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1
Les Ambitions militaires de la Chine
Analyse stratégique
Travail réalisé par Bruno Fonteyne
LSPRI2330 Stratégie et sécurité internationale
Prof. Michel Liégeois
2015-2016
Deuxième année de master en sciences politiques, orientation relations internationales SPRI2 MS/DI
Références portfolio : n°7 Adresse html :
Place Montesquieu, 1 bte L2.08.05, 1348 Louvain-la-Neuve, Belgique www.uclouvain.be/psad
Faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication (ESPO)
Ecole des Sciences Politiques et Sociales (PSAD)
2
Table des matières Introduction ............................................................................................................................. 3
La pensée chinoise ................................................................................................................... 5
La Grande Stratégie Chinoise ................................................................................................. 10
Traduction Stratégique : la Modernisation ............................................................................ 17
Conclusion .............................................................................................................................. 22
Bibliographie .......................................................................................................................... 24
Annexe ................................................................................................................................... 26
3
Introduction
Ce travail vise à réaliser une étude stratégique des ambitions militaires de la Chine.
Concrètement il tente de faire le lien entre la grande stratégie et les décisions
militaires stratégiques de la Chine qui prennent aujourd'hui la forme d'une
modernisation et d'un développement qualitatif important de son outil militaire.
Pour comprendre l'articulation entre les objectifs de la grande stratégie et ceux de
la stratégie militaire qui vise à concrétiser les premiers, l'éclairage du Professeur
Tanguy Struye de Swielande parait opportun1, dont tout le paragraphe suivant est
inspiré. Il réalise un résumé de l'état de la littérature stratégique, en se reposant
notamment sur les avis du général Salvan et de l'analyse de C. Layne, pour expliquer
ce lien théorique et définir trois concepts : grande stratégie, stratégie et stratégie
intégrale. La stratégie est "l'ensemble des méthodes et moyens permettant
d'atteindre les fins exigées par le politique", ou les objectifs. La grande stratégie
serait alors la "protection d'intérêts vitaux d'un État", l'objectif, contre les "menaces
qu'il identifie" en utilisant toutes les ressources "politiques, militaires et
économiques" à disposition, les moyens (Les trois temps de Layne). La grande
stratégie est le niveau le plus élevé d'objectifs, elle correspond au niveau politique.
Si elle n'est pas forcément écrite précisément ou publique, elle peut être
reconstituée approximativement, en reconstruisant ces différents éléments. Vu son
niveau, elle fait appel à la notion de "stratégie intégrale" définie par J. Barrea et
reprise par T. Struye, comme "l'articulation de la sécurité extérieure aux facteurs
d'ordres internes", ici examinés, les ressources et l'institution militaire ainsi que la
culture stratégique chinoise.
Pour cela le travail compartimentera l'analyse en deux phases. Premièrement il
étudiera la pensée stratégique chinoise pour comprendre la construction
rationnelle des stratégies normatives mises en place, en s'appropriant la culture
stratégique chinoise.
La deuxième phase se concentrera sur l'action des acteurs chinois. Pour cela, elle se
divisera à nouveau en deux. Une première partie tentera d'établir les grandes lignes
1 Struye T., "Comment la Chine voit le Monde" dans : de Wilde T. & Struye T., "La Chine sur la scène internationale, vers une puissance responsable ?", Perter Lang, Bruxelles, 2012, p35
4
de la grande stratégie chinoise dans le système international de l'après-Guerre
Froide à aujourd'hui. Dans le but d'en ressortir les objectifs explicites, mais aussi
plus inconscients, dilués dans la culture chinoise. La deuxième partie pour finir
étudiera les décisions qui découlent de cette stratégie militaire chinoise vis-à-vis de
l'institution militaire et de ses ressources. Concrètement il s'agit du mouvement
croissant de concentration des ressources sur la modernisation de l'outil militaire
depuis les années 802 et l'arrivée au pouvoir de Deng.
2 Livre gratuit
5
La pensée chinoise
Dans l'étude de la politique chinoise et de la stratégie qu'elle met en œuvre, un
point important à tenir en compte pour un observateur extérieur, à plus forte
raison occidental, c'est la particularité de la pensée chinoise. La culture chinoise, y
compris stratégique, a développé ses propres référents, bien avant, mais aussi
malgré l'hégémonie relative des principes et concepts occidentaux véhiculés par la
mondialisation croissante. Il s'agit de s'intéresser à la pensée des stratèges chinois
pour bien appréhender l'articulation différente entre les moyens et les buts.
L'analyse stratégique est "une analyse d'efficacité, elle compare les objectifs aux
résultats obtenus"3. Or la conception même de l'efficacité varie fortement avec le
monde chinois. Pour François Jullien, philosophe et sinologue, la pensée occidentale
moderne de l'efficacité est marquée par la volonté d'intervenir dans le réel selon un
modèle qui décrit la position idéale, pour soumettre la réalité. "Plus, dans notre
action, nous savons rester proches de cette forme idéale, plus nous aurions de
chances d'y réussir"4. C'est à cela que l'on mesurerait l'efficacité. Cette
"modélisation" héritée du développement de la science, "le domaine de la
production", nous nous efforçons de l'appliquée dans "le domaine de l'action",
pourtant profondément marqué par l'incertitude. Or dans notre action, "toujours la
pratique trahirait tant soit peu la théorie". Et le but reste alors toujours un idéal.
Cette incertitude destructrice, la pensée chinoise semble bien s'en accommoder. En
effet, toujours selon F. Jullien, l'ordre souhaité ne viendrait alors pas d'un modèle
que l'on applique de force, mais serait déjà "contenu tout entier dans le cours du
réel"5. Il découlerait du "potentiel de la situation", n'attendant que le talent de
l'acteur pour être exploiter. Il n'y aurait donc pas de position idéale absolue inutile
car impossible pour les chinois. L'efficacité chinoise s'attacherait donc à "détecter
les facteurs favorables à l'œuvre dans leur configuration, à s'appuyer sur le
potentiel de la situation"6. Bien plus qu'un "simple concours de circonstances", il
s'agit de savoir le lire et l'exploiter finement.
3 Vade-mecum de l’analyse stratégique, p1 4 Jullien F., "Traité de l'efficacité", B. Grasset, 1996, p15-18 5 Idem p31 6 Idem, p31
6
Toutefois il existe un concept de Clausewitz qui permet de franchir cette différence
de culture, la Friction qui pousse à s'adapter à cause des "innombrables
contingences", véritables "points de frottement qui, si minimes soient-ils,
aboutissent à une résistance suffisante pour faire dévier l'action"7, il met en avant le
génie militaire qui sait saisir les bonnes opportunités.
Il ne s'agit pas de prêcher la supériorité d'une pensée sur l'autre, comme certains
s'empressent de le faire pour établir la "non-sagesse stratégique des anciens
(chinois)"8. Il est ici seulement question du rapport à l'efficacité, afin d'évaluer des
actions, il n'y a pas de présomptions sur le résultat final de ces dites actions, leur
comparaison est inutile et infondée. Il s'agit plutôt de penser la conduite de l'action,
un des meilleurs exemples, c'est penser la guerre9.
Il est important d'affirmer l'existence d'une culture stratégique proprement
chinoise. "Les racines de la stratégie se trouvent dans la culture nationale "10. Et
rappelons qu'il n'y jamais eu, au contraire de l'Europe, de rupture de culture, celle-
ci et l'entité étatique ont survécu 4000 ans malgré les soubresauts de l'Histoire.
Mais quelles sont les grandes caractéristiques de la pensée chinoise,
pertinentes ici ?
Sans ordre défini, commençons par la place prépondérante du mensonge, du
secret, de la tromperie ou bien encore des stratagèmes11. Jugée mineure en
Occident à cause de la vulnérabilité accrue que la tromperie fait peser sur le
résultat12, exacerbant le phénomène de Friction, son mérite est au contraire
valorisé dans l'Histoire chinoise où les récits d'assassinats et de stratagèmes sont
légions. Sun Zi disait "la guerre est l'art du mensonge"13.
7 Idem p.28-29 8 Luttwak E.,"La montée en puissance de la Chine et la logique de la stratégie", Odile Jacob, paris, 2012, Collection "géopolitique et résolution de conflits" n°14, 77 9 Op Cit Jullien, p24 10Li Jijun Cite par Niquet V., "Culture stratégique et politique de défense en Chine", Réseau Asie - III e Congrès 26-27-28 septembre 2007 Maison de la Chimie (Paris), IFRI, Paris, 2008, p5 11 Fisher R., "China's Military modernization, building for regional and global reach", Standford University Press, Standford, 2010,p5 12 Op Cit Luttwak p86 13 Levi J., « Morale de la stratégie, stratégie de la morale : le débat chinois sur la guerre juste », Extrême-Orient [En ligne], 38 | 2015, p110
7
La deuxième recommandation déconseille le choc décisif clausewitzien et
recommande plutôt l'approche indirecte. Le Jeu de Go en est un exemple
particulièrement frappant, comme le jeu d'échec pour nous, occidentaux. T. Struye
a beaucoup étudié les implications pratiques que l'on pouvait retenir de ce jeu
asiatique, où "la victoire résulte d'une multitude d'actions aux objectifs variés, mais
au service d'une grande stratégie"14. Même dans la stratégie révolutionnaire
chinoise, "quand un adversaire vous enveloppe, ne faites pas front, jouez ailleurs"15.
Troisièmement, la notion de temps est à l'opposé de la nôtre, linéaire, où le
temps qui s'échappe est perdu. Les chinois ont une conception cyclique du temps.
Les moments et les états de puissance sont appelés à revenir16. L'Histoire même de
la Chine réconforte cette vision, où elle a su revenir à la première place à plusieurs
reprises malgré les chutes. Tout ceci vante la qualité de la patience dans les
stratégies et le long terme, ils ont tout leur temps.
Ce sentiment de retour inexorable au statut de puissance est parfaitement renforcé
par le concept de Mandat Céleste. Celui-ci justifie le changement de pouvoir grâce
au mérite et à l'habilité du nouveau dirigeant, ce qui le légitime au près du Ciel.
Pour Susbielle, mais aussi Luttwak, il y a des similitudes avec la vision chinoise de la
domination du système international actuel17.Sus p119
Quatrième caractéristique, le postulat de la non-égalité entre les États18 qui
découle du système impérial. Zhonguo, littéralement l'Empire du Milieu a une vision
très hiérarchique, représentée par l'idée traditionnelle des trois cercles19. Au centre
le pays Han, tel un "Heartland" et les marches colonisées suivi des vassaux, puis des
barbares. Encore aujourd'hui, son environnement direct est perçu comme
inhospitalier. Cette vision donne lieu à la mise en place d'un système de tributs
symbolisé par un échange de cadeaux. Le cadeau de l'empereur symbolisait la
protection et l'accès aux "bienfaits de la civilisation", celui de la périphérie, le tribut
matériel et la déférence en échange. Le système vise à l'institutionnalisation du
14 Op cit Struye T., "Comment la Chine voit le Monde", p32 15 Mao cité par Op cit Struye T., "Comment la Chine voit le Monde", p32 16 Frèches J., "Il était une fois la Chine. 4500 ans d'histoire", XO Editions, 2005, p24 17 Susbielle JF., "Chine-USA, la guerre programmée", Editions Générales First, Paris, 2006, p119 18 Op cit Luttwak p37 19 Op cit Struye T., "Comment la Chine voit le Monde", p28
8
rapport "d'inégalité formelle"20 entre une puissance suzeraine et son "vassal
extérieur".
On peut retenir trois autres éléments intéressants dans ce système,
potentiellement présent encore aujourd'hui. Premièrement c'est une stratégie qui
vise "la manipulation des barbares" peu importe les rapports de force. En effet, elle
reste valable aux moments où les barbares ont l'ascendance sur l'empire, où parfois
les échanges de tributs sont alors inversés. Mais elle vise toujours à terme à
redonner la domination à la Chine par deux outils, "la corruption ou dépendance
économique" et "l'endoctrinement au système de valeurs confucéen" pour créer
cette fois-ci une "dépendance culturelle"21. Cette dépendance est censée fragilisée
le barbare peu importe sa position, un troisième outil pourrait être mis en avant, la
dépendance militaire. Plusieurs fois dans l'Histoire, ces puissants vassaux ont été
amenés à se battre pour l'empire tel les Jurchen, et ainsi préserver les troupes
impériales au contraire des "mercenaires". Mais c'est une politique à double
tranchant, les Mandchous en ont par exemple profité pour saisir le trône impérial et
ainsi crée la dernière dynastie impériale, qui plus est non chinoise, mais sinisée
(renvoi au deuxième outil).
Deuxième élément, il indique la propension des chinois à ne pas vouloir combattre
à tout prix et pour cela utiliser d'autres moyens pour faciliter la victoire.
"Convaincre et séduire plutôt que conquérir"22. En effet une des règles majeures, si
ce n'est la première règle pour les conflits aux yeux des chinois, c'est de ne jamais
engager un conflit direct en position d'infériorité23. Il s'agit de mettre préalablement
toutes les chances de son côté, "de sorte que, finalement, le conflit soit déjà réglé
avant même qu'on ait commencé de l'engager"24
Troisième élément, c'est un exemple de la conception de la diplomatie comme un
outil stratégique, comme une arme. Elle vise ici à empêcher une alliance entre
tributaires par une dépendance au suzerain dans une relation strictement
20 Op cit Luttwak p37 21 Op cit Luttwak 38-39 22 Op cit Niquet V., "Culture stratégique et politique de défense en Chine", p7 23 Niquet V., "Chine : les leçons militaires de la guerre en Irak", Stratégique 2005/1 (N° 85), p192 24 Op Cit Jullien p169-170
9
bilatérale. Dans le Zhangguoce, le grand recueil des stratagèmes chinois, Jean Lévi
rapporte que "les victoires se remportent bien plus souvent à la pointe de la langue
qu'à la pointe de l'épée", c'est "en réalité la continuation de la guerre sous une
autre forme"25.
De manière comparable à l’Occident, la vision du monde par la Chine est une
vision sino-centrée. Mais Luttwak utilise le terme fort "d’Autisme des grands
États"26, qui n'en est pas moins indicateur d'un réel problème "d'insensibilité à
l'égard des sentiments des autres"27, ou tout du moins d’une mécompréhension.
Pour une culture stratégique qui se veut pragmatique et manipulatrice, cela peut
résulter en de grandes erreurs d'anticipations. Il explique cela par "un territoire et
une population trop vaste à gérer" et "la nature autoritaire du régime ", on peut
rajouter les biais cognitifs des dirigeants et une "trop grande croyance dans la
sagesse chinoise". La dernière est source d'un autre problème. À nouveau dans une
vision simple, Luttwak parle de la "non-sagesse stratégique des chinois" qui n'ont
pas su faire face à plusieurs reprises à des "nomades inférieurs"28. Néanmoins "la
Chine fait preuve de “congruité auto-infligée”, i.e. l’absence d’apprentissage à partir
des échecs précédents"29.
Même si la vision officielle depuis la fin des années nonante est la promotion
active d’une approche pacifiste du "développement pacifique" dans les Relations
Internationales, avec une emphase sur la non-ingérence dans les affaires internes,
le courant dominant est loin d’être aussi libéral. Parmi les divers courants présents
dans les élites dirigeantes et intellectuelles, l’école réaliste domine30, confortée par
la vision chinoise des développements internationaux de l’Après-Guerre Froide. Un
des plus importants est sans doute la 2e guerre d’Irak de 2003 menée au bout de
l’épée par les US. Celle-ci encore bien plus que l’intervention postérieure en Lybie, a
fini de convaincre beaucoup de ces intellectuels « du caractère incontournable de la
25 Levi J., « Morale de la stratégie, stratégie de la morale : le débat chinois sur la guerre juste », Extrême-Orient [En ligne], 38 |
2015, p102 26 Op cit Luttwak p28 27 Idem p26 28 Mais Luttwak se dit stratège et non pas sinologue 29 Baumard, P. (2012). Le vide stratégique. Paris : CNRS Editions, cité par Venard B., "Edward Luttwak (2012). La montée en puissance de la Chine et la logique de la stratégie. Paris : Odile Jacob.", M@n@gement 2013/4 (Vol. 16), p517 L'histoire récente montre de tels exemples aussi en Occident. 30 Op cit Struye T., "Comment la Chine voit le Monde", p30
10
puissance militaire dans les Relations Internationales »31. La propension américaine
à imposer sa vision des choses par la force et faisant fi de la souveraineté d’un pays
démontre que l’outil militaire est « un instrument vital permettant d’assurer la
survie d’une nation et la réalisation de ses objectifs »32. Ce qui rentre fortement en
écho avec leur histoire d’ingérence étrangère.
La Grande Stratégie Chinoise
"Devenir plus riche n'inspire guère l'humilité ou la retenue"33
Depuis bientôt trente ans maintenant et l’arrivée au pouvoir de Deng Xiao
Ping, la Chine communiste est officiellement « un pays socialiste à économie de
marché ». Ce paradoxe communiste a eu l’effet d’une croissance effrénée qui ne
montre des signes de ralentissement que récemment. La Chine est donc la
deuxième puissance économique mondiale, malgré le rapport par habitant faible.
Cela fait-il d’elle forcément une grande puissance militaire aussi ?
Tout d’abord il y a cette volonté de puissance militaire réaffirmée. Mis à part les
moyens budgétaires croissants retrouvés grâce à la croissance et la vision réaliste
des Relations Internationales, c’est tout d’abord la source même de cette croissance
que les chinois veulent protéger. Il ne s’agit pas ici d’une volonté d’expansion
territoriale. Nous ne sommes plus dans le monde des classiques, la puissance n’est
plus vouée à l’extension des frontières. Le système international actuel rend cela
extrêmement difficile, mais surtout ce n’est plus le moyen le plus efficace pour
augmenter sa puissance. C’est aujourd’hui l’économie. C’est donc bien l’objectif
numéro 1 de la Grande Stratégie chinoise, et de son développement militaire :
sécuriser et stabiliser les sources de son développement et garantir sa croissance et
les nouvelles opportunités.
Une caractéristique importante de la croissance économique, c’est la croissance
parallèle de la dépendance aux flux économiques et financiers et donc une
« implication mécanique » dans les problèmes complexes de ses voisins, étendus à
31 Op cit Niquet V., "Chine : les leçons militaires de la guerre en Irak", p175 32 Qin Zonghe, "Impact of the Irak war on International Strategic Studies"‖, International Strategic Studies, n° 3, juillet 2003, pp. 12-18 cité par : op cit Niquet V., "Chine : les leçons militaires de la guerre en Irak", p175 33 Op cit Luttwak p14
11
l’ensemble de la planète d’aujourd’hui34. Tournée principalement vers l’importation
de matière première et l’exportation de produits manufacturés, JF. Susbielle parle
même de « vulnérabilité extrême » et donc « la survie de la Chine passera par son
implication totale dans les affaires du Monde »35.
Comme base de sa stratégie, la Chine possède des « intérêts centraux » (hexin liyi)
qui serviront en tant qu’objectif, identifié ici par T. Struye36 :
- 1er intérêt, « assurer le développement économique et social du pays »,
le développement militaire lui est toujours subordonné pour ne pas le
compromettre, éviter les contradictions et l’appuyer.
- 2e intérêt, « garantir la souveraineté nationale et l’intégrité territoriale »,
la dernière a un sens particulier, elle n’est pas synonyme de statu quo.
En effet elle inclut la « Réunification » (de Taiwan et de toutes les zones
revendiquées) toujours considérée comme « une mission sacrée »37.
- 3e intérêt, « renforcer le pouvoir central et la sécurité nationale », où
sorts du parti et de la nation sont intimement liés.
De ces trois grands « intérêts centraux », T. Struye en tire une série
d’objectifs plus concrets, intermédiaire à la formulation stratégique (Taiwan, survie
du régime, leadership régional, sphères d’influence …)38. Il faut néanmoins rajouter
des facteurs moins matériels dans le même esprit que la citation de Luttwak ci-
dessus, tels que la promotion du nationalisme et de la victimisation historique afin
de retrouver le statut qu’elle estime méritée39.
Il en ressort pour la Chine l’impératif de contrôler, voire de soumettre sa
périphérie, considérée comme son espace vital (Dingwei) et qu’elle perçoit comme
une menace déstabilisatrice à son développement40. C’est là un paradoxe mis en
avant par Valérie Niquet, une « contradiction apparente entre un sentiment de
vulnérabilité très perceptible dans le discours » et le fait que son « environnement
34 Op cit Susbielle p109 35 Op cit Susbielle 111-113 36 Op cit - Struye T., "Comment la Chine voit le Monde" p28 37 Op cit Fisher p42 38 Op cit - Struye T., "Comment la Chine voit le Monde" p31 39 Cordesman A. & Colley S., "Chinese Strategy and Military Modernization in 2015: A Comparative Analysis", Center for Strategic and International Studies, Washington, 2015,p91 40 Op cit - Struye T., "Comment la Chine voit le Monde" p26
12
n’a jamais été aussi sûr »41. Son insécurité augmente toujours à l’opposé de sa
sécurité réelle, Zakaria évoque « une sorte de loi de Parkison » [Le sentiment
d’insécurité d’une nation s’étend à mesure qu’accroît sa puissance]42. Nous l’avons
déjà vu dans la pensée chinoise, l’acteur chinois ne voit historiquement pas d’un
bon œil son voisinage proche. À côté de cela, il y a une certaine fébrilité du parti
communiste, « faible idéologiquement » depuis l’abandon progressif d’idéologie
maoïste et « isolé sur la scène internationale »43, et qui donc resserre son emprise
sur les forces de sécurité.
L’autre intérêt essentiel de contrôler sa région découle directement de la
recherche du statut de Grande Puissance. En effet on peut difficilement reconnaître
le statut de Grande Puissance mondiale à une puissance qui n’est pas tout d’abord
une Grande Puissance régionale, c’est-à-dire qui contrôle sa région. Or la Chine a du
mal à contrôler sa région du fait de la présence des US et de leurs alliés dans sa
région proche, mais aussi d’autres fortes puissances, telles la Russie et l’Inde, qui
sont de facto en concurrence.
Nous venons d’aborder un sujet central de la grande stratégie chinoise, la
confrontation avec les US. En effet, dans l’ordre international de l’Après-Guerre
Froide, les US sont apparus comme la seule super puissance. La montée en
puissance de la Chine et sa volonté de peser, mais aussi de s’émanciper de la
dépendance que cela fait peser sur sa croissance, mettent à mal la domination
américaine. En effet la Chine ne fait pas partie du système de sécurité mondial
assuré par les US44 pour garantir les flux d’échange et les nœuds (SLOCS) essentiels,
tels les détroits de Malacca ou d’Ormuz. Car pour JF. Susbielle45, « la Chine ne sera
jamais le vassal de l’Amérique », « au contraire elle sera son rival » et devra créer
« son propre système de sécurité ». C’est ce à quoi s’attelle la grande stratégie
chinoise.
Pour comprendre l’opposition que rencontre la Chine, Luttwak46 met en
41 Niquet-Cabestan V., "L'émergence de la puissance chinoise : facteur de paix ou de conflit ?", Cités 2005/4 (n° 24), p49 42 Zakaria F., "From wealth to power : The unusual orgins of America's World Role", Princeton University Press, Princeton, 1999, p185 cité par Op cit Struye T., "Comment la Chine voit le Monde" p30 43 Op cit Niquet-Cabestan p49 44 Op cit Susbielle p112 45 idem p112 46 Op cit Luttwak p20-21
13
avant une réaction « mécanique » face à la croissance qui menace le statu quo. Les
autres puissances ne tolèreraient un accroissement trop rapide qu’en dessous d’un
certain seuil. L’acceptation du seuil dépend du niveau de démocratisation du pays
et la perception d’une menace plus importante, ce qui n'est pas le cas vis-à-vis de la
Chine. Ce phénomène « ne présume pas d’un comportement provocateur de la part
de la Chine »47.
Alors que dans les faits, la Chine souffle le chaud et le froid sur les relations
avec ses voisins. Optimiste, elle tente tour à tour des offensives de charmes suivies
de provocations directes indirectes. Ce qui ressort comme une tactique de
négociation, alternant musculation et coopération, est selon T. Struye une stratégie
de gains mesurés mais répétés, le « Push and Pull » ou « technique du Salami ». Or
comme expliqué plus haut, la mécompréhension des réactions étrangères ne fait
guère saisir aux chinois le marquage à vif des élites et opinions publiques
étrangères48.
Cela s’oppose au concept de « Peaceful Rising » (Heping fazhan) activement
promu par la Chine, qui promeut principalement la « non-ingérence, no first use
policy, non militarisation de l'espace, et l’opposition à la défense anti-missile »49.
Elle tente de rassurer la Communauté Internationale des ambitions pacifiques de la
Chine de s’élever dans le calme. Celle-ci est pourtant bien souvent contredite par
les discours ou les actions officielles50.
Il apparait de plus en plus clair que la Chine est une puissance révisionniste.
« Elle n’est pas satisfaite avec l’ordre mondial dans lequel les US sont la puissance
dominante »51. La Chine dans leur vision de l’histoire et du temps (voir plus haut)
veut « absolument retrouver sa position dans le monde »52. À ses fins, Elle pratique
sur la scène internationale « l’Institutionnalisme stratégique »53, elle crée ou
favorise les organisations interétatiques où elle peut dominer ou occuper une place
de premier choix afin d’étendre son influence. Sous couvert de multilatéralisme
47 Op cit Luttwak p21 48 Op cit Luttwak p26 49 Op cit Fisher p7 50 Idem p5-6 51 Idem p9 52 Op Susbielle p116 53 Op cit Struye T., "Comment la Chine voit le Monde" p33
14
hérité du mouvement des Non-Alignés, la Chine tente « d’affaiblir les US et d’isoler
le Japon, Taiwan et l’Inde »54 afin toujours de mieux contrôler sa région. Pour aller
plus loin que Luttwak, l’effort chinois de promouvoir le Multilatéralisme cache en
fait un Bilatéralisme généralisé tout azimut dans le but d’établir des relations
privilégiées avec les autres nations et rassembler des soutiens. Cette constatation
n’est pas sans rappeler le système des tributs explicité plus haut. Dans la continuité
l’un des objectifs plus immédiat est peut-être d’empêcher la construction
d’alliances face à sa montée en puissance. Tactique qui n’a pas empêché le Japon,
l’Australie, l’Inde et les US de se rapprocher, alors qu’elle a elle-même du mal à
trouver des alliés pérennes et non des alignements temporaires, comme souvent
avec la Russie. Dans le même ordre d’idée, le retour de la Chine au premier rang en
tant qu’"Hégémon" symboliserait la logique du Mandat Céleste et du temps
cyclique.
Il est temps d’évaluer le niveau de conflictualité entre les puissances pour
entrevoir ses besoins nécessaires et ses options disponibles. Même si l’éventualité
d’une guerre n’est niée ni par les intellectuels, ni par les stratèges chinois, qui ne
l’excluent jamais, une guerre directe, frontale et de haute intensité entre la Chine et
d’autres grandes puissantes est peu probable de l’avis de tous. Une guerre entre
deux nations aussi dépendantes l’une de l’autre économiquement, entre deux
géants militaires et entre leurs réseaux d’alliance respectifs aurait un coup
incommensurable sur l’économie mondiale. Qui plus est les chinois respectent bien
leur règle de ne jamais attaquer en infériorité, jamais attaquer sans avoir toutes les
cartes dans sa main. Certainement pas dans un temps proche, car la plupart des
auteurs s’accordent sur la date de 2050 avant un éventuel rattrapage de la
puissance militaire américaine55. Sous le concept d'"Active Defense" envisage
toujours les conflits comme défensifs, mais dans la continuité de Sun Zi, ce ne
suppose pas une neutralité bienveillante, mais prône plutôt une guerre de
préemption, voire de prévention56.
54 Op cit Fisher p42 55 Op cit Cordesman A. & Colley S. p102 56 Op cit Cordesman A. & Colley S., p113
15
Pour J. Newmyer, « l’objectif de la Chine n’est pas nécessairement d’aller en
guerre mais plutôt de créer un rapport de force avantageux et de façonner son
environnement de telle manière qu’une guerre sera considérée comme inutile, car
perdue d’avance par son adversaire »57. Il s’agit donc de gagner par l’usure. Qu’au
moment du pic de tensions, le rapport de force soit dissuasif. Effet souvent
recherché par les chinois grâce à l’outil militaire (voir plus bas). Même si le risque de
guerre est relativement écarté, il y a bel et bien un conflit qui se présage. « Une
montagne ne permet pas à deux tigres de vivre ensemble » disait Deng Xiao Ping58.
Comme le montre l’Histoire, la passation du pouvoir « d’Hégémon » est rarement
une transition pacifique, à l’exception du Royaume-Uni et des US, mais ces
puissances étaient beaucoup moins antagonistes.
Rapidement on peut présenter deux ébauches possibles de la stratégie
chinoise. Pour JF. Susbielle, les chinois, même s’ils ne sont pas résolus à la fatalité
de la guerre hégémonique, l’envisage fortement, car face à leur montée en
puissance les autres puissances feraient tout bientôt pour « mettre un terme aux
progrès et à la modernisation du pays »59. Ils n’envisagent pas forcément une
guerre offensive, car devant l’interventionnisme américain, parfois messianique, les
Chinois sont convaincus d’être une proie potentielle et perçoive la guerre contre la
Terreur comme dirigée in fine vers la Chine et son encerclement60. Mais qu’il y ait
réellement guerre ou non, ça n’est pas le plus important dans la marche à suivre,
car la logique est qu’il faut se préparer à la guerre pour obtenir le temps et l’espace
pour se développer d’avantage. Que ça soit pour faire la guerre, dissuader les
ennemis ou assurer les flux d’échanges.
À cela on peut opposer la vision d’E. Luttwak qui rappelle la logique
paradoxale de la stratégie. À actions directes, réactions directes qui viennent
empêcher ou gêner le résultat souhaité. Se préparer uniquement à la guerre, c’est
le meilleur moyen de la perdre en un sens à cause de la course aux armements. Il
fait une analogie avec le cas de l’Allemagne durant la Première Guerre Mondiale
57 Newmyer J., "Oil, Arms and Influence : The Indirect Strategy Behind Chinse Military Modernization", in Orbis, 2009, p205 cité par Struye T., "Comment la Chine voit le Monde"p35 58 Op cit Susbielle p127 59 Idem p128 60 Idem p113
16
(Arthur Waldron en fait de même61). À cette vision, il oppose les règles de conduite
chinoises face à une puissance supérieure, longuement expliquées dans le chapitre
précédent. Un peu comme dans le système de tributs, il faut commencer par
concéder pour mitiger les pertes et maximiser les profits de la coopération. Grâce à
cela, il faut par la suite créer une dépendance et des relations privilégiées avec la
puissance. Finalement quand on a accumulé assez de puissance, il s’agit de
transformer un rapport devenu égal en un rapport de subordination62.
Dans les faits, il est difficile d’en percevoir une plus que l’autre. Les choses
sont rarement aussi déterminées à cause de la Friction. D’un côté, la grande
stratégie chinoise, comme dans la définition de l’introduction, ne se repose pas que
sur l’outil militaire. Elle fait appel à d’autres dimensions de la puissance : la
diplomatie dans l’institutionnalisme stratégique et les relations bilatérales
généralisées ; l’économie par la mise en place d’une dépendance déséquilibrée avec
l’Occident et l’achat de dettes ; la culture grâce à la promotion croissante de la
langue et de la culture chinoises à l’étranger. Combiné à la volonté de ne pas se
battre en infériorité et au retard militaire, cela montre que l’outil militaire n’est pas
le pion central de la stratégie. On assiste à une vraie stratégie intégrale où toutes les
dimensions viennent se renforcées mutuellement contre les US.
De l’autre côté, l’armée (la PLA, People Liberation Army), n’était pendant
longtemps pas une priorité du parti communiste chinoise face aux difficultés
économiques et à une doctrine maoïste dépassée de la guerre d’infanterie. Mais
depuis les années quatre-vingt et réellement les années nonante, en parallèle d’une
forte croissance, « la volonté d’accélérer le développement des capacités
militaires » devient une priorité63. À cette époque l’armée est majoritairement
considérée comme obsolète64, l’organisation militaire est pléthorique, le parti doute
de la loyauté de l’armée et la corruption est rampante. « C’est la croissance
économique de la Chine qui a permis les changements dans la stratégie et la
structure des forces armées, ainsi que le rythme rapide de modernisation
61 Foreword by Arthur Waldron in op cit Fisher p ix 62 Op cit Luttwak p39 63 Op cit Niquet-Cabestan p47 64 Foreword by Arthur Waldron in op cit Fisher p ix
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militaire »65. Le dernier chapitre qui suit se charge d’étudier cette modernisation
pour comprendre la place de l’outil militaire comme moyen de la grande stratégie
chinoise.
Traduction Stratégique : la Modernisation
Cette croissance effrénée de moyens a donc permis des investissements
supérieurs, devenus massifs dans les années nonante. La croissance des budgets
militaires au fil des années atteint des sommets. Sur la durée c'est la plus grande
croissance parmi tous les budgets comparés, malgré une tendance générale à
l'augmentation (figure en annexe). Les derniers chiffres, ajustés de l'inflation pour
être représentatif, donnent une croissance de 9,3% pour 201466. Il est important de
noter que depuis peu les budgets militaires ont dépassés la croissance du PIB et des
recettes fiscales, avec le ralentissement économique, c'est symboliquement la fin
d'une subordination stricte du secteur militaire. Au total de 2001 à 2014, le budget
militaire chinois a bénéficié d'une hausse d'environ 150%. Voici pour les chiffres
relatifs. Pour le budget en valeur absolue, les chiffres divergent car les US et
d'autres pays accusent la Chine de manquer de transparence dans la
communication des chiffres réels, en omettant des dépenses-clés : telles que
l'importation d'armement et de technologie, les frais de recherche et
développement, les contributions des autres niveaux de gouvernements et les
autres agences liées, les infrastructures, le programme spatial, l'achat de
technologies duales …67. C'est ainsi que le budget officiel de 2011, de 90.2 milliards
USD est revu 50% à la hausse par les experts occidentaux68.
Les chinois s'attellent donc à moderniser l'outil militaire. Cette phase dans
montre ses effets depuis le début des années 2000 avec l'accès à des armements
modernes. La définition de "moderne" varie selon les types d'armements. On parle
généralement de génération, 3e pour les chars, 4e et 5e pour les avions, une
artillerie moderne consiste en des équipements motorisés et souvent des munitions
65 Op cit Cordesman A. & Colley S. p45 66 US DoD annual report on Chinese Military Power, issued in April 2015, stated that: 55 (livre p74) 67 Adam P. Liff and Andrew S. Erickson, “Demystifying China’s Defence Spending: Less Mysterious in the Aggregate,” China Quarterly, March 2013, p. 811-812 68 IISS, Military Balance 2013, p. 256. Cité par Cordesman A. & Colley S. p104
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guidées69. Les navires de surface modernes sont capables de remplir deux fonctions
différentes et les sous-marins de tirer des missiles antinavires. Cette modernisation
répond à plusieurs logiques que l'on va essayer de passer en revue brièvement :
Appuyer le développement économique intérieur en soutenant une production
nationale émergente et favorisant un complexe militaro-industriel détaché mais
très infiltré par les pouvoirs publics70.
L'afflux massif d'investissement permet de dégager des fonds au-delà du
comblement des besoins de bases et des infrastructures longtemps négligés. Ces
"investissements nets" permettent "d'engendrés des effets qualitatifs
supérieurs, un rapport qui dépasse le un pour un71.
"L'instrumentalisation politique des perceptions de puissance induite par cette
modernisation"72, comme attribut de puissance domestique et internationale.
On assiste à un développement des capacités militaire à visée régionale. Cela
répond à la perception de la menace du point de vue chinois (voir plus haut).
Mais aussi à la place croissante que prend la Région Indopacifique dans les
Relations Internationales, au vu du redéploiement des forces américaines dans
cette région qui se fait plus prégnante. Cela permet à la Chine de se concentrer
sur le théâtre régional tout en lui procurant des bénéfices importants sur la
scène internationale.
Une perception d'un retard technologique très important sur la première
puissance mondiale, les US. Les Chinois en ont eu l'occasion de s'en apercevoir à
plusieurs reprises. Le premier choc est la première guerre d'Irak, suivi de la
guerre dans les Balkans puis fortement réaffirmé par la deuxième guerre d'Irak.
Cela a fait prendre conscience aux dirigeants chinois que la "Chine n'était pas
prête" et que "la guerre était possible", alors qu'ils essayaient de gagner du
temps pour construire un socle économique puissant et "échapper à échapper
69 Idem p213 70 Puig E., "La Longue marche vers l'autonomie. Analyse de la politique industrielle de défense chinoise à l'ère de la globalisation" dans : de Wilde T. & Struye T., "La Chine sur la scène internationale, vers une puissance responsable ?", Perter Lang, Bruxelles, 2012, p413 71 Op cit Luttwak p19 72 Henrotin J., "Les dents du dragon, la transformation de la puissance militaire chinoise" dans : de Wilde T. & Struye T., "La Chine sur la scène internationale, vers une puissance responsable ?", Perter Lang, Bruxelles, 2012,p399
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surtout à l‘impossible course aux armements qui avait déjà coûté la vie du
système soviétique"73.
Face à cela, les chinois mettent en place une stratégie de modernisation dans la
tradition maoïste du "Bond en avant" en voulant "sauter deux à trois
générations de technologie militaire"74. Le risque d'un "volontarisme brouillant
et inefficace"75 est de ne pas maitriser les sauts qualitatifs entre les générations.
Le développement à la fois quantitatif et qualitatif répond aussi à une logique de
dissuasion grâce à des armes conventionnelles pour décourager les grandes
puissances d'intervenir dans un conflit régional. Le meilleure exemple, c'est
Taiwan où la Chine accumule de grandes quantités de missiles balistiques de
courte et moyenne portée de l'autre côté du détroit, se dote de missiles
antinavires à long rayon et de capacités de débarquement massif, dans le seul
but de décourager les US de vouloir aider Taiwan en cas de conflit76.
Le plus important finalement, la modernisation militaire se fait à l'aune de la
doctrine officielle actuelle, celle Local Wars under Condition of Informatization
(LWCI). On peut dissocier cette doctrine en deux éléments. Premièrement, elle
postule que les guerres dans lesquelles la Chine sera amené à combattre dans un
futur proche seront des guerres à sa périphérie et en même temps limitées dans
l'espace, dans la durée et dans les moyens"77. Le conflit structurant imaginé n'est
donc ici ni une guerre d'hégémonie, ni une projection de puissance sur un autre
continent.
Le deuxième élément étant la présomption de l'informatisation comme
condition des opérations. Le Département américain de la Défense décrit ce
concept "comme des conditions dans lesquelles des forces armées modernes font
usage de systèmes informatiques, des technologies d'information et des réseaux de
communications pour gagner un avantage opérationnel sur l'adversaire"78. C'est
une véritable doctrine structurante de l'emploi des forces. Elle tente de réorganiser
73 Op cit Niquet V., "Chine : les leçons militaires de la guerre en Irak", 174-175 74 Op cit Fisher p16 75 Li Xuanqing cité dans op cit Niquet V., "Chine : les leçons militaires de la guerre en Irak", p183 76 Op cit Fisher p43 77 Op cit Cordesman A. & Colley S., p114 78 Dod Department of Defense, Military and Security Developments Involving the People’s Republic of China 2011, March 2011, p. 3.
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la structure de l'armée pour l'articuler autour de la collecte et de la transmission
d'informations, et améliorer l'efficacité des déploiements et des combats, en
donnant par exemple des informations ou des coordonnées de frappe plus précises.
Mais elle vise aussi à nuire et détruire les mêmes capacités ennemies en
considérant des frappes sur les centres de commandement, les relais de
communication, la destruction de satellites en vue d'organiser un "blocus de
l'information"79.
Cette doctrine reprend des concepts modernes, souvent occidentaux et
tente de les adapter au contexte et aux contraintes chinoises. Les concepts les plus
importants sont le C4ISR (Computerized Command, Control, Communications,
Intelligence, Surveillance and Reconnaissance), A2/D2 (déni d'accès maritime et
aérien), Integrated Network and Electronic Warfare (INEW), Air Sea Battle, Network
Centric Warfare … . Globalement la Chine essaie de s'approprier la théorie
américaine de la "Révolution dans les Affaires Militaires", théorie qui s'oriente vers
la prise en compte croissante des nouvelles technologies qui affectent la manière de
faire la guerre et essaie d'anticiper les grands changements stratégiques et
doctrinaux qui y sont liés. Concrètement elle tente d'acculturer cette théorie et de
ne retenir que les fondamentaux précédents, sans inclure "les normes susceptibles
de réduire sa liberté de manœuvre, budgétaire ou politique"80.
Les effets actuels de la modernisation n'ont pas encore donné lieu à de
réelles moyens et doctrines de projection de force, sous-entendu à longue distance.
Malgré les annonces de gouvernement chinois de mission de lutte anti-piraterie
dans le Golfe d'Aden, la Chine n'a pas montré encore de capacités importantes de
projection de force. Néanmoins de tels moyens sont sûrement en conception ou
phase de déploiement pour ainsi devenir une "puissance militaire réellement
mondiale"81. Tels que le programme de porte-avion revu sévèrement à la baisse82.
Ou bien encore le nouveau sous-marin lanceur de missiles nucléaires qui inaugure la
possibilité de patrouille de dissuasion nucléaire efficace (Type 094 Jin Class).
79 Op cit -Cordesman A. & Colley S. p120 80 Op cit Henrotin p412 81 Op cit Fisher p3-4 82 Op cit -Cordesman A. & Colley S.
21
Le programme de modernisation chinois s'oriente autour de deux grands
axes83 : L'achat en masse de matériel et bâtiment à l'étranger et le développement
d'une production nationale. L'un ne va pas sans l'autre dans la mesure où la Chine
essaie de maitriser les designs et technologies étrangères grâce à des licences de
production, de l'espionnage, de la retro-ingénierie et l'achat de technologie duale84.
La Chine est actuellement un des rares pays à pouvoir se permettre des
programmes de recherche et développement dans la plus part des directions. Elle
développe ainsi au moins deux programmes d'avions de 5e génération, des
nouveaux missiles balistiques, des sous-marins et porte-avions, des armes
antisatellites… De tels efforts tout azimut pèse néanmoins lourd sur l'efficacité de la
modernisation. Certains auteurs remettent en doute la proportion réelle de la PLA
qui est modernisée et dénonce des effets d'annonce, qui traduise toutefois un
message de puissance85. Malgré tous ces programmes, on est toujours dans une
phase de rattrapage des capacités modernes, il n'y a toujours pas de dépassement
technologiques ou capacitaires réellement prêt à être déployé86.
La modernisation chinoise s'attelle également aux facteurs non-matériels,
secteur où la PLA n'est pas en pointe. On peut y dénombrer le manque d'expérience
de combats pour les troupes, mais aussi pour les officiers et généraux où une
minorité seulement a eu l'expérience du feu face au Vietnam87, piètre
démonstration à retenir. Les dirigeants ont donc lancé des grands entrainements
récurrents et de forte ampleur pour aussi bien entrainer les hommes que tester la
logistique qui fait défaut face à la taille immense du pays. Durant ces
entrainements, un focus est donné aux opérations conjointes (Joint Opérations), vu
comme une nécessité du combat moderne. La Chine est en effet très en retard là-
dedans à cause de la structure héritée de la guerre populaire de Mao où l'infanterie
était disproportionnée et les autres composantes délaissées, avec globalement un
matériel rudimentaire pour tous. Face à cela de grandes réformes au niveau
83 Op cit Henrontin 84 Op cit Cordesman A. & Colley S., p35-36 85 Opt cit Fisher p16 86 Op cit Henrontin p404-5 87 Op cit Fisher p21
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organisationnel ont eu lieu : réduction drastique du nombre de division, réduction
des effectifs, intégration des Etats-majors au comité militaire central (CMC)88.
Conclusion
Les ambitions militaires chinoises sont au premier plan grâce à l'incroyable
développement économique qui donne à la Chine une occasion sans pareille de
peser de tout son poids dans les relations internationales et sur la région
Indopacifique. Pour mieux évaluer cette émergence fulgurante, il fallait se plonger
dans la culture stratégique chinoise pour mieux comprendre la définition de leurs
objectifs, de leurs méthodes et de leurs moyens. Pour ensuite se tourner vers la
grande stratégie chinoise pour saisir concrètement les objectifs que la Chine
souhaite atteindre. Enfin la place de l'outil militaire et de sa modernisation dans son
grand dessein.
Premièrement, on peut ainsi dresser les grandes lignes de la culture
stratégique chinoise. Toujours sans ordre précis : on a la place du potentiel de la
situation contre un modèle théorique, l'importance du secret ou de la tromperie,
l'évitement de l'affrontement direct, à tout prix lorsqu'en infériorité, la patience car
tout finit par revenir, la non-égalité entre les États, institutionnalisé par un système
de tribut qui prône des relations bilatérales exclusives, le développement de la
dépendance pour aider la manipulation, une vision fortement sino-centrée et enfin
"la guerre diplomatique"89 comme continuation de la guerre. Aujourd'hui, on peut
rajouter la domination de l'école réaliste au niveau de la politique étrangère
chinoise.
Deuxièmement la grande stratégie chinoise peut se caractériser comme
entièrement dévouée au développement économique et social, y subordonnant les
autres dimensions. En plus elle définit comme objectifs une série "d'intérêts
centraux" tels que souveraineté et l'intégrité du pays et le renforcement de la
sécurité et du pouvoir central. Avec son émergence sur la scène internationale, la
Chine entend bien retrouver sa place dominante dans le monde et pour cela
88 Idem p16 89 Niquet p192
23
confronter la super puissance qui se développe à sa périphérie que sont les États-
Unis. On peut donc la qualifier de puissance révisionniste ce qui est l'origine d'une
conflictualité croissante dans la région clé du système international au 21e siècle. Il
s'agit là d'un antagonisme fort et croissant, malgré tout, l'intérêt de la Chine n'est
pas du tout une guerre ouverte, mais plutôt de "créer un rapport de force
avantageux" pour dissuader les États-Unis de toute action. Dans le moyen terme, la
guerre ouverte est difficilement envisageable car les États-Unis domineront dans de
nombreuses dimensions encore pendant les deux prochaines décennies.
L'outil militaire est donc toujours pertinent, de plus en plus même aux yeux
des chinois réalistes qui veulent se préparer à la guerre pour être capable d'assurer
les voies de la croissance. Les investissements lui ont permis de rattraper les autres
puissances au niveau technologique et lui permet aujourd'hui de développer des
armements de la même génération que ses adversaires. Mais la maitrise et la
proportion de ses équipements restent largement sujettes à caution. Le conflit
structurant reste un hypothétique conflit dans la périphérie, Taiwan vient tout de
suite en premier, le tout dans un environnement hautement informatisé et adapté
à la conduite de la guerre moderne. La PLA a donc fait l'objet de réformes
organisationnelles aussi pour s'adapter aux implications préconisées par la
"Révolution dans les Affaires Militaires", principalement des réductions d'effectifs,
un état-major centralisé pour toutes les composantes et des opérations conjointes.
Tout cela permet à la Chine de devenir une grande puissance régionale du
point de vue militaire. Son ambition ultime est de prétendre à devenir une
puissance militaire d'ordre mondiale, mais seule une égalisation avec la puissance
américaine au minimum et une implication systématique dans le système
international viendrait accomplir cette ambition. Or non seulement la Chine joue
encore souvent les free-riders dans la résolution des problèmes globaux, mais les
États-Unis ne restent pas inactifs face à sa montée en puissance et se repositionne
pour faire face à ce qu'ils voient comme une puissance non-pacifiste et
révisionniste90.
90 Struye T., "Duel entre l'Aigle et le Dragon pour le leadership mondial" Peter Lang, Bruxelles, 2015, p255
24
Bibliographie
Documents officiels :
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- Dod Department of Defense, Military and Security Developments Involving the
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Monographies :
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- Cordesman A. & Colley S., "Chinese Strategy and Military Modernization in 2015: A
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development. A Western Perspective", Center for Strategic and International
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Standford University Press, Standford, 2010, 311p; Foreword by Arthur Waldron
- Luttwak E.,"La montée en puissance de la Chine et la logique de la stratégie", Odile
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- Struye T., "Duel entre l'Aigle et le Dragon pour le leadership mondial" Peter Lang,
Bruxelles, 2015, p276
- Susbielle JF., "Chine-USA, la guerre programmée", Editions Générales First, Paris,
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- Swaine M, Yang A, Meideiros E., Mastro O., "Assessing the threat, the chinese
military and Taiwan's security", Carnegie Endowment for International Peace,
Washington, 2007, 413p
Ouvrage collectif :
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- Henrotin J., "Les dents du dragon, la transformation de la puissance militaire
chinoise" dans : de Wilde T. & Struye T., "La Chine sur la scène internationale, vers
une puissance responsable ?", Perter Lang, Bruxelles, 2012, 514p
- Puig E., "La Longue marche vers l'autonomie. Analyse de la politique industrielle de
défense chinoise à l'ère de la globalisation" dans : de Wilde T. & Struye T., "La Chine
sur la scène internationale, vers une puissance responsable ?", Perter Lang,
Bruxelles, 2012, 514p
- Struye T., "Comment la Chine voit le Monde" dans : de Wilde T. & Struye T., "La
Chine sur la scène internationale, vers une puissance responsable ?", Perter Lang,
Bruxelles, 2012, 514p
Articles scientifiques :
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Spending: Less Mysterious in the Aggregate", The China Quarterly, 2013, 216, pp
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doi:10.1017/S0305741013000295
- Levi J., « Morale de la stratégie, stratégie de la morale : le débat chinois sur la
guerre juste », Extrême-Orient [En ligne], 38 | 2015, consulté le 03 juin 2015. URL :
http://extremeorient.revues.org/374
- Niquet V, "Chine : les leçons militaires de la guerre en Irak", Stratégique 2005/1 (N°
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26
Annexe