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Canadian Slavonic Papers Le réalisme fantastique dans les premiers écrits en prose d'Abram Terz Author(s): Anatolii S. Karpov Source: Canadian Slavonic Papers / Revue Canadienne des Slavistes, Vol. 43, No. 2/3 (JUNE- SEPTEMBER 2001), pp. 227-234 Published by: Canadian Association of Slavists Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40870320 . Accessed: 15/06/2014 01:27 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Canadian Association of Slavists and Canadian Slavonic Papers are collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Canadian Slavonic Papers / Revue Canadienne des Slavistes. http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.177 on Sun, 15 Jun 2014 01:27:39 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Le réalisme fantastique dans les premiers écrits en prose d'Abram Terz

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Canadian Slavonic Papers

Le réalisme fantastique dans les premiers écrits en prose d'Abram TerzAuthor(s): Anatolii S. KarpovSource: Canadian Slavonic Papers / Revue Canadienne des Slavistes, Vol. 43, No. 2/3 (JUNE-SEPTEMBER 2001), pp. 227-234Published by: Canadian Association of SlavistsStable URL: http://www.jstor.org/stable/40870320 .

Accessed: 15/06/2014 01:27

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Anatolii S. Karpov

Le réalisme fantastique dans les premiers écrits en prose d' Abram Terz

Le œuvres de Terz ont commencé à paraître en France d'abord, et dans d'autres

pays d'Occident en 1959. Quelques années de plus se sont écoulées avant que les vigilants services de rensignement soviétiques aient pu établir que ce nom était le pseudonyme d'un critique littéraire de renom, A.D. Sinïavski, qui à

l'époque occupait un poste de direction à l'Institut de la littérature mondiale de l'Académie des Sciences de l'URSS et enseignait à l'école-studio du Théâtre

Artistique Académique de Moscou. En septembre 1965, A.D. Sinïavski a été

arrêté, et en février 1966, il a été déféré à la justice en tant qu'auteur d'œuvres diffamatoires et antisoviétiques. La sentence fut la suivante: sept ans de détention dans des camps à régime sévère. Mis en liberté en juin 1971, A.D. Sinïavski est parti en 1973 à l'étranger où, devenu par la suite professeur titulaire de littérature russe à l'Université Paris-Sorbonne, il a poursuivi activement ses recherches littéraires et son travail d'écriture jusqu'à son décès en 1997.

Les traits particuliers de sa méthode créatrice, Sinïavski les définissait par le terme de réalisme fantastique, ce qui fait nécessairement penser au nom de Dostoïevski. Chacune des deux composantes de terme est révélatrice: l'artiste, tout en acceptant cet intérêt que le réalisme porte au quotidien avec ses

personnages, ses conflits, ses détails, transforme librement ce quotidien et, d'une manière brusque et provocatrice, recourt au grosteque et à l'abaissement, à la déformation des points de vue et des projections du tableau.

C'est la grande tradition de la littérature russe que fait revivre Sinïavski à

l'esprit du lecteur: "L'écrivain c'est une tentative d'engager avec les gens une

conversation sur ce qui est le plus essentiel, le plus dangereux." Développant cette idée, il dira "Le livre russe (si on le prend au sérieux) s'est toujours écrit aved du sang, et c'est là sa supériorité, c'est là sa suprématie dans la littérature

mondiale."1 Le fantastique, dont parlait Sinïavski pour caractériser sa conception

créatrice, constitue le trait le plus important de la perception de la réalité, et c'est

précisément ce qui exerce sur l'artiste une influence décisive. Et les artistes du

passé, aux noms de qui en appelle l'écrivain moderne, ont eu le génie de réaliser

1 Abram Terts, "Literaturnyi protsess v Rossii," Kontinent 1 (1974): 152, 181, 182.

Canadian Slavonic Papers/Revue canadienne des slavistes Vol. XLI1I, Nos. 2-3, June-September 2001

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cela. Quant à Sinïavski, il se référait plus volontiers à l'œuvre de Gogol. Ainsi, a-t-il écrit: "... Gogol, il me semble, a avant tout été un écrivain fantastique. Mais il a vu le fantastique séduisant de la vie la plus triviale et, à l'aide de

l'anecdote, il a créé une image du réel à un tel point nette qu'on l'a nommé

réaliste."2 C'est à un des noms les plus réputés de l'histoire de la littérature russe que

revient donc l'art de révéler le caractère fantastique de la réalité. La logique élémentaire, servant à établir les rapports de cause à effet, s'avère impuissante, car l'écrivain se borne ainsi à rester à la surface de la vie. Faisant surtout référence à la réalité soviétique contemporaine, Sinïavski dit: "Si vous voulez

comprendre et incarner dans l'art la réalité soviétique - et la réalité communiste en général - vous devez renoncer au réalisme trapu des années Tchékov: seule la

fantasmagorie, seul le grotesque tragique répondent quelque peu à l'esprit du

temps, peuvent donner une idée de la vie actuelle." Notons à ce propos que l'aspiration de l'artiste à la vérité est rendue banale

aux yeux de Sinïavski, car nombreux, trop nombreux sont ceux qui en font

usage dans un but intéressé. Ce la est évoqué, comme presque toujours chez ce

critique, d'une façon paradoxale: "L'âme même de l'écrivain demande à

s'échapper la fuite. [...] Le goût même, et le sens, et l'idéal de l'écrivain ce n'est

point de 'dire la vérité' (vas-y, si tu veux, et dis-la dans le tramway). Mais c'est de mettre cetter soi-disante 'vérité' à travers du 'mensonge' universel, légitimé et reconnu publiquement comme vérité et, conséquemment, d'assumer le rôle et

l'office d'un 'criminel,' d'un 'délinquant,' d'un 'renégat,' d'un 'dégénéré' ou

(on l'a introduit, ce mot nouveau qui convient!) d'un 'diversionniste

idéologique."4 Ce n'était pas le réalité que rejetait l'écrivain, mais sa réduction à des

formules simplistes, toutes prêtes et imposées de l'extérieur, "d'en haut."

Sinïavski en parlait sans ambages: "Ayant rejeté le mensonge, nous n'avons pas le droit de succomber à la tentation de la vérité qui, de nouveau, nous entraînera

tous dans le réalisme socialiste à l'envers. Combien peut-on courtiser et aduler

cette réalité qui nous mène à la baguette! Les écrivains sont tout de même des

artistes de la parole."5 Vieux comme le monde, le problème des rapports entre l'art et la réalité

trouvait ainsi une nouvelle solution dans les circonstances de cette réalité

2 Abram Terts, "Anekdot v anekdote," Sintaksis 1 (1978): 85. 3 B. Fillippov, "Priroda i tiur'ma (O tvorchestve Abrama Tertsa i Nikolaia Arzhaka, Gram 60 (1966): 83. 4 Terts, "Literaturnyi protsess" 1 82. 5 Terts, "Literaturnyi protsess" 1 74.

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soviétique où les formules toutes prêtes remplaçaient de plus en plus souvent le réel. L'art du réalisme socialiste substituait les idéologèmes mythiques au réel. C'est bien de cela qu'il s'agit dans l'article de Sinïavski, "Qu'est-ce que le réalisme socialiste." Il est à noter, pourtant, que son auteur ne cherchait point à ce qu'on rende à la réalité sa place prépondérante dans le processus créateur. De plus, Sinïavski était persuadé que la victoire créatrice ne revenait qu'à celui qui transgressait sciemment les normes et les règles déjà établies. Pour justifier cette tendance, il s'en rapportait aux grands noms: "Quelque œuvre important qu'on prenne - soit une explosion, soit une déviation. [...] Si on prende Eugène Onéguine ou si on choisit Résurrection de Léon Tolstoï pour sa solidité, on remarque que tout cela est basé sur la fuite, sur la transgression d'une frontière.

Que l'âme même de l'écrivain demande à s'échapper la fuite."6 Du fait qu'il reste l'"artiste par excellence," Abram Terz (ce nom convient

mieux ici que celui d'Andreï Sinïavski) se sent limité par les cadres purement littéraires. Il les dépasse par une intervention du destin, dont la volonté a fourni à ses prédilections littéraires de longue date un appur solide dans la vie - en

particulier quand il s'est trouvé derrière les barbelés d'un camp. "Le conte c'est mon genre préféré, encore plus lorsqu'il a un dessous réel, pas tout simplement celui du rêve romantique et de la fiction," dit-il. Et il ajoute: "Dans le camp j'ai comme rencontré ma réalité... la réalité fantastique que j'inventais avant. Et ici elle s'est trouvée tout près."

Il a fallu être interné dans un camp pour se convaincre de la réalité d'un monde déjà créé par l'imagination de l'artiste, dans la juxtaposition du

fantastique (de conte) et du réel. Or, à côté du conte, on décèle chez Sinïavski (et, par conséquent, dans

l'œuvre de Terz), un intérêt particulier pour un autre genre extralittéraire: l'anecdote. Là encore, la faute en est à la réalité soviétique dans les cadres de

laquelle la vie se construit souvent selon les lois du genre évoqué, fondé toujours sur "un paradoxe solide, replié sur lui-même" (A. Sinïavski). La substance, le sens, voire même la structure de l'anecdote ne sont compréhensibles qu'à condition qu'on dépasse les limites de la littérature proprement dite. "Dans une société fermée du type soviétique où toutes sortes d'interdictions (et, en

particulier, celle de la parole) prennent la signification de paramètres de l'être suffisant, plein dans son caractère clos, l'anecdote non seulement sert d'unique soupirail mais aussi, au fond, est le modèle de l'existence. Elle remplit un rôle de microcosme et elle est une sorte de monade de l'ordre du monde. Elle flotte dans l'air, non pas sous forme de poussière, mais sous forme de spore qui

6 Terts, "Literaturnyi protsess" 1 50. 7 Dzh. Gled, Besedy v izgnanii: Russkoe literaturnoe zarubezh 'e (Moscow, 1 99 1 ) 1 79.

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contient en projet, en germe tout ce qui est nécessaire pour l'âme et elle est

capable, à la première occasion venue, de reproduire l'organisme dans sa totalité. De là sons empressement pour les formules universelles - de l'époque, de l'histoire ou du pays." Et pour résumer ces réflexions sur la nature et les visées de l'anecdote, Sinïavski dit: son trait le plus important est "son attitude

philosophique à l'égard du monde, à l'égard des choses, à l'égard du vieux et du

neuf, lorsque ce neuf est une variante du vieux, mais tout de même une variante

nouvelle." La réalité soviétique telle qu'on la voie dans les récits de Terz à travers

l'éternelle méfiance, les joies misérables, les chamailleries de logements communautaires, est facilement reconnaissable. Seule une personne venue d'ailleurs est capable de s'étonner tristement que les gens qui l'entourent vivent de cette manière ("Pkhenz"), car ils ne supposent pas eux-mêmes qu'une autre manière de vivre soit possible.

Les personnages des récits de Terz sont absorbés par la vie quotidienne, formés par l'ambiance du logement communautaire et de ses mœurs. Les portes doivent se fermer à clé ainsi que les placardes de la cuisine commune - la vieille Katouchkina peut y mettre ses peignes par mégarde ("Toi et moi"). Le bonheur, c'est de pouvoir s'asseoir à une table de restaurant et de se mettre en rage, de

gueuler à tue-tête ("Au cirque"). Cela a pris du temps pour que l'artiste atteigne son but et se trouve. Dans le

premier récit de Terz "Au cirque" (1955), le chemin qui mène à la vie heureuse, avec ses plaisirs de restaurant et batifolades dans les cabinets particuliers des

bains, s'ouvre au personnages en un simple "tour de main" qui permet de mettre dans sa poche le portefeuille d'autrui. Ici les limites du réel sont déjà dépassées par l'artiste puisque la liasse de billets dont le héros de récit s'est emparé se révèle fantastiquement épaisse, inépuisable. Et l'impunité, avec laquelle son

premier "tour de main" s'est opéré, le pousse à accepter sans réfléchir l'invitation à "l'affaire" - au cambriolage - qui finit par l'assassinat de ce même

prestidigitateur-manipulateur ayant, jadis, ravi par son art le spectateur naïf. Et l'ancien électricien, devenu lui aussi "prestidigitateur" a pu éprouver, en fin de

compte, "un sentiment proche de l'inspiration," avec pour récompense une balle

tirée avec justesse par le gardien. Dans le récit "Toi et moi" (1959), le héros éprouve un sentiment douloureux

de dédoublement, apparenté à la démence, ce qui fait que l'ordinaire - avec son

repas inutile, son roman inepte écrit avec une collègue, le pain et le saucisson

qu'il fait aller chercher au magasin - acquiert un sens différent, quasi mystique. Le surgissement à le propos des mots "conscience inflammatoire" n'est rien de

8 Tertz, "Anekdot" 82, 92.

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plus qu'un faux-fuyant, pour expliquer ce qui se passe dans le récit précédé par une épigraphe du livre de la Genèse: "Et Jacob resta seul. Un homme se roula avec lui dans la poussière jusqu'au lever de l'aurore" (Gen. 32: 25). Cet "homme" avec qui a lutté Jacob était Dieu, et Jacob a reçu la bénédiction et a été nommé Israël. Ainsi, l'épigraphe donne leur véritable dimension avec actes humains qui ne passent pas inaperçus. Mais la vie des personnages évolue selon d'autres points de repère et elle est totalement dépouvue de sens.

Le chaos et la désharmonie régnent sur le monde des récits de Terz, il n'y a de place ni pour la beauté ni pour l'amour, c'est un monde qui se désagrège, se désintègre. Le recours au réalisme fantastique devient alors le procédé qui permet de dépasser par l'esthétique une réalité qui est laide et où les personnages s'adonnent au combat "sur les chemins de leurs conscience." Dans ce combat, le "tu," qui lève le rasoir "sur le monde entier," périt, mais l'unité du monde ne se restitue pas: "Tout était comme d'habitude. Il neigeait et c'était le même heure." Le temps s'est immobilisé et c'est ainsi que s'affermit le sentiment de l'absurdité du monde recréé dans le récit.

Rappelons que Sinïavski a lui-même nommé sa méthode créatrice "le réalisme fantastique" mais, dans ses écrits, le rapport entre le réalisme et le fantastique ne reste pas invariable. Dans la nouvelle "Le jugement a lieu" (1956) et dans le récit "Les graphomanes" (1960), le désir de procéder à une bonne analyse du type réaliste domine ostensiblement; l'auteur des récits "Pkhenz" (1957) et "Les locataires" (1960) préfère "l'art fantasmagorique aux hypothèses, pour tout but, et au grotesque, pour toute peinture des mœurs" (A. Sinïavski). C'est dans la nouvelle "Lioubimov" (1962-1963) que la vraisemblance et la débauche imaginative se réunissent d'une manière organique, ce qui atteste que les différentes voies choisies par l'artiste mènent au même but.

Terz se montre terriblement sarcastique lorsqu'il raconte les petits gens, obsédés par la folie des grandeurs et pour qui "Shakespeare ou un quelconque Pouchkine ont, eux aussi, été des graphomanes... ayant tout simplement eu de la chance. Et si cette chance, ils ne l'avaient pas eue, si on ne les avait pas publiés, alors quoi?" ("Les graphomanes"). Mais la tâche du "dévoilement," l'écrivain la résout chemin faisant, pour marquer le lieu et le temps de l'action, pas plus. Chez le héros du récit la scandaleuse absence de talent et la fatuité véritablement incommensurable sont des pôles opposés: la disparité tragique des ses aptitudes et de ses prétentions détermine la tension suprême de la narration. Accentuant ses effets à outrance, recourant à l'hyperbole et au grotesque, l'auteur du récit donne à son lecteur la possibilité de discerner derrière le plan du quotidien un autre plan, qui est beaucoup plus important. Le héros du récit, incapable de remporter une victoire créatrice, échappe pourtant à la défaite en écrivant... "Les graphomanes"! Un coup de génie.

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La nouvelle "Le jugement a lieu" permet, à plus forte raison, de montrer à quel point la réalité représentée par Terz est fantastique. Dans cette œuvre on dégage facilement trois aspects: historique, social, éthique. La narration qui est apparemment véridique et ne dépasse nulle part de frontières du réel, sert à transmettre l'idée essentielle de l'œuvre de Sinïavski, celle de l'absurdité du monde. Cette idée, elle figure déjà dans les premières pages de la nouvelle: le lecteur ne se sépare plus du sentiment de l'absurde. L'avocat Karlinski, désirant la femme du procureur, se lance à son conquête avec "une question indécente": "Marina Pavlovna, croyez-vous au communisme? Et une deuxième, avec votre permission: aimez- vous votre mari?" Le sentiment de l'absurde qui rèqne sur le monde décrit par l'écrivain s'accroît toujours. Dans les rues de la cité-soleil de ce monde "communiste et radieux" qu'il concocte, le jeune Serge aurait voulu coller des placards: "Prends garde! Tu peux offenser un homme!" C'est à tout hasard, pour qu'on ne l'oublie pas. Et si jamais quelqu'un l'oublie, il mérite la fusillade.

L'idée, que depuis des siècles l'absurdité est intrinsèque à la vie humaine, n'est plus tout à fait nouvelle et elle l'est encore moins pour la littérature du XXème siècle: il suffit de citer les noms de Kafka ou de Sartre. Cependant l'artiste, formé dans la réalité soviétique, se distingue de ces derniers, par une

prise de conscience lui permettant de distinquer le caractère "créé par une main d'homme" de ce qui apparaît être dans la vie des qualités absurdes. Les personnages de la nouvelle vivent dans un monde rationnellement construit et

qui se soumet facilement à l'explication. Globov, d'une manière tout à fait accessible, explique à son fils la loi de la nécessité historique. Et Karlinski, cherchant à posséder Marina, lui répète "qu'un but élevé exige des moyens, même si on n'en est pas dignes." La dialectique que les personnages évoquent chaque fois n'y est pour rien: il vaut mieux parler de sophistique qui, par définition, sert à présenter habilement une idée fausse.

En ce cas le caractère des déductions est extrêmement simple et se base sur un pragmatisme élémentaire. Cet absurde est, répétons-le, "créé par une main d'homme," totalement déterminé par le système qui a formé les héros de la nouvelle et dans lequel ils sont en train de vivre. Plus ils sont ancrés

profondément dans le système, plus la dimension de l'absurde se manifeste avec netteté, surgissant malgré la raison; en témoingnent toute l'activité du procureur Globov, le comportment de Katya qui dénonce Serge - et, par conséquent, elle- même - comme sa complice, la position de la grand-mère Ekaterina Petrovna acceptant volontiers l'idée que tous les moyens sont bons pour atteindre des buts élevés (les chars passant à l'attaque "écrasent tout sur leur chemin." Parfois même les leurs, les soldats blessés).

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Cependant, pour Terz l'aspect socio-historique, dont l'incarnation réaliste des thèmes (le développement du sujet, la nature des détails etc.) dépend, n'est past le plus important dans "Les locatairs," "Le verglas" (Hololedyca), "Pkhenz." Le système, déterminant l'image du monde qu'habitent les personnages de ces récits, se manifest plus distinctement dans la sensation que ce monde est clos, replié sur lui-même: seule la transgression de ses limites peut permettre à l'homme de vivre comme il le voudrait, et l'aide à s'exprimer. En poussant son héros au-delà du réel, l'écrivain lui rend l'aspiration à la liberté, naturelle pour tout être humain: dans les récits de Terz on n'y songe point, l'absence de liberté ne pesant pas du tout sur les habitants de ce monde-là. La possibilité de surmonter l'absurdité et le caractère inhumain de ce milieu ambiant s'ouvre à la seule condition d'y introduire de nouvelles coordonnées, de nouvelles dimensions. C'est ce qui se passe avec l'apparition d'un domovoïde la nouvelle génération, ou elle d'un être venu d'un autre monde, ou encore lorsque le personnage acquiert des dons providentiels. Mais cette irruptionfinit chaque fois d'une manière tragique: l'homme, tel que Terz le dépeint dans ses récits, est dépourvu du point d'appui interne, et c'est pourquoi il a voué à l'échec. La faute en est non seulement à l'imperfection du monde, à la force oppressive du système en place, mais aussi à l'absence de foi, ce qui explique le manque de volonté chez ces mêmes personnages qui sont incapables de sortir de l'ornière imposée par la vie.

Les idées et les motifs, qui constituent le fondement des premières œuvres de Terz, se retrouvent intégralement dans la nouvelle "Lioubimov." La vie ennuyeuse de Lioubimov, une ville de province, se transforme miraculeusement par la volonté de l'auteur. "Le rêve séculaire du peuple s'est enfin réalisé, s'est enfin accompli. Le voilà, le pays de cocagne. Le voilà, le Royaume des cieux

qu'il est plus correct de nommer scientifiquement le bond dans l'avenir radieux," c'est-à-dire dans le communisme.

La conception d'un avenir radieux a depuis longtemps (selon une tradition qui remonte à More, Campanella et Bacon) trouvé son incarnation dans les cadres du genre utopique. Terz, pourtant, recourt à une tradition différent, que a vu le jour au XXème siècle - l'anti-utopie, représentée par les œuvres de Zamiatine, Huxley et Orwell entre autres. Selon un modèle bien connu, le communisme dans une ville isolée s'édifie "en un clin d'œil." Ici tout vient de Lionia Tikhomirov: les citadins remplissent avec joie les tâches que leur assinge Lionia, abandonnent leurs petites exploitations pour passer au système de coopérative et prennent "conscience d'un pouvoir titanique et d'un passion créatrice leur permettant de rivaliser avec les travaux d'Hercule." Le gouverneur en personne, que "songe et se torture au sujet du nouveau nom à donner à Lioubimov, une fois la ville proclamée capitale du Globe Terrestre, ne peut

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arrêter son choix ni sur la "Cité du soleil" ni sur "Tikhomirovgorod." Il regarde déjà plus en avant, conscient de pouvoir "de sa ville même, assis derrière les leviers de commande, faire bouger l'humanité au point mort, et puis, progressivement, procéder à la conquête de l'Antarctide, au traitement industriel des autres planètes."

L'idée de communisme, qui s'est répandue à Lioubimov, est confrontée à la vie et ne survit pas à cette confrontation. C'est la nature qui proteste contre les tentatives d'une brusque reconstruction: la fumée rance provenant des

marécages incendiés couvre la ville, les tempêtes et les orages qui passnet fréquemment sur elle. Le retour au cours normal de la vie s'exprime tout

simplement: "À Lioubimov, tout commençait à devenir normal." La nature humaine, elle aussi, résiste avec véhémance à la reconstruction. C'est une mère

qui comme toujours va chez Tikhomirov pour y faire ses réclamations: "comment est-ce que je pourrais nourrir, régaler mon enfant chéri?" Ces mêmes

gens qui semblent vivre "en bon accord et qui pour leur propre bien s'accoutument à ... la discipline, se libèrent de leurs défauts, s'endurcissent au travail, contribuent aux approvisionnements," n'ont toutefois nullement l'air hereux et quittent le ville dès que possible.

Lors du procès qu'on fait à Sinïavski, c'est la nouvelle "Lioubimov" (et l'article "Qu-est-ce que le réalisme socialiste") qui ont le plus souvent été cités en exemple par le ministère public afin de montrer la nocivité de l'œuvre de cet écrivain. D. Eremine, indigné par la tentative que l'auteur avait faite de "prouver - ni plus ni moins - le caractère illusoire et irréalisable de l'idée même d'une reconstruction communiste de la société" a qualifié "Lioubimov" de récit "diffamatoire," de "fantasmagorie délirante." Et Z. Kedrina, chargé du rôle d'accusateur public avant la tenue de l'audience, a fait un mauvais parti à

Sinïavski, l'accussant de vouloir élimier une fois pour toutes le problème de la Q

construction du communisme dans sa totalité, au niveau "historique." C'étaient des paroles exagérées, imprégnées de la rhétorique des slogans et

des épithètes à moitié injurieuses qui servaient d'arguments aux accusations faites contre l'artiste. Le temps s'est vite chargé de juger les personnes qui ont

pris part à un tel "débat littéraire."

9 Tsena metafory ili prestuplenie i nakazanie Siniavskogo i Danielia (Moscow, 1 989).

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