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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 95, JUILLET-SEPTEMBRE 2007, p. 181-192 181 Le rôle de l’école dans la genèse d’une culture sportive de masse (1960-1970) Michaël Attali et Jean Saint-Martin Que l’Éducation physique et sportive – disci- pline développée dans le cadre scolaire – ait une influence déterminante sur la diffusion du sport en France au cœur des Trente Glo- rieuses : telle est la proposition faite ici. Les lecteurs se voient ainsi offrir une lecture de la période mêlant de manière étroite des enjeux institutionnels et des changements de pratiques sportives, considérées comme partie intégrante de la culture de masse. Depuis la fin du 19 e siècle, le sport fait l’objet d’un intérêt croissant ; il est conçu comme un moyen d’éduquer la nation et de réformer la société 1 . Les réflexions, sous-tendues par des enjeux de formation sociale, portent sur les con- ditions nécessaires à sa pratique généralisée. Si l’entre-deux-guerres voit certaines initiatives se développer, un constat d’échec caractérise néan- moins son essor : les Françaises et les Français s’impliquent peu dans la pratique d’un sport. Pourtant, dès la fin des années 1920, par la création d’une structure administrative consa- crée à l’éducation physique, les responsables politiques tentent d’impulser une dynamique favorable à l’exercice physique 2 . L’éducation physique constitue, en effet, le moyen essen- tiel de régénération nationale et d’instruction morale. Mais les réticences généralisées à l’égard de la pratique du sport amènent alors à privilégier des exercices physiques très cons- truits, éloignés des formes sportives les plus communes 3 . Les enseignants d’éducation phy- sique eux-mêmes, dont le manque de compé- tences rend difficile l’utilisation de contenus non formalisés, font des choix pédagogiques peu favorables au développement d’une cul- ture sportive dans la population française. En optant pour des méthodes d’éducation physi- que particulières au milieu éducatif s’instaure une discontinuité entre les pratiques scolaires et les pratiques sociales, qui explique en grande partie le développement modéré du sport dans le pays 4 . Malgré de nouvelles dispositions mises en place durant la période de Vichy 5 , la situa- tion demeure identique dans la première moitié des années 1940 et l’institution scolaire, ver- rouillée, reste suspicieuse à l’égard des pratiques sportives 6 . À la Libération, l’enseignement de l’éducation physique tend à reposer sur un modèle proche de l’entre-deux-guerres. L’école ne joue aucunement un rôle de transmission d’une culture sportive encore balbutiante 7 . Il faut attendre le milieu des années 1950 pour voir les premiers signes d’une évolution qui va (1) Patrick Clastres, « La décennie leplaysienne de Pierre de Coubertin. De la réforme des lycées aux Jeux Olympiques (1883-1896) », Les Études sociales, numéro spécial « Pierre de Coubertin. La réforme sociale par l’éducation et le sport », 13, 1 er sem. 2003, p. 5-19. Dans le même volume, on se reportera uti- lement à la reproduction des correspondances de 1893 à 1932 en- tre Pierre de Coubertin et Hubert Lyautey (notamment p. 99). (2) Jean Saint-Martin, L’Éducation physique à l’épreuve de la Nation (1918-1939), Paris, Vuibert, 2005. (3) Beaucoup de scientifiques l’accusent de mettre en danger l’intégrité physique de l’individu. Les normes eugéniques pro- duisent également leurs effets dans ce domaine. Cf. Anne Carol, Histoire de l’eugénisme en France, Paris, Seuil, 1995. (4) Jacques Ulmann, De la gymnastique aux sports modernes. Histoire des doctrines de l’éducation physique, Paris, PUF, 1965. (5) Jean-Louis Gay-Lescot, Sport et Éducation sous Vichy (1940- 1944), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1991. (6) André Robert, Système éducatif et Réformes, Paris, Nathan, 1993. (7) Jacques Defrance, Sociologie du sport, Paris, La Découverte, 1997.

Le rôle de l’école dans la genèse d’une culture sportive ... · (6) Jean-François Sirinelli, « Introduction », in Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, op. cit.,

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 95, JUILLET-SEPTEMBRE 2007, p. 181-192 181

Le rôle de l’école dans la genèse d’une culture sportive de masse (1960-1970)Michaël Attali et Jean Saint-Martin

Que l’Éducation physique et sportive – disci-pline développée dans le cadre scolaire – aitune influence déterminante sur la diffusiondu sport en France au cœur des Trente Glo-rieuses : telle est la proposition faite ici. Leslecteurs se voient ainsi offrir une lecture dela période mêlant de manière étroite desenjeux institutionnels et des changementsde pratiques sportives, considérées commepartie intégrante de la culture de masse.Depuis la fin du 19e siècle, le sport fait l’objetd’un intérêt croissant ; il est conçu comme unmoyen d’éduquer la nation et de réformer lasociété 1. Les réflexions, sous-tendues par desenjeux de formation sociale, portent sur les con-ditions nécessaires à sa pratique généralisée. Sil’entre-deux-guerres voit certaines initiatives sedévelopper, un constat d’échec caractérise néan-moins son essor : les Françaises et les Françaiss’impliquent peu dans la pratique d’un sport.Pourtant, dès la fin des années 1920, par lacréation d’une structure administrative consa-crée à l’éducation physique, les responsablespolitiques tentent d’impulser une dynamiquefavorable à l’exercice physique 2. L’éducationphysique constitue, en effet, le moyen essen-tiel de régénération nationale et d’instructionmorale. Mais les réticences généralisées à

l’égard de la pratique du sport amènent alors àprivilégier des exercices physiques très cons-truits, éloignés des formes sportives les pluscommunes 3. Les enseignants d’éducation phy-sique eux-mêmes, dont le manque de compé-tences rend difficile l’utilisation de contenusnon formalisés, font des choix pédagogiquespeu favorables au développement d’une cul-ture sportive dans la population française. Enoptant pour des méthodes d’éducation physi-que particulières au milieu éducatif s’instaureune discontinuité entre les pratiques scolaireset les pratiques sociales, qui explique en grandepartie le développement modéré du sport dansle pays 4. Malgré de nouvelles dispositions misesen place durant la période de Vichy 5, la situa-tion demeure identique dans la première moitiédes années 1940 et l’institution scolaire, ver-rouillée, reste suspicieuse à l’égard des pratiquessportives 6. À la Libération, l’enseignement del’éducation physique tend à reposer sur unmodèle proche de l’entre-deux-guerres. L’écolene joue aucunement un rôle de transmissiond’une culture sportive encore balbutiante 7. Ilfaut attendre le milieu des années 1950 pourvoir les premiers signes d’une évolution qui va

(1) Patrick Clastres, « La décennie leplaysienne de Pierrede Coubertin. De la réforme des lycées aux Jeux Olympiques(1883-1896) », Les Études sociales, numéro spécial « Pierre deCoubertin. La réforme sociale par l’éducation et le sport », 13,1er sem. 2003, p. 5-19. Dans le même volume, on se reportera uti-lement à la reproduction des correspondances de 1893 à 1932 en-tre Pierre de Coubertin et Hubert Lyautey (notamment p. 99).

(2) Jean Saint-Martin, L’Éducation physique à l’épreuve de laNation (1918-1939), Paris, Vuibert, 2005.

(3) Beaucoup de scientifiques l’accusent de mettre en dangerl’intégrité physique de l’individu. Les normes eugéniques pro-duisent également leurs effets dans ce domaine. Cf. Anne Carol,Histoire de l’eugénisme en France, Paris, Seuil, 1995.

(4) Jacques Ulmann, De la gymnastique aux sports modernes.Histoire des doctrines de l’éducation physique, Paris, PUF, 1965.

(5) Jean-Louis Gay-Lescot, Sport et Éducation sous Vichy (1940-1944), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1991.

(6) André Robert, Système éducatif et Réformes, Paris, Nathan,1993.

(7) Jacques Defrance, Sociologie du sport, Paris, La Découverte,1997.

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bouleverser les possibilités de pratiques sporti-ves à l’école et toucher les premières généra-tions du baby boom. Le changement de statut desenseignants chargés de l’éducation physique lesoblige, à partir de 1950, à consacrer au moinstrois heures de leur temps de travail à l’associa-tion sportive. Tout aussi décisif, le volonta-risme de certains d’entre eux pour organiserune éducation sportive dès les premières annéesde l’enseignement secondaire conduit à inté-grer ces pratiques au sein du cadre scolaire 1.Toutefois, l’absence d’une véritable orientationinstitutionnelle qui aurait permis de donnerune cohérence à cette formation physique rendles effets de ces mesures encore incertains 2.

La nouvelle impulsion issue des changementspolitiques de 1958 et le souci de créer les condi-tions d’une pratique sportive de masse changentla donne 3. Elle entre en résonance avec de nou-veaux besoins sociaux 4 et des pratiques profes-sionnelles renouvelées, à l’heure de la diffusionaccélérée de la culture de masse. Si l’arrivée desenfants nés entre 1945 et 1954, et donc le rajeu-nissement de la population française 5, joue unrôle indéniable dans l’expansion du mouvementsportif, l’explication exclusivement démogra-phique semble insuffisante pour en analyser sanature et son ampleur. Le croisement des mesu-res institutionnelles avec la nouvelle accultura-tion sportive mise en œuvre par les enseignants

permet davantage de situer l’influence de cetteinstitution dans une modification des prati-ques. Entre 1955 et 1971, l’accueil dans l’ensei-gnement secondaire de cette génération quicompte plus de huit millions d’individus s’effec-tue au moment même où s’établit une nouvelleéducation physique et sportive (EPS). En con-sidérant l’école à la fois comme une interfacesociale et le lieu de circulation et d’appropria-tion de savoirs, nous montrerons en quoi unediscipline a été le vecteur d’une transformationculturelle de fond de la société française. Parl’étude, en amont, de l’éducation physique et,en aval, des pratiques sociales, nous tenteronsd’éclaircir les conditions de développement decette culture de masse 6.

Intérêt renouvelé pour l’éducation physique et le sportLa nomination de Maurice Herzog au haut-commissariat à la Jeunesse et aux Sports 7 apour objectif de rapprocher des domaines, jus-que-là éloignés, dans le cadre d’un projet édu-catif de grande envergure. Le haut-commis-saire défend l’intérêt social de développer lesport, conviction qui fait écho à l’idée d’un ris-que de désagrégation sociale, alors en vigueurparmi les élites politiques 8. Pratiquant expéri-menté et icône d’une France conquérante lorsde son exploit dans l’Annapurna en 1950, ilcroit aux vertus intrinsèques du sport, commeen témoigne l’analyse qu’il développe dans larevue de référence des enseignants d’EPS :

« Le sport est le jeu, la lutte, le drame, la vie. […]Le sport n’est pas à lui seul une morale ; la vienon plus. Mais sa nature propre fait précisément

(1) En témoigne l’augmentation de 213 % entre 1949 et 1958des effectifs des fédérations scolaires pendant que ceux desfédérations olympiques croissent de 9 % et ceux des fédéra-tions non olympiques de 53 %. (Michaël Attali et Jean Saint-Martin, L’Éducation physique de 1945 à nos jours. Les étapes d’unedémocratisation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 69)

(2) Marianne Amar, Nés pour courir. Sport, pouvoirs et rébellions(1944-1958), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1987.

(3) Jean-François Sirinelli, « Le coup de jeunes des sixties »,in Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, La Culture demasse en France de la Belle Époque à aujourd’hui, Paris, Fayard,2002.

(4) Alain Corbin, L’Avènement des loisirs (1850-1960), Paris,Aubier, 1995.

(5) Jean-François Sirinelli, Les Baby-boomers. Une génération,1945-1969, Paris, Fayard, 2003, p. 31-42.

(6) Jean-François Sirinelli, « Introduction », in Jean-PierreRioux et Jean-François Sirinelli, op. cit., p. 12.

(7) Pour une analyse institutionnelle, nous renvoyons àJean-Luc Martin, La Politique de l’éducation physique sous la Ve

République. L’élan gaullien (1958-1969), Paris, PUF, 1999.(8) Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, Paris, Armand

Colin, 1997, p. 92.

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de lui, l’allié le plus puissant de la morale […]. Lesportif […] lutte contre la nonchalance et le lais-ser-aller en poursuivant son entraînement […].S’il ment, il est méprisé, s’il triche, il est rejeté,s’il se glorifie, il est raillé, s’il est malhonnête il estl’objet de la réprobation générale […]. Il admirele courage même malheureux, ce qui prouve bienqu’il attache moins de prix à la performance pourelle-même que pour ce qu’elle implique d’abné-gation et de volonté. Il s’entraîne avec patience etrenonce à des joies faciles. Il se bat de toutes sesforces et de tout son vouloir. Il s’incline devant lesuccès d’autrui et admire ses adversaires […]. Sansdoute l’effort, la lutte, le succès, présentent-ils desdangers. La vie n’en offre-t-elle pas ? Le sport nedoit-il pas être loué d’en provoquer ? Et l’éduca-teur, n’a-t-il pas pour première mission de prépa-rer les hommes, capables de les vaincre 1 ? »

Véritable fil conducteur des années 1960, cetype d’analyse justifie les efforts à déployer enfaveur de la diffusion du sport qui doit êtredorénavant considéré comme l’un des élémentsfondateurs d’un nouveau modèle social basésur des valeurs renouvelées. Tout en reprenantles propos de Maurice Herzog, son successeur,qui sera au cœur de la tourmente soixante-hui-tarde, lie le destin de la nation à une réévalua-tion de la place du sport qui « est un étatd’esprit beaucoup plus qu’une liste de discipli-nes […]. L’État pense essentiellement à l’aspectéducatif, à l’aspect santé des questions sporti-ves […] le sport est plus qu’une activité de loi-sirs, c’est une activité d’intérêt national qu’ilconvient d’encourager 2 ».

En vue d’établir un cadre conceptuel au dé-veloppement du sport, Maurice Herzog prendl’initiative de créer une Commission de la doc-trine en mai 1962. Dirigée par Jean Borotra etréunissant des personnalités d’horizons divers,

elle établit un consensus en faveur du sport con-sidéré à la fois comme moyen et objet d’éduca-tion, en phase avec la modernité des années1960. La tribune positive de Jean Guimier dansL’Humanité 3, dont l’opposition au pouvoirgaulliste est une constante, témoigne de cet ac-cord tacite autour du terrain de sport. Cettedoctrine avance ainsi « un droit au sport et pose[…] les gages de cette véritable démocratisa-tion de l’organisation sportive qui doit en défi-nitive, permettre à chacun de trouver le “cadreadapté” à ses désirs et à ses possibilités 4 ». À cetitre, l’école constitue le ciment des passionssportives ultérieures transcendant désormais leseul spectacle : « C’est pendant la jeunesse quel’enfant prend le goût et l’habitude de certainesactivités, dont il gardera longtemps après l’éco-le, le désir et le besoin […]. Tous les éducateursdoivent en être convaincus : le sport est un jeupour l’enfant, mais il est aussi un remarquablemoyen d’éducation pour le maître 5. »

La dimension stratégique que revêt la pro-motion du sport chez les baby boomers pousseMaurice Herzog à établir une nouvelle forme degouvernance en matière sportive. La seule initia-tive privée ne suffisant pas, il défend ardemmentla nécessité d’une politique interventionniste del’État 6 qui doit contrôler le développement dusport et se faire le garant de l’équité en matièred’accès culturel 7. Si le sport de haut niveaun’est pas oublié, c’est bien celui accessible à lamasse qui condense la majeure partie des ef-

(1) Maurice Herzog, « Portée morale du sport », EP.S, 67,1963, p. 5.

(2) François Missoffe, ministre de la Jeunesse et des Sports,conférence de presse du 28 janvier 1967.

(3) Jean Guimier, « Quelques réflexions sur la “doctrine dusport” », L’Humanité, 1965.

(4) Premier ministre et Haut Comité des Sports, Essai de doc-trine du sport, Paris, Institut pédagogique national, 1965, p. 18.

(5) Ibid., p. 21.(6) Jean-Luc Martin, « L’“élan gaullien” de l’éducation phy-

sique et sportive 1958-1969 », in Fondation Charles de Gaulle,Charles de Gaulle et la jeunesse, Paris, Plon, 2005, p. 221.

(7) Ce principe est particulièrement développé dans un dis-cours qu’il donne au Théâtre des Ambassadeurs le 16 mai 1963sous le titre « Vers la jeunesse de demain ». (« Conférences desAmbassadeurs-Cours Français et internationaux », 2, nouvellesérie).

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forts. La transformation des mentalités et ledéveloppement d’une formation sportive pourtoutes et pour tous sont les pierres angulairesde l’action de Maurice Herzog : « Il ne se suffitpas de vouloir donner aux enfants l’habitudedes exercices physiques, il faut absolument leuren donner le goût pour toute leur vie 1. » Enconcentrant les efforts sur la jeunesse, il fautassurer une harmonie collective sur des bases,certes renouvelées, mais structurées par des rè-gles morales et sociales dont le sport doit sefaire le pourvoyeur. Par l’intermédiaire decette pratique d’apparence anodine, il s’agitd’engager un véritable projet de « rénovationsociale 2 » en faveur d’une population ciblée :« […] La jeunesse est un état précaire, provi-soire, dont chacun sait qu’il ne durera pas. Ilfaut donc aider les jeunes à s’intégrer dansnotre monde d’aujourd’hui qui sera leurmonde de demain 3. » Associée à une politiquede construction d’équipements 4, l’EPS s’im-pose rapidement comme la clef de voûte d’unsystème de formation destiné à instiller l’idéalsportif en France – et ce d’autant plus quel’EPS s’adresse désormais à l’ensemble d’unecatégorie d’âge dont l’obligation scolaire est al-longée à 16 ans depuis 1959. Pour que le prin-cipe d’obligation, acté depuis 1880, devienneeffectif, Maurice Herzog s’emploie, dès 1959, àfaire de l’EPS une discipline obligatoire dansles examens du secondaire. Une fois ce princi-pe acquis et malgré quelques concessions 5, unnouveau cadre d’enseignement doit être défini.Si les instructions officielles publiées le 20 juin

1959 peuvent être considérées comme une ré-forme avortée 6, la circulaire du 25 juin 1959impulse, en revanche, une dynamique novatri-ce en faisant des activités sportives de toutesformes le contenu exclusif de l’EPS : « Il im-porte que cette initiative conduise le personnelà aller résolument vers l’avant, à s’adapter dansla mesure convenable aux besoins et aux goûtsde notre époque, à se servir, largement, avectoutes les précautions indispensables, des activi-tés qui entraînent l’adhésion immédiate et l’inté-rêt soutenu des jeunes : au premier chef le sportet les activités physiques de pleine nature :camping éducatif, canoë, kayak, montagne,etc. » Cette orientation anticipe et crée les con-ditions de « la politique de plein air » menée àpartir de 1964 7. Il s’agit de multiplier les espa-ces réservés dans et à côté de la cité sur le mo-dèle germanique et les centres de vacances. Ausein d’une institution scolaire plus habituée àimposer qu’à écouter, l’EPS fait apparemmentfigure d’exception. En mettant en avant la né-cessité de prendre en compte les intérêts desélèves, Maurice Herzog s’assure d’une valori-sation exclusive de pratiques jusqu’ici à lamarge du système scolaire. Aucun doute n’estcependant permis : la réforme de l’EPS est biensous-tendue par la philosophie qui anime plusglobalement celle de l’école 8. L’artefact dis-cursif permettant de séduire sans contraindre,l’enseignement de l’EPS est ainsi l’objet d’unesérie d’ajustements successifs. La circulaire du1er juin 1961 distingue en particulier deux typesde pratiques sportives à dispenser dans les cinqheures hebdomadaires obligatoires d’EPS : l’uneenseignée dans le cadre des séances d’EPS, re-présente le minimum culturel à acquérir durant(1) Premier ministre et Haut Comité des sports, op. cit.,

p. 34.(2) Ibid., p. 21.(3) « Vers la jeunesse de demain… », op. cit., p. 8.(4) François Vigneau, Les Espaces du sport, Paris, PUF, 1998 ;

Pierre Arnaud, « Repères pour une histoire des politiquesd’équipements sportifs », Spirales, 5, 1992, p. 17-23.

(5) Pour une analyse du processus ayant abouti à cette obli-gation, voir Jean-Luc Martin, op. cit., p. 17-74 ; Michaël Attaliet Jean Saint-Martin, op. cit., p. 105-110.

(6) Jean-Luc Martin, « Du projet politique aux instructionsofficielles d’EPS en France », Revue STAPS, 18 (42), février 1997,p. 49.

(7) Premier ministre et Haut Comité des sports, De l’air…pour vivre !, Paris, Institut pédagogique national, 1964.

(8) Michaël Attali et Jean Saint-Martin, op. cit., p. 91-104.

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la scolarité – il s’agit d’initier tous les élèves auxrudiments des pratiques sportives –, et l’autre,beaucoup plus ambitieuse, envisage d’entraînerles élèves aux pratiques compétitives au sein dela demi-journée de sport. Elle impose égale-ment aux enseignants d’EPS de préparer etd’organiser des compétitions sportives, orien-tation confirmée par la circulaire du 25 juillet1961 qui autorise l’intervention de conseillers etéducateurs des associations extrascolaires envue de s’assurer d’un enseignement fidèle auxpréceptes sportifs. Reprenant l’initiative de LéoLagrange en 19371, le brevet sportif populaire,conçu comme un véritable passeport d’une pra-tique de masse est renforcé, et ce dans un espritsportif plus marqué. La circulaire du 21août1962 représente ainsi une étape supplémentaireen définissant « les conditions générales danslesquelles seront organisées l’initiation, l’en-traînement et la compétition sportive [ainsique] des directions particulières en vue d’uneadaptation des emplois du temps aux exigencesde l’organisation sportive ».

La réorganisation induite par ces nouveauxtextes bouleverse l’enseignement d’une EPSdispensée désormais uniformément dans lesétablissements scolaires secondaires à tous lesélèves. Si l’initiation doit trouver sa place dansles deux heures hebdomadaires obligatoires sousla forme d’un « enseignement des gestes sportifsles plus caractéristiques », afin de développer lapolyvalence, un entraînement est proposé du-rant une demi-journée en vue d’un perfection-nement. Il s’agit tout autant de préparer lesélèves aux épreuves sportives des examens sco-laires que d’organiser des « épreuves de vulga-risation sportive », afin de les confronter à l’es-sence même du sport. La spécialisation doitalors conduire à une orientation compétitiveultérieure. Celle-ci se déroulera au sein de l’as-

sociation sportive de l’établissement scolaireen reproduisant le modèle des organisations fé-dérales. L’incitation à son égard s’inscrit dansla prédilection pour l’essor d’un sport de hautniveau, visant à renforcer une élite encore raré-fiée en France. Si le développement massifd’une vie physique au service d’enjeux divers neconstitue pas une réelle nouveauté dans l’his-toire de l’EPS, l’incitation à la pratique d’unsport s’avère néanmoins remarquable. Même siles cinq heures obligatoires sont rarement ap-pliquées, il est désormais acquis que l’EPSs’enseigne dans tous les collèges et lycées à rai-son d’une moyenne horaire de deux heurestrente, et sur la base d’une modélisation sporti-ve devenue la règle. Les instructions officiellesdu 19 octobre 1967 consacrent et entérinent laformation sportive en EPS et l’inscrivent dansle champ culturel : « Les activités physiques etsportives relèvent donc certainement de notreculture ; elles contribuent en outre à l’accroîtreet à la diffuser […]. L’EPS doit être l’écho, sur leplan éducatif de l’importance croissante du sportcomme fait de civilisation. » Un septennat aainsi suffi à Maurice Herzog 2 pour intégrer lespratiques sportives à l’école et en faire un conte-nu de formation à part entière. Nul n’en discute-ra plus la réalité, comme en témoigne RolandNungesser, devenu ministre des Sports après lesévénements de Mai 68, qui assène une évidenceadmise par tous : « Notre civilisation dépendraen grande partie, dans l’avenir, des loisirsqu’elle offrira et de la manière dont nousaurons su les adapter aux nécessités sociales[…]. Le sport doit participer à l’éducation de lajeunesse, il nous faudra promouvoir les activi-tés physiques et sportives en milieu scolaire etuniversitaire 3. »

(1) Pascal Ory, La Belle Illusion. Culture et politique sous lesigne du Front populaire, 1935-1938, Paris, Plon, 1994.

(2) Si les instructions officielles de 1967 sont signées parFrançois Missoffe, ministre de la Jeunesse et des Sports, ellesportent la marque de Maurice Herzog qui a soutenu leurrédaction dès 1964.

(3) Conférence de presse du 19 juin 1968.

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Cette promotion entreprise dix ans plus tôtfait disparaître les réticences en matière desport à l’école. Pour la première fois de l’his-toire, l’ensemble d’une catégorie d’âge profited’un enseignement d’EPS sur la base d’unaccès à un domaine de la culture réservé jus-que-là à une minorité. Les mesures institution-nelles, pour être indispensables, n’en sont pasmoins insuffisantes sans l’adhésion des ensei-gnants à ce dispositif.

Le changement culturel de l’EPSAlors que l’attitude des enseignants d’EPS àl’égard du sport balançait auparavant entre mé-fiance et indifférence, la fin des années 1950 estle théâtre d’une réflexion empreinte de pragma-tisme sur les potentialités éducatives du sport,jusque-là associées essentiellement au jeu. Elleprend une importance considérable au momentoù les effectifs scolaires explosent 1, l’ensembled’une catégorie d’âges étant désormais concer-né par l’EPS. Non plus conçu comme un amu-sement agréable pour jeunes personnes issuesde l’élite sociale ou comme un simple affronte-ment lors de compétitions mettant en dangerl’intégrité physique voire morale de ses partici-pants, le sport acquiert un nouveau statut dontdépend son introduction à l’école. Dans le silla-ge du pédagogue Maurice Baquet qui publie dès1942 un ouvrage au titre évocateur, ÉducationSportive. Initiation et entraînement 2, et du socio-logue Joffre Dumazedier qui insiste sur les traitsculturels des pratiques sportives, plusieurs en-seignants d’EPS se regroupent, reprennent àleur compte ces travaux et tentent de refonderl’enseignement de leur discipline sur de nou-

velles bases. Intervenant pour la plupart à l’Éco-le normale supérieure d’EPS (ENSEPS) encharge de la formation des futurs enseignants,ils vont peu à peu essaimer leurs idées par l’in-termédiaire de la revue EP.S qui devient trèsvite la référence pédagogique de la plupart desenseignants de cette période 3. Après l’impul-sion du premier numéro en juillet-août 1950, latendance sportive s’affirme entre 1958 et 19714.L’analyse statistique fait apparaître une netteprédilection pour cinq activités : les sports col-lectifs (représentants 25,1% des articles), la gym-nastique (10,8 %), l’athlétisme (10,1%), la danse/expression corporelle (6,7 %) et la natation(4,5 %). Toutefois, il faut souligner une tendan-ce marquée à la diversification avec le traitementd’activités jusque-là étrangères à l’enseignementde l’EPS : le canoë-kayak, le patinage, l’aviron, leski nautique, le parachutisme, la plongée sous-marine ou la voile. Cette EPS recueille très viteles faveurs de la plupart des élèves dont beau-coup souhaiteraient l’augmentation horaire 5.Ce succès est d’autant plus important que peude municipalités investissent dans une politi-que de jeunesse 6. Par conséquent, l’école est lelieu principal où se pratiquent les activitéssportives de cette catégorie d’âge. On mesureici le basculement historique. Rarement l’EPSa pu se prévaloir d’un tel attrait, malgré sa po-sition secondaire dans la hiérarchie des disci-plines d’enseignement.

Dès lors, l’offre culturelle s’accroît pour desenseignants soumis à la double contrainte de

(1) Louis Cros, L’Explosion scolaire, Paris, CUIP, 1961. Pourune analyse sur la décennie, voir Antoine Prost, Histoire géné-rale de l’enseignement et de l’éducation en France. L’école et lafamille dans une société en mutation (1930-1980), Paris, NouvelleLibrairie de France, 1981, t. IV.

(2) Maurice Baquet, Éducation Sportive. Initiation et entraîne-ment, Paris, Godin, 1942.

(3) À ce titre, elle constitue un indicateur essentiel des évo-lutions en cours, souhaitant refléter les pratiques et répondreaux besoins

(4) Nous retenons cette période en raison de l’homogénéitédes mesures politiques prises en faveur de l’EPS.

(5) Les témoignages étudiés par Anne-Marie Sohn l’expri-ment abondamment malgré quelques réserves d’usage. Anne-Marie Sohn, Âge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années1960, Paris, Hachette Littératures, 2001, p. 52-55.

(6) Ibid., p. 106. Selon la même auteure, en 1961, 14 % des16-24 ans font partie d’un club sportif (ibid., p. 116).

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s’adapter aux désirs qui s’expriment et de pré-parer aux loisirs physiques et sportifs de l’âgeadulte. La place donnée au ski paraît à ce titreemblématique et entre en résonance avec lespriorités institutionnelles. En proposant lesservices d’un personnel d’encadrement spécia-lisé et du matériel adapté, en octroyant des sub-ventions, le secrétariat d’État à la Jeunesse etaux Sports invite les enseignants à sortir del’école. Ceux-ci y répondent avec un certainenthousiasme : de nombreux départements or-ganisent des « jeudis de neige », la plupart desétablissements des départements montagneuxconsacrent leur demi-journée de plein air à lapratique du ski, et des classes à horaires aména-gés sont créées 1. Les classes de neige, conçuesen 1953, connaissent leur véritable essor en1959, confirmant les profondes modificationsd’un enseignement longtemps étranger à cetteactivité. Alors que, jusqu’à cette date, 5 500 élè-ves étaient concernés, en 1959, ils sont 7 500,en 1960 leur nombre passe à 12 000 pour at-teindre les 35 000 cinq ans plus tard 2. Pendantun mois, les élèves sont initiés à des activités so-cialement peu répandues et dont la maîtriseconstituera un socle de compétences leur per-mettant dans l’avenir une pratique autonome.Cette situation correspond à une véritable ré-volution culturelle des pratiques professionnel-les en EPS.

Jamais le groupe des enseignants d’EPS n’aeu une telle affinité sportive et jamais l’infor-mation pour la transmettre n’a été aussi préciseet accessible que durant cette décennie. Reje-tant à la marge toute proposition alternative,

les tenants du sport font preuve de convictionet agrègent la quasi-totalité de la communautéà leurs positions. En reprenant les axes fonda-mentaux des réformes scolaires de cette période,telle l’exigence d’une ouverture de l’école sur lavie extérieure, la préparation des futures élitesou la nécessité d’une socialisation précoce, ilss’assurent une audience importante. Ils per-mettent également l’adhésion aux projets qu’ilspromeuvent par l’intermédiaire d’expérimen-tations modifiant les habitudes éducatives 3.Malgré une situation jusqu’alors défavorableet à cause de l’importance des verrous profes-sionnels limitant chez les autres catégoriesd’enseignants les possibilités de changements,les enseignants d’EPS sont vraisemblablementles plus en adéquation avec la philosophie de laréforme de l’enseignement menée par JeanBerthoin depuis le 6 janvier 1959 4. Ils font deleur discipline le terrain d’expression d’un bou-leversement inédit en rapprochant, commerarement dans l’histoire, les contenus scolairesdes pratiques culturelles. La rapidité de ce pro-cessus en fait sans doute l’un des moments clésde l’évolution d’habitudes scolaires encore peuétudiées. Elle traduit la force de convictionsdes acteurs et des associations qui composentl’univers professionnel des enseignants d’EPS.

Nonobstant, le courant autoproclamé du« Sport éducatif », organisé autour de RobertMérand et soutenu par la Fédération sportiveet gymnique du travail (FSGT), s’attache àrenouveler les analyses pédagogiques au sujetdu sport en se prévalant du cadre théorique

(1) « Action du secrétariat à la jeunesse et aux sports enfaveur du développement de la pratique du ski », février 1965,p. 9.

(2) À cet effort concernant les scolaires, des mesures sontassociées pour aider les jeunes travailleurs de 16 à 25 ans parl’intermédiaire de « bourses d’initiation à la jeunesse ». Stabi-lisées autour des 2 000 entre 1955 et 1959, 3 000 bourses sontdébloquées en 1959-1960, 4 800 l’année suivante et 7 600 en1964-1965 (représentant 42 647 journées de stage). (Ibid.)

(3) Elles jalonnent les années 1960 et il serait trop long deles énumérer ici. Citons pour exemple l’expérience des répu-bliques des Sports qui connaît un succès important. Cf. Jean-François Loudcher, « Jacques de Rette et la Fédération desanimateurs des républiques des Sports », in Pierre-AlbanLebecq (éd.), Sports, éducation physique et mouvements affinitairesau XXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2004, t. I, p. 169-192.

(4) Pour une analyse précise nous renvoyons à AndréRobert, op. cit.

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marxiste 1. Loin de vouloir limiter l’éducationsportive à une simple initiation, ses protagonis-tes insistent sur l’articulation à développerentre projet de transformation sociale et for-mation scolaire. Ils insistent sur l’impossibilitéde comprendre toute activité humaine sans seréférer aux rapports sociaux et aux rapports declasse, l’école créant, dans ce cadre, les condi-tions de la démocratisation du sport, véritablehumus d’une organisation sociale rénovée. Sefondant sur le matérialisme dialectique, ce cou-rant défend la nécessité de former l’individudans et par les relations sociales dès son plusjeune âge, afin d’incorporer les moyens d’agiret de transformer la société. En EPS, la prati-que sociale se situe dans des activités sportivesqu’il s’agit d’appréhender sous les angles tech-niques et pédagogiques, mais aussi sociologi-ques, psychologiques, voire anthropologiques.S’instaure alors une dialectique entre le sportconsidéré comme une activité humaine et l’épa-nouissement de l’Homme dans le sport. La priseen compte des manifestations sociales, le respectdes données techniques et l’importance attri-buée à la compétition comme moteur de l’évo-lution s’avèrent indispensables dans le cadre decette approche philosophique. Dans ces condi-tions, les sports les plus élaborés au niveauréglementaire et technique sont privilégiés enraison des ressources diversifiées qu’ils mobili-sent chez les élèves. L’apprentissage de la viedémocratique, l’acquisition du sens de l’intérêtcollectif ou la formation civique constituent lespriorités de l’EPS nécessitant, par conséquent,de nouveaux supports d’enseignement. L’impor-tance nouvelle des sports collectifs ou des sportsde combat prend ici tout son sens. Désormais,les élèves pourront accéder à ces sports dansdes conditions de pratique proches de celle desmilieux sportifs.

De son côté, l’Amicale des élèves et anciensélèves de l’ENSEPS, qui représente l’associa-tion pédagogique reconnue comme spécialistede l’EPS, enregistre également avec satisfac-tion le changement de format de l’EPS assimiléà une « sportivisation 2 » de son enseignement.Par l’intermédiaire de stages de formation,cette amicale relaie la nécessité d’adopter uncontenu sportif et convainc tous ses adhérentsd’innover en référence à un modèle unifié.Dans un même élan, tout en reposant sur deslogiques d’action quelque peu différentes, lessyndicats de l’EPS s’impliquent égalementpour combiner éducation physique et éduca-tion sportive. Ils appellent leurs mandants 3 àreprendre à leur compte une modélisation spor-tive liée aux besoins sociaux : « [Il faut] offrir àla jeunesse scolarisée les moyens efficaces poureffectuer sa formation sportive […]. Ce qui sup-primera le dualisme du sport civil et du sportscolaire pour le jeune […]. Les activités physi-ques facultatives [constituent] le prolongementnaturel d’une éducation physique fondamentaleobligatoire ; d’une activité physique demeurantobligatoire mais d’un caractère plus extensif,dirigée vers la pratique sportive par orientationselon les goûts et les motivations des jeunes 4. »

Les préceptes pédagogiques fondés essen-tiellement sur l’apprentissage par répétitionsde techniques issues du plus haut niveau ontpour conséquence la transmission de savoir-faire directement opérationnels pouvant êtreutilisés dans de nombreuses activités sportives.Véritable éducation sportive de base, l’EPS desannées 1960 assure à tous les élèves l’acquisitionde compétences minimales applicables dans des

(1) Marianne Borrel, La Fédération sportive et gymnique dutravail (FZGT) de 1965 à 1974, Paris, L’Harmattan, 2001.

(2) Norbert Elias et Éric Dunning, Sport et Civilisation. Laviolence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994.

(3) Au début des années 1960, ils représentent plus de 90 %des enseignants en exercice. Cf. Michaël Attali, Le Syndicalismedes enseignants d’EPS, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 112.

(4) Claude Pineau (secrétaire pédagogique), Supplément aubulletin du Syndicat national de l’éducation physique, 102, janvier-février 1965.

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situations très diverses. En raison des certitu-des dues à l’existence de plans d’acquisitionstechniques, du succès du sport devenu le sym-bole de la modernité et de l’unanimité à sonégard, l’EPS adopte une rationalité pédagogi-que rassurant ses enseignants tout autant queleurs partenaires qui y voient le signe d’une ef-ficacité peu contestable sur le plan des appren-tissages. L’uniformité qui en découle, induisantde nombreuses difficultés, notamment pour lesfilles 1, intensifie un processus d’acculturationde masse d’une envergure inégalée jusqu’alorset dont les répercussions vont se ressentir surtoute une génération.

Du sport scolaire… au sport de masse

Au regard des données statistiques disponibles,les premiers bénéfices des efforts entrepris se re-cueillent à la fin des années 1960. Les effectifsdes fédérations sportives constituent la premiè-re source d’information permettant de mesurerl’accroissement de l’intérêt pour les pratiquessportives. Très vite, les effets se font sentir,comme en témoigne l’accroissement rapide deseffectifs de la Fédération française de ski, dontle nombre de licenciés passe de 113 960 en 1959à 259 107 en 1963. Toutefois, cette tendancereste limitée à quelques activités sportives et lesadhérents de l’ensemble des fédérations aug-mentent de 9,2 % entre 1958 et 1967. Si ce chif-fre peut paraître significatif, il ne doit pas faireoublier la faiblesse des effectifs durant les an-nées 1950. C’est donc bien après 1967 qu’il fautsituer l’influence des transformations de l’EPSsur les pratiques sociales. Conséquence du dé-veloppement des études sur les pratiques cultu-relles de la population française initiées par

André Malraux et Pierre Massé 2, la premièreenquête sur les pratiques de loisirs est publiée en1967 et sera suivie au cours des années 1970 d’unesérie de travaux 3. Selon l’enquête, 34,4 % deshommes et 22,5 % des femmes de plus de 14 ansdéclarent pratiquer régulièrement un sport 4,tandis que 38 % d’entre eux affirment avoir pra-tiqué au moins une activité sportive. L’absencede données précises sur la période précédenterend la comparaison délicate. Il n’en demeurepas moins que ces chiffres reflètent une avancéenotable du phénomène sportif en France, cedont témoignent également les recoupementspour les années 1944-1958 5. La progressionest d’autant plus évidente qu’en 1974, 48,8 %des Français disent pratiquer un sport. Ce chif-fre masque un plus fort accroissement encore,puisque l’enquête de 1974 n’interroge que lesplus de 18 ans, alors que celle de 1967 avait élar-gi le spectre d’étude aux individus âgés de plusde 14 ans.

En outre, la majorité des nouveaux prati-quants a moins de 25 ans en 1967 et moins de30 ans en 1974, suivant en cela la courbe de la dé-mocratisation scolaire. Toutes les études statisti-ques montrent la corrélation du niveau d’étudeavec les taux de pratique sportive 6. En effet, ceuxqui quittent l’école prématurément (ouvriers,employés, etc.) font peu de sport et le taux d’aban-don est d’autant plus faible que la scolarité estlongue. Si le sport reste une activité sociologi-

(1) Michaël Attali et Jean Saint-Martin, « Les oubliées de ladémocratisation scolaire de l’éducation physique française(1959-1967) », in Jean Saint-Martin et Thierry Terret, Sport etGenre, t. III : Apprentissage du genre et institutions éducatives,Paris, L’Harmattan, 2005, p. 207-226.

(2) Augustin Girard, « Les enquêtes sur les pratiquesculturelles », in Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli,Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 297.

(3) Pascal Guarrigues, « Évolution de la pratique sportivedes Français de 1967 à 1988 », Les Collections de l’INSEE, M, 134,octobre 1988.

(4) Pierre Le Roux, « Les comportements de loisirs desFrançais », Les Collections de l’INSEE, M 2, 24, juillet 1970 ;Pierre Debreu, « Les comportements de loisirs des Français »,Les Collections de l’INSEE, M 25, 102, août 1973.

(5) Marianne Amar, op. cit., p. 68-70.(6) Voir, notamment, ministère de l’Équipement et du

Logement, L’Étude prévisionnelle sur les comportements de loisirs.Rapport de synthèse, Paris, Cerau-Cinam, juin 1969, p. 8.

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quement segmentée ne concernant pas l’ensem-ble de la population, son bassin de recrutements’élargit toutefois en raison de l’augmentationde personnes scolarisées qui restent son publicessentiel durant les années 1970. Au côté des ca-dres supérieurs et des professions libérales quidemeurent un public captif, l’ensemble des pro-fessions intermédiaires accède désormais à unepratique régulière. Enfin, les femmes sont deplus en plus concernées par cette pratique,même si le sport reste une citadelle masculine 1,et leur part effective, inférieure à celle des hom-mes 2. On peut y voir une évolution des mœurset une conséquence de l’allongement de la sco-larité durant laquelle la nouvelle EPS concernetous les publics.

Les enquêtes effectuées entre 1967 et 1975fournissent des indices importants sur les sportsles plus répandus. Si la voile, le golf ou l’alpinis-me restent l’apanage des élites sociales, nuldoute que l’athlétisme, la natation, la gymnasti-que, le judo, les sports collectifs et le ski sont in-vestis par les professions intermédiaires. Leurdomestication par les classes moyennes prend icitout leur sens et il faut souligner l’analogie avecles activités dominantes dans l’enseignement del’EPS des années 1960. Ce sont essentiellementles sports de développement individuel et de-mandant des savoir-faire particuliers qui con-naissent une expansion. En ayant contribué à cemouvement, l’EPS conduit à un allongement dela durée de vie sportive. Du fait de l’exclusiond’activités nécessitant un matériel onéreux oudes équipements spécifiques, les anciens élèvesdevenus adultes maintiennent un investissementimportant situant l’influence de l’EPS dans lesdésirs de pratique.

Entre 1971 et 1982, les adultes se retrouventdans les fédérations olympiques comme nonolympiques qui connaissent une augmentationmoyenne du nombre de licenciés respective-ment de 72,58 % et 215,16 %. Alors que 6,43 %des Français étaient licenciés en 1960, ils sont10,52 % en 1970 et 18,55 % en 1981. Si on nepeut négliger les efforts faits par les fédérationspour attirer le plus grand nombre de prati-quants, leur adhésion dépend principalementde l’intérêt préalablement structuré. Affiliationvolontaire en faveur d’une pratique, l’augmen-tation de l’adhésion fédérale traduit la tendancemarquée de continuer les pratiques commen-cées à l’école. Certaines fédérations commecelle de hand-ball ne s’y trompent d’ailleurs pasen développant, à partir de cette période, desprogrammes de promotion auprès des ensei-gnants.

Si, dans un premier temps, les sports tradi-tionnels recueillent les fruits d’une formationinitiale désormais adaptée, à partir du milieudes années 1970, on note une orientation versde nouveaux sports. Les chiffres restent toute-fois insuffisants pour prendre la mesure d’unphénomène en expansion. Une tendance nettese dessine cependant en vue de se démarquerde la culture dominante dont l’école représentele lieu d’élaboration. Les pratiques sportivesn’y échappent pas et, ce faisant, voient unediversification des modalités d’investissement.Marquée par le développement d’une culturejeune au cours des années 1960, cette situationaboutit, pour les amateurs de sport, à la recher-che de pratiques distinctives correspondant àun nouveau style de vie 3. Ce mouvement peutégalement être mis en lien avec le retour dusujet 4. Se détournant du ski traditionnel qui

(1) Thierry Terret (dir.), Sport et Genre, t. I : La conquêted’une citadelle masculine, Paris, L’Harmattan, 2005.

(2) Catherine Louveau et Annick Davisse, Sport, école, société.La différence des sexes, Paris, L’Harmattan, 1998.

(3) Paul Yonnet, Jeux, modes et masses, 1945-1985, Paris, Gal-limard, 1985, p. 95.

(4) Pascal Ory, L’Entre-deux-Mai. Histoire culturelle de laFrance (mai 1968-mai 1981), Paris, Seuil, 1983.

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leur a permis d’acquérir des habiletés techni-ques, les anciens adolescents devenus de jeunesadultes les réinvestissent dans les glisses alter-natives afin de développer un nouveau rapportà l’espace et au temps. Dans le même ordred’idée, peut-on imaginer le développement sansprécédent d’une activité comme l’escalade 1 à lafin des années 1970 sans un minimum de prére-quis inexistants jusqu’alors. Véritable phéno-mène social, elle s’inscrit dans un contexte cul-turel qui trouve son origine dans l’appropriationd’une culture sportive amorcée durant lesannées 1960. Caractérisées le plus souvent parleur différence, les nouvelles pratiques ne sonttoutefois pas en rupture avec les activités tradi-tionnelles. En effet, il paraît difficile de pouvoirpratiquer le surf ou la planche à voile sans pos-séder une culture sportive de base permettantde pénétrer ces nouveaux territoires sportifs.Sans l’apprentissage de la natation à l’école, ledéveloppement des classes de neige ou l’acqui-sition d’habiletés techniques potentiellementapplicables, l’essor, durant les années 1970, detoute une série de sports aurait été ralenti 2. Sil’enseignement de l’EPS reste pour un tempsimperméable aux activités de plein air quideviendront le symbole du nouvel esprit souf-flant sur les pratiques sportives des années1970, il en est toutefois à l’origine et en cons-titue le lieu de leur gestation. Derrière desapparences libertaires et subversives, la socia-bilité développée dans ces nouvelles activitésreprend certains principes anciens. L’autoges-tion paraît, par exemple, un principe cardinal,mais elle est liée à une réglementation propre

au groupe concerné et volontiers exigeante. Lapratique elle-même repose sur une excellencetechnique reproduisant celle en vigueur dansles activités traditionnelles enseignées à l’école.En cela, l’EPS peut être considérée commeune matrice générationnelle en matière d’habi-tudes et de comportements sportifs.

L’élan du futur

Les sportifs pratiquant en masse le jogging ouinvestissant les salles de sport durant les années1970 confirment le postulat de l’inexistence desgénérations spontanées 3. Souvent assimilé auxconséquences de Mai 68 et au nouvel esprit dutemps, ce phénomène devient effectif durant ladécennie précédente. La convergence de ladémocratisation scolaire et des bouleversementsde l’EPS a donc été un moment fondateur del’assimilation sociale du sport. L’intérêt nouveaupour cette discipline et la métamorphose de sonenseignement conduisent alors l’EPS autant àpréparer qu’à accompagner cette mutation cul-turelle. En diffusant des valeurs promues, enparticulier par les responsables politiques 4, entransmettant des prérequis, les enseignantsd’EPS contribuent à démocratiser les activitéssportives et participent à leur évolution. Dansle cadre de formes de travail renouvelées quilaissent davantage de place au temps libre etd’une expansion économique facilitant la con-sommation de loisirs, le rôle de l’école se révèle,de fait, décisif. L’institution scolaire participe àune mutation sociale, tant dans l’intérêt quepeuvent avoir les Français(es) pour le sport quedans le désir de le pratiquer. Sans un volonta-risme sportif conduisant à une acculturation de

(1) Alain Loret, Génération glisse, Paris, Autrement, 1995.(2) Il faut à ce titre souligner l’origine anglo-saxonne d’un

grand nombre de ces nouvelles pratiques qui ont inscrit à leurprogramme scolaire la formation sportive dès la fin du 19e siè-cle (Richard Holt, « Premiers Sports », in Alain Corbin (dir.),Histoire du corps, t. II : De la Révolution à la Grande Guerre, Paris,Seuil, 2005, p. 331-348). Leur succès auprès des jeunes Françaisest d’ailleurs lié au mythe américain qu’elles véhiculent.

(3) William Strauss et Neil Howe, Generations. The Historyof America’s Future, New York, Quil William Morrow, 1991.

(4) Certains dénonceront d’ailleurs l’instrumentalisationpolitique du sport par le régime gaulliste. (Voir, notamment,Michel Bernard, « Politique gaulliste des sports et des loisirs »,Partisans, 43, 1968, p. 99-111)

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masse, il fait peu de doute que l’ampleur duphénomène aurait été différente et que la péné-tration du sport s’en serait trouvée modifiée.

L’enseignement obligatoire de l’EPS peut àce titre être considéré comme marqueur etpasseur 1 d’une nouvelle culture qui imprimedurablement la société française. Par un « pro-cessus de capillarité sociale 2 », les jeunes ayantété formés à l’école de l’EPS diffusent au coursdes années 1970 des habitudes, des comporte-ments, des manières qui font du sport au mitandes années 1980 l’un des loisirs les plus répan-dus 3. L’éducation par le sport peut dès lors êtreconsidérée comme un élément d’identité indé-fectiblement lié à la génération des baby boomersaujourd’hui proches de l’âge de la retraite etdont l’intérêt pour le sport ne se dément tou-jours pas 4…

Maître de conférences à l’université Grenoble-I, Michaël Attalimène ses travaux au sein du Centre de recherche et d’innova-tion sur le sport (EA 647, université Lyon-I) et du laboratoireSport et Environnement social (EA 3742, université Grenoble-I).Il est l’auteur des ouvrages suivants : Le Syndicalisme desenseignants d’éducation physique (1945-1981) (L’Harmattan,2004) et L’Univers professionnel des enseignants d’éducationphysique (1940 à nos jours) (Vuibert, 2006). Il a publié en colla-boration L’Éducation physique de 1945 à nos jours. Les étapesd’une démocratisation (Armand Colin, 2004) et Le Sport et sesvaleurs (La Dispute, 2004). ([email protected])

Maître de conférences à l’université Lyon-I, Jean Saint-Martin mène ses recherches au sein du Centre de rechercheet d’innovation sur le sport (EA 647, université Lyon-I). Il estl’auteur de L’Éducation physique à l’épreuve de la Nation (1918-1939) (Vuibert, 2005) et, en collaboration Éducations physi-ques françaises et exemplarités étrangères entre 1815 et 1914(L’Harmattan, 2003) et L’Éducation physique de 1945 à nosjours. Les étapes d’une démocratisation (Armand Colin, 2004),([email protected])

(1) Nous reprenons l’expression de Jean-François Sirinelli,« Les années 1960, première manière », in Jean-Pierre Riouxet Jean-François Sirinelli, Histoire culturelle de la France. Letemps des masses, le vingtième siècle, Paris, Seuil, 1998, p. 304.

(2) Jean-Pierre Rioux, « Conclusion », in Jean-Pierre Riouxet Jean-François Sirinelli, op. cit., 2002, p. 439.

(3) Selon l’enquête menée en 1985, 73,8 % des Françaisdéclarent pratiquer un sport. (Paul Irlinger, Catherine Lou-veau et Michèle Métoudi, Les Pratiques sportives des Français,Paris, INSEP, 1987)

(4) Alors que les sportifs âgés de 55 à 75 ans étaient peunombreux jusque-là, une récente enquête montre que 80 %d’entre eux ont une activité sportive. (Patrick Mignon et GuyTruchot (coord.), Les Pratiques sportives en France, Paris, Minis-tère des Sports/INSEP, 2002, p. 46)

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