14
ETUDES et REFLEXIONS André Parinaud LES ANNIVERSAIRES DU SENS A ' I deux ans de la fin du millénaire, la célébration des anniversaires des grands événements culturels qui nous ont , I faits ce que nous sommes provoque notre attention, sans doute pour mieux nous préparer à l'ère nouvelle. Les autorités publiques, politiques, municipales et culturelles, ont établi, pour 1998, un calendrier évoquant la disparition des « héros » de notre histoire, qui vont être évoqués par une série de manifestations. Et il nous a semblé que nous étions invités à une véritable confrontation sur le sens des valeurs qui sont à la source de notre modernité et qui peuvent nous permettre d'évaluer, en quelque sorte, la mutation qui se prépare. Autant de tests pour établir un diagnostic. En 1098, naissait l'ordre de Cîteaux, fondé par Robert de Molesmes, avec l'abbaye du hameau de Saint-Nicolas-lès-Cîteaux en Bourgogne. Celui qui est devenu saint Robert décida, après deux 105 REVUE DES DEUX MONDES FEVRIER 1998

LES ANNIVERSAIRES DU SENS - Revue des Deux Mondes

  • Upload
    others

  • View
    6

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

ETUDES et REFLEXIONS

André Parinaud

LES ANNIVERSAIRES

DU SENS

A' I deux ans de la fin du millénaire, la célébration des

anniversaires des grands événements culturels qui nous ont , I faits ce que nous sommes provoque notre attention, sans doute pour mieux nous préparer à l'ère nouvelle. Les autorités publiques, politiques, municipales et culturelles, ont établi, pour 1998, un calendrier évoquant la disparition des « héros » de notre histoire, qui vont être évoqués par une série de manifestations. Et il nous a semblé que nous étions invités à une véritable confrontation sur le sens des valeurs qui sont à la source de notre modernité et qui peuvent nous permettre d'évaluer, en quelque sorte, la mutation qui se prépare. Autant de tests pour établir un diagnostic.

En 1098, naissait l'ordre de Cîteaux, fondé par Robert de Molesmes, avec l'abbaye du hameau de Saint-Nicolas-lès-Cîteaux en Bourgogne. Celui qui est devenu saint Robert décida, après deux

105 REVUE DES DEUX MONDES FEVRIER 1998

ETUDES et REFLEXIONS Les

anniversaires du sens

réformes sans succès, de fonder l'ordre cistercien pour revenir à la règle de saint Benoît à son « point extrême » - qui devait faire naître la « charte de la charité » (pauvreté, uniformité, travaux des champs). L'ordre se répandit rapidement. Quatre « filles » - ainsi nommait-on les succursales de l'abbaye - se développèrent bientôt, dont Clairvaux (premier abbé saint Bernard), puis Pontigny, qui furent le départ d'un réseau de cent quarante-trois abbayes. Les règles de l'architecture, instaurées par les Cisterciens, conquirent l'Europe - on retrouve le chœur carré peu profond, le chevet plat et, bientôt, la nef aveugle voûtée en berceau. Ce fut leur enrichissement par l'agriculture qui provoqua peu à peu leur déclin ascétique. A l'origine, les moines devaient vivre à l'écart des populations laïques et ils avaient perfectionné l'organisation des monastères (infirmerie, hôtel, moulin, brasserie, grange). L'exemple de Clairvaux, fondé par saint Bernard, est significatif de l'aventure moderne de l'ordre. Bernard était investi d'une autorité qui s'étendait sur tout le monde chrétien. Son abnégation, son austérité, sa culture encyclopédique, son désintéressement, son énergie restent encore la plus étonnante démonstration de la mystique de l'être, significative de toutes les religions par l'accomplissement spirituel d'une personnalité à son plus haut niveau de volonté, de participation au sens.

Au XIIe siècle, il y avait huit cents moines et convers à l'abbaye. Ils étaient vingt-six à la Révolution française, qui confis­qua l'abbaye et la vendit. Elle fut rachetée par l'Etat en 1808 et transformée par Napoléon - avec neuf autres bâtiments monas­tiques - en maison centrale. Elle reçut, dès 1813, les insoumis de la Grande Armée. Durant tout le XIXe siècle, elle fut célèbre par les terribles conditions d'existence des détenus. Une enquête de 1847 révèle que cent dix-sept décès avaient été enregistrés pour mille neuf cent soixante-huit détenus (sept cents pour les trente mois précédents). Le « cuisinier » avait l'habitude de mêler de la chaux à la farine pour rendre le pain plus blanc - chimie qui ravageait les estomacs. En 1871, de nombreux communards y furent incarcérés dont Auguste Blanqui (dans une cellule de 3,75 mètres carrés où il étouffait). En 1919, ce furent les mutins de la Grande Guerre. En 1945, Charles Maurras y purgea sa peine de réclusion perpétuelle. Aujourd'hui, elle est réservée aux détenus de fin de peine (ou de

106

ETUDES et REFLEXIONS Les

anniversaires du sens

longue peine), et les Cisterciens ne reconnaîtraient plus leur monastère.

Gaston Bachelard, qui demeurait à Bar-sur-Aube, était un familier de la forêt de Clairvaux, lui qui disait dans l'Air et les songes : «Je voudrais avoir une hutte dans les bois avec une table de bois blanc, et j'écrirai ma forêt » et, encore : « Vivre dans le grand arbre sous l'énorme feuille, c'est pour l'imagination toujours être un oiseau. » S'il fallait, aujourd'hui, établir une généalogie de l'héritage spirituel des Cisterciens, on pourrait la trouver dans la philosophie laïque de ce maître moderne de Pépistémologie, de l'Intuition de l'instant et des quatre éléments (1).

Cette année 1998 verra de nombreuses manifestations célé­brant ce patrimoine, depuis les sentiers de randonnée, le long des quarante kilomètres du canal de La Cent Fons, avec la fin de la restauration de la bibliothèque du XVe siècle de l'abbaye de Cîteaux ou la parution d'ouvrages comme la Vie quotidienne cistercienne au Moyen Age (éditions Hachette) et tout un ensemble de conférences et de manifestations dans les châteaux et abbayes du Clos de Vougeot à Molesmes, Cîteaux, Pontigny, Dijon, Nuits-Saint-Georges, Tournus. On peut dire que la démonstration historique s'effectuera sur le thème « L'eau, le vin et le divin », associant les dossiers de l'archéologie et de la spiritualité, allant de la paix des cloîtres aux routes du tourisme, et on pourra même pousser jusqu'en Rhénanie-Palatinat ou vers l'abbaye de Santa Cresus en Espagne et même au Portugal, à Tarroca (l'ordre du Temple, comme la découverte des Indes et Vasco de Gama, étant associé à la dynamique cistercienne).

Du 17 avril au 15 août : les musées des châteaux des ducs de Bretagne, à Nantes, et du château de Pau exposeront les documents historiques qui ont suscité l'édit de Nantes, qui enregistre son impact dans les régions catholiques de la Loire et de la Bretagne. On sait que l'édit était un acte législatif de l'initiative royale, restreint à une seule matière et applicable à une partie du royaume (alors que l'ordonnance l'était à tout le royaume). Proclamé en 1598 par Henri IV, après la reddition de la ville, l'édit de Nantes voulait apaiser les passions religieuses et définir un statut pour les protestants (liberté de conscience, de culte dans les domaines seigneuriaux et

107

ETUDES et REFLEXIONS Les

anniversaires du sens

dans certaines villes, et amnistie). L'édit était le premier grand exemple de tolérance en Europe, expression d'un compromis entre deux antagonismes épuisés, et qui instaurait un « Etat dans l'Etat ». En 1685, quatre-vingt-sept ans plus tard, Louis XTV l'abolissait avec l'accord de « l'opinion publique ». Deux cent mille protestants - une élite militaire, industrielle, commerciale, artisanale, culturelle -quittaient la France pour la Prusse et la Hollande, en en faisant de véritables foyers d'hostilité.

Le 18 février 1998, une séance solennelle à l'Unesco, organisée par la Fédération protestante de France, en présence du président de la République et du directeur général de l'Unesco et des représentants de plusieurs confessions, évoquera cette expérimentation historique de la tolérance du XVIe siècle à nos jours. Les 13 et 16 mai, un colloque universitaire international, à la Cité des congrès à Nantes, élèvera le débat aux niveaux européen et mondial, en examinant trois axes : une comparaison sur l'acceptation du pluralisme religieux à l'époque moderne en Europe, une observation des différentes modalités de la sécularisation de l'Etat aux XLXe et XXe siècles et une recherche de la prise en compte de la différence dans les contacts entre les grandes religions. L'apaisement religieux qui a suivi les guerres de religion fait l'objet d'études majeures avec l'Edit de Nantes de Bernard Cotteret (Perrin) et Naissance et affirmation de la Réforme de Jean Delumeau et Thierry Wanegffelen (Puf)-

Le positivisme d'Auguste Comte (1798-1857) apportera sa note d'objectivité dans ce circuit historique. Le collaborateur du comte de Saint-Simon, que fut Auguste Comte, avait l'ambition - on le sait -de « terminer l'époque révolutionnaire par la réorganisation de la société à partir des sciences positives, physiques, par la recherche objective de l'essence des choses et en découvrant les lois effectives ». Les mathématiques étaient la base de toute philosophie naturelle. Sa devise était : «L'amour pour principe, l'ordre pour base et le progrès pour but. » Les polémiques, nées de cette conviction, seront évoquées à la Cité des sciences de la Villette (7 mars à 16 heures) ; le 2 avril à l'Ecole normale supérieure de Fontenay ; les 11 et 13 mai à Montpellier à l'hôtel de la Région (« Le temps d'Auguste Comte », colloque international); les 14 et 16 mai, colloque pluridisciplinaire à la

108

ETUDES et REFLEXIONS Les

anniversaires du sens

Bibliothèque nationale de France (galerie Colbert, 2, rue Vivienne, Paris 2e), cependant que la maison d'Auguste Comte, entièrement rénovée, est ouverte depuis janvier jusqu'à décembre.

C'est le 27 avril 1848 que fut décrétée l'abolition de l'esclavage - il n'y a que cent cinquante ans ! En 1998, on célébrera cette conquête : le 22 mai à la Martinique et à la Guadeloupe, le 10 juin en Guyane et le 20 décembre à la Réunion. La Fête de la musique (le 21 juin) et le Temps des livres (9 et 20 octobre) seront deux occasions festives, placées sous le signe de cette abolition. Au passage, soulignons que la petite paroisse de Champagney, qui avait, dans le cahier de doléances, demandé l'abolition de l'esclavage, a créé un musée de la Négritude et des Droits de l'homme, dont le président d'honneur est Léopold Sedar Senghor.

On peut souligner que l'esclavage du serf, en France, a duré jusqu'à la fin du XVIIIe siècle - vingt pour cent de la population en Ile-de-France. Vers 1370, un bon tiers des paysans anglais, liés au sol de leur manoir d'origine, ne pouvaient pas quitter leurs terres pour le moindre déplacement et la situation était à peu près équivalente dans toute l'Europe. La différence entre serfs et esclaves était mince - l'arbitraire du châtiment et le recours au tribunal.

Les seigneurs, même de rang modeste, s'étaient adaptés à produire pour le commerce, et trouver de l'argent deviendra leur « souci le plus lancinant ». Ils écoulaient, sur le marché, une part de leur production de laine, de vin et de grain. L'existence des moulins, qu'ils ont très tôt accaparés, et dont ils ont imposé l'utilisation, comme de véritables entreprises, prouve l'existence du capital au Moyen Age (investissement et recherche de profits). Les moulins avec leur variété (à blé, à fer - dont les marteaux battent le métal -, à fouloir, pour le drap) sont une des principales sources de revenus. Le seigneur s'intéresse aussi à la production de la mine, à la verrerie. Le capital productif est présent.

Ni l'existence « seigneuriale » du capital ni celle du prolétariat ne constituent donc au XLXe siècle une innovation, et l'histoire de leurs rapports a été au contraire marquée par les plus durs affrontements. La suppression du servage lui-même n'est en rien une suite heureuse de l'évolution « généreuse » des mentalités et des

109

ETUDES et REFLEXIONS Les

anniversaires du sens

mœurs, mais une conséquence d'une longue série d'événements, qu'il conviendrait d'énumérer, pour mettre en évidence les jeux d'influence qui opèrent dans le contexte social d'une époque et la part relative de l'intelligence des idées - son coefficient - dans le jeu social, dont on appréciera la composante.

Il faut citer, tout d'abord, le fait de la raréfaction, aux XIe et XIIe siècles, des arrivages d'esclaves, qui étaient la suite naturelle des guerres et des pillages, dans toute l'Europe. Et, surtout, l'augmentation du prix de revient du serf, qu'il faut nourrir, lui et sa famille, qui s'accompagne du constat de l'affaiblissement démographique des familles en servage, donc de leur moindre productivité. Entrent en ligne de compte, également, le faible rendement de l'esclave et la transformation des moyens de production, entraînant une hausse des rendements des céréales notamment (de cinq quintaux à l'hectare à dix quintaux, avec l'araire - à la pointe durcie au feu - qui trouve un timon), la mise en pratique de la charrue (instrument dissymétrique qui permet de retourner la terre) ; du cheval, doté de fers, avec le collier d'épaules qui remplace le garrot ; de la herse ; du joug de garrot ; du frontal pour les bœufs (le cheval se déplace une fois et demie plus vite que le bœuf : 1,10 mètre/seconde au lieu de 0,73 mètre/seconde et la puissance qu'il produit est une fois et demie supérieure : soixante kilos au lieu de quarante kilos). Avec les outils en fer, dont le prix augmente ; l'assolement triennal, qui est aussi un acquis ; l'appel produit par l'accroissement de la population urbaine ; les premiers « mercators » du commerce vagabond qui s'organisent et mettent en circulation produits et idées. Les marchés se multiplient. La monnaie succède au troc.

Au début du XIVe siècle, le seigneur ne peut plus guère compter, pour travailler ses terres, que sur le salarié permanent et temporaire, comme le dit Georges Duby. On peut constater, à travers l'histoire, l'étonnante placidité des « élites au pouvoir » devant le phénomène de la misère de tous temps. Face au commerce et au profit, l'éveil des consciences n'est qu'un épiphénomène à peine troublant qui mérite seulement d'être signalé comme « facteur de désordre ». En 1739, on relève dans les Mémoires du marquis d'Argenson : « La misère, depuis un an, avance au-dedans du royaume à un degré inouï : les hommes meurent comme des

110

ETUDES et REFLEXIONS Les

anniversaires du sens

mouches, de pauvreté, et broutant l'herbe. » La position de Montesquieu est significative de l'attitude « raisonnable » : « Un homme n'est pas pauvre parce qu'il n'a rien, mais parce qu'il ne travaille pas. Dans une bonne démocratie, où l'on ne doit dépenser que pour le nécessaire, chacun doit l'avoir, car de qui le recevrait-on ?... L'Etat a besoin d'apporter un bon secours, soit pour empêcher le peuple de souffrir, soit pour éviter qu'il ne se révolte. »

« De l'esprit des lois », rédigé en 1748 par Charles de Secondât, baron de la Brède et de Montesquieu (1689-1755), va peu à peu réguler les formes de l'évolution sociale. L'auteur des Lettres persanes (1721), dont la plume satirique lui ouvrit les salons littéraires, concentra sa connaissance objective de vingt années d'études en Europe et de voyages dans un livre qui fonda la pensée libérale, instaura le principe de la séparation des pouvoirs, fonda l'éthique de la personne humaine et l'esprit de justice. De l'esprit des lois veut mener « à la sagesse et à la vérité par le plaisir ». Montesquieu est, symboliquement, l'honnête homme du XVIIe siècle.

A Genève, les 3 et 5 décembre 1998 ; en Suède, en Pologne, en Russie, en Hongrie, en Grèce, des tables rondes seront organisées par la Société Montesquieu ; à Bordeaux, les 3 et 5 décembre, on établira la genèse de De l'esprit des lois, lors d'un colloque international à la bibliothèque municipale.

Jules Michelet (1798-1874) était persuadé que « l'humanité se crée sans cesse ». Son Histoire de la Révolution française, en sept volumes, comme son Histoire de France, en six volumes, ouvrirent une polémique politique. Philosophe et artiste, Michelet considérait que l'évolution de l'humanité était un * travail de soi sur soi ». Son style poétique et lyrique ajoute à sa pensée une puissance émotion­nelle, et son pari exprime une volonté d'engagement de l'avenir.

Le 1er juillet 1998, un grand colloque sera organisé à l'amphithéâtre du Collège de France (9 heures-12 heures -14 heures-18 heures) par l'Association Michelet, et les 14 et 15 septembre (9 heures-12 heures - 14 heures-18 heures), un

111

ETUDES et REFLEXIONS Les

anniversaires du sens

colloque international est organisé au château de Vascœuil, maison Michelet. Ce haut lieu, qui était le cabinet de travail de l'historien, est aujourd'hui devenu un centre d'exposition d'art contemporain ainsi qu'une galerie permanente de sculptures dans le parc et le jardin « à la française », avec des œuvres de Braque, Dali, Folon, Léger, Volti, etc. Le grand lyrique qu'était Michelet introduit tout naturellement la suite des événements qui concernent plus parti­culièrement les arts plastiques.

François Mansard (1598-1660) sera célébré au château de Blois du 30 mai au 30 août 1998, tous les jours, cependant qu'à Maisons-Laffitte, dans les Yvelines, du 19 septembre au 26 octobre, aura lieu une exposition en hommage à Mansard de Jean Pattou. A travers quarante aquarelles et dessins, Jean Pattou, architecte, dessinateur et peintre, met en lumière les équilibres des masses et les perspectives savantes de François Mansard. Du 15 octobre 1998 au 15 janvier 1999, tous les jours, seront exposées, aux Archives nationales (hôtel de Rohan, 87, rue Vieille-du-Temple, Paris 3e), les archives de l'architecte ; les 27 et 28 novembre, au Centre historique, suite à l'exposition, un colloque s'attachera à définir les rapports entre Mansard et ses contemporains, ainsi que les échos de son art dans la tradition classique française. Mansard assura la reconstruction du château de Blois, à la demande de Gaston d'Orléans, en 1634. Il y affirma son style, que l'on retrouve, avec ampleur, dans le château de Maisons-Laffitte (1642) comme à Paris, hôtel d'Aumont et hôtel Carnavalet. Son sens subtil des perspectives, sa recherche de l'harmonie des ensembles ont marqué la création architecturale et il fonda le classicisme français. Par ailleurs, contrairement à la légende, il ne fit que généraliser la formule dite des « mansardes », qui avait été inventée par Lescot, constructeur du nouveau Louvre de François Ier.

Du 3 avril au 13 juillet 1998, Eugène Delacroix (1798-1863) et ses thèmes romantiques mobiliseront l'intérêt de nombreux amateurs à la Bibliothèque nationale de France, en coproduction avec la Réunion des musées nationaux, cependant que le musée

112

ETUDES et REFLEXIONS Les

anniversaires du sens

de Bayonne, d'avril à fin juin, présentera un choix de dessins de Delacroix parmi la centaine que renferme la collection Léon Bonnat. A Rouen, au musée des Beaux-Arts, à partir du 7 avril, une exposition sera consacrée à l'extraordinaire mutation qu'introduisit dans la peinture romantique française l'art de Delacroix. Et le musée Delacroix (6, place de Furstenberg, Paris 6e) offrira, à partir du 9 avril jusqu'au 6 juillet, l'exposition Delacroix et Villot - le roman d'une amitié. A Chantilly, du 10 avril au 28 juillet, seront présentées les œuvres de la collection, offrant un véritable dossier permettant l'étude des tableaux comme Corps de garde à Meknès, Esquisse de l'entrée des croisés à Constantinople, les Deux Foscart, et les dessins conservés à Chantilly du grand maître romantique, devenu alors le chef de file de l'orientalisme, après son voyage au Maroc de 1832. Le musée possède également l'un des carnets de voyage du peintre. Les galeries nationales du Grand Palais organiseront, du 10 avril au 20 juillet, une exposition Delacroix des dernières années. A Saint-Maurice, dans le Val-de-Marne, du 26 avril au 28 juin, Autour du berceau d'Eugène Delacroix, dans sa maison natale. A Tours, Delacroix en Touraine, du 5 mai au 31 juillet, évoquant la présence du peintre, entre 1820 et 1829, chez son frère Charles, où il commença la rédaction de son célèbre journal en 1822. A Paris, le 26 mai, un concert d'orgues, à l'église Saint-Sulpice, par Gabriel Marghieri, avec la participation de Jean-Paul Kauffmann - l'organiste devrait jouer une œuvre inspirée du Combat de Jacob et de l'ange. Si la première œuvre de Delacroix au Salon, en 1822, fut vivement critiquée comme « empruntée » à son ami Géricault par son expression dramatique, au Salon de 1834, le Massacre de Scio innovait et devenait le « manifeste » de l'école romantique. La vibration de la couleur servait parfaitement son inspiration tragique et il semblait vouloir remettre tout le code classique en question avec la Mort de Sardanapale (1828). Delacroix lança la mode de l'exotisme oriental après son voyage au Maroc. Son sens du monumental et de la fresque au service de thèmes historiques lui valut des commandes prestigieuses. Dans tous les domaines, il s'affirme, souligne Baudelaire, comme un génie « passion­nément amoureux de la passion et froidement déterminé à chercher les moyens d'exprimer la passion de la manière la plus visible », remarquable analyse de la transition incar-

113

ETUDES et REFLEXIONS Les

anniversaires du sens

née par le grand peintre, entre la fin d'un monde et la naissance d'un autre.

Avec Eugène Boudin (1824-1898), ami de Courbet, de Troyon, de Millet, d'Isabey, nous poursuivons une villégiature sur la côte normande autour de Honfleur. Les petits ports, les plages, les ombrelles, le ciel et ses nuages sont traités avec une palette fluide, délicate, à la lumière frémissante. Boudin anime un pinceau spontané qui suit toutes les variantes du regard. Il annonce l'impressionnisme que va faire naître son élève Monet, qui exposera avec lui en 1874. Le très beau musée Boudin en Normandie, à Honfleur, l'un des plus riches de la côte normande, présente une collection de soixante-dix toiles de l'artiste ainsi que de nombreuses oeuvres de Dubourg (1825-1891).

Pierre-Cédle Puvis de Chavannes (1824-1898) fut l'élève de Couture, de Harry Schôffer et de Delacroix. Ecarté du Salon jusqu'en 1858, il obtint cependant des commandes monu­mentales : ainsi, pour le Panthéon, Sainte Geneviève veillant sur Paris ; puis, pour la Sorbonne, le Bois sacré. Sa palette de couleurs pâles, ses rythmes linéaires, ses espaces sans profondeur lui confèrent un style austère et ses sujets le rattachent à une tradition académique. Gauguin l'admirait pour la valeur symbolique de ses thèmes.

D'octobre à décembre 1998, le musée de Lyon exposera les plus beaux dessins de Puvis de Chavannes de ses collections (place Saint-Pierre, 20, place des Terreaux).

Gustave Moreau (1826-1898), fils d'architecte et ami de Chassériau, était très influencé par les maîtres italiens. Il vécut à Rome et à Milan de 1857 à 1859 (Michel-Ange, Carpaccio, Mantegna). Il imposa très vite sa vision sensuelle et raffinée qui conquit les symbolistes de son époque, de Huysmans à Proust. Professeur à l'Ecole des beaux-arts, ses élèves se nommaient Camouin, Marquet, Matisse, Manguin, Rouault. Sa maison, devenue musée, conserve

114

ETUDES et REFLEXIONS Les

anniversaires du sens

mille deux cents peintures et aquarelles et sept mille dessins, de l'un des plus grands « professeurs » de l'art moderne.

Parmi les anniversaires d'artistes illustres, Jean Fautrier (1898-1964) traduit l'image la plus prophétique. Elevé en Angle­terre, admis à quatorze ans à la Royal Academy, il s'établit à Paris après la Première Guerre mondiale. Sa peinture, alors, est sombre, sa facture allusive. On y trouve d'étranges aplats noirs mais très innovants. André Malraux et les éditions Gallimard, après sa première exposition en 1927 chez Paul Guillaume, lui commandent les illustrations de l'Enfer de Dante, qui ne seront pas éditées mais exposées. Il annonce déjà l'art informel. Après la Seconde Guerre mondiale, avec les Otages, présentés par André Malraux, il devient célèbre. Son style, avec des empâtements griffés dans tous les sens, atteindra sa plus haute expression avec les Objets et les Nus, et il fonde l'art informel. En i960, il reçoit le grand prix de la Biennale de Venise.

Georges Bernanos (1888-1948), journaliste, mobilisé au service de l'Action française, se voua à la dénonciation de la faillite de la bourgeoisie française (la Grande Peur des bien-pensants, 1930), attaqua la collusion de l'Eglise avec Franco et Maurras (les Grands Cimetières sous la lune, 1938), mit en question l'imposture de Vichy (Lettre aux Anglais, 1941), s'imposant comme animateur spirituel de la Résistance. Avec le Dialogue des carmélites (1949), il met en scène l'angoisse et la réversibilité des mérites. Il croyait au surnaturel qui métamorphosait le quotidien, il se veut romancier du combat des âmes contre les démons du mal (Sous le soleil de Satan). Toute son oeuvre, au langage pathétique, dénonce l'ambi­guïté des événements : le péché, la grâce, le bien sans cesse réfuté par le mal.

A partir du 29 avril 1998 jusqu'au 6 juillet, le musée de l'Ile-de-France à Sceaux lui rendra nommage sur le thème Territoires du peintre. En hommage à l'auteur du Journal d'un curé de campagne, à partir du 4 mai, à l'Espace Georges-Bernanos (4, rue du Havre, Paris 9e), une grande exposition présentera des manuscrits

115

ETUDES et REFLEXIONS Les

anniversaires du sens

et documents. Le film qui a été tiré du roman sera projeté à l'Espace de janvier à novembre, à 19 heures. A Montpellier, les 26 et 27 mars, un colloque international à l'université Paul-Valéry sur le thème Péguy, Bernanos et le monde moderne. La première biographie fouillée d'une vie très complexe et inconnue de Georges Bernanos par Jean Bothorel paraîtra chez Grasset en avril prochain.

Les anniversaires s'achèveront en musique, si l'on peut dire, en hommage à Pierre Schaeffer (1910-1995), polytechnicien, ingénieur du son à l'ORTF, inventeur de « la musique concrète », « nouvelle technique de composition constituée à partir de matériaux sonores, bruits divers éventuellement déformés et déplacés dans l'espace ». Ses études et ses réflexions s'appliquent au problème de la culture de masse et de la communication. Sous l'intitulé, l'Invention du son, l'INA (Institut national de l'audiovisuel) propose, pour ce cinquantième anniversaire de la naissance de la musique concrète, plus de soixante-dix concerts, rencontres, qui présenteront cent cinquante compositeurs, salle Olivier-Messiaen, en coproduction avec Radio France. Des actions musicales auront lieu au musée d'Art moderne de la Ville de Paris, à Bruxelles au festival Art Musica, à Lyon, Musiques en scène, à Toulouse et sur les antennes de France Musique et de France Culture, ainsi que sur les ondes de plus de vingt pays de l'euroradio. Du 1er mars au 30 mai 1998, au centre d'études et de recherches Pierre-Schaeffer (37, rue Carnot, Montreuil-sous-Bois), exposition des instruments de musique ayant appartenu à Pierre Schaeffer : instruments exotiques, populaires, instruments uniques fabriqués par le créateur brésilien Das Amorim Da Silva. Les 16 et 24 mars, dans le cadre de Musiques en scène 98, des œuvres pionnières de la musique concrète composées entre 1948 et 1952 seront jouées au musée d'Art contemporain à Lyon; les 8 et 10 octobre, concert historique de Pierre Schaeffer, festival de musique concrète électro-acoustique à l'Ecole normale de musique de Paris Alfred-Cortot (114 bis, boulevard Malesherbes, Paris 17e), et colloque international Du sonore au musical - cinquante ans de recherche concrète.

116

ETUDES et REFLEXIONS Les

anniversaires du sens

Couronne mortuaire ou renaissance - Parmi les constats de cette fin de siècle et des grands anniversaires, relevons la pierre tombale dressée par le fonctionnaire type que représente Gérard Durozoi, qui établit un bilan administratif méticuleux du surréa­lisme (2), comme s'il avait assuré la direction « scientifique » d'un mouvement et d'une aventure parmi les plus singulières de la modernité par la libération de l'imaginaire, de l'émotion, du rêve et de l'amour. Son livre, qui se veut une somme, n'est qu'un acte notarial - après décès. Heureusement, il nous reste les œuvres et la mémoire.

De retour à Paris en 1946, André Breton, réfugié aux Etats-Unis durant la guerre, est accueilli par un pneumatique de Victor Brauner, qui était en attente « depuis cinq ans de cet instant de la plus haute importance ». Dès son retour, il est mis en cause pour « avoir abandonné le matérialisme dialectique » par les soi-disant surréa­listes communistes. La remarquable exposition le Surréalisme en 1947 (galerie Maeght) sera sa première réponse avec son célèbre catalogue au « relief » choisi par Marcel Duchamp et dont chaque exemplaire sera coloré de sa main. Breton, dans sa préface, met en accusation l'art devenu investissement financier et commente une « initiation par la poésie et par l'art ». Quarante mille visiteurs participent à l'événement. La polémique est vive : « C'est merveilleux d'être encore, à ce point, méprisés à notre âge », écrit Duchamp à Breton.

En 1948, l'arrivée à Paris de Garry Davis, * premier citoyen du monde », transforme le différend en antagonisme virulent. Gauche, droite, communistes, chrétiens... et surréalistes s'affrontent. Camus, Sartre mènent le jeu médiatique. Le monde intellectuel et artistique s'embrase avec Matta, Brauner, Max Ernst. Paraît alors l'Almanach surréaliste du demi-siècle - calendrier des événements mémorables de l'histoire et des inventions tolérables, rédigé par Breton et Benjamin Péret, qui devient un diapason du nouveau groupe. La curiosité du public est intense. Les tracts, les manifesta­tions se multiplient. L'attention éthique monte... Jusqu'à sa mort, en septembre 1966 (l'année où se tient la Décade de Cerisy, qui voulait entériner la transformation du surréalisme en culture universitaire), André Breton poursuivit une action de poésie militante. Ses meilleurs amis (André Pieyre de Mandiargues, entre

117

ETUDES et REFLEXIONS Les

anniversaires du sens

autres) ont proclamé que «le surréalisme et sa création, son invention et sa propriété... désormais..., c'est un domaine clos ». Les commu­nistes devaient exercer une prégnance toute particulière pour effacer toute velléité de renaissance. L'effondrement du mur de Berlin, la révélation des quatre-vingt-cinq millions de morts (3), qui furent les victimes du prolétariat mystique et politique, semblent - selon l'expression de Julien Gracq - avoir «passablement oxygéné le groupe des poètes » qui, sur les thèmes de la liberté, de l'amour, de la solidarité, continuent à tisser un nouveau réseau de connivence. On peut espérer voir, en 1998, la célébration de la grande espérance de 1948 qu'André Breton avait clairement définie : « Le surréalisme est né d'une affirmation de foi sans limite dans le génie de la jeunesse. Il nous appartient de ne pas démériter de l'aventure humaine (4). *

* *

Cet itinéraire ne s'achève pas. Il débouche sur les perspectives des « nouveautés » qui sont engagées par les précurseurs, comme l'ont été le prolétariat, succédant à l'esclavagisme, et les droits de l'homme, qui exigent la reconnaissance de nouvelles responsabilités en réponse aux réalités complexes d'aujourd'hui.

Delacroix, Boudin... Gustave Moreau... Fautrier... le surréa­lisme, la provocation poétique, plastique et philosophique reste permanente et innovante.

L'exemple du Louvre, où Mansard se trouve confronté avec Pei, architecte américain, d'origine chinoise - qui a transformé l'espace d'un monument historique français -, met en scène la riche réalité et les étonnantes situations de notre société, qui peut atteindre le plus haut niveau de sa contradiction mais se doit, à chaque instant du temps, de résoudre les exigences du futur déjà présentes.

André Parinaud

1. Bachelard, Biographie, d'André Parinaud, éditions Flammarion. 2. Hazan. 3. Le Livre noir du communisme, éditions Robert Laffont. 4. Entretiens, André Breton avec André Parinaud (Gallimard).

118