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52 Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie / Année 5/Juin 2005. © Masson, 2005.Tous droits réservés. Psychiatrie Neurologie Gériatrie Conseils de lecture J’ai choisi aujourd’hui le thème des « utopies médicales », à travers deux ouvrages très différents. Le premier a beaucoup fait parler de lui, car son auteur est un polémiste très connu. La diffusion du deuxième a été beaucoup plus discrète,à la fois parce que c’est un livre qui s’adresse plus directement aux médecins, mais aussi parce qu’il est publié par un « petit » éditeur difficile d’accès. C. Trivalle Le plan vermeil. Modeste proposition Régis Debray Quel est l’intérêt de ce texte de 62 pages ? Même l’éditeur se pose des questions sur ce livre, puisqu’il met en 4e de couverture : « Pamphlet pathétique que ce plan vermeil, ou impubliable et savant rapport administratif sur le vieillissement des populations en Europe ? A chacun d’en juger, selon son âge, son humour ou son humeur ». L’opuscule est découpé en deux parties : 1re partie : « Les problèmes », 40 pages ; 2e partie : « La solution ?», 22 pages. La première rapporte des données statistiques réelles qui corres- pondent à celles répétées régulièrement par les démographes et les gériatres pour alerter nos politiques sur les évolutions à anticiper, compte tenu du futur (mais très proche) papy- boom. Cette partie vise à montrer que les vieux sont de trop, de plus en plus nombreux, et coû- tent à la société. Le constat est impitoyable. Le problème est désormais posé : que faire de tous ces vieillards ? La deuxième partie apporte la solution sous la forme d’un rapport très administratif (le « Plan Vermeil ») qui se veut aussi percutant que le livre de Jonathan Swift : « Modestes proposi- tions pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public ». La solution, c’est une espèce de Parc National pour vieillards, baptisé « Bioland », que l’auteur situe en Ardèche et qui « devrait pouvoir accueillir au moins un million de per- sonnes chaque année, par rotation (en fonc- tion des résultats obtenus) ».Tout serait prévu pour faciliter « l’évolution contrôlée d’une médecine transitive à une médecine palliative, destinée à faciliter la dernière délivrance, d’une façon indolore et respectueuse de l’intégrité des personnes ». Ce qui « devrait permettre de ramener, par étapes, l’âge moyen de la popula- tion mâle aux alentours de soixante-dix ans, et femelle de soixante-quinze ans ». Une mesure incitative avec la « prime au supprimé » (1 000 euros par famille). Des mesures préventives, avec une liste d’exemptés. Et toute une série d’actions éducatives et de communication, pour faire bonne mesure. Pourtant, tout cela manque d’ampleur, et Régis Debray ne va pas assez loin dans l’humour noir. On est loin de Swift (1667-1745) qui, pour remé- dier au problème des 120 000 enfants irlandais qui naissaient de parents pauvres, rapportait le fait suivant : « Un jeune Américain de ma connaissance, homme très entendu, m’a certi- fié à Londres qu’un jeune enfant bien sain, bien nourri, est, à l’âge d’un an, un aliment délicieux, très nourrissant et très sain, bouilli, rôti, à l’étu- vée ou au four, et je ne mets pas en doute qu’il ne puisse également servir en fricassée ou en ragoût. » On est loin aussi du livre de Jean-Michel Truong, « Eternity Express » (Albin Michel 2003, Pocket 2005). L’Europe, ne pouvant plus faire face à la quantité de personnes âgées, n’a d’autre choix que de sous-traiter leur prise en charge. C’est l’avènement des lois dites de « décentralisation du troisième âge » : les vieillards sont envoyés en Chine en TGV (d’où le titre), où ils finiront leurs jours dans des vil- lages idylliques bénéficiant de tout le confort que la science permet... Mais, comme le dit l’un

Le plan vermeil. Modeste proposition

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52 Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie / Année 5/Juin 2005. © Masson, 2005.Tous droits réservés.

Psychiatrie

Neurologie

Gériatrie

Conseils de lectureJ’ai choisi aujourd’hui le thème des « utopies médicales », à travers deux ouvrages trèsdifférents. Le premier a beaucoup fait parler de lui, car son auteur est un polémiste trèsconnu. La diffusion du deuxième a été beaucoup plus discrète, à la fois parce que c’est unlivre qui s’adresse plus directement aux médecins, mais aussi parce qu’il est publié par un« petit » éditeur difficile d’accès.

C. Trivalle

Le plan vermeil.Modeste proposition

Régis DebrayQuel est l’intérêt de ce texte de 62 pages ?Même l’éditeur se pose des questions sur celivre, puisqu’il met en 4e de couverture :« Pamphlet pathétique que ce plan vermeil, ouimpubliable et savant rapport administratif surle vieillissement des populations en Europe ?A chacun d’en juger, selon son âge, son humourou son humeur ».L’opuscule est découpé en deux parties : 1repartie : « Les problèmes », 40 pages ; 2e partie :« La solution ?», 22 pages. La première rapportedes données statistiques réelles qui corres-pondent à celles répétées régulièrement parles démographes et les gériatres pour alerternos politiques sur les évolutions à anticiper,compte tenu du futur (mais très proche) papy-boom. Cette partie vise à montrer que les vieuxsont de trop, de plus en plus nombreux, et coû-tent à la société. Le constat est impitoyable. Leproblème est désormais posé : que faire detous ces vieillards ?La deuxième partie apporte la solution sous laforme d’un rapport très administratif (le « PlanVermeil ») qui se veut aussi percutant que lelivre de Jonathan Swift : « Modestes proposi-tions pour empêcher les enfants des pauvresen Irlande d’être à la charge de leurs parentsou de leur pays et pour les rendre utiles aupublic ». La solution, c’est une espèce de ParcNational pour vieillards, baptisé « Bioland »,que l’auteur situe en Ardèche et qui « devraitpouvoir accueillir au moins un million de per-sonnes chaque année, par rotation (en fonc-

tion des résultats obtenus) ». Tout serait prévupour faciliter « l’évolution contrôlée d’unemédecine transitive à une médecine palliative,destinée à faciliter la dernière délivrance, d’unefaçon indolore et respectueuse de l’intégritédes personnes ». Ce qui « devrait permettre deramener, par étapes, l’âge moyen de la popula-tion mâle aux alentours de soixante-dix ans, etfemelle de soixante-quinze ans ». Une mesureincitative avec la « prime au supprimé » (1 000euros par famille). Des mesures préventives,avec une liste d’exemptés. Et toute une séried’actions éducatives et de communication,pour faire bonne mesure. Pourtant, tout celamanque d’ampleur, et Régis Debray ne va pasassez loin dans l’humour noir.On est loin de Swift (1667-1745) qui, pour remé-dier au problème des 120 000 enfants irlandaisqui naissaient de parents pauvres, rapportaitle fait suivant : « Un jeune Américain de maconnaissance, homme très entendu, m’a certi-fié à Londres qu’un jeune enfant bien sain, biennourri, est, à l’âge d’un an, un aliment délicieux,très nourrissant et très sain, bouilli, rôti, à l’étu-vée ou au four, et je ne mets pas en doute qu’ilne puisse également servir en fricassée ou enragoût. »On est loin aussi du livre de Jean-MichelTruong, « Eternity Express » (Albin Michel 2003,Pocket 2005). L’Europe, ne pouvant plus faireface à la quantité de personnes âgées, n’ad’autre choix que de sous-traiter leur prise encharge. C’est l’avènement des lois dites de« décentralisation du troisième âge » : lesvieillards sont envoyés en Chine en TGV (d’oùle titre), où ils finiront leurs jours dans des vil-lages idylliques bénéficiant de tout le confortque la science permet... Mais, comme le dit l’un

53Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie / Année 5/Juin 2005. © Masson, 2005.Tous droits réservés.

des personnages : « Les seuls soins qu’ilconvient de rembourser après 65 ans sont lessoins palliatifs ».Ou encore du film « Soleil Vert » de RichardFleischer (1973), avec Charlton Heston. En 2022,la nature a été totalement détruite et la pla-nète est surpeuplée. Dans les mégapoles oùrègnent la misère et le chaos, seule une élitepeut encore acheter des aliments naturels,fruits, salades, viandes ou poissons. Le reste dela population est nourrie par des aliments

industriels en forme de cube vert, fabriqués ensecret à partir des cadavres humains recyclés.Ces cadavres sont fournis en abondance par lescentres d’euthanasie où se rendent volontaire-ment tous ceux qui ne peuvent plus supporterleur vie misérable...L’intérêt de ce livre reste donc très... modeste.Sans parler des tics d’écriture avec, en particu-lier, au moins un anglicisme par page ■Gallimard, 2004.Prix : 5,50 euros

Hippocrate

Théophraste BombasteLe pouvoir médical a toujours existé : pouvoirpersonnel et, de plus en plus souvent, pouvoirdécisionnaire dans la vie quotidienne de nosconcitoyens. Une société dirigée exclusivementpar des médecins peut-elle être envisagée ?C’est le thème de ce conte satirique (dans lestyle du « Candide » de Voltaire) qui donne àréfléchir sur notre pratique médicale. Pour lais-ser libre cours à son imagination, l’auteur,médecin, a pris un pseudonyme. La RépubliqueMéridionale de Vasconie est donc dirigée pardes médecins, avec pour seul objectif « une viesans histoire, de la conception à la mort ». Unefois admis ce principe, il est alors facile à l’au-teur d’aborder tous les grands thèmes desociété (procréation, prévention, toxicomanie,jeunisme, euthanasie…), dans un contexte demédicalisation extrême. Certains chapitressont en prise directe avec des événementsrécents : « l’épidémie de prionite, l’électroniqueet sa magie, papaye verte et crédulité »… Voiciun extrait sur « la mort en douce » : « La défi-nition de la mort est arbitraire. Quinze ans plustôt, on avait cessé de la rattacher à une pompe,au mieux à un muscle, le cœur, pour la fairedépendre de la destruction du cerveau n’émet-tant plus d’ondes électriques. Il était logiqued’aller plus loin, de rattacher la vie, plutôt qu’àun signal électrique, à un message articulé […].Que serait la syllabe « la » isolée si son enca-drement n’était pas là pour en faire un

adverbe, un article défini ou un pronom fémi-nin, une note de musique, la partie d’un lapinou d’un paladin ? […]. Comme un jour on avaitdécidé d’arrêter le cœur de sujets privés de cer-veau, il était logique de mettre fin aux cer-veaux qui n’émettaient plus de messagesaudibles ou significatifs.»Bien entendu, ce système hyper-médicalisé estvoué à l’échec. ■

Glyphe et Biotem Editions, 2003.Prix : 16,50 euros