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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Très jeune, Blanche Wittman fut enfermée à l’hôpital de la

Salpêtrière, où officiait le professeur Charcot, grand spé cialiste

de l’hystérie des femmes. C’est Blanche que l’on voit sur un

tableau, lascivement effondrée dans les bras d’un assistant,

offerte aux regards d’hommes tels que Strindberg, Freud ou

Jung. Derrière elle, une brouette, dans laquelle on l’a amenée

endormie. Des années plus tard, de venue l’assistante de Marie

Curie, Blanche, brûlée par la radioactivité, sera amputée des

deux jambes et d’un bras et se retrouvera dans une caisse en

bois. Dans ses carnets, Blanche parle de fluide magique, de rap-

port entre radium, beauté, rayonnement de mort et d’amour.

Marie Curie, plongée dans ses recherches, détentrice d’un

premier prix Nobel puis d’un second, entame après son veu-

vage une liaison avec Paul Langevin, mais le scandale national

l’oblige à l’exil. Désespérée, elle se confie à Blanche, qu’elle a

prise comme assistante. Elle veut l’en tendre parler de l’amour

que lui vouait Charcot, des réponses que donnait Blanche, du

meurtre qu’elle dit avoir commis. Des années de travail n’ont

pas réussi à occulter la femme, l’amoureuse.

Deux femmes, entre passion et recherche, enfermement et

écriture. Devant Blanche et Marie, la porte d’un monde nou-

veau et énigmatique s’est ouverte, et de ce monde leur parvien-

nent des signaux bleutés et scintillants, indiquant peut-être la voie

vers la compréhension totale et scientifique de la nature de

l’amour.

Utilisant le Livre des questions, les carnets de Blanche, Per

Olov Enquist nous conte une histoire d’ascension et de chute.

Car si la lente dégradation des corps n’empêche en rien la pas-

sion qui dévore, arrive toujours un moment où le dialogue

d’un être avec lui-même se fait monologue, quelques

secondes, puis silence.

“LETTRES SCANDINAVES”

série dirigée par Marc de Gouvenain

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PER OLOV ENQUIST

Per Olov Enquist est né en 1934, dans le Västerbotten, tout au

nord de la Suède. Il est l’auteur de près d’une vingtaine de

romans, nouvelles et pièces de théâtre, pour la plupart traduits

en français depuis 1970.

DU MÊME AUTEUR

LE CINQUIÈME HIVER DU MAGNÉTISEUR, Babel n° 511, 2001.L’EXTRADITION DES BALTES, 1985 ; Babel n° 449.

L’ANGE DÉCHU, 1986.ÉCRITS SUR LE SPORT, 1988.

LE SECOND, 1989.L’HEURE DU LYNX, 1989.

LA BIBLIOTHÈQUE DU CAPITAINE NEMO, 1992.HAMSUN, 1996.

LE MÉDECIN PERSONNEL DU ROI, 2000 ; Babel n° 553.SELMA, 2001.

Titre original :Boken om Blanche och Marie

Editeur original :Norstedts Förlag, Stockholm© Per Olov Enquist, 2004

© ACTES SUD, 2011pour la traduction française

ISBN 978-2-330-00307-4978-2-330-00307-4

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PER OLOV ENQUIST

Blanche et Marie

roman traduit du suédoispar Lena Grumbach et Catherine Marcus

ACTES SUD

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pour Gunilla

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LE LIVRE JAUNE

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I

LE CHANT DE L’AMPUTÉE

1“Amor omnia vincit” – l’amour triomphe de tout –,c’est ce qu’elle avait écrit sur la couverturede la chemise marron qui contient les trois car-nets ; au-dessus, en capitales plus vigoureuses,figure le titre, LIVRE DES QUESTIONS. Comme s’ils’agissait de tester deux attitudes : celle en hautde page, énergique, optimiste et absolumentneu tre, et celle en dessous, frêle, prudente etpresque suppliante. Comme si elle avait vouludire : Voici le point de départ, je voudrais tantque ce soit ça, oh, si seulement ça pouvait êtrevrai.

L’amour triomphe de tout. Tout en sachant quec’est faux, mais quand même, on a un petit pin-cement au cœur en lisant cela, oh, si ça pouvaitêtre vrai, si seulement ça pouvait être vrai. Le tontrès artificiel d’objectivité et de bienséance netient cependant pas jusqu’au bout. Un carnet jau -ne, un noir – incomplet ou censuré – et un rouge.A eux trois, un Livre des questions, qui parle deBlanche et Marie. Rien de plus.

A nous de nous en contenter.L’amour triomphe de tout, hypothèse de travail

ou douleur profondément enfouie.

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Deux ans après que Marie Sk ⁄lodowska Curieavait reçu son deuxième prix Nobel, celui dechimie, en 1911 – alors que son amant, Paul Lan -gevin, était en train de se réconcilier avec safemme Jeanne, et d’instaurer, avec son accord,une relation sexuelle plus ou moins permanenteavec sa secrétaire –, elle subit une perte, attenduecertes, mais néanmoins très éprouvante, quandun matin, dans son propre appartement, à Paris,on retrouva son amie Blanche Wittman morte.

Elle avait essayé de descendre du lit, pour re -joindre la caisse en bois montée sur roulettes. Ellen’avait pas réussi. Et elle était morte.

La cause du décès ne fut jamais établie, maisceux qui vinrent chercher le corps remarquèrentsa taille dérisoire, et aussi que Marie Sk ⁄lodowskaCurie avait insisté pour coucher elle-même cettefemme-tronc amputée dans son cercueil. Ensuite,en guise d’adieu, elle était restée assise sur unechaise à côté de la morte, une main posée sur lecouvercle du cercueil, obligeant les porteurs àattendre une heure entière dans la pièce atte-nante. Elle n’avait pas cherché à expliquer songeste, elle n’avait fait que murmurer Je resteraitoujours à tes côtés.

Pour finir, on emporta le cercueil.Dans l’unique nécrologie qui fut rédigée, la

morte est qualifiée de “phénomène légendaire”,et l’on souligne son rôle de médium du profes-seur J. M. Charcot. Elle laissait trois carnets, donton apprit l’existence vers la fin des années 1930seulement, et qui ne furent jamais rendus publicsdans leur entièreté.

Marie Curie omet de mentionner l’existence deBlanche dans ses Mémoires, comme énormémentd’autres choses.

Je ne l’en blâme pas.

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2Qui peut dire, d’ailleurs, si Blanche Wittman elle-même aurait souhaité être mentionnée.

Si malgré tout elle bénéficia d’une certaine no -toriété après sa mort, son nom figurant dans quel -ques lignes de l’histoire de la médecine, elle n’estcependant jamais associée à Marie Curie, maistoujours évoquée en tant que “médium de Char -cot”. Une note laconique mentionne qu’elle ter-mina sa vie comme “martyre” et comme “victime”de la recherche scientifique sur le radium. Aprèsla mort de Charcot et dans le chaos qui s’ensuivitconcernant l’orientation scientifique des soinsprodigués à l’hôpital de la Salpêtrière, BlancheWittman travailla deux ans dans le service de ra -dio logie de l’hôpital, en tant qu’assistante. Ensuiteelle rejoignit le laboratoire de Marie Curie, oùquelques années plus tard fut découvert le ra -dium. Qui savait faire la distinction entre les rayonsX mortels et le radium mortel ? L’un prenait larelève là où l’autre s’arrêtait.

Résultat final : martyre et femme-tronc.Après la mort de Charcot en 1893, un mutisme

pratiquement total. Les dernières années de savie, elle avait eu l’intention d’écrire un livre surl’amour. Là-dessus, rien dans cette brève nécrolo-gie. Seulement “est morte sans bras ni jambes”– ce qui n’est pas tout à fait la vérité, car il lui res-tait un bras, le droit, avec lequel elle écrivit jus-qu’à la fin.

Le livre est resté inachevé. Ne subsistent au -jourd’hui que trois cahiers au format 30 x 22 cen-timètres, de quarante pages chacun, contenusdans une chemise marron, un Livre des questions,comme elle l’intitulait. Elle nomme le premiercahier le “Livre jaune”, le second, le “Livre noir”et le troisième, le “Livre rouge”.

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Aucune couleur sur les couvertures. Ce livreen trois parties devait lui permettre de raconterune histoire sur la nature de l’amour. Tâche im -possible, bien entendu. Restait une histoire avecBlanche et Marie pour sujet. Combien de viespeuvent revendiquer cela ? Toutes ont une his-toire, mais rares sont celles qui sont écrites.

Le titre déroutant, Livre des questions, sur lacouverture de la chemise de protection reçoit trèsvite son explication. Elle avait manifestementdécidé que chaque chapitre débuterait par unequestion. Puis elle répondrait à cette question dela manière la plus rationnelle possible. Les ques-tions seraient “d’une importance capitale”. DEQUELLE COULEUR ÉTAIT TA PREMIÈRE ROBE ? QUELÉTAIT TON PREMIER NUMÉRO DE TÉLÉPHONE ? Parfoisdes écarts soudains et étranges : QUE POUVAIT-ONLIRE SUR LE VISAGE DE MON PÈRE QUAND IL A PRATIQUÉL’AVORTEMENT ? ou QUI ÉTAIT ASSIS A CÔTÉ DU CER-CUEIL DE CHARCOT AUX FUNÉRAILLES ?

Toujours des questions très concrètes. Ellessont parfois sans intérêt, jusqu’au moment oùl’on est soi-même tenté d’y répondre. Alors celadevient comme un jeu brusquement réel et ter-rifiant. Ça ne tient qu’au lecteur. Si l’on conti-nue, l’équilibre et le contrôle sont ébranlés,l’aiguille du compas s’affole, comme au pôleNord. J’ai essayé. A la question sur le numérode téléphone, ma réponse tient en peu de mots :“Sjön 3, Hjoggböle.” Ensuite ça se corse et, quandil faut expliquer l’évidence, ça devient long, eteffrayant. Il y a quelque chose de menaçant dansson Livre des questions, une incitation à entrerdans l’interdit, ou à ouvrir la porte d’une pièceobscure.

Questions courtes, réponses détaillées sans vé -ritable lien avec la question.

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Elle avait peur sans doute. On agit ainsi dansces cas-là.

Les trois carnets, le jaune, le noir et le rouge,sont conservés. Tout le reste, c’est-à-dire l’enve-loppe, est une reconstruction.

Parfois les réponses sont brèves : on peut sup-poser qu’elle a l’intention de les expliciter, plustard, quand elle en aura le courage.

Une note commence par la seule questionQUAND ?.

La réponse concerne son médecin et amant, leprofesseur J. M. Charcot. Elle décrit un petit inci-dent qui se rapporte à leur première rencontre.La première fois qu’il la vit, écrit-elle, ce fut parl’entrebâillement d’une porte : elle se trouvait dansune chambre à l’hôpital de la Salpêtrière, en tantque patiente. Le médecin qui la soignait, et quim’examinait avec une application déconcertantebien que je n’aie pas encore atteint la célébritéqui allait plus tard m’être octroyée, travaillait à laSalpêtrière ; son nom était Jules Janet.

Elle fait très attention aux détails matériels.Deux pièces, une antichambre, peut-être un ves-tiaire. Elle avait été admise à la Salpêtrière aprèsune série de séjours dans d’autres insti tutions pourune affection, nous ne savons pas laquelle, peut-être le même trouble que Charcot soignera plustard. L’hystérie. Elle n’écrit pas le mot.

Elle était en train de se rhabiller après l’exa-men.

Elle vit alors C. passer dans le couloir. Il seretourna pour la contempler. La distance était d’àpeine quatre mètres. Elle savait qu’il l’avait vue.Elle refréna ses mouvements de manière à serhabiller au ralenti. Elle détourna le visage, fit

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lentement pivoter son corps. Un sein à moitiédécouvert. Elle était sûre qu’il l’avait vue.

C’est alors, écrit-elle – comme si elle voulaitnoyer l’essentiel dans la profusion de détails –que j’ai été gravée en lui, comme un animal estmarqué au fer rouge.

Des renseignements très vagues sur sa jeu-nesse. Mais elle est instruite. Le fer rouge est uneallusion à Racine.

Elle s’appelait Blanche Wittman, à sa mort ellemesurait cent deux centimètres et elle pesait qua-rante-deux kilos.

Elle était alors une sorte de femme-tronc, ayantgardé toute sa tête. Sa jambe gauche était ampu-tée sous le genou, la droite au niveau de la cuisseet son bras gauche dans sa totalité. C’est pour celaque sa taille est qualifiée de dérisoire. A part cela,rien d’anormal chez elle. Auparavant, avant lesamputations, elle était décrite comme très bellepar tous ceux qui l’avaient vue. Pour certaines rai-sons, il lui arriva d’être observée par de nom-breuses personnes, parmi lesquelles beaucoup s’yconnaissaient en descriptions, des écrivains donc.En fait, il n’existe qu’une seule photographie d’elle,et un certain nombre de dessins, plus le célèbretableau où on la voit légèrement de profil.

Mais elle est belle.Elle est morte heureuse. C’est ce qu’elle af -

firme dans le dernier carnet, le Livre rouge.Elle n’était donc pas si petite de naissance.

Après avoir été hospitalisée à la Salpêtrière àParis pendant seize ans – entre 1878 et 1893 –sur un diagnostic d’hystérie, elle guérit sou dain.A cette époque, l’hystérie était une maladie ré -pandue parmi les femmes, une maladie courante

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qui frappait près de dix mille femmes, mais quicessa d’être courante après la mort du professeurCharcot.

L’hystérie disparut purement et simplement.Ou on lui donna d’autres noms.

Après les années passées dans le service derecherches de Charcot à la Salpêtrière, elle tra-vailla dans le service de radiologie de l’hôpital,elle n’était donc plus internée, et en 1897 ellefut engagée par la physicienne polonaise MarieSk ⁄lodowska Curie comme assistante de labo -ratoire.

Elle qualifie d’heureuse la période où elle futsoignée pour hystérie à la Salpêtrière, mais vintensuite une période malheureuse. Puis la périodepassée au laboratoire de Mme Curie, qui fut heu-reuse du début à la fin, avec éventuellement desinterruptions dues aux amputations régulières.

Elle ne se plaint jamais d’être ainsi tronquée.Dans le Livre des questions, elle veut raconter

son histoire, faire le bilan, et confronter son expé -rience des recherches menées sur l’hystérie à laSalpêtrière avec celles menées en physique sousla direction de Marie Curie, et ainsi créer uneimage curative de la nature de l’amour, qu’ellecomparait à la nature des radiations émises par leradium et à celle de l’hystérie.

Curative ?Pendant longtemps, dans la première partie du

Livre des questions, rien que de l’objectivité et dubonheur.

3Voici les faits concernant les amputations de Blan -che Wittman. Ils n’ont rien à voir avec ses tentati -ves d’expliquer la nature de l’amour.

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Le 17 février 1898, on testait pour la premièrefois dans le laboratoire de Marie Curie à Paris lesradiations émises par un minerai noir et poisseuxdu nom de pechblende qu’on avait traité et “faitbouillir” ; ce minerai était extrait dans la régionde Joachimsthal sur la frontière entre la Tché co -s lovaquie et la future RDA. Depuis plusieurs siè -cles, la pechblende avait été utilisée commeadjuvant dans des vernis pour céramiques afinde créer des coloris intéressants d’un point devue artistique. La pechblende s’employait aussifréquemment pour teinter le célèbre cristal deBohême : elle contenait entre autres de l’uranium,élément naturel qui entrait dans la fabrication duverre.

Pour réaliser les expériences avec la pech-blende, et en extraire certains composés d’ura-nium, de grosses quantités étaient nécessaires,plusieurs tonnes. Le travail était pénible et salis-sant, et se déroulait dans un vieux hangar à côtédu laboratoire de Marie et Pierre Curie à Paris.

C’est là que Blanche Wittman fut embauchée.Ce jour-là, le 17 février 1898 donc – jour qui

marqua l’histoire de la physique –, Marie réalisales premières expériences réussies avec de la pe ch -blende, et elle put constater l’apparition d’un fortrayonnement, étrange et jusque-là inconnu. Ons’était déjà rendu compte que le thorium, élémentmétallique découvert par le Suédois Jöns JacobBerzelius en 1828, possédait un pouvoir de radia-tion supérieur à celui de l’uranium ; à présent onapprenait que les radiations de la pe ch blendeétaient plus puissantes encore. Plus puissantesmême que celles de l’uranium pur.

Restait à explorer ce qu’était ce “rayonnement”,et d’où il venait. Marie Curie pensait que la pech-blende devait forcément contenir un élément

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spécifique, pour l’heure encore inconnu, et dontles propriétés aussi étaient inconnues.

C’est dans ce petit laboratoire que la décou-verte eut lieu.

En fait de laboratoire, il s’agissait d’une vieilleremise en bois, un hangar abandonné en plan -ches dont le toit vitré était en si mauvais état quela pluie venait sans cesse l’inonder. Jadis, lafaculté de médecine l’avait utilisé pour pratiquerdes autopsies, puis on l’avait jugé indigne d’abri-ter des cadavres humains, et même animaux. Iln’y avait pas de plancher, le sol était simplementrecouvert d’une couche de bitume, et le mobilierétait constitué en tout et pour tout de quelquesvieilles tables de cuisine, d’un tableau noir etd’un vieux poêle en fonte aux tuyaux rouillés ;c’est dans ce local misérable qu’ils avaient reçu,trois ans auparavant, le message d’un professeurSuess, et de l’Etat autrichien qui était propriétairedes mines de Sankt Joachimsthal.

Le message disait qu’on pouvait leur accorderdes résidus de pechblende. C’est dans ce localque fut découvert le radium.

Marie rédigea immédiatement un rapport.Ses mains étaient encore belles. Blanche la dé -

crit comme une beauté incomparable, inexplica-blement ensorcelée par la recherche. Le 18 juillet1898, les membres de l’Institut de France pou-vaient écouter un discours d’Henri Becquerel,ami de Marie Curie et autrefois son mentor. Ildevait d’ailleurs donner son nom plus tard à uneunité de mesure correspondant à la désintégra-tion d’un atome par seconde, destinée à mesurerpar exemple la contamination radioactive de laviande de renne dans le Västerbotten dans le Nord

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de la Suède après Tchernobyl. Dans sa confé-rence, Becquerel annonça que Marie Curie et sonépoux Pierre, grâce à leurs expériences avec lapechblende, avaient trouvé quelque chose d’in-connu jusque-là. Le titre de son intervention étaitSur une nouvelle substance radioactive contenuedans la pechblende.

C’était la première fois dans l’histoire que le mot“radioactif” était utilisé.

Pour l’instant, pas encore de bruissement d’ailesde l’histoire en marche, seulement une légère con -fusion.

Becquerel annonçait qu’on avait découvertune matière quatre cents fois plus active quel’uranium, qui contenait un “métal”, peut-être unnouveau corps simple, ignoré jusque-là, et quipos sédait d’étranges propriétés de radiation.

Vers la fin de l’année, cet élément avait reçuson nom. On l’appelait radium. Ce corps avaitdes propriétés peu ordinaires ; à mesure que l’onréussissait à le concentrer, on découvrait aussiqu’il possédait une luminescence spontanée.

Le mot “luminescence” revient dans le Livredes questions de Blanche.

Son texte prend alors un caractère quasi poé-tique. Lorsqu’on me complimentait, parfois, aucours de mes représentations à la Salpêtrière, c’estl’expression “luminescence” qui était employéepour décrire ce qui se dégageait de moi ; mais jene pouvais guère me douter alors que ce mot,comme appâté par la baguette magique du destin,allait resurgir dans ce monde de la physique et dela science où je ferais de mon mieux pour expli-quer les liens entre le radium, la mort, l’art etl’amour.

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Le radium, la mort, l’art et l’amour. Elle ne saitpas de quoi elle parle. Mais c’est sans doutel’unique moyen. Autrement, comment pourrait-on ?

La mort et la beauté étaient peut-être très pro -ches l’une de l’autre. Qu’on lui pardonne.

Marie, écrit Blanche, faisait souvent à pied letrajet entre son domicile et le laboratoire rueLhomond pour inspecter ses domaines. Blanche– pas encore amputée – venait souvent la rejoin -dre lors de ces visites “secrètes” au laboratoire.

Elle écrit que nos chers produits, pour lesquelsnous n’avions pas d’armoires de rangement,étaient alignés sur des tables et des bancs : de touscôtés, nous pouvions voir leurs contours faible-ment luminescents, et cette lueur scintillante, quisemblait flotter librement dans l’air, éveillaitchaque fois notre émotion et notre enchantement.

C’est Blanche qui manie la plume. Notons l’ex-pression “nos chers produits”. Après tout, ellen’est qu’assistante.

Plus loin, en réponse à la question QUANDMARIE EST-ELLE DEVENUE UNE ARTISTE ?, elle écritqu’une grande intimité était née entre elle et Marie,presque un amour, un amour qui était renforcépar l’expérience esthétique que procurait lerayonnement mystérieux et coloré du “radium”.Devant ses yeux, la porte d’un monde nouveauet énigmatique s’était ouverte, et de ce mondeétaient envoyés des signaux bleutés et scintillantsen direction de l’être humain Blanche, que lesamputations n’avaient pas encore tronquée.

Elle semble avoir pris les signaux pour unesorte d’œuvre d’art, créée par Marie. Pas un motsur Pierre.

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