29
REMMM 107-110, 323-351 Brigitte Marino* Le « Quartier des Chrétiens » (Ma. hallat al-Na. sârâ) de Damas au milieu du XVIII e siècle (1150-70/1737-57) Abstract. Damascus’ ‘Christian Quarter’ (MaÌallat al-NaÒârâ) in the mid-Eighteenth Century (1150-1170/1738-1758) Located in the north-eastern sector of the intramural city of Damascus, the « Quarter of the Christians » (MaÌallat al-NaÒârâ) was, in the Ottoman period, the privileged place of residence of the Christians in Damascus, with, to a lesser extent, other quarters located in the suburbs of the city. Studying a series of real estate transactions carried out between 1737 and 1757 by Christians and Muslims, one examines here the architectural specificity of the houses located in this quarter and the cohabitation between Christians and Muslims. Compared to the suburb of Mîdân, for which we have similar data for the same period, the houses of MaÌallat al- NaÒârâ were characterized by their high value and the significant number of their rooms. The Christians, who were the majority of the inhabitants in this quarter, seemed to express, more than the Muslims, their will to set up here for a long time. Some mosques were to be found in this quarter but the houses of the Muslims seemed to be relatively modest : the luxurious residences were owned amost exclusively by Christians. Résumé. Situé dans le secteur nord-est de la ville intra-muros, le « Quartier des Chrétiens » (MaÌallat al-NaÒârâ) constitue à l’époque ottomane, avec, dans une moindre mesure, d’autres quartiers situés dans les faubourgs de la ville, le lieu de résidence privilégié des chrétiens à Damas. À partir d’une série de transactions immobilières réalisées entre 1737 et 1757 par des chrétiens et des musulmans dans ce quartier, on examine ici la spécificité architecturale des maisons qui le composent et la cohabitation entre chrétiens et musulmans. Par rapport à l’ensemble du faubourg du Mîdân, pour lequel nous disposons de données semblables pour la même époque, les maisons de MaÌallat al-NaÒârâ se distinguent par leur valeur élevée et le nombre important de leurs pièces. Majoritaires dans ce quartier, les chrétiens semblent y * Historienne, ÉStudes turques et ottomanes, CNRS, Paris.

Le « Quartier des Chrétiens » .hallat al-Na .sârâ) de

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

REMMM 107-110, 323-351

Brigitte Marino*

Le « Quartier des Chrétiens »(Ma.hallat al-Na.sârâ) de Damas au milieu

du XVIIIe siècle (1150-70/1737-57)

Abstract. Damascus’ ‘Christian Quarter’ (MaÌallat al-NaÒârâ) in the mid-Eighteenth Century (1150-1170/1738-1758) Located in the north-eastern sector of the intramural city of Damascus, the « Quarter of the Christians » (MaÌallat al-NaÒârâ) was, in the Ottoman period, the privileged place of residence of the Christians in Damascus, with, to a lesser extent, other quarters located in the suburbs of the city. Studying a series of real estate transactions carried out between 1737 and 1757 by Christians and Muslims, one examines here the architectural specificity of the houses located in this quarter and the cohabitation between Christians and Muslims. Compared to the suburb of Mîdân, for which we have similar data for the same period, the houses of MaÌallat al-NaÒârâ were characterized by their high value and the significant number of their rooms. The Christians, who were the majority of the inhabitants in this quarter, seemed to express, more than the Muslims, their will to set up here for a long time. Some mosques were to be found in this quarter but the houses of the Muslims seemed to be relatively modest : the luxurious residences were owned amost exclusively by Christians.

Résumé. Situé dans le secteur nord-est de la ville intra-muros, le « Quartier des Chrétiens » (MaÌallat al-NaÒârâ) constitue à l’époque ottomane, avec, dans une moindre mesure, d’autres quartiers situés dans les faubourgs de la ville, le lieu de résidence privilégié des chrétiens à Damas. À partir d’une série de transactions immobilières réalisées entre 1737 et 1757 par des chrétiens et des musulmans dans ce quartier, on examine ici la spécificité architecturale des maisons qui le composent et la cohabitation entre chrétiens et musulmans. Par rapport à l’ensemble du faubourg du Mîdân, pour lequel nous disposons de données semblables pour la même époque, les maisons de MaÌallat al-NaÒârâ se distinguent par leur valeur élevée et le nombre important de leurs pièces. Majoritaires dans ce quartier, les chrétiens semblent y

* Historienne, ÉStudes turques et ottomanes, CNRS, Paris.

324 / Brigitte Marino

Carte n° 1. Principaux quartiers de résidence des chrétiens de Damas au milieu du XVIIIe siècle.

Le « quartier des Chrétiens » (MaÌallat al-NaÒârâ) de Damas / 325

REMMM 107-110, 323-351

exprimer, beaucoup plus que les musulmans, leur volonté d’ancrage. La présence de ces derniers se manifeste par l’existence de lieux de culte qui leur sont propres mais semble relativement discrète en ce qui concerne l’habitat : les demeures luxueuses y sont en effet presque exclusi-vement possédées par des chrétiens.

Introduction**

De nos jours, la partie nord-est de Damas intra-muros, qui abrite de nom-breux lieux de culte chrétiens, est considérée comme le « quartier chrétien » de la vieille ville, même si, en réalité, il présente une certaine mixité religieuse . Comme le suggère le récit d’une procession chrétienne mouvementée lors de l’invasion mongole de 1260, ce secteur de la ville constituait déjà, dès l’époque médiévale, un territoire chrétien parsemé de quelques lieux de culte musulmans (Ibn Kathîr, 1932-1939 : XIII, 219) .

Durant la période ottomane, ce quartier, désigné comme le « Quartier des Chrétiens » (MaÌallat al-NaÒârâ), figure au xvie siècle dans les recensements (tapu defteri) de 1543, 1548 et 1569. Au cours de ces années, la population chrétienne ne cesse de croître dans la ville : 546 foyers (khâna) en 1543, 704 en 1548 et 1 021 en 1569, représentant respectivement 7 %, 7,5 % et 12 % de l’ensemble des foyers de la ville. Le nombre des célibataires (mujarrad), quant à lui, quintuple : il est de 31 en 1543, de 96 en 1548, et de 164 en 1569 (Bakhit, 1982a : 49 ; Bakhit, 1982b : 25). Ces chrétiens, dont l’augmentation peut être expliquée par l’exode rural, sont principalement installés dans MaÌallat al-NaÒârâ mais on en rencontre aussi au sud de Damas, dans le faubourg du Mîdân.

Les recensements du xvie siècle indiquent le montant de la capitation (jizya) due par les juifs et les chrétiens1 et signalent la présence, au sein de la popula-tion chrétienne de Damas, de maronites et d’Arméniens sans donner plus de précisions sur la représentation exacte des autres rites (Bakhit, 1982b : 20, 25). Nous ne disposons d’aucun recensement de ce type pour les xviie et xviiie siècles, simplement de quelques données nous apprenant qu’à cette époque la majorité des chrétiens de Damas sont des Grecs orthodoxes, et que certains commencent à adopter le rite catholique. Outre leur église principale, la Maryamiyya, ils ont aussi deux autres lieux de culte dédiés respectivement à Saint-Nicolas et aux saints Cyprien et Justine. En 1710, les maronites, qui disposent d’une petite église, ne constitueraient qu’une cinquantaine de familles et en 1719, 150 familles de Syriens seraient également présentes dans la ville (Heyberger, 1994 : 19). En 1760, alors que Damas compterait 4 605 catholiques, les Syriens comprendraient seulement 170 personnes, et les maronites 100 (Heyberger, 1994 : 459-460).

** Je remercie Bernard Heyberger et Astrid Meier pour les remarques qu’ils ont bien voulu faire sur cet article.

1. Sur les populations chrétiennes d’Alep telles qu’elles peuvent être étudiées pour les époques postérieures à partir des registres d’ordres sultaniens et des registres de jizya, cf. Kuroki, 1998 ; Masters, 2001 : 55-56.

326 / Brigitte Marino

Bien que les autorités religieuses chrétiennes semblent avoir disposé de cer-taines prérogatives dans le domaine juridique (Heyberger, 1994 : 67-81), les chrétiens avaient très fréquemment recours aux tribunaux musulmans pour régler toutes sortes de questions juridiques (Qattan, 1996 et 1999). Les archives de ces tribunaux constituent ainsi une source de toute première importance pour cerner la situation juridique des chrétiens vis-à-vis de la justice musulmane mais aussi leur place dans une société majoritairement musulmane.

Outre le MaÌkamat al-Bâb, siège du juge de Damas, et les deux qisma (‘arabiyya et ‘askariyya), il existe à Damas, au xviiie siècle, plusieurs tribunaux situés dans les divers quartiers de la ville : MaÌkamat al-Kubrâ, MaÌkamat al-‘Awniyya, MaÌkamat al-Mîdân et MaÌkamat al-∑âliÌiyya (Rafeq, 1973 : 223). Un autre tribunal, MaÌkamat al-Bayâniyya, aurait par ailleurs fonctionné dans un bâtiment religieux musulman situé dans le secteur oriental de la ville intra-muros, c’est-à-dire au sein même de MaÌallat al-NaÒârâ2. Son utilisation comme tribunal fut suspendue avant le mois de rabî‘ al-thânî 1139/décembre 1726 en raison de certains actes répréhensibles (ba‘∂al-munkarât) qui s’y produisirent (Murâdî, 2001 : III/286) ; seuls quelques rares documents en émanant nous sont parvenus.

Afin d’examiner l’insertion des chrétiens et des musulmans au sein de MaÌal-lat al-NaÒârâ au milieu du xviiie siècle, nous avons constitué un corpus de 158 transactions immobilières réalisées au cours de deux décennies (1150-1170/1737-1757)3. Durant cette période, Damas est notamment gouvernée par As‘ad Pacha al-‘A¬m (1156-1170/1743-1757) dont nous évoquerons l’attitude – ainsi que celle de ses prédécesseurs et successeurs – envers les chrétiens.

Outre 41 transactions consignées dans des registres émanant de tribunaux non identifiés, la majorité des transactions (45) sont consignées dans des registres de la qisma (elles concernent généralement des mineurs) et dans les registres du MaÌkamat al-’Awniyya (39), le plus proche de MaÌallat al-NaÒârâ ; des transac-tions sont également consignées dans les registres du MaÌkamat al-Kubrâ (24), du MaÌkamat al-Mîdân (7) et du MaÌkamat al-Bâb (2).

À travers cette documentation, nous nous intéresserons à la spécificité archi-tecturale de MaÌallat al-NaÒârâ et nous examinerons la question de la cohabi-tation entre chrétiens et musulmans au sein de ce quartier. Nous comparerons le parc immobilier de MaÌallat al-NaÒârâ à celui du faubourg du Mîdân pour lequel nous disposons de données semblables pour la décennie 1742-1752 (Marino, 1997 : 221-281). Par ailleurs, au sein de MaÌallat al-NaÒârâ, nous comparerons le comportement des chrétiens et des musulmans sur le marché immobilier afin de déterminer s’il existe une distinction sociale entre les uns et les autres au niveau de l’habitat.

2. Il s’agit du ribâÌ d’Abû al-Bayyân MuÌammad b. MaÌfû˙ al-Qurashî, connu sous le nom de Ibn al-Îawrânî ; ce bâtiment fut construit au vie-xiie siècle (Talas, 1975 : 200 ; ‘Ulabî, 1989 : 409-410). Au xviiie siècle, ce bâtiment est utilisé comme madrasa : des personnages décédés avant 1150/1737 et 1165/1751 y sont nommés comme enseignants (Murâdî, 2001 : II/130, IV/59).

3. Les références à ces documents comprennent trois nombres : registre/page/document.

Le « quartier des Chrétiens » (MaÌallat al-NaÒârâ) de Damas / 327

REMMM 107-110, 323-351

La situation des chrétiens de Damas au XVIIIe siècle

Avant de pénétrer dans MaÌallat al-NaÒârâ, il paraît utile d’évoquer la situa-tion des chrétiens de Damas face au pouvoir politique, les conflits entre les diverses communautés chrétiennes présentes dans la ville ainsi que les bâtiments religieux, chrétiens et musulmans, situés dans ce quartier.

Les chrétiens et le pouvoir politique

Outre les matériaux occidentaux conservés pour la plupart à Rome, la prin-cipale source dont nous disposons sur les chrétiens de Damas au xviiie siècle est la chronique de Mîkhâ’îl Brayk qui donne, entre autres, le récit des événements qui se produisent à Damas au cours d’une soixantaine d’années (1720-1782)4. Homme d’église orthodoxe, Mîkhâ’îl Brayk s’intéresse tout particulièrement aux conflits entre orthodoxes et catholiques ainsi qu’à l’attitude de certains gouverneurs envers les chrétiens5.

Il critique notamment deux gouverneurs : Îusayn Pacha al-Bustanjî (août 1738-septembre 1739), connu pour ses actes ignobles et tyranniques (qabâ’iÌ wa maÂâlim) (Brayk, 1930 : 9-10), et ‘Abd Allâh Pacha al-Shatajî (janvier 1758-février 1760), peu apprécié par les pauvres chrétiens (al-masâkîn al-naÒârâ ; al-naÒârâ al-masâkîn) en raison des nombreuses amendes dont ils doivent s’ac-quitter : les catholiques pour avoir instauré des églises dans leurs maisons (kanâ’is fî buyûti-him), les orthodoxes pour avoir restauré l’église (‘imârat al-kanîsa) et les missionnaires (Franj) pour avoir renové le monastère (‘amartum al-dayr) (Brayk, 1930 : 61, 64-65).

À l’exception de ces deux personnages, les gouverneurs de Damas semblent plutôt cléments envers les chrétiens. Ainsi, ‘Uthmân Pacha Abû ™awq (avril 1719-mars 1721 ; janvier 1723-janvier 1725) éprouvait de la sympathie à l’égard des chrétiens (yamîl ilâ al-naÒârâ) (Brayk, 1930 : 4)6 et ‘Alî Pacha, connu sous le nom d’Abû Qîlî (novembre 1740-juillet 1741), aimait les chrétiens (muÌibb li-al-naÒârâ) (Brayk, 1930 : 10). Mais le gouverneur de Damas sur lequel Brayk est le plus élogieux est As‘ad Pacha al-‘AÂm (octobre 1743-janvier 1757) :

« Moi, l’humble devant le Seigneur, j’ai étudié toute l’histoire de Damas depuis sa conquête par l’islam jusqu’à nos jours, et je n’ai trouvé aucune information indi-quant qu’ils ont joui d’aisance, de dignité, de renommée et d’influence, comme cela fut le cas au cours de ces dix dernières années, sous le règne d’As‘ad Pacha al-‘AÂm (...). Les chrétiens damascènes, hommes et femmes, se vêtaient comme ils le voulaient et le choisissaient, sauf en vert. Quant aux femmes, il leur était permis de porter des habits de drap et de laine proches du vert. Il y avait des échanges,

4. Pour une présentation générale de cette chronique, cf. El-Eid Bualuan, 1996 ; pour une traduction, cf. Niéto, 1993.

5. Sur cette question au xvie siècle, cf. Bakhit, 1982 bis : 26-27.

6. Sur les rapports privilégiés de ‘Uthmân Pacha Abû ™awq avec la famille des ∑ayfî, “fondateurs“ de la dissidence catholique, cf. Heyberger, 1994 : 86, 120-122, 126.

328 / Brigitte Marino

des gains et du commerce, sans crainte ni jalousie. Les chrétiens construisaient maisons, palais et salons, chose qui n’était pas arrivée à leurs prédécesseurs et qui ne se reproduira pas pour leurs successeurs. De même, hommes et femmes se rendaient en famille dans les jardins. Dans chaque jardin, on trouvait au moins cinq familles, hommes, garçons et filles. Ils sortaient l’araq et le vin qu’ils avaient apportés sans que personne ne s’y oppose, et ceci tout au long de l’année » (Brayk, 1930 : 62-63)7.

Quelques années plus tard, Brayk appréciera un autre gouverneur de la famille –‘AÂm, MuÌammad Pacha al-‘AÂm (octobre 1771-juin/juillet 1772 ; octobre 1773-avril 1783), pour la justice (‘adl), la protection (Ìimâya) et l’intérêt (ricâya) qu’il accordait aux chrétiens (Brayk, 1930 : 110).

Au xviiie siècle, les relations entre le pouvoir politique et les autorités chré-tiennes sont instables. Dans le cadre des luttes qui opposent à cette époque orthodoxes et catholiques, le patriarche orthodoxe, Silvastrus, est destitué par un firman impérial, et son représentant, Mîkhâ’îl, fils de Tûmâ, est emprisonné. En 1745, leur église est occupée par leurs adversaires, mais un firman vient toutefois rapidement rétablir la situation à leur profit et ils retrouvent alors leur fonction et leur église (Brayk, 1930 : 12-13). Mîkhâ’îl, fils de Tûmâ, est ensuite destitué par un émissaire du patriarche Silvastrus en 1746 (Brayk, 1930 : 19), puis rétabli dans ses fonctions, mais tous deux, le patriarche et son représentant, seront emprisonnés en 1759 par le gouverneur de Damas, ‘Abd Allâh Pacha al-Shatajî, sous prétexte qu’ils avaient rénové l’église l’année précédente (Brayk, 1930 : 65). Mîkhâ’îl, fils de Tûmâ, retrouve ensuite ses fonctions mais en sera à nouveau démis en 1761, suite à une comparution devant le gouverneur de Damas, ‘Uthmân Pacha al-Kurjî (novembre 1760-octobre 1771) sur la demande des chrétiens de la ville qui se plaignent de son oppression (Brayk, 1930 : 72-73) ; il retrouve son poste en 1762 et le conserve pendant un an et demi, jusqu’à sa mort (Brayk, 1930 : 74).

Délégations chrétiennes dans les tribunaux musulmans

Dans ce contexte agité, des délégations de chrétiens se rendent parfois dans les tribunaux de Damas pour résoudre des problèmes liés aux règles de conduite auxquelles ils doivent se soumettre ou au paiement des taxes auxquelles ils sont assujettis. Ces délégations sont issues des trois quartiers de Damas dans lesquels se trouvent sans doute le plus grand nombre de chrétiens à cette époque : l’un situé à l’intérieur des remparts (NaÒârâ) et deux autres (Mîdân et Shâghûr Barrânî) se trouvant à l’extérieur8. En outre, deux quartiers du faubourg du Mîdân, Bâb al-MuÒallâ et Qubaybât, sont également parfois évoqués.

7. Mîkhâ’îl Brayk se lance ensuite dans une violente diatribe sur les abus commis dans ce domaine par les femmes chrétiennes qu’il accuse de tous les maux.

8. Notons que ni les recensements du xvie siècle (Pascual, 1983 : 27), ni ceux du xixe siècle (Ghazzal, 1993 : 40), ne mentionnent de chrétiens dans le faubourg de Shâghûr.

Le « quartier des Chrétiens » (MaÌallat al-NaÒârâ) de Damas / 329

REMMM 107-110, 323-351

À cette époque, la question des relations entre les populations chrétiennes locales et les missionnaires occidentaux, désignés par le terme Franj, constitue à Damas un sujet de discorde9. Sollicité par les autorités ecclésiastiques, le pouvoir ottoman émet régulièrement des ordres sultaniens dont la mise en application nécessite souvent plusieurs démarches successives de la part des chrétiens auprès des tribunaux.

Ainsi, le 29 dhû al-qa‘da 1145/mai 1733, le patriarche de la communauté des chrétiens Grecs/Rûm (†â’ifat al-naÒârâ al-rûm) de Damas, Silvastrus, fils de Jur-jus, se présente au tribunal avec plusieurs membres de sa communauté résidant dans la ville intra-muros (MaÌallat al-NaÒârâ) et dans les faubourgs (MaÌallat al-Shâghûr et MaÌallat al-Mîdân). Ils produisent un ordre sultanien daté de mi-muÌarram 1145/juillet 1732 stipulant qu’aucun membre de la communauté des Franj (†â’ifat al-Afranj) ne doit pénétrer dans la communauté des Rûm (†â’ifat al-Rûm) et que les membres de la communauté des Rûm ne doivent pas suivre les Franj ; quiconque contreviendra à cela sera sévèrement puni comme cela est détaillé dans le document produit. Ils se mettent tous d’accord sur le fait qu’aucun d’entre eux, ni aucun autre membre de la communauté des Rûm, ne pénètrera chez les Franj, qu’aucun Franj ne pénètrera chez eux et qu’aucun d’entre eux ne suivra les Franj ; tout membre de la communauté des Rûm qui les suivra et pénètrera chez eux, ou fera pénétrer un Franj chez lui, sera puni. Ils déclarent que leur patriarche leur ordonne toujours d’obéir à Dieu, au sultan, et aux musulmans ; il leur interdit de commettre des actes répréhensibles et leur apprend les règles de leur communauté. Ils demandent au juge de consigner ce document conformément à ce qui a été dit et d’attirer leur attention, et celle de tous les Rûm, sur l’application du contenu de l’ordre sultanien (71/32/69)10.

Quelques mois plus tard, un document daté du 19 rajab 1147/décembre 1734 évoque un autre ordre sultanien daté de mi-Òafar 1147/juillet 1734. Ce document constatait que la communauté des chrétiens Rûm de Damas, Alep, Tripoli, Sayda et Acre fréquentait la communauté des Franj et qu’à cause de cela s’étaient de plus en plus répandues la corruption et la perdition. Le pouvoir avait déjà, à maintes reprises, émis des ordres sur le fait que les Rûm ne devaient pas suivre les Franj ; ils ne devaient pénétrer ni dans leurs églises, ni dans leurs maisons. Les Franj ne devaient quant à eux pénétrer ni dans les églises des Rûm, ni dans leurs maisons. Tout Rûm qui contreviendrait à cela et suivrait les Franj serait châtié.

Le représentant (qâ’im maqâm) du gouverneur Sulaymân Pacha al-‘AÂm, Îasan Aghâ, avait voulu examiner la situation des Rûm, et avait confié cette mission le 24 jumâdâ II 1147/novembre 1734 à ∑âliÌ Efendî, greffier du Conseil

9. Ainsi, en 1681, le patriarche grec de la ville ordonne à ses ouailles de ne pas envoyer les enfants dans les écoles des missionnaires. De même, en 1722, un ordre sultanien est adressé aux principales villes de Syrie pour mettre en garde les sujets du sultan contre tout contact avec les missions latines (∑abbâgh, 1973 : II/828).

10. Un ordre sultanien de ce type, consigné dans les archives du Ba§şbakanlık à Istanbul, avait déjà été émis en 1141/1728-1729 (Masters, 2001 : 101).

330 / Brigitte Marino

(kâtib dîwân) et à d’autres personnes qui s’étaient rendues ce jour-là, un diman-che, à l’église des Franj. Des dizaines de Rûm (dont les noms sont notés dans le document) se trouvaient dans l’église des Franj ; à leur sortie, ∑âliÌ Efendî les amena au Conseil devant le représentant du gouverneur qui ordonna que l’on lise l’ordre sultanien. Les Rûm reconnurent qu’ils avaient pénétré dans l’église des Franj, mais qu’ils avaient désormais renoncé à suivre leur voie, à pénétrer dans leur église et dans leurs maisons, à prier avec eux, et qu’ils ne leur laisseraient plus éduquer leurs enfants. Ils demandèrent pardon (iltamasû al-‘afwu ‘an-hum) et la séance fut close.

Suite à cet incident, quelques dizaines de Rûm (dont certains étaient présents lors de la “réunion” mentionnée ci-dessus) se présentent au tribunal le 19 rajab 1147/décembre 1734 : ils attestent qu’ils se conformeront au contenu de l’ordre sultanien sous peine d’être châtié et demandent au juge de consigner cela afin d’officialiser leur engagement (72/88/165)11.

D’autres interventions de délégations chrétiennes dans les tribunaux de Damas indiquent la nécessité, pour les chrétiens de la ville, de respecter des règles de conduite convenables. Ces règles relèvent normalement de l’organisa-tion interne des communautés, mais celles-ci ont parfois recours au juge pour lui demander d’en ordonner l’application. Ainsi, le 9 dhû al-qa‘da 1149/mars 1737, plusieurs chrétiens de Damas, dont Mîkhâ’îl, fils de Tûmâ, représentant du patriarche, se présentent au tribunal ; ils sont identifiés comme faisant partie de la communauté des Rûm ; comparaissent également des chrétiens du Mîdân, des chrétiens de Shâghûr et des maronites. Tous déclarent devant le juge que, selon les traditions anciennes, tout chrétien désirant épouser une jeune fille vierge ne doit pas pénétrer dans sa famille et ses proches ne doivent pas la voir ; chaque année, il doit lui faire parvenir avec un prêtre ce qu’il convient de lui envoyer ; au moment de la consommation du mariage, personne ne doit pénétrer chez lui sans une invitation de sa part. Quand un chrétien meurt, aucun étranger ne doit pénétrer chez lui ; seuls ses proches y sont autorisés. Quand les chrétiens visitent le monastère de ∑aydnâyâ, ils ne doivent pas y passer la nuit et dormir auprès des moniales. Or, certains chrétiens contreviennent désormais à ces traditions anciennes. Tous demandent au juge d’ordonner au représentant du patriarche, Mîkhâ’îl, fils de Tûmâ, d’interdire cela ; le juge répond favorablement à leur demande et ordonne à Mîkhâ’îl, fils de Tûmâ, de mettre en garde les chrétiens afin qu’ils ne pratiquent plus aucun acte qui soit contraire aux principes de la loi musulmane (al-sharî‘a al-mu†ahhara) et maléfique pour la communauté des chrétiens (†â’ifat al-naÒârâ) (83/135/293)12.

11. Malgré leur résolution affichée de respecter cet ordre sultanien, les Rûm de Damas continueront toutefois à fréquenter les latins (Pococke, 1745 : 124). En 1748, un violent conflit éclate d’ailleurs entre les catholiques de Damas et les Franj : ces derniers leur interdisent l’entrée de leur monastère s’ils ne consentent pas à suivre le rite latin (Brayk, 1930 : 22).

12. Pour une description du mariage chrétien à Damas au xixe siècle, cf. Michaud et Poujoulat, 1835 : 190-199.

Le « quartier des Chrétiens » (MaÌallat al-NaÒârâ) de Damas / 331

REMMM 107-110, 323-351

Outre le respect des règles de conduite évoquées ci-dessus, les chrétiens sont par ailleurs confrontés à l’obligation de s’acquitter de certaines taxes ; des con-flits existent parfois dans ce domaine entre les chrétiens de divers quartiers de Damas. Ainsi, le 19 jumâdâ al-thânî 1148/novembre 1735, treize chrétiens de MaÌallat al-NaÒârâ se présentent au tribunal et font comparaître trois chrétiens du Mîdân. Ils déclarent que tous les chrétiens de Damas doivent s’acquitter de plusieurs taxes annuelles ; or, depuis deux ans, les chrétiens du Mîdân ne paient plus une de ces taxes. Les chrétiens du Mîdân répondent que, avec les chrétiens des Qubaybât, de Bâb al-MuÒallâ et de Shâghûr, ils paient certaines de ces taxes ; quant à celle qu’ils ne paient plus, ils ne l’ont jamais payée dans le passé. Des témoins assurent que les chrétiens du Mîdân payaient autrefois cette taxe ; le juge leur ordonne donc de s’en acquitter (51/142/350).

Des conflits éclatent parfois au sein même d’un quartier à ce sujet. Ainsi, le 28 dhû al-qa‘da 1159/décembre 1746, dix chrétiens de Shâghûr Barrânî se présentent au tribunal et font comparaître un chrétien de ce quartier à qui ils reprochent, ainsi qu’à trois de ses coreligionnaires, de ne pas acquitter certaines taxes qui leur sont imposées. Ces derniers répondent qu’ils s’acquittent de certai-nes taxes mais qu’ils sont exemptés d’autres taxes en vertu d’un firman daté du 16 shawwâl 1146/mars 1734. Les plaignants sont donc déboutés (115/242/469).

À travers les démarches entreprises collectivement au tribunal, MaÌallat al-NaÒârâ apparaît donc comme l’un des pôles chrétiens de la ville, celui de la ville intra-muros. C’est là que se concentrent la plupart des institutions chrétiennes, parfois voisines d’institutions musulmanes.

Les monuments religieux dans MaÌallat al-NaÒârâ

Dans un contexte où chacun tient à marquer son territoire par la présence d’institutions religieuses qui lui sont propres, des discussions ou des conflits se produisent dans MaÌallat al-NaÒârâ sur la proximité ou l’appropriation des lieux de culte chrétiens et musulmans. Ainsi, vers la fin du xvie siècle (avant 990/1582), une discussion oppose deux notables, AÌmad b. Yûnus al-cAythâwî et Ismâ’îl al-Nâbulusî, sur l’opportunité de la construction du “Minaret Blanc” (al-manâra al-bay∂â’) à proximité de l’église Maryamiyya : Ismâ‘îl al-Nâbulusî considère qu’il ne faut pas le construire afin d’éviter que l’appel à la prière dérange les chrétiens et les pousse à insulter l’islam ; AÌmad al-‘Aythâwî considère quant à lui sa construction licite. Le juge de Damas est de l’avis de ‘Aythâwî ; le gou-verneur est quant à lui de l’avis de Nâbulusî. Malgré les importantes sommes d’argent données par les chrétiens au gouverneur pour tenter d’empêcher son édification, le minaret est finalement construit sur ordre du juge par un grand commerçant, ‘Alâ’ al-Dîn b. al-Îujayj. AÌmad al-‘Aythâwî (941-1025/1535-1616) rédigea une épître à ce sujet (MuÌibbî, 1970 : I/370)13.

13. Sur ce minaret (Masjid Bâb al-Kanîsa), cf. Talas, 1975 : 194. Sur la restauration de la mos-quée Banû Îujayj (Masjid Banî Îujayj) au milieu du xviiie siècle, cf. 133/220/438 (9 shawwâl 1164/septembre 1751).

332 / Brigitte Marino

Certains lieux de culte, comme la maison de Saint-Ananie, sont par ailleurs fréquentés aussi bien par les chrétiens que par les musulmans (Heyberger, 1994 : 56). Les voyageurs occidentaux, comme le chevalier d’Arvieux (1635-1702) et Pococke (1704-1765), s’en font l’écho. Selon le chevalier d’Arvieux (1735 : 456),

« […] les Turcs ont cette maison en vénération et y avaient voulu faire une mos-quée ; mais les chrétiens du pays assurent qu’ils n’en ont jamais pu venir à bout : de sorte que la grotte est demeurée commune aux uns et aux autres […] ».

Quelques décennies plus tard, selon Pococke (1745 : 119), la maison de Saint-Ananie aurait été convertie en mosquée14.

Les lieux de culte chrétiens représentent de véritables enjeux, d’une part pour le pouvoir politique qui contrôle leur existence, et d’autre part pour les diverses communautés religieuses qui se les disputent. Les conflits entre les diverses parties pour contrôler l’espace dans ce domaine ne sont pas rares, notamment en ce qui concerne leurs différents waqf.

La principale église de Damas au xviiie siècle est l’église de Marie (al-kanîsa al-Maryamiyya), située dans une rue qui porte son nom, Zuqâq al-Kanîsa (112/53/116 ; 146/262/551 ; 146/262/552 ; 146/264/556). Cette église est dotée d’un waqf dont le nâÂir est le patriarche Silvastrus, fils de Jurjus, également nâÂir

du waqf des chrétiens pauvres (Òacâlîk al-naÒârâ). Le 11 jumâdâ al-thânî 1147/novembre 1734, le représentant du patriarche, Mîkhâ’îl, fils de Tûmâ, se présente au tribunal et fait comparaître le patriarche en question ; deux années plus tôt, ce dernier l’a autorisé à restaurer des biens rattachés au waqf de l’église en lui certifiant que les dépenses qu’il engagerait pour cela lui seraient remboursées sur les revenus des waqf de l’église et des chrétiens pauvres ; il en serait de même en ce qui concerne toutes les dépenses liées au fonctionnement de l’église. Le juge demande donc au patriarche de rembourser son représentant (72/90/167). Le même jour, le patriarche renouvelle le mandat de Mîkhâ’îl, fils de Tûmâ, pour s’occuper des affaires de l’église et du waqf des chrétiens pauvres et confirme que les dépenses qu’il effectuera pour cela lui seront remboursées sur les revenus de ces waqf (72/87/163). Dans le cadre de ses fonctions, Mîkhâ’îl, fils de Tûmâ, fait parfois des acquisitions pour le waqf de l’église sans toutefois payer de ses propres deniers : ainsi, le 25 rabî‘ al-thânî 1155/fin juin 1742, agissant comme mandataire du patriarche, il achète avec l’argent du waqf pour le waqf (bi-mâl al-waqf li-jihat al-waqf) une part de maison dont une moitié appartient déjà au waqf (109/3/6).

Des biens appartenant aux waqf d’autres institutions chrétiennes sont éga-lement présents dans MaÌallat al-NaÒârâ : il en est ainsi du waqf du monastère de ∑aydnâyâ (Dayr ∑aydnâyâ), situé au nord de Damas (133/110/229), mais

14. Une mosquée portant le nom d’Ananie, Jâmi Îanâniyya, est signalée dans ce secteur de la ville ; située derrière Kanîsat Îanâniyya, il n’en reste plus que des vestiges en 1975 (™alas, 1975 : 210 ; Sauvaget, 1932 : 10-11). Une autre mosquée, la mosquée ‘Umarî, construite au vie/xiie siècle, est également située à proximité de Kanîsat Îanâniyya (‘Ulabî, 1989 : 343).

Le « quartier des Chrétiens » (MaÌallat al-NaÒârâ) de Damas / 333

REMMM 107-110, 323-351

aussi du waqf du monastère du Mont Sinaï (Dayr ™ûr Sînâ’) (95/287/653). Sur un terrain de ce waqf, dans Zuqâq al-Nayba†ûn, est construit le monastère des Franj (Dayr al-Afranj) (71/16/47 ; 71/20/51 ; 71/22/53 ; 71/64/130).

Outre les églises des Damascènes et le monastère des Franj, MaÌallat al-NaÒârâ abrite des biens appartenant à des institutions musulmanes comme, par exemple, le waqf des muezzins de la Mosquée des Omeyyades (95/287/653). Des conflits entre chrétiens et musulmans au sujet de leurs waqf respectifs sont parfois portés devant les tribunaux, sans doute pour clarifier une situation et permettre ainsi la réalisation de démarches futures en toute quiétude : ainsi, le 8 dhû al-qa‘da 1147/avril 1735, le mandataire du mutawallî du waqf de la Mosquée al-Îajar, située à Bâb Sharqî, se présente au tribunal et fait comparaître le mutawallî du waqf des arméniens pauvres (fuqarâ’ al-naÒârâ al-arman) ; il prétend qu’un terrain situé au sud de la mosquée appartient à cette mosquée ; le défendant avance quant à lui que ce terrain a été fondé en waqf par un arménien, selon deux actes de waqf qu’il produit ; le plaignant est donc débouté (74/21/50). Le même jour, le même personnage entreprend une démarche semblable à la précédente en faisant comparaître le mutawallî du waqf des chrétiens jacobites pauvres (Òa‘âlîk al-naÒârâ al-yacqûbiyya) ; il prétend que des biens mitoyens de la mosquée, à l’ouest, appartiennent à la mosquée ; le défendant prétend quant à lui qu’ils ont été fondés en waqf par un prêtre, selon un document qu’il produit ; le plaignant est donc débouté (74/26/60).

La présence d’églises et de mosquées dans le « Quartier des Chrétiens » laisse entrevoir celle de chrétiens et de musulmans que nous tenterons de situer au sein de ce secteur à travers les transactions immobilières qu’ils y opèrent.

Habiter MaÌallat al-NaÒârâ

Les documents rendant compte de ces transactions permettent notamment de délimiter MaÌallat al-NaÒârâ et de connaître les spécificités architecturales des maisons qui le composent. Divers documents donnent par ailleurs des informa-tions sur un type d’habitat collectif, le Ìawsh, très répandu dans les faubourgs de Damas mais également présent dans la ville intra-muros ; plusieurs individus ou familles, dont l’installation en ville peut être récente, et qui se regroupent parfois en fonction de leur appartenance professionnelle, géographique ou religieuse, y occupent des logements situés autour d’une cour15.

À l’exception de quelques documents relatifs à des conflits entre les différen-tes communautés chrétiennes présentes à Damas à cette époque, ou quelques documents concernant des waqf, les chrétiens agissant en tant qu’individus ne sont pas identifiés en fonction de leur rite, mais simplement qualifiés de chrétiens (naÒrânî)16. Par ailleurs, on trouve peu de traces, dans ces documents,

15. Sur les Ìawsh, cf. Marino, 1997 : 253-258, 265, 365-368.

16. Des arméniens sont toutefois identifiés dans certains documents : cf. par exemple 118/114/211.

334 / Brigitte Marino

des missionnaires occidentaux installés à Damas à cette époque. Les chrétiens auxquels nous nous intéressons ici sont donc essentiellement des autochtones que nous considérerons dans leur ensemble sans pouvoir identifier précisément le rite auquel ils appartiennent.

Délimitation de MaÌallat al-NaÒârâ

MaÌallat al-NaÒârâ, tel qu’il est délimité par les noms de rues mentionnés dans les transactions immobilières, est très nettement localisé dans la partie orientale de la ville intra-muros, contre la muraille, dans l’angle formé par l’intersection des rues partant de Bâb Tûmâ, au nord, et de Bâb Sharqî, à l’est (Zuqâq Îanâniyya, Zuqâq Jacfar, Zuqâq al-Masbak, Zuqâq al-Misk, Zuqâq al-QaÒaba). Certaines maisons sont d’ailleurs mitoyennes du rempart (95/194/469 ; 95/260/604). Une rue, Zuqâq al-Zaytûn, se trouve légèrement au sud de ce secteur. À l’ouest, la Rue de l’église (Zuqâq al-Kanîsa), où se trouve l’église Maryamiyya, est également rattachée à MaÌallat al-NaÒârâ.

Carte n° 2. Le « quartier des Chrétiens » (MaÌallat al NaÒârâ) dans la ville de Damas intra-muros.

Le « quartier des Chrétiens » (MaÌallat al-NaÒârâ) de Damas / 335

REMMM 107-110, 323-351

Certaines rues, dont le nom n’est plus usité, peuvent être situées grâce à des indications notées dans les documents. Ainsi, Zuqâq al-Qabw se trouve près des remparts (95/194/469 ; 95/260/604) ; Zuqâq al-Qalqâsiyya se situe près de l’église (109/88/166 ;124/8/20) ; Zuqâq Lu†f Allâh près d’une teinturerie (95/295/671) et Zuqâq Mâhir près de Zuqâq al-Nayba†ûn (125/19/29) où est situé le monastère des Franj (71/16/47 ; 71/20/51 ; 71/22/53 ; 71/64/130), à proximité de Zuqâq Fustuq (146/237/520).

Les limites entre les divers quartiers de ce secteur de la ville ne semblent pas très strictes : ainsi, Zuqâq al-Misk est à la fois rattaché à MaÌallat al-NaÒârâ et à Bâb Sharqî (bi-MaÌallat al-NaÒârâ bi-Zuqâq al-Misk tâbic Bâb Sharqî, 95/278/633) ; Zuqâq al-Nayba†ûn est à la fois rattaché à MaÌallat Bâb Tûmâ et à MaÌallat al-NaÒârâ (bi-MaÌallat Bâb Tûmâ bi-Zuqâq al-Nayba†ûn tâbic MaÌallat al-NaÒârâ, 115/39/63) ; Zuqâq al-Masbak, qui comprend une partie intérieure (Zuqâq al-Masbak al-Juwwânî) et une partie extérieure (Zuqâq al-Masbak al-Barrânî), est à la fois rattaché à MaÌallat al-NaÒârâ, Bâb Tûmâ et Bâb Sharqî (95/201/481 ; 95/229/539 ; 95/278/633 ; 119/116/216 ; 119/159/299 ; 125/43/86 ; 125/208/540 ; 142/195/420 ; 142/197/426).

De même, dans les documents juridiques dont nous disposons, Zuqâq al-Kanîsa constitue la limite occidentale de MaÌallat al-NaÒârâ mais le secteur dans lequel elle se trouve est parfois rattaché au quartier voisin de Kharâb17.

Les maisons de MaÌallat al-NaÒârâ

Les biens immobiliers à usage résidentiel faisant l’objet de transactions dans MaÌallat al-NaÒârâ sont surtout des maisons (126 dâr, 80 %), mais aussi des parties de maisons (27 maqsam, 17 %) et parfois des pièces (5 pièces, 3 %). Ces transactions sont donc, en gros, semblables à celles opérées dans l’ensemble des faubourgs de Damas à la même époque (75 %, 12 %, 10 %) (Marino, 1997 : 265).

Nous établirons dans cette partie une comparaison entre les maisons de MaÌallat al-NaÒârâ et celles du faubourg du Mîdân18, pour lequel nous dispo-sons de données semblables, afin de cerner la spécificité du quartier que nous

17. On localise aussi cette église dans MaÌallat al-Kharâb (MuÌibbî, 1970 : I/370) ; il en est de même pour la mosquée Banû Îujayj (133/220/438). Dans ce quartier, Mîkhâ’îl, fils de Tûmâ, représentant du patriarche, possède une partie de maison entre 1157 et 1159 (1744-1746) (115/229/429). En 1168/1754-1755, sa maison est également mentionnée dans le voisinage d’une maison située Zuqâq al-Kanîsa (142/396/780 ; 142/396/781 ; 142/395/779).

18. Le faubourg du Mîdân s’étend sur une distance d’environ deux kilomètres et demi au sud de Damas, de part et d’autre de la route empruntée par la caravane du pèlerinage à La Mekke ; son artère centrale est bordée de nombreux entrepôts destinés notamment aux céréales cultivées dans la région du Hawrân. Au xviiie siècle, il constitue le repaire des janissaires locaux qui entretiennent de violents conflits avec les janissaires impériaux installés dans la citadelle ; la concurrence entre ces deux troupes pour la commerciali-sation des céréales est généralement considérée comme un des facteurs de leurs affrontements. Des pauvres migrants ruraux aux riches négociants en céréales, la population de ce faubourg est très hétérogène, ce qui se traduit par une grande diversité de l’habitat ; sur le Mîdân, cf. Marino, 1997.

336 / Brigitte Marino

étudions ici. Nous excluons les maisons qui ne sont pas décrites et celles qui font l’objet de plusieurs transactions, ce qui réduit le corpus à 100 maisons.

Les maisons sont achetées en totalité (24 qîrâ†) ou en partie. Lorsqu’elles sont achetées en partie, on peut estimer la valeur de la maison entière (prix du qîrâ†* 24) afin de comparer les valeurs des différentes maisons au sein du quartier et par rapport à celles d’autres quartiers. La valeur moyenne des maisons de MaÌallat al-NaÒârâ s’élève à 867 qursh, alors qu’elle est seulement de 176 qursh pour les maisons du Mîdân.

Tableau no 1. Valeur des maisons dans MaÌallat al-NaÒârâ et dans MaÌallat al-Mîdân

MaÌallat al-NaÒârâ (1737-1757) MaÌallat al-Mîdân (1742-1752)

Valeur des maisons Nombre % Nombre %

< 150 qursh 15 15 % 79 52 %

150-300 qursh 14 14 % 52 33 %

300-500 qursh 20 20 % 16 10 %

500-700 qursh 20 20 % 8 5 %

700-1 000 qursh 11 11 % - -

> 1 000 qursh 20 20 % - -

Total 100 100 % 155 100 %

Si l’on en juge par la valeur des maisons, le parc immobilier de MaÌallat al-NaÒârâ est donc très différent de celui du faubourg du Mîdân. Beaucoup plus luxueux, il comprend relativement peu de maisons dont la valeur est inférieure à 300 qursh (29 % contre 85 % dans le Mîdân) et plus de maisons dont la valeur est comprise entre 300 et 700 qursh (40 % contre 15 % dans le Mîdân). Les maisons dont la valeur est supérieure à 700 qursh sont absentes du Mîdân mais constituent 31 % des maisons de MaÌallat al-NaÒârâ. Les valeurs élevées des maisons dans MaÌallat al-NaÒârâ sont largement justifiées par le fait qu’il s’agit souvent de grandes demeures19.

Dans les transactions immobilières, aucune information n’est donnée sur la superficie des maisons20, mais la nature des pièces est indiquée dans la plupart des cas. Du logement évalué à quelques dizaines de qursh et comprenant une seule pièce à l’immense demeure comprenant plus d’une vingtaine de pièces et pouvant être estimée à plusieurs milliers de qursh, les maisons de MaÌallat al-NaÒârâ présentent divers types architecturaux.

19. De même, selon les études réalisées par A. Marcus sur la valeur des maisons à Alep au xviiie siècle à partir de sources semblables, le faubourg de Saliba al-Judayda, situé au nord de la ville intra muros, abrite des maisons dont la valeur est relativement élevée (Marcus, 1989 : figure 9.1). Or, dans ce faubourg sont installés, comme dans MaÌallat al-NaÒârâ à Damas, de nombreux chrétiens. Sur les espaces des chrétiens à Alep à l’époque ottomane, cf. David, 1990 ; Raymond, 1998.

20. Pour les maqsam, on mentionne parfois la superficie de la cour (95/195/470 ; 112/71/159 ; 112/73/161 ; 115/123/205).

Le « quartier des Chrétiens » (MaÌallat al-NaÒârâ) de Damas / 337

REMMM 107-110, 323-351

Tableau no 2. Nombre de pièces dans les maisons de MaÌallat al-NaÒârâ et de MaÌallat al-Mîdân

MaÌallat al-NaÒârâ (1737-1757) MaÌallat al-Mîdân (1742-1752)

Pièces Cas % Cas %

1 1 1% 5 3%

2 5 5% 13 8%

3 5 5% 26 17%

4 9 9% 31 20%

Maisons modestes 20 20% 75 48%

5 13 13% 27 18%

6 20 20% 19 12%

7 16 16% 12 8%

Maisons moyennes 49 49% 58 38%

8 9 9% 11 7%

9 7 7% 5 4%

10 5 5% 2 1%

11 2 2% 2 1%

12 1 1% 2 1%

13 1 1% - -

14 1 1% - -

15 1 1% - -

16 2 2% - -

18 1 1% - -

22 1 1% - -

Grandes maisons 31 31% 22 14%

Total 100 100% 155 100%

Comme le laissaient présager les valeurs des maisons indiquées plus haut, MaÌallat al-NaÒârâ se distingue par la présence de très grandes demeures. Alors que les maisons les plus grandes que nous connaissons dans le faubourg du Mîdân comprennent une douzaine de pièces, on trouve dans MaÌallat al-NaÒârâ sept demeures comprenant entre 13 et 22 pièces.

La terminologie architecturale utilisée dans les transactions immobilières pour décrire les maisons de Damas est très riche. Elle permet de connaître l’équipement de la cour, les pièces situées de plain-pied et, éventuellement, à l’étage, ainsi que les pièces de service. Outre le nombre de pièces, la présence de tel ou tel élément architectural constitue un critère de distinction entre les diverses maisons21.

21. Pour plus d’informations sur la définition de ces pièces et les critères de distinction qu’elles constituent, cf. Pascual, 1990 ; Marino, 1997 : 224-238.

338 / Brigitte Marino

Tableau n° 3. Occurrences des pièces dans les maisons de MaÌallat al-NaÒârâ et de MaÌallat al-Mîdân

PiècesMaÌallat al-NaÒârâ (1737-1757) MaÌallat al-Mîdân (1742-1752)

Nombre de cas % Nombre de cas %

Cour

∑âÌa 99 99% 151 97%

Bi’r mâ’ 95 95% 100 65%

Birkat mâ’ 45 45% 7 5%

Dihliz 7 7% 24 15%

Plain-pied

Maskan 3 3% 92 59%

Murabba‘ 87 87% 61 39%

Îwân 47 47% 38 25%

Qâ‘a 14 14% 5 3%

Bayt 8 8% 7 5%

Khizâna 6 6% 12 8%

Qubba 26 26% 8 5%

Ûda 9 9% 3 2%

Escalier

Sullum 82 82% 105 68%

Etage

™abaqa 70 70% 99 64%

Mashraqa 51 51% 67 43%

QaÒr 21 21% 10 6%

Dîwân khâna 3 3% - -

Service

Ma†bakh 73 73% 61 39%

Bayt Mûna 17 17% - -

Kîlâr 8 8% - -

Qabw 25 25% - -

Murtafaq 70 70% 117 75%

À travers l’occurrence des diverses pièces qui les composent, il apparaît que les caractéristiques architecturales des maisons de MaÌallat al-NaÒârâ sont différentes de celles du faubourg du Mîdân. Dans un cas comme dans l’autre, la quasi-totalité des maisons sont organisées autour d’une cour mais les puits (bi’r) sont beaucoup plus fréquents dans MaÌallat al-NaÒârâ (95%) que dans le Mîdân (65 %). Il en est de même pour les bassins (birka) (45 %/5 %) qui constituent un important critère de distinction entre les maisons : dans MaÌallat al-NaÒârâ, la valeur moyenne des maisons équipées d’un bassin s’élève en effet

Le « quartier des Chrétiens » (MaÌallat al-NaÒârâ) de Damas / 339

REMMM 107-110, 323-351

à 1 439 qursh alors que celle des maisons qui en sont dépourvues est seulement de 399 qursh22.

Certaines maisons comportent une partie extérieure (barrânî) et une partie intérieure (juwwânî), chacune organisée autour d’une cour ; il en est ainsi de la plus grande demeure de notre corpus (145/82/205 ; 145/83/206) dont nous reproduirons la description après avoir évoqué les différentes pièces qui compo-sent les maisons de MaÌallat al-NaÒârâ.

Les pièces de plain-pied

Les pièces situées autour de la cour sont des pièces de réception (îwân, qâca) ou des lieux de séjour plus ordinaires (maskan, murabbac, bayt, khizâna, qubba, ûda).

Les pièces de réception : îwân et qâ’aEspace à trois côtés ouvert sur la cour, l’îwân est généralement orienté vers

le nord (îwân qiblî), ce qui y garantit la fraîcheur pendant l’été23. Il est présent dans 47 % des maisons de MaÌallat al-NaÒârâ (25 % dans le Mîdân).

La qâ‘a est une pièce de réception haute et richement décorée ; elle est géné-ralement constituée de trois espaces situés de part et d’autre de l’entrée et en face de celle-ci. 14 % des maisons de MaÌallat al-NaÒârâ en possèdent une (3 % dans le Mîdân). La valeur moyenne des maisons équipées d’un îwân ou d’une qâ‘a est nettement supérieure à la valeur moyenne de l’ensemble des maisons de MaÌallat al-NaÒârâ (1 340 qursh pour les maisons équipées d’un îwân et 2 105 qursh pour les maisons équipées d’une qâ‘a). Ces deux éléments constituent donc un critère de distinction entre les maisons.

Les lieux de séjour : maskan, murabba‘, bayt, khizâna, qubba, ûdaLe terme maskan, qui désigne une petite pièce, est peu employé dans les des-

criptions des maisons de MaÌallat al-NaÒârâ (3 %) alors qu’il l’est fréquemment pour les maisons du Mîdân (59 %).

En revanche, le murabba‘, pièce de forme carrée ou légèrement rectangulaire, est mentionné dans un plus grand nombre de maisons (87 %/39 %). On en trouve souvent plusieurs par maison : généralement un ou deux, mais certaines maisons en comprennent trois ou quatre, voire cinq.

Le terme bayt, qui désigne en général une petite pièce, est presque aussi peu utilisé dans les descriptions des maisons de MaÌallat al-NaÒârâ (8 %) que dans celles du Mîdân (5 %).

22. L’abondance de l’eau dans les maisons damascènes doit être mise en relation avec la fortune de leurs propriétaires : « Les parts d’eau s’achètent : le premier luxe que s’offrait un riche Damascain était une eau courante dans sa cour et même dans son salon » (Thoumin, 1934 : 21).

23. Certains îwân des maisons de MaÌallat al-NaÒârâ sont toutefois orientés différemment : certains sont sharqî (95/34/80), d’autres gharbî (112/53/80), d’autres shamâlî (124/127/229).

340 / Brigitte Marino

La khizâna est aussi peu fréquente dans les deux cas (6 %/8 %) ; il s’agit souvent d’une pièce annexe située à l’intérieur d’un murabba‘ (95/44/108 ; 95/65/157 ; 125/14/20 ; 125/16/23).

La qubba, petite pièce donnant généralement sur une pièce plus grande, est plus fréquente dans les maisons de MaÌallat al-NaÒârâ que dans celles du Mîdân (26 %/6 %) ; elle est souvent située de part et d’autre de l’îwân, donc caractéristique des maisons les plus importantes (95/201/481 ; 95/211/503 ; 95/287/653 ; 95/318/726 ; 112/55/120 ; 115/263/512 ; 122/148/338 ; 124/127/229 ; 125/207/538 ; 125/208/541 ; 129/32/75).

Le terme ûda, peu utilisé, est toutefois plus fréquemment employé pour les maisons de MaÌallat al-NaÒârâ (9 %) que pour celles du Mîdân (2 %) ; la pièce qu’il désigne, d’importance secondaire, est parfois située à l’intérieur d’un murabbac (125/14/20 ; 125/16/23).

Les pièces et espaces situés à l’étage :†abaqa, mashraqa, qaÒr, dîwân khâna

Les maisons de MaÌallat al-NaÒârâ comprennent plus fréquemment un étage que celles du Mîdân (82 %/68 %). On y accède généralement par un escalier (sullum) en pierre, plus rarement en bois (146/289/597 ; 150/75/144). Dans certains cas, deux escaliers en pierre sont présents dans une maison (95/211/503 ; 142/168/353 ; 142/396/781 ; 146/148/356 ; 150/12/22 ; 150/36/67). Certai-nes maisons comprennent deux escaliers en pierre et un en bois (95/318/726), ou trois escaliers en pierre (95/287/653) desservant des pièces spécifiques.

Dans un cas comme dans l’autre, la pièce la plus fréquemment mentionnée à l’étage est la †abaqa (70 % des maisons de MaÌallat al-NaÒârâ, 64 % des maisons du Mîdân). Comme dans le Mîdân, environ la moitié des maisons comprend une seule †abaqa et environ le quart en comprennent deux ; certai-nes maisons en comprennent trois (95/116/278 ; 95/229/539 ; 115/263/512 ; 124/311/536 ; 125/11/14 ; 127/169/214 ; 145/82/205 ; 145/83/206) voire quatre (95/302/686).

La mashraqa, « espace ouvert muni d’une balustrade légère sur la cour » (Pascual, 1990 : 395, n. 1), est présente dans 51 % des maisons de MaÌallat al-NaÒârâ et dans 43 % des maisons du Mîdân. Il en existe rarement plus d’une par maison (7 % dans les maisons à étage du Mîdân, 12 % dans les maisons à étage de MaÌallat al-NaÒârâ).

Le qaÒr, pièce de réception située à l’étage, est plus fréquent dans les maisons de MaÌallat al-NaÒârâ (21 %) que dans celles du Mîdân (6 %). On en trouve parfois deux dans une même maison (124/210/355 ; 125/19/29 ; 142/436/861), et même cinq dans la demeure la plus chère de notre corpus (150/36/67). Les maisons qui en sont équipées ont une valeur moyenne de 1 793 qursh alors que celles qui n’en ont pas ont une valeur moyenne de 621 qursh.

Le dîwân khâna, pièce de réunion qui n’est pas encore mentionnée dans les descriptions des maisons du Mîdân que nous connaissons à cette époque,

Le « quartier des Chrétiens » (MaÌallat al-NaÒârâ) de Damas / 341

REMMM 107-110, 323-351

apparaît dans 3 % des maisons de MaÌallat al-NaÒârâ ; il s’agit de grandes demeures dont la valeur est comprise entre 3 200 et 5 200 qursh (125/19/29 ; 142/436/861 ; 146/262/551).

Les pièces de service : ma†bakh, bayt mûna, kîlâr, qabw

Si les latrines (murtafaq) sont mentionnées à peu près dans les mêmes propor-tions dans les deux quartiers (70 %/75 %), la cuisine (ma†bakh) est en revanche plus fréquente dans les maisons de MaÌallat al-NaÒârâ (73 %) que dans celles du Mîdân (39 %) ; il en est de même pour les pièces à provisions (bayt mûna, kîlâr) qui ne sont pas mentionnées dans les maisons du Mîdân mais que l’on trouve dans les maisons de MaÌallat al-NaÒârâ (17 %, 8 %).

Si les maisons de MaÌallat al-NaÒârâ se distinguent de celles du Mîdân par l’absence d’entrepôts et d’écuries, elles s’en distinguent également par la présence de caves (qabw), qui se trouvent dans le quart des maisons, généralement sous le murabba‘ (95/211/503 ; 95/287/653 ; 119/188/360 ; 119/190/361 ; 127/182/237 ; 129/32/75), mais aussi parfois sous l’îwân (124/127/229) ou sous la qubba (95/318/726). La demeure la plus chère de notre corpus en comporte même deux (150/36/67).

D’après les documents dont nous disposons, les maisons de MaÌallat al-NaÒârâ se caractérisent donc par la présence de plusieurs éléments de distinction : non seulement des bassins (birka) et des pièces de réception (îwân et qâ‘a), mais aussi par l’existence d’un étage où le qaÒr et le dîwân khâna sont plus fréquents que dans les maisons du Mîdân. Cuisine (ma†bakh) et pièces à provisions (bayt mûna, kîlâr) y sont également plus répandues.

Au terme de cette présentation des maisons de MaÌallat al-NaÒârâ, qui semble constituer un quartier résidentiel relativement riche, nous pouvons à présent pénétrer dans la demeure qui est, théoriquement, la plus chère de notre corpus. Le 12 shawwâl 1170/fin juin 1757, un membre de la famille chrétienne al-Îakîm, qui possède déjà 11 qîr↠et 2/3 de qîr↠d’une demeure située dans Zuqâq al-Misk, achète 1/3 de qîr↠de cette demeure ; il devient ainsi proprié-taire de la moitié de la demeure (12 qîrâ†) ; le propriétaire de l’autre moitié est son oncle paternel. La vendeuse est sa grand-mère maternelle qui avait hérité cette part de sa fille, mère de l’acheteur. La valeur de la transaction est de 120 qursh ; la valeur totale de cette demeure peut donc être estimée à 8 640 qursh. Elle comprend une cour, un bassin, un îwân, deux murabba‘, deux qubba, cinq qaÒr, une †abaqa, deux escaliers en pierre, deux caves, une cuisine et des latrines (150/36/67).

Une autre demeure, achetée par une chrétienne, comprend une partie exté-rieure (barrânî) et une partie intérieure (juwwânî) composées de nombreuses pièces ; il s’agit en fait, en nombre de pièces, de la demeure la plus vaste de notre corpus, même si sa valeur théorique est légèrement inférieure à celle de la demeure précédente.

342 / Brigitte Marino

Le 16 dhû al-Ìijja 1168/septembre 1755, Asîn bint Mîkhâ’îl achète la moitié d’une maison située Zuqâq al-Talla pour 4 197,75 qursh ; la valeur totale de cette maison peut donc être estimée à 8 395,50 qursh.

Le barrânî comprend une cour, un puits, un murabba‘, une cave, une petite qubba, un petit îwân, deux †abaqa auxquelles on accède par un escalier en pierre, une cuisine et des latrines. Le juwwânî comprend une cour, un bassin, des plan-tations, un îwân, deux qubba, un kîlâr, deux murabba‘, une qâca, une qubba située au-dessus d’une cave, un murabba‘, trois †abaqa et une mashraqa auxquels on accède par un escalier en pierre, une cuisine et des latrines (145/82/205).

Un type d’habitat collectif : le Ìawsh

Dans MaÌallat al-NaÒârâ, des Ìawsh sont possédés par des personnages illus-tres comme As‘ad b. Ahmad Efendî al-Bakrî al-∑iddîqî (1063-1128/1653-1716) qui fut substitut (nâ’ib) dans plusieurs tribunaux de Damas et qâ∂î de Jérusalem (Murâdî, 2001 : I/255-259). Nous ne disposons d’aucune information précise sur ce Ìawsh car « sa célébrité dispense de le situer » (shuhratu-hu tughnî ‘an taÌdîdi-hi) (56/222/565).

À la fin du mois de rabî‘ al-awwal 1148/août 1735, Sulaymân Pacha al-‘AÂm, gouverneur de Damas, achète quant à lui un Ìawsh dans MaÌallat al-NaÒârâ, Zuqâq al-Qalqâsiyya. Ce Ìawsh se distingue de ceux que nous connaissons dans les autres quartiers de Damas par la nature de ses pièces et sa valeur relativement élevée (275 qursh) : il comprend une cour, un puits, cinq murabba‘, sept †abaqa, une mashraqa et un riwâq. Ce Ìawsh fait partie des biens que Sulaymân Pacha fonde en waqf quelques semaines plus tard, le 26 jumâdâ al-awwal 1148/octobre 1735, au profit des ses enfants (Marino, 2000 : 215).

En 1168/1754-1755, un autre Ìawsh, Îawsh al-Sayyida, est quant à lui signalé dans le voisinage d’une luxueuse maison faisant l’objet d’une transac-tion dans Zuqâq al-Talla (145/82/205 ; 145/83/206) ; il abrite sans doute des chrétiens comme le Îawsh al-NaÒârâ qui est signalé en 1164/1751 à l’extrémité du Mîdân (130/237/480).

Chrétiens et musulmans sur le marché immobilier

Outre les caractéristiques architecturales des maisons, les transactions immo-bilières fournissent des informations sur l’identité des acheteurs et des vendeurs, sur le voisinage des biens faisant l’objet des transactions, et sur les modalités de l’acquisition des biens, par achat ou par héritage.

On peut ainsi évaluer la présence des chrétiens et des musulmans sur le mar-ché immobilier et connaître les modalités de leur insertion et de leur ancrage dans l’espace urbain. On considèrera ici l’ensemble de notre corpus concernant des biens immobiliers à usage résidentiel (158), notamment les maisons (126 dâr).

Le « quartier des Chrétiens » (MaÌallat al-NaÒârâ) de Damas / 343

REMMM 107-110, 323-351

Insertion dans l’espace urbain

Certains musulmans, dont la présence dans MaÌallat al-NaÒârâ se devine à travers celle des lieux de culte qui leur sont destinés, réalisent des investissements dans ce quartier et y résident, à proximité des chrétiens. Quelle place les uns et les autres occupent-ils sur le marché immobilier ? Quelle est l’importance des tran-sactions qu’ils opèrent ? Comment se réalise la transmission de leurs biens ?

Tableau no 4. Appartenance religieuse des acheteurs et des vendeurs de biens immobiliersà usage résidentiel dans MaÌallat al-NaÒârâ (1737-1757)

Vendeurs

Acheteurs Chrétiens Musulmans Total

Chrétiens 92 (58%) 17 (11%) 109 (69%)

Musulmans 17 (11%) 32 (20%) 49 (31%)

Total 109 (69%) 49 (31%) 158 (100%)

Les acheteurs et les vendeurs de biens immobiliers à usage résidentiel dans MaÌallat al-NaÒârâ sont en majorité des chrétiens : un peu plus des deux tiers des acheteurs (109 / 69 %) et des vendeurs (109 / 69 %) sont des chrétiens ; un peu moins du tiers des acheteurs (49 / 31 %) et des vendeurs (49 / 31 %) sont des musulmans. La majorité des transactions sont réalisées entre membres de même confession religieuse : 92 transactions (58 %) sont passées entre chrétiens et 32 entre musulmans (20 %) ; seules 34 transactions se font entre membres de confessions différentes (22 %) : 17 entre acheteurs chrétiens et vendeurs musulmans, et 17 entre acheteurs musulmans et vendeurs chrétiens.

Les transactions réalisées dans les deux sens entre chrétiens et musulmans s’opèrent dans toutes les rues. Les uns comme les autres interviennent régulière-ment sur le marché immobilier au cours de la période considérée et l’on n’observe pas de retrait des uns au profit des autres. Bien que la majorité des transactions se réalisent entre membres de même confession religieuse, ce marché immobilier n’est pas complètement étanche et il se caractérise par la production d’un espace social stable car la présence des chrétiens et des musulmans reste constante.

Plus des trois quarts des transactions (127/158, 80 %) sont concentrées dans 13 rues : Fustuq (15 cas), Îanâniyya (7 cas), Ja‘far (9 cas), al-Kanîsa (12 cas), Lu†f Allâh (8 cas), Mâhir (15 cas), al-Masbak (15 cas), al-Misk (6 cas), al-Qabw (5 cas), al-Qalqâsiyya (6 cas), al-QaÒaba (10 cas), al-Talla (9 cas), al-Zaytûn (10 cas). Les musulmans achètent des biens résidentiels dans toutes ces rues, à l’ex-ception de Zuqâq al-Kanîsa, se tenant ainsi éloignés d’un lieu de culte chrétien24. Ils semblent en fait avoir une certaine prédilection pour certaines d’entre elles :

24. À l’ouest d’une maison située dans Zuqâq al-Kanîsa, donc au-delà de la limite occidentale de MaÌallat al-NaÒârâ, est mentionnée la maison d’une famille de notables musulmans de Damas, la famille Safarjalânî (122/37/73).

344 / Brigitte Marino

Îanâniyya, al-Masbak et Ja’far. Ils achètent en effet tous les biens résidentiels (7) faisant l’objet d’une transaction dans Zuqâq Îanâniyya ; ils sont remarqua-blement nombreux (13/15) à acheter un bien résidentiel dans Zuqâq al-Masbak (Barrânî et Juwwânî) ; ils achètent plus de la moitié des biens résidentiels qui font l’objet d’une transaction dans Zuqâq Ja‘far (5/9). La moitié (25/49) des musulmans qui achètent des biens dans MaÌallat al-NaÒârâ se concentrent donc dans les trois rues de ce quartier. C’est aussi dans ces trois rues qu’ils vendent le plus de biens, généralement à des musulmans.

Bien que quelques transactions s’opèrent entre chrétiens dans Zuqâq Ja‘far (95/116/278 ; 124/1/2) et dans Zuqâq al-Masbak (95/201/481 ; 95/302/686), la présence des musulmans est prépondérante dans ces deux rues. Elle l’est encore plus dans Zuqâq Îanâniyya, où résident certes des chrétiens dans le voisinage des biens faisant l’objet de transactions (112/55/20) mais où les musulmans semblent très bien implantés : il y achètent en effet tous les biens immobiliers faisant l’objet de transactions et, à une exception près, les vendeurs sont tous des musulmans. Cette forte implantation musulmane dans Zuqâq Îanâniyya peut sans doute être mise en relation avec la présence de lieux de culte musulmans dans ce secteur du quartier.

Dans cette rue, une seule chrétienne vend un bien : il s’agit d’une femme qui vend un maqsam à sa fille, convertie à l’islam25. Cette transaction est vraisem-blablement destinée à éviter que la fille, devenue musulmane (al-mutasharrifa bi-dîn al-islâm), soit privée de l’héritage de sa mère, chrétienne ; le fait que la mère puisse occuper les lieux jusqu’à la fin de ses jours confirme cela (124/29/16). D’autres cas de conversion à l’islam sont signalés dans MaÌallat al-NaÒârâ à cette époque ; ainsi, le 20 rajab 1153/octobre 1740, un certain Khalîl vend un bien qu’il a hérité de sa mère, décédée avant sa conversion (al-mutawwafât qabl dukhûli-hi fî dîn al-islâm) (106/79/148) ; de même, un certain Abrâhâm s’est converti à l’islam après la mort de son père (al-mutasharrif bi-dîn al-islâm bacd mawt wâlidi-hi) ; il a pu ainsi hériter d’une part de la maison de son père qu’il revend à sa sœur le 13 dhû al-qa‘da 1169/août 1756 (145/196/522).

En cas de conversion, certains biens sont parfois possédés en copropriété par des chrétiens et des musulmans ; cela est ainsi le cas d’un chrétien converti à l’islam (al-mutasharrif bi-dîn al-islâm), MuÌammad Beshe b. ‘Abd Allâh Beshe, qui, le 4 jumâdâ al-awwal 1162/avril 1749, vend une partie d’une maison à un musulman, MuÌammad Beshe b. Yûsuf Beshe al-∑abbâgh ; des membres de sa famille, toujours chrétiens, possèdent l’autre part de la maison (124/158/268). Il s’agit du seul cas de cohabitation que nous ayons rencontré entre chrétiens et musulmans ; si la mixité religieuse se rencontre dans les rues, elle demeure donc rare au sein des maisons.

25. Sur la conversion à l’islam chez les chrétiens de Syrie, cf. Heyberger, 1996. Dans certains cas, la conversion de chrétiens à l’islam semble être motivée par le charisme de certains musulmans : ainsi, une chrétienne se convertit à l’islam (aqarrat bi-al-shahâda) devant le cortège funèbre de MuÌammad al-‘Umarî, résidant à Bâb Tûmâ (m. 1163/1750) (Murâdî, 2001 : IV/82-83).

Le « quartier des Chrétiens » (MaÌallat al-NaÒârâ) de Damas / 345

REMMM 107-110, 323-351

Importance des transactions

Chrétiens et musulmans se distinguent non seulement par le nombre de leurs interventions sur le marché immobilier mais aussi par la nature de celles-ci.

Tout bien immobilier, divisé en 24 parts évaluées en qîrâ†, peut être acheté en totalité ou en partie. L’examen des parts de propriétés achetées permet de mesurer la volonté d’ancrage des individus dans le quartier. Nous prenons ici en considération l’ensemble des transactions portant sur des maisons (126 dâr).

Tableau n° 5. Parts de propriétés faisant l’objet de transactions dans les maisons (dâr) achetées dans MaÌallat al-NaÒârâ et dans MaÌallat al-Mîdân

MaÌallat al-NaÒârâ (1737-1757) Mîdân (1742-1752)

Nombre de qîr↠C % M % Cas % Cas %

< 6 qîr↠29 33% 5 13% 34 27% 21 12%

6-12 qîr↠16 18% 7 18% 23 18% 30 18%

12 qîr↠17 19% 9 24% 26 21% 34 20%

12-24 qîr↠9 11% 5 13% 14 11% 13 8%

24 qîr↠17 19% 12 32% 29 23% 71 42%

Total 88 100% 38 100% 126 100% 169 100%

Les parts de propriété achetées dans MaÌallat al-NaÒârâ sont relativement peu importantes : 27 % des transactions portent sur des parts inférieures à 6 qîr↠et seulement 23 % des transactions portent sur des maisons entières (ces proportions sont respectivement de 12 % et 42 % dans le Mîdân).

Ce phénomène est surtout caractéristique des chrétiens qui manifestent sans doute ainsi leur volonté de s’approprier un bien dont ils possèdent déjà souvent une part, parfois pour devenir propriétaires de la totalité de ce bien. Parmi les 97 transactions portant sur des parts de maisons dans MaÌallat al-NaÒârâ, 38 cas (39 %) répondent à un tel souci : les chrétiens représentent 69 % de l’ensemble des acheteurs et 82 % des acheteurs opérant des transactions pour accroître la part de propriété qu’ils possèdent ; les musulmans représentent quant à eux 31 % des acheteurs et seulement 18 % des acheteurs opérant des transactions pour augmenter la part de propriété qu’ils possèdent.

Le meilleur exemple de ce type de stratégie à long terme est sans doute celui de Yûsuf al-∑â’igh qui, le 14 rajab 1164/juin 1751, vend à ses quatre fils, Altûn, Ni‘ma, Mîkhâ’îl et Niqûlâ, 15 qîr↠d’une maison située dans Zuqâq al-Zaytûn. Yûsuf avait acquis des parts de cette maison grâce à six transactions successives réalisées au cours d’une vingtaine d’années (133/186/367).

Comme nous l’avons noté précédemment, la valeur moyenne des maisons dans MaÌallat al-NaÒârâ est de 867 qursh, mais chrétiens et musulmans se distinguent dans ce domaine : les chrétiens investissent dans des maisons dont la valeur moyenne (981 qursh) est supérieure à la valeur moyenne des maisons

346 / Brigitte Marino

dans lesquelles investissent les musulmans (613 qursh). À deux exceptions près (126/36/65, 759 qursh ; 115/263/512, 820 qursh), toutes les maisons dont la valeur est supérieure à 700 qursh sont possédées par des chrétiens, généralement en copropriété avec d’autres chrétiens, parfois issus de la même famille.

Si certains chrétiens possèdent dans le Mîdân des maisons qui peuvent paraître luxueuses dans le cadre de ce faubourg (Marino, 1997 : 294), elles le sont en définitive beaucoup moins que celles que possèdent les chrétiens de MaÌallat al-NaÒârâ à la même époque. Selon une enquête sur le terrain réalisée dans les années 1930, les chrétiens venus à Damas en provenance des régions rurales du Îawrân s’installent dans un premier temps dans le faubourg du Mîdân, dans des conditions plutôt précaires, puis, leur situation matérielle s’améliorant, ils partent résider dans le quartier chrétien de la ville intra-muros (Thoumin, 1931 : 112 ; Thoumin, 1937 : 673-674). Au xviiie siècle, cette distinction entre les deux quartiers existe déjà mais nous ignorons tout des mouvements de population susceptibles d’exister à cette époque-là de l’un vers l’autre.

Modalités de la transmission des biens

Dans les transactions immobilières, est généralement indiquée la manière dont le vendeur était entré en possession de son bien, soit par achat, soit par héritage, soit par un mode mixte combinant achat et héritage. La rotation de ces biens peut être, comme nous le verrons, plus ou moins rapide.

Tableau no 6. Mode d’acquisition des biens immobiliers à usage résidentiel par les vendeurs chrétiens et musulmans dans MaÌallat al-NaÒârâ (1150-1170/1737-1757)

Vendeurs

Acquisition Chrétiens % Musulmans % Total %

Achat 33 42% 25 64% 58 48%

Héritage 33 42% 10 26% 44 37%

Mixte 14 18% 4 10% 18 15%

Total 80 100% 39 100% 120 100%

Indéterminé 29 10 38

Total général 109 49 158

Si l’on considère seulement les cas dans lesquels le mode d’acquisition est déterminé, on constate que 48 % des biens vendus avaient été acquis par achat, 37 % par héritage et 15 % par un mode mixte. Alors que les vendeurs chrétiens avaient fait l’acquisition de leurs biens par achat (42 %) ou par héritage (42 %) dans des proportions semblables, les musulmans les avaient beaucoup plus sou-vent acquis par achat (64 %) que par héritage (26 %). Cela indiquerait-il que la présence de ces musulmans dans MaÌallat al-NaÒârâ au milieu du xviiie siècle ne résulte pas d’une implantation familiale ancienne ? Ou qu’ils ne se séparent

Le « quartier des Chrétiens » (MaÌallat al-NaÒârâ) de Damas / 347

REMMM 107-110, 323-351

pas volontiers des biens dont ils héritent dans ce quartier ? Quoiqu’il en soit, l’empreinte familiale est beaucoup plus forte dans les maisons chrétiennes que dans les maisons musulmanes. 43 transactions sur 126 (soit 34 %) se font au sein d’une même famille : chez les chrétiens, cette proportion est de 40 % (37/92) ; chez les musulmans, elle n’est que de 18 % (6/34).

Un autre critère permettant de mesurer l’attachement des habitants de MaÌal-lat al-NaÒârâ à leur patrimoine immobilier est la durée pendant laquelle ils le conservent. Ceci ne peut être étudié que pour les biens acquis par achat car, en ce qui concerne les héritages, la date des actes de succession n’est généralement pas indiquée.

Tableau no 7. Période durant laquelle sont conservés les biens immobiliers achetés par les chrétiens et les musulmans dans MaÌallat al-NaÒârâ (1150-1170/1737-1757)

Durée Chrétiens % Musulmans % Total %

< 1 mois 7 23% 9 43% 16 31%

1 -12 mois - - 5 24% 5 10%

1 an-10 ans 14 47% 5 24% 19 37%

11 ans-20 ans 5 17% - - 5 10%

21 ans-30 ans 3 10% 2 9% 5 10%

31 ans-40 ans 1 3% - - 1 2%

30 100% 21 100% 51 100%

Indéterminé 3 4 7

Total 33 25 58

Chrétiens et musulmans ont des comportements différents sur le marché immobilier quant à la rotation des biens. Alors que la majorité des chrétiens conservent les biens qu’ils ont achetés pendant plusieurs années (47 % les con-servent entre un et dix ans), la majorité des musulmans ne les conservent que quelques jours (43 % les conservent moins d’un mois). L’ancrage de ces derniers dans MaÌallat al-NaÒârâ semble donc moins profond que celui des chrétiens. Sans doute agissent-ils essentiellement comme intermédiaires dans ce quartier, tout en y résidant parfois.

Dans certains cas, la transmission de la propriété se réalise grâce à deux tran-sactions successives, généralement le même jour sans aucun bénéfice financier. Ce type de transaction s’opère entre chrétiens ou entre musulmans, mais aussi entre chrétiens et musulmans. Un notable musulman de MaÌallat al-NaÒârâ, al-Sayyid ‘Alî Celebî b. al-Îâjj ‘Abd al-MuÌsin al-Qu∂mânî, agit ainsi comme intermédiaire dans une transaction effectuée au sein d’une famille chrétienne à la suite d’un héritage26.

26. En 1127/1715, le père de ce personnage, ‘Abd al-MuÌsin al-Qu∂mânî a constitué un waqf composé de nombreux biens immobiliers situés dans MaÌallat al-NaÒârâ ; en 1135/1722-1723, al-Sayyid ‘Alî

348 / Brigitte Marino

Le 16 dhû al-Ìijja 1168/septembre 1755, des chrétiens faisant partie d’une même famille (une mère et ses trois enfants, dont deux mineurs dont elle est la tutrice) vendent à al-Sayyid ‘Alî Celebî b. al-Îâjj ‘Abd al-MuÌsin al-Qu∂mânî la moitié de la maison qu’ils ont héritée de leur époux et père et dont ils conservent l’autre moitié ; la valeur de la transaction s’élève à 4 197,75 qursh (145/83/206). Ensuite, la mère rachète aussitôt à al-Sayyid ‘Alî Celebî b. al-Îâjj ‘Abd al-MuÌsin al-Qu∂mânî, pour le même prix, ce qu’elle et ses enfants viennent de lui vendre (145/82/205). Cette double transaction, qui montre la proximité existant entre un notable musulman et une famille chrétienne, permet à la mère d’acquérir, en toute légalité, une partie de l’héritage revenant à ses enfants.

ConclusionLa lecture de l’espace religieux de MaÌallat al-NaÒârâ fait apparaître, sur le

plan foncier, quelques indices laissant penser que ce quartier consiste en une combinaison complexe de terrains appartenant à diverses institutions religieuses, chrétiennes et musulmanes. Il constitue en tout cas, comme sans doute d’autres secteurs de la ville intra muros, un espace spécifique dans le paysage architectural de Damas. Au xviiie siècle, les maisons de MaÌallat al-NaÒârâ se distinguent d’ailleurs de celles que nous connaissons dans d’autres quartiers de Damas situés hors des remparts de la ville ; elles comprennent en effet déjà des éléments archi-tecturaux qui ne se diffuseront que quelques décennies plus tard dans le Mîdân par exemple, en relation avec la prospérité de ce faubourg. Comme le faubourg chrétien de Judayda à Alep à la même époque, MaÌallat al-NaÒârâ se distingue donc par le luxe de son habitat.

Les descriptions des maisons de MaÌallat al-NaÒârâ, telles qu’elles apparais-sent dans les transactions immobilières, confirment en définitive les propos de Mîkhâ’îl Brayk selon lesquels, à l’époque du gouverneur As‘ad Pacha al-‘AÂm, les chrétiens de Damas se distinguent par les maisons qu’ils construisent (Brayk, 1930 : 63). Dans ce quartier peuplé en majorité de chrétiens, la présence musul-mane se manifeste certes par l’existence de lieux de culte mais semble relative-ment discrète au niveau de l’espace domestique : les demeures luxueuses y sont presque exclusivement possédées par les chrétiens.

De même, au milieu du xixe siècle, certains chrétiens de Damas semblent jouir d’une véritable prospérité (Rafeq, 1988). D’ailleurs, selon ‘Abd al-RaÌmân Sâmî,

Celebî b. ‘Abd al-MuÌsin al-Qu∂mânî est nâÂir de ce waqf (47/285/576). En 1168/1755, la maison d’al-Sayyid ‘Alî Celebî b. ‘Abd al-MuÌsin al-Qu∂mânî est signalée dans le voisinage d’une maison située Zuqâq al-Talla (145/82/205 ; 145/83/206). Al-Sayyid ‘Alî Celebî b. ‘Abd al-MuÌsin al-Qu∂mânî décède en 1181/1767-1768 sur la route du pèlerinage. Ses héritiers sont : son épouse, les trois fils mineurs qu’il a eus avec elle, ainsi que le fils et les quatre filles qu’il a eus avec une autre épouse. Son acte de succession, établi le 6 ∑afar 1182/juin 1768 par le qassâm ‘askarî, ne mentionne aucun bien immobilier ; la valeur nette de sa succession est de 1 219,5 qursh mais ses héritiers ne reçoivent globalement que 344 qursh car le défunt était endetté : il devait 875,5 qursh à quatorze créanciers, dont un chrétien, Jurjus, fils de Zakhkhûr (45 qursh) (179/33/47).

Le « quartier des Chrétiens » (MaÌallat al-NaÒârâ) de Damas / 349

REMMM 107-110, 323-351

qui visite la ville à la fin du xixe siècle, les maisons de Damas sont spacieuses et belles, et certaines demeures du quartier chrétien (Îârat al-NaÒârâ), construites après les événements de 1860, retiennent son attention (Sâmî, 1981 : 89-90) ainsi que celle du Damascène Nu‘mân Efendî al-Qasâ†ilî (Qasâ†ilî, 1876 : 96).

SourcesIbn Kathîr ‘I.-D., 1932-1939, al-Bidâya wa al-Nihâya, Le Caire, XIII.

Registres des tribunaux (maÌâkim sharciyya) de Damas, Centre des archives de Damas (notamment les registres 95, 106, 109, 112, 115, 117, 118, 119, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 129, 130, 133, 141, 142, 144, 145, 146, 150).

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

D’ARVIEUX, 1735, Mémoires du chevalier d’Arvieux, recueillis par J.-B. Labat, Paris.

BAKHIT M. et al., 1982a, The Ottoman Province of Damascus in the Sixteenth Century, Beyrouth, Librairie du Liban.

— 1982b, « The Christian Population of the Province of Damascus in the Sixteenth Century », BRAUDE Benjamin & LEWIS Bernard (ed.), Christians and Jews in the Ottoman Empire, New York – London, Holmes & Meier, II : 19-66.

BRAYK M., 1930, Târîkh al-Shâm (1720-1782), Bâshâ Q. (éd.), ÎarîÒâ, Ma†ba‘at al-Qiddîs Bûlus.

DAVID J.-C., 1990, « L’espace des chrétiens à Alep. Ségrégation et mixité. Stratégies commu-nautaires (1750-1950) », Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, Villes au Levant 55-56 : 150-170.

EL-EID BUALUAN H., 1996, « Mikha’il Breik. A Chronicler and a Historian in 18th century Bilâd al-Shâm », Parole de l’Orient 21 : 257-270.

GHAZZAL Z., 1993, L’économie politique de Damas durant le XIXe siècle : structures traditionnelles et capitalisme, Damas, Institut français de Damas.

HEYBERGER B., 1994, Les chrétiens du Proche-Orient au temps de la réforme catholique, Rome, École Française de Rome.

— 1996, « Se convertir à l’islam chez les chrétiens de Syrie, XVIIe-XVIIIe siècles », Dimensioni e problemi delle ricerca storica, 2 : 133-152.

JALABERT C., 2003, « Chrétiens de Damas aux XIIe et XIIIe siècles » in HEYBERGER B., Chrétiens du monde arabe. Un archipel en terre d’islam, Paris, Autrement.

KUROKI H., 1998, « Zimmis in Mid-Nineteenth Century Aleppo: An Analysis of Cizye Defteris », Essays on Ottoman Civilization, Proceedings of the 12th Congress of CIEPO (Prague, 9-13 sept. 1996), Prague : 205-250.

MARCUS A., 1989, The Middle East on the Eve of Modernity. Aleppo in the Eighteenth Century, New York, Columbia University Press.

MARINO B., 1997, Le faubourg du Mîdân à Damas à l’époque ottomane. Espace urbain, société et habitat (1742-1830), Damas, Institut français de Damas.

— 2000, « Les investissements de Sulaymân Pacha al-‘AÂm à Damas », Annales Islamologiques, 34 : 209-226.

350 / Brigitte Marino

MASTERS B., 2001, Christians and Jews in the Ottoman Arab World. The Roots of Sectarianism, Cambridge, Cambridge University Press.

MICHAUD M. et POUJOULAT M., 1835, Correspondance d’Orient, 1830-1831, Paris, Ducollet.

MUÎIBBÎ M. aL-, 1970, KhulâÒat al-athar fî acyân al-qarn al-Ìâdî ‘ashar, Beyrouth, Dâr ∑âdir.

MURÂDÎ M. al-, 2001, Silk al-durar fî acyân al-qarn al-thânî ‘ashar, ‘Ulabî A. (éd.), Beyrouth, Dâr ∑âdir.

NIETO M., 1993, Traduction de la chronique de Mîkhâ’îl Brayk, Histoire de Damas (1720-1782), Mémoire de maîtrise, Aix, Université de Provence.

PASCUAL J.-P., 1983, Damas à la fin du XIVe siècle d’après trois actes de waqf ottomans, Damas, Institut français de Damas.

— 1990, « Du notaire au propriétaire en passant par l’expert : descriptions de la «maison» damas-cène au XVIIIe siècle », L’habitat traditionnel dans les pays musulmans autour de la Méditerranée, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale : 387-403.

PAX E., 2002, « Les chrétiens de Damas : marquage territorial et citadinité », Chronos, 6 : 77-100.

POCOCKE R., 1745, A Description of the East and some other Countries, Londres, Bowyer.

POUZET L., 1988, Damas au VIIe-XIIe siècle. Vie et structures religieuses dans une métropole islamique, Beyrouth, Dar el-Machreq.

QASÂTILÎ N., 1876, Kitâb al-Raw∂a al-Ghannâ’ fî Dimashq al-FayÌâ’, Beyrouth, Maktabat al-Sâ’iÌ.

QATTAN N. al-, 1996, Dhimmis in the Muslim Court: Documenting Justice in Ottoman Damascus, 1775-1860, Ph. D., Cambridge, Université de Harvard.

— 1999, « Dhimmîs in the Muslim Court: Legal Autonomy and Religious Discrimination », International Journal of Middle East Studies 31 : 429-444.

RAFEQ A.-K., 1973, « Les registres des tribunaux de Damas comme source pour l’histoire de la Syrie », Bulletin d’Études Orientales 26 : 219-226.

— 1988, « New Light on the 1860 Riots in Ottoman Damascus », Die Welt des Islams XXVIII : 412-430.

RAYMOND A., 1998, « Une communauté en expansion : les chrétiens d’Alep à l’époque ottomane (XVe-XVIIe siècle) », in RAYMOND A., La ville arabe, Alep, à l’époque ottomane (XVIe-XVIIIe siècles), Damas, Institut français de Damas : 353-372.

∑ABBÂGH L. al-, 1973, al-Mujtama‘ al-‘arabî al-sûrî fî ma†la‘ al-casr al-‘uthmânî, Damas, Manshûrât wizârat al-thaqâfa.

SÂMÎ ‘A.-R., 1981, al-Qawl al-Ìaqq fî Bayrût wa Dimashq, Beyrouth, Dâr al-râ’id al-‘arabî.

SAUVAGET J., 1932, Les monuments historiques de Damas, Beyrouth, Imprimerie catholique.

™ALAS M., 1975, Dhayl thimâr al-maqâÒid fî dhikr al-masâjid, Beyrouth, Librairie du Liban.

THOUMIN R., 1931, « Deux quartiers de Damas. Le quartier chrétien de Bâb MuÒallâ et le quartier kurde », Bulletin d’Études Orientales I : 99-135.

— 1934, « Notes sur l’aménagement et la distribution des eaux à Damas et dans sa Ghouta », Bulletin d’Etudes Orientales IV : 1-26.

— 1937, « Damas. Notes sur la répartition de la population par origine et par religion », Revue de Géographie Alpine 25 : 663-697.

‘ULABÎ A. al-, 1989, Khi†a† Dimashq, Damas, Dâr al-™abbâ’.

REMMM 107-110, 351-374

Catherine Poujol* et Elyor Karimov**

Les juifs de Boukhara ou la find’un espace-temps doublement minoritaire

(1897-1918)

Abstract. The Jews of Bukhara: the End of a Doubly Minoritary Space-Time (1897-1918).The study of Bukharan Jews and their spatial and patrimonial status within the Bukharan State is a too neglected one in the field of Central Asian researches, as well as those concerning Judaism in Muslim Land. Therefore, it is important to have a comprehensive understanding of the changes and continuity that occurred in the Turkestan history where the Bukharan Jews were witnesses as well as actors. This article presents a range of unpublished islamic judicial acts concerning Bukharan Jews of the Emirate. They deal with some Jewish families remaining in the Bukharan Protectorate, from 1897 up to 1918, signed by the qazi and the communauta-rian leadership. Classical by their form, they occured to be rare documents in tadjik language from Bukhara. It offers also an overview of the tough restrictions imposed by their position of dhimmi-s, and the favorable judicial status they benefit during few decades from the tsarist administration. They proove the insertion of this minority within the muslim majority, beside the political status imposed by the Russian Power, and later the Soviet one.

Résumé. L’étude des juifs de Boukhara et de leur inscription spatiale et patrimoniale dans l’oasis dont ils portent le nom est un domaine peu fréquenté des recherches sur l’Asie centrale ainsi que sur le judaïsme en terre d’islam. Elle est pourtant essentielle pour appréhender les ruptures et les continuités qui marquent l’histoire de cette région du monde où les juifs boukhariotes ont été aussi bien témoins qu’acteurs. Outre l’examen des restrictions particulièrement sévères dues à leur qualité de dhimmi-s et du statut juridique préférentiel qui leur fut proposé durant plusieurs décennies par l’administration tsariste dans le cadre du Gouvernement général du

* Historienne, Inalco, Paris.** Historien, Académie des sciences de l’Ouzbékistan.