7
 LE MERVEILLEUX RéEL  Laurent Binet Gallimard | Le Débat 2011/3 - n°165 pages 80 85  ISSN 0246-2346 Article disponible en ligne l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-2011-3-page-80.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Binet Laurent, Le merveilleux réel, Le Débat , 2011/3 n°165, p. 80-85. DOI : 10.3917/deba.165.0080 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution ectronique Cairn.info pour Gallimard.  Gallimard. Tous droits rerv pour tous pays. La reproduction ou reprentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autoris que dans les limites des conditions gales d'utilisation du site ou, le cas hnt, des conditions gales de la licence souscrite par votre ablissement. Toute autre reproduction ou reprentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manie que ce soit, est interdite sauf accord prlable et rit de l'iteur, en dehors des cas prus par la lislation en vigueur en France. Il est prisque son stockage dans une base de donns est alement interdit. D   o   c   u   m   e   n    t    t    &   e   a   c   u    t   e   ;    l    &   e   a   c   u    t   e   ;   c    h   a   r   g    &   e   a   c   u    t   e   ;    d   e   p   u    i   s   w   w   w  .   c   a    i   r   n  .    i   n    f   o   -   -    L   e    i    t   e    G   u    i    l    h   e   r   m   e   -    1    7    7  .    3    2  .    1    7    6  .    1    1    2   -    0    2    /    0    3    /    2    0    1    4    2    0    h    2    2  .    &   c   o   p   y   ;    G   a    l    l    i   m   a   r    d m e  e  e c g  e d s w c r n n o L e G u h m e 1 3 1 1 0 0 2 2  G a m a d

Le Merveilleux Réel

Embed Size (px)

Citation preview

  • 5/20/2018 Le Merveilleux Rel

    1/7

    LE MERVEILLEUX REL

    Laurent Binet

    Gallimard | Le Dbat

    2011/3 - n165

    pages 80 85

    ISSN 0246-2346

    Article disponible en ligne l'adresse:

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-le-debat-2011-3-page-80.htm

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Binet Laurent, Le merveilleux rel,

    Le Dbat, 2011/3 n165, p. 80-85. DOI : 10.3917/deba.165.0080

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Distribution ectronique Cairn.info pour Gallimard.

    Gallimard. Tous droits rerv pour tous pays.

    La reproduction ou reprentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autoris que dans les limites des conditionsgales d'utilisation du site ou, le cas hnt, des conditions gales de la licence souscrite par votre ablissement. Toute

    autre reproduction ou reprentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manie que ce soit, est interdite sauf

    accord prlable et rit de l'iteur, en dehors des cas prus par la lislation en vigueur en France. Il est prisque son stockage

    dans une base de donns est alement interdit.

    Documen

    tt&eacu

    te;l

    &eacu

    te;c

    harg

    &eacu

    te;

    depu

    iswww.c

    airn.i

    nfo-

    -Le

    ite

    Gu

    ilherme-

    177

    .32

    .176

    .112-

    02/03/201420h22

    Ga

    llimard

    m

    e

    e

    e

    c

    g

    e

    d

    s

    w

    c

    r

    n

    n

    o

    L

    e

    G

    u

    h

    m

    e

    1

    3

    1

    1

    0

    0

    2

    2

    G

    a

    m

    a

    d

  • 5/20/2018 Le Merveilleux Rel

    2/7

    D

    Laurent Binet vient de publier HHhH(Grasset, 2010).

    Laurent Binet

    Le merveilleux rel

    Aussi loin que je me souvienne, jai toujoursaim lhistoire. Jai un pre prof dhistoire et jaicommenc mes tudes luniversit par unelicence dhistoire (avant de me rorienter en

    lettres parce que je redoutais la gographie).Mais il y a quand mme eu un vnement qui aconstitu un tournant dcisif dans mon rapport lhistoire, et cet vnement est un livre.

    Un jour, dans la bibliothque de mon beau-pre, jai trouv, en dition de poche, Le Troi-sime Reich de William Shirer. Je lai ouvert,feuillet, jai lu quelques pages au hasard, etquelques autres, et encore quelques autres, etpuis toujours plus, dans le dsordre; sans vrai-

    ment men rendre compte, je me suis mis dvorer les deux volumes, sept cents pageschacun, crites en tout petits caractres. Si jevoulais recourir une formule facile, je diraisque jai lu ce livre comme un roman. Sauf que,justement, non.

    ce jour, je ne suis mme pas sr davoir lu

    lintgralit des deux volumes, parce que je lesai lus dans le dsordre, un peu comme on lit laBible, en prenant des passages au hasard, ouplutt comme on surfe sur Internet grce aux

    liens hypertextes: dans chaque chapitre, il yavait une infinit dinformations, de rfrences,de personnages, qui renvoyaient dautreschapitres, dautres vnements, et comme lelivre possdait un index trs bien fait, je pouvaispasser dun pisode un autre, revenir enarrire, sauter des passages, dcider de suivre lachronologie de tous les vnements ou bienmattacher des fils thmatiques ou gogra-phiques ou biographiques (le front russe, laquestion juive, la guerre arienne, Mussolini,

    Eichmann, la Gestapo). Je pouvais partir dufront russe et me retrouver, sans trop savoircomment, au procs de lincendie du Reichstag.Des morceaux choisis du procs me donnaientenvie den savoir plus. Par exemple, do sortaitce Dimitrov qui humilia Gring si brillamment?Dinnombrables petites notes, en bas de page,

    Documenttéléchargédepuiswww.ca

    irn.info--LeiteGuilherme-177.3

    2.176.1

    12-02/03/201420h22.

    ©

    Gallimard

    m

    e

    e

    e

    c

    g

    e

    d

    s

    w

    c

    r

    n

    n

    o

    L

    e

    G

    u

    h

    m

    e

    1

    3

    1

    1

    0

    0

    2

    2

    G

    a

    m

    a

    d

  • 5/20/2018 Le Merveilleux Rel

    3/7

    81

    Laurent BinetLe merveilleux rel

    a bien plus passionnant que la plupart desromans.Shirer, la base, ntait ni un historien ni un

    romancier, et mme si, mon avis, il possdaitles qualits de lune et lautre des deux cat-gories, il est important, pour comprendre leffi-cacit de ce livre, son impact sur le lecteur, surmoi en tout cas, quil ne se soit pas pris pour uncrivain. Ctait un journaliste, mais pas nim-porte lequel: il avait t correspondant Berlinpour un journal amricain jusqu la dclaration

    de guerre de lAllemagne aux tats-Unis endcembre 1941. Il avait suivi au plus prs lamonte du nazisme, le rarmement de lAlle-magne et les dbuts de la guerre en Europe. Sonrle de correspondant lui avait permis de couvrir,depuis Berlin, des vnements tels que la Nuitdes longs couteaux, la promulgation et lappli-cation des lois de Nuremberg, lAnschluss, lesaccords de Munich, la Nuit de cristal, linvasionde la Pologne, la victoire contre la France, labataille dAngleterre Je sais bien quaujourdhui

    ce sont les ouvrages de Ian Kershaw, dont lap-proche est plus universitaire et plus analytique,qui constituent la rfrence en matire dhistoiredu nazisme, et je ne prtends pas que WilliamShirer puisse lui disputer ce titre. Je souponnemme que lon puisse reprocher Shirer deverser parfois dans lhistoire-bataille (pourlaquelle javoue avoir toujours eu un faible).Mais le mode de narration adopt par celui-ci, la fois sobre et vivant, soucieux, par dformationprofessionnelle sans doute, de capter lattention

    du lecteur (et de la conserver pendant mille cinqcents pages!) fait, mon sens, du Troisime Reichde William Shirer le meilleur rcit quil mait tdonn de lire sur le sujet: le plus intressant, leplus captivant, celui qui donne envie den savoirtoujours plus, den lire toujours plus.

    Naturellement, ce vif intrt nest pas uni-

    donnaient toutes les prcisions ncessaires(dtail qui a son importance, les notes taientbien en bas de page et non en fin de volume,comme cela se fait trop souvent aujourdhui:il mtait ainsi pargn ce dilemme que, jesuppose, tous les lecteurs connaissent, lorsquelon spcule sur lintrt de la note, essayant dedeviner si cela vaut le coup de passer vingtsecondes faire laller-retour pour aller la cher-cher, en perdant invitablement sa page de dpartpendant lopration. Pour les gros livres trs

    denses, le confort de lecture est un aspect nonngligeable).

    La structure de louvrage proposait elle-mme une grande varit dapproches: unchapitre intitul trange et fatal pisode (ladestitution des chefs de la Wehrmacht, Fritschet Blomberg, particulirement rocambolesque)succdait un autre intitul La vie dans leTroisime Reich. Shirer alternait panoramas etportraits, considrations politiques et anecdotes,extraits de discours, comptes rendus militaires,

    tmoignages rapports de diplomates, de mili-taires, de survivants, dacteurs ou de spectateursdes vnements et analyses sociopolitiques. Ilnhsitait pas retranscrire telles quelles delarges citations et noubliaient jamais den donnerlorigine. Il laissait la parole autant quil le pouvaitaux tmoins directs et acteurs de lpoque,sans se dispenser dun travail de contextualisa-tion qui permettait toujours de se faire facile-ment une ide claire du tableau densemble.Cette alternance entre gros plan et plan large,

    entre micro et macro, rendait la lecture parti-culirement agrable. Shirer a russi, mes

    yeux, trouver lquilibre parfait qui permettaitdviter lassitude et frustration, en sattardantjuste ce quil fallait sur chaque point, avant depasser autre chose (puis, bien souvent, dyrevenir par la suite). Jtais captiv, je trouvais

    Documenttéléchargédepuiswww.ca

    irn.info--LeiteGuilherme-177.3

    2.176.1

    12-02/03/201420h22.

    ©

    Gallimard

    m

    e

    e

    e

    c

    g

    e

    d

    s

    w

    c

    r

    n

    n

    o

    L

    e

    G

    u

    h

    m

    e

    1

    3

    1

    1

    0

    0

    2

    2

    G

    a

    m

    a

    d

  • 5/20/2018 Le Merveilleux Rel

    4/7

    82

    Laurent BinetLe merveilleux rel

    dans la Seconde Guerre mondiale: hrosme,drames, lchets, horreurs, misre, miracles,

    sublime et grotesque La priode contient desurcrot une polarit propice dveloppementinfini: Collaboration et Rsistance, la trame

    est dune simplicit si parfaite quelle offre uncanevas dramatique inpuisable.

    Mais la Seconde Guerre mondiale ne selimite pas proposer cls en main de bonsscnarios. Elle offre quelque chose qui pour moi

    na pas de prix et que jappelle la plus-value durel. Je sais quil est de bon ton dans les milieuxlittraires de postuler que la ralit nexiste pas,que tout est fiction, et que si mme daventureon parvenait distinguer fiction et ralit, alorsce serait au dtriment de la seconde, la fictiontant, par un snobisme propre aux littraires(qui, en gnral, sont fiers de ltre et sattachent entretenir soigneusement cet ethos), prsup-pose suprieure la ralit (trop triviale, troplimite, trop laide). Jai toujours ressenti lin-

    verse: savoir que ce que lon me raconte estrellement advenu ma toujours fait frissonner.Lorsque jai commenc mintresser lattentatcontre Heydrich, je me rendais bien compte quecette histoire possdait intrinsquement deslments romanesques qui me fascinaient. Maisje crois avoir pris la dcision dcrire mon livrelorsque, mtant rendu Prague, jai visitlglise et la crypte o staient rfugis les para-chutistes tchcoslovaques, aprs lattentat, et oils soutinrent un sige de sept ou huit heures

    sept contre sept ou huit cents SS. Les traces deballes dans la pierre, encore visibles, donnaientsoudain cette histoire une matrialit boule-versante. Cest tout simple, en fait: je crois, aucontraire de beaucoup de mes confrres litt-raires, que le rel possde un noyau dur qui ledistingue radicalement du monde des rves ou

    quement li au talent de lauteur, mais gale-ment au sujet. Jai dit dans une interview que laSeconde Guerre mondiale tait notre guerrede Troie nous: un repre, une rfrence, unesource de rcits inpuisables, un recueil dpo-pes et de tragdies, un sommet dpique et detragique Jaurais pu ajouter que cest aussiLes MtamorphosesdOvide: une compilation demythes la fois autonomes et relis entre euxqui, rassembls, forment une mythologie. Quoiquon cherche, on le trouvera dans la Seconde

    Guerre mondiale, y compris des contes de fesou des histoires burlesques. Parmi les nom-breuses histoires de sauvetages miraculeux merevient en mmoire un article de Vassili Gross-man crit pour le journal de lArme rougelorsquil tait correspondant de guerre sur lefront, qui mavait terriblement impressionn:une histoire atroce de soldats sovitiques pigsdans une ancienne mine, qui finit miraculeuse-ment bien Mais je pourrais aussi bien citer degrands classiques comme Le Pianistede Polanski

    ou Si cest un homme(et, en fait, nimporte quelrcit de survivants des camps qui sont tous, pardfinition, des miraculs). Par ailleurs, il estsans doute significatif que parmi les comdiesles plus lgendaires du cinma franais, ontrouve deux films qui se droulent sous lOccu-pation: La Grande Vadrouilleet Papy fait de larsistance. Mme pour un pays comme la France,qui peut a priori difficilement senorgueillirdavoir particulirement brill, en tant qutat,dans sa lutte contre le nazisme, la Seconde Guerre

    mondiale est un lment cl de notre mythologienationale. Cest que, malgr la dfaite,lOccupa-tion et la Collaboration, cest--dire lamertumeet la honte, mme la France a suffisammentdhistoires glorieuses et pathtiques pour ali-menter des rcits pendant des sicles. Pour ledire un peu trivialement, donc, on trouve tout

    Documenttéléchargédepuiswww.ca

    irn.info--LeiteGuilherme-177.3

    2.176.1

    12-02/03/201420h22.

    ©

    Gallimard

    m

    e

    e

    e

    c

    g

    e

    d

    s

    w

    c

    r

    n

    n

    o

    L

    e

    G

    u

    h

    m

    e

    1

    3

    1

    1

    0

    0

    2

    2

    G

    a

    m

    a

    d

  • 5/20/2018 Le Merveilleux Rel

    5/7

    83

    Laurent BinetLe merveilleux rel

    ment gniale, dune crativit folle, un chef-duvre qui me laisse toujours bouche be. Maisen mme temps, lorsque je tombe (dans Shirer)sur la description dune scne (rapporte par letraducteur de Hitler) qui voit Gring et Ribben-trop courir autour de la table aprs le malheu-reux prsident Hacha parce quil refusait designer la reddition des Tchques lors de linva-sion allemande en mars 1939, il y a quelquechose dans cette scne, burlesque quivalent,qui produit sur moi un effet que ne produit

    pas Le Dictateur et cest cela que jappelle laplus-value du rel. Que la ralit dpasse aussisouvent la fiction, cest un constat qui na jamaiscess de mmerveiller. Ce nest pas, en loccur-rence, que je trouve cette scne plus drle ouplus extravagante que celles que lon peut trouverchez Chaplin, cest juste que je la trouve extra-ordinaire parce quelle est relle.

    Par un renversement paradoxal, jaccordedonc une valeur mythique aux choses propor-tion de leur ralit. Une bonne histoire vraie,

    pour moi, est mythique, parce quelle prend uneplace de choix dans le rseau de mon imaginaire,cest--dire dans ma mythologie personnelle.

    Je veux finir cette laborieuse explication demon rapport personnel lHistoire, et la

    Seconde Guerre mondiale en particulier, pardeux extraits de Shirer qui mont particulire-ment marqu quand je les ai lus, voici dj unequinzaine dannes, et qui permettront peut-tre au lecteur de comprendre o je veux en

    venir, mieux que je ne saurais le dire.Le premier extrait tmoigne indubitable-

    ment de ma fascination pour la geste sovitiquemais montre bien aussi, je crois, ce processus luvre de mythification du rel sans fictionna-lisation. Shirer rapporte les propos de deuxgnraux de la Wehrmacht, tenus au dbut de

    des fantasmes, et que ce noyau dur nous estaccessible. En mabmant dans la contemplationde ces impacts de balles dans la pierre, jenfaisais lexprience sensible la plus saisissante.Je crois aussi que cette croyance au rel, laconnaissance du rel, est absolument ncessaire,au-del de tout dandysme intellectuel, parceque, sinon, que faire dAuschwitz? Cette postureun peu snob qui consiste nier la ralit du relme semble susceptible de lgitimer inconsidr-ment des positions ignobles.

    De plus, non seulement je crois que lon peutdistinguer le rel de la fiction, mais, circonstanceaggravante, en gnral, je prfre le rel! Enten-dons-nous bien: jaime et jadmire de nombreusesuvres de fiction, je considre les pices deShakespeare comme une indpassable manationdu gnie humain, les rcits surralistes de RobertDesnos comme de la magie ltat pur et Guerreet Paixou Vie et destin comme des chefs-duvreabsolus. Mais je suis plus impressionn par unehistoire vraie que par une histoire fictive, cest

    aussi bte que a. Disons, pour aller vite, que jesuis plus intress par Casanova que par Valmontou, pour rester dans le sujet, par une biographiede Jean Moulin que par Lino Ventura dansLArme des ombres. Dans Vie et destin, justement,il y a ce passage haletant o lon suit lhistoire dela maison 6 bis, tenue par une poigne de soldatssovitiques, dans les ruines de Stalingrad, quibloquent eux seuls lavance de toute larmeallemande. la tte des soldats sovitiques, il y acet officier charismatique, Grekov, adul par ses

    hommes, un meneur dhommes, un stratge, unhros, une vritable lgende vivante. Jai vrifi:Grekov nexiste pas. Mme si dsormais ceGrekov fait partie tout jamais de mon imagi-naire, jen ai un peu voulu Grossman.

    Autre exemple: Le Dictateur de Chaplin.

    uvre visionnaire, drle, mouvante, absolu-

    Documenttéléchargédepuiswww.ca

    irn.info--LeiteGuilherme-177.3

    2.176.1

    12-02/03/201420h22.

    ©

    Gallimard

    m

    e

    e

    e

    c

    g

    e

    d

    s

    w

    c

    r

    n

    n

    o

    L

    e

    G

    u

    h

    m

    e

    1

    3

    1

    1

    0

    0

    2

    2

    G

    a

    m

    a

    d

  • 5/20/2018 Le Merveilleux Rel

    6/7

    84

    Laurent BinetLe merveilleux rel

    dhommes engloutis par le fer, le feu, la faim etle froid, lopration Uranus, le sentiment tardifde lhubris, et puis le grand, limpensable renver-sement du cours de lHistoire, et au bout de laretraite la chute du Reich de mille ans Dixlignes de propos rapports par Shirer annoncentVie et destinde Grossman.

    Le second extrait dmontre de faon cla-tante quel point il ny a pas besoin denrajouter, quel point les histoires de cette

    poque se suffisent elles-mmes, sans que lonait besoin de rien y changer. Un huis-clos, deuxou trois phrases de dialogue, dix lignes encore,et je nchange pas ces dix lignes contre vingtromans.

    Le contexte est le suivant: le docteur Raschera offici Dachau pendant la guerre; il utilisaitdes prisonniers pour ses expriences, entre autresdes tests de rsistance au froid: immersion dansune cuve deau glace; exposition dans la neige,entirement nu, la nuit, en hiver. En gnral,

    dans leau glace, le prisonnier mettait entre uneheure et une heure et demie mourir. Mais unjour, on lui apporta deux officiers russes. Undtenu qui servait dinfirmier a racont cettescne Nuremberg, au procs des mdecins:Ce fut la pire exprience jamais tente. Rascherles fit se dshabiller et les obligea descendredans la cuve. Une heure scoula, puis uneautre; alors quhabituellement le froid faisaitperdre conscience aux sujets au bout de soixanteminutes au maximum, les deux hommes ragis-

    saient encore au bout de deux heures et demie.Tous les appels adresss Rascher pour quil lesanesthsie demeurrent sans effet. Vers la troi-sime heure, un des Russes dit lautre: Cama-rade, je ten prie, demande lofficier de noustuer! Lautre rpondit quil nattendait aucunepiti de ce chien de fasciste. Tous deux se serr-

    linvasion de lURSS: Ds la bataille de Minsk,raconte le gnral Blumentritt, chef dtat-majorde la IVe arme allemande pendant linvasionde la Bilorussie en 41, le comportement dessoldats russes en face de la dfaite offrit uncontraste saisissant avec celui des Polonais etdes Allis occidentaux. Mme encercls, ilsdfendent leurs positions pied pied. Et voilque ces soldats russes se multiplient dans unemesure juge impensable par nous. Des divi-sions sovitiques dont nos services de renseigne-

    ments ne souponnaient mme pas lexistence,toutes fraches, bien quipes, sont jetes encoreet encore dans la bataille. Le gnral Halder,ds le 10 aot 1941, constatait: Nous avionsbas nos calculs sur une force darme denviron200 divisions. Au bout de trois mois de combats,nous en avons dj identifi 360! Aussitt quunedouzaine est extermine, une autre douzainela remplace. Notre front est trop mince et deprofondeur insuffisante en proportion de sontendue. cause de cela, les attaques rptes

    de lennemi remportent quelques succs.Ces quelques lignes, tires de propos dnus

    de prtention littraire, possdent mon sensune fantastique puissance narrative en celaquelles posent toutes les bases pour lpope venir du front russe: les sous-hommes, pas sisous-hommes que a, qui se battent jusqu leurdernire cartouche, les premiers grains de sabledans le rouleau compresseur, la prescience queles choses, pourtant trs bien engages lt1941, ne seront pas aussi simples que par le pass,

    le sentiment quil y a un problme, quelquechose qui ne va pas, lombre de lours sovitiqueque lon a rveill et, en germe, lintuition detoute la suite, Stalingrad et son usine de trac-teurs, Zatsev et les tireurs dlite, les partisans,les femmes combattantes, laviation russe quiressuscite, les combats homriques, les millions

    Documenttéléchargédepuiswww.ca

    irn.info--LeiteGuilherme-177.3

    2.176.1

    12-02/03/201420h22.

    ©

    Gallimard

    m

    e

    e

    e

    c

    g

    e

    d

    s

    w

    c

    r

    n

    n

    o

    L

    e

    G

    u

    h

    m

    e

    1

    3

    1

    1

    0

    0

    2

    2

    G

    a

    m

    a

    d

  • 5/20/2018 Le Merveilleux Rel

    7/7

    85

    Laurent BinetLe merveilleux rel

    laient mes attentes la lecture dun tel ouvrage.Dans un livre qui a des prtentions historiques,jattends avant tout que lon me raconte lhis-toire telle quen ltat des sources que lonpossde on la connat. Et pas des salades! Cest--dire: pas de monologues intrieurs; pas defioritures romanesques introduites pour comblerles blancs; pas dexagration pour faire monterla sauce; pas dextrapolations abusives; ven-tuellement des hypothses prsentes commetelles mais pas comme des faits avrs

    G

    Lhistoire de la Seconde Guerre mondiale estune histoire totale qui, dune certaine manire,contient toutes les autres, passes et venir.Cest, potentiellement, la mre (la matrice) detous les romans, et cest justement pour cetteraison quelle na pas besoin dtre romance. Leroman lui-mme est un genre hybride et proti-forme dont les ressources sont probablement

    infinies. La fiction est lune delles, et sansconteste lune des plus riches et des plus efficaces,mais ce nest pas la seule. Bref, je pense quil estpossible, et prfrable (mais jai bien consciencequil sagit dun got personnel et quen cela jene suis sans doute pas reprsentatif de mesconfrres), que la littrature se mette au servicede lhistoire, et non linverse. Jai aim et jaimeraiencore de nombreuses fictions consacres cettepriode. Mais une trace de balle dans la pierreme fera toujours frissonner davantage.

    Laurent Binet.

    rent la main en se disant Adieu, camaradeUn jeune Polonais traduisit ces mots Rascher,non sans en modifier quelque peu la forme.Rascher se rendit dans son bureau. Le jeunePolonais tenta aussitt de chloroformer les vic-times, mais Rascher revint aussitt en nousmenaant de son fusil Lexprience dura cinqheures avant que la mort survnt.

    Javais cit ce passage bouleversant dans unvieux texte o je lavais comment en prcisant:[] je recopie scrupuleusement son tmoignage

    car rien ne vaut un discours rapport au styledirect. En fait, comme je men suis renducompte progressivement, jai toujours ador lestmoignages bruts, et je trouve que trop souventla mise en littrature (qui concide trop systma-tiquement avec une mise en roman) affaiblit

    lintrt et la force du tmoignage. Entre les

    Mmoires de Rudolf Hss, le commandant

    dAuschwitz, et La mort est mon mtier, de RobertMerle, je sais trs bien o est lintrt historique,prioritaire pour moi sur lintrt littraire, et

    cest pourquoi je prfre lire le premier. Pour lamme raison, le troisime chapitre duJan Karskide Yannick Haenel, o lon trouve la fameusescne invente de la rencontre avec Roosevelt,celle qui lui a valu les foudres de Claude Lanz-mann, ne mintresse pas. En revanche, jaitrouv passionnants les deux premiers chapitres,qui rsument avec talent le tmoignage deKarski dans Shoah puis les propres Mmoiresdu rsistant polonais. Yannick Haenel avait prissoin de prciser en prambule que son troisime

    chapitre tait une fiction: au moins, cela avait lemrite dtre clair, et tout aussi claires se rv-

    Documenttéléchargédepuiswww.ca

    irn.info--LeiteGuilherme-177.3

    2.176.1

    12-02/03/201420h22.

    ©

    Gallimard

    m

    e

    e

    e

    c

    g

    e

    d

    s

    w

    c

    r

    n

    n

    o

    L

    e

    G

    u

    h

    m

    e

    1

    3

    1

    1

    0

    0

    2

    2

    G

    a

    m

    a

    d