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Le rameau de Salzbourg 1 Aux mines de sel de Hallein, près de Salzbourg, les mineurs jettent dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver ; deux ou trois mois après, par l’effet des eaux chargées de parties salines, qui humectent ce rameau et ensuite le laissent à sec en se retirant, ils le trouvent tout couvert de cristallisations brillantes. Les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d’une mésange, sont incrustées d’une infinité de petits cristaux mobiles et éblouissants. On ne peut plus reconnaître le rameau primitif ; c’est un petit jouet d’enfant très joli à voir. Les mineurs d’Hallein ne manquent pas, quand il fait un beau soleil et que l’air est parfaitement sec, d’offrir de ces rameaux de diamant aux voyageurs qui se préparent à descendre dans la mine. Cette descente est une opération singulière. On se met à cheval sur d’immenses troncs de sapin, placés en pente à la suite les uns des autres. Ces troncs de sapin sont fort gros et l’office de cheval, qu’ils font depuis un siècle ou deux, les a rendus complètement lisses. Devant la selle, sur laquelle vous êtes posé et qui glisse sur les troncs de sapin placés bout à bout, s’établit un mineur qui, assis sur son tablier de cuir, glisse devant vous et se charge de vous empêcher de glisser trop vite. 2 Avant d’entreprendre ce voyage rapide, les mineurs engagent les dames à se revêtir d’un immense pantalon de serge grise, dans lequel entre leur robe, ce qui leur donne la tournure la plus comique. Je visitai ces mines si pittoresques d’Hallein dans l’été de 18…, avec Mme Gherardi. D’abord il n’avait été question que de fuir la chaleur insupportable que nous éprouvions à Bologne, et d’aller prendre le frais au mont Saint-Gothard. En trois nuits nous eûmes traversé les marais pestilentiels de Mantoue et le délicieux lac de Garde, et nous arrivâmes à Riva, à Bollano, à Inspruck. Mme Gherardi trouva ces montagnes si jolies que, partis pour une promenade, nous finîmes par un voyage. Suivant les rives de l’Inn et ensuite celles de la Salza, nous descendîmes jusqu’à Salzbourg. La fraîcheur charmante de ce revers des Alpes, du côté nord, comparée à l’air étouffé et à la poussière que nous venions de laisser dans la plaine de Lombardie, nous donnait chaque matin un plaisir nouveau et nous engageait à pousser plus avant. Nous achetâmes des vestes de

Le Rameau de Salzbourg

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le fabuleux passage concernant la CRISTALLISATION DE L'AMOUR

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Page 1: Le Rameau de Salzbourg

Le rameau de Salzbourg

1 Aux mines de sel de Hallein, près de Salzbourg, les mineurs jettent dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver ; deux ou trois mois après, par l’effet des eaux chargées de parties salines, qui humectent ce rameau et ensuite le laissent à sec en se retirant, ils le trouvent tout couvert de cristallisations brillantes. Les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d’une mésange, sont incrustées d’une infinité de petits cristaux mobiles et éblouissants. On ne peut plus reconnaître le rameau primitif ; c’est un petit jouet d’enfant très joli à voir. Les mineurs d’Hallein ne manquent pas, quand il fait un beau soleil et que l’air est parfaitement sec, d’offrir de ces rameaux de diamant aux voyageurs qui se préparent à descendre dans la mine. Cette descente est une opération singulière. On se met à cheval sur d’immenses troncs de sapin, placés en pente à la suite les uns des autres. Ces troncs de sapin sont fort gros et l’office de cheval, qu’ils font depuis un siècle ou deux, les a rendus complètement lisses. Devant la selle, sur laquelle vous êtes posé et qui glisse sur les troncs de sapin placés bout à bout, s’établit un mineur qui, assis sur son tablier de cuir, glisse devant vous et se charge de vous empêcher de glisser trop vite.

2 Avant d’entreprendre ce voyage rapide, les mineurs engagent les dames à se revêtir d’un immense pantalon de serge grise, dans lequel entre leur robe, ce qui leur donne la tournure la plus comique. Je visitai ces mines si pittoresques d’Hallein dans l’été de 18…, avec Mme Gherardi. D’abord il n’avait été question que de fuir la chaleur insupportable que nous éprouvions à Bologne, et d’aller prendre le frais au mont Saint-Gothard. En trois nuits nous eûmes traversé les marais pestilentiels de Mantoue et le délicieux lac de Garde, et nous arrivâmes à Riva, à Bollano, à Inspruck.

Mme Gherardi trouva ces montagnes si jolies que, partis pour une promenade, nous finîmes par un voyage. Suivant les rives de l’Inn et ensuite celles de la Salza, nous descendîmes jusqu’à Salzbourg. La fraîcheur charmante de ce revers des Alpes, du côté nord, comparée à l’air étouffé et à la poussière que nous venions de laisser dans la plaine de Lombardie, nous donnait chaque matin un plaisir nouveau et nous engageait à pousser plus avant. Nous achetâmes des vestes de paysans à Golling. Souvent nous trouvions de la difficulté à nous loger et même à vivre, car notre caravane était nombreuse ; mais ces embarras, ces malheurs, étaient des plaisirs.

3 Nous arrivâmes de Golling à Hallein, ignorant jusqu’à l’existence de ces jolies mines de sel dont je parlais. Nous y trouvâmes une nombreuse société de curieux, au milieu desquels nous débutâmes en vestes de paysans et nos dames avec d’énormes capotes de paysannes, dont elles s’étaient pourvues. Nous allâmes à la mine sans la moindre idée de descendre dans les galeries souterraines ; la pensée de se mettre à cheval pour une route de trois quarts de lieue, sur une monture de bois, semblait singulière, et nous craignions d’étouffer au fond de ce vilain trou noir. Mme Gherardi le considéra un instant et déclara que, pour elle, elle allait descendre et nous laissait toute liberté.

Pendant les préparatifs, qui furent longs, car, avant de nous engouffrer dans cette cavité fort profonde, il fallut chercher à dîner, je m’amusai à observer ce qui se passait dans la tête d’un joli officier bien blond des chevau-légers bavarois. Nous venions de faire connaissance avec cet aimable jeune homme, qui parlait français, et nous était fort utile pour nous faire entendre des paysans allemands d’Hallein. Ce jeune officier, quoique très joli, n’était point fat, et, au contraire, paraissait homme d’esprit ; ce fut Mme Gherardi qui fit cette découverte. Je voyais l’officier devenir amoureux à vue d’œil de la charmante Italienne, qui était folle de plaisir de descendre dans une mine et de

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l’idée que bientôt nous nous trouverions à cinq cent pieds sous terre. Mme Gherardi, uniquement occupée de la beauté des puits, des grandes galeries, et de la difficulté vaincue, était à mille lieues de songer à plaire, et encore plus de songer à être charmée par qui que ce soit. Bientôt je fus étonné des étranges confidences que me fit, sans s’en douter, l’officier bavarois. Il était tellement occupé de la figure céleste, animée par un esprit d’ange, qui se trouvait à la même table que lui, dans une petite auberge de montagne, à peine éclairée par des fenêtres garnies de vitres vertes, que je remarquai que souvent il parlait sans savoir à qui, ni ce qu’il disait.

4 J’avertis Mme Gherardi, qui, sans moi, perdait ce spectacle, auquel une jeune femme n’est peut-être jamais insensible. Ce qui me frappait, c’était la nuance de folie qui, sans cesse, augmentait dans les réflexions de l’officier ; sans cesse il trouvait à cette femme des perfections plus invisibles à mes yeux. A chaque moment, ce qu’il disait peignait d’une manière moins ressemblante la femme qu’il commençait à aimer. Je me disais : « La Ghita n’est assurément que l’occasion de tous les ravissements de ce pauvre Allemand ». Par exemple, il se mit à me vanter la main de Mme Gherardi, qu’elle avait eue frappée, d’une manière fort étrange, par la petite vérole, étant enfant, et qui en était restée très marquée et assez brune.

« Comment expliquer ce que je vois ? me disais-je. Où trouver une comparaison pour rendre ma pensée plus claire ? »

A ce moment, Mme Gherardi jouait avec le joli rameau couvert de diamants mobiles que les mineurs venaient de lui donner. Il faisait un beau soleil : c’était le 3 août, et les petits prismes salins jetaient autant d’éclat que les plus beaux diamants dans une salle de bal fort éclairée. L’officier bavarois, à qui était échu un rameau plus singulier et plus brillant, demanda à Mme Gherardi de changer avec lui. Elle y consentit ; en recevant ce rameau il le pressa sur son cœur avec un mouvement si comique que tous les Italiens se mirent à rire. Dans son trouble, l’officier adressa à Mme Gherardi les compliments les plus exagérés et les plus sincères. Comme je l’avais pris sous ma protection, je cherchais à justifier la folie de ses louanges.

5 Je disais à Ghita :

-L’effet que produit sur ce jeune homme la noblesse de vos traits italiens, de ces yeux tels qu’il n’en a jamais vus, est précisément semblable à celui que la cristallisation a opérée sur la petite branche de charmille que vous tenez et qui vous semble si jolie. Dépouillée de ses feuilles par l’hiver, assurément elle n’était rien moins qu’éblouissante. La cristallisation du sel a recouvert les branches noirâtres de ce rameau avec des diamants si brillants et en si grand nombre que l’on ne peut plus voir qu’à un petit nombre de places ses branches telles qu’elles sont.

-Eh bien ! que voulez-vous conclure de là ? dit Mme Gherardi.

-Que ce rameau représente fidèlement la Ghita telle que l’imagination de ce jeune officier la voit.

-C'est-à-dire, Monsieur, que vous apercevez autant de différences entre ce que je suis en réalité et la manière dont me voit cet aimable jeune homme qu’entre une petite branche de charmille desséchée et la jolie aigrette de diamants que ces mineurs m’ont offerte.

-Madame, le jeune officier découvre en vous des qualités que nous, vos anciens amis, nous n’avons jamais vues. Nous ne saurions apercevoir, par exemple, un air de bonté tendre et compatissante.

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Comme ce jeune homme est Allemand, la première qualité d’une femme, à ses yeux, est la bonté, et sur le champ il aperçoit dans vos traits l’expression de la bonté. S’il était anglais, il verrait en vous l’air aristocratique et lady like d’une duchesse, mais, s’il était moi, il vous verrait telle que vous êtes, parce que depuis longtemps, et pour mon malheur, je ne puis rien me figurer de plus séduisant.