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Les Précieuses ridicules Molière Livret pédagogique correspondant au livre élève n° 80 établi par Isabelle de Lisle, agrégée de Lettres modernes

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Les Précieuses ridicules

Molière

L i v r e t p é d a g o g i q u e correspondant au livre élève n° 80

établi par Isabelle de Lisle,

agrégée de Lettres modernes

Sommaire – 2

S O M M A I R E

R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3  Étude des scènes 1 à 4 (pp. 11 à 18) ...................................................................................................................................................... 3  Étude des scènes 5 à 8 (pp. 22 à 25) ...................................................................................................................................................... 8  Étude de la scène 9 (pp. 30 à 40) ......................................................................................................................................................... 12  Étude des scènes 10 à 12 (pp. 46 à 51) ................................................................................................................................................ 16  Étude des scènes 13 à 17 (pp. 56 à 59) ................................................................................................................................................ 20  Retour sur l’œuvre (pp. 62-64) ............................................................................................................................................................ 23  

P R O P O S I T I O N D E S É Q U E N C E D I D A C T I Q U E . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 5  

E X P L O I T A T I O N D U G R O U P E M E N T D E T E X T E S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 6  

P I S T E S D E R E C H E R C H E S D O C U M E N T A I R E S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 7  

B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 8  

Tous droits de traduction, de représentation et d’adaptation réservés pour tous pays. © Hachette Livre, 2011. 43, quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15. www.hachette-education.com

Les Précieuses ridicules – 3

R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S

É t u d e d e s s c è n e s 1 à 4 ( p p . 1 1 à 1 8 )

Avez-vous bien lu ? u Gorgibus vit avec sa fille Magdelon, sa nièce Cathos et sa servante Marotte. La Grange et Du Croisy sont des personnages extérieurs à cet univers familial. v Polyxène et Aminte sont les prénoms que se sont respectivement donnés Magdelon et Cathos, trouvant les leurs trop communs. w Gorgibus souhaite marier Cathos et Magdelon à La Grange et Du Croisy : « Vous avais-je pas commandé de les recevoir comme des personnes que je voulais vous donner pour maris ? » x « L’air précieux n’a pas seulement infesté Paris, il s’est aussi répandu dans les provinces et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. » : on voit que Cathos et Magdelon sont deux jeunes provinciales. On peut citer également l’expression employée par La Grange pour critiquer les deux jeunes filles en les traitant de « pecques provinciales ».

Étudier l’exposition de l’intrigue y La scène d’ouverture s’organise en trois temps logiquement articulés : • Du début à « dire vrai. » (l. 1 à 8). Du Croisy interroge La Grange à propos de leur entrevue avec les précieuses. Voyant qu’ils partagent le même avis et s’entendent pour être sincères (« Regardez-moi un peu sans rire. », « à dire vrai »), La Grange précise la discussion. • De « Pour moi » à « fort à cœur. » (l. 9 à 20). La Grange s’indigne du comportement des deux jeunes filles. Cette plainte prolonge l’expression de la sincérité qui caractérise le début de l’échange : « je vous avoue », « ne m’avouerez-vous pas ». • De « Sans doute » à la fin de la scène (l. 21 à 41). Cette indignation explique le projet que La Grange expose dans la dernière étape de la scène : « nous leur jouerons tous deux une pièce, qui leur fera voir leur sottise ». U Les trois étapes de la scène 1 présentent un bilan de l’action (supposée avoir eu lieu avant le lever de rideau) en même temps que la ligne directrice de la pièce. La Grange s’indigne du mauvais accueil des deux jeunes filles (analepse qui donne de l’épaisseur au temps fictif et crée l’illusion de réel) et décide de se venger. La vengeance qui passe par un mauvais tour (« une pièce ») est le moteur de la comédie ; ce sera également le cas dans Le Médecin malgré lui sept ans plus tard (1666). V La scène 4 vient compléter l’exposition en mettant en scène les deux précieuses et Gorgibus le maître de maison. L’apparition des deux jeunes filles vient conforter le portrait négatif dressé par La Grange. On apprend (nouvelle information dont on pouvait se douter) que Gorgibus avait l’intention de donner en mariage Cathos et Magdelon aux deux visiteurs, ce qui donne plus de force au projet de vengeance de La Grange. Selon le modèle de la comédie latine, le père élabore une stratégie visant à marier sa fille – et sa nièce, ici – et ce projet vient contredire les aspirations des deux jeunes filles. La différence par rapport au modèle traditionnel est que les jeunes filles ne s’opposent pas au projet au nom d’un autre amour, mais parce qu’elles rejettent la façon de voir du barbon. Voilà qui prépare l’intrigue de la comédie de Marivaux Le Jeu de l’amour et du hasard. W Deux conflits prennent naissance dans les scènes d’exposition. D’abord, dès la scène 1, on voit apparaître l’opposition des deux jeunes gens et des deux jeunes filles. Ces dernières s’ennuient en présence de leurs visiteurs et affichent leur rejet : « deux hommes traités avec plus de mépris que nous ». Et La Grange affirme aussi, comme après une scène de dépit amoureux, son hostilité : « deux pecques provinciales », « leur sottise ». Ce conflit constitue le ressort de l’intrigue puisqu’il nourrit la vengeance des jeunes gens éconduits. Il se double d’un deuxième conflit, celui qui oppose les jeunes filles à l’autorité sans appel d’un père. Gorgibus a décidé de marier les deux jeunes filles sans leur demander leur avis et elles manifestent leur désapprobation. Si le dépit amoureux prend ici la forme originale de la vengeance, le conflit père/fille est bien, quant à lui, traditionnel, la scène 4 s’achevant sur l’expression du pouvoir paternel : « je veux être maître absolu ; et pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux, avant qu’il soit peu, ou, ma foi, vous serez religieuses, j’en fais un bon serment. »

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Étudier la présentation des personnages X Gorgibus adresse plusieurs reproches à sa fille et à sa nièce. Dans l’ordre de la scène et en opérant des rapprochements, on relève : • Il leur reproche en premier lieu le soin qu’elles apportent à leur toilette en utilisant des termes péjoratifs : « graisser le museau ». • Le fondement du premier reproche réside en fait, non dans l’importance accordée à l’apparence, mais plutôt dans les dépenses qu’elle nécessite. Conformément à son rôle de barbon, Gorgibus est avare : « tant de dépense pour vous graisser le museau ». On avait déjà pressenti cet attachement à l’argent inhérent au personnage type dans la scène 3 : « Ces pendardes-là, avec leur pommade, ont, je pense, envie de me ruiner. » Nous retrouvons, à la fin de la scène 4, cet intérêt financier : « la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante pour un homme de mon âge ». Et lorsque Gorgibus défend son choix et vante les qualités des deux jeunes gens retenus, il met également en avant cette dimension pécuniaire : « je connais leurs familles et leurs biens ». • Enfin, Gorgibus, revendiquant la sagesse populaire et le bon sens, considère que sa fille et sa nièce ont perdu la raison. Pour lui, le mariage est un passage obligé : « Je te dis que le mariage est une chose sainte et sacrée, et que c’est faire en honnêtes gens que de débuter par là. » Tout ce qui s’écarte de ce chemin reconnu est incompréhensible (« Quel diable de jargon entends-je ici ? », « ce baragouin ») et les deux jeunes filles sont folles : « Je pense qu’elles sont folles toutes deux », « elles sont achevées ». On voit en dégageant les reproches adressés à Cathos et Magdelon que Gorgibus correspond au personnage type du barbon de comédie, âgé (« un homme de mon âge »), attaché à l’argent et à son propre intérêt, autoritaire (« maître absolu ») et incapable de comprendre toute opinion qui diffère de son point de vue. Il est intéressant de constater que Molière n’a pas mis face au ridicule des précieuses un personnage raisonnable, mais un être excessif à sa manière. Le schéma est différent dans le Tartuffe où Elmire incarne le bon sens face à l’aveuglement d’Orgon ou dans Le Malade imaginaire ou Argan est confronté à Béralde, son frère posé et réfléchi. Dans Les Précieuses ridicules, ce face-à-face de trois personnages excessifs sert le comique et atténue la satire de la préciosité. at Dans la scène 4, Gorgibus se montre exclusivement préoccupé d’affirmer son autorité en répétant son intention de marier les deux jeunes filles. Il expose sa décision dès la première réplique (« des personnes que je voulais vous donner pour maris ») en employant un verbe de volonté même si celui-ci, en raison du mauvais accueil réservé aux deux jeunes prétendants par les jeunes filles, se trouve à l’imparfait. Le temps du passé ne doit pas nous laisser penser que le personnage a renoncé à son projet ; il s’agit seulement de montrer que cette décision est ancienne. Dans les répliques qui suivent, Gorgibus a recours à des termes évoquant le mariage (« lien sacré », « chose sainte et sacrée », « vous serez mariées ») et, pour clore le débat avant de quitter la scène, il affirme une dernière fois sa volonté intransigeante : « je veux être maître absolu ». ak Le nom de Gorgibus est comique car il associe un terme concret, la gorge, à une terminaison latine. Sans doute Gorgibus est-il la réponse prosaïque au Cyrus précieux de Mademoiselle de Scudéry. Un bourgeois ignorant dont le nom a un air savant. Le spectateur ne manque pas de sourire de l’association d’un nom courant « gorge » et d’une désinence latine (datif ou ablatif pluriel des 3e, 4e et 5e déclinaisons). Dans la préface de l’édition du livre de poche, Claude Bourqui nous fait remarquer que Gorgibus est presque l’anagramme du mot bourgeois, comme si le personnage, avant M. Jourdain, se définissait par sa condition sociale. C’est le monde de la Cour que Molière compte conquérir, on ne s’étonnera donc pas s’il fait du « bon bourgeois » (cf. liste des personnages, p. 10) un caractère négatif. al Quand Cathos et Magdelon sont exclusivement soucieuses de trouver leur place dans la société parisienne (« Souffrez que nous prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, où nous ne faisons que d’arriver. »), Gorgibus, lui, n’a qu’une idée, marier les jeunes filles pour qu’elles ne lui soient plus une charge financière. Tous trois ne partagent pas le même code de valeurs ; en effet, pour le père, l’argent et le mariage (« leurs familles et leurs biens ») sont les deux ressorts de ses décisions. Pour Cathos et Magdelon, le code est différent et elles ont une autre conception du « raisonnable » : « Le moyen, mon oncle qu’une fille un peu raisonnable se fût accommodé de leur personne ». Le monde auquel aspirent les deux jeunes filles cultive l’esthétique du modèle romanesque qu’expose dans le détail Magdelon qu’il s’agisse du soin que l’on apporte à son apparence (« la pommade pour les lèvres » de la scène 3) et du langage travaillé auquel on a recours.

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S’opposent également ici deux catégories sociales, la bourgeoisie représentée par Gorgibus et les précieux de la société parisienne et des courtisans. On devine cette opposition dans l’indignation de Magdelon : « Ah, mon père, ce que vous dites là est du dernier bourgeois. » am Si les deux jeunes filles adoptent les mêmes positions et s’opposent toutes deux à Gorgibus, on peut tout de même noter que Molière, pour donner vie à ses personnages, a introduit une nuance. En effet, c’est Magdelon qui maîtrise le mieux la parole et tient de longs discours construits. Cathos ne fait que la suivre et l’approuver.

Étudier l’exposition d’un genre : la comédie an Dans la première réplique de la scène 4, Gorgibus exprime son intention de marier sa fille et sa nièce aux deux jeunes gens qui leur ont rendu visite. La suite de la scène expose le conflit qui oppose les jeunes filles au père autoritaire qui veut diriger sa maison en « maître absolu ». Le compte-rendu de La Grange dans la scène d’ouverture nous faisait déjà penser au traditionnel dépit amoureux de la comédie. Que l’intrigue repose sur un conflit de générations autour de la question d’un mariage n’est pas pour nous surprendre. Molière reprend bien le schéma traditionnel de la comédie latine, ce qui ne l’empêche pas de le détourner puisque les jeunes filles n’ont pas d’autres prétendants à opposer au choix de Gorgibus, mais un modèle romanesque coupé de la réalité. Ce schéma est l’armature de la plupart des comédies de Molière. Ainsi, dans Le Médecin malgré lui comme dans Le Malade imaginaire, les pères ont décidé du mariage de leur fille et il faudra recourir à un travestissement pour introduire le jeune homme aimé. Il en est de même dans Tartuffe ou dans L’Avare. ao La scène 1 présente une grande variété de modalités : – modalité déclarative : « Il me semble que vous prenez la chose fort à cœur. » ; – modalité interrogative : « Et comment encore ? » ; – modalité injonctive : « Regardez-moi un peu sans rire. » Cette diversité des types de phrases donne souplesse et vie à la scène d’exposition. Les répliques sont de longueur variées, les phrases également ; les intonations changent : tout cela dynamise l’ouverture de la pièce afin de séduire le spectateur et le rendre réceptif aux informations données. ap La Grange est choqué de l’attitude peu amène des deux jeunes filles à qui il a rendu visite et différents procédés expriment son indignation : – le vocabulaire de l’indignation : le participe passé « scandalisé » est placé en tête de la réplique ; – le lexique dépréciatif : « deux pecques provinciales » ; – l’affirmation d’une opinion personnelle : « Pour moi, je vous avoue », « Je n’ai jamais vu » ; – l’appel à l’approbation du destinataire : l’emploi de « on » ou de la deuxième personne dans « A-t-on jamais vu », « dites-moi », « ne m’avouerez-vous pas » ; – le recours aux superlatifs : « faire plus les renchéries », « avec plus de mépris », « pis qu’elles ont fait » ; – l’emploi des intensifs : la répétition de « tant », l’adverbe « jamais » ; – les paroles rapportées pour donner à entendre la scène scandaleuse : « “Quelle heure est-il ?” » ; – les interrogations rhétoriques : « A-t-on jamais vu […] que nous ? », « ont-elles répondu […] leur dire ? », « Et ne m’avouerez-vous pas […] qu’elles ont fait ? » Le spectateur n’a pas assisté à la scène au cours de laquelle les précieuses ont bâillé et se sont frotté les yeux, mais le compte-rendu indigné et vivant (les paroles rapportées et les intonations) de La Grange donne l’impression au public d’avoir vu cette rencontre. L’indignation contribue donc à donner l’illusion de réel ; elle permet aussi de présenter les précieuses de façon à ce que le spectateur soit impatient de les découvrir par lui-même pour voir s’il partage ou non la colère de La Grange. aq L’exposition se doit de capter l’attention d’un public qui assiste à la représentation dans des conditions matérielles qui ne sont plus les nôtres. Molière, acteur et metteur en scène, sait toucher la salle dès l’ouverture et cette comédie en témoigne. Le comique est un moyen efficace et Molière a recours à ses différentes formes. • Comique de geste : aucune didascalie ne vient préciser l’attitude des personnages mais les répliques suggèrent elles-mêmes des jeux de scène ou des mimiques. C’est le cas, par exemple, du compte-rendu de La Grange dans la scène 1 : les paroles rapportées invitent de comédien à mimer l’attitude ostensiblement lasse des deux jeunes filles. De même, l’arrivée de Cathos et Magdelon, dont l’évocation dans les scènes 1 et 3 a suscité la curiosité du spectateur, peut être prétexte à un jeu de

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scène et l’on sait que les costumes (la façon dont les deux « pecques provinciales » se représentent le goût parisien) peuvent aussi faire rire la salle. • Comique de caractère : on pense bien entendu aux deux jeunes filles et à leur déni de la réalité prosaïque. L’exagération, renforcée par le fait qu’elles sont deux, est l’un des ressorts du rire. Mais il ne faut pas oublier Gorgibus, notre barbon, dont les préoccupations égoïstes (« la garde de deux filles est une charge trop pesante pour un homme de mon âge ») font rire tout comme son manque de souplesse et de finesse : « ou vous serez mariées toutes deux, avant qu’il soit peu, ou, ma foi, vous serez religieuses », « Que me vient conter celle-ci ? ». Ajoutons que le contraste entre les deux caractères contribue à leur donner une force comique. • Comique de mots : là aussi, le contraste joue un rôle et l’on est frappé par l’écart entre le langage prosaïque et direct de Gorgibus et le prétendu « haut style » des précieuses. D’un côté, on relève : « graisser le museau », « par le concubinage », « Quel diable de jargon », « ce baragouin »… De l’autre, les références littéraires des jeunes filles : « la belle chose que ce serait, si d’abord Cyrus épousait Mandane, et qu’Aronce de plain-pied fût mariée à Clélie », « Je m’en vais gager qu’ils n’ont jamais vu la carte de Tendre, et que Billets-Doux, Petits-Soins, Billets-Galants, et Jolis-Vers sont des terres inconnues pour eux. » • Comique de situation : Cathos et Magdelon refusent les prétendants acceptés par Gorgibus au nom de raisons absurdes : « je trouve le mariage une chose tout à fait choquante. Comment est-ce qu’on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu ? »

Étudier l’image de la société ar Lorsqu’il met en scène Gorgibus, Molière s’en prend à l’autorité abusive des pères qui n’agissent que dans leur propre intérêt. On l’a vu, ce qui préside au choix du personnage, c’est sa volonté de ne plus avoir les deux jeunes filles à sa charge. Incapable d’écouter Cathos et Magdelon, il impose une décision qui clôt le dialogue (« pour trancher toutes sortes de discours », « ou vous serez mariées toutes deux, avant qu’il soit peu, ou, ma foi, vous serez religieuses, j’en fais un bon serment. »). Avec le personnage du barbon, Molière, ici, comme dans les comédies qui vont suivre, dénonce les mariages arrangés et la « puissance paternelle » (Le Médecin malgré lui). as Cathos et Magdelon s’opposent à la décision de Gorgibus et n’hésitent pas à bâiller et à se frotter les yeux en présence des deux jeunes gens qui leur sont destinés. Leur attitude même dans la scène narrée par La Grange ainsi que la longueur de leurs répliques dans l’entretien avec Gorgibus expriment bien leur volonté de s’affranchir de l’autorité paternelle, voire sociale (« je trouve le mariage une chose tout à fait choquante »). Nous ne sommes pas encore devant Silvia qui, dans Le Jeu de l’amour et du hasard, remet en cause l’institution (« je ne m’ennuie pas d’être fille ») car l’argument absurde de Cathos dessert sa thèse : « Comment est-ce qu’on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu ? ». Mais l’on voit tout de même deux jeunes filles penser par elles-mêmes et proposer d’autres modèles. Toutes deux affirment leurs goûts et leur féminité. Dans les scènes qui précèdent, Marotte ou Gorgibus ont rappelé le soin qu’elles portent à leur toilette et sans doute dans la scène 4, leur apparence (costume, maquillage, coiffure) manifeste-t-elle cette féminité. On retrouve ce goût dans le champ lexical fortement présent de la galanterie. Leur liberté presque absolue s’affirme plus particulièrement lorsqu’elles se donnent de nouveaux prénoms ; elles nient ainsi leur famille et, en somme, se donnent naissance à elles-mêmes, ce qui les libère de toute entrave familiale. On verra dans la scène 5 se confirmer cette lecture : « J’ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure, un jour, me viendra développer une naissance plus illustre. » bt Cathos et Magdelon nient la réalité qui les entoure et se réfugient dans un monde romanesque. Ainsi, elles ont remplacé leurs prénoms jugés trop vulgaires par des prénoms plus livresques. En effet, la raison pour laquelle elles renient leurs « noms de baptême » est qu’ils ne sont pas dignes de figurer dans un roman : « ce serait assez d’un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde ». Après avoir évoqué Cyrus, Mandane, Aronce et Clélie, elles se rebaptisent Polyxène et Aminte, deux noms de personnages romanesques à la mode. Si elles ont choisi ces deux noms, c’est pour leur « grâce » : nous sommes bien dans un monde précieux qui veut ôter au réel tout caractère vulgaire. De même, la réalité charnelle du mariage est niée et remplacée par le code romanesque de la galanterie. Il ne s’agit plus de « coucher contre un homme vraiment nu », mais d’imaginer un parcours galant sur la carte de Tendre. Au monde réel nié par les deux jeunes filles et incarné sur scène de façon négative par Gorgibus, elles substituent un univers virtuel codifié.

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bk Dans la mesure où Gorgibus incarne une réalité prosaïque et intéressée tandis que les deux précieuses, au contraire, évoluent dans un monde livresque, il n’est pas étonnant qu’ils ne puissent pas se comprendre. On peut ainsi relever différentes expressions qui manifestent cette impossibilité de trouver un terrain d’entente et de se comprendre : – « Que me vient conter celle-ci ? » ; – « Quel diable de jargon entends-je ici ? » ; – « Je ne puis rien comprendre à ce baragouin » ; – « je n’entends rien à toutes ces balivernes ». On peut relever également des exclamations qui marquent de part et d’autre cette incompréhension : – « La belle galanterie que la leur ! Quoi, débuter d’abord par le mariage ? » – « Comment, ces noms étranges ? Ne sont-ce pas vos noms de baptême ? » Ajoutons la répétition de « Pour moi » (Magdelon, puis Cathos) qui souligne la singularité d’un point de vue qui peine à être transmis. On relèvera également le « Écoutez » de Gorgibus qui tente vainement de rendre possible l’échange.

Étudier la parodie d’un discours précieux bl La tirade de Magdelon, destinée à présenter le parcours amoureux qu’elle attend, s’organise de la façon suivante : • Du début à « aventures. » (l. 93 à 95). Introduction sous la forme d’une réponse à la réplique de Gorgibus (l’apostrophe « Mon père » insère la démonstration dans le fil du dialogue). • De « Il faut qu’un amant » à « ce qui s’ensuit. » (l. 95 à 116). Présentation des qualités de l’amant idéal et exposition des étapes du parcours amoureux. • De « Voilà comme les choses » à la fin du passage (l. 116 à 123). Conclusion introduite par « Voilà » et reprenant pour renouer avec le fil du dialogue l’apostrophe « mon père ». bm Le champ lexical de l’amour est fortement présent dans le texte : « amant », « beaux sentiments », « le doux, le tendre, et le passionné », « amoureux », « passion », « objet aimé », « question galante », « déclaration », « inclination ». Ce vocabulaire est très représenté, car la tirade développe le thème de l’amour pour en décortiquer le cheminement codifié ; il est varié, car la jeune fille souhaite en présenter les différentes facettes et en souligner la complexité. bn L’amour dont parle Magdelon est celui des héroïnes de roman et l’on retrouve dans son discours les péripéties des intrigues romanesques : « les rivaux qui se jettent à la traverse d’une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s’ensuit ». bo Le temps qui domine dans le discours de Magdelon est le présent gnomique. La jeune fille décrit le parcours d’« un amant », c’est-à-dire de tout amant et le présent est l’une des marques de la généralisation. bp La modalité injonctive sous-tend plusieurs constructions grammaticales : – la tournure impersonnelle « il faut » : « Il faut qu’un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments » ; – l’auxiliaire de modalité « devoir » : « il doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique la personne dont il devient amoureux », « qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin » ; – La négation : « où l’on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante ». La forte présence de cette modalité injonctive, ajoutée aux diverses marques de la généralisation, donne au spectateur l’impression que l’amour, censé être unique et spontané, obéit à des règles immuables. Ce décalage entre la souplesse des sentiments et cette mécanique est source de comique et montre que les précieuses appliquent sans discernement ce qui n’est qu’un code esthétique (celui du roman précieux) à la réalité vivante. La définition de Bergson du comique comme du « mécanique plaqué sur du vivant » éclaire notre passage. bq Magdelon, par ce discours construit, cherche à imposer à son père sa vision précieuse de l’amour. À la simplicité brute de Gorgibus présentée dans une réplique brève (« Je te dis que le mariage est une chose sainte et sacrée, et que c’est faire en honnêtes gens que de débuter par là. »), la jeune fille oppose une démonstration qui a force de loi (« Il faut que »). L’amour se réduit au mariage pour Gorgibus et il a

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recours au verbe « être » ; Magdelon emploie, quant à elle, des verbes d’obligation et elle présente non pas une réalité mais des attentes, un code auquel l’amant doit se soumettre. Son discours porte toutes les marques de la généralisation, de l’emploi du présent à celui de la conjonction de coordination « ou » ; il vise à présenter un parcours universel en réponse à la définition de Gorgibus. Ce cheminement de l’amant sur la « carte de Tendre » est un héritage de la littérature courtoise qui place la femme, comme la rose dans le Roman de la Rose, au bout d’une quête semée d’embûches. L’intention de Molière est bien entendu différente ; l’universalisation d’un événement (la déclaration) et d’un sentiment qui devraient être singuliers discrédite les propos de Magdelon. Le spectateur comprend que Molière se moque de cette vision de l’amour, non pas du romanesque précieux (c’est celui de son public !), mais de son application sans discernement au réel.

À vos plumes ! br Les devoirs devront prendre en compte les diverses informations délivrées dans la scène 1 comme, par exemple, les bâillements des deux jeunes filles et montrer de quelle manière les précieuses se sont comportées avec les jeunes gens que Gorgibus leur destine. On valorisera les copies qui auront su introduire une différence entre Cathos et Magdelon, la seconde étant plus à l’aise que la première. Les didascalies ou les jeux de scène implicites sont les bienvenus.

É t u d e d e s s c è n e s 5 à 8 ( p p . 2 2 à 2 5 )

Avez-vous bien lu ? u Les propositions exactes sont : a) et d).

Étudier l’entrée en scène d’un nouveau personnage v Les scènes 5 et 6 sont des scènes de transition qui permettent de passer d’une rencontre entre les précieuses et Gorgibus à une scène mettant en présence les jeunes filles et Mascarille. Si la scène 5 dresse un bilan de la scène 4 en présentant ce que les précieuses pensent du barbon (« que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! »), la scène 6 introduit le personnage de Mascarille. Ce valet qui se fait passer pour un maître est attendu par les spectateurs depuis qu’il a été évoqué par La Grange dans la scène 1. Rappelons aussi que c’est Molière qui tient le rôle de ce personnage et que sa renommée en 1659 tient avant tout à sa réputation de comédien. Dès la première réplique, la question du statut social du personnage annoncé apparaît : « Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis, et qui dit que son maître vous veut venir voir. » Qui est le maître ? Qui est le laquais ? Mascarille se fait passer pour un maître alors qu’il n’est qu’un laquais et que son propre maître a été éconduit. Le jeu continue ensuite : le laquais est repris par le terme « nécessaire » et Magdelon finit par demander : « Et qui est-il, le maître de ce laquais ? » Après que Marotte a désigné le « marquis de Mascarille », c’est le mot « marquis » (« un marquis ! ») que retient Magdelon. Tout en faisant rire le spectateur grâce à la parodie du langage précieux, la scène 6 introduit le personnage attendu de Mascarille en jouant subtilement avec les termes rattachés au statut social. w Mascarille a été présenté dans la scène 1 : « J’ai un certain valet, nommé Mascarille », « C’est un extravagant, qui s’est mis dans la tête de vouloir faire l’homme de condition ». « valet » et « homme de condition », « extravagant » : le spectateur attend l’illustration de ces termes et l’entrée en scène du personnage (Molière), dans le cadre de l’univers fantaisiste de la comédie, ne doit pas le décevoir. En effet, tout est mis en place pour dépasser les espérances du public et le réjouir. Mascarille n’arrive pas seul, mais avec deux porteurs, ce qui est saugrenu quand on sait que les chaises déposaient les visiteurs devant les maisons et non à l’intérieur. Des cris (« Holà, porteurs, holà. Là, là, là, là, là. ») accompagnent l’entrée en scène de Mascarille et la deuxième réplique du personnage met l’accent sur son costume : « l’embonpoint de mes plumes », « mes souliers ». Aucune didascalie ne vient préciser la tenue du personnage, mais l’on sait par des témoignages que Molière portait un costume « extravagant » en accord avec ce qui avait été annoncé dans la scène d’exposition. x L’arrivée de Mascarille marque le début de la vengeance des deux jeunes gens éconduits. Les précieuses ont bâillé en présence de La Grange et du Croisy ; comment vont-elles réagir face à Mascarille, un « marquis » qui n’est en fait qu’un valet. Dans le prolongement de la scène 6, la scène 7 nous montre un valet (il reçoit des coups de bâton) déguisé en « homme de condition ».

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Étudier le comique dans la scène 7 y Dans la scène 7, comme nous l’avons remarqué plus haut, aucune didascalie ne vient préciser le costume de Mascarille. En revanche, certains jeux de scène sont précisés : « lui donnant un soufflet », « prenant un des bâtons de sa chaise ». Dans les deux cas, il s’agit de frapper et nous sommes en plein cœur d’un comique hérité de la farce. Mais, ici, la situation est plus subtile que celle du simple « arroseur arrosé » car Mascarille est un valet qui se prend pour un gentilhomme. Ainsi, comme « homme de condition », il n’hésite pas à donner un soufflet au porteur qui a osé lui réclamer son dû ; et comme valet, il risque les coups de bâton à la fin de la scène. Ici, comique de gestes et de situation sont étroitement liés. U On a vu que la deuxième réplique de Mascarille attirait le regard de la salle sur le costume, on le devine, extravagant du personnage. Le début de l’échange permet de plus d’imaginer un jeu de scène autour de l’arrivée difficile de la chaise : « c’est que la porte est étroite. Vous avez voulu aussi que nous soyons entrés jusqu’ici. ». Le valet-gentilhomme pousse des cris qui accompagnent la progression difficile de la chaise dans les appartements. Par la suite, la distinction que Mascarille fait entre le premier porteur qui s’est muni d’un bâton et le deuxième qui n’use que de mots autorise également un jeu de scène : on oppose l’interjection « Quoi ? » à la déclaration « Il est raisonnable. ». À la toute fin de la scène, l’injonction « Allez, venez me reprendre tantôt, pour aller au Louvre au petit coucher. » s’accompagne d’un geste de Mascarille et du départ des deux porteurs. V Trois personnages de conditions voisines – puisque Mascarille est au départ un valet – se trouvent réunis sur scène et Molière joue sur ce qui les rapproche et les différencie pour faire rire le spectateur. Mascarille, comme le premier porteur, dans la tradition de la comédie, s’exprime autant par les gestes que par les paroles, d’où le soufflet et le bâton. Même chose du côté du langage : le « Oui-da » populaire de Mascarille fait écho au « Dame » du premier porteur. Mais le valet de La Grange, avec ses plumes et ses souliers de courtisan, cherche à dissimuler sa condition de valet et affiche de façon exagérée – donc amusante – son appartenance à la noblesse : « demander de l’argent à une personne de ma qualité », « Ces canailles s’osent jouer à moi. », « venez me reprendre tantôt, pour aller au Louvre au petit coucher ». Ajoutons à cela la nuance que Molière introduit entre les deux porteurs ; le second argumente alors que le premier s’arme d’un bâton avant même d’avoir formulé sa demande. Le second porteur répète un « s’il vous plaît » respectueux tandis que le premier a recours à une injonction ferme : « Çà, payez-nous vitement. » W Au comique de gestes et de caractère abordé dans les trois questions précédentes viennent s’ajouter un comique de situation et un comique de mots. • Comique de situation : Mascarille n’est qu’un valet qui se fait passer pour un maître et le fait que le porteur brandisse un bâton nous rappelle sa condition d’origine. • Comique de mots : on peut d’abord relever les insultes dans la bouche de Mascarille qui traite les porteurs de « marauds », de « faquins », de « coquin » (par deux fois) et de « canailles ». Les propos du premier porteur, associés au geste du bâton, sont également comiques, notamment l’expression de la précipitation (« vitement », « tout à l’heure », « vite donc ») qui s’achève par des points de suspension. Dans la dernière réplique de la scène, l’adverbe « Doucement » et l’adjectif mélioratif « bonne » contrastent fortement avec le ton véhément des premières répliques de Mascarille.

Étudier les précieuses X La scène 5 qui commence après le départ de Gorgibus s’ouvre sur une réplique de Cathos particulièrement négative : « que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! que son intelligence est épaisse, et qu’il fait son sombre dans son âme ! ». Le langage précieux fait rire le spectateur tout en lui présentant ce que les jeunes filles pensent du personnage qu’ils viennent de découvrir. Les mots « matière » et « épaisse » expriment l’attachement de Gorgibus au concret et aux biens matériels. Au contraire, tout ce qui est du domaine de l’esprit (« son âme ») lui échappe (« sombre »). Le spectateur, qui a entendu les propos étroits et autoritaires du barbon (voir questionnaire précédent), ne peut qu’adhérer à l’opinion des jeunes filles. Cependant, le langage qu’elles adoptent et leur attitude excessive, qui va jusqu’au reniement, ne leur permet pas de les suivre entièrement : « J’ai peine à me persuader que je puisse être véritablement sa fille ». Le public se trouve ainsi confronté à deux excès opposés : celui de la

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« forme enfoncée dans la matière » et celui de la préciosité mal comprise. Ce jeu complexe de la satire laisse au spectateur toute liberté quant à sa position vis-à-vis des personnages. Rappelons que Molière entend conquérir un public large et ne veut froisser personne, surtout pas le milieu de la Cour ! at Au cours de la scène 4, Cathos et Magdelon ont affirmé vouloir désormais emprunter les noms romanesques d’Aminte et de Polyxène. Reniant leurs noms de baptême qui les inscrivent dans la réalité ordinaire incarnée négativement par Gorgibus, elles ont choisi de vivre dans l’univers artificiel du roman précieux. C’est ce que l’on retrouve ici. En effet, d’une part, elles nient toute filiation avec le barbon pour ne pas adopter ses valeurs et, d’autre part, elles esquissent des péripéties dignes de leurs lectures : « quelque aventure, un jour ». Elles rejettent également leur origine bourgeoise pour rêver d’une « naissance plus illustre » et l’on ne s’étonnera pas que l’idée de recevoir un marquis (« Ah, ma chère, un marquis ! ») suffise à leur faire perdre tout discernement. C’est un thème que Molière approfondira dans Le Bourgeois gentilhomme en 1670. ak On peut relever : • scène 5 : – « forme enfoncée dans la matière », « que son intelligence est épaisse », « qu’il fait sombre dans son âme » : représentation concrète d’une idée abstraite (en général, c’est une marque du langage populaire), et hyperbole due à l’accumulation des exclamations ; • scène 6 : – « Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d’être visibles. » : métonymie (de la fonction à la personne : « nécessaire » au lieu de « laquais ») et complication de la syntaxe ; – « le conseiller des grâces » : périphrase pour désigner le miroir ; – « par la communication de votre image » : périphrase pour dire « se regarder ». Les précieuses, caricaturées par Molière, refusent la réalité ordinaire ; en recourant à la périphrase et en compliquant la syntaxe, elles donnent l’impression de plaquer sur le réel le monde romanesque épuré dont elles rêvent. L’exclamation de Magdelon dans la scène 4, « que vous êtes vulgaire ! », exprime ce rejet qui explique leur langage particulier. On dirait presque que, après s’être rebaptisées, elles tentent de recréer le monde. al La servante Marotte incarne la simplicité et le bon sens populaire. Elle annonce Martine dans Les Femmes savantes. La confrontation avec les précieuses permet de mettre en relief le langage artificiel de ces dernières. Par deux fois, la servante emploie le verbe « entendre » au sens de « comprendre : « je n’entends point le latin », « si vous voulez que je vous entende ». Le spectateur peut ainsi mesurer l’écart entre la façon ordinaire de parler et les propos périphrastiques des jeunes filles. Le langage des précieuses devient une sorte de langue étrangère qu’il est nécessaire de traduire. Magdelon, au début de la scène, corrige Marotte et lui demande de dire « “Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d’être visibles.” » au lieu de « Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis. » À la fin, Cathos devra traduire « conseiller des grâces » par « miroir ». Par cette confrontation, Molière met en lumière le fonctionnement de la langue précieuse ainsi que les difficultés de communication. am La scène 6 met en avant plusieurs aspects du caractère des précieuses : elles se montrent autoritaires vis-à-vis de Marotte, désireuses d’affirmer par là leur supériorité sociale. On le voit notamment aux exclamations ou apostrophes négatives (« sotte », « L’impertinente ! », « ignorante que vous êtes »). Sans doute cherchent-elles ainsi à creuser le fossé social de façon à s’élever. C’est le deuxième trait de caractère exprimé dans cette scène : les précieuses sont fascinées par la noblesse et ce qu’elle représente de romanesque ; il suffit, en effet, que le mot « marquis » soit prononcé pour qu’elles s’activent. Enfin, les précieuses sont attachées à tout ce qui a trait au « bel esprit », ce qui se traduit par le langage recherché dont nous avons parlé plus haut.

Étudier la représentation sociale an Les scènes 6 et 7 nous donnent à voir la hiérarchie sociale du XVIIe siècle. Dans la première, on assiste à un dialogue entre les deux précieuses et leur servante Marotte. Comme nous l’avons vu en réponse à la question précédente, les deux jeunes filles affirment leur autorité dans l’espoir de s’élever socialement. La scène qui suit reprend ce motif en le complexifiant. En effet, d’une part, l’écart entre les catégories sociales est accentué puisque Mascarille se présente comme un marquis et rappelle ses liens avec la cour (« le petit coucher ») et, d’autre part, la représentation est faussée par le fait que Mascarille n’est en réalité qu’un valet dont la condition ne diffère guère de celle des deux porteurs.

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ao On relève les verbes au mode impératif dans la scène 6 : « apprenez », « venez », « apportez-nous », « gardez-vous ». Ce mode exprime l’injonction et sa forte présence dans cette courte scène exprime l’autorité exercée par les précieuses sur Marotte. ap Qu’il s’agisse de la scène 6 avec Marotte ou de la scène 7 avec les deux porteurs, on voit que les maîtres – ou prétendus tels dans le cas de Mascarille – affirment fortement leur autorité. On a vu que les impératifs revenaient souvent dans la bouche des précieuses lorsqu’elles s’adressent à leur servante et que les insultes ne manquaient pas dans les deux scènes : « sotte » ou « impertinente » dans la première, « marauds », « coquin » ou « canailles » dans la seconde. Cette violence verbale débouche avec Mascarille sur une agression physique puisqu’il n’hésite pas à donner un soufflet au deuxième porteur. Cette violence est à chaque fois présentée comme dépourvue de fondement : Marotte a raison de dire qu’elle ne comprend rien au langage de ses maîtresses et les porteurs réclament légitimement ce qui leur est dû. aq Marotte et les deux porteurs sont des personnages de théâtre, des valets de comédie et non des êtres de chair. La rébellion et l’insolence sont inscrites dans leurs gènes littéraires. « Dame, je n’entends point le latin », dit la servante allant presque jusqu’à traiter les jeunes filles d’hérétiques : « il faut parler chrétien, si vous voulez que je vous entende ». L’attitude du premier porteur va plus loin encore. Sans se laisser impressionner par les plumes du prétendu marquis de Mascarille, il répond au soufflet par un bâton qu’il n’hésite pas à brandir pour récupérer son argent. Dans la tradition carnavalesque de la farce, le rapport d’autorité est inversé : le « faquin » donne des ordres au « marquis » (« payez-nous vitement ») et lève son bâton en affirmant sa colère : « Non, je ne suis pas content ». Il obtient ainsi la soumission du supposé courtisan : « On obtient tout de moi, quand on s’y prend de la bonne façon ». L’inversion fait rire, elle libère et invite à poser un regard nouveau sur la hiérarchie sociale. Mais attention : rien de révolutionnaire ici, car le procédé est plus théâtral qu’argumentatif. ar Cette représentation de l’autorité abusive des maîtres dans les scènes 6 et 7 est faussée par l’intrigue de la pièce. En effet, le spectateur sait que Mascarille n’est qu’un valet et que nos précieuses ne sont que « deux pecques provinciales » (scène 1). Certes, on peut voir que Molière s’en prend aux nobles qui abusent de leur statut et en profitent pour ne pas payer leurs inférieurs : « demander de l’argent à une personne de ma qualité ? », « et votre qualité nous donne-t-elle à dîner ? ». On retrouvera cette dénonciation avec Dorante dans Le Bourgeois Gentilhomme ou dans Dom Juan quand le personnage éponyme repousse Monsieur Dimanche. Mais le spectateur, se rappelant ici que Mascarille n’est qu’un simple valet, est libre de tirer la conclusion qu’il veut. Ou bien il devine la satire de la noblesse, ou bien il considère que les valets ne peuvent pas se faire passer pour des personnes de « qualité » et que l’honneur des marquis en est sauf. Il en va de même pour les deux jeunes filles ; en effet, Molière n’oblige pas les précieuses qui sont dans la salle à se reconnaître dans Cathos et Magdelon. Bien au contraire. Malgré leurs efforts respectifs, ni les jeunes filles, ni Mascarille ne parviennent à ressembler à des nobles.

Lire l’image : Mascarille joué par Molière as Le costume est particulièrement élaboré et l’on note la place des rubans, notamment ceux attachés aux chausses et aux chaussures. Même exagération du côté des accessoires : le chapeau ne passe pas inaperçu, non plus que l’imposante perruque. N’oublions pas l’épée qui, au second plan, vient rappeler l’appartenance à la noblesse. bt Molière-Mascarille salue : il lève son chapeau et s’incline très légèrement comme le suggèrent le geste du bras gauche et la position des jambes. Mais cette attitude est à peine esquissée comme pour nous montrer que tout est affaire de nuances.

À vos plumes ! bk Le sujet demande de composer un synopsis de roman en mettant en avant l’aspect romanesque du projet. On attend que l’intrigue soit cohérente et claire et on valorisera les copies qui montreront que Magdelon s’identifie à son personnage.

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Avez-vous bien lu ? u Les précieux font l’éloge de Paris, ville que Molière rêve de conquérir après sa tournée en province. On peut relever l’affirmation catégorique de Mascarille : « Pour moi, je tiens que hors de Paris il n’y a point de salut pour les honnêtes gens. » v Mascarille affirme pratiquer différentes formes littéraires qui sont en réalité des jeux mondains visant à montrer « l’esprit » de leur auteur. Il vante ses talents : « vous verrez courir de ma façon, dans les belles ruelles de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes, et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits. » Il ajoute ensuite : « je suis diablement fort sur les impromptus ». Puis il annonce avoir composé une comédie qu’il confiera aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. w Le petit texte dont Mascarille donne lecture est un impromptu. x Magdelon laisse entendre qu’elle a composé une comédie (« il pourrait être quelque chose de ce que vous dites ») et se renseigne sur les comédiens à retenir. y Mascarille fait l’éloge des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne ; selon lui, « il n’y a qu’eux qui soient capables de faire valoir les choses. » L’éloge est évidemment amusant pour une troupe qui essaie de concurrencer ces comédiens reconnus. On y entend la voix critique de Molière.

Étudier la progression du dialogue U On peut décomposer la scène en étapes : • Du début à « qu’il a de vous embrasser. » (l. 252 à 289). Introduction, les politesses d’usage et compliments galants. • De « Eh bien, Mesdames, que dites-vous de Paris ? » à « que je n’aurais pas vu. » (l. 290 à 342). Éloge de Paris et des salons • De « Il est vrai qu’il est honteux » à « que ce qu’on les fait valoir » (l. 343 à 486). Discussion littéraire sur les formes à la mode. • De « Que vous semble de ma petite-oie » à « de la bonne ouvrière. » (l. 487 à 514). Les vêtements à la mode. • De « Ahi, ahi, ahi, » à la fin (l. 515 à 529). Conclusion, les compliments galants. V La conversation des précieux est principalement consacrée aux formes littéraires à la mode. Il y est questions des portraits, des énigmes et l’on a même le commentaire d’un impromptu composé par Mascarille. Enfin, on y évoque les comédies composées par le jeune homme et sans doute aussi par Magdelon. Si Molière accorde autant de place à ces jeux littéraires, c’est sans doute d’abord parce qu’ils caractérisent le monde des salons. Rappelons que le point de départ de la conversation tourne autour du bel esprit ; les rendez-vous mondains deviennent des « visites spirituelles » et le « beau monde » aristocratique légitime sa différence en affichant une supériorité intellectuelle. On peut également penser que Molière accorde autant d’importance à cette conversation littéraire parce qu’il est auteur lui-même et qu’il cherche à se faire une place dans le monde du théâtre. De même que Mascarille écrit des comédies pour séduire le « beau monde » des salons, Molière compose Les Précieuses ridicules pour plaire à ce même public mondain susceptible d’assurer à sa troupe protections et financement. W C’est Mascarille qui mène le dialogue et ce n’est pas étonnant puisque Molière tenait ce rôle. Le prétendu précieux ouvre la scène et lance les différents sujets de conversation. En effet, il interroge les jeunes filles sur ce qu’elles pensent de Paris et, par la suite, c’est parce qu’il a énuméré ses talents littéraires (« quatre cents épigrammes, et plus de mille madrigaux ») que la conversation se met à en détailler les différentes formes. Les jeunes filles ne font que se faire l’écho des propos qu’il tient. C’est aussi Mascarille qui lit son impromptu quand les précieuses ne font qu’écouter et admirer : « Nous y sommes de toutes nos oreilles. », « Il ne se peut rien de mieux ». Plus loin, alors que Cathos continue à parler littérature, c’est encore Mascarille qui lance, sans aucune transition cette fois-ci, le nouveau sujet de conversation en demandant : « Que vous semble de ma petite-oie ? la trouvez-vous congruante à l’habit ? ». Il détaille ensuite les différents éléments de son costume et le dialogue devient un jeu de questions-approbations mené par Mascarille. À la fin de la scène, il rompt le rythme de la conversation au sujet des vêtements en « s’écriant brusquement ». On retrouve alors les compliments qui avaient inauguré

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la scène et le spectateur comprend que la conversation se déroule en boucle et que seule une intervention extérieure, celle de la servante en l’occurrence, peut introduire un élément nouveau. X Mascarille mène le dialogue et les deux jeunes filles, fascinées par ce prétendu marquis, font tout pour lui plaire. Abondant dans son sens, qu’il s’agisse de littérature ou de vêtements, elles se répètent l’une l’autre, ce qui a un effet comique (comique de répétition) et montre leur peu d’originalité. La scène justifie le titre de la comédie et le jeu d’échos renforce leur ridicule. On peut relever quelques exemples : – Cathos : « Tout à fait bien. »/Magdelon : « Il ne se peut rien de mieux. » – Cathos : « Tout à fait. »/Magdelon : « Le ruban en est bien choisi. » – Magdelon : « Ils sentent terriblement bons. »/Cathos : « Je n’ai jamais respiré une odeur mieux conditionnée. » – Cathos : « Il faut avouer qu’il dit les choses d’une manière particulière. »/Magdelon : « Il a un tour admirable dans l’esprit. »

Étudier le comique at On ne relève que deux didascalies dans la scène concernant les intonations et il s’agit dans les deux cas du jeu de Mascarille : « s’écriant brusquement » et « Il chante ». Le changement brusque de conversation, qui traduit un esprit décousu, s’exprime par le changement brutal d’intonation. Le passage de la littérature à la « petite-oie » (comique de mot : une allusion à l’expression « bête comme une oie » ?) qui surprend et amuse le spectateur est souligné par la variation de ton. De manière générale, Mascarille, alias Molière, joue sur les variations possibles de la voix. On s’en rend compte en examinant le commentaire de l’impromptu. Les italiques signalent les citations et le comédien doit les mettre en relief, ce qui crée des différences d’intonation. Les répliques suggèrent même des sortes de vocalises destinées à divertir le spectateur : « hem, hem, la, la, la, la, la. » Puis la seconde didascalie (« Il chante ») signale un chant qui se poursuit : « “Oh, oh, je n’y prenais pas…” ». Cette réplique constitue un moment de théâtre dans le théâtre qui repose sur les variations d’intonation : « Ne trouvez-vous pas la pensée bien exprimée dans le chant ? Au voleur... Et puis, comme si l’on criait bien fort : au, au, au, au, au, au voleur ; et tout d’un coup comme une personne essoufflée : au voleur. » ak On relève : « après avoir salué », « après s’être peigné et avoir ajusté ses canons ». Toutes ces indications concernent Mascarille qui est au centre de la scène. Les répliques elles-mêmes suggèrent des jeux de scène. • Un jeu de scène autour des « commodités de la conversation ». Aucune didascalie ne vient indiquer de jeu autour des fauteuils, seule la sortie d’Almanzor est précisée. Un peu plus loin, un geste accompagne l’arrivée des fauteuils évoquée par Cathos : « ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d’heure ». • Les répliques de Mascarille et de Cathos « Mais, au moins, y a-t-il sûreté ici pour moi ? » et « Que craignez-vous ? » peuvent s’accompagner de signes d’inquiétude qu’expriment également le champ lexical du crime dans la réplique suivante : « vol », « assassinant », « fort mauvais garçons »… • L’admiration aveugle des deux jeunes filles exprimée dans des répliques comme « Nous y sommes de toutes nos oreilles. » peut constituer le support d’un jeu de scène. • L’effet de chute provoquée par la réponse « À rien du tout. » à la question « À quoi donc passez-vous le temps ? » peut être accentué par un jeu particulier. • On a un jeu concernant les gants que Mascarille donne à sentir aux jeunes filles. Ce geste peut sembler un geste de soumission et d’adoration. • À la fin de la scène, le changement de ton de Mascarille « s’écriant brusquement » est prolongé par la frayeur de Cathos : « Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ? ». al Le comique de situation repose sur le fait que les deux jeunes filles croient recevoir un marquis alors que Mascarille n’est qu’un valet au service des jeunes gens qu’elles ont éconduits (scène 1). Mascarille cherche à donner l’impression qu’il fréquente les salons et se pique de littérature ; en face de lui, Cathos et Magdelon laissent entendre qu’elles aussi sont à la pointe de la mode. Le comique de situation tient d’une part à ce que toutes deux ignorent le stratagème destiné à les punir et, d’autre part, à ce que Mascarille semble se prendre au jeu. am Le célèbre passage de l’impromptu fait rire le spectateur grâce à différents ressorts. • Comique de situation : Mascarille est un valet qui se prétend poète.

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• Comique de caractère : Mascarille est content de lui et fait lui-même le commentaire élogieux de son œuvre. • Jeux de scène et mimiques du comédien qui vont jusqu’au procédé de théâtre dans le théâtre ; ce passage permet de montrer les divers talents du comédien. • Décalage entre la médiocrité de l’impromptu et l’éloge que les trois personnages en font. • Décalage entre la forme du commentaire élogieux et la vacuité totale des propos : « Me dérobe mon cœur, me l’emporte, me le ravit. Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur ! Ne diriez-vous que c’est un homme qui crie et court après un voleur pour le faire arrêter ? Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur ! » • Répétition de l’expression « au voleur » qui reprend un thème déjà esquissé au début de la scène avec l’expression « Quelque vol de mon cœur ».

Étudier la satire an Si les quatre vers de Mascarille appliquent les règles de versification en proposant un octosyllabe suivi de trois alexandrins, une rime riche (garde/regarde) et le procédé de style de la métaphore filée du vol, ils sont d’une banalité comique. En effet, le thème rebattu du cœur dérobé est prétexte ici à un vers qui se réduit à la répétition à quatre reprises de la même expression. La pauvreté du poème contraste avec le ton adopté par Mascarille comme avec les réactions enthousiastes des deux jeunes filles. Ainsi, Molière s’en prend à tous ceux qui, pour briller en société, se disent poètes. On retrouvera la même critique au début du Misanthrope. ao Mascarille propose aux deux jeunes filles de les emmener voir une comédie et il leur demande « d’applaudir, comme il faut » car il s’est « engagé de faire valoir la pièce ». On voit ici que le succès d’une pièce est moins lié à ses qualités propres qu’à la stratégie de l’auteur pour se faire apprécier : « l’auteur m’en est venu prier encore ce matin. C’est la coutume ici, qu’à nous autres gens de condition, les auteurs viennent lire leurs pièces nouvelles, pour nous engager à les trouver belles, et leur donner de la réputation ». Dans ces conditions, l’avis du parterre compte peu. Molière s’emploie à discréditer cet état de fait lorsqu’il fait dire à son personnage : « je crie toujours : “Voilà qui est beau !”, devant que les chandelles soient allumées. » Le manque de discernement de ce public qui agit sur commande est souligné par la réplique de Cathos : « nous ferons notre devoir de nous écrier comme il faut sur tout ce qu’on dira. » Après avoir évoqué cette manipulation de la salle, Molière s’en prend aux troupes officielles. Il nomme les « Grands Comédiens » et, tout en faisant allusion à l’échec de sa tragédie, il oppose deux façons de jouer : l’une, celle des « ignorants » consiste à réciter « comme l’on parle » tandis que l’autre fait « ronfler les vers ». De même que les « gens de condition » font pression pour défendre une pièce, de même les comédiens que dénonce Molière s’emploient à indiquer aux spectateurs les endroits qu’ils doivent apprécier : « et le moyen de connaître où est le beau vers, si le comédien ne s’y arrête et ne vous avertit par là qu’il faut faire le brouhaha ? ». Dans un cas comme dans l’autre, la pièce jouée ne semble pas capable de se défendre toute seule ; elle a besoin du soutien des « gens de condition » ou des comédiens. Molière, on le devine, défend un théâtre qui subsiste grâce à ses propres qualités et qui est proche de la réalité puisque les comédiens jouent « comme l’on parle ». ap On relève : « les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris ». Cette réplique dévoile, d’une part, l’ignorance de la noblesse (« sans voir rien appris ») et sa prétention (« savent tout »). S’appuyant de façon amusante sur l’inné lié au privilège aristocratique, elle dénonce, d’autre part, son emprise sur le goût et le savoir. En effet, puisqu’« ils savent tout », ils ont le pouvoir de dire ce qui est beau et ce qui ne l’est pas. Pourtant, le simple bon sens rappelle aux spectateurs que, dans le domaine du savoir, il est nécessaire de passer par l’apprentissage. Ainsi, Mascarille ne peut connaître la musique sans l’avoir apprise, contrairement à ce qu’il prétend. Cette réplique est audacieuse et Molière donne l’impression qu’il s’en prend au public même qu’il cherche à conquérir. Ce serait, encore une fois, oublier que Mascarille n’est qu’un valet déguisé. aq On relève les superlatifs et les comparatifs : – « bien choisi » : superlatif absolu ; – « tout à fait bon air » : superlatif absolu ; – « un grand quartier plus que tous ceux qu’on fait » : comparatif de supériorité ; – « si haut » : superlatif absolu ; – « terriblement bon » : superlatif absolu ; – « mieux conditionnée » : comparatif de supériorité ;

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– « effroyablement belles » : superlatif absolu ; – « plus beau » : superlatif relatif. On relève les adverbes ; certains contribuent à former les superlatifs ou comparatifs : « tout à fait », « bien », « furieusement bien », « au moins », « terriblement », « délicieusement », « effroyablement », « généralement ». L’accumulation des superlatifs et les adverbes forts montrent la généralisation du procédé de l’hyperbole, procédé qui relève de la parodie. Molière se moque de la façon de parler des précieux en soulignant les mécanismes de leur langage. L’utilisation des superlatifs et des adverbes exprime une volonté d’arracher les événements à leur destin ordinaire pour leur donner un relief particulier. ar Molière adresse différents reproches aux précieux : • Il s’en prend à ceux qui, bien qu’ignorants, se piquent de littérature ou de musique. Ainsi, comme dans nombre de ses comédies, il dénonce les prétentions et les vanités. • Molière reproche aux précieux d’accorder une grande importance à la mode et à l’opinion qu’on a d’eux : on voit Mascarille attaché à obtenir l’admiration des jeunes filles, qu’il s’agisse de son impromptu ou de sa tenue vestimentaire. • Il dénonce par ailleurs leur refus de la réalité simple : les comédiens font « ronfler les vers » au lieu de les réciter simplement « comme l’on parle », les superlatifs et les adverbes se multiplient pour tenter de donner plus de relief au quotidien.

Étudier la connivence avec le public as Molière, après avoir longtemps sillonné les routes de province, tente sa chance à Paris. L’éloge de Paris, par opposition à la province, constitue sans doute une allusion que les spectateurs de l’époque ne manquent pas de relever. Lorsque Molière, dans le rôle de Mascarille, s’écrie : « Pour moi, je tiens que hors de Paris il n’y a point de salut pour les honnêtes gens », la double énonciation permet à la salle de comprendre l’allusion personnelle. Cette utilisation de tous les ressorts du théâtre, dans la tradition de l’esthétique baroque, ne peut manquer de séduire le public et d’établir une connivence susceptible d’emporter l’adhésion que Molière attend. Ainsi, le jeu franchement comique de l’acteur et les hyperboles de la parodie se doublent d’un subtil appel au public qui va assurer le grand succès de la pièce. Là réside l’art de Molière auteur. bt Le passage consacré à la comédie qui clôt la conversation littéraire des précieux permet également d’établir une connivence avec le public grâce à la double énonciation. En filigrane des propos de Mascarille, Molière inscrit les souvenirs de son expérience personnelle et sa conception du théâtre. La mention des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne est une allusion personnelle qui invite le public à se ranger du côté de l’auteur. En effet, lorsque Mascarille, alias Molière, s’exclame « les autres sont des ignorants, qui récitent comme l’on parle », il reprend la critique qui lui a été adressée. Cette pirouette subtile incite les spectateurs à rire de ceux qui font « ronfler les vers » et indiquent à la salle comment « s’arrêter au bel endroit ». Les spectateurs sont amenés à soutenir celui qui défend l’idée qu’une œuvre doit se défendre elle-même, car le public est suffisamment intelligent pour décider en toute liberté de ce qu’il doit apprécier ou non. Habile flatterie d’un auteur qui est sûr de son talent. bk Le jeu de Mascarille est exagéré. Ses gestes, ses changements de conversation, ses propos sont brusques et de ce fait peu crédibles. Il excelle, selon lui, dans tous les domaines littéraires, y compris en musique, bien qu’il ne l’ait pas apprise, il porte les derniers vêtements à la mode, il s’affiche sans aucune retenue : autant d’attitudes qui montrent qu’il n’est pas le marquis qu’il prétend être. « Les gens de qualité » ne peuvent se reconnaître dans ce portrait et, si le valet se montre derrière le marquis de telle sorte que la salle le repère, l’honneur de la noblesse et des précieux est sauf. Ni Mascarille, ni les jeunes filles, fille et nièce du prosaïque bourgeois Gorgibus, ne sont des « gens de qualité » et de vrais précieux. Ils se donnent mutuellement la comédie pour le plus grand bonheur d’un public noble qui comprend le jeu subtil d’une satire qui l’épingle et l’innocente à la fois.

Lire les images bl Les deux mises en scène se ressemblent : la position des personnages est la même. En effet, dans les deux documents, Mascarille est au centre et les deux jeunes filles adoptent des attitudes similaires, ce qui vient souligner le rapprochement voulu par Molière lui-même (cf. question X). On les voit qui approuvent Mascarille.

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Les costumes comme les attitudes sont travaillés (les éventails dans la seconde mise en scène), ce qui vient exprimer la préciosité exagérée dénoncée par Molière. On voit également sourire les personnages : nous sommes bien dans une scène de comédie et le plaisir des comédiens se veut contagieux.

À vos plumes ! bm Cet exercice de transposition est double puisqu’il demande d’une part de changer de personnage, d’autre part, de passer de la forme théâtrale à la forme narrative. On peut, pour plus de simplicité, demander d’abord aux élèves de rédiger un dialogue de forme théâtrale en insérant des didascalies, puis les inviter à composer à partir de ce travail initial un récit. Ce sujet permet de réinvestir les connaissances concernant les paroles rapportées acquises durant les années antérieures.

É t u d e d e s s c è n e s 1 0 à 1 2 ( p p . 4 6 à 5 1 )

Avez-vous bien lu ? u Comme Mascarille, Jodelet est l’un des valets de La Grange et Du Croisy, les deux jeunes gens éconduits par les précieuses. Il se fait passer pour un vicomte, de même que Mascarille se fait passer pour un marquis. Le nom du personnage est aussi celui de l’acteur comique à qui Molière a confié le rôle. v Lucile et Célimène sont présentées dans la liste des personnages comme des « voisines ». Cette information apparaît aussi dans la scène 11 car, avant d’être annoncées comme des « amies », elles sont « ces messieurs et ces dames d’ici près ». Magdelon les fait venir « pour peupler la solitude de [leur] bal ». La comédie donnant à voir un univers mondain, il est logique que le nombre des personnages présents sur scène aille croissant. w À l’initiative de Jodelet, les jeunes gens rivalisent de bravoure en affichant leurs différentes cicatrices. Jodelet a été blessé à la jambe et à la poitrine ; Mascarille, lui, a une marque « au derrière de la tête » et à un endroit qui ne se montre pas sous « son haut-de-chausses » : « nous le croyons, sans y regarder », dit Magdelon. x À la fin de la scène 12, Mascarille qui, dans la scène 9 a affirmé connaître la musique sans l’avoir apprise, cherche à montrer ses talents dans ce domaine en critiquant la façon de jouer des musiciens : « En cadence, violons, en cadence », « ne sauriez-vous jouer en mesure ». Mascarille veut également montrer qu’il est un bon danseur en « dansant lui seul comme par prélude ».

Étudier la place de ces scènes dans la comédie y La scène 10 rappelle la scène 6. Dans les deux cas, Marotte introduit un nouveau personnage, Mascarille, d’abord, puis Jodelet. Le titre de noblesse est mis en avant (« Il me l’a nommé le marquis de Mascarille. », « Le vicomte de Jodelet. ») et les précieuses sont enchantées de recevoir cette visite qui les flatte et leur donne l’impression d’entrer dans la bonne société parisienne. Dans les deux scènes, elles s’exclament : « Ah, ma chère, un marquis ! Oui, allez dire qu’on nous peut voir. », « Faites entrer vitement. ». La précipitation exprimée par « vitement » est aussi présente la première fois : « Vite, venez nous tendre ici dedans le conseiller des grâces. » U La scène se remplit progressivement car, après la venue de Mascarille, arrive Jodelet. On remarque, dans la scène 11, que la servante Marotte et le laquais Almanzor sont aussi présents bien que n’intervenant pas alors que seul Almanzor assiste à la scène 9. La scène 12 réunit un nombre indéfini de personnages ; en effet, les deux voisines Lucile et Célimène sont arrivées ainsi que des musiciens dont le nombre n’est pas précisé. Le début de la pièce nous a présenté une opposition entre les précieuses et leur entourage : les jeunes filles ont refusé La Grange et Du Croisy, puis elles se sont opposées à Gorgibus ; elles se sont montrées également dures envers Marotte. L’arrivée de Mascarille les sort de leur isolement et inaugure un processus mondain qui remplit progressivement leur salon. À la fin de la pièce, les personnages vont partir les uns après les autres, laissant à nouveau les jeunes filles seules face à Gorgibus.

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V Jodelet apparaît comme le double de Mascarille et cette forme de comique de répétition se double d’une gradation mécanique. L’arrivée de Mascarille avait justifié la présence du laquais dans la scène 9, celle de Jodelet autorise Marotte à se joindre comme figurante à la compagnie. Puis l’on passe de l’arrivée d’un personnage (Mascarille et Jodelet) à celle de deux jeunes filles accompagnées de musiciens. Cette progression quasi mathématique fait rire si l’on se réfère à la définition qu’Henri Bergson donne du rire (« du mécanique plaqué sur du vivant »). W La dimension mondaine de la préciosité est soulignée par le nombre croissant de personnages autour des jeunes filles. Le bel esprit mis en avant n’a de sens que si l’on peut l’afficher, de même que la bravoure si l’on en croit Mascarille et Jodelet dans la scène 11. Les précieux que Molière met en scène ont besoin du regard des autres pour exister. Leur art présente des rituels de groupe : lecture et commentaire des poèmes mondains dans la scène 9, comptes-rendus de batailles dans la scène 11 et bal dans la scène 12. À croire qu’il n’y a jamais assez de monde pour échanger regards approbateurs, propos galants et compliments : « il faut donc quelque surcroît de compagnie », dit Magdelon.

Étudier le genre de la comédie X Tout en mettant en scène les valeurs guerrières attachées à la noblesse, le passage des cicatrices renoue avec la farce et relève du burlesque. Plusieurs procédés comiques se combinent pour faire rire le spectateur : • Le comique de caractère : l’exagération de la bravoure et la rivalité masculine. Molière reprendra ce personnage type du matamore avec le prétendu spadassin dans Les Fourberies de Scapin. • Le comique de geste : les répliques sont le support de jeux de scène précisés par les didascalies. L’admiration des jeunes filles est affichée de façon amusante. • L’hyperbole : les blessures sont nombreuses et particulièrement graves, notamment celle à la tête. • La répétition et la gradation : de façon mécanique, chaque jeune homme montre à tour de rôle une cicatrice ; elles indiquent des blessures de plus en plus graves (de la jambe à la poitrine et à la tête) jusqu’à la chute finale. • L’absurde : les vantardises des prétendus héros finissent par produire des non-sens : « Voici un autre coup qui me perça de part en part ». • La chute : le geste de Mascarille commençant à ôter son haut-de-chausses est typique de la farce qui aime les allusions sexuelles ou scatologiques. On passe de l’exploit guerrier à un domaine plus trivial et cette chute déclenche inévitablement le rire. Il s’agit ici du registre burlesque. • L’implicite : le jeu de scène du haut-de-chausses se prolonge par un échange de paroles qui peuvent avoir un double sens et une connotation sexuelle : « Ce sont des marques honorables, qui font voir ce qu’on est./Nous ne doutons point de ce que vous êtes. » at Le passage du bal est comique à plusieurs titres. D’abord, il constitue le point culminant de la progression dramatique. Les personnages ont petit à petit rempli la scène et l’on passe du jeu littéraire ou galant à une démonstration plus marquée encore des occupations de la bonne société. Le bal permet de passer de la parole au simple jeu de scène ; on atteint les limites possibles du théâtre quand les paroles de Mascarille se réduisent à un « La, la, la, la, la, la, la, la » accompagnant les violons. Tout est alors jeu de scène, qu’il s’agisse de Mascarille dansant seul ou avec Magdelon, ou bien de Jodelet qui peine à suivre la cadence. Le texte fonctionne ici comme le canevas de la commedia dell’arte. Le passage est comique également parce que Mascarille, cherchant à montrer ses talents de danseur et de musicien, s’avère incapable de garder le rythme. Le spectateur, aidé par les jeux de scène, comprend bien que le « il n’y a pas moyen de danser avec eux » de Mascarille et le « ne pressez pas si fort la cadence : je ne fais que sortir de maladie » révèlent la maladresse des deux jeunes gens. La double énonciation (des propos compris différemment par les personnages et par le public) est l’une des sources du comique. ak Le marquis de Mascarille et le vicomte de Jodelet ont rivalisé de bravoure dans la scène 11 et ils veulent, dans la scène 12, afficher leurs talents mondains de danseurs. Mais de nombreux indices rappellent au spectateur qu’ils ne sont que deux valets déguisés. Comme dans la scène 9, l’accumulation des exploits est plus que suspecte ; les hauts faits d’armes ne sont plus que prétexte à montrer des cicatrices et à enlever ses hauts-de-chausses ; ils révèlent même l’ignorance des prétendus héros qui se gargarisent de mots qu’ils ne maîtrisent pas : « il commandait un régiment de cavalerie sur les galères de Malte ». Le burlesque du passage des cicatrices signe la condition populaire des protagonistes.

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Les héros de la farce sont des valets et non des nobles. On les reconnaît à l’hyperbole comme à la connotation sexuelle. On retrouve cette hyperbole à la fin de la scène 11 lorsque Mascarille s’attribue un nombre impressionnant de valets : « Champagne, Picard, Bourguignon, Casquaret, Basque, la Verdure, Lorrain, Provençal, la Violette ! » Dans la scène 12, Mascarille et Jodelet se montrent incapables de danser malgré les compliments aveugles des deux précieuses : « Il a tout à fait la taille élégante. », « Et a la mine de danser proprement. ». De plus, les jeux de scène appelés par les répliques révèlent la maladresse des deux domestiques : il n’est pas donné à un valet de danser en cadence. L’expression « violons de village » censée insulter les musiciens s’applique en réalité (jeu de double énonciation) aisément aux deux jeunes gens.

Étudier la représentation de la noblesse dans la scène 11 Champ lexical de la noblesse Champ lexical de l’armée

vicomte, marquis, beau monde, gentilhomme-ci, droits seigneuriaux, les veilles de la Cour, ton carrosse, la Comtesse, le Duc, courir un cerf (la chasse est un privilège aristocratique). On peut ajouter le vocabulaire de la préciosité : esprit, compagnie, impromptu, galant.

fatigues de la guerre, un des vaillants hommes du siècle, un brave, l’armée, un régiment de cavalerie, petit officier, vous commandiez deux mille chevaux, l’épée, les hommes d’épée, la bravoure, cette demi-lune, les ennemis, au siège d’Arras, blessé, d’un coup de grenade, un coup de mousquet, la dernière campagne, me perça de part en part, l’attaque des Gravelines.

am On peut relever : « Ce sont fruits des veilles de la cour, et des fatigues de la guerre. » Le présentatif « Ce sont » introduits un nom que développe un double complément du nom. « veilles de la cour » et « fatigues de la guerre » sont deux expressions parallèles, toutes deux formés d’un nom et de son complément du nom. Des allitérations en fricatives (veilles/ fatigues) et gutturales (Cour, fatigues, guerres). Bien que le parallélisme soit plus atténué, on peut relever également « La guerre est une belle chose ; mais, ma foi, la Cour récompense bien mal aujourd’hui les gens de service comme nous. » La « guerre » et « la Cour » sont deux substantifs sujets des verbes de chacune des deux propositions ; leur position en tête introduit un parallélisme renforcé par l’opposition de l’adjectif « belle » et la locution adverbiale « bien mal ». Les champs lexicaux de la noblesse et de l’armée se trouvent associés dans la scène 11 car, dans l’Ancien Régime, le port de l’épée est réservé à la noblesse dont la justification historique est la protection de ceux qui dépendent d’elle. Au XVIIe siècle, Louis XIV a renforcé son pouvoir en enfermant la noblesse dans le rituel de la cour. Les hommes d’épée font des révérences dans les salons et c’est ce que traduit cette association des deux champs lexicaux. Près d’un siècle plus tard, Montesquieu, dans ses Lettres persanes, reproche à Louis XIV, et plus généralement à la monarchie absolue, de préférer une noble de salon à un général qui lui gagne des batailles. On voit se préparer ici une telle dénonciation. an Les quatre répliques d’ouverture de la scène 11 sont parallèles. Les deux premières sont constituées d’une interjection suivie d’une apostrophe. Les deux suivantes sont formées d’une phrase exclamative introduite par l’adverbe « Que » ; les termes se font écho également : être (« suis ») et avoir (« ai »), « aise » et « joie », « rencontrer » et « voir ici ». Cet échange souligné par le parallélisme met en avant la dimension sociale de la noblesse. Au XVIIe siècle, on attend d’une « personne de condition » qu’elle sache se comporter en société et faire bon accueil aux autres, d’où les exclamations, les termes positifs « aise » et « joie » ainsi que la didascalie « s’embrassant l’un l’autre ». ao À la fin de la scène, Mascarille et Jodelet font allusion à une « Comtesse » et à un « Duc » sans leur donner de nom ; il s’agit simplement pour les deux valets déguisés de donner l’impression qu’ils fréquentent la bonne société. La double énonciation donne toute son épaisseur au passage. En effet, pour les personnages en scène, l’absence de nom installe une complicité entre gens d’un même monde ; il est inutile de nommer des personnes que l’autre connaît : les précieuses, ne fréquentant pas les salons, sont exclues de cette connivence mondaine et donc éblouies par ce monde que Mascarille et Jodelet esquissent afin de les séduire. Rappelons que comtesse et duc sont d’un rang supérieur à marquis et vicomte. Mais ce n’est pas tout : pour le spectateur, l’absence de nom montre que, pour les

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deux prétendus gentilshommes, l’identité se réduit à un titre de noblesse ; elle révèle surtout l’ignorance des deux valets qui n’ont pas de nom à proposer et n’osent sans doute pas affirmer clairement une intimité avec des personnes qu’ils n’ont qu’entrevues. ap Par le biais de la parodie, la scène 11 donne une image intéressante des différentes activités de la noblesse. Les faits de guerre occupent une place importante et rappellent la fonction initiale de cette caste. Mais ces actes héroïques ne sont plus ici que prétexte à une stratégie galante car un fossé s’est creusé, avec Louis XIV, entre la guerre et la vie mondaine : « la Cour récompense bien mal aujourd’hui les gens de service comme nous ». Les jeux mondains, notamment littéraires, remplacent l’activité militaire : « je veux faire un impromptu là-dessus ». En effet, pour les précieuses, ces jeux intellectuels tendent à supplanter les exploits guerriers ; Magdelon n’affirme-t-elle pas qu’elle veut « que l’esprit assaisonne la bravoure » ? Quant aux cicatrices, elles rappellent la présence d’un corps bien matériel que la préciosité tend à gommer. On peut rapprocher le « nous le croyons, sans y regarder » de Magdelon d’une réplique de Cathos dans la scène 4 : « Comment est-ce qu’on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu ? ». À la fin de la scène 11, d’autres activités sont évoquées : la promenade en carrosse (« Nous mènerions promener ces Dames hors des portes »), la galanterie (« mon cœur ne tient plus qu’à un filet »), les rencontres mondaines à l’intérieur d’un groupe bien défini (la « Comtesse » et le « Duc »), le bal (« Ayons donc les violons pour danser. ») et la chasse (« courir un cerf »). On remarquera que toutes ces activités, si l’on exclut bien entendu la première évoquée, à savoir la guerre, sont des loisirs et toutes sont collectives. Ainsi, même lorsqu’il est question de chasse, le groupe est convoqué : « le Duc m’est venu voir ce matin, et m’a voulu mener à la campagne, courir un cerf avec lui ».

S’interroger sur la dimension critique aq On peut relever, par exemple : – « C’est pousser vos civilités jusqu’aux derniers confins de la flatterie. » : l’hyperbole est l’une des marques de la préciosité. S’écartant d’un ordinaire fade, Magdelon se tourne vers les extrêmes, comme si l’exagération du langage donnait plus de force à son quotidien. – « Allons, petit garçon, […] Voyez-vous pas qu’il faut le surcroît d’un fauteuil ? » : la supériorité se lit en filigrane de l’apostrophe et la syntaxe compliquée, peu appropriée pour une demande aussi simple, traduit une volonté de donner du relief à l’ordinaire. Plus loin dans la scène, Magdelon réutilise la même construction : « il faut donc quelque surcroît de compagnie ». – « Pour moi, j’ai un furieux tendre pour les hommes d’épée. » : l’adjectif « tendre » ou l’adverbe « furieusement » reviennent régulièrement dans la bouche des précieuses ; ce tic de langage donne plus d’intensité aux propos anodins. On voit que les constructions et le vocabulaire sont peu variés et obéissent toujours aux mêmes règles de fonctionnement ; sous la plume de Molière, les précieuses retombent dans la platitude à laquelle elles cherchent à échapper. ar Cathos se réjouit de cette journée qui, selon elle, marque son entrée dans le monde parisien dont elle rêve. L’arrivée de Mascarille a été suivie de celle de Jodelet, ce qui lui donne l’illusion de recevoir dans son salon comme le font les vraies précieuses qu’elle cherche à imiter. Cette réplique de Cathos est un écho à celle de Magdelon : « Ma toute bonne, nous commençons d’être connues : voilà le beau monde qui prend le chemin de nous venir voir. » as On peut deviner dans ce passage plusieurs reproches adressés à la noblesse. En premier lieu, elle a oublié sa fonction initiale, la guerre et la protection, et, de ce fait, elle semble avoir perdu sa raison d’être. Ensuite, elle vit en autarcie, repliée sur elle-même, comme si le titre de noblesse suffisait à définir l’individu. Il n’est question que de vicomte et de marquis, de comtesse et de duc et, lorsque Mascarille introduit Jodelet, il le présente comme « ce gentilhomme-ci ». Sans doute Molière reproche-t-il aussi à la noblesse d’occuper son temps avec des vanités mondaines, jeux littéraires, promenades, bal, parties de chasse… bt Ni Mascarille, ni Jodelet n’appartiennent à la noblesse. On a vu (question 11) que le spectateur, informé par La Grange et Du Croisy au début de la pièce, perçoit le statut de valet derrière les hyperboles et les gestes des deux prétendus gentilshommes. Le fait qu’ils ne soient pas de véritables nobles, de même que les jeunes filles ne soient que « deux pecques provinciales », fille et nièce du bourgeois Gorgibus, relativise la critique de la noblesse. Pour le « beau monde » qui se trouve dans la

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salle, ce ne sont pas les nobles qui sont visés, mais ceux qui prétendent les imiter. Si les deux valets se montrent incapables de danser, ignorants et vulgaires, c’est que la noblesse reste intouchable. Seule une fausse précieuse peut confondre un valet et un marquis… bk La comédie Les Précieuses ridicules constitue un véritable défi que se lance Molière, désireux d’assoir sa très récente notoriété. Il répond aux attentes des spectateurs de façon subtile, les malmène juste ce qu’il faut sans les blesser profondément. Un savant dosage qui repose sur l’intrigue même de la pièce, le travestissement des valets. Le public de la Cour, habitué aux divertissements variés, voire blasé, attend de la comédie qu’elle soit insolente sans le mettre en danger. L’insolence consiste à lui tendre un miroir où il n’a aucun mal à se reconnaître : les jeux littéraires, la galanterie, la mode, le bal, le langage « furieusement » travaillé… c’est bien lui. Et Molière, dans le rôle de l’un d’eux, dénonce leur snobisme, leur oisiveté, leur prétention… Mais tout cela fait partie du genre et les jeux de scène ne cessent de montrer le valet sous le gentilhomme. La farce autorise la critique ; ce n’est qu’insolence de bouffon ! Et si Molière réussit à séduire le public de la Cour, c’est parce qu’il joue sa pièce sur la ligne dangereuse qui sépare la farce de la réelle critique, parce qu’il rivalise d’esprit avec ceux qui prétendent en avoir, osant tendre et cacher cet étonnant miroir qu’est le théâtre.

Lire l’image bl Le personnage qui reçoit est installé sur son lit et les invités sont assis entre le lit et le mur, c’est-à-dire dans la ruelle. bm La femme installée dans son lit n’est pas allongée, mais assise, ce qui laisse entendre qu’il ne s’agit pas de maladie. La position de ses bras montre qu’elle est en train de parler. La conversation est au cœur de l’image ; en effet, derrière la scène des trois femmes au premier plan, deux personnages discutent aussi, près de la fenêtre. Notons également que la ruelle est avant tout un univers féminin qui se veut intime.

À vos plumes ! bn On pourra donner aux élèves des exemples de personnages : sportifs, musiciens… Le sujet demande à la fois une maîtrise de l’écriture théâtrale et un sens de la progression. Il est essentiel d’avoir fixé le point d’aboutissement du dialogue avant de rédiger l’enchaînement des répliques.

É t u d e d e s s c è n e s 1 3 à 1 7 ( p p . 5 6 à 5 9 )

Avez-vous bien lu ? u Les propositions exactes sont : a) et d).

Étudier la composition de la pièce v Depuis l’arrivée de Mascarille au début de la pièce, le nombre des personnages n’a fait que croître afin de donner l’illusion d’une réunion mondaine à l’image de l’ambition sociale des deux jeunes filles. La venue de La Grange et du Croisy s’inscrit dans cette logique du nombre croissant. Remarquons d’ailleurs que, si, dans un premier temps, les deux jeunes maîtres arrivent seuls, dans la scène 15, ils reviennent avec du renfort comme le laisse entendre la première réplique de La Grange : « Entrez, vous autres. » Mais, dans cette cohérence, l’entrée en scène de La Grange et Du Croisy introduit une rupture comique puisque les deux jeunes gens, au lieu de contribuer à la scène mondaine, viennent au contraire y mettre un terme de façon brutale (cf. question 9). L’arrivée de La Grange et Du Croisy est aussi une façon de fermer un parcours ouvert dans la scène 1 ; leur présence sur scène annonce l’imminence du dénouement. w La phrase de Magdelon est l’écho des propos de La Grange dans la scène 1 : « et si vous m’en croyez, nous leur jouerons tous deux une pièce, qui leur fera voir leur sottise, et pourra leur apprendre à connaître un peu mieux leur monde ». De manière plus large, l’arrivée de La Grange et Du Croisy rappelle l’ouverture de la pièce ; les scènes 16 et 17 voient le retour de Gorgibus qui s’en prend, comme au début, aux deux jeunes filles : « Ah, coquines que vous êtes ». Alors que Cathos et Magdelon tenaient tête au bourgeois obtus dans la scène 4, elles ne font ici que se lamenter dans la scène 16 (« Ah ! mon père, c’est une pièce sanglante qu’ils nous ont faites. »), puis se taire dans la scène 17.

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x Les Précieuses ridicules ne sont officiellement qu’un petit divertissement. Molière sait que sa façon de jouer les tragédies ne plaît guère et il compte s’imposer avec sa comédie. Aussi cette dernière doit-elle être aussi construite que la tragédie avec laquelle elle rivalise. De plus, la construction serrée de la pièce donne plus de force et de netteté à l’intrigue, conformément aux attentes du classicisme. Molière inscrit, dans le cadre classique de la structure, le jeu baroque du théâtre dans le théâtre. Ce rapprochement subtil des deux esthétiques contribue sans doute à séduire le spectateur.

Étudier le renversement de situation y On relève : – « vous ne rirez pas de nous » : indicatif futur simple ; – « Entrez, vous autres » : impératif présent ; – « qu’on les dépouille sur le champ » : subjonctif présent ; – « Vous irez chercher » : indicatif futur (auxiliaire de modalité : aller) ; – « qu’on leur ôte » : subjonctif présent ; – « Qu’on emporte » : subjonctif présent ; – « dépêchez » : impératif présent ; – « Demandez » (deux fois) : impératif présent. Si les deux derniers impératifs qui se font écho sont prononcés par Mascarille et Jodelet, les deux nobles déchus, les autres verbes à modalité injonctive se rencontrent dans les répliques de La Grange et Du Croisy. La parole, ici, comme souvent au théâtre, est action. Dire, c’est faire et les décisions des deux jeunes gens valent actions. Après les coups de bâton de la scène 13, les injonctions contribuent à remettre les valets à leur place et, indirectement, à ridiculiser les deux jeunes filles prétentieuses. U Dans les différentes scènes constitutives du dénouement, les répliques de Cathos et Magdelon ont une modalité exclamative ou interrogative, ce qui traduit leur désarroi. La scène 14 est significative : Magdelon pose une question « Que veut donc dire ceci ? », puis s’exclame : « Endurer un affront comme celui-là, en notre présence ? ». On retrouve la même progression dans la scène 15 où Magdelon interroge (« Quelle est donc cette audace, de venir nous troubler de la sorte dans notre maison ? », « Vos laquais ! »), puis s’indigne (« O ciel, quelle insolence ! ») ; c’est ensuite à Cathos de s’exclamer : « Ah, quelle confusion ! ». La scène 16 est un peu différente puisque Magdelon commence par se lamenter avec l’interjection « Ah ! » ; l’interrogation « Et vous, marauds, osez-vous vous tenir ici après votre insolence ? » est purement rhétorique ; elle exprime l’indignation de la jeune fille. V En valets de comédie qu’ils sont malgré leurs airs de marquis ou de vicomte, Mascarille et Jodelet ne sont pas effondrés comme les jeunes filles par l’intervention brutale de leurs maîtres respectifs. Dans la scène 13, ils se contentent de recevoir les coups de bâton en poussant quelques « Ahy, ahy, ahy ». Mascarille rappelle quand même que la « pièce sanglante » que les deux valets viennent de jouer aux précieuses est une idée des jeunes gens éconduits ; mais sa protestation se fait avec humour, dans la tradition du valet de comédie que la colère du maître n’atteint jamais : « vous ne m’aviez pas dit que les coups en seraient aussi. » Dans la scène 14, Mascarille et Jodelet essaient, avec une légèreté qui ne trompe pas le spectateur, de sauver la situation en jouant à nouveau leurs personnages. C’est d’abord le rôle d’homme d’épée : « je suis violent, et je me serais emporté » ; la scène de bataille attendue par les précieuses est simplement esquissée au conditionnel. Puis ce sont les relations mondaines qui sont mises en avant : « entre amis on ne va pas se piquer pour si peu de chose ». La scène 15 dévoile définitivement la supercherie (« Oui, nos laquais ») et les deux valets adoptent une distance résignée et amusée qui correspond à leur rôle dans la comédie. Tous deux prennent un ton grandiloquent, pseudo-tragique : « Adieu », « Voilà le marquisat et le vicomté à bas. » et, surtout, le décasyllabe qui en appelle à la déesse latine du destin : « Ô Fortune, quelle est ton inconstance ! » À la toute fin de la scène, les deux répliques qui se font écho parodient le style soutenu de leurs anciens personnages et l’on retrouve ce ton ironique dans la dernière réplique de Mascarille (scène 16) : « Traiter comme cela un marquis ? ». On y retrouve le vocabulaire de la noblesse et des valeurs morales qui y sont associées : « marquis », « disgrâce », « fortune », « vaine apparence », « vertu toute nue ».

Étudier le dénouement W Nous avons vu en réponse à la question 2 que l’arrivée de La Grange et Du Croisy trouve sa place dans la multiplication du nombre de personnes sur la scène. Mais il s’agit aussi d’une rupture puisque,

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d’un seul coup, le marquis et le vicomte se retrouvent battus comme des valets. Eux, qui avaient précédemment démontré leur bravoure en dévoilant leurs cicatrices, se laissent battre sans protester. « Endurer un affront comme celui-là, en notre présence ? » s’exclame Magdelon indignée, dans la scène 14 ; l’entrée en scène des deux jeunes gens est une rupture car elle s’effectue en « présence » des deux précieuses et modifie leur regard sur leurs visiteurs. Le jeu mondain est irrémédiablement brisé dans la scène 15 lorsque La Grange explique les coups de bâton en démasquant les deux « laquais ». Cette rupture est-elle pour autant un coup de théâtre ? Non, car, programmée dès le début de la pièce, elle ne surprend pas le spectateur. L’enjeu de la comédie étant la vengeance des deux jeunes gens, il est logique qu’ils reviennent révéler la « pièce sanglante » et ridiculiser les deux « pecques provinciales ». X Le dénouement de la pièce est double. D’abord, il concerne les deux jeunes filles qui sont punies, comme le voulaient La Grange et Du Croisy, du mauvais accueil qu’elles ont réservé à leurs prétendants. Dans la dernière réplique de Gorgibus, elles qui désiraient s’élever dans la hiérarchie sociale en entrant dans la haute société parisienne, descendent au rang de « vilaines » (sens originel). Ensuite, c’est aussi Gorgibus qui est puni : « malheureux que je suis, il faut que je boive l’affront ». Le bourgeois qui ne pensait qu’à lui devra lui aussi tirer leçon de la « pièce sanglante ». On pourrait ajouter un troisième dénouement qui est plutôt une pirouette comique : les musiciens auxquels il avait été fait appel ne sont pas payés et sont mêmes battus alors qu’ils n’ont pas de rôle réel dans la mascarade : « voici la monnaie dont je veux vous payer. » at Le spectateur peut être surpris par les coups de bâton que La Grange donne aux deux valets car, n’est-ce pas les deux jeunes gens eux-mêmes qui ont eu l’idée de jouer la « pièce » et qui, pour cela, ont fait appel à leurs laquais ? Dans la scène 1, en effet, La Grange évoque Mascarille et le présente comme un instrument ; « Ce que j’en prétends faire ! » : le pronom « en » qui désigne Mascarille est un complément qui réduit le valet au statut d’objet. Mascarille est lui-même surpris par cette entrée en scène des deux maîtres : « vous ne m’aviez pas dit que les coups en seraient aussi ». Pourquoi alors punir les valets qui n’ont fait qu’obéir aux ordres ? On peut avancer plusieurs raisons. Pour rendre l’arrivée de La Grange et Du Croisy plus fracassante et ridiculiser de ce fait davantage les jeunes filles, les coups de bâton sont nécessaires, car ils transforment instantanément nos deux valeureux guerriers en laquais soumis. De plus, les coups de bâton font partie de la comédie et trouvent donc pleinement leur place dans la « pièce » imaginée par La Grange et Du Croisy. Les deux valets ont joué leur comédie, mais la « pièce » doit aussi être jouée (« nous leur jouerons tous deux une pièce ») par les deux jeunes gens qui arrivent au dernier acte avec du renfort et munis d’un bâton. L’épisode de la comédie démasquée fait pleinement partie de la « pièce sanglante ». Enfin, les coups de bâton qui pleuvent sur le dos de Mascarille sont aussi destinés à punir un valet prétentieux. De même que les deux jeunes filles se plaisent à s’imaginer en dames de la Cour, de même Mascarille est « un extravagant, qui s’est mis dans la tête de vouloir faire l’homme de condition ». Le voilà donc rabaissé en même temps que les jeunes filles. ak Quand tout le monde a quitté la scène et que ne restent que les jeunes filles réduites au silence et les musiciens qui n’ont rien compris, Gorgibus conclut la pièce et plusieurs leçons se dégagent. Conformément à la devise de la comédie latine (« corriger les mœurs par le rire »), la pièce a corrigé plusieurs excès. D’une part, les jeunes filles prétentieuses ne sont plus que des « vilaines » condamnées à se « cacher […] pour jamais », d’autre part, ceux qui ne s’intéressent qu’à l’argent, Gorgibus et les violons, sont punis également. Se tournant vers un autre destinataire (« Et vous »), qui pourrait être la salle supposée apprécier les « pernicieux amusements », Gorgibus s’en prend aux divertissements littéraires (« sottes billevesées, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes ») pour dénoncer leurs effets « pernicieux ». Ce n’est pas la littérature qui est visée ici, mais son avatar mondain : il est question des « esprits oisifs » et les sonnets ne sont plus que des « sonnettes ». Dénonçant la littérature légère, celle qui travestit la réalité (« romans »), Molière esquisse en filigrane son ambition littéraire : bien que faisant partie des occupations mondaines, son théâtre n’est pas un des « pernicieux amusements des esprits oisifs ». N’est-ce pas d’ailleurs le théâtre qui a le dernier mot puisque la pièce s’achève par des coups (« les battant ») dans la tradition de la comédie.

Les Précieuses ridicules – 23

Étudier le théâtre dans le théâtre al L’expression « pièce sanglante », qui répond au projet de la « pièce » annoncé dans la scène 1, nous montre bien que, suivant une esthétique baroque, la comédie de Molière tisse un réseau d’illusions. Derrière le marquis de Mascarille et le vicomte de Jodelet, il y a deux valets et, derrière les deux valets, deux comédiens dont l’un se nomme effectivement Jodelet… Les scènes mondaines qui s’achèvent par le bal ne sont qu’une mascarade écrite par La Grange et Du Croisy : Mascarille et Jodelet jouent un rôle selon le canevas imaginé par leurs maîtres et les jeunes filles, sans en être conscientes, font semblant d’être au courant de ce qui se fait dans les salons. Tout le monde joue, le sachant ou non, cette petite comédie, devant les spectateurs représentés sur scène par Marotte et Almanzor. Mais le dernier acte de la pièce échappe à Mascarille et Jodelet ; les auteurs de la petite comédie veulent aussi tenir un rôle et ils entrent en scène pour battre leurs valets/comédiens. La scène 14 occupe une place particulière dans ce procédé de théâtre dans le théâtre. En effet, après l’intervention des deux maîtres, les valets tentent de sauver l’illusion de réel en insérant comme ils peuvent les coups de bâton dans la scène de salon : « je suis violent, et je me serais emporté », « entre amis on ne va pas se piquer pour si peu de choses ». am Qui dit théâtre dans le théâtre dit comédien jouant le rôle d’autres comédiens ; c’est le cas ici de Molière et de Jodelet jouant le rôle de deux valets contrefaisant respectivement un marquis et un vicomte. Pour aller jusqu’au bout du procédé, il faut aussi que soient représentés sur scène les spectateurs et c’est l’une des fonctions (en plus du rôle mondain) des personnages silencieux dans les scènes 14 et 15. an Le procédé de théâtre dans le théâtre séduit le spectateur fasciné par les différents miroirs de la petite comédie de Molière. En effet, la bonne société se voit représentée sur scène tandis que le théâtre se montre lui aussi avec la « pièce sanglante » écrite par les deux prétendants éconduits. Au départ simple contrepoint comique d’une tragédie, la comédie des Précieuses ridicules s’avère être une petite pièce subtile et brillante. La critique est là, mais elle se dérobe, car les nobles ridicules montrent qu’ils ne sont que des valets, des comédiens plutôt… ao Le rôle de Mascarille est tenu par Molière et l’on se doit d’examiner de près sa dernière réplique car elle pèse autant sans doute que celle de Gorgibus qui clôt la pièce. La double énonciation se montre : avec une dernière révérence, le comédien-auteur s’adresse à son public plus qu’à Magdelon. Dans la logique de l’intrigue, cette réplique, en effet, n’est que la pirouette d’un valet qui continue à jouer son rôle de marquis (« Traiter comme cela un marquis ? »). Mais la dernière phrase ne se réduit pas à l’ironique dignité bafouée du marquis, elle exprime, à l’intention des spectateurs, la morale de la pièce. Molière y oppose la « vaine apparence » à « la vertu toute nue » et l’on voit que l’objet de la dénonciation n’est pas la préciosité, mais la prétention et l’hypocrisie, deux défauts qui seront épinglés dans tout le théâtre du dramaturge.

À vos plumes ! ap On attend des devoirs qu’ils éclairent par le dialogue les leçons à tirer de la comédie. Les élèves qui auront su établir un parallélisme entre leur scène et la première de la pièce auront bien montré qu’ils avaient été sensibles à la composition classique des Précieuses ridicules.

R e t o u r s u r l ’ œ u v r e ( p p . 6 2 - 6 4 )

u 1) Dans la scène d’exposition, on apprend que les précieuses ont mal reçu La Grange et Du Croisy. 2) Dans la scène 9, « s’écriant brusquement » est une didascalie/indication scénique. 3) L’arrivée de Mascarille dans sa chaise à porteurs relève du comique de gestes. 4) L’impromptu écrit et commenté par Mascarille appartient au comique de mots. 5) La prétention des deux jeunes filles et des deux valets est une forme de comique de caractère. v Les événements se produisent dans l’ordre suivant : 6, 9, 5, 1, 4, 7, 2, 10, 8, 3. w L’événement qui est à la source de l’intrigue, à savoir la scène au cours de laquelle les jeunes filles repoussent La Grange et Du Croisy, n’est pas représenté, mais évoqué dans la scène d’exposition. x 1) Mascarille. 2) Les violons.

Réponses aux questions – 24

3) Mascarille. 4) Gorgibus. 5) Mascarille. 6) Jodelet. 7) Marotte. 8) Mascarille. 9) Madelon. y

Personnages ridiculisés Travers dénoncés par Molière Gorgibus un personnage terre à terre, égoïste et avare Cathos et Magdelon deux jeunes provinciales prétentieuses, désireuses de profiter de la vie

mondaine à Paris Mascarille un valet qui se prend pour un noble et se pique de littérature Jodelet un valet qui se fait passer pour un noble et incarne les prétentions

guerrières U 1) d) ; 2) f) ; 3) b) ; 4) a) ; 5) e) ; 6) c).

Les Précieuses ridicules – 25

P R O P O S I T I O N D E S É Q U E N C E D I D A C T I Q U E

QUESTIONNAIRE ÉTUDE DE LA LANGUE TECHNIQUE LITTÉRAIRE EXPRESSION ÉCRITE

Scènes 1 à 4 • Les modalités. • L’expression de l’indignation. • Le présent de vérité générale.

• L’exposition. • La comédie. • Les types de comique au théâtre. • La parodie. • La visée critique.

• Écrire une scène de rencontre à partir des données de la pièce.

Scènes 5 à 8 • Le langage précieux. • L’entrée en scène d’un personnage. • Les didascalies. • Les procédés comiques. • La représentation sociale.

• Écrire un récit romanesque inséré dans une parole théâtrale.

Scène 9 • Les degrés de signification de l’adjectif. • Les adverbes.

• La progression du dialogue. • Les procédés comiques. • La satire.

• Écrire une scène par transposition.

Scènes 10 à 12 • Le parallélisme syntaxique. • Les champs lexicaux croisés.

• La composition de la pièce. • La comédie. • La représentation sociale. • La critique.

• Écrire une scène par transposition.

Scènes 13 à 17 • Les modalités. • L’expression de l’injonction.

• La composition de la pièce. • Le renversement de situation. • Le dénouement. • Le théâtre dans le théâtre.

• Écrire une scène qui prenne en compte les leçons de la pièce.

Exploitation du groupement de textes – 26

E X P L O I T A T I O N D U G R O U P E M E N T D E T E X T E S

Les textes réunis à la fin du livre sont des scènes de comédie qui mettent en scène différents personnages féminins ; ces extraits nous invitent à réfléchir sur le visage et le rôle de ces femmes dans le théâtre de Molière et dans la société du XVIIe siècle. Le groupement de textes peut être abordé dans différentes perspectives.

u Un travail sur la comédie Les élèves ont déjà eu l’occasion de travailler sur le théâtre et, plus particulièrement, sur la comédie. Il est essentiel de consolider tout au long du collège la connaissance des marques génériques du genre. On pourra travailler dans plusieurs directions : – l’étude de la langue : le choix des vers (comment le texte en vers parvient-il malgré tout à rester souple et proche du langage ordinaire ?) ou de la prose ; les différents niveaux de langue et leur lien avec la condition sociale ; Molière choisit de marquer les contrastes sur le plan de la syntaxe et du vocabulaire ; – le dynamisme des échanges et le ressort de l’opposition ; – le comique : langue, caractère, geste, situation ; – les personnages stéréotypés : le père naïf ou la servante insolente.

u La représentation critique de la société • La représentation des différentes couches de la société : on étudiera la représentation des classes sociales, qu’il s’agisse de la classe populaire (le parler des servantes, l’ignorance, le bon sens, la débrouillardise), des bourgeois ; la noblesse occupe une place réduite dans la comédie : les précieuses reçoivent un marquis et un vicomte qui ne sont que des valets, la Comtesse d’Escarbagnac est une provinciale. En revanche, Dorante, joue un rôle plus sombre en dupant jusqu’au bout M. Jourdain. La religion (ordre de l’Église) n’est pas représentée dans nos comédies ; sujet tabou dans la comédie, elle vaudra à Molière l’interdiction du Tartuffe en 1664. • Dans la société du XVIIe, héritée de la structure médiévale, c’est la naissance qui permet de distinguer les individus. On voit cependant apparaître chez Molière un autre critère de discrimination : les connaissances. Qui est savant et qui ne l’est pas ? Qui fait seulement semblant de l’être ? La sincérité est aussi un critère, comme on le voit dans la scène du Malade Imaginaire qui oppose Béline à Angélique. • Molière dénonce les prétentions des précieuses, des femmes qui veulent être « savantes », du bourgeois qui aspire à devenir gentilhomme… On classera les différentes sortes de prétention : prétentions sociales ou intellectuelles. Et on verra comment elles conduisent à un mépris des autres.

u La représentation des femmes On peut opposer les femmes qui incarnent le bon sens et l’honnêteté face à des hommes déraisonnables (Mme Jourdain, Angélique, les servantes), celles qui sont intéressées (Dorimène dans Le Mariage forcé, Béline dans Le Malade imaginaire), celles qui affirment leur indépendance et revendiquent le droit à la connaissance, mais se montrent méprisantes et prétentieuses. Molière critique la prétention des femmes tout en dénonçant l’abus des pères et l’éducation des filles dans L’École des femmes.

Les Précieuses ridicules – 27

P I S T E S D E R E C H E R C H E S D O C U M E N T A I R E S

L’étude des Précieuses ridicules, la comédie qui a conforté l’autorité de Molière sur les scènes parisiennes, est une entrée en matière intéressante pour aborder les grandes comédies. Tout en conservant les ressorts de la farce que les élèves ont eu l’occasion d’étudier dans des pièces comme Les Fourberies de Scapin ou Le Médecin malgré lui, Molière traite de façon fine des sujets délicats : le statut des femmes, le mode de vie de l’aristocratie, les conditions du théâtre et l’affadissement de la littérature dans les salons. On pourra prolonger l’étude en demandant aux élèves d’explorer les pistes suivantes :

u La commedia dell’arte – Les personnages. – Le canevas. – Les lazzi. – L’histoire : comment ce théâtre italien a été introduit en France. – Les représentations picturales du personnage d’Arlequin et des personnages types comme le matamore (Jodelet).

u Le théâtre au XVIIe siècle – On pourra prolonger l’étude proposée dans le dossier par des recherches sur les conditions de vie des comédiens. – Des exposés peuvent aussi être proposés sur les deux autres grands dramaturges du XVIIe siècle, Corneille et Racine. – Un prolongement : histoire de la Comédie-Française.

u Le théâtre – La gestion d’un théâtre. – Les métiers du théâtre. – L’architecture des théâtres (des tréteaux à la salle prestigieuse).

u La préciosité – La vie des salons. – Les œuvres précieuses. – Du roman précieux à un grand roman : La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette.

u Molière – Le schéma traditionnel de l’intrigue et les personnages types dans la comédie : les valets à partir de Mascarille et Jodelet, les servantes à partir de Marotte, les jeunes gens à partir des précieuses et des deux prétendants éconduits, les pères à partir de Gorgibus. – La dénonciation des prétentions et des vaines apparences.

u La satire du XVIIe siècle à nos jours – La Fontaine. – La Bruyère. – Les philosophes de Lumières. – Victor Hugo dans Les Châtiments. – La satire aujourd’hui (presse, télévision).

u La femme dans le roman d’amour : objet de quête ou victime ? On partira de la littérature courtoise et de son avatar précieux pour s’interroger sur les romans contemporains lus par les adolescents.

Bibliographie complémentaire – 28

B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E

Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle (en trois tomes), Albin Michel, 1997. Scherer Nizet, La dramaturgie classique en France, 2001 (nouvelle édition). René Bray, La Préciosité et les Précieux, Nizet, 1960. François Bluche (sous la direction de), Dictionnaire du Grand Siècle, Fayard, 2005 (nouvelle édition). René Bray, Molière, homme de théâtre, Mercure de France, 1992. Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Klincksieck, coll. « Libraire Klincksieck - Série littérature », 1992. Gérard Defaux, Molière ou les métamorphoses du comique, Klincksieck, coll. « Bibliothèque d’Histoire du Théâtre », 1992.