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EHESS Le Pouvoir des objets. Culture matérielle et religion en afrique et en Haïti Prélever, exhiber. La mise en musées. Cahiers d'études africaines, Vol. XXXIX; Sacred Arts of Haitian Vodou by Donald J. Cosentino; "Magies" by Christiane Falgayrettes-Leveau; Arts Premiers by Bérénice Geoffroy-Schneiter; Art and Religion in Africa by Rosalind I. J. Hackett Review by: Erwan Dianteill Archives de sciences sociales des religions, 45e Année, No. 110 (Apr. - Jun., 2000), pp. 29-40 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30122699 . Accessed: 14/06/2014 21:12 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Archives de sciences sociales des religions. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.73.86 on Sat, 14 Jun 2014 21:12:51 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Le Pouvoir des objets. Culture matérielle et religion en afrique et en Haïti

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EHESS

Le Pouvoir des objets. Culture matérielle et religion en afrique et en HaïtiPrélever, exhiber. La mise en musées. Cahiers d'études africaines, Vol. XXXIX; Sacred Arts ofHaitian Vodou by Donald J. Cosentino; "Magies" by Christiane Falgayrettes-Leveau; ArtsPremiers by Bérénice Geoffroy-Schneiter; Art and Religion in Africa by Rosalind I. J.HackettReview by: Erwan DianteillArchives de sciences sociales des religions, 45e Année, No. 110 (Apr. - Jun., 2000), pp. 29-40Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/30122699 .

Accessed: 14/06/2014 21:12

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Arch. de Sc. soc. des Rel., 2000, 110 (avril-juin) 29-40 Erwan DIANTEILL

LE POUVOIR DES OBJETS CULTURE MATERIELLE ET RELIGION EN AFRIQUE

ET EN HAITI

A propos de : Prdlever, exhiber. La mise en musdes. Cahiers d'dtudes africaines, Vol. XXXIX, 1999, pp.155-156.

Sacred Arts of Haitian Vodou. COSENTINO (Donald J.), ed.

Los Angeles, Regents of the University of Cali- fornia, 1995, 443 p.

< Ma- gies a.

FALGAYRETTES-LEVEAU (Christiane), dd. Paris, Editions Dapper, 1996, 269 p.

Arts Premiers, GEOFFROY-SCHNEITER (Bdrdnice). Paris, Editions Assouline, 1999, 400 p.

Art and Religion in Africa. HACKETT (Rosalind I.J.). Londres-New York, Cassell, 1998 (1ere publication 1996), 226 p.

Quel est le statut de la culture matdrielle dans les religions africaines et afro-amdricaines ? Doit-on tenir les objets rituels pour un produit des croyances et des structures sociales particulibres ? Faut-il plut8t les consid6rer comme des objets d' art ayant une valeur esth6tique universelle ?

La publication r6cente d'un ouvrage sur les 0 arts premiers > comportant une partie sur l'art africain, la cr6ation d'un musde du m~me nom, et le d6bat intense autour de celui-ci que manifeste la dernibre livraison des Cahiers d'dtudes africaines nous invite A nous pencher sur ces questions. A une conception de l'art africain privildgiant les styles, c'est-i-dire les propridtds formelles des objets, s'oppose une approche anthro- pologique qui vise t replacer l'objet dans son contexte culturel, social et religieux. Dans l'un des articles des CEA (0Les masques Dogon: de l'objet au musde de l'Homme a l'homme objet de musde>, pp. 617-634), Anne Doquet montre ainsi que c'est la seconde conception qui a pr6valu lors de la constitution des collections africaines du musle du Trocaddro, inddpendamment de toute 6valuation esth6tique des objets. C'est la premiere, en revanche, qui semble a l'origine du nouveau mus6e du

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quai Branly. B. Geoffroy-Schneiter, qui se r6jouit de ce projet, ironise ainsi sur les 0 vitrines poussi6reuses > du musde de l'Homme, les < objets entassis a, les 0 cartels jaunis> et les <ethnologues, fautes de moyens, d6sabusds, d6courag6s> (Les arts premiers, p. 37), et se fdlicite du mariage prochain de l'approche ethnologique et du discours esth6tique. On peut craindre ndanmoins ici que les caractdristiques propres aux objets exposds (leur forme, leur couleur, leur matibre) soient considdrdes comme le principal support de leur puissance d'dvocation, le commentaire historique et anthropologique n'ayant ici qu'un r81e de faire-valoir. A travers la lecture de trois ouvrages traitant des relations entre culture matdrielle et religion en Afrique, cette opposition pourrait &tre repensde en termes plus f6conds au moyen des concepts de pouvoir, d'incorporation et de (re)pr6sentation. I1 appara"itra que stylistique et sciences sociales ne sont pas n6cessairement incompatibles.

Le premier ouvrage est le catalogue d'une exposition tenue au musde Dapper en 1996/1997, comportant plus de cent clich6s d'objets rituels, une introduction et quatre articles monographiques traitant de la morphologie, de la signification et des usages sociaux de ces objets dans diffrrentes soci6t6s africaines.

C. Falgayrettes-Leveau signe le premier article du catalogue. L'usage de guille- mets dans le titre de l'exposition et dans celui de ce premier texte (0Magies a et gestes de pouvoir) d6note une certaine gene A utiliser une notion au contenu incertain. C.F.-L. en est consciente puisqu'elle 6crit: F6tichisme, magie, et sorcellerie sont, de nos jours encore, des termes dont les connotations demeurent 6quivoques (p. 13). Pour- quoi alors la conserver ? On peut penser que C.F.-L. a 6td prise entre deux 0 feux a

th6oriques. La premibre tradition intellectuelle appartient B l'histoire de l'art et de la littirature. Datant du ddbut du XXe sibcle avec l'exaltation de l'Art Nbgre par les surrdalistes et les cubistes, elle met I'accent sur la 0puissance > associde aux objets traditionnels africains, en particulier les masques et les statuettes. Dans cette perspec- tive, les objets d'art africain sont valoris6s pr6cis6ment parce qu'il sont tenus pour 0magiques a, c'est-i-dire porteurs d'une force immanente qui 6chapperait i la ratio- nalit6 europ6enne. La seconde tradition est celle de l'anthropologie culturelle classi- que, encore p6ndtrde d'ethnocentrisme, pour qui la magie reste une forme infdrieure de la spiritualit6 humaine par rapport i la religion. Dans la thdorie durkheimienne de la religion par exemple, la magie est une pratique individuelle illdgitime car elle d6tourne le sacrd i des fins particulibres. L'art religieux serait done supdrieur i l'art magique, le premier exprimant une universalit6 d6nide au second. L'usage des guille- mets encadrant la notion dans le titre de l'ouvrage est probablement significative de ce double mouvement de fascination pour des objets inqui6tants, car le spectateur occidental les pense charg6s d'une force dangereuse, et de malaise i utiliser un terme dont les implications thdoriques sont probl6matiques.

Pour C.F.-L., la 0magie africaine a une fonction th6rapeutique individuelle ou collective, qu'il s'agisse de rdpondre aux troubles naturels, sociaux ou corporels. Elle prend des exemples chez les Teke du Congo, chez les Zande du Soudan, les Dogon du Mali, les Yoruba du Nig6ria, les Fon du B6nin. On peut regretter ici que 1' auteur ait inclu dans son exposd des pratiques h6tdrogenes. Peut-on classer l'interpr6tation des reves, la divination inductive ou la possession rituelle dans la <i magie ,> sous prdtexte

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qu'elles ont une dimension thdrapeutique ? Plus de rigueur dans les d6finitions aurait permis une comparaison plus fructueuse.

Aprbs l'introduction de C.F.-L., le terme de 0 magie >> appara"it plus rarement dans les textes du recueil, oil il est remplac6 par ceux d' 0 objet >> et de 0 figure de pouvoir >>. Le deuxibme texte de l'ouvrage est sign6 de Suzan Preston Blier et date de 1991 dans sa version anglaise. II porte sur l'influence de la divination par le Fa sur le rbgne de Gl0~l, roi du Dahomey de 1858 h 1889. Jeune homme, celui-ci a 6td initid dans le culte de Fa, et s'est vu attribud un signe qui devait rdgir son existence. S.P.B. utilise les sources disponibles sur ce signe pour montrer comment le souverain s'est efforc6 tout au long de son existence de confirmer la vdracitd de telle ou telle annonce de l'oracle. Elle interprite les objets associ6s au rkgne de GM1I1 (statues, m6daillons, sabres, bas-reliefs du palais) en les rapportant aux diffdrentes maximes de son signe et aux tdmoignages recueillis sur le terrain aupris de descendants du roi. C.F.L. n'dvite pas toujours la surinterpr6tation. Faut-il s'6tonner, par exemple, que le lion soit un symbole de la royaut6 au Dahomey ? Ou que Lisa, dieu supreme, lui soit associ6 ? Bien que les rapprochements entre maximes divinatoires et objets d'art politique semblent souvent pertinents, on aurait prdfdr6 une analyse systimatique des rapports entre d'un c6td I'ensemble des significations assocides au signe du roi et de l'autre l'ensemble des symboles matdriels monarchiques. Il serait peut-8tre alors apparu que certains 6noncds divinatoires n'ont eu aucune traduction politique, ou inversement que la signification de certains objets de Gl~18 trouvait sa source dans d'autres systhmes symboliques que la divination par Fa.

Youssouf Tata Ciss6 dicrit quant lui la forme et la fonction des 0<boli, statues et statuettes dans la religion bambara>> au Mall, en privildgiant le point de vue des dignitaires religieux. Un boli est 0 la manifestation de la force vitale, de l'6nergie d'un esprit divinisi auquel il sert de rdceptacle>> (p. 145), et se prdsente comme une repr6sentation massive et sommaire en argile d'un homme ou d'un animal. Par l'intermddiaire de ces objets, pribres et sacrifices sont offerts aux esprits. Certains boli appartenaient au souverain bambara, et recevaient des sacrifices humains avant les campagnes militaires, d'autres connaissaient un culte sp6cifique de la part de jeunes filles ddsirant se marier et avoir un premier enfant. On prate aussi serment sur ces boli, dont la fonction est done religieuse, politique, familiale et juridique.

Sur le plan esth6tique, les statues et statuettes cultuelles bambara out un tout autre style que les boli. Sculpt6es dans le bois, elles sont nettement anthropomorphes et pr6sentent des d6tails diff6renciis. Elles repr6sentent les anc~tres primordiaux, en particulier des femmes portant des enfants, et sont au centre de rituels de fertilit6, du culte des ancitres, des c6r6monies d'initiation. Elles regoivent des libations, parfois des sacrifices, puis elles sont lav6es et enduites de beurre de karit6 noir ou de terre additionnde de diffdrents ingrddients. Y.T.C. d6crit avec pr6cision certains de ces rituels mais il aurait pu tenter de rendre compte de la diff6rence esth6tique si frappante entre boli et statues de bois. Faut-il chercher dans les fonctions religieuses de ces objets le principe des diff6rences de repr6sentation ? Ou bien la nature m~me de l'entit6 spirituelle dont ils participent implique-t-elle une forme sp6cifique ?

C'est une opposition esthitique comparable i celle des boli et des statues bambara que met en lumibre Vincent Boulord pour les 0objets de pouvoir dans les statuaires baould et s6noufo >> de la C~te d'Ivoire. 0 Les statues de pouvoir des Baould et des S6noufa s'opposent catdgoriquement t l'expression du beau propos6e dans leurs

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figures anthropomorphes >, 6crit-il (p. 181). L'0 intensitd magique >> s'y oppose i

I'esth6tique 0 classique a des statues anthropomorphes. Les premibres reprdsentent des personnages animaux (singes, hybnes) ou inddterminds sur lesquels on rdpand le sang des animaux sacrifids et qui sont ainsi recouverts d'une sorte de crofite. A l'oppos6, les reprdsentations humaines sont 0nettoydes ou astiqudes, jamais ensanglantdes >. Mais ii existe des objets interm6diaires entre ces deux styles: ils reprdsentent des animaux anthropomorphes ou des humains zoomorphes. Dans une magistrale analyse d'un objet sdnoufo nommd kafigudledio, V.B. montre comment celui-ci est le produit d'une manipulation formelle de ces deux principes esthdtiques pourtant radicalement oppos6s. Le kafigudledio est une statue d'allure fdminine couverte d'une 6toffe comportant des rdsidus de plumes de poulet et de sang coagul6. Pour V.B., cette double intention, h la fois figurative et dissimulatrice de la figuration, vise h 0potentialiser> l'objet et I'entitd qu'il incorpore. Le sang sacrificiel coaguld qui s'accumule parfois sur le visage d'une statue anthropomorphe finit parfois par la ddfigurer, comme si la force spirituelle ne prenait appui sur la reprdsentation humaine que pour la d6truire. Les objets les plus ambivalents esth6tiquement seraient ainsi les plus puissants.

Ces caractdristiques esth6tiques reflitent I'identitd des possesseurs des objets consid6rds. Les sacrifices et le pouvoir vindicatif des esprits incorpords en faisaient certainement des objets appartenant A des socidtds secr&tes masculines. Quant i

l'auteur d'un objet, son identification est presque impossible, car il y a frdquemment plusieurs sculpteurs et la construction de l'artefact peut s'6taler sur plusieurs gdndra- tions (p. 205), surtout dans le cas du boli bambara et du kafigudledio senoufo. Mais plus g6ndralement, le sculpteur d'un objet dont l'usage est dangereux aura eu certai- nement tendance h rester anonyme.

Le dernier article du catalogue porte sur des 6quivalents de ces <<figures de pouvoir>> en Afrique centrale. Arthur P. Bourgeois, spdcialiste des Yaka et des Suku de l'ancien Zaire, les ddcrit et les replace dans leur contexte rituel. Ces statuettes anthropomorphes jouent un r81e important dans la divination et les remides apportds B un trouble individuel ou familial. Quatorze types de statues sont identifids. Elles sont transmises en ligne paternelle ou maternelle et correspondent B des esprits lids h des affections sp6cifiques (stdrilitd, toux, maladies de peau, etc.). Leur nature est fonda- mentalement ambivalente: elles peuvent aussi bien tuer que protdger les etres hu- mains. Le ngaanga est un sp6cialiste religieux qui sert d'intermddiaire entre les vivants et les esprits. Les sacrifices qu'il accomplit visent h nourrir un esprit 0matdrialis6 dans une statuette avec du sang animal afin d'dviter qu'il ne ddvore un &tre humain.

Un paradoxe, qui n'est pas soulign6 par A.P.B. apparait pourtant. Tandis que les figures de pouvoir d'Afrique de l'ouest ont habituellement une apparence effrayante, mi-homme, mi-animal montrant les dents, celles-ci prdsentent une apparence distincte. Le personnage est reprdsentd dans une posture d'humilitd, genoux flichis, les mains jointes sur la poitrine ou sur le menton, les yeux baissds, alors que I'on nous dit qu'il s'agit de la reprdsentation d'esprits redoutables. Pour A.P.B., ce style de figuration correspond 0au r81e d'intercesseurs joud par les ainds dans la confrontation avec l'adversitd, la maladie et la mort, aujourd'hui comme autrefois >> (p. 225). Qu'on nous permette d'dmettre une autre hypothbse, issue de recherches sur le palo monte, une religion afro-cubaine d'origine bantu. A Cuba comme dans l'ancien Zaire, le ngaanga n'adopte pas une attitude de rdvdrence mais de domination sur l'esprit fixd dans une statuette. 0Ton maitre, c'est moi a, profbre le ngaanga lors d'une cdrdmonie d'instal- lation d'une statuette de l'esprit khosi dans un village yaka (p. 224). C'est pourquoi,

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nous semble-t-il, l'esprit est reprisentd dans une position subordonnde, mains jointes ou m~me lides (p. 223, p. 226), dans l'attente des ordres de son 0maitre humain.

Le paradoxe n'est done qu'apparent. M~me si les figures des hommes-hybnes ou des hommes-singes sont effrayants, ils ont eux aussi les genoux fldchis et les mains jointes, pr~ts i recevoir une offrande en position subordonn6e par rapport au sacrifi- cateur humain, puisqu'il s'agit d'objets de moins d'un mbitre de haut. Deux statuettes baould prdsentent aussi des personnages aux mains li6es ou jointes (pp. 180 ; 204), ce qui tendrait i accr6diter la g6ndralit6 de cette forme en Afrique.

La diff6rence esth6tique relev6e plus haut par Vincent Boulor6 entre un principe d' < efficacit6 magique > et la beaut6 figurative trouverait ainsi son fondement dans le type de rapport entretenu entre l'homme et l'esprit consid6r6. Lorsque le spdcialiste religieux entretient un rapport de domination sur l'entiti spirituelle, l'objet qui la repr6sente manifesterait son infrrioriti par certaines caractiristiques formelles : petite taille de la sculpture; rugosit6, caractbre inachev6 de son apparence; accumulation de matiere coagul6e, boue ou sang; repr6sentation de l'animalit6 ou de l'humanitd <ratea>; position d'imploration. A l'inverse, les statues repr6sentant des esprits supdrieurs aux hommes, difficiles ou impossibles A contr81er, correspondraient B une esth6tique du 0beau > : elles seraient de taille supdrieure i celle des objets pr6c6dents, avec une apparence clairement anthropomorphe, lisse et diffrrencide, et une position hidratique, debout ou assise. Il est possible que des traits appartenant aux deux types soient associ6s dans une m~me statuette. Il faudrait alors voir comment s'articule la relation entre homme et esprit que cet objet m6diatise dans la culture consid6rde. Il est clair qu'il faut plut6t consid6rer ces deux types d'esth6tique et de relation spirituelle comme un continuum que comme une polarisation radicale.

L'ouvrage de Rosalind Hackett ne pr6sente pas la richesse iconographique du

prdc6dent recueil. Il s'agit d'une 6tude comparative des diffdrentes facettes de la relation entre croyance religieuse et expression visuelle en Afrique. Comme Suzan Preston Blier (dont l'ouvrage African Vodun: Art, Psychology and Power, 1995, a 6td chroniqud ici-mime cf. Arch. 96.62), R.H. utilise l'anthropologie, l'histoire de l'art, mais aussi la philosophie et la psychologie pour fonder ses analyses.

Comment les esprits influencent-ils la cr6ation artistique ? D'abord, ceux-ci pr6- sident B la conception et i l'ex6cution de l'oeuvre. Parfois, les sculpteurs d'objets de culte sont directement inspir6s par un esprit pendant un rave ou i l'occasion d'une vision. Dans d'autres cas, ils regoivent des instructions de la bouche d'un m6dium poss6dd par l'esprit i repr6senter. Certaines professions entretiennent des rapports privil6gi6s avec le monde des esprits. Ainsi, les forgerons sont souvent des cr6ateurs d'objets de pouvoir car ils manipulent le feu, la terre, le fer et l'air. Dans la sculpture, certaines espices de bois peuvent &tre prdf6r6es i d'autres car elles ont un lien sp6cifique avec I'esprit consid6r6. Mais une fois l'objet fabriqu6, le rapport substantiel avec l'esprit doit &tre maintenu par un culte sp6cifique qui peut changer l'apparence de la statuette. Comme on l'a vu plus haut, les sacrifices peuvent laisser du sang coagul6 sur les objets. De plus, dans le cas des statuettes yoruba par exemple, la graisse de palme dont on les enduit transforme leur couleur, et l'ajout de vetements ou de colliers est fr6quent. Dans le cadre de la fete de Gelede dans le m~me groupe ethnique, les masques et les costumes sont fr6quemment modifies par de nouvelles teintures et

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l'addition ou le retrait de superstructures en bois. On a done affaire i un processus de crdation esthdtique continue.

On peut regretter que l'interaction entre producteurs et commanditaires des objets ne soit pas plus longuement dtudide. Les travaux de Paula Ben-Amos ou de Sidney Kasfir sur ce sujet sont bribvement citds, mais on peut se demander si ce n'est pas prdcisdment le rapport entre une offre et une demande d'objets rituels qui est au principe de leur fabrication. Dans ce cas, ce n'est pas la relation entre l'artiste et le monde des esprits qu'il faudrait prendre comme principal objet d'dtude, mais la ndgociation entre l'artiste et le 0 client a, 6tant bien entendu que celle-ci est m6diatis6e par les croyances religieuses. Passer de la ph6nomdnologie i la sociologie permettrait de rdins6rer la production d'objets religieux dans un ensemble de relations sociales qui engagent d'un c8td les principaux demandeurs individuels ou collectifs d'oeuvres d'art, c'est-i-dire le pouvoir royal, les soci6tds de masques ou les lignages, et de l'autre les producteurs, c'est-i-dire les associations de forgerons ou de devins, les fabricants de masques, les tisseurs de v~tements rituels, les sculpteurs professionnels ou non. Dans cette perspective, la creation artistique serait considdrde comme un processus collectif, et non comme le produit de l'inspiration individuelle.

Dans la section suivante, c'est la question de la (re)prdsentation des esprits dans les objets de pouvoir qui est posde. S'inspirant de Lucien Stdphan et Jean-Pierre Vernant, R.H. utilise le concept de (re)prdsentation afin de penser la relation ambiva- lente entre un objet et un esprit. II peut exister entre eux un rapport de similarit6 qui fait de la chose matdrielle une image de l'entitd spirituelle et/ou une relation substan- tielle qui rend l'esprit pr6sent dans l'objet. Cette <pr6sentification matdrielle de l'esprit est assurde par des rituels qui visent t l'0installer>, le 0fixera dans l'objet. La pribre, le sacrifice animal, les libations jouent un r61e central dans ce processus, qui ne touche pas exclusivement des objets figuratifs. L'incorporation (embodiment) spirituelle affecte parfois des pierres, des pots de terre, des pibces de tissu, des os animaux ou humains, ou des objets trbs schdmatiquement figuratifs comme les boli bambara. La plupart des auteurs s'accordent en fait sur le fait que l'objet est moins conqu comme image d'une entitd que de l'action dont elle est capable. Une statuette de bate fdroce d6notera ainsi plus l'agressivitd que peut manifester l'esprit (re)prdsentd que son apparence <rdelle a.

Plusieurs cas remarquables de ce double rapport m6taphorique et m6tonymique entre objet et esprit sont pr6sentds dans l'ouvrage. L'un des mieux connus est celui des masques et des costumes. Le sceptre de Shango, dieu yoruba de la foudre, appel1 oshei (p. 64), en est un autre. Cet objet est compose d'un manche surmontd d'une statuette de femme portant une hache bipenne sur la tate. Il est tenu par la personne possddde par le dieu lorsqu'elle danse. Du point de vue de la figuration, sachant que les initids portent une coiffure f6minine et ont incorpord la divinitd dans leur tate pendant I'initiation, on voit que l'oshi reprdsente le possdd6 qui <prisentifie >> lui- m~me Shango, mais en rendant visible son extension divine, A savoir la double hache. Du point de vue mdtonymique, il y a participation par contact entre le dieu et I'objet puisque le premier saisit le second par la mddiation du corps qu'il occupe ponctuelle- ment, tout comme le second, qui a 6t6 tremp6 dans des bains d'herbes consacrdes i

Shango, renforce la prdsence du premier dans le 0cheval humain. Cet exemple montre bien comment s'articulent l'imagination - au sens de la production de reprd- sentations sensibles d'entitds imperceptibles - et la participation - comme expression d'une substance spirituelle dans un support mat6riel - dans l'art religieux africain.

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LE POUVOIR DES OBJETS EN AFRIQUE ET EN HAITI

Mais ces objets ne sont pas seulement le support d'opdrations cognitives. Ce sont aussi des objets de pouvoir politique. Ils permettent de comprendre comment I'autorit6 politique est interpr6t6e en termes religieux, puis <exprimde, manipulde et n6gocide en termes rituels et esth6tiques > (p. 78). La royaut6 traditionnelle africaine est d'abord tris frdquemment sacralis6e. Le roi joue un r81e A la fois politique et religieux : les objets qui lui appartiennent ont done aussi ces deux fonctions. Ainsi, selon le mythe monarchique des Akan du Ghana, les tabourets royaux sont tomb6s directement du ciel. Les statuettes ndop des Kuba du Zaire sont tenues pour des doubles spirituels du roi et sont transmises de g6ndration en g6ndration. Le roi mourant leur transmet son souffle, tandis que le nouveau monarque dort avec elles pour s'en impr6gner. Ce sont des garants matdriels de la continuit6 monarchique. Dans la mesure oi~ les objets de bois ou de pierre ont une existence qui exchdent une vie humaine, ils deviennent des supports possibles de la sacralisation du pouvoir. Ils symbolisent sa pdrennit6 et assurent la continuit6 entre les gouvernants d'aujourd'hui, de demain et leurs anc~tres.

Les objets d'art jouent aussi un r61e central lors des rituels d'initiation. Qu'il s'agisse des rites de passage d'une classe d'age a une autre ou de l'initiation aux soci6tds secrites, R.H. montre comment l'usage des masques a pour fonction de rdvdler a certains et de dissimuler A d'autres certaines connaissances. Ici aussi, l'art africain est politique : il instaure une diff6rence entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Les Chewa de Zambie, Malawi et Mozambique, par exemple, connaissent une socidtd initiatique masqude appel6e nyau, qui intervient lors de fundrailles. La danse des masques vise a rdconcilier les hommes avec les ancitres et les animaux de la foret. Seuls les hommes portent les masques nyau, et seuls les jeunes gargons sont initi6s, prdcis6ment au moment de fundrailles. Des pr6cautions sont prises pour maintenir la fiction que les masques sont des esprits : la voix et le visage des <acteurs> sont dissimulds, les masques sont fabriqu6s loin du village, les initi6s utilisent un jargon sp6cifique pour parler du culte et la maladie et la mort sont promises a ceux qui rdvileront le secret. Pourtant, bien des femmes et des enfants savent que les masques sont anim6s par des 8tres humains, mais tous contribuent a la reproduction de la croyance. Le secret n'est r6v616l formellement qu'aux nouveaux initi6s, qui passent par une phase de mort rituelle puis de renaissance oii ils acquierent la 0 chaleur >> des esprits de ceux qui viennent de mourir. Ils apprennent alors a construire les masques ainsi que certaines connaissances dsotdriques permettant d'identifier les initids, avant d'etre retournds a leurs parents. Bien d'autres exemples extraits de la littdrature anthropolo- gique sont donn6s par R.H., mais celui-ci montre comment les masques permettent a la fois de faire appara"itre les esprits en dissimulant les humains, et d'intdgrer les hommes en excluant les femmes.

Les objets de pouvoir n'ont pas seulement une fonction politique, ils permettent aussi de transformer la personne humaine. La force spirituelle que certaines choses v6hiculent permet d'l61ucider la source du malheur, de conseiller, de protdger ou de soigner, mais aussi parfois d'attaquer un ennemi par la sorcellerie. La divination par Ifa des Yoruba comporte ainsi un ensemble d'objets sculptds en bois dont la manipu- lation permet de produire un oracle circonstancid. L'opon Ifa est un plateau circulaire ou rectangulaire sur lequel le devin rdpand de la poudre et trace les signes divinatoires. Les bords de l'opon sont sculptis de figures mythiques, comme le visage et les mains du dieu Eshu ou la hache double de Shango, mais aussi de serpents, de 16zards ou de motifs abstraits, lignes droites et brisdes. De plus, la deuxiime face du plateau comporte un creux qui sert de chambre de r6sonance lorsque le devin ponctue la

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r6citation de l'oracle en frappant le plateau d'un coup de baguette. Le son produit par cette percussion doit permettre la communication entre les hommes et les esprits. En alliant la reprdsentation sculpt6e de l'invisible, le trac6 de signes dans la poussibre et la transmission sonore, l'opon constitue une sorte de lieu de passage d'un monde t l'autre, qui donne au devin la possibilitd d'interroger les dieux sur le sort d'une personne et de recueillir leurs messages.

S'il existe des objets divinatoires et thdrapeutiques, certains sont dddids t la sorcellerie. Ce terme recouvre en fait des pratiques diverses. Les Anglo-saxons utilisent depuis les travaux d'Evans-Pritchard sur les Azande du Soudan deux mots distincts : witchcraft, qui d6signe des pouvoirs hdriditaires de nuisance psycho-psy- chiques parfois involontaires, et sorcery qui se rapporte t des actes plus conscients oii l'on utilise des invocations, des poudres ou des poisons. Retenons ici qu'il existe des objets dont la fonction est d'attaquer ou de repousser les attaques surnaturelles d'ennemis humains. Chez les Bangwa-Bamileke du Cameroun, par exemple, deux types d'objets sont utilisds pour se protdger de la sorcellerie. Les premiers sont les statuettes njoo, de confection fruste, qui reprdsentent des humains malformds. De petite stature, elles ont les jambes plides et les visages prdsentent une expression d'affliction. Leur pouvoir ddrive des substances dont elles sont enduites. Les seconds objets sont des statuettes assocides au kungang, une socidtd qui lutte contre la sorcellerie. Elles aussi reprdsentent la douleur et la maladie, mais elles sont sculptdes avec grand soin car elles servent h protdger le roi des attaques sorcibres. Elles sont parfois inclues dans la porte du palais royal t des fins apotropafques. Qu'il s'agisse du peuple ou du roi, ces statuettes sont done des images de la souffrance h laquelle on promet ceux qui voudraient I'infliger h autrui.

Si les objets tirent leur pouvoir des ldments qui les composent, leur agencement dans l'espace y contribue aussi. C'est pourquoi R.H. consacre un chapitre de son ouvrage aux autels considdr6s du point de vue rituel, esth6tique et spatial. Int6ressons- nous t un cas d'autel africain moderne. Chez les Igbo du Nig6ria ou les Ewe du Togo, les autels dddids A la divinitd Mami Wata cherchent i recrder I'univers aquatique de cette entitd. La statuette peinte qui la (re)prdsente est celle d'une femme blanche, i

cheveux longs, portant des colliers et des m6daillons, manipulant des serpents au- dessus de sa tate. La prdsence de lunettes de soleil, de miroirs, de carafes en verre sur les autels oi dominent les couleurs bleu et vert symbolise t la fois la coquetterie de la divinit6 et les reflets A la surface de l'eau. On y trouve aussi des statuettes de canards ou de tortues d'eau, de l'alcool, des parfums, des bougies, de l'encens et d'autres menues offrandes (photo p. 148). L'autel est bien ici un lieu oi se tisse un rdseau de relations m6taphoriques et mdtonymiques qui produit un effet de <pr6sentification> de l'invisible.

On peut douter de l'utilit6 d'un chapitre sp6cifique (le septibme) consacrd aux objets et pratiques fundraires, dans la mesure oi les problimes abordds - la question de la figuration de l'invisible ou des rapports de l'art avec l'initiation, les socidtds secrites, la maladie et la sorcellerie - ont ddji 6td traitds dans le reste de l'ouvrage, ce qui milne R.H. i se rdpdter t plusieurs reprises. La conclusion, en revanche, pr6sente une probl6matique diffdrente : elle porte sur les transformations contemporaines de l'art religieux africain. L'exode rural, les migrations internationales, l'influence des monoth6ismes, les campagnes d'alphabdtisation et de lutte contre les <archai'smes >, tenus pour responsables du sous-ddveloppement par les gouvernements post-colo-

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niaux, tous ces facteurs ont contribud t destructurer les pratiques et croyances tradi- tionnelles, mais aussi t crrer une nouvelle culture matirielle.

A partir des observations de R.H., on pourrait d6gager trois tendances affectant la production contemporaine d'objets religieux africains. En premier lieu, les mouve- ments de population et la diffusion de l'information tendent t favoriser la combinatoire symbolique. Des 616lments appartenant aux religions traditionnelles sont associds dans une mime unit6 esth6tique t des symboles recontextualis6s relevant des monoth6ismes (croix, images pieuses, versets du Coran, etc.) mais aussi de la culture populaire (bouteilles de Coca Cola, bouchons de r6servoir de Mercedes, lunettes de soleil, etc.). Les autels de Mami Wata cites plus haut sont un exemple de ce type d'associations. La deuxibme tendance est celle d'une lib6ration des formes li6e au progrbs de l'individualisme en milieu urbain. L'artiste n'est plus contraint par le systhme reli- gieux traditionnel qui exigeait une assez grande standardisation des objets rituels. Au contraire, I'dmancipation individuelle produite par l'installation en ville, i laquelle s'ajoute la diversification de la demande, engendre une multiplicit6 des styles. La concurrence entre artistes contribue aussi certainement i la recherche de l'originalit6. Enfin, la troisiame tendance est celle de l'autonomisation de la sphere d'activitd artistique. Emerge en effet un art qui peut &tre influenc6 par des croyances religieuses de tout type, mais qui n'est plus intdgr6 dans une structure rituelle et mythologique. Ces sculptures, ces peintures, ces 6toffes brod6es ne sont pas fabriqudes t des fins c6r6monielles mais pour la pure jouissance esth6tique de celui qui les acquiert. La logique de la (re)prisentation est ici brisde : l'esprit n'est plus pr6sent dans la chose.

Un catalogue d'exposition, intituld Sacred Arts ofHaitian Vodou, illustre trbs bien certaines de ces tendances. II r6unit une iconographie flamboyante correspondant aux oeuvres exposdes t Los Angeles en 1995, et une s6rie d'articles des meilleurs sp6cialistes du vaudou (1) et des religions afro-am6ricaines, comme Robert Farris Thompson, Lainnec Hurbon ou Karen McCarthy Brown. Tous les articles portent sur un ou plusieurs aspects du vaudou, mais on pr6sentera ici seulement certains textes centrds sur le rapport entre art et vaudou.

La prolif6ration des objets sur les autels vaudou appara"it par exemple de fagon frappante dans les nombreux clich6s prdsentds dans cet ouvrage (pp. 58; 202). Sur l'autel des Bizango, on trouve ainsi aussi bien un chromo de Saint Georges qu'une statuette en plastique de Darth Vador, en provenance de la Guerre des Etoiles (p. 302). Haiti a aussi vu l'dmergence d'artistes originaux, comme Pierrot Barra (pp. 378-379) ou Georges Liautaud, dont l'oeuvre est le sujet d'un article sign6 de Randall Morris (0The style of his hands >>, pp. 383-395). Ces artistes, tout en 6tant vaudouisants, affirment n6anmoins une originalit6 plastique remarquable, le premier dans 1'assem- blage de poupies, de tissus et de paillettes, le second comme forgeron de pibces mitalliques. Ces sculptures continuent i (re)pr6senter les loa, mais elles 6chappent stylistiquement aux formes traditionnelles des objets rituels. Quant i la peinture de Jean-Michel Basquiat, elle est entree int6gralement dans la logique new-yorkaise du

(1) Nous suivons ici l'orthographe adoptde par Alfred M1TRAUX, Le vaudou ha'tien, Paris, Gallimard, 1958.

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marchd de l'art, mime si elle manifeste encore quelques influences religieuses, comme ce tableau intituld 0 Gri-Gri>> oit l'on peut voir un diab en croix (p. 177).

La logique plus classiquement africaine de l'incorporation est aussi prdsente en terrain haitien. La dimension combinatoire de l'art vaudou apparaft d'abord dans deux articles de nature historique. Le premier, sign6 de S. Preston Blier, traite des sources dahomdennes des objets vaudou (pp. 91-119). Elle montre que des objets de pouvoir fon ou ewe se retrouvent en Haiti, mais aussi que certains principes de construction, qui assurent leur puissance, s'y sont maintenus. Ainsi, en Hai'ti comme chez les Fon, I'assemblage de choses h6tdrogdnes donne A l'objet la puissance de toutes les choses qui le composent. De mtme, la ligature au moyen de cordelettes signifie qu'un esprit est ~< attachd>> a l'objet et assujetti a celui qui le posshde. Le rapport de (re)prdsentation entre l'objet anthropomorphe (statuette de bois en Afrique, poup6e en Hai'ti) et l'esprit d'un mort est aussi un point commun attestd. Dans une perspective comparable, R.F. Thompson montre l'unit6 formelle des objets rituels haitiens et africains, en insistant sur l'apport de la zone culturelle congo (pp. 91-119). La forme de certains tambours et de flites, les rythmes et les danses, mais aussi les vbvb - des dessins non-figuratifs associds a chacune des divinitds - et surtout les pakkt kongo - des petits sacs de toiles ddcords remplis de poudres et de choses lides au monde des esprits - semblent effectivement d'origine bantu. Notons ndanmoins, avec S. Mintz et M. R. Trouillot, qu'il est bien difficile de distinguer, dans les objets rituels vaudou, ceux qui sont d'origine ouest-africaine, centre-africaine, europdenne, de ceux qui sont des produits sp6cifiquement crdoles, issus de la crdativitd ha'tienne dans un contexte radicalement diffdrent des socidtds africaines (p. 130).

Si les autels vaudou sont des exemples frappants de la logique associative a l'oeuvre dans l'art vaudou, d'autres objets illustrent fort bien la logique de la prdsen- tification des esprits dans les choses. Ainsi celui dont Elizabeth McAlister fait une analyse remarquable (pp. 305-321). Cet objet, qui fut donnd a l'A. par un bdkd ha'tien, se prdsente comme une bouteille couverte de trois bandes verticales de tissu blanc, noir et rouge, avec quatre miroirs circulaires, des aimants autour du goulot et deux paires de ciseaux, le tout cousu ou lid. Elle est remplie d'un liquide parfumd, et trois 6pingles sont maintenues a l'intdrieur du goulot par les aimants. L'A. remarque que les dlments assembl6s minent tous a des 0impasses pratiques>> : I'eau parfumde est pleine d'impuretds, les gros aimants attirent de toutes petites 6pingles, les ciseaux sont fixds en position ouverte, les miroirs sont couverts de poussibre et barrds par des liens en croix qui gtnent la r6flexion. On pourrait aussi remarquer que la plupart de ces dldments 0 attirent et 0repoussent a la fois, comme l'aimant bien stir, mais aussi l'dpingle qui peut piquer et fixer ou le miroir qui semble capter la lumibire et la renvoyer. De plus, sur le plan formel, cet objet de pouvoir est organisd sur une double opposition, entre d'une part la croix et le cercle, et de l'autre la symdtrie binaire et I'asym6trie ternaire. C'est ce qui donne au spectateur une impression de ddsdquilibre et attire l'oeil dans un mouvement spirald, ind6pendamment de ses connaissances anthropologiques sur le vaudou.

E. McAlister ne s'en tient pas a cette analyse stylistique. Elle montre comment le symbolisme de cette bouteille trouve sa source d'une part dans le systime de croyances vaudou, lui-mtme d6riv6 dans ce cas pr6cis de la religion congo, et d'autre part dans les conditions de vie de la population hai'tienne contemporaine. Cet objet est en fait un wanga, un rdcipient dans lequel sont enfermds deux zonbi, deux esprits de personnes mortes qui sont assujettis au bbkb, ou a celui qui posside le wanga. A l'occasion d'un

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entretien avec le bbkb, I'A. apprend que le parfum dans la bouteille sert <<h attirer l'amour>>, ~< les miroirs i attirer les gens que l'on aime et a repousser les gens que l'on n'aime pas >>, ~<les ciseaux a attaquer les ennemis >>, <les aimants a charmer les gens et les 6pingles a les faire venir>>. Les zonbi ont 6t6 mis dans la bouteille au moyen de poudre de squelette m6lang6 au parfum. Cet 0enfermementa d'un esprit dans une chose est ddrivd des nkisi congo, recipients anthropomorphes ou non, souvent peints en rouge, noir et blanc, prdsentant en outre un miroir utilis6 pour la divination. Le nganga congo est celui qui construit le nkisi et y fixe un esprit. Quant aux motifs de

la croix et du cercle, ils appartiennent a la cosmologie congo : ils repr6sentent le monde et ses quatre points cardinaux. Nous ajouterons que le terme m~me de wanga est probablement d6riv6 de nganga par synecdoque. En effet, les consonnes 0k > et 0 gg a se sont affaiblies ou ont disparu en cr6ole haitien : congo est ainsi devenu wangol. Nganga est done vraisemblablement devenu wanga. De plus, dans le palo monte cubain, la ganga est le r6cipient - une marmite de fer le plus souvent - oi le gangulero 0 installe >> l'esprit d'un mort. Si la m6tonymie a fonctionn6 en terrain cubain, on peut supposer que le meme ph6nombne s'est produit en Haiti. Les principes d'incorporation et de prdsentification spirituelles prisident done toujours a la construction des objets de pouvoir dans les religions afro-am6ricaines.

Mais au dela des analyses stylistiques et g6ndtiques, E. McAlister montre com- ment ces wanga sont utilisis dans le contexte socio-politique haltien. Ces objets ont un statut paradoxal a l'dgard de la mort et de l'esclavage. En effet, dans un contexte oi la maladie et la mort sont des r6alit6s quotidiennes, ils affirment d'un c6t6 que la disparition du corps ne signifie pas celle de l'esprit. Mais, d'un autre c8t6, ce qui pourrait sembler une victoire sur la mort est en fait une d6faite : l'esprit est r6duit en esclavage par un vivant. Quant au bbkb, descendant d'esclaves, il asservit aujourd'hui les esprits de ses semblables. Ces symboles ambigus appartenant a la religion vaudou et a l'histoire haitienne ont donn6 lieu a des manipulations politiques du temps des Duvalier. Le drapeau hai'tien, rouge et bleu depuis la rdvolution, fut transform6 en noir et rouge avec du blanc au centre, qui sont les couleurs des wanga, comme si le dictateur avait enfermd l'ame de son peuple dans un wanga. Aujourd'hui, le thbme de <l'ame dans la bouteille > appartient a la culture populaire et a pris un sens nouveau, celui de la domination culturelle europ6enne et nord-am6ricaine sur la population haitienne, comme en tdmoigne une chanson du groupe de rock vaudou Boukman Eksperyans, 0<Nanm Nan Bouthy > (p. 317). Cette fois, il s'agit de l'ime noire enferm6e dans une bouteille blanche. Objet esth6tique et religieux, le wanga est done aussi une chose politique.

Les trois ouvrages chroniquds ici laissent entrevoir la possibilitd d'dchapper a l'alternative entre une position < riductionniste >, frdquente chez les anthropologues, qui replace les objets dans leur contexte social et religieux, mais sans tenir compte des principes esth6tiques qui ont r6gi leur fabrication, et un point de vue 0autonomiste >, bien repr6sent6 en histoire de l'art, qui se concentre sur le style des objets en minorant l'importance des conditions culturelles dans lequel il prend tout son sens, et en majorant les emotions 0 pures >> que l'objet d'art peut procurer a celui qui le contemple. Ce qui apparait au contraire, dans le cas des objets religieux africains et hai'tiens, c'est que la question esth6tique n'est pas n6cessairement 6trangbre aux sciences sociales.

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Les boli bambara, les kafiguiledio senoufo, les hochets du dieu Shango, les autels de Mami Wata ou les wanga du vaudou haftien font en effet apparaitre que certains principes formels de construction sont mis h profit afin de produire certains effets religieux. Ainsi, dans la logique de la (re)prdsentation, les rapports mdtaphoriques et m6tonymiques entre la chose et l'esprit font que celui-ci semble prdsent dans celle-lk. D'un autre c8t6, l'usage de liens et la forme de r6cipient de nombreux objets donne le sentiment que quelque chose est <enferm6>> b l'intdrieur ou < attachi>> b l'objet, qu'il incorpore une puissance dangereuse. La combinaison de la sym6trie et de l'asymdtrie produit aussi h coup stir l'impression de ddsdquilibre et de mouvement qui caractdrise par exemple la bouteille vaudou, comme si celle-ci 6tait animde d'une vie propre. Dans le cas d'objets anthropomorphes, la figuration de l'esprit en position d'inf6rioritd ou de surplomb par rapport h l'8tre humain contribue certainement i d6finir le type de rapport de pouvoir que celui-ci entretient avec le monde des esprits. Il existe done une sorte de technologie esthitique africaine et afro-amdricaine qui repose sur des princi- pes formels dont nous avons citd quelques-uns. Mais cette technologie esth6tique ne vise pas h produire des 6motions d6tach6es des enjeux sociaux. Les objets religieux dont il a dtd question ici sont des objets pratiques, ils ne sont pas destinds h la contemplation ddsintdressde, ce que pourrait laisser croire leur exposition dans un mus6e occidental. Au contraire, les puissantes dmotions qu'ils peuvent produire (peur, fascination, respect, amour) sont orientdes h des fins bien ddfinies : gudrison, sorcel- lerie, transformation de la personne humaine, affirmation du pouvoir royal, etc. L'art traditionnel africain et haftien n'est done ni un simple reflet de mythes immdmoriaux, ni un pur jeu stylistique. C'est l'un des facteurs d'organisation des rapports entre les hommes, par la m6diation des esprits. Les objets religieux ne sont done pas seulement des produits d'une culture, ce sont aussi des outils du pouvoir des hommes sur eux-memes.

Erwan DIANTEILL C.E.I.F.R.- E.H.E.S.S.

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