohomme de commencer ni de poser la premiegraverepierre mais il faut que Dieu Dieu seul hors de toute recherche et de tout deacutesir de la part delrsquohomme prenne les devants et lui fasse une promesse Cette Parole de Dieu est lecommencement le fondement le rocher sur lequel ensuite peuvent srsquoeacutedifier toutes lesœuvres paroles et penseacutees de lrsquohomme587 raquo

Le point de deacutepart de la relation de lrsquoEsprit avec les hommes est en Dieu et ce point

de deacutepart deacutefinit aussi les conditions constantes et les limites rigoureuses de ce rapport Si

rapport de Dieu agrave lrsquohomme il y a bien dans lrsquohistoire drsquoune reacuteveacutelation crsquoest donc toujours

aussi dans lrsquoeacutetroitesse drsquoun sentier dont Dieu lui-mecircme eacutetablit les balises Cet eacutenonceacute ndash sous

lrsquointerpreacutetation duquel on pourrait deacutejagrave contester globalement lrsquoideacutee drsquoune centraliteacute

lutheacuterienne de la conscience subjective et drsquoune repreacutesentation de la religion personnelle ndash

constitue aussi le mobile profond de lrsquoaccusation de la thegravese drsquoune justification par les

œuvres Si la promesse divine est lrsquoa priori de la relation que les hommes peuvent nouer avec

la Parole vivante et que cette promesse ne reacutepond agrave aucun effort agrave aucune laquo recherche raquo ou agrave

aucun laquo deacutesir raquo humain preacutealables alors il nous faut dire aussi que lrsquohomme ne peut laquo faire raquo

par lui-mecircme les conditions de son salut Crsquoest dans lrsquoattente drsquoune relation dont lrsquoimpulsion

586 La reacutesonance du laquo nouveau raquo et de lrsquo laquo eacuteternel raquo notamment nrsquoappartient pas au texte biblique lui-mecircme mais est tout agrave fait propre agrave la Vulgate de Jeacuterocircme587 Ibid p 680

367

inaugurale est en Dieu que se tient lrsquohumaniteacute dans son rapport agrave son au-delagrave A ce sujet

Luther nous dit encore

laquo Crsquoest pourquoi il nrsquoest pas possible agrave un homme par le moyen de sa raison et de sa propreforce par ses œuvres drsquoescalader le ciel et de se porter au devant de Dieu pour se le rendrefavorable Dieu doit preacuteceacuteder toutes les œuvres et les penseacutees humaines accorder unepromesse claire et explicite en paroles dont lrsquohomme se saisit alors par le moyen drsquoune foiforte et juste588 raquo

Lrsquoascension des cieux ne tolegravere aucune improvisation humaine il nrsquoest de voie

praticable au-delagrave de lrsquoeacutechelle tendue par lrsquoanteacuterioriteacute drsquoune promesse Cette thegravese contient

eacutevidemment le fond essentiel de la doctrine de la justification par la foi ndash la foi srsquoavouant deacutejagrave

ici comme la simple attitude de reacuteceptiviteacute et drsquoacceptation vis-agrave-vis de la promesse reacuteveacuteleacutee

Toutefois nous devons nous garder de nous rendre ici coupable drsquoune stricte fixation

doctrinale sur la probleacutematique de la justification cette fixation nous rendrait en partie

eacutetranger agrave lrsquooriginaliteacute propre du mouvement discursif de ces quelques paragraphes qui

exhibe en reacutealiteacute le programme drsquoune reconstruction absolument inteacutegrale de la genegravese de la

reacuteveacutelation de la Parole La probleacutematique de la justification ne se deacuteploie que dans lrsquohorizon

historique drsquoune humaniteacute deacutejagrave accuseacutee par lrsquoœuvre de la Loi et de son ministegravere mortifegravere

Or lrsquoinstitution de la Parole de la promesse dont il est question ici nrsquoest pas

seulement anteacuterieure agrave la preacutetention meacuteritoire ou justificatrice drsquoune humaniteacute deacutejagrave

condamneacutee elle se situe aussi en amont de lrsquoinstitution de la Loi elle-mecircme La promesse est

deacutecrite comme lrsquoa priori absolu de la relation mecircme de lrsquohomme agrave Dieu ndash donc aussi comme

lrsquoa priori de la modaliteacute accusatrice de cette relation Ce qui srsquoavoue ici crsquoest donc en fait

lrsquoinchoativiteacute radicale de la modaliteacute eacutevangeacutelique de la Parole et par lagrave aussi la preacuteexistence

neacutecessaire de la promesse agrave la Loi Ce qui srsquoeacutenonce ici crsquoest encore et finalement le fait que

lrsquoopposition mecircme de la Loi et de la promesse se situe en veacuteriteacute dans lrsquoespace clos drsquoun jeu

de la promesse avec elle-mecircme Lrsquoeacutevangile preacutecegravede la Loi en se preacuteceacutedant lui-mecircme le

ministegravere de la Loi est pris par avance dans les glues du ministegravere de la consolation Et si la

promesse ouvre neacutecessairement toute modaliteacute relationnelle de lrsquohomme agrave Dieu ndash preacuteceacutedant

donc aussi toute accusation ndash alors crsquoest drsquoabord agrave une geacuteneacutealogie de la promesse que doit se

soumettre quiconque tente de restituer lrsquoenchaicircnement eacutevegravenementiel de lrsquohistoire de la Parole

Crsquoest preacuteciseacutement agrave cette geacuteneacutealogie de la promesse ndash sens veacuteritable de ce que nous

deacutesignions plus haut sous le titre de lrsquo laquo exeacutegegravese typologique raquo ndash que Luther se soumet agrave

588 Ibid p 681

368

lrsquooccasion du septiegraveme paragraphe du traiteacute Notons que cette geacuteneacutealogie srsquoannonccedilait deacutejagrave

lrsquousage du lexique de la clarteacute et de lrsquoexactitude (laquo promesse claire et explicite en paroles raquo)

sous lequel Melanchthon nous lrsquoavons vu ordonnait aussi la hieacuterarchie et la gradation des

anticipations de la promesse eacutevangeacutelique dans lrsquoAncien Testament Nous citons longuement

lrsquoentreacutee de ce septiegraveme paragraphe

laquo Crsquoest ainsi qursquoune promesse a eacuteteacute faite agrave Adam apregraves sa chute lorsque Dieu dit au serpent Je mettrai une inimiteacute entre toi et la femme entre ta posteacuteriteacute et ta posteacuteriteacute elle trsquoeacutecrasera latecircte et tu guetteras son talon raquo Par ce paroles Dieu promet ndash quoique drsquoune maniegravere obscurendash une aide agrave la nature humaine par lrsquoentremise drsquoune femme le diable sera vaincu agrave sontout Adam et Eve et tous leurs enfants ont obtenu cette promesse de Dieu jusqursquoagravelrsquoavegravenement de Noeacute et ils lui ont accordeacute foi par cette foi ils ont eacuteteacute sauveacutes sans quoi ilseussent deacutesespeacutereacute De mecircme par la suite crsquoest par une promesse que Dieu se lia agrave Noeacute et agraveses enfants apregraves le deacuteluge jusqursquoagrave lrsquoavegravenement drsquoAbraham auquel il enjoignit de quitter sapatrie et auquel il promit que tous les paiumlens seraient beacutenis en sa posteacuteriteacute Abraham crut encette promesse et il obeacuteit ce par quoi il fut justifieacute et devint lrsquoami de Dieu Et dans ce mecircmelivre cette promesse faite agrave Abraham se trouve ecirctre grandement et souvent citeacute augmenteacutee etexpliqueacutee jusqursquoagrave ce que Isaac lui fucirct promis lequel devait ecirctre la semence dont devait sortirle Christ et toute beacuteneacutediction589 raquo

La geacuteneacutealogie de la promesse eacutevangeacutelique ndash et ses anteacuteceacutedents veacuteteacutero-testamentaires

ndash se voit ici formuleacutee un an avant la publication des Loci communes dans des termes

quasiment identiques agrave ceux qui constitueront la chair du locus de evangelio dans le manuel

theacuteologique Lrsquoensemble des commentaires que nous formulions plus haut peuvent donc tels

quels valoir pour le deacuteveloppement citeacute ici Lrsquoeacutevangile du serpent ou la promesse de la

laquo beacuteneacutediction universelle raquo dans la descendance abrahamique inaugurent et anticipent

litteacuteralement la promesse christique de la reacutemission des peacutecheacutes Crsquoest donc chaque fois ici agrave

Christ ndash quoique sous des degreacutes de clarteacute divergents ndash que renvoie la parole de lrsquoAncien

Testament Et crsquoest encore dans la foi anticipeacute en Christ que les patriarches furent aussi

sauveacutes par avance La clause drsquoune assignation mono-eacutevegravenementielle de la gracircce est donc

encore preacuteserveacutee de mecircme que la logique de cette eacutetrange preacuteexistence agrave soi de lrsquoeacutevegravenement

eucharistique Dans le scheacutema de lrsquoopposition des deux sens de la promesse veacuteteacutero-

testamentaire ndash anticipation obscure du Christ promesse temporelle drsquoun bien seacuteculier ndash nous

pouvons donc dire que crsquoest au sens du testament spirituel que se reacutefegraverent toujours ici comme

plus tard chez Melanchthon les promesses deacutecrites

589 Ibid p 681

369

sect15 Lrsquoanalytique du testament et la performance du mot nu a priori lexical de la doctrine et a priori

doctrinal du temps theacuteologique

Poursuivons donc et tentons de voir ce que la suite du traiteacute peut nous apporter en

regard des difficulteacutes preacuteceacutedemment exposeacutees (polyseacutemie de lrsquoeacutevangile genegravese scripturaire

du scheacutematisme de la contrarieacuteteacute de la Loi et de la promesse etc) Nous citons en inteacutegraliteacute

le huitiegraveme paragraphe du traiteacute

laquo Dans le Nouveau Testament eacutegalement le Christ srsquoest engageacute faisant une promesse agravelaquelle nous devons precircter foi par quoi nous acceacutedons alors agrave la pieacuteteacute et au salut ce sontles paroles preacuteciteacutees quand le Christ dit laquo Ceci est la coupe du Nouveau Testamenthellip raquoparoles que nous allons examiner maintenant Un testament nrsquoest pas le nom donneacute agrave toutepromesse mais seulement aux derniegraveres volonteacutes de quelqursquoun qui srsquoapprecircte agrave mourir et parlesquelles il legravegue ses biens agrave qui il veut les transmettre Aussi comme le dit saint Paul auxHeacutebreux un testament doit-il ecirctre confirmeacute par la mort et nrsquoa pas de valeur tant que vit letestateur Car des autres promesses celles faites de son vivant on peut en empecirccherlrsquoaccomplissement voire les reacutetracte crsquoest pourquoi on ne les appelle pas des testamentsPour cette raison lorsque dans lrsquoEcriture les prophegravetes parlent du Testament de Dieu il fautentendre par ce terme qursquoil a eacuteteacute signifieacute aux prophegravetes que Dieu devait se faire homme qursquoildevait mourir et ressusciter afin que sa Parole par laquelle il fait un tel testamentsrsquoaccomplisse et soit confirmeacutee Car srsquoil fait un testament il doit selon sa promesse mourir or srsquoil doit mourir il faut qursquoil soit un homme Ainsi ce petit mot laquo testament raquo est-il unreacutesumeacute de tous les prodiges et gracircces accomplies en Christ590 raquo

Il est agrave peine utile drsquoinsister sur lrsquoimportance de ce paragraphe dans le mouvement

discursif du Sermon sur le nouveau testament ndash et plus largement il faut le dire pour toute la

doctrine lutheacuterienne de lrsquoEvangile Ces quelques eacutenonceacutes constituent la chair de ce que nous

deacutecrivions plus haut sous le label de lrsquo laquo analytique du testament raquo La discussion citeacutee ici

peut fournir agrave lrsquointerpregravete lrsquooccasion drsquoouvrir un champ de reacuteminiscences et de renvois

presque infini vers les principaux thegravemes de la theacuteologie de la premiegravere Reacuteforme Pour notre

part et dans le contexte de notre eacutetude ndash qui est celui drsquoune reacuteflexion sur le rocircle de la

coopeacuteration des sciences dans la formalisation de la meacutethode de la theacuteologie agrave Wittenberg ndash

nous nous attacherons drsquoabord agrave marquer ce qui dans lrsquoanalytique du testament atteste avec

une pleine eacutevidence de la laquo matrice dialectique raquo de la doctrine lutheacuterienne en 1520 Au delagrave

des mots et des sigles que peuvent revecirctir apregraves coup les proceacutedures discursives dans le cercle

de leur theacutematisation reacuteflexive il nous faut avouer que crsquoest tregraves preacuteciseacutement la meacutethode

dialectico-exeacutegeacutetique des lieux communs qui se voit mise agrave lrsquoœuvre agrave lrsquooccasion de ce

590 Ibid p 682

370

paragraphe Tous les preacuteceptes drsquoanalyse terminologique ndash les regravegles du deacuteveloppement

theacutematique drsquoun terme simple ndash formaliseacutes agrave lrsquooccasion du Compendiaria meacutelanchthonien

sont rigoureusement appliqueacutes ici dans le cercle drsquoune exeacutegegravese des paroles eucharistiques

En particulier le paradigme atomistique de la signification la reconstruction

deacutefinitionnelle ou terminologique de la theacuteorie des infeacuterences et la centraliteacute de lrsquoanalyse

seacutemantique sur lrsquoeacutechelle du mot nucleacuteaire dans lesquelles nous avions vu les axiomes de la

science dialectique wittenbergeoise sont encore remarquablement patents dans la logique

propre de lrsquoextrait que nous commentons Mais la porteacutee de lrsquoanalyse lutheacuterienne nous paraicirct

exceacuteder tregraves largement celle drsquoune simple exemplification des principes dialectiques Crsquoest

que le paradigme atomistique qui avait cours dans le contexte drsquoune formalisation des regravegles

de la meacutethode de lrsquoargumentation se voit ici reacuteinvesti et reacuteenrichi drsquoune meacuteditation

laquo pragmatique raquo sur le sens de la performance du mot laquo testament raquo Bien au-delagrave drsquoune

simple theacuteorie de la doctrine et drsquoune reacuteflexion sur le reacutegime laquo argumentatif raquo du logos crsquoest

donc au point exact de la rencontre de la dialectique et de la rheacutetorique ndash point de jonction de

la deacutemonstration et de sa productiviteacute effective ndash que se noue lrsquoanalytique du testament Nous

ordonnerons notre commentaire sous les trois seacuteries de remarques suivantes Chacune vise agrave

deacutecrire un niveau de performativiteacute591 du lieu testamentaire Crsquoest en effet et en filigrane agrave la

theacuteorie eacutetrange drsquoune performativiteacute du mot nu que Luther reacutefegravere assez expresseacutement son

analytique de lrsquoEvangile

a) La performativiteacute du mot est drsquoabord celle de son opeacuterativiteacute doctrinale cest-agrave-

dire celle des ressources de positiviteacutes didactiques qui srsquoourdissent dans le sommeil de sa

signification Crsquoest dans le contexte drsquoune lecture et drsquoune exeacutegegravese scripturaires que

lrsquoanalytique du testament prend place Luther expose agrave nouveau les paroles eucharistiques

591 Le terme de laquo performatif raquo renvoie comme on le sait bien agrave la deacutecouverte drsquoAustin dont le recueil deconfeacuterences sur les speech acts (How to do things with words) ont eacuteteacute traduits en franccedilais sous le titre Quanddire crsquoest faire (Paris Seuil 1970) Le problegraveme du performatif pour Austin nrsquoest certainement pas reacuteductibleau problegraveme de lrsquoexistence drsquoune fonction poieacutetique ou productive comme telle opeacuterante au sein du langageQursquoil existe un mode de discours qui soit immeacutediatement aussi une action ndash un discours qui produise en mecircmetemps un fait ou qui constitue en lui-mecircme un acte - crsquoest lagrave une chose qui est bien connue depuis au moinsAristote et sa distinction ceacutelegravebre de lrsquoapophantique (eacutenonceacute deacuteclaratif) et du non apophantique (comme lapriegravere) Le performatif nrsquoest pas eacutetudieacute pour servir par exemple drsquoinstrument conceptuel agrave lrsquoeacutelaboration drsquounetheacuteorie de lrsquoimpeacuteratif ou agrave une theacuteorie de la priegravere du serment etc Ce qui inteacuteresse Austin crsquoest le fait que cetimpeacuteratif se dissimule et se donne sous un mode implicite agrave mecircme un eacutenonceacute deacuteclaratif Crsquoest cettedissimulation ce masque cet ecirctre-implicite qui inteacuteressent Austin au deacutepart plus que la productiviteacute oulrsquoopeacuterativiteacute pratique du langage en tant que tels Le performatif ce nrsquoest pas la dimension poieacutetique du discoursen geacuteneacuteral mais crsquoest drsquoabord le poieacutetique de lrsquoeacutenonceacute deacuteclaratif Crsquoest ce thegraveme de lrsquoimplicite (qui nous rappelleaussi la theacuteorie pragmatique de lrsquoimplicature conversationnelle de Grice agrave laquelle nous avons deacutejagrave faitreacutefeacuterence) qui justifie notre usage du terme nous transfeacuterons ici seulement sa surface drsquoexercice ordinaire agravelrsquoeacutechelle encore plus probleacutematique du mot atomique

371

deacutejagrave mentionneacutees dans le cinquiegraveme paragraphe en coupant net sa citation apregraves lrsquoeacutenonceacute du

mot laquo testament raquo Ce dernier est alors soumis agrave une longue analyse dialectique qui se

poursuivra encore dans les trois paragraphes suivants et qui srsquoengage drsquoabord ici selon le

simple locus de lrsquoessence ou de la deacutefinition Qursquoest ce qursquoun testament laquo Un testament

nrsquoest pas le nom donneacute agrave toute promesse mais seulement aux derniegraveres volonteacutes de quelqursquoun

qui srsquoapprecircte agrave mourirhellip raquo Le testament est drsquoabord deacutecrit dans son rapport agrave la promesse

comme une espegravece ou comme une particularisation de celle-ci En tant qursquoespegravece de la

promesse le testament inclut eacutevidemment dans la clocircture de son essence un certain nombre

de proprieacuteteacutes communes avec les autres particularisations du genre Et ces proprieacuteteacutes

communes ce sont notamment celles qui ont trait au fait de la garantie drsquoun don toutes les

promesses et donc aussi les testaments sont des laquo legs raquo des serments qui se reacutefegraverent agrave

lrsquooffre drsquoune laquo ressource raquo ou drsquoun laquo bien raquo au sens le plus extensif de ces termes Mais la

diffeacuterence du testament ndash ce qui le constitue dans sa speacutecificiteacute propre en regard des autres

modes drsquoexemplifications du genre laquo promesse raquo ndash crsquoest qursquoil constitue aussi le serment drsquoun

mourant et sa laquo derniegravere volonteacute raquo Or cette derniegravere volonteacute est encore de nature telle qursquoelle

ne se reacutealise que de maniegravere post-mortem et que sa validiteacute et son activation requiegraverent donc

la mort du testateur laquo un testament doit ecirctre confirmeacute par la mort et nrsquoa pas de valeur tant

que vit le testateur raquo Au sens tregraves rigoureux le testament est donc le don drsquoun mort ou ce qui

revient exactement au mecircme la promesse drsquoun vivant qui anticipe un don dont lrsquoeffectuation

srsquoactive seulement le jour de sa mort Mais de la mort du testateur suit pour la nature mecircme

du don promis un certain nombre de conseacutequences importantes

1) Si la promesse testamentaire est le don drsquoun mort alors toutes les alliances et les

dettes que le leacutegataire avait anteacuterieurement contracteacutees avec ou vis-agrave-vis du testateur sont

annuleacutee et invalideacutees En particulier le destinataire du testament est donc sans creacuteance vis-agrave-

vis du testateur

2) Si la promesse testamentaire est le don drsquoun mort alors ce don est par essence

aussi inconditionnel et sans contrepartie Lrsquoalliance testamentaire est unilateacuterale en ce sens

ougrave le legs nrsquoengendre aucune nouvelle dette ni aucune nouvelle obligation592

592 Ce sur la base de quoi Luther accusera en partie la pratique de la laquo priegravere pour les morts raquo (ibid p 685 etsuiv) et la doctrine du caractegravere sacrificiel de la messe Si le testateur peut parfois soumettre agrave condition laremise du legs promis crsquoest dans la joie et spontaneacutement que les chreacutetiens recevront le sacrement ndash bienconscients de leurs avantages et du beacuteneacutefice inconditionnel qursquoils tirent de la mort de Dieu

372

3) Si la promesse testamentaire est le don drsquoun mort alors sa validiteacute est par

principe eacuteternelle et le don leacutegueacute est strictement irreacutevocable ndash le testateur ne peut plus

laquo revenir sur sa deacutecision raquo

Appliquant ces geacuteneacuteraliteacutes au cas particulier du testament divin nous pouvons

deacuteduire des trois points preacuteceacutedents les conclusions suivantes

1) La mort de Dieu enveloppe donc la remise de nos dettes et la reacutemission de nos

peacutecheacutes LrsquoEvangile comme testament signifie au sens premier la promesse de cette

reacutemission Il est donc remarquable que la seule deacutefinition du mot laquo testament raquo inclut

virtuellement deacutejagrave la caracteacuterisation mecircme de lrsquoobjet leacutegueacute En ce sens encore le testament

divin est doublement unique unique non seulement en cela que sa formulation effective est

par principe unique mais unique aussi en cela que son objet se deacuteduit deacutejagrave de sa simple

nature formelle Crsquoest la laquo forme pure raquo du testament comme attestation de la mort de Dieu

qui deacutetermine pleinement la nature mecircme du bien leacutegueacute (la remise des dettes) Lrsquoobjet du

testament se deacuteduit donc des seules conditions juridiques de sa reacutealisation Ou pour le dire

autrement le testament christique est au fond sans objet propre ndash le plus grand des biens ce

laquo grand eacuteternel ineffable treacutesor en veacuteriteacute agrave savoir la reacutemission des peacutecheacutes raquo nrsquoest que la

conseacutequence formelle de la simple mort du testateur lrsquoannulation et lrsquoinvalidation des dettes

anteacuterieures

2) La mort de Dieu invalide lrsquoefficaciteacute des œuvres et les ressources salvatrices du

meacuterite propre si Dieu est mort ce nrsquoest pas dans la tentative de nous meacutenager une faveur

dans son estime mais dans la seule confiance en la validiteacute de son testament que nous

pouvons espeacuterer tirer parti de son efficience soteacuteriologique Ce nrsquoest pas au jugement de Dieu

et agrave lrsquoespeacuterance drsquoune reacutetribution des actes que le fidegravele doit srsquoattacher mais agrave la simple

possibiliteacute drsquoune reacuteception drsquoun bien deacutejagrave promis et mecircme en veacuteriteacute deacutejagrave leacutegueacute Dieu nrsquoest

donc pas lrsquoobjet drsquoune crainte mais le simple substrat drsquoun beacuteneacutefice Et lrsquoattachement aux

prescriptions divines et aux laquo bonnes œuvres raquo nrsquoest pas la suite de lrsquoangoisse drsquoune

justification possible mais la joie spontaneacutee qui suit drsquoun investissement et drsquoune affaire

inespeacutereacutee Le mot laquo testament raquo enveloppe donc dans lrsquoextension mecircme de ses seuls

deacuteveloppements deacutefinitionnels la racine de la doctrine de la justification par la foi et le

principe de lrsquoaccusation de la thegravese drsquoune justification par les œuvres

3) La mort de Dieu fait de lrsquoEvangile le terme dernier et la fin sans reste de lrsquohistoire

de la reacuteveacutelation de la Parole En ce sens lrsquoeacutevegravenement de sa proclamation ndash lrsquoeucharistie ndash

373

apparaicirct agrave la fois aussi comme lrsquoeacutevegravenement dernier et comme lrsquoeacutevegravenement central de toute la

chronologie des manifestations de lrsquoEsprit Autour de ce point de preacutesence unique

convergent srsquoabregravegent et se contractent encore le sens et lrsquohistoire inteacutegrale de tout le

christianisme

Le mot testament renferme donc en lui-mecircme et dans la seule clocircture de ses

ressources de sens lrsquoabreacutegeacute de toute la doctrine chreacutetienne Crsquoest agrave ce titre que Luther parle

drsquoabord agrave ce sujet drsquoun laquo reacutesumeacute de tous les prodiges et gracircces accomplis en Christ raquo Il nrsquoest

guegravere utile drsquoinsister sur la profonde affiniteacute que les thegravemes de ce laquo reacutesumeacute raquo et de cette

contracture doctrinale viennent nouer avec la logique de la reconstruction topique de la

theacuteologie meacutelanchthonienne Ici deacutejagrave le terme simple de laquo testament raquo apparaicirct dans la nuditeacute

de sa borne lexicale comme un abreacuteviateur doctrinal et comme un point de contraction des

ressources theacutematiques du discours theacuteologique Ici deacutejagrave Luther atteste avec la plus grande

netteteacute de la mise en œuvre theacuteologique de ce que nous avions deacutecrit dans notre troisiegraveme

chapitre sous les termes du surcroicirct et de lrsquoexceacutedence doctrinale de la terminologie Le mot

laquo testament raquo est en ce sens encore la premiegravere monade de la doctrine lutheacuterienne le premier

point drsquoaccegraves interne et clos agrave une perspective inteacutegrale sur lrsquounivers du discours theacuteologique

Ce que lrsquoanalytique du testament exhibe crsquoest la dialecticiteacute et la force deacutemonstrative du mot

nu sa ressource de surplus theacutematique son fonds de surabondance dogmatique

Le mot laquo testament raquo est donc comme point drsquoaccegraves point de construction et point

drsquoabreacuteviation de la doctrine le veacuteritable principe et le veacuteritable a priori du christianisme Et

cet a priori le locus testamentaire lrsquoest au double sens drsquoun point de reacutefeacuterence drsquoune

construction discursive ou drsquoune inflation theacutematique ndash point agrave partir duquel prolifegraverent les

matiegraveres theacuteologiques et la constitution du satellite de correacutelats notionnels et drsquoun point de

deacutepart drsquoune deacuteduction des principes doctrinaux Le mot testament est en lui-mecircme un fonds

de reacuteserve drsquoinfeacuterences implicites le point de latence de deacuteductions masqueacutees Or qursquoest ce

que le point de deacutepart drsquoune seacuterie infeacuterentielle systeacutematique sinon preacuteciseacutement la somme des

postulats drsquoune axiomatique Notre boucle se referme avec la mise en lumiegravere de cette nature

axiomatique de la topique implicite de Luther Le locus theacuteologique dont nous cherchions agrave

eacuteclaircir les mystegraveres ndash et dont laquo ce petit mot raquo de laquo testament raquo est en un sens

lrsquoexemplification suprecircme ndash srsquoatteste finalement au terme de notre parcours comme une

citerne axiomatique et comme un reacuteservoir de preacutemisses syllogistiques le locus crsquoest ce qui

contracte et reacutesume en lui-mecircme dans le surplus des ses inflations theacutematiques et dans la

latence de ses virtualiteacutes deacuteductives tous les axiomes du systegraveme de la theacuteologie chreacutetienne

374

b) La performativiteacute du mot laquo testament raquo est aussi celle drsquoune performativiteacute

programmatique Dans notre premiegravere remarque nous en eacutetions tregraves largement resteacute ndash pour

attester drsquoabord de lrsquo laquo opeacuterativiteacute doctrinale raquo du locus testamentaire ndash au point de vue

anhistorique de la dialectique et de la deacuteduction laquo analytique raquo de la doctrine Mais la

performativiteacute pleacuteniegravere du mot laquo testament raquo ne peut se comprendre qursquoagrave ressaisir aussi avec

une pleine clarteacute les conseacutequences qui srsquoattachent au fait que ce mot ait eacuteteacute un jour dans

lrsquohistoire prononceacute par Dieu Crsquoest au point de vue de ces conseacutequences historiques que

srsquoattache drsquoabord Luther dans le contexte de sa citation qui est celui ndash rappelons le encore ndash

drsquoune geacuteneacutealogie de la Parole eacutevangeacutelique Or la premiegravere fonction productive de la

deacuteclaration du mot laquo testament raquo a drsquoabord eacuteteacute dans les acircges de sa premiegravere proclamation

drsquoanticiper et de laquo programmer raquo drsquoavance la seacuterie eacutevegravenementielle que constitue la

christologie Crsquoest ainsi que Christ a eacuteteacute escompteacute et annonceacute bien avant lrsquoeacutevegravenement de son

incarnation dans la seule profession propheacutetique du mot laquo testament raquo Concentrons-nous ici

sur ces quelques mots de notre citation initiale

laquo Pour cette raison lorsque dans lrsquoEcriture les prophegravetes parlent du Testament de Dieu ilfaut entendre par ce terme qursquoil a eacuteteacute signifieacute aux prophegravetes que Dieu devait se faire hommeqursquoil devait mourir et ressusciter afin que sa Parole par laquelle il fait un tel testamentsrsquoaccomplisse et soit confirmeacutee593 raquo

SrsquoIl formule sa promesse dans les termes de lrsquoannonce drsquoun laquo testament raquo alors

Dieu annonce aussi deacutejagrave et si lrsquoon srsquoen tient agrave la rigueur de la deacutefinition du mot lrsquoeacutevegravenement

mecircme de sa mort prochaine Or cette mort suppose une mortaliteacute et donc aussi la condition

preacutealable drsquoune incarnation Mais Dieu est en mecircme temps eacuteternel et ne saurait laquo mourir raquo

selon lrsquoacception humaine et deacutefinitive du terme Donc la mort divine coiumlncide aussi par soi

avec lrsquoeacutevidence de sa reacutesurrection La seacuterie eacutevegravenementielle inteacutegrale de la christologie ndash

incarnation passion reacutesurrection ndash est donc eacutenonceacutee avec une pleine clarteacute dans la seule

clocircture deacutefinitionnelle de la profession du mot laquo testament raquo Et la preacuteceacutedence de la

formulation de ce mot dans lrsquoeacuteconomie du texte veacuteteacutero-testamentaire teacutemoigne ainsi deacutejagrave agrave

elle seule de la litteacuteraliteacute de la reacutefeacuterence agrave Christ chez les prophegravetes Luther invente ici agrave

lrsquooccasion de son analytique du testament le concept de ce que nous pourrions deacutecrire sous

les traits drsquoun laquo propheacutetisme lexical raquo et drsquoune laquo programmation terminologique raquo de lrsquoavenir

593 Voir la note preacuteceacutedente

375

La proclamation du mot nu a deacutejagrave en soi la valeur drsquoun programme et mecircme la charge de sa

reacutealisation preacutesomptive

Ce propheacutetisme laquo terminologique raquo doit ecirctre en veacuteriteacute de nature telle qursquoil

constitue en mecircme temps le fondement ultime de tout propheacutetisme leacutegitime Si la christologie

se contracte en effet toujours dans une topique lexicale et si lrsquoanticipation de la christologie

est la veacuteriteacute derniegravere de tous les propheacutetismes veacuteteacutero-testamentaires alors il nous faut dire

aussi que crsquoest toujours par la meacutediation de la proclamation drsquoun locus ndash cest-agrave-dire drsquoun

terme nucleacuteaire ndash que le prophegravete et le visionnaire se preacutevalent drsquoun point de contact anticipeacute

avec lrsquoavenir theacuteologique ndash lrsquoavenir de lrsquoeacutevegravenementialiteacute divine Or lrsquoavenir theacuteologique sous

sa forme la plus radicale crsquoest lrsquoacircge drsquoune phraseacuteologie innovante et drsquoune reacuteforme de la

lexicalisation Dans la clocircture de lrsquoacircge mosaiumlque la promesse ou lrsquoalliance divine se

manifeste et srsquoexpose en effet ndash nous lrsquoavons vu ndash sous la seule figure de la promesse

provisoire drsquoun bien mateacuteriel Dire laquo alliance raquo notamment crsquoest toujours dans la seule borne

de lrsquoeacuteconomie du lexique mosaiumlque professer lrsquoeacutevegravenement drsquoun legs temporel ndash pays de

Canaan institution des Juges victoire sur les Assyriens etc Lorsque le prophegravete parle de

laquo testament raquo il anticipe donc un certain sens de lrsquoalliance qui nrsquoest au jour de sa

proclamation absolument pas lexicaliseacute Ce qursquoil nous faut dire alors crsquoest donc que

lrsquoeacutevegravenement-Christ nrsquoest accessible agrave lrsquoacircge mosaiumlque que dans lrsquoabreacutegeacute drsquoun mot qui dans la

clocircture de son temps nrsquoappartient au sens le plus absolu qursquoau systegraveme drsquoun lexique encore

virtuel Le propheacutetisme et lrsquoanticipation eacutevegravenementielle se laissent donc drsquoabord indiquer

comme la scansion et comme la disjonction radicales de la proclamation nue du mot et de

lrsquoeacutevegravenement de son institution positive ndash lrsquoabicircme qui seacutepare la ressource de sens drsquoune

terminologie de son emplissage eacutevegravenementiel et de son institution lexicale Crsquoest par la

performativiteacute anticipeacutee du mot nu que le prophegravete propheacutetise la propheacutetie est la clairiegravere qui

perce les contraintes de sens et rompt les bornes des inerties lexicales

Ce que nous deacutecouvrions chez Melanchthon et encore dans le paragraphe preacuteceacutedent

comme lrsquo laquo obscuriteacute raquo des premiegraveres formulations testamentaires se retrouve ici selon

lrsquoacception plus preacutecise drsquoune disjonction des acircges de la phraseacuteologie Mais cette propheacutetie a

pourtant bien encore avec ou par delagrave son obscuriteacute irreacuteductible une force de conviction

absolue quels que puissent ecirctre le deacutefaut de lexicalisation et la carence drsquoinstitution et

drsquousage du terme la valeur laquo dialectique raquo de sa deacutefinition nrsquoen est pas moins intacte et

opeacuterante malgreacute son non-sens institutionnel crsquoest pourtant avec une pleine clarteacute que

lrsquoextension seacutemantique du mot laquo testament raquo reacutesume drsquoavance le sens de toute la seacuterie

christologique Et en ce sens le locus testamentaire srsquoavoue aussi et reacutetrospectivement

376

comme le fonds et la base de toute typologie Il nous faut donc ajouter agrave la premiegravere figure de

lrsquoa priori doctrinal et axiomatique ce nouveau sens programmatique et propheacutetique de lrsquoa

priori testamentaire ce nrsquoest plus seulement comme le point de deacutepart drsquoun systegraveme

drsquoinfeacuterences syllogistiques mais encore comme lrsquoanticipation drsquoune seacuterie eacutevegravenementielle que

se signale la performativiteacute du mot laquo testament raquo

c) La performativiteacute du mot laquo testament raquo est enfin celle drsquoune performativiteacute

reacutetrospective et reacutetroactive La profession du locus testamentaire dans lrsquoinstitution de

lrsquoeucharistie ndash et crsquoest lagrave lrsquoexact corollaire de notre point preacuteceacutedent ndash nrsquoouvre pas seulement

une seacuterie eacutevegravenementielle en avant de sa formulation ndash passion reacutesurrection ndash mais aussi une

seacuterie eacutevegravenementielle en arriegravere et agrave reculons Lorsque Christ proclame lrsquoinstitution du

laquo nouveau testament eacuteternel raquo crsquoest aussi la fondation et la fixation reacutetroactives des

eacutevegravenements-cleacutes du reacutegime veacuteteacutero-testamentaire qui se voient apregraves coup deacuteduits et justifieacutes

dans leur neacutecessiteacute Si le testament christique eacutenonce la promesse de la reacutemission des peacutecheacutes

et la remise des dettes crsquoest qursquoun reacutegime drsquoaccusation et de dettes a neacutecessairement ducirc

preacuteceacuteder sa proclamation Or un reacutegime drsquoaccusation et de dettes nrsquoest rien drsquoautre nous

lrsquoavons vu qursquoun reacutegime leacutegislatif dans le mot laquo testament raquo ndash et par lrsquoapplication stricte de

sa fonction laquo contraire raquo ndash est donc a priori inclus la neacutecessiteacute historique reacutetrospective de

lrsquoinstitution du ministegravere de la Loi Mais le testament christique est encore un testament qui

dans sa proclamation se laisse deacutesigner sous les modaliteacutes temporelles de la laquo nouveauteacute raquo et

de lrsquolaquo eacuteterniteacute raquo Si le testament christique est un laquo nouveau raquo testament il faut donc qursquoil ait

eacuteteacute preacuteceacutedeacute aussi par un testament temporel et reacutevocable un ancien testament

Or le reacutegime de la Parole qui preacutecegravede chronologiquement lrsquoacircge de la proclamation

neacuteo-testamentaire crsquoest nous lrsquoavons dit le reacutegime du ministegravere de la Loi Ce que lrsquoeacutenonceacute nu

du terme laquo nouveau testament raquo dans lrsquoeacutevegravenement eucharistique inclus a priori dans

lrsquoextension de ses virtualiteacutes seacutemantiques crsquoest donc la neacutecessiteacute pour la promesse de la

reacutemission des peacutecheacutes drsquoecirctre ou drsquoavoir eacuteteacute preacuteceacutedeacutee par un testament subordonneacute au

ministegravere de lrsquoaccusation drsquoun testament contemporain et coextensif dans sa validiteacute

temporelle et dans la logique mecircme de sa fonction de lrsquoinstitution drsquoune Loi ndash ce que le

laquo nouveau testament raquo eacutenonce a priori et reacutetroactivement crsquoest donc la compliciteacute historique

de lrsquoAncien Testament et du ministegravere du peacutecheacute Par lrsquo laquo analytique du testament raquo lrsquoexeacutegegravete

est donc aussi autoriseacute agrave deacuteduire agrave reculons et agrave deacuteriver en arriegravere de lrsquoinstitution

eucharistique le sens et lrsquoossature geacuteneacuterale des grandes lignes eacutevegravenementielles de lrsquoacircge de la

Loi mosaiumlque

377

Lrsquoexeacutegegravese typologique dans sa neacutecessiteacute derniegravere nrsquoest rien drsquoautre que la pratique

de cette deacutemonstration reacutetrospective de lrsquoAncien Testament594 Et cette deacutemonstration

reacutetrospective est autoriseacutee en son fond par la performativiteacute mecircme du seul locus

testamentaire crsquoest lrsquoarchitecture inteacutegrale de la seacutemantique du terme laquo testament raquo ndash le

reacuteseau et lrsquoentrelacement de ses correacutelations theacutematiques et de ses preacutesupposeacutes notionnels ndash

qui dessine aussi la charpente eacutevegravenementielle de la temporaliteacute historique Les grandes lignes

de lrsquohistoire de la reacuteveacutelation ourdissent deacutejagrave la trame de leur eacutepaisseur signitive dans le

sommeil du mot nu la succession eacutevegravenementielle drsquoune seacuterie historique srsquoindexe agrave la seacuterie

logique des anteacuteceacutedents et des conseacutequents de la syllogistique implicite drsquoun locus ndash lrsquohistoire

se reacutesout dans la borne de lrsquoautoriteacute de la dialectique Nous voici donc en possession du

troisiegraveme sens de lrsquoa priori testamentaire cet a priori crsquoest celui drsquoune preacuteexistence agrave soi de

lrsquoeacutevegravenement et drsquoune emprise reacutetroactive de son sens drsquoecirctre sur les conditions effectives de sa

reacutealisation ndash a priori reacutetrospectif et eacutevegravenementiel de lrsquoinstitution de lrsquoeucharistie

sect16 Lrsquoa priori reacutetrospectif de lrsquoeacutevegravenement et la performance du mot laquo nouveau raquo

Crsquoest au point de rencontre avec la thegraveme de cette performativiteacute reacutetrospective du

locus testamentaire que nous devons percer plus avant vers une reacutesolution deacutefinitive des

quelques questions qui motivaient au deacutepart notre deacutetour par le traiteacute lutheacuterien ndash quel est le

sens et la condition derniegravere de la pratique de lrsquoexeacutegegravese typologique Comment pouvons-

nous rendre raison de la genegravese scripturaire des loci theacuteologiques Nous sommes parvenus agrave

deacutefricher en partie le sol conceptuel qui nous permettra de reacutepondre de maniegravere satisfaisante

agrave la premiegravere question En mettant au jour le sens de la double performativiteacute

programmatique et reacutetrospective du locus testamentaire nous avons en effet laisseacute deacutependre

la possibiliteacute de la pratique de la typologique drsquoune part de la condition drsquoune anticipation

veacuteteacutero-testamentaire du lexique propre agrave la phraseacuteologie christique ndash de lrsquoacompte chez les

prophegravetes de la reacutefeacuterence agrave un mot dont le sens ne peut renvoyer qursquoagrave lrsquoacircge neacuteo-testamentaire

de la lexicalisation ndash et drsquoautre part de la condition drsquoune laquo deacuteduction agrave reculons raquo de la seacuterie

des eacutevegravenements qui structurent les temps de la loi mosaiumlque Lrsquoexeacutegegravese typologique srsquoest ainsi

vue doublement soumise agrave lrsquoautoriteacute dialectique et rheacutetorique science de la

594 Crsquoest la preacuteciseacutement le sens de la laquo surdeacutetermination raquo dialectique de la pratique de lrsquointerpreacutetationchristocentreacutee de lrsquoAncien Testament la typologie nrsquoest rien drsquoautre qursquoune deacutemonstration agrave reculons delrsquoancien par le nouveau Voir agrave nouveau agrave ce sujet la probleacutematisation de cet usage laquo dialectique raquo de la typologiepar Ph Buumlttgen laquo Doctrine et alleacutegorie au deacutebut de la Reacuteforme raquo op cit p 307 ndash 310 notamment

378

deacutemonstration pour la deacuteduction reacutetrospective science des figures pour la question de la

lexicalisation anticipeacutee du mot laquo testament raquo

Crsquoest en approfondissant et en reacutesumant sous un mobile unique ces deux orientations

de la performativiteacute du mot laquo testament raquo que nous pourrons tenter aussi de reacutepondre de

maniegravere compreacutehensive agrave notre deuxiegraveme question ndash le problegraveme du mode de deacuterivation

biblique des lieux Poursuivons encore notre lecture du traiteacute Le neuviegraveme paragraphe qui

suit donc immeacutediatement notre citation preacuteceacutedente srsquoouvre sur ces quelques consideacuterations

laquo Crsquoest pourquoi le Christ distingue ce testament des autres et dit qursquoil est un testamentnouveau et eacuteternel en son propre sang pour le pardon des peacutecheacutes supprimant par lagrave le

testament ancien Car le terme laquo nouveau raquo rend le Testament mosaiumlque caduc et lrsquoannule Ilnrsquoest deacutesormais plus valable595 raquo

Crsquoest toujours bien de performativiteacute du terme simple qursquoil srsquoagit donc ici mais non

plus pourtant de celle du mot laquo testament raquo lui-mecircme mais de celle du marqueur de sa

modaliteacute temporelle le mot laquo nouveau raquo Si lrsquoa priori reacutetrospectif du terme laquo testament raquo

incluait deacutejagrave lrsquoeacutenonceacute de la neacutecessiteacute drsquoune preacuteexistence drsquoun testament laquo ancien raquo Luther

nous dit ici encore bien plus dans la bouche du Christ la formulation mecircme du mot

laquo nouveau raquo nrsquoenveloppe pas seulement une reacutefeacuterence notionnelle au reacutegime de lrsquoancienne

alliance mais eacutequivaut deacutejagrave en elle-mecircme agrave la reacutevocation ou agrave lrsquoabolition strictes de son

champ de validiteacute laquo le terme laquo nouveau raquo rend le Testament mosaiumlque caduc et lrsquoannule raquo

Lrsquoefficience ou la performativiteacute de la proclamation christique srsquoeacutetend donc jusqursquoagrave

lrsquoinvalidation deacutefinitive drsquoun reacutegime leacutegislatif Et ici encore cette invalidation relegraveve de la

seule performance du mot nu crsquoest dans la borne de la puissance propre de la proclamation

du simple terme laquo nouveau raquo que le testament de Moiumlse se trouve reacutevoqueacute Lrsquoopeacuterativiteacute du

terme srsquoeacutetend donc jusqursquoagrave lrsquo laquo annulation raquo exhaustive drsquoun ministegravere historique et drsquoun

reacutegime temporel de prescription par lrsquoeacutenonceacute drsquoune nouveauteacute testamentaire lrsquoactualiteacute

ordinaire du testament passe dans lrsquoancienneteacute ndash devient laquo caduc raquo

Crsquoest sur ce point qursquoil peut ecirctre utile de rattacher cette premiegravere thegravese du Sermon

sur le Nouveau Testament agrave un deacuteveloppement plus tardif de la Cegravene du Christ qui traite

encore de cette mecircme efficience du terme laquo nouveau raquo596 Nous verrons que la suite immeacutediate

du neuviegraveme paragraphe que nous citons ici autorise tregraves largement cette laquo anticipation

595 Ibid p 682596 Nous nous reacutefeacuterons ici agrave la traduction franccedilaise publieacute chez Labor et Fides laquo De la Cegravene du Christ ndashConfession raquo in Luther Œuvres Tome 6 Genegraveve Labor et Fides 1964

379

doctrinale raquo Que le lecteur nous pardonne donc lrsquoapparence de deacutetour celle-ci se voit

rigoureusement requise par la quecircte de lrsquointelligibiliteacute de ce qui est en question ici

sect17 Un parcours anticipeacute dans le traiteacute de la Cegravene de 1528 performance du mot laquo nouveau raquo thegravese

de lrsquounivociteacute scripturaire conception laquo neacuteologiste raquo des tropes

La Cegravene de 1528 eacutenonce dans le contexte drsquoune reacutefutation de lrsquointerpreacutetation

symbolique de lrsquoEucharistie un certain nombre de consideacuterations sur les tropes et sur les

conditions de leurs identifications dans un contexte exeacutegeacutetique Ces reacuteflexions srsquoinscrivent

dans le cadre conceptuel de la theacuteorie rheacutetorique formaliseacutee depuis 1519 agrave Wittenberg par

Philippe Melanchthon Apregraves avoir rappeleacute lrsquoaxiome geacuteneacuteral de lrsquointelligibiliteacute de lrsquoEcriture et

lrsquoimpeacuteratif correacutelatif drsquouniciteacute seacutemantique597 Luther en vient agrave radicaliser encore le sens de

cet impeacuteratif en remarquant qursquoil est de fait strictement impossible qursquo laquo un mecircme nom ou

mot ait en mecircme temps deux sens raquo598 La signification est au sens rigoureux une fonction

cest-agrave-dire une application qui associe agrave lrsquoensemble des mots drsquoun systegraveme lexical un eacuteleacutement

seacutemantique toujours unique Sous la thegravese radicaliseacutee de cette uniciteacute seacutemantique ndash qui ne

constitue plus seulement une norme meacutethodique dans la construction des discours mais aussi

un factum de la reacutedaction scripturaire ndash Luther pourra condamner lrsquointerpreacutetation symbolique

de la Cegravene Crsquoest dans ce contexte discursif que srsquoeacutenonce ce que nous pourrions qualifier sous

le titre de la doctrine de lrsquo laquo omni-lexicalisation raquo du trope Pout Luther tout usage tropique

ou figuratif leacutegitime du langage eacutequivaut neacutecessairement agrave lrsquoinstitution drsquoune nouvelle

lexicalisation Accusant lrsquointerpreacutetation symbolique du laquo est raquo eucharistique chez les laquo esprits

visionnaires raquo notre auteur notera ainsi

laquo Il manque agrave ces grands esprits de consideacuterer exactement lrsquoart oratoire de la grammaire oucomme ils le nomment eux-mecircmes le laquo trope raquo tel qursquoil est enseigneacute dans les eacutecoles Cet artenseigne comment un enfant doit agrave partir drsquoun mot en faire deux ou trois ou bien commentil peut donner agrave un mecircme mot une nouvelle utilisation et plusieurs significations Je vais endonner quelques exemples Le mot laquo fleur raquo deacutesigne selon son sens premier et ancien unerose un lis une violette et drsquoautres choses du mecircme genre qui poussent hors de terre etfleurissent Mais maintenant si je veux ceacuteleacutebrer Christ par un beau chant de louange envoyant quel bel enfant il est (hellip) je puis prendre le mot laquo fleur raquo et faire un trope cest-agrave-dire donner agrave ce mot un nouveau sens et un nouvel usage et dire Christ est une fleur Icitous les grammairiens et rheacuteteurs dirons que la fleur est devenue un nouveau mot et a unnouveau sens elle ne deacutesigne plus la fleur dans les champs mais lrsquoenfant Jesus et le mot

597 laquo Le texte doit ecirctre un et simple et avoir un sens unique et certain srsquoil doit ecirctre clair et fonder un article certain raquo ibid p 16 598 Ibid p 16

380

laquo est raquo ne doit pas prendre ici valeur de laquo signifie raquo Car Christ ne signifie par une fleur maisil est une fleur seulement une autre fleur qursquoune fleur naturelle [hellip] Ainsi laquo fleur raquo est unautre mot lorsqursquoil deacutesigne Christ que lorsqursquoil deacutesigne une fleur naturelle599 raquo

Lrsquointerpreacutetation alleacutegorique de la Cegravene pegraveche essentiellement en cela qursquoelle situe

lrsquoopeacuteration du transfert de sens dans une double seacutemantique du mot laquo ecirctre raquo Or cette double

seacutemantique de lrsquoecirctre ndash laquo ecirctre raquo au sens litteacuteral et laquo ecirctre raquo au sens de laquo signifier raquo ndash rend toutes

les propositions scripturaires absolument eacutequivoques puisque lrsquo laquo ecirctre raquo comme copule est

preacutesent explicitement ou virtuellement dans tous les eacutenonceacutes Par ailleurs lrsquointerpreacutetation qui

assigne au terme laquo ecirctre raquo lrsquoacception de laquo signification raquo preacutesume correacutelativement le sens du

compleacutement de la phrase comme signe du reacutefeacuterent du sujet Si laquo ecirctre raquo srsquoentend dans

lrsquoacception de laquo signifier raquo alors le pain dont il est fait mention dans la proclamation

eucharistique devient lui-mecircme un signe du testament ndash et crsquoest lagrave drsquoailleurs la substance et

lrsquointention centrale de la deacutecision interpreacutetative de lrsquoexeacutegegravese zwinglienne Mais le problegraveme

est alors que le sens mecircme de cet ecirctre-signe et le mode drsquoarticulation qui le rattache agrave son

reacutefeacuterent deviennent finalement totalement indeacutetermineacutes En quel sens le pain signifie-t-il le

testament Serait-ce par sa texture sa matiegravere ses composants son goucirct sa fonction

alimentaire etc

Dans la theacuteorie zwinglienne de la laquo signification raquo les modes de correacutelations qui

rattachent le signe agrave son objet deviennent strictement indeacutecidables Si au contraire lrsquoopeacuteration

du transfert de sens est situeacutee agrave la seule eacutechelle du nom alors le mode de substitution du sens

originaire au sens nouveau est parfaitement deacutetermineacute selon le lieu qui opegravere cette

substitution Dans la synecdoque le tout est substitueacute agrave sa partie dans lrsquooxymore la

substitution srsquoopegravere selon le lieu de la contrarieacuteteacute etc La multiplication du sens est donc

reacutegleacutee selon des scheacutemas analogiques rigoureux qui sont preacuteciseacutement configureacutes par ce que

Melanchthon deacutecrit comme les loci finitionum de la dialectique Et le nouveau mot constitueacute

dans ce nouvel usage du nom se laisse immeacutediatement identifier en tant que trope par le

locuteur du discours ou par lrsquointerpregravete du texte Par exemple lorsque nous disons que le

laquo Christ est une fleur raquo le trope agrave lrsquoœuvre est ici celui qui opegravere la substitution de la substance

florale agrave lrsquoun de ses accidents (en lrsquooccurrence la beauteacute ou lrsquoeacuteclat) il est donc alors eacutevident

que le laquo est raquo ici mentionneacute ne fait office que de sa fonction copulative ordinaire ndash ce nrsquoest

pas au niveau du verbe mais crsquoest au niveau du nom qursquoopegravere la substitution du sens Christ

est [litteacuteralement] la beauteacute ou lrsquoeacuteclat du monde [fleur selon sa nouvelle acception]

599 Ibid p 21

381

Mais si lrsquoalleacutegorie ou lrsquointerpreacutetation figurative en geacuteneacuteral ne srsquoinstitue qursquoagrave partir de

lrsquoeacutechelle du tope il nous faut dire aussi que crsquoest agrave partir de lrsquoeacutechelle du mot nu ndash et de lui

seul ndash que lrsquoon peut deacutecider dans le cadre de la pratique exeacutegeacutetique du caractegravere figuratif de

la signification Le sens figuratif crsquoest lrsquoecirctre-figure du nom Le nom est la structure nucleacuteaire

agrave laquelle srsquoindexe la deacutecision hermeacuteneutique Si le nom ne se precirctre donc pas agrave ecirctre

grammaticalement compris comme un trope ndash cest-agrave-dire si lrsquoon ne peut discerner aucun

mode de construction drsquoun nouveau sens obtenu agrave partir de la substitution du reacutefeacuterent agrave lrsquoun

de ses lieux dialectiques ndash alors lrsquoon doit refuser strictement toute interpreacutetation alleacutegorique

de lrsquoeacutenonceacute Par exemple lorsque Christ dit laquo Ceci est mon corps raquo le pain qui constitue la

reacutefeacuterence de lrsquoindexical de lrsquoeacutenonceacute nrsquoest manifestement pas un trope En effet il paraicirct

impossible de concevoir que lrsquoorateur ait voulu ici construire un nouvel usage du mot laquo pain raquo

par substitution de la substance initiale agrave lrsquoun de ses caractegraveres (deacutefinition genre tout partie

etc) Pourtant une interpreacutetation alleacutegorique de la Cegravene ne pourrait ecirctre rien drsquoautre que la

thegravese de cette valeur tropique du sujet de lrsquoeacutenonceacute christique (le pain) Si donc il y avait ici

alleacutegorie cette alleacutegorie devrait signifier quelque chose comme

Mon corps est constitueacute agrave partir de farine et de levure

Mon corps est un aliment digestible

Mon corps est sec tendre ou rassie

Mon corps est le composeacute drsquoune mie et drsquoune croute etc

Or ces interpreacutetations sont toutes rigoureusement intenables le laquo pain raquo dont Christ

fait mention doit donc ecirctre retenu selon son acception litteacuterale

sect18 Le mot laquo nouveau raquo comme signature tropique

Il est remarquable de noter que crsquoest donc la thegravese de lrsquo laquo omni-lexicalisation raquo du

trope ndash thegravese selon laquelle tout trope ou toute figure construit et institue une nouvelle

lexicalisation du terme et donc un laquo nouveau mot raquo dans lrsquoeacutevegravenement mecircme de son usage ndash

qui constitue en 1528 le nerf de lrsquoaccusation de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique des laquo esprits

visionnaires raquo Or il nous faut dire que crsquoest deacutejagrave rigoureusement le preacutesupposeacute de cette

lexicalisation qui commande en 1520 dans le Sermon sur le nouveau testament la possibiliteacute

derniegravere de lrsquoexeacutegegravese typologique de la laquo promesse raquo Mais finissons-en avec cette

anticipation historique sur le traiteacute de la Cegravene du Christ Nous avons dit que tout usage

382

tropique du langage commande implicitement la construction drsquoun nouveau mot dans

lrsquoopeacuteration mecircme du transfert de la signification Si lrsquoon srsquoen tient au preacutesupposeacute lutheacuterien sur

lrsquouniciteacute seacutemantique du mot dire que le trope institue un nouveau mot cela revient

rigoureusement au mecircme que de dire que le trope institue un nouveau sens

Quand Luther dit que le nom de laquo fleur raquo nrsquoa pas le mecircme sens quand il deacutesigne

Christ et quand il deacutesigne une plante cela revient agrave dire que le poegravete ou lrsquoeacutetudiant qui

construisent des tropes construisent en fait aussi des nouveaux mots Par delagrave lrsquoapparence de

lrsquoidentiteacute phoneacutetique et graphique (orthographique) des deux occurrences du terme laquo fleur raquo

crsquoest un terme distinct que ces occurrences instancient Crsquoest cette ideacutee mecircme que nous

deacutesignions plus haut sous le terme de la thegravese drsquoune laquo omni-lexicalisation raquo du trope ndash ideacutee

selon laquelle tout trope est toujours et par essence lexicaliseacutee Nous avons vu que le

grammairien ou lrsquoexeacutegegravete pouvaient discriminer et reconnaicirctre lrsquousage du trope dans un

discours selon lrsquoeacutevidence drsquoune substitution topique du sens (substance agrave accident tout agrave

partie cause agrave effet etc) Mais nrsquoy aurait-il pas un signe ou une marque qui puisse nous

permettre drsquoattester de cet usage tropique avec un plus grand degreacute de certitude Ecoutons

encore ce que nous dit la Cegravene de 1528 agrave ce sujet

laquo Nous allemands nous avons lrsquohabitude drsquoajouter agrave ces mots nouveaux [les tropes donc]recht ou ander ou neu et de dire Tu es un vrai chien les moins sont de vrais pharisiens lesnonnes sont de vraies filles de Moabites Christ est un vrai Salomon De mecircme Luther estun autre Hus Zwingli est un autre Koreacute Ocolampade est un nouvel Abiram En parlant ainsinous tous Allemand nous teacutemoignons et reconnaissons qursquoil y a lagrave de nouveaux mots Etcela revient au mecircme lorsque je dis Luther est Hus Luther est un vrai Hus Luther est unnouveau Hus De sorte que lrsquoon sent comment dans ces expressions un mot nouveau estformeacute agrave partir drsquoun ancien600 raquo

Le locuteur allemand laquo teacutemoigne raquo laquo reconnaicirct raquo ou laquo sent raquo que le mot est

employeacute de maniegravere figurative ndash cest-agrave-dire qursquoil est institueacute selon une nouvelle lexicalisation

ndash lorsque le trope est preacuteceacutedeacute par des mots comme laquo vrai raquo laquo autre raquo ou laquo nouveau raquo Le mot

laquo nouveau raquo en particulier agit donc comme un attestateur tropique ou comme une signature

figurative Lorsque le locuteur laisse le sujet de son eacutenonceacute ecirctre preacuteceacutedeacute par ce terme de

laquo nouveau raquo il fournit donc aussi agrave son auditeur un signe ou une marque deacutecisive du

caractegravere figuratif du nom qui suit cet attestateur Il existe donc bien des marqueurs certains de

relexcicalisation du mot et ces marqueurs agissent alors au sens le plus strict comme les

opeacuterateurs de la construction drsquoune innovation lexicale Lrsquoopeacuterativiteacute du mot laquo nouveau raquo tient

600 Ibid p 22

383

drsquoabord agrave cette fonction drsquoinnovation Par son usage lrsquoorateur commande non seulement la

construction drsquoun nouveau sens mais aussi et bien plus la construction drsquoun nouveau

systegraveme lexical et drsquoune nouvelle phraseacuteologie Reprenons sur cette remarque le fil de notre

commentaire anteacuterieur Citons agrave nouveau lrsquoextrait sur lequel nous nous eacutetions preacuteceacutedemment

arrecircteacutes

laquo Crsquoest pourquoi le Christ distingue ce testament des autres et dit qursquoil est un testamentnouveau et eacuteternel en son propre sang pour le pardon des peacutecheacutes supprimant par lagrave le

testament ancien Car le terme laquo nouveau raquo rend le testament mosaiumlque caduc et lrsquoannule Ilnrsquoest deacutesormais plus valable601 raquo

Nous en eacutetions resteacutes agrave la fonction de performativiteacute historique que semblait

manifestement revecirctir la formulation mecircme du mot laquo nouveau raquo notamment vis-agrave-vis de

lrsquoabolition du reacutegime mosaiumlque Mais ce qursquoil nous faut maintenant reconnaicirctre crsquoest que

cette efficience historique srsquoaffilie toujours aussi avec celle drsquoune reacuteforme lexicale et drsquoune

reconstruction tropique du mot laquo testament raquo Lrsquousage mecircme du terme laquo nouveau raquo placeacute en

amont de celui de laquo testament raquo atteste de cette reacutenovation figurative de la terminologie

testamentaire Crsquoest drsquoabord un nouveau mot que Christ institue agrave lrsquooccasion de lrsquoeacutevegravenement

eucharistique ndash un mot dont le sens vient rompre avec la logique propre du reacuteseau notionnel

assigneacute agrave la mention de la vieille alliance Si la reacutefeacuterence au laquo pain raquo de la Cegravene doit donc

srsquoentendre en un sens pleinement litteacuteral la parole de la promesse de la gracircce nrsquoest pourtant

pas deacutemise de toute activiteacute tropique et de toute opeacuteration de reconstruction lexicale Cette

relexicalisation porte sur le mot le laquo plus essentiel raquo de lrsquoeucharistie le testament

Ce que Christ inaugure dans lrsquoinauguration du Nouveau Testament crsquoest donc

drsquoabord et avant tout un nouveau sens et un nouvel usage du mot laquo testament raquo Lrsquoeacutevegravenement

matriciel de lrsquohistoire du christianisme srsquoavoue drsquoabord comme celui drsquoune reacuteforme

grammaticale ndash et lrsquoefficience premiegravere du Christ srsquoatteste en fait agrave sa faculteacute de construire

des neacuteologismes Ainsi se reacutesorbe le problegraveme du double-sens de lrsquoEvangile qui constituait en

un sens depuis lrsquoentame de ce dernier chapitre le fil probleacutematique de notre discussion Si

lrsquoEcriture est morceleacutee et laceacutereacutee dans la ceacutesure mecircme de lrsquoopposition de son nouveau et de

son ancien Livre par une deacutechirure lexicale interne ndash par une polyseacutemie qui deacutedouble

irreacutesistiblement la seacutemantique propre de chaque locus doctrinal ndash cette deacutechirure appartient en

fait au sens mecircme du ministegravere christique Crsquoest pour assumer une fonction de reacutenovation

lexicale et seacutemantique que la Parole srsquoest faite chair un jour dans lrsquohistoire le ministegravere du

601 Luther Œuvres op cit p 682

384

Christ se deacutecline dans la logique drsquoun artisanat grammatical ndash la gracircce est lrsquoenfant drsquoun

neacuteologisme

sect19 Le systegraveme des lieux communs theacuteologiques et le reacuteseau des neacuteologismes du Christ

La parole christique atteste donc de la construction drsquoun nouveau systegraveme lexical

dans lrsquoeacutenonceacute mecircme de sa laquo nouveauteacute raquo Nous avions vu depuis notre chapitre preacuteceacutedent et

nos consideacuterations sur le discrimen de lrsquoAncien et du Nouveau Testament que la reduplication

seacutemantique des lieux de lrsquoEcriture suivait les nervures propres de la scansion du sens temporel

et du sens spirituel dans la Bible La promesse eacutevangeacutelique notamment se mue dans le

passage agrave lrsquoacircge neacuteo-testamentaire drsquoune signification initiale du serment drsquoun bien mateacuteriel

provisoire et conditionnel au sens du legs testamentaire drsquoun bien spirituel irreacutevocable et

sans contre partie De la mecircme maniegravere nous pourrions montrer que sous lrsquoeffet de la reacuteforme

christique de la lexicalisation tous les loci de la theacuteologie se transmuent selon le sens

nouveau de la spiritualiteacute et de lrsquoeacuteterniteacute drsquoun sens veacuteteacutero-testamentaire du peacutecheacute comme

transgression exteacuterieure des prescriptions reglementaires Christ construit le sens nouveau du

peacutecheacute comme damnation du sens veacuteteacutero-testamentaire de la loi comme ensemble de regravegles

civiles sacrificielles judiciaires etc Christ refonde lrsquousage nouveau de la loi comme

ministegravere de lrsquoaccusation du sens ancien du sacerdoce comme ordre leacutevitique temporel du

culte et du sacrifice Christ recreacutee le sens du mot sacerdoce comme ordre eacuteternel du salut etc

En ce sens tous les lieux de la doctrine chreacutetienne sont par essence traverseacutes par ces

strates seacutemantiques qui les reacutefegraverent alternativement agrave lrsquoun ou lrsquoautre des deux acircges de la

lexicalisation theacuteologique Bien plus les loci sont preacuteciseacutement ce deacutechirement mecircme ils sont

les produits les reacutesidus et les effets de la reacuteforme tropique de la parole christique lrsquoensemble

des points de deacutechirure signitivite de lrsquoancienne et de la nouvelle alliance ndash lrsquoensemble des

effets de sens induits par la nouveauteacute de la proclamation eucharistique Par lagrave aussi il

appartient agrave lrsquoessence mecircme des lieux qursquoils puissent dessiner la ligne de partage de

lrsquoancienne et de la nouvelle phraseacuteologie scripturaire Par lagrave encore il est inclus dans la

logique intime de leur action propre qursquoils deacutelimitent le champ drsquoune polyseacutemie objective602

dans lrsquoeacuteconomie du texte biblique Le reacuteseau des lieux theacuteologiques se confond avec le

systegraveme des termes reacuteformeacutes dans la reacutenovation neacuteologiste du Fils de Dieu ndash lrsquoensemble de ce

qui dans la parole du Christ eacutechappe agrave la phraseacuteologie et agrave la seacutemantique de la parole

602 Ce qui revient agrave ecirctre rappelons-le pour Luther une stricte polynomie

385

mosaiumlque les lieux theacuteologiques crsquoest la diffeacuterence lexicale de lrsquoAncien et du Nouveau

Testament

Mais si les Lieux sont bien cette diffeacuterence lexicale de lrsquoAncien et du Nouveau

Testament il nous faut dire drsquoune part que leur double sens se laisse finalement indiquer

comme le critegravere mecircme de leur certitude et drsquoautre part et plus essentiellement que leur

deacuteduction ou leur genegravese scripturaires nrsquoapparaicirct plus degraves lors comme lrsquooccasion drsquoune

difficulteacute reacuteelle si les loci theacuteologiques deacutelimitent bien lrsquoensemble des termes nus qui ont

subi dans le cercle de la Parole christique une opeacuteration de transmutation tropique alors les

lieux ne sont pas plus difficiles agrave reconnaicirctre que nrsquoimporte quelle figure drsquoun

discours ordinaire les lieux theacuteologiques sont les figures mecircmes du Nouveau Testament les

figures lexicaliseacutees de la parole du Christ Partout ougrave Christ eacutenonce le terme laquo nouveau raquo

lrsquoexeacutegegravete sait donc qursquoil se trouve en preacutesence drsquoun locus de la doctrine chreacutetienne nouvelle

loi nouveau sacerdoce nouveau peacutecheacute nouveau testament etc On comprend degraves lors tout

lrsquoenjeu que pouvait revecirctir pour la premiegravere theacuteologie de Wittenberg la discussion rheacutetorique

sur les figures de style et la critique de lrsquoalleacutegorie Si Zwingli avait eu raison de dire que le

pain est un trope du corps de Christ alors il aurait fallu dire que le pain eacutetait aussi agrave compter

au rang des loci doctrinaux Mais si les tropes srsquoattestent agrave la mention de la signature de la

nouveauteacute alors le recueil et lrsquoengendrement scripturaire de la doctrine sont aussi enfantins

que la simple lecture du sens historique drsquoune source textuelle et crsquoest cela que signifie en

1521 agrave Wittenberg le principe de la Scriptura Sacra sui ipsius interpres

sect20 Solution au problegraveme de lrsquoexeacutegegravese typologique

Mais si nous avons pu rendre raison par le commentaire de cette thegravese de

la lexicalisation tropique de notre problegraveme inaugural de la genegravese biblique de la

doctrine il nous faut dire que crsquoest encore cette mecircme thegravese qui eacuteclaire de maniegravere

deacutefinitive aussi les fondements de la possibiliteacute de lrsquoexeacutegegravese typologique et le sens

de la fonction hermeacuteneutique des lieux Christ nous lrsquoavons dit institue dans

lrsquoeacutevegravenement eucharistique un nouveau langage ndash langage dans lequel le mot

laquo alliance raquo ne signifie plus laquo promesse drsquoun bien temporel raquo mais laquo testament raquo au

sens fort Poursuivons ici notre lecture du neuviegraveme paragraphe Nous lisons

immeacutediatement apregraves notre citation anteacuterieure

386

laquo Lrsquoancien testament eacutetait une promesse faite par Moiumlse au peuple drsquoIsraeumll auquelle pays de Canaan avait eacuteteacute promis Ce nrsquoest pas Dieu qui est mort pour cela maislrsquoagneau pascal qui dut mourir agrave la place du Christ tel sa preacutefiguration Aussi cetestament eacutetait-il un testament temporaire dans le sang de lrsquoagneau pascal verseacuteafin que le payse de Canaan pucirct ecirctre atteint et pris en possession Et de mecircme quelrsquoagneau pascal - qui dans lrsquoAncien Testament dut mourir pour permettre lapossession du pays de Canaan ndash eacutetait un animal eacutepheacutemegravere et peacuterissable ainsieacutetaient eacutepheacutemegraveres et passagers lrsquoAncien Testament tout comme le bien qursquoil leacuteguaitpromettait agrave savoir le pays de Canaan Mais le Christ lrsquoauthentique agneau pascalest quant agrave lui une personne eacuteternelle et divine qui meurt afin de confirmer leNouveau Testament Crsquoest pourquoi le testament et le bien qursquoil legravegue sont eacuteternelset impeacuterissables Et crsquoest ce qursquoil entend lorsqursquoil oppose ce testament agrave lrsquoautredisant laquo un nouveau raquo afin de rendre lrsquoautre caduc et afin de lrsquoabroger disant aussiun laquo testament eacuteternel raquo non pas un testament temporaire comme lrsquoautre non pasen vue du legs drsquoun pays ou drsquoun bien seacuteculier mais pour transmettre des bienseacuteternels laquo en mon sang raquo non pas dans le sang drsquoun agneau mais pour quelrsquoancien soit complegravetement aboli et pour donner place au nouveau603 raquo

Crsquoest sur fond drsquoun jeu de diffeacuterence et drsquoidentiteacute que se deacuteploie ici le cadre

de lrsquoexeacutegegravese typologique de la promesse veacuteteacutero-testamentaire du pays de Canaan

Cette diffeacuterence crsquoest celle nous lrsquoavons dit des modaliteacutes temporaire ou eacuteternelle

de lrsquoinstitution testamentaire Crsquoest au sens fort drsquoun testament ndash promesse derniegravere

et irreacutevocable du mourant ndash que Christ reacuteassigne lrsquousage du mot laquo alliance raquo dans la

proclamation de lrsquoeucharistie En ce sens le neacuteologisme christique rompt durement

avec la logique de la promesse temporelle mosaiumlque geacuteneacuteratrice de dettes et

marqueacutee selon lrsquoexpression du huitiegraveme paragraphe laquo de nombreuses formes

leacutegales raquo Le point de cette diffeacuterence commence agrave ecirctre clair la deacutechirure

seacutemantique de lrsquoancien et du nouveau appartient agrave la matrice mecircme de la chair de

tous les loci doctrinaux Mais le fond de cette diffeacuterence meacutenage aussi en lui-mecircme

des espaces de similitude Si lrsquo laquo alliance raquo au sens strictement testamentaire est un

trope de lrsquo laquo alliance raquo au sens de la promesse mosaiumlque les deux significations du terme

doivent ecirctre aussi correacuteleacutees selon un certain mode de coniunctio

La neacutecessiteacute de cette correacutelation est incluse dans la structure mecircme de lrsquousage

figuratif du langage crsquoest le factum drsquoune certaine parenteacute entre les deux significations du

mot qui rend possible la laquo fonctionnaliteacute raquo du trope et lrsquoemploi drsquoun nom ancien pour la

construction drsquoun nouvel usage et drsquoun nouveau sens Dans le cas du neacuteologisme

testamentaire cette parenteacute se donne sous la figure de la relation du genre agrave lrsquoespegravece (ou du

tout agrave la partie) et en ce sens la parole eucharistique apparaicirct drsquoabord comme une meacutetonymie

603 Luther Œuvres op cit p 685

387

cest-agrave-dire un trope au sein duquel le sens geacuteneacuterique de la promesse ndash serment drsquoun don ndash est

transfeacutereacute vers le sens particulier de lrsquoespegravece testament ndash derniegravere volonteacute et derniegravere promesse

drsquoun mourant Crsquoest donc bien drsquoabord au nom drsquoune certaine similitude ndash celle que toute

espegravece entretient avec son genre ndash que Christ srsquoautorise agrave recycler le vieux nom drsquo laquo alliance raquo

et agrave le reacuteinvestir agrave lrsquooccasion du dernier repas drsquoun sens et drsquoun usage nouveau

Mais la permanence de cette circulation du vieux nom par delagrave le geste de sa

reacutenovation seacutemantique ne doit pas faire oublier aussi que cette reacutenovation mecircme est plus que

la simple construction non-poleacutemique drsquoun sens nouveau ndash plus que lrsquoassimilation lexicale

drsquoun sens qui pourrait simplement cohabiter et se superposer au sens ancien Le principe

drsquouniciteacute seacutemantique interdit formellement la coexistence et la cohabitation drsquoune telle

pluraliteacute de sens dans le site drsquoun nom unique le sens nouveau chasse jalousement le sens

ancien ndash et la relexicalisation christique annule et invalide donc aussi le laquo vieux sens raquo de

lrsquoalliance dans lrsquoacte mecircme de sa reacutenovation Lrsquoexeacutegegravete contemporain ndash lrsquoexeacutegegravete post-

christique ndash travaille donc avec le fonds de reacuteserve drsquoune phraseacuteologie ndash les loci de la doctrine

chreacutetienne ndash qui nrsquoappartient plus agrave la logique du texte veacuteteacutero-testamentaire Autrement dit le

mot laquo alliance raquo (sous lequel Luther traduisait encore les paroles de la Cegravene au cinquiegraveme

paragraphe) ne peut pour lrsquoexeacutegegravete chreacutetien plus rien vouloir dire drsquoautre que testament Si

le sens formel du vieux terme laquo alliance raquo est bien en un sens encore accessible agrave lrsquointerpregravete

sous le mode de ce que nous qualifierions aujourdrsquohui drsquo laquo eacuterudition historique raquo les effets de

sens reacuteels et la performativiteacute du vieux mot sont perdus et lagrave reacuteside preacuteciseacutement le nerf de la

reacuteforme christique de la phraseacuteologie

En ce sens la logique de la lexicalisation tropique inverse lrsquoordre chronologique ou

historique de lrsquoapparition des significations Si le sens mosaiumlque de lrsquo laquo alliance raquo avait bien

preacuteceacutedeacute de facto dans lrsquohistoire theacuteologique et humaine lrsquoapparition du sens testamentaire et

christique du nom crsquoest pourtant bien ce nouvel usage et ce nouveau sens qui srsquoinstitue agrave

reculons et reacutetroactivement comme usage originaire En bref si Christ est au sens le plus

profond du terme le reacuteformateur drsquoun systegraveme lexical soumis au principe drsquouniciteacute

seacutemantique il nous faut dire aussi que crsquoest moins lrsquousage institueacute et second qui srsquoavoue

comme trope drsquoun usage anteacuterieur que lrsquoinverse Le sens de la chronologie des significations

et de lrsquoinstitution du lexique est renverseacute dans lrsquoacte de la relexicalisation et le vieux nom se

voit reacutetrospectivement constitueacute comme trope ou meacutetaphore du nouvel emploi Crsquoest le jeu

mecircme de cette opeacuteration de reacuteversion qui est au principe de la possibiliteacute de connaicirctre et

drsquoappreacutehender lrsquoAncien Testament comme une preacutefiguration ndash comme une laquo esquisse raquo ndash du

Nouveau

388

Lrsquoexemple choisi ici est agrave ce titre particuliegraverement remarquable le fond de la

typologie lutheacuterienne tient dans le neuviegraveme paragraphe du Sermon agrave la comparaison de

lrsquoholocauste de lrsquoagneau pascal et de la mort sacrificielle du Christ Notre auteur nous dit

ainsi laquo Ce nrsquoest pas Dieu qui est mort pour cela mais lrsquoagneau pascal qui dut mourir agrave sa

place tel sa preacutefiguration raquo Crsquoest ici la virtualiteacute reacutetroactive du locus testamentaire qui

encadre la mise en relation des deux ordres de reacutealiteacutes compareacutes Le mode drsquoarticulation qui

unit la promesse du bien temporel du pays de Canaan agrave la figure sacrificielle de lrsquoagneau

pascal ne constitue pas un testament au sens propre si le sang est bien laquo verseacute raquo dans la

figure de lrsquoagneau sacrifieacute cet agneau nrsquoest eacutevidemment pas le testateur et en cela deacutejagrave le

don du pays promis ne peut aussi refermer qursquoune porteacutee strictement temporelle

Lrsquo laquo alliance raquo dont les livres mosaiumlques rendent teacutemoignage ne deacutelimite que lrsquoespace drsquoune

promesse au sens ordinaire du legs drsquoun bien mateacuteriel et fini Et en cela ndash mais Luther le sait

et lrsquoaccepte ndash lrsquoexeacutegegravese typologique de lrsquoancienne alliance fait toujours violence au vieux

reacuteseau lexical dans lequel circulait la Parole vivante agrave lrsquoacircge mosaiumlque

Seulement lrsquoexeacutegegravete nrsquoest preacuteciseacutement plus autoriseacute agrave se mouvoir dans le cercle des

ressources seacutemantiques de ce vieux nom drsquo laquo alliance raquo Se reacutefeacuterer agrave ce sens disparu crsquoest nier

lrsquoeacutevegravenement mecircme de la reacuteforme christique du sens des loci communes Depuis lrsquoacircge de cette

reacuteforme laquo alliance raquo signifie testament et ce nrsquoest donc aussi que sous ce seul sens du

testament que lrsquointerpregravete peut conduire leacutegitimement son interpreacutetation des paroles de lrsquoacircge

mosaiumlque Mais si laquo alliance raquo ne signifie plus que testament lrsquointerpregravete nrsquoest pas seulement

autoriseacute mais encore contraint et neacutecessiteacute agrave rechercher dans lrsquoeacuteconomie du texte veacuteteacutero-

testamentaire quelque chose qui srsquoapparente agrave la mort drsquoun testateur Le locus doctrinal ndash le

terme reacuteformeacute de la phraseacuteologie christique ndash ne commande pas seulement le deacuteveloppement

possible de comparaisons drsquoanalogies ou de correacutelations entre les textes de lrsquoancienne et de

la nouvelle alliance mais il en prescrit aussi la rigoureuse neacutecessiteacute Crsquoest agrave ce titre ndash et en ce

sens drsquoabord disciplinaire ndash que le locus apparaicirct comme lrsquouniteacute de mesure comparatif et

comme lrsquoeacutetalon des similitudes de lrsquoAncien et du Nouveau Livre Lrsquoagneau pascal ndash figure qui

surgit de lrsquoapplication reacutetrospective du locus testamentaire agrave lrsquoeacuteconomie de la vieille alliance

ndash est lrsquoun des reacutesidus et lrsquoun des produits possibles de la recherche de ces anteacuteceacutedents Et

lrsquointerpreacutetation figurative de lrsquoAncien Testament prise en ce sens rigoureux drsquoune

recomposition du texte veacuteteacutero-testamentaire sous les termes reacuteformeacutes de la phraseacuteologie

christique (les loci communes) est non seulement toujours possible et leacutegitime pour lrsquoexeacutegegravese

mais elle est mecircme et plus radicalement absolument ineacutevitable et neacutecessaire Autrement dit

389

encore lrsquointerpregravete du vieux livre est toujours par naissance et pour de simples raisons

drsquoeacutequipement lexical un typologue La typologie est la norme de lrsquointerpreacutetation scripturaire

sect21 Conclusion

Si lrsquoon srsquoattache agrave jeter un coup drsquoœil reacutetrospectif agrave nos quelques questions

inaugurales il nous faut dire que tant le problegraveme de lrsquoancrage typologique de lrsquointerpreacutetation

biblique et de la critique de lrsquoalleacutegorie que les difficulteacutes lieacutees au thegraveme de lrsquoauto-exeacutegegravese de

la Parole et agrave lrsquoimpeacuteratif drsquoune deacuteduction scripturaire des lieux doctrinaux se sont vus

finalement eacuteclaireacutes dans le mecircme parcours du sermon lutheacuterien sur la Cegravene La possibiliteacute de

cette reacutesolution a tenu presque toute entiegravere agrave la condition du deacutegagement de la structure de

lrsquoa priori reacutetrospectif du locus testamentaire dans la proclamation de son site eucharistique Il

y a chez Luther quelque chose comme le paradoxe drsquoun a priori eacutevegravenementiel cest-agrave-dire

drsquoun a priori qui ne perdrait pas dans le retard et le deacutelai de lrsquohistoriciteacute de son institution sa

fonction et son statut de principe la pureteacute de sa naissance et lrsquoautoriteacute de son

commandement A la structure de cet a priori eacutevegravenementiel reacutepond sans doute ce que nous

pourrions encore qualifier comme lrsquoaxiome plus geacuteneacuteral drsquoune laquo reacuteversibiliteacute hermeacuteneutique raquo

du temps lutheacuterien Cette reacuteversibiliteacute hermeacuteneutique devrait se concevoir comme le

scheacutematisme geacuteneacuteral sous lequel la nouveauteacute christique se constituerait apregraves coup et dans la

positiviteacute mecircme de sa proclamation comme lrsquoauthentique et veacuteritable origine ndash eacutetrange

preacutetention de preacutegnance et drsquoanteacuterioriteacute de ce dont lrsquoordre seulement chronologique de

lrsquohistoire atteste pourtant du caractegravere second ndash eacutetrange faculteacute pour la positiviteacute

eacutevegravenementielle de se preacuteceacuteder et de preacuteexister agrave elle-mecircme dans lrsquoeacuteterniteacute preacutealable drsquoun sens

dont lrsquohistoire disseacutemine tout au long de son procegraves circulaire des anticipations plus ou

moins claires et plus ou moins obscures

Cette reacuteversibiliteacute hermeacuteneutique trouve eacutevidemment sa racine dans la circulariteacute

dialectique ou logique des conditions de la Cegravene du Christ si le testament dit la reacutemission des

peacutecheacutes alors le peacutecheacute doit preacuteceacuteder la reacutemission ndash et la fin eacutevegravenementielle srsquoavoue alors aussi

comme la condition de la condition de sa reacutealisation seconde Mais cette reacuteversibiliteacute fait

encore eacutecho au sens plus geacuteneacuteral de lrsquoencadrement eacutevangeacutelique de lrsquoAncien Testament et plus

largement peut-ecirctre de lrsquoencadrement eacuteternitaire du temps et de lrsquohistoire ndash dont nous nrsquoavons

sans doute fait qursquoentrevoir une partie des mystegraveres La meacutethode de lrsquoexeacutegegravese lutheacuterienne est

lrsquoenfant du cercle que dessine cet encadrement Et les loci communes se laissent ici aussi

390

indiquer comme les modaliteacutes actives de cette procession En elle reacuteside peut ecirctre encore le

sens dernier de leur office et de leur fonctionnaliteacute point de contraction de la doctrine

theacuteologique nous lrsquoavons dit fonds de reacuteserve de lrsquoaxiomatique de la christologique nous

avons tenteacute de le montrer ndash mais aussi bien et selon peut-ecirctre une porteacutee plus native encore

mode de raccords de lrsquoAncien et du Nouveau Testament ndash connectique universelle de la

temporaliteacute theacuteologique

391

CONCLUSION

Crsquoest au terme de cette enquecircte sur les mobiles de lrsquoaccusation de lrsquoexeacutegegravese

alleacutegorique que nous pouvons conclure notre survol doctrinal des premiers manuels

peacutedagogiques de Philippe Melanchthon Cette conclusion est assureacutement imparfaite Et notre

dernier chapitre atteste tout autant de la survivance de difficulteacutes interpreacutetatives que de la

possibiliteacute de deacutegager un sol provisoire ndash et toujours suspect ndash pour fixer un temps les bases

de la reacutesolution de nos problegravemes inauguraux Sans doute la probleacutematique du sens de la

coopeacuteration des sciences dans lrsquouniversiteacute wittenbergeoise agrave laquelle nous indexions plus ou

moins expresseacutement lrsquoensemble de nos commentaires textuels trouve-t-elle dans cette

question de lrsquoalleacutegorie le terrain de son engagement le plus radical Sans doute lrsquointelligence

des enjeux de cette critique engage-t-elle par delagrave la reconstruction laquo theacuteologique raquo de la

theacuteorie rheacutetorique des figures le sens de lrsquoossature derniegravere de la construction de la premiegravere

somme protestante Crsquoest en effet dans la deacutecision de lrsquoexclusion de lrsquointerpreacutetation figurative

que srsquoentremecirclent avec le plus de netteteacute lrsquoautoriteacute de principes issus de la formalisation des

sciences du discours ndash principe de lrsquounivociteacute seacutemantique principe du litteacuteralisme principe de

lrsquoatomisme lexical ndash et des motifs propres agrave la production speacutecifiquement theacuteologique ndash la

thegravese de lrsquoauto-exeacutegegravese de la Parole la tendance au soupccedilon de lrsquohumain etc

Si lrsquoon srsquoen tient aux reacutesultats de notre parcours textuel et si lrsquoon tient agrave assigner des

ordres drsquoanteacuterioriteacute dans lrsquoinventaire et dans lrsquoordonnancement des principes discursifs qui

peuvent srsquoy laisser deacutecouvrir il nous faut dire que tout concorde agrave attester de la preacutegnance de

la discipline dialectique en 1521 dans le jeu des diffeacuterentes sphegraveres de formalisations

doctrinales Dans son versant systeacutematique et sous la perspective bien particuliegravere drsquoune

eacutetude du corpus meacutelanchhtonien la Reacuteforme de Wittenberg se laisse donc drsquoabord signaler

comme lrsquoenfant drsquoune refondation de la logique Cette perspective est incontestablement

partielle mais nous croyons qursquoelle meacuteritait tout de mecircme drsquoecirctre aussi partiellement signaleacutee

Tentons de rassembler ici en abreacutegeacute les reacutesultats de notre eacutetude et drsquoen indiquer encore les

conseacutequences et les prolongements possibles

Nous eacutetions partis agrave lrsquooccasion de notre premier chapitre drsquoune lecture

systeacutematique de quelques uns des moments-cleacutes du De inventione drsquoAgricola Nous y avions

392

tenteacute de montrer en quel sens le cœur de la reconstruction agricoleacuteenne de la dialectique se

tenait sans doute tout entier dans la deacutecision drsquoindiffeacuterencier la logique de lrsquoactiviteacute oratoire

et celle de la production scientifique De cette deacutecision deacutecoulait un certain nombre de

conseacutequences remarquables non seulement pour la theacuteorisation des disciplines du discours

mais aussi pour la deacutefinition mecircme des exigences de la science et de ses laquo figures de

rationaliteacute raquo La premiegravere de ces conseacutequences touche aux deacuteplacements des coordonneacutees des

savoirs au remodelage de leur articulation hieacuterarchique et notamment agrave limputation drsquoun

rocircle fondationnel agrave la discipline dialectique Si lrsquouniteacute et la forme de la scientia srsquoidentifient

toujours agrave celles de lrsquooratio alors les arts du discours et plus speacutecifiquement leur moment

dialectique srsquoavouent en effet comme lrsquoinstance derniegravere drsquoune juridiction eacutepisteacutemologique

Et la science de lrsquoargumentation en particulier devient aussi le lieu de lrsquoassignation des

fonctions des artes de la deacutelimitation de leurs domaines respectifs et de la caracteacuterisation de

leurs regravegles geacuteneacuterales de meacutethode Crsquoest la dialectique qui devient lrsquoinstance de la juridiction

des arts crsquoest en elle que se jugent leurs limites et les conditions de leurs validiteacute ndash la

dialectique est une critique de la raison

La seconde conseacutequence crsquoest que sous lrsquoindistinction du discours et de la science

se trame aussi le surgissement drsquoune nouvelle figure du docere nicheacutee dans lrsquoentre-deux du

doctrinal et du didactique et toujours inscrite dans la surface publique et poleacutemique drsquoune

audience agrave convaincre Crsquoest alors la doctrine elle-mecircme qui srsquoannonce finalement comme le

moyen terme du rapprochement de lrsquooratio et des studia ndash comme la condition et la garantie

de leur identification possible Tout discours devient doctrinal et toute science

essentiellement peacutedagogique Les gestes de ces deux extensions tiennent ensemble dans la

thegravese ndash la deacutecision ndash du primat didactique du discours Nous avons eu agrave en deacutemecircler

longuement les ressorts conceptuels et agrave commenter les vocables varieacutes de ses formulations

Mais si toute science devient peacutedagogie crsquoest aussi agrave lrsquoimpeacuteratif drsquoune

simplification drsquoune vulgarisation ou drsquoune popularisation que srsquoordonne encore lrsquoeffort de la

production theacuteoreacutetique Nous avons eu agrave montrer en quel sens cet impeacuteratif de simpliciteacute

finissait aussi au deacutetour de la theacuteorie agricoleacuteenne du style et des affects par impliquer deacutejagrave

la revendication tacite drsquoune briegraveveteacute discursive Crsquoest dans le De inventione que le cœur

theacuteorique de lrsquoexaltation reacuteformatrice du bref trouve son acte de naissance A cet effort

drsquoabreacuteviation reacutepond lrsquoexigence pour le dialecticien et lrsquoorateur de srsquoenqueacuterir des effets de

persuasion et de lrsquoefficience affective de leurs laquo oraisons doctrinales raquo le vrai nrsquoest vrai qursquoagrave

eacutemouvoir et lrsquoeacutemotion nrsquoeacutemeut qursquoagrave ecirctre vraie Sous lrsquouniteacute de la science et de lrsquooratio

393

agricoleacuteennes se profile donc encore lrsquoindistinction stricte de la logique fiduciaire et de

lrsquoeacuteconomie de la preuve ndash la bijection du certain et du fiable

La troisiegraveme conseacutequence crsquoest que lrsquouniteacute rheacutetorique de la quaestio ndash le problegraveme

ou la thegravese qui clocircturent le deacuteveloppement oratoire ndash se substitue agrave lrsquouniteacute ontologique du

genus dans lrsquoordre des assignations des territoires des sciences Contre lrsquouniteacute aristoteacutelicienne

du domaine objectif ndash celle du genre de lrsquoeacutetant ndash Agricola se propose de redeacutefinir les clocirctures

des artes agrave partir du domaine discursif du problegraveme Crsquoest lrsquoa priori de la quaestio qui se

donne alors comme le premier moteur de lrsquoinvestigation scientifique Et crsquoest comme

lrsquoinvestigation dialectique de la causa ndash thegravese ou reacutesumeacute du discours ndash que doit se concevoir

le tout de lrsquoactiviteacute eacutepisteacutemique Ce nrsquoest donc pas dans une succession de questions

disputeacutees mais dans la dispute drsquoune question unique que srsquoenclot la theacuteorisation positive des

diffeacuterents artes Etre savant crsquoest soulever un problegraveme soutenir une thegravese et inventer des

arguments Et inventer des arguments crsquoest ce mouvoir dans le cercle du scheacutematisme des

lieux communs ndash la science ne transcende pas lrsquoeffort drsquoune domestication du systegraveme des

correacutelations lexicales

Si lrsquoensemble de ces principes tendaient chez Agricola agrave se conjoindre aussi avec

la tentative drsquoune refondation entiegraverement analytique de la dialectique ndash subordonnant

lrsquoensemble des fonctions inventives argumentatives et doctrinales de lrsquoactiviteacute oratoire agrave la

seule maicirctrise de la proceacutedure du deacuteveloppement theacutematique drsquoune notion ndash crsquoest chez

Melanchthon et degraves le Compendiaria de 1520 que le programme de cette analytique trouvera

lrsquooccasion de sa formulation derniegravere Reprenant lrsquoensemble des preacutemisses que nous venons

drsquoesquisser le reacuteformateur y ajoutera dans sa dialectique la clause de lrsquoatomisme lexical qui

formule la reacuteductibiliteacute stricte de la quaestio ou du thema des doctrines agrave un reacuteseau des termes

nucleacuteaires qui en constituent les opeacuterateurs drsquoabreacuteviation La doctrine se contracte et se

compresse dans un systegraveme de mots nus dont chacun renferme drsquoavance et dans la seule

clocircture de ses extensions signitives la somme inteacutegrale de lrsquoenseignement affilieacute agrave un

domaine probleacutematique donneacute

Crsquoest par la proceacutedure simple de la deacutefinition dont les modes possibles sont

encadreacutes par un ensemble de lieux communs formels ndash essence causaliteacute partition contrarieacuteteacute

ndash que le savant prolonge lrsquouniteacute seacutemantique du mot dans le reacuteseau organique de ses diffeacuterents

satellites notionnels A la figure de la summa theologicae cumulative Melanchthon substitue

donc le modegravele drsquoune monadologie terminologique dont lrsquoexhaustiviteacute se reacutepegravete et se

reduplique inteacutegralement dans chacun de ses atomes lexicaux A cette monadologie dans

394

lrsquounivers de laquelle le dialecticien peacutenegravetre par le point de vue complet drsquoun terme simple

srsquoindexe ce que nous visions agrave deacutecouvrir comme le sens de la systeacutematiciteacute du discours

wittenbergeois La systeacutematiciteacute de la science nrsquoest rien drsquoautre que lrsquoeacutecho du jeu des renvois

analytiques de ses correacutelations conceptuelles Et la proceacutedure de la deacutefinition des termes

simples devient donc dans la diversiteacute mecircme de ses modes drsquoapplication possible la cheville

ouvriegravere de la constitution des doctrines

Ce sont ces quelques axiomes tireacutes du champ drsquoautoriteacute des sciences oratoires qui

constituent encore le fonds de reacuteserve meacutethodique de la premiegravere formalisation de la doctrine

theacuteologique agrave Wittenberg Le principe de lrsquoassignation reacuteductive de la science agrave la clocircture

drsquoune question unique se laisse exemplifier dans la somme de 1521 par le geste drsquoune

reacuteduction effective de la theacuteologie agrave la question des beacuteneacutefices du Christ Et le systegraveme des

laquo lieux de la doctrine chreacutetienne raquo se profilera ainsi comme le simple inventaire des termes

engageacutes dans les quaestiones correacutelatives agrave ce premier domaine theacutematique ndash le chreacutetien peut-

il ecirctre justifieacute par ses puissances propres Peut-on se rendre juste par lrsquoobservance de la Loi

La suspension du peacutecheacute requiert-il lrsquoaction arbitraire et inconditionnelle drsquoune gracircce Qursquoest

ce donc que le sacerdoce christique peut-il apporter au chreacutetien La surdeacutetermination

laquo eacuteconomique raquo ndash au sens drsquoabord drsquoune orientation utilitariste ndash de la theacuteologie

wittenbergeoise tient tout entiegravere dans le programme de cette assignation theacutematique agrave

lrsquoinvestigation des beacuteneacutefices de la Parole divine Et la theacuteologie ne se donne plus alors comme

que le parcours des aventures du mot ndash le jeu des variations de regard ndash dans la phraseacuteologie

qui commande lrsquoaccegraves au problegraveme et au programme soteacuteriologiques

Crsquoest cette atrophie du regard qui motive aussi le parcours exeacutegeacutetique de la Bible et

en commande le deacutecoupage polariseacute et dichotomique Nous avons pu voir en quel sens la

polarisation des lieux eacutetait la condition et le pendant structurel de lrsquoefficience affective de la

doctrine Lrsquoaffect ne reacuteagit qursquoagrave la contrarieacuteteacute ndash celle du vicieux et du vertueux celle de

lrsquoutile et du nocif La reacuteaction passionnelle de la chimie doctrinale suppose donc la constante

surcharge oppositive de son ordonnancement theacutematique Et la structure cliveacutee de la doctrine

lutheacuterienne trouve dans cette destination passionnelle la premiegravere raison de sa mobilisation

hyperbolique Crsquoest comme le deacuteveloppement oppositif des matiegraveres bibliques que se profilera

alors lrsquoentreprise theacuteologique elle-mecircme Or lrsquoopposition ou le discrimen doctrinal revecirct

drsquoapregraves la table des scheacutematismes dialectiques trois figures possibles Crsquoest par le

reacuteagencement des matiegraveres bibliques sous lrsquoapplication de ces trois scheacutematismes que le

theacuteologien peut rendre compte de lrsquoengendrement eacutetageacute des couches successives de

395

diffeacuterences qui traversent la production doctrinale Lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile

srsquoest ainsi avoueacutee comme lrsquoinstanciation theacuteologique du schegraveme de la laquo contrarieacuteteacute raquo lagrave ougrave

les distinctions de lrsquoAncien et du Nouveau testament et celle de lrsquohomme inteacuterieur et de

lrsquohomme exteacuterieur sont encore apparus comme les exemplifications respectives des fonctions

laquo partition raquo et de la cateacutegorie de la laquo causaliteacute raquo appliqueacutees agrave la materia scripturaire

Crsquoest le mobile meacutethodique drsquoune simple eacuteconomie du discours qui motive encore

ce que nous avons longuement deacutecrit sous le titre drsquoune dispense de lrsquoanthropologie Le statut

de lrsquoanthropologie dans la theacuteologie lutheacuterienne se voit drsquoavance deacutecideacute sous lrsquoautoriteacute unique

drsquoun principe de meacutethode Crsquoest le programme drsquoune redeacutefinition des clocirctures du discours et

lrsquoassignation des reacutegimes doctrinaux agrave la borne drsquoune quaestio theacutematique unique qui

commande la reacuteduction du discours de homines La thegravese de lrsquoheacuteteacuteronomie de lrsquohomme dans

la logique de la theacuteologie lutheacuterienne est donc moins lrsquoaxiome drsquoune Weltanschauung sous-

jacente ou le preacutesupposeacute drsquoune dogmatique anticipeacute que le reflet et lrsquoeacutecho second drsquoune

orientation prohibitive du regard Crsquoest parce que le theacuteologien se voit drsquoembleacutee confineacute agrave la

rigueur des limites drsquoune eacutetude des modes des reacuteveacutelation de la Parole que la reacutealiteacute humaine

lui apparaicirct aussi par choc en retour et dans le filtre de la materia doctrinale comme le

produit deacuteriveacute et comme lrsquoeffectus affectif du jeu de la Loi et de lrsquoEvangile De cette deacutecision

de meacutethode srsquoorigine drsquoabord les thegraveses drsquoune reacuteductibiliteacute de lrsquohomme agrave son moment affectif

et la contestation massive du concept faussaire du libre-arbitre Le cas humain nrsquointeacuteresse pas

la doctrine chreacutetienne Plus que drsquoune anthropologie neacutegative le lutheacuteranisme atteste donc

drsquoabord de la deacutecision univoque drsquoune eacuteconomie de lrsquoanthropologie Celle-lagrave nrsquoest que

lrsquoombre doctrinale que celle-ci projette si lrsquohomme lutheacuterien se voit finalement deacutenuer aussi

de toute reacuteserve de meacuterites propres crsquoest drsquoabord parce que lrsquoeacutetude de son cas tombe sous la

deacutecision drsquoune reacuteduction discursive

Dans le champ de la probleacutematique exeacutegeacutetique ouverte par les consideacuterations de

notre dernier chapitre nous avons eu agrave remarquer que la question de lrsquoexeacutegegravese ne se

formulait agrave Wittenberg en 1521 que dans la perspective bien particuliegravere drsquoune critique de

lrsquointerpreacutetation figurative de la Bible Nous avons aussi montreacute en quel sens cette critique

trouvait finalement son sens le plus profond dans le champ drsquoune reacuteflexion presque

entiegraverement centreacutee sur la question des conditions de lrsquoexeacutegegravese typologique Ces conditions

ont eacuteteacute finalement elles-mecircmes reacutefeacutereacutees par le biais drsquoune eacutetude de lrsquoanalytique lutheacuterienne

du laquo testament raquo agrave ce que nous avons pu nommeacute lrsquo laquo hermeacuteneutique du temps raquo et la logique

de sa construction reacuteversible et reacutetrospective La possibiliteacute pour lrsquointerpregravete drsquoapercevoir

396

dans les textes veacuteteacutero-testamentaires une seacuterie de preacutefigurations ou drsquo laquo esquisses raquo de

lrsquoavegravenement du Christ est tout entier suspendue agrave la thegravese de lrsquoexistence de quelque chose de

tel qursquoun a priori eacutevegravenementiel et reacutetrospectif Nous avons vu dans lrsquoeacutevegravenement de

lrsquoeucharistie ndash occasion hyperbolique de la reacuteveacutelation de lrsquoEvangile ndash la figure matricielle

drsquoun eacutevegravenement de ce type Nous avons enfin tenteacute de montrer en quel sens la reacuteversibiliteacute du

temps lutheacuterien nrsquoeacutetait que lrsquoeacutecho de lrsquoarchitecture laquo dialectique raquo de lrsquohistoire theacuteologique

Crsquoest le locus qui dans le surcroicirct de son programme syllogistique masqueacute commande de

loin le deacuteveloppement du procegraves de lrsquohistoire Crsquoest les reacuteserves de sens du testament qui

programment et appellent drsquoavance le ministegravere de la Loi et de la mort comme les conditions

logiques et les anteacuteceacutedents chronologiques de sa reacutealisation derniegravere Le locus theacuteologique

dont nous cherchions agrave eacuteclaircir les mystegraveres ndash et dont laquo ce petit mot raquo de laquo testament raquo est en

un sens lrsquoexemplification suprecircme ndash srsquoest ainsi attesteacute au terme de notre parcours comme

une citerne axiomatique et comme un reacuteservoir de preacutemisses syllogistiques le locus crsquoest ce

qui contracte et reacutesume en lui-mecircme dans le surplus des ses inflations theacutematiques et dans la

latence de ses virtualiteacutes deacuteductives tous les axiomes du systegraveme de la theacuteologie chreacutetienne

Et cette axiomatique est drsquoembleacutee performante elle commande comme lrsquoombre de ses ordres

de successions logiques lrsquoenchaicircnement chronologique et historique des seacuteries

eacutevegravenementielle de lrsquo laquo eacuteconomie de la gracircce raquo

Au-delagrave de lrsquointeacuterecirct que ce travail pourra peut-ecirctre ndash nous lrsquoespeacuterons ndash preacutesenter

pour ses quelques traductions et son laquo deacutebroussaillement raquo explicatif de la matiegravere textuelle

du premier corpus meacutelanchthonien nous croyons que certains de ses reacutesultats font signe aussi

vers lrsquoouverture possible de chantiers importants dans la perspective plus topique et moins

corpusculaire drsquoune histoire des ideacutees

Dans le champ de lrsquohistoire de la dogmatique protestante il faudrait sans doute

tacirccher de repenser les mobiles de la conceptualisation preacutecoce de la loi naturelle en se gardant

du reacuteflexe comparatif qui pousse ordinairement lrsquointerpregravete agrave ne remarquer que lrsquooriginaliteacute

ou la discordance de lrsquoinnovation meacutelanchthonienne en regard des doctrines de Luther Si

nous nous en tenons aux quelques reacutesultats de cette eacutetude crsquoest plutocirct lrsquoapparence drsquoune

laquo hyperbole lutheacuterienne raquo qui semble srsquoannoncer drsquoabord sous le programme drsquoune

formalisation ternaire du locus de la Loi (loi divine loi naturelle loi humaine) Bien loin

drsquoapparaicirctre comme lrsquooccasion drsquoune reacutegression philosophique de la doctrine le locus de la

397

lex naturae srsquoest finalement plutocirct indiqueacute comme le point extrecircme de lrsquoaccusation de la

phraseacuteologie philosophique et de sa deacuteteinte illeacutegitime en theacuteologie Seulement lagrave ougrave les

premiers lieux de la somme manifestaient plutocirct la deacutecision drsquoune opposition lexicale directe

et drsquoun rejet frontal des faux lieux de la laquo sophistique raquo theacuteologique crsquoest au contraire par la

strateacutegie du chiasme de lrsquoinversion seacutemantique et de la contamination immanente des effets

de sens laquo scolastiques raquo que Melanchthon entend finalement meneacute dans le locus de lege

lrsquoœuvre de sa laquo purification doctrinale raquo

Crsquoest au deacutetour de la theacuteorisation de la loi naturelle que les termes drsquo laquo a priori raquo de

laquo jugement raquo de laquo principes raquo ou de laquo conscience raquo drsquoabord heacuteriteacutes du champ du lexique

philosophique finissent aussi par ecirctre reconduits agrave lrsquooriginaliteacute drsquoune signification

theacuteologique eacutetanche et inverseacutee De la mecircme maniegravere Melanchthon renversera encore le sens

de la doctrine de lrsquohabitus en deacuteplaccedilant drsquoune part le lieu canonique de son usage de la

doctrine de la justification vers celle du peacutecheacute et en precirctant drsquoautre part au terme drsquoheacuteritage

aristoteacutelicien le sens restrictif de la connaissance accusative de la Loi Ce qui se donnait

comme le nom de lrsquoinstrument possible drsquoune auto-justification srsquoavoue finalement comme la

signature du principe mecircme de la permanence du peacutecheacute dans la nature humaine le lieu de

lrsquoinscription de lrsquoexteacuterioriteacute dans la clocircture de la chair

Mais le locus de la loi naturelle est encore le site de lrsquoanti-augustinisme des Lieux

et le point drsquoachegravevement de ce mouvement qui consistait depuis les premiegraveres consideacuterations

sur les puissances humaines agrave deacuterober la doctrine du peacutecheacute agrave la sphegravere de lrsquoanthropologie en

la reconduisant progressivement agrave lrsquoeacutetude de lrsquoefficience de la Parole divine Crsquoest comme la

permanence de lrsquoinscription allogegravene de la Loi et comme la suite de lrsquoeacutevegravenement historique

du retrait de lrsquoassistance de lrsquoEsprit Saint que Melanchthon tend agrave interpreacuteter lrsquoeacutevegravenement

peccatif contre toute conception qui situerait son fait dans lrsquoeacutevegravenement drsquoune corruption

heacutereacuteditaire ou drsquoune deacutegeacuteneacuterescence geacuteneacutetique de lrsquoarbitre Lrsquooriginaliteacute dogmatique des Loci

communes tient peut-ecirctre tout entiegravere dans cette thegravese selon laquelle le peacutecheacute est tout autant

que la gracircce agrave concevoir sur le modegravele drsquoune greffe et drsquoune prothegravese eacutetrangegravere Or cette

greffe crsquoest preacuteciseacutement celle de lrsquoimpression allogegravene de la lex naturae Il est remarquable

que Melanchthon se fait donc laquo plus lutheacuterien que Luther raquo au point exact ougrave lrsquoon pouvait

soupccedilonner au contraire une certaine deacuterive laquo philosophique raquo de sa theacuteologie preacuteciseacutement

au point du locus de la loi naturelle

Ce point est eacutevidemment remarquable au-delagrave drsquoun inteacuterecirct strictement interpreacutetatif

pour le premier manuel theacuteologique en cela que le recours agrave lrsquohypothegravese de la loi naturelle a

eacutevidemment pour fonction strateacutegique et doctrinale premiegravere de rendre compte du

398

prolongement post-mosaiumlque du ministegravere de la Loi et donc de soutenir et supporter le dogme

lutheacuterien du semper iustus et semper peccator Le laquo leacutegalisme raquo qursquoon a pu attribueacute agrave

Melanchthon et qui semblait faire signe vers le rapprochement du reacuteformateur wittenbergeois

avec la doctrine de Calvin est donc au deacutepart motiveacute par une fideacuteliteacute rigoureuse agrave la figure de

Luther Crsquoest alors peut-ecirctre en suivant le fil doctrinal de la lex naturae depuis sa premiegravere

occurrence en 1521 que lrsquohistorien de la Reacuteforme pourrait tenter drsquoouvrir une nouvelle

perspective sur le jeu des divergences et des identiteacutes qui commandent les relations natives

des diffeacuterentes confessions reacuteformatrices dans le premier seiziegraveme siegravecle (et mecircme au-delagrave)

Dans le champ de lrsquohistoire de la pragmatique et de la logique il faudrait tacirccher de

comprendre ndash dans un contexte interpreacutetatif qui ne serait pas drsquoembleacutee alourdit par des

orientations trop strictement confessionnelles ndash le sens de lrsquoanti-aristoteacutelisme logique et

dialectique de Philippe Melanchthon Il srsquoagirait notamment de montrer en quel sens le cadre

esquisseacute par le preacutesupposeacute de lrsquoatomisme seacutemantique constitue aussi le principe drsquoune

reacutenovation de lrsquoanalytique et de la formalisation des modes drsquoinfeacuterences valides Par lagrave

encore il faudrait tacirccher de deacuteterminer avec rigueur jusqursquoougrave le programme drsquoune

laquo analytique totale raquo ndash programme drsquoune reacuteduction de la dialectique agrave lrsquoeacutetude des modes de la

deacutefinition ndash contraint le cadre de la syllogistique aristoteacutelicienne en en prescrit lrsquourgence

drsquoune reconfiguration Plus geacuteneacuteralement on pourrait tenter de situer avec plus de preacutecision le

sens et les effets theacuteoriques du laquo moment raquo Melanchthon dans la reacuteforme de la gnoseacuteologie et

de la repreacutesentation des formes du vrai depuis la critique anti-scolastique drsquoAgricola

jusqursquoaux influences franccedilaises du reacuteformateur et peut-ecirctre mecircme jusqursquoau point drsquohorizon

carteacutesien Il srsquoagirait alors de comparer drsquoabord les enseignements preacutecoces de notre auteur

avec ses formulations plus tardives puis drsquoeacutetudier historiquement les conditions de la

reacuteception de ses manuels dialectique et rheacutetorique en Europe604 en les raccordant enfin agrave une

eacutetude du jeu de leurs influences et de leurs inflexions progressives

Selon une orientation plus laquo pragmatique raquo de lrsquohistoire de la logique on pourrait

encore srsquointeacuteresser aussi agrave la theacuteorie meacutelanchthonienne des figures et tenter de montrer en

quel sens lrsquoideacutee drsquoune identification des logiques fiduciaires et des logiques argumentatives a

pu motiver aussi la constitution mi-theacuteologique mi-dialectique de ce que nous avons deacutesigner

comme la thegravese de la laquo surabondance doctrinale de la terminologie raquo Les theacuteories

wittenbergeoises sur lrsquo laquo exceacutedence dogmatique raquo du terme eacuteleacutementaire pourraient ici

604 Un certain nombre de travaux de Kees Meerhoff portent notamment sur ce point Voir le recueil Entre logiqueet litteacuterature op cit

399

suggeacuterer un deacuteplacement de lrsquoeacutechelle drsquointerpreacutetation du pheacutenomegravene de la performativiteacute et

susciter une eacutetude plus actuelle sur les modes de performance du mot nu Si la recherche

contemporaine en pragmatique tend agrave deacutebusquer et agrave theacuteoriser derriegravere toutes les formes

discursives apparemment apoiumleacutetiques la logique et les meacutecanismes pratiques de leurs effets

communicationnels rarement pourtant cette eacutetude ne semble srsquoecirctre porteacutee jusqursquoau niveau du

terme eacuteleacutementaire Il srsquoagirait alors drsquointerroger ce qui par delagrave les effets de sens et les

fonctions de veacuteriteacute primaires du lexique ndash par delagrave donc aussi la clause logique de substitution

salva veritate des synonymes ndash engage aussi dans le seul choix du mot des suggestions

drsquoaction ou mecircme des performances langagiegraveres effectives

Que le jeu du mot porte chez Luther et Melanchthon sur lrsquoideacutee de ses ressources et

de son excroissance doctrinales ou qursquoil srsquoavoue agrave mecircme la construction des figures de style

et des tropes crsquoest partout sous lrsquoideacutee drsquoune argumentation laquo abreacutegeacutee raquo et drsquoun raccourci

argumentatif que nos auteurs tentent de deacutecrire la performance du terme atomique Comme si

lrsquoatome lexical comprimait deacutejagrave en soi dans son institution figurative ou dans ses simples

latences de reacuteserves theacutematiques la forme la plus nucleacuteaire de preuve et de ressources

deacutemonstratives Cette thegravese qui lie le trope et le mot atomique agrave une laquo argumentation

compresseacutee raquo a eacuteteacute redeacutecouverte reacutecemment par Sperber et Wilson dans La Pertinence (traduit

en franccedilais Paris Minuit 1989) Lrsquoouvrage doit beaucoup agrave la linguistique pragmatique de

Paul Grice et notamment agrave la notion drsquoimplicature conversationnelle qui constitue en un sens

aussi le nerf de notre propre travail interpreacutetatif De maniegravere geacuteneacuterale srsquoil fallait retenir une

seule laquo implication actuelle raquo de la theacuteorie meacutelanchthonienne du discours ce serait

certainement cette ideacutee selon laquelle le mot aussi dans sa nuditeacute mecircme et dans son atomiciteacute

discursive renferme deacutejagrave en soi un jeu drsquoinfeacuterences implicites Lrsquo laquo infeacuterentialiteacute du mot raquo

voilagrave sans doute un mot drsquoordre ndash un simple programme en lrsquoeacutetat ndash qursquoune recherche en

linguistique pragmatique pourrait tenter de deacutevelopper plus avant

Les reacutesultats et les eacutetudes que nous preacutesentons ici ne devaient au deacutepart constituer

que la premiegravere partie de notre meacutemoire Celui-ci eacutetait appeleacute agrave se prolonger dans la direction

drsquoune eacutetude en partie historique et en partie aussi speacuteculative sur les effets communautaires et

sur les conseacutequences institutionnelles de la reformalisation topique et abreacuteviative de la

doctrine lutheacuterienne La mutation de la forme doctrinale ne peut assureacutement dans le champ

drsquoun savoir aussi immeacutediatement pratique que la theacuteologie demeurer sans conseacutequences sur

les regravegles de lrsquoinstitution de la communauteacute sur les modes de son organisation mais surtout

400

sur son rapport repreacutesentationnel au temps preacutesent et agrave la sphegravere de la reacutealiteacute politique En

mecircme temps le jeu des incidences reacuteciproques de la doctrine et de son efficience

communautaire ne semble pas se plier au scheacutema uniforme des clivages canoniques de la

theacuteorie et de la pratique de la science et de lrsquohistoire ou des quelques couples qui leur sont

plus ou moins directement apparenteacutes Nous avons eu agrave voir combien le cas de la doctrine

theacuteologique semblait contraindre et renverser le cadre eacutetroit de lrsquoopposition classique de la

penseacutee et de la vie Crsquoest dans les termes ndash encore probleacutematiques en soi ndash drsquoune eacutetude des

modes de performativiteacute doctrinale que nous entendions donc prolonger cette eacutetude Le point

de raccord des deux sphegraveres doctrinales et pratiques eacutetait eacutevidemment drsquoabord suggeacutereacute dans le

cœur mecircme de la doctrine lutheacuterienne des sacrements et plus speacutecifiquement aussi dans la

derniegravere partie des Loci communes qui touche agrave une seacuterie de questions correacuteleacutees agrave des enjeux

directement laquo communautaires raquo

Nos derniers deacuteveloppements sur la performance du locus testamentaire font deacutejagrave

signe bien qursquoencore trop discregravetement vers cette question de lrsquoopeacuterativiteacute institutionnelle du

lieu commun Comprendre la communauteacute du locus comme lrsquoinfrastructure doctrinale de la

communauteacute des confessants ndash mais aussi comme le principe contraignant de sa deacutelimitation

effective ndash crsquoest lagrave sans doute une des pistes de reacuteflexion qui srsquooffre agrave lrsquoeacutetude approfondie de

la premiegravere topologie reacuteformatrice Il nous aurait fallu pour cela comprendre aussi en quel

sens la doctrine de la synchronie de la Loi et de lrsquoEvangile et la thegravese drsquoune architecture

dialectique et reacutetrospective du temps pouvaient pareillement preacutesider agrave lrsquohermeacuteneutique

lutheacuterienne de lrsquoactualiteacute605 et reacutegir les modes de ses repreacutesentation de lrsquoavenir ndash jusqursquoagrave

lrsquohorizon dernier de sa figure eschatologique Nous avons esquisseacute une piste de reacuteflexion agrave ce

sujet en montrant que les lieux communs theacuteologiques et notamment la figure nourriciegravere de

la contrarieacuteteacute du commandement et de la promesse constituaient sans doute aussi pour les

premiers reacuteformateurs les cleacutes de lrsquointerpreacutetation de leur eacutepoque et les eacutetalons de sa valeur

eacutevegravenementielle Sans doute lrsquoideacutee lutheacuterienne de lrsquoambivalence des temps preacutesents peut-elle

apparaicirctre alors comme lrsquoeacutecho second de la doctrine theacuteologique de la synchronie de la Loi et

de lrsquoEvangile ndash et donc comme la figure actuelle de la reacutemanence de leur contrarieacuteteacute Cleacutes de

la doctrine cleacutes de lrsquoexeacutegegravese et cleacutes de la preacutedication les lieux apparaicirctraient finalement

aussi comme les cleacutes de lrsquohermeacuteneutique soteacuteriologique de lrsquoactualiteacute ndash les guides du

jugement du chreacutetien dans les vicissitudes du siegravecle Ces eacutebauches ne constituent encore que

605 Ces quelques expressions nous sont inspireacutees de la lecture des articles de Ph Buumlttgen sur le rapport de Luther aux temps preacutesents et notamment laquo Eschatologie et temps preacutesent chez Martin Luther raquo deacutejagrave citeacute

401

des chemins possibles pour la recherche Il srsquoagit drsquoen deacuteterminer la praticabiliteacute et

eacuteventuellement par suite de se risquer agrave les parcourir

Au-delagrave des contraintes de temps et peut-ecirctre drsquoespace ndash dont il faut bien avouer que

nous nous sommes tout de mecircme partiellement affranchis ndash auxquelles srsquoest vue soumise la

reacutedaction de ce travail lrsquoinsertion de ces eacutetudes plus historiques a eacuteteacute surtout compliqueacutee par

un certain nombre de limites et drsquoheacutesitations de meacutethode Comment donc une eacutetude sur

lrsquoefficience repreacutesentationnelle et communautaire de la doctrine peut-elle bien srsquoimpliquer

concregravetement dans le prolongement drsquoune interpreacutetation textuelle drsquoun corpus Sous quel

scheacutema peut-on bien penser lrsquoarticulation de cette efficience historique de la doctrine avec le

fonds de son eacutepaisseur strictement theacuteoreacutetique Prolonger lrsquoeacutetude positive et textuelle drsquoune

doctrine drsquoun excursus sur ses laquo effets de communauteacute raquo nrsquoest-ce pas drsquoembleacutee supposer une

forme de relation unilateacuterale entre le systegraveme et lrsquohistoire Nrsquoest-ce pas avouer drsquoembleacutee

lrsquoideacutee drsquoune probleacutematique laquo deacuteduction ideacutealiste raquo de la vie Nrsquoest ce pas reacutefeacuterer

lrsquoentrelacement forceacutement complexe des productions discursives et de leurs effets historiques

au scheacutema uniforme drsquoune procession des ideacutees ndash secondariteacute de lrsquoingression et de

lrsquoincarnation historiques drsquoune doctrine preacutealablement constitueacutee dans la pureteacute drsquoun eacutether

eacutetanche aux tribulations terrestres

Crsquoest pour eacuteviter drsquoavoir agrave trancher trop hacirctivement dans le jeu des alternatives

ouvertes par ces quelques interrogations que nous en sommes finalement rester au plan non-

ambigu drsquoune interpreacutetation doctrinale Sans doute la question des ordres drsquoanteacuterioriteacutes dans

le surgissement de la doctrine et de la vie figure-t-elle au nombre des problegravemes

philosophiques insolubles Sans doute lrsquoabstraction laquo positiviste raquo du cloisonnement des

laquo reacutegimes de discours raquo agrave laquelle nous nous sommes finalement reacutesigneacutes ne repreacutesente-t-elle

pourtant qursquoune solution toujours bien meacutediocre Elle nous a paru toutefois plus sage De lagrave ndash

nous lrsquoannoncions drsquoembleacutee ndash une certaine redondance du propos Cette redondance eacutetait bien

ineacutevitable Elle tenait agrave la figure mecircme de la systeacutematiciteacute du corpus Elle disait le progregraves

circulaire drsquoun discours qui consolide et confirme sans fin son fondement dans le jeu mecircme de

son enrichissement theacutematique ndash la compliciteacute profonde de ses tendances agrave lrsquoinflation de soi et

au retour infini agrave son centre De lagrave encore une certaine abstraction Cette abstraction participe

agrave la fois des limites et de la discernabiliteacute de notre eacutetude Elle permet drsquoen assurer

lrsquohomogeacuteneacuteiteacute et drsquoen garantir lrsquouniformiteacute de nature Elle permet encore drsquoen assigner avec

fermeteacute une place univoque dans le systegraveme des figures philosophiques identifiables

402

Si crsquoest sans finesse crsquoest aussi sans reacuteserve que nous pourrions donc confeacuterer agrave

lrsquoeacutetude qui preacutecegravede une identiteacute et une situation strictes dans le champ formaliste des

laquo types raquo de productions philosophiques possibles crsquoest sans mal et sans mauvaise intention

que nous pourrions deacutecliner aussi son eacutetat civil comme extraction des formalisations

discursives drsquoun instantaneacute doctrinal dans lrsquohistoire longue des reacutevolutions de la science de la

doctrina sacra le travail qui preacutecegravede situe lrsquoobjet de sa recherche ndash la premiegravere theacuteologie

lutheacuterienne ndash dans le fil dynastique des figures eacuteparses et contrasteacutees de la rationaliteacute et de la

scientificiteacute de lrsquouniversiteacute occidentale en propre et au sens ndash nous le croyons ndash le plus strict

du terme notre eacutetude srsquoest donc voulue comme une modeste contribution agrave lrsquohistoire de la

logique

403

BIBLIOGRAPHIE

TEXTES-SOURCES

Les eacutecrits lettres et manuels de Philippe Melanchthon nous sont essentiellement accessiblespar lrsquoeacutedition du Corpus reformatorum publieacutee en 28 volumes entre 1834 et 1860 Nousmentionnons la reacutefeacuterence inteacutegrale pour les Loci communes puis nous abreacutegeons par la suitecomme il est drsquousage par les initiales laquo CR raquo en reacutefeacuterenccedilant seulement le numeacutero du volumeet les pages Dans certain cas (le Corpus nrsquoeacutetant pas une eacutedition inteacutegrale) nous mentionnonsseulement lrsquoeacutedition originale Ces eacuteditions originales sont deacutesormais souvent numeacuteriseacutees etaccessibles par le biais du site laquo Googlebooks raquo Nous reacutefeacuterenccedilons les liens vers cesnumeacuterisations dans une rubrique agrave part Pour les textes lutheacuteriens nous nous en tenons agravelrsquoeacutedition de la Weimar (abreacutegeacutee laquo WA raquo) Dr Martin Luthers Werke KritischeGesamtausgabe Weimar Boumlhlau 1883 ndash 2009

laquo Phil Mel Loci communes rerum theologicarum seu Hypotyposes theologicae raquo in (eacuted) CG Bretschneider et H E Bindseil Corpus Reformatorum Philippi Melanchthonis Operaquae supersunt Omnia XXI (81 ndash 227) Halle Schwetschke 1854

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Melanchthon Elementa Rhetorices libri duo CR XIII (413 - 506)

Melanchthon Institutiones graecae grammaticae Tuumlbingen Anshelm 1518

Melanchthon Institutiones rhetoricae Wittenberg Lotter 1521

Melanchthon Integrae gracae grammatices institutiones CR XX (3 - 180)

Melanchthon Grammatica latina CR XX (195 - 336)

Melanchthon Syntaxis CR XX (337 - 390)

Rodolphe Agricola De inventione dialectica Koumlhln Knoblouchus 1521

Martin Luther De captivitate babylonica ecclesiae praeludium WA 6 (484 - 573)

Martin Luther Ein Sermon von dem hochwuumlrdigen Sakrament des heiligen wahren leichnamsChristi und von den Bruumlderschaften WA 1 (742 -758)

Martin Luther Ein Sermon von dem Neuen Testament das ist von der heiligen Messe WA 6(349 - 378)

Martin Luther Von der Freiheit eines Christenmenschen WA 7 (20 - 38)

404

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Augustin La citeacute de Dieu Paris Seuil 1988

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Quintilien Institution oratoire Tome II (Livres II-III) Paris Belles Lettres 1978

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Melanchthon Institutiones rhetoricae Tuumlbingen Anshelm 1521 la Bibliothegraveque de lrsquoEtat deBaviegravere GoogleBooks [En ligne] httpbooksgooglefrbooksid=yz48AAAAcAAJampprintsec=frontcoveramphl=frampsource=gbs_ge_summary_rampcad=0v=onepageampqampf=false (Numeacuteriseacute le 25 juin 2009)

Rodolphe Agricola De inventione dialectica Koumlhln Knoblouchus 1521 Disponible dans lrsquoeacutedition Knoblouchus 1521 La Bibliothegraveque de lrsquoeacutetat de Baviegravere [Enligne] httpbooksgooglefrbooksid=qiE8AAAAcAAJampprintsec=frontcoveramphl=frampsource=gbs_ge_summary_rampcad=0v=onepageampqampf=false (Numeacuteriseacute le 18 juin 2009)

TRADUCTIONS CONSULTEES

Dans le cas du corpus de Melanchthon et plus particuliegraverement des Loci communes de 1521nous avons toujours fait le choix de traduire le texte agrave partir de sa version originale en latin et nos preacutefeacuterences lexicales srsquoeacutecartent souvent des options retenues par les traducteursallemands ou anglais dont nous avons toutefois reacuteguliegraverement consulteacute les travaux De lamecircme maniegravere nous nous sommes presque systeacutematiquement eacutecarteacutes de la traductionfranccedilaise (partielle) de M Van der Poel du De inventione dialectica drsquoAgricola qui a pupourtant nous servir aussi au deacutepart de premiegravere lecture Dans le cas de nos (rares)reacutefeacuterences agrave Luther nous nous en sommes en revanche souvent tenus aux traductionsreacutefeacuterenceacutees ici Quant aux premiers eacutecrits dialectique grammaticaux et rheacutetorique deMelanchthon ils ont eacuteteacute entiegraverement traduits - lorsque nous les citons - par nos soins agrave notreconnaissance il nrsquoexiste agrave lrsquoheure actuelle aucune traduction contemporaine du Compendiariaou des premiegraveres rheacutetoriques meacutelanchthoniennes y compris en langue allemande (sans doutedes traductions allemandes doivent-elles exister en revanche qui datent de lrsquoeacutepoque mecircme deleurs premiegraveres publications)

406

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Wilhelm Risse De inventione dialectica libri tres Mit einem Vonwort Olms Verlag 1976

laquo Sermon sur le Nouveau Testament raquo (trad M Weyer) in Martin LUTHER Œuvres ParisGallimard 1999

laquo Sermon sur le tregraves veacuteneacuterable sacrement du corps du Christ et sur les confreacuteries raquo (trad MLienhard) in Martin LUTHER Œuvres Paris Gallimard 1999

Martin LUTHER De la liberteacute du chreacutetien (Traduction et commentaires par PhilippeBuumlttgen) Paris Seuil 1996

laquo De la Cegravene du Christ ndash Confession raquo in Luther Œuvres Tome 6 Genegraveve Labor et Fides1964

laquo Commentaire de lrsquoeacutepicirctre aux Romains raquo in Luther Œuvres Tome 11 et 12 Genegraveve Laboret Fides 1985

ETUDES CITEES

Ernst Bizer laquo Romisch-katolische Messe und evangelisches Abendmahl raquo in Ecclesia semperreformanda (numeacutero speacutecial) Munich 1952

Ernst Bizer Theologie der Verheissung Neukirchen Neukirchener Verlag desErziehungsvereins 1964

Quirinus Breen laquo The Terms Loci communes and Loci in Melanchthon raquo in Church historyvol16 1947

Alfons Bruumllls Die Entwicklung der Gotteslehre beim jungen Melanchthon 1518-1535Bielefeld Luther-Verlag 1975

Philippe Buumlttgen laquo Doctrine et alleacutegorie au deacutebut de la Reacuteforme raquo in Alleacutegorie des poegravetesalleacutegorie des philosophes Eacutetudes sur la poeacutetique et lrsquohermeacuteneutique de lrsquoalleacutegorie de

407

lrsquoAntiquiteacute agrave la Reacuteforme recueil publieacute sous la direction de Gilbert Dahan et Richard GouletParis Vrin 2005 p 289 - 322

Philippe Buumlttgen laquo Eschatologie et temps preacutesent chez Martin Luther raquo in Eacuteric Alliez GerhartSchroumlder Barbara Cassin Gisela Febel Michel Narcy (dir) Metamorphosen der ZeitMuumlnchen Wilhelm Fink (Urspruumlnge der Moderne 2) 1999 p 343 - 361

Philippe Buumlttgen Luther et la philosophie Paris VrinEHESS 2011

Marie-Dominique Chenu La theacuteologie comme science au XIIIegraveme siegravecle Paris Vrin 1969

Gerhard Ebeling Introduction agrave une reacuteflexion theacuteologique Genegraveve Labor et Fides 1983

Werner Elert laquo Humanitaumlt und Kirche Zum 450 Geburtstag Melanchthons raquo in ZwischenGnade und Ungnade Muumlnchen Evangelischer Presseverband fuumlr Bayern 1948

Francis Goyet laquo La meacutetamorphose du docere chez Agricola et Melanchthon raquo in Rhetoric-Rheacutetoriqueurs-Rederijkers Proceedings of the Colloquium Amsterdam 10-13 November1993 Amsterdam 1995

Francis Goyet Le sublime du laquo lieu commun raquo Linvention rheacutetorique dans lAntiquiteacute et agrave laRenaissance Paris Champion 1996

Martin Greschat Melanchthon neben Luther Studien zur Gestalt der Rechtfertigungslehrezwischen 1528 und 1537 Witten Luther-Verlag 1965

Martin Greschat Philippe Melanchthon theacuteologien peacutedagogue et humaniste Paris PUF2011

Franz Hildebrandt Melanchthon Alien or Ally Cambridge University Press 1946

Hartmut Hilgenfeld Mittelalterlich-traditionelle Elemente in Luthers AbendmahlsschriftenZurich Theologischer Verlag 1971

Karl Holl laquo Die Rechtfertigungslehre in Luthers Vorlesung uumlber den Roumlmerbrief mitbesonderer Ruumlcksicht auf die Frage der Heilsgewissheit raquo in Gesammelte Aufsaumltze zurKirchengeschichte vol1 Luther Tuumlbingen Mohr Siebeck 1932

Paul Joachimsen laquo Loci communes Eine Untersuchung zur Geistesgeschichte desHumanismus und der Reformation raquo in Gesammelte Aufsaumltze Aalen 1970 p 393 - 412

Ghislain Lafont Structure et meacutethode dans la laquo Somme theacuteologique raquo de Saint ThomasdrsquoAquin Paris Cerf 1996

Marc Lienhard Martin Luther un temps une vie un message Genegraveve Labor et fides 1991

Peter Mack A history of Renaissance Rhetoric 1380-1620 Oxford Oxford University Press2001

Peter Mack Renaissance argument New York EJ Brill 1993

408

Wilhelm Maurer Die junge Melanchthon (Band 1 der Humanist) Goumlttingen Vandenhoeck ampruprecht 1967

Kees Meerhoff Entre logique et litteacuterature autour de Philippe Melanchthon ParisParadigme 2001

Hans B Meyer Luther und die Messe Paderborn Bonifacius 1965

Olivier Millet Calvin et la dynamique de la parole Genegraveve Slaktine 1992

Ann Moss Le recueil des lieux communs Genegraveve Droz 2002

Wilhelm H Neuser Der Ansatz der Theologie Philipp Melanchthons Neukirchen Verlag desErziehungsvereins 1957

Hermann Pfister Die Entwicklung der Theologie Melanchthons unter dem Einfluss derAuseinandersetzung mit Schwarmgeistern und Widertaumlufern Freiburg Deutsche Pax-Christi-Bewegung 1968

Otto Ritschl System und systematische Methode in der Geschichte des wissenschaftlichenSprachgebrauchs und die der philosophischen Methodologie Bonn 1906

Aldo Scaglione laquo La nouvelle peacutedagogie humaniste raquo in Lrsquoeacutepoque de la Renaissance tomeIII Maturations et mutations (1520-1560) (sous la dir) Eva Kushner Philadelphie JohnBenjamins 2011 p186

Wolfgang Schwab Entwicklung und Gestalt der Sakramententheologie bei Martin LutherFranfort Herbert Lang 1976

Heinz Scheible Melanchthon eine Biographie Muumlnchen CH Beck 1997

Adolf Sperl Melanchthon zwischen Humanismus und Reformation Munich CKaiser 1959

Robert Stupperich Melanchthon Berlin De Gruyter 1960

T J Wengert Philip Melanchthon Speaker of the Reformation Burlington AshgateVariorum 2009

T J Wengert Philip Melanchthonrsquos Annotationes in Johannem Genegraveve Droz 1987

409

TABLE DES MATIERES

CONSIDERATIONS PRELIMINAIRES5

sect1 PERSPECTIVES5sect2 MEacuteTHODE10

INTRODUCTION19

sect1 PREMIEgraveRE PERSPECTIVE PROBLEacuteMATIQUE19sect2 ELEacuteMENTS BIOGRAPHIQUES21sect3 MELANCHTHON ET LUTHER23sect4 LES LOCI COMMUNES BREF PARCOURS DE LrsquoEacutePIcircTRE DEacuteDICATOIRE29sect5 LrsquoIMPEacuteRATIF DrsquoABREacuteVIATION DISCURSIVE33sect6 LA FORME TOPIQUE ET LA CRITIQUE DU COMMENTAIRE35sect7 BREgraveVE ANNONCE DU PLAN DU MEacuteMOIRE38

CHAPITRE IFONCTION STRUCTURELLE ET FONCTION INVENTIVE DES LOCI COMMUNES UN PARCOURS DANS LE DE INVENTIONE DIALECTICA DrsquoAGRICOLA41

sect1 MELANCHTHON ET LE DE INVENTIONE DIALECTICA CONTEXTE DrsquoUNE REacuteCEPTION41sect2 LE DE INVENTIONE ET LE PROJET DE REacuteFORME DES ARTES DISSERENDI PERSPECTIVES DrsquoUNE EacuteTUDE DU TRAITEacute45sect3 STRUCTURE DE LrsquoOUVRAGE ET FONCTION DE LrsquoART ORATOIRE LA DOUBLE CHARGE PRODUCTIVE ET RECTRICE DE LA DISCIPLINE DIALECTIQUE49sect4 INVENTION ET JUGEMENT52sect5 STATUT ET SITUATION DE LA DIALECTIQUE DANS LE SYSTEgraveME DES SCIENCES55sect6 CLOcircTURE DE LA QUAESTIO ET JURIDICTION DIALECTIQUE DES DOMAINES DES ARTES59sect7 LA QUAESTIO CONTRE LE GENUS LA REFONDATION ORATOIRE DU SUBJECTUM DES SCIENCES62sect8 OFFICE DU DISCOURS ET PRIMAT DU DOCERE LrsquoINDEX DOCTRINAL DE LrsquoORATIO64sect9 LrsquoINCORPORATION DIALECTIQUE DU MOVERE ET DU DELECTARE67sect10 LA DIALECTIQUE ET LE MINISTEgraveRE DE LA FIDES LA laquo SURDEacuteTERMINATION raquo FIDUCIAIRE DU LEXIQUE DE LA PREUVE70sect11 EXPOSITIO ET ARGUMENTATIO72sect12 LES LIEUX COMMUNS ET LEURS FONCTIONS INVENTIVES74sect13 LOGIQUE DU PEUPLE LOGIQUE DE LrsquoAFFECT LOGIQUE DE LA DOCTRINE79sect14 LE LIEU COMMUN ET LA CORREacuteLATION UNIVERSELLE DES ARGUMENTS81sect15 LIEU COMMUN ET SCHEacuteMATISME ARGUMENTATIF85sect16 LIEU COMMUN ET CATEacuteGORIES DE LrsquoEacuteTANT LE STATUT DE LrsquoONTOLOGIE DANS LE DE INVENTIONE89sect17 LrsquoANALYTIQUE MULTIFORME ET LA MEacuteTHODE DE CONSTRUCTION DES REacuteSEAUX NOTIONNELS92

CHAPITRE IILA GRAMMAIRE ET LA DIALECTIQUE DE MELANCHHTON EN 1520 LrsquoIMPEacuteRATIF DE CERTITUDE ET LA RECONSTRUCTION TERMINOLOGIQUE DE LA DOCTRINE97

sect1 LrsquoŒUVRE ORATOIRE DE MELANCHTHON ET LE CONTEXTE DE SA PREMIEgraveRE CARRIEgraveRE PROFESSORALE97sect2 LA CONTROVERSE EacuteRASMIENNE ET LES ENJEUX THEacuteOLOGIQUES DE LA FORMALISATION DES ARTS DU DISCOURS101sect3 LA STRUCTURE DE LA SCIENCE GRAMMATICALE107sect4 DIALECTIQUE CERTITUDE DOCTRINE DISCOURS THEgraveME TERME LES SATELLITES LEXICAUX DrsquoUN NOUVEAU

REacuteSEAU DrsquoIDENTITEacuteS112sect5 LrsquoANALYTIQUE DES TERMES SIMPLES ET LA MONADOLOGIE LEXICALE115sect6 LE SIMPLE ET LE COMPOSEacute LrsquoASSIGNATION laquo QUESTIONNANTE raquo DE LA DOCTRINA117sect7 LA DISPOSITIO DE LA DIALECTIQUE ET LES laquo GENRES raquo DE LA DEacuteFINITION118

410

sect8 LE SCHEacuteMATISME DEacuteFINITIONNEL DES PREacuteDICABLES120sect9 LE SCHEacuteMATISME DEacuteFINITIONNEL DES PREacuteDICAMENTS (OU CATEacuteGORIES)122sect10 LE TABLEAU DES CATEacuteGORIES125sect11 LA REFONDATION SCHEacuteMATIQUE DE LrsquoANALYTIQUE LES TROIS GENRES DE LA DEacuteFINITION REacuteELLE131sect12 LA PROCEacuteDURE DE LA DIVISION ET LE DEacuteVELOPPEMENT INTERROGATIF DU THEgraveME134sect13 LrsquoHOMOLOGIE DES SCHEgraveMES CATEacuteGORIAUX ET DES MODES DES EacuteNONCEacuteS137sect14 LA REFONDATION SCHEacuteMATIQUE DE LA SYLLOGISTIQUE ET LA PROBLEacuteMATIQUE DE LA LOGIQUE PROPOSITIONNELLE (STOIumlCIENNE)140sect15 LrsquoAMBIGUIumlTEacute APPARENTE DU LIEU COMMUN143sect16 LES LIEUX COMMUNS DIALECTIQUES COMME LOCI FINITIONUM LA REFONDATION ANALYTIQUE DE LA SCIENCE DE LrsquoARGUMENTATION145sect17 CONCLUSION148

CHAPITRE IIICOORDONNEacuteES ET MINISTEgraveRE DE LA RHEacuteTORIQUE DANS LE SYSTEgraveME DE LrsquoARS DISSERENDI INTERPREacuteTATION THEacuteORIE DE LrsquoEacuteLOQUENCE ET CONSTRUCTION TOPIQUE DE LrsquoAFFECTIVITEacute151

sect1 LA COOPEacuteRATION DE LA RHEacuteTORIQUE ET DE LA DIALECTIQUE LA FORMULE DrsquoUN PROBLEgraveME151sect2 LA FORMALISATION PREacuteCOCE DE LA RHEacuteTORIQUE MEacuteLANCHTHONIENNE154sect3 DOCTRINE ET NATURE LA RHEacuteTORIQUE EST-ELLE UN ART 160sect4 PRODUCTIVITEacute DISCURSIVE ET PRODUCTIVITEacute HERMEacuteNEUTIQUE DE LA RHETORIQUE162sect5 IMITATION SAGESSE ET EacuteLOQUENCE165sect6 DIALECTIQUE ET RHEacuteTORIQUE LE PROBLEgraveME DrsquoUN DISCRIMEN167sect7 LA RHEacuteTORIQUE SCIENCE DES DOCTRINES ORATOIRES OU SCIENCE DE LrsquoORNEMENT DISCURSIF 170sect8 LE PROBLEgraveME DU GENRE DIDASCALIQUE173sect9 LE GENRE DIDASCALIQUE ENTRE DOGMATIQUE ET HOMILEacuteTIQUE176sect10 LA REacuteSURGENCE RHEacuteTORIQUE DE LA CATEacuteGORIE DE LA QUAESTIO179sect11 LE PROBLEgraveME DE LrsquoUNITEacute DU CONCEPT DE LOCUS182sect12 LIEU COMMUN ET CRITIQUE DE LrsquoACCUMULATION DES SENTENCES183sect13 CONFLIT DES MODEgraveLES DE SOMMES ET CONFLIT DES MODEgraveLES DrsquoEXHAUSTIVITEacute FONDATION DIALECTIQUE ET FONDATION HERMEacuteNEUTIQUE DE LA DEacuteCISION DE LrsquoABREacuteGEacute186sect14 CONTRACTION DE LA DOCTRINE ET COMPRESSION DU TEXTE REacuteDUCTION INTERPREacuteTATIVE Agrave LA THEgraveSE ET SURABONDANCE DOGMATIQUE DU TERME NU189sect15 LrsquoABREacuteVIATION INTERPREacuteTATIVE ET LE laquo CERCLE DU TOUT ET DES PARTIES raquo193sect16 LES LIEUX COMMUNS DES DIFFEacuteRENTS GENRES ORATOIRES194sect17 LES GENRES JUDICIAIRE ET DEacuteMONSTRATIF197sect18 LE SCHEacuteMATISME DIALECTIQUE DES LIEUX COMMUNS DES DOCTRINES ORATOIRES199sect19 CONCLUSION PROVISOIRE SUR LrsquoARTICULATION DES THEacuteORIES DIALECTIQUE ET RHEacuteTORIQUE DU LIEU COMMUN203sect 20 TRANSITION VERS LA QUESTION DE LrsquoELOCUTIO ET DE LA CONSTRUCTION DES FIGURES203sect21 LA PERMANENCE DE LrsquoOFFICE DIDACTIQUE DANS LE CŒUR DE LA THEacuteORIE DE LrsquoEacuteLOQUENCE205sect22 TROPES ET SCHEacuteMAS208sect23 SCHEacuteMATISME DIALECTIQUE ET THEacuteORIE DE LA CONSTRUCTION NORMEacuteE DES FIGURES TROPIQUES209sect24 LA THEacuteORIE DES SCHEacuteMAS211sect25 THEacuteORIE DU STYLE THEacuteORIE DU SCHEacuteMATISME ET THEacuteORIE DE LrsquoAFFECT LA CONSTRUCTION DOCTRINALE DE LA PASSION214sect26 CONCLUSION217

CHAPITRE IVLES LOCI COMMUNES DE 1521 LES BEacuteNEacuteFICES DU CHRIST ET LA DISPENSE DE LrsquoANTHROPOLOGIE219

sect1 LES LOCI COMMUNES DE 1521 ET LA QUESTION DE LA DOGMATIQUE LUTHEacuteRIENNE219sect2 LES DIFFICULTEacuteS DE LA THEgraveSE DrsquoUNE FORMALISATION SYSTEacuteMATIQUE LIMITES ET PORTEacuteE DES LOCI222sect3 LA DIMENSION POLEacuteMIQUE DE LA SOMME ET LE STATUT DE SON ANTI-PHILOSOPHIE227sect4 CONSTRUCTION OPPOSITIVE ET STRUCTURE POLARISEacuteE LA QUESTION DU SENS DE231LA DIFFEacuteRENCE DANS LA SOMME231sect5 IMPEacuteRATIF DrsquoABREacuteVIATION ET CRITIQUE DU COMMENTAIRE235

411

sect6 JEAN DAMASCEgraveNE LE PHILOSOPHE ET LOMBARD LE SENTENTIAIRE LES FIGURES DE LA DOCTRINE DEacuteGEacuteNEacuteREacuteE238sect7 ORIGEgraveNE ET LA SOUCHE DE LrsquoINTERPREacuteTATION ALLEacuteGORIQUE 241UNE GEacuteNEacuteALOGIE DE LA CORRUPTION DOCTRINALE241sect8 LE PREMIER INDEX DES LIEUX ET LES ASCENDANCES DE LA STRUCTURE DES LOCI246sect9 LE SENS DE LrsquoEacuteCONOMIE DE LA MEacuteTAPHYSIQUE CONTEMPLATIO DE LA CHAIR ET CLOcircTURE DE LA FRAGILITAS248sect10 LA FOLIE DE LA PREacuteDICATION ET LA SAGESSE DES HOMMES QUELQUES REMARQUES AUTOUR DU THEgraveME DE LrsquoOPPOSITION DE LA THEacuteORIE ET DE LA PRATIQUE251sect11 LES BEacuteNEacuteFICES DU CHRIST ET Lrsquo laquo UTILITARISME raquo DE LA DOCTRINE CHREacuteTIENNE253sect12 PREMIEgraveRE POSITION DE LA QUESTION ANTHROPOLOGIQUE LA QUESTION DE LA SIGNIFICATION DU VIS HUMANAE DANS LA SOMME254sect13 LrsquoACCUSATION DU LIBERUM ARBITRIUM257sect14 VIS AFFECTI ET VIS COGNOSCENDI LA SIMPLICITEacute DrsquoUNE PARTITION261sect15 LrsquoINDISTINCTION DE LrsquoAFFECT ET DE LA REacuteSOLUTION LES RESSORTS THEacuteORIQUES DE LA DOCTRINE DE LA SERVITUDE HUMAINE265sect16 LES INSTANCES REacuteELLES DE LA PREMIEgraveRE PARTITION ANTHROPOLOGIQUE LA LOI ET LE PEacuteCHEacute267sect17 LES TROIS LIBERTEacuteS ET LrsquoEacuteCONOMIE DE LA LIBERTEacute EXTEacuteRIEURE 269LE COUP DE FORCE DE LA PREacuteDESTINATION ET DE LrsquoINTEacuteRIORITEacute269sect18 CONCLUSION273

CHAPITRE VLA MATRICE DIALECTIQUE DES LOCI COMMUNES HISTOIRE ET PHYSIQUE DE LA PAROLE REacuteVEacuteLEacuteE275

sect1 LrsquoAFFECTIVITEacute LrsquoAMOR SUI ET LrsquoAUTO-REacuteFEacuteRENTIALITEacute275sect2 LA POLARITEacute EacuteCONOMIQUE ET LE MEacutePRIS DE DIEU277sect3 LrsquoEacuteCONOMIE DE LA GRAcircCE ET LA DISPENSE DE LA MORALITEacute279sect4 LA PHRASEacuteOLOGIE SCRIPTURAIRE ET LA SYNECDOQUE PAULINIENNE DE LA laquo CHAIR raquo282sect5 NUDITEacute DE LA CHAIR ET DEacuteMISSION DE LrsquoESPRIT SAINT LE PEacuteCHEacute ORIGINEL COMME EacuteVEgraveNEMENT DU RETRAIT DIVIN284sect6 LA LOI NATURELLE ET LA STRATEacuteGIE DU CHIASME288sect7 LA LOI NATURELLE ENTRE PAUL ET LES KOINAI ENNOIAI291sect8 LrsquoHABITUS DE LA LOI NATURELLE COMME INSCRIPTION EacuteTRANGEgraveRE DE LrsquoACCUSATION295sect9 LA LOI NATURELLE COMME FONCTION laquo DrsquoIMPOSSIBILISATION raquo DES PRESCRIPTIONS298sect10 LA MONADOLOGIE THEacuteOLOGIQUE ET LA REDONDANCE DOCTRINALE DES LIEUX302sect11 LrsquoARCHITECTURE FORMELLE DES LOCI ET LE STATUT DE LrsquoOPPOSITION DE LA LOI ET DE LrsquoEVANGILE305sect12 PREMIER SURVOL DU LOCUS DE EVANGELIO LrsquoEVANGILE COMME PROMESSE309sect13 LA FIGURE DIALECTIQUE DE LrsquoOPPOSITION DE LA LOI ET DE LrsquoEVANGILE SYNCHRONIE ET SCHEacuteMATISME DE LA CONTRARIEacuteTEacute312sect14 LE STATUT DIALECTIQUE DE LrsquoOPPOSITION DE LrsquoANCIEN ET DU NOUVEAU TESTAMENT LA FONCTION DE PARTITION SCRIPTURAIRE317sect15 PARTITION DE LrsquoANCIEN ET DU NOUVEAU TESTAMENT ET COUPURE OBLIQUE DANS LA CONTRARIEacuteTEacute DE LA LOI ET DE LrsquoEVANGILE LA PARTITION DES DEUX AcircGES COMME FONCTION DE REDUPLICATION ET DE REDOUBLEMENT SEacuteMANTIQUE DES LOCI320sect16 LrsquoABOLITION DE LA LOI MOSAIumlQUE ET LA SURVIVANCE DE LA LOI NATURELLE323sect17 LE STATUT DIALECTIQUE DE LA DIFFEacuteRENCE DE LrsquoHOMME EXTEacuteRIEUR ET DE LrsquoHOMME INTEacuteRIEUR LE SCHEacuteMATISME CAUSAL APPLIQUEacute Agrave LrsquoANALYSE DES EFFETS AFFECTIFS DE LA PAROLE325sect18 CONCLUSION328

CHAPITRE VICLOcircTURE DE LA DOCTRINE ET HERMEacuteNEUTIQUE DU TEMPS LA CRITIQUE DE LrsquoALLEacuteGORIE ET LrsquoEXEacuteGEgraveSE DE LA CEgraveNE331

sect1 LA POSITION DU PROBLEgraveME DE LA GENEgraveSE SCRIPTURAIRE DES LOCI331sect2 LrsquoORIENTATION ET LA FORMULATION DE LA QUESTION DE LA MEacuteTHODE EXEacuteGEacuteTIQUE EN 1521334sect3 UNIVOCITEacute OU LITTEacuteRALISME LES FLOTTEMENTS DES MOBILES DE LrsquoACCUSATION DE LrsquoEXEacuteGEgraveSE QUADRUPLE DANS LES ELEMENTA DE 1531337sect4 PROBLEgraveME DES FIGURES ET PROBLEgraveME DE LA TYPOLOGIE LE JEU DrsquoUNE IDENTIFICATION LATENTE340

412

sect5 LES EXCEPTIONS DE LrsquoANTI-ALLEacuteGORIE LrsquoINFLATION TOPIQUE DU SENS TEXTUEL343sect6 RETOUR AUX LOCI COMMUNES DE 1521 LA CRITIQUE DE LrsquoALLEacuteGORIE DANS LE LOCUS DE EVANGELIO ET LE PROBLEgraveME DE LrsquoANTICIPATION VEacuteTEacuteRO-TESTAMENTAIRE DE LrsquoEVANGILE346sect7 LE DOUBLE EacuteVANGEacuteLISME VEacuteTEacuteRO-TESTAMENTAIRE ET LrsquoORIGINE MONO-EacuteVEgraveNEMENTIELLE DE LA GRAcircCE352sect8 LE DOUBLE SENS SPIRITUEL ET MATEacuteRIEL DE LA PROMESSE LA POLYSEMIE SCRIPTURAIRE CONTRE LrsquoAMBIGUIumlTEacute SPEacuteCULATIVE355sect9 LOCUS DU SACERDOCE (LOIS SACRIFICIELLES) ET CLAUSES DU DEacuteVELOPPEMENT ALLEacuteGORIQUE359sect10 LE FILON PROBLEacuteMATIQUE DU DOUBLE-SENS SCRIPTURAIRE364sect11 LA QUESTION DE LA TYPOLOGIE DANS LE CORPUS PREacuteCOCE DE LUTHER LES LIEUX DE Lrsquo laquo ANALYTIQUE DU

TESTAMENT raquo366sect12 LE TOURNANT 1520 BREF PARCOURS DU SERMON SUR LA MESSE DE 1519369sect13 LE CONTEXTE DISCURSIF DE LrsquoANALYTIQUE DE LrsquoHERITAGE DANS LE SERMON SUR LE NOUVEAU TESTAMENT DE 1520373sect14 LrsquoEXEacuteGEgraveSE TYPOLOGIQUE DU SIXIEgraveME PARAGRAPHE LrsquoA PRIORI DE LA PROMESSE377sect15 LrsquoANALYTIQUE DU TESTAMENT ET LA PERFORMANCE DU MOT NU A PRIORI LEXICAL DE LA DOCTRINE ET A PRIORI DOCTRINAL DU TEMPS THEacuteOLOGIQUE379sect16 LrsquoA PRIORI REacuteTROSPECTIF DE LrsquoEacuteVEgraveNEMENT ET LA PERFORMANCE DU MOT laquo NOUVEAU raquo388sect17 UN PARCOURS ANTICIPEacute DANS LE TRAITEacute DE LA CEgraveNE DE 1528 PERFORMANCE DU MOT laquo NOUVEAU raquo THEgraveSE DE LrsquoUNIVOCITEacute SCRIPTURAIRE CONCEPTION laquo NEacuteOLOGISTE raquo DES TROPES389sect18 LE MOT laquo NOUVEAU raquo COMME SIGNATURE TROPIQUE392sect19 LE SYSTEgraveME DES LIEUX COMMUNS THEacuteOLOGIQUES ET LE REacuteSEAU DES NEacuteOLOGISMES DU CHRIST394sect20 SOLUTION AU PROBLEgraveME DE LrsquoEXEacuteGEgraveSE TYPOLOGIQUE396sect21 CONCLUSION399

CONCLUSION402

BIBLIOGRAPHIE415

413

  • CONSIDERATIONS PRELIMINAIRES
    • sect1 Perspectives
    • sect2 Meacutethode
      • INTRODUCTION
        • sect1 Premiegravere perspective probleacutematique
        • sect2 Eleacutements biographiques
        • sect3 Melanchthon et Luther
        • sect4 Les Loci communes bref parcours de lrsquoeacutepicirctre deacutedicatoire
        • sect5 Lrsquoimpeacuteratif drsquoabreacuteviation discursive
        • sect6 La forme topique et la critique du commentaire
        • sect7 Bregraveve annonce du plan du meacutemoire
          • CHAPITRE I
          • Fonction structurelle et fonction inventive des loci communes
          • un parcours dans le De inventione dialectica drsquoAgricola
            • sect1 Melanchthon et le De inventione dialectica contexte drsquoune reacuteception
            • sect2 Le De inventione et le projet de reacuteforme des artes disserendi perspectives drsquoune eacutetude du traiteacute
            • sect3 Structure de lrsquoouvrage et fonction de lrsquoart oratoire la double charge productive et rectrice de la discipline dialectique
            • sect4 Invention et Jugement
            • sect5 Statut et situation de la dialectique dans le systegraveme des sciences
            • sect6 Clocircture de la quaestio et juridiction dialectique des domaines des artes
            • sect7 La quaestio contre le genus la refondation oratoire du subjectum des sciences
            • sect8 Office du discours et primat du docere lrsquoindex doctrinal de lrsquooratio
            • sect9 Lrsquoincorporation dialectique du movere et du delectare
            • sect10 La dialectique et le ministegravere de la fides la laquo surdeacutetermination raquo fiduciaire du lexique de la preuve
            • sect11 Expositio et argumentatio
            • sect12 Les lieux communs et leurs fonctions inventives
            • sect13 Logique du peuple logique de lrsquoaffect logique de la doctrine
            • sect14 Le lieu commun et la correacutelation universelle des arguments
            • sect15 Lieu commun et scheacutematisme argumentatif
            • sect16 Lieu commun et cateacutegories de lrsquoeacutetant le statut de lrsquoontologie dans le De inventione
            • sect17 Lrsquoanalytique multiforme et la meacutethode de construction des reacuteseaux notionnels
              • CHAPITRE II
              • La grammaire et la dialectique de Melanchhton en 1520 lrsquoimpeacuteratif de certitude et la reconstruction terminologique de la doctrine
                • sect1 Lrsquoœuvre oratoire de Melanchthon et le contexte de sa premiegravere carriegravere professorale
                • sect2 La controverse eacuterasmienne et les enjeux theacuteologiques de la formalisation des arts du discours
                • sect3 La structure de la science grammaticale
                • sect4 Dialectique certitude doctrine discours thegraveme terme les satellites lexicaux drsquoun nouveau reacuteseau drsquoidentiteacutes
                • sect5 Lrsquoanalytique des termes simples et la monadologie lexicale
                • sect6 Le simple et le composeacute lrsquoassignation laquo questionnante raquo de la doctrina
                • sect7 La dispositio de la dialectique et les laquo genres raquo de la deacutefinition
                • sect8 Le scheacutematisme deacutefinitionnel des preacutedicables
                • sect9 Le scheacutematisme deacutefinitionnel des preacutedicaments (ou cateacutegories)
                • sect10 Le tableau des cateacutegories
                • sect11 La refondation scheacutematique de lrsquoanalytique les trois genres de la deacutefinition reacuteelle
                • sect12 La proceacutedure de la division et le deacuteveloppement interrogatif du thegraveme
                • sect13 Lrsquohomologie des schegravemes cateacutegoriaux et des modes des eacutenonceacutes
                • sect14 La refondation scheacutematique de la syllogistique et la probleacutematique de la logique propositionnelle (stoiumlcienne)
                • sect15 Lrsquoambiguiumlteacute apparente du lieu commun
                • sect16 Les lieux communs dialectiques comme loci finitionum la refondation analytique de la science de lrsquoargumentation
                • sect17 Conclusion
                  • CHAPITRE III
                  • Coordonneacutees et ministegravere de la rheacutetorique dans le systegraveme de lrsquoars disserendi interpreacutetation theacuteorie de lrsquoeacuteloquence et construction topique de lrsquoaffectiviteacute
                    • sect1 La coopeacuteration de la rheacutetorique et de la dialectique la formule drsquoun problegraveme
                    • sect2 La formalisation preacutecoce de la rheacutetorique meacutelanchthonienne
                    • sect3 Doctrine et nature la rheacutetorique est-elle un art
                    • sect4 Productiviteacute discursive et productiviteacute hermeacuteneutique de la rheacutetorique
                    • sect5 Imitation sagesse et eacuteloquence
                    • sect6 Dialectique et rheacutetorique le problegraveme drsquoun discrimen
                    • sect7 La rheacutetorique science des doctrines oratoires ou science de lrsquoornement discursif
                    • sect8 Le problegraveme du genre didascalique
                    • sect9 Le genre didascalique entre dogmatique et homileacutetique
                    • sect10 La reacutesurgence rheacutetorique de la cateacutegorie de la quaestio
                    • sect11 Le problegraveme de lrsquouniteacute du concept de locus
                    • sect12 Lieu commun et critique de la meacutethode de lrsquoaccumulation des sentences
                    • sect13 Conflit des modegraveles de sommes et conflit des modegraveles drsquoexhaustiviteacute fondation dialectique et fondation hermeacuteneutique de la deacutecision de lrsquoabreacutegeacute
                    • sect14 Contraction de la doctrine et compression du texte reacuteduction interpreacutetative agrave la thegravese et surabondance dogmatique du terme nu
                    • sect15 Lrsquoabreacuteviation interpreacutetative et le laquo cercle du tout et des parties raquo
                    • sect16 Les lieux communs des diffeacuterents genres oratoires
                    • sect17 Les genres judiciaire et deacutemonstratif
                    • sect18 Le scheacutematisme dialectique des lieux communs des doctrines oratoires
                    • sect19 Conclusion provisoire sur lrsquoarticulation des theacuteories dialectique et rheacutetorique du lieu commun
                    • sect 20 Transition vers la question de lrsquoelocutio et de la construction des figures
                    • sect21 La permanence de lrsquooffice didactique dans le cœur de la theacuteorie de lrsquoeacuteloquence
                    • sect22 Tropes et scheacutemas
                    • sect23 Scheacutematisme dialectique et theacuteorie de la construction normeacutee des figures tropiques
                    • sect24 La theacuteorie des scheacutemas
                    • sect25 Theacuteorie du style theacuteorie du scheacutematisme et theacuteorie de lrsquoaffect la construction doctrinale de la passion
                    • sect26 Conclusion
                      • CHAPITRE IV
                      • Les loci communes de 1521
                      • les beacuteneacutefices du Christ et la dispense de lrsquoanthropologie
                        • sect1 Les loci communes de 1521 et la question de la dogmatique lutheacuterienne
                        • sect2 Les difficulteacutes de la thegravese drsquoune formalisation systeacutematique limites et porteacutee des Loci
                        • sect3 La dimension poleacutemique de la somme et le statut de son anti-philosophie
                        • sect4 Construction oppositive et structure polariseacutee la question du sens de
                        • la diffeacuterence dans la somme
                        • sect5 Impeacuteratif drsquoabreacuteviation et critique du commentaire
                        • sect6 Jean Damascegravene le philosophe et Lombard le sententiaire
                        • les figures de la doctrine deacutegeacuteneacutereacutee
                        • sect7 Origegravene et la souche de lrsquointerpreacutetation alleacutegorique
                        • une geacuteneacutealogie de la corruption doctrinale
                        • sect8 Le premier index des lieux et les ascendances de la structure des Loci
                        • sect9 Le sens de lrsquoeacuteconomie de la meacutetaphysique contemplatio de la chair et clocircture de la fragilitas
                        • sect10 La folie de la preacutedication et la sagesse des hommes quelques remarques autour du thegraveme de lrsquoopposition de la theacuteorie et de la pratique
                        • sect11 Les beacuteneacutefices du Christ et lrsquoutilitarisme de la doctrine chreacutetienne
                        • sect12 Premiegravere position de la question anthropologique la question de la signification du vis humanae dans la somme
                        • sect13 Lrsquoaccusation du liberum arbitrium
                        • sect14 Vis affecti et vis cognoscendi la simpliciteacute drsquoune partition
                        • sect15 Lrsquoindistinction de lrsquoaffect et de la reacutesolution les ressorts theacuteoriques de la doctrine de la servitude humaine
                        • sect16 Les instances reacuteelles de la premiegravere partition anthropologique la Loi et le peacutecheacute
                        • sect17 Les trois liberteacutes et lrsquoeacuteconomie de la liberteacute exteacuterieure
                        • le coup de force de la preacutedestination et de lrsquointeacuterioriteacute
                        • sect18 Conclusion
                          • CHAPITRE V
                          • La matrice dialectique des Loci communes histoire et physique de la Parole reacuteveacuteleacutee
                            • sect1 Lrsquoaffectiviteacute lrsquoamor sui et lrsquoauto-reacutefeacuterentialiteacute
                            • sect2 La polariteacute eacuteconomique et le meacutepris de Dieu
                            • sect3 Lrsquoeacuteconomie de la gracircce et la dispense de la moraliteacute
                            • sect4 La phraseacuteologie scripturaire et la synecdoque paulinienne de la laquo chair raquo
                            • sect5 Nuditeacute de la chair et deacutemission de lrsquoEsprit Saint le peacutecheacute originel comme eacutevegravenement du retrait divin
                            • sect6 La loi naturelle et la strateacutegie du chiasme
                            • sect7 La loi naturelle entre Paul et les koinai ennoiai
                            • sect8 Lrsquohabitus de la loi naturelle comme inscription eacutetrangegravere de lrsquoaccusation
                            • sect9 La loi naturelle comme fonction laquo drsquoimpossibilisation raquo des principes
                            • sect10 La monadologie theacuteologique et la redondance doctrinale des lieux
                            • sect11 Lrsquoarchitecture formelle des Loci et le statut de lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile
                            • sect12 Premier survol du locus de evangelio lrsquoEvangile comme promesse
                            • sect13 La figure dialectique de lrsquoopposition de la Loi et de lrsquoEvangile synchronie et scheacutematisme de la contrarieacuteteacute
                            • sect14 Le statut dialectique de lrsquoopposition de lrsquoAncien et du Nouveau Testament la fonction de partition scripturaire
                            • sect15 Partition de lrsquoAncien et du Nouveau Testament et coupure oblique dans la contrarieacuteteacute de la Loi et de lrsquoEvangile la partition des deux acircges comme fonction de reduplication et de redoublement seacutemantique des loci
                            • sect16 Lrsquoabolition de la loi mosaiumlque et la survivance de la loi naturelle
                            • sect17 Le statut dialectique de la diffeacuterence de lrsquohomme exteacuterieur et de lrsquohomme inteacuterieur le scheacutematisme causal appliqueacute agrave lrsquoanalyse des effets affectifs de la Parole
                            • sect18 Conclusion
                              • CHAPITRE VI
                              • Clocircture de la doctrine et hermeacuteneutique du temps
                              • la critique de lrsquoalleacutegorie et lrsquoexeacutegegravese de la Cegravene
                                • sect1 La position du problegraveme de la genegravese scripturaire des loci
                                • sect2 Lrsquoorientation et la formulation de la question de la meacutethode exeacutegeacutetique en 1521
                                • sect3 Univociteacute ou litteacuteralisme Les flottements des mobiles de lrsquoaccusation de lrsquoexeacutegegravese quadruple dans les Elementa de 1531
                                • sect4 Problegraveme des figures et problegraveme de la typologie le jeu drsquoune identification latente
                                • sect5 Les exceptions de lrsquoanti-alleacutegorie lrsquoinflation topique du sens textuel
                                • sect6 Retour aux loci communes de 1521 la critique de lrsquoalleacutegorie dans le locus de evangelio et le problegraveme de lrsquoanticipation veacuteteacutero-testamentaire de lrsquoEvangile
                                • sect7 Le double eacutevangeacutelisme veacuteteacutero-testamentaire et lrsquoorigine mono-eacutevegravenementielle de la gracircce
                                • sect8 Le double sens spirituel et mateacuteriel de la promesse la polyseacutemie scripturaire contre lrsquoambiguiumlteacute speacuteculative
                                • sect9 Locus du sacerdoce (lois sacrificielles) et clauses du deacuteveloppement alleacutegorique
                                • sect10 Le filon probleacutematique du double-sens scripturaire
                                • sect11 La question de la typologie dans le corpus preacutecoce de Luther les lieux de lrsquo laquo analytique du testament raquo
                                • sect12 Le tournant 1520 bref parcours du sermon sur la messe de 1519
                                • sect13 Le contexte discursif de lrsquoanalytique de la promesse dans le Sermon sur le nouveau Testament de 1520
                                • sect14 Lrsquoexeacutegegravese typologique du sixiegraveme paragraphe lrsquoa priori de la promesse
                                • sect15 Lrsquoanalytique du testament et la performance du mot nu a priori lexical de la doctrine et a priori doctrinal du temps theacuteologique
                                • sect16 Lrsquoa priori reacutetrospectif de lrsquoeacutevegravenement et la performance du mot laquo nouveau raquo
                                • sect17 Un parcours anticipeacute dans le traiteacute de la Cegravene de 1528 performance du mot laquo nouveau raquo thegravese de lrsquounivociteacute scripturaire conception laquo neacuteologiste raquo des tropes
                                • sect18 Le mot laquo nouveau raquo comme signature tropique
                                • sect19 Le systegraveme des lieux communs theacuteologiques et le reacuteseau des neacuteologismes du Christ
                                • sect20 Solution au problegraveme de lrsquoexeacutegegravese typologique
                                • sect21 Conclusion
                                  • CONCLUSION
                                  • BIBLIOGRAPHIE