Le Regard Vide - Jean-francois Mattei

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  • 5/28/2018 Le Regard Vide - Jean-francois Mattei

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    Flammarion

    JEAN-FRANOIS MATTI

    Essai sur lpuisementde la culture europenne

    LE REGARD

    VIDE

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    Essai sur l'puisementde la culture europenne

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    JEAN-FRANOIS MATTI

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    Essai sur l'puisementde la culture europenne

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    Flammarion, Paris, 2007ISBN : 978-20821-0589-7

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    Du mme auteur

    L'tranger et le Simulacre. Essai sur la fondation del'ontologie platonicienne, PUF, pimthe , 1983.

    La Mtaphysique la limite. Cinq essais sur Heidegger,

    avec Dominique Janicaud, PUF, pimthe , 1983.L'Ordre du monde. Platon, Nietzsche, Heidegger, PUF,1989.

    La Naissance de la raison en Grce, direction, PUF, 1990 ; Quadrige , 2006.

    Les uvres philosophiques, direction du volume III del'Encyclopdie philosophique universelle, PUF, 1992.

    Pythagore et les pythagoriciens, PUF, 1993; 3e

    ditionrevue et corrige, 2001.Platon et le miroir du mythe. De l'ge d'or l'Atlantide,

    PUF, Thmis Philosophie , 1996 ; Quadrige , 2002.Albert Camus et la philosophie, avec Anne-Marie Amiot,

    PUF, Thmis Philosophie , 1997.Le Discours philosophique, direction du volume IV de

    l'Encyclopdie philosophique universelle, PUF, 1998.La Barbarie intrieure. Essai sur l'immonde moderne,

    PUF, 1999 ; 3e dition augmente, PUF, 2002 ; Prix duCardinal Mercier 2001 de l'universit de Louvain ; Quadrige , 2004.

    Philosopher en franais, direction, PUF, 2000.Heidegger et Hlderlin. Le Quadriparti, PUF, pim-

    the , 2001.Civilisation et Barbarie. Rflexions sur le terrorisme

    contemporain, avec Denis Rosenfield, PUF, 2002.Heidegger et l'nigme de l'tre, direction, PUF, 2004.De l'indignation, La Table Ronde, 2005.

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    Nietzsche et le temps des nihilismes,direction, PUF, 2005.Platon,PUF, 2005.La Rpublique brle-t-elle ?, avec Raphal Dra, Michalon,

    2006.La Crise du sens, Nantes, ditions Ccile Defaut, 2006.L'nigme de la pense, Nice-Paris-Montral-Genve, Les

    Paradigmes, 2006.

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    Il entrait successivement dans toutes les boutiques, nemarchandait rien, ne disait pas un mot, et jetait sur tous lesobjets un regard fixe, effar, vide.

    Edgar Poe,L'Homme des foules.

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    Prologue

    LE REGARD LOIGN

    La crise de la culture europenne est devenue unthme majeur de la pense du XXe sicle et a t dclinesur tous les tons par ceux que l'on a qualifis ironique-ment, mais non sans justesse, de dclinologues . Onpeut y dceler le constat d'une dcadence, comme chezSpengler pour qui une culture meurt quand l'me a atteintle sommet de ses possibilits, ou l'aveu d'un renonce-ment, comme chez Apollinaire qui, au premier versd'Alcools, se lanait lui-mme cette apostrophe : lafin, tu es las de ce monde ancien ! La critique a t

    juge conventionnelle, excessive et de peu d'effet sur lamarche du temps. En outre, elle s'est vue souvent dnon-ce comme un combat d'arrire-garde par ceux qui serclament d'une autre culture ou d'une contre-culture,voire d'un arc-en-ciel multiculturel dans lequel devraitse fondre, l'heure de la mondialisation, l'ensemble descultures traditionnelles.

    Il est pourtant troublant de constater que cette critiqueinterne, l'heure o l'Union europenne essaie de dfinirson identit mais choue se doter d'une Constitution, adomin la pense du sicle prcdent, de Paul Valry etJos Ortega y Gasset Walter Benjamin et Theodor

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    Adorno, de Freud et Husserl Albert Camus et HannahArendt, ou plus rcemment, de Marc Fumaroli AlainFinkielkraut. Ces auteurs d'horizons divers ne se sontpas contents de mettre en cause l'tat prsent de laculture, ou de l' aprs-culture , pour reprendre le motde George Steiner1. Ils ont fait apparatre l'puisementdes principes qui la commandaient, ce que Valry appe-

    lait ses noyaux pensants , au point que cette crise del'esprit, amplifie par la Premire Guerre mondiale, avaitentran aux yeux du pote l'agonie de l'me euro-penne 2. Vingt ans et une guerre plus tard, Valryn'hsitait pas avancer qu' il n'est pas impossible quenotre vieille et richissime culture se dgrade au dernierpoint en quelques annes3 . La gnalogie des critiques

    de la culture, que j'entendrai, en premire approche,comme l'ensemble des symboles, des codes et des uvresd'une civilisation, est cependant plus ancienne. Elle atrouv son censeur le plus svre chez Nietzsche, quandil mettait au jour les formes caches de dcadence, d'pui-sement et de maladie d'un temps qui sombrait dans la non-culture (Unkultur)et le nihilisme. Un sicle plus

    tt, Rousseau n'avait pas hsit dnoncer, en pleinepoque des Lumires, les lettres, les sciences et les artsd'une civilisation qui, loin de permettre l'homme de seconnatre, ne faisait que le corrompre. Le diagnostic dudclin de l'Europe ne date donc pas d'aujourd'hui, et l'on

    1. G. Steiner, Dans le chteau de Barbe-Bleue. Notes pour une redfinitionde la culture(1971), Paris, Gallimard, 1986, p. 67. Le premier titre en taitLa Culture contre l'homme.

    2. P. Valry, La Crise de l'Esprit, Premire Lettre (1919), uvres I,Paris, Gallimard, Bibliothque de La Pliade, 1957, p. 990.

    3. P. Valry, L'Amrique, projection de l'esprit europen (1938),Regards sur le monde actuel et autres essais (1945), uvres II, Paris,Gallimard, Bibliothque de La Pliade, 1960, p. 989.

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    ne peut ngliger ces analyses ou rejeter ce que Valryentendait dans le mme texte comme l'illusion perdued'une culture europenne .. Que ce dclin, ce dprisse-ment ou cette agonie soit une vrit ou une erreur, nous nesaurons en dcider d'emble sans poser la question de laralit de notre culture et nous interroger sur l'identit del'Europe.

    La critique de l'identit

    Il est difficile de parler d'identit dans le domaineculturel, et, plus encore politique, sans s'attirer lesfoudres de ceux qui mettent en doute la pertinence de

    cette notion. Elle menacerait en effet d'exclure, en impo-sant des normes arbitraires, les socits qui ne les par-tagent pas ds lors qu'elles relvent d'autres cultures. Laconfrontation des cultures soulve ainsi de faon prjudi-cielle, non pas la question de leur crise, mais celle deleur critique. Claude Lvi-Strauss fait remarquer en cesens que, dans l'ordre anthropologique, toute utilisation

    de la notion d'identit commence par une critique decette notion1 . Cette approche distancie remet en causel'affirmation immdiate de l'identit d'une culture aumme titre que celle de l'identit d'une personne.La question Qui suis-je ? reste aussi indcise que laquestion Que sais-je ? , et Montaigne n'a eu d'autreprtention que de peindre en lui, non pas l'tre, mais le

    passage d'une humeur l'autre. J'admets donc volontiersqu'il n'existe pas d'identit substantielle d'une culturedont les acteurs pourraient disposer sans prcaution,

    1. Cl. Lvi-Strauss, L'Identit, sminaire du Collge de France 1974-1975, Paris, PUF, 1983, p. 331.

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    qu'elle soit europenne ou exotique. En toute rigueur, lanotion d'identit ne caractrise que les ides platoni-ciennes qui sont en soi et par soi, dans leur puret onto-logique, comme la beaut du Banquet unie elle-mmedans l'unicit de sa forme. La catgorie abstraite duMme, dont Platon montrait qu'elle concerne toutes lescatgories du langage dans leur fonction spcifique, est

    une forme fixe laquelle la pense se rfre toutmoment, mais qui s'applique difficilement aux actions etaux uvres d'un monde vou au changement.

    Je ne crois pas, pour autant, que l'identit soit une notioninoprante pour assurer la ralit de ce dont on parle,comme le montrent, leur corps dfendant, ses adversairesqui sont contraints d'identifier l' identit , parmi lesnotions dont elle se distingue, pour en critiquer l'usage. Ence qui concerne la culture, on ne peut viter de rassemblerles traits communs d'une civilisation en un foyer uniquedont l'identit, dfaut d'tre substantielle, serait nan-moins virtuelle, comme le reconnat Lvi-Strauss. L'anthro-pologue reformule de faon rigoureuse la question de laculture quand il indique que l'identit est une sorte defoyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous rf-rer pour expliquer un certain nombre de choses1 , sanspour autant qu'elle possde une existence relle. La raisonen est simple. Qu'une culture ou une civilisation, commetoute ralit, soit sujette au changement du fait qu'elle estsoumise au temps, n'entrane pas que ses uvres soientdnues de formes de convergence qui chappent auxforces de dispersion. Paul Hazard dcouvrait en ce sensdans l'Europe, en la distinguant des autres continents, lesentiment d'un privilge qui lui appartient en propre, d'uneoriginalit que toute comparaison renforce en raison des

    1. Cl. Lvi-Strauss,L'Identit, op. cit., p. 332.

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    traits dominants de [sa] conscience qu'il discernait dansson besoin d'invention, sa passion de la dcouverte et sonexigence de critique qui la pousse une recherche infinie1.

    Nous nous heurtons ici une difficult logique, doted'une incidence anthropologique, lorsque nous admettonsqu'il est ncessaire de prserver la diversit des culturespuisque notre comprhension de l'homme implique celle

    de la multiplicit de ses manifestations sociales. Cettediversit est donc un fait dont on peut dire, avec Kant,qu'il est un fait de la raison dans la mesure o il provoquele penseur, ethnologue, sociologue ou philosophe, mettreen perspective toutes ces particularits pour en saisir ladimension universelle. Mais si toutes les cultures sontbien humaines ou, comme on le disait l'poque de la

    controverse de Valladolid, si les Indiens ont bien uneme, il faut admettre que leurs diffrences ne peuventtre tudies qu' partir de la connaissance de leur iden-tit. On n'chappera pas cette ncessit logique qui estaussi une obligation morale : je ne peux reconnatre l'autrecomme diffrent qu' la condition d'affirmer cette diff-rence sur le fond de son identit propre que je mets en

    relation avec la mienne. Prserver la diversit culturelle,comme le demandent les anthropologues, revient prser-ver l'identit des cultures. Si je regrette que les Inuitsoient absorbs par le mode de vie nord-amricain, ycompris dans la production des objets culturels qui fontle bonheur des galeries canadiennes, c'est parce que jesuppose qu'ils possdent une identit protger ; eux-

    mmes en sont d'ailleurs aussi conscients que les ethno-logues. On peut jouer sur les mots et prtendre que ladfense de la culture inuit est une prservation de sa

    1. P. Hazard, La Crise de la conscience europenne 1680-1715 (1935),Paris, Gallimard, 1968 ; Fayard, 1961, tome II, p. 295-296 et p. 300-301.

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    diffrence , une telle diffrence, dont l'anthropologueoccidental prend conscience par rapport ses proprescatgories culturelles, n'est rien d'autre que son iden-tit . Et cette identit, pour tre vcue, dfaut d'trethorise par le peuple concern, est une identit qui serapporte elle-mme et non au regard de l'ethnologue,lequel n'est pas un Inuit comme Margaret Mead n'tait

    pas une Arapesh de Nouvelle-Guine.D'autre part, s'il existe bien des invariants structurauxdans les cultures, comme l'ont tabli les travaux deClaude Lvi-Strauss, on doit convenir que ces structures,dont les populations indignes sont inconscientes, dter-minent pourtant leur identit vcue. Cette dernire n'arien de contradictoire dans la mesure o elle ne se figepas, au cours de son volution historique, en une identitferme sur elle-mme qui n'est jamais qu'une reconstruc-tion tardive et artificielle. Il me parat donc videntqu'aucune identit n'est substantielle, qu'aucune culturen'est insulaire et qu'aucune socit n'est close. Mais uneculture peut dvelopper des capacits d'identification travers les uvres qu'elle cre, les coutumes qu'elleimpose et les croyances qu'elle permet, au point queceux qui participent de cette culture la reconnaissentcomme telle et se reconnaissent entre eux. Dcouvriraujourd'hui, ou faire mine de dcouvrir, que l'altrit estconstitutive de l'identit et que l'Autre creuse de l'int-rieur le Mme comme le Mme creuse l'Autre en retour,c'est oublier ce que les premiers explorateurs des socitsexotiques avaient dcouvert depuis des sicles, de LasCasas Jean de Lry, pour ne pas remonter Hrodoteou Platon.

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    Le procs d'identificationComme la question du droit la diffrence est devenue

    aujourd'hui imprative, dans le domaine de la vie poli-tique et dans le champ des sciences humaines, elle tend occulter celle du droit l'identit. Nous le voyons dansl'appauvrissement actuel des valeurs europennes dont le

    faux universalisme se rduit, comme le dnonce PierreManent, une ouverture l'Autre qui fait que nousne mentionnons alors l'Europe que pour l'annuler . Dslors, nous n'avons pas d'existencepropre, nous ne vou-lons pas, nous ne voulons d'aucune faon, qui seraitncessairement particulire, d'un tre propre1 . Tel estbien le problme de cette appropriation de l'identit euro-

    penne qui ne se pose curieusement pas pour les autrescultures. Jean-Marc Ferry, par exemple, refuse d'inscrirela culture de l'Europe dans ce qu'il dnonce comme une identit identitaire hrite de son histoire2. On voitmal, cependant, qu'une identit puisse devenir altri-taire au point de ne pas identifier les hommes qui serclament d'un mme partage linguistique et culturel.

    Leur identit commune ne se rduit pas un hritageimpos qui interdit tout projet d'avenir et n'implique pasque l'on jette une ombre sur le processus d'identificationpermis par la culture concerne. Au fond, la critique del'identit se heurte toujours la mme difficult. Ceuxqui craignent qu'une identit revendique se replie surelle-mme dans le renoncement ses altrits, en

    1. P. Manent, La Raison des nations. Rflexions sur la dmocratie enEurope,Paris, Gallimard, 2006, p. 93. Soulign par l'auteur.

    2. J.-M. Ferry, Sur le sens philosophique de l'Europe politique , inN. Weill (dir.), Existe-t-il une Europe philosophique ?, 16e Forum LeMondeLe Mans, Presses Universitaires de Rennes, 2005.

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    d'autres termes, dans l'exclusion des autres identits,mettent en accusation l'acte d'identification que ralisela culture, en durcissant arbitrairement ses caractres.C'est l se laisser prendre au pige des mots. L'identithumaine n'est pas un principe immuable comme enlogique o A est identique A, en ontologie o l'tre estl'tre, et en thologie o Dieu est Dieu ; elle est un mou-

    vement dynamique d'intgration des singularits en unmme espace symbolique que les protagonistes identifientsans difficult. Je peux goter la spcificit de la musiquefranaise, celle d'un Gounod, d'un Ravel ou d'unDebussy, sans la confondre avec la musique allemanded'un Schumann, d'un Beethoven ou d'un Mahler, et sansexclure celle-ci sous prtexte de rester fidle celle-l.

    Contre toute vraisemblance, et en dpit de l'volutiond'une culture europenne enrichie par ses divers apportshistoriques, on fait comme si l'expression de son identitmenaait les autres identits culturelles. Ce qui est en jeu,dans ce dbat acadmique dont les uvres vivantes sontabsentes, c'est la compatibilit thorique du Mme et del'Autre. Nul n'ignore que la critique contemporaine s'estplace rsolument du ct de l'Autre, en hypostasiant cettecatgorie de langue au mme titre que ses adversaireshypostasient, selon elle, la catgorie du Mme. On se faitalors une idole de l'altrit pour se dfaire d'une identitque l'on a pralablement statufie afin de mieux la briser.En dcomposant l'identit identitaire , Jean-Marc Ferrypropose de distinguer trois nouvelles formes d'identit,qu'il qualifie de narrative , d' argumentative , et de reconstructive . La premire tiendrait au rcit qui pro-cure son identit un homme ou un peuple. La deuximeconsisterait en une argumentation qui justifie l'impositiond'un raisonnement autrui lors d'une discussion, ou d'unesanction lors d'un jugement. La troisime, sous la forme

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    d'une reconstruction, combinerait les prcdentes en per-mettant chacun de revenir vers soi, et donc d'inscrire savie dans un rcit continu, tout en reconnaissant, de faoncritique, les torts qu'il a envers l'autre. Nous serions enprsence d'une identit de type dialectique tourned'abord vers soi, puis vers autrui et, en dernire instance,retourne vers soi tout en librant l'autre de sa dpendance.

    Cette distinction ne fait que reprendre, sous une phra-sologie nouvelle, ce que la tradition philosophique etreligieuse de l'Europe avait mis en vidence de Platon etsaint Paul Montaigne, Rousseau ou Hegel. Le regardd'identification soi ne peut s'apprhender que s'il ren-contre le regard d'identification de l'autre. La croise desdeux regards rvle en effet, dans la tension qui les anime,

    l'identit de chacun dans la reconnaissance de l'identitde l'autre qui est permise par la mdiation de la premire.Quelle que soit ma culture, je ne m'apprhende jamaisqu' travers le regard d'autrui. Le sociologue Georg Simmelremarquait ainsi, en analysant la relation paradoxale d'untranger avec une population dont il ne partage pas lalangue, que la distance l'intrieur de la relation signifie

    que le proche est lointain, mais le fait mme de l'altritsignifie que le lointain est proche1 . Il en rsulte que lescritiques adresses uneidentit crispe, rduite arbitrai-rement une construction abstraite, sont non avenues tantqu'elles la confondent avec ce que j'appellerai uneidentitsereinequi unit, dans la rciprocit des regards changs,le proche au lointain.

    Je crois donc possible d'envisager les formes propres dela culture europenne sans craindre de figer son identit

    1. G. Simmel, Digression sur l'tranger (1908), in Y. Grafmeyer etI. Joseph,L'cole de Chicago, Paris, Aubier, 1984 et Champs-Flammarion,2005.

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    dans je ne sais quel muse de cire qui aurait oubli, enfaonnant ses personnages, de leur donner un regard et deles doter d'une me. Lorsque Swann contemple le petitpan de mur jaune de Vermeer ou coute le motif de lasonate de Vinteuil, il prouve le sentiment immdiat queces uvres librent une spcifique et volatile essence que le narrateur de laRechercheidentifie aux tats de son

    me. La petite phrase musicale ou le petit pan demur pictural possdent une identit vivante qui n'est nide l'ordre du rcit, ni de l'ordre de l'argument ou de lareconstruction, mais de l'ordre d'une temporalit sereinequi jouit, dans la distance qui la relie son objet proche,d'une plnitude acheve. En mme temps, elle rvlel'identit vcue du spectateur ou de l'auditeur en renouant

    les liens oublis de son histoire. Ds qu'il entend les cinqnotes de la petite phrase, Swann pressent que le motif deVinteuil est une mystrieuse entit qui appartient un ordre de cratures surnaturelles et que nous n'avons

    jamais vues, mais que malgr cela nous reconnaissonsavec ravissement , un monde loign de lui et pourtant siproche que la petite phrase ne dserte jamais son esprit.

    C'est la petite phrase ou le petit pan de mur qui ouvrenttoutes grandes les portes de ce monde ferm tout lereste , parce qu'il vit d'une vie autonome qui est l'ordreinvisible de la culture1. L'uvre proustienne est alors lepatient processus d'identification d'un tre qui accde autemps retrouv, non pas en son tape ultime, mais aurythme mme de sa recherche. Sans cette lente quted'une identit gagne la mesure d'un temps perdu, lavie humaine ne serait qu'une vaine amnsie.

    1. M. Proust, Du ct de chez Swann, la recherche du temps perdu(1913), Paris, Gallimard, Bibliothque de La Pliade, 1954, p. 345-353.

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    Culture et civilisationS'interroger sur la culture revient dvelopper une

    rflexion sur la notion conjointe de civilisation queFernand Braudel dfinissait, dans sa continuit, comme la premire et la plus complexe des permanences1 .Comment dceler les traits originaux de la culture de

    l'Europe au cur de la civilisation qu'elle a forge?L'Europe est-elle en son fond un concept, un idal, uneculture, sinon mme, pour Husserl, la matrice de l'huma-nit du fait de sa conqute de l'universel ? On peut jugercette notion de culture europenne fragile ou vanes-cente, en tout cas inoprante. Les dbats franais rcur-rents sur l'identit nationale tmoignent d'ailleurs de la

    difficult parvenir une dfinition satisfaisante del'existence de l'imaginaire collectif qui s'affirme dans laculture d'un peuple. On peut aussi penser, avec PierreManent, que si les Europens ont le droit d'tre fiers deleur culture, il ne leur revient pas d'identifier l'Europe l'universel dont elle se rclame parce que l'universel,prcisment parce qu'il ne se rduit pas une particula-

    rit, ne saurait appartenir une seule culture : Un Euro-pen ne peut pas considrer que l'Europe ne fait qu'unavec l'universel l'instant mme l'universel cesserait del'tre2 ! Que l'identit europenne soit difficile dfinir,qu'elle soit reconstruite chaque poque, ce qui est lefait de toute ducation, qu'elle bnficie d'apports inces-sants de l'extrieur, ce qui est l'effet de toute immigration,

    ne donne pas prise au doute. Cela n'implique pourtant

    1. F. Braudel, Grammaire des civilisations (1963), Paris, Flammarion,1993, p. 17.

    2. P. Manent, Cours familier de philosophie politique, Paris, Gallimard, Tel , 2001, p. 110.

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    Table

    Prologue : Le regard loign . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11La critique de l'identit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13Le procs d'identification. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17Culture et civilisation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21L'me de l'Europe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25

    La perce du regard. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31Chapitre Premier : Le regard sur le mythe . . . . . . . . . . 37

    L'enlvement divin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39La femme au vaste regard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43L'ide de l'Europe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47La greffe chrtienne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52L'institution de l'universit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58Le dessein politique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64Le mythe de la civilisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70Le regard nostalgique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76

    Chapitre II : Le regard sur le monde . . . . . . . . . . . . . . . 83Le droit de regard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84Le regard transcendantal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90Le souci de l'me. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96La culture de l'me . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102

    L'cole de l'tonnement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107Le dclin de l'aura. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113La disparition du monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119La crise du sens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126

    Extrait de la publication

  • 5/28/2018 Le Regard Vide - Jean-francois Mattei

    22/22

    Chapitre III : Le regard sur la cit . . . . . . . . . . . . . . . . . 133Le regard indign . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135L'exigence de justice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140L'appel de la libert. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 146Plus ultra . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153La perversion du mouvement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158Le refus de l'Europe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165Le Mme Cap . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171L'anamnse de l'Europe. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177

    Chapitre IV : Le regard sur l'me. . . . . . . . . . . . . . . . . . 185Le regard de reconnaissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187L'homme intrieur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193Le miroir du regard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199Le regard toil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 204L'clipse de la distance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211Le reflet de Narcisse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217

    L'homme creux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223Le clin d'il . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229

    Chapitre V : L'aveuglement du regard. . . . . . . . . . . . . . 235Le droit de la transcendance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237Le sens du sens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243La dconstruction du sens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249La destruction de l'uvre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 256Le paradoxe des cultures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 262L'ombre de l'Europe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 269L'horizon plomb. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275Le regard des statues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 282

    pilogue : Ils ne connaissent pas le chemin . . . . 289Bibliographie slective. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293

    Composition : IGS-CP.No d'dition : L.01EHBN000104N001

    Dpt lgal : septembre 2007

    Extrait de la publication

    Extrait distribu par Editions Flammarion