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This article was downloaded by: [Western Kentucky University] On: 29 October 2014, At: 12:56 Publisher: Routledge Informa Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK Kentucky Romance Quarterly Publication details, including instructions for authors and subscription information: http://www.tandfonline.com/loi/vzrq20 Le Monde peuplé de Michaux Germaine Brée a a University of Wisconsin , Madison, USA Published online: 09 Jul 2010. To cite this article: Germaine Brée (1970) Le Monde peuplé de Michaux, Kentucky Romance Quarterly, 17:1, 19-28, DOI: 10.1080/03648664.1970.9927920 To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/03648664.1970.9927920 PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the “Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors, and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content should not be relied upon and should be independently verified with primary sources of information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities whatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly in connection with, in relation to or arising out of the use of the Content. This article may be used for research, teaching, and private study purposes. Any substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan,

Le Monde peuplé de Michaux

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This article was downloaded by: [Western Kentucky University]On: 29 October 2014, At: 12:56Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH,UK

Kentucky Romance QuarterlyPublication details, including instructions forauthors and subscription information:http://www.tandfonline.com/loi/vzrq20

Le Monde peuplé de MichauxGermaine Brée aa University of Wisconsin , Madison, USAPublished online: 09 Jul 2010.

To cite this article: Germaine Brée (1970) Le Monde peuplé de Michaux, KentuckyRomance Quarterly, 17:1, 19-28, DOI: 10.1080/03648664.1970.9927920

To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/03648664.1970.9927920

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LE MONDE PEUPLE DE MICHAUX

By Germaine Bre‘e

“Quelle richesse, ce pobte, de ddsa- grtgation du donne, de combinaisons nouvelles, et donc &invention du vrai.”

P. VAL~RRY

“PAS DE RIRE AVANT MIDI.” Le rkglement est piremptoire qui, au pays de la Magie, rationne le rire suspect, “le rire comme Cgalement la volubilitt &ant accust de dtcharger le rtservoir des forces ma- giques”. Aux yeux des magiciens sans doute, Michaux serait port6 coupable, lui qui s’arme volontiers de rire et de volubilitt. Malgrt l’attrait qu’exercent sur lui les pays limitrophes, avec leurs sources ou riservoirs magiques, Michaux a “mist sur I’homme,” 1’Ctre qui parle et rit. I1 ne prolonge gukre ses incursions dans les au-dela stduisants et inconnus, prtftrant les frontikres. Les pokmes-engins qu’il dresse pour dibusquer cet inconnu, au cceur de “l’amhe vie quotidienne” ou, selon le cas, B ses confins, doivent le plus souvent leur efficacitt B un humour implicite et toujours dtconcertant. Au- tant que contre l’opacitt de l’inconnu, Michaux guerroie contre “la race des prtposts i l’ordre,” ces bitisseurs de Parthtnons qu’il se propose, B toute occasion, de dirouter. Et la confusion est grande que skme dans leurs rangs ce “grand rtsistant” qu’est Michaux, dont la dtfense “par lames tournantes,” effectue de grands carnages dans les rangs serrts de nos plus rassurants lieux communs.

Aux personnages qui, par vagues, occupent ses domaines ou, qu’tgart chez eux, il observe, Michaux a gtntreusement fait don de la parole, du rire jamais. Et ces puissances passagkrement souve- raines, les drogues, auxquelles, mtfiant, il s’est pr6tt, sont parvenues, plus exigeantes que les Magiciens, B expulser le rire de son univers. La volubilitt seule alors a survtcu, excessive, stridente, tourbillonant sur la mCme aire, dtmesurke.

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“Nous sommes toujours trois dans cette galkre” note le Michaux de La Nuit remue, “deux pour tenir la conversation et moi pour ramer.” Dans Mise‘rable miracle, Connaissance des gouffres, L‘ln- fini turbulent et Paix dans les brisements, un des deux interlocuteurs manque, celui qui, saugrenu, surveille l’autre du coin de 1’051 ; I’autre, ce “chercheur de ~Crification” inquiet qui a couru maintes aventures, dont celle de la drogue. I1 y a chez Michaux un paladin accompagnd d‘un Sancho Panqa goguenard et mCfiant. C‘est ce dernier qui nous fait signe, qui prend la parole, incrCdule, pour nous communiquer sa stupefaction devant les aventures dkplorables, excessives et dC- risoires ob s’engage son compagnon. I1 est l’homme des plus-que- superlatifs, pour qui tout ce qui existe, existe “excessivement.” “L’t- tonnement perpttuel,” naif, narquois ou douloureux qu’il ressent devant la rCalitC dont il est tCmoin est aussi inipuisable que cette rCalitC meme. I1 n’en finit pas d’ztre stuptfait et passe de recueil en recueil circonspect et ahuri: “... c’en est stuptfiant!”; “Oh! Ctrange, Ctrange nature1 des Meidosems!” “MCme en Chine je ne vis pas cela”; “Voila quel ttait le sujet de mon Ctonnement ...”

Cet Ctonnement nait dans les circonstances les plus ordinaires - “Tandis que je me rasais ce matin, Ctirant et soulevant un peu mes lkvres” - qui d b lors, prennent une allure Ctrange. “Qu’est-ce qui est si nul,” s’interroge Michaux, “qu’en un homme il n’Cvoque rien, absolument?” Michaux est l’homme-gong qui amplifie et donne voix aux vibrations les plus infimes. Autant que Rimbaud il est un “opCra fabuleux” ou, en tout cas, dans les moments de moindre vitaIitC, un instrument comme son “violon-girafe,” plus Ctrange seulement.

“Faire boule,” “Faire la sphkre en soi” est alors une aspiration momentante, un moyen de dCfense provisoirement adoptk. “NC trou6” Michaux est un lieu de passage et ce n’est gukre ttonnant qu’il Cprouve parfois le besoin de “se dkconnecter,” comme il ne craint pas de dire, bouchant toutes les issues, fermant en lui les voies de sortie et d’accb. Gageure et feinte que cette tentative, pour ce Protte imphitent, qui se coule derrikre tous Ies visages, s’en empare et s’y repose ; qui sent “la kermesse en soi du mouvement des autres”; devient croiseur pour saluer le croiseur en son propre langage, la canonnade ; habite exclusivement chacune de ses Cmo- tions, chacune de ses sensations les plus obscures. I1 est tent6 a tout moment d’Cmigrer de son moi, ce “prCposC a la discipline,” “ce roi” cernC, qu’il s’agit de dCfier, de mettre I’tpreuve.

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Diversement orchestrt cet Ctonnement devant la rtalitt violem- ment tpousie est un appel adresst au lecteur, qui se voit dtcernC le r61e de confident btntvole. D’exclamations en interrogations, de plaintes en commentaires, le lecteur est pris B parti par le chroni- queur. Tout dans cette euvre est parole, voix s’adressant B quelqu’un - reIayte parfois ; mais quels que soient les relais, voix visant tou- jours en dernikre analyse, le lecteur. Vigilants derrihe leur rempart d’incrtdulitt, lecteur et narrateur suivent ensemble les vicissitudes singulibres des aventures qui se dtroulent sous leurs yeux en une sorte de fresque cintmatique. Ce dtdoublement est fondamental qui permet B Michaux de s’adresser & nous par personnages et incidents interposts. C’est peut-Ctre ainsi qu’il a rtsolu l’tcartklement que lui infligeaient une affectivitt B fleur de nerfs, vite irritte, vite Cpuiste, like B une sensibilitt profonde, replite sur elle-mCme, vulntrable et inquibte. L’tmotivite chez Michaux oscille entre deux pbles pri- mordiaux, fuite ou agression. La parole aussi est B l’origine mouve- ment, torrent sonore se dtversant au rythme des impulsions orga- niques dont elle est une manifestation. “Glu et gli,” “Le grand combat” sont comme dtcoupts dans ce torrent sonore, ce “tempo” dirait Michaux, qui chez lui est B I’origine du potme. Le tam-tam et non la lyre en serait l’tquivalent musical, ce qui tloigne le pokme du chant. MCme des pokmes comme “Agir, je viens” ou “La marche dans le tunnel” oh la parole semble se dtrouler en une seule grande vague musicale, paraissent plus proches des modulations de certains pokmes africains que de celles des grands lyriques franGais. Malgrt le bouleversement qu’ont subi nos habitudes pottiques, Michaux surprend encore notre oreille autant que notre sensibilitt. PlutBt qu’une forme poktique, l’tmotion chez Michaux semble chercher une forme organique, se veut visible et autonome. Michaux alors, “incamant ses voix,” avance invisible, vtritable cortkge d’Ctres tbauchts, toujours renouvelb, et qui dtroulent devant nous leur mascarade. Flottant, discontinu, avec de brusques dtcalages, d’inat- tendus changements d’humeur, le cortkge ne semble avoir ni but, ni signification. Ce qu’tcrit Michaux, B part de rares exceptions, tchappe aux classements. L’aphorisme qu’il pratique volontiers, est sans doute un exercice classique, et nous sommes habituCs aux penstes B bAtons rompus, dans le genre de celles de Pmsuges aux- quelles Valtry, entre autres, s’est adonnt. Les aventures de Plume, B juste titre ctlkbres, sont de toute Cvidence de l’ordre du rkit, et le Drame des comfrucreurs petit chef-d’ceuvre trop peu prist, montre que Michaux sait orchestrer thkmes et voix pour la sckne. Pokme,

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drame. narration, aphorisme, brkves mtditations, ces formes chez Michaux fusionnent, se disloquant I’une l’autre rtciproquement. Que dire, par exemple, de ces “Iettres” troublantes, qui sont parmi les crtations les plus tmouvantes de Michaux ou de ces aventures baroques, oniriques peut-btre 2 I’origine, oh les agressions mystk- rieuses prennent corps et mttamorphosent le monde banal sous nos yeux? Pourtant du dtbut a la fin une seule voix parle A travers la multiplicitt des avatars et elle profkre un seul message inlassable- ment repris. Michaux est obstdt par “l’aventure d’btre en vie.” aventure ftroce et parfois nocive, mais aussi “fete d’exister,” “opdra d’Ctre en vie,” qui lui inspire un ttonnement jamais tpuist. “I1 y a dans ma nature,” avoue-t-il, “une forte propension a l’ivresse,” Don Quichotte accompagne Sancho et de leur dialogue nait l’humour et la fantaisie baroque, cette “indispensable fantaisie a tort mtpriske, signe de I’hereux excks des possibilitts,” qui imprkgne tout ce que crke Michaux, parole ou peinture.

11 est difficile d’accepter le Michaux de la “difficulte d’btre,” que prtsente volontiers la critique. Car le monde qu’il crte est un monde dru et lourd de matikre, oh bourgeonnent, “excessivement,” maintes possibilitts : arbres, insectes, animaux, peuplades et civilisa- tions y pullulent, fascinants, dignes, rtpugnants, dtrisoires, infini- ment monotones dans Ieur diversitt. Nommts. classts, diffdrenciks iIs se prtsentent B nous B satittt. Devant ce foisonnement, on reste d’abord accablt comme devant l’intpuisable prolifkration des formes inventtes par I’art hindou. Mais si, alors, on se met 21 feuilleter ne serait-ce que le Petit Larousse, s’arrCtant aux dtfinitions, aux planches colorites familibres ou mCme aux dessins marginaux, on est saisi par un sentiment d’incrtdulitt fascinte devant l’extrava- gance de la “vie multiforme.” C’est alors qu’tclate le rire et que pour nous l’tpeire, par exemple, domaine du Petit Larousse, cette araignte inimaginable et familikre, vient tout naturellement faire escorte B la plausible “Parpue,” du domaine imaginaire de Michaux.

Pour gratuite qu’elle semble au premier abord, l’invention chez Michaux est coulke dans la mbme matikre que le riel, d‘oh la dif- ftrence de nature entre ses crkations imaghaires et celles des Sur- rtalistes. Ainsi les voies de passage s’ouvrent entre son monde fantastique et le n6tre. quotidien, et lui-mCme enveloppe les deux du m&me regard truculent: “Vrai, on n’aurait pas cru ca du pom- mier,” s’exclame le pobte.

“Peu me stpare de I’exttrieur” notait Michaux. dtcrivant avec exactitude un skjour rkel dans une cabane de bambou, “Je suis

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presque dehors.” Michaux est souvent “presque dehors,” infiniment vulntrable devant les mille objets que le monde sans cesse lui pro- pose, “objets qui vous contraignent,” et auquel il tchappe avec soulagement lorsqu’il est en haute mer ou songe a l’eau sous ses aspects divers. Mais son rapport avec les objets de notre monde est loin d’Ctre ntgatif, lui qui admire la “virginitt de vue,” les “regards de l’enfant qui ne sont pas encore lits,” et dont le dtsir profond est de circuler librement a travers monde et objets. Toute une partie de son aeuvre n’a d’autre but que de rendre au lecteur le don de la vue, ou m&me au besoin de lui ouvrir de force d’autres yeux, organes-bourgeons encore ma1 dtveloppks. La parole n’est alors elle-meme qu’une voie de passage vers la connaissance. ‘‘Savoir autre, Savoir ici, pas Savoir pour renseignements ...,” lit-on dans les “Tranches de Savoir.” La zoologie de Michaux, et sa flore plus tpaisse, valent sans doute surtout comme “couteau a ouvrir les yeux.” 11s n’en sont pas moins signe de l’extraordinaire presence au monde de leur crtateur. Les “passages” sont nombreux qu’au moyen du langage, Michaux nous oblige a faire d‘un seul trait, nous qui sommes “tout en cloisonnement.” “Que de murs bouscu- lts,” note-t-il. “Mais il en reste. Oh! pour $a il en reste.” Simples parfois, ces perdes-tclairs peuvent atteindre une assez grande complexi tt.

L‘un des domaines oh Michaux a men6 l’assaut contre les cloi- sons, c’est celui du langage. Et d’abord, il n’a montrt aucune htsita- tion a s’approprier les mots les plus rkcalcitrants, mots neufs et rtbarbatifs, impemtables semblerait-il B la potsie : blockhaus, fo- reuse, char lourd, soucoupes volantes, planeurs, champ de tir, hor- mones, thermocauttres, htmipltgie, mttabolisme, bactkrie, panse- ments et drains font partie de son arsenal d’images. arsenal utilist non tant pour dtsigner la chose elle-mCme, mais pour sa valeur ana- logique. Et tous ces mots font bon mknage avec les ttranges peu- plades chbres au pobte, les Nibbonis de Bannaris, les Nonais ou les Hivinizikis tant I’incongruitt est impensable dam un univers oh tout semble congru. En voici un exemple: “ C o m e un lac de montagne, trtpant par des foreuses divergentes s’en va des cen- taines de pieds plus bas faire tourner le volant d‘une grande mi- canique, cependant que lui-mCme, sous la gigantesque ponction s’asskche.. .” ; la comparaison est tpique, homtrique meme. Grice au mot “tripank,” a l’insidieux “hi-mCme ... s’asskche” - le lac, animt, personnifit s’humanise. Michaux alors profitant de l’adjectif “gigantesque” peut conftrer une dimension tpique au phtnomhne

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psychique qu’il dtcrit. Les tpithktes “homtriques,” abondent lorsqu’il veut dtsigner les hommes et femmes d’aujourd’hui : il les prtsente comme les htros d’Homere bardts de leurs armes, avanqant au sein de l’univers cosmologique qui tmane d’eux, de l’ensemble des con- naissances et objets dont ils disposent : homme obus, homme char lourd; homme “travail16 par les hormones de la haine”; homme plancton : “fille avec la virilitt d’une bacttrie” ; dominateur qui “cherche une nouvelle ascension puissance” ou &re qui sent en lui “le bec de l’oiseau urinaire qui commence i piquer.”

Si, comme l’affirme la linguistique, c’est “dans la parole, rtalisa- tion concrke de la langue,” que s’annoncent les modifications, les mutations de la sensibilitt, sa lente adaptation aux connaissances nouvelles lentement assimiltes, il semble bien que Michaux, pour inkgales que soient ses inventions verbales, prenne rang parmi les prospecteurs les plus hardis et les plus consciencieux des ressources latentes de notre psychisme. Stvkrement contrblt, le fransais est la langue la moins ouverte au changement, la plus difficile i mtta- morphoser et selon Michaux contraint le “moi parlant” 2 “vivre en mutilt.” MCme dam l’aphorisme, Michaux s’exerce a une rtnova- tion valable, une crtation linguistique oa convergeraient une certaine rtalitt, une observation psychique et les tendances immanentes a la langue: “Le mtfiant construit une autostrade relevable.” Si les “anges ntmatocystes,” nous renvoyant au dictionnaire, nous semblent abstrus plutbt que plaisants, il n’en est pas de mCme de la “mitrailleuse B gifles,” de 1’Cvtnement a “fagoons de camion,” et nous n’tprouvons pas le besoin de nous rtftrer B la lobectomie pour saisir ce que signifie le “couteau a changer le caractere.” Les ma- chines de Michaux sont innombrables, qui nous rappellent si- multantment les nbtres et notre propre fonctionnement psychique : stabilisateur d’inquittudes, machine B faire des remous dans le passt, navire brise-silence.

Plus ou moins heureuses, ces inventions sont moins gratuites encore que celle des b&es fantastiques qu’imagine le pobte, bien qu’5 l’occasion Michaux se plaise B immobiliser un &re familier surpris en une circonstance plaisante: par exemple, ce cheval qu’C- voque le pokte semble sortir tout droit d’une imagination enfantine, qui “ayant mangt son chariot contemple l’horizon.” L’analogie chez Michaux repose presque toujours sur la saisie directe de rtalitds concrktes comparables. Le proctdt apparait clairement, sous sa

1 Stephen Ullmann, PrCcis de skmantique francaise (Berne, 1962).

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forme Cltmentaire dans la crtation, par exemple de “l’oiseau ouvre- bouteille.” Michaux fut alert6 d’abord, en pleine for& tropicale par un bruit, le bruit d’une bouteille de champagne dont le bouchon saute, puis passa i la connaissance de l’oiseau tropical, dont c’ttait le cri. Giraudoux se fut content6 de I’tpithkte sans autre fonne d’ex- plication. “L‘tvtnement presse-bouton” est d‘ordre un peu plus complexe, s’intdgrant it un vaste rdseau d’analogies. Michaux, B l’intkrieur de ses limites a, comme Balzac, l’imagination du riel et ses crtations mCme les plus ubuesques sont mieux inttgrtes au rdel que celles plus ctrtbrales de Jarry. C‘est en parlant par images que Michaux tchappe ii cet autre pikge de la parole, l’tloquence. Le pokme, chez lui, plus que le rtcit en prose, s’organise autour d’un “tempo” fondamental, selon les mouvements de la grande rhttorique oratoire classique - questions, exclamations, rtpt?titions, symttries s’accumulent. L‘image dans cet ensemble oratoire agit en coup de frein mais aussi, lassante, parfois devient procddt, rdpttition mi- canique.

Si, dans ses premitres euvres, Michaux volontiers jouait avec les tltments, vent et eau surtout, c’est peu ii peu l’homme qui s’est mis ii occuper toute la sckne. L’homme de Michaux est, d’abord, celui de nos biologistes : machine qui fonctionne selon des principes qui lui sont inconnus; communautt de cellules vivant chacune in- tenstment, anarchiquement pour elle-mEme, mais likes par un sys- tkme de relais en des ensembles de plus en plus complexes et difftrencits. Ces ensembles sont parcourus par des courants d’k- nergie. lancts le long de parcours multiples, et qui aboutissent au cerveau oh messages, signaw, avertissements sont prodiguks rdglant le dkveloppement. l’existence de l’ensemble. I1 y a trop de parallkles entre ce schtma et certaines des crtations de Michaw pour n’y voir qu’accident. Michaux est quelqu’un pour qui l’homme actuel, avec ses conceptions, tout entier, existe. Dans son univers, n’importe quel organe - jambe, dent, mil, oreille - peut prendre l’initiative, tenter de vivre de sa propre vie autonome, essayant de s’approprier le “moi” conscience captive temporairement coloniste. Se portant tout entikre vers un seul point du corps, la conscience elle-mCme se fait physiologique, Cpouse tous Ies remous de cette vie embusquk, grouillante, multiple. “Une fameuse machine que l’homme”’ constate Michaux, non sans sarcasme, lui qui en a tprouvt toutes les ten- dances anarchiques, les assauts sournois livrts. L‘homme chez Michaux devient macrocosme, immense gulliver-plankte, oh sous mille formes. ii son insu, s’affaire la vie. Ou encore, vu sous un

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autre angle, 1’Ctre humain n’est plus qu’une puce aux rares sauts saccadts, parasite d’un autre immense organisme. Immense, jusqu’h remplir tout l’espace, ou minuscule l’homme engendre chez Michaux toutes les passions, haine, curiositt, amour. I1 apparait sous forme de magicien, ennemi, ou compagnon “collant.”

De plus en plus Michaux semble avoir concentrt toutes les forces de son attention autour de ce domaine priviltgit, impermtable encore en partie h la biologie, la t&te humaine, “fabrique de mots” et transformatrice d’energie oh mille impulsions nerveuses se font esprit, volontt, penste. Car c’est elle le lieu ou bourgeonnent ces possibilitts humaines, cet avenir dont Michaux est passionnt. Etre privC d’horizon est pour Michaux la souffrance suprCme, et assez plaisamment il pense avec envie aux garGons et filles d’un avenir point trop lointain qui, pense-t-il, seront aussi inattentifs que ceux d‘aujourd’hui B l’ttonnante aventure qu’ils vivent. Si le “mythomane” que Michaux compte parmi ses “mois” le “moi parlant” - entretient avec la vie clandestine de son corps un rapport encore assez simple et dont, dans ses commentaires sur la crtation de Plume, comme dans ses prtfaces a Epreuves, Exorcismes, Michaux nous a expliqut la nature, il n’en est pas de mCme lorsqu’il s’agit de cerner la penste.

On a souvent parlt, h juste titre, de Michaux le voyageur ; moins souvent des thtmes Cpiques qui affleurent partout dans son ceuvre. Derribe les arabesques mobiles, discontinues, en voie de mttamor- phose que nous propose son aeuvre, paraissent certaines configura- tions caracttristiques des romans de chevalerie, avec une importante difftrence, l’absence du chevalier. Comme l’infatigable chevalier des romans, I’invisible explorateur de Michaux prend et reprend sans cesse la voie de l’aventure qu’il ne peut quitter, tant elle fait partie de hi-mCme. Comme le chevalier encore, il p h t t r e dans de mystt- rieuses terres, se heurte h des interdits, souffre d’hostilitts magiques, subit des tpreuves, des supplices, des dtfaites, des emprisonnements. Chdteaux et paysages, habitts par des inconnus, apparaissent, se mttamorphosent et disparaissent inexplicablement B ses yeux. I1 entre en conflit avec de monstrueux adversaires, connait d’tton- nants prodiges, d’ttranges joies et des rtpits inattendus. Mais sa mission toujours le reprend et le prtcipite vers de nouveaux dangers. A ce thkme vient s’adjoindre celui du royaume menact, entourd d’insurrections latentes, sans cesse attaqut, vulntrable et Tabou. Chez Michaux, le thtme du voyage alltgorique, initiatique, s’esquisse, s’ibauche et ne se dessine jamais. Une rtalitt intangible frappe les objets tangibles qui l’entourent d’une sorte d’absurde non-rCalitC.

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C’est a ce niveau que I’incongruitC s’installe au cceur de l’aeuvre de Michaux, avec Ie scepticisme profond de l’occidental. L‘Cpopke esquissde tourne court, se fait burlesque, se fragmente et se brise.

Sans doute pour suivre l’itintraire de Michaux, serait-il utile de connaitre les vediinta, ou encore l’enseignement et les disciplines bouddhistes. Michaux semble utiliser comme elles les images de la voie, du parcours, de la quCte autour desquelles, de plus en plus nettement son aeuvre parait s’organiser. E t le parcours qu’il suit est 2 voies multiples, sur plusieurs lignes ?I la fois. Fables, aphorismes, prescriptions, conflits, voyages imaginaires rappellent les formes d‘expression propres aux textes orientaux. I1 semble bien que I’en- qd teur avide qu’est Michaux ait jusque dans ses expkriences avec les drogues, pratiqut la discipline du Yoga, science du contrble de l’esprit 1% a la vichara, volontC de recherche. D’oh la bataille livrde aux intrusions B la fois intirieures et exttrieures, et cet en- semble de textes que sont ces poemes qui jalonnent plutbt qu’ils ne dCsignent la route suivie, dont le tract apparait en filigrane. Toute parole alors est provisoire, comme le moi qui la profkre, “position d’Cquilibre,” un instant rCalisCe, mais vite, et dtlibCrtment remise en question. C’est la passion de l’homme qui chez Michaux contrecarre le mystique en ma1 d’existence. E t c’est pourquoi la pa- role lui est indispensable, plus encore que la peinture ou la mu- sique qui flattent encore chez lui un narcissisme croissant fCroce et ntgateur. Certes, comme l’a signal6 Alain Bosquet dans son Ctude de Verbe et Vertige, il y a dans Michaux ‘ h e rage contre l’ac- complissement,” une violente insurrection contre l’homme. Mais cette rage est ?i faces aussi multiples que celles d’un dieu hindou. Les lignes de force de cette vie passent par la parole. L‘aeuvre, d’un certain point de vue, nous livre une sorte d’autobiographie, systkma- tiquement transposte. acte de parole qui laisse en nous une em- preinte. “C’est l’incomplttude qui est dksirable,” pense Michaux, “Qu’est-ce qui est pire que d’Ctre ached?” L‘tcrit est garant de l’inachkvement, du passage vers l’autre. La dtcision meme de parler - et Michaux a eu “l’appitit parleur” - est un acte positif, et c’est dans la parole que passent les lignes de force de cette vie.

Ce que nous offre Michaux le “mythomane,” crCateur de fictions, qui invente crCatures et histoires, lui qui est le raconteur et en mCme temps le racontd, c’est en dernikre analyse une autobiojjraphie, des mCmoires transposCs qui dCroulent dans un dicor illusoire des fragments fictifs d’existence, arrachts B une existence vraie.

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28 Kentucky Romance Quarterly

Htttrogknes, aberrantes, sans beaut6 tant physiquement que dans leur comportement, les crtatures de Michaux atteignent ce- pendant par moments une fragile pltnitude esthttique, une sorte d‘universalitd. Elles semblent alors transparentes, Cclairtes par le mystkre du moi qui les a crtdes, faces diverses du dilemme d’exister. Peut-Ctre parce que Ies personnages anonymes du Drame des Cons- tructeurs nous transmettent, dans leur absurditt, le sens de futilitt qui harcble le pokte au centre mCme de sa crtation, ils s’imposent h notre imagination dmouvants et inoubliables. Plus proche de nous, plus reconnaissable aussi parmi d’autres htros fictifs, Plume poursuit en nous ses aventures tquivoques, plausibles et absurdes. Michaux amve souvent, ainsi, quoique pas toujours, B optrer cette trans- mutation d’tnergie grlce auquel le “moteur B mots” tire de la “rage contre l’accomplissement” propre au pobte une structure de paroles accomplie, une litttrature au sens le plus exigeant du mot. Le Michaux en ma1 d‘existence, le Michaux mtfiant et goguenard trouvent ainsi leur place B l’inttrieur des frontibres de la condition humaine. La parole “passe” grlce B laquelle Michaux rejoint les autres, et leur communique plutBt qu’une vision de l’existence un mode d’apprthension nouveau et qui nous est contemporain.

UNIVERSITY OF WISCONSIN - MADISON

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