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LES MAILLES DU FILET

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LES MAILLES DU FILET

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SORANA GURIAN

L E S M A I L L E S

DU FILET MON JOURNAL DE ROUMANIE

...Car ce qu'il y a de plus ter- rible dans notre époque, ce n'est pas la désintégration de l'atome, c'est la désintégration des cons- ciences...

C A L M A N N - L É V Y , ÉDITEURS

3, RUE AUBER — PARIS

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PREMIER TIRAGE Septembre 1950

Copyright by CALMANN-LÉVY, 1950. Tous droits de traduction, reproduction et adaptation réservés

pour tous les pays, y compris la Russie (U. R. S. S.)

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A mes amis, restés là-bas...

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L ES rossignols aveugles chantent le mieux... parce qu'ils ne peuvent voir les barreaux de leurs

cages... Mon chant à moi ne sera ni doux, ni trompeur. Je veux crier la vérité, hideuse et discordante, telle qu'elle est. Je ne veux pas être un écrivain aux yeux crevés, à l'âme sourde, à la voix douce. Je choisis le silence.

(Passage d'un article censuré, écrit pour la Revue

des Fondations Royales, octobre 1947.)

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1 L arrive un moment où toutes les échappatoires sont inutiles, toutes les raisons vaines et où l'homme

ne peut faire autrement qu'assumer sa responsabilité. — Etes-vous un écrivain engagé? — Oui, vis-à-vis de moi-même. — Vous avez un côté enfantin, pour ne pas dire

naïf, qui me déconcerte. N'êtes-vous pas capable de vous élever au-dessus des médiocrités de l'heure, des victimes nécessaires, des petits malheurs sordides des fourmis, pour avoir une vision d'ensemble, un pano- rama de l'Histoire?

— J'en suis incapable. Je ne puis voir que les larmes de cette petite ménagère, la faim de ce gosse, le déses- poir de ce petit employé qu'on a congédié parce qu'il n'est pas membre du Parti. Je n'ai pas la vision du futur.

— Vous vivez dans l'immédiat comme un ani- mal.

— Je ne prétends pas valoir plus qu'un chien fidèle. — Vous amenez de l'eau au moulin de la réaction... — On m'a dit aussi : Tu combats contre tes frères.

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On m'a dit aussi : Cui prodest. Je ne veux plus en tenir compte. C'est avec cet argument qu'on nous a toujours fermé la bouche. Ni contre, ni pour. Je ne crois pas que de la vérité naisse le mensonge ni que la tyrannie profite des luttes pour la liberté.

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3 décembre 1947. — Nous étions derrière la chapelle, il faisait froid. J'évitais de regarder en face — vieille inhibition de pudeur bourgeoise? — l'homme qui de- vait être mon mari. C'était un grand garçon brun, aux traits délicats, avec une courte pipe au coin de la bouche. Le père G... apparut, affairé. Sans parler, il nous fit signe de le suivre. Nous descendîmes, remon- tâmes des escaliers, par la porte de service, le sous-sol, un tas de couloirs glissants, bien astiqués. Enfin nous nous assîmes dans son bureau.

— Alors? dit-il, et son sourire me redonna con- fiance. On ne vous a pas suivie jusqu'ici?

— Non, dis-je. J'ai fait bien attention. — Vous savez que notre Institut est surveillé, jour

et nuit, depuis la perquisition qui a eu lieu la semaine dernière. Ils n'ont rien trouvé... mais mes trois saucis- sons de Strasbourg ont disparu.

— ? — Ils sont venus la nuit, quinze policiers peut-être,

tous en civil. Nous autres, il nous a fallu rester dans nos chambres. Après avoir saccagé la bibliothèque, ils

ont raflé les nourritures terrestres. J'avais peur qu'ils

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ne nous glissent des tracts compromettants... Enfin! il ne me reste qu'à regretter mes vrais saucissons alsaciens!

— Donc, réactionnaires, mon père, et antidémocra- tiques!

Nous rions. Le jeune homme tape sa pipe contre son talon et secoue la cendre. J'enlève le mouchoir de paysanne qui me couvre la tête, et dégrafe mon manteau râpé.

— Et maintenant, parlons affaires, dit le père G... Hier soir, il m'avait appelée au téléphone. — Vous viendrez à la messe, madame, demain ma-

tin, à huit heures trente très exactement. — Oui, mon père. — ...Et vous attendrez un peu, après la messe, madame... — Oui, mon père. Mais le père G... tenait à être compris. Il avait

repris : — J'ai une très belle chapelle, vous savez, et vous

m'y attendrez même si mes paroissiens me mettent en retard... En admirant les lieux : derrière il y a un petit jardin... Malheureusement, il n'y a plus de chry- santhèmes.

Je n'y suis plus du tout. Je me creuse la cervelle pour comprendre. Que veut-il dire avec ses chrysan- thèmes? Mon cœur se serre. Il poursuit :

— Et après je vous montrerai quelque chose d'in- téressant. — Je sais que vous avez de fort beaux livres, mon

père... Je raccroche précipitamment. Jo vient d'entrer. Jo,

c'est mon mari. Il rentre après douze heures de travail dans une fabrique de tubes d'oxygène. Il est chef de la vente. Il lui faut bien gagner d'une façon ou d'une autre la croûte pour nous deux. Moi, je ne travaille plus depuis bientôt un an... Mais le travail dans les fabriques contrôlées par l'Etat est dur et pénible. Comme au bagne. Sous la surveillance « vigilante » des membres

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du Parti, dans la crainte perpétuelle de perdre sa place (parce qu'on a refusé, alors que cela pouvait se faire, de signer une adhésion), sous la menace de la prison pour « sabotage des biens du peuple », oui, c'est du sabotage, même si vous vous êtes trompé dans votre addition. Il s'agit de faire le travail, mais surtout de plaire, de plaire à tous, au secrétaire du syndicat, au secrétaire de votre organisation de base (la cellule du Parti), et aussi, mais pas autant, au directeur politique de l'entreprise, d'habitude un ou- vrier, ayant la confiance du Parti, nommé par le minis- tère de l'Economie nationale pour contrôler le pro- priétaire, [bourgeois et suspect] et qui ignore tout ou presque de l'administration de l'usine.

— Avec qui parlais-tu? dit Jo. Je fais semblant de ne pas entendre... Je ne veux

rien lui dire. Lorsque nous avions discuté « le coup » il m'avait prévenue. Il ne croit pas à ma chance. « C'est stupide de divorcer pour rien! Ça va nous coû- ter de l'argent et en fin de compte tu iras moisir en prison! A quoi bon tout cela? »

Je vais préparer le souper dans ma petite salle de bains-cuisine. Mon chat noir, qui dormait roulé en boule, se lève, fait sa clé de sol. Jo prend sa place sur le divan, s'étend, bâille.

— Qu'avons-nous à souper ? — Ta mère a reçu un colis d'Amérique. Elle m'a

donné un paquet de cette fameuse soupe aux nouilles et j'ai fait des pommes de terre au beurre.

— Très bien... et il s'endort, terrassé par la fatigue. Il se lève, il fait encore nuit, à cinq heures trente

du matin, comme tous les hommes de chez nous, qui, grâce à Dieu, travaillent. A six heures, il est dehors et il grelotte dans son manteau trop léger. Le bon vieux manteau à col de fourrure a été vendu pour payer le médecin lorsque j'étais malade, car vraiment son salaire suffit tout juste pour notre loyer et nos modestes repas. Il faudrait que Jo fasse une affaire afin que nous pussions faire ressemeler nos chaussures.

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Quant à acheter une nouvelle robe ou même une simple cravate... quel rêve... ! Il bat la semelle, il attend le tram. Il devra en laisser passer trois, car les trams sont bondés à cette heure.

A sept heures moins le quart, tous les fonctionnaires. sont là, assis en rond dans la salle de séances de l'usine. On lit l'article de fond du quotidien officiel du Parti : l'Etincelle. Sur n'importe quoi, la récolte, la réforme de l'enseignement, une critique de la poésie bourgeoise, une attaque contre Truman et sa bande. On lit, on écoute à demi, puis le secrétaire de la cellule interroge l'un ou l'autre des auditeurs pour voir s'ils ont com- pris. Comme à l'école. Les commentaires sont pareils, interchangeables. On évite soigneusement toute expres- sion personnelle, toute pensée originale. Les slogans pleuvent. Et s'il arrive à quelqu'un de manquer cette lecture, d'arriver en retard, d'être malade, il en résulte toutes sortes d'ennuis. Trois absences, et on perd sa place. Et cela partout. Dans les ministères, dans les rédactions, aux P. T. T., dans les fabriques, les grands magasins, les cantines. Dans chaque entreprise, à sept heures moins le quart, tout le monde écoute la parole de l'Evangile : l'article de fond de l'Etincelle.

— Intoxication en masse par la culture marxiste, dit un de nos amis, un ingénieur.

Il affirme aussi que le Parti fournit des idées toutes faites pour épargner à ses membres des dépenses inu- tiles de matière grise.

Mais il ne s'agit pas de lui. Il s'agit de Jo, mon mari, qui s'est endormi tout doucement.

— Lève-toi, chéri, viens manger. Mais il n'entend pas. Il grogne dans son sommeil

et continue de dormir, renversé et pâle comme un blessé épuisé par une hémorragie. La tension nerveuse s'est relâchée, et son visage perd, petit à petit, cet air inquiet, méfiant, de l'homme traqué. Le front se déride, les lèvres se détendent. Peut-être voit-il en rêve les grands champs de blé de son enfance. Jo est le fils d'anciens grands propriétaires terriens. On leur

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a tout pris. Je disais que c'était juste. On n'a pas le droit de posséder la terre. Maintenant je le répète, mais je ne sais plus. Tant de choses n'ont plus le même sens... Sur la table, les pommes de terre bouillies, enve- loppées d'une légère vapeur bleutée, refroidissent. Le chat ronronne sur mes genoux.

Comme tant de femmes de mon pays, je suis là, désemparée et triste. Je guette les bruits de la rue, les pas lourds des agents, la sonnette de l'escalier. A chaque auto qui stoppe devant notre perron, mon cœur bat, s'arrête. Pour cet homme qui dort là et pour moi... Nous n'avons rien fait, mais sait-on ja- mais?... Comme ils sont heureux ceux qui dorment, ceux que le sommeil arrache de la vie.

— Non, ce n'est pas moi votre mari, dit le jeune homme. Lorsque le père m'a parlé et que j'ai su qu'il s'agissait de vous, je me suis dit que je n'ai pas le droit de m'exposer... à tant de risque. Personnelle- ment je n'ai pas peur, mais je n'ai pas le droit d'ex- poser mes proches...

Il me regarde et je baisse les yeux. Il a raison. — Il faut tout de même trouver quelqu'un, dit le père. Pourquoi est-il si bon, pourquoi se donne-t-il tant

de peine pour moi, pour tant d'autres? On dirait que sa vie est faite pour être remplie par des vies étran- gères. Il n'a rien qui lui appartienne. — J'ai pensé au portier de l'Institut, dit le jeune homme. Sans se presser il allume sa pipe et il enchaîne : C'est un Albanais, de religion musulmane, citoyen italien... Il a soixante-cinq ans, il est veuf et il a six enfants...

— Il peut en avoir douze! — Parfait! Je pensais bien que c'était là un fiancé

idéal! Je l'ai pressenti, en taisant votre nom comme de bien entendu. Du reste, il a beau être le portier de l'Institut de Culture, il ne lit jamais! ni les journaux qui vous insultent, ni ceux qui louaient vos livres. Ce qui nous intéresse, c'est qu'il demande une dot

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de 100.000 leis, des habits neufs, des souliers jaunes et un chapeau melon.

— C'est surtout le chapeau melon qui lui tient à cœur? J'essaie de plaisanter, mais je me sens perdue. Je

ne pourrai jamais réaliser cette somme. Combien pour- rais-je emprunter à mes amis ? Si je vends mon manteau de fourrure, ma radio, mes livres et les quelques bonnes toiles que je possède... Car je n'ai que des livres, des toiles, et... un gros matou noir!

— C'est trop cher, dit le père, c'est beaucoup trop cher, n'est-ce pas, madame? Il faudra que nous cher- chions encore.

— Je ne vous le conseille pas, dit le jeune homme dont j'ignore le nom. Vous savez très bien que chaque jour représente pour vous un risque supplémentaire. On peut venir vous arrêter n'importe quand, et en ce qui vous concerne, ce ne sont pas les motifs qui manquent! Avez-vous quelqu'un d'influent qui pour- rait vous protéger? Un ami, membre du Parti, qui puisse vous sortir des griffes de la police?

— Non, dis-je. J'ai eu un tas d'amis dans le Parti, mais depuis ma prise de position, on ne se voit plus. Ils ont peur de se compromettre. Personne n'intercé- dera en ma faveur. Ni l'ancien fiancé de ma sœur, présentement ministre du Commerce, ni le procureur général de la République, mon camarade de Faculté, ni le président de l'Assemblée nationale, un écrivain qui aimait mes livres... Non, je ne puis compter que sur moi-même.

— Et sur l'aide de Dieu, dit le père. — Alors, on va chercher encore, dit le jeune homme.

On finira bien par vous trouver un mari... Pourquoi ne vous y êtes-vous pas prise plus tôt?

— Combien pouvez-vous payer ? demande le père. Je dis un chiffre. C'est la moitié de ce qu'on demande

et le chiffre me paraît énorme pour mes moyens. — Nous allons chercher, dit le père. On finira bien

par trouver.

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Les larmes me montent aux yeux. Je lui souris parce qu'il me donne de l'espoir, cette chose dont nous ne disposons presque plus. En silence, comme des conspirateurs, nous sortons l'un après l'autre, nous examinons la rue et chacun part de son côté. Nos regards sont de nouveau tendus et anxieux. Nous sommes redevenus : le gibier.

La ville et tous ses pièges nous guettent. Derrière nous, sur la porte, une petite plaque barrée de tri- colore. C'était tout ce qui nous protégeait, et pourtant cela aussi c'était illusoire.

Le soleil inonde la ville. Le ciel est d'un bleu écla- tant, balayé par des bourrasques. Happée par le vent, malmenée et glacée, je trotte le long des maisons. Le vent tire les pans de mon manteau, les enroule autour de mes jambes, tâche de m'arracher mon mouchoir de cretonne, ébouriffe les boucles qui dépassent. Les papiers sales volettent, plus sales encore sous le soleil. Pelures de pommes, détritus, brins de paille, mégots... Tout cela s'élève et retombe dans la poussière. Les rues de Bucarest sont sales, sales... Et sur tous les murs, des affiches, des pancartes, des slogans, en blanc sur calicot rouge, proclament : « Vive l'amitié du peuple soviétique qui nous a rendu la prospérité! » Grandeur nature et grandeur dix fois plus que nature, des chro- mos, des photos, des dessins en couleurs, en noir et blanc, en traits, perpétuent la même tête carrée à petite moustache touffue, le menton volontaire dressé hors du col sans revers de la tunique militaire. Il est partout, on le voit de partout. Accroché aux balcons, exposé en vitrine, collé aux vitres des fenêtres, fixé aux piliers des maisons. C'est Staline, notre Sauveur,

notre Chef, notre Maître et notre Père bien-aimé. Il

règne sur la ville, il flotte dans le vent. Les gens passent sans le voir. Moi, je lui ai parlé une fois, en rêve, je me souviens. Je lui ai dit : — Ne vous sentez-vous pas très seul?... Je me rappelle cette phrase. Je me rappelle aussi son visage dans mon rêve. C'était un autre Staline, un homme très simple, qui ressemblait

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étrangement à mon père et qui avait quelque chose de bon et de familier. Peut-être était-ce encore le Staline auquel j'avais fait confiance il n'y a pas si longtemps que ça, celui qui ordonna la résistance de Stalingrad, qui soutint Léningrad assiégée... Celui que l'affreuse propagande antisoviétique dénommait « l'homme au couteau entre les dents ». Je me rappelle aussi ce que me disaient les signataires de l'armis- tice, ceux que le pays avait envoyés à Moscou : — Ce n'est pas un homme très généreux, mais il est somme toute raisonnable. Nous ne pouvions pas prétendre à être tout simplement pardonnés. Il y avait eu les pendus d'Odessa, un pendu à chaque réverbère, tout le long des rues, dans chaque rue, il y avait eu les prisonniers assassinés et le pillage des fermes de l'Ukraine, il y avait eu les otages entre nous, et tout le désastre irréparable des guerres. Non. Staline ne pouvait décemment oublier tout cela. Mais il avait dit aux délégués, après la signature : — Nous respec- terons votre indépendance... Pourra-t-on jamais l'ou- blier?

Mes pensées s'égarent, se mêlent, s'enroulent, se déroulent toutes seules. Je ne sais plus où je vais ni pourquoi. Je ne sais plus si ce que je juge bon est vrai- ment bon et s'il ne serait pas plus simple de s'arrêter là, sur ce banc, au soleil, sous le vent. Se reposer là, se dire : Je ne suis pas en mesure de juger. Se sentir toute petite sous l'œil d'encre de Staline? Oui, il nous a sauvés... Ne pleurions-nous pas de joie à l'entrée des chars russes dans la ville?... Pourquoi ai-je changé? Qui me donne le droit de juger... de prévoir l'avenir? On acquiert la paix de l'esprit par le renoncement et la prière. Staline nous la donne aussi à ce prix-là...

10 décembre. — J'ai trouvé, dans la rubrique des mariages de l' Universul, cette annonce : « Jeune Ita- lien cherche mariage pour recommencer vie nouvelle. Ecrire au journal. » J'ai écrit. J'ai donné mon numéro de téléphone. C'était assumer un gros risque. Cette

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annonce pouvait aussi bien être rédigée par un agent provocateur. Ou tout simplement par la police. La foire aux mariages bat son plein. Les prix varient entre 30.000 leis et 250.000. Ce sont les Italiens et les Grecs qu'on paie le plus mal. Pour les premiers à cause des difficultés du divorce, pour les seconds parce que, depuis la guerre civile, la police roumaine leur oppose des fins de non-recevoir. Ce n'est qu'aux militants communistes qu'elle délivre des passeports (et les mili- tants grecs n'ont pas besoin de se vendre à une femme, ils sont entretenus par le Parti et par... notre gouver- nement)! Les Français et les Suisses sont à la hausse. Les Américains et les Anglais sont le mieux cotés. Il y en a très peu et ils se prêtent difficilement au mariage blanc.

La procédure des mariages fictifs mais légitimes... est assez compliquée. Les maris divorcent d'avec leurs femmes. Elles épousent des étrangers qui adoptent les gosses. Après six mois de formalités, le passeport est enfin obtenu. Les « jeunes mariés » partent pour l'étranger avec les enfants. Les maris (officiels), ayant touché le montant de la dot, disparaissent. Ils n'ont connu de leur femme que le nom, la présence à la mairie et l'argent. Quelquefois — aussi — ils l'accom- pagnent jusqu'à la frontière. Cela dépend du marché conclu. La tragédie, c'est celle des vrais maris. Ils payent de grosses sommes aux bandes, bien organisées, qui s'occupent de leur faire franchir clandestinement la frontière. Le passage coûte entre 500 et 3.000 dol- lars. Vous devez faire confiance à l'homme qui vous a été recommandé, quoique vous ne le connaissiez ni d'Eve ni d'Adam. Vous venez au lieu du rendez-vous, vêtu d'une salopette comme convenu, ou d'un uni- forme. Quelquefois en simple civil. On vous entasse dans des camions soviétiques militaires ou bien on vous enferme à clé dans un compartiment de wagons-

lits. Le tout, c'est que vous restiez tranquille. On

arrive ainsi à vous faire passer la frontière, sans papiers, sans contrôle. Pas même la douane. Tous

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ont été achetés. Le conducteur du train, le contrô- leur des billets, les gardes-frontières, les douaniers, et quelques autres. Il fut un temps où l'on organisait des groupes. Quinze ou vingt personnes, des hommes pour la plupart, passaient de cette façon en Hongrie. De là, une autre bande vous faisait arriver jusqu'à Vienne. Une fois là, chacun se débrouillait comme il pouvait. Ce n'était pas difficile. On avait une petite réserve de dollars et, le cas échéant, on pouvait recou- rir au Comité d'aide aux réfugiés politiques, aux orga- nisations américaines et juives. Dans cette mons- trueuse ère de l'égoïsme, il y avait encore des havres de grâce. Mais ces passages de la frontière n'étaient à la portée que des riches. Pour les gens pauvres il y avait des passages plus aventureux. Il fallait mar- cher à pied la nuit pendant des kilomètres, les bagages sur son dos. Les guides préféraient les nuits de brouil- lard... mais on pouvait aussi bien ramper dans la boue sous la pluie battante... A l'époque, en 1946, et même en 1947, on pouvait passer la frontière avec l'aide des paysans frontaliers. Puis, dans les grands centres commerciaux de Transylvanie, à Satu-Maré, Arad, Oradea, le trafic s'organisa. Chaque portier d'hô- tel savait reconnaître les clients désireux de passer en fraude. Il y gagnait de quoi vivre tranquille sur ses vieux jours, quoiqu'il ne touchât qu'une ristourne.

Ce n'est qu'après le départ et la démission de Fe- renez Nagy et la prise du pouvoir par les communistes à Budapest, que le contrôle fut renforcé. Un beau jour, Anna Pauker, ministre des Affaires étrangères, vint faire un tour le long de la frontière. Elle tripla les primes et ordonna aux sentinelles de tirer sans sommation. Les sentinelles avaient droit à tout ce qui se trouvait dans les poches des fugitifs et, en plus, à trente jours de congé! Les gardes-frontières se firent, à l'instar de certains « spécialistes » du passage, de vulgaires détrousseurs de cadavres et des assassins. Les corps ont jonché, pendant tout cet automne 1947 et le printemps 1948, le tracé délimité par les bornes

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rayées. Les fils barbelés ont servi de lit à plusieurs risque-tout.

Il y eut aussi des bandes de hyènes pour emporter les cadavres et les... vendre aux familles qui voulaient les ensevelir dignement. Il y eut surtout des bandits qui tuèrent et pillèrent ceux qui avaient mis leur vie entre leurs mains.

Les prisons furent bondées de fugitifs rattrapés. Un nouveau décret-loi parut, condamnant tous ceux qui « auraient eu l'intention » de franchir clandestinement la frontière. L'intention était prouvée devant les juges par les mêmes indicateurs de police qui venaient vous proposer le passage et vous garantissaient « sur la tête de leur mère » la sécurité. Ces indicateurs étaient d'anciens clients de bars chics, toute une jeunesse dorée et décavée, embauchés par le service secret de renseignements pour dépister ceux « qui désiraient filer ». Les condamnations variaient entre cinq et dix ans de prison et la confiscation de tous les biens de la victime.

Je connais des cas où certaines bandes formées de deux ou trois jeunes gens,-sous prétexte de faire pas- ser la frontière à un groupe de « clients », firent mon- ter tout le groupe dans une auto que des agents prévenus arrêtèrent sur la chaussée qui mène de Buca- rest à Ploesti, chaussée qui n'a rien à voir avec la frontière, parce qu'elle en est éloignée de plus de trois cents kilomètres. Les agents indicateurs encaissent une prime de 30 % sur toutes les valeurs qui se trouvent dans les poches de leurs clients. Bon nombre de naïfs, crédules et de bonne foi, préparèrent leur départ, sui- vant les conseils judicieux des « guides », en bourrant leurs poches de bijoux et de dollars. Ils croyaient pouvoir se fier au fils de M. Untel, qui avait été si riche, ou si respectable, ou de si bonne famille. Ils grimpaient, le cœur tranquille, dans l'auto ou le camion, et au bout d'un quart d'heure ils se retrouvaient en prison. Arrêtés, les gens se dépêchaient de jeter par la portière toutes les valeurs qu'ils emportaient. C'était

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une circonstance aggravante, qualifiée « trafic de devises ». Et les louis d'or, les bijoux, les dollars et les livres sterling jonchaient la route.

Je connais aussi des cas, beaucoup plus rares, où l'argent acheta la liberté. La Roumanie avait besoin de devises. Une commission spéciale fut créée, dépen- dant du ministère de l'Intérieur et fonctionnant à la Préfecture de Police. Le chef de cette commission économique vous délivrait « officiellement » et « léga- lement » un passeport en échange d'une somme variant, suivant votre fortune personnelle, entre 10.000 et 50.000 dollars.

Mais cela aussi c'était le bonheur à la portée des riches. Les pauvres risquaient leur vie dans cette suprême tentative : l'évasion.

...Le type à l'annonce m'a téléphoné. Nous avons fixé un rendez-vous. J'y suis allée. Cœur battant. Si c'est un policier ou un provocateur? Il m'attendait dans le hall d'un cinéma. Un gringalet au visage bou- tonneux, tête nue, grelottant dans son paletot mastic, le journal plié en quatre dans la main. Nous sommes allés nous asseoir dans une bodega, sale, enfumée, à odeur de vieille choucroute et d'huile rance. Têtes rapprochées, nous chuchotions comme des amoureux. J'ai demandé à voir ses papiers. Il a un passeport valable. Il est né à Czernowitz, de mère roumaine. Son père, maçon, est né à Bologne. Lui-même se dit employé de bureau en chômage. Je suis trop discrète pour demander pourquoi on l'a mis à la porte. Du reste, cela ne me regarde pas. Il ne parle pas un traître mot d'italien...

— Combien pour ce mariage? — 100.000. — C'est trop cher. — Non. C'est le prix. — Je vous en offre 60.000. Car je connais des Ita-

liens qui l'ont fait pour 10.000 et un vieux paletot. — Oui, avant... c'était meilleur marché. Maintenant

il y a plus de risques. C'est 80.000 à prendre ou à laisser.

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— 30.000 le jour des noces et 50.000 le jour de mon départ.

— D'accord. — Rendez-vous demain devant la mairie, à huit

heures. Apportez tous vos papiers. — Et vous un acompte. Je règle les consommations. Je me lève. Il m'ac-

compagne. Au coin de la rue, courtois et ridicule, il me baise le bout des doigts. Tout à coup je ne me sens plus le droit de profiter de son ignorance! Je retourne sur mes pas et je l'appelle.

— Monsieur! Monsieur!... Je n'arrive pas à retenir son nom. Saurai-je le reconnaître demain?

Il revient vers moi, étonné : — Ecoutez, lui dis-je, tremblante de le perdre, mais mue par une force supé- rieure à ma volonté. Je suis obligée d'attirer votre attention sur le fait que je ne suis pas une femme... comme les autres. Les femmes que vos camarades ont épousées étaient... comme il faut, je veux dire par là qu'on ne pouvait rien leur reprocher à part leur désir « illégitime » de filer à l'étranger avec le plus de galette possible... Moi, j'ai un passé... une tare. Je suis « sus- pecte politique ». Je suis journaliste et écrivain. J'ai pris le contre-pied des décisions du Parti. J'ai osé publier ce que je pensais sur certaines vérités sacro- saintes. C'est un crime que le Parti ne pardonne jamais. Je mise sur une inattention de la police. Entre mon nom de jeune fille, mon nom de femme divorcée, votre nom et mon nom d'auteur — il y a une chance sur cent qu'on n'établisse aucune relation. Si on l'établit, on viendra m'arrêter... On vous arrêtera comme complice. Vous direz alors, pour votre défense, que vous ne saviez pas qui j'étais, que vous ignoriez que j'eusse jamais écrit une ligne, que je vous ai menti, que vous avez été roulé... Mais peut-être que tout cela vous fait peur? Il est temps encore de me le dire, de refuser ma main...

J'ai le courage de sourire. Est-ce mon sourire qui me sauve?

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— Voyons, dit-il, tout au plus je vous demande de me payer le prix que j'ai demandé. — 100.000?

— Oui. Parce qu'il y a beaucoup de risques. — Très bien. Mais dans ce cas il nous faudra partir

ensemble pour l'Italie. Il ne faut pas éveiller l'atten- tion sur ma demande de visa. — D'accord. Seulement je vous préviens. Le fonc-

tionnaire à l'état civil est obligé de faire connaître à la police le nom de toutes les femmes qui font enre- gistrer leur mariage avec des citoyens étrangers... Soyez prudente, demain. Ne vous fardez pas, ne faites pas de frais de toilette, restez toujours derrière moi et taisez-vous.

Je vois qu'il a étudié la technique du mariage et qu'il s'y attaque avec précaution. J'ai envie de rire, mais la chose est vraiment trop sérieuse pour moi. Je rentre à la maison. Je tourne en rond dans ma chambre.

Mon chat, gainé de velours noir, ouvre et ferme les feux verts d'une route qui s'allonge, inconnue, semée d'embûches... Je regarde les murs couverts de livres, la table et son vase de cristal, la grande glace véni- tienne. Mon portrait me fixe d'un long regard chercheur, et sur la bouche triste, en œillet sauvage, la lumière tisse un sourire glacé.

Les pas de Jo, rapides, montent l'escalier. Il ouvre la porte d'un coup de pied. Il a les bras chargés de paquets. Est-ce un anniversaire? Notre anniversaire? Je l'avais oublié. La poche en papier crève et les pommes luisantes et rouges roulent sur le parquet. Mais je ne me précipite pas pour les ramasser. Jo laisse tomber tous ses paquets sur le divan et, au lieu de l'aider à enlever son manteau, je m'agrippe à lui, enroule mes bras autour de son cou, me suspends à lui comme le fait une chatte jouant avec des rideaux.

— Voyons, laisse-moi respirer, chérie, dit-il. — Jo! J'ai trouvé un mari... Je l'épouse demain,

dis-je. Et comme une idiote, je me mets à pleurer. Jo tombe dans un fauteuil. Il est là, en manteau et

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chapeau, comme un voyageur, un étranger venu attendre Dieu sait quoi dans sa propre maison. Assise sur ses genoux, le visage contre sa poitrine, je pleure doucement, écoutant battre son cœur.

— Tu veux tout de même partir... dit-il. — Mais que me reste-t-il à faire? dis-je. Tu vois

bien que nous ne pourrons plus résister longtemps. Tu ne gagnes pas assez. Nous avons vendu tout ce qu'il était possible de vendre. On va crever de faim tous les deux. Ou bien dois-je pour toujours renoncer « pour cela » à la liberté?

— Et moi? dit-il. — Tu m'oublieras... — Même si je le voulais... — Jo! ne me demande plus de supporter cette atmos-

phère! ce silence complice, ces mensonges... — Et notre amour, il ne compte pas pour toi? — Nous ne pouvons plus nous permettre le luxe

d'être sentimentaux. Nous n'en avons même plus le droit! — Le luxe? répète-t-il avec amertume, mais c'est

l'unique chose qui nous reste, qui est bien à nous, que le Parti ne peut nous enlever!

— Veux-tu donc que je te le reproche un jour? Chéri, il faut faire quelque chose. Il faut préserver ce qui est beau en nous...

— Tu sais très bien que je ne peux rien faire! Ma mère est une vieille femme. Mon départ la tuera.

— Mais elle viendrait nous rejoindre plus tard... — Plus tard ? Où te crois-tu? En Europe? Crois-tu

du reste que j'obtiendrai mon passeport? — Je n'y songe pas. Tu passeras « en noir ». — Tu es folle! On tire sur n'importe qui sans som- mation. Je n'ai nulle envie de faire le lièvre. Nous

n'avons pas d'argent, nous n'avons rien, et toi! Du reste, tu as toujours vécu la tête dans les nuages! J'en ai assez de tes bêtises! Laisse-moi tranquille.

Il me repousse. Je m'accroche.

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— Où as-tu déniché cet homme? Comment est-il? Qui est-ce?

— Des amis du consulat me l'ont recommandé, on peut lui faire confiance...

— Tu as donc toutes les garanties morales? Même pour le divorce futur?

Que dois-je répondre? Que je suis vraiment folle, que j'ignore tout de cet homme que je dois épouser demain? Il peut tout aussi bien être un voleur, recher- ché pour cambriolage, un fiancé de profession, un rat d'hôtel ou un assassin. Je ne sais ni ce qu'il pense faire, ni ce qu'il a fait jusqu'à présent. Je connais son nom. Je sais qu'il est plus jeune que moi et qu'il a un passe- port en règle. Je ne puis rien dire de tout cela à Jo. Il a assez de soucis comme cela.

— Tout est parfaitement en règle. C'est un homme respectable et sérieux...

— Il sait que tu es mariée? Il sait qui tu es? — Oui, chéri, mais je ne suis plus mariée, divorcée,

tu oublies... — Je n'oublie rien. Tu es ma femme, c'est tout...

Et je t'assure qu' « ils » ne s'y laisseront pas prendre... — Mais j'ai une chance sur cent ! Je ne veux pas

la perdre. Je veux essayer. Je ne veux pas me dire un jour que j'ai été lâche, que je n'ai même pas essayé. Laisse-moi ma chance!

— A cause de tes idées saugrenues, nous avons divorcé; à cause de tes plans idiots, nous irons moisir en prison!

— Tu n'as qu'à te séparer de moi, aller vivre chez ta mère! — Et toi? — Je ne sais pas. — Tu es tout à fait idiote. Tu sais très bien que je

ne vais pas te laisser crever de faim. — Alors? — Alors, fais ce que tu veux, mais ça ne me regarde

plus. Et je te préviens : tu es la seule responsable. Tu es en prison? Mais bien sûr!... Nous sommes tous

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en prison, il faut se résigner! et accepter la vie telle qu'on nous l'a faite!

— Je ne veux pas me résigner. Je ne peux pas vivre en prison. J'étouffe. Ce n'est pas un air respirable pour moi. Autant dire aux poissons de vivre hors de l'eau. Pendant quatre ans de guerre j'ai vécu avec l'espoir qu'après... Mieux vaut la vraie prison! Du moins j'y couperais aux mensonges et aux slogans sur la belle vie libre des pays « vraiment » démocratiques... Lorsque je sors en ville, j'ai la nausée. Toutes ces maisons

recouvertes d'oriflammes rouges! Tous ces mensonges

imprimés sur calicot, tous ces immenses placards publi- citaires qui célèbrent notre bonheur! Et toi, qui gagnes juste de quoi ne pas mourir... comme tout le monde... Se nourrir juste pour ne pas crever de faim! Comment peux-tu, si tu m'aimes « vraiment », me condamner à subir tout cela? Va! ton amour est tout aussi « véri- table » que notre démocratie!

C'était trop comique! Nous avons éclaté de rire tous les deux. Puis j'ai recommencé à pleurer parce qu'au fond tout cela était très triste, parce que mon cœur était rempli d'amertume et que je me sentais étrange- ment solitaire, comme perdue dans un désert, malgré les bras de Jo autour de moi. Car c'était un étranger qui me berçait contre sa poitrine, et je sentais que tout m'était devenu hostile, tout, sauf cette soif insensée qui me faisait peur lorsque je la découvrais en moi, cette soif qui absorbait tout, et mon besoin de ten- dresse, et mon amour, et l'attachement pour mon foyer, et mon besoin de confort, cette soif qui corrompait toutes mes joies, corrosive, implacable, soif de la liberté.

— Il y a des enfants qui pleurent pour avoir la lune et qui, sitôt qu'ils l'ont obtenue, pleurent encore plus fort parce qu'ils ne savent qu'en faire, me dit Jo.

— Oui, dis-je, mais, moi, je veux pleurer de l'avoir obtenue. — Notre chat est plus raisonnable que toi, dit Jo,

et il me posa par terre avec rudesse, prit le matou et se mit à le caresser. Et parce qu'il ne parvenait pas à

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me comprendre, peut-être aussi parce que je croyais, puisque je ne trouvais rien à lui répondre, qu'il avait raison, et qu'au fond de moi j'avais honte de mon « égoïsme », je le haïs violemment.

Il ne me restait plus qu'à préparer notre déjeuner.

15 décembre. — Tout s'est bien passé au consulat. Mais l'acte de naissance de Giovanni n'est qu'un acte de baptême. Il nous en faut un, délivré par l'office civil de la ville où il est né. Cernowitz appartient main- tenant aux Russes. Les archives et tous les registres ont été brûlés, ou mis dans des caisses (en 1944) et envoyés dans différentes directions par les autorités roumaines qui s'imaginaient, en ce faisant, bien embê- ter les autorités soviétiques! Du reste les autorités soviétiques ne répondent jamais lorsqu'il s'agit d'actes officiels...

Mon fiancé est assez penaud. La secrétaire du con- sulat me connaît, elle a lu mes livres et se sent ma com- plice.

— Ecoutez, me dit-elle, il faudrait que vous cher- chiez un autre mari! Il y a deux ou trois mois, il se tenait dans la cour de notre consulat une espèce de bourse des mariages, avec hausse et baisse... On pou- vait se trouver un mari en un clin d'œil et... à son goût! Depuis, nous avons rapatrié tous les gars en état de faire leur service militaire. Vous comprenez, le consulat et l'ambassade sont absolument opposés à tout ce trafic... Et avez-vous pensé aux difficultés que vous aurez pour obtenir le divorce? En Italie ça n'existe pas. Il vous faudra obtenir l'annulation de votre mariage... prouver ou bien que votre mari est impotent ou que vous étiez irresponsable...

— Je suis au courant de tout cela! mais je ne veux même pas y penser! Je dois d'abord obtenir un passe- port! Après je devrai disparaître... Croyez-moi, le jour où je serai en Italie, les difficultés de la vie ne m'effraye- ront plus! Mais que faire avec cet acte de baptême? — Allez le faire certifier au ministère des Cultes. On

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y authentifiera la signature du prêtre... mais je ne sais si vous obtiendrez cela. Votre fiancé a la malchance d'avoir été baptisé par un prêtre gréco-catholique! On ne les aime plus... En outre, il circule en ce moment énormément de faux documents, de faux actes de naissance, de baptême, même des faux passeports...

Je cherche parmi mes amis celui qui pourrait m'ai- der... Le secrétaire général du ministère de la Justice est un ami intime. J'irai le voir chez lui. Si j'allais le trouver au ministère, je le compromettrais. On me connaît trop et j'ai quelquefois l'impression de porter comme les hommes-sandwiches sur la poitrine et sur le dos une grande pancarte : « Réactionnaire n° 1 »...

Lorsque la servante a emporté les tasses de café vides, j'explique l'affaire. Mon ami est très embêté, il regrette, il ne peut rien faire pour moi.

— Quel diable t'a poussée à écrire tes deux derniers articles? Tu avais bien besoin de t'occuper de la mission de l'écrivain! Est-ce que les écrivains ont une mission dans les démocraties populaires? Votre orgueil vous pousse à vous croire plus que des scribes! As-tu la vocation du martyre? Tu étais bien payée, tu avais une situation brillante! Sympathisante communiste, persona grata à l'ambassade de l'URSS! Tu as tout flanqué par terre! A présent on te considère comme l'ennemie du régime. Oui, ma chère, je sais bien que

cette réputation est surfaite et que dans le fond de

ton cœur tu es plus « à gauche » que bon nombre d'entre nous... Mais je regrette. Je ne peux te donner aucune recommandation, ni écrite, ni orale, pour mon collègue des Cultes. Chaque recommandation donnée à qui- conque n'est pas un membre éprouvé de notre cher Parti entraîne pour celui qui la donne de graves incon- vénients... qui constituent les fiches de son dossier personnel... Du reste, tu es au courant...

— Ce mariage est pour moi d'une importance vitale... — Oui? Du reste tu ne m'en as pas parlé et nous ne

nous sommes pas vus... Et si l'on m'interroge, je dirai

que je ne t'ai pas reçue, et si je peux y arriver je dirai

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aussi que nous sommes brouillés depuis des mois... Nous sourions tous les deux. Il a le regard implorant

d'un chien qui a chipé un os sur la table de la cuisine et a été attrapé par la cuisinière. J'ai honte pour lui., Je l'estimais. Il a été très chic pour les Juifs pendant la guerre. Haut magistrat, avec énormément de rela- tions, il n'a jamais fait un geste d'amitié aux Alle- mands. Il m'a protégée lorsque la Gestapo était à mes trousses, il a caché, sous son toit, des parachutistes anglais, des communistes traqués... Et voilà, le régime de la « vraie démocratie » a su briser la droiture, l'in- tégrité de cet homme. On l'a obligé à courber l'échine. Il n'avait craint personne, à présent il a peur; peur de ses fonctionnaires, de ses collègues, de son ministre. On a tissé, autour de chaque être humain, un hideux réseau d'espionnage dans lequel les hommes s'engluent, se salissent, s'empêtrent, se débattent. Chacun passe son temps à se demander si, en parlant, en écrivant, en rêvant, il n'a pas commis de bévues... On n'a plus confiance en personne... Ce grand garçon blond aux yeux bleus, chrétien croyant, cet homme dont la longue et brillante carrière et les connaissances ont été uti- lisées par le Parti, a été entraîné à « collaborer » sous le fallacieux prétexte que le pays avait besoin de ses lumières. Maintenant qu'il se trouve sur la pente... peut-être sa chute en fera-t-elle un ministre de la Justice? Déchu, il est devenu accessible à l'attrait du pouvoir. En fait, le Parti en profite, car le Parti bénéficie de toutes les chutes, de tous les renonce- ments...

Je sors, écœurée et compatissante. Oh! il n'est pas besoin de tragédies dans la vie. Ce ne sont pas elles qui changent la ligne de force d'un homme. Corrosifs et indistincts, gouttes ténues d'une source empoisonnée, les petits faits de chaque jour rongent les âmes. Ce n'est pas non plus la décrépitude extérieure qui compte. Malade et ruiné, mon ami n'aurait pas eu ce regard honteux. Il cache, comme une plaie purulente, le sou- venir de sa dignité perdue.

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Mon « fiancé » m'attendait dans la rue. Il se rappelle à temps qu'il a un copain aux archives des Cultes. On va lui graisser la patte et il va arranger ça...

— Mais ce sera un faux? — Qu'importe! Ils n'y verront que du feu! — Faites bien attention, attendez... Il est déjà parti. On ne voit pas le ciel. La ville plonge doucement

dans la nuit. Il bruine. Je trotte, mouillée et grise comme une souris. Rien ne saura plus m'arrêter. J'ai mis le doigt dans l'engrenage. Tant pis. Je me servirai de faux papiers, comme pendant la guerre... Ce qui importe, c'est d'obtenir ce passeport. Mais au bout d'un instant, je me dégonfle. Je n'ai plus de courage. Je traîne les pieds. Je patauge dans les flaques et l'eau pénètre dans mes souliers. La peur. La peur cons- ciente m'accable... Je m'arrête devant une église. C'est sous les voûtes hautes et sombres que je m'assieds, épuisée. Pourquoi, pourquoi tant d'efforts, de sueurs, de larmes ? A quoi bon tout cela? Je suis plus fatiguée que tout ce qu'on peut imaginer comme fatigue. Mon cœur est fatigué de battre, mon sang de circuler, et mes artères palpitent par habitude. Me coucher sur les dalles, devant la porte. Laisser le dégoût s'écouler de moi comme un pus nauséabond. Le dégoût des hommes serviles et le dégoût de moi-même, trop lâche, trop versatile... Le Christ ensanglanté ne me voit pas, car il est trop occupé à souffrir sur son immense croix noire. Mais je me vois, avec le regard aveugle et doux de la Vierge qui se penche au-dessus d'un vase rempli de lis en papier. Je me vois luttant et succombant dans une lutte vaine. Pourquoi partir? Qui m'attend? Nulle part, personne... Du reste, si l'avenir me réservait toutes les richesses du monde et tous ses plaisirs, toujours, toujours je serais la même, une désespérée lucide, mécontente d'elle-même. Et si jamais on m'of- frait le contentement de soi et le confort d'une bonne conscience, je suis sûre que je les rejetterais avec dégoût.

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Puis je ne pense plus à rien. Doucement, comme une mer étale, le silence de l'église vide m'entoure, remonte autour de moi, en vagues translucides, m'envahit. Ce silence est froid et il remplit ma poitrine. Comme lorsqu'on vous endort à l'éther... Je me débats un peu, emportée par le temps. Et la tranquillité m'engloutit.

Au fond des ténèbres, comme un appel de cloches, tinte une voix qui n'en est pas une, remontant en volutes du fond d'une eau lourde de tout l'avenir et de tout le passé : — Je vous donne ma Paix...

Détachée de moi, je me vois, assise sur ce banc, dans cette église vide. Aussi inutile et nécessaire qu'un galet oublié sur une des plages du monde...

Doucement, ma fatigue trouve les gestes qui dé- lassent. Les dalles reçoivent les genoux, mes mains se rejoignent sur le prie-Dieu. Le silence est en moi. Il a noyé les désirs. J'écoute des pas qui résonnent. Quelqu'un est entré. La porte a gémi. Je me lève, je m'en vais...

16 décembre. — Notre premier faux est là devant nous. Giovanni est tout gonflé d'orgueil. Ça a coûté deux cents balles. Une broutille!

— Voyez-vous, me dit-il, lorsque vous, vous allez voir les gens, ils se disent : Voilà une dame bien, et ils vous estampent. C'est dans l'ordre. Moi, je réussis à faire des économies parce que je n'ai l'air de rien.

Sa modestie me charme, je commence à lui trouver des vertus.

Nous allons à la mairie. La fonctionnaire, une grosse brune épanouie, enregistre nos papiers, tout en man- geant une brioche. Elle nous regarde longuement, nous examine, puis me dit :

— Désirez-vous une dispense? Je puis vous l'obte- nir en deux heures. C'est deux mille leis. — C'est très gentil à vous, ai-je dit. Mais comme nous

avons encore besoin d'un certificat du consulat que les bans ont été publiés...

— Ça ne fait rien, vous me l'apporterez plus tard.

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Vous gagnerez du temps. Votre mariage est parfaite- ment valable et vous allez pouvoir commencer les formalités pour le visa de sortie.

Je suis épouvantée. M'a-t-elle reconnue? Non, tout simplement elle fait son petit boulot. Elle connaît le truc. Elle sait ce que ça vaut, ces mariages avec des étrangers.

— Il faut quand même que je me procure — avant — le passeport italien.

— Mais naturellement, vous l'obtiendrez. Vous n'avez qu'à dire au consul que vous venez de ma part. Et alors ne m'oubliez pas, hein, une bagatelle. Vingt mille leis. Et elle enchaîne, jetant un regard circulaire autour d'elle, car son bureau est vide : — Vous restez en Italie ou vous allez plus loin?

J'ai peur d'elle. Peut-être quelqu'un est-il caché derrière la porte, derrière ce mur, quelqu'un qui écoute et note mes réponses.

— Oh! je ne sais pas du tout si nous allons partir mon mari et moi! Nous légalisons une vieille situation. Du reste, il aime ce pays et, moi, je ne me sentirais pas bien parmi des étrangers...

Elle lève les sourcils, son expression change. Elle a peur de moi, maintenant. Elle craint de s'être trom- pée... Elle examine ma toilette, si modeste, mes sou- liers éculés, et devient rouge, comme une pivoine. J'ai peur pour elle d'une attaque!

— Oh! je plaisantais, reprend-elle! Il s'en passe de drôles par ici. Alors vous vous marierez sitôt que vous aurez obtenu votre certificat. Allez payer la taxe au guichet n° 12.

Nous sortons. Giovanni me suit, il tâche de prendre un air dégagé, mais son faux le remplit de satisfaction. Moi, je pense aux suites possibles... Je pense aussi à la malheureuse fonctionnaire : elle aura des cauchemars, cette nuit...

1 7 décembre. — Le consul a refusé de m'accorder

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communiquer télégraphiquement la publication des bans à la mairie de Bologne. A mes frais. Je cours à la poste centrale. Un petit jeune homme à moustaches, très roumain, avec son gentil ovale de tzigane, un peu « coiffeur pour dames », lit attentivement le texte, me sourit :

— Alors? Vous allez manger des oranges en Italie? Je lui souris et c'est déjà un sourire de connivence.

Il a quelque chose de l'enfant qui colle son nez contre la vitrine à joujoux du père Noël. Nous avons tous les deux un drôle d'air. Ce n'est pas un flirt, non, plutôt l'air de deux copains qui s'amuseraient ensemble d'une bonne blague. Je paye. Tout à coup il se lève, me tend la main par-dessus le guichet et me dit : — Bonne chance!

Je sors de la poste réconfortée, je me sens légère, j'ai envie de rire. Puis tout à coup une idée m'accable. Il m'a dit : « Bonne chance » du ton du prisonnier qui prend congé du camarade de cellule qui a purgé sa peine et s'apprête à sortir. Existe-t-il déjà entre nous cette solidarité secrète qui s'établit entre des bagnards entourés de gardes-chiourmes? Cette solidarité-là n'est pas celle des hommes libres, ce n'est pas ce « manque » de solidarité qui joue entre des hommes qui ne se sentent pas en danger. Tous tant que nous sommes, employés, fonctionnaires de l'Etat, hauts magistrats, artistes, tous, nous rêvons à l'évasion, et nous envions celui qui a le courage de tenter la chose. Est-ce l'état d'esprit d'une certaine classe, condamnée à disparaître? Celle de la petite et moyenne bourgeoisie? Parce que, pour la grande bourgeoisie, ce n'est pas encore le cas. Les riches, méfiants et incrédules, payent et partent légalement. Les grands industriels, Malaxa, le roi de l'acier roumain, dont la fille a été le flirt de Michel de Roumanie, Max Auschnitt le roux, magnat de l'indus- trie lourde — sa femme habite un palais rose à Lis- bonne — n'ont pas encore quitté le pays. Ils se croient intangibles!... Radu Xenopol, un aristocrate, continue à faire des affaires. Il donne des dîners en l'honneur

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d'Anna Pauker et vient de rentrer de Paris avec trois nouvelles voitures américaines qu'il va revendre à la présidence du Conseil. Et il a agrandi son écurie de courses. Leur tour n'est pas encore venu. Le Parti s'attaque — pour commencer — aux plus faibles. Comme d'habitude. Ce sont les humbles qui doivent subir le joug, de jour en jour .plus pesant, de l'Etat, les employés, les ouvriers, les petits commerçants, les propriétaires terriens... et, surtout, les « professions libérales ».

18 décembre. — Une lumière laiteuse emplit ma chambre. Les meubles flottent dans une buée glacée. La vitre est dépolie par le gel. Le grand terrain vague qui s'étend en pente devant notre maison est net comme une feuille de papier. Les petits creux imprimés par les pattes des oiseaux, croisillons bleus, remplis de lumière, sont les seules traces qu'a laissées la vie. Le ciel est uniformément gris. Il a neigé cette nuit. La première neige.

Dans les rues la boue noirâtre éclabousse et salit. Le bas des pantalons des hommes, les souliers et les bas de soie artificielle des femmes, sont tout crottés. Les trams sont bondés. Les vieux bourgeois portent encore des bonnets de taupe noire, les autres, des « caciala» de mouton gris. Les gens heureux ont des galoches! Les dernières élégantes arborent des snow-boots à ferme- ture éclair, noirs, qui montent jusqu'aux genoux. Tout le monde est mécontent. Tout le monde se dépêche. Cohue sur les marchepieds. On s'agrippe au bras du voisin, à la rambarde, à n'importe quoi. Les gens voyagent en grappes serrées. La grosse cloche du wattman tinte éperdument. Une femme russe, en blouse militaire kaki, jupe bleu marine s'arrêtant aux genoux, béret et manteau de gros drap gris-fer, bottée, essaye de grimper. On la repousse, on lui marche sur les pieds. Une connivence muette pousse tout ce monde à se venger en douce sur cette femme, laide, large et

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saine, qui ne se laisse pas intimider. Elle finit par mon- ter par la sortie.

— Pouilleux roumains, s'écrie-t-elle en russe à voix haute, vous n'étiez pas aussi pressés d'aller de l'avant sur les champs de bataille!

— Que dit-elle? Que dit-elle? Qu'est-ce qu'elle a dit? Quelqu'un traduit. Un murmure étouffé, puis le

silence. Chacun regarde sous ses pieds ou par la vitre. Quelqu'un s'est levé, a offert sa place. La Russe refuse : — Je suis restée debout dans mon camion, au passage du Dniester... je peux bien rester debout ici... Elle appuie sa main rouge et gercée sur mon épaule. — Asseyez-vous, me dit-elle, vous êtes fatiguée?... Je lui réponds en russe. Alors elle me lance, indignée, bouil- lante, expressive : — Mais ce sont des cochons tous ces gens-là! Ils nous détestent! voilà la vérité! Parce que nous leur avons pardonné leurs saletés!... Si vous saviez ce qu'ils ont volé, pillé, emporté de chez nous!

— Aimez-vous Bucarest? (J'essaie de changer de sujet.)

— Oui, ce n'est pas mal. Mais Kiev est plus belle. Kiev, c'est ma ville! Et puis je n'ai jamais vu autant de filous qu'ici. Dans n'importe quel magasin on n'a qu'une idée: vous plumer! J'ai voulu acheter des chemises roses, chez nous à cause de la guerre on n'en a plus fabriqué, maintenant ça reprend, mais tout le monde doit attendre pour en acheter... Des chemises- combinaisons. (Je comprends : elle parle des indémail- lables en milanaise.) Je suis entrée dans trois magasins. Pour la même marchandise, on m'a demandé trois prix différents... En fin de compte je suis allée chez nous, au Sovtorg 1 et j'y ai trouvé ces chemises pour la moitié du prix qu'on m'avait demandé ailleurs...

1. C'est un magasin universel réservé exclusivement aux achats des citoyens soviétiques, surtout aux militaires qui, sur présen- tation de tickets, peuvent acheter n'importe quoi, d'après le nombre de tickets dont ils disposent. La carte de tickets est délivrée par chaque commandant de groupe et le nombre de tickets varie d'après le grade du bénéficiaire.

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Comme tous les Russes qui viennent pour la pre- mière fois à l'étranger, elle est assez sociable. Elle n'a pas encore eu probablement des démêlés avec ses supérieurs au sujet de la « vigilance » qu'elle doit garder dans ses rapports avec les indigènes et la tenue « pleine de dignité » qu'elle doit observer. Elle est prompte à bavarder, à donner libre cours à ses étonnements ou à son indignation. Elle se sent en quelque sorte supérieure à tous, en tant que Russe. Elle est une de celles qui ont gagné la guerre. Je la com- prends et une sympathie naturelle fait que je lui souris. Mais les autres occupants du tram me lancent des regards furibonds et sournois. Tout en ayant l'air de rien, ils nous écoutent, nous épient. Je suis devenue une sorte de traître. Je trahis notre cause commune, celle des Roumains vaincus et en quelque sorte possédés... Je voudrais expliquer à mon interlocutrice que les trafiquants existent partout et qu'il y en a aussi dans son pays. Même que si on les attrape on les expédie dans les camps de travaux forcés des Ourals ou de la Sibérie. Il est vrai qu'ici, une fois attrapés, ils sont jugés avant

d'être condamnés et s'ils ont « une bonne relation »,

ils pourront facilement s'en tirer avec une amende et un gros cadeau à qui de droit. Mais cela serait trop long. Du reste, je suis arrivée et je dois descendre. Des regards haineux me suivent. Les Roumains aiment bien les étrangers en général, mais pour ce qui est des Russes, non, ils ne les aiment pas. Ils les auraient peut-être aimés si les soldats des armées d'occupation se fussent comportés autrement. Car ils attendaient, à la fin de cet été 44, tout rempli de bombardements, d'incertitudes et de désordre, la venue de l'Armée Rouge comme celle d'une armée d'anges, et même ceux qui craignaient un juste châtiment... car les anges portent aussi des glaives.

Le châtiment tardait mais ces anges qui pillaient, qui violaient, qui vous prenaient vos montres en vous appuyant le canon de leur revolver sur la poitrine, déconcertèrent les Roumains, qui en oublièrent un

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passé tout proche et en tous points semblable, sinon pire... situé en Ukraine. Ils en ressentirent du mépris et de la haine pour les vainqueurs.

Cette vérité banale : que toutes les armées d'occu- pation se ressemblent, ne leur paraissait pas convenir à leur cas. Pour rétablir les faits, tels qu'ils se sont déroulés chez nous, je dois dire que ce ne sont que les simples soldats qui se comportèrent de cette façon extrêmement peu angélique. Les gradés soviétiques étaient, en grande majorité, conscients de leur mission. Ils abusèrent beaucoup moins de leur situation, firent beaucoup moins de marché noir, trafiquèrent beau- coup moins que leurs collègues occidentaux... en Alle- magne, car pour ce qui est de la Roumanie, l'influence des « alliés » y était pratiquement nulle.

19 décembre. — Hier, j'ai revu le père G... et le jeune homme à la pipe. Un vrai conseil de cabinet! Nous avions pris les précautions d'usage. Assis autour d'une petite table, nous complotions à voix basse. Je ne sais pourquoi, cela m'apparut comme le premier chapitre d'un roman d'aventure, quelque chose dans le genre des « Trois Faussaires » ou des « Quatre Justiciers »! Il ne manquait que des rideaux rouge sombre aux fenêtres, ces rideaux derrière lesquels paraît une longue main pâle, armée d'un poignard. La lame plonge dans le dos de l'un des conspirateurs... Long cri d'horreur... Hurlements lugubres d'un chien dans la cour...

Premier chapitre du roman policier à écrire un jour : la Main qui tue ou l'Ombre de Staline à l'opéra!

Mais hélas! je n'écrirai jamais un roman policier. La direction des arts et de l'édition du ministère de l'Information (anciennement de la Propagande) a fait connaître dernièrement à toutes les maisons d'édition que la publication des romans policiers est interdite : « Cette lecture pervertit la jeunesse, elle est malsaine et reflète la mentalité bourgeoise. » C'est écrit en toutes lettres dans la circulaire ministérielle. Nous ne lirons plus désormais que les aventures des héroïques Kom-

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CHOIX D'OUVRAGES

AUTEURS FRANÇAIS

PIERRE BOURDAN Commentaires.

CRITICUS Le style au microscope.

PIERRE DESCAVES Mes Goncourt

Les Cent-Jours de Mr de Balzac ROMAIN GARY

Education européenne. (Prix des Critiques 1945.)

Tulipe. YVES GIBEAU

...Et la fête continue JEAN HANNOTEAUX

Les enfants de lumière. JEANNE LAMBRlNO

Mon mari le roi Carol YVONNE MEYNIER

Malouriès. Maria de l'assistance

RAYMOND MILLET Les iles du Ciel

MICHEL DE SAINT-PIERRE Ce monde ancien !

JEAN WAHL Poésie, Pensée, Perception.

JOSIE WYLLIE Les hommes en mie de pain.

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