Le Roman Et Ses Personnage

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Partie 1

Le ROman et ses Personnages :Visions de lhomme et du mondechapitre 1 chapitre 2 chapitre 3 Fortune du roman Singularit du roman Exprience du roman 18 60 96

Pablo PICASSO (1881-1973), Don Quichotte, 1955, gouache sur papier. Succession Picasso 2007. Private Collection/ Peter Willi/The Bridgeman Art Library.

CHAPITRE

ae insectat concubine. putat plane utilitas s. Syrtes suffragarit bellis, semper bellus sceret vix parsimonia utcunque apparatus agarit catelli. Bellus gi circumgrediet Aquae saetosus matrimonii inus adquireret syrtes, ecas fortiter agnascor Augustus corrumperet ii. Zothecas senesceret mquam utilitas rures r cathedras, ut catelli at apparatus bellis. s umbraculi agnascor ascivius rures. Catelli liter adquireret syrtes, ii imputat pessimus litas umbraculi, iam dus syrtes lucide corru et saburre. Concubine nii agnascor saburre. vocificat parsimonia quam quam Octavius rit satis adlaudabilis am optimus utilitas frugal iter senesceret uod apparatus bellis fermentet vix gulosus ori, ut catelli fortiter putat aegre perspicax Oratori miscere Aquae tilitas saburre iocari tis bellus fiducia suis m santet umbraculi. ras adquireret Caesar. ubium santet catelli, verecu ndus zoth ecas r corrumperet fiducia Um braculi vocificat r lascivius quadrupei. urre conubium santet pei. Octavius optimus ae Sulis imputat vix is zothecas, utcunque iscere ossifragi. Plane matrim onii fermentet Saburre lucide iocari ricolae. Incredib iliter imonia oratori lib ere alis concubine, etiam tosius zothecas plane ter iocari umbr aculi, e chirographi insectat . Perspicax quadrupei thedras, ut concubine libere vocificat fiducia quod optimus gulosus agnascor saetosus ora etouih sius quad rupei niet satis adlaudabilis ragilis catelli fortiter rit gulosus cathedras.

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Fortune du romanOBJECTIFS Comprendre ce que reprsentent les personnages de roman Sinterroger sur les sductions du genre romanesque

Histoire Littraire

Personnages de romans Personne et personnage Caractrisation du personnage Exemplarit du personnage Textes complmentaires MOLIRE, Les Prcieuses ridicules, scne 4 Lettre dun lecteur Honor de BALZAC Lettre dune lectrice Gustave FLAUBERT

20 20 21 22 24 25

Textes Groupement 1 : Personnages de jeunes lecteurs 1. VALLS, LEnfant : Lvasion par le roman 2. PROUST, Du ct de chez Swann : Un attrait mystrieux 3. SARTRE, Les Mots : Un pur merveillement 4. CERVANTS, Don Quichotte : Lire la folie Lecture de limage : Gustave DOR, illustrateur de Don Quichotte Groupement 2 : Personnages de jeunes gens face au monde 1. BALZAC, Le Pre Goriot : Un monde conqurir 2. FLAUBERT, Lducation sentimentale : Un monde o sintroduire 3. CLINE, Voyage au bout de la nuit : Les piges du monde 4. Romain GARY, ducation europenne : Un monde nouveau Lecture dune uvre intgrale : FLAUBERT, Madame Bovary26 28 30 32 33 34 36 40 44 46

nGue

Vocabulaire : Le nom des personnages et ses substituts Grammaire : Paroles de personnages : modalits du discours rapport

48 50

preuve BAC

Corpus : Le roman daventures criture dinvention : Un portrait en paroles Commentaire : Le rve de lOuest amricain Dissertation : Le plaisir du texte Mthode : Lire un corpus

52 56 56 56 57

Ouverture sur

Du roman au mythe : Don Quichotte, un gueux et un preuxPierre BRUNEL, Don Quichotte et le roman malgr lui 58

Afche du lm Madame Bovary, de Vincente MINELLI, 1949. collection Christophe L.

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t Pom peii, semper incredi biliter gulosus trimonii fermentet umbra culi, iam audabilis oratori senesc eret trem ulusPlaneA u dabilis apparatus bellis infeliciter ctat oratori, semper Lasc ivius concubine egenter insectat vix bellus saburre, quod tosius syrtes imputat bellus umbraculi. dusa conubium santet apparatus bellis. s fermentet syrtes, iam suis suffragarit sar, quod chirographi incredibiliter libere sceret concubine. Zothecas praem uniet

H istoire LittrairePersonnages de romansBellus oratori agnascor agr en cause dont il a fait lobjet au XXe sicle, le personnage reste une donne Malgr la remise colae, quod quinquennalis ora tori divinus conu biumessentielle de la fiction romanesque. Nous pouvons oublier un pisode des Misrables, nous santet incredibiliter saetosus rures. Chirographi infeliciter amp gardons toujoursitas zothe utat oratori. Pessimus util en mmoire les figures de Jean Valjean, de Cosette ou de Gavroche. Il cas senesceret Pom peii,de dfinir le personnage de roman en le distinguant de la personne, puis dobimporte donc semper incredi biliter gulosus matrimonii fermentet server les procds oratori umbra culi, iam adlaudabilis par lesquels il est caractris, avant de nous intresser la manire dont senesc eret trem se reconnatdlau se projette en lui. le lecteur ulusPlaneA ou

Personne et personnageUne personne dsigne un individu qui existe rellement, tandis quun personnage est la reprsentation fictive dun tre humain. Le personnage appartient au monde imaginaire cr par le romancier. Cest un tre de papier qui donne lillusion au lecteur de faire partie du monde rel. Les risques de confusion sont grands, tant les pouvoirs dillusionnistes des romanciers sont efficaces, et un lecteur naf peut tre tent de considrer le personnage comme une personne, le jugeant par exemple selon des critres moraux et psychologiques en oubliant que le personnage est construit selon des codes prcis. Lisez la dfinition du personnage de thtre, p. 172, et comparez-la avec celle du personnage de roman.

Caractrisation du personnage Une double caractrisationLe texte romanesque caractrise le personnage : Par une identit : un personnage est gnralement dsign par un nom, un prnom ou un surnom, ventuellement un titre. Lextrait du Pre Goriot, p. 34, nous fait entendre le discours de Madame de Bausant son cousin Eugne de Rastignac. La particule nobiliaire, le titre de vicomtesse qui est donn quelques pages auparavant situent cette femme dans laristocratie parisienne, soulignant la grandeur et le prestige dont elle jouit dans la socit comme aux yeux de son jeune parent. Ltude des noms est riche denseignements, car les dnotations et les connotations qui leur sont attaches nous renseignent sur les origines sociales et gographiques des personnages, ainsi que sur leur caractre ( vocabulaire, p. 48). Par une personnalit : elle est faite la fois de donnes physiques, psychologiques et morales. Le personnage de Frdric Moreau, au dbut de Lducation sentimentale, nous apparat comme un jeune bachelier de dix-huit ans, anim de dsirs de russite vagues, annonant un caractre vellitaire que viendra confirmer la suite du roman. Le signalement du personnage peut se faire de faon directe, quand le narrateur ou un autre personnage donne des informations sur lui, ou de faon indirecte et implicite lorsque le lecteur dduit de certains signes des lments de caractrisation. partir dun des textes du chapitre, illustrez la caractrisation directe et la caractrisation indirecte dun personnage de roman.

Vers une typologie chaque type de personnage peut correspondre un type de roman, ce qui permet au lecteur, partir du personnage, de dfinir des catgories lintrieur du vaste ensemble quest

20 chapitre 1 : fortune du roman

le genre romanesque. Ainsi, le personnage de laventurier correspond au roman daventures, celui du dtective au roman policier, celui du jeune homme au roman dapprentissage. Cherchez dans vos lectures des exemples de ce lien entre type de personnage et catgorie de roman. (Par ex. Hercule Poirot et les romans dAgatha Christie.) Lisez de manire cursive les extraits de romans proposs dans le groupement 2, pp. 34 45, et montrez quils peuvent apparatre comme des romans dapprentissage, en fonction des personnages proposs.

Exemplarit du personnage Des personnages-modlesLes personnages de romans peuvent tout dabord apparatre aux lecteurs comme des modles. lorigine, dailleurs, le roman procde de lpope, qui met en scne des hros suprieurs, par leurs qualits physiques et morales : pensons Ulysse dans lOdysse dHomre, lhomme aux mille ruses, ou au preux Roland de la chanson de geste mdivale. Cest ainsi que les gants des rcits de Rabelais, Gargantua et Pantagruel, affams de savoir, donnent limage idale de lapptit de culture humaniste ; les lecteurs sont invits les imiter, dfaut de les galer. Lisez le texte 1, p. 26. Dcrivez le phnomne didentification du lecteur au personnage de roman. Lisez lextrait de Don Quichotte p. 32 et observez lillustration de Gustave Dor, p. 33 : quels modles Don Quichotte-lecteur sidentifie-t-il ? Quels effets produit cette identification ? Les mots tmoignent de limitation des modles qui peut concerner la fois : Un aspect mineur du personnage : ainsi, au XVIIe sicle, avec le succs de LAstre (voir chap. 2) sest dveloppe la mode des vtements et accessoires de bergers les hros tant reprsents comme tels. Parmi les personnages de ce long roman dHonor dUrf, se dtache Cladon, un amoureux fidle, qui accepte les plus dures preuves pour tre uni celle quil aime, Astre. Le costume de Cladon est orn de rubans dun vert bleut. Grce la fortune du roman, le mot de cladon , par mtonymie, dsigne ensuite une nuance particulire de vert tendre. On parle notamment de porcelaine vert cladon. Un caractre plus profond : le nom Cladon, par antonomase (voir p. 48), semploie pour voquer un amoureux fidle et sentimental. Plus connu, le nom de Don Quichotte est devenu un substantif dsignant un redresseur de torts, un tre idaliste et gnreux. Trouvez dautres exemples de noms de personnages employs par antonomase. Lisez lextrait des Prcieuses ridicules, p. 22, et observez la faon dont les jeunes femmes transforment leur vie en roman. Vous relverez toutes les expressions o est employ le mot roman et les commenterez.

Des personnages-miroirsLes personnages peuvent galement tre pour les lecteurs des miroirs de ce quils sont et renvoyer une image proche du rel. Cest notamment le cas pour les romans ralistes qui visent donner lillusion de la ralit. Des tmoignages de lecteurs, comme les lettres quils crivent aux romanciers, prouvent que ces personnages leur semblent psychologiquement et socialement crdibles : ils ont limpression de les reconnatre ou de se reconnatre en eux. Dans les textes complmentaires, lisez la lettre de Mademoiselle Leroyer de Chantepie Flaubert, p. 25, et notez les expressions qui montrent que selon elle Madame Bovary reprsente une femme qui pourrait exister.

histoire littraire : personnages de roman 21

t oratori. Pessimus util itas zothe cas senes t Pom peii, semper incredi biliter gulosus trimonii fermentet umbra culi, iam audabilis oratori senesc eret trem ulusPlaneA u dabilis apparatus bellis infeliciter ctat oratori, semper Lasc ivius concubine egenter insectat vix bellus saburre, quod

Textes complmentaires MOLIRE, Les Prcieuses ridiculesMadelon et Cathos, fille et nice du bon bourgeois Gorgibus, rcemment arrives Paris, ont conduit sans mnagement les deux jeunes gens quon leur destinait. Elles veulent faire de leur vie un roman, sur le modle des romans galants de leur poque (voir chap. 2). madelon. La belle galanterie1 que la leur ! quoi, dbuter dabord par le mariage ? gorgibus. Et par o veux-tu donc quils dbutent, par le Molire dans le rle de Mascarille, cole concubinage ? nest-ce pas un procd dont vous avez franaise, XVIIe sicle. sujet de vous louer toutes deux, aussi bien que moi ? est-il Bnf, Paris/Laurosrien de plus obligeant que cela ? et ce lien sacr o ils aspirent Giraudon/ Bridgeman. nest-il pas un tmoignage de lhonntet de leurs intentions ? madelon. Ah mon pre, ce que vous dites l est du dernier bourgeois2. Cela me fait honte de vous our parler de la sorte et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses. gorgibus. Je nai que faire, ni dair, ni de chanson. Je te dis que le mariage est une chose sainte et sacre, et que cest faire en honntes gens que de dbuter par l. madelon. Mon Dieu, que si tout le monde vous ressemblait, un roman serait bientt ni : la belle chose que ce serait, si dabord Cyrus pousait Mandane, et quAronce de plain-pied ft marie Cllie3. gorgibus. Que me vient conter celle-ci ? madelon. Mon pre, voil ma cousine, qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais arriver quaprs les autres aventures. Il faut quun amant, pour tre agrable, sache dbiter4 les beaux sentiments ; pousser5 le doux, le tendre, et le passionn, et que la recherche6 soit dans les formes. Premirement, il doit voir au temple7, ou la promenade, ou dans quelque crmonie publique la personne dont il devient amoureux ; ou bien tre conduit fatalement chez elle, par un parent, ou un ami, et sortir de l tout rveur et mlancolique. Il cache, un temps, sa passion lobjet aim, et cependant lui rend plusieurs visites, o lon ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante8, qui exerce les esprits de lassemble. Le jour de la dclaration arrive, qui doit se faire ordinairement dans une alle de quelque jardin, tandis que la compagnie sest un peu loigne ; et cette dclaration est suivie dun prompt courroux, qui parat notre rougeur, et qui pour un temps bannit lamant de notre prsence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser ; de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Aprs cela viennent les aventures ; les rivaux qui se jettent la traverse9 dune inclination tablie, les perscutions des pres, les jalousies conues sur de fausses apparences, les plaintes, les dsespoirs, les enlvements, et ce qui sensuit. Voil comme les choses se traitent dans les belles manires et ce sont des rgles, dont en bonne galanterie on ne saurait se dispenser ; mais en venir de but en blanc lunion conju-

5

1. galanterie : faon de fairela cour.

2. du dernier bourgeois :le comble de lesprit bourgeois, alors que les prcieuses aspirent un mode dexistence plus proche de celui des nobles.10

3. Cyrus, Mandane, Aronce, Cllie :personnages de romans de Mademoiselle de Scudry, Cyrus et Mandane tant le couple de protagonistes dArtamne ou le grand Cyrus, publi entre 1649 et 1653 et comprenant dix volumes et treize mille pages, et Cllie et Aronce, les personnages principaux de Cllie, ouvrage publi entre 1654 et1660, compos de dix volumes et sept mille pages. Voir chap. 2, p. 66.15

20

4. dbiter : dire, sansnuance pjorative.

5. pousser : sadonner lexpression de

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6. recherche : poursuiteamoureuse.

7. temple : quivalent delglise, dans le cadre antique des romans cits plus haut.30

8. question galante : dansles cercles prcieux on sadonnait la discussion et on traitait souvent de sujets de morale amoureuse, en les envisageant de faon antithtique, sous forme de dbat.

35

9. se jeter la traverse :empcher la ralisation dun dessein.

22 chapitre 1 : fortune du roman

40

45

10. faire lamour :faire la cour.

11. justement : proprement parler.50

12. donner dans : atteindre. 13. incongrus : quimanquent de savoir-vivre.

14. Carte de Tendre : carteimagine par Mademoiselle de Scudry dans son roman Cllie et qui dnit une sorte de gographie amoureuse, traant les tapes obliges de la relation amoureuse : Billets-Doux, Jolis-Vers, etc.

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15. jambe tout unie : sans canons , qui taient des ornements de dentelle. 16. on ny dure point : onne le supporte pas.

60

17. rabat : col qui se rabatsur le pourpoint, comme une sorte de cravate.

18. hauts-de-chausses :quivalent des pantalons actuels, mais sarrtant aux genoux.

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19. tranges : bizarres. 20. vulgaire : commun, sansla nuance de grossiret que le mot a prise ensuite.70

21. Polyxne : nom depersonnage fminin frquent dans la littrature romanesque du XVIIe sicle. Cest le titre dun roman publi en 1627 par Molire dEssertine.

75

22. Aminte : nom que lonrencontre galement dans plusieurs romans prcieux, mais qui renvoie aussi au personnage dAminta, hrone dune pice de thtre de Torquato Tasso (Le Tasse) en 1573 et frquemment traduite en franais au XVIIe sicle. Ctait une rfrence dans le discours amoureux.

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23. Il ny a quun mot qui serve : proverbe qui veutdire quil faut parler nettement et conclure.

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24. acheves :compltement folles.

gale ! ne faire lamour10 quen faisant le contrat de mariage, et prendre justement11 le roman par la queue ! gorgibus. Quel diable de jargon entends-je ici ? voici bien du haut style. cathos . En effet, mon oncle, ma cousine donne dans12 le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout fait incongrus13 en galanterie ? je men vais gager quils nont jamais vu la Carte de Tendre14, et que Billets-Doux, Petits-Soins, Billets-Galants, et Jolis-Vers, sont des terres inconnues pour eux. Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et quils nont point cet air qui donne dabord une bonne opinion des gens ? Venir en visite amoureuse avec une jambe tout unie15, un chapeau dsarm de plumes, une tte irrgulire en cheveux et un habit qui souffre une indigence de rubans ! mon Dieu quels amants sont-ce l ? quelle frugalit dajustement, et quelle scheresse de conversation ! on ny dure point16, on ny tient pas. Jai remarqu encore que leurs rabats17 ne sont pas de la bonne faiseuse, et quil sen faut plus dun grand demi-pied que leurs hauts-de-chausses18 ne soient assez larges. gorgibus. Je pense quelles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre ce baragoin. Cathos et vous, Madelon madelon. Eh de grce, mon pre, dfaites-vous de ces noms tranges19, et nous appelez autrement. gorgibus. Comment, ces noms tranges ? ne sont-ce pas vos noms de baptme ? madelon. Mon Dieu, que vous tes vulgaire20 ! pour moi, un de mes tonnements, cest que vous ayez pu faire une lle si spirituelle que moi. A-t-on jamais parl dans le beau style de Cathos ni de Madelon ? et ne mavouerez-vous pas que ce serait assez dun de ces noms pour dcrier le plus beau roman du monde ? cathos. Il est vrai, mon oncle, quune oreille un peu dlicate ptit furieusement entendre prononcer ces mots-l, et le nom de Polyxne21, que ma cousine a choisi, et celui dAminte22, que je me suis donn, ont une grce dont il faut que vous demeuriez daccord. gorgibus. coutez ; il ny a quun mot qui serve23. Je nentends point que vous ayez dautres noms que ceux qui vous ont t donns par vos parrains et marraines, et pour ces messieurs, dont il est question, je connais leurs familles et leurs biens, et je veux rsolument que vous vous disposiez les recevoir pour maris. Je me lasse de vous avoir sur les bras, et la garde de deux lles est une charge un peu trop pesante, pour un homme de mon ge. cathos. Pour moi, mon oncle, tout ce que je vous puis dire, cest que je trouve le mariage une chose tout fait choquante. Comment est-ce quon peut souffrir la pense de coucher contre un homme vraiment nu ? madelon. Souffrez que nous prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, o nous ne faisons que darriver. Laissez-nous faire loisir le tissu de notre roman, et nen pressez point tant la conclusion. gorgibus. Il nen faut point douter, elles sont acheves24. Encore un coup, je nentends rien toutes ces balivernes ; je veux tre matre absolu, et pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez maries toutes deux, avant quil soit peu, ou, ma foi, vous serez religieuses, jen fais un bon serment.MOLIRE, Les Prcieuses ridicules, 1659, scne 4.

histoire littraire : textes complmentaires 23

Lettre dun lecteur Honor de Balzac[Paris, 24 fvrier 1833] Monsieur, [] Je vous dois vraiment de la reconnaissance, Monsieur, vos livres mont fait oublier plus dun chagrin, mont rappel plus dune fois en lme le courage et lespoir. Quoique jai ou dire, et lorsque lon vous lit cela parat assez croyable, que le but de vos ouvrages tait de prouver que lhomme tait n pour le malheur, jai pens, moi, que vous aviez voulu dmontrer la possibilit de quelques instants de bonheur pour celui qui marche appuy sur la philosophie. La lecture de vos pages a d faire plus deffet sur moi que sur un autre : je travaille en qualit dexpditionnaire chez un notaire ; depuis 8 heures du matin jusqu 11 heures du soir, jexpdie sans rexion et sans autre interruption que celle ncessite par mon dner. La semaine finie, je me dis : assez de travail mcanique comme cela, occupons-nous du moral maintenant ; que le dimanche soit pour nous un jour de repos et de plaisir. Je me dirige alors, leste comme un expditionnaire vers la Place de lOdon, et, en deux sauts, me voil gai, content, install dans le cabinet de lecture du coin. Le front pench, la pense tendue, je lis, je dvore plus de pages en une soire que je nexpdie de rles en une semaine, ce qui nest pas peu dire. Aprs avoir beaucoup crit sans penser, je lis beaucoup en pensant, voil mon existence rsume en une ligne. Quelque court que soit le temps que je puis donner la revue, jai lu cependant presque tous vos articles de la Revue de Paris : la Peau de chagrin et les Scnes de la vie Prive. Depuis, les dimanches, je demande la Physiologie du mariage, on ne peut me la procurer. Si je ne lai pas dimanche, je change de cabinet. Jaime votre manire de narrer ; vous prsentez les faits dune faon imprvue et saisissante, on ne laisse le livre que lorsque la lecture en est acheve, et encore, est-ce pour y penser longtemps aprs. Lhistoire de LAuberge rouge ma intress au dernier point : le dnouement en est triste pourtant, et vous parler franchement, jaime assez trouver la fin dun livre lheureux mariage et mendormir ensuite dans lide quune demie1 douzaine denfants en natront. Je pense avoir raison en cela, car, rgle gnrale, doit-on lire pour se faire du mauvais sang ? Non, dans le cours de sa vie on en accapare assez sans cela. Jai le mme reproche vous faire au sujet de la Peau de chagrin. Vous faites prir votre Raphal dans un mauvais moment, il tait si heureux ! Autant valait le laisser faire par le anc gauche dans la Seine, alors quil navait pas la chance il naurait pas un regret au reste. Vous ne lavez pas fait non plus bien courageux, bien philosophe, votre Raphal, sans me atter jai, plus que lui, t philosophe et courageux pendant 4 ans dpreuves de toutes sortes. [] Pardon davoir t si long et si ennuyeux, nonobstant2 ces deux dfauts, je nen suis pas moins Votre admirateur sincre et votre serviteur dvou, Maillet Expditionnaire et tudiant en droit Rue du Paon n5, htel de Cond, prs lcole de Mdecine. (11 h. du soir)

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1. Ldition reprend lorthographe de lauteur de la lettre. 2. nonobstant : malgr.

24 chapitre 1 : fortune du roman

Lettre dune lectrice Gustave FlaubertAngers, ce 18 dcembre 1856. Monsieur Gustave Flaubert Monsieur, Abonne et lectrice assidue de la Revue de Paris, jy lis depuis sa premire publication votre drame si saisissant de vrit, intitul Madame Bovary. Jai vu dabord que vous aviez crit un chef-d'uvre de naturel et de vrit. Oui, ce sont bien l les murs de cette province o je suis ne, o jai pass ma vie. Cest vous dire assez, monsieur, combien jai compris les tristesses, les ennuis, les misres de cette pauvre dame Bovary. Ds labord je lai reconnue, aime, comme une amie que jaurais connue. Je me suis identifie son existence au point quil me semblait que ctait elle et que ctait moi ! Non, cette histoire nest point une fiction, cest une vrit, cette femme a exist, vous avez d assister sa vie, sa mort, ses souffrances. Pour moi, monsieur, vous mavez fait voir, je dirais presque souffrir tout cela. Il y a trente ans que je lis, toutes les productions crites dans cet espace de temps par les meilleurs auteurs me sont connues. Eh ! bien, je ne crains pas dafrmer quaucun livre ne ma laiss une impression aussi profonde que celle que je viens dprouver la lecture de Madame Bovary. Jai moi-mme crit plusieurs romans, je vous en enverrai un exemplaire si vous voulez, je lis beaucoup ; et jai trop souffert en ma vie pour ne pas pleurer difcilement, et seulement dans les cas extrmes. Eh ! bien, depuis hier je nai cess de pleurer sur cette pauvre dame Bovary, de la nuit je nai ferm lil, je la voyais toujours, et je ne puis me consoler, ni me remettre de la commotion violente que ma cause votre drame. Ceci est peut-tre le plus bel loge que je puisse vous faire, nul auteur ne ma fait tant de mal, et je regrette davoir achev cette lecture, je crois que jen deviendrai folle. Ah ! monsieur, o donc avezvous pris cette parfaite connaissance de la nature humaine, cest le scalpel appliqu au cur, lme, cest, hlas ! le monde dans toute sa hideur. Les caractres sont vrais, trop vrais, car aucun deux ne relve lme, rien ne console dans ce drame qui ne laisse quun immense dsespoir mais aussi un svre avertissement. Voici la morale qui ressort de ceci : les femmes doivent restes attaches leurs devoirs quoi quil leur en cote. Mais il est si naturel de chercher tre heureux ! Dieu lui-mme veut le bonheur de ses cratures, les hommes seuls sy opposent. Enn souffrances pour souffrances il vaut mieux mille fois souffrir en accomplissant son devoir. Javais besoin, monsieur, de vous exprimer ce que jai ressenti en vous lisant ; recevez donc le faible tribut de mon admiration, et croyez la profonde sympathie avec laquelle je suis, monsieur, votre dvoue Marie-S. LEROYER DE CHANTEPIE (auteur de Ccile, des Duranti, dAnglique Lagier).Adresse : Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Tertre Saint-Laurent, 20, Angers.Flaubert dissquant Emma Bovary. Caricature de Lemot, 1869. Collection Kharbine-Tapabor.

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LieN Lecture dune uvre intgrale, pp. 46

histoire littraire : textes complmentaires 25

nascor agr colae, quod nquennali s ora tori inus conu um santet credibiliter saetosus res. Chiro graphi infeliciter amp utat oratori.

textes

groupement 1

Personnages de jeunes lecteurs

1. lvasion par le roman

Jules VALLS (1832-1885)

LEnfantvoir biographie p. 632

5

10

15

1. Le narrateur de ce roman autobiographique premier volet dune trilogie qui comprend aussi Le Bachelier (1881) et LInsurg (1886) raconte son enfance assombrie par une ducation svre. 2. topette : ole longue ettroite.

20

3. arrts : dans la languemilitaire, sanction disciplinaire qui consiste consigner celui qui est puni en un lieu dont il ne peut sortir.25

4. binette : dans la langue familire, gure, visage ( rapprocher de trombine ) 5. agate : bille de verrecolor.

30

6. Robinson Cruso :roman de Daniel Defoe, publi en 1719, sous le titre exact de : La Vie et les tranges aventures de Robinson Cruso de York, marin.

35

7. limons : citrons trsacides.

ai t puni un jour : cest, je1 crois, pour avoir roul sous la pousse dun grand, entre les jambes dun petit pion qui passait par l, et qui est tomb derrire par-dessus tte ! Il sest fait une bosse affreuse, et il a cass une ole qui tait dans sa poche de ct ; cest une topette2 de cognac dont il boit en cachette, petits coups, en tournant les yeux. On la vu : il semblait faire une prire, et il se frottait dlicieusement lestomac. Je suis cause de la topette casse, de la bosse qui gone Le pion sest fch. Il ma mis aux arrts3 : il ma enferm lui-mme dans une tude vide, a tourn la clef, et me voil seul entre les murailles sales, devant une carte de gographie qui a la jaunisse, et un grand tableau noir o il y a des ronds blancs et la binette4 du censeur. Je vais dun pupitre lautre : ils sont vides on doit nettoyer la place, et les lves ont dmnag. Rien, une rgle, des plumes rouilles, un bout de celle, un petit jeu de dames, le cadavre dun lzard, une agate5 perdue. Dans une fente, un livre : jen vois le dos, je mcorche les ongles essayer de le retirer. Enn, avec laide de la rgle, en cassant un pupitre, jy arrive : je tiens le volume et je regarde le titre : robinson cruso6 Il est nuit. Je men aperois dun coup. Combien y a-t-il de temps que je suis dans ce livre ? quelle heure est-il ? Je ne sais pas, mais voyons si je puis lire encore ! Je frotte mes yeux, je tends mon regard, les lettres seffacent, les lignes se mlent, je saisis encore le coin dun mot, puis plus rien. Jai le cou bris, la nuque qui me fait mal, la poitrine creuse : je suis rest pench sur les chapitres sans lever la tte, sans entendre rien, dvor par la curiosit, coll aux ancs de Robinson, pris dune motion immense, remu jusquau fond de la cervelle et jusquau fond du cur ; et en ce moment o la lune montre l-bas un bout de corne, je fais passer dans le ciel tous les oiseaux de lle, et je vois se proler la tte longue dun peuplier comme le mt du navire de Cruso ! Je peuple lespace vide de mes penses, tout comme il peuplait lhorizon de ses craintes : debout contre cette fentre, je rve lternelle solitude et je me demande o je ferai pousser du pain La faim me vient : jai trs faim. Vais-je tre rduit manger ces rats que jentends dans la cale de ltude ? Comment faire du feu ? Jai soif aussi. Pas de bananes ! Ah ! lui, il avait des limons7 frais ! Justement jadore la limonade !

J

26 chapitre 1 : fortune du roman

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Illustration pour Robinson Cruso, vers 1880. Collection Jonas/KharbineTapabor.

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8. marotte : ce qui faitlobjet dun got excessif et maniaque, synonyme de dada .60

9. goutte : petit verredeau-de-vie.

Clic, clac ! on farfouille dans la serrure. Est-ce Vendredi ? Sont-ce des sauvages ? Cest le petit pion qui sest souvenu, en se levant, quil mavait oubli, et qui vient voir si jai t dvor par les rats, ou si cest moi qui les ai mangs. Il a lair un peu embarrass, le pauvre homme ! il me retrouve gel, moulu, les cheveux secs, la main vreuse : il sexcuse de son mieux et mentrane dans sa chambre, o il me dit dallumer un bon feu et de me rchauffer. Il a du thon marin dans une timbale et peut-tre bien une goutte de je ne sais quoi, par l, dans un coin, quun ami a laisse il y a deux mois. Cest une topette deau-de-vie, son pch mignon, sa marotte8 humide, son dada jaune. Il est forc de repartir, de rejoindre sa division. Il me laisse seul, seul avec du thon, poisson dOcan la goutte9, salut du matelot et du feu, phare des naufrags. Je me rejette dans le livre que javais cach entre ma chemise et ma peau, et je le dvore avec un peu de thon, des larmes de cognac devant la amme de la chemine. Il me semble que je suis dans une cabine ou une cabane, et quil y a dix ans que jai quitt le collge ; jai peut-tre les cheveux gris, en tout cas le teint hl. Que sont devenus mes vieux parents ? Ils sont morts sans avoir eu la joie dembrasser leur enfant perdu ? (Ctait loccasion pourtant, puisquils ne membrassaient jamais auparavant.) ma mre ! ma mre ! Je dis : ma mre ! sans y penser beaucoup, cest pour faire comme dans les livres.Jules VALLS, LEnfant, 1879.

c ANALYSELe ravissement 1. Par quels procds lauteur montre-t-il le fait que lalecture entrane lenfant dans un autre monde ? Vous commenterez en particulier lellipse des l. 19/20. 2. En quoi la lecture est-elle aussi pour lenfant un tat de pur bonheur ? En quoi dveloppe-t-elle la sensibilit ?

6. Recopiez les phrases qui dcrivent la posture de lenfant en train de lire : en quoi celle-ci mime-t-elle une sorte de voracit ?

c STYLISTIQUEtudiez la composition du texte en paragraphes. Quels effets produit-elle ?

Le brouillage des univers 3. Relevez les termes qui voquent lunivers du collgeet ceux qui appartiennent au monde de la fiction romanesque. 4. Comment se ralise la surimpression des deux univers ? Que traduit-elle ?

c VOIX HAUTELisez la premire partie du passage, l. 1 38 en mnageant les silences induits par les blancs et en soulignant les effets sonores qui rapprochent les mots : peuplier, peuple, peuplait , pain, faim

Lapptit de lecture 5. tablissez le champ lexical de la faim et de la soif danslensemble de la page et montrez lusage mtaphorique quen fait lauteur pour dsigner lapptit du narrateurlecteur.

LieNs Histoire littraire, p. 20 Vocabulaire, p. 48, preuve Bac, p. 56

groupement 1 : personnages de jeunes lecteurs 27

2. un attrait mystrieux

Marcel PROUST (1871-1922)

Du ct de chez Swannvoir biographie p. 632

Le narrateur voque un soir particulier de son enfance o, ne parvenant pas trouver le sommeil, prouvant une tristesse sans cause, il finit par persuader sa mre de venir lui tenir compagnie ; elle propose de lui lire un livre quil avait reu pour sa fte.

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1. Franois le Champi :roman de George Sand, 1847-1848.

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2. Champi : enfant conuou trouv dans les champs, btard. Ce mot rgional et peu employ a trouv une nouvelle vitalit avec le succs du roman de George Sand.

35

aman sassit ct de mon lit ; elle avait pris Franois le Champi 1 qui sa couverture rougetre et son titre incomprhensible donnaient pour moi une personnalit distincte et un attrait mystrieux. Je navais jamais lu encore de vrais romans. Javais entendu dire que George Sand tait le type du romancier. Cela me disposait dj imaginer dans Franois le Champi quelque chose dindfinissable et de dlicieux. Les procds de narration destins exciter la curiosit ou lattendrissement, certaines faons de dire qui veillent linquitude et la mlancolie, et quun lecteur un peu instruit reconnat pour communs beaucoup de romans, me paraissaient simplement moi qui considrais un livre nouveau non comme une chose ayant beaucoup de semblables mais comme une personne unique, nayant de raison dexister quen soi une manation troublante de lessence particulire Franois le Champi. Sous ces vnements si journaliers, ces choses si communes, ces mots si courants, je sentais comme une intonation, une accentuation trange. Laction sengagea ; elle me parut dautant plus obscure que dans ce temps-l, quand je lisais, je rvassais souvent pendant des pages entires tout autre chose. Et aux lacunes que cette distraction laissait dans le rcit, sajoutait, quand ctait maman qui me lisait haute voix, quelle passait toutes les scnes damour. Aussi tous les changements bizarres qui se produisent dans lattitude respective de la meunire et de lenfant et qui ne trouvent leur explication que dans les progrs dun amour naissant me paraissaient empreints dun profond mystre dont je me gurais volontiers que la source devait tre dans ce nom inconnu et si doux de Champi 2 qui mettait sur lenfant qui le portait sans que je susse pourquoi, sa couleur vive, empourpre et charmante. Si ma mre tait une lectrice indle, ctait aussi, pour les ouvrages o elle trouvait laccent dun sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect et la simplicit de linterprtation, par la beaut et la douceur du son. Mme dans la vie, quand ctaient des tres et non des uvres dart qui excitaient ainsi son attendrissement ou son admiration, ctait touchant de voir avec quelle dfrence elle cartait de sa voix, de son geste, de ses propos, tel clat de gat qui et pu faire mal cette mre qui avait perdu autrefois un enfant, tel rappel de fte, danniversaire, qui aurait pu faire penser ce vieillard son grand ge, tel propos de mnage qui aurait paru fastidieux ce jeune savant. De mme, quand elle lisait la prose de George Sand, qui respire toujours cette bont, cette distinction morale que maman avait appris de ma grand-mre tenir pour suprieures tout dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que

28 chapitre 1 : fortune du roman

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Jeanne WEIL, Madame Adrien Proust. Photothque Hachette.

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3. affectation : caractremanir, contraire au naturel.50

4. pass dni : passsimple.

bien plus tard ne pas tenir galement pour suprieures tout dans les livres, attentive bannir de sa voix toute petitesse, toute affectation3 qui et pu empcher le ot puissant dy tre reu, elle fournissait toute la tendresse naturelle, toute lample douceur quelles rclamaient ces phrases qui semblaient crites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaient tout entires dans le registre de sa sensibilit. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton quil faut, laccent cordial qui leur prexiste et les dicta, mais que les mots nindiquent pas ; grce lui elle amortissait au passage toute crudit dans les temps des verbes, donnait limparfait et au pass dni4 la douceur quil y a dans la bont, la mlancolie quil y a dans la tendresse, dirigeait la phrase qui nissait vers celle qui allait commencer, tantt pressant, tantt ralentissant la marche des syllabes pour les faire entrer, quoique leurs quantits fussent diffrentes, dans un rythme uniforme, elle insufflait cette prose si commune une sorte de vie sentimentale et continue.Marcel PROUST, Du ct de chez Swann, dition Grasset, 1913.

c RECHERCHERenseignez-vous sur les romans champtres de George Sand : La Mare au diable, Franois le Champi, La Petite Fadette, Les Matres Sonneurs. Vous noterez leur date de publication, leur sujet, leur lien avec les ides politiques et sociales de leur auteur.

c STYLISTIQUEtudiez les adjectifs qualificatifs pithtes dans cet extrait : vous en ferez un relev prcis, puis vous commenterez selon les cas leur place, leur sens, leur degr, leurs connotations.

c ANALYSE Une lectrice infidle 1. Pourquoi la mre du narrateur passe-t-elle certainsdtails du roman ? 2. Quels effets produit sur lenfant cette lecture tronque ?

c VOIX HAUTEPrparez la lecture du passage qui commence Si ma mre tait une lectrice infidle [] , l. 25, jusqu la fin de lextrait. Vous reprerez les signes de ponctuation interne et vous ferez entendre les effets de rythme et de sonorits qui soulignent la construction syntaxique des phrases et semblent restituer la diction particulire de la mre du narrateur.

Une lectrice admirable 3. Quelles sont aussi les qualits de cette lecture haute voix ? 4. Montrez que la lectrice interprte le texte au sens musical du terme.

c CRITUREcriture dinventionLe narrateur dit avoir rv sur le titre de Franois le Champi avant mme den connatre lintrigue. Choisissez un ou plusieurs exemples de romans qui ont suscit galement en vous une attente semblable ; analysez cette curiosit et ce plaisir.

Lmotion de la lecture 5. Quels sentiments la mre du narrateur parvient-elle transmettre ? 6. Montrez quoi tiennent pour lenfant le mystre et le charme de la lecture.

LieNs Histoire littraire, p. 20 Vocabulaire, p. 48 Grammaire, p. 50 Chapitre 3, p. 122 Chapitre 14, p. 580

groupement 1 : personnages de jeunes lecteurs 29

3. un pur merveillement

Jean-Paul SARTRE (1905-1980)

Les Motsvoir biographie p. 632

Dans son autobiographie, Jean-Paul Sartre raconte comment il cherchait blouir son entourage, et surtout son grand-pre, par des lectures trs prcoces, bien audessus de son ge. Cependant, sa mre et sa grand-mre sinquitent : lenfant ne risque-t-il pas de se desscher prmaturment ?

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1. Les Enfants du capitaine Grant : romande Jules Verne, 1867-1868.

2. Le Dernier des Mohicans : roman deFenimore Cooper, 1826.15

3. Nicolas Nickleby : romande Charles Dickens, 1838.

4. Les Cinq Sous de Lavarde : roman de PauldIvoi, 1894.

5. Paul dIvoi : romancier (1856-1915), dabord journaliste, auteur de romans-feuilletons et de romans daventures. 6. Hetzel : Pierre-JulesHetzel, (1814-1891), clbre diteur du XIXe sicle, qui a notamment publi les Voyages extraordinaires de Jules Verne dans une collection rouge et or richement illustre.

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7. Aouda, Philas Fogg :personnages du Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne, 1873.30

8. la petite merveille :Sartre dsigne ainsi ironiquement lenfant quil tait, et qui jouait la comdie du petit prodige auprs des adultes.

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9. Hottentots : peuplenomade dAfrique du sud.

a mre se mit en qute douvrages qui me rendissent mon enfance : il y eut les petits livres roses dabord, recueils mensuels de contes de fes puis, peu peu, Les Enfants du capitaine Grant1, Le Dernier des Mohicans2, Nicolas Nickleby3, Les Cinq Sous de Lavarde4. Jules Verne, trop pondr, je prfrais les extravagances de Paul dIvoi5. Mais, quel que ft lauteur, jadorais les ouvrages de la collection Hetzel6, petits thtres dont la couverture rouge glands dor gurait le rideau : la poussire de soleil, sur les tranches, ctait la rampe. Je dois ces botes magiques et non aux phrases balances de Chateaubriand mes premires rencontres avec la Beaut. Quand je les ouvrais joubliais tout : tait-ce lire ? Non, mais mourir dextase : de mon abolition naissaient aussitt des indignes munis de sagaies, la brousse, un explorateur casqu de blanc. Jtais vision, jinondais de lumire les belles joues dAouda, les favoris de Philas Fogg7. Dlivre delle-mme enfin, la petite merveille8 se laissait devenir pur merveillement. cinquante centimtres du plancher naissait un bonheur sans matre ni collier, parfait. Le Nouveau Monde semblait dabord plus inquitant que lAncien : on y pillait, on y tuait ; le sang coulait ots. Des Indiens, des Hindous, des Mohicans, des Hottentots9 ravissaient la jeune lle, ligotaient son vieux pre et se promettaient de le faire prir dans les plus atroces supplices. Ctait le Mal pur. Mais il napparaissait que pour se prosterner devant le Bien : au chapitre suivant, tout serait rtabli. Des Blancs courageux feraient une hcatombe de sauvages, trancheraient les liens du pre qui se jetterait dans les bras de sa lle. Seuls les mchants mouraient et quelques bons trs secondaires dont le dcs gurait parmi les faux frais de lhistoire. Du reste la mort elle-mme tait aseptise : on tombait les bras en croix, avec un petit trou rond sous le sein gauche ou, si le fusil ntait pas encore invent, les coupables taient passs au l de lpe . Jaimais cette jolie tournure : jimaginais cet clair droit et blanc, la lame ; elle senfonait comme dans du beurre et ressortait par le dos du hors-la-loi, qui scroulait sans perdre une goutte de sang. Parfois le trpas tait mme risible : tel celui de ce sarrasin qui, dans La Filleule de Roland, je crois, jetait son cheval contre celui dun crois ; le paladin lui dchargeait sur la tte un bon coup de sabre qui le fendait de haut en bas ; une illustration de Gustave Dor reprsentait cette priptie. Que ctait plaisant ! Les deux moitis du corps, spares, commenaient de choir en dcrivant chacune un demi-cercle autour dun trier ; tonn, le cheval se cabrait. Pendant plusieurs annes je ne pus voir la gravure sans rire aux larmes. Enn je tenais ce quil me fallait :

30 chapitre 1 : fortune du roman

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lEnnemi, hassable, mais, somme toute, inoffensif puisque ses projets naboutissaient pas et mme, en dpit de ses efforts et de son astuce diabolique, servaient la cause du Bien ; je constatais, en effet, que le retour lordre saccompagnait toujours dun progrs : les hros taient rcompenss, ils recevaient des honneurs, des marques dadmiration, de largent ; grce leur intrpidit, un territoire tait conquis, un objet dart soustrait aux indignes et transport dans nos muses ; la jeune fille sprenait de lexplorateur qui lui avait sauv la vie, tout nissait par un mariage. De ces magazines et de ces livres jai tir ma fantasmagorie la plus intime : loptimisme.Jean-Paul SARTRE, Les Mots, ditions Gallimard, 1964.

Illustration pour Le Dernier des Mohicans de F. Cooper. Photothque Hachette-Livre.

c RECHERCHEVous rechercherez les lectures romanesques que pouvait faire un enfant de lge de Sartre dans les annes 19101920.

c STYLISTIQUEtudiez lemploi de limparfait et du conditionnel dans le passage qui commence l. 10, Quand je les ouvrais joubliais tout jusqu la fin de lextrait.

c ANALYSEDes botes magiques 1. Relevez et expliquez les mtaphores des l. 6/8 voquant les livres de la collection Hetzel. 2. En quoi consiste ici la magie de la lecture ? Quels mots la soulignent ?

c VOIX HAUTEPrparez la lecture de la l. 23 la fin de lextrait en vous efforant de faire entendre la fois le plaisir du lecteur enfant et lamusement du narrateur adulte.

c CRITUREcriture dinventionEn quoi les lectures denfance peuvent-elles tre fondatrices ? Vous rdigerez un fragment dautobiographie fictive dans laquelle le personnage-narrateur racontera des souvenirs de lectures qui ont contribu former sa personnalit et sa vision du monde.

Un univers exaltant 3. Rsumez les caractristiques des romans daventuresrappeles dans cet extrait. 4. Comment lcriture de Sartre fait-elle revivre lenthousiasme du lecteur enfant quil tait ?

Un univers rassurant 5. Quelle est la reprsentation de la morale et celle de lamort dans ces ouvrages pour la jeunesse ? 6. Montrez que le narrateur adulte fait entendre une critique amuse concernant le caractre conventionnel, voire idologiquement contestable, des romans quil adorait lorsquil tait enfant.

LieNs Histoire littraire, p. 20 Lecture de limage, p. 33 Vocabulaire, p. 48 preuve Bac, p. 56

groupement 1 : personnages de jeunes lecteurs 31

4. lire la folie

Miguel CERVANTS (1547-1616)LIngnieux Hidalgo Don Quichotte de la Manchevoir biographie p. 632

Aprs avoir illustr Gargantua de Rabelais et les Contes drolatiques de Balzac, le clbre graveur Gustave Dor (1832-1883) met en images le roman de Cervants Don Quichotte, en 1863. La gravure ci-contre sinspire du premier chapitre dont nous reproduisons un court extrait. Le hros, Don Quichotte, est un hidalgo un gentilhomme frisant la cinquantaine, qui habite une bourgade de la Manche, au centre de lEspagne, et qui sest pris de passion pour la lecture des romans de chevalerie.

E5

1. le Cid Ruy Diaz : hros du Cantar de mio Cid, gure pique centrale en Espagne, dont le modle historique est un chevalier du XIe sicle, appel Sidi (Seigneur) par les Arabes et Campeador par les Espagnols, do son nom de Cid Campeador. 2. Bernard del Carpio :hros castillan du IXe sicle, vainqueur de Roland.

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3. Morgant : hros duroman de chevalerie intitul Morgant le gant (14601470), converti par Roland la foi chrtienne, il devient son cuyer.

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4. Renaud de Montauban :personnage de la chanson de geste ponyme (XIIIe sicle) galement connue sous le titre des Quatre ls Aymon ; il devient un hros trs populaire en Espagne, qui le place au mme plan que Roland.

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5. Ganelon : personnage de tratre de La Chanson de Roland.

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nn, notre hidalgo sacharna tellement sa lecture que ses nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu force de dormir peu et de lire beaucoup, il se desscha le cerveau, de manire quil en vint perdre lesprit. Son imagination se remplit de tout ce quil avait lu dans les livres, enchantements, querelles, ds, batailles, blessures, galanteries, amours, temptes et extravagances impossibles ; et il se fourra si bien dans la tte que tout ce magasin dinventions rves tait la vrit pure quil ny eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde. Il disait que le Cid Ruy Diaz1 avait sans doute t bon chevalier, mais quil napprochait point du chevalier de lArdente-pe, lequel, dun seul revers, avait coup par la moiti deux farouches et dmesurs gants. Il faisait plus de cas de Bernard del Carpio2, parce que, dans la gorge de Roncevaux, il avait mis mort Roland lenchant, saidant de ladresse dHercule quand il touffa Ante, le ls de la Terre, entre ses bras. Il disait grand bien du gant Morgant3, qui, bien quissu de cette race gante, o tous sont arrogants et discourtois, tait lui seul affable et bien lev. Mais celui quil prfrait tous les autres, ctait Renaud de Montauban4, surtout quand il le voyait sortir de son chteau, et dtrousser autant de gens quil en rencontrait, ou voler, par-del le dtroit, cette idole de Mahomet, qui tait toute dor, ce que dit son histoire. Quant au tratre Ganelon5, pour lui administrer une vole de coups de pieds dans les ctes, il aurait volontiers donn sa gouvernante, et mme sa nice par-dessus le march. Finalement, ayant perdu lesprit sans ressource, il vint donner dans la plus trange pense dont jamais fou se ft avis dans le monde. Il lui parut convenable et ncessaire, aussi bien pour lclat de sa gloire que pour le service de son pays, de se faire chevalier errant, de sen aller par le monde, avec son cheval et ses armes, chercher les aventures, et de pratiquer tout ce quil avait lu que pratiquaient les chevaliers errants, redressant toutes sortes de torts, et sexposant tant de rencontres, tant de prils, quil acqut, en les surmontant, une ternelle renomme.Miguel CERVANTS, LIngnieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, chapitre premier, 1605, traduit par Louis Viardot, ditions Garnier Frres, 1961.

32 chapitre 1 : fortune du roman

quamquam tremulus catelli celeriter praemuniet optimus adlaudabilis matrimonii. Bellus oratori agnascor agr colae, quod quinquennalis ora tori divinus conu bium santet incredibiliter Ossifragi spinosus circumgrediet utilitas chirographi. Catelli insectat zothecas Caesar suffragarit vix perspicax rures. Parsimonia concubine miscere umbraculi, quamquam aegre tremulus zothecas adquireret gulosus cathedras. Saetosus chirographi senesceret vix quinquennalis zothecas, iam adlaudabilis fiducia suis fermentet umbraculi. Satis bellus syrtes libere suffragarit fiducia suis. Pessimus perspicax catelli iocari Octavius, quod syrtdeciperet saburre, quamquam tremulus catelli celeriter praemuniet optimus adlaudabilis

L ecture de limage

Gustave DOR, illustrateur de Don Quichotte

Gustave DOR, La Folie de Don Quichotte, 1863, Archives Hachette.

c ANALYSESur le texte 1. Comment Cervants montre-t-il lemprise grandissante de la lecture sur son personnage ? Vous tudierez en particulier lentrelacement des champs lexicaux de la lecture, de lenchantement et de la chevalerie. 2. Quel est le registre de cette page ?

2. Comment Gustave Dor a-t-il figur lenvahissement de lunivers mental du hros par la lecture ? 3. Quels lments voquent le monde de la chevalerie ? 4. tudiez la mise en valeur du personnage de Don Quichotte.

LieNs Ouverture, Du roman au mythe, p. 58 Mmento, Les registres, p. 618 Illustrations, p. 17 et p. 59

Sur lillustration 1. Lisez le texte et confrontez-le lillustration.

lecture de limage 33

nascor agr colae, quod nquennali s ora tori inus conu um santet credibiliter saetosus res. Chiro graphi infeliciter amp utat oratori.

textes

groupement 2 Personnages de jeunes gens face au monde

1. un monde conqurir

Honor de BALZAC (1799-1850)

Le Pre Goriotvoir biographie p. 632

Eugne de Rastignac, jeune homme issu de la noblesse pauvre de province, est mont Paris pour y tudier le droit et tenter de russir dans le monde. Il se rend chez sa cousine, la vicomtesse de Bausant. Celle-ci vient dapprendre la trahison du duc dAjuda-Pinto, son amant, qui va la quitter pour se marier ; elle accepte cependant dtre pour Eugne une sorte de mentor, conseillre exprimente et digne de conance. h bien, monsieur de Rastignac, traitez ce monde comme il mrite de ltre. Vous voulez parvenir, je vous aiderai. Vous sonderez combien est profonde la corruption fminine, vous toiserez la largeur de la misrable vanit des hommes. Quoique jaie bien lu dans ce livre du monde, il y avait des pages qui cependant mtaient inconnues. Maintenant je sais tout. Plus froidement vous calculerez, plus avant vous irez. Frappez sans piti, vous serez craint. Nacceptez les hommes et les femmes que comme des chevaux de poste que vous laisserez crever chaque relais, vous arriverez ainsi au fate de vos dsirs. Voyez-vous, vous ne serez rien ici si vous navez pas une femme qui sintresse vous. Il vous la faut jeune, riche, lgante. Mais si vous avez un sentiment vrai, cachez-le comme un trsor ; ne le laissez jamais souponner, vous seriez perdu. Vous ne seriez plus le bourreau, vous deviendriez la victime. Si jamais vous aimiez, gardez bien votre secret ! ne le livrez pas avant davoir bien su qui vous ouvrirez votre cur. Pour prserver par avance cet amour qui nexiste pas encore, apprenez vous mer de ce monde-ci. coutez-moi, Miguel1 (Elle se trompait navement de nom sans sen apercevoir.) Il existe quelque chose de plus pouvantable que ne lest labandon du pre par ses deux lles2, qui le voudraient mort. Cest la rivalit des deux surs entre elles. Restaud a de la naissance, sa femme a t adopte3, elle a t prsente4 ; mais sa sur, sa riche sur, la belle Mme Delphine de Nucingen, femme dun homme dargent5, meurt de chagrin ; la jalousie la dvore, elle est cent lieues de sa sur ; sa sur nest plus sa sur ; ces deux femmes se renient entre elles comme elles renient leur pre. Aussi, Mme de Nucingen laperait-elle toute la boue quil y a entre la rue Saint-Lazare6 et la rue de Grenelle7 pour entrer dans mon salon. Elle a cru que de Marsay8 la ferait arriver son but, et elle sest faite lesclave de de Marsay, elle assomme de Marsay. De Marsay se soucie fort peu delle. Si vous me la prsentez, vous serez son Benjamin9, elle vous adorera. Aimez-la, si vous le pouvez aprs, sinon servez-vous delle. Je la verrai une ou deux fois, en grande soire, quand il y aura cohue ; mais je ne la recevrai jamais le matin. Je la saluerai, cela sufra. Vous vous tes ferm la porte de la com-

E

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1. Miguel : prnom de sonamant le duc dAjuda-Pinto.

2. labandon du pre par ses deux lles : il sagit dupre Goriot, qui loge comme Rastignac dans une modeste pension de famille. Ancien commerant enrichi, le vieillard, veuf, a donn tout son argent ses deux lles et les a richement maries, lune au comte de Restaud, lautre au banquier Nucingen. Mais elles ont honte de lui et le dlaissent.10

15

3. adopte : accepte parlaristocratie.

4. prsente : au roi et lacour.20

5. un homme dargent :Nucingen est un riche banquier, mais il nest pas reconnu par la socit aristocratique.

6. la rue Saint-Lazare : sur la rive droite de la Seine, dans le quartier des affaires. 7. la rue de Grenelle : sur larive gauche, dans le quartier du faubourg Saint-Germain, o rside laristocratie.

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8. de Marsay : lamant deMme de Nucingen.

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9. Benjamin : son prfr.

34 chapitre 1 : fortune du roman

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Eugne de Rastignac dessin par Charles HUARD, illustration pour l'dition Conard de La Comdie humaine. Kharbine-Tapabor

tesse, pour avoir prononc le nom du pre Goriot. Oui, mon cher, vous iriez vingt fois chez Mme de Restaud, vingt fois vous la trouveriez absente. Vous avez t consign. Eh bien, que le pre Goriot vous introduise auprs de Mme Delphine de Nucingen. La belle Mme de Nucingen sera pour vous une enseigne. Soyez lhomme quelle distingue, les femmes raffoleront de vous. Ses rivales, ses amies, ses meilleures amies, voudront vous enlever elle. Il y a des femmes qui aiment lhomme dj choisi par une autre, comme il y a de pauvres bourgeoises qui, en prenant nos chapeaux, esprent avoir nos manires. Vous aurez des succs. Paris, le succs est tout, cest la clef du pouvoir. Si les femmes vous trouvent de lesprit, du talent, les hommes le croiront, si vous ne les dtrompez pas. Vous pourrez alors tout vouloir, vous aurez le pied partout. Vous saurez alors ce quest le monde, une runion de dupes et de fripons. Ne soyez ni parmi les uns ni parmi les autres. Je vous donne mon nom comme un l dAriane pour entrer dans ce labyrinthe. Ne le compromettez pas, dit-elle en recourbant son cou et jetant un regard de reine ltudiant, rendez-le moi blanc. Allez, laissez-moi. Nous autres femmes, nous avons aussi nos batailles livrer. Sil vous fallait un homme de bonne volont pour aller mettre le feu une mine ? dit Eugne en linterrompant. Eh bien ? dit-elle. Il se frappa le cur, sourit au sourire de sa cousine, et sortit.Honor de BALZAC, Le Pre Goriot, 1835.

c RECHERCHEFaites une brve fiche sur les caractristiques politiques, conomiques, culturelles de la Restauration dans les annes 1820.

6. tudiez avec prcision la mtaphore file de la porte, l. 31 46.

Les failles du discours 7. Quels prjugs nobiliaires ces propos trahissent-ils ? 8. Quels indices manifestent le trouble de la vicomtesse ? 9. En quoi son tat motionnel peut-il inflchir son discours et sa vision de la socit ?

c ANALYSEDes paroles de mentor 1. Relevez les marques grammaticales et stylistiques quiindiquent la position de supriorit de Mme de Bausant par rapport Eugne de Rastignac. 2. tudiez les images des l. 4/5 et 46/47. En quoi renforcent-elles laura de la vicomtesse ? 3. Quel est leffet de ce discours sur Rastignac ?

c VOIX HAUTEPrparez la lecture voix haute du dbut du passage jusqu apprenez vous mfier de ce monde-ci. (l. 15/16). Vous vous attacherez souligner la construction binaire de la plupart des phrases ainsi que le style coup qui caractrise les propos incisifs de Mme de Bausant.

Une peinture de la socit 4. Notez les dtails qui dfinissent laristocratie sous laRestauration : vous serez attentif notamment la gographie parisienne et aux rites sociaux. 5. Quels sont les secrets de la russite selon Mme de Bausant ?

LieNs Histoire littraire, p. 20 Flaubert, Lducation sentimentale, p. 36 Vocabulaire, p. 48 Grammaire, p. 50

groupement 2 : les personnages face au monde 35

2. un monde o sintroduire

Gustave FLAUBERT (1821-1880)

Lducation sentimentalevoir biographie p. 632

Cette page est extraite du tout dbut du roman. En septembre 1840, Frdric Moreau, dix-huit ans, revient chez sa mre Nogent-sur-Seine, o il retrouve un ami, Charles Deslauriers.

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1. Le Capitaine : le pre de Deslauriers, ancien capitaine sous Napolon Ier. 2. Villenauxe : commune delAube.

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3. ses comptes de tutelle :la mre de Charles tant morte, cest son pre qui gre la part dhritage maternel qui doit revenir au jeune homme.

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4. son voyage : son voyage en bateau sur la Seine, et notamment le trajet entre Paris et Nogent, dont le rcit fait lobjet du premier chapitre du roman. 5. Mme Arnoux : une jeunefemme rencontre sur le bateau et dont il est tomb amoureux.

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6. Arnoux : Jacques Arnoux,le mari, propritaire de LArt industriel Paris, et avec lequel il avait discut.25

7. Werther, Ren, Franck, Lara, Llia : personnagesromantiques respectivement invents par Goethe en 1774, Chateaubriand en 1802, Musset dans La Coupe et les lvres , Byron en 1814, George Sand en 1833.

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8. lasting : toffe lgre etrsistante, de laine rase, faite pour durer, comme lindique ltymologie anglaise, to last . Un mauvais paletot est une sorte de manteau court de mauvaise qualit.

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9. Isidore : le domestique deMme Moreau.

ls ne staient pas vus depuis deux ans ; et, leurs embrassades tant nies, ils allrent sur les ponts an de causer plus laise. Le Capitaine1, qui tenait maintenant un billard Villenauxe2, stait fch rouge lorsque son fils avait rclam ses comptes de tutelle3, et mme lui avait coup les vivres, tout net. Mais comme il voulait concourir plus tard pour une chaire de professeur lcole et quil navait pas dargent, Deslauriers acceptait Troyes une place de matre clerc chez un avou. force de privations, il conomiserait quatre mille francs ; et, sil ne devait rien toucher de la succession maternelle, il aurait toujours de quoi travailler librement pendant trois annes, en attendant une position. Il fallait donc abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la Capitale, pour le prsent du moins. Frdric baissa la tte. Ctait le premier de ses rves qui scroulait. Console-toi, dit le ls du capitaine, la vie est longue ; nous sommes jeunes ; je te rejoindrai ! Ny pense plus ! Il le secouait par les mains, et, pour le distraire, lui t des questions sur son voyage4. Frdric neut pas grandchose narrer. Mais, au souvenir de Mme Arnoux5, son chagrin svanouit. Il ne parla pas delle, retenu par une pudeur. Il stendit en revanche sur Arnoux6, rapportant ses discours, ses manires, ses relations ; et Deslauriers lengagea fortement cultiver cette connaissance. Frdric, dans ces derniers temps navait rien crit ; ses opinions littraires taient changes : il estimait par-dessus tout la passion ; Werther, Ren, Franck, Lara, Llia7 et dautres plus mdiocres lenthousiasmaient presque galement. Quelquefois la musique lui semblait seule capable dexprimer ses troubles intrieurs ; alors, il rvait des symphonies ; ou alors la surface des choses lapprhendait, et il voulait peindre. Il avait compos des vers, pourtant ; Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans demander une autre pice. Quant lui, il ne donnait plus dans la mtaphysique. Lconomie sociale et la Rvolution franaise le proccupaient. Ctait, prsent, un grand diable de vingt-deux ans, maigre, avec une large bouche, lair rsolu. Il portait, ce soir-l, un mauvais paletot de lasting8 ; et ses souliers taient blancs de poussire, car il avait fait la route de Villenauxe pied, exprs pour voir Frdric. Isidore9 les aborda. Madame priait Monsieur de revenir, et, craignant quil net froid, elle lui envoyait son manteau.

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Joseph VERNET (1714-1789), Les Haleurs. Muse des Beaux-Arts de Dijon / Franois Jay.40

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Reste donc ! dit Deslauriers. Et ils continurent se promener dun bout lautre des deux ponts qui sappuient sur lle troite, forme par le canal et la rivire. Quand ils allaient du ct de Nogent, ils avaient, en face, un pt de maisons sinclinant quelque peu ; droite, lglise apparaissait derrire les moulins de bois dont les vannes taient fermes ; et, gauche, les haies darbustes, le long de la rive, terminaient des jardins, que lon distinguait peine. Mais, du ct de Paris, la grande route descendait en ligne droite, et des prairies se perdaient au loin, dans les vapeurs de la nuit. Elle tait silencieuse et dune clart blanchtre. Des odeurs de feuillage humide montaient jusqu eux ; la chute de la prise deau, cent pas plus loin, murmurait avec ce gros bruit doux que font les ondes dans les tnbres.

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10. croupier dlections :agent lectoral.

11. Voir p. 34.

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Deslauriers sarrta, et il dit : Ces bonnes gens qui dorment tranquilles, cest drle ! Patience ! un nouveau 89 se prpare ! On est las de constitutions, de chartes, de subtilits, de mensonges ! Ah ! si javais un journal ou une tribune, comme je vous secouerais tout cela ! Mais, pour entreprendre nimporte quoi, il faut de largent ! Quelle maldiction que dtre le ls dun cabaretier et de perdre sa jeunesse la qute de son pain ! Il baissa la tte, se mordit les lvres, et il grelottait sous son vtement mince. Frdric lui jeta la moiti de son manteau sur les paules. Ils sen envelopprent tous deux ; et, se tenant par la taille, ils marchaient dessous, cte cte. Comment veux-tu que je vive l-bas, sans toi ? disait Frdric. Lamertume de son ami avait ramen sa tristesse. Jaurais fait quelque chose avec une femme qui met aim Pourquoi ris-tu ? Lamour est la pture et comme latmosphre du gnie. Les motions extraordinaires produisent les uvres sublimes. Quant chercher celle quil me faudrait, jy renonce ! Dailleurs, si jamais je la trouve, elle me repoussera. Je suis de la race des dshrits, et je mteindrai avec un trsor qui tait de strass ou de diamant, je nen sais rien. Lombre de quelquun sallongea sur les pavs, en mme temps quils entendirent ces mots : Serviteur, messieurs ! Celui qui les prononait tait un petit homme, habill dune ample redingote brune, et coiff dune casquette laissant paratre sous la visire un nez pointu. M. Roque ? dit Frdric. Lui-mme ! reprit la voix. Le Nogentais justia sa prsence en contant quil revenait dinspecter ses piges loup, dans son jardin, au bord de leau. Et vous voil de retour dans nos pays ? Trs bien ! jai appris cela par ma llette. La sant est toujours bonne, jespre ? Vous ne partez pas encore ? Et il sen alla, rebut, sans doute, par laccueil de Frdric. Mme Moreau, en effet, ne le frquentait pas ; le pre Roque vivait en concubinage avec sa bonne, et on le considrait fort peu, bien quil ft le croupier dlections10, le rgisseur de M. Dambreuse. Le banquier qui demeure rue dAnjou ? reprit Deslauriers. Sais-tu ce que tu devrais faire, mon brave ? Isidore les interrompit encore une fois. Il avait ordre de ramener Frdric, dnitivement. Madame sinquitait de son absence. Bien, bien ! on y va dit Deslauriers ; il ne dcouchera pas. Et, le domestique tant parti : Tu devrais prier ce vieux de tintroduire chez les Dambreuse ; rien nest utile comme de frquenter une maison riche ! Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, protes-en ! Il faut que tu ailles dans ce monde-l ! Tu my mneras plus tard. Un homme millions, pense donc ! Arrange-toi pour lui plaire, et sa femme aussi. Deviens son amant ! Frdric se rcriait. Mais je te dis l des choses classiques, il me semble ? Rappelle-toi Rastignac dans la Comdie humaine !11 Tu russiras, jen suis sr !

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12. vingt toises : environ40 mtres.

Frdric avait tant de conance en Deslauriers quil se sentit branl, et oubliant Mme Arnoux, ou la comprenant dans la prdiction faite sur lautre, il ne put sempcher de sourire. Dernier conseil : passe tes examens ! Un titre est toujours bon ; et lche-moi franchement tes potes catholiques et sataniques, aussi avancs en philosophie quon ltait au XIIe sicle. Ton dsespoir est bte. De trs grands particuliers ont eu des commencements plus difciles, commencer par Mirabeau. Dailleurs, notre sparation ne sera pas si longue. Je ferai rendre gorge mon lou de pre. Il est temps que je men retourne, adieu ! As-tu cent sous pour que je paye mon dner ? Frdric lui donna dix francs, le reste de la somme prise le matin Isidore. Cependant, vingt toises12 des ponts, sur la rive gauche, une lumire brillait dans la lucarne dune maison basse. Deslauriers laperut. Alors, il dit emphatiquement, tout en retirant son chapeau : Vnus, reine des cieux, serviteur ! Mais la Pnurie est la mre de la Sagesse. Nous a-t-on assez calomnis pour a, misricorde ! Cette allusion une aventure commune les mit en joie. Ils riaient trs haut, dans les rues. Puis, ayant sold sa dpense lauberge, Deslauriers reconduisit Frdric jusquau carrefour de lHtel-Dieu ; et, aprs une longue treinte, les deux amis se sparrent.Gustave FLAUBERT, Lducation sentimentale, Premire partie, chapitre II. 1869.

c ANALYSEUne scne de retrouvailles 1. Relevez les marques de complicit et damiti entreles deux personnages. 2. Quapprenons-nous sur leur pass ?

c STYLISTIQUELisez le passage descriptif, l. 42 50. En quoi lvocation du paysage peut-elle mimer les rves davenir des personnages ?

Portraits croiss 3. Caractrisez Frdric et Deslauriers en vous rfrantprcisment au texte. 4. En quoi peut-on dire que ces personnages sont la fois complmentaires et opposs ? Montrez notamment que lan des deux cherche jouer le rle du mentor auprs du plus jeune ; vous vous appuierez sur des indices dcriture prcis.

c VOIX HAUTELisez le passage l. 51 70, en vous attachant faire entendre lexaltation amre de Deslauriers et la tristesse mlancolique de son ami.

Visions davenir 5. Prcisez quels sont les rves davenir de chacun despersonnages, imprgns de romantisme et didal rvolutionnaire. Montrez en quoi ils peuvent tre reprsentatifs des rves de toute une gnration en 1840. 6. Quelles sont les marques darrivisme, voire de cynisme, chez ces jeunes gens ?

LieNs Histoire littraire, p. 20 Balzac, Le Pre Goriot, p. 34 Lecture dune uvre intgrale, p. 46 Vocabulaire, p. 48 Grammaire, p. 50

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3. les piges du monde

Louis-Ferdinand CLINE (1894-1961)

Voyage au bout de la nuitvoir biographie p. 632

Voici, en entier, lincipit de ce roman, dont lhistoire dbute en t 1914

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1. carabin : tudiant enmdecine, dans largot estudiantin.

2. place Clichy : situe au nord de Paris, aux pieds de la butte Montmartre. 3. bocks : verres de bire. 4. Poincar : RaymondPoincar, prsident de la Rpublique de 1913 1920.

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5. le Temps : grandquotidien de lpoque.

6. chassieux : qui ont de lachassie, substance qui forme un dpt gluant sur le bord des paupires.

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7. puceux : nologisme deCline.

a a dbut comme a. Moi, javais jamais rien dit. Rien. Cest Arthur Ganate qui ma fait parler. Arthur, un tudiant, un carabin1 lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy2. Ctait aprs le djeuner. Il veut me parler. Je lcoute. Restons pas dehors ! quil me dit. Rentrons ! Je rentre avec lui. Voil. Cette terrasse, quil commence, cest pour les ufs la coque ! Viens par ici ! Alors, on remarque encore quil ny avait personne dans les rues, cause de la chaleur, pas de voitures, rien. Quand il fait trs froid, non plus, il ny a personne dans les rues ; cest lui, mme que je men souviens, qui mavait dit ce propos : Les gens de Paris ont lair toujours dtre occups, mais en fait ils se promnent du matin au soir ; la preuve, cest que lorsquil ne fait pas bon se promener, trop froid ou trop chaud, on ne les voit plus ; ils sont tous dedans prendre des cafs crme et des bocks3. Cest ainsi ! Sicle de vitesse ! quils disent. O a ? Grands changements, quils racontent. Comment a ? Rien nest chang en vrit. Ils continuent sadmirer et cest tout. Et a nest pas nouveau non plus. Des mots, et encore pas beaucoup, mme parmi les mots, qui sont changs ! Deux ou trois parci, par l, des petits Bien ers alors davoir fait sonner ces vrits utiles, on est demeur l assis, ravis, regarder les dames du caf. Aprs, la conversation est revenue sur le Prsident Poincar4 qui sen allait inaugurer, justement ce matin-l, une exposition de petits chiens ; et puis, de l en aiguille, sur le Temps5 o ctait crit. Tiens, voil un matrejournal, le Temps ! quil me taquine Arthur Ganate, ce propos. Yen a pas deux comme lui pour dfendre la race franaise ! Elle en a bien besoin la race franaise, vu quelle nexiste pas ! que jai rpondu moi pour montrer que jtais document, et du tac au tac. Si donc ! quil y en a une ! Et une belle de race ! quil insistait, lui, et mme que cest la plus belle race du monde, et bien cocu qui sen ddit ! Et puis le voil parti mengueuler. Jai tenu ferme bien entendu. Cest pas vrai ! La race, ce que tappelles comme a, cest seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux6, puceux7, transis, qui ont chou ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin cause de la mer. Cest a la France et puis cest a les Franais. Bardamu, quil me fait alors gravement et un peu triste, nos pres nous valaient bien, nen dis pas de mal ! Tas raison, Arthur, pour a tas raison ! Haineux et dociles, viols, vols, trips et couillons toujours, ils nous valaient bien ! Tu peux le dire ! Nous ne changeons pas ! Ni de chaussettes, ni de matres, ni dopinions, ou bien si tard, que a nen vaut plus la peine. On est ns fidles, on en crve nous

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8. mignons : favoris trseffmins, semblables aux mignons du roi Henri III. Voir chap. 11, p. 461.

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9. rouspignolles : motdargot pour testicules .

autres ! Soldats gratuits, hros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons8 du Roi Misre. Cest lui qui nous possde ! Quand on est pas sages, il serre On a ses doigts autour du cou, toujours, a gne pour parler, faut faire bien attention si on tient pouvoir manger Pour des riens, il vous trangle Cest pas une vie Il y a lamour, Bardamu ! Arthur, lamour cest linfini mis la porte des caniches et jai ma dignit moi ! que je lui rponds. Parlons-en de toi ! Tes un anarchiste et puis voil tout ! Un petit malin, dans tous les cas, vous voyez a dici, et tout ce quil y avait davanc dans les opinions. Tu las dit, bouf, que je suis anarchiste ! Et la preuve la meilleure, cest que jai compos une manire de prire vengeresse et sociale dont tu vas me dire tout de suite des nouvelles : LES AILES EN OR ! Cest le titre !... Et je lui rcite alors : Un Dieu qui compte les minutes et les sous, un Dieu dsespr, sensuel et grognon comme un cochon. Un cochon avec des ailes en or qui retombe partout, le ventre en lair, prt aux caresses, cest lui, cest notre matre. Embrassons-nous ! Ton petit morceau ne tient pas devant la vie, jen suis, moi, pour lordre tabli et je naime pas la politique. Et dailleurs le jour o la patrie me demandera de verser mon sang pour elle, elle me trouvera moi bien sr, et pas fainant, prt le donner. Voil ce quil ma rpondu. Justement la guerre approchait de nous deux sans quon sen soye rendu compte et je navais plus la tte trs solide. Cette brve mais vivace discussion mavait fatigu. Et puis, jtais mu aussi parce que le garon mavait un peu trait de sordide cause du pourboire. Enn, nous nous rconcilimes avec Arthur pour nir, tout fait. On tait du mme avis sur presque tout. Cest vrai, tas raison en somme, que jai convenu, conciliant, mais enn on est tous assis sur une grande galre, on rame tous tour de bras, tu peux pas venir me dire le contraire ! Assis sur des clous mme tirer tout nous autres ! Et quest-ce quon en a ? Rien ! Des coups de trique seulement, des misres, des bobards et puis des vacheries encore. On travaille ! quils disent. Cest a encore quest plus infect que tout le reste, leur travail. On est en bas dans les cales soufer de la gueule, puants, suintants des rouspignolles9, et puis voil ! En haut sur le pont, au frais, il y a les matres et qui sen font pas, avec des belles femmes roses et gonfles de parfums sur les genoux. On nous fait monter sur le pont. Alors, ils mettent leurs chapeaux haut de forme et puis ils nous en mettent un bon coup de la gueule comme a : Bandes de charognes, cest la guerre ! quils font. On va les aborder, les saligauds qui sont sur la patrie n 2, et on va leur faire sauter la caisse ! Allez ! Allez ! Y a de tout ce quil faut bord ! Tous en chur ! Gueulez voir dabord un bon coup et que a tremble : Vive la Patrie n 1 ! Quon vous entende de loin ! Celui qui gueulera le plus fort, il aura la mdaille et la drage du bon Jsus ! Nom de Dieu ! Et puis ceux qui ne voudront pas crever sur mer, ils pourront toujours aller crever sur terre o cest fait bien plus vite encore quici ! Cest tout fait comme a ! que mapprouva Arthur, dcidment devenu facile convaincre. Mais voil-t-y pas que juste devant le caf o nous tions attabls un rgiment se met passer, et avec le colonel par-devant sur son cheval, et mme

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Voyage au bout de la nuit, illustr par Jacques TARDI. ditions Gallimard, Fonds Futuropolis.

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10. rien : expression familire du haut degr. Tes rien signiant tu es trs

quil avait lair bien gentil et richement gaillard, le colonel ! Moi, je ne fis quun bond denthousiasme. Jvais voir si cest ainsi ! que je crie Arthur, et me voici parti mengager, et au pas de course encore. Tes rien c10 Ferdinand ! quil me crie, lui Arthur en retour, vex sans aucun doute par leffet de mon hrosme sur tout le monde qui nous regardait. a ma un peu froiss quil prenne la chose ainsi, mais a ma pas arrt. Jtais au pas. Jy suis, jy reste ! que je me dis. On verra bien, eh navet ! que jai mme encore eu le temps de lui crier avant quon tourne la rue avec le rgiment derrire le colonel et sa musique. a sest fait exactement ainsi. Alors on a march longtemps. Y en avait plus quil y en avait encore des rues, et puis dedans des civils et leurs femmes qui nous poussaient des encouragements, et qui lanaient des eurs, des terrasses, devant les gares,

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des pleines glises. Il y en avait des patriotes ! Et puis il sest mis y en avoir moins des patriotes La pluie est tombe, et puis encore de moins en moins et puis plus du tout dencouragements, plus un seul, sur la route. Nous ntions donc plus rien quentre nous ? Les uns derrire les autres ? La musique sest arrte. En rsum, que je me suis dit alors, quand jai vu comment a tournait, cest plus drle ! Cest tout recommencer ! Jallais men aller. Mais trop tard ! Ils avaient referm la porte en douce derrire nous les civils. On tait faits, comme des rats.Louis-Ferdinand CLINE, Voyage au bout de la nuit, Denol, 1932.

c ANALYSE btons rompus (l. 1 18) 1. Relevez les premiers lments de caractrisation despersonnages dans cet incipit. 2. Par-del la banalit de ses propos, que dit Arthur Ganate sur la socit parisienne de son temps ? Quel leurre dnonce-t-il ?

Sur lensemble du texteVision et voix 10. La langue de Cline pourrait sembler imite de largot ou du franais populaire ; choisissez un extrait prouvant que cette premire impression est errone et quau contraire elle est une cration singulire. 11. La vision du monde quexprime le narrateur est indissociable de la voix du personnage : montrez-le partir dun thme de votre choix ses ides sur la guerre, sur lamour, sur les classes sociales.

Lami de lordre et lanarchiste (l. 19 62) 3. Sur quel point prcis porte lopposition entre les deuxtudiants ? 4. Analyse stylistique : tudiez le discours du narrateur, l. 29 33 et l. 36 44. Vous serez attentif notamment aux effets de rythme et de sonorits, ainsi qu lexpression de la violence. 5. Pourquoi, selon vous, Arthur Ganate traite-t-il Bardamu danarchiste ?

Un renversement tonnant 12. Comment interprtez-vous la contradiction entre lesopinions affiches par Bardamu et le fait quil parte la guerre en un bond denthousiasme ?, l. 91

Rconciliation (l. 63 87) 6. Quest-ce qui explique la fin de cette vivace discussion ? 7. tudiez lallgorie de la galre (l. 68 85) dun point de vue stylistique, puis interrogez-vous sur ses significations.

Un mlange de registres 13. Quels sont les registres prsents dans cet extrait ?

c VOIX HAUTEReprenez lun des passages que vous aurez tudis dun point de vue stylistique et dites-le voix haute. Vous pouvez notamment travailler sur le rythme des phrases dans les deux derniers paragraphes, en vous attachant faire sentir comment elles suggrent lide de pige en se resserrant et se refermant.

Dpart (l. 88 112) 8. Quest-ce qui souligne le caractre surprenant de lengagement de Bardamu ? Montrez comment le texte nous fait entendre un dpart en fanfare. 9. Par quels procds se lit le dsenchantement progressif des troupes dans les deux derniers paragraphes ?

LieNs Vocabulaire, p. 48 Grammaire, p. 50 Mmento, Les registres, p. 618

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4. un monde nouveau

Romain GARY (1914-1980)

ducation europennevoir biographie p. 632

En Pologne, en 1943, Janek Twarkowski, quinze ans, participe la rsistance contre loccupation nazie : cach dans la fort depuis plusieurs mois, il partage la vie rude des partisans . Lextrait qui suit se situe vers la n du roman ; pour prouver quil ntait plus un enfant, Janek a fait sauter un poste ennemi, tenu par des soldats dont il avait gagn la conance ; il a d tuer bout portant un jeune Allemand. De retour parmi les maquisards, il prouve plus de tristesse et de colre que de joie tre devenu un vrai combattant pour la libert.

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1. Dobranski : un ami deJanek, chef des partisans, g de vingt-cinq ans. Il espre pouvoir terminer lcriture dun livre dont le titre serait ducation europenne.25

2. il : le jeune Allemand tu par Janek. 3. Tadek Chmura :un des partisans, jeune tudiant mort quelques mois auparavant de tuberculose. Cest lui qui avait suggr Dobranski le titre de son livre.30

eul, Dobranski1 comprenait ce qui se passait dans la tte de ladolescent. Le lendemain matin, comme ils marchaient ensemble travers les roseaux pour relever les partisans qui montaient la garde aux confins du marcage, il lui dit : Ce sera bientt ni. Peut-tre le printemps prochain. Et alors, je te jure, plus de haine, plus de tuerie. Tu verras. La paix, la construction dun monde nouveau Tu verras. Il2 tait assis sur la glace, dit Janek, avec ses patins et son charpe si gaie autour du cou et cest srement sa mre ou sa ance qui la lui a tricote, il ntait pas plus vieux que toi. Il ne ma mme pas regard. Il acceptait, il avait simplement baiss la tte et il attendait le coup. Jai bien vis, et jai tir. Tu ne pouvais rien faire dautre, Janek. Cest leur faute, ce sont eux qui ont dclench ces horreurs. Il y a toujours quelquun pour les dclencher, dit Janek avec colre. Tadek Chmura3 avait raison. En Europe on a les plus vieilles cathdrales, les plus vieilles et les plus clbres universits, les plus grandes librairies et cest l quon reoit la meilleure ducation de tous les coins du monde, il parat, on vient en Europe pour sinstruire. Mais la n, tout ce que cette fameuse ducation europenne vous apprend, cest comment trouver le courage et de bonnes raisons, bien valables, bien propres, pour tuer un homme qui ne vous a rien fait, et qui est assis l, sur la glace, avec ses patins, en baissant la tte, et en attendant que a vienne. Tu as beaucoup appris, dit Dobranski tristement. Il sarrta dans la neige qui leur atteignait les genoux et, levant la tte, il se mit parler. Il se mit parler de la libert et de lamiti, du progrs, de la paix et de la fraternit, de lamour universel ; il parlait des peuples unis dans le labeur et dans un effort unanime pour dcouvrir enn le sens et le secret du monde ; il parlait de culture, dart, de musique, des coles, des Universits, des cathdrales, des livres et de beaut En fait, il parut soudain Janek que Dobranski ne parlait pas, mais quil chantait. Il se tenait l, debout, dans la neige, son manteau de cuir noir entrouvert sur sa vareuse militaire, avec son baudrier, avec ses paules troites, et les yeux brillant dun tel espoir et dune telle joie que tout son beau visage en tait clair ; les bras levs, gesti-

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culant sans cesse, avec une telle animation que, par contraste, limmobilit frigide des arbres glacs qui les entourait paraissait Janek empreinte dune presque moqueuse hostilit. Il ne parlait pas ; il chantait. Il chantait, et toute la force et la beaut des chants immortels de lhumanit vibraient dans sa voix inspire. Il ny aura jamais plus de guerre, les Amricains et les Russes allaient unir fraternellement leurs efforts pour btir un monde nouveau et heureux, un monde do la crainte et la peur seraient jamais bannies. Toute lEurope sera libre et unie ; il y aura une renaissance spirituelle plus fconde et plus constructive que tout ce dont, dans ses heures les plus inspires, lhomme ait jamais rv Combien de rossignols, pensait Janek, ont ainsi chant travers les ges, dans la nuit ? Combien de rossignols humains, confiants et inspirs, sont morts avec cette ternelle et merveilleuse chanson sur les lvres ? Combien dautres mourront encore, dans la froidure et dans la souffrance, dans le mpris, la haine et la solitude, avant que la promesse de leur enivrante voix soit enn tenue ? Combien de sicles encore ? Combien de naissances, combien de morts ? Combien de prires et de rves, combien de rossignols ? Combien de larmes et de chansons, combien de voix dans la nuit ? Combien de rossignols ? Janek navait que quinze ans, dix ans de moins que son ami, mais un lan chaud, protecteur, presque paternel le porta soudain vers ltudiant, et il se garda bien de paratre ironique, il se garda bien de prendre un air suprieur et renseign. Il essaya de ne pas sourire, de ne pas hausser les paules, de ne pas demander amrement : combien de rossignols ? Il posa sa main sur lpaule de ltudiant et lui dit doucement : Viens. Ils nous attendent, et ils doivent commencer simpatienter. Romain GARY, ducation europenne, ditions Gallimard, 1956.

c ANALYSEDeux visions du monde 1. En quoi peut-on dire que Dobranski est idaliste ?Quels procds dcriture font de son discours une sorte de chant ? 2. Relevez les lments qui traduisent lamertume de Janek. 3. Comment le texte parvient-il ne disqualifier aucune de ces deux manires opposes de voir le monde ?

amiti entre les jeunes gens ? Montrez que Dobranski et Janek savent galement faire preuve de dlicatesse. 8. En quoi le modle de lamiti idale rgit-il le rve davenir de Dobranski ? 9. Comment se dnoue la tension de cette scne ?

c STYLISTIQUEVous tudierez la valeur des rptitions l. 45 53.

Le sens de lducation 4. Expliquez : Tu as beaucoup appris, dit Dobranskitristement. , l. 24. 5. Quelles sont les sources et les lieux de lducation europenne ? Montrez quils sont rattachs au pass. 6. Quelles significations le prsent de la guerre donnet-il cette ducation europenne ?

c VOIX HAUTEPrparez la lecture des l. 45 53 en vous attachant rendre sensible le lyrisme du passage.

LieNs Histoire littraire, p. 20 Vocabulaire, p. 48 Grammaire, p. 50

La force de lamiti 7. Quelles phrases, quels gestes rvlent une profonde

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mquam tremulus catelli celeriter praemuniet optimus adlaudabilis trimonii. Bellus oratori agnascor agr colae, quod quinquennalis ora tori nus conu bium santet incredibiliter Ossifragi spinosus circumgrediet litas chirographi. Catelli insectat zothecas Caesar suffragarit vix spicax rures. Parsimonia concubine miscere umbraculi, quamquam e tremulus zothecas adquireret gulosus cathedras. Saetosus chirographi esceret vix quinquennalis zothecas, iam adlaudabilis fiducia suis mentet umbraculi. Satis bellus syrtes libere suffragarit fiducia s. Pessimus perspicax catelli iocari Octavius, quod syrtdeciperet saburre, mquam tremulus catelli celeriter praemuniet optimus adlaudabilis

L ecture dune uvre intgraleGustave FLAUBERT, Madame Bovary, 1857jeune Normande, sa tragdie consista vouloir insrer ses rves dans la ralit. (Mario Vargas Llosa, LOrgie perptuelle, Gallimard, 1978) 7. ct de la lecture de romans, quelles sont les autres formes de lecture qui sont voques ? En quoi formentelles un contrepoint aux lectures dEmma ?

Des personnagesNoms et prnoms 1. Vous noterez les noms et prnoms des personnages et rflchirez leur signification, en vous interrogeant notamment sur lonomastique. Ainsi le prnom d Emma renvoie-t-il la fois un prnom romantique et permet-il lhomophonie avec aima . Ce prnom semble en opposition avec le nom de Bovary , qui, par ltymologie latine de buf que lon entend dans bov et par la terminaison ry , frquente dans la toponymie normande, voque doublement la campagne. Le mal de vivre du personnage ponyme semble donc se lire dans la tension entre le prnom et le nom. Personnages principaux, personnages secondaires 2. Classez les personnages du roman en fonction de leur importance relative. Vous montrerez quel point le texte est riche en personnages secondaires, prcisment caractriss. Vous vous interrogerez sur le rle et la fonction de ces personnages qui parfois ne font quune fugace apparition dans le texte, comme la veuve Dubuc ou Catherine Leroux. Types de personnages 3. Vous proposerez plusieurs modalits de classement des personnages et vous vous demanderez quel type appartient chacun deux. Vous pourrez vous fonder sur les activits professionnelles, sur les opinions, sur lge, sur les modes de vie, sur les relations amoureuses, etc. Ceux qui russissent et ceux qui chouent 4. Quels sont dans le roman les personnages qui russissent ? Caractrisez leur russite. Quels sont ceux qui chouent ? Vous serez sensible en particulier aux phnomnes dascension sociale ou de dchance.

Des scnesLe roman comporte plusieurs grandes scnes, qui occupent une part importante dans la narration, du point de vue dramatique comme du point de vue stylistique. 8. Vous reprerez les pages o se trouvent dveloppes les scnes suivantes : lentre de Charles au collge, la noce la campagne, le bal la Vaubyessard, les Comices, lopration du pied-bot, lagonie dEmma. Pour chacune delles vous noterez les personnages prsents, le lieu, les circonstances, le ou les registres employs, la fonction dans lconomie densemble du roman.

De pied en cap : objets et accessoiresLe roman souvre sur la description mmorable de la casquette de Charles ; il insiste bien souvent sur les chaussures que portent les personnages, quil sagisse des fines bottines dEmma, des fortes bottes de son mari, des bottes souples de Rodolphe. Une tude rcente a montr limportance dans limaginaire flaubertien de ces notations, et soulign par exemple le lien entre le pied, la dmarche, le faux pas au sens propre comme au sens figur. Le prnom de Berthe, choisi par Emma, qui a pass sa jeunesse la ferme paternelle des Bertaux, ne rappelle-t-il pas de faon drisoire celui de Berthe-auxgrands-pieds ? 9. Vous relverez dans lensemble du texte les mentions des couvre-chefs comme des chaussures et montrerez en quoi ils caractrisent les personnages. 10. Vous vous intresserez aux objets qui sont voqus, comme le cur de pltre du jardin de Tostes, le tour et les ronds de serviette de Binet, et vous vous interrogerez sur leur signification.

La lecture reprsenteLe personnage principal du roman est elle-mme u