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189 Le micocoulier de Provence et la cravache par Serge PEYRE Tout d’abord un petit rappel botanique : le Celtis fait partie de la grande famille des Ulmacées. Il est donc un cousin assez proche des Ormes. Il existe à travers la planète plus de 80 espèces de micocoulier aux formes arbustives ou arborescentes. Ces espèces présentent une amplitude écologique relativement large. En effet, certaines se trouvent à la fois en zone sèche et en zone humide, d’autres sur le littoral et en zone montagneuse, aussi bien dans l’hémisphère nord que dans l’hémisphère sud. On peut donc consi- dérer le genre Celtis comme universel. En revanche, le froid reste une crainte majeure pour les micocouliers. C’est pourquoi on n’en trouve pas au delà des zones à hiver frais, tempérés ou chauds (tropicaux). Micocoulier contre platane Revenons à notre micocoulier de Provence qui, traditionnellement, était cultivé sur une grande partie du pourtour méditerranéen. Son histoire reste étroitement liée à celle des civilisations méditerra- néennes. En effet, si au moyen âge le micocoulier est partie intégrante des paysages de Provence, il est également présent, de façon plus dif- fuse, dans le Languedoc et en Roussillon où il se développe. On le trouve à proximité des mas et il souligne de manière significative le tracé d’une bonne majorité de chemins et de routes. C’est au début du XVIII e siècle, du fait de sa rusticité, de ses multiples usages et de ses différentes résistances aux agressions extérieures qu’il commence à entrer dans les villes du sud de la Loire. Le micocoulier (Celtis australis) : derrière ce nom si peu connu du grand public se cache une espèce particulièrement généreuse et surtout très ancrée dans le patrimoine culturel de certaines régions de France et d’ailleurs. La diversité dans son appellation en est d’ailleurs une preuve tangible : lledoner en Catalan, fourquier, fanabrègue en Languedocien et fabrigoulié, fabrégoulier, fabricoulier, fanabreguiè, belicouquiè et arigous en dialecte d’autres régions du Sud de la France. t. XXIV, n° 2, mai 2003

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Le micocoulier de Provence et la cravache

par Serge PEYRE

Tout d’abord un petit rappel botanique : le Celtis fait partie de lagrande famille des Ulmacées. Il est donc un cousin assez proche desOrmes. Il existe à travers la planète plus de 80 espèces de micocoulieraux formes arbustives ou arborescentes.

Ces espèces présentent une amplitude écologique relativement large.En effet, certaines se trouvent à la fois en zone sèche et en zonehumide, d’autres sur le littoral et en zone montagneuse, aussi biendans l’hémisphère nord que dans l’hémisphère sud. On peut donc consi-dérer le genre Celtis comme universel. En revanche, le froid reste unecrainte majeure pour les micocouliers. C’est pourquoi on n’en trouvepas au delà des zones à hiver frais, tempérés ou chauds (tropicaux).

Micocoulier contre platane

Revenons à notre micocoulier de Provence qui, traditionnellement,était cultivé sur une grande partie du pourtour méditerranéen. Sonhistoire reste étroitement liée à celle des civilisations méditerra-néennes. En effet, si au moyen âge le micocoulier est partie intégrantedes paysages de Provence, il est également présent, de façon plus dif-fuse, dans le Languedoc et en Roussillon où il se développe. On letrouve à proximité des mas et il souligne de manière significative letracé d’une bonne majorité de chemins et de routes. C’est au début duXVIIIe siècle, du fait de sa rusticité, de ses multiples usages et de sesdifférentes résistances aux agressions extérieures qu’il commence àentrer dans les villes du sud de la Loire.

Le micocoulier (Celtis australis) :derrière ce nom si peu connu

du grand public se cache une espèce particulièrement

généreuse et surtout très ancréedans le patrimoine culturel

de certaines régions de France et d’ailleurs.

La diversité dans son appellationen est d’ailleurs une preuve

tangible : lledoner en Catalan,fourquier, fanabrègue

en Languedocien et fabrigoulié,fabrégoulier, fabricoulier, fanabreguiè, belicouquiè

et arigous en dialecte d’autresrégions du Sud de la France.

t. XXIV, n° 2, mai 2003

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Au XIXe siècle, certaines espèces habituel-lement plantées en milieu urbain (comme lepeuplier) connaissent d’importants pro-blèmes de dépérissement. Parallèlement, lebesoin en plantations d’alignement dans lesvilles en pleine extension et sur le réseauroutier en restructuration, grandit. Les amé-nagistes spéculent donc sur la (ou les)espèce(s) pouvant satisfaire à ces différentsusages. Dans un premier temps, le micocou-lier sera choisi dans les villes du sud de laFrance. Mais voilà que le platane introduitdepuis peu donne lui aussi d’excellents résul-tats en croissance et en résistance. Il lui serafinalement préféré. Ce choix sera dénoncéouvertement par de nombreux intellectuelset naturalistes provençaux de l’époque qui yvoient un acte d’ingratitude envers uneespèce qui avait tant apporté, autrefois, à

l’homme. Mais ce rendez-vous du micocoulieravec l’histoire de nos villes ne sera seule-ment différé que d’une centaine d’années. Eneffet, dans le sud-est de la France, suite auxforts dépérissements du platane provoquéspar le « chancre coloré » dû à un champignonentraînant la mort de l’arbre, certaines villesfortement touchées, comme Marseille, choisi-ront principalement le micocoulier pour rem-placer une grande partie de leurs allées deplatanes.

Outre ses qualités sociales reconnues, lemicocoulier a la particularité d’être utilisédans un grand nombre de secteurs d’activité.En effet, toutes les parties de l’arbre ont unusage : la feuille comme fourrage, le boiscomme matière première, la racine et l’écorcecomme colorant, le fruit comme aliment…

De plus, son bois présente une qualitéexceptionnelle qui aurait pu être un défautmajeur : sa souplesse. Ne dit-on pas qu’uneperche de 3 cm de diamètre et de 3 m de longpeut être complètement bouclée ?

Des fouets et des fourches

Cette caractéristique, répondant à cer-taines utilisations, est devenue un atoutmajeur et apprécié de cette espèce : le tonne-lier l’utilisait pour cercler ses tonneaux, onl’employait aussi pour fabriquer des avirons,des perches, des gaules et bon nombred’essieux et de moyeux de charrette. Le ber-ger des Cévennes l’utilise encore pour fairedes colliers pour ses moutons et ses vaches.

Mais les utilisations les plus singulièresrestent tout de même les fourches produitesprincipalement dans le secteur de Sauve(Gard) et les fouets fabriqués en CatalogneNord. Si l’utilisation de la fourche s’est limi-tée géographiquement aux régions desCévennes et de la Provence, l’usage du fouetde micocoulier s’est développé sur unegrande partie du territoire français et euro-péen.

C’est au XIXe siècle, en pleine révolutionindustrielle, que les fabriques de fouet vont

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Photo 1 :Les feuilles dentelées,

dissymétriques et en position alternée

sur les rameauxrappellent que

le micocoulier est un proche cousin

des Ormes Photo SDPFPO

Photo 2 :Du fait de son exigence hydrique, les micocouliersont été généralement plantés à proximité de ravinsou sur des parcelles aménagées à l’irrigation.Ici cette parcelle était anciennement irriguée Photo SDPFPO

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véritablement se développer dans le départe-ment des Pyrénées-Orientales, localiséesprincipalement sur le piémont des Albères.Malgré la vive concurrence italienne, cesvéritables industries inonderont de leursproduits le marché français : du charretierbreton au cultivateur normand en passantpar le cocher parisien et le muletier Corse.Dans cette lutte commerciale, les industrielsvont jusqu’à se démarquer dans la manièrede fabriquer la cravache : dans les Albères lemanche sera tressé à droite alors qu’en Italiele tressage se fait à gauche.

Parallèlement à ce développement indus-triel, un fort mouvement de plantation demicocoulier s’enclenchera pour approvision-ner les nouvelles fabriques. Pour produire dubois de qualité « fouet », il faut que l’arbrepuisse croître rapidement. Seules des sta-tions fraîches ou irriguées présentent lespotentialités nécessaires à cette croissancerapide. C’est donc des dizaines d’hectareslocalisés exclusivement en bordure des diffé-rents ravins des Albères et du Vallespir,ainsi que des parcelles aménagées à l’irriga -tion, qui seront plantés en micocouliers.

C’est l’entre-deux-guerres, avec l’arrivéedu tracteur, qui sonnera le glas de cette

filière si singulière. Elle périclitera petit àpetit ; les différentes fabriques fermeront lesunes après les autres et les micocouleraiesne seront plus exploitées.

Il faudra attendre le début des années 80pour que, dans le cadre de la réhabilitationpar le travail des personnes handicapées, leCentre d’Aide par le Travail (C.A.T.) deSorède relève le défi de réactiver cette filière.Aujourd’hui, la cravache et le fouet deSorède ornent de nouveau les magasins defourniture équestre les plus célèbres, auniveau national et international. Le secteurse restructure, il faut donc anticiper et pré-parer les micocouliers pour répondre à unedemande que l’on peut espérer croissante.

Photo 3 (à gauche) :Une micocouleraie foncièrement morcelée.Sur les quatre principalescommunes productricesdes Pyrénées-Orientales,70 hectares de micocouliers recensésse répartissent sur plusdes 310 parcelles.Photo 4 (en haut, à droite) :Le micocoulier se conduiten taillis fureté ce qui se traduit sur la parcellepar la présence d’arbresd’âges et de dimensionsdifférentes.Photos SDPFPO

Photo 5 :Les brins de micocouliers sont coupés hors sèves

à la « lune vieille ». Ils sont ensuite stockés et mis à sécher en extérieur, dans l’attente

d’être travaillés l’année suivante Photo SDPFPO

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Une double problématiquefoncière et technique

Plantées au siècle dernier et cultivées sousle régime du taillis fureté 1, ces micocoule-raies ont été, pour la plupart, délaissées àpartir du début des années 60. En consé-quence, les arbres qui les constituentaujourd’hui sont relativement âgés et ontdonc des caractéristiques dendrométriquesqui ne correspondent pas à la demandeactuelle des transformateurs. Par ailleurs,les propriétaires actuels n’ont jamais vérita-blement exploité la micocouleraie et la majo-rité d’entre eux ne connaissent plus leslimites des parcelles. Or, la particularité fon-cière de la micocouleraie des Pyrénées-Orientales est un morcellement extrême.Dans une étude menée par le Centre régio-nal de la propriété forestière (C.R.P.F.) duLanguedoc-Roussillon 2, il apparaît que, surles territoires des quatre communes les plusproductrices, la micocouleraie couvriraitaujourd’hui seulement 70 hectares répartisen plus de 310 parcelles localisées le long desravins et autour des villages. D’ailleurs, c’estcette proximité des villages et la pressionfoncière liée à leur extension urbaine qui ontfait largement reculer la micocouleraie aucours de ces 30 dernières années.

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Photo 7 :Exemple de production du C.A.T de Sorède à base de micocoulier et de cuir (chambrière, fouet de dressage, cravache, bâton de marche,…). Photo SDPFPO

Photo 6 :Tableau pédagogique présentant le procédé de fabrication de la cravache, de droite à gauche. 1 - Découpe de rondins à 80 cm et fendusen huitième2-3 – Découpe à la scie du huitième en lui donnant la forme brute de la cravache finale.4 – Découpe dans le sens de la longueur et sur les 4/5 à la scie de la cravache brute afin d’encréer quatre tiges 5 – Mise en forme cylindrique des quatre tiges6-7 - Tressage, sous l’effet de la chaleur des quatretiges ;8 - Finition de la cravache avant d’être habillée et décorée.Photo SDPFPO

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A l’origine, les micocouliers sont plantés àun espacement de 2 à 3 mètres. Il fautattendre 15 à 20 ans pour que les jeunesarbres aient les dimensions requises, àsavoir un diamètre de 15 cm à 1,30 mètre dusol pour pouvoir être exploités et utiliséspour fabriquer des cravaches et des fouets.

Par la suite, après que les souches aientrejeté, le délai de production est plus court :il avoisine 12 à 15 ans. Au cours de leurstrois premières années de croissance, le syl-viculteur travaille les jeunes arbres pourleur donner une certaine rectitude et suppri-mer leurs branches sur les trois premiersmètres.

Si pour la rectitude, l’opération réalisée serapproche de la taille de formation classiqueréalisée sur bon nombre d’espèces feuillues,en revanche l’opération garantissantl’absence de branches basses est bien spéci-fique au micocoulier. En effet, elle consiste àretirer dès le plus jeune âge tout rameau sedéveloppant sur la partie inférieure de latige mais aussi et surtout à éliminer lesbourgeons dormants présents sur la tige.Cette dernière opération demandel’utilisation d’un outil spécial et d’un savoir-faire très spécifique.

La conduite du taillis est donc irrégulière(taillis fureté) ce qui se traduit par uneexploitation des « barres » 3 réalisée à ladimension (diamètre minimal). Ainsi, tousles trois à quatre ans, des équipes de bûche-rons du C.A.T. viennent couper les barresconsidérées comme mûres. Quant au sylvi-culteur, il cherchera à avoir sur la mêmesouche trois ou quatre rejets de dimensionset d’âges différents afin de pouvoir «tourner » à chaque passage sur cette der-nière

Le renouveau de l’exploitationpasse par une réhabilitationdes peuplements

Cette conduite est réalisable lorsque lamicocouleraie est exploitée et travailléerégulièrement depuis longtemps. Du fait decette rupture d’exploitation, entre les années60 et les années 90, la situation de la mico-couleraie rend l’application de l’itinérairetechnique traditionnel difficile, voire impos-sible, sans réaliser une opération de rénova-tion. En effet, ces peuplements de micocou-

lier ont vieilli et se sont en partie régulari-sés. On retrouve dans les parcelles des brinsde fortes dimensions et d’âge approximative-ment identique, à plus ou moins 10 ans.

Face à cette situation, la problématique estdonc double, aujourd’hui, en matière de ges-tion. Il faut, d’une part, pouvoir réhabilitertechniquement ces anciennes micocouleraiesafin de leur faire produire des bois de qualité« cravache » et, d’autre part, former les pro-priétaires ou mettre en place un systèmed’accompagnement pour pouvoir conduireconvenablement ces micocouleraies réhabili-tées.

Pour le premier point, les itinéraires deremise en production ont été réfléchis techni-quement par le C.R.P.F. 2. Ils sont avant toutbasés sur l’irrégularisation de ces taillisvieillis soit par coupe progressive soit parcoupe rase suivie d’une gestion en taillisfureté. Pour le second point, le C.A.T. pro-pose à des propriétaires intéressés, un sys-tème de contrats avec engagement mutuel :pour le C.A.T. entretenir et conduire la mico-couleraie, et pour le propriétaire donner auC.A.T. l’exclusivité de la vente des perches.

Si cette position de monopole du C.A.T.peut paraître surprenante car elle peut lais-ser craindre une érosion économique de cetteproduction, les résultats actuels dissipentlargement tout doute sur l’efficacité de laméthode.

En effet, la micocouleraie à cravache estredevenue une production économique inté-ressante. Le bois de micocoulier s’achète surpied 5,34 euros (35 francs) l’unité « barre » cequi, ramené au volume, revient à 106,70euros (700 francs) le m3. Du fait d’un délai deproduction relativement court (12 à 15 ans),des possibilités de production d’une micocou-leraie conduite de façon optimale(500 barres/ha tous les 4 ans) et de ce prixsur pied, le micocoulier devient donc une pro-duction forestière des plus rentables finan-cièrement parlant. C’est, entre autres argu-ments, en insistant sur cet aspect que noussouhaitons capter l’intérêt des propriétairesde micocouleraie. En effet, la participation etl’investissement de ces derniers sont indis-pensables à la réussite de cette filière si spé-cifique.

S.P.

Serge PEYRESyndicat des propriétairesforestiers sylviculteurs desPyrénées-OrientalesChâteau Cap de Fouste 66100 Perpignan Tél. 04 68 55 84 07Fax. 04 68 55 89 21

1 - Taillis composé debrins de dimensions etd’âge différents.2 - Restauration de lamicocouleraie catalane ;G. Rodriguez ; C.R.P.F.du Languedoc-Roussillon ; 19963 - Nom donné par lesutilisateurs aux brins demicocoulier formés pourfaire des fouets ou descravaches.