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LEOPOLD SEDAR SENGHOR LES NOIRS DANS L'ANTIQUITÉ MÉDITERRANÉENNE A u colloque tenu à Dakar, du 19 au 23 janvier 1976, sur l'Afrique noire et le monde méditerranéen antique, le profes- seur M . Martiny a soutenu que « le métissage, élément important du « miracle grec », a dû se faire en priorité avec la femme noire, qui apporte, non seulement son double chromosome X, mais certains autres dans leurs cariotypes, avec toute la beauté, la grâce, la finesse intuitive de la féminité ». D'où l'attirance réciproque des contraires chaque fois que deux races, deux ethnies, deux peuples, sont en contact. Qu'on se souvienne seulement de la femme kouchi- te, c'est-à-dire noire, de Moïse, de la reine de Saba, lançant aux filles de Jérusalem : «Je suis noire, et je suis belle », ce qui est la traduction mot à mot du texte et non pas : a Je suis noire, mais je suis belle. » Aujourd'hui encore, en Egypte, la séductrice, c'est Yasmarouni, la Nubienne à la peau foncée. A l'inverse, en Afrique noire, la séductrice, c'est Mami Wata (de l'anglais Mamy Water), la déesse de l'eau, que l'art populaire du Sénégal nous présente comme une grande femme, claire de peau, avec une longue chevelu- re, comme une métisse. f~\ ue faut-il entendre par « Noirs », n o n plus au sens scientifi- que, mais au sens des Grecs et des Latins ? JLes Grecs, en général, employaient, au singulier, le mot Aethiops, « au visage brûlé », pour désigner le Noir - ou un mot voisin de la même racine. C'est ainsi que, dans sa description de l'armée de Xerxès, Hérodote emploie le même mot, Aithiopes, au pluriel, pour désigner les Négro-Africains oulotriches « aux cheveux crépus », qui étaient dans le même corps de troupe que les Arabes, et les Négro-Asiatiques ithytriches, « aux cheveux raides », qui étaient avec les Indiens. Les Romains, eux, n'employaient pas le

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LEOPOLD SEDAR SENGHOR

LES NOIRS

DANS L'ANTIQUITÉ

MÉDITERRANÉENNE

A u colloque tenu à Dakar , du 19 au 23 janvier 1976, sur l'Afrique noire et le monde méditerranéen antique, le profes­

seur M . Mar t iny a soutenu que « le métissage, élément important du « miracle grec », a dû se faire en priorité avec la femme noire, qui apporte, non seulement son double chromosome X, mais certains autres dans leurs cariotypes, avec toute la beauté, la grâce, la finesse intuitive de la féminité ». D 'où l'attirance réciproque des contraires chaque fois que deux races, deux ethnies, deux peuples, sont en contact. Qu 'on se souvienne seulement de la femme kouchi-te, c 'est-à-dire noire, de Moïse, de la reine de Saba, l ançan t aux filles de Jérusa lem : «Je suis noire, et je suis belle », ce qui est la traduction mot à mot du texte et non pas : a Je suis noire, mais je suis belle. » Aujourd'hui encore, en Egypte, la séductrice, c'est Yasmarouni, la Nubienne à la peau foncée. A l'inverse, en Afrique noire, la séductrice, c'est M a m i Wata (de l'anglais Mamy Water), la déesse de l'eau, que l'art populaire du Sénégal nous présente comme une grande femme, claire de peau, avec une longue chevelu­re, comme une métisse.

f~\ ue f a u t - i l entendre p a r « N o i r s », n o n plus au sens s c i e n t i f i -

que, mais a u sens des G r e c s et des L a t i n s ?

JLes G r e c s , en généra l , e m p l o y a i e n t , au s i n g u l i e r , le mot

Aethiops, « au visage brûlé », p o u r désigner le N o i r - ou u n mot

v o i s i n de la même r a c i n e . C 'est a i n s i que , dans sa d e s c r i p t i o n de

l ' a r m é e de X e r x è s , H é r o d o t e e m p l o i e le m ê m e m o t , Aithiopes, a u

p l u r i e l , p o u r désigner les N é g r o - A f r i c a i n s oulotriches « aux cheveux crépus », q u i étaient d a n s le m ê m e corps de t r o u p e q u e les A r a b e s ,

et les N é g r o - A s i a t i q u e s ithytriches, « aux cheveux raides », q u i

étaient avec les I n d i e n s . L e s R o m a i n s , eux, n ' e m p l o y a i e n t pas le

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mot niger, qui étai t adjectif, mais préféraient utiliser, selon leur origine, les mots Afer, « Africain », et Indus, « Indien », pour dési­gner le Noi r . Cependant, i l leur arrivait d'employer ce dernier mot, notamment en poésie et pour des raisons prosodiques, pour désigner les Négro-Africains, à qui ils avaient surtout affaire, comme de reprendre, tout simplement, le mot grec Aithiopes, « Ethiopiens ».

Allons plus loin, en songeant aux Préhel lènes de Vercoutter. E n réali té, aithiops signifie originairement, non pas « noir », mais « rouge foncé », comme le v in , comme précisément la couleur des indigènes que les Grecs t rouvèren t dans le pays et les îles qui devaient devenir la Grèce. C'est en partant donc de ces Préhellènes, qui é ta ient effectivement des Aithiopes, qu'ils appl iquèrent le mot à tous les hommes à peau plus ou moins noire.

Reste le mot Mourus, qui fait question à plus d'un titre. Le mot vient du grec, dont le sens étymologique est « de couleur sombre ». Ce qui signifie que les anciens Grecs ne voyaient pas non plus blancs les habitants du Maghreb, c 'est-à-dire l'ensemble des pays du nord-ouest de l 'Afrique, qui comprend, aujourd'hui, le Maroc, l 'Algérie et la Tunisie. Suivant, ici encore, les Grecs, ils ne voyaient pas davantage blancs les habitants de l 'Egypte et de la Libye. Ce n'est pas hasard si Hérodo te écrit des Colchidiens qu'ils sont d'origine égypt ienne « d'abord parce qu'ils ont la peau noire et les cheveux crépus « (1). Si le mot Maurus a fini, sous l 'Empire , par être le synonyme à'Aithiops, voire de Niger, i l n'en a pas toujours été ainsi, et des auteurs romains mais surtout grecs nous ont mont ré , en Mauroussia ou Mauretania, des Ethiopiens » vivant à côté de « Maures »

D 'après les différents témoignages, il semble bien que le pour­centage des Noirs à Rome était bien plus important qu ' i l ne l'est aujourd'hui à Paris. Ce qui est, tout de même, important. Et ils y exerçaient des métiers ou professions d'une grande diversité. Ils étaient lutteurs, boxeurs, acteurs, é tud ian ts , pédagogues , voire écri­vains, desservant des religions orientales ou exotiques, comme nous allons le voir.

Mais à Athènes , me demandera-ton, en Grèce ? S i les Noirs, aux ères classiques de l'une et de l'autre cité furent moins nombreux à Athènes et en Grèce qu ' à Rome et en Italie, ce n 'é ta i t pas que les Cirées fussent moins curieux que les Romains : c 'étai t

1 ) Hérodote. / / , 104.

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qu'ils furent moins conqué ran t s . Dans le chapitre int i tulé « les Nègres en Grèce » (2), A l a i n Bourgeois nous a mon t r é comment, depuis Homère jusqu'aux Ptolémées, les Grecs — aussi bien de la Sicile, de la Grande-Grèce et des colonies d'Afrique que de la Grèce proprement dite — s'étaient ouverts aux Noirs, qui, comme plus tard à Rome, vécurent parmi eux, y exerçant divers métiers . Il semble même qu ' i l y eût moins d'esclaves en Grèce qu'en Italie. Il est vrai que, jusqu 'à ces dernières années , les préjugés européens voyaient, partout, des esclaves dans les œuvres d'art r eprésen tan t des Noirs, alors que les textes l i t téraires, à l 'évidence, prouvent que les Latins, mais surtout les Grecs, s'ils péchaient contre les Nègres , c 'é tai t plutôt par sympathie. Sans parler encore de leur rôle de civi­lisateurs, Hérodote , le père de l 'Histoire, les présente comme de « grands et beaux hommes » et Scylax nous dit, dans son Périple, que « ceux de l'Occident ont plus de quatre coudées ».

T a présence de Noirs dans le monde grec, puis dans la Républ i -

fait de la colonisation. C'est le même phénomène qui, au \ x c

comme au x i x e siècle, s'est produit dans les empires britannique et français . Il n'est que de rappeler comment, à partir de l 'an 264 avant Jésus-Chris t , Rome se lança dans la conquête du bassin médi­t e r ranéen , et que les combats les plus acharnés se déroulèrent en Afrique, notamment contre les Berbères — Numides et « Maures » —, mais surtout contre les Noirs.

C'est au sud de l 'Egypte, à sa frontière avec la Nubie, alors appelée « Ethiopie », que l 'Empire romain, héri t ier des Ptolémées, connut les pires difficultés avec les Nubiens, présentés sous diffé­rents noms — Blemmyes, Nobates, Nobades —, qui, semble-t-il, dési­gnaient différentes ethnies d'un même peuple. Depuis le règne d'Auguste jusqu'au V I e siècle après Jésus-Chris t , l ' a rmée romaine, même sous l 'Empire romain d'Orient, ne cessa de guerroyer, sous une forme ou une autre, contre les redoutables guerriers nubiens, dont les ancêtres avaient formé l'élite de l ' a rmée égypt ienne sous les pharaons.

Je signalerai, entre autres, la campagne de Cornél ius Gallus, premier gouverneur d'Egypte, mais surtout les deux campagnes de C . Petronius, en 22 et 24 avant J . -C . Ce n'est pas hasard si Auguste

(2) La Grèce devant la négritude, pp. Kl - 12V

romain, tient, en partie, au

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remit les tributs qu ' i l avait imposés aux Nubiens et si Dioclétien, au 111e siècle après J . C . , décida de verser des subventions annuelles aux Nobades et aux Blemmyes.

Je ne reviendrai pas sur les guerres puniques. Ces guerres avaient abouti à la conquête puis à la romanisation, toutes les deux longues et difficiles, de l 'Afrique du Nord-Ouest, devenue le Maghreb. Pour quoi l 'Européen occidental, le Roumi, c'est-à-dire le « Romain », est resté, pendant des siècles, l 'Antagoniste.

C'est de cette Afrique du Nord-Ouest, divisée en plusieurs provinces, que les Romains lancèrent , au I e r siècle après J . - C , deux expéditions en direction de l 'Afrique noire. E n 86, Septimus Flac-cus, legatus Augusti propraetore, partant de Libye, à la tête d'une colonne romaine, s 'avança, pendant trois mois, vers le sud en terri­toire des Noirs. Mais la mission la plus fameuse est celle que conduisit Julius Maternus, qui, quittant Leptis Magna , traversa le pays des Garamantes pour atteindre Agysimba, un pays peuplé de Noirs et de rhinocéros. Il est généralement admis qu ' i l s'agit d'un pays soudano-sahélien.

Plus convaincants que ces expéditions, passées dans le folklore des spécialistes, me semblent être les nombreux faits qui prouvent une présence assez nombreuse des Noirs dans l 'Empire romain, et d'abord dans des provinces d'Afrique du Nord, depuis l 'Egypte jusqu 'à la Mauritanie tingitane. Aujourd'hui encore, i l y a des populations noires au sud de tous les pays d'Afrique du Nord, depuis la Haute-Egypte jusqu'aux rives du fleuve Draa, au Maroc.

A ussi loin qu'on remonte dans l'histoire des peuples médi terra­néens et depuis la guerre de Troie, sans parler des guerres

pharaoniques contre les Asiatiques, on trouve des Noirs et leurs métis dans les armées qui s'affrontent, parce que les Noirs font partie de ce monde, comme nous l'avons vu, mais aussi qu'ils sont de bons soldats. Il y a Memnon le guerrier noir dont la « beauté soulève l'admiration » (3) et qui, à la tête d'un contingent de soldats éthiopiens, vint au secours des Troyens assiégés. Et , tué par Achille, il fut chanté successivement par Homère , les tragiques et les poètes lyriques grecs. D'autre part, dans l ' a rmée de Xerxès, si l 'on en croit Eschyle dans les Perses, i l y avait un corps de 30.000 cavaliers noirs. D 'après Tite-Live, c'est 11.000 fantassins noirs

3" Hschvlc dans Ethiopie ou Memnon.

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qu 'Hannibal confie à son frère Hasdrubal, sans compter une troupe mixte composée de Noirs, de Puniques et de Maures (4).

C'est dans les guerres puniques qu ' ap rè s avoir eu, contre eux, des soldats noirs — sujets, alliés ou mercenaires de Carthage, car i l y avait les trois situations —, les Romains les employèrent , à leur tour et avec les mêmes statuts. Les témoignages sont, i c i , nombreux. Ils proviennent de l'art comme de la l i t té ra ture , et, dans celle-ci, des poètes comme des historiens ou des analystes. O n peut citer, parmi d'autres, Ti te-Live, Salluste, Tacite, Lucien, Héliodo-re, Ammien Marcel l in , Pacatus, Horace et Mar t i a l .

E n ce qui concerne les armées de Carthage, i l y avait les Carthaginois (Poeni ou Carthaginienses) et, à côté d'eux, non seule­ment les Noirs (Afri ou Aithiopes), mais encore les Numides (Numi-di) et les « Maures » (Mauri). Les Noirs étaient de préférence employés comme fantassins ou cornacs. Comme fantassins, ils éta ient réputés pour leur habileté à se servir des flèches et des jave­lots.

S'agissant de l 'armée romaine, elle avait appris des Carthagi­nois comment se servir des troupes africaines, connaissance à laquelle elle devait, au cours des siècles, ajouter sa propre expérien­ce. Elle employa donc, à côté des Numides, mais surtout des Maures, des Noirs de toutes les parties de l 'Empire. El le les employa dans les mêmes fonctions, sauf que les cornacs des armées carthaginoises étaient remplacés par des cavaliers.

Quelle était l 'importance des troupes noires et où les envoyait-on de préférence ?

Disons, d'abord, que bien qu'ils eussent noté les différences entre Aithiopes, Nutnidi et Mauros, pour les utiliser plus efficace­ment selon leurs aptitudes, comme en témoigne le fameux passage d 'Hél iodore sur la méthode des Ethiopiens au combat (5), qui se peignaient de couleurs vives et dansaient avant le combat, ou de Tacite sur celle des Maures (6), les Anciens, dont les Romains, n'ayant pas de préjugés raciaux, les considéraient globalement comme des soldats africains et avaient les mêmes réact ions à leur égard . E n nous rapportant les plaintes des Locriens contre une garnison laissée dans leur ville par Hanniba l , Ti te-Live écrit :

(4) Tite-Live, xxi, 22,2,3. (5) Héliodore, Aethiopica, 9.16, 19. (6) Histoires, n, 58.

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« Nous, pendant que nous avions une garnison punique dans notre citadelle, nous avions subi de nombreux sévices, odieux et abomi­nables... (7) »

Cela dit, quelle était donc l'importance des troupes noires dans l 'armée romaine ? Encore une fois, i l faut toujours les replacer dans un contexte africain et parmi des troupes africaines, numides ou maures. M ê m e ainsi, i l appara î t que les Romains, à l'exemple des Perses et des Carthaginois, employèrent des contingents non négli­geables de soldats noirs, isolés ou en corps. Et les officiers ne devaient pas y être rares, comme le prouvent certaines inscriptions. C'est en cela qu'ils se dis t inguèrent des Grecs, même des Ptolémées, qui ne s 'étaient pas beaucoup servis de troupes noires.

Ces Noirs, parmi les Africains, devaient être d'autant plus nombreux que les témoignages, l i t téraires et artistiques, n'en sont pas rares. O n les trouve d'un bout à l'autre de l 'Empire : dans toutes les provinces d'Afrique, bien sûr, et à Rome, mais aussi aux frontières de l 'Empire et, d'une façon générale, partout où l 'on se bat : en Bretagne, en Orient, en Grèce, en Dacie, comme en témoi­gnent les arcs de triomphe, s ingulièrement ceux de Trajan, Septime Sévère et Constantin.

P assant à la littérature, je dirai qu'on n'a pas signalé de drama­turge noir dans le monde grec, si certains auteurs nous ont

présenté Esope, le fabuliste, non précisément comme un Africain — c'était un Phrygien —, mais comme un Noir . Et , je dois l'avouer, la thèse est d'autant plus séduisante que ses fables ont la saveur des fables noires et que, comme l'écrit A la in Bourgeois, son nom grec, Aisôpos, pourrait dériver de Aithiops-Aithiopos.

Il semble bien que le cognomen de Térence , Afer, n'a pas été donné au hasard. D'autant que Suétone, dans sa Vita Terenti, le décrit comme colore fusco, « de couleur noire ». Mais quel est, en latin, le sens exact de fuscus ? Il m ' a p p a r a î t sans équivoque dans l'usage qu'en font les poètes latins, pour des raisons prosodiques semble-t-il, comme d'Indus au demeurant. C'est ainsi que Virgile qualifie la Nui t dans YEnéide (8) et Amyntas dans les Bucoliques (9). Ainsi que Tibul le nous présente les Indiens (10), et Ovide

(7) Tite-Livre, xxix, 17,5. (8) VIII, 369. (9) X, 38. (10) II, 3,55.

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Andromède (11), sans parler de Properce, qui oppose une fille colore fusco à une blanche (12). L a cause est entendue, Térence , né à Carthage, avait donc un teint d'un brun assez foncé. Le plus piquant, dans cette affaire, est que cet esclave africain, pour le moins mulâ t re , affranchi par le séna teur Téren t ius Lucanus, avait reçu, de celui-ci, une éducat ion aristocratique. Nourr i des lettres grecques, il sera l 'un des plus hellénisés des écrivains latins. Ce n'est pas hasard si, à la subtili té grecque, i l ajouta le don nègre de l 'émotion, et le tout dans une symbiose harmonieuse.

Si Térence fut le plus illustre des écrivains latins de couleur, il ne fut pas le seul si l 'on en croit les témoignages l i t téraires et artisti­ques. Il y a, parmi les orateurs, représentés par plusieurs bronzes, le fameux Domitius Afer, qui étai t , selon Tacite, « parvenu aux char­ges les plus hautes et doué d'une grande éloquence », et que Quint i -lien nous présente comme un « très grand orateur ». Si je parle de l'art oratoire, c'est q u ' à Rome il fait partie de la l i t t é ra ture . Je n'oublierai pas non plus le célèbre Memnon, l 'Afr icain . Nous le connaissons par Philostrate, qui , dans sa Vie d'Apollonios de Tyane, nous le dit « pupille du sophiste Hérode Atticus » et « de race éthiopienne ». Snowden nous apprend que « nous avons, de Memnon, un portrait conservé à Berlin-Est » et que, si Hérode At t i ­cus l'avait « pris pour fils adoptif », c 'étai t pour « son assiduité à l'étude » (13).

A vec la religion, nous abordons la dernière é tape de notre i l panorama, qui nous donnera la clef du problème. Ce problè­me est, je le rappelle, non seulement la place, mais, plus essent ie l ­lement, le rôle des Noirs dans l 'Ant iqui té médi te r ranéenne .

L a religion romaine, comme on le sait, était une religion de la Ci té . Elle n'admettait pas les é t rangers . A u demeurant, elle ne faisait pas de prosélytisme. C'est pourquoi lorsque Auguste, dans son œuvre de restauration, voulut revenir aux mores majorum, aux « mœurs des ancêtres », i l pourchassa les fidèles, mais surtout les desservants des religions exotiques. O n les accusait de superstition, et les Colchidiens passaient pour les plus grands magiciens. Rien ne prouve autant l 'importance des religions et, partant, de la magie

(111 Héroïdes, XV, 36. (121 II, 25, 43. (13) L'image du Noir dans l'art occidental,! I, p. 238.

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africaine à Rome que la l i t téra ture latine elle-même, comme le montre la thèse de Mme Anne-Marie Tupet, int i tulée la Magie dans la poésie latine (14) et que l 'Ecole de Dakar a saluée avec joie. Dans le chapitre II, qui porte le titre de « les Dieux des magiciens », M m e Tupet note que les « terres de magie par excellence sont l'Egypte et les pays du Moyen-Orient ».

Quelles étaient ces religions exotiques ? L a réponse est d'au­tant plus difficile à préciser qu ' i l s'agissait de cultes ésotériques, venus d'Asie, mais surtout d'Afrique, dont la doctrine n 'é ta i t révé­lée qu'aux initiés. Parmi ces cultes, le plus célèbre était celui d'Isis, importé d'Egypte. Il faudrait, sans doute, y joindre celui de Tanit , la grande déesse carthaginoise.

Ce que je voudrais souligner, ici , c'est le rôle important que jouaient les Noirs dans ces cultes, dont l'art nous donne plus d'un témoignage, comme nous le montrent Frank Snowden et Jean Leclant dans l'Image du Noir dans l'art occidental. Je ne retiendrai que trois œuvres , et d'abord deux fresques du Musée national de Naples, représentant des cérémonies isiaques. On y reconnaî t les Noirs, écrit Snowden, à « l'éclat de leur longue tunique blanche, souligné par la peau noire des torses nus », mais aussi au rôle, important, qu'ils semblent y jouer. O n voit, dans les deux fresques, parmi d'autres rôles, ici un joueur de flûte et là un danseur. Mais on sait, comme le note Leclant, que « le culte fut souvent établi par d'authentiques prêtres égyptiens », c 'est-à-dire noirs, ajouterai-je. L a troisième œuvre est précisément un relief funéraire d 'Arr ic ia représen tan t une danse exécutée au cours d'une cérémonie isiaque. Leclant y a reconnu certains personnages au « type négroïde assez accusé », que souligne une cambrure caractér is t ique.

Pourquoi si souvent des Noirs dans les cultes dits « orientaux » et pour y occuper des rôles aussi significatifs que ceux de prê t re , de musicien et de danseur ? Disons, d'abord, avant de répondre , qu'a­vant de se r épandre à Rome, l'habitude en avait été prise en Afrique et en Asie. Pour m'en tenir à l 'Afrique, l 'on a signalé que la prêtres­se de Tani t découverte à Carthage dans un sarcophage était une négresse (15). E t Virgi le , au chant IV de l'Enéide, évoque la figure d'une magicienne, venue du pays des Ethiopiens :

(14) Service de reproduction des thèses, université de Lille III, 1976. (15) Cf. E. Pittard : les Races et l'Histoire, Renaissance du Livre, Paris, p. 410.

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« Venue de là, on m'a signalé une prêtresse de race massylienne, Gardienne du temple des Hespérides, qui préparait les repas Du dragon et veillait sur les rameaux de l'arbre sacré En répandant du miel liquide et des pavots somnifères (16) ».

Pourquoi donc ces Noirs dans les cérémonies du culte d'Isis ? M a première réponse est qu'Isis elle-même est souvent représentée en femme noire, comme l 'Egypte ou l 'Afrique au demeurant. Leclant, en nous signalant « plusieurs statues romaines d'Isis en pierre noire » (17), nous présente la statue d'Isis du Musée grégo­rien provenant de la villa Adriana. Allant plus loin, je dirai que, comme la civilisation elle-même, la religion égypt ienne venait d'Ethiopie, c'est-à-dire de Nubie. E n effet, Diodore de Sicile, qui s'est renseigné auprès des prêtres égyptiens et des informateurs nubiens, écrit : « Les Egyptiens ne sont qu'une colonie éthiopienne conduite par Osiris. Et encore : « Les rois honorés comme des dieux, les soins pris aux funérailles des morts et beaucoup d'autres rites sont des institutions éthiopiennes. Enfin, le sens attaché aux images sculptées et le type des lettres égyptiennes seraient égale­ment empruntés aux Ethiopiens. » Mais voici les lignes essentielles : « Ils (les prêtres) disent qu'ils (les Ethiopiens) furent les premiers à apprendre à honorer les dieux et à organiser des sacrifices, des fêtes, des processions et autres rites par lesquels les hommes honorent la divinité ; et qu'en conséquence leur piété a été proclamée partout parmi les hommes, et il est généralement admis que les sacrifices préparés par les Ethiopiens sont les plus agréables aux dieux. Comme preuve, ils en appellent au témoignage du poète qui est peut-être le plus vénéré parmi les Grecs, car, dans l 'Iliade, il repré­sente Zeus et le reste des dieux absents, en visite en Ethiopie pour partager les sacrifices et le banquet qui étaient donnés, chaque année, par les Ethiopiens à tous les dieux réunis. »

Voilà donc, d 'après Diodore et d'autres écrivains grecs dont Homère , Hésiode, Hérodote et Héliodore —, les Ethiopiens inven teurs de la religion, de l'art et de l 'écri ture. Rien d ' é tonnan t , JtS lors, que, dans la mythologie grecque, dont les Romains ont héri te en partie, on rencontre des dieux et des héros noirs Delphos. Andromède , Céphée, Persée, Memnon, Circé, Cvbele. Retenons

'16, Enéide, IV, 483 4X6 '17, Le Noir dans l'art occidental, 1, p 2H?

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surtout Circé , la magicienne, et Cybèle, déesse de la fécondité, qui avait été , depuis la phéhistoire , honorée sous les expressions de « Grande Mère », « Grande Déesse » et « Mère des Dieux ». J u s q u ' à Zeus lui-même, à qui les habitants de Ch io donnèren t le surnom à'Aithiops, « l 'Ethiopien ».

Je sais que plusieurs de ces dieux et héros , sinon tous, ont une sorte de double face : africaine et asiatique, noire et blanche. Je ferai remarquer simplement que les Noirs habitaient aussi bien en Asie qu'en Afrique, comme l'ont fait remarquer plusieurs écrivains anciens. Mais le plus curieux, dans tout cela, c'est que les Romains, paradoxalement et sous l'influence, sans doute, de leur africanisa-tion plus grande — puisqu'ils allèrent jusqu 'à avoir un empereur métis, Septime Sévère, et un pape noir au i v e siècle après Jésus-Christ —, accentuèrent le carac tère nègre de certains dieux et héros, comme Memnon et Isis.

Allons encore plus loin. Leclant écrit : « L'origine des Vierges noires du Moyen Age est très controversée : on a voulu y voir une survivance des représentations d'Isis allaitant ou portant Horus sur ses genoux. » Et récemment encore, dans le mensuel, le très mondain Marie-France de Paris, Elisabeth More l consacrait plusieurs pages du n u m é r o de décembre 1976 au « Mystère des Vierges noires ». Ici aussi, il faut remonter à Isis, mais ce n'est pas suffisant. Dans l'espace, on remontera, au-delà de l 'Egypte, à l 'Afrique noire et, dans le temps, au début du Paléol i thique supé­rieur, c 'est-à-dire à l 'Aurignacien, où la statuaire fit son apparition, portant les caractér is t iques de « l'art nègre » : ceux de l'image symbolique et du rythme fait de parallélismcs accentués et souvent asymétr iques .

Comme nous l'apprennent Henri Breuil et Raymond Lantier 18), mais surtout Luce Passenaud (19), en 1959, on a recensé une

quarantaine de statuettes aurignaciennes en Europe et en Sibérie. On retrouve, en elles, les traits caractér is t iques de l'art nègre dont je viens de parler, je veux dire, outre le symbolisme de la fécondité, la stylisation du rythme nègre avec la « stéatopygie », les cheveux « à la nubienne » et les « tatouage* géométriques ». On retrouvera ce symbolisme et cette stylisation tout autour de la Médi te r ranée ,

')X,Les Hommes de ta pierre ancienne, Pavot. Paris. (\l))Les Statuettes féminines paléolithiques, dites « Vénus stéatopyges », Teissier,

Nimes.

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jusqu'au Néol i th ique, voire jusqu'aux temps historiques. Voilà, à mon avis, l 'origine des Vierges noires, héri t ières des a statuettes de fécondité », que les négroïdes commencè ren t de sculpter dès l ' A u r i -gnacien et que les Noirs d'Afrique ont con t inué de sculpter jusqu'au x x e siècle.

n man iè re de conclusion, je rappellerai que la science et la -I—i philosophie, sinon la religion, grecques é ta ient nées au contact des Egyptiens. Les fondateurs de la science et de la philosophie grecques, comme Thaïes , Pythagore et Platon, sont allés, en Egypte, s'instruire auprès des prê t res . Les Romains ont imité les Grecs. Ils ont même , dans le domaine important de la mythologie, accen tué le carac tère nègre de certains dieux et héros . C'est pour­quoi, reprenant les recherches d'Obenga, qui , au dépar t , avait l u i -même repris celles de Cheikh Anta Diop, les jeunes philosophes de l 'Ecole de Dakar vont entreprendre des recherches sur les rapports de la philosophie grecque et de la philosophie négro-afr icaine par la média t ion de l 'Egypte.

O n me dira, je le sais, que les Egyptiens anciens n ' é ta ien t pas des Noirs. Hérodo te , nous l'avons vu, nous dit le contraire, ainsi que d'autres Grecs, témoins oculaires. Les Egyptiens éta ient , pour le moins, des métis de Noirs et de Blancs, comme le sont, aujourd'hui, les Indiens, et ils avaient probablement plus de sang noir que ceux-ci. O n nous a dit, d'autre part, que, dans l'art romain, les Noirs avaient été présentés sous une forme caricaturale et qu'ils é ta ient grotesques. C'est vrai , mais pas le plus souvent. Les Blancs ont été, eux aussi, présentés sous cette forme, notamment, comme les Noirs, dans les scènes satyriques. Il reste que nous avons, t rès souvent, de beaux portraits de jeunes Noirs, comme le Petit Musicien Barberini de la Bibl iothèque nationale, à Paris, d'hom­mes, comme Memnon, de femmes aussi, surtout quand elles repré­sentent Isis, l 'Egypte ou l 'Afrique.

Si les artistes grecs et romains ont si abondamment représenté les Noirs, et c'est par là que je terminerai, c'est qu'ils leur donnaient une grande importance dans leur vie sociale, une impor­tance primordiale dans leur vie religieuse. Ce n'est pas hasard, en effet, outre les dieux et héros noirs, que nombre de cités grecques aient frappé certaines de leurs monnaies avec une tête de nègre et q u ' à Athènes , au V e siècle, comme nous l'apprend Edmond Pottier, on ait « remplacé la marque usitée de la chouette par une tête de

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Nègre » (20). Ce n'est pas non plus hasard si Elisabeth More l note que, dans le monde médi te r ranéen , le noir était une couleur sacrée. Encore une fois, i l faut remonter à l 'Aurignacien, au Paléol i thique supér ieur , à la première civilisation de YHomo sapiens, qui était négroïde, nous disent Breuil et Lantier. Rien d ' é t onnan t donc que les anciens Médi te r ranéens fussent sans préjugés contre les Noirs, même les Romains, qui furent si durs contre Carthage.

L É O P O L D S É D A R S E N G H O R de l'Institut

20 Epylwos, étude de céramique grecque, Paris, p. 144.