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Les Mongols du XIIIe siècle et le "Slovo o polku Igoreve"Author(s): L. N. GumilevSource: Cahiers du Monde russe et soviétique, Vol. 7, No. 1 (Jan. - Mar., 1966), pp. 37-57Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/20169392 .
Accessed: 16/06/2014 19:15
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LES MONGOLS DU XIIIe SI?CLE ET LE SLOVO O POLKU IGOREVE
Les relations entre les tribus slaves s?dentaires et les nomades
de langue turque, du Xe au xve si?cle, sont loin d'avoir ?t? ?tudi?es
d'une mani?re satisfaisante. L'opinion la plus r?pandue, selon laquelle l'Asie ?tait ? un volcan ?ructant des hommes ? (N. V. Gogol') et la
Russie, le ? bouclier de l'Europe ?, assurant ? cette derni?re une ? pros
p?rit? sans nuages ?, ne r?siste pas ? un examen plus approfondi. En
effet, les relations entre les Russes, les Petch?n?gues et les Polovtsiens ont subi une longue ?volution et se sont souvent diam?tralement
modifi?es. Les nomades, d'autre part, ne repr?sentaient pas une masse
uniforme, avide de pillage et de meurtre. Tant?t les unes, tant?t les
autres de ces tribus jouaient le r?le d'alli?s des princes russes au cours
des guerres avec Byzance, la Pologne, la Hongrie, et m?me avec
l'Ordre Teutonique. C'est ainsi que l'opinion qui pr?domine aujour d'hui ne se fonde pas sur l'histoire r?elle, mais sur quelques documents
litt?raires admis sans esprit critique. Parmi ces documents le Slovo o polku Igor eve tient la premi?re place.
D?s l'instant o? il fut tir? de l'oubli, le Slovo suscita des discussions.
Deux points de vue se sont oppos?s : i? le Slovo est un document du xue si?cle, compos? par un contemporain des ?v?nements de 1187 ; 2? le Slovo est un faux du xviie-xviue si?cle (variante : du xve-xvie si?
cle), bas? sur les Annales d'Ipat'ev. En 1962 paraissait encore un
ouvrage se rattachant ? la premi?re interpr?tation1 ; cette publication montre, ? elle seule, que, m?me admise l'anciennet? du document, sa datation pr?cise fait encore probl?me. Il nous para?t difficilement
contestable que la Zadonscina, uvre dat?e avec s?ret?, contienne des
?l?ments emprunt?s au Slovo et que, par cons?quent, ce dernier soit
ant?rieur ? la bataille de Kulikovo. Mais le fait que l'on puisse conti
i. Slovo o polku Igoreve, pamjatnik XII v. (Le Slovo d'Igor, document du
XIIe si?cle), Moscou-Leningrad, ?kademija Nauk, 1962.
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nuer ? discuter sur ce sujet montre que la date de 1187 suscite des
doutes. C'est pourquoi nous nous proposons dans notre article d'ap porter quelques ?l?ments nouveaux au probl?me et de l'envisager sous un nouvel aspect.
Pour ne pas r?p?ter les conclusions de nos pr?d?cesseurs nous accep tons pour base le commentaire exhaustif de D. S. Lihacev1, ? l'excep tion des cas o? il laisse la question en suspens. Mais nous envisageons le probl?me sous un autre aspect et consid?rons le document du point de vue de la vraisemblance des ?v?nements qui y sont d?crits. En
d'autres termes, nous voulons placer le r?cit de la campagne du prince
Igor sur le canevas de l'Histoire, en tenant compte de la situation
qui s'?tait form?e dans les steppes de la Mongolie et du Dest-i Qipcaq. Nous partons enfin de la consid?ration que toute uvre litt?raire est
?crite ? un moment d?termin? pour une raison d?termin?e et s'adresse
? des lecteurs qu'elle doit convaincre de quelque chose. Si nous r?ussis sons ? comprendre pour qui et pour quoi l' uvre qui nous int?resse a ?t? ?crite, nous pourrons, par un processus inverse, trouver ce moment
unique qui correspond au contenu et ? l'orientation de l' uvre. Vu sous cet aspect, il importe peu de savoir si nous avons affaire ? une
invention ou ? un ?v?nement r?el pass? par le prisme de la pens?e cr?atrice de l'auteur.
Le Slovo
On admet, en g?n?ral, que le Slovo est une uvre patriotique, ?crite en 1187 (p. 249)2, qui appelle les princes russes ? l'union (p. 252) et ? la lutte contre les Polovtsiens ?
repr?sentants de la civilisation
nomade, ?trang?re ? la Russie. On suppose ?galement que cet appel ? parvint... ? ceux auxquels il ?tait destin? ?, c'est-?-dire les princes
des udel qui form?rent, en 1197, une coalition anti-polovtsienne
(pp. 267-268). C'est, en effet, ce qui ressort de la lecture du Slovo; et ceci fait appara?tre cette conception comme ?tant la seule valable ;
mais si l'on consid?re le document sous un autre aspect, de l'ext?rieur, des doutes surgissent aussit?t.
En premier lieu, le choix du sujet est ?trange. La campagne d'Igor
Svjatoslavovic avait ?t? un mod?le de l?g?ret? et d'irresponsabilit?. En 1180, Igor est encore en alliance ?troite avec les Polovtsiens ; en 1184, il ?vite de participer ? une campagne contre eux ? bien
que cette campagne soit men?e par son cousin Ol'govic, Svjatoslav Vsevolodovic. Et voil? qu'il se lance, de but en blanc, avec des
i. Slovo o polku Igoreve, Moscou-Leningrad, Akademija Nauk, 1950, pp. 352
368. 2. Les pages entre parenth?ses se r?f?rent ? l'?dition pr?cit?e du Slovo.
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forces infimes, ? la conqu?te de la principaut? de Tmutarakan, c'est
?-dire de toutes les steppes jusqu'? la mer Noire et la mer Caspienne
(pp. 243-244) ; et l'on nous fait remarquer qu'il ne coordonne pas son
action avec celle des princes de Kiev. Il est tout ? fait naturel qu'une
entreprise aussi folle se soit termin?e par une catastrophe, mais quand le responsable des calamit?s se sauve et va ? Kiev prier ? la Vierge de
Pirogosca ? (p. 31), le pays entier, au lieu de s'indigner, se r?jouit et
jubile. On se demande bien pourquoi ! D'ailleurs, l'auteur lui-m?me
ressent cette incongruit?, lui qui commence son uvre par la question : ? Ne nous si?rait-il point, fr?res, de commencer avec les paroles d'autre
fois la geste ardue de l'histoire d'Igor, fils de Svjatoslav ? ? Cette
introduction semble pr?parer les lecteurs auxquels il s'adresse et qu'il
appelle ? fr?res ? ? entendre quelque chose de vraiment important, et
non un simple r?cit d'une bataille malheureuse, sans aucune signifi cation militaire et politique. S'il en est ainsi, il faut supposer que le
but du Slovo est purement didactique, et que le fait historique n'est
qu'un pr?texte utilis? par l'auteur pour mettre en avant ses id?es.
L'historicisme de la litt?rature russe ancienne, qui n'admettait pas de
sujets invent?s, a ?t? remarqu? par D. S. Lihacev (p. 240) et nous ne
devons pas nous ?tonner de trouver un fait r?el ? la base d'une uvre
didactique. Mais dans ce cas, ce qui importe dans le r?cit n'est pas l'?v?nement qu'il d?crit, mais les conclusions que l'on peut en tirer, c'est-?-dire l'allusion ? quelque chose de tout ? fait explicite pour les ? fr?res ? ; mais aussi ? quelque chose que l'on doit d?montrer, sinon
? quoi bon ?crire une uvre aussi r?fl?chie. Pour nous, lecteurs du xxe si?cle, cette allusion est tout ? fait obscure, car en 1113 Vladimir
Monomaque avait lanc? l'appel ? la guerre contre les Polovtsiens d'une
mani?re tr?s simple, le peuple et les princes l'avaient compris sans dif
ficult?, et c'?tait devenu un truisme. En revanche, ? la fin du XIIe si?
cle, ce truisme n'?tait plus d'actualit?, car il ?tait ?vident que la Russie ?tait plus forte que la steppe polovtsienne. A cette ?poque, les Polov tsiens se convertissaient, prenaient part aux discordes entre les princes au moins autant que les Rurikides. Faire appel, ? ce moment, ? une
mobilisation g?n?rale, est tout simplement absurde ; et qui plus est, T ? appel ? lui-m?me, sur le plan r?trospectif, suscite des doutes non
moindres.
On aurait pu s'attendre ? ce que l'auteur du Slovo e?t une attitude
n?gative ? l'?gard des princes russes appelant des ?trangers en Russie.
Au d?but du Slovo il mentionne le ? vieux Jaroslav ? et le ? valeureux
Mstislav ? qui avait amen? avec lui, ? la bataille de Listven, une
druzina de Kasogs et de Khazars1 et qui s'?tait m?me r?joui de ce
i. M. I. Artamonov, Istorija H azar (Histoire des Khazars), Leningrad, 1962,
P- 439
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que ses alli?s ? les Severjanes ? aient p?ri dans cette bataille, alors
que la druzina ?trang?re n'avait pas ?t? d?cim?e. Il est curieux de constater que l'auteur du Slovo ne reproche pas ? Mstislav une attitude aussi anti-patriotique. Par contre il n'?pargne pas ses critiques ? Oleg Svjatoslavovic, qu'il rend responsable de tous les malheurs de la terre russe. A-t-il raison ? Oleg devait h?riter du tr?ne d'or de Kiev ; or, on le d?clara izgoj, on lui enleva sa place dans l'arbre g?n?alogique, on s'en saisit d'une mani?re tra?tresse et, en accord avec l'empereur
Nic?phore III (usurpateur) et le prince de Kiev Vsevolod Ier, on
l'exila dans l'?le de Rhodes1 (1079). On pourrait croire qu'une attitude
aussi n?gative ? l'?gard d'Oleg s'explique par le fait que ce dernier avait reconquis son Cernigov natal ? l'aide des Polovtsiens et qu'en suite il avait provoqu? une bataille sanglante pr?s de Nezatina Niva
(le 3 octobre 1078)2. C'est vrai, mais c'est l'adversaire d'Oleg, Vladimir
Monomaque, qui avait ?t? le premier ? amener les Polovtsiens en
Russie, pour d?vaster la principaut? de Polock3. Pourquoi, dans ces
conditions, cette s?v?rit? envers Oleg ? Serait-ce parce que, sans avoir ?t? le premier ? rechercher l'aide des Polovtsiens, il en aurait us? sur une beaucoup plus large ?chelle ? Mais au cours de la p?riode allant de 1128 ? 1161 les Ol'govic avaient fait appel aux Polovtsiens quinze fois4 et Vladimir Monomaque, ? lui seul, dix-neuf fois5. Il est ?vident
qu'il ne s'agit pas l? de v?rit? historique, mais d'un parti pris n?gatif de l'auteur du Slovo ? l'?gard d'Oleg. Mais pourquoi ? L'animosit?
entre Monomaque et Oleg avait le caract?re d'une querelle g?n?alo
gique ordinaire, et n'avait pas suscit? de r?action violente de la part de la soci?t? russe6. Cette r?action ne devait se manifester qu'apr?s 1095, lorsque Vladimir Monomaque eut attir? chez lui le khan Itlar, l'eut fait assassiner ainsi que son escorte et eut exig? d'Oleg Svjatosla
vovic qu'il livre le fils d'Itlar, qui ?tait ? ce moment-l? h?te ? Cernigov. Oleg refusa ! Appel? ? Kiev, devant le tribunal du m?tropolite, Oleg d?clara : ? Je n'irai pas me faire juger par les ?v?ques, les higoum?nes et les smerds ? (p. 5). C'est apr?s cet ?v?nement, seulement, qu'Oleg fut d?clar? ennemi de la terre russe, mal?diction qui s'?tendit ?gale
ment sur ses descendants. L'attitude n?gative ? l'?gard des Ol'govic n'?tait d'ailleurs pas universelle. C'?tait plut?t celle du groupe des
partisans du prince Izjaslav Mstislavovic et de son fils, mais ce qui
i. S. M. Solov'ev, Istorija Rossii (Histoire de la Russie), Moscou, 1964, 1,
P- 363. 2. Ibid., pp. 360-361. 3. Ibid., pp. 359, 366. 4. S. A. Pletneva, Pe?enegi, tjurki i polovcy v juznorusskih step j ah (Les
Petch?n?gues, les Turks et les Polovtsiens dans les steppes de la Russie m?ridio
nale), Moscou-Leningrad, 1958, p. 222.
5. S. M. Solov'ev, op. cit., p. 374. 6. Ibid., p. 379.
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nous importe, c'est que l'auteur du Slovo l'adopte1 ; les rapports avec
les nomades passent ici au second plan. Les deux partis prennent pour alli?s des Polovtsiens, des Torks et des Berendeys2. L'animosit? entre
les deux groupes princiers n'est pas li?e seulement ? l'interpr?tation de la loi sur la succession au tr?ne d'apr?s l'arbre g?n?alogique, car
sans le soutien des villes les princes ne pouvaient pas lutter longtemps. Et c'est l? que nous arrivons au probl?me, ou plus exactement ? une
hypoth?se de travail qui nous permettrait ? dans le cas o? elle se
r?v?lerait juste ? de le r?soudre. La clef de ce probl?me se trouve
dans le Slovo o polku Igor eve.
Khinovskija strelki
Dans le Slovo on trouve mentionn?, ? trois reprises, le mot khin.
D. S. Lihacev consid?re qu'il s'agit de ? quelques peuples orientaux
inconnus, dont l'existence aurait pu ?tre connue ? travers des t?moi
gnages byzantins, ou ? travers les t?moignages des peuples de l'Orient, oraux ou ?crits ? (p. 429). Mais il n'existe pas de peuple portant ce
nom ! Qui plus est, les Khins sont mentionn?s comme voisins de la
Russie. La d?faite du prince Igor a fait que ? de proche en proche une folle audace a gagn? jusqu'aux Khins? (p. 20). La guerre entre
Roman de Volynie et Mstislav de Gorodec ? deux princes de la Russie
occidentale ? constitue une menace pour les Khins et les tribus litua
niennes (p. 23) ; enfin, les fl?ches des Khins sont, dans la bouche de
Jaroslayna, une image tout ? fait ?vocatrice pour les lecteurs du Slovo.
Ce terme ?tait donc bien connu en Russie3. Le seul mot qui correspond ? ces trois citations est le nom de l'Empire des Djurc?t
? Kin ?
i. Cf. l'avis contraire dans A. V. Solov'ev, ? Politiceskij krug avtora
' Slovo
o polku Igoreve ' ?
(Le milieu politique de l'auteur du *
Slovo d'Igor '), Istori ceskie zapiski, n? 25, 1948, pp. 87 et suiv. ; V. G. Fedorov, Kto byl avtorom 6
Slova o polku Igoreve '
; gde raspolozena reka Kajala (Qui ?tait Vauteur du * Slovo
' ; ou se trouve le fleuve Kajala), Moscou, 1956, pp. 128-144. Notre analyse
du sens historique du Slovo transpose le probl?me sur un autre plan. Cf. infra. 2. Vladimir Monomaque, Oleg et David Svjatoslavovic mari?rent en 1107
leurs fils ? des Polovtsiennes. Cf. S. M. Solov'ev, op. cit., p. 398. 3. La tentative de remplacer le mot khin par le nom ethnique
? Huns ?
(cf. G. Moravcsik, ? Zur Frage hunnobe im Igor-Lied ?, International Journal of Slavic Linguistics and Poetics, III, i960, pp. 69-72 et A. V. Solov'ev, ? Vosem' zametok k
' Slovu o polku Igoreve
' ? (Huit notes au
' Slovo d'Igor '), Trudy
otdelenija drevnerusskoj literatury, XX, pp. 365-369) n'est acceptable ni du point de vue philologique
? u ne se transforme pas en i ? ni du point de vue histo
rique : les derniers des Huns ? les Akatzires ? furent d?cim?s par les tribus
bulgares en 463. Au vie si?cle, les ?crivains grecs appellent encore les Kuturgures ? Huns ?, mais d?j? au vne si?cle ce nom dispara?t. Les Byzantins appelaient
m?me les Hongrois du ixe si?cle ? Turks ?, au figur?, et a fortiori, le nom de ? Huns ? n'?tait pas appliqu? aux Polovtsiens ni aux autres habitants de la
steppe aux xie-xme si?cles. Chez l'auteur du Slovo, le nom ? Hun ? n'est possible, ni comme barbarisme, ni comme archa?sme.
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lecture contemporaine du Tzin ? ? La Dynastie dor?e ? (i 126-1234). La substitution du kh au k montre que ce mot avait ?t? apport? en
Russie par les Mongols, dont la langue ne poss?de pas de son k. Mais
alors ce t?moignage ne peut ?tre dat? du xne si?cle, mais du xine,
apr?s la bataille de la Kalka en 1223, e* plut?t apr?s 1234, Pour les
raisons suivantes : l'Empire Kin pr?tendait ? la domination de la
partie orientale de la Grande Steppe jusqu'? l'Alta? et consid?rait
les ?tats nomades qui s'y trouvaient comme des vassaux. Cette
suzerainet? n'?tait pas une suzerainet? de fait, mais une suzerai
net? juridique, et les tribus k?ra?tes, mongoles et tatars, ?taient
consid?r?es comme les sujets politiques de l'Empire, c'est-?-dire des
Kins mais non des Djurc?t. Ce genre de d?finition convention
nelle ?tait tr?s r?pandu en Asie. Ainsi, les Mongols d'avant Gengis Khan ?taient appel?s Tatars, parce que la tribu des Tatars avait
l'h?g?monie des steppes. Soumis par Gengis, ces tribus prirent le
nom de Mongols, en conservant parfois, par habitude, le nom de
Tatars ? ce fut en particulier le cas d'un groupe de Turcs de la
Volga. Pour bien comprendre l'histoire de l'Asie il faut tenir compte du
fait qu'avant le xxe si?cle il n'y avait pas de nationalit?s ou de noms
de nations. C'est pour cela qu'apr?s la conqu?te de l'Empire des
Djurc?t par les Mongols, on continua ? appeler ces derniers ? Kins ?, dans le sens non pas ethnique, mais politique du terme. Plus tard ce
nom fut remplac? par de nouveaux noms politiques : Mongol et Yuan'.
Le terme de ? Kin ? n'a donc pu subsister ? c?t? de ces derniers que
jusqu'au milieu du xine si?cle. Mais alors cela signifie que par ? kins ?, il faut comprendre les Mongols-Tatars de la Horde d'Or et que, par
cons?quent, le sujet m?me du Slovo n'est qu'une parabole destin?e
? d?jouer la censure. C'est ce que nous croyons deviner ; et citons comme preuve l'excursus consacr? aux ? fl?ches des Khins ? dont la
mention prend ainsi un autre sens.
Au Moyen Age les fl?ches ?taient une arme co?teuse. Il est difficile de
fabriquer une bonne fl?che et on les d?pense rapidement. De toute ?vi
dence les Mongols, s'?tant empar?s des arsenaux djurc?t, se retrou
v?rent munis d'une grande r?serve de fl?ches ; or, les fl?ches des peuples d'Extr?me-Orient ?taient des fl?ches empoisonn?es. Ce fait n'a jamais ?t? mentionn? par les chroniqueurs contemporains parce que les Mon
gols ne d?voilaient pas leurs secrets militaires. Mais l'analyse de quel
ques fragments de l'Histoire secr?te montre qu'on gu?rit les blessures
de fl?che en su?ant le sang des blessures et en faisant boire du lait aux
bless?s. Il semble qu'on utilisait le poison de serpent, qui n'est pas absorb? par les parois de l'intestin et que l'on peut avaler pour cette
raison sans grand danger. On estime que le fait de sucer ? temps la
plaie et de faire avaler au bless? quelques gorg?es de lait peut sauver
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LES MONGOLS ET LE SLOVO D'IGOR 43
la vie du bless?1. L'auteur du Slovo et ses lecteurs savaient bien,
semble-t-il, ce que repr?sentaient ces ? fl?ches des Khins ? ; et ceci
nous incite ? conclure que le Slovo a ?t? ?crit au xiue si?cle, lorsque les Russes entr?rent en contact pour la premi?re fois avec la civilisa
tion de l'Extr?me-Orient.
Aux ?poques ant?rieures les Turcs et les Ou?gours n'empoisonnaient
pas leurs armes, car les annales chinoises, extr?mement attentives
? l'?gard de la technique militaire de leurs rivaux, ne l'indiquent pas de mani?re pr?cise. Un seul cas fait exception. Le khagan turc Se-li-pi Li Se-mo, favori de l'empereur T'ai-tsong Li Che-min, fut bless? par une fl?che lors d'une campagne en Cor?e, et l'empereur su?a lui-m?me sa blessure2. Cette donn?e nous permet de voir par quelle fili?re les
nomades avaient appris l'usage du poison pour les fl?ches. Les alli?s
des Cor?ens ?taient les Mo-ho ou Mou-kri, leurs voisins septentrionaux,
qui habitaient sur les rives du fleuve Sungari. C'?taient les descen
dants des Juan-Juan et les anc?tres des Djurc?t. On dit, dans
Pei-shi, qu'ils ? utilisaient un arc long de 3 pieds et des fl?ches longues de 1,2 pied. C'est d'ordinaire ? la septi?me et huiti?me lune que l'on
pr?pare les poisons et que l'on enduit les fl?ches destin?es aux animaux
et aux oiseaux. Le bless? meurt imm?diatement ?. Il est ? noter que l'arc est petit, et ne peut avoir une grande force, la fl?che est courte
et sa force de p?n?tration est minime. Son efficacit? r?side dans le
poison. Autre d?tail tout aussi important : le poison est pr?par? en
automne. Or, la force du venin de serpent varie selon les saisons, et
c'est en automne qu'il est le plus efficace.
A. P. Okladnikov parle de l'utilisation du poison par les tribus
foresti?res de la Sib?rie et de l'Extr?me-Orient ; il indique la diminu
tion des dimensions des arcs et l'all?gement des pointes des fl?ches ?
l'?poque de Glazkov3 ; mais dans les steppes cette technique n'a pas ?t? connue avant le xiue si?cle.
Un autre exemple est offert par le mot kharalug*, fr?quemment
i. S. A. Kozin, Sokrovennoe skazanie (Histoire secr?te), Leningrad, 1940, PP- 33, 145, 173 et 214.
2. N. Ja. Bicurin (Iakinf), Sobranie svedenij 0 narodah, obitavSih v Srednej Azii v drevnie vremena (Recueil de t?moignages sur les peuples de l'Asie Centrale dans l'Antiquit?), Moscou-Leningrad, 1950, I, p. 262.
3. A. P. Okladnikov, Neolit i bronzovyj vek Pribajkal'ja (N?olithique et ?ge du bronze dans les r?gions du lac Baikal), IIIe partie, Moscou-Leningrad, 1955,
p. 72. 4. R. Jakobson fait d?river ce terme du charlug (carolingien) (R. Jakobson,
? The puzzles of the Igor-Tale on the 150th Anniversary of its first edition ?,
Speculum, XXVII, n? 1, 1952, p. 61) et A. Zajaczkowski du nom tribal qarluq (A. Zajaczkowski, Zwiazki jezykowe polowiecko-slowenskie (Les liens linguistiques
polovtsiens-slov?nes), Wroclaw, 1949, pp. 52-53) ; cf. A. N. Kirpi?nikov, ? Russkie
meci x-xiii vekov ? (Les glaives en Russie du Xe au xiue si?cle), Kratkie soob
scenija o dokladah i polevyh issledovanijah Instituta Istorii Materialnoj Kul'tury Akademii Nauk SSSR, fase. 85, 1961, p. 24.
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employ? et interpr?t? par le commentateur comme ? acier bruni ?
(p. 406). La mongolisation des mots turcs que nous avons constat?e
permet de retrouver ici le mot qaraluq (le k turc remplac? par le kh
mongol), c'est-?-dire acier oxyd?. Cette interpr?tation n'est pas en
contradiction avec l'interpr?tation habituelle, mais on remarquera la substitution du suffixe lug au suffixe luk. Une telle prononciation est
caract?ristique des dialectes archa?ques turcs de la p?riode pr?-mongole et du XVIIe si?cle. Par exemple, ? Kucluk-Fort ?, le nom du prince na?man1. Le suffixe lug se trouve dans les inscriptions d'Orkhon2 et dans le trait? de g?ographie tib?tain du vine si?cle3.
La constatation de cette particularit? phon?tique permet d'intro
duire un nouvel argument en faveur de l'anciennet? du Slovo par
rapport ? la Zadonscina*. Dans la Zadonscina le mot katun (princesse,
fig. : bien-aim?e) est employ? avec la prononciation turque : en mongol on aurait dit : khatun. Au xive si?cle, dans les r?gions de la Volga, la
langue turque avait ?vinc? la langue mongole et l'auteur russe a not?
le mot comme il l'entendait prononcer, tandis que l'auteur du Slovo
entendait des mots analogues prononc?s par des Mongols : il n'a donc
?crit ni avant, ni apr?s le xine si?cle.
Kajala et Kalka
Nos recherches nous conduisent donc ? penser qu'il serait plus vraisemblable de dater le Slovo du xme si?cle ; mais la priorit? dans ce domaine appartient ? D. N. Al'sic qui apporta des arguments irr? futables en faveur de l'hypoth?se selon laquelle le document qui nous
int?resse a ?t? ?crit apr?s 1202, l'auteur connaissant les annales d'Ipa t'ev compos?es en 12005. D. N. Al'sic ?mit en outre la supposition que le Slovo avait ?t? ?crit apr?s la premi?re d?faite des princes russes
par les Mongols sur la Kalka, c'est-?-dire apr?s 12236 ; cette opinion est bas?e sur le fait que les r?cits de la bataille de Kajala et de la bataille
i. S. A. Kozin, op. cit., p. 145. 2. S. E. Malov, Pamjatniki drevnetjurskoj pis'mennosti (Documents de litt?
rature turque ancienne). 3. J. Bacot, ? Reconnaissance en Haute-Asie septentrionale par cinq envoy?s
ouigours au vine si?cle ?, Journal Asiatique, CCLIV, n? 2, 1956, pp. 137-153.
4. I. L Sreznevskij, ? Zadon?cina v knige gospodina Dmitrija Ivanovi?a
i brata ego Vladimira Andreevica ? (La
' Zadonscina
' dans le livre de Monsieur
Dmitrij Ivanovic et de son fr?re Vladimir Andreevic), Izvestija otdelenija russkogo
jazyka i slovestnosti Akademii Nauk, VI, 5, 1858, Saint-P?tersbourg, pp. 337-344. Cf. D. S. Lihacev, ?
Certy podrazatel'nosti '
Zadonsciny ' ?
(Traits d'imitation
dans la '
Zadonscina '), Russkaja Literatura, n? 3, 1963, 5. Otvety sovetskih u?enyh na voprosy IV mezdunarodnogo s'ezda slavistov.
O vremeni napisanija (
Slova 0 polku Igoreve '
(R?ponses des savants sovi?tiques aux questions du IVe Congr?s international des slavistes. L'?poque de la r?daction
du 'Slovo'), Moscou, 1958, pp. 37-41. 6. Ibid., p. 41.
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LES MONGOLS ET LE SLOVO D'IGOR 45
de Kalka se ressemblent beaucoup. Nous partageons cet avis, mais le
terminus ante quem propos? par D. N. Al'sic ? l'ann?e 1237, (( date
apr?s laquelle l'appel passionn? ? l'union n'avait plus de sens ? ? ne
peut pas ?tre accept?, car il emp?che de r?pondre ? la question for
mul?e ? juste titre par M. D. Priselkov : ? L'historien ne doit pas
n?gliger le fait qu'un seul des ?pisodes de la lutte de la Russie contre
la steppe polovtsienne ? lutte qui a dur? plus d'un si?cle et demi ?
la campagne malheureuse d'Igor, en 1185, a attir? l'attention des
contemporains... pourquoi cet appel ? Il est ? croire que le r?cit de
l'?pisode de 1185... a touch? quelques th?mes importants et troublants
pour les contemporains. D?couvrir ces th?mes est la t?che principale de l'historien. ?x
Discutons ! Ce n'est pas apr?s, mais avant 1237 <lue l'appel ? la
lutte avec les habitants des steppes ? n'avait pas de sens ?. Avant, il
n'y avait personne contre qui lutter. Les Polovtsiens ?taient alli?s
aux Russes, les Mongols ?taient occup?s ? faire la guerre : en Extr?me
Orient, jusqu'en mai 12342, e* dans *e Proche-Orient, jusqu'en 1261.
Tant que la guerre en Extr?me-Orient occupait les Mongols, il n'y avait pas de danger pour la Russie, et personne ne pouvait pr?voir la victoire des Mongols. En outre, avant le d?but des voyages qu'ils
accomplissaient pour saluer le khan ? Qaraqorum, les Russes n'avaient
aucune id?e des affaires d'Extr?me-Orient. Un auteur du d?but du
XIIIe si?cle avait encore moins de raisons de craindre les habitants
des steppes qu'un auteur du XIIe si?cle.
Par contre, apr?s 1240, un appel ? l'union contre les voisins orien
taux ?tait tout ? fait d'actualit?. Les deux campagnes victorieuses
des Mongols de 1237 e* de 1240 n'avaient pas beaucoup affaibli le
potentiel militaire russe3. En Grande-Russie, par exemple, seules les
villes de Rjazan', de Vladimir et les petites Suzdal', Torzok et Kozel'sk en souffrirent. Les autres villes se rendirent et furent ?pargn?es. La
population rurale se r?fugia dans les for?ts et attendit le d?part de
l'ennemi ; quant ? l'importance num?rique des Mongols, le chiffre de
300 000 est un d?cuplement habituel aux auteurs orientaux. La Mon
golie enti?re ne disposait pas d'un aussi grand nombre de troupes ;
or, la Russie n'?tait, pour les Mongols, qu'un front de troisi?me ordre
(apr?s la Chine et l'Iran). Ni Smolensk, ni Polock, ni Luck, ni toute
la Russie-Noire ne furent touch?s par les Mongols, la r?publique de
i. M. D. Priselkov, ? Slovo o polku Igoreve, kak istoriceskij istocnik ?
(Le e
Slovo '
en tant que source historique), Istorik-Marksist, n? 6, 1938, p. 112.
2. Iakinf (N. Ja. Bi?urin), Istorija cetyreh hanov iz doma Cingisova (Histoire des quatre khans de la maison des Gengis), Saint-P?tersbourg, 1829, p. 230 ;
G. E. Grumm-Grzimajlo, Zapadnaja Mongolija i Urjanhajskij kraj (La Mon golie occidentale et le pays d'Urjanhaj), Leningrad, 1926, p. 453.
3. A. N. Nasonov, Mongoly i Rus' (Les Mongols et la Russie), Moscou
Leningrad, 1940, chap. 1.
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46 L. N. GUMILEV
Novgorod non plus. Bref, on disposait de forces suffisantes pour conti nuer la guerre, il importait seulement de persuader les princes ; mais ces derniers, chose ?trange, ne se laissaient pas convaincre facilement.
Enfin, bien que le cours des ?v?nements des deux batailles de Kajala et de Kalka se ressemble, il existe quelques diff?rences. Igor n'a pas tu? d'ambassadeurs polovtsiens, comme les princes de 1223. Il importe d'ajouter que les ambassadeurs qui furent assassin?s ?taient des chr?
tiens-nestoriens apr?s quoi on laissa partir les autres ? des pa?ens ?
sans dommage1. On devait savoir cela au xine si?cle, en tout cas les
lecteurs du Slovo le savaient. Si nous acceptons l'hypoth?se du sous
entendu, propos?e par Al'sic, il faut tenir compte aussi des silences
qui peuvent ?tre consid?r?s comme des allusions. Si l'auteur, en parlant de 1185, sous-entendait 1223, ? justifiait la premi?re action des Russes
contre les Mongols et appelait ? continuer ? lutter contre eux. Par
cons?quent, il consid?rait comme juste l'assassinat des nestoriens ; et c'est l? que r?side ce sens cach? qui n'?tait ?vident qu'aux hommes
politiques et aux guerriers du xme si?cle.
Pour l'Asie centrale du xne et du xnie si?cle, le probl?me du nesto
rianisme ?tait un probl?me fondamental. Depuis le vine si?cle, le nesto
rianisme luttait pour son existence contre de nombreux ennemis :
les manich?ens dans le pays Ou?gour, les bouddhistes dans les oasis
de Tarim, les confucianistes en Chine, les musulmans en Asie centrale
et les chamanistes en Sib?rie. Au d?but du xine si?cle, c'?tait la reli
gion dominante chez les K?ra?tes et les Ongutes en Mongolie orientale ; elle ?tait r?pandue chez les Ou?gours de Turfan, Kuca et Karasar, chez les Qara-Khita?s du Semirecie et les Na?mans de l'Alta?, tol?r?e
? Samarkand, Kasgar, Yarkent et dans le royaume de Tangut ; on
la rencontrait chez les Merkits du Ba?kal et chez d'autres tribus de
la Sib?rie2. Mais ? l'exception de quelques marchands et caravaniers, les nestoriens n'arrivaient pas jusqu'en Russie. C'est ainsi que, m?me
si les Russes ne pouvaient pas ignorer l'existence des h?r?tiques en
Orient, tout comme les nestoriens savaient qu'en Occident il y avait
des chalc?doniens qu'ils d?testaient, avant la campagne de Batu, les
rapports entre les deux branches du christianisme oriental n'?taient
qu'accidentels. Dans l'Empire de Gengis-Khan les nestoriens se trouv?rent soumis
aux Mongols ; mais comme ils ?taient, eux aussi, des nomades, ils
mirent assez rapidement ? profit leur instruction relativement sup? rieure et leurs repr?sentants occup?rent des places importantes dans
i. G. V. Vernadskij, ?
Byli li mongol'skie posly 1223 hristianami ? ? (Les
ambassadeurs mongols de 1223 ?taient-ils chr?tiens ?), Seminarium Konda
kovianum, vol. 3, 1929, pp. 145-148 ; G. Vernadsky, Kievan Russia, New Haven,
1951, p. 237. 2. R. Grousset, L'empire des steppes, Paris, i960, pp. 369-374.
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LES MONGOLS ET LE SLOVO D'IGOR 47
le syst?me administratif de l'Empire. Ils devinrent une force et leurs
voisins furent contraints de prendre position ? leur ?gard. Pour le
penseur politique russe le probl?me du nestorianisme n'acquit de l'im
portance qu'apr?s l'inclusion de la Russie dans Yulus mongol, et c'est
alors qu'il devint dangereux de d?nigrer une religion qui, sans ?tre
dominante, n'en ?tait pas moins puissante. C'est alors qu'il devint aussi
n?cessaire de parler ? mots couverts, de transformer Kalka en Kajala, et les Tatars en Polovtsiens. Quant aux ambassadeurs, il valait mieux ne pas en parler aussi bien parce que les Mongols consid?raient les
ambassadeurs comme des invit?s jouissant de l'immunit? et ne par donnaient jamais leur assassinat, que parce qu'il ?tait risqu? de rappeler aux conseillers du khan la haine religieuse que l'on professait ? leur
?gard. De ce point de vue il est clair que dans le Slovo le changement
brusque des sympathies ne se pose m?me pas : le Slovo est une uvre
litt?raire, et non historique1. Mais avant de passer ? l'interpr?tation de notre document, il faut
jeter un coup d' il sur la situation historique de la premi?re moiti?
du xine si?cle, sous un angle de synchronisme, qui n'a pas ?t? envisag?
jusqu'? pr?sent.
Gengis-Khan et l'?quilibre des forces
Il n'y a pas de passage harmonieux entre le xne et le xnie si?cle.
Un spasme violent, tant en Occident qu'en Orient, cr?a une fronti?re nette entre les deux ?poques, en modifiant dans l'espace de quelque trois ann?es tout l'?quilibre des forces sur le continent eurasiatique. Cette fronti?re passe par l'ann?e 1204.
Au xiie si?cle, Constantinople ?tait le Paris du Moyen Age. Elle est ? connue pour ses richesses, mais en r?alit?, ?crit Eude de Deuil, ses richesses d?passent leur gloire ?. Et Robert de Clary affirme que ? les deux tiers de la richesse mondiale se trouvent ? Constantinople,
un tiers est diss?min? dans le monde entier ?2. Mais le 12 avril 1204
i. La confusion entre les batailles de Kajala (1185) et de Kalka (1223) par l'auteur de la Zadonscina, qui consid?re la bataille de Kulikovo comme une
revanche de Kalka, a ?t? not?e par D. S. Lihacev (Nacional'noe samosoznanie
drevnej Rusi (Le sentiment national dans la Russie ancienne), Moscou-Leningrad,
1945) qui a indiqu? qu'il fallait consid?rer la Zadonscina comme une r?plique au
Slovo 0 polku Igoreve. Cf. aussi V. P. Adrianova-Peretc, ? Slovo o polku Igoreve i Zadonscina ?
(Le Slovo et la Zadonscina), dans Slovo 0 polku Igoreve, pamjatnik XII v., Moscou-Leningrad, 1962, pp. 131-169. Les d?tails que nous avons relev?s
permettent seulement de conclure ? une ant?riorit? du Slovo par rapport ? la
Zadonscina, car apr?s 1262 le probl?me du nestorianisme perdit son caract?re
d'actualit?. 2. Ch. Diehl, Histoire de l'Empire byzantin (p. 114 de l'?dition en russe).
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48 L. N. GUMILEV
Constantinople est prise d'assaut et l'Empire byzantin succombe pro visoirement.
Les chevaliers crois?s consid?raient qu'ils avaient accompli une
uvre pieuse : les Grecs ?taient des schismatiques, des h?r?tiques,
pires, peut-?tre, que les musulmans et les pa?ens. Le principe culturel
historique l'emporta sur le principe dogmatique, et le catholicisme,
n'ayant pu vaincre l'Islam, d?clara la guerre ? l'orthodoxie. En m?me
temps commen?aient les op?rations militaires dans les pays baltes.
En 1200 fut fond?e Riga, qui devint la base des crois?s allemands.
Les Lettons furent conquis rapidement, les Estoniens un peu plus lentement, puis on d?signa de nouvelles victimes : Novgorod et Polock.
L'Occident catholique entreprit une attaque sur tout le front ; il
semblait que le dernier rempart de l'orthodoxie orientale, la Russie, morcel?e en udel, ne d?t pas r?sister longtemps ? la pression. Ce qui
signifiait : pillage des villes, asservissement des villages et destruction
compl?te d'une civilisation vieille de deux cent seize ans.
Au m?me moment, dans les steppes mongoles, Gengis-Khan ?crasait
deux des khanats les plus forts et les plus civilis?s et s'en emparait :
le khanat k?ra?t, en 1203, et le khanat na?man, en 1204. Mais il se
comporta ? leur ?gard d'une mani?re autrement plus humaine que Baudouin de Flandres ? l'?gard des Grecs. Les K?ra?ts et les Na?mans
d?cupl?rent les forces de l'arm?e mongole, la princesse Soyurghaqtani1
?pousa Tuluy, le fils pr?f?r? du khan, et conserva aupr?s d'elle une
?glise nestorienne avec son clerg? et ses biens2. Ses enfants ? M?ngke,
Khubilay, Hulagu et Ariq-b?g? ? furent instruits dans l'esprit de
la religion chr?tienne, bien que le yasa mongol leur interd?t d'?tre
baptis?s3. Pour l'orthodoxie il n'y avait rien de bon dans ce triomphe du nestorianisme, car les pr?tres nomades du xme si?cle se souvenaient encore que le fondateur de leur foi avait subi le martyre du fait des
Grecs4.
La marche vertigineuse de Batu, de la mer d'Aral ? la mer Adria
tique, livra aux Mongols toute l'Europe orientale ; on aurait pu croire
que c'en ?tait fini de l'orthodoxie. Mais les circonstances firent que les
?v?nements prirent une tout autre tournure.
Au cours de sa campagne, Batu se disputa avec ses cousins, Guyuk,
i. P. Pelliot, ? Le vrai nom de Seroctan ?, T'oung-Pao, 29, 1932. 2. R. Grousset, op. cit.
3. En 1254, Rubruquis d?crit un office nestorien o? les princesses et les
princes adoraient la croix (Putesestvie v vostocnye strany Plano Karpini i Rubruka
(Voyage dans les pays d'Orient de Piano Carpini et de Rubruquis), Moscou, 1957,
pp. 145-151). Le prince Ariq-b?g? dit en pr?sence de Rubruquis : ? Nous savons
que le Messie est Dieu ? (ibid., p. 167) ; sur les id?es chr?tiennes de Khubilay,
cf. Kniga Marko Polo (Le livre de Marco Polo), Moscou, 1956, pp. 242 et 281.
4. Les nestoriens n'admettaient pas les orthodoxes ? la communion tandis
qu'ils admettaient les catholiques (Rubruquis, op. cit., pp. 161 et 240).
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LES MONGOLS ET LE SLOVO D'IGOR 49
fils du khan supr?me Ogodai, et B?ri, fils du grand conservateur du
y asa (nous dirions le procureur principal), Caghatay. Les p?res prirent le parti de Batu et r?pudi?rent leur fils pr?somptueux, mais lorsqu'en 1241 Ogodai mourut et que le pouvoir tomba entre les mains de la
m?re de Guyuk, la princesse T?r?g?n?, les troupes de Guyuk et de B?ri
furent r?voqu?es et le pauvre Batu se trouva ? la t?te d'un immense
empire avec seulement 4 000 soldats fid?les ? sa disposition et des
relations extr?mement tendues avec le pouvoir central. Il ne pouvait pas ?tre question de conserver le territoire conquis par la force ; le
retour en Mongolie signifiait une mort plus ou moins atroce ; et c'est
alors que Batu, homme intelligent et perspicace, inaugura une poli
tique plus souple ? l'?gard de ses sujets, en particulier avec les princes russes Jaroslav Vsevolodovic et son fils Alexandre, dont les terres ne
furent pas soumises ? l'imp?t1. Mais Guyuk non plus n'eut pas la vie facile. Les v?t?rans mongols,
compagnons de son a?eul, et les nestoriens, li?s aux enfants de Tuluy,
s'insurg?rent contre lui. Bien qu'il f?t proclam? grand khan en 1246,
Guyuk n'avait pas de v?ritable soutien. Il tenta de le trouver du m?me
c?t? que son ennemi Batu ? aupr?s de la population orthodoxe des
pays conquis. Il fit venir aupr?s de lui des pr?tres de Sham (Syrie), de
Roum (Byzance), des Osses et de la Russie2 et ?dicta un programme
propre ? gagner le monde orthodoxe : la campagne contre l'Europe
catholique3.
Guyuk n'eut pas de chance. Convoqu? pour des pourparlers, le
prince Jaroslav Vsevolodovic fut empoisonn? par la princesse Turakina,
particuli?rement born?e et autoritaire. T?r?g?n? ne se rendait tout
simplement pas compte de ce qu'elle faisait. Elle crut ? la d?nonciation
du boyard Fedor Jarunovic qui se trouvait dans l'escorte du prince et qui intriguait contre celui-ci pour des raisons personnelles4.
Les sympathies des enfants du prince assassin? pass?rent ? Batu et ce dernier put ainsi assurer ses arri?res et obtenir une aide militaire,
gr?ce ? laquelle il put marcher contre le grand khan. Les avances de
Guyuk aux nestoriens n'eurent pas de succ?s non plus. Au d?but de
1246 Guyuk mourut soudainement, peut-?tre ? la suite d'exc?s, peut ?tre empoisonn?. Batu acquit la supr?matie et installa sur le tr?ne le fils de Tuluy M?ngke, chef du parti nestorien ; les partisans de Guyuk furent ex?cut?s en 1251.
La politique ext?rieure de Yulus mongol fut aussit?t modifi?e. On
i. A. N. Nasonov, op. cit., pp. 12 et 23. 2. Rashid-ad-Din, Sbornik Letopisej (Recueil d'annales), Moscou-Leningrad,
1952, II, p. 121.
3. Cf. la lettre de Guyuk au pape, dans Putesestvie v vostocnye strany Piano
Karpini i Rubruka, op. cit., pp. 59 et 220-221.
4. S. M. Solov'ev, ibid., II, p. 151.
4
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50 L. N. GUMILEV
annula la campagne contre l'Europe catholique, et on entreprit ? sa
place une ? croisade jaune ? qui eut comme cons?quence la prise de
Bagdad (1258). Batu qui devint en fait le chef de l'Empire, consolida sa situation, s'attacha de nouveaux sujets et cr?a les conditions n?ces
saires pour la transformation de la Horde d'Or en khanat ind?pendant, ce qui se produisit effectivement apr?s la mort de M?ngke, lorsqu'une nouvelle vague de discordes d?chira l'Empire des Gengis-Khanides. Mais tout cela n'aurait pas eu lieu si Batu n'avait pas ?t? aid? par un
chef militaire et politique aussi remarquable qu'Alexandre Nevskij.
Tatars ou Allemands ?
Les contemporains voyaient clairement que la victoire de Batu
n'avait ?t? d?termin?e ni par la sup?riorit? num?rique des Tatars
(en 1238 Batu ne disposait que de 30 000 cavaliers r?guliers, c'est
?-dire aptes au combat), ni par leur sup?riorit? technique et organisa tionnelle, mais par l'?tat de profonde d?composition dans lequel se
trouvait la Russie des udel au xine si?cle. ? Les princes se forgeaient des discordes contre eux-m?mes ?, remarque l'auteur du Slovo, et il a
parfaitement raison. Le syst?me de l'accession r?guli?re au tr?ne de
Kiev avait perdu une grande partie de son efficacit? apr?s Andr?
Bogoljubskij. La pr?pond?rance de la ville de Vladimir rencontra une
r?sistance acharn?e de la part de Rostov et n'eut presque aucune
port?e dans la r?gion de Galicie-Volynie. Les Ol'govic de Cernigov devinrent des ?tats presque ind?pendants, Novgorod eut une existence
? part ; le ? boucher de la terre russe ?, la principaut? de Polock, est
mentionn? pour la derni?re fois dans les ann?es 1239, apr?s quoi elle
tombe sous les coups de la Lituanie pa?enne et demi-sauvage1. Dans ces conditions, chaque Russe capable de r?fl?chir se trouvait
plac? devant l'alternative suivante : quel est le pire danger : l'Alle
mand ou le Tatar ? Et comme il arrive toujours, il y eut deux avis.
Les princes Daniel Romanovic de Galicie et Andr? Jaroslavovic de
Vladimir pensaient que les pa?ens tatars repr?sentaient le plus grave
danger, tandis qu'Alexandre Jaroslavovic Nevskij estimait que les
Allemands catholiques ?taient pires que les Tatars. On n'a pas conserv?
de d?clarations ou de programmes politiques, mais ce sont les faits
eux-m?mes qui sont parlants. L'attitude des princes ? la veille de 1250 ?tait tellement nette qu'il n'est nullement difficile d'en tirer des g?n? ralisations pour confirmer notre th?se. Sous l'aspect de la lutte id?olo
gique, la position de l'auteur du Slovo est tout ? fait claire. C'est un
occidentaliste ! Toutes ses sympathies sont dirig?es contre le monde
i. G. Vernadsky, The Mongols and Russia, New Haven, 1953, p. 72.
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LES MONGOLS ET LE SLOVO D'IGOR 51
nomade, toutes ses sympathies vont ? l'Europe f?odale. Le choix des
peuples qui ? chantent la gloire de Svjatoslav ? apr?s sa victoire sur
Kobjak, le repr?sentant de la steppe (p. 18), est tr?s significatif et
nullement accidentel : ce sont les Allemands, les V?nitiens, les Grecs et les Tch?ques-Moraves. On trouve ici exactement d?limit?e l'aire de
la campagne de Batu en Occident. Les Allemands, battus ? Lignitz, mais qui ont r?sist? ? Olm?tz, les V?nitiens, qui ont subi les attaques des avant-gardes tatars en 1241, les Grecs de l'Empire de Nic?e, qui ont conquis sous Jean Vatatz?s la p?ninsule balkanique et qui touchent, eux aussi, au territoire d?vast? par les Tatars, puisque la Bulgarie a souffert de la retraite des arm?es de Batu, les Tch?ques-Moraves
qui ont battu un d?tachement tatar sous Olm?tz. Ces quatre peuples sont des alli?s potentiels dans la lutte contre les Tatars dans les ann?es
quarante du xine si?cle. L'historien ne doit pas ?tre troubl? par le
fait que l'Empire de Nic?e se trouve plac? ici sur le m?me plan que trois ?tats catholiques, car Fr?d?ric II Hohenzollern et Jean Vatatz?s
s'?taient alli?s face ? l'ennemi commun ? le pape, et l'empereur avait
sanctionn? la prise future de Constantinople par les Grecs, toujours pour contrarier le pape, consid?r? comme protecteur de l'Empire latin.
Ces quatre peuples reprochent ? Igor sa d?faite. Qu'est-ce que cela pourrait bien leur faire, dira-t-on, s'il ne s'agit vraiment que d'un
simple accident de fronti?re ? Mais tout devient clair s'il s'agit d'un
conflit entre les deux mondes. D'autre part, l'auteur du Slovo pense que la Russie est assez forte pour rejeter le joug tatar. Rappelons nous que telle ?tait l'opinion d'Andr? Jaroslavovic de Vladimir et de
Daniel Romano vie de Galicie. Quand l'auteur ?num?re les princes et
leurs forces, on retrouve de nouveau le tableau du XIIIe si?cle, et non
du XIIe. En premier lieu, le prince de Vladimir, Vsevolod, est, en r?alit?, Andr?. Il dispose de tant de troupes qu'il peut ? faire jaillir la Volga sous ses avirons, et ?puiser le Don avec ses casques ? (p. 21). Appeler dans le Sud Vsevolod Bol'soe Gnezdo, ennemi de Svjatoslav, est plus
qu'?trange. Mais appeler le prince de Vladimir ? la lutte contre la
steppe en 1250 est tout ? fait l?gitime, car Andr? avait effectivement march? contre les Tatars et avait ?t? battu par Nevruy, probablement
apr?s la r?daction du Slovo. Il faut croire qu'Andr? et ses compagnons d'armes avaient esp?r? r?ussir.
Plus loin on trouve un bref pan?gyrique des princes Rostislavovic
de Smolensk, avec un appel ? marcher ? pour venger l'opprobre de
notre temps, pour la terre russe ? (p. 22). Smolensk n'avait pas ?t?
d?truit pendant l'invasion tatare et avait conserv? son potentiel mili
taire ; il ?tait donc tout ? fait logique de demander de l'aide aux gens de Smolensk en 1249-1250.
Il ?tait tout aussi opportun de s'adresser aux princes du Sud-Ouest, dont il est dit qu'ils avaient ? des cuirasses de fer sous des casques
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52 L. N. GUMILEV
latins ? (p. 23) et des ? lances polonaises ?
(p. 24). Mais la liste ne men
tionne pas les Ol'govic de Cernigov (p. 23) : en effet, ils avaient ?t?
ex?cut?s en 1246 par Batu, sur l'instigation des princes de Vladimir, et l'?tat de Cernigov avait ?t? d?truit politiquement1.
Mais le plus important de la liste est Jaroslav Osmomysl, qui
si?ge bien haut ? sur le tr?ne forg? d'or soutenant les monts Ougriens...
ayant ferm? les portes du Danube... ? et qui, ayant ouvert les portes de Kiev, ? du tr?ne d'or paternel tire sur les sultans en pays lointains ?
(p. 22). L'auteur du Slovo lui offre, ? lui aussi, de tuer ? Koncak, le
vil esclave ? (p. 22). Si l'on prend cet appel ? la lettre c'est un non-sens. Jaroslav Osmo
mysl ?tait entour? d'hommes plus forts que lui, des boyards qui avaient
port? atteinte non seulement ? son pouvoir, mais aussi ? ses affections.
En 1187 les boyards br?l?rent la ma?tresse du prince, Nastas'ja, et
forc?rent Jaroslav ? d?sh?riter son fils pr?f?r? (fils de Nastas'ja) ; apr?s sa mort, qui intervint tr?s t?t apr?s, ils mirent sur le tr?ne de Galicie son fils a?n?, un ivrogne2. La principaut? de Galicie n'avait aucun
rapport avec les r?gions du Bas-Danube o?, en 1185, s'?tait form? un
puissant royaume valaco-bulgare. Jaroslav n'avait tir? sur aucun ? sultan ? ; quant ? sa pr?tendue participation ? la troisi?me croisade, cette hypoth?se est tellement fantaisiste qu'elle ne m?rite pas d'?tre
discut?e. Appeler ? des actes d?cisifs un prince d?muni de pouvoir et
d'influence et mourant de traumatismes nerveux est absurde ; mais
si nous substituons ? Jaroslav Osmomysl Daniel de Galicie, tout se
remet en place3. En 1249, ^es Hongrois sont vaincus sous Jaroslavl. La Bulgarie, apr?s la mort de Jean Asen, s'affaiblit, et l'influence de
la principaut? de Galicie s'?tend vers le Sud, atteignant peut-?tre le
delta du Danube, o?, dans la Dobroudja, vivent les descendants des
Petch?n?gues ? les Gagauzes
? qui ont peut-?tre conserv? quelques
traditions musulmanes4. La ville de Kiev, d?vast?e, est ?galement sous le contr?le de Daniel et, enfin, l'alliance de ce dernier avec Andr? de Vladimir date de 1250 et est dirig?e contre les Tatars. Tout concorde, sauf le nom, modifi? ? dessein.
La mention de Koncak est ?galement invraisemblable dans le
contexte. Pourquoi serait-il un ? vil esclave ? ? Esclave de qui, puis
qu'il est khan ? Pourquoi l'appeler ? vil ?, s'il est le gendre d'un prince russe orthodoxe ? Dans un pass? tout r?cent, Koncak a install? sur
le tr?ne Svjatoslav5, en 1182, il a ?t? l'alli? d'Igor et de Svjatoslav
i. A. N. Nasonov, op. cit., pp. 26-28. 2. S. M. Solov'ev, op. cit., p. 564. 3. Ibid., II, pp. I73-I74 4. S. P. Tolstov, Po sledam drevnehorezmijskoj civilizacii (Sur les traces de
la civilisation de Khorezm), Moscou, 1948, p. 262.
5. S. M. Solov'ev, op. cit., I, p. 558.
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LES MONGOLS ET LE SLOVO D'IGOR 53
contre Vsevolod Bol'soe Gnezdo et les princes de Smolensk1. Admettons
qu'on le d?nigre ainsi pour sa participation ? une querelle russe, alors
qu'il n'?tait pas chr?tien, mais les pa?ens lituaniens y avaient ?gale ment particip? et l'auteur du Slovo ne les en bl?me point, malgr? tout son respect ? l'?gard du grand-prince Vsevolod.
Mais si nous mettons ? la place du khan polovtsien Koncak un
baskak tatar quelconque, par exemple Kuremsa ou un autre de ses
semblables, tout rentre dans l'ordre. Il est esclave du khan, adepte d'une religion abhorr?e2 et, si l'on se place au point de vue occiden
taliste de l'auteur du Slovo, il est incontestable qu'en 1249-1250 il faut
lui ? tirer dessus ?. Quant aux Lituaniens, ils peuvent bien attendre, tout comme les Allemands, les Hongrois et les Polonais. ?tait-ce un
point de vue juste ? Ceci est une autre question, mais l'auteur du Slovo ne n?glige pas cet aspect du probl?me, bien qu'il en parle d'une mani?re
extr?mement prudente, ? propos d'un sujet qui semble n'avoir aucun
rapport avec la campagne du prince Igor et, d'une mani?re g?n?rale, avec la steppe polovtsienne.
La trag?die de Polock
Polock ?tait le bouclier de la Russie contre les attaques de l'Occi
dent. L'auteur du Slovo qui parle beaucoup des princes de Polock, ne fait cependant pas appel ? eux. Il se lamente ? leur sujet. Le h?ros de l'?pisode de Polock, Izjaslav Vasil'kovic, est un personnage myst? rieux. Les annales ne le mentionnent pas, ce qui n'aurait eu rien de
surprenant s'il ne s'?tait point manifest? d'une mani?re quelconque ; mais d'apr?s le texte du Slovo il s'?tait distingu? tout autant qu'Igor Svjatoslavovic : il tomba dans la bataille contre les Lituaniens et sa d?faite entra?na la reddition de la ville (p. 95). Quelle ville ? Il faut
croire qu'il s'agit de Polock o?, en 1239, si?ge un certain Brjacislav, ce qui est le dernier t?moignage sur Polock dans les annales3. Le nom
de Brjacislav se rencontre aussi dans le Slovo*. On appelle ainsi le fr?re du prince tu?, qui n'?tait pas arriv? ? temps pour le secourir. Et,
i. Ibid., p. 562. 2. N. Veselovskij,
? O religii tatar po russkim letopisjam ?
(La religion des Tatars d'apr?s les annales russes), ?urnal Ministerstva Narodnogo Prosvescenija, nouvelle s?rie, n? 7, sect. 2, 1916, pp. 81-101.
3. S. M. Solov'ev, op. cit., II, p. 181.
4. Dans le texte du Slovo il y a : ? il n'y avait l? ni le fr?re Brjacislav, ni l'autre Vsevolod ?. A. A. Zimin propose avec raison de remplacer Vsevolod par
Vseslav (communication personnelle) ; la composition r?trospective acquiert ainsi un sens : il n'y avait pas un autre Vseslav qui e?t pu d?fendre Polock contre l'ennemi ; plus loin on trouve un excursus path?tique consacr? ? Vseslav,
prince de Polock, o? les ?v?nements sont expos?s dans un ordre chronologique inverse (pp. 24-26).
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54 L. N. GUMILEV
un peu plus loin, la derni?re mention de la terre de Polock : ? Sur la
Nemiga [Niemen] on met les t?tes en gerbe, on les bat avec des fl?aux
d'acier franc ; sur l'aire, on vanne l'?me ? la faire sortir du corps. Les
rives sanglantes de la Nemiga furent ensemenc?es ? la maie heure, elles
le furent avec les ossements des fils de la Russie. ? Cette interpolation est li?e dans le contexte ? la d?faite de Vsevolod en 1067 par les princes
Izjaslav, Svjatoslav et Vsevolod Jaroslavovic (cf. p. 458). Mais elle
n'est pas plac?e avant l'av?nement de Vsevolod sur le tr?ne de Kiev
et sa fuite, mais apr?s, c'est-?-dire apr?s 1069. Ce saut n'est pas jus tifi? si l'on rapporte le massacre de la Nemiga aux temps de Vseslav ;
mais si l'on consid?re que l'auteur, en le mentionnant, pense aux ?v?ne
ments de son temps, cette interpolation doit concerner l'?poque de
la r?daction du Slovo, c'est-?-dire, ? notre avis, les ann?es quarante du xme si?cle.
Et c'est justement au xine si?cle que l'on retrouve une situation
semblable. Les Lituaniens ont conquis la principaut? de Polock et
ont ?tendu leurs incursions d?vastatrices jusqu'? Torzok et jusqu'? Bezeck. En 1245, Alexandre Nevskij leur inflige une d?faite, mais l'an
n?e suivante, quand Jaroslav Vsevolodovic et ses fils vont en Mon
golie, le pouvoir est usurp? par Michel Khorobrit de Moscou qui p?rit aussit?t dans une bataille contre les Lituaniens1. Et tout comme dans
le cas du mythique Izjaslav Vasil'kovic, qui n'a jamais exist?, les
fr?res de Michel, qui avaient condamn? son usurpation, ne viennent
pas ? son secours. L'auteur du Slovo conclut le r?cit de la trag?die de
Polock par l'exclamation path?tique : ? Oh ! le temps de g?mir est venu
pour la terre russe, en ?voquant le temps de jadis et les princes d'autre
fois !... Les lances chantent ! ? (p. 26). Combien tout cela est loin de 1187, quand ni les Lituaniens, ni
les Polovtsiens ne repr?sentaient de menace r?elle pour la Russie.
Il ne fallait pas, alors, attendre le salut de l'Occident, mais mod?rer
l'app?tit des boyards de Galicie et de Rostov, des ? hommes mineurs ?
de Vladimir et de Novgorod et de quelques princes particuli?rement rus?s. Mais le Slovo n'en dit pas un mot !
L'auteur de notre document comprend parfaitement que les pa?ens lituaniens de son temps sont des ennemis actifs des princes russes
et des Allemands-catholiques, si chers ? son c ur. D'ailleurs, il men
tionne les Lituaniens, mais en passant, pour ne pas d?tourner l'atten
tion du lecteur de l'ennemi principal ? les nomades des steppes,
c'est-?-dire les Tatars. Mais surtout il se lamente parce que tous les
princes ne partagent pas son point de vue et, en effet, c'?tait le cas du
prince de Kiev et de Novgorod, le h?ros de deux grandes et de plusieurs
petites batailles, l'ami du khan tatar : Alexandre Jaroslavovic Nevskij.
i. S. M. Solov'ev, op. cit., II, p. 155.
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LES MONGOLS ET LE SLOVO D'IGOR 55
Le po?te et le prince
Si nous avons r?ussi ? discerner derri?re des masques du XIIe si?cle
des personnages du xine, c'est en vain que l'on cherchera dans notre
document le principal adversaire de la tendance d?fendue par le Slovo :
il ne s'y trouve pas ! En revanche il y a autre chose : diff?rents traits
caract?ristiques de l'activit? d'Alexandre Nevskij. La raison en est
tout ? fait claire. Le Slovo ?tait destin? ? avoir une large r?sonance
et, par cons?quent, il devait parvenir au prince lui-m?me ; or, il ?tait
s?v?re. En deuxi?me heu, le charme personnel d'Alexandre, qui avait
frapp? m?me Batu, ne devait en aucune mani?re faire l'objet d'une
attaque. L'auteur du Slovo ne d?sapprouve pas la personnalit? du
prince, mais sa politique pro-tatare, ? laquelle on fait souvent allusion.
La recherche d'un appui des habitants des steppes est bl?m?e dans
le jugement sur Oleg Gorislavovic, la rapidit? des d?placements et les
disputes avec les habitants de Novgorod sont ?voqu?es dans le juge ment sur Vseslav qui
? n'?vitera pas le jugement divin ?, et, surtout ? indice d'une tendance hostile ? dans les allusions ? l'amiti? envers
des h?r?tiques, ennemis de la Vierge, protectrice de Kiev. Mais quels ?taient les liens entre le nestorianisme et Alexandre Nevskij, des liens
qui ?taient tellement ?vidents pour les druzinniki du xine si?cle qu'ils ne n?cessitaient pas d'explications ? Au cours des pr?paratifs ? la
lutte avec Andr? Jaroslavovic, qui s'appuyait sur l'Europe catholique, Alexandre alla chercher de l'aide aupr?s de la Horde d'Or, plus exacte
ment aupr?s du fils de Batu, Sartaq1, secr?tement baptis? et ouverte
ment protecteur des chr?tiens2. Et c'est gr?ce aux troupes de Sartaq qu'Alexandre obtint la victoire en 1252. L'amiti? entre Alexandre et
Sartaq ?tait bien connue, ce qui permettait au parti adverse d'insinuer, non sans raison, qu'Alexandre penchait vers le nestorianisme, non
pas sur le plan religieux, mais sur le plan politique. Mais si notre hypoth?se est juste, l'h?ritier d'Oleg, le prince Igor,
e?t d? combattre non seulement les Polovtsiens, mais aussi les ortho doxes. En effet, le div met en garde tous les pays menac?s par les troupes d'Igor (p. 79) : la terra incognita
? les steppes polovtsiennes, lepomor'e, c'est-?-dire la c?te de la mer Noire (o?, au xne si?cle, vivaient des Goths orthodoxes), le posul'e, c'est-?-dire les rives de la Sula, o? se
trouvait Perejaslavl, citadelle des gr?cophiles russes, Suroz, Cher sonese et Tmutarakan, villes marchandes grecques. Ni les Khazars
i. S. M. Solov'ev, op. cit., II, p. 157. 2. A. G. Galstjan, Armjanskie isto?niki 0 mongolah (Les sources arm?niennes
sur les Mongols), Moscou, 1962, p. 110.
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56 L. N. GUMILEV
de la mer Caspienne, ni les Goths de la mer Noire ne portaient pr?ju dice ? la Russie, et c'est pour cette raison que la campagne du prince
Igor contre eux a un tout autre sens que celui qu'on lui attribue
d'habitude.
Notre interpr?tation rend compr?hensible l'?loge de Mstislav de
Tmutarakan car ce dernier, selon la l?gende, avait ?t? vainqueur dans un combat singulier gr?ce ? l'intervention de la Vierge et avait b?ti une ?glise en son honneur pour la remercier (pp. 378-379). Le d?saccord entre les nestoriens et les ? chalc?doniens ? portait notamment sur
l'affirmation que Marie devait ?tre appel?e Khristotokos, c'est-?-dire une simple femme ; m?re d'un homme, et non m?re de Dieu. Nestorius
disait : ? Dieu n'a pas de m?re. ? Le culte de Marie ?tait par cons?quent une provocation directe ? l'?gard des nestoriens.
Selon le canon orthodoxe, Igor pouvait adresser des pri?res d'actions
de gr?ce soit directement ? Dieu, soit au saint dont il avait pris le nom lors du bapt?me, soit ? saint Georges, lib?rateur des prisonniers. S'adresser ? la sainte Vierge prenait un sens particulier, compr?hen sible pour les contemporains du Slovo, mais rest? inaper?u par les commentateurs post?rieurs. La fin du Slovo peut ?tre expliqu?e de ce point de vue. On y d?crit comme une grande r?ussite, le p?lerinage
d'Igor aupr?s de la Vierge de Pirogosca de Kiev (p. 31). C'est tout sim
plement une invite : ? Voil? qu'un Ol'govic, petit-fils de l'ennemi de
la m?tropole de Kiev, petit-fils de l'ami de Boyan qui s'?lan?ait sur
les traces de Trajan (p. 11) se r?concilie, lui aussi, avec la Vierge, et
toute la terre russe se r?jouit. Tu n'as qu'? faire de m?me, prince Alexandre, et ce sera la fin des pa?ens ! ? C'est l? le sens de l' uvre qui dut ?tre ?crite avant qu'Alexandre e?t d?cid? de rompre avec Andr? et de demander l'aide des Tatars, c'est-?-dire avant 1252. L'auteur du
Slovo et ses amis, Andr? de Vladimir et Daniel de Galicie, avaient-ils raison ? En partie oui, en partie non. Il est probable qu'il e?t ?t?
possible par les efforts conjugu?s des princes, de se d?tacher de la
Horde, mais cela signifiait tomber sous le joug catholique de l'Europe f?odale. Dans ce cas toute la Russie e?t partag? le sort de la Bi?lo
russie et de la Galicie1. Alexandre Nevskij voyait plus loin que ses
fr?res et l'id?ologue de leur ligne politique ? l'auteur du Slovo. Il ne
se laissa pas influencer par les belles paroles : ? Plut?t encore ?tre taill?s en pi?ces que devenir esclaves ? (p. 10), et les violentes accusations : ? Et les princes russes en personne forgent la s?dition les uns contre
les autres, et les pa?ens en personne paraissent en vainqueurs dans la
terre russe et pr?l?vent l'imp?t du foyer. ? Si dans les ann?es cinquante,
i. En 1269 les Allemands de Livonie, ayant entendu parler de l'arriv?e de
Tatars ? Novgorod en vue d'une campagne contre la Livonie, s'empress?rent de demander la paix
? car ils craignaient fort jusqu'au nom m?me des Tatars ?
(A. N. Nasonov, op. cit., pp. 20-21).
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LES MONGOLS ET LE SLOVO D'IGOR 57
les Tatars percevaient un imp?t sur le foyer1, d?j? en 1262, sur l'initia
tive de ce m?me Alexandre Nevskij, les collecteurs d'imp?t envoy?s par le khan Khubilay furent massacr?s par la population russe2. Il
est ? remarquer que Berke, le khan de la Horde d'Or, non seulement ne prit pas de mesure punitives, mais utilisa la r?bellion en sa faveur
pour se d?tacher de la Grande Horde et transformer sa r?gion en ?tat
ind?pendant. Apr?s 1262 les liens entre la Horde d'Or et la lign?e orientale des descendants de Tuluy, qui s'?tait install?e ? P?kin et
qui avait pris en 1271 un nom chinois ? Yuan ? furent rompus. C'?tait en fait la lib?ration de l'Europe orientale du joug mongol, bien qu'elle se f?t effectu?e sous l'?gide de khans descendant de l'a?n?
des enfants de Gengis ?
Dj?ci ?
que son p?re avait fait tuer pour avoir mis en avant un programme de conciliation ? l'?gard des vaincus3.
Ce n'est pas un hasard que la Horde d'Or ait entrepris aussit?t la
guerre contre les Mongols de Perse, nestoriens convaincus, qui conti
nuaient la politique de conqu?te de Gengis. En 1262-1263 le gouver nement du khan Berke h?sitait encore : fallait-il continuer la tradition
mongole ou fallait-il c?der ? la force et prendre la t?te des peuples
qui avaient li? leurs destin?es ? la Horde ? On peut penser que le
dernier voyage d'Alexandre ? Saray, qui d?tourna le danger du peuple, fut pr?cis?ment l'exploit qui d?termina le choix du khan. Ce fut la
premi?re lib?ration de la Russie des Mongols ? le grand m?rite
d'Alexandre Nevskij. Le prince sens? se r?v?la plus perspicace que le po?te inspir?, mais
on ne peut d?nier ? l'auteur du Slovo sa sinc?rit?, son patriotisme et sa volont? d'union ; en remarquant toutefois que cette union ?tait
?galement souhait?e par le parti adverse.
Leningrad, 1965. L. N. Gumilev.
i. La Russie du Nord-Ouest ne fut impos?e qu'en 1257. Cf. A. N. Nasonov,
op. cit., pp. 12 et 22. 2. A. N. Nasonov, op. cit., p. 52.
3. V. V. Bartol'd, Turkestan v epohu mongol'skogo zavoevanija (Le Turkestan
? l'?poque de la conqu?te mongole), Saint-P?tersbourg, 1898, p. 495.
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